Paris capitale de la mode Construction de savoir-faire et remise en question du mythe de la Ville-Lumière
Delphine Barthier
Mémoire de 4ème année
Séminaire : La fabrique culturelle
Sous la direction de : Claire Toupin-Guyot
2013-2014 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph
Remerciements
Je tiens à remercier tout particulièrement Madame Toupin-Guyot pour sa disponibilité tout au long de la rédaction de ce mémoire. Je la remercie pour le temps consacré à répondre à mes interrogations concernant ce travail et pour son soutien dans mon orientation. La qualité de son enseignement dans le cadre du séminaire la Fabrique Culturelle et du cours d’Histoire culturelle a été un précieux outil pour la rédaction de ce mémoire.
Mes remerciements s’adressent aussi aux interlocuteurs qui ont acceptés de répondre à mes interrogations avec gentillesse et professionnalisme. Je remercie donc David Zajtmann, professeur à l’Institut Français de la Mode pour la pédagogie dont il a fait preuve et pour le temps qu’il a consacré à me recevoir. Pour son extrême sympathie, je remercie également Christophe Girard, maire du IVème arrondissement qui m’a reçu en pleine période électorale pour partager avec moi son expertise sur la politique et la mode.
Toute ma gratitude s’adresse également à ma cousine Céline Regnard qui a multiplié les efforts pour m’obtenir un rendez-vous auprès de Loïc Prigent. Je souhaite remercier ma famille et mes amis qui ont soutenu mes efforts tout au long de mon travail de recherche et de rédaction. Enfin, j’adresse un merci particulier à mon amie Costanza Spina, pour avoir partagé avec moi son amour de la mode et pour son investissement dans la réalisation de notre module projet commun.
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Table des illustrations
Illustration 1, p 42 – Plan du quartier de l’Opéra avant 1909. Source : Carte RATP.fr
Illustration 2, p 44 – Plan du quartier des Champs Elysées à partir de 1909. Source : Carte RATP.fr
Illustration 3, p 47 – Défilé Chanel Automne Hiver 2010 au Grand Palais. Source :
Illustration 4, p 49 – Publicité pour le parfum « Paris », par Yves Saint Laurent, 1983. Source :
Illustration 5, p 52 - Liste des plus illustres couturiers parisiens. Source : Fouchard, Gilles, Idées reçues : la mode, le Cavalier Bleu Editions, 2004
Illustration 6, p 56 – Inès de la Fressange en Chanel. Source :
Illustration 7, p 88- Illustration 7 - Matrice BCG théorique des produits proposés par une maison de haute couture. Source : Agogué, Marine, Nainville, Guillaume, La haute couture aujourd’hui : comment concilier le luxe et la mode, Gérer et comprendre, Mars 2010, n°99.
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Table des sigles et abréviations
ANDAM : Association Nationale pour le Développement des Arts de la Mode
CFDA : Council of Fashion Designers of America
LVMH : Louis Vuitton Moët Hennessy
PAIS : Protection Artistique des Industries Saisonnières
PFW : Paris Fashion Week
PPR : Pinault Printemps Redoute
RTW : Ready To Wear, traduction anglaise du prêt-à-porter
SHC : Société de l’Histoire du Costume
SMCP : Sandro Maje Claudie Pierlot
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Sommaire
Introduction ...... 6
Chapitre 1. Paris Capitale de la mode, une hégémonie fondée sur la haute couture...... 16
I- La haute couture, un savoir-faire artisanal constitutif de la domination de Paris...... 16
II- Une mode parisienne légitimée par la vigueur de ses institutions...... 29
Chapitre 2. Paris Capitale de la mode, une hégémonie construite sur l’aura de la Ville-Lumière...... 41
I- Paris, un écrin d’exception pour la mode...... 41
II- La patrimonialisation de la mode par la capitale française ...... 57
Chapitre 3. Paris Capitale de la mode, une hégémonie menacée ? ...... 71
I- Paris face à la globalisation ...... 71
II- Les stratégies de la France pour que sa capitale conserve sa position hégémonique...... 85
Conclusion...... 100
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Introduction :
« Paris fait plus que la loi, il fait la mode ». Victor Hugo, Les misérables.
Mon ambition de travailler sur le vaste sujet de la mode française a été motivée par mon intérêt grandissant pour cet univers. Après avoir passé sept mois à New York en stage au cours de ma troisième année, je suis rentrée en France pour effectuer un second stage auprès d’une Américaine, ancienne styliste et aujourd’hui critique et journaliste de mode. J’ai donc fait mes premiers pas dans l’univers de la mode parisienne au moment de la Fashion Week haute couture qui s’est déroulée du 1er au 5 juillet 2013. C’est en assistant à plusieurs défilés de haute couture que j’ai commencé à m’interroger sur la fascination qu’exerçait Paris sur le monde de la mode. En observant les mouvements de foules hystériques à la sortie des défilés je me suis demandée : Pourquoi dit-on que Paris est la capitale de la mode ? J’ai interrogé ma maitre de stage pour comprendre comment elle avait pu quitter New York (qui me manquait déjà) pour Paris. Elle m’a répondu que lorsque la mode new yorkaise a été dévastée par le SIDA à la fin des années 80, le choix de venir exercer son métier à Paris s’était imposé à elle. En matière de mode, Paris serait donc une évidence ?
Le sujet « Paris capitale de la mode » n’a pas été le premier sujet auquel j’ai pensé pour ce mémoire. J’avais une réelle envie de travailler sur la mode mais sans savoir réellement comment aborder un tel sujet. Au début de ma phase de recherche, je voulais centrer mon analyse sur le concept de Fashion Week. Il m’avait semblé en démarrant mes lectures qu’il n’existait pas d’analyse portant sur les semaines de la mode à travers le monde. Jugeant que le sujet était trop périlleux et pas assez documenté, j’ai voulu revenir sur les origines de ce que l’on appelle un défilé de mode afin de pouvoir étendre une partie de mon analyse à l’étude du phénomène des Fashion Weeks. Mes premières recherches se sont concentrées sur l’histoire de la mode, un angle scientifique nécessaire pour entamer mon travail. Or à la lecture de
6 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph nombreux ouvrages sur la mode française, j’étais immanquablement ramenée à étudier l’apparition de la haute couture et de l’influence de ce savoir-faire sur la mode française actuelle. Paris est le berceau de la haute couture. Cette découverte m’a poussé à m’interroger sur la place de Paris dans l’imaginaire de la mode international et m’a conduit à formuler mon sujet : Paris capitale de la mode, Construction de savoir faire et remise en question du mythe de la Ville-Lumière.
Effectuer un mémoire dans le cadre du séminaire « La Fabrique culturelle » sur le thème de la mode, c’était saisir l’opportunité d’effectuer un travail de recherche scientifique sur l’objet de ma fascination : la mode parisienne. Les recherches que j’ai menées pour écrire ce mémoire m’ont permis au fil de mes lectures de me forger une culture sur l’Histoire de la mode et du luxe absolument nécessaire à la poursuite d’une carrière dans ce domaine. L’occasion m’était alors donnée d’approcher un sujet vaste comme celui de la mode, au prisme d’une problématique spatiale plus précise. Effectuer un mémoire sur le thème de la mode m’a également permis d’aller à la rencontre de professionnels du secteur, ce qui constitue à mon sens un réel enrichissement professionnel et personnel. J’espère avoir l’occasion de me servir de ce mémoire pour atteindre mes objectifs professionnels car il témoigne de ma capacité d’analyse en histoire de la mode et du luxe.
Avant de passer à la phase d’analyse, il a fallut au préalable définir les termes clefs du sujet. Le dictionnaire Larousse définit la mode comme une manière de vivre, de se comporter, propre à une époque, à un pays. Le premier sens du mot mode est donc celui d’un phénomène social, il décrit une manière de se comporter en société. Mais si on s’intéresse à la dimension textile de la mode, elle désigne alors l’aspect caractéristique des vêtements correspondant à une période bien définie. Si l’on couple ces deux définitions, la mode est donc un phénomène social et sociétal qui évolue dans le temps. Le terme mode désigne également un commerce, une industrie et un corps de métier. Paris serait donc la capitale de la « mode », où le terme mode est pris dans son acception large, comme façon de s’habiller selon une période donnée mais aussi comme corps de métier.
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Si le sujet Paris capitale de la mode avait fait l’objet d’une thèse, on aurait pu s’interroger sur la prétention de Paris au titre de capitale du luxe. La mode et le luxe en France sont souvent associés et mis sur le même plan. Il arrive dans certains articles de presse que l’on fasse mention de Paris comme la capitale mondiale de la mode et du luxe. Avant de centrer uniquement mon analyse sur la mode parisienne, il a fallu étudier la définition du luxe pour pouvoir mieux l’écarter de mes recherches. Le dictionnaire Larousse définit le luxe comme le caractère de ce qui est couteux, raffiné, somptueux. Selon Olivier Assouly, spécialiste en culture et esthétique et professeur à l’Institut Français de la Mode, « l’opinion générale rattache le luxe aux traditions, aux savoir-faire, aux marques, à la rareté, à la cherté, à la qualité, à la durabilité, au plaisir, à la marginalisation des usages ou à l’ostentation ». Olivier Assouly précise que les conditions sociales, économiques et intellectuelles dans lesquelles est produit le luxe, n’ont cessé d’évoluer dans le temps1. A l’instar de la mode donc, la définition de ce qui est luxueux évolue en fonction du temps et avec la société dans laquelle il s’inscrit. Il suffit de rappeler que le luxe à cet égard fut d’abord associé durant le Moyen-Âge aux impératifs d’honneur de la chevalerie ; ensuite, à l’obligation de représentation dans la société de cour ; enfin, avec l’essor du capitalisme, aux signes ostentatoires de la bourgeoisie industrielle. La démonstration du luxe passe donc par la consommation de nourriture, l’habitat, mais aussi par l’habillement, la richesse de la toilette et des coiffures. La mode en ce sens peut être entendue comme une expression luxueuse dans la manière de se vêtir. D’après Geneviève Teil, chercheur en sociologie à l’INRA, le luxe est étroitement lié au goût et aux pratiques de consommation des élites. Les produits de luxe permettent de marquer une spécificité en matière de goût.
Si l’on recentre ce propos sur la mode, puisque c’est l’objet de ce mémoire, on peut dire à partir de ces définitions que la mode est le luxe de l’habillement. Il existe une version luxueuses pour la plus part des objets de consommation. Un plat dans un cuisiné par un chef étoilé relève du luxe, une bouteille de Grand cru est un luxe, un bijou, une voiture, un appartement, un meuble peuvent être des objets de luxe. Paris ne peut pas être la capitale du luxe dans le sens ou elle n’est pas la
1 Assouly, Olivier, Le luxe, Essais sur la fabrique de l’ostentation, Paris, Editions de l’Institut Français de la Mode, Editions du Regard, 2005.
8 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph première à produire tous les objets luxueux. En dehors du vêtement, nombreux sont les pays qui excellent dans certaines branches du luxe sans avoir besoin de se rattacher à Paris. En horlogerie de luxe le pays de référence c’est la Suisse et dans le secteur du meuble de luxe, il faut se tourner vers l’Italie. Paris serait donc la capitale du vêtement de luxe, mais affirmer qu’elle est la capitale du luxe au sens large n’est pas tout à fait exact.
Une fois écartée la possibilité de devoir traiter le sujet Paris capitale du luxe, il a fallu faire le choix d’une chronologie adaptée qui permettrait de traiter le sujet à l’intérieur de bornes chronologiques cohérentes. Il s’agit pour ce sujet de se demander à partir de quand la France est-elle devenue une référence en matière d’esthétique et de goût vestimentaire ?
Revenir à l’origine de l’affirmation « Paris est la capitale de la mode » aurait pu me pousser à étendre ma chronologie au XIVe siècle2. En 1377, la papauté retourne à Rome après avoir habité longtemps à Avignon. En ces temps difficiles, les papes ont besoin d’asseoir leur pouvoir spirituel sur l’Europe. Ils vont utiliser l’art et l’esthétique pour affirmer leur supériorité et c’est à Rome qu’ils vont déployer un faste inégalé. Rome devient à la Renaissance la capitale de l’esthétique et du beau. Sous le règne de François Ier, le royaume de France rejoint le cercle des nations innovantes et avant-gardistes. Le style français s’exprime aussi bien en peinture, qu’en architecture et la France devient aux yeux du monde un pays d’érudits et la nation de grands artistes par l’adoption de génies comme Léonard De Vinci qui laissera au pays des trésors comme sa célèbre Joconde.
En matière de mode, c’est sous le règne de Louis XIV que la cour du roi instaure un apparat jamais vu auparavant. L’art de vivre à la française qui s’applique à la cour du Roi Soleil va se répandre dans toute l’Europe. A Versailles « Il faut éblouir pour s’imposer » explique Karl Lagerfeld à l’occasion d’une exposition présentée à Versailles. C’est ce que s’attachera à décrire Norbert Elias lorsqu’il évoque « la société de cour ». Dans la description de ce modèle sociologique, un habit extravagant et luxueux a pour fonction de permettre à l’aristocratie de prouver
2 Carreira, Serge, Mode & Luxe : images et réalités de la nouveauté, master Marketing et Etudes de Sciences Po, année universitaire 2011-2012.
9 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph sa suprématie à ceux qui ne peuvent se payer le luxe de telles toilettes. Ce modèle sortira de l’enceinte de Versailles pour gagner les villes, où la classe bourgeoise se distingue par son allure et constitue grâce au vêtement une identité de groupe. Cette stratification sociale par le vêtement poussera les philosophes des lumières à de vifs débats sur l’utilité ou la futilité du luxe. Voltaire et Rousseau s’opposeront ainsi sur la « querelle du luxe ».
« La mode est pour la France ce que les mines d'or du Pérou sont pour l'Espagne »3, disait Colbert en son temps. C’est par l’initiative du ministre des finances de Louis XIV que la mode française prend une dimension industrielle. Le métier de la mode trouve son origine dans la création de manufactures de luxe en France, mais en ce qui concerne les vêtements c’est à Paris que se concentrent les manufactures les plus prestigieuses. Le fourreur Revillon a ouvert sa boutique à Paris en 1723. La maison existe toujours et la boutique actuelle se trouve au 40 avenue Montaigne.
Sous le règne de Louis XVI, la coquetterie de la reine Marie-Antoinette servira publicité à la mode de Versailles à travers tous les royaumes d’Europe. Rose Bertin est considéré comme la première personnalité de la mode moderne car en dictant la tendance à Versailles elle aura une influence sur la silhouette des aristocrates de France et d’Europe. Les métiers d’arts se développent alors à Paris pour habiller et coiffer la cour du roi Louis XVI. C’est également le temps de l’apparition des premières gazettes qui ouvriront la voie aux revues de mode. Après la Révolution Française, le luxe est invisible pendant quelques temps en raison de la fureur révolutionnaire qui terrorise la France. L’aristocratie disparaît peu à peu, et se développe alors un luxe bourgeois qui atteint son plein essor sous l’Empire. La mode antique sera imposée par le marchand de mode Leroy et les vêtements seront alors ornementés de broderies et de joyaux. On voit se développer partout en France de nouvelles maisons d’artisanat de luxe en phase avec leur époque. C’est le temps de l’apparition de grandes maisons de luxe à Paris et parmi eux : Guerlain, Hermès, Cartier, Vuitton, Boucheron.
3 Fouchard, Gilles, Idées reçues : la mode, le Cavalier Bleu Editions, 2004.
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Les origines de l’attractivité de la France en matière de mode sont donc anciennes. Si l’analyse du sujet « Paris Capitale de la mode » ne commence qu’en 1858, c’est que cette date, nous le verrons, marque l’apparition de ce que l’on nomme « haute couture ». La haute couture est la forme la plus luxueuse de la confection de vêtement. C’est au moment du développement de la haute couture que l’on voit affluer des clientes étrangères à Paris. Si la France jouissait d’une réputation d’élégance et de raffinement depuis le XIVe siècle, c’est à partir de 1858 que Paris est associé à la mode au sens où les clientes étrangères font le voyage jusqu’à la capitale française pour s’offrir un savoir-faire qui n’existe nulle part ailleurs. La mode s’incarne alors à Paris dès 1858.
La valeur du territoire parisien dans l’étude de ce sujet doit également être justifiée. La tradition centralisatrice française a poussé Paris à devenir le centre de toutes les attentions. Il existe cependant en France des bassins de confection textile traditionnels hors de Paris. On peut penser par exemple à la dentelle de Calais ou aux soieries de Lyon. Seulement c’est à Paris que sont assemblées les pièces qui permettent la création des vêtements. C’est à l’intérieur des ateliers parisiens que sont nés les vêtements de haute couture et c’est dans les boutiques parisiennes qu’étaient vendues ces pièces qui ont forgé la réputation de la capitale à l’échelle internationale. Tout au long de cette étude, il s’agissait de montrer en quoi la capitale Française bénéficie d’un statut privilégié dans le domaine de la mode. Les institutions qui ont permis de protéger et de patrimonialiser la mode sont toutes situées à Paris.
L’objet d’étude de ce mémoire porte bien sur la fascination qu’exerce Paris dans l’imaginaire de la mode. L’hégémonie de la capitale française en matière de mode repose en grande partie sur l’aura et la magie de celle que l’on surnomme la Ville-Lumière. Paris jouit depuis l’apparition de la haute couture d’une réputation particulière. Elle est la ville de l’élégance, du chic, mais a aussi une réputation de ville cosmopolite. Elle a accueilli de nombreux artistes au début du siècle ce qui a fait d’elle la capitale des avant-gardes. Aujourd’hui, Paris est l’une des villes les plus touristiques du monde, elle a été visitée en 2012 par 29 millions de personnes. On visite Paris pour ses monuments célèbres, la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, l’Opéra
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Garnier, la cathédrale Notre Dame, la basilique du Sacré Cœur... Les touristes profitent également de la richesse culturelle de la ville pour visiter les innombrables musées de la capitale comme le Louvre, le centre Pompidou ou le musée d’Orsay.
Mais ce qui attire également les touristes étrangers et français à Paris, c’est le nombre de boutiques de luxe qui s’offre à eux dans la capitale. Les Galeries Lafayette ou le Printemps Haussmann sont devenus des temples de la consommation de luxe pour les visiteurs étrangers. Dans les grands magasins, dans les boutiques de l’avenue Montaigne et jusque dans les allées des aéroports parisiens, on peut acheter des sacs Dior, du parfum Chanel, des ceintures Hermès ou des portefeuilles Vuitton. Les touristes du monde entier essayent d’acheter dans les boutiques des grandes marques un petit bout de l’élégance française qui fascine tant. Les femmes asiatiques et américaines jouent les Parisiennes, un sac Longchamp au bras. Saisir l’engouement des étrangers pour Paris, c’est comprendre en partie pourquoi l’on peut dire que Paris est la capitale de la mode. C’est pourquoi mon analyse est strictement centrée sur la capitale française, bien que certains élargissements soient nécessaires dans le développement du sujet.
Une fois les frontières spatiotemporelles du sujet posées, la première phase du travail de recherche fut d’identifier les sources documentaires qui pouvaient être mobilisées. Au début de mes recherches je me suis aperçue que très peu d’analyses permettaient d’expliquer la relation établie entre Paris et la mode. Il existe de nombreux ouvrages traitant de la mode française mais quasiment pas un seul n’était consacré à la place de Paris dans la réputation de la mode française. J’ai dû d’abord aborder le sujet de la mode par des ouvrages d’histoire de la mode et du costume pour recentrer mon analyser sur Paris par la suite. J’ai donc concentré ma lecture bibliographique sur des ouvrages comme la très complète Histoire de la Mode, écrit par Didier Grumbach véritable, mémoire vivante de la mode française. Mais également des ouvrages comme La mode au XXème siècle ou l’Histoire de la mode et du costume. J’ai également utilisé l’œuvre de François-Marie Grau, issu de la collection « Que sais-je » pour les questions relatives à la haute couture en particulier. Des documentaires sur l’histoire de la mode comme le film Fashion !, ou les séries Habillé pour l’été/Habillé pour l’hiver réalisées par Loïc Prigent ont
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également été des ressources bibliographiques précieuses pour l’analyse de ce sujet. Ces ouvrages sur la mode ont été croisés avec des articles encyclopédiques, concernant des personnages par exemple.
La source principale qui a permis la constitution de ce mémoire, c’est l’ouvrage « Paris Haute couture » écrit Olivier Saillard et Anne Zazzo. Ce livre est le catalogue de l’exposition Paris Haute Couture, qui s’est tenue à l’Hôtel de Ville de Paris du 2 mars au 6 juillet 2013. Cette exposition fait état de la richesse du patrimoine la haute couture parisienne en donnant à voir au public les plus belles pièces du Musée de la Mode de Paris, le Palais Galliera. Elle présente les liens existants entre la capitale et ce savoir-faire hors du commun et répond à la question comment Paris est-il devenu capitale de la mode. Pour nuancer ou confirmer mes propos, j’ai dû m’appuyer sur différentes sources. La presse nationale tout d’abord. La mode en tant qu’objet du patrimoine français est régulièrement analysée dans la presse quotidienne nationale. Les grands journaux français ont été méticuleusement analysés afin de constituer une base donnée solide4. Le Monde, l’Express, les Echos, la Croix, le Figaro ou encore le Point consacrent régulièrement des articles à la mode française. Ces articles font cependant très majoritairement de partie des publications en ligne du journal, et rarement des publications papier. La plus part de ces articles appartiennent même à des suppléments du journal, ou à des blogs comme c’est le cas de M, Style le Monde ou de l’Express Style. D’autres types de presse en dehors des grands quotidiens nationaux consacrent des sujets à la mode comme Paris Match, et bien sur la presse spécialisée comme Vogue. A ce sujet, il est intéressant de constater que dans l’empire Vogue on compte : le Vogue Italia, le Vogue US, le British Vogue et... le Vogue Paris. C’est le seul magazine du groupe à prendre le nom de la capitale et non pas du pays. Preuve s’il en fallait une que même dans la presse spécialisée, Paris domine. Au moment des Fashion Weeks le nombre d’articles consacrés à la mode augmente considérablement ce qui a permis d’enrichir mes recherches. Les sources de la presse nationale et spécialisée ont été croisées avec des études scientifiques portant sur des notions telles que le luxe, le patrimoine, la créativité ou les industries culturelles. Ces études issues de différentes revues permettent d’étudier la mode parisienne au prisme d’analyses économiques et
4 Annexe IV page 113.
13 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph sociologiques nécessaires pour comprendre tous les enjeux du sujet « Paris Capitale de la mode ».
Enfin, les sources les plus précieuses de ce mémoire sont certainement les témoignages que j’ai eu la chance de recueillir auprès de deux professionnels de la mode. D’abord David Zajtmann spécialisé dans l’analyse et la stratégie des marques de création et également Professeur permanent à l’IFM, m’a reçu à Paris le 22 janvier 2014 pour un entretien d’une heure trente. Son témoignage a été particulièrement précieux grâce à sa connaissance très pointue de l’industrie de la mode à Paris. Ses explications détaillées sur des moments charnières de l’histoire de la mode m’ont aidé à la compréhension du thème de mon sujet. D’un point de vue personnel, cette rencontre avec Monsieur Zajtmann a renforcé mon envie de parfaire ma culture mode pour un jour travailler dans ce secteur. J’ai également eu le privilège d’être reçue par Christophe Girard Maire du IVe arrondissement de Paris, pour une entrevue d’une demi-heure à Paris le 4 mars 2014, à quelques semaines des élections municipales. Monsieur Girard avant d’être maire a travaillé pour Yves Saint Laurent et continue d’être consulté par le groupe LVMH. Sa profonde connaissance de la mode et de la politique a fait de cette interview un témoignage précieux pour analyser la valeur des liens existants entre la mode et la politique à Paris. Plus de témoignages de la part de professionnels de la mode auraient été les bienvenus, cependant le milieu de la mode parisienne est un milieu relativement fermé et très difficile d’accès si l’on n’a pas les bons contacts. Plusieurs de mes demandes d’entretien sont restées malheureusement sans réponses.
Après avoir déterminé mon sujet et après avoir effectué des lectures bibliographiques pour comprendre l’ancrage territorial et les bornes chronologiques du sujet est venu le temps des questionnements. Ces questions ont permis de structurer mon propos et de trouver le plan de mon travail de recherche. La problématique principale de ce mémoire étant : dans quelle mesure peut-on dire que Paris est la capitale de la mode ?
Le premier chapitre de ce mémoire s’attache à expliquer que l’hégémonie de Paris en matière de mode s’est construite sur le rayonnement de la haute couture. La
14 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph haute couture représente le luxe du vêtement. Il convient donc de définir ce qu’est la haute couture et de l’étudier depuis son apparition jusqu’à son déclin afin de comprendre l’empreinte qu’elle a laissée sur la mode parisienne. Ce chapitre est également consacré à la présentation des institutions qui protègent la mode française et qui permettent à Paris de conserver son titre de capitale de la mode. Ce sera l’occasion de parler de la Chambre Syndicale de la couture mais aussi de la Fashion Week de Paris en tant que lieu d’institutionnalisation de la mode parisienne.
Le second chapitre de ce mémoire démontre que Paris est la capitale de la mode car l’hégémonie de la mode parisienne a été construite sur l’aura de la Ville- Lumière. En utilisant la capitale comme décor, la mode et la haute couture ont donné à Paris une image chic et glamour et ont ainsi permis d’associer la ville à la mode dans l’imaginaire collectif. Ce chapitre fut également l’occasion de traiter de la patrimonialisation de la mode à Paris. Depuis les années 80 les hommes politiques ont reconnu que la mode faisait partie de l’art de vivre à la française et lui ont donné une dimension patrimoniale. La muséification de la mode, notamment à travers les expositions à Paris, témoigne de ce changement de statut pour la mode dans la société française.
Le dernier chapitre vient remettre en question le fait que Paris soit l’unique capitale de la mode. Le monde en se globalisant a révélé d’autres villes, d’autres moyens de fabriquer des vêtements, d’autres visions de ce qu’est la mode. Mais Paris est cosmopolite et a su inviter dans ses maisons des créateurs étrangers et a permis à des maisons étrangères de défiler dans la capitale. Cet ultime chapitre présente également, les ressources dont dispose Paris pour conserver son statut de capitale de la mode, en ayant recours au luxe par exemple. Ce chapitre clôt ce mémoire en évoquant les pistes de développement sur lesquelles Paris et la France peuvent miser dans le futur pour demeurer éternellement la capitale de la mode.
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Chapitre 1. Paris Capitale de la mode, une hégémonie fondée sur la haute couture
Paris peut se targuer d’être la capitale de la mode car elle a vu naitre en son sein la forme la plus luxueuse de la confection vestimentaire : la haute couture. On attribue l’invention de ce savoir-faire à un Anglais Charles Frederick Worth qui en distinguant son travail de la simple confection fera entrer la mode française dans l’Histoire. C’est à Paris que nait la haute couture et c’est au cœur de la ville qu’elle est conçue, dans des ateliers où de petites ouvrières s’affairent, utilisant des gestes reçus en héritage pour créer les plus belles parures du monde. Ce sont les règles qui régissent la haute couture et la vigueur des institutions parisiennes qui donnent à la France une place indétrônable dans la mode, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
I- La haute couture, un savoir faire artisanal constitutif de la domination de Paris
La haute couture est l’invention qui va fonder l’hégémonie de Paris dès son apparition au milieu du XIXème siècle à la moitié du XXème siècle. Pendant 100 ans, c’est l’excellence du savoir-faire parisien en matière de couture qui va permettre de construire la réputation de Paris en tant que capitale de la mode. Il s’agit donc de décrypter ce qu’est la haute couture, quels sont ses codes et ses défenseurs pour pouvoir saisir pleinement l’image qu’elle donnera à Paris.
1. Portrait de la haute couture
Dans son dictionnaire de la mode, Georgina O’Callan donne à la haute couture la définition suivante : conception et confection de luxueux articles de mode5. Il s’agit cependant de préciser l’origine de l’apparition de cette pratique, de
5 O'hara Callan, Georgina, Dictionnaire de la mode, Thames & Hudson, 2009.
16 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph fournir une définition technique afin d’expliquer la domination que la mode de Paris exerce sur la province mais aussi sur le reste du monde.
A) La haute couture, le luxe du vêtement
a) Charles Frederick Worth un Anglais père de la haute couture
C’est à un Anglais que Paris doit son titre de capitale de la mode. Charles Frederick Worth est né en Angleterre en 1825. Il apprend tout ce qu’il y a à savoir sur les tissus et la couture au cours de son apprentissage chez Swan & Edgar, une maison Londonienne. Il quitte l’Angleterre pour la France à l’âge de vingt ans et entre comme vendeur à Paris dans la maison Gagelin6. Au sein de cette maison, il montre son caractère d’innovateur en confectionnant des robes sur-mesure dans des tissus de la maison. C’est une innovation car la confection et les tissus étant deux mondes distincts à l’époque. Gagelin ne voit pas d’un bon œil ce mélange d’activité et craint qu’il n’entache sa réputation7. Pour n’être plus bridé dans sa création, Worth quitte la maison Gagelin pour fonder la sienne en 1858. Il s’associe pour cela à un jeune suédois, Otto Gustav Bobergh. Située au 7 rue de la Paix, la nouvelle maison prend donc le nom de Worth Bobergh.
Dès lors, Worth peut laisser libre cours à sa créativité, il créé des modèles aux coupes jamais vues auparavant. Pionnier de la mode, il est le premier « grand couturier » au sens où chacune de ses confections sont réalisées sur-mesure et toutes sont des modèles uniques. Il n’attend pas de commande de la part de ses clientes comme il est coutume de le faire dans une maison de confection classique. Worth créé des modèles, il innove sans cesse dans les formes et dans les procédés. Son innovation la plus emblématique aura sans doute été la suppression de la robe à crinoline pour la robe à tournure, entrainant alors la silhouette des femmes du monde vers la modernité. Il déclara à ce sujet « La révolution de 1870, c’est peut de chose en comparaison de ma révolution, moi qui ai détrôné la crinoline »8. Worth est
6 Grumbach, Didier, Histoires de la mode, Paris, Edition du Regard, 2008. 7 Garnier, Guillaume, « Charles Frederick Worth », Encyclopédie Universalis,
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également connu pour sa personnalité haute en couleur et l’assurance de son talent. « Mon travail n’est pas seulement d’exécuter mais surtout d’inventer. La création est le secret de mon succès »9. Pour souligner sa créativité, Charles Frederick Worth impose sa signature sur chacun de ses modèles, comme un peintre signe ses toiles. La « griffe » de couturier est née10. C’est la personnalité de Worth qui fonde le mythe du « créateur-couturier », un personnage qui façonnera l’histoire de la mode parisienne.
L’avant-gardisme de Worth et la beauté de ses confections suscitent chez toutes ses clientes une profonde admiration et une fidélité sans faille. En devenant le couturier de l’impératrice Eugénie, femme de Napoléon III, Worth forge le goût français et reçoit rapidement des commandes de toutes les princesses d’Europe, tournant ainsi les yeux des riches voisins de la France vers Paris. En combinant rareté, créativité et beauté dans la confection de chacun de ses modèles, Charles Frederick Worth s’est imposé comme le père de la haute couture française.
A sa mort en 1895, il ouvre la voie à toute une génération de couturiers parisiens talentueux qui marqueront leur époque et l’histoire de la mode. C’est le cas par exemple de Jacques Doucet qui fera un court passage par la maison Worth en 1901 avant de s’établir à son compte en 1903.
b) La distinction entre confection, couture et haute couture
Si aujourd’hui la haute couture se trouve au sommet de la hiérarchie du secteur de la couture c’est qu’elle a fait l’objet d’une stricte distinction en raison de la qualité de ses réalisations par rapport à l’ensemble du secteur de la couture. C’est justement dans son opposition à la confection que la haute couture acquiert toute sa noblesse.
9 Grumbach, Didier, Op.cit. 10 Garnier, Guillaume, « Charles Frederick Worth », art.cit.
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Le dictionnaire Le petit Robert définit la confection comme « l’industrie des vêtements qui ne sont pas fais sur-mesure » 11. La couture en revanche apparaît comme la profession des personnes qui confectionnent les vêtements féminins.
En 1858, date de l’apparition de la haute couture par Charles Frederick Worth, la distinction entre couture et confection est presque impossible à établir. Les deux activités se retrouvent même regroupées sous le même groupe professionnel et aucune hiérarchie n’existe entre elles. L’activité « confection » consistait à confier à une ouvrière une étoffe destinée à la fabrication d’un manteau, tandis que l’activité « couture » consistait à assembler des modèles uniques à partir d’étoffes fournies par des merciers12. La différence entre couture et confection est donc ténue. De plus à l’époque toutes réalisations sont faites à la main et vendues à l’unité que ce soit en couture ou en confection ce qui ne facilite pas la distinction.
En 1872, Paris compte 684 maisons de couture et 307 maisons de confections au Bottin mais encore une fois, difficile de classer les maisons dans l’une ou l’autre catégorie puisque certaines sont inscrites indifféremment à la fois en couture et en confection. Il faudra attendre 1910 pour que la couture soit enfin distinguée de la confection, et ainsi devenir un métier à part entière13. Cette séparation des activités s’explique par une dissolution de la Chambre Syndicale de la couture, des confectionneurs et des tailleurs pour Dame, dont l’organisation sera expliquée plus loin dans ce mémoire. L’évènement parvient à placer la haute couture, au sommet de la pyramide des activités de couture à Paris. La haute couture habille les femmes sur- mesure et choisit pour ce faire le chemin du luxe et de la créativité. Plus couteuse en terme de temps, les vêtements de haute couture sont des pièces d’exception. Elles sont donc réservées à l’élite aristocratique et bourgeoise parisienne tandis que la confection produit des vêtements standardisés pour habiller les femmes du peuple14.
11 Dictionnaire, Le petit Robert, édition 2014. 12 Zajtman, David, 1858-1929 : l’âge d’or de la haute couture en France, ifm paris, blog Le monde, le 7 février 2013.
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A partir de 1910, la haute couture évolue donc dans une sphère parallèle à la confection dont elle est issue, mais c’est la beauté et la haute précision de la haute couture qui fonde la réputation de Paris.
B) La domination de Paris en matière de haute couture
a) Des maisons de confections parisiennes à la réputation internationale
A l’heure où le succès de la maison Worth est entretenu par les fils de Charles Frederick, de nombreuses jeunes maisons se lancent dans le secteur de la couture. Ces maisons et la personnalité de leurs créateurs vont constituer un socle inamovible de la couture parisienne et participer à la réputation de la capitale. C’est le temps de l’apparition d’illustres maisons comme Redfern (1850), Paquin (1891), Lucile (1894), Callot Sœur (1895)15.
L’affirmation de sa personnalité par Charles Frederick Worth ouvrira la voie à de nombreux talents parisiens de la couture qui marqueront leur temps et la mode française. Jacques Doucet, formé chez Worth deviendra rapidement un personnage clef de la belle époque parisienne16. Adulé pour sa couture moderne mais mesurée, Jacques Doucet compte aussi bien des femmes du monde que des artistes parmi sa clientèle. De même Paul Poiret, Jeanne Lanvin, Madeleine Vionnet, Jean Patou, Jeanne Paquin sont des noms qui ont donné leurs lettres de noblesse à la haute couture parisienne. Les couturiers deviennent des témoins de leur temps, admirés pour leur avant-garde esthétique et leur goût. Jacques Doucet est aussi célèbre pour ses créations de mode que pour son impressionnante collection d’art contemporain : des Brancusi, des Douanier Rousseau et même les Demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso17. De même, Jeanne Lanvin possède une collection de toiles de maîtres et se passionne pour les arts décoratifs. Proche des artistes du monde entier qui viennent puiser l’inspiration dans le Paris de la Belle Epoque, les couturiers autant que les
15 Saillard, Olivier, Zazzo, Anne, Paris haute couture, Skira Flammarion, 2012. 16 Garnier, Guillaume, « Doucet, Jacques », Encyclopédie Universalis,
20 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph peintres et les sculpteurs participent à l’élaboration d’une image créative de la capitale parisienne qui attire les amateurs de haute couture en mal d’originalité. C’est donc naturellement à Paris que les personnes fortunées du monde entier viennent s’habiller s’ils veulent être à la pointe de la mode. La clientèle vient de partout, d’Angleterre, d’Espagne, d’Autriche, des Etats-Unis, d’Amérique du sud et même des Caraïbes, ainsi que l’Argentine avant 1913, le 3ème débouché de la mode française à l’époque. Pour David Zajtmann, professeur de stratégie des marques à l’Institut Français de la mode, on peut comparer cela à un bon traiteur aujourd’hui.
« On se dit que pour un mariage il y a des bons traiteurs, on ne se pose pas la question de la créativité du traiteur, on se dit juste c’est le traiteur qui convient. Donc pour une bonne famille d’Europe, d’Amérique du nord ou d’Amérique du sud, au début du siècle le bon couturier est le couturier parisien»18.
C’est donc la multiplication des maisons, créées par des couturiers talentueux et créatifs qui construit la place de Paris comme capitale de la mode. La haute couture, pur produit parisien attire les fortunes du monde entier dans les boutiques désormais célèbres. b) Un savoir-faire artisanal d’exception
Derrière le faste et la beauté des toilettes, c’est surtout la qualité et la technicité de sa couture qui fait de Paris la capitale de la mode. Pour comprendre l’origine de la qualité exceptionnelle de la haute couture parisienne que le monde envie tant à la France, il faut remonter un peu dans le temps, avant l’apparition de la haute couture.
Pour fournir les meilleurs produits au Roi et à la cour, on voit se développer tout au long du XVIIIe siècle un réseau d’artisanat et de métiers d’art à Paris. Chaque artisan développe un produit et devient le meilleur dans son domaine : drapier, coiffeur, orfèvre, horloger... Il faut autant de petits métiers pour constituer tout le faste des tenues de Versailles. Les fournisseurs de la cour sont connus et appréciés pour une spécialité bien particulière et la rareté de leur produit participe à leur forger une réputation. En 1820, c’est l’orfèvrerie Puiforcat qui s’ouvre à Paris, en 1828 le parfumeur Guerlain, en 1837 la maison de sellerie de Thierry Hermès, en 1847 le
18 Zajtmann, David, professeur permanent à l’IFM, entretien à Paris, le 22 janvier 2014.
21 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph joaillier Cartier et en 1854 l’emballeur Vuitton19. Toutes ces maisons existent encore aujourd’hui grâce à la spécialisation et à l’expertise qu’elles possèdent dans un domaine précis. C’est en ce sens qu’on peut parler de luxe, les produits créés par ces maisons sont les meilleurs du genre. Ce savoir-faire exceptionnel est transmis de génération en génération et l’esprit familial est farouchement conservé pour maintenir une identité cohérente pour la clientèle20.
Certaines régions françaises possèdent également une tradition textile qui participe à l’exception du savoir-faire français. On trouve des mousselines et des soies à Lyon, des rubans à Saint-Etienne, de la dentelle à Calais, des tissus à Elbeug, Rouen et Roubaix, mais c’est à Paris que l’on passe du tissu à la confection, ce qui occulte tout le passé de la matière première pour laisser tout le mérite de la réalisation à Paris. Et pour cause, la haute couture française ne serait pas de si grande qualité sans le concours de celles que l’on appelle « les petites mains ». Cette expression désigne le travail minutieux des ouvrières des maisons de haute couture car c’est dans les ateliers de confection que commence la magie du vêtement21. Seules les ouvrières détiennent les secrets des broderies et des points qui rendent la haute couture si rare et si exceptionnelle. Cette industrie de la main d’œuvre est d’une envergure considérable puisqu’on compte en 1930, 350 000 ouvriers et 150 000 artisans couturiers à Paris22.
Aujourd’hui nombreuses sont les maisons de mode qui continue d’exploiter le prestige et le savoir-faire de vieilles maisons artisanales. Chanel a par exemple racheté plusieurs ateliers d’artisans pour les rassembler sous un label commun : Paraffection. Ainsi, le brodeur Lesage, le plumassier Lemarié, le chapelier Michel, le fabricant de fleurs artificielles Guillet et l’orfèvre Goosens travaillent désormais ensemble et participent ainsi à la conservation des métiers d’art qui font la réputation de Paris en matière de mode23.
19 Carreira, Serge, Mode & Luxe : images et réalités de la nouveauté, master Marketing et Etudes de Sciences Po, année universitaire 2011-2012. 20 Id. 21 Saillard, Olivier, Zazzo, Anne, Op.cit. 22 Grumbach, Didier, Op.cit. 23 Bizet, Carine, « Haute couture : le triomphe des petites mains », dans M Style, Le monde, le 12 juillet 2013,
22 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph
Il semble donc que ce soit la réputation des maisons de couture parisiennes et le savoir-faire artisanal des petites mains de la couture qui participent à la qualification de Paris comme capitale de la mode.
2. La mode française actuelle légitimée en tant qu’héritière de la haute couture
La mode telle que nous la connaissons aujourd’hui est le produit de deux grandes crises et qu’on le veuille ou non, la mode française actuelle bénéficie de la gloire passée de la haute couture. Il s’agit de comprendre les origines et les enjeux de l’empreinte indélébile que la haute couture a laissée sur la mode française.
A) Des crises constitutives de la mode française moderne
a) La crise de 29, la fin de l’âge d’or de la haute couture
Les années 1900-1920 sont celles de l’âge d’or de la haute couture. En 1925, la couture représente 15% des exportations globales française, soit un chiffre d’affaires d’environ 2 410 millions de francs24. Jusqu’en 1929 la haute couture habille les aristocrates d’Europe et les nouveaux riches d’Amérique du nord et du sud. C’est une industrie prospère avec une main-d’œuvre abondante et peu chère, qui jouit d’un prestige auprès de l’aristocratie européenne et de la bourgeoisie internationale.
Le krach du 24 octobre 1929 va bouleverser durablement la haute couture française. Plusieurs réactions en chaine font chuter les ventes du secteur. Tout d’abord, les fortunes ruinées d’Europe et d’Amérique ne peuvent plus se permettre de porter de la haute couture à ce prix, devenu trop onéreux. Cela se traduit immédiatement par une baisse des exportations de plus de 70% entre 1929 et 193525. Avant 1929 les Etats-Unis étaient les principaux clients de la couture Parisienne.
24 Grumbach, Didier, Op.cit. 25 Grumbach, Didier, Op.cit.
23 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph
Percutés de plein fouet par le krach boursier, les Américains réduisent leurs achats et se mettent à acheter à la place les patrons des modèles présentés à Paris, afin de les faire reproduire par des sous-traitants et de les vendre dans les grands magasins de la Vème avenue à New York26. C’est à ce moment qu’apparaît aux Etats-Unis un phénomène de mécanisation de la confection de vêtement qui conduira à l’émergence du prêt-à-porter.
En 1936, la situation s’aggrave. Avec les accords de Matignon du 8 juin 1936, Léon Blum offre aux ouvriers de nouveaux acquis sociaux. Selon David Zajtmann les accords de Matignon vont mettre la haute couture en difficulté. Avant 1936, les couturières étaient payées à la pièce. Certaines travaillaient toute l’année dans des ateliers de confection et n’étaient engagées par les maisons de haute couture qu’au moment des présentations de collections, faisant ainsi varier les effectifs selon le moment de la saison. Avec les accords de Matignon, la haute couture se voit obligée de salarier son personnel et de lui accorder deux semaines de congés payés. Les accords ont été appliqués sans aucune distinction entre couture et confection ce qui portera préjudice à la haute couture.
Trois ans avant le début de la Seconde Guerre Mondiale, en 1936 les Etats- Unis et le reste de l’Europe sont ruinés par le krach, la plus part des empires sont tombés à la fin de la Première Guerre Mondiale, supprimant alors à la haute couture sa précieuse clientèle aristocratique. Cependant, malgré cette profonde crise, David Zajtmann précise « La situation économique était catastrophique, mais Paris avait toujours une image extraordinaire »27.
Il semble donc que la capitale de la mode parvienne à se maintenir la tête hors de l’eau, même en pleine chute à cause de sa réputation forgée avant la crise.
b) La Seconde Guerre mondiale : la haute couture parisienne menacée
26 Zajtmann, David, Op.cit.
24 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph
La haute couture est déjà en difficulté financière lorsque la guerre avec l’Allemagne éclate en 1940. Au début de l’Occupation, de nombreux couturiers et personnalités du monde de la mode fuient Paris pour se rendre à Bordeaux comme le fera le directeur du journal Le Jardin des modes, Lucien Vogel. Une période sombre de l’histoire de la haute couture parisienne s’ouvre à ce moment précis.
En juillet 1940, cinq officiers Allemands se rendent au siège de la Chambre syndicale de la couture où ils sont accueillis par le président en fonction, Lucien Lelong. Tout le monde croit alors à une simple visite de courtoisie. Mais quelques semaines plus tard, en présence de Lucien Lelong et de Maggy Rouff, créatrice de mode et présidente de la PAIS (Protection Artistique des Industries Saisonnières), les responsables du Textile allemand dévoilent un projet fou : transférer l’industrie de la haute couture à Vienne et à Berlin. En mars 1941, le journal de propagande allemand Signal explique le projet :
« Jusqu’ici, Paris a été l’œil du monde dans le domaine de la mode, mais les créateurs de la Seine ont été troublés dans leur jugement du vraiment beau, bon et convenable... La mode parisienne doit passer par Berlin avant qu’une femme de goût ne puisse la porter »28.
Pour défendre la haute couture parisienne, Lucien Lelong se rend à Berlin afin d’engager un dialogue avec l’Allemagne pour les convaincre que la haute couture parisienne est un tout et qu’elle ne peut s’expatrier seule. Il essaye en réalité de gagner du temps et propose aux Allemands de faire l’inventaire des industries nécessaires au bon fonctionnement de la haute couture parisienne avant d’envisager une délocalisation. Découragés par l’ampleur et la complexité du projet, les nazis abandonnent l’idée et déclarent : « La mode française demeure autonome à Paris et conserve pour elle sa main-d’œuvre spécialisée ». La haute couture a donc manqué d’être arrachée à Paris mais Lucien Lelong ne le permettra pas.
Cependant, le rationnement des matières premières aura raison du dynamisme du secteur de la haute couture. La chambre syndicale demande aux autorités françaises de faire un effort pour sauver la prestigieuse haute couture de la pénurie. Certaines maisons dites « autorisées » bénéficieront en effet d’une dérogation particulière pour se fournir en matière première, fixé à « 60% de la consommation de
28 Grumbach, Didier, Op.cit.
25 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph lainage de 1938 ». On comptera 85 maisons autorisées en 1941, puis 79 en 1944. Les maisons Fath, Rochas et Lanvin doivent leur survie à ces dérogations29. L’obtention ou non de cette dérogation par les maisons permettra de distinguer à la fin de la guerre les maisons de haute couture (plus largement bénéficiaires) des maisons de couture plus modestes. Une fois de plus, ce sont les maisons parisiennes qui ont l’avantage sur la province ce qui explique le rayonnement de la mode parisienne30. Les maisons de haute couture vont pouvoir continuer de vendre leurs modèles à des clientes en possession d’une carte d’acheteuse et ainsi permettre à la haute couture d’éviter l’agonie. On dit que les Françaises sont les femmes les plus élégantes du monde pendant la Seconde Guerre Mondiale31.
Le krach de 1929 et la Seconde Guerre Mondiale portent donc un coup à la santé de la haute couture parisienne. Cette dernière parvient à survivre grâce à sa réputation inébranlable et à la ferveur de ses défenseurs.
B) Le prêt-à-porter, la solution des couturiers face au déclin de la haute couture
a) Le prêt-à-porter, l’opposition radicale à la haute couture
Au sortir de la guerre, le mode de production de la France en matière de vêtement est vieillissant. En effet, la haute couture parisienne tire tout son prestige de la tradition du fait-main et du sur-mesure. Or les accords Matignon ont rendu la haute couture plus chère, et la production reste peu rapide. Il faut compter plusieurs séances d’essayage aux clientes pour une pièce de haute couture, réalisée sur-mesure et à la main.
Ce vieillissement du mode de production ne peut s’entendre qu’en comparaison avec les modes de production étrangers. La machine à coudre a fait son apparition très tard dans les ateliers et les foyers français tandis qu’au Etats-Unis, dès le début du XXème siècle chaque ménagère américaine possède chez elle une
29 Seeling, Charlotte, Mode 150 ans d’histoire, h.f.ulmann 2011. 30 Grumbach, Didier, Op.cit. 31 Seeling, Charlotte, Op.cit.
26 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph machine à coudre Singer32. De plus les Etats-Unis expérimentent au début du siècle le miracle du taylorisme et de la production en chaine. Un fossé se créé donc entre la confection à la pièce des français et la production de masse des Américains. C’est l’apparition du RTW, le « ready-to-wear »33.
L’Italie se trouve également en avance par rapport à la France en matière de production. A partir de 1936, suite à la guerre avec l’Ethiopie, l’Italie de Mussolini doit faire face à un blocus et se voit refuser le droit d’importer certains produits. C’est en l’occurrence le cas du textile. L’Italie doit alors fabriquer elle-même les produits qu’elle ne peut plus importer. A ce moment-là, le Duce a pour ambition de faire de la mode un fer de lance de l’Italie. La différence entre l’Italie et la France c’est que Rome n’est pas la capitale économique italienne. Le bassin textile de l’Italie se trouve en Lombardie et dans le Piémont. Mussolini fait donc construire l’Institut National de la Mode à Turin et installe dans une foire à Milan, un pavillon en dur dédié à la mode. A la chute de Mussolini, l’industrie textile italienne est donc innovante et moderne34.
Le modèle de production de la France sur-mesure et fait main est donc concurrencé rapidement par les productions industrielles italiennes et américaines. L’extrême luxe du fait-main est remplacé par le « beau bien fait » rendu possible par la mécanisation de la production textile. Paris ne peut pas continuer à compter uniquement sur la haute couture malgré son prestige et va à son tour se laisser séduire par le prêt-à-porter, mais pas n’importe comment. b) L’alliance du prêt-à-porter et de la haute couture, une exception parisienne
Le terme de prêt-à-porter est directement issu du terme américain « ready-to- wear ». Paris commence à utiliser le terme à partir des années cinquante pour désigner les articles vestimentaires produits en série et, comme leur nom l’indique, prêts à être portés35.
32 Zajtmann, David, Op.cit. 33 Terme apparu en 1895. 34 Zajtmann, David, Op. cit. 35 Ormen, Catherine, « prêt-à-porter », Encyclopédie Universalis,
27 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph
Au début des années 60, la haute couture souffre cruellement d’une image poussiéreuse. Les normes esthétiques d’avant-guerre sont remises en questions par les jeunes issus du Baby Boom. La nouvelle idole Brigitte Bardot refuse d’être habillée par Chanel prétextant que « La haute couture, ça fait mémé » 36. Les couturiers doivent réagir pour éviter la faillite. Jacques Heim, fraichement élu à la présidence de la Chambre Syndicale de la haute couture déclare dans une circulaire de 1961 : « La couture de maman est morte ». Encouragés par le nouveau président, les couturiers vont alors se lancer dans « le prêt-à-porter de couturier » pour se distinguer du prêt-à-porter industriel.
Pour les couturiers, le prêt-à-porter n’est rien d’autre que l’ancêtre des lignes bis. C’est-à-dire des lignes de moindre importance, sorties en parallèle des collections principales. Le prêt-à-porter permet de pallier à la hantise des couturiers: la reproduction illégale, la contrefaçon. En effet, de nombreux modèles de haute couture étaient reproduits illégalement de manière industrielle. Cette nouvelle stratégie de diversification séduit donc un grand nombre de couturiers qui vont intégrer des lignes de prêt-à-porter à leurs collections. L’intégration de ligne de prêt- à-porter par les maisons de couture parisiennes constitue une véritable exception dont Paris a le secret. C’est Christian Dior qui lance le mouvement, bientôt suivi par Pierre Balmain et Robert Ricci. Dans les années soixante, à l’exception de Chanel et Balenciaga, pas une maison ne possède pas de ligne de prêt-à-porter. Cristobal Balenciaga, « le couturier des couturiers » ne supporte pas l’idée de mêler haute couture et prêt-à-porter et déclare à ce sujet « Je ne me prostituerai pas ». En 1972, Robert Ricci fait défiler en même temps haute couture et prêt-à-porter. Cette initiative sera très mal reçue par la presse et l’opération ne sera pas renouvelée37. Il semble qu’à Paris, le prêt-à-porter se heurte à une certaine forme de conservatisme de la part de l’establishment. Le prêt-à-porter bénéficie donc du prestige de la haute couture mais est condamné à évoluer dans une sphère différente.
Malgré cela, c’est le moment où la maison Chloé, fondée par Gaby Aghion en 1950 décide de se positionner en dehors de tout héritage haute couture et créé ce
36 Saillard, Olivier, Zazzo, Anne, Op.cit. 37 Grumbach, Didier, Op.cit.
28 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph qu’elle appelle « le prêt-à-porter de luxe ». Le but est de fabriquer industriellement des vêtements dans des matières premières de très grande qualité. Sa conception moderne et humble du luxe inspire les couturiers comme Hubert de Givenchy avec sa collection « University » où encore, la fameuse ligne Saint Laurent Rive Gauche, qui souligne volontairement une géographie opposée à celle de la haute couture.
Le prêt-à-porter s’oppose donc radicalement à la haute couture dont il est pourtant l’héritier. En retard par rapport au mode de production textile italien et américain, Paris créé son propre prêt-à-porter, celui des couturiers, s’inscrivant toujours dans le haut de gamme qui caractérise la mode de la capitale.
II- Une mode parisienne légitimée par la vigueur de ses institutions
La haute couture et la mode parisienne par extension, bénéficient d’une protection particulière depuis leur apparition. Le savoir-faire artisanal parisien étant garant de l’excellence de la haute couture, les professions et institutions de la mode ont été fermement codifiées pour ne pas subir des évolutions du temps et des mœurs afin de conserver tout leur prestige.
1. La conservation d’un savoir-faire français par un encadrement rigide
Si la haute couture existe sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui, c’est qu’elle a fait l’objet depuis sa création d’une maitrise et d’un contrôle par différentes institutions.
A) Les prémices de la Chambre syndicale : la nécessaire protection de la haute couture
29 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph a) Les Chambres syndicales de la couture parisienne
En 1868, dix ans après l’invention de la haute couture par Charles Frederick Worth est créée la Chambre syndicale de la couture et de la confection pour dames et fillettes. A l’époque de la création de cette première institution censée encadrer les activités du secteur de l’habillement, la confusion entre confection et couture règne toujours38. En effet, cette curiosité s’illustre dans le choix des présidents de la chambre qui sont indifféremment soit couturiers, soit confectionneurs.
Une première césure se fait le 14 décembre 1910 au moment de la dissolution de la Chambre syndicale de la couture, des confectionneurs et des tailleurs pour Dames39. La providentielle distinction entre couture et confection se fait à ce moment et la couture devient à cette occasion une profession autonome dont les règles sont établies par la nouvelle Chambre syndicale de la couture. La couture va alors pouvoir suivre sa propre voie et c’est à cette occasion qu’elle acquiert toute sa noblesse et son prestige en n’habillant que les nobles et les bourgeois. La protection qu’octroie la Chambre syndicale permet aux couturiers de créer en toute quiétude tout en encadrant un savoir-faire précieux. Le premier président de la chambre syndicale, Léon Réverdot est élu lors de l’assemblée constitutive pour la bonne raison qu’il est le seul candidat. Ses successeurs seront M. Doeuillet, Jeanne Paquin, Jacques Worth (petit fils de Charles Frederick), Pierre Gerber et Lucien Lelong. Initialement installée au 6 rue d’Aboukir, la Chambre syndicale de la couture sera transférée en 1937 au 102 rue du Faubourg Saint-Honoré, où se trouve toujours le siège de la Fédération Française de la Couture, du Prêt-à-Porter des Couturiers et des Créateurs de Mode.
La mission principale de ces chambres syndicales successives est d’encadrer et de protéger le savoir-faire de la haute couture et d’en établir les règles.
38 La distinction entre confection et couture a été précédemment évoquée p.4 39 Grumbach, Didier, Op.cit.
30 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph b) Les critères d’attribution du statut de haute couture
Il s’agit tout d’abord de revenir sur les critères qui permettent d’attribuer la prestigieuse appellation haute couture à une maison. Il existe plusieurs critères objectifs pour qu’une maison se voit octroyer l’appellation de haute couture.
Le premier critère objectif pour définir une maison comme appartenant à la haute couture est fixé par la décision V.I.29 du 23 janvier 1945.
« Sont considérées comme exerçant une activité de couture, les entreprises inscrites au Registre du commerce ou au Registre des métiers qui se livrent à l’un ou l’autre ou à l’ensemble des deux activités suivantes : [...] Exécution à la demande de la clientèle de vêtements sur-mesure pour femmes, jeunes filles et enfants, comportant un ou plusieurs essayages bâtis sur mannequin ou sur la cliente»40.
Le premier critère est donc celui de la fabrication sur-mesure sur commande de la clientèle. Le second critère pour obtenir l’appellation « haute couture » est celui de la présentation de collection deux fois par an. Cette exigence est fixée par un arrêté du 6 avril 1945 :
« Sont considérées comme maisons de couture-création relevant de l’Office professionnel des industries et métiers d’art et de création, les entreprises inscrites au Registre du commerce ou au Registre des métiers qui répondent aux conditions suivantes : 1/ Présenter habituellement à Paris au moins deux fois par an des modèles originaux créés dans l’entreprise »41.
Enfin, l’ultime critère qui permet à une maison d’obtenir la dénomination de « maison de haute couture » est le nombre d’ouvriers par atelier. Cette mention est précisée dans le règlement intérieur de la Commission de contrôle et de classement « couture-création ». « Les modèles originaux [...] sont exécutés uniquement dans ses propres ateliers et que ceux-ci comprennent un minimum de 20 personnes employées à la production, à l’exclusion des travailleurs à domicile »42.
L’appellation haute couture n’est attribuée qu’après vérification de l’application des critères d’effectifs, de respect du sur-mesure et du fait main, et après constatation que deux présentations de collection par an ont effectivement eu lieu.
40 Grau, François-Marie, La haute couture, P.U.F « Que sais-je ?», 2000, p 114. 41 Grau, François-Marie, Op.cit. 42 Grau, François-Marie, Op.cit.
31 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph
B) L’encadrement actuel de la haute couture
a) La Fédération Française de la Couture, du Prêt-à-Porter des Couturiers et des Créateurs de Mode
La Fédération Française de la Couture, du Prêt-à-porter des Couturiers et des créateurs de Mode a été créée en 1973. Elle est l’héritière directe des différentes Chambres syndicales de la couture parisienne précédemment évoquées. Didier Grumbach est le directeur de la fédération depuis son élection en 1998.
Elle est l’organe exécutif des chambres syndicales qui la compose. En effet, la fédération Française de la Couture regroupe en son sein : - La chambre syndicale de la haute couture qui intègre les seules maisons bénéficiant de la prestigieuse appellation « haute couture ». Elle est présidée également par Didier Grumbach. - La Chambre Syndicale du Prêt-à-Porter des Couturiers et des Créateurs de Mode est présidée par Ralph Toledano et regroupe les Maisons de Haute Couture et les Créateurs de Mode pour leur activité de prêt-à-porter féminin. - La Chambre Syndicale de la Mode Masculine qui regroupe les grandes marques ayant une activité de mode masculine. L'actuel président est Sidney Toledano43.
Cette fédération, divisée en différentes chambres syndicales est l’entité qui régit les règles de la mode parisienne. Au total, la fédération compte une centaine de membres pour protéger et encadrer le savoir-faire de la mode parisienne.
Sur son site internet, la Fédération Française de la Couture, du Prêt-à-porter des Couturiers et des créateurs de Mode se donne pour principale mission de « Conforter Paris dans son rôle de Capitale Internationale de la Création ». A ce titre, elle définit le calendrier des présentations automne-hiver et printemps-été pour la haute couture
43 Site mode à paris
32 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph ainsi que pour le prêt-à-porter masculin et féminin. Sa seconde mission consiste à aider les jeunes marques à développer une visibilité en leur offrant une place dans le calendrier des défilés. La fédération peut également leur fournir l’aide financière et l’accompagnement nécessaire à leur développement. Elle constitue un instrument de lutte contre le piratage, la contrefaçon et les copies illégales des créations qui représentent depuis toujours un réel danger pour la création parisienne. La fédération propose également une formation au métier de la mode en orientant la jeune génération vers l’Ecole de la Chambre Syndicale de la couture parisienne dans un souci de transmission des savoirs. Elle possède aussi un pouvoir historique, celui de pouvoir arbitrer les conflits internes entre les membres.
Ainsi la version moderne de la Fédération Française de la Couture, du Prêt-à- porter des Couturiers et des créateurs de Mode s’impose comme un organe de contrôle gestionnaire nécessaire à la conservation du savoir-faire et de la tradition de la couture parisienne. b) Les règles actuelles pour les maisons de haute couture
En 1946, la France compte 106 maisons de haute couture. Cependant, après l’émergence du prêt-à-porter, le nombre de maisons de haute couture se réduit considérablement : 60 maisons en 1952, puis 36 en 1958 et enfin 19 en 196744. Aujourd’hui les maisons de haute couture sont de moins en moins nombreuses car plus que jamais, les maisons doivent remplir des critères stricts pour obtenir la précieuse appellation.
Le statut de « haute couture » est accordé chaque année par le ministère de l'industrie sur recommandation d'une « commission classement » émanant de la Fédération Française de la Couture, du Prêt-à-porter des Couturiers et des créateurs
44 Chenoune, Farid, « haute couture, repères chronologiques », Encyclopédie Universalis,
33 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph de Mode qui se réunit chaque année pour établir une liste de maisons de haute couture agréées soumises au ministère de l'Industrie45.
Pour qu'une maison puisse proposer sa candidature, elle doit être parrainée par deux autres noms de la couture, comme dans un club privé et remplir un certain nombre de critères historiquement inscrits dans le décret de 1945. Cependant les critères établis en 1945 ont créé une rigidité inutile et nuisible à la haute couture. "Pendant longtemps, nous n'avons pas eu de nouveau couturier parce que les règles historiques posaient des limites insurmontables, alors on a changé les choses", avoue Didier Grumbach46. Pour remédier à l’obsolescence de certaines règles régissant la haute couture, en 2001 le ministère de l'Industrie a rendu plus flexible l'octroi de l'appellation et a autorisé la Fédération à élire de nouveaux couturiers qui ne rempliraient pas tous les critères du décret de 1945. Désormais, l'évaluation se fait au cas par cas, ce qui a permis à des créateurs qui ne respectaient pas les critères à la lettre d’obtenir le statut de haute couture. Ce sera le cas pour la maison Bouchra Jarrar en 2008, qui obtint l’appellation malgré le fait qu’elle n’emploie que huit employés.
Il semble donc qu’une certaine souplesse existe actuellement pour permettre à la haute couture parisienne de vivre et de survivre économiquement parmi les grands groupes de luxe français et de ne pas subir trop fortement le poids du prêt-à-porter.
2. La Fashion Week de Paris : lieu d’institutionnalisation pour la mode française
La Fashion Week ou semaine de la mode est une véritable institution pour le secteur entier de la mode française mais également internationale. C’est à Paris que pour la première fois a eu lieu une présentation de collection en public. Cet
45 Gardin, Mathilde, « La haute couture, un club très privé », dans Le point.fr, le 28 janvier 2008,
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événement fonde la réputation de la mode parisienne à l’international permet à Paris d’obtenir le titre de capitale de la mode, malgré la concurrence des capitales étrangères. Il s’agit donc d’étudier les origines, le fonctionnement et les enjeux de ce lieu d’institutionnalisation de la mode.
A) La Fashion Week de Paris, de la présentation de collection à la semaine de la mode
a) Lady Duff Gordon, à l’origine de la première Fashion week
La mode parisienne doit décidément beaucoup aux Anglo-saxons. Après que l’Anglais Charles Frederick Worth ait inventé la haute couture, c’est à une Canadienne, Lady Duff Gordon que l’on doit l’invention de ce qui deviendra la Fashion Week.
Lady Duff Gordon, Lucy Christina Suntherland de son vrai nom est née au Canada en 1862. C’est pour subvenir aux besoins de sa fille après un divorce douloureux, qu’elle fonde en 1894 la maison Lucile. D’abord implantée à Londres, le succès du travail de Lady Duff Gordon permet bientôt l’ouverture de plusieurs succursales, à New York, Chicago et enfin à Paris en 1911.
L’histoire du défilé de mode commence en même temps que la naissance de la haute couture. Charles Frederick Worth dès 1868 faisait porter ses modèles par des jeunes femmes qu’il appelle des « sosies »47. Cependant, on considère Lady Duff Gordon comme la créatrice des Fashion Weeks car c’est elle qui pour la première fois organise chez elle des présentations de collection. A date fixe, elle invite ses clientes pour des présentations de collection dans une salle spécialement aménagée pour l’occasion. Des programmes du défilé présentant chaque modèle étaient distribués aux clientes à l’entrée du défilé et le passage des mannequins se faisait en musique48. Cette pratique inédite à l’époque suscite beaucoup d’enthousiasme au sein de la couture parisienne si bien que la pratique va se démocratiser et devenir une
47 Garnier, Guillaume, Op.cit. 48 Grumbach, Didier, Op.cit.
35 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph tradition. Le phénomène prend de l’ampleur dans les années 30 ce qui va obliger la Chambre syndicale de la couture à réglementer les présentations de collection en créant un calendrier et en fixant des règles comme par exemple la réduction du nombre de modèle présenté qui passe de 400 à une centaine par souci d’économie après la crise de 1929. Malgré le déclin de la haute couture, le rendez-vous des présentations de collection se perpétue à Paris. Les défilés se font dans des résidences privées ou dans des salons et se transforment en véritables spectacles, redoublant d’imagination tant dans la mise en scène que dans le choix des musiques49.
Les présentations de collections organisées par la Canadienne Lady Duff Gordon ouvrent donc la voie à une tradition à Paris qui attire les clients étrangers car avant 1945 Paris est la seule à présenter ses modèles aux clients ce qui participe à la construction de sa légende de capitale de la mode.
b) Un lieu de facturation essentiel au développement de la mode française
Afin de comprendre pourquoi les présentations de collections ont acquis un statut si particulier dans le calendrier de la mode parisienne, il faut revenir sur l’objet premier de la présentation de collection : la facturation.
David Zajtmann insiste bien sur ce point. A l’origine, lorsque Lady Duff Gordon organise chez elle des présentations de collections, elle n’invite pas la presse, ni des inconnus, ni des célébrités mais bien des clientes. Il poursuit en disant qu’à l’époque, l’essentiel du commerce de la couture, la facturation se faisait pour des clientes individuelles. La présentation de collection devenait donc l’activité d’une entreprise qui présentait ses produits à ses acheteurs. Le défilé servait à proposer des modèles pour qu’à la fin, la cliente puisse dire : je prends trois exemplaires du modèle n°2 etc. Les clientes individuelles des maisons vont bientôt devoir cohabiter avec des acheteurs étrangers invités pour l’occasion. A l’époque des premières présentations de collection l’acheteur type est en général le salarié d’un grand
49 Grumbach, Didier, Op.cit.
36 Paris capitale de la mode Delphine Barthier Demph magasin qui vient acheter, un peu comme la cliente, des modèles en plusieurs exemplaires50. Cet acheteur type existe ainsi pour plusieurs pays.
Une présentation de collection, c’est donc un moyen pour la firme de présenter ses modèles et de remplir son carnet de commande. Par la suite les maisons inviteront des personnalités de l’époque et des journalistes, mais à l’origine les journalistes n’avaient pas le droit ni de dessiner, ni de prendre des photos des modèles. On leur remettait à la fin du défilé un descriptif des modèles sur lequel les robes étaient présentées striées de bandes afin qu’on ne devine que la coupe et non la matière et l’imprimé. De plus un embargo interdisait aux journalistes de parler des modèles dans leurs journaux avant un mois. Ce que ce qu’on appelle aujourd’hui Fashion Week désigne le moment où l’on facturait, aux origines de la couture. Il faut bien comprendre qu’avant 1945 et malgré la crise économique qui fait rage, Paris est la seule ville où les maisons de couture facturent réellement.
Il apparaît donc que la construction de l’image de capitale de la mode est en partie fondée sur le fait que tout au long de la première partie du XXème siècle, Paris est l’unique endroit où les acheteurs se rendent pour voir les collections. Les présentations de collections deviennent des moments clefs des calendriers de la mode par le fait que ce moment coïncide avec le calendrier commercial des acheteurs étrangers.
B) Le rayonnement de la Fashion Week de Paris
a) Présentation du concept de « Fashion Week »
La Fashion Week - ou semaine de la mode - est une semaine dédiée à la mode, pendant laquelle les stylistes et les maisons de couture présentent leurs nouvelles collections de prêt-à-porter et de haute couture en organisant des défilés.
50 Zajtmann, David, Op.cit.
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Nous devons la forme moderne de la Fashion Week à une Américaine Eleanor Lambert. En 1943, les journalistes américains ne peuvent pas se rendre à Paris comme à leur habitude pour voir les nouvelles collections à cause de l'Occupation allemande. Alors, afin de mettre un coup de projecteurs sur les créateurs américains jusque-là restés dans l'ombre de leurs confrères parisiens, Eleanor Lambert invite tous les journalistes à se rendre à New York pour la "Semaine de la Presse"51. A partir de 1943, les invités des présentations de collections sont donc à la fois des clients et des journalistes ce qui constitue la base du public actuel des Fashion Week. Ainsi, si les français ont inventé le défilé de mode, les Américains ont inventé la Fashion Week.