ETUDES et REFLEXIONS

Edouard Bonnefous WINNARETIA SINGER-POUGNAC Une amie des arts et des sciences

1 L 1 a fondation Singer-Polignac fête cette année son soixante- dixième anniversaire, et son activité est plus intense que , I jamais. Winnaretta Singer, riche héritière de l'inventeur de la fameuse machine à coudre, avait manifesté dès son adoles­ cence un grand éclectisme, ainsi qu'un jugement très sûr, dans ses choix culturels. Elle était une musicienne accomplie, un peintre portraitiste de talent, et elle fut une des premières à acquérir des œuvres de Monet et à aider les musiciens de son époque. Elle avait connu un premier mariage malheureux avec le prince Louis de Scey-Montbéliard, et, après son divorce, la comtesse Elisabeth Greffulhe et Robert de Montesquiou lui organisèrent une rencontre avec le prince Edmond de Polignac. Fils du Premier 117 REVUE DES DEUX MONDES JANVIER 1999 ETUDES et REFLEXIONS Winnaretta Singer-Polignac Une amie des arts et des sciences ministre de Charles X, auteur des fameuses « ordonnances », il était compositeur, cultivé et raffiné. Bien qu'il fût beaucoup plus âgé que Winnaretta, leurs goûts communs pour la musique, la peinture et la compagnie des artistes, leur estime et leur confiance réci­ proques firent de leur mariage une réussite. Chaque année, ils se rendaient au festival de Bayreuth, partageant le même culte pour la musique de Wagner. Ils avaient acheté à Venise le palazzo Manzoni-Angaroni, et y séjournaient tous les étés, y recevant leurs amis et protégés, le peintre Georges Clairin, par exemple, Cole Porter, Artur Rubinstein, ou Gabriel Fauré.

Un foyer rayonnant pour la musique, les lettres et les sciences

Le de Winnaretta Singer, princesse Edmond de Polignac, joua pendant des années un rôle capital dans la vie culturelle fran­ çaise. Tout ce que la création musicale comptait d'illustre en France au début du siècle le fréquenta : , , Vincent d'Indy, , , , Henri Sauguet, Ernest Chausson, Igor Stravinski, et bien d'autres (Diaghilev, par exemple, pour les ) bénéfi­ cièrent de l'écoute attentive de leur hôtesse, de son ouverture d'esprit et de sa générosité. Un grand nombre d'oeuvres lui furent dédiées, et créées en première audition dans son salon de musique (décoré en 1912 par José Maria Sert), avant d'être présentées dans les grandes salles de concert ou à l'Opéra. Ce fut donc un foyer rayonnant, non seulement pour la musique mais aussi pour les lettres et les sciences. Poètes et hommes de lettres étaient des visiteurs assidus : Mallarmé, Leconte de Lisle, Richepin, Henri de Régnier et sa femme le poète Gérard d'Houville, Gabriele D'Annunzio ; plus tard, Cocteau, accompagné du jeune prodige Raymond Radiguet, Léon-Paul Fargue, Léon Daudet, Claudel, Gide, FrancisJammes, Bergson... Paul Valéry prononça chez elle, en 1923, une conférence sur l'art italien. Paul Fort sollicita, et obtint, une aide pour la publica­ tion de Vers et Prose ; Paul Morand était un admirateur fervent.

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Winnaretta Singer-Polignac avait l'art de susciter des ren­ contres entre gens d'esprit et de talent, favorisant ainsi des collabo­ rations remarquables : celles de Verlaine et Fauré, Pierre Louys et Debussy, et Ravel, Chanel et Cortot, donnèrent lieu à des créations souvent audacieuses et novatrices. La fondation vient de publier un recueil de lettres qui font partie de sa collection, et qui furent adressées à la princesse. André Miquel, membre du conseil d'administration de la fondation et administrateur honoraire du Collège de France, a dirigé avec compé­ tence la publication de cette correspondance, qu'il qualifie de « témoignage irremplaçable sur une époque et une personne d'exception », qui permet de « mesurer l'ampleur et la diversité de ces relations, toujours attentives et souvent secourables, avec nombre de musiciens, poètes, romanciers ou savants ». Gabriel Fauré était très lié avec Winnaretta Singer-Polignac comme l'atteste une correspondance qui s'étend sur plus de vingt- cinq ans. Il fut toute sa vie un des fidèles habitués de son salon de musique et dédia à Winnaretta plusieurs de ses œuvres, dont, en juillet 1891, les Cinq Mélodies de Venise.

Proust fréquenta un certain temps ce salon

Et c'est Winnaretta qui, en novembre 1918, écrivit la première à , pour lui demander une œuvre qu'elle souhaitait représenter chez elle. « J'ai depuis longtemps une grande admira­ tion pour vos œuvres musicales, pour les avoir jouées moi-même, et pour les avoir souvent entendues par notre ami, monsieur Ricardo Vines [...]. Ce que je veux vous proposer est de bien vouloir écrire une œuvre pour ce répertoire d'ouvrages d'orchestre réduit et à peu de personnages. Le sujet serait à votre choix, mais devra avoir nécessairement mon approbation... » Il accepta avec enthousiasme ce projet, qui fut l'occasion de longs échanges épistolaires et de voyages : Falla vint à plusieurs reprises à Paris, et la princesse se rendit chez lui en Andalousie. Le Retable de maître Pierre fut créé dans les salons de l'avenue Georges-Mandel au printemps de 1923, avec un grand succès.

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Proust fréquenta le salon des Polignac pendant quelques années, s'inspirant largement de cet univers pour son œuvre. Il eut la malencontreuse initiative de publier, dans le Figaro du 6 sep­ tembre 1903 et sous le pseudonyme d'Horatio, un article maladroit, intitulé « Le salon de la princesse de Polignac, musique d'aujourd'hui, échos d'autrefois ». Cet article déplut profondément à la princesse, qui resta en froid avec Proust pendant des années. Cependant, en septembre 1918, il lui écrivit pour solliciter la permission de dédier le tome A l'ombre des jeunes filles en fleurs au prince Edmond, dis­ paru depuis dix-sept années.

«J'ai mis simplement ceci : A la mémoire chère et vénérée du prince Edmond de Polignac. Hommage de celui à qui il témoigna tant de bonté et qui admire encore, dans le recueillement du souvenir, la singularité d'un art et d'un esprit délicieux. J'espère qu'il sera temps encore, et que cela pourra être impri­ mé. Maintenant, si pour une raison quelconque (ce que je trouve­ rais tout naturel), vous préfériez malgré tout, pas de dédicace, ayez la bonté de me faire télégraphier... Ce qui m'a décidé à envoyer la dédicace, c'est naturellement surtout le fait que la raison que vous donnez contre elle, et avec regret, semble-t-il, est une raison que je ne vous ai nullement donnée comme vous paraissez le croire puis- qu 'au contraire je trouvais les objections possibles pour les autres volumes non fondées pour celui-là. [...]. Or, Princesse, je désire beaucoup vous faire plaisir. [...]. Peut-être maintenant la dédicace vous en fera-t-elle et un malentendu de vingt ans sera-t-il dissipé. »

La réponse de la princesse fut un « non » sec et sans appel. Rappelons pour l'anecdote que Marcel Proust demanda qu'on jouât, lors de ses funérailles, la Pavane pour une infante défunte, que Ravel avait dédiée, en 1902, à Winnaretta. La princesse eut une correspondance suivie avec Anna de Noailles. Lorsque Colette, autre commensale fidèle, succéda à Anna de Noailles à l'Académie royale de Belgique, elle demanda à Winnaretta de bien vouloir l'accompagner lors de son voyage pour la séance de réception.

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Les hommes de science profitèrent aussi de cette extraordi­ naire activité de mécénat. Dès 1912, Edouard Branly, recommandé auprès de Winnaretta par le duc de Gramont, de l'Académie des sciences, se vit accorder une importante subvention semestrielle pour son laboratoire, rente qui ne fut pas interrompue par la guerre. En témoignage de reconnaissance, il fit installer chez elle le pre­ mier appareil de télégraphie sans fil et la remercia en ces termes :

« Madame, Je vous remets ma récente communication à l'Académie des sciences. Elle vous doit en grande partie sa terminaison heureuse. J'ai pu m'engager sans crainte dans de nouvelles dépenses et construire directement des appareils de précision dont j'avais besoin. Ce sont des recherches patientes, il en faut beaucoup de ce genre pour une compréhension un peu moins imparfaite des phé­ nomènes naturels. Je me permets d'y joindre un exemplaire de récepteur qui a permis les premiers essais de télégraphie sans fil ; il vous rappellera votre généreuse intervention. Au point de vue du goût, son aspect présente quelques imperfections. Elles ne vous choqueront pas trop pour un modèle établi par un mécanicien de laboratoire. P.-S. Le manchon de bois doit être soulevé avec précaution. »

En mai 1913, il alla jusqu'à proposer à Winnaretta :

« Mon préparateur ira le faire fonctionner chez vous [...]. Il le placera où vous désirerez qu'il soit disposé. Il est d'ailleurs transpor­ table. Je compte bien que vous ne trouviez aucune difficulté à vous en servir pour la réception de l'heure de la tour Eiffel, en province aussi bien qu'à Paris. »

C'est en 1928 que Winnaretta Singer-Polignac souhaita don­ ner une forme juridique à l'action de mécénat qu'elle poursuivait depuis des décennies. Son propos était clair : la fondation devait être "placée au plus haut niveau du savoir ». Sur les conseils d'un de ses amis, Maurice Paléologue, ambassadeur de France et membre de l'Académie française, elle décida donc la création d'une fondation qui parrainerait des projets artistiques ou scienti-

121 ETUDES et REFLEXIONS Winnaretta Singer-Polignac Une amie des arts et des sciences fiques, et leur accorderait une aide financière. Raymond Poincaré, qui était un ami de longue date, accepta sans hésitation d'être le premier président de cette fondation, fonction qu'il assuma depuis sa création, le 25 mars 1928, jusqu'en 1932. Depuis la disparition de Winnaretta Singer-Polignac, en 1943, la fondation s'efforce de rester fidèle aux désirs de sa fondatrice, en aidant la recherche dans tous les domaines culturels et intellec­ tuels, en multipliant les aides à des chercheurs et pour des publica­ tions importantes. Pour ma part, ayant été sollicité, en 1985, par mon cher ami et confrère Etienne Wolff, j'ai accepté de prendre sa succession à la présidence de la fondation. Avec le concours du conseil d'adminis­ tration, je me suis attaché à poursuivre cette œuvre incomparable, qui a eu malheureusement peu d'équivalents et de successeurs dans notre pays.

Edouard Bonnefous Chancelier honoraire de l'Institut

Les abonnés de la Revue peuvent demander à la fondation Singer-Polignac (43, avenue Georges-Mandel, 75116 Paris, tél. : 01 47 27 38 66) de leur adresser le livre qui vient d'être publié à l'occasion de son soixante-dixième anniversaire.

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