En hommage à Isaac Joseph

Association Tracés

Seule l’association Tracés, constituée en personne juridique en vertu de la loi de 1901 sur les associations, est responsable du contenu de cette revue.

Président: Florent Coste. Vice-président: Edouard Gardella. Trésorier: Sylvain Parent. Secrétaire: Arnaud Fossier. Secrétaires à l’édition: Florent Coste, Gaëlle Flament, Edouard Gardella, Erwan Le Méner, Valérie Louys, Muriel Mille, Sylvain Parent, Lucie Tangy. Chargés de la communication: Thomas Mondémé, Barbara Turquier. Webmasters: Florent Coste et Cédric Quertier.

Comité de rédaction: Florent Coste, Edouard Gardella, Sophie Conrad. Comité de lecture: Sophie Conrad, Florent Coste, Anthony Feneuil, Edouard Gardella, Yaëlle Kreplak, Cécile Lavergne, Raphaëlle Le Pen, Valérie Louys, Jérémie Majorel, Muriel Mille, Thomas Mondémé, Sylvain Parent, Pierre Saint-Germier, et Lucie Tangy.

Membres d’honneur: John. E. Jackson, Bernard Lahire, Jacques Commaille, Bertrand Marchal

Prochains numéros : n°6 : La folie – été 2004 n°7 : Pratiques et tactiques – hiver 2004

Sommaire

Edito, ...... p. 7 Articles La grogne du peuple, par Christophe Prémat ...... p. 13 La rue, un objet géographique? par Antoine Fleury...... p. 33 1827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue, par Cédric Quertier ...... p. 45 La rue: espace public, quel(s) public(s)? L’exemple de Beyrouth, par Aurélie Delage ...... p. 61 L’effigie et la mémoire, par Sylvain Lesage ...... p. 75 Liturgies de la rue, par Florent Siaud ...... p. 93

Notes L’exemple de Bucarest, la rue palimpseste, la rue vitrine, par Samuel Ruffat ...... p. 111 La rue comme laboratoire, à propos de «la rue mode d’emploi» de Paul André Rosental, par Paul Costey et Arnaud Fossier...... p. 117

Traduction Extraits de Recockning with Homelessness de Kim Hopper, traduits par Erwan Le Méner et Edouard Gardella ...... p. 127

Entretiens Avec Nicole Bériou, propos recueillis par Florent Coste ...... p. 135 Avec Arlette Farge, propos recueillis par Sylvain Parent ...... p. 143

Article Final, par Edouard Gardella et Florent Coste...... p. 149

Editorial

«En dépit de leur mauvaise réputation, les rues des villes constituent un cadre où des gens qui ne se connaissent pas se manifestent à tout moment une confiance réciproque.» (E. Goffman)

«En somme l’espace est un lieu pratiqué. Ainsi la rue géométriquement définie par un urbanisme est transformée en espace par des marcheurs.» (Michel de Certeau)

La banalité quotidienne avec laquelle on passe dans la rue cache et rend presque inapparente la complexité d’un tel espace. Décor négligeable, elle n’en reste pas moins un cadre omniprésent: l’hiver, les médias ne cessent de parler des «gens à la rue», l’été de diffuser les «festivals de rue»; le lèche-vitrines dans la rue peut constituer une occupa- tion majeure le samedi après midi – mais en ces cas, parle-t-on de la rue comme d’un véritable acteur? La littérature, certes, la mythifie, la dresse parfois en personnage à part entière, voire en légende. Pourtant son statut littéraire n’est ni stable ni univoque, et partant, pose l’ambiguïté de sa représentation. Au point que, si elle intervient littérale- ment, comme d’autres actants, telle une force adjuvante ou opposante, dans les Mystères de de Sue par exemple, elle n’en constitue pas moins aussi le milieu propice à l’apparition d’une conscience en crise.1 La rue est tout à la fois incontournable, comme

1. Par exemple Lucien de Rubempré dans les Illusions perdues de Balzac: «Pendant sa première promenade va- gabonde à travers les boulevards et la rue de la Paix, Lucien, comme tous les nouveaux venus, s’occupa beau- coup des choses plus que des personnes. A Paris, les masses s’emparent tout d’abord de l’attention: le luxe des boutiques, la hauteur des maisons, l’affluence des voitures, les constantes oppositions que présentent un extrême luxe et une extrême pauvreté saisissent avant tout. Surpris de cette foule à laquelle il était étranger, cet homme d’imagination éprouva comme une immense diminution de lui-même. Les personnes qui jouissent en province d’une considération quelconque, et qui y rencontrent à chaque pas une preuve de leur importance, ne s’accoutument point à cette perte totale et subite de leur valeur… Paris allait être un affreux désert.» Illusions perdues, Folio, 1972, p. 177. Ou encore Bardamu dans Voyage au bout de la nuit: «C’étaient des soucis de banlieue. Cependant vers la , la réflexion me revint, la triste. C’est une rue pourtant qui donnerait plutôt du plaisir au passant. Il en est peu d’aussi bienveillantes et gracieuses. Mais en m’approchant des quais, je devenais tout de même craintif. Je rôdais… Le cimetière, un autre encore, à côté, et puis le boulevard de la Révolte. Il monte avec toutes ses lampes droit et large en plein dans la nuit. Y a qu’à suivre, à gauche. C’était ma rue.

REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 – p. 7-11 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 fond générateur sur lequel l’acteur social apparaît, et de l’ordre du transitoire, du sans cesse différent. Bref, sans occuper les esprits spontanément, la rue ne passe pas inaperçue. D’un point de vue surplombant et cartographique, la rue peut être représentée comme une ligne qui délimite une zone d’action ou un espace, plus vivant, dont elle ne fait pas partie et qui découpe, comme une frontière qui n’interagirait pas avec ce qu’elle sépare. Elle se contente de figurer un passage simplement transitif. Elle demande donc à être investie. Construite et uniformisée selon des normes d’aménagement, la rue a pourtant ses irrégularités, ses coins et ses recoins, ses ramifications et ses impasses, qui ne la rendent pas, pour qui veut en faire l’expérience, directement accessible. Irréductible à une simple et claire surface d’exposition, à une succession de façades, elle agence plutôt des perspectives, des endroits plus ou moins reculés, plus ou moins proches. Elle est donc à proprement parler un espace, avec sa profondeur, où l’on pénètre et s’enfonce. Le passant dans la rue fait donc partie d’un paysage en perma- nente recomposition. Perspective davantage topographique donc : la rue impose naturellement qu’on s’y engage. Espace, c’est-à-dire lieu pratiqué. A la différence de la route qui n’est que pure circulation, la mobilité dans la rue va de pair avec une certaine forme de perception, et partant de socialisation, qui la rend plus ou moins visible et lisible. C’est en me déplaçant que je provoque une expérience, et favorise une rencontre, que j’en multiplie les possibilités, que je participe à un mou- vement de foule ou que je m’en abstrais. Cette immersion suppose un mode de per- ception et de cognition spécifique. La rue donne en effet à voir, et à lire, elle organise des signes qu’elle invite à décrypter. La rue met à disposition. Mais elle constitue une réalité plus complexe que celle d’un écran qui expose des représentations toutes faites. Dès lors, la vision dans la rue n’est pas celle d’un homme à l’arrêt qui manipulerait des représentations, sa perception est davantage celle d’un être de locomotion, à la fois «ambiante et ambulatoire», qui s’élabore dans et par sa mobilité1. Ainsi n’est-il pas

Il n’y avait personne à rencontrer. Tout de même j’aurais bien voulu être ailleurs et loin… C’était froid et silencieux chez moi. Comme une petite nuit dans un coin de la grande, exprès pour moi tout seul… Je regardais encore s’il se passait quelque chose dehors, en face. Rien qu’en moi que ça se passait, à me poser toujours la même question. J’ai fini par m’endormir sur la question, dans ma nuit à moi, ce cercueil, telle- ment j’étais fatigué de marcher et de ne trouver rien.» Voyage au bout de la nuit, Folio, 1952, p. 291. 1. Nous renvoyons explicitement ici à la théorie écologique de J.-J. Gibson et à sa notion d’«affordance» in The Ecological Approach to Visual Perception, LEA, Londres, 1986. L’environnement est décrit en fonction des pos- sibilités d’action qu’il offre à l’observateur. Il s’agit de dépasser le clivage sujet/objet pour mieux com- prendre que le visible est une invitation à être vu, une disponibilité non pas du regardant mais du regardé. En somme «externaliser les ressources cognitives qu’un usager peut activer». Gibson sort ainsi d’un modèle cognitif de type computationnel (selon lequel notre système cognitif se réduirait à manipuler des représen- tations toutes faites et déjà présentes dans notre cerveau). Il le résume ainsi: «Ne vous demandez pas ce qu’il y a dans votre tête, mais dans quoi est-elle.» Pour plus de précisions encore, voir Isaac Joseph, La Ville sans qualités, La Tour d’Aigues, Editions de l’aube, 1997.

8 Editorial nécessaire de s’arrêter pour saisir la rue. Elle ne se contemple pas, et on ne saurait la représenter sans la réduire. On en fait l’expérience, quel que soit le rythme de la circu- lation; flâner, déambuler, «rôder», circuler, passer sont autant de modes d’appréhen- sion de la rue. A la différence d’un simple relevé de parcours, et pour rendre compte de l’acte même de passer – à la source de ces rencontres et expressions –, la rue et son expérience propre exigent qu’on en fasse le «récit»1 : le récit s’imposerait en effet, plu- tôt que la carte, trop abstraite, pour mieux saisir la particularité et l’engagement d’une conscience immergée, et non surplombante. Et par là même, occasion sans cesse réitérée, dans les multiples face-à-face, de discordances, la rue pose l’intrigue singulière d’une inadéquation qui doit se résorber2. Ainsi qu’un acteur, parfois collectif, qui ne la précède pas et émerge avec elle. La topographie est alors scénographie, où cognition et action s’élaborent de concert. Penser la rue d’un point de vue topographique et scénographique, supposer qu’elle est une expérience, c’est admettre qu’on ne peut pas échapper à l’action et à l’interac- tion qui y ont cours et qui la définissent. C’est donc aussi penser un sujet qui émerge et se construit dans ce milieu. A cet égard «l’homme de la rue» – la rue étant comprise alors comme le lieu, par excellence, de l’inauthenticité et de la mauvaise foi – est sou- vent dénigré, parce qu’influençable, modelé par son environnement, et engoncé dans ses préjugés3. Mais «l’homme dans la rue» est en réalité positivement engagé dans un contexte, où ne diffèrent guère ses opinions et leurs usages. Son intériorité, qui était com- me son domaine privé, est subordonnée à son «intelligence du dehors»4. Son langage élémentaire n’est pas l’introspection, mais l’exposition; sa rhétorique n’est pas celle de l’examen de conscience, mais celle de l’intercompréhension et de la dispute, donc de l’interaction; sa rationalité est dans la justification. Sorte de grammaire de la pratique urbaine de la rue, fondée sur des traits que les premiers sociologues de l’Ecole de Chicago se sont efforcés de dresser: taille de la ville, densité de la population et hétérogénéité des personnes5. La subjectivité urbaine, celle du «citadin», peut alors être inférée. Face à une chance de plus en plus grande de croiser des personnes de plus en plus diverses, relevant d’autres cercles de sociabilité, l’attitude salvatrice pour la santé mentale de l’urbain est la réserve, distance engagée dans des rencontres nécessairement brèves et

1. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, tome 1, Folio Essais, 1990. 2. Ricoeur définit l’intrigue comme la concurrence entre d’une part l’exigence de concordances et d’autre part l’admission de discordances qui mettent en danger l’identité. «Le soi et l’identité narrative» in Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. 3. Pensons à Bachelard: l’opinion est caractérisée par le fait qu’elle peut avoir raison, mais à la différence de la science, elle ne sait pas pourquoi. 4. Isaac Joseph, La Ville sans qualités, La Tour d’Aigues, Editions de l’aube, 1997. 5. L. Wirth, «Le phénomène urbain comme mode de vie» (1938), in L’Ecole de Chicago, Y. Grafmeyer et I. Joseph, Paris, Aubier, 1990 [1979], pp. 255-282.

9 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 plurielles1. La rue concentre tout autant des propositions foisonnantes de socialisation, que de désocialisation; l’éthique de l’approfondissement des rapports sociaux peut s’inverser dans une prudence, non pas retranchée, mais distanciée. Mais, loin d’être dans son espace privé, comme un sujet préconstitué et connais- sant, situé hors du monde, et plutôt immergé et émergent dans la rue et sa circulation, l’homme de la rue rencontre et s’exprime dans le cadre d’un espace public commun2. Cet espace public opère une médiation entre les différentes communautés civiles et le système politique, il orchestre une pluralité mouvante d’expressions, et tel une tribune, il favorise les revendications et les prétentions collectives. Dans la rue s’effectue une ren- contre qui articule à la fois une reconnaissance et une distinction. La rue est une sorte de fond commun où apparaissent les différences de chacun. A la fois «médiation et seuil»3 entre deux individus appartenant à une culture ou à une communauté diffé- rente, elle met en tension, elle opère à la fois une proximité et une distance. Cet espace public ne peut donc pas se réduire à un espace aménagé, uniformisé, qui doit être le même pour tous, sorte de lieu neutre et transparent, qui coïnciderait alors avec sa seule fonction de passage. Ainsi la rue n’est pas un espace neutre; non seulement habitée et appropriée, mais aussi milieu générateur, elle n’a rien d’un espace transparent à lui-même, lisse et sans aspérités. S’y rencontrent, s’y croisent, ou s’y ignorent des univers différents et hétéro- gènes. On s’expose, on communique tout autant qu’on s’évite. Ainsi, selon des rites particuliers qui y font augure de lois informelles, la rue devient une institution, avec des places attribuées, ou auxquelles on s’accommode, mais aussi parfois contestées, comme par exemple le commerçant qui demande à un clochard enivré de quitter le pas de son magasin, ou des piétons qui rouspètent après le cycliste qui roule sur le trottoir. Ces frictions, ces frottements, ou aussi bien souvent ces ajustements n’en font pas seulement un univers de circulation qui doit mener quelque part. Elle est à proprement parler un «plurivers» (W. James), travaillé par des forces et des pressions, soumis à des violences plus ou moins contenues. La rue devient ainsi le lieu privilégié du conflit: conflit soit pour des places situationnelles produites, soit pour des positions structurales révélées, pour des usages revendiqués comme légitimes, pour des rites à respecter; bref, pour l’ordre des civilités. La rue devient alors un agencement de territoires, plus ou moins commu- nautaires, où se superposent et se chevauchent des pouvoirs de plusieurs ordres, et qu’on ne peut pas représenter de manière univoque.

1. G. Simmel, «Métropoles et mentalité», in L’Ecole de Chicago, ibid., pp. 61-77. 2. Il convient de relier les espaces publics habermassien et goffmanien: l’espace public est l’élément consti- tutif de la démocratie, car le catalyseur d’un accord entre citoyens et aussi un dispositif de mise en tension des identités. 3. Isaac Joseph, La Ville sans qualités, La Tour d’Aigues, Editions de l’aube, 1997.

10 Editorial

Autant d’approches (tant microsociologique, que judiciaire, textuelle, urbanistique et cognitive) font de la rue un carrefour disciplinaire. Dès lors comprenons que la rue n’est pas une essence, mais un objet observable à travers ses effets et qui doit par consé- quent être historicisé. A l’image de ces approches superposées, le thème nécessite un regard croisé que ce numéro tente de proposer.

Le comité de rédaction (Edouard Gardella, Sophie Conrad, Florent Coste)

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La «grogne du peuple»

«Peuple: nom collectif difficile à définir, parce que l’on s’en forme des idées différentes dans les divers lieux, dans les divers temps et selon la nature des gouvernements» Article de l’Encyclopédie (1765) rédigé par de Jaucourt.

«Peuple: 1) Chaque ensemble d’hommes vivant en société, habitant un territoire défini et ayant en commun un certain nombre de coutumes, d’institutions. 2) L’ensemble des personnes soumises aux mêmes lois et qui forment une communauté. 3) Foule, multitude de personnes assemblées.» Dictionnaire Robert.

Ces deux brèves définitions indiquent trois sens du mot peuple, un sens géogra- phique (peuplade, peuplement), un sens temporel (par rapport à une société donnée) et un sens proprement politique (l’ensemble des sujets d’un gouvernement). Si le peuple est une entité politique définie et instituée par la nature du gouvernement, il reste le catalyseur d’une série de projections imaginaires, déstabilisant le travail conceptuel. On ne sait plus si l’on parle du peuple réel, du peuple formel, du peuple mythique et fantasmé pour faire exister un ensemble social. Vecteur d’unité sociale (le peuple rassemblé) ou de division (les minorités agissantes), ce concept reste pour le moins énig- matique. Sujet idéel du gouvernement (la souveraineté populaire), il est plutôt le signe d’une vitalité collective se manifestant à certaines occasions. Son «inquiétante étrangeté» (populace, foule) en fait l’expression d’une masse rejetée (le prolétariat par exemple), capable de détruire tout type de régime. L’époque moderne a forgé une distinction redoutable entre l’individu capable d’émettre des choix rationnels et la masse mobilisée par les passions (le peuple déchaîné ou le bon peuple qui s’exprime via des pulsions domestiquées). Comment s’appuyer sur une telle notion en philosophie politique sans évoquer le répertoire des gestes et des actes qui l’animent?

REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 – p. 13-32 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Les manifestations de rue ont permis de construire au fil du temps un véritable espace public, où les revendications ont été visibles. Le peuple, écarté des règles du jeu politique par un subtil mécanisme de dépossession, gronde, proteste, exulte dans la rue. Le concept de peuple a été construit juridiquement via la souveraineté: il est titulaire d’un certain nombre de droits fondamentaux reconnus par une Constitution. Ainsi s’est posé le problème du rapport du peuple à ses droits, et c’est alors que le principe de représentation a été fondé. Il s’agit pour le peuple d’exercer sa souveraineté le plus adéquatement possible à travers la nomination de représentants, capables de gérer les affaires publiques. Le lieu de ces assemblées représentatives est circonscrit, le peuple n’est plus souverain que lors des élections ou de façon intempestive, lors de manifestations et d’actions non conventionnelles qui le placent en situation de révolte. La rue inverse sa fonctionnalité pour libérer un espace de protestation et de grogne. La rencontre de la rue et du peuple n’est pas si ancienne, elle est très différente selon les cultures politiques. Nous essaierons d’évoquer une série de verbes saisissant à la manière d’un photographe ces «émotions» produites lors de rassemblements populaires. Cette esthétique, comprise comme science des émotions, doit être remodelée afin de comprendre ce «collectif» indéfini qu’est le peuple. Le peuple est multitude insaisissable qui lutte contre un principe d’agrégation. Etudier le peuple en philosophie politique revient alors à dresser une théorie des masses. Il est doté d’un «pouvoir constituant» capable de fonder les principes d’une société nouvelle. La rue rend visible la protes- tation de la multitude, elle est le lieu où le droit à la résistance est affirmé. Ces mani- festations populaires peuvent-elles modeler un gouvernement de la multitude ou restent-elles condamnées à cette grogne? La manifestation, comme moyen légitime de revendiquer des changements politiques et sociaux conséquents, est-elle seulement un moyen de pression sur les gouvernants? Les questions fondamentales qui ont animé les façons de mettre en œuvre un pouvoir populaire se sont concentrées à des moments relativement courts et intenses de notre his- toire politique. Que l’on pense à la Révolution américaine définissant le principe repré- sentatif ou à la Révolution française faisant essaimer une réflexion sur la façon d’instaurer un gouvernement pour le peuple, ou à ces moments insurrectionnels n’ayant pas abouti comme la Commune, 1917, 1936, les révoltes du 17juin1953 à Berlin Est, Budapest en 1956 et bien sûr l’année 1968 en France et dans le monde, les références ne manquent pas pour construire une histoire sociale ordonnée autour de ces événements. La rue, artère urbaine par excellence, lieu de passage, de commerce et de vie, a été détournée de son quotidien pour exprimer des velléités populaires. Ces velléités n’ont pas servi directement à construire une volonté générale, mais ont dévoilé des ouvertures possibles, des «brèches»1. Si les

1. C. Castoriadis, C. Lefort et E. Morin, mai 1968: La Brèche, Paris, éditions Complexe, 1988.

14 La «grogne du peuple» manifestations de rue se sont imposées jusqu’à faire tomber un pouvoir politique1, il n’en a pas toujours été ainsi. Les manifestations de rue se sont structurées au XIXème siècle comme un mode d’action politique exprimant une «opinion publique». Alors qu’au XVIIIème siècle, la manifestation est l’expression publique d’un sentiment ou d’une opinion, au XIXème siècle, manifester devient l’équivalent de rendre visible une intention politique. Le répertoire verbal et gestuel change complètement. Jürgen Habermas a montré com- ment l’opinion publique était au XIXème siècle liée à la publicité et aux salons bourgeois2. L’opinion s’est d’abord constituée comme le tribunal d’un groupe social avant de s’étendre à l’ensemble de la société. La manifestation s’est construite comme cortège de revendi- cations, surtout à partir de la Révolution Française. Par exemple, durant l’été 1789, on recense des cortèges de boulangers, de tailleurs, de cordonniers et de domestiquesauprès de la municipalité révolutionnaire. Les gens de métiers défilent pour exiger des mesures précises concernant leurs statuts. Dans l’été 1830, on assiste également à des cortèges d’ouvriers imprimeurs, d’ouvriers carrossiers selliers, de garçons bouchers3. La manifes- tation devient un procédé de plus en plus fréquent au cours du XIXème siècle. Le mot «manifestants» apparaît également à l’époque. Les manifestations prennent un sens particulier lors d’événements politiques majeurs. Alexis de Tocqueville, dans ses Souvenirs, évoque les manifestations de juin 1848 dans les termes suivants: Me voici arrivé à cette insurrection de Juin, la plus grande et la plus singulière qu’il y ait eu dans notre histoire et peut-être dans aucune autre: la plus grande, car, pendant quatre jours, plus de cent mille hommes y furent engagés; la plus sin- gulière, car les insurgés y combattirent sans cri de guerre, sans chefs, sans drapeaux et pourtant avec un ensemble merveilleux et une expérience militaire qui étonna les plus vieux officiers.4 Alors qu’en février, les cortèges ont été rythmés par une utilisation massive des symboles, ces insurrections de juin 1848 ne reprennent pas de mot d’ordre politique. Le peuple fut capable de se discipliner pour ébranler l’ordre de la société. Si manifestation et opinion publique se trouvent liées, c’est parce que la manifes- tation représente non pas une opinion passive que l’on recueillerait via des techniques diverses de sondage5, mais un véritable mouvement social affecté d’enjeux politiques.

1. L’URSS est tombée du fait de manifestations populaires demandant l’abrogation de l’article 6 de la Constitution de 1977 qui faisait du Parti Communiste le seul acteur étatique et politique. Récemment, ce sont des manifestations populaires à Tbilissi qui ont causé le départ du président géorgien Chevarnadze. 2. J. Habermas, L’espace public: archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la science bourgeoise, trad. Marc De Launay, Paris, éditions Payot, 1978. 3. C. Tilly, La France conteste: de 1600 à nos jours, Paris, éditions Fayard, 1986. 4. Alexis de, Tocqueville, Souvenirs, Paris, éditions Gallimard, 1942, p.135. 5. On se réfèrera à l’excellent ouvrage de P. Champagne, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, Paris, éditions de Minuit, 1990.

15 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Les gens se rassemblent pour faire prévaloir un avis qui n’a pas été pris en compte par les gouvernants. Le dictionnaire Littré définit alors l’opinion comme étant un «mou- vement populaire, un rassemblement destiné à manifester quelque intention politique». Ces manifestations peuvent être pacifiques, car au XIXème siècle, on décroche le terme de manifestation des différents types d’émeutes que le pays avait connues auparavant. Cette évolution est inséparable de l’invention de nouvelles techniques de publicité et de presse. Le sociologue Gabriel Tarde a mis en évidence l’apparition d’une scène politique de l’opinion1. Les journaux se sont popularisés et l’opinion s’est propagée. Celle-ci n’était plus le fait d’un groupe social: l’opinion peut réellement être nationale, au sens où les événements sont relatés d’un bout à l’autre du pays via la presse et la radio. L’anthropologie de Tarde est basée sur les moteurs que sont la croyance et le désir. La presse, grâce aux moyens techniques dont elle dispose (rotative…), a su diffuser largement des croyances pour en faire des croyances collectives. Certes, cette diffusion des opinions et des sentiments n’est pas sans inconvénients, car certains sentiments, tels que celui de l’antisémitisme, ont été colportés grâce à la presse2. Il suffit que Drumont affirme la culpabilité de Dreyfus, pour que certains y croient et que l’antisémitisme se développe au point de constituer une force politique (une ligue). En effet, une opinion particulière ne peut se répliquer que par imitation, qui est l’une des clés des rapports sociaux. L’opinion publique oscille entre la rumeur, le ragot et l’information collective. La hiérarchie des faits et des événements n’est pas toujours maîtrisée. La presse joue également un rôle dans la répercussion et la traduction des manifes- tations de rue, c’est elle qui donne un écho à l’ampleur de ces manifestations. La manifestation est devenue une forme réglée d’opinion collective, ses principes et son fonctionnement ont été cadrés. Elle s’est intégrée à une configuration3 politique et sociale, sans pour autant gommer son aspect spontané. Les limites de la manifestation sont dressées par les acteurs (syndicats, l’Etat présent à travers la police), le plan des rues empruntées est connu par avance par les forces de l’ordre4. Cette domestication progressive de la manifestation de rue a permis une neutralisation des effets de masse.

1. G. Tarde, L’Opinion et la foule, Paris, éditions PUF, 1989. 2. «Le journalisme est une pompe aspirante et foulante d’informations qui, reçues de tous les points du glo- be, chaque matin, sont, le jour même, propagées sur tous les points du globe en ce qu’elles ont ou parais- sent avoir d’intéressant au journaliste.» (L’Opinion et la foule, p. 81). 3. Nous empruntons ce terme au sociologue N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie?, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 1991. La configuration décrit les relations d’interdépendance qu’entretiennent des acteurs sur une scène définie. Ceux-ci agissent en fonction de codes implicites ou explicites qui ont été définis. Il exis- te plusieurs configurations possibles auxquelles correspondent plusieurs types de rapports sociaux. 4. A Paris, le trajet Nation-République devient le rituel commun à de nombreuses manifestations. Le droit de manifester a été codifié et reconnu, il s’est construit en même temps que le droit de grève.

16 La «grogne du peuple»

Le peuple, notion indéfinie, fait peur lorsqu’il se rassemble en entités collectives, parce que le nombre reste une force. L’abstraction du citoyen proclamée pendant la Révolution Française, le passage du suffrage censitaire au suffrage universel en 18481, toutes les procédures du vote ont canalisé peu à peu cette «grogne du peuple». En lui cédant de nouveaux droits, en en faisant l’acteur fictif du devenir des sociétés, on lui ôtait tout moyen de se révolter. Les manifestations ont permis, à l’instar des partis, de faire exister une opinion collective qui n’est pas celle des corporations de l’Ancien Régime. La recomposition des corps intermédiaires de la société et des groupes sociaux était nécessaire. Comme l’écrit Patrick Champagne, Il reste qu’additionner des bulletins de votes mis dans les urnes et voir « le peuple » sous la forme représentable de ses représentants élus, issus d’ailleurs majoritairement de la bourgeoisie, est apparu en définitive préférable aux rassem- blements physiques des citoyens dans la rue et aux leaders, issus on ne sait pas toujours comment, de ces mouvements et désignés sous l’appellation péjorative de «meneurs».2 La rue a été associée à une radicalité de la révolte, elle est vue comme l’ultime moyen de faire pression sur les gouvernants. Tout le problème pour ces manifestations consiste à se doter de porte-parole qui ne cèdent pas aux impératifs de la représentation: il s’agit de transmettre des revendications et des exigences collectives. Les gouvernants ont toujours tenté de dompter cette force populaire active. Cependant, dans cette domestication, des procédures nouvelles ont été instaurées pour prendre en compte l’opinion populaire. En 1909, un défilé spontané s’est constitué en faveur de l’anarchiste espagnol Ferrer. Il tourne en affrontements violents et à cause de ce discrédit, la CGT et les socialistes décident d’organiser une manifestation pacifique. La pacification de cette forme d’action en fait une forme légale et contrôlée d’expres- sion3. Auparavant, les manifestations populaires tournaient facilement au massacre, aux pillages. Les vociférations du peuple rendaient ces manifestations très violentes, car elles débordaient la rue, les pillages et massacres se faisant dans les maisons. L’espace privé était ainsi violé. On pense aux rixes des compagnons ou aux révoltes des arti- sans et des paysans. Ces manifestations étaient visibles en raison de leur urbanité. C’est à la ville la plus proche qu’il fallait rendre publiques certaines exigences. Par exemple, Bordeaux fut connue pour être une ville facilement frondeuse, avec des manifestations faisant de nombreux morts.

1. P. Rosanvallon, Le Sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, Paris, éditions Gallimard, 1992. 2. P. Champagne, op. cit., p. 61. 3. Là encore, on peut inscrire cette évolution dans la perspective générale d’Elias. N. Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, éditions Pocket Agora pour la traduction française, 2003.

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Du 17 au 22 août 1548: tout d’abord, le menu peuple –entendons par là les arti- sans et les compagnons–grossi de vignerons de la banlieue et de nombreux errants, prend possession de la cité, massacrant une vingtaine de personnes, et pillant plus de maisons.1 La révolte est appuyée par la bourgeoisie, qui réclame une diminution des taxes et plus de liberté communale. Les violences n’étaient pas limitées à la rue, mais touchaient l’ensemble des bâtiments de la ville. Les rixes de compagnons avaient souvent lieu dans les cabarets avant de se prolonger au dehors2. C’est progressivement que les manifestations ont occupé l’espace public de la ville, à savoir les rues et les places pour y rendre visible un certain nombre de revendications collectives; or, plus ces procédures ont été codifiées, plus elles ont perdu de leur efficacité. La manifestation de rue se trouve prise au piège de la neutralisation. Pierre Favre3 distingue à ce propos trois types de manifestation: la manifestation initiatrice, qui n’a pas de représentation dans le champ politique; la manifestation de crise qui dresse face à face les manifestants et les autorités politiques; et la manifestation routinière, qui est prévue et qui relève d’une symbolique instituée dans le passé, par exemple, les manifestations du 1er Mai. Nous nous intéresserons plus particulièrement aux manifestations initiatrices (Mai1968 par exemple), qui entretiennent un rapport avec le futur. Les manifestations initiatrices sont plus radicales que les autres, elles cultivent leur singularité par une certaine forme de violence. Plus elles se démarquent des autres, plus elles sortent de procédures naturalisées, plus elles retiennent l’attention des gouvernants et de la population dans son ensemble. La manifestation, au-delà des revendications, catalyse des émotions collectives4 que l’on peut retracer à travers des verbes d’action: chanter, gueuler, protester, affirmer, siffler, rugir. On pourrait dresser un répertoire complet de toutes ces actions qui visent à rassembler. Les symboles y foisonnent à profusion: drapeaux, bannières, slogans et caricatures scandent les défilés. Une symbolique de l’espace urbain s’est alors exprimée dans les rues grâce à ces manifestations (les graffitis sont comme des résidus de ces émeutes marqués dans le temps)5. Ces rassemblements collectifs ont fait glisser la masse du côté

1. P. Butel & J.-P. Poussou, La Vie quotidienne à Bordeaux au XVIIIeme siècle, Paris, éditions Hachette, 1980, p. 264. 2. Les rixes entre les «gavots» ou compagnons du devoir de liberté et les «loups» ou «dévorants», c’est-à-dire les compagnons du devoir passant, étaient monnaie courante à Bordeaux. 3. P. Favre, «Manifester en France aujourd’hui» in La Manifestation, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1990, p. 34. 4. Une partie de la sociologie politique s’intéresse au répertoire de ces émotions. Cf. P. Braud, L’Émotion en politique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996 et P. Ansar, Les Cliniciens des passions politiques, Paris, éditions du Seuil, 1997. 5. Quand on se promène dans certaines villes italiennes, on trouve nombre de graffitis évoquant une rivalité politique entre des cités voisines. Par ailleurs, Pierre Vidal-Naquet a rassemblé les textes, les tracts, les pho- tographies et les graffitis évoquant mai 1968. Cf. P. Vidal-Naquet et A. Schnapp, Journée de la Commune étudiante, Textes et documents Novembre 1967-Juin 1968, Paris, éditions du Seuil, 1988.

18 La «grogne du peuple» des passions et de l’instinct, comme si les comportements des uns et des autres étaient modifiés du fait de la proximité. À cet égard, l’historien Michelet construit une histoire de France centrée sur le peuple et ses instincts naturellement bons. Le peuple français a construit l’identité nationale grâce aux droits qu’il a conquis. Cependant, le peuple n’est pas seulement représenté par les classes laborieuses, c’est un ensemble social qui comprend bourgeois, marchands, paysans et artisans. Chaque classe sociale a ses servitudes et une organisation propre du travail. Michelet refuse une assimilation trop hâtive entre peuple, classes laborieuses et classes dangereuses 1 : De nobles écrivains, d’un génie aristocratique, et qui toujours avaient peint les mœurs des classes élevées, se sont souvenus du peuple; ils ont entrepris, dans leur bienveillante intention, de mettre le peuple à la mode. Ils sont sortis de leurs salons, ont descendu dans la rue, et demandé aux passants où le peuple demeu- rait. On leur a indiqué les bagnes, les prisons, les mauvais lieux. Il est résulté de ce malentendu une chose très fâcheuse, c’est qu’ils ont produit un effet contraire à celui qu’ils avaient cherché. Ils ont choisi, peint, raconté, pour nous intéresser au peuple, ce qui devait naturellement éloigner et effrayer.2

La confusion du peuple avec populace est patente: pour pouvoir décrire méticuleuse- ment les caractéristiques du peuple français, il faut tendre à l’exhaustivité, d’où le projet d’histoire monumentale de Michelet. Ce dernier ausculte les souffrances du peuple et livre son diagnostic à propos des misères et de la servitude que chaque classe subit. Sa méthodologie relie scrupuleusement trois points, l’observation du présent, la consi- dération du passé et enfin une perspective comparative avec d’autres civilisations3. L’héritage de la nation4 française est soigneusement analysé par Michelet qui du coup consacre le sentiment patriotique, puisque le peuple français est chargé d’un destin collectif. Michelet voit l’Histoire comme une marche vers la concorde entre nations, sans pour autant que celles-ci se fondent, puisque cette fusion scellerait la fin

1. Pour la construction de cet artefact, L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses pendant la première moitié du XIXème siècle, Paris, Librairie Générale Française, 1978. 2. J. Michelet, Le Peuple, Paris, éditions Flammarion, 1974, p. 151. 3. J. Michelet, Le Peuple, Paris, éditions Flammarion, 1974, pp. 156-157. 4. Michelet n’a cependant pas d’illusions sur la nation française. Il montre également que les représentants se sont autonomisés du peuple. Les jacobins ont contrôlé les instances officielles de représentation. Castoriadis est en accord avec cette interprétation de l’Histoire française par Michelet. «Un «appareil» se constitue, doublant les instances officielles et les contrôlant (les jacobins), embryon de ce que nous appellerions plus tard une bureaucratie politique spécifique. Or cela n’est possible –là-dessus l’interprétation de Michelet est à mes yeux la bonne- qu’à condition que le peuple se retire de la scène, et ce retrait est, en fait, sinon fomenté au moins encouragé par le nouveau pouvoir. De sorte que toute médiation vivante est supprimée: il y a d’un côté l’entité abstraite de la «Nation», d’un autre côté ceux qui la «représentent» à Paris, et, entre les deux, rien.», C. Castoriadis, «L’idée de révolution» in Le Monde morcelé, Paris, éditions du Seuil, 1990, p.159.

19 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 de l’Humanité dans sa diversité1. Ce sont les facultés associatives du peuple qui séduisent Michelet, qui craint par ailleurs la disparition de ces solidarités spontanées. Dans l’observation du présent, Michelet glisse de la description à l’esthétisation: le peuple est saisi à travers une série de métiers traduisant une conception universali- sante. Il s’agit de décrire le peuple dans sa totalité, en veillant à ne pas souligner les oppositions de classes. Chaque métier a ses propres difficultés et dévoile un aspect de la condition humaine. Le travail est une tentative de libération des tâches matérielles et les descriptions de Michelet mettent en évidence une fraternité en action: le peuple dépasse l’ensemble des conditions particulières pour affirmer une vocation univer- selle. Certes, les conceptions de Michelet sont emblématiques d’une époque, mais elles permettent de décrocher la notion de peuple de populace. Pourtant, dans certaines manifestations, la colère populaire échappe à tout contrôle. Les codifications sont ébranlées, les manifestants proposent un rassemblement collectif destiné à avoir un impact politique certain. La rue devient le spectacle de barricades et tout se transforme le temps d’un instant: les spectateurs2 de l’événement communient dans une fraternité ponctuelle. La photographie a saisi ces moments sans les figer: le réalisateur Chris Marker, dans son film Le fond de l’air est rouge, travaille d’ailleurs comme un photographe pour retracer les événements de 1968 et les replacer dans un contexte international. Les photos et les images en mouvement s’enchaînent pour constituer le film: la mémoire est un travail sur l’archive et sur la façon dont on lie les événements. Une séquence reste singulière dans ce film extraordinaire, qui est avant tout le film d’un témoin de son temps: il s’agit des événements de mai 1968 où des barricades sont dressées autour de la rue Gay-Lussac à Paris. Le paysage urbain est bouleversé dans son ensemble: on y voit un feu qui clignote au milieu d’une rue qui a été le théâtre d’affrontements spectaculaires. Ce clignotement confine à l’absurde, car le décor a perdu sa fonctionnalité: il renvoie à une «normalité» imaginaire et dérisoire, celui du code de la route. Cette rue est déserte, elle ressemble à un chantier. L’événement est rupture de ces codes élémentaires. La rue a laissé place à un spectacle de la protestation et de la rébellion. Finalement, tout se passe comme si la rue gardait en elle cet inconscient

1. J. Michelet, Le Peuple, Paris, éditions Flammarion, 1974, p. 220: «si, par impossible, les diversités cessaient, si l’unité était venue, toute nation chantant même note, le concert serait fini; l’harmonie confondue ne serait plus qu’un vain bruit. Le monde, monotone et barbare, pourrait alors mourir, sans laisser même un regret». 2. On pense aux analyses de Kant sur l’enthousiasme dans Le Conflit des facultés (IIe section) au moment de la Révolution Française. Kant décrit l’esthétique d’un moment constituant, c’est-à-dire d’un moment transitionnel très fort dans l’histoire. Le rapport entre esthétique et politique permet de diffuser le plai- sir de l’événement, plaisir à la fois individuel et collectif. Jean-François Lyotard a beaucoup insisté sur l’esthétique du politique dans sa théorie post-moderniste. Cf. J.-F. Lyotard, L’Enthousiasme, la critique kantienne de l’histoire, Paris, éditions Galilée, 1986.

20 La «grogne du peuple» de l’événement extraordinaire dans sa fréquence urbaine reconquise1 : le quotidien met entre parenthèses ces moments insurrectionnels auxquels on consacre une plaque commémorative. La rue n’est pas qu’un lieu de manifestation, elle peut être également le lieu de la commémoration. L’événement n’est plus réduit à l’instantanéité de la manifestation, il est intégré à une histoire plus longue, dans laquelle il renvoie à d’autres événements de même nature. Chris Marker fait la jonction, dans son documentaire, entre politique et esthétique. Il évoque tous les nouveaux mouvements sociaux des années 1960 et son travail de photographe saisit la beauté de cette révolte. D’un côté, il travaille comme un témoin et produit des archives cinématographiques, d’un autre côté il filme comme un artiste, c’est-à-dire qu’il rend à ces événements une «magie» transcendante qui interpelle la société. Si ces revendications populaires ont un caractère immédiat, il se dégage pourtant un parfum de transcendance dans cette mise en scène. La rue est la synthèse affective d’une multitude en mouvement.

On pourrait préciser l’ensemble de ces affects qui se manifestent de manière entre- mêlée lors de ces rassemblements collectifs. On risquerait alors de verser définitivement dans l’esthétisme et la sociologie des passions; or, le peuple se mobilise pour faire pression. Le rassemblement n’est pas une fin en soi, il s’agit de promouvoir des objectifs qui pourront de fait avoir une traduction politique. Par conséquent, peuple et rue deviennent associés, la rue renvoyant métaphori- quement à la protestation populaire. Il faudrait en fait envisager une théorie qui prenne en compte tous ces moments où se construit un imaginaire collectif. Antonio Negri élabore un concept d’essence spinoziste, celui de multitude, pour qualifier ces regroupements collectifs capables de résister à une force unique. Il existerait chez l’homme un désir de multitude, qui le pousse à la socialité. Le passage à la société, écrit-il, ne prend nullement la forme d’un acte de cession de droits, comme dans la pensée absolutiste contemporaine, mais celle au contraire, d’un saut en avant, d’une intégration d’être qui nous fait passer de la solitude à la multitude, à la socialité qui, en soi et pour soi, supprime la peur.2

Dans ce passage, Negri ne fait qu’interpréter le Traité politique de Spinoza, il explique cette notion de «peur de la solitude» présente au chapitre 6, paragraphe 1 du Traité politique. Le passage de la solitude à la multitude n’est pas vu comme la brisure d’un

1. Pour une esthétique de la rue au sein de la ville, on peut renvoyer à l’excellent ouvrage de Michel De Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, éditions Gallimard, 1990. Cet auteur travaille beaucoup sur la rhétorique piétonnière des villes et sur les arts de la fréquenter. 2. A. Negri, L’Anomalie sauvage, Puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, éditions PUF, 1982, p. 311.

21 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 renfermement négatif sur soi et d’une association de circonstance qui ne vise que la sécurité collective, il y a un véritable désir de multitudo. L’état de nature est aspiré par la situation de peur et de solitude: mais la peur de la solitude est quelque chose de plus que la simple peur, elle est «désir» de la multi- tude, de la sécurité comme multitude, de l’absoluité de la multitude1. La multitude est l’essence collective de l’être, les êtres s’assemblent pour créer du lien social et pour vivre ensemble. L’ontologie de la politique est sous-tendue par ce désir de socialisation, qui est le lot commun de tous les rassemblements collectifs. La multitude désigne une pluralité de corps qui se solidarisent. Ce que nous avons écrit fera peut-être rire ceux qui restreignent à la seule plèbe les vices inhérents à tous les mortels : la foule, dit-on, n’a aucun sens de la mesure, elle est redoutable à moins qu’on ne la frappe de terreur, elle est servile quand on la domine et arrogante quand elle domine, elle est étrangère à toute vérité et à tout jugement, etc. Mais la nature est une et commune à tous… elle est la même chez tous. Tous les hommes deviennent arrogants quand ils exercent quelque domination, tous sont redoutables à moins qu’on ne les frappe de ter- reur, et la vérité, partout et presque toujours, est déformée par ceux qu’elle irrite ou qu’elle condamne ; surtout lorsqu’un seul homme ou quelques-uns exercent leur domination, et que, dans le procès, ils tiennent compte non pas du droit ou du vrai, mais de l’importance des fortunes.2 Les rassemblements collectifs dans la rue et sur les places ne sont pas l’expression d’une hystérie, ils manifestent une résistance à la domination. La lecture politique de Negri s’inspire d’un droit à la résistance, droit le plus fon- damental de la multitude. En effet, on y reconnaît une veine machiavélienne, dans la rébellion du peuple face aux Grands, rébellion, qui au seul «nom de la liberté», bien le plus précieux, est capable de mettre à mal des régimes politiques solidement organisés. La domination de certains, la coupure qu’ils entament avec la multitude devient insupportable pour cette dernière. Negri s’est inspiré de l’inachèvement du Traité politique de Spinoza pour forger sa philosophie politique. La forme de gouvernement qui correspond le mieux à cette multitude, c’est la démocratie, le gouvernement du plus grand nombre qui vise l’absoluité de la liberté. Comme l’écrit Negri, avec Spinoza, la philosophie politique devient pour la première fois – après avoir été annoncée par l’expérience machiavélienne – une théorie des masses3. Le désir de multitude se maintient à travers un désir de démocratie: il faut associer les masses au gouvernement.

1. A. Negri, ibid., pp. 310-311. 2. A. Negri, ibid., p. 313. 3. A. Negri, ibid., p. 317.

22 La «grogne du peuple»

Dans ce cadre, la représentation du peuple comme sujet politique est un leurre, elle est une confiscation du pouvoir des masses, elle est dépossession de souveraineté au nom de droits formels. L’instauration de procédures pour domestiquer les masses a toujours été fait dans un souci de les contrôler. Negri, très attaché à la notion de corps, se pro- nonce pour une solidarité de la multitude face aux pouvoirs de plus en plus répressifs qui tentent de contrôler la vie des masses. C’est pourquoi il utilise dans sa philosophie le concept foucaldien de «biopouvoir», car le pouvoir politique a infiltré le cœur même de la vie afin de dresser le corps des masses, de l’épuiser par le travail et de le proléta- riser. Lorsque les manifestants se mobilisent, ils forment des phalanges et conquièrent la rue de manière militante pour y déverser un credo collectif. Face à cette réalité, le philosophe politique ne se doit pas de contempler l’exploita- tion, ni de la changer. Il suffit de laisser la place à ces catégories qui n’ont jamais accès à la représentation. Le danger de l’esthétisme, qui consisterait à ne saisir que la beauté de ces mobilisations collectives, est flagrant, car il risque de faire du peuple un objet pour une conscience de soi bourgeoise. Le regard que l’on porte sur le peuple le crée en tant que tel, c’est pourquoi le philosophe doit se déprendre de cette illusion constructiviste ou perspectiviste. Jacques Rancière, pour sa part, se propose de faire parler les archives, pour évoquer des trajets prolétariens, dans son ouvrage La Nuit des prolétaires: On ne verra dans ce titre, écrit-il, aucune métaphore. Il ne s’agit pas ici de remé- morer les douleurs des esclaves de la manufacture, l’insalubrité des taudis ouvriers ou la misère des corps épuisés par une exploitation sans contrôle. De tout cela, il ne sera question qu’à travers le regard et la parole, les rêves et les cauchemars des personnages de ce livre.1 Evoquer les traits d’une conscience prolétarienne ne peut se faire qu’à travers la restitution de cet espace de parole. Cornélius Castoriadis note pour sa part le rôle joué par toutes les interprétations du mouvement ouvrier dans la structuration de cette conscience prolétarienne. L’expropriation des corps ouvriers par le régime capitaliste s’accompagne d’une appropriation du sens du mouvement. Les partis révolutionnaires ont voulu réifier un processus sans en déceler les caractéristiques propres, d’où la formation d’une couche bureaucratique enfermant et niant la spontanéité propre à ce mouvement. La bureaucratie se fonde sur: le maintien d’un principe éminemment aliénatoire, le principe de la division du travail, division fixe et stable entre la « direction » et l’« exécution », le travail intellectuel et le travail physique, en définitive comme une distinction et une division entre la « conscience du prolétariat », localisée désormais dans le « parti révolutionnaire », et le corps du prolétariat, privé de conscience et que cette

1. J. Rancière, La Nuit des prolétaires, Paris, éditions Fayard, 1981.

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« conscience » qui est le parti se hâte de priver de plus en plus de conscience pour s’affirmer elle-même en tant que conscience irremplaçable.1 Le mouvement ouvrier est dépossédé de sa conscience, la bureaucratie l’a aliéné d’un point de vue imaginaire. L’herméneutique du mouvement ne se réalise plus qu’à travers les codes des partis révolutionnaires. Certes, la séparation entre une spontanéité et une organisation de masse a été au centre des débats sur les partis prolétariens. Les organes révolutionnaires ont toujours voulu contrôler le pouvoir de la rue, celui de cette spontanéité rugissante et inquiétante. En fait, la recherche de la démocratie se trouve confrontée au dilemme de la spontanéité et de l’organisation: ce dilemme provient de l’élaboration du principe de représentation qui est fondé sur la délégation de pouvoir2. La « démocratie représentative»3 se trouve assignée à une oligarchie plus ou moins ouverte. Les régimes oligarchiques, fondés sur un cens caché4, c’est-à-dire un accès réservé aux fonctions dirigeantes, tentent une approximation plus ou moins réussie de l’idée démocratique. Les citoyens délèguent, les gouvernants contrôlent et par conséquent, la «grogne» devient la seule manière de manifester quelque chose. Les manifestations ne sont plus que des éclats de participation, des ferveurs vite retombées, des résistances face à une bureaucratisation de la vie. On proteste pour exister, quand on n’a pas de chance d’accéder à la scène représentative. Comme le décrit si bien le juriste Carré de Malberg, ce que les citoyens remettent à leur député, c’est leur confiance, ce ne sont pas les instructions […]. Ces citoyens n’ont qu’un pur pouvoir électoral : ils ne sont pas appelés dans l’élection à donner leur avis sur les lois à faire, mais simplement à choisir les personnes qui feront ces lois ; leur intervention électorale s’analyse exclusivement en un acte de nomination des législateurs. Dans ces conditions, il n’est pas possible d’admettre que les citoyens légifèrent par représentation ; et l’on ne peut pas dire non plus que le député représente la volonté législative de ses électeurs.5 Le concours des citoyens à la loi n’est que pure fiction, la représentation signe la dé- possession politique du peuple. On touche alors au problème de l’organisation d’un gouvernement démocratique:

1. C. Castoriadis, «Phénoménologie de la conscience prolétarienne» in La Société bureaucratique I, Paris, Union générale d’éditions, 1973, p.123. 2. B. Manin, Les Principes du gouvernement représentatif, Paris, éditions Calmann-Lévy, 1995. 3. Le terme a été forgé pour la première fois par Hamilton en 1772. Les Constituants américains ont fusionné les exigences démocratiques avec le principe de représentation. 4. D. Gaxie, Le Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, éditions du Seuil, 1978. 5. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, tome II, Paris, éditions Sirey, 1920, p.257, pp. 282-283.

24 La «grogne du peuple» comment créer un régime qui respecte la volonté de la multitude, qui elle-même se présente à l’état anarchique? Le passage de la rue au gouvernement apparaît alors problématique et délicat, d’autant plus que les passions collectives défont toutes les formes de gouvernement, que ceux-ci soient bons ou mauvais. Le peuple est à la fois principe de génération et de destruction, il participe à la recomposition de la politique et du devenir communautaire. Travailler sur les humeurs populaires exprimées dans la rue revient à travailler sur «les bords du politique», c’est-à-dire «sur la manière dont la «circonstance» vient défaire l’ordinaire des affaires dites politiques par les gestion- naires de l’opinion – celles qui concernent les gestionnaires des gouvernements – et reposent la question de ce que «‘politique’ même peut vouloir dire»1. Il semble que la notion générique de peuple permette à la politique elle-même de se refonder et de se reconstituer comme donnant du sens à une communauté en marche. Le problème est que l’on pense la politique uniquement suivant ses moments insurrectionnels et son origine constituante, c’est-à-dire les moments où le peuple choisit ses règles en créant une constitution ou une charte de droits fondamentaux. Negri a défini les contours du pouvoir constituant qui est lié à la démocratie: le pouvoir constituant est lié à l’idée de démocratie comme pouvoir absolu. Et donc le concept du pouvoir constituant comme force d’irruption et d’expansion est lié au fait que la totalité démocratique est toujours déjà constituée dans la société2. Ainsi, tout écart par rapport à cette dynamique devient aliénant. Negri n’est pas le seul à penser le peuple dans sa dimension fondatrice, Castoriadis a aussi défini une version institutionnaliste de cette force populaire et parlerait plus volontiers de «pouvoir insti- tuant»3 qui est le «‘pouvoir’ fondamental dans une société», relevant de «l’imaginaire instituant»4. Il s’agit de fonder le projet social dans un immanentisme radical, hors de tout recours à un principe extra-social. Ce moment originaire, lié à «l’âge de l’autoges- tion»5, c’est-à-dire au contexte des années 1960 et 1970, ne peut pas échapper au pou- voir du peuple. D’où la définition très ambitieuse de la politique affirmée par Castoriadis: la politique est projet d’autonomie: activité collective réfléchie et lucide visant l’institution globale de la société comme telle. Pour le dire en d’autres termes, elle concerne tout ce qui, dans la société, est participable et partageable.6 Démocratie, socialisme et autonomie se retrouvent équivalents dans le cercle de la liberté humaine. Ceux qui définissent la politique, ce ne sont pas les experts mais «tous»,

1. J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, éditions La Fabrique, 1998, p. 14. 2. A. Negri, Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, Paris, éditions PUF, 1997, p. 15. 3. C. Castoriadis, Le Monde morcelé, Paris, éditions du Seuil, 1990, p. 134. 4. Ibid., p.134. 5. P. Rosanvallon, L’Age de l’autogestion, Paris, éditions du Seuil, 1976. 6. C. Castoriadis, Le Monde morcelé, Paris, éditions du Seuil, 1990, p. 135.

25 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 c’est-à-dire la communauté définie dans ses limites. L’analyse institutionnelle1 se construit à partir d’une dialectique entre instituant et institué, c’est-à-dire entre les forces qui créent du nouveau et l’héritage, la tradition. Comme le rappelle Rosanvallon, le courant institutionnaliste s’est dressé dans les années 1960 et 1970 contre les prétentions du courant structuraliste: A la logique purement fonctionnelle de la structure, l’institution oppose une double logique, à la fois fonctionnelle et imaginaire. Toute institution est à la fois le produit d’une structure sociale donnée et le produit de la représentation que l’on s’en fait. L’analyse institutionnelle ne sépare pas le social et l’idéologique, l’économique et le politique. Elle permet de saisir la réalité dans toute sa com- plexité d’ordre à la fois établi et contesté.2 Ainsi, le courant institutionnaliste aborde la construction de la société d’une manière holiste et pense la façon dont le peuple forme et reforme en permanence les institutions sociales. Que l’on soit proche d’une théorie du pouvoir constituant ou d’une théorie du pouvoir instituant, on est ramené à une force originaire de la multitude. Ces façons de penser puisent leur énergie dans un nietzschéisme latent. En effet, la puissance de la multitudo est celle qui creuse, altère, décompose et crée le social. Castoriadis décrit les institutions humaines comme étant les produits d’une «création collective anonyme et ‘spontanée’ »3. Le peuple est saisi dans sa figure anonyme par opposition à la nomination et à la promotion des représentants. L’expression «collec- tif anonyme» revient de manière récurrente dans l’œuvre de Castoriadis4, car il définit la démocratie de manière générique, comme étant l’autogouvernement du peuple, le tout étant de définir ce «tous», c’est-à-dire ce collectif anonyme. Le collectif anonyme a trou- vé plusieurs figurations dans l’histoire, que ce soit le démos grec ou la plèbe romaine. La plèbe, au départ, ce sont des étrangers, des immigrants, des métèques. Elle lutte, se retire sur l’Aventin, etc., et après un siècle, deux siècles, Rome est obligée de la digérer, et cette digestion des populations conquises s’étend graduellement, moyennant une foule d’institutions: les colonies romaines, les colonies latines, la civitas romana accordée à des fractions des populations vaincues, ce qui permet de les diviser […]5 Les Romains ont pratiqué une politique assimilationniste qui leur a permis d’étendre leur territoire. Historiquement, la plèbe n’est pas une masse compacte, parce que l’on

1. Ce courant de la sociologie a été créé par René Lourau, très inspiré des théories de C. Castoriadis. R. Lourau, L’Analyse institutionnelle, Paris, éditions de Minuit, 1971. 2. P. Rosanvallon, L’Age de l’autogestion, Paris, éditions du Seuil, 1976, p. 93. 3. C. Castoriadis, Les Carrefours du Labyrinthe IV, Paris, éditions du Seuil, 1996, pp. 239-240. 4. C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, éditions du Seuil, 1975, p. 533. 5. C. Castoriadis, Les Carrefours du Labyrinthe IV, Paris, éditions du Seuil, 1996, p. 189.

26 La «grogne du peuple» distingue plusieurs types de plèbe dans l’Empire romain. Le peuple a conquis la plupart de ses droits dans les rues et dans les villes, là où se dessinait une proximité avec le pouvoir politique. La plèbe romaine est, à certaines périodes de l’histoire, bien plus privilégiée que la plèbe d’autres villes. Jacques Ellul signale que: dans la ville, l’Urbs, les plébéiens ont acquis les pouvoirs, et l’on peut parler de démocratie. Mais en réalité, l’assemblée des citoyens est une infime minorité de la population du domaine romain. Les peuples de provinces n’ont rien à dire. Ils n’ont qu’à subir la loi de Rome. Les plébéiens romains constituent alors une véritable aristocratie par rapport à l’ensemble de la population sans droit.1 Ces remarques sont essentielles pour ne pas tomber dans une mythification de la plèbe, concept dont on relève de nombreuses occurrences en philosophie politique. La plèbe romaine a une situation à part, elle vit des distributions et ne travaille pas, elle s’apparente à la plèbe riche des professions libérales par rapport à une plèbe rurale. La plèbe de Rome s’affirme ainsi ordre privilégié, parce que de la race des conqué- rants, et participant au bénéfice du pouvoir par ces distributions gratuites. Celles-ci changeront de caractère à la fin du IIème siècle et deviendront soit un moyen employé par les hommes politiques pour gagner des électeurs, soit un moyen de secourir les plus misérables des citoyens.2 Supposer un collectif anonyme reste trop vague, car, à l’intérieur de ce collectif, certains groupes mobilisés réclament un certain nombre de droits pour tous. L’Histoire peut être lue selon le développement des forces instituantes de certains groupes sociaux. On tente alors de se rapprocher le plus possible de la source du pouvoir. Une partie de la philosophie politique a tenté de comprendre le développement de ces forces sponta- nées à l’origine de la formation d’un nouveau régime politique. Le peuple, comme le démos est inqualifiable, est difficilement nommable. Non pas que ce soit une matrice abstraite ou mystique, mais cette non-qualification préserve les possibilités d’inventer de nouvelles formes d’expression. Rancière écrit à son propos qu’il est cette puissance propre du démos qui n’est ni l’addition des partenaires sociaux ni la collection des différences mais tout au contraire le pouvoir de défaire les parte- nariats, les collections et ordinations3. Le peuple se présente toujours comme du multiple qui s’assemble, se disloque puis se recompose. Il est capable de résister à tout pouvoir constitué. Sa grogne reste sa seu- le arme, prête à déjouer les pouvoirs les plus établis.

1. J. Ellul, Histoire des institutions, Paris, éditions PUF, 1961, p. 302. 2. J. Ellul, ibid., p. 315. 3. J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, éditions La Fabrique, 1998, p. 50.

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La rue est une esthétique populaire, car elle permet de saisir ce divers, ce multiple, réfractaire à toute identification. Les manifestations de rue plaisent par leur caractère ré- siduel: les catégories exclues ou non indentifiables, peuvent investir la rue, ne serait-ce que pour exister. La traduction politique est ainsi à relativiser, le travail de représenta- tion, permettant à ces catégories d’avoir une signification politique, n’est pas primor- dial. La rue devient alors le lieu d’une lutte pour l’existence et la reconnaissance1. Elle est la grammaire piétonnière des exclus qui tentent de se faire entendre. L’exemple des événements de Mai 1968 est significatif de ce point de vue. Ces événements n’ont pas eu de traduction politique immédiate, ils ont plutôt permis de faire exister une géné- ration, qui par la suite a investi le champ politique et social. Le film de Chris Marker – Le fond de l’air est rouge –- est, en ce sens, un documentaire générationnel qui montre com- ment la somme de ces luttes a permis de forger une identité sociale nouvelle. Cette lutte pour la reconnaissance rapproche les points de vue esthétique et politique. En tant que spectateur, le sujet éprouve du plaisir à participer à un événement collectif et en tant qu’acteur, le sujet participe de la construction d’un ordre politique nouveau. Le sujet a besoin de se représenter de manière esthétique les concepts politiques qui émergent lors de l’événement révolutionnaire. Kant a saisi cette proximité entre jugement esthétique réfléchissant et jugement politique. Il existe certains évènements au cours desquels le peuple exerce un pouvoir réellement constituant, au moment où il institue de nouvelles normes; or, la rue garde en mémoire ces événements populaires fondateurs. Seules les archives de la rue nous permettent a posteriori de reconstituer la radicalité d’un événe- ment politique. Une politique de la mémoire devrait être capable de restituer l’événe- ment dans son contexte et de comprendre les aspects de sa nouveauté. Dans ce cadre, la démocratie n’est pas un type de gouvernement précis, catégori- sable, «ni un style de vie sociale, elle est le mode de subjectivation par lequel existent des sujets politiques»2. Ce mode de subjectivation se traduit par la participation des citoyens à la vie publique, participation qui peut être conventionnelle via les votations, ou non conventionnelle via les mouvements sociaux. Le peuple existe successive- ment à travers ces modes de subjectivation: il est démos à un moment, plèbe à un autre, puis prolétariat, sans jamais se confondre avec ces figures. Le peuple qui est le sujet de la démocratie, donc le sujet matriciel de la politique, n’est pas la collection des membres de la communauté ou la classe laborieuse de la population. Il est la partie supplémentaire par rapport à tout compte des parties

1. Ce terme est à comprendre dans le sens de reconnaissance identitaire. Je n’existe que par le regard de l’autre qui me reconnaît. Dans le prolongement de la réflexion hégélienne sur la reconnaissance (Anerkennung en allemand), Axel Honneth a travaillé ce concept de manière très rigoureuse. Cf. A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, éditions Cerf, 2000. 2. J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, éditions La Fabrique, 1998, p. 12.

28 La «grogne du peuple»

de la population, qui permet d’identifier au tout de la communauté le compte des incomptés.1 On rejoint de ce point de vue la philosophie de Claude Lefort qui s’intéresse à la suc- cession des figurations symboliques du pouvoir. Etat, Société, Peuple, Nation sont dans la démocratie des entités indéfinissables. Elles portent l’empreinte d’une idée de l’Homme qui mine leur affirmation, idée apparemment dérisoire en regard des antagonismes qui déchirent le monde, mais en l’absence de laquelle la démocratie disparaîtrait2. Ainsi, il ne faut pas perdre de temps à essayer de définir des notions indéfinissables, mais plutôt caractériser la façon dont ces notions sont construites selon les circons- tances historiques. La philosophie politique se retrouve délimitée dans ses ambitions. On veillera à repérer les façons dont le pouvoir collectif se divise et se répartit. La scission entre société instituante et instituée a malheureusement souvent tendance à se traduire par un clivage dominants et dominés. Pierre Bourdieu, qui a fondé une méthode sociologique à partir de ce hiatus, évoque toute la difficulté à organiser une résistance des dominés: Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les indivi- dus –et d’autant plus qu’ils sont démunis – ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que groupe, c’est-à-dire en tant que force capable de se faire entendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte- parole. Il faut toujours risquer l’aliénation pour échapper à l’aliénation politique. En réalité, cette antinomie n’existe réellement que pour les dominés. On pourrait, pour simplifier, dire que les dominants existent toujours, tandis que les dominés n’existent que s’ils se mobilisent ou se dotent d’instruments de représentation […]3 Bourdieu comprend la représentation politique dans un autre sens: il existe une oppo- sition fondamentale entre la délégation comme transfert de souveraineté et la délégation «autorisée»4 comme transfert de parole. Ce sont les porte-parole5 des dominés qui s’organisent, se mobilisent au nom de ceux qui sont privés de moyens d’expression. La rue devient finalement le théâtre d’une représentation vivante de la démocratie. La protestation fait émerger de nouvelles formes de socialisation qui refusent un ordre existant. La démocratie n’est pas l’interstice transitionnel entre des régimes

1. J. Rancière, «Dix thèses sur la politique» in Aux bords du politique, Paris, éditions La Fabrique, 1998, Thèse n° 5, pp. 171-172. 2. C. Lefort, L’Invention démocratique, Paris, éditions Fayard, 1981, p. 85. 3. P. Bourdieu, Choses dites, Paris, éditions de Minuit, 1987, p. 186. 4. P. Bourdieu, «Le mystère du ministère, des volontés particulières à la “volonté générale”» in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 140, décembre 2001, pp. 7-11. 5. Les moments de révolte populaire se caractérisent d’ailleurs par une libération de la parole. Cf. Michel de Certeau, La Prise de parole et autres essais politiques, Paris, éditions du Seuil, 1994.

29 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 politiques, elle se vit comme la mise en forme d’une pluralité subjective, capable de refonder la politique. Pour l’économiste Jacques Généreux, la démocratie ne vit que par la parole de ses citoyens. Il nous faut reprendre le che- min des syndicats, des partis politiques, des associations, de tous ces lieux où la parole est possible, où le débat existe, où le dégoût solidaire peut se muer en revendication collective.1 La grogne du peuple excède la rue, elle ne saurait se résumer à une ponctualité violente, car elle tente de fédérer des mobilisations collectives, qui, de près ou de loin, auront des effets sur la façon de faire de la politique. Le peuple reste un dénominateur commun pour l’ensemble de ces forces collectives capables de transformer la politique et le politique. Le peuple n’est pas agrégat statistique ni entité abstraite définie une fois pour toute, il est plutôt cette velléité nomade, qui de temps à autre, fait émerger une véritable volonté collective. La rue est à la fois le lieu de tous les refus et le vecteur d’une transhumance des mentalités. C’est à travers elle que la pression politique est la plus intense: le peuple descend dans la rue, écrit un manifeste et réclame une traduction politique immédiate de sa volonté. La rue devient, durant le temps de la mobilisation, le lieu d’une universa- lité retrouvée. Si esthétique et politique se trouvent accordées lors de ces manifestations, il faut veiller à ne pas céder à un regard spectateur qui saisirait une série d’émotions collectives. Certaines manifestations de rue ont permis au peuple d’exercer un pouvoir constituant, capable de créer de nouvelles normes collectives. En ce sens, la rue reste le principe d’un renouvellement de l’identité sociale.

Christophe Premat [email protected]

1. Jacques Généreux, Une Raison d’espérer, Paris, éditions Plon, 1997, p. 173.

30 La «grogne du peuple»

Bibliographie

1) Ouvrages philosophiques:

CASTORIADIS Cornélius, La Société bureaucratique I, Union générale d’éditions, 1973. CASTORIADIS Cornélius, L’Institution imaginaire de la société, Paris, éditions du Seuil, 1975. CASTORIADIS Cornélius, Les Carrefours du Labyrinthe III. Le monde morcelé, Paris, éditions du Seuil, 1990. CASTORIADIS Cornélius, Les Carrefours du Labyrinthe IV, Paris, éditions du Seuil, 1996. HABERMAS Jürgen, L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension consti- tutive de la science bourgeoise, traduction Marc De Launay, Paris, éditions Payot, 1978. LEFORT Claude, L’Invention démocratique, Paris, éditions Fayard, 1981. LYOTARD Jean-François, L’Enthousiasme, la critique kantienne de l’histoire, Paris, édi- tions Galilée, 1986. NEGRI Antonio, L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, éditions PUF, 1982. NEGRI Antonio, Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, Paris, éditions PUF, 1997. NEGRI Antonio, Du retour. Abécédaire politique, Paris, éditions Calmann-Lévy, 2002. RANCIÈRE Jacques, La Nuit des prolétaires, Paris, éditions Fayard, 1981. RANCIÈRE Jacques, Aux bords du politique, Paris, éditions La Fabrique, 1998.

2) Ouvrages historiques et sociologiques:

BOURDIEU Pierre, Choses dites, Paris, éditions de Minuit, 1987. CHAMPAGNE Patrick, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, Paris, éditions de Minuit, 1990. DE CERTEAU Michel, L’Invention du quotidien, Paris, éditions Gallimard, 1990. DE CERTEAU Michel, La Prise de parole et autres essais politiques, Paris, éditions du Seuil, 1994. ELIAS Norbert, Qu’est-ce que la sociologie?, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 1991. ELIAS Norbert, La Dynamique de l’Occident, Paris, éditions Pocket Agora pour la traduction française, 2003. ELLUL Jacques, Histoire des institutions, Paris, éditions PUF, 1961.

31 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

FAVRE Pierre, (sous la dir.), La Manifestation, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1990. GAXIE Daniel, Le Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, éditions du Seuil, 1978. MICHELET Jules, Le Peuple, Paris, éditions Flammarion, 1974. ROSANVALLON Pierre, L’Age de l’autogestion, Paris, éditions du Seuil, 1976. ROSANVALLON Pierre, Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, éditions Gallimard, 1992. TARDE Gabriel, L’Opinion et la foule, Paris, éditions PUF, 1989. TILLY Charles, La France conteste: de 1600 à nos jours, Paris, éditions Fayard, 1986. DE TOCQUEVILLE Alexis, Souvenirs, Paris, éditions Gallimard, 1942.

32 La rue: un objet géographique

La rue a longtemps occupé une fonction déterminante dans la fabrique de l’urbanité. Incarnant la césure entre la sphère publique et les multiples univers privés, elle assure traditionnellement la mise en relation des lieux, des fonctions, des groupes sociaux. Au XXème siècle, elle a cependant perdu sa prééminence dans l’organisation urbaine. La mixité des fonctions et des modes de circulation a été remise en cause par les préoccupations hygiénistes et fonctionnalistes : « la rue- corridor à deux trottoirs, étouffée entre de hautes maisons doit disparaître » (Le Corbusier, 1925). L’urbanisme «moderne» a construit des îlots centrés sur des dalles ou des espaces verts, créant par là même de nouveaux types d’espaces publics. Quant aux rues héritées, elles ont été «adaptées» à l’automobile, puisque la circulation devait être leur principale fonction. Dans les nouveaux quartiers périphériques, les «voies» de desserte locale ou de circulation ont remplacé les rues. Depuis les années 1970, cette approche fonctionnaliste a été remise en question, en même temps que l’on commençait à s’interroger sur la notion d’«espace public» dans les milieux urbanistiques comme en sciences sociales. Aujourd’hui, alors que l’on tente de réintroduire des rues dans les grands ensembles, on réaménage celles des centres-villes, pour un meilleur partage entre piétons, transports en commun et automobiles. Et force est de constater la forte fréquentation de certaines d’entre elles: équipements collectifs, commerces, et surtout, utilisation des espaces publics par les citadins font de ces rues des lieux très animés. Parallèlement, la rue n’a jamais fait autant l’objet de recherches en sciences sociales. Les approches sont diverses: par la forme (Gourdon, 2001), par l’esthétique (Coblence, 1998), par les interactions entre les individus (Joseph, 1984; Leménorel, 1994) ou encore par l’histoire (Nicaulaud, 1995). Les géographes sont globalement peu présents dans ce champ d’études. La géographie en tant qu’elle s’intéresse aussi bien à l’organisation de l’espace des sociétés qu’au sens des lieux n’a-elle pas quelque chose de plus, quelque chose d’autre à dire sur la question? C’est en replaçant la rue dans l’espace urbain pour mieux comprendre les processus qui s’y jouent, c’est-à-dire en mettant en œuvre une démarche qui s’appuie sur ses propres concepts, que la géographie peut faire avancer la compréhension de la rue et de ses évolutions. En d’autres termes, il s’agit de construire la rue comme objet géographique.

REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 – p. 33-43 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Une approche de géographe

Les géographes ne se sont pas toujours désintéressés de la rue. Ainsi la géographie de la première moitié du XXème siècle a-t-elle donné lieu à plusieurs monographies portant sur des rues. Celles-ci développent une vision à grande échelle de la ville, convain- cues que «c’est par des analyses fines, portant sur des espaces restreints, que l’on peut parvenir à comprendre la manière dont les villes se forment et à quelles réalités sociales elles correspondent» (Montigny, 1992). Le changement de paradigme scientifique qui intervient dans le courant des années 1960 éloigne les géographes de la rue : les approches quantitatives et modélisatrices de la «nouvelle géographie» s’intéressent plutôt aux logiques d’organisation de l’espace à petite échelle. Les objets quotidiens des populations urbaines, qui nécessitent une démarche plus pragmatique, sont dans un premier temps délaissés. Les années 1970-80 réintroduisent l’«espace vécu» dans le champ de la géographie, et signent par là même, le retour de la rue. Cependant, celle-ci n’est pas abordée pour elle-même: c’est principalement à l’échelle du quar- tier et de l’espace de résidence que les analyses sont développées (Bertrand, 1978). Aujourd’hui, l’enjeu est donc de passer de l’échelle du quartier à celle de la rue, et de ne pas se limiter aux pratiques de proximité, en intégrant sa dimension multiscalaire. Il y a plusieurs approches possibles à l’intérieur même du champ géographique actuel. Dans tous les cas, les effets de contexte et la démarche multiscalaire seront au cœur du propos. Le parti pris ici est de construire un objet géographique à partir des concepts d’organisation spatiale, de système, de centralité, de diffusion ou encore de discontinuité: la rue apparaît alors comme un micro-espace s’inscrivant dans des logiques spatiales à plusieurs échelles. C’est la valeur ajoutée de la géographie pour la compréhension de la rue en général, même si, comme on le verra, certaines rues se prêtent mieux que d’autres à cette démarche. L’utilisation assez inhabituelle de tels concepts pour ce type d’espace permet de leur donner un nouveau sens: réintroduire la rue dans le champ de la géographie, c’est aussi, en quelque sorte, renouveler la discipline.

Définir l’objet «rue»

La rue est avant tout un ensemble de lieux distincts, définis par leur position. Ces lieux ont des fonctions et des statuts divers: logements, lieux de travail ou encore fonds de commerce, ils sont de statut privé, public ou semi-public. Bien que de statut privé, ces derniers sont en relation directe avec la rue, et ouverts au public: boutiques, cafés et restaurants. Les espaces privés – en particulier les façades, les enseignes et les

34 La rue: un objet géographique vitrines – constituent une bonne part du paysage de la rue. Cependant, ces lieux exis- tent dans la mesure où ils sont mis en relation par la voie publique, qui permet aux usagers – tous modes de déplacement confondus la plupart du temps – de circuler librement d’un point à un autre. La rue constitue donc un système de lieux proches les uns des autres, mis en relation par des pratiques. Celles-ci renvoient «à une autre spatialité (une expérience «anthropologique», poétique et mythique de l’espace) […]. Une ville transhumante, ou métaphorique, s’insinue ainsi dans le texte clair de la ville planifiée et lisible.» (de Certeau, 1980). Les pratiques citadines font de la rue un micro-espace complexe, avec des trajectoires, des vitesses, des temporalités multiples. La nature même de la rue est de mélanger les gens et les activités, de changer avec le temps, dans la journée, dans la semaine ou encore dans la longue durée. Chacun peut faire l’expérience de la diversité des rues, à l’intérieur d’une même ville. Comme l’écrit Balzac il existe ainsi dans Paris des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes (…) ; puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles…1 Les rues (et l’idée que l’on s’en fait) se différencient selon l’espace et le réseau de relations dans lesquels elles s’inscrivent, à différentes échelles. A l’échelle du quartier, une rue ne peut se comprendre sans les autres rues ou places qui l’entourent – avec lesquelles peuvent jouer des complémentarités, par exemple entre une rue passagère et un square, ou encore entre une rue commerçante et des rues plus résidentielles – et les caractéristiques du quartier lui-même, comme sa morphologie ou sa composition sociale. De même, à l’échelle de la ville tout entière : toute rue s’inscrit dans un ensemble de logiques spatiales distinctes qui la dépassent, flux et circulation, straté- gies résidentielles, distribution des commerces ou des loisirs, choix d’aménagement, pratiques et représentations de la ville. Autant de logiques qui se rencontrent, se don- nent à voir les unes aux autres, se mettent en relation, se concurrencent. La rue ne se contente pas de juxtaposer ces logiques, elle en fait une totalité que le citadin peut s’approprier, au moins par le regard: la rue manifeste la ville.

1. Balzac, Histoire des Treize. Premier épisode: Ferragus, chef des dévorants, Paris, Garnier-Flammarion, 1988, p. 77.

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La rue: espace-temps

Au-delà des questions de définition, comment mettre en œuvre concrètement une approche géographique de la rue? J’ai tenté de le faire pour la rue Oberkampf, dans le 11ème arrondissement de Paris (Fleury, 2003). L’histoire d’une rue «commence au ras du sol, avec des pas» dont les jeux sont «façonnages d’espaces» (de Certeau, 1980). Dans une première analyse de type exploratoire, il convient donc de mettre en évidence les différents modes de déplacement, les trajets et les flux, ainsi que leurs variations respectives en fonction des lieux, des moments et des trajectoires. Bien entendu, l’espace des pratiques se construit dans une interaction complexe avec les lieux. La rue est une forme urbaine qui a une configuration, une architecture, une histoire. Les pra- tiques actuelles ne peuvent se comprendre sans celles qui les ont précédées et qui ont laissé des traces dans l’organisation des lieux, une dimension historique d’autant plus incontournable dans la ville-centre européenne. Les fonctions (commerces, artisanat, bureau) font partie de cet héritage, même si elles évoluent avec le temps. L’analyse de leur répartition s’impose, car elles façonnent en grande partie les usages contemporains de la rue, ses temporalités et son paysage. En définitive, le géographe pourra s’appuyer à la fois sur des méthodes importées des autres sciences sociales, comme «l’observation directe» (Chapoulie, 2000), les questionnaires, ainsi que sur des sources plus classiques1. Mais cette analyse de la rue ne constitue qu’un premier jalon: tout l’enjeu est de mettre en exergue une géographie de la centralité, à plusieurs échelles. Prenons l’exemple de la rue Oberkampf. Ancienne voie d’accès à la ville, escaladant la colline de Ménilmontant, cette «rue-faubourg» s’est urbanisée progressivement à partir du XVIIIe siècle. Sur le chemin du centre, elle constitue aujourd’hui un axe privilégié pour les automobilistes. Mais elle est elle-même aussi centre. Ou plutôt centres, à deux ni- veaux. Alors que sa partie inférieure, entre les boulevards du Temple et Richard Lenoir, est peu commerçante et plus fréquentée par les automobilistes que par les piétons, ses deux autres portions, respectivement entre le boulevard Richard Lenoir et l’avenue Parmentier, puis entre l’avenue Parmentier et le boulevard de Ménilmontant, sont des centralités de quartier. Les commerces de proximité, notamment alimentaires, y sont nombreux; ils rythment la vie de la rue, lui donnent ses couleurs, ses odeurs. La rue est aussi un lieu de sociabilités pour les habitants des environs: marchés à l’intersection des boulevards, square de l’Avenue Jean-Aicart et son boulodrome, barrières du bou- levard de Ménilmontant sur lesquelles on s’appuie pour bavarder, etc. Mais ce qui fait l’intérêt géographique de la rue Oberkampf – du moins à l’intérieur de notre

1. Le document, qu’il soit écrit ou iconographique, et les données statistiques concernant la structure de la po- pulation, les déplacements, ou encore les commerces.

36 La rue: un objet géographique approche – c’est sa partie supérieure. Depuis une décennie, elle s’est progressivement affirmée comme une nouvelle centralité parisienne : les cafés et les restaurants y attirent de nombreux jeunes Parisiens et Franciliens chaque soir. Désormais très fré- quentée, la rue est devenue un espace de concurrence entre piétons et automobilistes – les trottoirs sont étroits et la rue passagère – ou entre usagers des cafés et habitants, notamment à propos du bruit. Deux logiques spatiales distinctes s’entremêlent donc dans une même rue: une centralité de quartier, ancienne, avec ses multiples pra- tiques de proximité; et un processus qui tend à faire de la rue Oberkampf une rue spécialisée dans les loisirs1. La construction de cette nouvelle centralité ne se comprend qu’à l’échelle de la ville, en relation avec d’autres pôles comme Bastille ou le Marais, de plus en plus saturés et qui essaiment dans l’Est parisien. La centralité a ses espaces, elle a aussi ses rythmes et ses temporalités. Les usagers ne sont pas les mêmes tout au long de la journée et ne viennent pas dans la rue pour les mêmes raisons. Ainsi la rue Oberkampf évolue-t-elle d’une part à l’échelle de la journée (les commerces alimentaires ouvrent le matin, les cafés plutôt en fin d’après midi, voire le soir), d’autre part à l’échelle de la semaine (les vendredi et samedi les rues commerçantes voient une fréquentation accrue, qui baisse le dimanche au profit des boulevards et des espaces verts). Enfin, les transformations rapides d’Oberkampf – nouveaux cafés, nou- velles enseignes – rappellent que la rue se recompose dans ses paysages, ses fonctions et sa fréquentation au fil des années2. A des rythmes différents: la géographie des rues «branchées» change plus vite que celle des rues commerçantes.

Des pratiques et des représentations différenciées

Bien qu’ouverte au plus grand nombre, la rue n’est en général pas pratiquée de la même manière par tous. Il convient donc à présent de s’intéresser aux usagers eux-mêmes: leur âge, leur situation familiale, leur appartenance sociale, leur lieu de résidence. Et de leur poser un certain nombre de questions: Que viennent-ils faire dans cette rue? Pourquoi celle-ci et pas une autre? Avec quelle régularité la fréquen- tent-ils? Que représente-t-elle pour eux? A partir de là, il sera possible de définir des pratiques et des représentations différenciées, correspondant à diverses manières de

1. Le terme «loisirs» englobe toutes les activités ludiques et de divertissement. C’est une partie des activités hors-travail, à côté des fonctions de reproduction vitales et des fonctions sociales au sens large. 2. Cela rend nécessaire le recours au document (littérature, presse, guides d’une part; gravures, photographies d’autre part), de même qu’à des entretiens avec des acteurs et des habitants.

37 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 vivre la ville et la centralité, en fonction des groupes qui fréquentent la rue, de leur âge ou de leur appartenance sociale. Et de s’interroger sur les relations éventuelles entre les différents groupes1. En ce qui concerne la rue Oberkampf, la partie supérieure s’inscrit dans un quar- tier plutôt populaire, avec une forte proportion d’habitants issus de l’immigration. On y trouve de nombreux «commerces ethniques» (Raulin, 1987): bouchers Halal, pâtisseries orientales, spécialités des Balkans. Et toute la journée, la rue est un lieu de vie: «des passants qui passent, et aussi qui s’arrêtent et discutent, se saluent, s’apos- trophent, parfois s’insultent…» (Simon, 1997). Ces sociabilités s’exercent sur l’espace public (squares, bancs, seuils des boutiques) ou dans des lieux fermés (bistrots, locaux associatifs, etc.). Ce qui n’est pas le cas dans le reste de la rue, où la fréquenta- tion est plus clairsemée, ramassée au moment des repas. Les commerces, typiques d’une rue-marché parisienne (boulangerie, boucherie, fromagerie) insistent sur le choix et la qualité de leurs produits qui sont plus coûteux. Entre les deux portions de la rue existe donc une réelle discontinuité, liée à la composition sociale des quartiers. Mais c’est la partie supérieure de la rue qui illustre le mieux la différenciation des pratiques. Les usagers des cafés et restaurants «branchés» ne résident pas, pour la plupart, dans le quartier. Ils habitent dans d’autres arrondissements parisiens ou en proche banlieue. Ce sont des individus jeunes, souvent célibataires, issus de milieux sociaux assez divers, mais qui sont le plus souvent bien dotés en capital culturel. Ces «nouveaux citadins» apparaissent en quelque sorte aujourd’hui comme «les meneurs de l’animation des espaces publics urbains» (Bassand, 2001) où ils suscitent une am- biance particulière, comme c’est le cas à Oberkampf: cafés aux enseignes colorées et changeantes, désignations plongeant dans l’histoire ou dans les légendes, restaurants aux décorations kitsch et aux plats exotiques, musique et lumières tamisées. Ces jeunes citadins pratiquent le plus souvent la ville «à contre-temps», et aussi «à contre-lieu» (Bourdieu, 1979) : le soir, très souvent dans des quartiers populaires. Façons d’affir- mer leur différence par rapport aux autres citadins de niveau socio-culturel identique ou plus élevé, et fréquentant des centralités plus anciennes. Mais ils se différencient aussi des autres usagers de la rue, en l’occurrence les habitants. Pour eux, Oberkampf est un espace de loisirs, un pôle parmi les lieux où l’on sort, un point sur leur itiné- raire nocturne. Ils pratiquent moins la rue que les intérieurs, si ce n’est en été. Leurs pratiques de l’espace urbain sont très sélectives, sensibles aux phénomènes de mode: on n’hésite pas à changer de lieu quand celui-ci ne répond plus à certaines exigences

1. Les questionnaires présentés aux passants apportent beaucoup d’informations, mais la représentativité de l’échantillon pose souvent problème. Ils peuvent être complétés par des entretiens, notamment avec certains usagers, mais aussi avec des informateurs privilégiés: commerçants, acteurs associatifs, élus, habitants, etc.

38 La rue: un objet géographique de consommation ou à l’image que l’on s’en fait. Ainsi le lieu «branché» ne le reste- t-il pas longtemps – ce qui ne l’empêche pas, le plus souvent, de rester un lieu fréquenté, mais par de nouveaux usagers: Bastille et Oberkampf naguère, la rue Sainte-Marthe et le canal Saint-Martin (10e arrondissement) aujourd’hui. Ces jeunes citadins ont en général une vision idéalisée et quasi nostalgique de la ville. Les cafés de la rue Oberkampf en témoignent: devantures de bois à l’air désuet, enseignes et dénominations rappelant le passé industrieux de la rue (Café Charbon, Mécano Bar, La Forge, etc.). Les nouveaux usagers sont en effet sensibles aux mythes urbains, comme ceux que l’on associe aux faubourgs (Sansot, 1988) : la révolte, la convi- vialité, la simplicité… Et ils côtoient finalement peu les habitants. Chaque groupe est relativement indifférent l’un à l’autre, dans la mesure où les activités des uns ne nuisent pas à celles des autres: ils ne fréquentent pas la rue aux mêmes heures, ils ont chacun leurs propres lieux de rencontres et de sociabilités. Les nouvelles pratiques de la rue ont cependant des effets importants sur la vie des habitants. Par le changement d’image du quartier et de la rue qu’elles engendrent, elles favorisent certaines transfor- mations de l’espace social: la «gentrification de consommation ou de fréquentation» est intimement liée à une «gentrification résidentielle» (Bidou-Zachariasen, 2003) qui concerne d’ailleurs une grande partie de l’Est parisien.

Les autres acteurs de la rue

D’autres acteurs jouent un rôle important: leur discours, leurs décisions sont à prendre en compte pour comprendre les dynamiques de la rue en général. C’est le cas des acteurs économiques: par leur choix de localisation, par leurs investissements, par leur travail, ils façonnent la rue, conditionnent en partie ses paysages et ses pratiques. Ainsi, en ouvrant des établissements pionniers comme le Café Charbon, certains exploitants ont joué un rôle dans l’émergence d’Oberkampf. Aujourd’hui, la rue est au cœur d’intérêts économiques considérables. Les investissements sont toujours plus importants: dans les cafés, le mobilier et la décoration sont plus travaillés qu’aux origines, on fait de la publicité, et il faut sans cesse s’adapter aux modes, reconstruire. Il s’agit de renforcer la centralité, en attirant une clientèle toujours plus nombreuse. En quelques années, de nombreux cafés et restaurants ont ouvert dans les rues adjacentes, pour profiter de la renommée d’Oberkampf (rue Saint-Maur, J.-P.Timbaud). A l’inverse, d’autres activités partent ou sont parties: désindustrialisation du quar- tier, déclin relatif du petit commerce (accentué aujourd’hui par la hausse des loyers due aux transformations de la rue).

39 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Les acteurs publics jouent eux aussi un rôle majeur. L’évolution de la rue Oberkampf met ainsi en jeu des réglementations de la Préfecture de Police puisque c’est elle qui attribue les licences aux débits de boisson1. Elle attribue également les autorisations nécessaires à l’ouverture de boîtes de nuit. C’est donc bien l’administration qui, dans le cadre de la loi et de la réglementation, a permis le départ de certains commerçants de détail et artisans au profit des cafés et restaurants. Enfin, la Mairie de Paris a joué un rôle non négligeable, en attribuant les permis de construire, en favorisant de nou- velles activités (comme les cabinets d’architectes ou les galeries d’art, présents dans certains passages et cours) ou même en assurant la promotion du quartier (bulle- tins, plaquettes publicitaires, visites d’élus, etc.). C’est elle qui doit aujourd’hui en assumer les conséquences: lutte contre les nuisances (bruit, saleté), réaménagement nécessaire de l’espace public devenu inadapté, etc. En définitive, les acteurs publics s’apparentent bien, comme les acteurs économiques, à des logiques spatiales qui dépassent le cadre strict de la rue.

Le devenir de la rue dans l’espace urbain contemporain

Si l’on poursuit la démarche multiscalaire mise en œuvre jusqu’à présent, il convient maintenant de s’interroger sur le contexte général dans lequel s’inscrit la rue. La forte fréquentation de certaines d’entre elles, le dynamisme des acteurs ne doivent cependant pas faire oublier que la rue demeure une forme urbaine de la ville dense: il n’y a pas de rues dans l’«espace e-s-p-a-c-é» (Gourdon, 2001) des couronnes périurbaines, qui pourtant ne cessent de s’étendre depuis les années 1970. Dans ces périphéries et de plus en plus, dans la banlieue, les fonctions commerciales et de sociabilité sont d’ailleurs assurées par les centres commerciaux, qui deviennent des «centres de vie» (Lestrade, 2001). Les rues s’inscrivent désormais dans un système d’espaces publics aux formes très diverses, très sensible à la forte concurrence entre les centres. Et puis dans l’ensemble de l’espace urbain, les modes de vie changent, avec la dispersion des lieux de résidence, des lieux de travail, et l’accroissement de la mobilité. Les pratiques de la ville se lisent désormais plutôt à l’échelle de l’agglomération qu’à celle des quartiers. Et les centralités se recomposent rapidement: certaines émergent, d’autres déclinent. Car la mobilité accentue la sélectivité des pratiques citadines. Qu’en est-il alors des rues de la ville dense? D’un côté, on ne fréquente plus forcément

1. Le nombre maximum d’établissements étant atteint dans Paris, la Préfecture autorise en fait l’ouverture de nouveaux établissements par «translation de licences existantes».

40 La rue: un objet géographique les rues qui entourent le logement, et la vie de quartier a tendance à s’amenuiser – à l’exception peut-être des quartiers cosmopolites (Simon, 1997) – de même que le commerce de proximité1. Il y a de plus en plus de rues résidentielles, quasi désertes: la rue est alors réduite à un paysage, elle devient cadre de vie, ce que les politiques municipales tendent à renforcer par les aménagements de l’espace public (végétalisation, mobilier urbain, obstacles à la circulation, etc.). D’un autre côté, on se rend plus facile- ment – mais moins souvent – dans d’autres rues plus éloignées. Cela pour des raisons précises: pour la consommation, pour les loisirs. Le public a donc tendance à se concentrer dans certaines portions de la ville, dans certaines rues très centrales où il trouve une «compensation intermittente de la dispersion quotidienne» (Barbichon, 1993). Ces rues sont profondément modifiées: processus de spécialisation autour du commerce et/ou des loisirs, changement d’échelle dans la fréquentation, nouvelles tem- poralités, conflits d’usages entre des logiques spatiales différentes. En concurrence avec des centralités périphériques, le centre-ville s’adapte dans ses structures commerciales com- me dans ses espaces publics, allant jusqu’à (re)fabriquer de nouveaux types de rues, proches du modèle des centres commerciaux: galeries commerciales, comme le Passage du Havre, ou rues piétonnes, comme la rue Montorgueil ou la Cour Saint-Emilion2. Ces nouveaux espaces correspondent à un modèle idéalisé de la rue, une sorte d’âge d’or où les diffé- rents usagers vivraient en harmonie. Ces images finissent par prendre corps dans le paysage, en grande partie sous l’impulsion des stratégies commerciales qui les mobilisent. Et la rue se fait décor, comme c’est d’ailleurs en partie le cas à Oberkampf. Enfin, il semble qu’à la spécialisation fonctionnelle des rues corresponde une dif- férenciation sociale de plus en plus poussée: les rues seraient de plus en plus le signe d’un groupe, d’une classe sociale, d’un style de vie. La transformation subie par la rue Oberkampf tend à le montrer, avec des usagers très caractérisés: ces «nouveaux citadins» évoqués plus haut pour qui la rue est devenue comme un point de ralliement, un symbole. D’autres rues témoignent de cette tendance, comme les rues qui se spécialisent dans le commerce du luxe, dans le Faubourg Saint-Germain, ou les rues gay, dans le Marais. Les animations de l’espace public, organisées par les acteurs publics (opérations Nuits Blanches, Paris-Plage et autres festivals de rue) sont parmi les derniers moyens d’y rassembler des populations éparses, mais c’est de façon éphémère. La rue devien- drait-elle un lieu de l’entre-soi, y compris en position centrale, en contradiction avec l’idéal de mixité et de brassage qu’elle représente ? De plus amples investigations devront le démontrer.

1. Voir les comptages Sirène INSEE/CCIP. Il faut noter que ce déclin est moins avancé à Paris qu’ailleurs du fait de la densité qui demeure importante. 2. Respectivement à Paris dans les 9e, 2e et 12e arrondissements.

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Le défi de la comparaison

Les pratiques et les représentations de la rue dépendent de l’espace urbain dans lequel celle-ci s’inscrit, à plusieurs échelles. Elles dépendent donc aussi de la région ou du pays dans lesquels la ville se situe: si la forme «rue» se retrouve dans de nombreux contextes culturels, son sens peut varier considérablement. Ainsi certaines rues de Séoul sont-elles occupées par des marchés qui «modifient la nature même de la rue» (Gelezeau, 1992) : l’utilisation de bâches et l’installation des étalages en font un «espace au moins couvert, sinon fermé», dont la fonction de circulation se trouve remise en cause. Quant aux ruelles, elles «s’offrent aux pas du promeneur entre deux murs aveugles, obéissant par ce trait à la logique de la dissimulation». Pratiques et représentations de la rue dépendent également de facteurs politiques et socio-économiques, pour lesquels on pourrait multiplier les exemples: contrôle étroit de l’espace public par les régimes autoritaires, travail dans la rue pour vivre (ou survivre) lié à un faible niveau de déve- loppement ou à la crise économique. Il faut donc prendre ses distances par rapport aux modèles occidentaux, et aborder la rue sous l’angle d’un certain relativisme. La comparaison s’impose alors d’elle-même, pour mettre en évidence non seulement les régularités et les variations qui interviennent dans les pratiques de la rue et dans leurs évolutions, mais aussi les enchaînements découlant d’un choix initial, un choix que nous avons la liberté de mettre en regard d’autres choix, des choix exercés par des sociétés qui, le plus sou- vent, ne se connaissent pas entre elles. (Detienne, 2000) Et puis derrière ce choix, qui implique des pratiques et un sens particulier de la rue, il y a les mêmes questions: comment vivre ensemble dans la grande ville? comment côtoyer la différence, l’autre? Quelle place donner aux lieux de rassemblement, de rencontre? Le géographe de la rue devra se demander comment des sociétés urbaines différentes répondent à ces questions, en fonction du contexte qui est le leur. Si la comparaison pose des problèmes méthodologiques considérables, ce qui explique en grande partie sa rareté, elle permettrait sans doute de mieux comprendre la rue et ses évolutions contemporaines.

Antoine Fleury U.M.R. Géographie-cités 13, rue du Four 75006 PARIS [email protected]

42 La rue: un objet géographique

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1827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue

Barricades et manifestations dans la France contemporaine

«La question de la rue et de ses usages a consti- tué depuis 1789 une véritable métaphore de la question politique dans son ensemble. En elles se croisent les questions clefs de rapport de l’ordre et de la violence, du légal et de l’in- formel. La rue est au carrefour des peurs et des utopies, objet de conquête et source de défiance. Lieu de la fête, elle est liée aux plai- sirs partagés et au bonheur social. Mais associée à la foule incontrôlée, elle incarne ce qui menace l’ordre institutionnel: elle est le double de l’émeute.» Pierre Rosanvallon, in La Démocratie inachevée, p. 335.

Descendre dans la rue pour protester en manifestant nous apparaît bien naturel de nos jours, mais c’est oublier que cette pratique politique « consensuelle » fut difficile à acquérir. Nous nous proposons d’étudier durant la période 1827-1934 la naissance de la pratique protestataire contemporaine, en examinant en particulier le passage de la barricade à la manifestation, cette dernière devenant une sorte de «mort de la révolte» selon l’expression de Danielle Tartakowsky. Mais si la manifes- tation naît là où la barricade meurt (et avec elle les révolutions), se pose également avec acuité pour chaque pouvoir en place la question du rapport à l’ordre et au désordre, car il leur faut au mieux contenir et réguler l’usage du désordre, ceci afin de prouver leur capacité à gouverner:

REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 – p. 45-60 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

L’ordre public […] n’est jamais que la marque du pouvoir, d’un pouvoir; il n’est pas en soi la Justice ou le Droit, ni non plus leur contraire, il vaut simplement ce que vaut ce pouvoir.1 Vient alors le problème des formes adéquates de l’expression démocratique: c’est le conflit entre les politiques afin de savoir qui de l’urne ou de la rue est la plus légitime, dans un régime où le suffrage universel permet idéalement à chacun de s’exprimer librement. Trois problèmes pour lesquels nous pouvons présenter une esquisse de réponse.

La barricade, entre émeute populaire et guerre urbaine

Les barricades2 telles que nous les connaissons, celles des révolutions contre la mo- narchie et qui constituent autant d’étapes vers la conquête du suffrage universel, naissent lors des journées du 19 et 20 novembre 1827, au point de constituer l’image d’Epinal d’un siècle de révolutions. C’est dans une période de marasme économique et de tension politique autour de la loi sur la censure de la presse, qui déclenche par

1. Alain Faure, Maintien de l’ordre et police en France et en Europe au XIXème siècle, Paris, éd. Créaphis, 1987, p. 15. 2. Les origines de la barricade et sa longue éclipse jusqu’en 1827 sont à rattacher aux rapports entre les villes françaises et le pouvoir royal. «La journée des barricades» du 12 mai 1588, constitue l’acte de naissance po- litique de cette dernière. Ce jour-là, pour résister aux 4000 hommes d’armes rassemblés dans Paris sur ordre du roi Henri III, la Ligue catholique et le duc de Guise organisent une riposte politique et militaire: des chaînes sont tendues et des obstacles sont construits grâce à des tonneaux remplis de terre (des «barriques», d’où est issu l’origine étymologique de ce barrage) afin d’empêcher les troupes de bouger et d’effectuer une jonction; bientôt le roi est confiné dans le et doit se résigner à quitter la capitale. Les barricades ré- apparaissent le 26 août 1648: à la suite de l’annonce de l’arrestation des principaux chef de la Fronde parle- mentaire, les bourgeois de l’île de la Cité tendent des chaînes dans la partie occidentale de la Cité, et le len- demain, les premières barricades se dressent dans la cité. Mais la mise au pas des villes par la monarchie absolue rend impossible l’utilisation de tels ouvrages, d’autant plus qu’elle est assez forte pour contenir les guerres sur ses frontières et rendre un siège de Paris improbable: dans le même temps que Paris perd l’utilité de ses for- tifications, elle perd l’usage des barricades, car il n’est plus besoin de défendre la ville contre les étrangers. Elle fait une timide réapparition en prairial an III (mai 1795), dans une période de misère intense et à un moment où l’opposition royaliste s’affirmant progressivement, la ville est de nouveau au cœur d’un puissant antagonisme politique. Le réapprentissage de la barricade doit aussi beaucoup aux grognards des armées na- poléoniennes, habitués aux guerres de rue, qui vont importer leur culture militaire aux révolutionnaires, après avoir permis à la capitale de se doter un temps de structures d’autodéfense dans la déroute de 1814. Notons pour finir avec Anne-Marie Cocula que: «l’histoire des barricades du 12 mai 1588 [et donc de ses ori- gines en général] s’inscrit bien dans une réflexion stratégique qui fait de ce dispositif le contraire d’une inven- tion spontanée, populaire et défensive» (dans A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), La Barricade, Publication de la Sorbonne, 1997, p. 37), pour constater tout le travail de transfiguration effectué depuis cette époque. La barricade conserve et renforce cette ambivalence tout au long du XIXème siècle, sans cesse tendue entre deux pôles antithétiques, que ce soit le militaire et le populaire, l’utilitaire et le symbolique, l’organisé et le spontané.

46 1827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue ailleurs une ferme opposition au sein de la Chambre des députés, que la barricade ressurgit dans le faubourg St Antoine. Le ministre Villèle décide de dissoudre la Chambre (rappelons que nous sommes depuis 1814 dans la cadre d’une monarchie censitaire, où le cens ne permet qu’à 100000 Français environ de voter), pour que de nouvelles élections redistribuent les cartes en sa faveur, du moins l’espère-t-il. Des manifestations de liesse ont lieu le soir des élections, des bandes parcourent les rues du faubourg St Antoine aux cris de «fêtez les élections», des troubles s’ensuivent, un commerçant amène un chenapan au poste de police, alors qu’il le volait. La foule s’assemble alors, cinquante gendarmes arrivent pour disperser la population, mais quand la troupe repart, elle est confrontée à des barricades érigées par les habitants du quartier, qui atteignant la hauteur du premier étage, sont conçues pour clore la rue à la jonction des rues du Renard et de Grenetat, et faire obstacle à la troupe, qui a fait intrusion dans le quartier. Plusieurs caractéristiques peuvent être dégagées de cette matrice. De quoi est composée une barricade? La construction de la barricade naît de la destruction de la rue et de l’utilisation des bâtiments alentours qui la délimitent. Cela se fait jusque dans les moindres détails puisqu’on dépave, qu’on renverse les charrettes et qu’on utilise les matelas et autres objets domestiques pour l’alimenter: Il n’y a pas de barricade standard. On l’érige en choisissant ce que l’on a sous la main: voitures, planches, pavés. Une voiture renversée, omnibus, voiture bour- geoise, ou hacquet facilitent l’entreprise. On va parfois chercher des feuillettes et des barriques chez le marchand de vin ou dans les entrepôts; des traverses de che- min de fer aux abords des débarcadères, des volets, des échelles, des planches de chantier, des établis sont également utilisés. Bien sûr, on trouve partout des pavés, symboles même de la barricade. On se procure des leviers pour les arracher, des «pinces» dans les chantiers ou chez les entrepreneurs les plus proches, auxquels on prend à l’occasion des moellons. Les ouvriers du bâtiments sont souvent mis à contribution, et les témoins impressionnés par la rapidité des travaux.1 Des tireurs en embuscade aux fenêtres protégées par des matelas appuient le dispositif, des trous pratiqués dans les toits permettent de tirer dans la rue en se plaçant à l’abri, le mobilier des maisons alentours sert à épaissir les barricades. Le but de ce démontage est alors d’empêcher le passage et la circulation dans la rue pour les forces de l’ordre. C’est à ce modèle qu’on se réfère en juin 1848 pour construire les barricades dites «de front», offensives car elles affrontent réellement l’armée et sont appuyées par les tirs pro- venant des maisons, alors que d’autres, davantage à l’écart des combats, moins abouties et moins défendues, laissent un passage possible dans la rue.

1. L. Clavier et L. Hincker, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 211.

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Par ses matériaux, la barricade est donc liée à son voisinage, mais aussi par ses acteurs, ceux qui la construisent comme ceux qui la défendent. La barricade comporte toujours une dimension d’autodéfense: il s’agit de défendre ses biens, sa maison, sa boutique, menacés par l’intrusion des forces de l’ordre. Cette observation est confirmée par l’étude de Mark Traugott1, qui met en évidence que 52,9 % des participants aux barricades sont des «combattants de proximité» et que 36,1 % des participants habitent à moins de trois blocs de distance en février 1848. On peut donc imaginer qu’ils se connaissent de vue, qu’ils fréquentent les mêmes bistrots, qu’ils partagent une solidarité de quartier très forte et dont ils ont conscience. La barricade est en effet une manifestation de la forte identité du quartier, c’est un véritable espace vécu, qui, derrière une fortification éphémère faisant office de frontière, affirme sa cohésion face à l’étranger2. D’ailleurs, les témoignages concordent pour montrer que la vie de quartier continue lors des «journées»: on continue à boire, à se rendre chez le marchand de vin aux heures habituelles, à manger, parfois derrière les barricades3. C’est l’existence d’une telle solidarité qui explique la réaction spontanée du faubourg St Antoine en 1827, mais aussi d’autres quartiers dont la configuration est favorable, et appelle presque à la construction de barricades. C’est ce dont ont conscience les contemporains, et no- tamment le général St Arnaud, ministre de la guerre du prince-président Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851 et le préfet de police de Paris, P. de Maupas. Chargés de tirer les conséquences des insurrections précédentes afin de mieux pouvoir les contrer et préparer le coup d’Etat qui s’annonce, ils en viennent à élaborer un paradigme de l’insurrection et à désigner des quartiers prédestinés, comme les quartiers St Antoine, Belleville, Bastille, St Eustache-les-Halles, Temple-Rambuteau, St Martin, St Denis, Château d’eau sur la rive droite, et, sur la , St Marceau, Mouffetard, Panthéon, qui ont une spécificité: La configuration bouleversée d’un quartier, l’étroitesse de ses rues, la présence de pavés, y renforçaient le risque d’édification de barricades; mieux, elles l’appelaient, le rendaient inévitable. La barricade semblait consubstantielle à la conformation de cet espace.4 La barricade, qu’on rencontre en 1830, 1832, 1834, 1848, et 1871… est vécue com- me le prolongement des maisons et des boutiques, comme une excroissance du quar- tier, et requiert donc toute son adhésion, ce qui l’amène parfois à faire pression sur le voisinage. Mais cette solidarité va au-delà du quartier, elle semble un court instant le

1. in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., pp. 77-78. 2. L. Clavier et L. Hincker, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 212. 3. L. Clavier et L. Hincker, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., pp. 213-214. 4. O. Pelletier, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 254.

48 1827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue transcender. On demande de l’aide aux passants, même une aide symbolique de quelques pavés, acte qui symbolise l’adhésion à la révolte et le soutien aux insurgés: refuser d’apporter son obole lapidaire revient à se voir exposer à l’opprobre du quartier, à être qualifié d’ennemi du peuple. C’est pourquoi les barricades regroupent aussi des «insurgés aux horizons plus larges» qui sont 31 % en février 1848 (toujours selon l’étude de Mark Traugott), parce qu’ils viennent de plus loin, de toute la ville, parce qu’ils ont reçu une meilleure instruction, mais aussi parce qu’ils sont liés par leur histoire personnelle aux précédentes insurrections dont ils gardent un souvenir vif. Ce sont eux qui s’attaquent aux lieux du pouvoir, comme la Préfecture de Police, le ministère des Affaires Etrangères, ou investissent les hauts lieux de la révolte parisien- ne, tels le Château d’Eau, la , la place de Grève, la , etc. Autant de lieux stratégiques qui permettent de tenir ou de ne pas tenir militaire- ment la ville, alors que les précédents s’occupent davantage de marquer leur territoire dans la ville. De la rencontre de ces deux types d’insurgés naît alors une autre forme de solidarité: en s’appropriant l’espace physique, en organisant la construction de la barricade, en recrutant de nouveaux défenseurs, en se frottant aux forces de contrôle social préexistant au combat, les insurgés acquièrent un sens croissant de ce qui est en jeu et peuvent, si les conditions s’y prêtent, par l’engagement, passer des mots à la réalité des faits. Les barricades facilitent donc la mobilisation révolutionnaire, en exploitant à l’origine les liens de solidarité enracinés dans le voisinage à des fins insurrectionnelles.1 La solidarité préexistante au sein du quartier constitue un point d’appui et une préfi- guration d’étendue limitée de la République en train de se constituer dans les esprits, avant de s’incarner dans une forme institutionnelle. S’effectue alors un glissement vers une affirmation positive, offensive de nouvelles valeurs: on construit des barricades pour défendre le bien du peuple, et finalement, chaque pavé installé sur la barricade se transfigure en une nouvelle pierre sise sur l’édifice de la République: Ces barricades étaient destinées à défendre la République. Dans les faits, chacun, au pied du mur, dut construire la République, au coin de sa rue. «Quant la patrie est en danger, chacun doit descendre à la barricade», avait résumé un prévenu de la rue Popincourt.2 C’est pourquoi la barricade sert aussi de «tribune du dernier espoir» pour tenter de réconcilier des fractions de la population antagonistes, avant de basculer dans la guerre civile urbaine. Nombre d’orateurs, dont les plus célèbres sont certainement pour 1848

1. Mark Traugott, in Corbin et Mayeur (dir.), op. cit., p. 79. 2. L. Clavier et L. Hincker, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 219.

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Arago sur la barricade du Panthéon, Hugo sur celle de la rue St Louis, le général Bréa sur celle de la barrière d’Italie, montent alors sur la barricade et haranguent la foule. Dans ces courts instants, la barricade sert de catalyseur au débat politique: il quitte la Chambre des députés où le débat est dans l’impasse afin d’investir la rue1. C’est aussi le moyen de diffuser les nouvelles et, si possible, d’étendre l’insurrection, comme espèrent le faire les orateurs investissant les boulevards, espaces a priori défavorables à l’érection de barricades, en 1851.

Or, c’est précisément dans ces années 1848-1851 que se révèle un paradoxe fondamental de la barricade, qui oscillait entre «lieu de mémoire» de la lutte populaire et instrument militaire de la guerre des rues: au moment où l’on cherche à la rationaliser en véritable objet militaire (dont l’opposition ami/ennemi suppose une identification claire des deux camps et ne peut s’accommoder de la confusion), la barricade perd de son efficacité insurrectionnelle, devenant ainsi, par sa mort, un élément de la mise en ordre des rues. En effet, la stratégie de «Napoléon le Petit» lors du déroulement du coup d’Etat des 2 et 3 décembre 18512 est de rendre lisible l’affrontement militaire: il s’agit de dégager la rue de tous les indésirables et de la réserver seulement au combat, en dispersant les indécis, attirés par le spectacle au moyen de salves de coups de feu3 : Les badauds se sont toujours pressés non pas exactement aux endroits où l’on se bat, mais à ceux ou une insurrection à ses débuts offre un spectacle sensationnel – et gratuit. La rue change d’aspect, on voit des uniformes, on participe à des émo- tions violentes. Un attroupement est plus que doublé en volume par ceux qui le regardent. […] La ville prenait son aspect de révolution, boutiques closes, ateliers vides, affaires cessantes, donc gens oisifs dans la rue.4 Le paradoxe se perpétue lors de l’épisode de la Commune, et notamment le 4 septembre 1870, journée révolutionnaire, mais sans barricades, qui proclame le passage d’un Second Empire, mort dans la boue de Sedan le 1er septembre, à la République et à un parle- mentarisme plus efficace: c’est désormais du qu’on attend la solution aux problèmes politiques. L’haussmanisation de Paris y est également pour beau- coup, car les grandes percées dans la ville rendent beaucoup plus difficile l’érection de

1. Il conviendrait d’examiner les rapports (de concurrence, d’opposition, etc.) entre l’aspiration institu- tionnelle au suffrage universel et la pratique des journées révolutionnaires, ce que nous n’avons pas vraiment pu faire ici, faute de temps et devant l’étendue de la bibliographie concernant la question. 2. Ceci afin d’obtenir par la force un renouvellement de son mandat de président de la République que la constitution de 1848 ne permet pas. 3. O. Pelletier, in A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 261. 4. L. Girard, in Maintien de l’ordre en France et en Europe au XIXème siècle, éd. Créaphis, 1987, p. 59. Nous soulignons.

50 1827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue barricades, alors qu’elles permettent à la cavalerie et à la troupe de manœuvrer beaucoup plus facilement. Mais, fait beaucoup plus significatif, «face à la colère de Paris, la bar- ricade, au sens figuré, passe du côté du pouvoir»1. En effet, face au danger d’invasion, personne ne peut se payer le luxe d’une guerre civile au sein de la capitale, assiégée par les Prussiens du 20 septembre 1870 au 28 janvier 1871. C’est pourquoi dès le 17 septembre 1870, le Gouvernement de Défense Nationale ordonne la destruction des barricades érigées sans autorisation préalable. Ce n’est d’ailleurs pas le contrôle de Paris par la Commune qui va changer les choses, puisqu’elle va également s’attacher à conserver la maîtrise de ce qui devient de plus en plus un ouvrage d’art militaire. Si, le 18 mars 1871, le peuple de Paris érige des barricades spontanées2, celles-ci sont vites détruites par la suite devant la menace de la reprise de Paris par les Versaillais, et la Commune crée, elle aussi, une Commission des barricades le 8 avril 1871, puis d’un éphémère bataillon de barricadiers le 25 avril. Le Génie militaire prend vite le dessus en désavouant les initiatives d’un Gaillard père, qui s’était vu confié la charge de barricader les Ier et XXe arrondissement de Paris (malgré son manque de compétence), donnant lieu à quelques ouvrages de fière allure, comme le «Château Gaillard», composé de deux étages, avec bastion, redan, courtine, un fossé large et profond devant le talus, etc. La barricade devient alors davantage un ouvrage d’ingénierie militaire, et cristallise les tensions entre les mili- taires ralliés à la Révolution et les politiques confrontés à des problèmes militaires. Neuf cent points de Paris sont barricadés, mais avec une répartition des tâches toute militaire, entre d’une part les grandes barricades aux allures de fortin qui occupent les points stratégiques, barrent les carrefours, et peuvent se renforcer entre elles par des tirs croisés, et les autres qui occupent les interstices et servent davantage à ralentir l’ennemi: ainsi dans le XXème arrondissement, 17 barricades dessinent un périmètre défensif, alors que les barricades de fortune occupent les intervalles. Si la barricade a été réutilisée, c’est parce qu’elle: possède aussi une puissance symbolique. Grâce à elle, la ville devient forteresse, et chaque rue une redoute. Elle est l’arme des désarmés, le «haillon du peuple», faite d’objets usuels […]. La barricade rassure et protège, elle immobilise aussi: on n’y manœuvre pas, on y attend, on y reste, on y meurt. Elle ne symbolise donc pas seu- lement la force du peuple, mais aussi sa passivité, sa vulnérabilité, et sa défaite. […] En 1871, apparaissent très clairement ces deux sens de la barricade: le militaire et le populaire; l’utilitaire et le symbolique; l’organisé et le spontané.3

1. E. Bonhomme, dans A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 301. Nous soulignons. 2. Après l’élection à Bordeaux d’une assemblée largement monarchiste et qui doit négocier les conditions de la paix avec les Prussiens, Thiers, qui est à la tête du gouvernement provisoire, veut désarmer la Garde Nationale et récupérer les canons des Buttes Chaumont et de , provoquant le soulèvement de la ville. 3. R. Tombs, dans A. Corbin et J-M. Mayeur (dir.), op. cit., p. 357.

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Mais le symbole n’est pas suffisant: la barricade de la Commune est inefficace; car les contestataires, certes empêchés par le contexte militaire, n’ont pas su renouveler leurs formes de protestation si ce n’est inactuelles, du moins révolues. D’autant plus que, depuis le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte de 1851, l’armée sait parfaitement reprendre les barricades, en perçant les murs mitoyens pour contourner ces ouvrages militaires et les attaquer des deux côtés à la fois, mais aussi en tirant sans scrupule au canon.

«La mort de la révolte»: le nécessaire compromis autour de l’ordre public

La fin de la Commune signe la fin de l’ère des révolutions qui ont scandé l’histoire politique française depuis 1789. Schématiquement, c’est pour clore le cycle des révo- lutions que le bourgeois, qui obtient la mainmise sur la vie politique, se résigne au suffrage universel et abandonne le suffrage censitaire (qui fait du vote, non pas un droit accordé à tous, mais une fonction, où le cens permet de trier le bon grain de l’ivraie, d’extraire la meilleure partie de la société, qui aura le privilège de voter et d’être éligible). A une époque où le darwinisme social imprègne les esprits bien-pensants, l’ordre pour lui est un tout, que ce soit dans la rue, à l’atelier ou à l’intérieur même de la famille: son absence sert de révélateur d’une nature viciée. La «Loi» doit alors permettre de contenir un tel désordre issu de la rue. Celle du 10 avril 1831 déclare que tout rassemblement sur la voie publique est qualifié d’attroupement et est interdit une fois qu’un officier public a ordonné la dispersion, les armes (la «force publique») pouvant être utilisées après trois sommations pour disperser la foule. Quant à la loi du 7 juin 1848 – qui de- meure en vigueur avec ses imprécisions jusqu’en 1935 – , elle proscrit les attroupements armés et autorise les autres (par exemple les processions cultuelles, les célébrations officielles, les cortèges funèbres), à la seule condition qu’ils ne troublent pas la «tran- quillité publique». La notion d’ordre public est donc capitale pour la République de ces années, qui n’envisage pas d’accorder un droit de réunion sur la voie publique, com- me le précise l’article 86 de la loi sur les libertés publiques du 30 juin 1881. Le «droit à la rue», pour reprendre une expression de Jules Guesde1, n’est pas facile à acquérir, du fait de la crainte qu’elle suscite encore dans les mémoires, mais

1. Jules Guesde revendique l’instauration d’un «droit à la rue», en tant que complément naturel du droit de suffrage, cf. «le droit à la rue», dans le Cri du peuple, 15 février 1885 (repris dans Etat, politique et morale de classe, Paris, 1901, pp. 140-143).

52 1827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue aussi du fait des désordres réels que de tels épisodes ne manquent pas de provoquer. Avant que la manifestation puisse être tolérée, plusieurs évolutions doivent avoir lieu, notamment au niveau de l’efficacité policière. Le préfet de police de Paris, Louis Lépine, qui va marquer un bouleversement profond dans le maintien de l’ordre parisien, ne mâche pas ses mots quant aux objectifs de sa mission: La Loi est la loi. […] Elle exige que l’ordre règne dans la cité. Et quand c’est le siège du gouvernement, la prescription est encore plus rigoureuse. Est-il admissible qu’une foule tumultueuse vienne protester contre les décisions du gouvernement ou prétend troubler par des rassemblements et des clameurs les délibérations des chambres? Les cérémonies officielles doivent se dérouler dans le calme, être proté- gées contre des manifestations hostiles, et le bon bourgeois qui va à ses affaires doit trouver la voie libre et ne pas être exposé au hasard des bagarres. C’est ce qui lui arrivait pourtant aux alentours de 1893. Le boulangisme avait donné à la popula- tion parisienne de bien mauvaises habitudes.1 Avec la préfecture de police de Paris2, Lépine reçoit un héritage du Second Empire. Pourtant il parvient à changer les méthodes de la police parisienne, tout d’abord en évitant à tout prix d’avoir recours à l’armée, responsable de la violence des répressions précédentes, puisqu’elle utilise en premier la force, alors que la police ne doit l’utiliser qu’en dernière extrémité. La violence d’Etat peut donc s’exercer d’une manière un peu plus légitime: le maintien de l’ordre public dans la rue est plus facile à obtenir, quand la répression policière ne se solde plus par des morts, capables de déclencher à eux seuls la fureur de la foule. Cette «méthode Lépine» conduit à des résultats probants, puis- qu’il n’y a pas de mort dans la capitale pendant vingt ans, à la différence de la province, où les morts sont encore nombreux: trois ouvriers à Chalon-sur-Saône le 3 juin 1900, deux morts à cause des inventaires en février-mars 1906 (suite à la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905), un docker à Nantes en 1907, etc. La police se doit tout d’abord d’être très bien renseignée sur la nature de la ma- nifestation qui va avoir lieu, grâce à des infiltrations dans les réunions préparatoires des manifestants, afin d’avoir des effectifs adéquats. Mais il s’agit aussi d’appliquer strictement les termes de la loi de 1831 sur les attroupements, et de procéder par som- mations. Ensuite, le but est d’occuper le premier l’espace afin de pouvoir contenir et orienter les flux, et si possible, de contenir les manifestants dans un seul endroit. Il s’agit souvent de la place de la République, lieu prévisible de rassemblement proche de la Bourse du travail, et lieu qui plus est stratégique, assurant la confluence de sept

1. in Mes souvenirs, pp. 128-129. 2. Rappelons qu’à la différence des autres villes, où le pouvoir de police est progressivement confié à la dis- crétion du maire de la ville, Paris n’aura pas de maire avant 1977, et par conséquent, les forces de police, même municipales sont du ressort du préfet, sous la dépendance directe du ministre de l’Intérieur.

53 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 boulevards importants. Pour être le maître des lieux, on a recours à une innovation importante, le «manège Mouquin», qui consiste à faire tourner sur place des cavaliers, sachant que personne n’ose s’attaquer aux chevaux, et permet de marquer la frontière du territoire concédée temporairement par le pouvoir en place à la foule. Pour repousser les manifestants dans l’endroit voulu, on dispose les troupes d’une manière particu- lière: la police municipale est en première ligne, alors que les cavaliers restent derrière, prêts à la reconstituer et à leur prêter main forte, au cas où la première ligne cèderait. Enfin, les cortèges sont limités dans leur déploiement, car on les divise en petits groupes de mille à mille cinq cent personnes, avec des cuirassiers, des cavaliers et des agents municipaux intercalés entre chaque groupe.

La deuxième condition, pour que la manifestation, telle que nous la connaissons, prenne forme, et qu’elle soit acceptée par les autorités, est d’obtenir l’assurance qu’elles ne déborderont pas. Car, si des cortèges peuvent ressembler à des manifestations en 1830-1834 ou en 1848, ce ne sont pas des expressions politiques normales ou normées, elles sont plutôt l’indice d’une situation pré- ou post-révolutionnaire, un moyen de peser sur les décisions du pouvoir, de lui rappeler qu’il tient sa légitimité de la rue, mais aussi le symptôme d’un manque d’organisation de ses propres troupes. Un changement s’esquisse avec la crise boulangiste des années 1887-1889, ainsi qu’avec l’affaire Dreyfus, qui se cantonne longtemps au terrain judiciaire, mais finit par investir le domaine de la rue à partir du tournant que constitue J’accuse, la lettre ouverte au président de la République que Zola fit publier dans L’Aurore. Vincent Robert met en effet en évidence que dans la cas de la ville de Lyon, les nouvelles véhiculées par les journaux jouent un rôle considérable: on se rassemble devant les sièges des journaux, notamment nationalistes dans le cas des républicains, sinon devant des salles de réunion, pour conspuer une opinion politique concurrente, comme les 12-19 janvier 1898 ou les 5-7 juin 1899. Surtout, les épisodes manifes- tants de cette période ont pour but d’occuper la rue, de la disputer à l’adversaire, afin de se voir reconnaître comme lui le droit de manifester, comme le déclare Jean Jaurès: Nulle part [les socialistes] ne veulent prendre l’initiative de manifestations agres- sives. Ils sont résolus à éviter tout ce qui peut provoquer des bagarres de rue. Si les nationalistes, si les assommeurs et hurleurs de bande césariennes reçoivent de leur maîtres l’ordre de rester chez eux, les socialistes ne paraîtrons pas dans la rue. Mais il est intolérable que sous la République, seuls les ennemis de la République aient le droit de manifester.1

1. Déclaration dans La Dépêche de Toulouse reprise à Lyon par le Peuple le 27 octobre 1898.

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Ainsi la manifestation, avant d’être une manifestation dans la rue, est avant tout un manifeste de la rue. Or, l’émergence des partis1 au sens moderne, que ce soit l’Alliance Française Démocratique en 1901, la Fédération Républicaine en 1903, le parti radical en 1901, la S.F.I.O.2 en 1905, ou encore le P.C.F. en 1920, marque un changement majeur dans le rapport à la politique: Que le temps de la politique cesse ainsi d’être perçu comme celui de l’immédiateté et de l’urgence pour devenir celui du détour nécessaire et possible exige des forces en présence qu’elles puissent tenir les foules à l’écart des mouvements de désespoir et de révolte (…) pour mieux les mobiliser dans ces formes nouvelles quand le contexte devient plus favorable. Cette transformation exige aussi des mouvements politiques qu’ils soient capables d’évaluer le rapport des forces, de capitaliser les acquis de chacune des luttes partielles, de les transmettre et de produire du sens à partir de ce qui, jusqu’alors n’était qu’action.3 On se mobilise donc à l’appel d’un parti, on clame ses mots d’ordre. Mais surtout, on peut négocier avec les autorités, qui ne font que tolérer la tenue de ces manifestations, si elles ne débordent pas. L’innovation principale, qui rend possible le déroulement de manifestations à la Belle Epoque, est la constitution de services d’ordre par les manifestants eux-mêmes. C’est le cas lors de la deuxième manifestation d’octobre 1909 (contre l’exécution du pédagogue anarchiste Ferrer), qui est autorisée à la suite de la négociation entre la fédération de la Seine de la S.F.I.O., le président du Conseil Briand, et le préfet de police Lépine. Un système se met en place avec des «hommes de confiance» (des responsables du parti qui payent de leur personne et ont une certaine «visibilité»), puis avec des militants ordinaires, mais qu’on doit reconnaître grâce au brassard rouge ou à leur carte. Le rôle des élus est alors de se placer en tête du cortège et de se présenter en porte-parole du mouvement, notamment en arborant leur écharpe, ce qui est le cas dès 1910 pour le P.C.F. Après la Première Guerre Mondiale, l’articulation entre violences et manifestations se repose avec acuité, à cause de l’expérience vécue du front pour les anciens combat- tants, de la stratégie d’occupation de la rue et de contestation du parlementarisme par les communistes, mais aussi à cause du renouvellement de la classe ouvrière, du fait des pertes dues à la guerre: les nouveaux manifestants ouvriers sont des anciens ruraux,

1. Les syndicats jouèrent également un grand rôle dans la construction de la conscience ouvrière, mais leur finalité est davantage catégorielle qu’immédiatement politique. C’est pourquoi nous les omettons ici volontairement. D’ailleurs, ce n’est qu’après la Seconde Guerre Mondiale que les organisations syndicales prendront le relais des partis politiques dans la fréquence de l’appel à manifester. 2. Section Française de l’Internationale Ouvrière, ancêtre du Parti Socialiste. 3. D. Tartakowsky, Le Pouvoir est dans la rue – crises politiques et manifestations en France, Paris, éd. Aubier, 1998, p. 39.

55 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 qui ont davantage recours à la violence, et s’inscrivent dans la continuité d’une certaine pratique manifestante. La création des Groupes de Défense Antifasciste (G.D.A.) au sein du Parti Communiste en 1926, composés principalement d’anciens combattants, permet d’apprendre à ces tous nouveaux membres de la classe prolétarienne ce qu’il convient de faire sur le théâtre urbain, de contenir leur violences, et de reconquérir l’espace commémoratif1. Si l’échec des GDA fut reconnu par le parti en 1928, avec le renversement de stratégie et la valorisation de l’action parlementaire par des cadres formés à l’école du parti, tel Maurice Thorez, l’idée d’un service d’encadrement fait long feu, et est conçu pour répondre à l’ordonnancement paramilitaire des ligues de droite. Pour la commémoration du 11 novembre 1935 par exemple, le service d’encadre- ment comporte plus de 6000 personnes, avec une hiérarchisation des fonctions, entre les simples membres du service d’ordre, les commissaires et les commissaires-chefs; mais surtout ils se tiennent la main, le dos au public, pour favoriser sans heurt l’écoulement de la foule et imposer un espace propre, afin de redoubler spatialement le message de solidarité du parti2 : ce sont désormais les hommes qui constituent la barricade et forment, en quelque sorte, la frontière de classe. Finalement, la manifestation permet de montrer ses capacités d’organisation et sa force précisément pour ne pas avoir à s’en servir. Elle est une expression sans média- tion de l’opinion populaire, explicitée par la «mise en scène pacifique du nombre»3, qui constitue la base d’appui de l’action parlementaire du parti. La violence a alors lieu quand l’un des deux protagonistes (l’Etat et les manifestants) a décidé de sortir de la règle du jeu tacite pour assumer un choc frontal.

Quelle efficacité politique pour la manifestation?

Poser la question de l’efficacité politique de la manifestation de rue revient à la placer en concurrence, plutôt qu’en complément, du suffrage universel. Lui accorder du crédit, c’est s’inscrire dans la tradition révolutionnaire et en faire une héritière du droit d’insurrection, légitimé par les attaques contre les «droits naturels» du peuple aux

1. La circulaire du nouveau préfet de Paris, Jean Chiappe, proscrit les manifestations qui ne sont pas de l’ordre de la célébration nationale, ce qui réduit les possibilités pour les organisations ouvrières, qui ne partagent pas le même système de références symboliques. 2. J-P. Heurtin, «“tenir les rangs”. Les services d’encadrement des manifestations ouvrières (1909-1936)», dans P. Favre (dir.), La Manifestation, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1990. 3. V. Robert, Les Chemins de la manifestation (1848-1914), Lyon, PUL, coll. du centre Pierre Léon, 1996, p. 14.

56 1827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue temps de la monarchie censitaire, ou encore en faire une héritière du droit de pétition: la manifestation serait alors la forme apaisée de ces deux anciens usages révolutionnaires. Ce type de question fut central en janvier 1907, où un débat entre Edouard Vaillant et Georges Clemenceau anima la Chambre des Députés, et qui permet de mettre en évidence deux conceptions politiques concurrentes de la rue. Pour Clemenceau, la rue n’appartient pas au seul peuple, mais à tout le monde.1 La rue est une «voie publique», qui assure la circulation, le mouvement, que nul ne peut accaparer pour que tous en jouissent. C’est pourquoi on ne doit tolérer aucun attroupement: le leitmotiv des agents de police, «circulez, il n’y a rien à voir», aurait pu être repris par Clemenceau pour signifier à quel point la rue n’a aucune consis- tance politique dans sa conception. Car tout est dit dans les Chambres. Le système de Clemenceau repose en réalité dans la confiance envers le principe de la représen- tation nationale. L’opinion peut avoir confiance en ses députés : si elle ne peut sanctionner le gouvernement (qui est élu par les députés), elle doit se satisfaire de l’abondance et de la liberté des débats, de la large publicité qui leur est faite par voie de presse, aucun acte du gouvernement n’échappant alors au contrôle des élus de la Nation. Le droit d’interpellation (d’où est issue l’actuelle séance des questions du gouvernement) que peut utiliser chaque député à l’adresse des membres du gouvernement devient ainsi la clé de voûte du régime.2 C’est aussi pourquoi les pétitions des particuliers ne sont plus reçues et enregistrées par les Chambres dès 1873, n’obtiennent pas de statut constitutionnel après la révision de 1875, et apparaissent seulement dans le règlement des assemblées. En résumé, pour Clemenceau le moment du vote cristallise et sature le champ du politique, qui se trouve réduit à l’expression de l’urne. Au contraire, pour Vaillant, chef de file de la gauche radicale, il faut que la classe ouvrière puisse avoir la possibilité d’utiliser un canal séparé, qui lui permettrait de montrer directement sa volonté, constituant ainsi une représentation nationale élar- gie, par rapport à la conception des plus modérés: Il n’y aura pas de République vraie tant que la classe ouvrière ne pourra pas, par ses manifestations, montrer directement sa volonté. Tant qu’elle sera obligée de se fier uniquement aux démonstrations de ses délégués ou de ses représentants, on n’en aura pas une expression complète et parfaite. C’est pourquoi nous considérons qu’avec la liberté de réunion et d’association, il y a une liberté complémentaire

1. P. Rosanvallon, La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, éd. Gallimard, Coll. Folio histoire, p. 338. 2. Cl. Nicolet, L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Tel Gallimard n° 251, 2001, 528 p., chap. 10: «Les fondements du lien politique. Etat et République».

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nécessaire, la liberté de manifestation, la liberté de démonstration directe et publique, ouvrière et socialiste.1 Il s’agit d’obliger le gouvernement à reconnaître de fait ce droit de manifestation à tous ces militants qui battent le pavé depuis déjà quelques années, non pas de défiler contre l’interdiction et de provoquer des violences inutiles quand la voie parlementaire permet d’avoir une tribune. Simplement, il est nécessaire que les ouvriers aient eux- mêmes voix au chapitre, afin qu’ils puissent porter à la connaissance du gouvernement les problèmes auxquels il doit s’atteler. Finalement le droit de manifestation ne sera pas autorisé, inscrit dans la Constitution ou sanctionné par une loi, mais seulement toléré, à la condition qu’il ne trouble pas l’ordre public, à partir de la manifestation Ferrer d’octobre 1909, comme nous l’avons déjà exposé. Au delà de cette construction du rapport de chaque camp à la manifestation, quelle peut-être son efficacité politique? Prenons un exemple extrême: les manifestations de février 1934. La situation politique est tendue en France, à cause de la crise écono- mique mondiale qui commence à atteindre la France en 1931-1932, de l’angoisse que suscite l’accession au pouvoir de Hitler en Allemagne, mais aussi de la pression des ligues de droite, qui remettent en cause le parlementarisme, ce que la découverte de l’affaire Stravisky2 en décembre 1933 aggrave… Une grande manifestation se prépare pour le 6 février, dont le but explicite est de peser sur les décisions de la Chambre. Les lieux de départs des cortèges forment donc un arc de cercle jusqu’au Palais Bourbon, qui est la «cible» des manifestants. Mais la situation devient confuse, la manifestation, qui met en présence des anciens combattants, des ligues de droite, telles Solidarité Française, Jeunesse Patriote, Action Française, les Croix de Feu, ainsi qu’une foule de gens peu habitués à manifester, tourne à l’émeute: il n’y a pas de choc frontal entre forces de gauche et forces de droite, mais plutôt une sorte de «folie collective» ou de «peur pa- nique» qui s’empare des manifestants contre les forces de l’ordre, se soldant par 15 morts et 669 blessés du côté des manifestants et des curieux et 781 blessés du côté des forces de l’ordre (au total, on aura 37 morts et 2000 blessés en cinq semaines de manifestation), insuffisantes et inorganisées suite au déplacement du préfet Jean Chiappe, suspecté de sympathie pour les ligues de droite. Le gouvernement Daladier démissionne aussitôt: la tactique des ligues a réussi (mais à quel prix!), même s’il convient plus de parler d’une addition de mouvements disparates que d’une démonstration de force entièrement

1. Annales de la Chambre des députés, séance du 21 janvier 1907, session de 1907, t. I, p. 140, repris dans P. Rosanvallon, op. cit., p. 338. 2. Stravisky a détourné plusieurs millions de francs dans des opérations financières douteuses grâce à la com- plicité des élus politiques qui le soutiennent, au nombre desquels figurent des radicaux. Il est retrouvé mort, la presse de droite accuse les protecteurs de Stravisky d’avoir fomenté un assassinat pour se protéger, ce qui déclenche un scandale politique.

58 1827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue orchestrée par les ligues. La suite est connue… La C.G.T. et les socialistes organisent une contre-manifestation pour la défense de la République le 12 février 1934. Le cortège rassemble 30000 personnes selon les autorités et 200000 personnes selon les organisa- teurs à Paris (le nombre des manifestants est déjà un enjeu pour la construction de la «manifestation de papier»1 qui érigera la journée en événement politique). La manifes- tation s’étend aussi à toute la France, dans 262 villes, qui rassemblent 246480 personnes2. Le gouvernement de Camille Chautemps démissionne à son tour… Par conséquent, pour la première fois, la majorité de l’Assemblée cède devant la pression de la rue le 6 février 1934, mais celle-ci se mobilise pour défendre la légalité républicaine le 12: la manifesta- tion est ainsi devenue «un des instruments de régulation d’un système en crise»3. L’exemple est extrême et ne saurait être généralisable à tous les cas, car il répond à un contexte précis et à une accumulation de circonstances qui le rendent unique. Néanmoins, cet épisode met en évidence que, tout au long de notre période, la manifestation s’est érigée en élément régulateur des crises, comme correcteur d’une démocratie toujours à reconstruire, et acquiert le statut d’expression politique hors des cadres institutionnels, comme le résume Pierre Rosanvallon: Il faut ainsi la comprendre dans son rapport avec les transformations de la démocra- tie. La manifestation est une forme politique à part entière. Elle constitue le support d’un type original d’action et de représentation. Elle sert d’abord à compenser et à corriger les dysfonctionnements de l’expression politique institutionnelle, en per- mettant à ceux dont la voix est oubliée ou minorée de se faire néanmoins entendre. C’est la dimension la plus évidente. Mais elle souligne aussi que l’institution ne peut jamais embrasser toute la politique et que la démocratie excède continuellement, à cet égard, sa définition immédiate. La manifestation relève donc de quelque chose de profond quant à la nature toujours inaccomplie et jamais complètement institu- tionnalisable de la démocratie. Considérée du point de vue de l’acteur, elle est bien une «mise en scène pacifiée du nombre». Appréhendée dans le cadre d’une économie générale des formes politiques, elle est plus profondément le signe que la démocratie comporte toujours une inéliminable part de débordement de ses cadres évidents. Elle témoigne ainsi du fait que les institutions de la démocratie n’en épuisent jamais complètement le sens.4

Cédric QUERTIER, [email protected]

1. L’expression est de Patrick CHAMPAGNE, cf. «La manifestation, la production de l’événement politique», Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984, pp. 18-41. 2. D. Tartakowsky, op. cit., p. 106. 3. D. Tartakowsky, op. cit., p. 113. 4. P. Rosanvallon, op. cit., p. 344.

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Bibliographie

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60 La rue: espace public, quel(s) public(s)?

L’exemple de Beyrouth

«En pays du Sud, tout est dans la rue» Andrée Chédid, Le Liban, 1969.

Si tout se trouve dans la rue, tous ses habitants s’y retrouvent-ils? Lieu des mélanges et des rencontres, espace du regard aussi: on va dans la rue pour voir, se faire voir, être vu. Espace public, espace du public que ce lieu ouvert et gratuit? La rue apparaîtrait comme un lieu accessible à tous exprimant de ce fait la diversité de la population d’une ville. C’est non seulement un espace de circu- lation, mais aussi un endroit où l’on s’arrête, un espace de la vie quotidienne et sociale. Par opposition à la sphère privée, c’est le lieu de contact avec «l’autre», celui que l’on ne connaît pas forcément, et qui est différent. Mais l’on peut aussi bien passer dans la rue sans entrer en relation avec quiconque: la rue est donc aussi le lieu de l’anonymat. Plus qu’un espace collectif, où des individus se regroupent afin de poursuivre des objectifs convergents, la rue constitue une interface entre les sphères publique et privée, car c’est là que cohabitent, ou plutôt «coexistent», dans un respect mutuel, des individus entretenant ou pas des relations (amicales, commerciales…). Espace de civilité donc. La rue est le lieu de l’hétérogénéité, de la pluralité. Mais s’agit-il d’un espace public ou sim- plement d’un espace commun? La définition de l’«espace public» relève du domaine juridique: par opposition à l’espace privé, c’est ce qui n’appartient pas à une «personne morale de droit privé». Cette notion dépasse alors le simple cadre de l’espace commun, dans la mesure où il s’agit de rendre possibles des relations entre des personnes dissemblables. La rue permet donc la communica- tion, au double sens de l’accessibilité et des rapports inter-personnels1.

1. On peut voir sur ce point les analyses du sociologue Isaac Joseph in La Ville sans qualités, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 1998 : «L’expérience ordinaire d’un espace public nous oblige (…) à ne pas dissocier espace de circulation et espace de communication.» (p. 53)

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La tentation semble pourtant grande de voir la rue devenir l’espace com- mun à un groupe, se définissant par exemple par une certaine communauté d’identité. La rue devient alors un enjeu en termes d’appropriation spatiale et de marquage territorial, ce qui l’apparente à un territoire, c’est-à-dire un espace de contrôle mais surtout de construction des rapports d’appartenance réciproque entre les individus et l’espace qu’ils occupent. Conception identitaire de l’espace qui entraîne une «fermeture» de ce dernier aux personnes ne partageant pas ces critères d’appartenance. Dès lors, le caractère réellement public d’un lieu pose problème, dans la mesure où poser un tel cadre de coexistence exige que les usagers y circulent sans se l’approprier. Ou du moins, se l’approprier, mais sur la base de nouveaux critères, communs à l’ensemble de ces usagers, et non plus propres à un groupe ethnique ou religieux. L’espace public doit donc permettre l’expression des différences sans que ces dernières deviennent revendicatrices d’une appropria- tion exclusive de l’espace. Or, comment faire coexister au même endroit une mosaïque de communautés, à l’attachement territorial marqué, sans que cela n’entraîne l’implosion de la ville ? Pensons à New York. Cette cohabitation y semble possible: Chinatown et Little Italy sont les exemples bien connus de quartiers communautaires à l’identité forte- ment marquée dans le paysage urbain, et que l’on retrouve de façon plus ou moins nette dans de nombreuses métropoles occidentales. En revanche, dans les zones de tensions tel le Moyen-Orient, cela semble moins évident. En effet, si l’identité de l’individu passe en grande partie par l’appartenance communautaire (ce qui est particulièrement vrai dans ces pays proche-orientaux), l’appropriation territoriale en est la suite logique. On assiste alors à une « personnalisation » de l’espace d’autant plus problématique dans ces pays que la distinction espace public/espace privé y est elle-même difficile à établir. Si l’on ajoute à cela le contexte de conflits inter-communautaires que connaît la région, on en déduit que ces oppositions sont susceptibles de se reproduire sur des espaces plus restreints, voire à l’échelle intra- urbaine. L’enjeu que représentent les espaces «publics» est donc accru, et peut prendre une connotation militaire dans le cadre des guerres civiles, comme ce fut le cas au Liban. Dans la capitale de ce pays qui fut ébranlé par seize années d’un conflit dû à son pluri-communautarisme1, l’espace urbain donne un exemple des problèmes que posent la définition d’un espace public, que ce soit en temps de guerre ou lors de la reconstruction de la ville, en l’occurrence Beyrouth.

1. Le pays reconnaît officiellement dix-sept communautés.

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Ville carrefour par excellence, la cité levantine, tout en enregistrant les influences occidentales, a conservé certains caractères des villes arabo-musul- manes où les espaces de sociabilité, de mixité (qu’elle soit sociale, religieuse, communautaire ou sexuelle) sont devenus rares, comme en atteste le faible nombre de parcs et jardins publics par exemple. Beyrouth a longtemps été répu- tée pour son ouverture aux autres cultures. Lieu de brassage, la ville connut un fort essor économique et démographique au tournant du vingtième siècle, et fit l’objet d’aménagements urbanistiques où la rue fut pensée en tant qu’espace public. Cette politique fut amorcée sous l’Empire ottoman, mais surtout ampli- fiée lors du Mandat français. Ces nouvelles conceptions de l’espace urbain sont donc largement de facture occidentale, et l’ancien port phénicien devient le phare proche-oriental de la modernité, ou, à vrai dire, le symbole de l’accession de Beyrouth à une certaine forme de modernité à l’occidentale1. La ville est d’ailleurs perçue comme l’endroit de la réunion idéale de l’Orient et de l’Occident, à l’image de la rue Hamra réputée pour ses cafés modernes2. On y jouit aussi d’une liberté plus grande que dans le reste du monde arabe, d’où l’attrait exercé sur les populations bridées dans leurs propres pays. La seconde moitié du vingtième siècle est marquée par une volonté accrue de modernisa- tion, ce qui passe en particulier par l’importance grandissante accordée à l’au- tomobile. Cette attention portée au véhicule individuel constitue un premier élément de la privatisation de l’espace public. Au même moment, on assiste à une certaine crispation communautariste se répercutant dans la répartition spatiale des habitants au sein de la ville. Ce repli sur la sphère privée amorcé dans les années 1960 est accru avec la guerre civile qui éclate en 1975. La ville est le théâtre d’affrontements communautaires donnant lieu à la destruction du bâti urbain. Que reste-t-il alors de l’espace public dans une ville en guerre ? L’arrêt des combats en 1990 amène à se poser la question de la reconstruction, notamment du centre-ville, et donc celle des espaces publics. Comment concilier communautarisme et modernité ? Comment rendre la rue aux Beyrouthins ? Ou bien même : quelles rues rendre à quels Beyrouthins ?

1. Marquée notamment par la rectitude des avenues et la création d’une promenade en front de mer («l’Avenue des Français», actuellement appelée «la Corniche» ; on prend exemple sur la Promenade des Anglais de Nice, recréant ainsi l’un des emblèmes de l’espace public à l’occidentale. 2. Lors de ce qui constitua l’âge d’or de Beyrouth (1950-1975), la rue Hamra était fréquentée par ceux dont la culture et les moyens rendaient accessible la modernité, c’est-à-dire les pratiques occidentales. Ancien haut lieu de distractions, avec ses cinémas, ses magasins d’habits à la mode et de téléviseurs, cette rue est aujourd’hui déclassée, «banlieusardisée» (Chawqi Douhaihi), du fait de l’éclatement du centre-ville lors de la guerre.

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La communautarisation de l’espace public à Beyrouth

L’organisation de l’espace au sein des villes arabo-musulmanes tradition- nelles reposait sur le clivage fondamental entre une sphère du privé, fermée, pro- tectrice, et une sphère du public, ouverte au monde. L’espace urbain dans son ensemble est donc partagé entre d’une part des quartiers résidentiels et d’autre part des lieux publics. Ces derniers sont essentiellement liés à l’économique, comme l’illustre le souk, tandis que le palais princier constitue un autre pôle au sein de la ville. Ces différents espaces sont caractérisés par des appropriations diverses, où les particularités communautaires sont plus ou moins visibles dans la rue. S’il est possible de parler d’« espace public » à l’intérieur de la ville arabe ancienne, c’est immanquablement au souk que l’on pense. Enchevêtrement de petites rues tortueuses, souvent couvert d’un voile pour maintenir une certaine fraîcheur, le souk est un marché qui regroupe commerces et activités artisanales relevant du même type de productions. Cette spécialisation a pour but de ren- forcer le nombre de clients potentiels : il ne s’agit pas d’entrer dans une logique concurrentielle de la part des marchands, mais plutôt de rendre plus facile au client la comparaison entre les produits1. La rue du souk est donc organisée pour favoriser la rencontre et l’échange commercial, et ce en dehors de toute consi- dération confessionnelle ou communautaire. Les échoppes, largement ouvertes sur la rue, se caractérisent en effet par la rareté voire l’absence d’information commerciale ou autre : pas de panneau, pas d’inscription non seulement concernant les marchandises (l’échange commercial repose uniquement sur la parole, sur la négociation), mais aussi quant à l’origine du marchand. Certes, les coutumes vestimentaires permettent à l’habitué d’identifier l’appartenance de ce dernier à tel ou tel groupe, mais dans l’ensemble, le souk est un espace anonyme, où seul le négoce importe. Dès lors, un souk ne peut pas non plus se définir par l’appartenance à une communauté unique. Peut-on pour autant en faire un espace réellement commun dans la mesure où il s’agit d’un espace essentiellement masculin ? Toutefois, force est de constater que ce gommage des

1. C’est la «loi du marché», en accord avec les principes économiques de l’Islam. En outre, la transaction marchande repose ici sur l’échange au sens strict: il s’agit pour le client de marchander afin d’arriver à un équilibre entre la marchandise et son prix. D’abord rapport de force entre le marchand et le client, la re- lation commerciale doit aboutir à un rapport de confiance et de reconnaissance, réelle ou jouée, à un rap- port d’égalité. L’échange commercial dépasse donc le simple cadre économique, et constitue dans le souk un moment de sociabilité particulier.

64 La rue: espace public, quel(s) public(s)? appartenances et des particularismes au sein d’un espace reposant uniquement sur l’échange et la réciprocité est ce qui permet le mieux d’appréhender la diversité de la population urbaine, et par là-même de parler d’espace public, étant entendu que le « public » concerné est masculin. Cette partie du centre- ville peut alors être qualifiée d’« exterritoriale », dans la mesure où elle ne porte aucune marque d’appropriation de l’espace. En revanche, bien différents sont les quartiers résidentiels, où, notamment en périphérie, la tendance au regroupement communautaire est plus sensible, entraînant dès lors un marquage de l’espace plus fort. Marquage à la fois dans le sens de l’expression visible de l’appartenance communautaire, et de contrôle d’une aire délimitée. Ces habitations entourant la rue incluent quasiment cette dernière dans un espace beaucoup plus personnel. La distinction entre public et privé y devient plus floue : les rues se ramifient en ruelles et impasses proches des cours intérieures. Les enfants jouent dans la rue sous l’œil des adultes conversant sur le trottoir où ils ont installé leurs chaises. Le regard est donc celui du surveillant : la rue devient un espace semi-privé, sécurisé par ces pratiques qui s’apparentent à des solidarités de voisinage, voire à une forme de contrôle vécu de façon non oppressante. Cette interpénétration du privé et du public pourrait être symbolisée par le moucharabieh, dentelle de bois apposée aux fenêtres, qui permet de voir ce qui se passe dans la rue sans être vu depuis cette dernière. En outre, la rue des quartiers résidentiels est le support d’indices visuels d’ap- partenance à un groupe, à une communauté. Entre autres, les lieux de culte – mosquée, synagogue, église – sont le signe de l’identité religieuse d’une rue, à partir du moment où ils regroupent les fidèles. L’aspect le plus symbolique de cette appropriation de la rue par un groupe partageant les mêmes rites cultuels reste le moment de la prière: l’appel du muezzin emplit l’espace sonore, pour ne prendre que cet exemple. Concernant Beyrouth, cette homogénéité confession- nelle n’exclut cependant pas la diversité ethnique, puisque le quartier à majorité musulmane regroupe aussi bien des autochtones que des Kurdes, ou encore des réfugiés palestiniens; de même, les quartiers chrétiens rassemblent les pratiquants de rites différents. Ce «processus de territorialisation communautaire», pour reprendre l’expres- sion d’Abdelkrim Mouzoune1, est amorcé à Beyrouth dès la fin du XVIIIème siècle: progressivement se constituent des espaces confessionnellement homogènes selon

1. In Les transformations du paysage spatio-communautaire de Beyrouth, 1975-1996, Paris, éd. Publisud, 1999, compte-rendu de sa thèse soutenue deux ans auparavant sous la direction d’Antoine Bailly.

65 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 une partition est-ouest. En effet, les minorités juives et chrétiennes deviennent majoritaires dans les quartiers du sud-est de la ville, tandis que les communautés musulmanes tendent progressivement à se regrouper à l’ouest. Le port, lieu du commerce maritime, reste quant à lui un espace hétérogène, de même que les pourtours des universités et du Musée de Beyrouth. Cette répartition confessionnelle qui ne cesse de s’accentuer sous le Mandat français est révélée par la guerre civile de 1958: la rue de Damas devient, dura- blement, une ligne de démarcation entre une partie est à majorité chrétienne et un ouest à dominante musulmane. A l’échelle de la ville, l’espace social est donc fragmenté, non seulement selon la dualité centre-ville fonctionnel/périphérie plus résidentielle, mais aussi selon un clivage confessionnel est/ouest, qui s’auto- entretient dans la mesure où les nouveaux arrivants s’installent de préférence dans le quartier correspondant à leur communauté. Le lien entre le lieu d’habitation et ses habitants se renforce, comme l’explique A. Mouzoune: Les habitants des banlieues est et ouest ne se sentaient pas appartenir à un vaste ensemble spatial (l’espace de la banlieue), mais plutôt à des micro-espaces qui étaient le reflet de leurs lieux d’enracinement (c’est-à-dire de leurs villages où pré- dominaient les solidarités familiales et les liens claniques. […] Espace neutre, la ville est devenue un lieu de manifestation des formes différentes de sociabilité, signe de l’éclatement des territorialités relationnelles.1 Se pose alors un problème de cohésion au sein de la ville qui se répercute sur la rue. En effet, il ne faut pas oublier de considérer la rue comme un élément d’un système plus vaste, que ce soit à l’échelle du quartier ou de la ville. Or, « c’est de l’articulation de ces espaces emboîtés que dépend la “bonne santé ” de la rue »2. Ce repli sur des « micro-espaces » regroupant quelques rues, sans grande com- munication entre eux, fait de la rue un territoire, un espace communautaire que l’on ne peut plus dès lors qualifier de « public », puisqu’un groupe particulier se l’est approprié, mais qui se situe en quelques sortes entre public et privé (ou domestique). Ainsi la rue n’est plus un espace d’échange comme dans les quartiers de négoce, mais un lieu empreint d’une certaine symbolique et d’une socialisation particulière. Ce processus d’homogénéisation confessionnelle doublée d’une bipolarisa- tion communautaire s’est trouvé exacerbé lors de la guerre civile. Mais, à la différence d’une « guerre » à proprement parler, il ne s’agissait pas de gagner un territoire en avançant sur le camp adverse, mais plutôt d’entretenir une

1. Op. cit. p. 55. 2. Jacques Lévy, article «Rue», in Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, éd. Belin, 2003.

66 La rue: espace public, quel(s) public(s)? certaine tension par l’emploi d’une violence récurrente et sourde. Le but des miliciens était de contrôler uniquement les espaces où leurs communautés res- pectives étaient fortement majoritaires. La rue de Damas constitua tacitement une ligne de démarcation entre Chrétiens et Musulmans1. Durant ces seize années, la ville fut aux mains de milices qui n’ont eu de cesse de détruire les anciens espaces publics, remodelant l’espace urbain en «niches communautaires»2 fondées sur la corrélation entre le lieu d’installation dans la ville et l’appartenance communautaire et villageoise. Dans certains cas limites, une rue correspondait à un village. La guerre, en tant que mouvement de la société, […] a imprimé l’agglomération de territorialités de différenciation socio-urbaine en systématisant l’identification, le marquage et la communautarisation des espaces.3 Beyrouth fut donc morcelée, sur des critères « visibles » communautaires et confessionnels, ce qui engendra un sentiment accru d’enracinement du groupe dans son espace. La ville se trouva décomposée en une mosaïque de ce que les miliciens avaient dénommé des « territoires homogènes », c’est-à-dire des unités spatiales qui, sous couvert de l’idée d’autonomie, servaient en fait des objectifs évidents de contrôle et de domination des populations. En effet, offi- ciellement, cette ségrégation avait pour but d’assurer la sécurité des habitants afin d’éviter les contacts inter-communautaires propices à des conflits. Or, cela a en fait conduit à une plus grande insécurité, du fait de tensions intra- communautaires, débouchant sur une fragmentation en « territoires homo- gènes » de plus en plus petits : au fur et à mesure que les milices implosaient (à partir de 1983), chaque chef sécessionniste contrôlait un espace de plus en plus restreint. En fait, le but des miliciens était de contrôler et d’organiser les pratiques des habitants ainsi que leur quotidienneté. Or cela est plus aisé lorsque le cadre est plus restreint et se limite à une rue ou deux. Cette ségré- gation s’inscrivait dans leur stratégie de la « rhétorique de la composition mineure de la ville » : cette dernière reposait sur la constitution de micro-villes prenant la forme de territoires « autonomes » au sein de l’agglomération et en dehors du maillage étatique.

1. Pour montrer le caractère convenu de ce no man’s land, on peut indiquer que tous les dimanches après-midi, l’hippodrome situé sur la ligne de démarcation accueillait des courses: Chrétiens et Musulmans s’y retrou- vaient le moment d’une trêve. Les armes étaient interdites. 2. Le terme est d’Abdelkrim Mouzoune, op. cit. Ce paragraphe reprend ses analyses sur la restructuration spatio-communautaire de Beyrouth. 3. Op. cit. p. 81.

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Cette nouvelle organisation de la ville, faisant de la rue un milieu de vie replié sur la communauté, s’est doublée de la destruction à la fois physique et symbolique des espaces publics: La disparition des espaces publics où tout le monde a accès a permis le développe- ment ipso facto d’une communautarité, c’est-à-dire un espace propre au double sens de l’appartenance exclusive et de l’expressivité, où les comportements y sont plus réservés à cause de la crainte de l’empiètement territorial. On a pensé que les espaces communautaires étaient publics; c’est vrai, certes, mais pour la population de la communauté majoritaire qui y réside.1 Ainsi, les relations à l’intérieur des espaces communautaires sont fondées d’une part sur la domination en ce qui concerne les membres de cette communauté, et d’autre part sur une certaine insécurité pour ceux qui n’en font pas partie. Public donc bien restreint pour ces espaces. Cet épisode milicien, en même temps qu’il a effacé l’Etat du champ urbain, a donc conduit à une destruction de la société urbaine de Beyrouth. Chaque territoire était devenu un espace de conjonction dans son intériorité mais de disjonction dans ses relations avec l’extériorité.2 Beyrouth, ville détruite, ville disloquée par seize ans de guerre se trouve en 1990 confrontée au problème de la reconstruction. Ce problème est double, puisqu’il s’agit à la fois de reconstruire le bâti urbain et une société-mosaïque: en rebâtis- sant la ville, est-il possible de permettre à nouveau un mélange communautaire ? L’évolution des pratiques de la rue après la guerre montre cependant que cela reste difficile, et ce en dépit de projets urbanistiques visant à réhabiliter l’espace public.

Reconstruire Beyrouth: vers une privatisation de l’espace public

Symboliquement, la rue de Damas doit passer du statut de «coupure» à celui de «couture», pour reprendre des termes habituellement employés au sujet des frontières: cet ancien no man’s land, que la végétation a eu le temps de recon- quérir (au point que les Beyrouthins l’ont surnommée «la Ligne verte»), doit à

1. Op. cit. p. 108. 2. Op. cit. p. 136.

68 La rue: espace public, quel(s) public(s)? nouveau être un endroit de circulation ouvert à tous, un lien entre les différents quartiers de cette ville plurielle. La reconstruction du centre-ville constitue un vaste chantier : au début de la guerre civile, la partie centrale de la cité avait été presque totalement détruite en moins de trois mois, par les incendies du port et des vieux souks, ainsi que la bataille dite des grands hôtels. Bien qu’accessibles dès 1976, les rues du centre restèrent désertes (sauf pour quelques squatters) et furent gagnées par la verdure: Il n’y a pas âme qui vive. Les immeubles hantés me fixent de leurs orbites noires et vides. Mais l’invasion du vert a adouci les formes […] Les arbres grandissent sous mes yeux, certains ont quinze ans, l’âge de la guerre […] Ce sont des ruines à la retraite.1 Image paradoxale de la rue où la nature a repris le dessus… Cette couverture végétale au-dessus des cicatrices semble inviter à reconstruire la ville sur de nou- velles bases, de façon plus apaisée. Il s’agit en effet de repenser l’organisation spatiale de Beyrouth à l’échelle de la ville, mais aussi à celle de la rue : à une époque où les espaces publics suscitent un regain d’intérêt chez les urbanistes occidentaux, en va-t-il de même dans la capitale libanaise qui plus que jamais s’engage dans la modernisation ? Mais ce ne sont pas des projets urbanistiques dont il sera ici question : regardons plutôt comment spontanément la vie quo- tidienne a repris possession de la rue. Le « public » s’est-il élargi ? Une des composantes majeures de la définition de l’espace public est aujour- d’hui la prise en compte des loisirs, et la rue n’échappe pas à ces pratiques. Comme dans toutes les villes «modernes», les activités sportives telles le roller ou le jogging sont en essor: à Beyrouth, cela concerne principalement la Corniche et les rues attenantes. Cette longue promenade de front de mer est par excellen- ce le théâtre d’une sociabilité particulière: on y vient pour se montrer, observer, discuter… on se met en scène, on est le public… Et là, les distinctions commu- nautaires sinon disparaissent, du moins sont reléguées au second plan : c’est, par exemple l’équipement sportif qui en dit le plus sur l’identité du coureur, plus ou moins à la pointe de la mode (occidentale)2. L’espace de la Corniche semble donc bien être « public », ouvert à tous ; il échappe ainsi aux formes de ségréga- tion en train de se reproduire selon des modalités nouvelles dans d’autres rues de la ville.

1. Selim Nassib, Fou de Beyrouth, 1992. 2. Voir l’article de Christine Delpal à propos des pratiques sportives sur la Corniche: «Vous devriez venir le matin, il y a des gens bien, des sportifs! » Quand le sport habille les sociabilités publiques à Beyrouth. In Géocarrefour, vol. 77, 3/2002, pp. 289-296.

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Communautaire auparavant, la ségrégation prend de plus en plus une colo- ration sociale1 : la privatisation des espaces publics en est une des manifestations. En effet, le contrôle des rues réapparaît depuis la guerre, mais sous de nouvelles formes, comme l’a récemment étudié Tristan Khayat2 en particulier au sujet de la rue Monot, nouveau cœur des nuits beyrouthines. En lisière du centre-ville, cette rue est depuis la fin des «événements» investie par des cafés et des restau- rants attirant une clientèle plus jeune que dans les quartiers en pointe du centre- ville. Les publics fréquentant ces rues se caractérisent non seulement par leur aisance mais aussi par leur perméabilité à la culture occidentale. Les apparte- nances communautaires sont gommées dans ces lieux de loisirs où l’espace est néanmoins «codé» par les nombreuses enseignes. Les panneaux doivent en effet indiquer clairement la spécialité de l’établissement en utilisant des symboles convenus, à l’image de ce que l’on voit en Occident. Toutes les «ambiances» du monde sont présentes: les boîtes de nuit arabes côtoient bars «latinos», pub anglais et lounge bars… Certains établissements reprennent même le nom d’enseignes connues dans le milieu de la nuit de grandes villes3. Les décors sont donc en quelques sortes aseptisés, y compris pour les restaurants libanais. Ces «signes» indiquent combien Beyrouth, ou plutôt certains quartiers de la ville suivent une dynamique propre aux métropoles post-industrielles, dont une banalisation du paysage urbain est le corollaire. La rue constitue alors un mode d’expression du «modèle» social se diffusant parmi les individus la fréquentant. Ces rues beyrouthines indiquent clairement l’adhésion à un mode de vie à l’occidentale par une frange aisée de la société. On se heurte donc une nouvelle fois au problème de la diversité du public fréquentant ces endroits: il y a certes un mélange des communautés et des sexes, mais pas de mixité sociale. Pas de mixité sociale, du moins en ce qui concerne les usagers; en revanche, dans la mesure où ce phénomène est encore récent, il y a en ce moment une hétérogénéité sociale entre les clients de ces établissements et les personnes habi- tant ces rues. En effet, les appartements anciens sont en cours de réhabilitation,

1. Certes, il y avait une amorce de polarisation sociale dès avant la guerre: le quartier Hamra, notamment, regroupait des populations bourgeoises de plusieurs confessions, mais ce n’était qu’un cas isolé dans la ville. 2. Nous reprendrons ici les observations que ce chercheur associé au CERMOC de Beyrouth a publiées dans la revue Géocarrefour, vol. 77 3/2002, p. 286, dans un article intitulé: «La rue, espace réservé: voitu- riers et vigiles dans les nouvelles zones de loisirs à Beyrouth». Tristan Khayat participe à l’Observatoire de Recherche sur Beyrouth et la Reconstruction, créé en 1996 et rattaché au Centre d’Etude et de Recherche du Moyen-Orient Contemporain. 3. Tristan Khayat donne l’exemple d’une boîte de nuit de la rue Monot qui porte le même nom qu’un établissement de Berne. Etonnant quand on sait que le Liban était surnommé «la Suisse du Proche- Orient».

70 La rue: espace public, quel(s) public(s)? et sont transformés en logements de standing1 occupés par de jeunes couples payant des loyers élevés, tandis que des familles modestes habitent encore dans les immeubles non rénovés. Ces dernières sont néanmoins de moins en moins nombreuses, dans la mesure où elles sont progressivement rejetées ailleurs, le plus souvent en périphérie. Ce processus de «gentrification»2 fait du quartier le théâtre de ce que l’on peut nommer un conflit d’usage entre les anciens riverains et les usagers de la voie publique, bruyants à la fois en tant que piétons en goguette et comme automobilistes dont les autoradios contribuent à créer l’am- biance festive de la rue. De nouveaux acteurs participent à cette homogénéisation de l’espace: les voituriers et les vigiles. En permanence dans la rue, ils sont les plus à même de toujours «avoir un œil» sur ce qui s’y passe et de prendre en charge de manière informelle la gestion de l’espace public. Le rôle des premiers consiste à réserver dans la journée des places de parking pour les clients du soir; leur tâche est relayée par les portiers qui «filtrent» les piétons désirant entrer dans leur établissement, pour n’admettre que ceux correspon- dant à la majorité de la clientèle. Il y a donc un tri qui est effectué, et la rue peut alors être assimilée à un «sas» d’entrée dans des endroits – des «clubs»– privés. Les vigiles privés entrent dans cette même logique de contrôle de l’espace public: recrutés par la société foncière3 à qui a été attribuée la reconstruction du centre-ville, ils sont chargés d’en assurer la sécurité. Ils seraient là pour évoquer une forme ancienne de contrôle social héritée de la société libanaise traditionnelle, modifiée par le modèle milicien pendant la guerre, et réinvestie dans le modèle des lieux urbains contemporains tel qu’il a été importé dans l’après-guerre. Ils porteraient alors d’anciennes fonctions dans un cadre conforme à un nouveau modèle de modernité.4 Le modèle traditionnel de contrôle permanent de l’espace public est celui des abadayes, hommes de mains et intermédiaires entre leur «patron» et les habitants

1. Depuis la fin de la guerre, les quartiers centraux font l’objet de spéculation immobilière, et la rue Monot est à ce titre très intéressante, du fait de sa centralité, de son côté «branché» et de son patrimoine urbain préservé. 2. Plus exactement, le terme de «gentrification» est utilisé pour décrire le processus par lequel un quartier dégradé et habité par des populations de condition modeste est progressivement occupé par des per- sonnes de niveau socio-économique plus élevé, souvent attirées par la réhabilitation de ces quartiers cen- traux ou péri-centraux. A terme, il ne reste plus des personnes les plus pauvres ne pouvant plus payer les loyers devenus trop élevés du fait de la pression immobilière. La gentrification comporte aussi un renou- vellement des commerces et services du quartier afin de répondre aux besoins des nouveaux arrivants. 3. SOLIDERE: SOciété Libanaise DE REconstruction. Cette société privée désire accélérer le départ des oc- cupants illégaux s’étant installés lors de la guerre dans le centre-ville, afin d’y poursuivre la réalisation de son projet de construction d’un centre d’affaires de type américain. 4. Tristan Khayat, op. cit. p. 286.

71 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 clientélisés. Ils étaient responsables de l’organisation de l’espace dans les quartiers et de la protection des commerçants. De ce fait, leur regard était en permanence posé sur la rue. Qu’il s’agisse des abadayes, des miliciens, ou des vigiles actuels, le prétexte avancé pour légitimer leur contrôle de la rue est le même : assurer la sécurité des personnes et des biens. Or, un tel discours peut paraître paradoxal dans une ville qui, si elle a auparavant symbolisé l’insécurité absolue, se caractérise aujourd’hui par une criminalité des plus basses… Tristan Khayat avance deux explications à cette volonté de sécuriser l’espace public en dépit de l’absence d’un réel danger : Cette stratégie s’appuie sur l’accoutumance de la société libanaise à la diffusion du pouvoir privé dans l’espace public, dû en particulier aux longues années de contrôle milicien, mais aussi sur une méfiance très répandue à l’égard des pouvoirs publics.1 Ce recours aux sociétés privées de sécurité est peut-être aussi à rapprocher de la diffusion de cette pratique en Occident, notamment aux Etats-Unis. Toujours est-il qu’à Beyrouth, cette forme de privatisation de l’espace public est sans doute amenée à se développer, dans la mesure où il est question de confier des contrats de sécurité municipaux à des agences privées de sécurité2. Et ces dernières ne manquent pas d’essayer de construire elles-mêmes leur propre nécessité. On assiste donc progressivement à une réorganisation de l’espace public sur des critères sociaux et culturels, amenant à nouveau vers une conception iden- titaire de la rue : cette dernière devient, dans certains quartiers, le territoire des habitants dont les pratiques se rapprochent du mode de vie occidental. Ces rues du centre-ville de Beyrouth portent donc la marque d’un « modèle de développement ». On peut toutefois remarquer que ce contrôle de l’espace et cette territorialisation en germe ressemblent au modèle milicien de marquage territorial, la violence physique en moins. Il faudrait se demander si ce marquage des espaces n’est pas partie prenante de la construction des distinctions socio-spatiales en ville, si, en définitive, l’alibi de la sécurité n’est pas ici mis à profit comme une forme efficace de signalement spatial des hiérarchies sociales à l’échelle de la ville.3

1. Op. cit. p. 286. 2. Tristan Khayat note que dans certains quartiers résidentiels de la banlieue, «les partis politiques issus des milices de la période de la guerre gèrent encore leurs fiefs». 3. Op. cit. p. 288.

72 La rue: espace public, quel(s) public(s)?

Les rues beyrouthines: un public élargi ou restreint?

La guerre a détruit les souks du centre-ville. Ils sont aujourd’hui remplacés par des immeubles d’architecture contemporaine, des hôtels et des commerces de luxe ; les rues sont larges et rectilignes: un urbanisme «occidental», ou plutôt «mondial», puisqu’on le retrouve dans toutes les métropoles insérées dans l’économie mondiale. Le centre-ville a donc perdu son caractère le plus oriental et s’internationalise. Faut-il y voir une perte de l’identité libanaise ou la reprise des liens traditionnels et constitutifs de cette même identité beyrouthine? La ville répare les dernières blessures de la guerre. Elle veut montrer qu’elle a retrouvé son dynamisme en exhibant ses rues modernes et animées : espaces au public a priori bigarré du point de vue de la population, mais en fait homogène d’un point de vue social, et finalement non représentatif de l’ensemble des habitants de la ville. Si un certain mélange commu- nautaire se recrée sur la Corniche, les quartiers résidentiels conservent en revanche une certaine unité de population1. Il y a donc certes une extension de l’espace public au sein de la ville, mais il est divisé en plusieurs «pôles» destinés à des publics diffé- rents et plus ou moins larges. Ainsi, la ville levantine demeure pluri-communautaire : il s’agit dès lors de préserver un équilibre fragile entre l’expression de son identité et la réserve. Défi de la citadinité à relever, nouveau sens à donner aux espaces publics: C’est peut-être dans l’articulation en un même lieu de plusieurs systèmes de valeurs que s’élabore et s’établit le caractère public […] et qu’un lien symbolique peut s’établir entre des citadins qui vivent par ailleurs dans des espaces-temps plus étanches les uns aux autres.2 Pour l’heure, on serait plutôt tenté de dire que Beyrouth suit les traces des métropoles occidentales engagées dans le processus de mondialisation : la rue y devient un «espace de mise en scène des inégalités»3. On y trouve certes des espaces du public mais pas d’espace public, à tel point que cette notion, longtemps prisée, apparaît aujourd’hui très peu opérante.

Aurélie Delage Auré[email protected]

1. Dans les quartiers périphériques, l’appropriation de la rue prend de nouvelles formes, comme par exemple des photos de martyrs ou des fanions et drapeaux du parti politique dominant. 2. Christine Delpal, p. 223, citée par Jean-Claude David dans son article «Espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe», in Géocarrefour, vol 77, 3/2002, pp. 219-225. 3. Jean-Loup Gourdon, in La rue, essai sur l’économie de la forme urbaine, La Tour d’Aigues, éd de l’Aube, 2001, p.173.

73 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Bibliographie

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74 L’effigie et la mémoire

Géants processionnels et identité urbaine dans le Nord de la France du XVIème siècle à nos jours

Au Moyen Age, la célébration de l’unité politique s’organise de façon privilégiée autour de la rue. Reprenant à leur compte la tradition des amburbalia qui protégeaient les cités romaines1, les pouvoirs municipaux organisent des processions (Ommegangen et tours) destinées à attirer la faveur divine sur la cité, généralement à travers l’inter- cession du saint patron tutélaire. L’originalité de ces processions tient sans doute à la forte portée politique de processions a priori religieuses : car l’extension de la pratique est concomitante de l’affirmation de la puissance des villes. S’émancipant de la tutelle des seigneurs, les villes gagnent une nouvelle autonomie politique, que les édiles municipaux protègent jalousement. Et c’est justement à travers les proces- sions religieuses que ce pouvoir nouvellement acquis se montre et se glorifie. Cette étroite alliance entre le pouvoir municipal et le clergé est fondatrice de l’ambiguïté profonde de ces festivités. A la fois empreintes de dévotion (mariale notamment) et de motivations profanes, ces fêtes urbaines constituent un composé complexe. C’est dans ce contexte qu’apparaissent au XVème siècle, dans l’espace qui est actuel- lement le Nord de la France, les géants processionnels, pour reprendre la terminologie d’Arnold Van Gennep2. Ces gigantesques effigies en osier, destinées à rendre plus spec- taculaires les processions urbaines, se trouvent très vite chargées d’une forte ambiguïté: figures profanes dans des processions qui ne sont qu’à moitié religieuses, les géants incarnent en fait l’ambivalence fondatrice des fêtes municipales. Mais rien de très frappant dans cette ambivalence: pouvoir politique et clergé sont alors étroitement liés; rien non plus de très étonnant dans l’utilisation politique des fêtes de rue par le pouvoir municipal: la rue est alors, avec le beffroi, le seul endroit où le pouvoir peut se représenter. Ce qui, en revanche, est nettement plus surprenant,

1. Ces processions annuelles étaient destinées à commémorer le tracé initial de la cité, acte fondateur du vivre- ensemble pour les Romains, et ainsi à sacraliser l’enceinte urbaine, inviolable et sacrée. Cette réutilisation de rites d’origine romaine ne doit pas surprendre: les mythologies urbaines sont ainsi pleines de références à un glorieux passé antique, souvent rêvé, qui vise à magnifier l’enracinement historique de la ville. 2. Arnold Van Gennep, grand folkloriste français du début du XXème siècle, a notamment publié un irrempla- çable Manuel de folklore français contemporain, Paris, Picard, 1937.

REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 – p. 74-91 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 c’est de constater que ces géants connaissent encore aujourd’hui un très grand succès. Chaque sortie du géant de la ville constitue toujours un moment fort dans la vie de la communauté, même si la base du rituel s’est laïcisée. Les géants gardent en fait une place prépondérante dans la construction des identités urbaines. A Douai, l’iden- tification de la ville à son géant est parmi les plus fortes de la région : il est ainsi présent sur le blason de la ville, sur les bouteilles de la bière locale, donne son nom au centre d’expositions… Le géant est donc au cœur de la construction de la mé- moire collective des groupes citadins: incarnation des souvenirs de la communauté, il reflète la façon dont celle-ci se pense et essaie de se conserver, sorte de blason monumental de la ville, à qui il procure une assise historique largement mythique; mais l’enjeu est avant tout d’offrir à la ville un symbole aisément identifiable, qui ancre les habitants dans un passé commun. C’est donc cette continuité entre rites médiévaux et utilisation contemporaine qu’il s’agira ici d’éclaircir, pour dégager la spécificité de ces fêtes de rue septentrionales. La grande continuité des rituels urbains pose donc de sérieuses questions sur la spécificité de la sociabilité septentrionale. Comme l’écrit Robert Muchembled dans «La fête au cœur», la fête est un produit complexe, composé de symboles et de réalités dont la précipitation, au sens chimique du terme, intervient au terme de manipulations dont il faut retrouver l’enchaînement par une étude culturelle et sociale globale dépassant de très loin les seuls aspects ludiques.1 A travers ces effigies d’osier, c’est donc la spécificité des rites urbains du Nord de la France qu’il s’agira de dégager.

Rites carnavalesques ou piété baroque: le cérémonial de l’Ancien Régime

Chaque cité, à la fin du Moyen Age, a son propre calendrier de fêtes, son calendrier de solennités; parmi celles-ci, une des fêtes, plus enracinée, plus spectaculaire, plus chère aux habitants, est devenue une sorte de fête emblématique, attachée à l’histoire citadine. La consécration religieuse est indispensable à cette manifestation du patrio- tisme citadin: les reliques les plus vénérées des églises de la ville sont sorties pour l’occasion, et sont associées à la journée, pour commémorer une intercession du saint

1. «La fête au cœur. Une approche de la sociabilité septentrionale du XIVe au XXe siècle». Revue du Nord n° 274, juillet-septembre 1987.

76 L’effigie et la mémoire tutélaire. Ainsi, à Bruges, on commémore depuis 1302 «le Grand jour» (De Brugse hoogste dag), ce jour où les Français étaient battus à Courtrai, et où un peu de sang du Christ, conservé dans une ampoule, se serait liquéfié. La relique, gage de la faveur de la Providence, devient l’emblème de l’indépendance communale et de résistance aux entreprises françaises. C’est donc l’indépendance et le particularisme de la cité que l’on célèbre lors de chaque procession annuelle. Mais la visée religieuse est sans doute seconde par rapport au projet idéologique qui sous-tend chaque procession: car dans ce défilé, c’est avant tout l’ordre social qui se lit, ne serait-ce qu’à travers la distribution des différents groupes dans l’espace: on peut ainsi lire la puissance d’un groupe à son ordre dans la procession (fonction de son prestige, ou de l’ancienneté de ses statuts), ou à sa plus ou moins grande proximité du saint sacrement, ou des reliques du saint sous le patronage duquel est placée la ville. Les places dans les processions étaient précisées avec le plus grand soin. On réa- lisait ce jour-là, dans la matérialité du défilé, la constitution hiérarchique idéale de la cité […] C’était à qui aurait le cierge le plus monumental, le char le plus ingénieux et le plus décoré.1 La définition de l’identité urbaine, qui est renouvelée chaque année, procède donc de cérémonies de nature profondément religieuse. Cependant, ces processions religieuses n’excluent pas tout aspect profane. D’abord par la composition de la procession, puisque les différents corps de métier sont appelés à défiler; de plus, l’organisateur des festivités est le Magistrat, le corps politique municipal, et la halle échevinale (siège du pouvoir urbain), est soit le point de départ, soit le point d’arrivée, soit le pivot de la procession. Ainsi les processions de Douai partent d’une des deux collégiales de la ville, pour aboutir à l’autre en fin de parcours; mais le point culminant de la proces- sion, c’est bien la halte à la halle échevinale. Ordre social et ordre urbain sont donc intimement liés. C’est à travers la déam- bulation dans la rue que peut se lire l’ordre social idéal tel que se le représentent les élites politiques. A Lille, la procession annuelle, dédiée à Notre-Dame de la Treille, est entièrement contrôlée et ordonnancée par le Magistrat: c’est lui qui adresse des billets d’invitation aux corps constitués, aux communautés de métier, et aux confréries: c’est bien lui, et non l’Eglise, qui est le pouvoir organisateur de ce rite religieux de l’una- nimité urbaine. Ainsi, tout en célébrant le triomphe de la Vierge, le Magistrat marque son emprise sur le cœur sacral de la procession, la châsse connue localement sous le nom de « Bonne Fierte », et qui renferme dans deux reliquaires le saint lait et les cheveux de la Vierge. Symboliquement, le dais qui protège la «bonne fierte», riche drap

1. Yves-Marie Bercé, Fête et révolte, Paris, Hachette, 1976.

77 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 d’or ou de soie, est chaque année offert par le Magistrat à la patronne de la ville: il en coûte chaque année au Magistrat neuf florins, mais l’effet symbolique est sans com- mune mesure avec l’investissement financier: le Magistrat s’approprie par ce biais la gestion du capital symbolique de la ville, l’emblème de son identité. Ces processions jouent donc un rôle majeur dans la définition des identités urbaines, en contribuant à forger et à cimenter la conscience historique et religieuse de la population urbaine.

A partir de la fin du Moyen Age, les processions s’ornent dans certaines villes de géants, qui sont avant tout une figure destinée à rehausser l’éclat des fêtes. Depuis les travaux de l’anthropologue belge René Meurant, on a en effet abandonné l’idée selon laquelle le géant était une représentation mythologique du héros fondateur. Au contraire, les premiers géants furent créés pour orner, rendre plus spectaculaires le théâtre ambulant, la Bible ambulante, que constituait la procession. C’est à Douai qu’apparaissent les premiers géants processionnels dans ce qui est aujourd’hui le Nord de la France. La procession générale de la ville rend hommage depuis 1480 à saint Maurand, le protecteur de la cité, sauvée par son patron d’une attaque surprise des Français en 1479. Chaque année, les différents corps de la ville défilent dans les rues, en compagnie des échevins, pour commémorer la victoire et l’indépendance conservée. En 1530, le Magistrat de la ville décide de donner à la fête un éclat particulier, pour célébrer la signature de la Paix des Dames: le collège échevinal demande alors aux corporations, pour fêter l’événement, de présenter chacune une « histoire » ; sur des chars prêtés par la ville, chaque corps de métier devait faire jouer un mystère inspiré de la Bible. La corporation des manneliers (les vanneurs) et celle des chaisiers, elles, construisent un mannequin d’osier qui suit la procession. Ce géant, que l’on nomme Gayant (géant en picard) et qui impres- sionne les foules, est conservé par la municipalité, qui rachète le mannequin d’osier; l’année suivante, la corporation des fruitiers lui adjoint une femme. Nulle dérision carnavalesque donc dans ces figures gigantales: c’est le pouvoir lui-même qui entérine ces initiatives, cautionné par le clergé. Mais on remarque aussi que dès le départ, il y a de la part des promoteurs de l’effigie d’osier la volonté d’une démonstration de puissance: cette gigantesque carcasse à figure humaine, assemblage d’osier enveloppé de toile, est l’expression du savoir- faire et de l’aisance d’un groupe d’artisans, les ouvriers de l’osier. Gayant incarne les vertus de ses inventeurs, sa fonction est fédératrice au sein de sa communauté d’ori- gine. Mais très vite, avec la récupération de la figure gigantale par le pouvoir municipal, il devient le grand rassembleur social. Toujours est-il qu’à travers la promenade du géant, c’est bien la rue, en tant qu’espace de représentation de soi aux autres, qui est au centre de la construction des identités sociales.

78 L’effigie et la mémoire

Dans les processions urbaines, l’alliance entre pouvoir municipal et clergé, entre le politique et le religieux, le sacré et le profane, est fondamentale. Avec la Contre- Réforme, la tendance va encore s’accentuer. La Réforme agit en effet, comme le souligne justement Yves-Marie Bercé, comme un moment de rupture. Du côté des villes gagnées à la Réforme, le paganisme latent et les liturgies ostentatoires paraissent des reliques d’un passé avec lequel il s’agit de rompre. A l’inverse, le maintien intégral des fêtes anciennes, et le choix des formes de piété les plus ostentatoires forment des traits culturels typiquement catholiques. Dans la Flandre des processions et des pèlerinages, foisonnante de reliquaires, la guerre civile se traduisit par un assaut contre les fêtes et la dévotion gestuelle.1

Tandis que la morale protestante se structurait autour d’une «ascèse du monde», comme le dit Max Weber2, la revendication des réjouissances traditionnelles devenait une affirmation de catholicité. Dès lors, la Réforme agit comme un catalyseur, et les «bonnes villes» du Nord de la France vont être caractérisées par un regain de pratiques festives. Ainsi, à Lille, «citadelle de la Contre-Réforme»3, la piété mariale connaît un nouvel essor, dans le cadre d’une liturgie baroque qui sait faire appel aux sens et au spectaculaire. Dès lors, les géants gagnent en importance dans les processions. Pourtant, leur acceptation ne va pas de soi, comme en témoigneront les initiatives des évêques de Lille en 1665 et 1688, et d’Arras en 1699 et 1770, pour dissocier la partie profane du cortège religieux. Mais globalement, la coopération entre équipes échevinales et clergé urbain se déroule sans problème. On peut dès lors mettre en lumière certaines particularités des géants procession- nels: ils démontrent une volonté de faste, mais s’inscrivent dans un cadre nettement religieux, et cela sans ambiguïté possible. Pourtant, quoi de plus carnavalesque, pour- rait-on penser, que ces figures anthropomorphes démesurées, pouvant mesurer jusqu’à 7 ou 8 mètres de haut, et promenées à dos d’homme dans les rues de la ville? Leur statut est en fait profondément ambigu; la tendance carnavalesque est sous-jacente dans ces représentations qui frisent le grotesque. Mais le clergé, loin d’être réticent, s’accommode de ces représentations, qui s’ancrent dans une esthétique festive résolu- ment baroque, avec la volonté d’un message religieux qui sache parler aux sens. Ces géants cristallisent sur leur corps l’identité de la ville. En effet, placés au centre de la procession urbaine qui rend honneur au protecteur de la ville, et manifeste

1. Yves-Marie Bercé, op. cit., p. 69. 2. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964. 3. Alain Lottin, Lille, citadelle de la Contre-Réforme? 1598-1668, Dunkerque, éditions des Beffrois, 1984.

79 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 donc l’identité de la ville, ils figurent une représentation de la cité à la fois débonnaire vis-à-vis des habitants – qui le caressent, lui offrent des présent – et agressive pour les étrangers, à travers une symbolique résolument martiale: cimier romain à Cassel, lourde hache franque à Lille, tout dépend de l’histoire (réelle ou rêvée) de la ville, et du contexte idéologique et politique du temps. Ainsi, selon la domination politique du moment, on verra apparaître sur le bouclier de Gayant le blason de Charles Quint, puis le soleil louis-quatorzien, avant d’arborer les armes de la ville. Il y a donc bien une grande plasticité idéologique de ces géants: aujourd’hui, ils arborent souvent les couleurs nationales (Reuze Papa, à Cassel, les porte sur son costume: jupe rouge, manches bleues, et ornements blancs). Gayant, avec son allure sévère, et ses 8,50 mètres de haut, incarne les valeurs d’har- monie, d’ordre, de paix sociale et de protection, et matérialise le dynamisme collectif de la cité. Au Moyen Age, affranchies de la tutelle seigneuriale, les villes ont édifié leurs beffrois pour manifester sur l’espace urbain leur souveraineté politique et économique. A l’époque moderne, les géants sont autant de beffrois mouvants qui, en déambulant dans les rues de la ville, manifestent avec éclat sa richesse et sa puissance.

Déclin et renouveau des géants processionnels: de l’intégration à la France à la Révolution française

La conquête française change la donne pour les villes nouvellement françaises: Lille, Douai ou Valenciennes n’organisent plus leurs rituels festifs de la même façon. Cependant, il convient sans doute de corriger certaines hypothèses avancées, notamment par Yves-Marie Bercé, à propos d’une éventuelle «fin des triomphes citadins». Bercé, dans son célèbre ouvrage Fête et révolte1, analyse ainsi l’histoire des fêtes urbaines comme celle d’un long déclin. Schématiquement, le passage sous la souveraineté française, et le dessein absolutiste de la monarchie louis-quatorzienne, auraient progressivement vidé de leur substance les «triomphes citadins» dans des villes désormais privées de toute prérogative politique réelle. En fait, c’est avant tout la fin des fonctions politiques et militaires des fêtes. La conquête française élimine des processions urbaines les milices communales. A Lille, dès 1668, date de l’annexion, les quatre serments sont évincés de la procession, qui certes va subsister jusqu’à 1791, mais en perdant de plus en plus de sa pompe, et de ses affluences d’antan. Bien sûr, la nécessité de l’apparat

1. Yves-Marie Bercé, op. cit.

80 L’effigie et la mémoire du pouvoir se maintient, le devoir de faste ne disparaît pas, mais la composition des fêtes du XVIIIème siècle, analyse Bercé, est «toute aristocratique» ; elles sont «œuvre de professionnels». En clair, la coupure élites/culture populaire est consommée, et l’unanimisme des rituels festifs d’antan fait place à un exclusivisme aristocratique. Cette mutation des fêtes est avant tout imputable à des facteurs d’ordre politique: pour schématiser, avec la conquête et la formation d’un Etat centralisé, les villes perdent peu à peu leurs prérogatives judiciaires, financières et politiques. Dès lors, les triomphes urbains tombent en désuétude car l’organisation du pouvoir ne correspond plus à l’image qui en est donnée. Mais Philippe Guignet a montré sur ce point à quel point les analyses de Bercé, trop rapides, sont fausses. Il est frappant en effet de constater que dans ces provinces nouvellement conquises, les triomphes urbains ne faiblissent pas. Plus encore, ils peuvent même commémorer un événement fort contraire à l’idéologie monarchique. En fait, la préoccupation majeure de la monarchie est la bonne rentrée de l’impôt; pour le reste, des compromis sont vite passés avec les villes qui, tant qu’elles remplissent les obligations fiscales, jouissent d’une assez grande marge de manœuvre. Dans l’ensemble, on se garde bien de heurter les coutumes, malgré l’ambition affichée de «désespagnoliser» la province. L’essentiel, dans cette nouvelle région fron- talière, est de faire rentrer correctement l’impôt nécessaire à la conduite de la guerre et à l’édification de la «ceinture de fer» qui va couvrir de citadelles les villes annexées.

On voit cependant apparaître de nouvelles formes de fêtes urbaines, avec les entrées royales, notamment en 1680, où Louis XIV effectue avec sa cour le tour de ses nou- velles annexions. Nouveauté, en effet: les villes du Nord connaissaient les entrées sous les souverains espagnols. Mais le rituel qui accompagnait ces entrées était empreint d’une certaine bonhomie. Charles Quint, pour ne prendre que lui, ne dédaignait pas de se joindre aux jeux et aux concours sportifs organisés à l’occasion de sa venue. Avec la monarchie française, le rituel se glace et se colore d’une solennité nouvelle, plus en harmonie avec l’Etat qui se construit. Prenons par exemple l’entrée de Louis XIV à Valenciennes en 1680. Valenciennes devient française en 1677, quand le Magistrat de la ville, jugeant la situation militaire désespérée, choisit de composer avec la France. Mais le peuple, lui, travaillé de longue date par la Contre-Réforme, est sincèrement attaché à l’Espagne, et regarde comme une catastrophe l’arrivée de Français perçus ici comme libertins et athées. Aussi Louis XIV cherche-t-il à réagir contre cette situation et conforter sa position dans cette place stratégique en se posant en défenseur de Valenciennes et du catholicisme. Trois ans plus tard, l’entrée royale est l’occasion de rassurer les Valenciennois, et de leur garantir le maintien de leurs privilèges. L’entrée royale, rituel très codifié, est ici une

81 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 véritable déclaration d’allégeance, afin de mieux pouvoir négocier le maintien des privilèges de la cité. Les témoignages symboliques d’allégeance sont ainsi partout présents. Les rues que doit emprunter le cortège royal sont tendues de drap bleu, et même le beffroi, symbole séculaire des libertés urbaines, est surmonté de fleurs de lys. Clou du spectacle, une gigantesque statue d’Hercule qui soutient la voûte céleste, d’où est tiré un grandiose feu d’artifice. Plusieurs éléments marquants dans cette cérémonie au déroulement convenu: d’une part, le langage de la soumission, l’abdication des libertés. D’autre part, l’exclusion du peuple de la cérémonie, en tant qu’élément actif qui, traditionnellement, acclame le roi. La fête de 1680 n’est ainsi pas un temps fort de reconnaissance de la communauté par elle-même, mais le moment d’allégeance d’une ville à son nouveau souverain, l’intégration de la communauté urbaine à la collectivité nationale. Mais urtout, l’entrée est organisée comme une représentation théâtrale. L’exclusion du peuple comme acteur participant effectivement à l’entrée, et non comme foule de simples figurants, est affirmée par le choix d’un langage symbolique qui se perd dans les références érudites et les allusions mythologiques auxquelles seule l’élite dirigeante de la cité comprend quelque chose.

Temps de rupture? Ce n’est pas si sûr car, on l’a vu, ces festivités d’un nouveau type, plus fermées, n’ont pas vocation à remplacer les réjouissances traditionnelles. Au contraire, celles-ci connaissent une vitalité qu’on n’a longtemps pas soupçonnée1. A Douai par exemple, les festivités commémorant la défaite française de 1479 se per- pétuent, malgré le changement de domination politique; on se contente d’ajouter sur le bouclier de Gayant un soleil en l’honneur du conquérant. Mais on attendra jusqu’en 1771 pour déplacer la fête au 6 juillet, date anniversaire de l’entrée des Français dans la place. Preuve du succès de la fête. D’ailleurs, la procession du géant s’enri- chit de nombreuses figures annexes: on adjoint en effet au géant une femme, des enfants (à partir des années 1680), ainsi que d’autres éléments: saint Michel et son diable, la Roue de la Fortune, Proserpine, la Reine des Enfers, des cyclopes, le «sot des canonniers»… En fait, le compromis passé avec la monarchie n’a pas, loin s’en

1. En fait jusqu’à la publication de la thèse de Philippe Guignet, Le Pouvoir dans la ville, parue en 1990, et qui remet fortement en cause bien des idées préconçues sur la pesanteur de l’absolutisme louis-quatorzien dans les villes nouvellement conquises du Nord de la France. Il montre ainsi dans son ouvrage que, excepté sur le plan fiscal, où la monarchie est intraitable, les intendants laissent bien souvent une grande marge de manœuvre aux magistrats attachés à la tradition, et que la promesse de respecter les coutumes de chacune des villes conquises n’est pas seulement une façade. L’absolutisme sut bien souvent passer des compromis avec les élites politiques locales, l’essentiel étant toujours la défense de la frontière. Le passage sous la domination française n’a donc pas signifié pour les villes une perte de leur particularisme ni la dissolution de leur identité dans un Etat-Nation en construction.

82 L’effigie et la mémoire faut, vidé le pouvoir urbain de sa substance. Aussi les fêtes se maintiennent-elles avec vigueur, puisqu’elles n’ont pas perdu tout ancrage dans la réalité du pouvoir. Les sentiments d’appartenance à la communauté de destin que constitue la ville ne sont pas en voie de déracinement. Les véritables ruptures se situent davantage, au XVIIIème siècle, entre les élites urbaines et des pratiques populaires qui, elles, restent enracinées dans la dérision carnavalesque; non dans le sentiment d’appartenance, mais dans l’expression de ce sentiment. Le rituel festif baroque traditionnel va perdre de sa lisibilité auprès des élites éclairées gagnées aux idées des Lumières, qui considèrent les géants comme des marques de superstition d’un autre âge. Progressivement, on observe une montée des attaques du clergé contre les éléments qui leur semblent les moins orthodoxes dans ces fêtes urbaines: les géants. En fait, bien souvent, dans leurs condamnations, ils semblent confondre profane et païen, et s’offusquent de la polysémie des cortèges de rue, qui brassent à la fois liturgie romaine et mythes locaux, dérision carnavalesque et châsses de saints. C’est bien un affaiblissement de la sensibilité baroque qui est en jeu ici, et qui explique le désintérêt croissant des élites culturelles, de sorte que le contenu profane de la procession est peu à peu écarté de la procession religieuse proprement dite. A Lille, par exemple, l’évêque prend sans succès des mesures contre le défilé des géants en 1665 et 1688, avant de parvenir à séparer le religieux du profane en 1699. De même, à Douai, les géants sont proscrits par l’évêque d’Arras en 1699; le Magistrat promet alors de ne plus faire figurer d’éléments non conformes à la religion, mais en 1700 Gayant et sa suite réapparaissent. L’évêque proteste de nouveau, mais les échevins ne cèdent que sur le diable de saint Michel. Il faut en fait attendre 1771 pour que les attaques de l’évêché aboutissent: si la procession est finalement maintenue, en la repoussant au 6 juillet, les géants, eux, sont vendus aux enchères, ainsi que toutes les figures qui les accompagnaient. Mais de 1777 à 1779, des notables reconstituent la famille gigantale, avant leur destruction en 1791… Cette hostilité du clergé à la fin du XVIIème siècle est générale aux communes des Flandres, belges comme françaises (preuve que le désaccord sur les géants n’est pas d’ordre politique) : fin du cortège de Poperinghe en 1680, départ des géants des processions de Bruges, Louvain et Gand dans les années 1770. Le XVIIIème siècle marque donc une période d’affaiblissement du pouvoir fédéra- teur des géants: la diffusion des Lumières, la critique rationaliste des superstitions détachent certaines élites cultivées de l’attachement aux géants, et fissurent l’unani- mité de la célébration de l’identité urbaine.

Dès lors, la Révolution, comme bien souvent en matière culturelle, agit davantage comme un catalyseur que comme une époque de rupture sur les pratiques culturelles.

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Si elle affiche une claire volonté de rupture, elle arrive sur un terrain déjà préparé, qui décrie la fête traditionnelle, à la rigueur compassée. Cependant, comme le rappelle Mona Ozouf1, entre la fête révolutionnaire et celle de l’Ancien Régime, la différence ne réside pas tant dans la raideur de l’une et la spontanéité de l’autre, que dans deux conceptions antagonistes du corps social: si la fête d’Ancien Régime est fête de la différence, en fixant l’ordre des rangs et des corps, la fête révolutionnaire cherche une unanimité égalitaire. De ce constat découlent bien des transformations. D’abord, la fin des triomphes citadins. Dans une Nation une et indivisible, il paraît impensable de célébrer l’identité d’une ville, tant une telle initiative serait perçue comme contre- révolutionnaire; l’exaltation du particularisme fait alors place à la célébration de l’uni- té nationale, de l’exaltation de la collectivité conquise sur les ruines de la tyrannie. Mais aussi, avec la mutation de la forme des fêtes, c’est une nouvelle géographie festive qui s’esquisse. La procession de l’Ancien Régime s’organisait dans l’espace délimité de la vieille ville, dans un théâtre urbain perçu comme espace sacré. Cette procession tradition- nelle perdure jusque 1792, mais cède le pas dès 1790 à un autre type de fête, plus unanimiste, la fête de la Fédération des gardes nationales des trois départements Nord, Pas-de-Calais et Somme, qui, grande nouveauté, se déroule à l’extérieur de l’espace bâti de la ville: à l’Esplanade, tout comme l’espace central de la fête révolutionnaire parisienne est le Champ-de-Mars. Espace en marge de la ville, qui exprime l’utopie d’un retour à la nature, dans un espace vierge où on aménage des temples ioniques pour symboliser la démocratie nouvelle. C’est là un symbole très fort: alors que l’Ancien Régime déroulait la hiérarchie de ses corps dans les belles rues du centre-ville, les révolutionnaires cherchent à échapper au cadre urbain. Diverses variantes sont adaptées de ce modèle originel, au gré des inflexions de la Révolution. Le 14 juillet 1793, on célèbre le vote de la Constitution de l’An I par un cortège qui se rend au Champ-de-Mars suivi d’un char en forme de cata- falque: c’est le tombeau de l’aristocratie. Le 30 décembre, une fête originale: pour célébrer la prise de Toulon, on organise une fête qui consiste à simuler l’attaque et la prise de la ville par les armées républicaines. La fête de la Régénération du 30 novembre 1793 reprend le principe ancien des architectures éphémères; mais loin des arcs de triomphe de l’Ancien Régime, l’architecture éphémère consiste ici en un tertre situé au centre d’un bassin circulaire; sur un lit de gazon, une femme aux mamelles généreuses représente la Nature, qui dispense une eau régénératrice que vient boire la foule.

1. La fête révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1976.

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Tous les schémas des fêtes révolutionnaires sont en fait étroitement calqués sur le modèle parisien: fête de la Régénération, fête des martyrs de la Révolution, fête de l’Etre Suprême, puis fêtes familiales du Directoire… toute l’organisation festive, fina- lement, obéit à un étroit conformisme révolutionnaire, qui abdique des particularismes pour suivre le rythme impulsé par la capitale et ses envoyés. Plus caractéristique est en fait l’interdiction des géants processionnels, condamnés à Douai par la municipalité révolutionnaire comme «frivolité inventée par le despotisme pour tromper le peuple». Les inquiétudes des révolutionnaires sont accentuées par la possibilité d’interférences entre fêtes révolutionnaires et fêtes traditionnelles. A Douai, la proximité des fêtes de Gayant (le 6 juillet) et du 14 juillet, que l’on cherche à ériger en fête nationale, n’est pas étrangère à la violence de la condamnation. Ce qui importe ici n’est pas un calendrier précis des interdictions révolution- naires, mais plutôt le constat que les géants réapparaissent très rapidement après la Révolution, et ce dans un Etat de plus en plus centralisé. Le XIXème siècle marque au contraire un grand dynamisme des géants processionnels. Avec des modifications héritées de la Révolution: en supprimant les ordres et corporations, les révolution- naires bouleversent le cérémonial d’Ancien Régime. Plus question, maintenant, que la ville défile par corps dans ses rues. Paradoxalement, le phénomène gigantal s’en trouve cependant redynamisé. Mais les géants cessent d’être possession de la collectivité dans son ensemble: un groupe particulier ou une association (amicale laïque ou autre) se les approprie, qui détient dès lors le monopole de la mémoire collective de la cité. Le géant reste donc le support privilégié de l’expression sociale théâtralisée, et de l’inscription de la communauté dans une historicité à la fois mythique (récits des origines) et constamment réactualisée, par l’actualisation des symboles gigantaux, malgré l’affirmation de continuité. Comme l’écrit Maurice Halbwachs, [la mémoire collective] est essentiellement une reconstruction du passé [qui] adapte l’image des faits anciens aux croyances et aux besoins spirituels du moment. Dès lors, la connaissance de ce qui était à l’origine est secondaire, sinon tout à fait inutile, puisque la réalité du passé n’est plus là, comme un modèle immuable auquel il faudrait se conformer.1

1. Maurice Halbwachs, Morphologie sociale, Paris, Armand Colin, 1970.

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De la Révolution au XXème siècle: géants et rites républicains

Si la Restauration permet un rapide retour des géants, que le Second Empire les tolère, on s’intéressera avant tout ici à la période républicaine, et à la façon dont les républicains de la fin du XIXème siècle et du XXème siècle, pourtant hantés par le souvenir de la Révolution, vont non seulement tolérer les processions de géants, mais aussi les instrumentaliser: dans les villes du Nord, les maires vont en toute conscience utiliser les processions de géants dans une optique d’affirmation de leur pouvoir au sein de la communauté des habitants. Malgré la rupture révolutionnaire, la République n’a pas combattu des pratiques identitaires pourtant identifiées très nettement à l’Ancien Régime et à l’empilement de corps qui le caractérisait. Au contraire, les pouvoirs locaux, les municipalités ont su très habilement récupérer ce remarquable instrument de cohésion idéologique que constituent les géants. La Révolution n’a pas balayé les liens qui unissent le pouvoir municipal des villes du Nord de la France aux géants processionnels. On peut observer l’étroitesse des liens qui subsistent entre le politique et ce qu’on est tenté d’appeler le folklorique1 à travers le cas des baptêmes de géants. En effet, les géants ont un cycle de vie calqué sur le cycle humain: ils naissent, se marient, ont des enfants, et meurent. Aussi l’arrivée d’un nouveau géant est loin d’être un acte anodin. Au contraire, elle comporte des rites étroitement liés à la sphère du politique et à la symbolique municipale. Ces pratiques, très prisées du public, se présentent comme des simulacres d’opérations civiques, en relation avec le cycle de la vie. C’est ainsi que sont «joués», au centre de l’espace décisionnel de la ville, la mairie et sa place, les principaux actes sociaux destinés à légaliser chez tout être humain les étapes fondamentales de sa vie: baptême, mariage… Pour le rituel du baptême, c’est généralement la mairie, lieu fondamental de l’engagement laïque en tant qu’espace républicain, qui est élue pour l’accomplissement du rite. Cet emplacement singulier amène l’exécution du rite par des acteurs proches de la sphère du pouvoir. Ainsi, par leur rôle au centre de cette imitation sérieuse, ils consolident les liens entre pouvoir communal et groupes associatifs. A Douai, la mairie occupe, du point de vue d’une géographie festive, une place centrale dans l’espace urbain. La cour solennelle de la mairie, surmontée par le beffroi,

1. Au sens ici le plus ancré dans les ambiguïtés du terme, et dans ce qu’il recèle d’a priori sur les superstitions, les rituels populaires. Le folklore serait dans cette perspective le produit d’une religion populaire faite du vieux fonds de croyance non rationalisé par l’Eglise (avec toute la condescendance que cela suppose). Pour une mise au point sur ce sujet, Le sens du sacré de François-André Isambert est incontournable.

86 L’effigie et la mémoire constitue le point de départ de la cérémonie des fêtes de Gayant. Par les réjouissances qui s’y enchaînent (danse des géants, lâcher de bonbons, réception des notables), la cour de la mairie se constitue en théâtre provisoire, consensuel et fraternel. Centre institutionnel, la mairie est à partir de la IIIème République le siège d’un pouvoir laïc et démocratique, qui affirme les valeurs morales et civiques d’ordre public, de travail. La préférence accordée à un espace aussi chargé symboliquement que l’hôtel de ville et le beffroi pour célébrer les retrouvailles entre les géants, les autorités urbaines et les citoyens contribue à renforcer la gravité de la fête, et à honorer la solidarité municipale. Depuis 1801, la fête est devenue communale: la procession perd la coloration religieuse des origines, pour se laïciser. La cocarde tricolore orne alors le géant, et son écharpe le confirme dans son rôle d’édile. En fait, l’histoire de Gayant est celle d’une progressive cristallisation sur le géant de l’identité de la cité. Déjà, dès 1779, la procession traditionnelle en l’honneur de saint Maurand, le véritable «sauveur» de la cité, s’intitule «procession de Gayant» ; innovation qui traduit bien l’importance prise par ce personnage inventé et anonyme. Puis le géant gagne peu à peu en popu- larité et en prestige. En 1920, il donne son nom à la fête, complètement laïcisée: Gayant devient alors figure tutélaire de la cité, une sorte d’étendard municipal autour duquel se serre tout le corps urbain. A Cassel, petite ville des Flandres, le géant et son épouse, Reuze Papa et Reuze Maman incarnent le fort particularisme de cette antique ville flamande perchée sur un des rares «monts» qui jalonnent les Flandres. Les Cassellois se définissent bien sou- vent comme «montagnards», et leur fibre identitaire se nourrit de l’existence des deux colosses, figures tutélaires de la cité, dont l’influence se diffuse à tous les niveaux de la vie sociale (domestique, économique, municipal, etc.). Les géants ne sortent que deux fois par an (le dimanche gras, et le lundi de Pâques) lors de promenades rituelles qui matérialisent et célèbrent, pour les Cassellois, un espace commun d’appartenance et d’identité, univers principalement fondé sur la mémoire dont les géants sont les garants. Reuze Papa, apparu en 1827, affiche, comme bien des géants, une allure martiale inspirée du passé romain de la ville (mais le vêtement tricolore vient actua- liser les références identitaires), une épée, une cuirasse, qui consacrent le géant dans son rôle de défenseur de la ville et le vouent, ainsi que sa femme (apparue elle en 1860), à la protection de l’espace domestique. De fait, observe l’ethnologue Marie-France Gueusquin1, il est peu de foyers cassellois qui soient dépourvus de la présence du géant, à travers une affiche, une photo, un objet décoratif. L’application sur la vitre qui donne sur la rue d’une photographie représentant les deux géants rejoint ces signes

1. Fêtes, géants et carnavals du Nord-Pas-de-Calais: Cassel, Béthune, Musée régional d’ethnologie, 1993.

87 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 dispersés dans le logis, mais avec une signification différente, puisque ce n’est pas l’intérieur qui est élu, mais le dehors. En fait, c’est une initiative que l’on trouve essentiellement dans les maisons situées dans des rues trop étroites pour accueillir le cortège rituel: afficher le portrait des deux héros de la ville vise ainsi à exprimer le soutien aux géants, son adhésion au rituel gigantal. A Lille, par contre, l’utilisation par la municipalité, depuis les années 1970, de l’attachement aux géants se traduit par un échec. Le projet de départ consiste, pour la municipalité, dans le cadre de la décentralisation administrative, à doter neuf de ses onze quartiers d’une effigie emblématique, pour renforcer leur identité, en les invitant à se différencier des quartiers avoisinants. L’examen de ces géants est intéressant, car il révèle les multiples applications par la mairie, et à son profit, d’un élément du folklore régional, dans le but de polir son image, intra et extra muros. Mais, étant imposé par l’hôtel de ville, le modèle gigantal ne fait pas ici l’adhésion de la population. Objet artificiel, bien que reproduisant un type traditionnel, le géant rituel n’apparaît alors que comme un instrument mis au service d’une municipalité soucieuse de sa réputation et de son rayonnement. Fruit d’une volonté délibérée et non d’une détermination populaire, le mannequin se confine alors dans un rôle de pure représentation populaire.1

Aujourd’hui, les fêtes de géants connaissent une vigueur inaccoutumée. De plus en plus de communes possèdent des géants. Ainsi, entre 1920 et 1940, on a recensé trente-deux nouveaux géants dans le département du Nord; trente-six entre 1945 et 1967; et cent cinquante depuis 1967.2 L’époque contemporaine est cependant caractérisée par une redéfinition du rôle et de la géographie des géants. L’aspect identitaire des processions gigantales est toujours présent. Bien sûr, les processions de ville, elles, ont disparu. Mais il est justement frappant de constater que, dans la procession, ce qui a le mieux survécu à la tourmente révolutionnaire est l’effigie gigantale. C’est en même temps tout à fait logique: c’est la partie la plus laïcisée du cortège qui a été conservée. Mais leur utilisation s’est largement diffusée: aujourd’hui, les géants sont conçus au sein de collectivités sociales ou territoriales

1. Marie-France Gueusquin, «Tradition et artifice dans les fêtes urbaines du Nord de la France: les manne- quins de cortège ou les raisons d’un échec à Lille aujourd’hui», in A. Corbin, D. Tartakowsky, Les usages politiques des fêtes, Paris, Editions du CNRS, 1994. 2. Entre 1900 et 1914, on compte pour le Nord de la France 8 nouveaux géants, et 2 en Belgique. Entre 1920 et 1940, 32 dans le Nord, 52 en Belgique; entre 1945 et 1967, 36 dans le Nord de la France, et presque 200 en Belgique. Au total, on compte dans le Nord de la France plus de 150 géants; côté belge, on en dénombre 80 pour la seule agglomération de Bruxelles, et plus de 400 en Wallonie (chiffres tirés de Jean-Pierre Ducastelle (dir.), Géants et dragons: mythes et traditions à Bruxelles, en Wallonie, dans le nord de la France et en Europe, Paris, Casterman, 1996.

88 L’effigie et la mémoire diversifiées: associations culturelles, comités de quartier, amicales laïques. Les cortèges sont essentiellement laïques: défilés carnavalesques, fêtes locales. De même, on voit apparaître parmi les géants des représentations de personnages historiques, alors que ceux de l’Ancien Régime étaient fondamentalement anonymes dans leur conception. Ainsi, à Lille, on a fabriqué un géant représentant le chanteur Raoul de Godewaersvelde; à Godewaersvelde, petit village flamand, on a représenté Mil Trommelaere, un cor- donnier célèbre dans le village au début du XXème siècle; à Wasquehal, le choix de la Maison des Jeunes et de la Culture s’est porté sur Alexandre Viseur, garde-champêtre municipal de la fin du XIXème siècle. Les géants quittent alors l’anonymat générique de Reuze ou Gayant pour recouvrer l’image des pères fondateurs ou protecteurs de la cité. Autre évolution notable, la diffusion des fêtes de géants, y compris à des villages, ou à tout le moins des communes nouvellement urbaines. Ici, la logique est bien évidemment différente: il ne s’agit pas d’exalter le passé et le particularisme de la ville. Cependant, la logique commémorative est toujours bien à l’œuvre. Ainsi, le patronat de Comines, petite ville de la frontière belge, décide de représenter deux ouvriers textiles, dans un contexte d’expansion de l’industrie rubanière. La représen- tation des ouvriers, au sein d’une association qui comprend la plupart des détenteurs des moyens de production, dans une ville alors dominée politiquement par les conservateurs, met en lumière l’emprise du patronat sur une pratique profession- nelle (le tissage) dont il s’approprie la gestion symbolique, pour mieux le valoriser. Globalement, c’est à un mouvement identique à la vague de renaissance des géants sous la Restauration que l’on assiste, à travers la multiplication et la diffusion du phénomène gigantal : désir de renforcer ses racines face à la crise économique et sociale, redécouverte des identités régionales sont sans doute pour beaucoup dans ce retour en force du folklore traditionnel au sein des manifestations festives.

L’observation des mannequins cérémoniels du Nord de la France confirme la forte inclination de cette société pour l’harmonie sociale: ordre hiérarchique des corps de la ville à l’époque moderne, image édifiante de la famille lors des baptêmes et des mariages de géants à l’époque contemporaine. Il faut alors considérer avant tout le géant comme un archétype social: la projection, dans l’espace urbain, d’un idéal profession- nel, de l’entente familiale, de l’harmonie en général. A la fois oriflammes et protecteurs du groupe, les géants ancrent celui-ci dans un passé mythifié qui fait sa cohésion. Consacré comme le représentant d’un ordre implicite établi, enraciné dans la cité, justifiant la légitimité de cet ordre, le géant est devenu l’emblème du corps social. Aux forces locales de s’approprier cet emblème, de s’identifier à lui et de se légitimer grâce et à travers lui. En tant qu’enjeu, le géant sera ainsi tour à tour glorifié ou banni par les pouvoirs locaux et les forces sociales.

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Le géant n’est alors plus seulement témoin «vivant», mais témoin «actif» de la ville. Il assure la mémoire collective, remplit le même rôle civil que les monuments aux morts et le statuaire officielle (Marianne, bustes de Carnot…). En même temps, ce sont la cité et ses différentes composantes qu’il représente: de symbole actif dans l’affirmation d’un sentiment d’appartenance, le géant en vient à définir l’urbanité.1

Sylvain Lesage [email protected]

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1. C’est cette démarche qui a par exemple guidé les édiles de la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq à édifier leur propre géant, alors même qu’ils avaient bien d’autres priorités à parachever.

90 L’effigie et la mémoire

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91

Liturgies de la rue

A propos de la ville post-industrielle, R. Muray Schafer parle de «paysage sonore1 lo-fi», pour désigner un espace dans lequel les signaux acoustiques «se perdent dans une surpopulation de sons» et abolissent de ce fait toute possibilité de hiérarchie auditive. Opératoire pour les villes des XIX et XXèmes siècles, une telle désignation semble également valoir pour les villes médiévales et renaissantes. C’est que le bruit, nourri du son des cloches, du cri des marchands ou de l’activité des chansonniers, y est quasiment omni- présent2 et s’y manifeste avec une telle diversité, que leur paysage sonore cède souvent à l’hétérogénéité la plus appuyée. Espace populaire et confusionnel, l’espace des villes de cette époque dessine par là même un espace sonore alternatif aux espaces institution- nalisés de la cour et de l’église, en opposant la profusion à la maîtrise, la liberté au code, et la gratuité au sens. En un temps où aucune structure démocratique n’est encore en place, on pourra donc se demander comment l’autorité, prise dans ses acceptions politique, théologique et esthétique a précisément appréhendé un tel espace, dont le principe sous-jacent de liberté pose a priori un défi à son établissement.

I

C’est parce qu’elle veut contrer l’irrémédiable polymorphie de l’espace de la rue que l’autorité, tout d’abord politique, procède à la «mise en signification»3 de son «paysage sonore». Il s’agit pour elle d’inscrire un donné géographique dans un «pro- cès spatialisant » qui aboutisse à la métamorphose du lieu « rue » en espace4. Les

1. La notion de paysage sonore a été théorisée dans le livre de R. Muray Schafer, Le Paysage sonore, Paris, éd. Jean-Claude Lattès, 1979. L’auteur pose en principe que tout son peut être considéré comme musique. 2. Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire, « Du Moyen Age à la fin de l’Ancien Régime : maîtriser les sons », Paris, PUF, p. 19 : « Le bruit est partout et d’abord dans les villes ». 3. Nous nous inspirons ici d’une étude de Louis Marin (« Une mise en signification de l’espace social : cor- tège, défilé, procession », in De La Représentation, Paris, Seuil-Gallimard, 1994) dont nous voudrions par la suite prolonger les acquis dans le registre d’une sémiologie d’ordre sonore. 4. Louis Marin emprunte à M. de Certeau (L’Invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Union générale d’édi- tion, 1975) cette distinction conceptuelle entre « espace » et « lieu », selon laquelle un lieu est l’ordre selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence, et l’espace l’effet produit par des opérations et des mouvements.

REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 – p. 93-110 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 vecteurs les plus courants de cette entreprise de resémantisation sont les parcours ritualisés de la rue que constituent le cortège, le défilé ou la procession, traversant l’espace selon une orientation telle qu’ils finissent par engendrer un espace qui leur soit spécifique. Perdant son caractère strictement fonctionnel, la rue peut ainsi pro- longer métaphoriquement – lorsqu’il est question de procession – l’intérieur des églises dont elle reprend les principes d’ornementation, avec une exubérance, une diversité de formes et de couleurs qui la rendent digne, par exemple, de recevoir le Christ, com- me ce fut le cas lors des fêtes du Saint Sacrement à Séville en 1594 au cours desquelles celui-ci traversait la ville sous la forme d’un ostensoir1. La rue en est dès lors «dévirtualisée»2, et ce d’autant plus qu’à la substitution de l’espace au lieu, s’ajoute généralement un processus de mise en narration, qui trans- forme le parcours en un discours dont résultent de véritables frises visuelles et audi- tives3. C’est d’une telle logique que procèdent les fêtes du transfert de la statue de la vierge de la Fuencisla4 de 1613, auxquelles participe le roi Philippe III. Celles-ci mettent en scène la généalogie fantasmée de la ville en démultipliant les chars somp- tuaires, dont l’ordre obéit au sens de la chronologie historique. Se succèdent ainsi un premier char, représentant Hercule assistant à la fondation de la ville, un second, exaltant le courage des Ségoviens lors de la conquête de Madrid, en 1083, puis un troisième, rappelant les prouesses des matrones de Ségovie et un quatrième, repré- sentant la Reine Isabelle la Catholique, soit autant de scènes emblématiques dont le caractère narratif est appuyé par le jeu de nombreux timbaliers, trompettes et autres musiciens. A cette narration profane s’adjoint une seconde, d’inspiration sacrée, et illustrant les quarante-deux générations s’échelonnant d’Abraham au Christ5 par une cavalcade divisée en dix-neuf chars dont chacun est distingué du suivant par l’inter- médiaire d’une trompette à cheval et l’entremise de danses populaires concourant elles aussi à la narrativité de la cavalcade. Aussi pensée fût-elle, une telle narrativisation musicalisée du parcours ne le retranche pourtant pas dans le seul champ du divertissement : elle demeure absolument inséparable de l’opération de mise en signification que nous décrivions

1. Les fêtes de la Renaissance, tome 3, communication de Lucette Elyane Roux, « Les fêtes du Saint Sacrement à Séville en 1594 », Paris, éd. du CNRS, pp. 461-484. 2. Ibid. 3. Voir Les fêtes de la Renaissance, tome 2, communication de George R. Kernodle, « Déroulement de la Procession dans les Temps ou Espace théâtral dans les fêtes de la Renaissance », Paris, éd. du CNRS, pp. 443-462. 4. Les Fêtes de la Renaissance, tome 3, communication de Jean-Louis Fleckoakoska, Paris, éd. du CNRS, « Les Fêtes solennelles du transfert de la statue de la vierge de la Fuencisla (Ségovie, 12-22 septembre 1613)». Toutes les indications qui suivent sont empruntées à ce travail. 5. Décrites dans la Généalogie de la Vierge selon l’Evangile de Saint-Matthieu (1-17).

94 Liturgies de la rue précédemment. Le récit ne vaut en effet que dans la mesure où il actualise les diverses visées qui préoccupent les autorités, parmi lesquelles prime naturellement la visée politique. C’est ainsi que les fêtes de l’Assomption de Sienne1 ambitionnent en 1581 de mettre en scène une vision organiciste de la ville, articulant l’activité des parties à l’impérieuse nécessité de leur inscription dans la totalité urbaine. Comme nous l’apprend un traité de D. Cortese, le char de chacune des contrade de la ville illustre l’activité de son quartier par la composition de strophes, de chansons, et de madrigaux qui, s’ils mettent en valeur la productivité d’un espace particulier, n’en sont pas moins censés célébrer leur sujétion à une communauté (urbaine, nationale, voire impériale) qui les transcende: une contrada orne ainsi son char d’un aigle (Aquila) qui renvoie tant à l’habileté artistique de son quartier qu’à la gloire de Charles Quint et du Grand Duc. Une telle pratique, exemplifiant de manière particulièrement frappante l’idée d’A.-J. Greimas selon laquelle «la relation de l’homme aux objets ethno-sémiotiques [parmi lesquels la fête] est celle de la participation»2, permet de résorber les rivalités traditionnelles entre quartiers dans une dialectique du faire-valoir et de la soumission qui les tient efficacement dans le giron de l’autorité. Le parcours de la rue révèle par là même sa dimension à la fois symbolique, téléologique, mais aussi axiologique, comme le montre par-dessus tout l’édifiant Trionfo della morte3 organisé par Savonarole à Florence: un char, traîné par des buffles, porte la Mort armée de sa faux et des cercueils d’où sortent à chaque arrêt des squelettes qui, au son assourdi des trompettes, chantent d’une voix rauque la complainte Dolor, pianto e penitenza sur un poème d’Antonio Alamanni, épigone de Pétrarque, tandis que d’autres squelettes à cheval vocalisent d’une voix trémulante le Miserere. Si les «procès spatialisants» et narrativisants précédemment décrits découlent naturellement de ces ambitions sémantiques, reste à mesurer leur efficience, en déplaçant le questionnement dans le champ d’une «performativité» du discours auditif, tel qu’il est tenu par les autorités dans ce même espace de la rue. Le défilé urbain vise à produire un effet sur le peuple, qui bien souvent se veut «anesthésiant», comme lors des fêtes de Sienne déjà mentionnées: le faste, le merveilleux de la fête serv[ent] d’anesthésiant pour le peuple et l’en- couragement et la diffusion des œuvres des artistes et des lettrés permett[ent] de resserrer les liens entre ces derniers et le pouvoir auquel ils apport[ent] un soutien et dont ils améliorent l’image de marque4.

1. Françoise Decroisette et Michel Plaisance, «Fête et société: l’Assomption à Sienne et son évolution du XVIème siècle» in Les Fêtes urbaines en Italie à l’époque de la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1993. 2. A.-J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, chapitre IV, «Les intrusions», Paris, Seuil, 1976, p. 185. 3. N. Bridgman, La Vie musicale au quattrocento, chapitre 10, «Les formes musicales», Paris, NRF Gallimard, 1964. 4. Françoise Decroisette et Michel Plaisance, « Fête et société : l’Assomption à Sienne et son évolution du XVIème siècle » in Les Fêtes urbaines en Italie à l’époque de la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1993.

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Le discours sonore déployé pour l’occasion suscite l’émerveillement populaire autant qu’il flatte les velléités de composition des élites, pour mieux conforter l’ordre social et politique de la ville. Si l’ambition est claire, les moyens mobilisés sont soigneusement étayés puisqu’à la mise en narration et la mise en signification de ces défilés s’ajoute un recours à une sémiologie sonore somptuaire fortement étudiée. Le son y est envisagé comme une technique de persuasion et de domination décisive : « Les cérémonies politiques utilisent des effets (…) sonores, pour s’assurer, ou renforcer la fidélité des sujets1 » résume J.-P. Gutton. Convaincre par l’ouïe impose donc de recourir à un instrumentarium particulier, pensé dans l’optique de son efficacité sur les sens. De ce postulat pragmatique découle un usage fréquent d’instruments d’autant plus puis- sants, qu’il faut couvrir un « paysage sonore » souvent saturé2. Au même titre que les « zuffoli » (cornemuses, appréciées pour leur puissance lors de l’entrée à Florence de Charles VIII le 17 novembre 14943), les trompettes forment dès lors une ressource instrumentale de premier choix ; et les cortèges royaux de Charles Quint ne dérogent quasiment jamais à leur emploi (que ce fût pour l’arrivée à Combrai le 20 janvier 1540 ou un passage sur l’île de Cuba4). L’éclat du paysage sonore est en outre fréquemment renforcé par la scansion régulière et répétitive de tamburazzi, de tambours et de tim- bales qui concourent à l’élaboration d’une temporalité propre au cortège5 (à la scansion de l’horloge se substitue en effet celle du musicien). Mais la prédominance de ces deux invariants n’exclut naturellement pas l’usage d’autres instruments, qui assoient la performativité du discours sonore en affinant sa texture : sacqueboutes, harpes, pipeaux, chalumeaux, fifres, hautbois et autres instruments de pifferi6 peuvent joindre la clarté de leur timbre à la massivité de l’airain et de la percussion. Il est donc bien question d’une sémiologie sonore à part entière, qui cependant, ne se restreint pas au seul paradigme du timbre, dans la mesure où elle inscrit dans son entreprise de sémantique auditive un travail sur la quantité. Le cortège joue en effet d’une rhétorique numéraire qui mise sur la multiplicité du nombre d’exécutants pour susciter l’admiration du peuple assistant à son mouvement. Au-delà de l’éclat,

1. Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire, «Du Moyen Age à la fin de l’Ancien Régime: maî- triser les sons», Paris, PUF, p. 19. 2. L’entrée de Charles Quint à Paris en 1540 se fit dans une agitation telle que le bruit de la foule couvrait même les ménestrels et les trompettes. 3. N. Bridgman, La Vie musicale au quattrocento, chapitre 3, «Les lieux du concert», Paris, NRF Gallimard, 1964. 4. A. Carpentier, La Musique à Cuba, Paris, Gallimard, 1985 (traduction française). 5. «Le défilé, le cortège ou la procession, en s’ordonnant dans le temps chronique, le structurent selon la tem- poralité qui leur est propre et par là même, produisent un temps spécifique qui à la fois interrompt le temps chronique et dans une certaine mesure l’accomplit ou le fonde» (L. Marin, De La Représentation). 6. Le piffero est un ancien instrument à anche double de la famille du haut-bois. Par dérivation métonymique, le terme peut désigner l’instrumentiste qui le pratique.

96 Liturgies de la rue c’est donc bien le «grand nombre» qui fait grand effet, comme le démontrent une nouvelle fois les festivités de Cambrai qu’un contemporain décrit dans un style hyperbolique: sur la place du marché, il y avait «grande quantité d’instrumentz que on dict clerons ou hautbois faisans grande mélodie»1. Ce faisant, la musique démontre combien elle est un vecteur essentiel dans le «procès signifiant» mis en œuvre par l’autorité dans l’espace de la rue. Cette utilisation finalisée d’une sémiologie auditive n’est cependant pas l’apanage du politique; elle est plus largement un fait caractéristique des institutions détentrices de l’autorité, com- me le montre également la pratique de l’Eglise catholique en la matière. Celle-ci inscrit en effet la musique dans la rue dans le cadre d’un prosélytisme sonore qui vise à séduire les réticents et maintenir dans le giron de son autorité les croyants. Pour ce faire, elle recourt à une sémiologie sonore du même ordre que celle du politique, à cette différence près qu’elle ajoutera à l’impérieux instrumentarium coutumier, la ressource de ces propres lieux de culte. La puissance de l’Eglise se signifie dans la rue par le défilé des musiciens qu’on peut entendre dans ses lieux de culte et par leur nombre impressionnant: lors des cérémonies religieuses de Venise, déambulent ainsi les chantres de Saint-Marc leur livre de musique à la main, précédés de trois joueurs de luth et viole à archet, tandis que, plus loin, devant le baldaquin du doge, soufflent les joueurs de pifferi et de six longues trombe di arzento2. L’espace urbain résonne ainsi d’un concert sacré, en sorte qu’il prolonge métaphoriquement l’espace cultuel, s’assimile à lui, et à l’autorité qu’il incarne.

II

La rue ne se plie cependant pas à ce procès spatialisant de manière univoque et passive, puisque hors de ces festivités exceptionnelles, tout son art consiste précisé- ment à reprendre ce modèle ritualisé de signification, pour en faire un schème qu’elle se plaît à dévoyer, en l’inscrivant dans un processus parodique. La parodie du rite officiel prend majoritairement la forme de défilés burlesques. Au Moyen-Age et à la Renaissance, toute ville française abolit ses structures en se plaçant sous le signe de la folie (Evreux le 11 juin à la Saint-Barnabé, Rouen aux

1. Cité par N. Bridgman, La Vie musicale au quattrocento, chapitre 3, «les lieux du concert», Paris, NRF Gallimard, 1964. 2. Variété de trompette: voir Nanie Bridgman, La musique à Venise, chapitre II, «Du XVème siècle à la naissance du madrigal», III, «La vie musicale à Venise, Fêtes publiques et privées», Paris, PUF, 1984.

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Rogations avec le défilé des Coqueluchiers et des Connards). Son espace se fait alors Royaume des Fous, des «Asnes», des Sots, et des Mauvaises Braies (Laon). De cette altération découle une recatégorisation d’un monde qui, perdant son organisation hiérarchique habituelle, adopte un mode de fonctionnement qui lui est propre, mais dont la structure est empruntée aux méthodes de l’autorité. Opératoires dans l’optique d’une canalisation de la jeunesse, de telles institutions n’en préservent pas moins un fonctionnement parodique qui les retranche du seul champ de l’autorité. Elles peuvent d’ailleurs tourner en défaveur de l’ordre public comme le démontre la dégénérescence occasionnelle des charivaris, dont la violence et le principe même justifient à eux seuls la convocation d’un synode en Avignon au cours de l’année 1337. Cette parodie de la ritualité officielle a pour corollaire sonore la parodie de l’ins- trumentarium politique habituel. Il peut certes n’y avoir que reprise des ressources sonores coutumières. C’est ainsi que le carnaval de Barcelone de 16331 met en scène l’entrée d’un roi et d’une reine nommés Belluya à l’aide d’une escorte d’instrumen- tistes rebaptisés Esculiers du roi de France et de chanteurs des chapelles dites Orfeytica et Anfiona, l’ensemble s’inscrivant dans un cortège de deux groupes de trompettes, timbales et chirimias2, qui reprennent les fonctions somptuaires des cuivres et des percussions pour, cependant, les plier aux impératifs burlesques de la fête de rue. Mais dans le cadre d’une esthétique sonore nettement plus transgressive, le jeu consistera à substituer ce que Cl. Levi-Strauss appelle les «instruments de ténèbres»3 à la pompe martiale des trompettes et des percussions habituellement utilisées. Le décorum auditif laisse alors place aux sonorités disharmonieuses des crécelles, des sifflets, des casseroles, des chaudrons et des « sounaillons »4. Une telle pratique s’effectue en dehors de l’institution, de ses moyens, et de son goût. Elle se définit par là même comme une manifestation sonore de mauvais goût5. Est-ce à dire que la rue construise un paysage sonore subversif à l’égard de l’au- torité ? L’on pourra s’interroger en considérant la position ambiguë de l’autorité ecclésiale à l’égard de la danse, confluence maximaliste du geste et du son. Si l’Eglise ne dédaigne pas le procédé pour entretenir la foi des fidèles lors des fêtes patronales ou mariales, elle n’en fustige pas moins la perniciosité. Les danses et les musiques

1. Les Fêtes de la Renaissance, communication de Miguel Querol-Gavalda, «Le Carnaval à Barcelone au début du XVIIème siècle». 2. Variété de petite flûte. 3. Cl. Levi-Strauss, Six leçons sur le son et le sens, Paris, Editions de Minuits, 1976. 4. J.-P. Leguay, La rue au Moyen-âge, ch. 8 «Les plaisirs de la rue», Les compagnies folles, Rennes, Ouest- France, 1984. 5. Les désignations que le charivari a reçues en Europe sont d’ailleurs péjoratives: rough music anglais, katzen musik ou katalmusik (musique des chats ou des chaudrons) allemand, cancerro espagnol.

98 Liturgies de la rue qui les rythment sont assimilées à des résurgences de ritualité païenne. Non sans vérité d’ailleurs, les danses et musiques de carnaval et les musiques s’intégrant par exemple dans le calendrier chrétien entre la période des 12 jours (de Noël au jour des Rois), et le cycle de Pâques et formant ainsi une festivité plus proche de la tradition séculaire des bacchanales et des saturnales antiques que du rite liturgique chrétien. Formes d’expression parmi les plus importantes dans l’espace de la rue, la danse et la musique afférente sont encore taxées de diabolisme1. Un certain Ephrem le Syrien constate que «là où on joue de la cithare et danse et bat des mains, là est la tristesse des anges et la fête du Diable ». Un sermon affirme quant à lui sans ambages que «celles qui chantent pour la danse sont les ‘prêtresses du Diable’ ». Eu égard à cette connotation infernale, danse et musique de danses conduisent ceux qui les pratiquent à la damnation. Eustache Deschamps, grand poète français de la fin du XIVème siècle, est ainsi convaincu que la danse accompagnée d’instruments est insensée, frôlant la folie: «Là ne voit on sens, raison ne mesure:/C’est de dancier au son des chalemiaux»2. Si la rue ne développait un tel espace sonore subversif qu’au cours de fêtes bien définies, la chose n’aurait au demeurant rien d’inquiétant pour les autorités parodiées puisqu’elle pourrait être tolérée à titre cathartique3. Reste qu’en dehors même de ces festivités épisodiques, l’espace de la rue s’avère propice à la poursuite d’une activité musicale du même ordre, en cultivant notamment le genre de la chanson licencieuse qui, lui, accompagne le déroulement de l’existence quotidienne. Le genre extrêmement florissant de la chanson de rue anticléricale raille ainsi les ordres comme le fait Nous sommes de l’ordre de Saint Babuyn de Loyset de Compère4, autant que d’autres productions moquent «Frere Bidault», « Frere Blaise», « Frere Thibault»… La contribution de Lassus5 en la matière est loin d’être négligeable. L’on relèvera particulièrement la composition: «il estoit une religieuse» dont les paroles cocasses sont: Il estoit une religieuse/De l’ordre de l’Avé Maria,/Qui d’un Pater estoit tant amoureuse/Que son gent corps avec le sien lya./L’abesse vint demander qu’il y a,/Lors respondirent l’un et l’autre:/Le pater et l’Avé Maria/Sont enfilez en une Patenostre. Le rythme du début, normalement binaire et syllabique, en blanche et noires, s’in- terrompt brusquement à la mesure 5, au mot «Pater» pour faire place à un motif de

1. N. Wilkins, La Musique du Diable, chapitre 2, « danse macabre », Liège, Mardaga, 1999. 2. Références mentionnées par N. Wilkins, op. cit. 3. Ce qui fut effectivement le cas, comme nous avons pu le signaler précédemment. 4. Parue en 1501 dans le tout premier recueil musical imprimé, l’Odhecaton de Petrucci. 5. Annie Coeurdevey, Roland de Lassus, deuxième partie « Le langage musical », chapitre III « Le rapport au texte », Paris, Fayard, 2003.

99 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 trois degrés conjoints et ascendants, en semi-brèves ligaturées, entrant successivement en imitation aux autres voix: tout auditeur de l’époque (et peut-être quelques-uns aujourd’hui) reconnaît immédiatement le début en plain-chant du Pater Noster chanté à la messe, juste avant la communion. Lorsqu’ arrive «Le Pater et l’Ave Maria», se succèdent, à la basse, les deux motifs grégoriens, celui du Pater (fa-sol-la-[la]) et celui de l’Ave (fa-do-ré-ré-la-la-do-la), tandis que le superius (la religieuse évidemment) s’envole littéralement dans les hauteurs de l’extase… Le religieux ne constitue cepen- dant pas l’unique proie de la chanson licencieuse; et le politique en est également une victime privilégiée. Dans les rues italiennes1, le peuple chante, non seulement la joie et l’amour, mais aussi des chansons politiques liées aux événements immédiats de la cité; les Génois expriment ainsi leur attachement à la liberté dans la barzelletta Via Spagnoli e Alemani, qui se chante vers 1527 et rappelle les événements historiques de la prise de Gênes par Doria et Charles Quint. En 1512, puis en 1522, des pro- clamations s’élèvent même dans cette ville contre la coutume de chanter dans les rues du matin au soir des chansons licencieuses qui contaminent l’esprit des habitants, et les autorités vont jusqu’à menacer les coupables de châtiments corporels.

III

Tenir sur l’autorité un discours licencieux, c’est encore faire de celle-ci l’objet central de son activité, et donc rester sous son emprise. Or, la caractéristique la plus saillante de la rue ne réside-t-elle pas précisément dans la manière dont elle a su développer un système propre, qui élabore ses sujets, ses formes et son fonctionne- ment selon une loi autre, non pas double strictement inversé de la loi officielle, mais loi autonome et particulière? L’activité urbaine se fait en premier lieu objet de sa propre activité musicale. La rue résonne de ses chansons de métiers, comme le montre le paysage sonore de cette Florence renaissante, dont l’animation tient pour une bonne part aux chansons2 de son écrivain public (Canto per scriptores, «Orsù car Signori chi soe bolle»), de ses meuniers («L’arte nostra è macinare e servire tutta gente»), de ses tailleurs («De sarti nui siam maestri»), de ses parfumeurs («Siam galanti di Valenza»), ou de ses fabricants

1. N. Bridgman, La vie musicale au quattrocento, chapitre 3, « Les lieux du concert », Paris, NRF Gallimard, 1964. 2. N. Bridgman, La vie musicale au quattrocento, chapitre 10, « Les formes musicales », Paris, NRF Gallimard, 1964.

100 Liturgies de la rue d’huile («Donne noi siam dell’olio facitori1 »). A ces formes musicalisées, s’ajoute le genre du cri, destiné à vanter les marchandises disposées sur les étals sur roues, inter- médiaire de nature, dans la mesure où il désigne aussi bien le simple cri que les œuvres vocales qu’en ont dérivé certains compositeurs du XVIème siècle. Les cris de Paris de Clément Janequin mais également les Cries of London de Thomas Weelkes (1576-1623), d’Orlando Gibbons (1583-1625) et de Dering ont ainsi abouti à la constitution de quelques cent- cinquante chansons et cris différents de marchands ambulants de l’Angleterre élisa- béthaine2. De ces activités, les sujets de la rue dérivent logiquement vers ceux qui les pra- tiquent et plus généralement, vers des personnages archétypiques. La figure de la mendiante3 donne lieu à des lamenti poignants; mais c’est assurément la mise en scène burlesque des bas-fonds de l’espace urbain qui prédomine. C’est ainsi que la villanella napolitaine4 oppose sa rusticité agressive et satirique à l’aulique tempé- rance du madrigal. Aux peintures de madones idéalisées, célébrées par le madrigal, sont substitués des portraits des femmes délurées plus proches de la courtisane égrillar- de que de l’égérie éthérée, ce que tend à montrer ce portrait de commère dressé dans le «vecchie letrose» d’A. Willaert5 : Vecchie letrose, non valete niente/Se non a far l’aguaito per la chiazza,/Tira tira tira tir’alla mazza,/Vecchie letrose scannaros’e pazze.6 Au raffinement princier du madrigal, la «villanella» oppose la verdeur d’une pro- duction dans laquelle les traits définitoires du madrigal (balcons, cruelle, pâmoison, mort) sont emportés dans une allégresse dérisoire. Le recours aux langues vernaculaires et l’exacerbation des particularismes dialectaux n’en sont que plus logiques. La chanson de rue exalte la langue du peuple dans la même mesure où la chanson savante arbore un raffinement langagier qui n’a ici guère sa place. La frotolla7, par exemple, désignant couramment la chanson profane italienne à la fin du XVème siècle et jusqu’au premiers tiers du XVIème, dérivant

1. Certaines de ces chansons ont été transcrites dans un manuscrit (Magliabecchi, XIX, 141) datant de l’époque de Laurent le Magnifique. 2. R. Murray, Le paysage sonore, chapitre II «Les premiers paysages sonores», chapitre IV « Du bourg à la ville», pp. 100-102. 3. Composition de Matteo Salvatore (né en 1925 à Apricena dans les Pouilles), dans le goût des «cantasto- rie» (descendants des jongleurs, qui allaient de ville en ville, partout où une fête attirait un grand concours de peuple) dont la tradition remonte au XIIIème siècle. 4. Cf la notice accompagnant l’anthologie de l’ensemble Doulce Mémoire, Viva Napoli (Astrée). 5. A. Willaert, éminent représentant de la manière vénitienne, a composé des «villanelles à la napolitaine». 6. « Vieilles commères, vous n’êtes bonnes à rien,/Si ce n’est à guetter sur la place./Tire tire tire tire à la massue,/Vieilles commères, folles et criardes.» 7. N. Bridgman, La Musique italienne, ch. II, «de la frottola au madrigal», ch. III «la frottola», Paris, PUF, 1973.

101 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 de façon significative de l’italien «frotta» (la foule), indique combien elle explore un«volgar»1 (la langue italienne) qui la distingue du latin, langue princeps du fait de son emploi culturel.La musique de rue préfère en définitive lescouleurs de son propre langage, et surtout les accents d’un verbe richement particularisé, dont elle exploite toutes les ressources rythmiques. C’est que la rue engage un mode de parler déten- teur d’accents, d’intonations et de tempo vigoureux qui tranchent avec la nécessaire suavité du phrasé madrigalesque. Les villanelles de Lassus2 prennent ainsi souvent des allures de facéties délirantes et injuriées. Lassus y cultive des rythmes dont la frénésie, proche de la conversation de rue, engendre de savoureux effets de décalage, du simple fait qu’ils s’inscrivent dans l’univers si parfaitement harmonieux de l’accord de trois sons, soumis à une conduite harmonique limpide, comme le veut le caractère de la villanelle. Dans Ecco la ninph’Ebrayca, par exemple, aux mots «lingite, pingite, stringite»3, le rythme dactylique4 blanche/noire/noire du début s’accélère soudain en un rythme anapestique croche/croche/noire/croche/croche/noire/croche/croche/ noire que l’on doit imaginer articulé à toute vitesse. Le recours au vernaculaire dépasse cependant le simple phénomène linguis- tique, puisqu’à l’exploitation pittoresque du verbe populaire qu’il suscite, il adjoint l’exploration de sa «mémoire»5. C’est dire combien il est l’inséparable corollaire du principe d’oralité qui régit toute l’activité musicale en jeu dans l’espace de la rue. Formée dans la langue et préservée par sa mémoire, la musique de rue s’inscrit dans un processus de transformation collective qui n’existe pas dans la musique profes- sionnelle composée sur l’ordre d’une quelconque institution officielle, que ce soit l’Eglise ou la Cour. Dans un tel contexte, le marchand de chansons6 dispose d’un statut tout à fait particulier. Afin d’attirer ouvriers et artisans, celui-ci installe son atelier ambulant à l’écart des dompteurs, des acrobates, des funambules et autres bateleurs en tout genre: le jongleur7 peut dès lors s’égosiller à loisir sur un accompa- gnement rudimentaire pour faire valoir sa marchandise chansonnière. Son public est majoritairement inculte et analphabète. Ignorant les belles-lettres, sa seule et unique

1. On rappellera néanmoins que quelques lettrés mantouans commencent à s’intéresser à ce parler populaire dès 1470. Ainsi, Isabelle d’Este entretenait à sa cour tout un cercle de poètes et de musiciens qui cultivaient l’art de la frottola. Dans son ouvrage Courtly pastimes, the frottle of Marchetto Cara, UMI Research Press, 1980, W. Prizer va d’ailleurs jusqu’à soutenir que la frottola est une forme artistique du mécénat humaniste née dans un milieu de cour. 2. Annie Coeurdevey, op. cit. 3. « Raillez-la, chassez-la, poussez-la dehors ! ». 4. Dans la poésie gréco-latine, le dactyle est un pied formé d’une syllabe longue suivie de deux brèves. 5. Ph. Coirault, La Formation de nos chansons folkloriques, Paris, éd. du Scarabée, 1953-1959. 6. Ibid. 7. Puisque c’est lui qui, au Moyen-Age, tient ce rôle, le jongleur chanteur, amuseur à tout faire, ne se distingue du chanteur-chansonnier, spécifiquement musicien, qu’au XVIIème siècle.

102 Liturgies de la rue nourriture intellectuelle est celle d’un art verbal traditionnel, nourri de contes en prose et de poésie. A cet égard, la chanson de rue ne peut éviter la mutabilité de son état, au gré de ses interprétations orales. Prise comme mécanisme, l’oralité postule également un principe de simplicité structurelle dont dérivent les formes de la rue. Parce qu’elle pose la question de la mé- moration à travers les années, elle invite à une prééminence du paradigme quasiment invariant du rythme, qui se traduit bien souvent par son martèlement. Le style réci- tatif de la frottola, par exemple, alterne avec les déclamations en notes longues sur les invocations importantes en une ligne toujours vigoureuse et clairement articulée, où l’opposition des rythmes ternaire et binaire, l’alternance des groupes de voix apportent de la diversité. Plus encore, le principe du martèlement rythmique se cristallise dans la forme de l’ostinato, dont une «Tarentella Prima, siconna e terza»1 fournit un exemple impressionnant, en fondant sa basse sur la répétition obstinée du même motif rythmique. De la phrase à la structure générale, le principe est le même. Le martèlement microstructurel fait alors place à un principe généralisé de répétition qui se formalise dans une logique strophique pouvant fonctionner ad libitum tout en intégrant les mécanismes de la variation. La frottola2 repose ainsi sur un schème poétique invariant, comprenant des riprese (quatre ou six vers), des strophes (six ou huit vers), et un refrain (deux premiers ou deux derniers vers la ripresa) que les musiciens s’ingénient à varier autant que possible, au sein de plans simples du type ab aab ab, ab bbba, où le maté- riel musical se réduit à deux thèmes, comme de formules abbc aabd ababbcb aabd ou abbc deeb abbc ccd b, dont les variantes sont théoriquement infinies. Ainsi fondée sur la répétition, la structure des formes de la rue adopte naturellement un schème de type cyclique, qui aboutit notamment à la constitution du round anglais3, dont la forme circulaire repose sur la réitération sans fin d’un canon perpétuel à l’unisson, dévolu à trois voix ou plus. Développé à l’époque élisabéthaine, son fonctionnement s’éprouve tant dans le profane que dans le sacré. De ces données structurelles découle généralement une écriture délibérément simple qui donne la prédominance à la voix supérieure et à l’homophonie. La frottola4 pratique symptomatiquement une homophonie très nette qui préfère une écriture verticale et syllabique au contrepoint savant des compositeurs du Nord. On se gardera

1. Tarentelle reconstruite par Marco Beasley, d’après un texte traditionnel (voir le disque La Bella noeva, Accordone, dir. G. Morini, Alpha). 2. N. Bridgman, op. cit. 3. Gerard Gefe, Histoire de la musique anglaise, chapitre 5, Shakespeare et Cie, l’âge d’or élisabéthain, Paris, Fayard, 1992. 4. N. Bridgman, op. cit.

103 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 néanmoins de conclure à une indigence formelle de la musique de rue; une telle simplicité structurelle est en effet moins l’indicateur d’une pauvreté esthétique qu’une invitation à une improvisation ornementale plus accessible. Alors que l’Ars nova s’adressait à une élite restreinte et raffinée en exigeant une maîtrise minimale de la technique vocale du florizare, du frangere vocem et du tremblement, la frottola favorise un mode d’improvisation à la portée de tous, mais pratiqué au premier chef par les canstatorie1qui, connaisseurs empiriques de la musique, vont de ville en ville, partout où une fête attire le peuple, comme sur la place San Martino de Florence. Fondé sur un tel principe de liberté interprétative, l’espace musical de la rue ne peut donc se définir qu’en proportion de sa résistance aux lois de l’institution musicale, telles qu’elles sont exemplifiées par les lois de la composition écrite. Une telle résistance au code institutionnel est d’ailleurs la qualité première de toute rue italienne2 ; et c’est peut-être même dans ses manifestations les plus quotidiennes, qu’il faut saisir les traits typiquement italiens de la musique, car la musique populaire représente, au XVème siècle, l’élément indigène dressé en face de la toute-puissante polyphonie étrangère, et, comme le dit Vatielli, «elle lutte vigoureusement contre l’impérialisme de la théorie, de la doctrine et de la scolastique». Elle ignore les artifices de l’imitation, les canons, les contrepoints doubles3 et rétrogrades4, elle bouscule les rouages rigides des modes ecclésiastiques, méprise les règles de la consonance et accueille à bras ouverts le diabolique triton. On devine en conséquence combien sa résorption par l’écrit fut problématique. Ainsi fondée sur l’oralité5, la musique de la rue définit en effet un mode de fonc- tionnement particulier qui postule une négation de la fixation par voie scripturale et éditoriale. Avec le XVIème siècle s’ouvre certes une ère nouvelle pour la musique, inaugurée par le premier imprimé musical sorti des presses de Petrucci à Venise6 et relancée le 28 novembre 1504 par la publication d’un premier recueil de ces frottole qui remporte un tel succès que la publication en est poursuivie jusqu’au onzième livre en 1514. Au-delà du succès commercial, l’on pourra se demander si la fixation par l’écrit dans la forme de la partition imprimée n’altère pas la verve matricielle de la rue, puisqu’en fixant le genre de la frottola, l’imprimerie lui fait perdre du même coup son

1. Ibid. 2. Ibid. 3. L’expression signifie que, contrairement au contrepoint simple, les deux parties peuvent être inversées (la partie supérieure devenant inférieure, et vice versa). 4. Dans le mouvement rétrograde, la mélodie est commencée par sa fin pour arriver à son début. 5. Pour une approche plus approfondie de la question de l’oralité, on se reportera à L. Treitler, Music and the historical imagination, Cambridge, Harvard University Press, 1989. 6. N. Bridgman, op. cit.

104 Liturgies de la rue caractère essentiel de musique spontanée qui ne prend vie que par l’exécution de l’artiste. L’intégration d’une forme fort prisée de la rue dans le cadre institutionnalisé de l’édition exprime en l’occurrence moins le triomphe d’une autorité sur une autre qu’une tentative d’annexion finalement peu fructueuse. De cet état de fait montrant combien l’autorité de la rue s’oppose à l’autorité officielle sans s’y assimiler, découle une tension écrit-oral qui ne se solde encore par aucune résolution véritable au profit de l’une ou l’autre de ces deux instances. Si l’écrit acquiert progressivement dans l’ordre du symbole théologique une légitimité qui tend à le sacraliser et à lui octroyer la détention du pouvoir, l’oral préserve une puissance toujours conséquente1.

IV

La musique de la rue procède ainsi d’une autorité spécifique à cet espace. Mais si elle élabore ainsi une sphère autonome, impliquant ses propres lois, formes et fonctionnement, cela ne l’empêche pas de nourrir un échange sans cesse relancé avec l’autorité. Notre propos est en effet moins d’affirmer une altérité radicale et hermé- tique de la rue que d’en affirmer la force créative et fonctionnelle. L’autorité officielle est manifestement consciente de cette spécificité de la musique de la rue. Par souci de se maintenir plus efficacement dans un tel espace en liberté, elle tente fréquemment de dépasser la formalité de ses mises en signification, bien souvent réduites aux festivités exceptionnelles, pour procéder à de véritables échanges avec la rue même. L’entreprise menée à bien par Savonarole2 en Italie est à cet égard fort significative. Ce dernier comprend parfaitement comment la promiscuité de la rue peut inciter le peuple à un enthousiasme commun qu’il s’attache à mettre en scène dans le cadre d’un carnaval dépourvu de ses «habitudes folles et grossières» ; sous son impulsion, les processions florentines du carnaval de 1495 chantent dès lors des laude dans les rues, précédées de trombe et de pifferi. Il réussit ainsi à regagner le citadin par cette forme de chansons spirituelles, reposant sur les mélodies de chansons profanes déjà connues auxquelles on ajoute un texte édifiant, dont le rythme métrique

1. Comme le résume Paul Zumthor in La Lettre et la voix, Paris, Seuil, p. 114, « Jusque vers le XIIèmesiècle, l’écri- ture est l’unique véhicule du plus haut savoir ; le pouvoir passe par la voix. A partir des XIIème-XIIIème, le rap- port s’inverse : à l’écrit, le pouvoir ; à la voix, la transmission vive du savoir. Mais au tournant des XV-XVIèmes, sinon des XVIème-XVIIème, aucun de ces deux faisceaux de forces et de valeurs n’a encore réussi à éliminer entièrement l’autre. » 2. N. Bridgman, op. cit.

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épouse celui des traditionnelles frottole et dont les paroles sont calquées sur celle d’un texte profane selon le procédé du travestissement spirituel. Soumis au procédé, Regina del cor moi, poésie de Leonardo Giustinian, devient Regina del paradoso, qu’Alta regina a ti piangendo se transforme en Alta Maria a ti cantando, Seigneur lyon vous soyez bienvenu en Signor Gesù tu sial o ben venuto. L’herbo buona è sempre buona devient L’oratione è sempre buno de Laurent le Magnifique, le chant des vidangeurs cède sa mélodie à la lauda de Lucrezia Tornabuoni Pescatori ad una voce, tandis que Jesù Jesù Jesù ognun chiama Jesù emprunte celle des ramoneurs. Si l’autorité reconquiert les âmes de la rue, c’est donc en adoptant son style, la lauda se faisant précisément fort de reprendre tous les caractères musicaux de la frottola, en en adoptant le style vertical et la prédominance très nette donnée à la voix supérieure. A une échelle bien plus large encore, les missionnaires jésuites envoyés en Amérique du Sud dont le but est l’évangélisation des populations méso-indiennes, procèdent au même type de raisonnement que Savonarole pour attirer le vulgum pecus dans les Eglises toutes récentes du Nouveau Monde. Il s’agit moins pour eux d’imposer une opération dogmatique de substitution sémiotique (un langage contre un autre, c’est à dire un ensemble de signes contre un autre) que de mettre en œuvre une «logique de la greffe»1 beaucoup plus efficace. Se heurtant à l’impossibilité d’une abrupte «opé- ration de recouvrement des signes antérieurs», les jésuites sont en effet conduits à prendre en compte – de façon certes moins philanthrope qu’idéologiquement inté- ressée – de l’autre et de ses valeurs, ce qui aboutit par exemple à la remotivation de la forme du villancico2 hispanique. Le «subterfuge» qui en découle repose alors sur une superposition des textes latins de la liturgie à des mélodies empruntées aux chan- sons de rues de villes américaines. Les villancicos qui composent la célébration de la première nativité sur le continent sud américain en 1528, sont ainsi dérivés de mélodies courammententonnées dans les rues de la ville de Texcoco – puisque c’est dans cette ville ducontinent que Noël voit pour ainsi dire le jour. Et le succès est éclatant puisque, du duel théogonique3 à l’ordre du jour, ce sont les «christianisés» – fort nombreux – convertis par Pedro de Gante qui triomphent. Cependant, au-delà des enjeux d’ordre strictement politique et idéologique, l’in- terpénétration des sphères du savant et du populaire peut dériver de préoccupations plus spécifiquement esthétiques. De cette rencontre entre la rue et l’autorité résultent

1. Cette expression, ainsi que celles qui suivent, sont empruntées à l’ouvrage d’A. Pacquier, Les chemins du baroque dans le nouveau monde, chapitre 1er, « Demi-siècle d’or en Nouvelle-Espagne » (1523-1572). 2. Diminutif de villano (paysan), le villancico est une forme littéraire de caractère strophique. Les couplets (coplas) en sont invariablement reliés entre eux par un refrain (estrebillo). 3. L’enjeu de ce 25 décembre 1528 est en effet de taille puisque la fête de la naissance de l’enfant Jésus correspond très exactement à celui de Huitzilopochtli, divinité très influente et très antipathique aux yeux des missionnaires.

106 Liturgies de la rue alors des formes hybrides. C’est ainsi que les ensaladas1, telles qu’elles sont pratiquées par Flecha l’Ancien, se situent à mi-chemin entre la musique savante et la musique populaire. Avec une grande habileté, le compositeur réunit plusieurs chants différents, personnels ou empruntés, qui s’opposent entre eux sans jamais cesser de former une œuvre cohérente et originale. Ça et là surgissent des éléments de surprise, de contraste entre un fragment musical et le suivant, qui intéressent et divertissent l’auditeur du XVIème siècle susceptible de reconnaître les différentes mélodies – parfois plus d’une demi-douzaine – du répertoire hispanique traditionnel qui se succèdent tout au long d’une ensalada. De cette attraction esthétique réciproque résulte, de manière plus impressionnante encore, la passion vouée par l’entourage de Laurent le Magnifique (1448-1493) au volgar2. Angelo Poliziano, en particulier, dont l’art de «becqueter», sur les routes et dans les rues de Toscane, est évoqué dans une lettre adressée au Duc, écrit des œuvres en «volgare fiorentino» d’inspiration populaire, dans lesquelles il sait conserver le ton de la ballade populaire qui se retrouve tout pur dans ses pittoresques «canzoni a ballo» comme «I’son dama il porcellino». L’intérêt qu’il porte à la rue toscane est emblématique de cette grande vague qui conduit alors les lettrés vers les formes de l’art du peuple, et dans laquelle Florence tient la première place3. Il faut dire que le Duc pratique lui-même la poésie populaire; on lui prête une douzaine de ces Canti carnascialeschi plus ou moins lestes et que les musiciens accommodent à plusieurs voix pour les chanter sur les chars qui, le jour de carnaval, défilent dans les rues de la ville et où se groupe tout le peuple des petits artisans. Parmi les manuscrits du Duc, on trouve également de nombreuses chansons de métier, comme celles de l’écrivain public, des meuniers, des tailleurs, des parfumeurs, celle aussi des fabricants d’huile mis en musique à trois voix par le Flamand Alexander Agricola. Une telle interpénétration des sphères ne fut pas naturellement pas du goût de tous. Les latinistes fanatiques, par exemple, s’opposent farouchement à l’esprit nouveau, et cette Questione della lingua divise alors l’Italie en deux camps, les Anciens s’élevant contre ces Modernes qui prétendent faire œuvre littéraire en un langage de barbares4. En dépit de ces protestations chagrines, la langue morte perd peu à peu du terrain, et ce retour au vernaculaire est alors un mouvement irrésistible qui s’apprête à gagner la musique institutionnelle d’autres pays.

1. Défini par Juan Diaz Rengifo, dans son Arte Poética Espanola, comme « une composition de strophes de quatre vers dans lesquels se mêlent toutes sortes de mètres, non seulement espagnols mais provenant aussi d’autres langues, sans ordre des uns par rapport aux autres, au gré du poète ; et selon la variété de paroles, on change la musique.» 2. N. Bridgman, op. cit. chapitre 9, « Musique et langage ». 3. N. Bridgman, La musique italienne, chapitre II, « De la frottola au madrigal », chapitre IV, « Canti carnas- cialeschi et canzoni a ballo, » PUF, Paris, 1973. 4. « Peut-on appeler poète celui qui ne parle pas latin ! » s’exclame Niccolo Niccoli qui ne craint pas d’ailleurs de traiter Dante de poète des cordonniers et des boulangers !

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Surtout, on ne peut que constater combien l’influence des formes de la rue a sans doute contribué à faire émerger la monodie telle qu’elle allait être pratiquée par toutes les catégories de la société. Sous l’influence de cette veine populaire allaient faire leur apparition des formes de polyphonie essentiellement italiennes. Sans aller jusqu’à qualifier cette époque, comme beaucoup de musicologues l’ont fait, de deuxième Renaissance, ou de parler d’une seconde Ars nova vénéto-lombarde, il n’en faut pas moins reconnaître l’importance de cette nouvelle floraison qui jouera un rôle primordial sur l’avenir de la musique italienne. Et dans tous les petits genres issus de l’espace de la rue, on peut déjà reconnaître en germe ce qui caractérisera non seulement le madrigal tardif, qui est leur successeur immédiat, mais encore, par l’importance donnée à la voix supérieure et par l’écriture verticale construite sur une basse harmonique, les principes essentiels de la monodie accompagnée. On ne peut trouver meilleur signe de la richesse esthétique d’une rencontre opérée entre les deux sphères. Si les échanges entre ces deux sphères sont d’une telle ampleur, c’est que le compositeur renaissant est fondamentalement marqué du sceau de ce que l’historien Peter Burke1 appelle le «biculturalisme». Comme il le rappelle fort à propos, les élites étaient biculturelles, elles apprenaient de leurs nourrices ce que nous appelons chansons populaires et contes folkloriques et se différenciaient des milieux populaires non pas en rejetant leur culture mais en y ajoutant une autre: la tradition classique enseignée dans les écoles. Les villanelle d’Orlando de Lassus écrites sous l’influence de Naples sont autant de signes manifestes de ce fonctionnement, ne serait-ce que dans la manière dont celui-ci pare un sens dérisoire d’une vêture éminemment tragique. Lassus a beau mettre en musique « le martyre » de l’amant qui se « consume » pour sa dame (« Tu sai, madonna mia»), ou les plaintes du soupirant qui se sent «mourir peu à peu» devant la «beauté altière» de sa bien-aimée («Madonna mia, pietà chiam’ed aita»), il n’est pas indiqué de prendre trop au sérieux ces déclamations. C’est en tous les cas proba- blement lui qui a établi le lien le plus fort et le plus élégant entre la culture du «haut» et la culture du «bas». Cette dualité culturelle des compositeurs est l’expression d’un biculturalisme plus général des élites qui montre combien la question du goût peut s’élaborer au-delà des catégories sociales. Tout comme celle de la frottola dont Disertori dit du genre que «son haleine sent l’ail», l’étymologie de villanellesca ou villanella (de villano, « malotru, grossier, mal élevé) invite certes à penser qu’il ne s’agit pas que d’une manifestation peu raffinée de la rusticité populaire. Il serait pourtant erroné d’entendre

1. On se reportera à son ouvrage, La Renaissance européenne, Paris, Seuil, 2000.

108 Liturgies de la rue par peuple seulement la partie plébéienne de la population, dans la mesure où, à Naples, par exemple, nobles et ignobles cohabitent. La structure même de la ville montre que les grands palais de l’aristocratie ne se dressent pas isolés: toute une clientèle d’artisans, d’ouvriers, de marchands grouille dans les cours et au rez-de-chaussée des splendides édifices, au-dessous mais non à part du «piano nobile» réservé au prince. Tout comme la frottola à Mantoue, la villanelle émane donc d’un goût commun à plusieurs strates de la société italienne. Au goût commun s’adjoint en définitive l’affirmation d’une identité urbaine et nationale qui transcende les hiérarchies sociales1.

En dépit des «procès signifiants» mis en œuvre par l’autorité, la rue préserve finalement un fonctionnement singulier qui fait d’elle une autorité à part entière. Sa relation à l’institution est par conséquent moins de l’ordre de la sujétion univoque que du rapport de force agonistique. Le « paysage sonore » de la rue ne peut dès lors se définir que comme confluence de deux pouvoirs équivalents et encore irréductibles l’un à l’autre; il doit être par là même appréhendé sur le mode d’une interrelation structurellement et spirituellement beaucoup plus féconde, puisqu’il invite, parle principe de liberté qui le sous-tend, à une rencontre de patrons, de pratiques et de productions qui se solde couramment par des formes salutairement hybrides. La rue se fait ainsi le creuset de la multitude de discours musicaux qui y circulent sans jamais s’y résorber. C’est donc parce qu’elle est au carrefour des liturgies les plus antagonistes, qu’elle est en définitive le lieu primordial de la Liturgie.

Florent SIAUD, [email protected]

Bibliographie

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1. A un point tel que le marquis de la Terza, protecteur de Roland de Lassus, fonde une académie où les « Canzoni Villanesche alla Napolitana », dont le premier accueil paraît en 1537, témoigne de la participa- tion de l’aristocratie au mouvement populaire de revendication de l’identité napolitaine. Le partage de ce goût pour les formes populaires n’en est que plus souligné.

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110 La rue, palimpseste et vitrine

«Le paysage devient le réceptacle d’une plénitude spirituelle, un sentiment du destin gonfle en lui. Le paysage est le second visage de l’homme.» Lucian Blaga, 1936, Opere. Trilogia culturii, p. 202.

Les publications sur le «Bucarest disparu», le «Bucarest d’antan», se sont mul- tipliées ces dix dernières années, comme si la capitale de la Roumanie ne se sécrétait qu’en se mutilant. Mais les mutations récentes de cette métropole de deux mil- lions d’habitants sont assez peu étudiées. Le paysage urbain évolue pourtant selon les mêmes logiques, bien que les objectifs aient changé: la rue n’est pas tant conçue comme un espace de vie, que comme une vitrine, qui se métamorphose au gré du vent dominant. L’évolution de la rue à Bucarest bouscule la dichotomie classique du renouvelle- ment urbain. A la réhabilitation et la rénovation, elle ajoute une surimposition, laissant par endroit apercevoir un état plus ancien, comme dans la figure du manuscrit palimpseste. Par exemple, à coté du Sénat, se trouve un ancien bâtiment en pierres et briques de deux étages, dans un style architectural français. Ancien siège des services secrets de l’Ancien Régime, il porte les stigmates de la Révolution de 89, pendant laquelle il a été pilonné par les chars. Au lieu de garder ce bâtiment effondré et couvert d’éclats pour mémoire, suivant le modèle de Kurfürstendamm à Berlin, on a préféré le réutiliser pour y faire des bureaux. L’ancienne façade en pierres et briques du début du siècle est prolongée par une structure fer-verre typique de la mode architecturale de la fin du siècle (photo 1), reprenant et dépassant l’ancien bâtiment, lui donnant, par là, un nouveau rôle, sans pour autant effacer l’ancien. Un même bâtiment peut ainsi conserver les différentes étapes de son histoire, clé de voûte de la rue palimpseste. Il en est de même pour les anciennes structures en bétons avec leurs éternelles grues grinçant dans le vent. Surpris par les événements de 89, de vastes chantiers résidentiels ont été suspendus pour un temps indéfini par des conflits juridiques. Peu à peu, ces squelettes de tours se sont en partie couverts de publicités géantes, certains d’entre eux ont ensuite fait peau neuve, s’offrant une façade fer-verre moderne qui tranche avec les bâtiments voisins auxquels ils devaient

REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p. 111-115 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 ressembler. Les structures et les volumes restent les mêmes, mais présentent de nouvelles façades, dessinent un nouveau paysage. Paradoxalement, les travaux de rue semblent ne jamais avancer, les terrasse- ments et réparations de chaussée se concentrent toujours aux mêmes endroits, hiver après hiver. Les rues sont déneigées mais seulement à titre provisoire, car si on laissait fondre la neige à un autre endroit, elle finirait par polluer le Danube. Cette ville, fondée en 1459 par Vlad Tepes «l’empaleur», (il a inspiré le per- sonnage de Dracula), capitale de la Roumanie depuis la guerre de Crimée, se tar- guant d’être un «petit Paris» depuis l’entre-deux-guerres, a connu des destructions nombreuses et importantes. Ces cinquante dernières années, de graves séismes (notamment en 1977 et 1990) et la politique de «table rase» du régime commu- niste ont provoqué les principales crises. La politique, dite de «systématisation», lancée dans les années 1970, a abouti, au début des années 1980, à la destruction du centre ville de la capitale. La légende veut que ce soit à son retour de Corée du Nord que le «génie de Carpates» décide de lancer un vaste programme de réno- vation du centre de Bucarest. La rue devait devenir la vitrine du régime. Plusieurs quartiers ont été en partie rasés pour laisser place à de vastes boulevards, ceinturés d’immeubles «modernes», et agrémentés d’importants espaces verts et de monu- ments à la gloire du régime, comme le gigantesque «Palais du Peuple». Ce bâti- ment, dont les plans ont été modifiés presque quotidiennement au cours de la construction, laquelle n’a d’ailleurs jamais été réellement achevée, expose les diffé- rentes formes et étapes de son élaboration progressive. Après avoir été le coeur de l’ancien régime, il accueille actuellement le Parlement. Palimpseste, il figure la transition vers une Roumanie post-communiste. En outre, la « systématisation » a déplacé des églises, jugées indésirables, ou a les a dissimulées derrière des barres d’immeubles plus récents. Le monastère Antim, par exemple, pourtant à moins de 300 mètres du « Palais », est invisible depuis la rue. Il faut se faufiler entre différentes rangées d’immeubles pour qu’il apparaisse enfin ; mais la perspective joue tellement en sa défaveur qu’il ne devient visible qu’à la hauteur du porche. Les anciens quartiers n’ont pas non plus entièrement disparu. C’est entre deux bâtiments, masquées par la rue qui s’étend comme une vitrine, qu’on peut apercevoir de petites maisons avec leurs jardins. Elles demeurent, à l’abri des regards, des témoins de l’ancienne trame viaire et de l’ancien quartier (photo 3). Ces deux logiques, vitrine et palimpseste, qui sculptent les rues de Bucarest aujourd’hui, sont donc déjà à l’œuvre avant 1989, bien que pour d’autres motifs. Après la décollectivisation, les questions de propriété ont figé l’évolution certains bâtiments ou, au contraire, ont accéléré leur mutation, si bien qu’on

112 La rue, palimpseste et vitrine trouve dans la rue des paysages très différents accolés les uns aux autres, en un saut historique déconcertant (photo 2). Cette situation rend visible dans presque tous les quartiers les différents visages historiques des rues de Bucarest, et ce parfois à l’échelle d’une rue, voire d’un immeuble. Mais la propriété, problème omniprésent, laisse finalement peu de place à la fonction d’espace public ou d’espace de vie de la rue. Néanmoins, les rues de Bucarest demeurent un espace public où le commerce de détail a explosé après 1989, au point d’engorger parfois la circulation. Mais cette image d’un espace public envahi par le commerce informel, lequel s’installe parfois dans des petites cabanes en tôle ou en béton, ne correspond pas à l’image que la ville souhaite donner. Pas plus que ces meutes de chiens errants, que Brigitte Bardot a tenté en vain de sauver, et qu’une vaste campagne de «nettoyage» a fini par évacuer de la rue-vitrine. La rue est aussi agitée par des frondes qui ne sont pas sans évoquer le «petit Paris» libertaire. Avec ses manifestations violentes, celle qui mit fin au dernier discours de Ceausescu en décembre 1989, ses sit-in, l’occupa- tion de la place de l’Université au printemps suivant pour réclamer des élections, ou ses revendications politiques, les manifestations qui eurent lieu cet hiver devant le siège de l’UE à Bucarest. Curieusement, dans le contexte actuel, ces deux dernières dimensions ne sont pas mises en valeur. La rue doit être un espace de séduction, et une figure de la modernité européenne. On ne doit voir que ces publicités géantes qui recouvrent les façades classiques du « petit Paris », ces affichages clignotants qui se surimposent aux vieilles auberges du XVIIème siècle, ou ces tours de grandes firmes européennes qui affichent leurs sigles sur l’ensemble du quartier, et masquent à leur tour de vieilles églises, tout en ménageant des ouvertures dans la façade, pour laisser entr’apercevoir ce qui a été recouvert. La rue palimpseste fait peau neuve, Bucarest se sédimente. La rue mue pour séduire de nouveaux passants, comme une vitrine qui se met au printemps pour attirer de nouveaux clients.

Samuel Ruffat, [email protected]

113 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Bibliographie

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114 La rue, palimpseste et vitrine

Photos

Clichés : SR., 1: septembre 2003 ; 2: septembre 2003 ; 3: novembre 2003.

1. L’ancien bâtiment des services secrets (à droite le Sénat, à gauche la Bibliothèque centrale).

115 2. Calea Victoriei : la Banque CEC de l’entre-deux-guerres, le centre d’affaires de la fin des années 90.

3. Les anciennes maisons (à droite en reconstruction) derrière les immeubles de la Calea Calarasi.

116 La rue comme Laboratoire

A propos de «La rue, mode d’emploi» de P.-A. Rosental

On ne compte plus les compétences de Paul-André Rosental. Statisticien, dé- mographe, sociologue, historien, et peut-être même épistémologue. La dernière étiquette lui déplairait d’ailleurs très certainement. Toujours est-il que l’historien des Sentiers invisibles1 fait une nouvelle fois montre de sa rigueur méthodologique, dans un article publié dans le numéro d’Enquête consacré à la ville, «La rue, mode d’emploi»2. Les ingrédients de sa recette sont connus: choix d’un objet circonscrit, de présup- posés théoriques et méthodologiques, mise à l’épreuve de ces présupposés, et, in fine, procédures de contrôle et de vérification des résultats obtenus. Ces ingrédients sont cependant si rarement associés3 que la lecture de l’article de P.-A. Rosental est pour le moins déconcertante. P.-A. Rosental se réclame explicitement dans son introduction aux Sentiers invi- sibles de la microstoria italienne, dont le paradigme est tout à la fois configurationnel (les individus ne se meuvent et n’innovent jamais que dans une configuration4), et indiciaire (c’est-à-dire un modèle qui conçoit la recherche comme le travail d’un détective, ainsi que l’a imaginé C. Ginzburg). P.-A. Rosental se démarque néanmoins du second aspect : « Le recours à des informations chiches constitue une démarca- tion nette avec l’un des principes fondamentaux de la microstoria, qui impose au contraire le dépouillement intensif des séries nominatives les plus nombreuses possibles »5. Par ailleurs, dans sa contribution à Jeux d’échelles6, P.-A. Rosental affiliait

1. P.-A. Rosental, Les Sentiers invisibles, Paris, Ed. de l’EHESS, 1998. 2. P.-A. Rosental, « La rue, mode d’emploi », Enquête, n°4, 1997. 3. Les microhistoriens comme C. Ginzburg ou G. Levi ne raisonnent pas tant en termes de présupposés dont il faudrait se défaire que d’« estrangement » (cf. C. Ginzburg, A Distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Gallimard, Paris, 2001) ou de « défamiliarisation » (J. Revel, « L’histoire au ras du sol », Préface à G. Levi, Le pouvoir au village, Paris, Gallimard, 1989), notions que P.-A. Rosental se réapproprie dans Les sentiers invisibles (p. 21). Mais ce dernier revisite l’analyse des trajectoires individuelles que proposait la microstoria à partir d’une approche de statistique démographique. 4. Nous pouvons définir la « configuration », à la suite entre autres de N. Elias, comme l’ensemble des relations d’interdépendance qui unissent les individus et par conséquent comme une échelle d’observation privilégiée. 5. P.-A. Rosental, Les Sentiers invisibles, op. cit, p. 22. 6. P.-A. Rosental, « Construire le “micro” par le “macro” : Fredrik Barth et la microstoria », in J. Revel (dir.), Jeux d’échelles, éd. de l’EHESS, Paris, 1995.

REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p. 117-125 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 partiellement la microstoria italienne aux travaux, qualifiés de « pionniers » par l’auteur, de l’anthropologue norvégien F. Barth. Il se situe par conséquent dans la lignée de l’une et de l’autre, définissant comme vecteur commun des deux approches l’identification de « processus génératifs »1 propres à une configuration, et la volonté de rendre compte des mécanismes de production du réel. « La microstoria se fonde […] sur la croyance en la possibilité effective de reconstituer les chaînes causales, qui sont au centre de ses préoccupations […] Ce n’est plus “ce qui s’est réellement passé” que [l’historien] doit viser à reconstituer, mais “tout ce qui a produit ce qui s’est passé, ou aurait pu se passer”»2. Les travaux des microhistoriens ne reposent cependant sur aucune donnée statistique, et pour cause : ils concernent essentielle- ment les XVI-XVIIèmes siècles. Or, c’est précisément l’approche démographique, à la fois quantitative et qualitative, qui permet à P.-A. Rosental ce déplacement du regard. Il conserve donc ce principe de « défamiliarisation » mais en estimant que la mesure statistique constitue le tremplin vers une évaluation « multiscopique » de son objet. C’est dans ce bref article que P.-A. Rosental se propose de tracer cette via media, qui en aucun cas ne s’apparente à une alternative, ni même à un dépassement, mais bien plus à un essai, à une démarche expérimentale. Il semble difficile de restituer sur un axe diachronique les étapes de sa recherche. La présentation qu’il donne lui-même de l’objet construit défie toute volonté de réduire le travail historiographique à un simple mécanisme, reproductible à toutes les échelles et pour tout objet. Dans ces conditions, essayons plutôt de voir en quoi son travail s’apparente à une dynamique rétroactive, pourquoi la méthode ne précède pas l’objet, et enfin pourquoi la problématique choisie est indissociable à la fois des outils d’analyse privilégiés et des sources que l’historien met à sa disposition. La prédilection que manifeste P.-A. Rosental pour le local ne joue pas – nous le verrons – en défaveur du global. Là encore, Rosental se réclame d’une démarche microhistorienne. J. Revel, dans sa préface au travail de G. Levi3, estime que la variation d’angles de vue (de «focales») sur un même supposé objet, tout du moins sur un espace-temps, permet de ne pas en rester à une interprétation strictement localiste des événements. Par ailleurs, P-. A. Rosental, dans son article intitulé «Construire le “macro” par le “micro” : Fredrik Barth et la microstoria»4, se réclame de l’approche «multiscopique» de l’anthropologue norvégien. Il écrit ceci: «Aux approches fonctionnalistes et structurales, le Norvégien reproche l’incapacité à, ou le refus de penser les discordances de perception entre les échelles, et notamment la

1. Notion forgée par F. Barth, Process and form in social life, London, Routledge and Kegan Paul, 1981. 2. P.-A. Rosental, in Jeux d’échelles, op. cit, p. 159. 3. J. Revel, in G. Levi, Le Pouvoir au village, op. cit. 4. P.-A. Rosental, in Jeux d’échelles, op. cit.

118 La rue comme Laboratoire différence systématique entre la manière dont les individus conceptualisent le niveau macro-social d’une part, et leur environnement concret d’autre part»1. Et un peu plus loin, citation qu’il nous faut garder à l’esprit si nous voulons mesurer la valeur méthodologique des apports de F. Barth puis de la microstoria : « Loin d’être un tout cohérent, la vie sociale est faite de différentiels dont chacun offre une possibilité de changement. Ce sont eux qui permettent qu’une innovation, au départ mineure et peu répandue, puisse se généraliser et, à terme, s’institutionnaliser. Et c’est à travers ce mécanisme essentiel que s’opère le passage du microscopique au macroscopique, ou plus exactement la construction constante de celui-ci par celui-là»2. Son terrain se prête au dépassement recherché de l’alternative micro/macro. Une rue: la rue Wacquez-Lalo, située dans le centre de la commune de Loos, jouxtant Lille. Une coupe chronologique – sur le choix de laquelle nous reviendrons: 1866-1926. Il le précise lui-même dans les prémisses de son article, la rue n’est pas vraiment un terrain d’étude très original. D’autres avant lui l’ont fait, L. Chevalier entre autres, en 1950, via une étude statistique de l’électorat de la rue de Lappe, à Paris. L’étude en question intéresse P.-A. Rosental: il est de ceux qui affirment que l’on n’invente pas sans modèles ou contre-modèles théoriques et méthodologiques. Le voici donc en présence d’un terrain, et d’un modèle de traitement statistique. Reste, pour obtenir des résultats, à connaître les sources, et à forger un «questionnaire»3. Ce questionnaire, le voici sous une formulation, si générale qu’elle perdrait tou- te consistance si elle n’était pas ramifiée: «En quoi un lieu, et qui plus est de taille circonscrite, peut-il constituer un univers social pour les individus qui l’habitent? »4. Les trois questions qui en découlent suggèrent d’ores et déjà la posture que P.-A. Rosental prend le parti d’adopter: celle d’un historien qui ne se résout pas à disso- cier le temps de son travail et la temporalité – configurationnelle – propre à son objet, à dissocier méthode et terrain. La formulation des problèmes en témoigne: «Comment en [l’espace] caractériser la stratification sociale? […] A un autre niveau d’observation, plus microscopique, une deuxième gamme de questions porte sur l’effet de l’appartenance à un espace sur les destinées personnelles […] Enfin, un troisième axe de réflexion concerne l’échelle d’analyse retenue […] Examiner comment se construit la structure de la rue Wacquez-Lalo, et en quoi celle-ci se

1. P.-A. Rosental, ibid., p. 144. 2. Ibid., p. 157. Nous soulignons. Pour un point de vue critique sur cette lecture historienne de F. Barth, voir M. Aymes, « L’épreuve de la discontinuité », Critique, janv.-fév. 2004, n°680-681, pp. 128-138. 3. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1975, se réapproprie le terme, traditionnellement appli- qué à la sociologie, en lui conférant une acception double : état des connaissances et par là même grille de lecture et de questionnement. Toute recherche contribue alors à l’ « allongement du questionnaire ». 4. P.-A. Rosental, « La rue, mode d’emploi », op. cit., p. 124.

119 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 traduit sur le destin de ses résidents… »1. Trois questions qui renvoient aux trois thèmes majeurs de sa recherche: la stratification sociale, les trajectoires et le lien entre morphologie sociale et morphologie spatiale. Gardons-nous cependant de réduire le raisonnement de P.-A. Rosental à une abs- traction théorique, à la construction de modèles, ou pire encore à la simple forma- lisation statistique. Deux garde-fous l’en préservent et lui permettent de conclure à l’insuffisance méthodologique des tableaux: les pistes suggérées par la microstoria, et les sources qu’il sélectionne. Là encore, méthode, sources, et objet, sont intrinsèquement liés. P.-A. Rosental fait part de cette conviction en note: «Il serait dangereux de voir dans la micro-histoire une abstraction sur la société, et de perdre par une illusion rétrospective l’une de ses dimensions essentielles, celle d’une réflexion pratique sur les sources: les considérations archivistiques sont placées au cœur de la définition de l’approche microscopique.»2 A propos des sources donc: le corpus est, comme dans Les Sentiers invisibles3, com- posé d’informations essentiellement nominales: recensement, état civil des habitants de la rue, actes de mariage. Autrement dit des documents administratifs lui permet- tant d’établir une mesure statistique des métiers de la rue, de dénombrer les professions des habitants. Mais les trois sources donnent lieu à trois dénombrements différents, et par là même à trois interprétations sur le point d’être divergentes, si ce n’est contra- dictoires. En effet, le recensement indique une physionomie plutôt populaire de la rue Wacquez-Lalo de la fin du XIXème siècle, caractérisée par l’artisanat et le monde in- dustriel, lorsque l’on considère les mentions du recensement (une par individu, au moment de leur entrée dans la vie active). La deuxième liste (celle de l’état civil des habitants de la rue) fait apparaître des «mondes sociaux nouveaux» (domestique, cultivateur) et modifie la hiérarchie précédemment établie: les menuisiers talonnent maintenant les journaliers. On découvre même, à l’appui de la troisième source et de la troisième mesure statistique (celle des actes de mariages), que les menuisiers sont bien plus nombreux que les journaliers si on les appréhende au moment de leur mariage. Comment, dans ces conditions, faire coexister ces trois mesures, qui livrent des résultats aussi divergents, et même contradictoires? C’est là qu’intervient le deuxième garde-fou, si bien que la profession de foi microhistorienne ne reste pas lettre morte. P.-A. Rosental fait des outils de la microhistoire autant d’articulations possibles entre

1. Ibid., p. 125, nous soulignons. 2. P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi », op. cit., p. 133. 3. P.-A. Rosental, Les Sentiers invisibles, op. cit. Rosental s’appuie sur l’enquête statistique TRA, enquête dite des « 3000 familles » dirigée par J. Dupâquier, constituée de l’ensemble des actes de mariage du XIXème siècle et dont l’un des deux conjoints a un patronyme commençant par les lettres TRA. Il use de cette seule base de données, aux informations nominales riches se prêtant à une analyse sérielle.

120 La rue comme Laboratoire morphologie sociale et morphologie spatiale. Il ancre ainsi sa méthode dans la problématique même du comment se structure un espace social. «Soumettre […] les grands schémas sociologiques à l’épreuve d’observations circonscrites, et du même coup pouvoir tester l’existence de mécanismes spatialisés et locaux de production de la struc- ture sociale…»1 Non seulement la microhistoire offre les outils pour «établir un pont entre morphologie sociale et morphologie spatiale», mais elle résout également la tension entre rapports interpersonnels et structure sociale, dans la mesure où c’est le « tissu des interrelations » lui-même qui « fait structure » et « délimite la marge d’action des individus, et oriente leurs représentations»2. La confrontation d’une approche microhistorique avec le terrain de la rue Wacquez- Lalo pourrait pourtant paraître contestable. Et ce pour deux raisons: les liens inter- personnels manquent d’épaisseur ou de longévité (du fait par exemple que les jour- naliers ne soient que de passage), et surtout, l’historien dispose de peu de sources. Autant dire que face à une population aux liens ténus et mal documentée, l’historien ne peut espérer qu’une simple sociographie l’éclaire sur « les dynamiques sociales qui s’y produisent»3. Comment dès lors dégager la dynamique configurationnelle, dans sa dimension indissociablement sociale et spatiale? Comment mettre en évidence des «mécanismes locaux de structuration» ? P.-A. Rosental propose une solution métho- dologique, une alternative aux oppositions rebattues – interactif/ structurel, endogè- ne/exogène, indigène/scientifique – et ce à partir de données transversales (situation professionnelle au moment du mariage) et longitudinales (trajectoires des individus, mentions des différentes professions exercées extraites des recensements). Le processus d’enquête se prolonge effectivement dans l’examen des données. P.-A. Rosental se démarque alors nettement des méthodes quantitatives présentées au début de l’article en guise d’arrière-fonds théorique que le chercheur ne pouvait se permettre d’occulter4. Le classement des groupes professionnels n’est plus importé des

1. P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi », op. cit., p. 130. Nous soulignons afin de mettre en exergue la va- leur expérimentale de l’usage qu’il fait des outils de la micro-histoire. Dans Les Sentiers invisibles, P.-A. Rosental précise dès l’introduction : « L’ensemble de nos recherches repose sur des données pauvres, sèches et formelles – pour l’essentiel des actes d’état civil. Ce choix s’inscrit dans une conception “expérimentale” » (p. 22). 2. P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi », op. cit., p. 131. 3. Ibid., p. 134. 4. P.-A. Rosental n’innove pas en prenant ce parti. Il se réfère d’ailleurs au texte de M. Gribaudi et A. Blum, « Des catégories aux liens individuels : l’analyse statistique de l’espace social », in Annales ESC, n°45, 1990, lesquels écrivent : « L’historien se doit d’abord d’approcher de façon critique ses objets et ses outils pour les expurger des contraintes des catégories statistiques héritées […] il est certain que dans notre champ de recherche la non-conti- nuité des échelles nous semble plus le produit des implications rhétoriques des techniques et des instruments d’analyse utilisés que la traduction d’une rupture réelle dans le plan des dynamiques causales des faits sociaux » (pp. 1366-1367). Cet article inaugure d’ailleurs toute une série de publications qui visent à remettre en cause l’usage des catégories traditionnelles de la statistique et explorer d’autres formes d’agrégation des individus.

121 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 modèles macrohistoriques en vigueur, ni même d’une mesure statistique guidée par une catégorisation préalable. Il est cette fois-ci déterminé ex post. Selon les données horizontales (situation professionnelle au moment du mariage), quatre professions sont majoritairement représentées: celles de journalier, de menuisier, d’employé et de jardinier. D’un point de vue configurationnel, c’est-à-dire en reliant la profession d’un individu à celles de ses témoins de mariage, on identifie deux groupes profession- nels principaux: un premier pôle autour des employés et un second centré sur les journaliers. Les menuisiers constituent, dans ce contexte, le «centre de l’univers de la rue Wacquez-Lalo»1, « groupe en soi», « pivot», « carrefour entre le monde des em- ployés et celui des journaliers»2. En lien à la fois avec les employés et les journaliers, ils forment une passerelle entre ces deux mondes. Alors même que dans la mesure statistique initiale, les menuisiers ne représentaient que 4 % des résidents de la rue. Il était nécessaire d’exploiter d’autres données et de faire jouer d’autres paramètres. P.-A. Rosental peut donc écrire que la mesure statistique «masquait […] la clé de la structuration de la rue»3, faute d’un prolongement interprétatif. Quant aux autres groupes, ils gravitent autour soit des journaliers, soit des em- ployés. Ce sont les professions, peu nombreuses et peu fréquentes, que la simple me- sure statistique occultait, à savoir les métiers du secteur primaire: laitiers, marchands de légumes, gardes champêtres, malteurs, tonneliers… Le résultat contraste donc avec les catégorisations a priori qui font des ces professions un groupe «reliquaire» de cet espace social. Là encore, la morphologie sociale de la rue sort transfigurée de l’analyse complète des données. Ces nouveaux découpages sociaux que P.-A. Rosental a obtenus par l’utilisation des actes de mariage, demandent en effet à être validés par des outils d’analyse autres, à savoir les données longitudinales (les trajectoires individuelles)4. Cette dernière étape s’apparente à ce que Passeron nomme l’épreuve de « véridiction », dans la description qu’il donne de l’espace mental de l’enquêteur, ou du processus d’enquête5,

1. P.-A. Rosental, « La rue, mode d’emploi », op. cit., p. 138. 2. Ibid., p. 139. 3. Ibid., p. 138. 4. Il est d’ailleurs intéressant de noter que P.-A. Rosental n’est pas loin de se contredire et de remettre en cau- se la logique de sa démarche, lorsqu’il définit la stratification sociale à partir de l’état civil mais aussi des re- censements. En effet, l’utilisation des recensements successifs est l’outil de vérification choisi par Rosental, il ne peut donc pas servir à construire l’objet qu’il est censé ensuite tester. 5. J-. C. Passeron, « L’espace mental de l’enquête », Enquête, n°1, 1995. « C’est pourquoi, pour caractériser la forme spécifique que prend l’espace logique des sciences sociales la “vérité” d’une assertion empirique, je préfère parler de “ véridicité ” ; et de “ véridiction ” pour nommer le contrôle des concepts, du raisonnement et des rapports aux ‘référents’ qui y est mis en oeuvre. » (p. 14). Pour plus de précisions, nous renvoyons à l’article de J. Souloumiac et A. Fossier, « Passeron : entre Weber et Wittgenstein », Tracés, n°4, 2003.

122 La rue comme Laboratoire et que P.-A. Rosental qualifie plus volontiers de procédures de «validation»1. Pour ce faire, la nécessité d’une autre source et d’une autre approche se fait sentir. De nouveaux principes méthodologiques doivent coïncider avec ce credo épistémologique. Ce sont les recensements – successifs – qui, cette fois, vont permettre «d’esquisser des tra- jectoires professionnelles intra-générationnelles »2. En quoi la reconstitution de trajectoires individuelles et familiales met-elle à l’épreuve les résultats obtenus à partir des actes de mariage? P.-A. Rosental éclaire lui-même ce point: «Il suffit […] de comparer les trajectoires possibles et les trajectoires observées, et de déterminer quelle proportion de celles-ci constituent des ‘déviations’, c’est à dire des trajectoires incom- patibles avec la stratification obtenue»3. Les relations qui unissent les différentes pro- fessions au regard des relations de témoignage, définissent une stratification sociale et donc une gamme de «trajectoires possibles», tandis que les «trajectoires observées» sont fournies par la série des recensements. Les «trajectoires possibles» font office de bornes référentielles par rapport auxquelles les «trajectoires observées» se situent4. Que conclut-il de la mesure de cet écart? «De fait, cette comptabilisation valide le découpage obtenu. Sur la base des mouvements mesurables, les déviations ne représentent que 5,4 % des changements de professions : toutes les autres sont cohérentes avec la segmentation proposée. En somme, il existe bien une correspon- dance entre le découpage social obtenu sur la base des liens de témoignage, et la logique des parcours professionnels des résidents»5. P.-A. Rosental se montre quelque peu décevant dans la conclusion trop courte ou trop rapide qu’il tire de ce travail comparatif. Nous voilà ravis d’apprendre qu’une source en cache une autre sans pour autant lui faire de l’ombre. Mais de plus amples développements auraient peut-être été les bienvenus.

1. Dans Jeux d’échelle, op. cit., P.-A. Rosental précise que si F. Barth est popperien dans la mesure où il soumet les modèles construits à des tentatives de falsification, il est pour sa part plus proche de la microstoria qui « parle moins volontiers de falsification que de validation » (p. 158). Et de préciser qu’ « à condition de construire des indicateurs adaptés aux faits recueillis par l’observation microscopique, la statistique peut garder sa fonction de validation des approches processuelles ». Cette démarche rend possible le passage de l’étude qualitative de cas à la généralisation. Les sens de « véridiction » et de « validation », s’ils renvoient à des procédures de contrôle, sont donc loin d’être synonymes. 2. P.-A. Rosental, « La rue, mode d’emploi », op. cit., p. 139. Une fois de plus, notons que P.-A. Rosental utilise exactement des mêmes sources que celles qui ont servi à la mesure statistique, pour précisément en proposer un autre usage et déboucher sur de nouvelles conjectures. 3. Ibid., p. 140. La référence à F. Barth et à la lecture qu’avait pu en fournir P.-A. Rosental en 1995, op. cit., est nette. 4. Dans sa contribution à Jeux d’échelles, Rosental précisait : « La notion de “gamme de possibles” porte bien la marque de la dialectique qui la fonde : elle indique à la fois le refus des déterminismes, et l’idée d’une marge de manœuvre précise et contrôlée puisque les possibles ouverts à l’acteur sont toujours en nombre fini – ce qui les rend aussi accessibles au chercheur. » (p. 148) 5. P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi », op. cit., p. 140.

123 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Toujours est-il que les menuisiers forment un «front de parenté» cohérent et stable, puisqu’ils possèdent la plus forte stabilité résidentielle. Les liens qui unissent leurs ménages organisent la dynamique sociale de la rue. Ils représentent donc le centre de gravité de la rue Wacquez-Lalo, en tant qu’espace social et urbain, en tant qu’objet cohérent et saisissable dans sa spécificité de lieu. Là aussi cependant, on peut regretter que P.-A. Rosental ne s’avance pas plus dans l’analyse des réseaux de sociabilité d’un tel espace. Il constate simplement les chaînes d’homonymie qui unissent les ménages de menuisiers, renforçant l’image d’un front de parenté, mais cette fois de manière plus qualitative. Un regard plus pénétrant aurait toutefois permis l’éclaircissement de la nature des liens qui unissent les résidents de cette rue. Le regret ne s’apparente pas néanmoins à un reproche puisque la documenta- tion que P.-A. Rosental met à sa disposition ne lui offre pas la possibilité d’une telle analyse. L’article se clôt sur un retour, caractéristique de la microhistoire, aux processus macroscopiques. La coupe périodique que Rosental avait proposée au tout début prend alors tout son sens: «… la violente rupture de la Première Guerre mondiale […] décapite à jamais ce large “front de parenté” »1. La perspective diachronique affichée dès le début est pourtant quelque peu étriquée, les bornes chronologiques choisies restreignent en fin de compte le champ de la contextualisation. Le parti-pris micro-historien (spatialement localiste) semble jouer contre une certaine élasticité du temps. P.-A. Rosental ne s’est fait l’observateur que d’une seule génération. Mais l’essentiel est là, il est parvenu à mettre en application un des principes fondamentaux de la microstoria italienne: mettre en exergue de ses analyses locali- sées les mouvements temporels de plus grande ampleur. Finalement, la vertu heuristique d’un retour aux fondements méthodolo- giques des résultats donne à la démarche de P.-A. Rosental sa spécificité. S’arrêter aux «mesures multiples d’un même objet»2 ne suffit pas. Encore faut-il compa- rer ces mesures, et par là même établir un réseau de sources, aussi lacunaire soit- il. En cela, P.-A. Rosental se montre avant tout homme de terrain (ou d’archives, ce qui revient au même sur le plan du «questionnaire»). Ses considérations méthodologiques, et parfois même épistémologiques, n’ont de sens que parce qu’elles contribuent à la modification incessante des résultats, parce qu’elles lais- sent libre cours d’une part, à la force du contre-exemple et d’autre part, à une causalité non déterministe, probable et partielle. Evaluer les causes en terme de probabilité permet précisément de préserver la force de l’empirie et, réciproque-

1. P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi », op. cit., p. 143. 2. Ibid., p. 14.

124 La rue comme Laboratoire ment, s’attacher à travailler empiriquement préserve de penser les causes de manière déterministe et par là même de se défaire des catégories préétablies, ou de prénotions.

Paul Costey et Arnaud Fossier, [email protected] [email protected]

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Traduction de “Reckoning with Homelessness”*

Kim Hopper est chercheur au Nathan Kline Institute for Psychiatric Research et intervenant à l’université de Columbia. Il travaille depuis une vingtaine d’années sur le sans-abrisme, et est le promoteur d’une sociologie engagée dont témoigne son ouvrage Reckoning with homelessness (Ithaca, Cornell University Press, 2003), dont nous traduisons ici des extraits de l’introduction. Cet ouvrage comporte une analyse des mouvements de défense des sans-abri (auxquels il a participé), et rappelle la nécessité de repenser la place dévolue aux SDF dans les sociétés démocratiques. Cette réflexion se fonde sur de nom- breuses enquêtes, dont le cadre théorique est axé autour des notions de « recy- clage » (abeyance) et de seuil (liminality). Mais nous avons délibérément choisi de publier les passages les plus descriptifs de cette introduction, pour montrer le projet à la fois ethnographique, sociologique et engagé de cet auteur, qui le justifie ainsi : « Prétentieux et rares, nous qui osons rendre compte d’autres existences, le faisons implicitement avec le vœu d’être fidèles à ces vies. ». Ce qui implique de ne pas prendre les SDF pour des fous chroniques.

* Cette traduction a été réalisée par Edouard Gardella et Erwan Le Méner. Elle a largement profité des cor- rections patientes d’ Isaac Joseph. Nous tenons ici à remercier chaleureusement Kim Hopper pour la bienveillance spontanée avec laquelle il nous a autorisés à traduire des passages de cet ouvrage. Par ailleurs, d’autres de ses travaux ont été traduits en français, notamment « Du droit à l’hébergement au droit au logement. Quinze ans de mobi- lisation en faveur des sans domicile aux Etats-Unis (1980-1995) » (Sociétés contemporaines, n°30, 1998, pp. 67-93).

REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p.127-134 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Compter avec les sans-abri

Une rétrospective nécessaire

« Voir combien de temps des gens peuvent tenir sans nourriture, sans abri, sans protection, c’est sans doute une sorte d’expérience ou quelque chose dans le genre ». Femme SDF, gare Grand Central, hiver 1980.

Parmi toutes les découvertes du sans-abrisme, la mienne, celle d’un jeune étudiant diplômé arrivé à New York en 1972, ne fut guère traumatisante. Mon initiation se fit dans un état complexe de chocs, de déchirements et d’éclats de rire. Viennent, avant toute chose, ces images inoubliables des abandonnés de la ville: cet homme à moitié nu déambulant tôt un matin, dans l’air s’échappant des conduites d’aération d’un chantier, dans une rue en réfection, comme un spectre dans la lueur de lumières vaporeuses et changeantes; le visage en sanglots d’une femme assise sur les marches en pierre d’une église; le corps immobile, sur un trottoir, d’un homme allongé sur le ventre; la harangue plaintive d’un mendiant posté au tourniquet d’une station de métro, toutes ces personnes soigneusement évitées par les passants. Viennent enco- re à mon esprit cette armée d’hommes et de femmes, vagabonds engagés dans des conversations vives, parfois agitées, avec des interlocuteurs invisibles, communiquant dans ce qui ressemblait à un sabir composé de langues vulgaires et étrangères. Je venais juste alors de terminer six mois de travail comme assistant d’un psychiatre dans un pavillon d’urgence, et je remarquai immédiatement que je connaissais ces gens, ou les avais rencontrés par le passé comme patients1. Dans une ville à des siècles d’une économie de subsistance, il semblait invraisemblable qu’ils n’eussent nulle part où aller, aucun foyer qui leur fût un temps soit peu destiné, et qu’ils ne fussent la cible d’aucune forme alternative d’assistance.

1. A peu près à cette époque, les journalistes britanniques disaient souvent, pour caractériser les politiques de désinstitutionnalisation de leur pays, qu’elles « transformaient les patients en vagabonds ».

128 Traduction de “Reckoning with Homelessness”

Mes propres accoutrements vestimentaires étaient assez négligés pour passer par- fois pour un routard. Un jour, alors que je feuilletais une traduction de L’Enéide de Virgile devant une table de livres d’occasion, dans la vieille librairie Salter, en face de l’université de Columbia, un des habitués des trottoirs de l’Upper West Side vint à mes côtés. Il lut par-dessus mon épaule le texte à haute voix. Je lui dis alors, avec une certaine perversité non sans rapport avec mes trois pénibles années d’apprentissage du latin à l’université, que pour utile que fût la traduction, le texte original était incomparablement plus lyrique; puis je récitai la ligne inaugurale de ce chant épique: Arma virumque cano, Troiae qui primus ab oram… Mon compagnon resta de marbre et me rétorqua, exaspéré: «Vous ne récitez pas correctement» ; puis il entreprit une nouvelle lecture (en latin) des dix premières lignes magnifiques du poème, d’une voix convenant à leur splendeur. J’entendis, désespérément surclassé, ce qui me sembla l’interprétation d’un individu depuis longtemps familier de l’œuvre. J’appris également à connaître les limites de la tolérance de ceux qui se rendaient complices sans le savoir des actes de charité occasionnels d’un étudiant diplômé. Me voyant attablé avec une femme énorme, habillée de manière loufoque (et accompagnée de son gigantesque chariot, qui contenait tout ce qu’elle possédait), le propriétaire du café West End, qui savait que j’étais un habitué, client le jour comme la nuit, ne nous laissa guère le temps de finir notre café. Après que nous fûmes mis à la porte, je rechignai toutefois à accepter la proposition de ma camarade et que nous poursuivions notre discussion dans ma chambre. Je l’aperçus ensuite de temps à autre dans la rue, et je ferais à nouveau sa rencontre dix ans plus tard dans un foyer caritatif de travailleurs catholiques (a Catholic Worker House of Hospitality). Bref, comme n’importe quel citadin quelque peu sensible, j’étais directement confronté dès cette époque à l’évidence. Je fis l’indispensable visite du Bowery, entrai dans quelques uns des bars les plus miteux que compte le Lower East Side, et me laissai souvent apitoyer par les supplications des mendiants (que j’interrogeai à l’occasion, et qui me refilèrent finalement, comme je l’apprendrai plus tard, des réponses toutes faites à mes questions). Succédant à ma désorientation initiale, je me trouvai dans un état de vague résignation, avec un sentiment confinant à l’absence. Je m’habituai de plus en plus à la souffrance visible, rencontrée au hasard, comme à une régularité de la vie urbaine. Sans doute croyais-je que c’était partie intégrante de ma formation à la rudesse propre au New-Yorkais1.

1. Prescription extraite d’un guide de savoir-vivre à l’usage des citadins: «… être un New-Yorkais, c’est être une personne qui se demande régulièrement: “Que fais-je ici? ”. Un véritable New-Yorkais a appris à vivre avec cette question, à la manière dont on apprend à faire ses preuves» (The New Yorker, 28/02/1999, 01/03/1999, p. 41).

129 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Cependant, je réussis à passer parfaitement à côté de certains signes plus fins et persistants de la pauvreté dans la rue. L’un d’eux se distingue particulièrement. Il se forme, chaque matin, à partir de six heures environ, une queue devant l’église de St Francis l’Indigent (St. Francis Breadline), à l’ouest de la 31ème rue. Des hommes et des femmes y attendent en rang des casse-croûtes et du café depuis plus de soixante ans. Quelques minutes après la distribution de nourriture, ils sont partis. Mais si on y regarde de plus près, il reste une trace de leur passage : sur une hauteur d’à peu près un mètre soixante, le mur de briques beiges contre lequel ils se tiennent est bien plus sombre qu’ailleurs. La tâche, comme une signature, s’étend sur la moitié du bâtiment, et disparaît au niveau d’une brique plus sombre de l’immeuble attenant (…). Une chose est certaine, le Bowery ne peut plus prétendre au titre de seule enclave du vagabondage dans la ville. La visibilité incontournable de ceux qui n’ont pas de toit pour la nuit s’est généralisée dans tout Manhattan. Bientôt apparaîtra un changement lexical. Suivant l’exemple des avocats et des tribunaux, la presse aura récupéré un ancien mot de la période victorienne, qui avait depuis longtemps la faveur de ceux qui avaient étudié le problème. Plutôt que de « naufragés » (derelicts), on parla des « sans-abri » et de « sans-abrisme» (…). Cette enquête est à l’évidence, on s’en rendra compte immédiatement, une illus- tration peu accommodante de ce genre d’«anthropologie sans nom» qui, comme le suggère Stanley Barrett, continue sans relâche à découvrir des terres inconnues tandis que les sirènes et les paillettes du postmodernisme focalisent l’attention et séduisent un public de touristes.1 Ce type d’anthropologie prend au sérieux la mise en forme documentaire de l’expérience brute du terrain : faire sienne l’exigence irréaliste d’exactitude (getting it right) (…). Prétentieux et rares, nous qui osons rendre compte d’autres existences, le faisons implicitement avec le vœu d’être fidèles à ces vies. Bien que cela puisse impliquer d’augmenter le seuil de tolérance de nos instruments, de produire, ce faisant, des usages que leurs inventeurs ne cautionne- raient peut-être pas, de montrer même pourquoi (malgré tout) ils ne suffisent pas, la stratégie consiste, de l’intérieur, à dépasser les limites d’usage conventionnelles, et à dévoiler (non à inventer) les rouages. Un tel travail exige un engagement, s’il le faut tempéré (n’en déplaise aux dogmatiques) par la réflexion, et qui précède le plus souvent la mise en place de la batterie des preuves. Nous pourrions dire que ce genre d’anthropologie s’exerce à la lisière d’une foi séculaire.

1. Barrett, op. cit., p.179. Dans le déroulement de semblables recherches, les problèmes épistémologiques émergents sont mis entre parenthèses, et les questions élémentaires de méthodologie sont « traitées avec une négligence fondamentale » (Rock P., The Making of Symbolic Interactionism, Totowa, N.J., Rowman and Littlefield, 1979, p.172, 178).

130 Traduction de “Reckoning with Homelessness”

Avec ce supplément de foi, nous parvenons enfin au concept hybride promis par le titre: «compter avec» (reckoning). Si ce concept relève plus du système D que de la poésie, cela ne signifie pas qu’il doive être employé sans cœur ou sans ingéniosité1. Pour que la souffrance soit dépeinte sans sentimentalisme, pour que les dangers du narcissisme moral soient contrôlés, une certaine discipline est indispensable. Sur ce plan, la méthode peut aider. Ceci étant, il n’est pas non plus question d’anthropologie classique. Sans la moindre gêne, cette forme d’anthropologie parcourt l’histoire et greffe des méthodes quasi ethnographiques, plus appropriées pour faire avancer l’enquête alors que les contextes et les enjeux évoluent, sur des techniques plus convention- nelles en sciences sociales. Les lieux de regroupement et les époques changent pro- fondément. Pensons à l’évolution des hospices new-yorkais, à la rue et à la scène asilaire au début des années 1980, à la modification des équipements des institu- tions « hybrides » actuelles, aux aléas comptables des recensements, à la sagesse qui a accompagné l’affectation de travailleurs sociaux dans un aéroport municipal, ou aux fruits de la lutte juridique et des résultats en dent de scie des mouvements de défense (organized advocacy) des sans-abri. En décrivant la carrière du sans-abri sur ce plan complexe, ce livre est aussi le carnet de route d’un travail en formation. Il retrace l’engagement, vieux de plus de vingt ans, d’un anthropologue de terrain avec les sans-abri, depuis le moment initial où cette question se formule et peut alors s’étendre à des champs d’étude variés. Après le choc provoqué par la décou- verte du phénomène, ce sont les enjeux sociaux à long terme, l’établissement de chiffres précis, l’évaluation des pathologies (à l’exception incroyable de la consom- mation de drogues), les motifs d’acceptation et de refus de l’assistance proposée aux sans-abri et, finalement, la question des solutions durables, ce sont ces ques- tions qui firent que le travail anthropologique changea largement d’orientation et gagna en cohérence (…).

1. Stott W., Documentary Expression in Thirties America, New York, Oxford, 1973; Geertz C., Works and Lives. The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1998, p. 22; Coles R., Doing Documentary Work, New York, Oxford University Press, 1997; Rorty R., Achieving Our Country, Cambridge, Harvard University Press, 1998. Rien de ceci, disons-le sans détour, n’est destiné à récuser la partie constructive (et pas «basiquement» mimétique) à l’œuvre dans toute représentation. Cette situation fâcheuse est banale, j’en suis convaincu: vous avez lu suffisamment d’examens de conscience et d’apologies décisives dans votre propre domaine, et avez assez goûté aux mets de la philosophie et de l’histoire des sciences, pour savoir que votre compte-rendu («account») sera toujours et inévitablement «distinct de son objet» (Neumann K., Not the Way It Really Was: Constructing the Tolai Past, Honolulu, University of Hawaï Press, 1992). Néanmoins, vous êtes persuadé qu’avec l’application nécessaire vous pouvez construire quelque chose d’«un peu moins faux» que les descriptions concurrentes (pour reprendre les termes de Sandra Harding citée dans Wolf M., A Thrice Told Tale, Stanford, Stanford University Press, 1992, p. 125). Persévérez donc, épongez les dettes de vos lecteurs…

131 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Comment interpréter l’histoire pour retrouver les fondements de pratiques ancestrales ? Comment ajuster la méthode ethnographique à des environnements plus restreints ? Comment lutter une fois de plus contre les problèmes de collusion ? Ainsi, comment collaborer avec les avocats ? batailler avec les critiques ? conseiller les organisations à but non lucratif ? témoigner comme expert lors d’actions collec- tives en justice ? Comment rendre hommage à un aîné dont on ne partage pas les vues, contraint par d’épuisantes obligations contractuelles ? Comment témoigner contre ses collaborateurs au titre de fonctionnaire (civil servant) ? Ce sont ces préoc- cupations qui traversent le livre sous forme de problèmes méthodologiques. Dans un texte qui prétend être anthropologique, elles peuvent sembler hors de propos. Pourtant, elles constituent le type exact de problèmes éthiques liés à l’exploitation d’un travail que la majorité des étudiants diplômés rencontreront lorsqu’ils termi- neront leur thèse et entreront sur le marché du travail1(…).

L’histoire d’Emma

Cette fois, la leçon porte sur les habitudes et l’habitat de quelqu’un que j’ai connu. Disons qu’elle se nomme Emma. Au milieu des années 1970, ce même étudiant diplômé qui avait été relégué au second plan par un spécialiste des Lettes classiques vivant sur le trottoir, avait emménagé dans son propre appartement non loin de l’université. Bien avant que le quartier ne fût marqué du sceau de l’infamie et ne devînt « l’allée du crack », il était une étendue bizarre avec une cour d’école, des entrepôts, des HLM datant de l’ancienne législation, et une maison de santé catho- lique fière de l’immense chêne qui siégeait dans sa cour. A l’étage au-dessus de moi, dans notre immeuble de cinq étages sans ascenseur, vivait Emma, une femme d’un certain âge de type grec. Emma, à ma connaissance, n’avait jamais été hospitalisée, malgré un mode de vie résolument étrange. Elle habitait un monde hérissant de menaces. Presque chaque nuit, pendant des années, je trouvais des notes glissées sous ma porte me renseignant

1. A d’autres endroits, j’ai offert une vision personnelle de ce que signifie travailler pour l’Etat, guère susceptible d’être prise pour une incitation à l’embauche. J’y critique quelques situations probléma- tiques et courantes rencontrées par l’anthropologie officielle (contract anthropology), préconise l’utilisation de méthodes ethnographiques pour répondre aux préoccupations majeures des laboratoires de recherche sur la santé mentale, et soutiens que les situations délicates pourraient être l’objet d’un type particulier d’anthropologie appliquée (Hopper K., « When (working) in Rome : Applying anthropology in Caesar’s realm », Human Organization, 63, 2002).

132 Traduction de “Reckoning with Homelessness” sur le dernier agent de la CIA ou une opération de front dans le quartier. Bien que brûlantes d’urgence, les notes me demandaient de ne pas agir, et je sourirais simple- ment à notre prochaine rencontre une fois mis dans la confidence du complot. Par la suite, avant qu’elle ne fût avertie par un signal que je n’étais pas non plus une personne de confiance (sans doute parce qu’elle avait constaté que je n’étais pas, après tout, Kris Kristofferson tournant un film dans l’immeuble), je fus frappé de découvrir que certaines des notes étaient griffonnées dans les marges de cartes postales qui lui avaient été envoyées quelques quarante années plus tôt. Emma n’était pas une casanière. Elle avait vécu pendant un demi siècle avec sa mère dans l’appartement. Seule à présent, elle partait pour des excursions quotidiennes qui l’emmenaient partout dans Upper West Side. Traînant derrière elle trente-cinq kilos d’affaires personnelles dans une carriole d’épicier avec un lapin dans un clapier transportable, elle traversait les rues avec un boitement prononcé et des averses éparses d’injures. Bien qu’elle eût été volée à répétition, elle continuait ses promenades, et rentrait en début de soirée. Me lorgnant d’un regard méfiant chaque fois que je lui proposais de porter son fardeau jusqu’à son palier, elle l’acceptait parfois malgré tout. Un professeur de philosophie, feu Peter Putnam, avait, on ne sait pas dans quelles circonstances, rencontré Emma et s’était lié d’amitié avec elle. Il la proposa en classe d’art et, à sa demande, il parcourut les monticules de sa poésie « pseudo- byronienne » à la recherche de quelque chose de publiable. Emma se montrait occasionnellement absente aux appels de l’université, et Peter regroupait des restes de repas froids ou des cartons de nourriture chinoise pour concocter quelque chose pour elle. Il s’entendait avec elle mieux qu’avec personne, mais il pouvait s’attirer quand même ses suspicions à nos yeux infondées. Une fois, elle déchargea sans crier gare un pot de peinture noire à travers les fenêtres de son appartement. Les nuits étaient particulièrement difficiles pour Emma. On pouvait l’entendre, seule dans sa chambre, gémir, pleurer, se défendre contre les rayons de pensée de la CIA, ou se disputer avec des adversaires qui, en fin de compte, avaient quitté cette terre depuis longtemps. Ma voisine de palier, une veuve irlandaise d’un certain âge, frappait le plafond avec son balai chaque fois qu’Emma «partait». Et, après quelques instants, le chahut cessait. Si ça continuait trop longtemps, le concierge montait la voir. Au cours des huit années durant lesquelles je connus Emma, elle vécut au bord du sans-abrisme. Sans la gentillesse de notre concierge (Cornelius Jouwstra, un hom- me qui avait quitté les ordres des années auparavant, la nuit précédent son introni- sation, pour aspirer à ce qu’il ressentait comme une vocation plus honnête) ; sans la sollicitude des voisins qui passaient de temps en temps voir si elle avait suffisamment à manger, et qui n’auraient jamais pensé à appeler les autorités pour se plaindre de ses

133 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 délires; sans l’appartement au loyer contrôlé qu’elle avait hérité de sa mère; sans le sanctuaire protégé qu’elle trouvait dans ce logement délabré, elle aurait pu se retrou- ver comme l’un des habitants de la rue, recouverts de haillons dans la ville. Quand Ellen Baxter et moi commençâmes notre recherche sur les adultes sans-abri au début des années 1980, parfois, quelque chose dans son ombre, ou une excentricité familière dans sa démarche, laissaient penser qu’Emma avait finalement chuté. Cela n’arriva jamais. Les garde-fous tinrent bon. Un peu plus affaiblie par l’usure, elle conserva son statut de locataire. Des années après, il se fit jour en moi que c’étaient ces garde-fous qui faisaient la différence entre les marges et la rue.

Kim Hopper (trad. E. Gardella et E. Le Méner) [email protected] [email protected]

134 Entretien avec Nicole Bériou

Les ordres mendiants dans la rue

Nicole Bériou est professeur d’histoire du Moyen Age à L’Université Lumière – Lyon 2, et membre de l’Institut universitaire de France. Spécialiste de la prédication, comme outil privilégié de communication entre clercs et laïcs au Moyen Age, elle a notament publié L’Avènement des maîtres de la Parole. La prédication à Paris au XIIIème siècle, (Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 2 volumes, 1998) et « Les sermons latins après 1200 », dans Beverly Mayne Kienzle, dir., The Sermon, Turnhout, Brepols, 2000 (Typologie des sources du Moyen Age occidental, 81-83), p. 363-447, ainsi que La prédication de Ranulphe de la Houblonnière. Sermons aux clercs et aux simples gens à Paris au XIIIème siècle, (Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1987, 2 vol) Elle conduit par ailleurs la réalisation, par une équipe internationale de cher- cheurs, d’un Thesaurus sermonum en accès libre sur Internet, qui permettra des re- cherches sur les structures rhétoriques de la prédication à partir de plusieurs grandes collections de sermons modèles, dont celles de Jacques de Voragine1 ; et elle contri- bue à l’édition sur Internet de ThEMA (Thesaurus Exemplorum Medii Aevi), base de re- cherche sur les exempla, ces récits exemplaires utilisés par les prédicateurs2.

Nous proposons de l’interroger sur l’investissement de l’espace de la rue par le pré- dicateur mendiant.

Dans quel contexte apparaissent les ordres mendiants ? Leur émergence vers les années 1215-1220 est-elle liée à l’essor démographique et à l’urbanisation récente ? Je crois qu’avant de parler des premiers ordres mendiants eux-mêmes, l’ordre dominicain et l’ordre franciscain, il convient de parler de leurs fondateurs. D’ores et déjà, on peut dire que pour François comme pour Dominique le lieu de prédi- lection dans lequel ils interviennent est la ville. Mais ce sont des personnages très différents.

1. Présentation du projet par Marjorie Burghart dans Le Médiéviste et l’ordinateur, n°43, printemps 2004, (« Communication et édition »), sur le site [http ://lemo.irht.cnrs.fr]. 2. [http://www.ehess.fr/gahom/thema/index.php]

REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p. 135-141 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Dominique de Guzman est un clerc dans tous les sens du terme. Eduqué très jeune dans un monde urbain, donc lettré, il a pratiqué la ville, mais au sein de la structure ecclésiastique forte du chapitre cathédral où il est devenu chanoine. Il est proche aussi de son évêque, Diego d’Osma. Il change d’orientation au moment où lors d’un voyage il constate le succès des courants dissidents que les gens d’Eglise appellent l’hérésie cathare, et le poids de celle-ci dans le Languedoc. En référence à l’Evangile et au nom de l’exigence pour tout disciple du Christ d’annoncer cette «bonne nouvelle», il propose alors une manière alternative, inspirée du modèle des apôtres, de s’adresser au peuple et de lui communiquer l’Evangile. Ainsi commence la prédication de Dominique qui va s’imposer et prendre petit à petit un caractère universel, en s’appuyant prioritairement sur Paris et Bologne, deux grands centres urbains où s’affirme la culture savante des universités. François Bernardone, quant à lui, est un laïc. Né à Assise, il est aussi un homme de la ville, mais il a une culture tout à fait différente. Il sait lire, mais à peine écrire, et sa culture est très proche de la culture profane des milieux aristocratiques, nourrie des chansons de geste et d’amour courtois. Et il se convertit parce qu’il ressent profondément l’imperfection du style de vie qu’il a pratiqué jusqu’alors; il est donc travaillé par un désir de vivre autrement, pour d’autres formes de perfection. Son choix est alors celui d’un laïc. Il renonce à ses richesses – et à celles de son père surtout qui est marchand – et choisit de vivre en «pénitent» à la manière d’un ermite, de travailler de ses mains, et de se faire témoin de l’Evangile par ses actes autant que par ses paroles. Et c’est par la suite qu’il s’oriente vers la rencontre des gens et vers un ensei- gnement plus systématique par la parole de prédication – qui sera d’ailleurs plus le fait de ses disciples que le sien.

Peut-on dire qu’il y a chez eux un souci de se mettre au même niveau que la pauvreté qui s’est concentrée dans les villes ? D’emblée, pour François, sa recherche personnelle de la perfection chrétienne passe par le choix de la pauvreté dans ce qu’elle a de plus déjeté, puisqu’il se met au service des lépreux. C’est une pauvreté qui implique l’expérience du rejet qu’une par- tie de la société pratique à l’égard de ses pauvres et donc une vie en marge. De plus, il se convertit de manière radicale, en rejetant ce qui est l’instrument des échanges et l’outil quotidien de la pratique marchande (qui est celle de son père) : les pièces de monnaie, au point de n’en pouvoir supporter le contact. Il y a là une très forte expérience, et fondatrice, du rapport à la richesse et à la pauvreté. Pour Dominique qui certes ne vit pas dans le luxe, le choix de la pauvreté comme style de vie intervient en revanche au fond comme un instrument, comme un témoi- gnage qui va appuyer la parole de sa prédication. (…)

136 Entretien avec Nicole Bériou

Revenons sur cette dimension fiduciaire des échanges. La rue est-elle perçue comme un lieu d’artifices, de facticité, d’inauthenticité? Voire comme un lieu de perdition et de corruption ? On peut l’admettre, si l’on voit dans la rue le lieu où l’appât du gain conduit ceux qui y vendent leur marchandise à tromper leurs clients, et les amuseurs publics à séduire le passant pour capter, avec son attention, ses deniers. Les sermons d’ailleurs ne se privent pas de dénoncer la parole mensongère, grand fléau du XIIIème siècle, et de dénigrer les jongleurs, concurrents immédiats des prédicateurs mendiants. Mais ce n’est pas l’échange des richesses qui est en soi vicié ; c’est leur appropriation, au point de les immobiliser, qui pourrit la vie sociale. Et les frères mendiants, qui n’auraient pas pu vivre sans bénéficier de la circulation incessante des richesses, étaient mieux placés que quiconque pour la penser et pour la formuler, en l’inscrivant dans l’approche englobante et si fortement paradoxale du message de salut qu’ils procla- maient, ce message chrétien selon lequel l’économie divine place au sommet de la hiérarchie des valeurs l’amour de charité, et avec lui, la gratuité.

La rue devient aussi le nouveau paysage de la prédication. Peut-on dire que la nouvelle prédication qu’ils promeuvent remplace «la prédication au désert», héritée de la tradi- tion patristique? Et selon quelles modalités? Certes la prédication au désert est attestée dans les siècles précédents, à condition de considérer que le désert des terres occidentales de l’Europe dont nous parlons, c’est la forêt. C’est là que se sont retirés en grand nombre les ermites, surtout depuis le XIème siècle, loin du «monde» et de ses tentations. On vient les voir et les entendre du fait de leur réputation de sainteté liée à leur vie érémitique. Là, il existe bien des prises de parole qui attirent le peuple, tandis qu’en ville on ne trouve qua- siment rien d’équivalent. Quelque individu, clerc, ou même laïc, peut prendre la parole, mais ce n’est en rien une pratique systématique, ni régulière. On peut dire qu’il y a là une autre forme de désert, un désert de parole, c’est une situation tout à fait inverse. Et dans ce contexte, les ordres mendiants vont prendre une position singulière dans les villes, pour y exercer l’essentiel de leur activité de proclamation du message religieux.

Il s’agit de prendre l’initiative de la rencontre? Oui, et à cet égard la chose capitale est la prise de parole devant des gens de toutes les conditions, en tout cas d’une plus grande diversité sociale que dans le monde rural. On pourrait dire qu’ils inversent le modèle érémitique: ce sont eux qui vont vers le peuple. Mais comme les ermites, selon les circonstances, ils s’adressent à la

137 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 foule ou ils pratiquent le dialogue privé, ce qui les amène à produire à la fois des recueils de modèles de sermons ad status (adaptés aux «états de vie»)1 et des manuels de conversation, qui servent à leur apprentissage. Ces rencontres ne sont pas exclusivement urbaines. Mais c’est bien le peuple des villes concentré en grand nombre sur des espaces restreints, donc faciles à arpenter, qui est le mieux placé pour les entretenir, pour leur donner les aumônes dont ils ont besoin. Les frères sont d’ailleurs très conscients de cette dépendance économique.

Quel est pour eux l’effort d’adaptation nécessaire à la culture urbaine? N’assiste-t-on pas à une forme d’interpénétration entre la culture écrite qui est la leur et la vie sociale qui se développe davantage selon un principe d’oralité? En fait, quelle que soit l’importance de leur projet d’ajuster leur prédication aux «états de vie», dans la réalité, les catégories sociales de ceux qui les écoutent sont mê- lées. La personnalisation des propos est déjà plus aisée dans les conversations privées, que le prédicateur aille à la rencontre de quelqu’un, précisément dans la rue, pour parler avec lui, ou qu’il écoute dans un endroit discret la confession de ceux qui ont été touchés par sa prédication, ou qu’il rencontre de manière régulière ceux qui se soumettent à sa direction de conscience. Par ailleurs, si l’on s’en tient à la communication pratiquée dans la rue, ils ont conscience de devoir parler une langue compréhensible pour tous. Il va de soi qu’ils vont parler la langue vernaculaire de ceux qui les écoutent, mais surtout employer un langage qui s’enracine dans la culture commune de ceux auxquels ils s’adres- sent. Et ils vont donc communiquer le message religieux en utilisant des mots et des référents culturels immédiatement accessibles à l’auditeur. Cela peut être des pratiques de la vie quotidienne: par exemple, les servantes, qui, quand elles ont nettoyé la maison, ouvrent la porte et jettent les immondices dans la rue, sont utilisées comme une figure de la confession. On commence par balayer sa maison, on fait son examen de conscience, et puis, avec le balai, on met tout cela en tas, et on le rejette en dehors de sa maison, c’est-à-dire en dehors de soi. Ce sont là des comparaisons tout à fait prosaïques, mais dans un tout autre re- gistre, on trouve dans leurs sermons des comparaisons qui relèvent de l’imaginaire et de la culture aristocratiques, ce qui permet d’en déduire que les milieux urbains sont précisément perméables à cette culture, et séduits par elle; par exemple, par tout ce qui touche à la chasse, en particulier à la chasse noble, ou aux tournois. Un autre domaine bien représenté est celui des pouvoirs, des structures de pouvoirs, en

1. Ce genre des sermons ad status (destinés à des professions ou à des conditions sociales particulières de la société) est cependant beaucoup moins répandu que celui des sermons prévus pour les dimanches et les fêtes du temps liturgique.

138 Entretien avec Nicole Bériou

particulier dans une ville capitale comme l’est Paris au XIIIème siècle. La condensation de leur message dans des récits exemplaires efficaces, les fameux exempla, est main- tenant bien connue. Mais on ne doit pas négliger leur art de puiser dans l’expérience commune par une prolifération d’images, de figures, de métaphores filées souvent empruntées à la Bible, et qui font le pont entre la culture écrite présente dans leur bibliothèque et la culture commune des gens qui entendent leurs sermons.

Ce qui caractérise les mendiants, c’est aussi la mobilité. Le terrain qu’ils pratiquent c’est donc aussi la route. Tout à fait, on peut partir de l’idée que leur démarche fondamentale est celle de la mobilité. Nous disons «ordres mendiants», mais nous pourrions dire «ordres voya- geurs», parce que saint François et saint Dominique n’ont cessé de circuler. Pour eux, l’important n’est pas de s’établir dans un lieu comme le monastère, où tous les élé- ments de la vie quotidienne sont ordonnés au sein d’un espace clos et construit, mais au contraire, d’aller à la rencontre des gens, là où on les trouve. Ils font des haltes, de temps en temps, pour se reposer et pour retrouver leurs frères partageant le même idéal de vie. Les lieux dans lesquels ils s’arrêtent, sont les couvents, ce qu’ils appellent, au départ, des « lieux » (loci), ou des « hospices », un peu comme des auberges de pèlerins. Mais le principe de leur mode de vie est de sortir sans cesse de ces lieux. On peut même dire d’eux, qui font plus que quiconque référence à des modèles évan- géliques, qu’ils trouvent dans la vie du Christ le modèle de cette mobilité, puisqu’il est alors représenté par une image qui leur est très parlante, celle du Christ pèlerin venant du ciel sur la terre pour accomplir le salut «sans même avoir de pierre où reposer sa tête», en séjournant de lieu en lieu comme en autant de maisons provisoires avant de retourner au ciel au terme de sa mission. C’est bien là le même modèle de mobilité et de résidence temporaire. (…)

Revenons à leurs couvents, comment se sont-ils inscrits dans l’espace urbain? En fait les frères ont d’abord pris ce qu’ils trouvaient, installant leurs maisons sur des terrains périphériques ou marginaux, et sans le moindre intérêt économique. Les couvents ne sont donc pas, de prime abord, situés au cœur de l’espace urbain. Mais plus le temps passe, plus la présence urbaine se fait prégnante. Et petit à petit le couvent devient de plus en plus beau, au risque d’ailleurs de voir les men- diants s’exposer à des reproches. La splendeur de l’architecture et des peintures de certaines églises s’affirme, et les couvents deviennent monumentaux, gagnant en hauteur ce qu’ils perdent en extension horizontale, là où la concentration du tissu urbain l’impose.

139 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Par ailleurs, ils deviennent petit à petit des pôles importants de la vie urbaine. C’est ainsi que s’y déroulent parfois des réunions politiques. Et d’autre part appa- raissent également des places en avant des couvents.

Justement le prédicateur exploite-t-il ces places pour mettre en scène son sermon?

Les prédicateurs mendiants exploitent effectivement les places pour réunir les foules. Elles leur permettent de mettre en scène leur sermon. Ils utilisent par exemple un mobilier nouveau, comme des chaires démontables et transportables en bois, que l’on appelle «échafaud». Il est même des cas où le prédicateur parvient à ordonner l’auditoire, en séparant de chaque côté de la place hommes et femmes. Les places deviennent à cet égard un espace véritablement théâtral. Mais les prédicateurs, il ne faut pas l’oublier, ont d’autres lieux privilégiés pour théâtraliser leur performance: je pense en l’occurrence aux cimetières, où ils par- viennent à mettre en scène la destinée humaine. On a même envisagé l’hypothèse que les prédicateurs mendiants aient été les premiers inventeurs de la danse macabre, mise en scène lors de leurs sermons, et que par la suite on ne verra plus que peinte.

En sortant dans la rue, le prédicateur n’a pas nécessairement une place qui lui est attri- buée. S’expose-t-il à des concurrences? N’empiète-t-il pas sur d’autres formes de mani- festations qui ont déjà cours dans la rue? Le prédicateur va vers le peuple, il se doit donc de conquérir son droit à la paro- le, même s’il existe déjà des « stars » de la prédication qui n’en ont pas besoin et qui s’imposent d’elles-mêmes. Parfois, les frères bénéficient de l’appui des autorités urbaines, comme à Faenza où le conseil de la commune décrète à la fin du XIIIème siècle que toute autre personne doit se taire quand un frère prend la parole sur la grande place de la ville. En fait, s’ils doivent conquérir leur territoire pour prêcher, c’est essentiellement contre les jongleurs et les amuseurs publics. Lesquels d’ailleurs consti- tuent un véritable modèle pour les prédicateurs qui cherchent à capter l’attention de l’auditoire. Du reste François, qui pratique l’art du mime quand il prêche, reprend une formule qui vient de saint Bernard, en se disant le «jongleur de Dieu». Les francis- cains, plus que les autres, ont une propension à user de ces techniques théâtrales. Mais ce ne sont pas les seuls. Que l’on pense par exemple, un peu avant les cam- pagnes de prédication du franciscain Bernardin de Sienne, à celles de Vincent Ferrier, un dominicain qui demeure tout aussi capable par exemple de mettre en scène des flagellants, dans les premières années du XVème siècle.

140 Entretien avec Nicole Bériou

Le prédicateur a donc une certaine marge de manœuvre et d’improvisation inhérente à la situation dans laquelle il est engagé. Mais le frère ne devient-il pas, par son incur- sion dans l’espace de la rue, aussi un instrument et un enjeu de pouvoir, voire un outil de propagande que la papauté essaie de manipuler? On peut admettre en effet que le pouvoir acquis par les frères, et inhérent à leur maîtrise de la parole, ait inévitablement fasciné et inspiré des tentatives de mainmise, de détournement, d’instrumentalisation au profit d’autres pouvoirs. Les frères ont prêché la croisade en vue d’affronter par les armes les musulmans et les chrétiens dissidents ou les pouvoirs politiques affrontés à celui de la papauté. Pourtant, la captation exercée par le pouvoir pontifical me paraît davantage illustrée dans leur engagement d’inquisiteurs que dans leur action de prédicateurs. Dans ce domaine, ils ont surtout entretenu des relations de connivence et de soutien mutuel avec les pouvoirs urbains, qui se sont traduits, par exemple, dans l’orchestration de ce qu’on a pu appeler la «religion civique», aux derniers siècles du Moyen Age. Ils ont aussi servi les pouvoirs princiers en même temps qu’ils s’imposaient à eux, comme une sorte de garde rapprochée spirituelle, dans les rôles de confesseurs et d’aumôniers. Les retours aux sources que l’on désigne sous le nom d’Observance, et qui tiennent une place essentielle dans l’histoire des ordres mendiants à partir de la fin du XIVème siècle, sont allés de pair avec l’amplification des campagnes de prédication itinérantes, mais paradoxalement, ils sont aussi marqués par une soumission accrue aux pouvoirs établis, du fait du besoin d’ordre qui les nourrit. Pourtant, au sein de ces courants ré- formateurs comme dans les couvents demeurés traditionnels, l’axe porteur qui conduit le frère mendiant à aller vers celui qui est le plus immédiatement proche de lui, hom- me de la rue, et homme de la ville, a subsisté. Et avec lui, persistait la possibilité de nouer, en le réinventant sans cesse, le lien social produit par la communication.

Propos recueillis par Florent Coste

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Entretien avec Arlette Farge

Arlette Farge est directrice de recherche au CNRS et enseigne à l’EHESS. Parmi ses principaux ouvrages: Vivre dans la rue à Paris au XVIIIème siècle, coll. «Archives», Gallimard, 1979; Le désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille (avec Michel Foucault), coll. «Archives», Gallimard, 1982; La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIème siècle, Hachette, 1986 et Seuil, coll. «Points Histoire», 1992 ; Logiques de la foule. L’Affaire des enlèvements d’enfants, Paris 1750 (avec Jacques Revel), Hachette, coll. «Textes du XXème siècle», 1988 ; Le Goût de l’archive, Seuil, coll. «La librairie du XXème siècle», 1989, et coll. «Points Histoire», 1997 ; Histoire des femmes. XVIe-XVIIIème (avec Natalie Zemon Davis), sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot (tome III), Paris, Plon, 1991 ; Dire et mal dire. L’Opinion publique au XVIIIème siècle, Seuil, coll. « La librairie du XXème siècle», 1992 ; Le Cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIème siècle, Seuil, coll. «La librairie du XXème siècle», 1994 ; Des lieux pour l’histoire, Seuil, coll. «La librairie du XXème siècle», 1997 ; Fracture sociale (avec Jean-François Laé), Desclée de Brouwer, 2000; De la violence et des femmes (direction avec Cécile Dauphin), Albin Michel, 2000; La Nuit blanche, Seuil, coll. «La librairie du XXIème siècle», 2002 ; Le Bracelet de parchemin. L’écrit sur soi au XVIIIème siècle, Bayard, 2003.

Venons-en pour commencer aux sources mêmes de votre démarche d’historienne et à votre travail sur les archives judiciaires: comment en êtes-vous venue peu à peu à construire la rue comme un objet d’histoire à part entière? J’avais commencé une thèse assez classique sur la criminalité sous la direction de Robert Mandrou à l’époque où les travaux sur la criminalité commençaient, et je m’étais rendue compte de la place de la rue au cours de mon travail. J’avais déjà l’intuition ou l’hypothèse que la rue était plus qu’un espace architectural, qu’elle était actrice sociale comme on dirait aujourd’hui, que les gens semblaient y passer énor- mément de temps, y avoir la plupart de leurs occupations; d’autre part, elle semblait au pouvoir quelque chose de toujours assez menaçant. Ainsi, cette tension entre la menace qu’elle peut représenter pour la police, pour le lieutenant général et pour la monarchie et en même temps sa façon d’être particulièrement remplie d’habitants aux préoccupations diverses m’avait donné envie de faire un livre à partir des archives elles-mêmes. Il faut bien replacer cette entreprise dans son contexte, c’est-à-dire à un moment où les historiens commencent à découvrir l’intérêt des archives de police pour mieux connaître des situations sociales, économiques ou juridiques. Quant à la

REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p. 143-148 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 rue comme objet d’histoire, c’est parce que je m’aperçois au fur et à mesure de l’imprégnation dans ces archives que la rue est un espace qui est lui-même créateur de certains comportements, et un espace qui modèle et module une population qui est nomade et qui passe, s’en va, retourne; et la rue qui est la constitution même des espaces, des carrefours, des places, des allées, des bords de Seine, modèle de fa- çon très forte les comportements populaires.

En lisant un ouvrage comme Le Goût de l’archive, on ressent de manière assez forte que vous avez un rapport très sensoriel, voire passionnel, avec ces archives judiciaires. C’est une position qui ne semble pas être très répandue parmi les historiens en général. Je vis bien cette position maintenant. Ce fut en effet une position en tension car elle était atypique au moment où elle s’est constituée, et simultanément j’avais la conviction que ces archives de police recelaient des trésors que les historiens pouvaient s’approprier. Je réfléchissais donc au meilleur moyen de transmettre cela. En lisant tant d’écrits de police, tant de faits singuliers, il m’a semblé qu’on pouvait envisager un autre rapport à l’histoire que celui qui était plus lointain et qui avait été appro- ché jusque là. Le handicap que j’ai vite ressenti, c’est que comme j’étais une femme, il a été attribué à ma position féminine le fait qu’en découlait forcément une certaine sensibilité. Il a donc été difficile pour moi de montrer et de prouver que peut-être qu’il n’en était pas inéluctablement ainsi. Puis au fur et à mesure, des étu- diants ont suivi, ce qui montrait bien que des jeunes avaient envie de travailler com- me ça. Puis il y a eu la rencontre avec Michel Foucault, homme d’archives bien qu’on ait dit le contraire, dont le lien avec les archives était plus que passionnel, «vibra- tionnel», et qui m’a appris beaucoup de choses. Par ailleurs sa rigueur, sa façon de fonctionner et de lire l’histoire étaient d’une telle exigence… Maintenant, je dirais même que je suis débordée par le succès de cette démarche, parce qu’au fond, il ne faut pas que tout le monde fasse de l’histoire comme cela, ce n’est pas obligé.

La rue, on le comprend très rapidement, s’impose visuellement dans toutes ces archives judiciaires. Afin de rentrer de manière plus concrète dans cet univers, pouvez-vous nous dire en quelques mots ce qui caractérise par-dessus tout cette rue parisienne du XVIIIème siècle?

Je pense que la rue du XVIIIème se prolonge jusqu’en 1848, elle déborde la Révolution et nos chronologies. Elle va changer en profondeur avec Hausmann. La rue s’impose d’abord parce qu’il semblerait que tout y est possible et c’est d’ailleurs ce que disent les chroniqueurs. Elle s’impose non seulement parce qu’on y vit, on y travaille, on y discute, mais aussi parce qu’on y est convié: par l’Eglise, pour les processions, par le monarque, les cérémonies monarchiques. C’est une vie tout de même violente,

144 Entretien avec Arlette Farge

gestuelle que celle des classes populaires du XVIIIème siècle. La rue est le lieu de beaucoup de manifestations (pas au sens actuel) bruyantes, de tumultes, de grèves de compagnons, d’émeutes et d’incidents multiples. Elle est forcément fabriquée d’une multiplicité d’événements. La Seine en constitue en quelque sorte l’artère principale, avec tout ce qui dépend d’elle.

Justement, dans ce flot permanent qu’est la rue parisienne, il y a certaines figures que vous privilégiez particulièrement: parmi celles-ci, la femme est très présente dans vos ouvrages. J’aimerais que vous reveniez sur cette figure féminine qui vous attire beau- coup dans vos travaux, marqués par le courant des «women studies». J’ai envie de dire que la femme est obligatoirement présente parce que, et je vais employer un mot anachronique, il y a une sorte de «mixité» entre hommes et femmes: ils travaillent ensemble, ils cheminent ensemble, ils vont au cabaret ensemble… alors que le XIXème essaiera au contraire de rendre la mixité plus difficile. Ayant remarqué qu’elle était aussi très présente aux émeutes avec un autre personnage que j’aime bien, l’enfant, cela amène bien sûr à se poser beaucoup de questions: pourquoi cette fem- me qui est privée de droits a une telle présence économique? Ce qui m’intéresse peut- être plus que la condition de la femme, c’est de comprendre comment se passe le lien avec les hommes et comment se configure, se défigure constamment ce rapport entre féminin et masculin. Elle est à la fois l’objet de beaucoup de soumission et par certains côtés a beaucoup de pouvoir. J’aime bien travailler dans ces tensions-là. Ce qui m’intéresse c’est aussi de lutter contre tous les stéréotypes d’une histoire des femmes que je trouve par moment un peu trop ciblée, trop étriquée.

Revenons sur la question de l’émeute. On a l’impression que Paris est une ville en ébul- lition permanente, où les débordements peuvent survenir de n’importe où et à n’importe quel moment. Il faut d’abord préciser une chose, à savoir que les archives insistent plus sur les faits catastrophiques. Cela peut donc être effectivement gauchi. Mais si on regarde ces mouvements, tumultes, rébellions, émeutes, un constat s’impose: ils sont à chaque fois très différents. Il ne faut pas croire que parce que la rue serait fiévreuse, elle serait toujours instinctivement en éruption. Dans le travail que j’avais fait avec Jacques Revel, on avait justement essayé de travailler sur ces forces de rationalité, sur les logiques de la foule. Prenons un exemple pour aller vite: il peut y avoir un début d’émeute ou d’attroupement au moment de l’arrestation d’un mendiant; et si on lit bien les témoignages, on s’aperçoit que ce n’est pas particulièrement un énervement contre la police, mais plutôt une espèce d’identification à celui qui est arrêté, parce que peut-être aussi un jour, dans une situation précaire, on peut soi-même devenir

145 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 mendiant. A chaque fois il y a un motif, des dispositifs et des mécanismes qui sont tous différents. Lorsqu’il y a eu l’émeute de 1750, liée aux enlèvements d’enfants, ce qui intervient au premier plan, c’est le rapport parents/enfants; et cela permet de travailler sur le sentiment parents/enfants, sur ce que la police vient faire dans la vie domestique et privée. Et donc cette rue, je la vois à la fois en bloc, mais en même temps ça n’est pas un ensemble sans raison, sans foi in loi. Il y a bien sûr une capa- cité à s’attrouper facilement et rapidement mais à chaque fois ce sont des mécanismes qui ont leur rationalité propre et qui sont aussi une façon de répondre à la non- information: la rumeur, le bruit public sont très importants et les réactions sont d’autant plus vives qu’on n’est pas informé.

Ceci permet d’en venir aux rapports entre le peuple et le pouvoir, monarchique notamment. Dans un chapitre des Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu met en avant l’idée que le corps est le lieu privilégié de l’inscription du pouvoir et du politique. Une idée qu’on retrouve bien entendu chez Michel Foucault, notamment dans «La vie des hommes infâmes», article dans lequel il rappelle que «la souveraineté politique vient s’insérer au niveau le plus élémentaire du corps social». Comment se passe justement cette cohabitation dans le cadre de l’espace parisien? Comment le pouvoir investit-il la rue? On assiste là à une profonde dégradation des rapports entre l’autorité monarchique et ses sujets. Bien sûr la monarchie investit la rue, mais je crois qu’il ne faut pas lui donner un pouvoir éminemment conscient de cela. Je ne crois pas qu’on puisse trou- ver dans aucun document une notion comme celle-là. Mais il y a une idée que je trouve très intéressante de la monarchie qui serait de rendre le peuple invisible. Je m’explique: effacer ceux qui dégradent, les mendiants qui troublent la tranquillité publique, parce qu’au fond si la monarchie veut effectivement investir (terme mo- derne) la rue, c’est pour que quelque chose de l’ordre d’un miroir d’elle même soit dans cette rue, c’est-à-dire que la monarchie puisse se regarder paisiblement en ses fonctions cérémonielles et punitives; le peuple, bien sûr, est là, et les sujets doivent aimer le roi et inversement. Quelque chose se dégradera de cette relation qui se vou- lait symétrique d’un peuple invisible et ordonné et d’un roi aimé et aimant lors des affaires du jansénisme et surtout lors de la grande époque des refus de sacrement, scandale aux conséquences très graves: derrière il y a l’idée que le roi, même s’il est le représentant de Dieu, n’a pas à aller aussi loin dans les consciences. Je crois que l’écart, la fissure se place là et que quelque chose sera définitivement changé au cours de ces événements qui s’étendent sur une dizaine d’années.

Mais ce peuple parisien a-t-il finalement une conscience claire de lui-même? C’est une question très complexe à résoudre. J’ai beaucoup travaillé sur les Nouvelles ecclésiastiques, qui faisaient des comptes-rendus extraordinairement précis des attitudes

146 Entretien avec Arlette Farge de la population à la sortie des messes jansénistes, dans les paroisses jansénistes de Paris et au moment des refus de sacrements. Pour les avoir dépouillées pendant toute cette période de douze à treize ans, j’ai pensé que quelque chose en effet… comment dire : c’est plus d’abord une conscience de soi face au roi qui se fait, à savoir de se dire que quelque chose ne peut pas venir de lui dans un domaine aussi intime et aussi grave (est-ce que le roi a le droit de vous refuser le repos de l’âme?). Je comparerais l’ampleur de ce traumatisme, et cela va paraître bizarre, à celui de la fuite à Varennes. A partir du moment où l’on commence à avoir une toute petite conscience de soi, avec l’idée qu’on est un véritable sujet face au roi, vient la conscience de l’autre comme participant au même état. Mais vous voyez que je mets beaucoup de termes précautionneux.

J’aimerais qu’on parle à présent de votre rapport à l’événement. L’événement, aussi singulier soit-il, n’en constitue pas moins pour vous un moment d’histoire. Dès lors, comment sortir du simplement anecdotique pour construire quelque chose qui est de l’ordre d’un système de rationalité ? C’est certainement le plus difficile à faire en histoire et je pense que la discipline historique n’a pas une méthodologie aussi précise que d’autres sciences, qu’elle est, comme le disait Michel de Certeau, «une bricoleuse». Nous empruntons souvent nos modèles à la sociologie ou à l’anthropologie. Sur ce problème du singulier et du collectif qui m’est très cher, on ne peut pas employer une méthode précise, mais ce que je pense de plus en plus, c’est que l’important d’une anecdote ou d’un fait singulier d’archive n’a de sens que s’il est relié à un phénomène collectif ou à une représentativité quelconque. Il ne doit pas être choisi parce que c’est exotique, et c’est vrai d’ailleurs que lors des discussions que j’avais avec Michel Foucault à propos du Désordre des familles, il était pris par une espèce de passion, il voulait tout citer. Mais je crois que l’important c’est de bien penser que d’une part l’anecdote ou le fait brut n’est jamais le reflet du réel, il est déjà une mise en scène, une production de texte: c’est un texte bien précis dans une situation elle aussi bien précise, un témoignage construit socialement et culturellement; d’autre part, il faut se demander si ce fait est exogène par rapport à ce qui se passe habituellement, ou bien homogène, repré- sentatif. Au cas où il serait hétérogène, quel sens cela a-t-il, car comme dirait Jacques Rancière, les faits, les événements peuvent être en avance sur leur temps. S’il y a au contraire une sorte d’homogénéité, quel sens cela a par rapport à une vie collective, et de quel type de vie collective parle-t-on? Sans quoi je crois qu’on peut aligner des archives sans arrêt et ça n’a pas d’intérêt.

147 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

Quel est votre rapport à la fiction dans votre travail d’historienne? Et je pense ici à un ouvrage un peu à part dans votre production, La Nuit blanche, qui est entre histoire et théâtre et qui a d’ailleurs été une commande d’un metteur en scène. Dans ce livre, des personnages réels, sortis des archives, côtoient des personnages inventés, et je pense ici surtout à Charlotte. J’ai toujours dit que je ne voulais pas faire de fiction. Et j’ai vraiment cru d’ailleurs en écrivant La Nuit blanche n’en avoir pas fait. Bien sûr avec des archives on peut faire des milliers de romans, mais ceci ne m’intéresse pas. Je veux avant tout être une véritable historienne, la plus rigoureuse possible, cherchant du sens et du lien avec le présent. Quand cette commande est arrivée du théâtre de Montreuil, c’est vrai que j’ai d’abord été intimidée, mais j’ai trouvé très intéressant de le faire. La Nuit blanche part d’un fait divers, à savoir une sentence de condamnation à mort d’un jeune hom- me qui avait blasphémé. En l’écrivant pour un éventuel spectacle, j’avais envie de faire de la mise en situation et il y avait le personnage de Pierre (condamné à mort) et de sa mère, Marie-Reine, qui sont très présents dans les archives. J’avais aussi envie que ce fait divers s’inscrive dans un espace collectif que je connaissais bien. La première fois qu’on m’a dit que ce personnage de Charlotte était inventé, j’étais très étonnée, car pour moi, elle est là, elle est dans les archives. Et puis je me suis finalement rendu compte que je l’avais inventée et je ne l’ai jamais rencontrée de cette façon dans les archives. Mais elle me semblait totalement incarnée car j’avais lu des quantités de cas de jeunes filles semblables. J’espère, mais on ne sait jamais et je ne voudrais pas être parjure, ne jamais faire de fiction.

Finalement, étudier toutes ces voix singulières, les réintroduire dans le discours historique, est-ce que ça n’est pas d’une certaine manière se placer à contre-courant, à contre-point de ce que vous appelez dans Le Bracelet de parchemin une «culture de nantis, décalée et fermée» ? C’est effectivement une question intéressante, mais je n’y ai pas réfléchi sous cet angle-là. Les choses se sont imposées à moi dans les archives. Il y a des choses qui s’imposent à vous quand on fait des recherches. Et puis ensuite peut-être qu’ef- fectivement ceci puisse se construire mentalement, intellectuellement autour d’un non-académisme, d’un refus du linéaire et de convictions personnelles.

Propos recueillis par Sylvain Parent

148 Mémoire et grondements

Dire que la rue est plurielle est tout à fait banal. Elle ne se réduit pas à une fonc- tion, à une définition ou à une essence. L’important est de voir les usages que rend possible cette pluralité. Dans une première approche, cette pluralité peut apparaître simplement temporelle. La rue exhibe les traces du passé, se construit au présent, et donne l’occasion de proposer des alternatives futures. Mais les traces ne sont pas délaissées comme simple objet de regard; la construction au présent se fait par la circulation des populations diversifiées; et l’avenir proposé dans la rue n’est pas un simple argument énoncé dans une assemblée. La rue apparaît alors plutôt com- me un support pour trois figures saillantes dans ce numéro: mémoire entretenue par des rites et des processions; grouillement de populations, qui nécessitent une objectivation «pluriscopique» ; grondement orchestré autour d’un spectacle. La rue fonctionne alors à la fois comme lieu de mémoire, lieu d’expérimentation et lieu politique.

Rue et mémoire

La rue peut être considérée comme un agencement de signes, dont il faut ainsi interroger le pouvoir de référence: par exemple les enseignes de la rue Oberkampf analysées dans « La rue : un objet géographique », comme celles de bars comme «la Forge» ou le «Mecano Bar» constituent les traces d’un patrimoine artisan du quartier sur lequel se fondent la popularité et la fréquentation de la rue. La rue est instrumentalisée pour montrer et exhiber. Les rues de Bucarest exemplifient ainsi une préparation volontariste de la municipalité à la sortie du post-communisme et à l’adhésion européenne. Elle ne peut pourtant être réductible à une surface visible, à une pure scène de publicité. Certes la rue s’aménage en vitrine; pourtant elle laisse échapper quelques bribes de son passé. Un jeu entre transparence et opacité la caractérise; son pré- sent n’efface pas son passé: le regain des processions sous la municipalité Mauroy sont ainsi une référence explicite à des manifestations identitaires qui ont cours depuis le Moyen Age. Elles n’en sont pourtant pas une copie conforme: une mé- moire s’instaure dans le creuset de la rue, qui loin de répliquer aveuglément les rites,

REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p. 149-153 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 tentent d’«adapte[r] l’image des faits anciens aux croyances et aux besoins spiri- tuels du moment»1. La ville ne supprime donc pas son propre passé, même par des effets de vitrine, elle le reconstruit et ne cesse de le façonner. Ces signes sont donc aussi ceux d’un renvoi du présent à plusieurs passés locaux et particuliers. La rue n’est pas un conservatoire d’un passé accumulé. Elle est davantage le fondement vivace à partir duquel plusieurs strates de passés se recou- vrent, se chevauchent, et se surimpriment: comme l’a suggéré un article, la rue n’est pas seulement vitrine, elle est un palimpseste. Il s’agit de ne pas penser la rue com- me la stricte superposition archéologique des données, ou des traces de l’histoire, il s’agit plutôt de les reconfigurer, d’en proposer un agencement particulier pour apercevoir et laisser apparaître «des sauts historiques déconcertants» pour citer «La rue vitrine et palimpseste». La rue ne propose pas par conséquent une chronologie linéaire de l’histoire; bien au contraire elle juxtapose plusieurs époques hétérogènes. Apercevoir la ville ne serait plus une affaire de traitement de l’espace, et il pourrait ainsi s’établir une correspondance entre la configuration sémiotique de l’espace organisée par la rue et une configuration spécifique du temps. La rue, comme à Bucarest, organise sa propre archéologie, fait émerger des vestiges d’un ancien temps, mais sans le moindre chantier, ni la moindre fouille. L’édification de nouveaux bâtiments n’occulte pas l’ère communiste, mais constitue plutôt la revendication d’une reconstruction sur sa matérialité de l’histoire. La recomposition du paysage urbain ne cesse autrement dit de se faire, en produisant ses propres effets archéologiques. Fond d’où le passé resurgit et interagit avec le présent, décor mouvant d’événe- ments urbains, plus ou moins reconvoqués, plus ou moins instantiés, la rue n’est pas une commémoration frontale et solennelle. La rue ne fonctionne pas comme un monument; elle ne nous condamne pas à un face à face stérilisant avec l’histoire: le principe d’oralité qui définit l’échange, la communication et la circulation des informations dans la rue empêche toute fixation de la voix en une lettre, aussi bien pour les musiques de rue favorisant l’improvisation et soumises à un principe de modulation par répétition que pour les sermons des prédicateurs médiévaux dont traite Nicole Bériou dans l’entretien qu’elle nous a accordé; c’est donc une mémoire mouvante et toujours en circulation. Pourtant elle n’en sollicite pas moins une activité de remémoration de notre part: le documentaire de Chris Maker qui est analysé dans « La Grogne du Peuple », montre la rue Gay Lussac en mai 68 ; la photo, indexant elle-même les événements insurrectionnels, montre la rue comme un décor bouleversé, désaffecté, et privé de sa fonctionnalité, mais qui a gardé la trace de ce renversement qui l’a traversée; la médiation photographique exhibe ainsi

265 Maurice Halbwachs, La Morphologie Sociale, Paris, Armand Colin, 1970.

150 Mémoire et grondements la rue comme archive de son propre passé. Plusieurs histoires particulières se chevauchent donc dans une même rue, et se saisissent dans une même simultanéité pour construire une mémoire collective. Elle modélise un ensemble de représenta- tions qui la prennent pour repère, pour témoin, pour mémoire. Si l’on considère que la rue, loin d’être réductible à la matérialité des voies de pas- sage, est surtout constituée par l’interaction permanente entre les citadins eux-mêmes et entre les citadins et cette matérialité, elle peut être comprise comme un lieu souple, quoique sélectif, d’activation d’un patrimoine symbolique. Elle le fait fonctionner à plein, elle est donc le support et le moteur d’une mémoire collective. Elle est le lieu où s’esquissent les racines d’une communauté.

La rue comme lieu expérimental

La saisie scientifique de cette pluralité conduit à une diversité des regards et des méthodes. Par cette dimension expérimentale, elle perd sa fixité, son essence ou sa fonction, pour voir ses visages circuler. Elle tend à devenir un objet à part entière en géographie, en sociologie urbaine, en histoire, en philosophie politique. Il s’agit de manipuler des variables ou des variétés, pour en saisir toutes les dimensions virtuelles. La note critique «La rue comme laboratoire» est à ce titre exemplaire. Rosental, par la manipulation de sources différentes, donne à voir deux rues différentes, de la description statistique et catégorielle (qui fixe une répartition de métiers), à un suivi de la dynamique de structuration de la même rue, dont le centre de gravité n’est pas le métier majoritaire. Les menuisiers passent ainsi du statut d’infime minorité (4 % de l’échantillon) à celui de «groupe pivot» des trajectoires des habitants. Le passage d’un type d’archive à un autre donne à voir, de manière méthodologique, une rue palimpseste. Cette variation méthodologique a son équivalent dans les variations d’échelles géographiques pour appréhender la rue, comme le montrent les articles «La rue, espace public: quels publics? » et «La rue: un objet géographique». L’analyse des rues de Beyrouth donne à voir les rues comme insertion dans des quartiers, et comme manifestation d’une dimension plus grande qu’elle: la volonté de commu- nautariser une zone. La rue ne prend ici sens que dans ses rapports avec d’autres rues. Elle révèle d’autres choses qu’elle-même: la rue recouverte de verdure, sortant de sa fonctionnalité, devient ainsi le symbole du conflit. Tandis que le second article montre comment, de manière sociographique, une rue peut s’organiser. Que peut produire une rue? L’exemple de la rue Oberkampf manifeste que l’unité territoriale

151 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004 ou administrative (une même rue) ne recouvre pas, à l’inverse de l’approche de Beyrouth, une unité sociologique. La rue devient grouillement de populations diverses, dont les rapports sont a priori problématiques, mais dont les rapports sont rendus possibles par la conservation du caractère public et circulatoire de la rue démocratique. La coexistence des communautés peut ainsi se montrer comme source de circulation entre les groupes, parce que leur contiguïté rend possible la pluralité démocratique de la rue. Cette circulation peut enfin être considérée sous un autre point de vue: celui des forces de l’ordre, comme l’invite à le faire A. Farge dans son entretien. La prise en compte des archives judiciaires conduit à voir la rue à travers les écrits de la police. Le grouillement des populations hétéroclites incite alors l’historien à comprendre comment s’effectue la régulation de cet espace mouvant, toujours propice au détournement de la fonction imposée par un pouvoir. La rue comme circulation de populations hétérogènes et comme ressort de la remise en cause du pouvoir établi peut alors s’appréhender sous son aspect propre- ment politique.

La rue comme lieu politique

Le devenir politique de l’urbain est aussi un devenir urbain du politique1, et c’est dans ce renversement que la rue peut se voir comme expérimentation. La manifes- tation se montre ainsi comme la mise à l’épreuve du pouvoir représentatif, ainsi que le suggèrent «La grogne du peuple» et «1827-1934: de “journées” en “manifs”, les Français protestent dans la rue» : la rue perd sa fonctionnalité première de lieu de circulation, et les barricades donnent à voir l’ébullition de la multitude grondant pour prétendre à une refondation perpétuelle du pouvoir. Le pouvoir ne peut plus ignorer cet avis délaissé: s’il répond par la force, la dynamique de la «multitude» se poursuivra; et s’il répond par le consentement, la multitude verra de nouveau son désir ressourcé par ce succès. La rue comme mise à l’épreuve du pouvoir se dit bien dans cette indifférence de la multitude à l’échec ou à la réussite. Du grouillement au grondement, la rue produit une alternative au pouvoir représentatif, comme l’invite à penser «La grogne du peuple». Elle est un support

1. Nous nous inspirons ici de l’expression utilisée par D. Cefaï et I. Joseph dans l’introduction à l’ouvrage L’héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, Colloque de Cerisy, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2002, dir. par D. Cefaï et I. Joseph.

152 Mémoire et grondements de la prétention à une généralité qui se veut au-delà du pouvoir constitué et fixé. Mais elle n’est ni un support consciemment instrumentalisé et maîtrisé, ni un lieu anarchique où se donnerait à voir une pure destruction du pouvoir. Elle est institution, au sens où elle impose des règles pour rendre intelligibles, et audibles, les discours qui y sont communiqués. L’entretien avec Nicole Bériou sur les ordres mendiants au Moyen Age a montré que la rue pouvait devenir un cadre investi par ces nouveaux «maîtres de la Parole», en vue d’exercer une forme de contrôle religieux et moral. En effet l’intrusion du pré- dicateur dans l’espace urbain ne se fait pas brutalement et frontalement; un inévitable travail d’adaptation s’accomplit pour se mettre en phase avec son public du point de vue des références culturelles comme des modes de communication. Une sorte de grammaire nécessaire d’expression publique s’instaure dans le langage et la pratique du prédicateur qui doit obéir à tout un ensemble de maximes conversationnelles1 pour voir son discours diffusé et assimilé. Autrement dit on ne peut pas adapter la rue à soi, il faut se plier au pouvoir informellement institué de la rue pour espérer être, si ce n’est influent, du moins avant tout visible. Parfois même le recours au spectaculaire et à son pouvoir de fascination préside, comme par un coup de force, à combler cette inadéquation entre le prédicateur et son auditoire et à créer une ébauche de com- munauté. La rue donne ainsi à voir une représentation en cours. La représentation n’est pas ici à comprendre comme décalque d’une réalité structurelle originelle ou plus fondamentale; elle est présentation toujours recommencée des possibles politiques, instituée dans une grammaire du spectaculaire.

Edouard Gardella et Florent Coste

1. La notion de maxime conversationnelle est issue de la pragmatique de Grice; ces maximes sont des règles auxquelles le locuteur doit obéir s’il tient à être compréhensible et compris; il en dénombre ainsi quatre: maximes de quantité (que le message communiqué ne contienne ni plus ni plus moins d’informations qu’il n’est requis), maximes de qualité (ne pas dire ce que l’on croit faux), maximes de relation (ou de pertinence, parler à propos), maximes de manière (n’être ni obscur, ni ambigu, mais bref et ordonné). La violation de ces règles peut conduire soit à provoquer un désinvestissement de l’allocutaire de la conversation, soit à déclencher chez lui des interprétations. En l’occurrence la pratique de la prédication consiste en une explicitation maximale des sous-entendus, qui ne laissent aucune libre interprétation à l’auditoire.

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Résumés

La Grogne du peuple, par Christophe Prémat, pp. 13-32 Les manifestations populaires ont transfiguré la rue et en ont fait l’exutoire de la protestation et de la colère. La rue s’est imposée progressivement comme un lieu d’expression politique, en dehors des procédures de vote. La rencontre de la rue et du peuple nécessite en fait un regard croisé entre philosophie politique, esthétique et histoire sociale, afin de dégager la portée des mobilisations collectives. Au-delà des revendications, la rue est en fait le principe de construction d’une identité sociale. Le pouvoir constituant du peuple s’est exprimé à travers elle, parce qu’elle est source de renouvellement des normes collectives.

La rue, un objet géographique? par Antoine Fleury, pp. 33-44 Par rapport aux autres sciences sociales, le géographe a quelque chose de plus à dire sur la rue, dans la mesure où il la considère dans sa dimension spatiale, à différentes échelles. Cette approche s’appuie sur la prise en compte des usagers et des acteurs. En effet, par leurs pratiques et leurs représentations, ils définissent l’espace-temps de la rue; ils la placent au cœur d’un réseau de relations qui la dépassent, de l’échelon du quartier à celui de la ville tout entière.

1827-1934: de «journées» en «manifs», les Français protestent dans la rue, par Cédric Quertier, pp. 45-60

La pratique contestataire des Français aux XIXème et XXème siècles eut pour cadre la rue. La réutilisation de la barricade dans le combat pour la souveraineté popu- laire voit son efficacité limitée dès qu’on essaie d’en faire un instrument militaire. Puis, l’échec de la Commune et l’émergence de la République de l’ordre obligent à «inventer» la manifestation: si la répression policière est moins coûteuse en vies humaines et si les manifestants assurent leur propre service d’ordre, l’Etat peut la tolérer. La manifestation naît alors là où la révolte meurt: protestation collective et vote individuel deviennent deux alternatives.

REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p. 155-157 REVUE TRACÉS n° 5– printemps 2004

La rue: espace public, quel(s) public(s)?, L’exemple de Beyrouth, par Aurélie Delage, pp. 61-74 La rue est sans doute un espace public. Qu’en est-il dans une ville marquée par le communautarisme telle que Beyrouth? La spécificité de sa composition ethnique et la distribution spatiale qui en découle nous invitent à poser en creux le problème de la «publicité» de l’espace citadin marqué par l’enjeu, propre à Beyrouth, d’une appropriation communautariste de la rue. Espace public ou espace du public?

L’effigie et la mémoire, par Sylvain Lesage, pp. 75-92 La grande continuité des rites urbains particuliers que sont les processions de géants dans les villes du Nord pose le problème de la spécificité de la sociabilité septentrionale. Nés à la fin du Moyen Age d’une volonté de renforcer le faste de processions urbaines initialement religieuses, les géants vont accompagner et cris- talliser le mouvement de laïcisation de ces fêtes. Car par-delà les changements de souveraineté, de mode de gouvernement municipal, les géants se maintiennent comme symboles du pouvoir urbain, symboles de l’autonomie de la ville, de sa singularité. Il faut alors faire du géant le point sur lequel se cristallise la mémoire de la ville, mémoire souvent inventée, mais structurante de la cohérence du corps urbain, aussi bien dans les cérémonies de l’Ancien Régime que dans la liturgie républicaine.

Liturgies de la rue, par Florent Siaud, pp. 93-110 Des chansons de rue aux danses carnavalesques, tout concourt à faire du pay- sage sonore de la rue médiévale et renaissante un espace que la polymorphie rend problématique au regard de toute autorité (politique, religieuse, esthétique) qui ambitionnerait de le maîtriser. Comment, en effet, appréhender un espace sonore dans lequel la diversité l’emporte sur le sens que voudrait lui conférer le roi ou l’église? De cette tension entre principe de liberté et impératif de conformation au pouvoir découle une série de phénomènes dont certains prolongements sont d’ordre musical.

L’exemple de Bucarest, la rue comme vitrine et comme palimpseste, par Samuel Ruffat, pp. 111-116 La reconstruction post-communiste de Bucarest et sa future intégration dans l’UE posent la question du rapport que la ville noue avec sa propre histoire. Le

156 Résumés volontarisme urbanistique novateur, qui voudrait faire de la rue une vitrine, ne cache pas pour autant les traces de l’ère Ceauscescu. Bien au contraire, on assiste à une surimpression des époques et des styles architecturaux. La rue évolue comme une forme matérialisée de l’histoire, comme un palimpseste.

La rue comme laboratoire, à propos de «La rue mode d’emploi» de Paul André Rosental, par Arnaud Fossier et Paul Costey, pp. 117-126 Cette note présente la travail méthodologique mené par P.-A. Rosental dans son article: «La rue, mode d’emploi». Contestant l’évidence de son objet, il ques- tionne, en «micro-historien», les rapports entre la morphologie sociale et la mor- phologie spatiale d’une rue industrielle. Il multiplie les points de vue et les outils de mesure pour nous rappeler que méthode et résultat sont indissociables dans les sciences sociales.

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Remerciements

A Sylvain Auroux, Christine de Buzon et Bernard Gros.

A Arnaud Pelfrêne, David Gauthier, Marie Christine Giordano, Emmanuelle Gersternkorn, Laurence Marret, Emmanuelle Jouve, Antonello Marvulli et Joachim Bressat qui ne se lassent pas de nous aider.

A tous les autres, Marie Vogel, pour ses conseils de lecture et ses remarques judi- cieuses, Philippe Vendrix, professeur à l’université François Rabelais de Tours, musicologue et chercheur au CNRS, Karine Bennafla, maître de conférence à Lyon II, à tous les autres chercheurs qui nous ont aidés de près ou de loin, à tous les autres trop nombreux pour être cités, les libraires qui nous accordent leur confiance et leur sympathie, à nos professeurs, à nos lecteurs et à leur attention bienveillante, à tous ceux qui croient un peu en nous… A l’instar de Helmut Perchu.

159 Ce numéro a été tiré à 300 exemplaires ISSN en cours – Dépôt légal: avril 2004 Achevé d’imprimer en avril 2004 dans les imprimeries de l’ENS LSH