Dans "Mohicans", le journaliste Denis Robert retrace l'histoire de "", de son lancement par Cavanna et Choron à sa reprise par Val. Nous l'avons rencontré.

est l’histoire d’un journal devenu martyr. Lancé par François Cavanna et Georges Bernier, alias le professeur Choron, Charlie Hebdo est né en 197 0 sur les cendres d’Hara Kiri, leur précédent opus déjà « bête et méchant » interdit après la célèbre une sur la mort du général de Gaulle « Bal tragique à Colombey ». Une équipe et un journal qui ont fait souffler un vent, ou plutôt une tornade de liberté, d’irrévérence et de mauvais goût (assumé) sans précédent dans le pays et révélé nombre de talents (Cabu, Reiser, Topor, Gébé, Wolinski, Willem, etc.).

Dans son livre Mohicans (Julliard), le journaliste Denis Robert, connu pour son combat mené pendant plus de dix ans contre la « chambre de compensation » (et au final gagné), retrace les grands épisodes d’un hebdo satirique devenu aujourd’hui symbole du droit à la liberté d’expression. Une saga où il distingue deux époques, deux vies de Charlie Hebdo : les années Cavanna-Choron, qui s’achèvent en 1982 avec l’arrêt du journal. Puis, à partir de 1992, les années Philippe Val, qui a relancé le titre mais, selon Denis Robert, en a totalement détourné l’héritage et l’identité. Entretien.

Pourquoi av ez-v ous décidé de faire ce liv re ?

Ça faisait un bout de temps que raconter l’histoire de Charlie Hebdo me trottait dans la tête. C’est une histoire shakespearienne formidable, très romanesque, qui retrace aussi quarante ans de l’histoire de . La liberté d’expression doit beaucoup à Hara Kiri, l’ancêtre de Charlie Hebdo, interdit à plusieurs reprises. Les combats de Choron et Cavanna ont porté toute une profession et ont fait évoluer la société dans les années 60-7 0.

J’ai d’abord eu envie de réaliser un documentaire sur François Cavanna (1), véritable âme du journal, dont la personnalité et les livres ont beaucoup marqué les gens de ma génération. Par contre, les moins de 30 ans ne le connaissent quasiment pas. Je voulais raconter pourquoi cet homme a été si important dans l’histoire contemporaine. Au cours de nos entretiens, qui ont duré de 2010 jusqu’à sa mort, en 2014, je me suis rendu compte qu’il souffrait de sa condition au journal et de la manière dont il en avait été dépossédé par la nouvelle équipe.

Après, le déclic, c’est quand j’ai vu Philippe Val et l’avocat de Charlie Hebdo au lendemain des attentats du 7 janvier 2015 sur tous les plateaux télé et radio. Ils racontaient une histoire de Charlie Hebdo qui n’était pas la vraie, où Choron et même Cavanna étaient gommés de la photo de famille. J’ai voulu rétablir la vérité.

Difficile ne pas v oir aussi dans v otre dém arche un règlem ent de com ptes av ec Richard Malka, qui fut aussi l’av ocat de Clearstream , av ec qui v ous av ez ferraillé pendant plus de dix ans…

La plupart des gens que je connais m’incitaient de ne pas faire ce livre à cause de ça. Mais plus on me le déconseillait, plus ça me donnait envie, j’ai toujours eu l’esprit de contradiction. Moi, je n’ai plus de comptes à régler, il y a eu la décision de la cour de cassation [qui en 2011 a jugé « de l'intérêt général du sujet traité et le sérieux constaté de l'enquête » sur Clearstream, ndlr]. Pour Mohicans, j’ai réalisé un vrai travail d’enquête. Je me suis dit que si je ne le faisais pas, personne d’autre ne le ferait.

Une form e d’im pudeur v ous a aussi agacé après le 7 janv ier…

Quelques jours après les attentats, le réalisateur Daniel Leconte, grand ami de Philippe Val et Richard Malka, a expliqué son intention de réaliser un nouveau documentaire sur Charlie Hebdo (2), et de le présenter au festival de Cannes. Ils voulaient refaire le coup de « C’est dur d’être aimé par des cons », qui racontait le procès des caricatures de 2006. La première version de ce nouveau film s’achevait par un Philippe Val en larmes tentant vainement de composer une chanson à la mémoire de Cabu à la guitare. Les organisateurs du festival ont refusé le film. Et ont su résister aux pressions de la rue de Valois et de Matignon – Richard Malka est aussi l’avocat de Manuel Valls, le Premier ministre. Officiellement, le film n’a pas fait partie de la sélection cannoise par crainte des attentats.

Votre liv re apparaît totalem ent à charge contre Philippe Val et la m anière dont il a pris le pouv oir…

Je ne fais que relater les faits. Quand lui et Richard Malka ont repris Charlie Hebdo grâce à un Cavanna qu’ils ont réussi à embobiner, ils ont dit qu’ils créeraient une société des rédacteurs, avec l’idée que cette structure devienne à terme actionnaire du journal. Ils ont laissé pourrir la situation pendant quatre ans. Le temps pour Philippe Val de prendre le pouvoir et d’écarter les gêneurs. Selon moi, ils ont fait un détournement d’héritage. Ils ont installé la marque « Charlie Hebdo » à la place de la Grosse Bertha, leur précédent titre, et détourné le sens du Charlie historique. Pour beaucoup de gens de gauche, ce journal était un repère. Quand Val a fait des éditos favorables à la guerre au Kosovo ou à la constitution européenne de 2005, il a détourné les repères et les valeurs de la gauche.

Philippe Val a lui aussi sorti un liv re sur Charlie Hebdo (3) en m êm e tem ps que v ous, où il ne raconte pas v raim ent la m êm e histoire…

Il l’a écrit dans l’urgence afin de contrer mon propre livre. Le sien n’était pas au programme de Grasset en juin, il l’a été en juillet, après que j’ai évoqué mon projet chez mon propre éditeur. Son livre est truffé d’erreurs et de contre-vérités, que j’ai recensées avec certains anciens de Charlie dans une lettre envoyée à Olivier Nora, le patron des éditions Grasset. La stratégie de Philippe Val a en tout cas été efficace puisqu’il a été beaucoup plus invité que moi dans les médias pour en parler.

Vous déplorez le sort réserv é à Cav anna, réduit au rang de sim ple pigiste pour (sur)v iv re…

Dans mon documentaire sur Cavanna, un historique de Charlie, Delfeil de Ton, révèle comment il a été traité : il touchait 0,44% sur les ventes du journal, une véritable aumône. Et on lui accordait royalement une pige pour chaque chronique. Il était devenu pigiste dans un journal qu’il a fondé ! Quand il me parlait de ça, il avait les larmes aux yeux, enrageait d’avoir été si naïf. Choron l’avait pourtant prévenu : « Ne va pas avec ces gars-là ! » Et je ne comprends pas non plus pourquoi Cavanna a gardé le silence pendant l’affaire Siné (4).

Vous n’expliquez pas non plus la force de la relation entre Philippe Val et Cabu…

Non, et les amis proches de Cabu non plus. Il a sacrifié ses amis pour Val. Ça ressemble à une histoire d’amour… Philippe Val manie bien la rhétorique, il a un côté gourou, c’est ce qui a peut-être séduit Cabu. Mais que lui, antimilitariste patenté, ne dise rien quand le journal s’engage en faveur de l’intervention de l’Otan au Kosovo, honnêtement ça m’échappe. A la seconde où Philippe Val est arrivé à France Inter, il n’a plus donné signe de vie à Cabu, qui en souffrait.

Com m ent a év olué le journal après le départ de Philippe Val à Inter en 2009 ?

Lui et Cabu cèderont leurs parts à Charb et Riss, mais laisseront un trou de près de 450 000 euros dans les caisses. Les bureaux du journal rue de Turbigo, qui appartiennent en grande majorité à Val et Cabu, seront revendus avec une forte plus-value, ce qui obligera le journal à déménager. Le départ de Philippe Val a en tout cas redynamisé le journal, qui va par exemple s’ouvrir à plus d’enquêtes d’investigation.

Quel av enir pour Charlie Hebdo selon v ous ?

La situation est compliquée, ils sont à la croisée des chemins. Fort de ses 7 0% d’actions, Riss ne veut rien lâcher. Je pense qu’il doit ouvrir le capital, créer une société des rédacteurs qui prenne des parts dans le journal. Il faut aussi engager des nouveaux talents.