1127 | REVUE BIMESTRIELLE | 15 MARS 2020 | www.reseau-canope.fr/revue-tdc W0019769 ISSN 0395-6601 POUR LA CLASSE TEXTES ET DOCUMENTS 5,90 € -:HSMCOA=UZVZ^W: T EN QUESTION LES FRONTIÈRES D C HISTOIRE-GÉOGRAPHIE

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LES FRONTIÈRES EN QUESTION | 1127 | 15 MARS 2020

4 L’ESSENTIEL 6 L’ENTRETIEN AVEC JACQUES LÉVY 10 SCIENCES DE L’ÉDUCATION PENSER LA FRONTIÈRE ENSEIGNER LES FRONTIÈRES Par Jean-Thomas Rieux et Sophie Delhaume Anne-Marie Hazard-Tourillon

DOSSIERHISTOIRE-GÉOGRAPHIE

14 LES CÉSURES CHRONOLOGIQUES | Christophe Charle

18 CHILI-ARGENTINE : UNE FRONTIÈRE NÉGOCIÉE | Sébastien Velut

22 LE PARTAGE DU MONDE (1493) | Serge Gruzinski

26 LA CONFÉRENCE DE BERLIN | Christine de Gemeaux

30 LA FRONTIÈRE INTERCORÉENNE | Pascal Dayez-Burgeon

32 LA LIGNE ODER-NEISSE | Thomas Serrier

34 LES FONDS MARINS, DERNIÈRE FRONTIÈRE | Catherine Mével

38 EUROPE, GUERRE ET FRONTIÈRES | Pascal Orcier

44 « L’EUROPE », LABORATOIRE DE LA FRONTIÈRE À VENIR ? | Philippe Bonditti

48 LES VILLES DE LA FRONTERA NORTE | Antonine Ribardière

52 MONDIALISATION : FIN OU RETOUR DES FRONTIÈRES ? | Pascal Boniface

À LA CROISÉE DES SAVOIRS

SCIENCES 58 L’AMBIVALENCE DES FRONTIÈRES SPATIALES | Aurélien Barrau

LETTRES 63 EXPLORATIONS ET VOYAGES AU MOYEN ÂGE | Christine Gadrat-Ouerfelli

SOCIOLOGIE 68 FRONTIÈRES : REGARDS SOCIOLOGIQUES | Philippe Hamman

72 RESSOURCES

Focus pédagogiques à découvrir sur : www.reseau-canope.fr/notice/tdc-n-1127-15-mars-2020.html

VENISE ET LE TOURISME SANS FRONTIÈRE | Vincent Jost (niveau collège)

LES FRONTIÈRES EN MER DE CHINE MÉRIDIONALE | Vincent Jost (niveau lycée) Quelle est la raison d’être de la frontière ? En relation avec l’enseignement de spécialité « histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques » de première générale, ce numéro accompagne les enseignants dans la construction de leurs cours sur le thème 3 des nouveaux programmes, afin de donner aux élèves des clés de compréhension du monde contemporain à travers l’étude des frontières. Objets géographiques complexes aux multiples visages, les frontières ne font pas que séparer deux systèmes territoriaux contigus par détermination étatique, poli- tique et juridique. Bien que le mot « frontière », dérivé de « front », ait un rapport avec la protection et l’extension militaire, son intention ne peut se réduire à son utilité défensive ou belliqueuse. Si elle peut être synonyme d’affrontement, de contrôle et de rejet, la frontière est aussi une interface fructueuse qui organise l’espace. Elle permet à un État d’exercer sa souveraineté et de structurer la société qui reconnaît ses normes culturelles et juridiques à l’intérieur d’un territoire délimité. Bien que définie clairement, reconnue juridiquement, conçue politiquement et économiquement,­ elle possède un caractère plastique, une porosité qui la rend difficile à circonscrire.­ Lieu de toutes les mobilités, elle est symbolique pour les pays de l’espace Schengen, qui autorise la libre circulation des personnes et des biens, et semble tout aussi abstraite avec le Brexit, qui instaure une frontière de principe entre le Royaume-Uni et le reste de l’Union européenne. Réelle, elle s’inscrit pourtant dans le monde matériel par la signalisation qui lui est associée : bornes, panneaux, postes-frontières… jusque dans la brutalité des murs et barbelés que l’on croyait pour toujours tombés avec le mur de Berlin et le rideau de fer. La zone démili-

L’ESSENTIEL tarisée entre les deux Corée depuis 1953 et l’hyperfrontière qui se dresse entre les États-Unis et le Mexique depuis 1993 témoignent d’une partition des mondes en perpétuel mouvement. Quel espace n’est pas soumis à cette loi ? Le ciel et l’espace maritime font également l’objet d’une législation ; quant à l’univers, l’astrophysicien Aurélien Barrau nous en parle en page 58. Des échelles commu- nales et départementales aux territoires les plus éloignés de notre quotidien, de nouveaux modes de représentation doivent rendre compte des formes inédites que la notion de frontière prend avec la mondialisation, l’ère numérique, et les nouvelles dynamiques migratoires liées aux changements climatiques et aux conflits qu’ils préfigurent. Alors que la notion d’un monde sans frontières fait son apparition, la frontière se traduit par un paradoxe : sa perte et sa reconstitution. Elle serait devenue la condition antidémocratique de la démocratie et pose la question de la concep- tion d’un bien commun à une échelle plus globale, car, selon une étude parue en 2017 dans le magazine The Economist, la suppression des frontières permettrait de doubler le PIB mondial ! Le géographe Jacques Lévy, lauréat du prix international de géographie Vautrin-Lud, introduit pour nous ce numéro qui répond aux axes 1, 2 et au travail conclusif préconisé par le Bulletin officiel pour la classe de première.

— POURQUOI TRACER UNE FRONTIÈRE ? — À QUELLES FINS GÉOPOLITIQUES LE DISCOURS DE LA FRONTIÈRE DITE « NATURELLE » EST-IL UTILISÉ ? — LA FRONTIÈRE EST-ELLE TOUJOURS UN ÉLÉMENT DE PONDÉRATION ENTRE DEUX FORCES ? — QUELLES FRONTIÈRES AU XXIe SIÈCLE ?

4 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Berlin 1885, la ruée sur l’Afrique, documentaire-fiction réalisé par Joël Calmettes, 2010. Le 26 février 1885 sonne la fin des travaux de la conférence de Berlin. Pendant près de quatre mois, les grandes puissances occidentales décident de l’avenir du continent africain qu’ils découpent en zones d’influence de façon arbitraire et sans consulter les populations. L’histoire se répète, comme le résume Raymond Aron : « Les empires ont été édifiés par la force, sans que les tribus ou les peuples aient appelé de leurs vœux la communauté à laquelle les soumettait le conquérant. Un État fédéral exige plus qu’un consentement passif » (« Nations et Empires », in L’Encyclopédie française, 1957).

Peter Leibing, Le Saut vers la liberté (Leap into Freedom), Berlin, rue Bernauer, le 15 août 1961, publié dans Bild. En sautant par-dessus les barbelés de la frontière séparant la RDA de la RFA, Conrad Schumann, policier de la Volkspolizei- Bereitschaften de la RDA, devient, à 19 ans, un des emblèmes forts de la liberté.

SOMMAIRE L’ESSENTIEL 5 entretien

Entretien avec Jacques Lévy, géographe, spécialiste de géographie PENSER politique, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne

Par Jean-Thomas Rieux, LA FRONTIÈRE directeur de l’édition, Réseau Canopé Nantes et Sophie Delhaume, rédactrice en chef de TDC Bien plus qu’un simple objet politique et géopolitique, la frontière, nécessaire, interroge notre rapport à l’autre et au monde tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Pourquoi les frontières existent-elles ? Une autre dimension de la frontière pose la question des limites géogra- On pourrait dire qu’il y a des frontières est celle des limites politiques à l’inté- phiques de l’action gouvernementale. parce qu’il y a des États. Les « États » rieur des États. Le fait que la guerre ne Si des décisions prises par un gou- sont nés, en gros, avec le Néolithique, soit pas un enjeu, même lointain, ne vernement portent sur un espace qui lorsque les humains ont commencé à signifie pas que des limites franches ne correspond pas à celui de ceux qui créer des surplus et donc des stocks. ne soient plus nécessaires. De même, l’ont choisi, ces derniers deviennent On peut y voir l’origine des guerres quand on parle d’emboîtement, c’est alors maîtres de décisions qui auront géopolitiques­ classiques, avec deux encore un autre type d’interaction entre un effet positif ou négatif sur d’autres options. L’une, si l’on dispose de espaces, d’interspatialité qui n’appelle personnes qui, elles, n’ont aucune l’avantage de la mobilité, consiste à pas de frontière – la notion de frontière prise sur le gouvernement. La frontière, attaquer pour s’approprier les stocks n’aurait aucun sens. Il faut la relativi- même si elle n’a aucun rapport avec la produits par les sédentaires ; l’autre, ser de ce point de vue-là en termes de guerre, est donc, quand même, néces- à défendre les territoires productifs métrique. L’idée d’une ligne est un cas saire. De ce fait, il est difficile de suppri- permanents. Dans les deux cas, la parmi d’autres supposant la rencontre mer les frontières, de faire abstraction nécessité d’avoir un appareil militaire entre deux espaces juxtaposés. de la nécessité de découper les espaces permanent, qui incite à s’en servir, est S’agissant des frontières politiques politiques, de façon assez franche, pour une des origines des États. La guerre est (et non géopolitiques), l’enjeu porte sur que ceux qui prennent les décisions se donc aussi constitutive des États. Dès la coïncidence entre l’espace du gou- les appliquent à eux-mêmes. lors qu’il y a la guerre, il y a des lignes vernement et l’espace de la société. de front(ières) correspondant à un Dans un empire, le gouvernement du En 2019, quelles places occupent équilibre provisoire entre les forces. colonisateur a un impact sur ce qui se les frontières dans notre civilisation Mais les frontières n’ont jamais été véri­ passe en dehors de la « métropole » et moderne, hypermondialisée ? Celles-ci tablement étanches, ni suffisamment les colonisés n’ont pas voix au cha- ne sont-elles pas obsolètes ? gardées pour empêcher les traversées, pitre : il y a donc un décalage entre les Non, les frontières ne sont pas com- même illicites. deux espaces. Plus généralement se plètement obsolètes, car, on vient de le dire, le fait de faire société implique une certaine coïncidence entre gouver- PROFIL | JACQUES LÉVY nants et gouvernés. Le monde social Outre la théorie de l’espace des sociétés, notamment n’est pas seulement l’ensemble des au travers de la géographie du politique, des villes interactions entre êtres sociaux, c’est et de l’urbanité, de l’espace public et de l’urbanisme, aussi un tout, une société. Et ce tout de l’Europe et de la mondialisation, Jacques Lévy existe à plusieurs échelles, pas seule- s’intéresse également à l’épistémologie et aux méthodes ment à l’échelle mondiale qui, d’ail- des sciences sociales, avec une attention particulière pour la cartographie leurs, n’est pas le niveau de société le et la modélisation. Il travaille à l’introduction des langages non-verbaux, plus puissant du fait qu’il n’y ait pas notamment audiovisuels, à tous les niveaux de la recherche. En 2018, il reçoit un niveau politique clairement défini le prix international Vautrin-Lud, considéré comme le prix Nobel de géographie. à cet échelon. Les niveaux de sociétés

6 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE JR, Giant Kikito, 6 septembre 2017, Tecate (Mexique), collage photographique, projet Nous sommes dans un univers où la Mexican Borders. Cette œuvre éphémère de l’artiste français JR montre un jeune garçon société-monde, à travers un certain surnommé « Kikito » semblant défier les gardes-frontières américains. Le hasard a voulu que l’installation fut achevée au moment de l’annulation du programme Daca nombre de principes éthico-politiques, par Donald Trump, dispositif d’aides aux jeunes sans papiers arrivés aux États-Unis comme les droits de l’homme ou la pro- durant leur enfance. portionnalité de la réponse légale à la violation de la loi, existe aussi comme établis restent, pour le moment, selon de responsabilités partagées sur un société politique, même si elle est très les régions du monde, locaux, régio- certain nombre de points. Ainsi, un lacunaire. C’est un des éléments de naux, nationaux et continentaux. étudiant polonais, qui vient faire ses contexte qui, somme toute, assure la L’Europe est un cas à part : elle décrit études en France, paye les mêmes frais suprématie des réseaux sur les terri- un processus inédit avec des traits spé- d’inscription qu’un Français, ce qui toires. La liberté d’aller et venir est une cifiques, car elle est composée de socié- n’est pas automatiquement le cas pour idée tellement forte, un droit tellement tés déjà très indurées, d’États-nations un étudiant qui n’appartiendrait pas à fondamental, qu’il est difficile, même européens qui ont décidé de construire notre espace commun de solidarité. Les au nom d’autres droits tout autant légi- un nouvel échelon avec toutes les dif- photos de Melilla – enclave espagnole times, de la mettre en cause. ficultés inhérentes à ce projet. L’Union au Maroc –, montrent ces murs que les Kant avait des réflexions assez inté- européenne (UE) commence à exister Espagnols ont installés dans les petits ressantes sur l’idée que la liberté d’aller comme un pays, c’est-à-dire comme le territoires qu’ils possèdent au Maroc : et venir définissait l’hospitalité : si vous territoire identifiable d’une société, la c’est la frontière de l’UE, haute de plu- allez quelque part, vous ne devez pas société européenne. sieurs mètres, renforcée de barbelés être considéré comme ennemi, vous Si on considère l’univers des migra- et censée être infranchissable (▶ voir devez être reçu correctement, pacifi- tions, ce n’est pas la même chose de ill. p. 9). Mais de temps en temps, les quement, de façon cordiale, sans que migrer à l’intérieur de l’UE, d’un État migrants organisent des raids : ils se cela ne présage de votre installation sur ou d’un espace qui a une logique poli- regroupent à plusieurs dizaines, voire les lieux. Cependant, accorder l’hospi- tique interne, disposant de politiques plusieurs centaines pour saturer com- talité ne veut pas dire qu’on accorde la publiques de solidarité, et entre des plètement le dispositif policier censé citoyenneté, qui relève d’une intégra- espaces qui n’ont pas de dispositif les empêcher de passer. Un certain tion permanente et active, à égalité de de solidarité entre eux. C’est le cas nombre réussit à traverser – compte droits et de devoirs, dans une société. de l’Afrique subsaharienne et de l’UE tenu du fait que, heureusement, les Ce sont ces interrogations, ces enjeux qui ne sont pas dans un dispositif policiers ne leur tirent pas dessus. auxquels nous sommes confrontés

SOMMAIRE ENTRETIEN 7 entretien

aujourd’hui avec les migrations. Cela sur la rive gauche du Rhin. Pourquoi est prélevée, avec peu de valeur ajou- nous permet de comprendre qu’il peut le Rhin plutôt que le Rhône ou la tée, plus l’État étend ce territoire, plus y avoir plusieurs frontières de natures Garonne ? Les cartes géopolitiques sont il augmente sa richesse, et par consé- différentes au même endroit : la fron- striées de mythes territoriaux concur- quent sa puissance. C’est le cercle ver- tière entre l’UE et le reste du monde est rents. Dans la géopolitique classique, tueux de la géopolitique qui justifie à la fois une frontière d’hospitalité et chaque État considère que son terri- le recours à la force. Dès qu’on entre une frontière de citoyenneté. Si vous toire est légitime dans sa plus grande dans les « sociétés de flux », où la valeur êtes demandeur d’asile, vous recevrez extension, au regard de l’héritage qu’il ajoutée localement devient décisive, l’hospitalité, mais aussi la possibilité de s’attribue. la taille du territoire ne compte plus, vous installer durablement dans le pays. sinon, s’il faut la défendre, en négatif. Si vous êtes un migrant volontaire qui Peut-on alors imaginer un monde De fait, on constate aujourd’hui que les cherche à améliorer son sort en passant sans frontières ou est-on obligé de orientations impériales d’une société et par la même frontière, il peut y avoir des penser en termes d’espaces clos ? son développement socio-économique législations beaucoup moins favorables, Qu’on le veuille ou non, il existe de sont antinomiques. Cela avait déjà été comme c’est le cas actuellement. Un nombreux domaines de la vie sociale démontré pour l’Empire britannique ressortissant de l’UE qui rentre chez où il y a peu, et de moins en moins, et ce que l’on a appelé l’overstretching, lui de vacances passera lui aussi la de frontières : les sciences, les arts, la l’étirement excessif d’un territoire. Ce même frontière, via les aéroports. Là, les circulation des messages et des objets, mouvement d’extension a profité à cer- détenteurs de passeports biométriques même si un certain nombre d’États tains, mais il n’est pas démontré qu’il ont un canal autre que ceux qui vou- font tout pour l’empêcher. Par ailleurs, ait profité à la métropole et, surtout, à draient entrer dans un pays pour y rési- il est souhaitable qu’il y ait des limites l’ensemble de la société britannique. De der ou obtenir un permis de séjour. Il aux territoires politiques. Ce sont deux fait, les pays les plus riches ne sont pas existe ainsi plusieurs types de relations mouvements en réalité : d’un côté, les nécessairement les plus étendus : on frontalières entre sociétés, qui, même anciennes frontières géopolitiques sont peut citer la Suisse, le Luxembourg ou superposées, ne se confondent pas. mises à mal, de l’autre côté, un horizon la Norvège… Ibn Khaldoun, le célèbre de philosophie politique rend utile la penseur du xive siècle qui a théorisé Le concept de frontière naturelle, délimitation des espaces politiques, les logiques d’empires, avait montré brandi par les partis populistes, a-t-il sans oublier que le monde constitue qu’il existait une sorte de « baisse ten- un sens ? aussi un espace politique. dancielle du profit » des empires : plus Ce concept est un oxymore : une un empire s’étend, plus il est amené à frontière­ ne peut pas être naturelle, Mais la remise en cause d’une fron- dépenser de ressources pour se mainte- puisqu’elle est le produit de différentes tière n’entraîne-t-elle pas nécessaire- nir. L’affaiblissement de la composante logiques sociales et temporalités histo- ment des conflits ? endogène de son développement finit riques. Pendant longtemps, en Europe Les frontières géopolitiques, lors- par en fragiliser le centre au profit des de l’Ouest, les lignes de crête les plus qu’elles sont remises en cause, rééva- périphéries. Les études contempo- élevées n’ont pas constitué des fron- luent le rapport de force entre des États. raines sur l’Empire romain confirment tières : le massif du Mont-Blanc est La logique de la géopolitique, c’est elles aussi cette thèse. une zone où le même groupe linguis- d’étendre son territoire en postulant Un changement de frontières à l’in­ tique se partageait les différents ver- que le bien-être de sa société en dépend. térieur d’un pays se manifeste égale- sants, Val d’Aoste, Valais et Savoie. Ces Cette idée a pu être considérée comme ment par des tensions. Prenons par groupes parlent la même langue, le rationnelle à l’époque d’une « société exemple la réforme française des franco-­provençal, échangent beaucoup, de stocks ». Sur un territoire, lorsque régions. Elle a provoqué, immanqua- malgré la hauteur du relief, et conti- la plus grande partie des ressources blement, des conflits de différents nuent de partager une même culture. Ce que l’on appelle « frontières natu- relles », c’est le fait que les frontières correspondent parfois à des limites de reliefs ou de bassins hydrographiques, Panneau d’entrée de commune qui constituent alors un des arguments bilingue français-arpitan, pour en justifier l’existence. En face, on en Savoie, 2016. En décembre 2015, Saint-Colomban-des-Villards peut rencontrer d’autres arguments a voté l’installation de panneaux naturalistes tout aussi absurdes pour bilingues en français et en arpitan en justifier une autre. Par exemple : la afin de valoriser son patrimoine linguistique. L’arpitan est une langue France de la Révolution et de Napoléon transfrontalière également parlée avait cette idée de la frontière française en Italie et en Suisse romande.

8 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Des migrants africains assis sur la barrière qu’ils soient, se fait en général assez décalage entre l’espace fonctionnel, frontalière de Melilla, entre le Maroc et la ville facilement. Dans l’histoire, les dominés vécu, et le découpage politique. Et cette autonome espagnole, lors d’une tentative de passage, le 3 avril 2014. Véritable obstacle se sont, somme toute, assez rarement situation est coûteuse, car elle a des truffé de lames de rasoir et de caméras, révoltés. Les jacqueries sont restées effets de frontière dommageables pour la la triple barrière de sept mètres de hauteur dans l’ensemble des événements rares justice et pour l’égalité. entourant Melilla, seul point de passage terrestre entre l’Afrique et l’Europe, n’empêche pas et minoritaires. les migrants de continuer de passer la frontière, Regardons l’histoire de la carte com- en quête d’un avenir meilleur. Jacques Lévy nous parle de l’utilité munale française : en 1789, nous de la frontière : écoutez sommes partis des paroisses pour éta- son intervention sur l’espace TDC blir les communes, et avons donc de reseau-canope.fr ordres qui relèvent de la résistance au conservé la même trame « administra- changement et se nourrissent du senti- tive » jusqu’à aujourd’hui, sauf dans ment d’être perdant qu’éprouvent peu une partie du xixe siècle, où le pouvoir ou prou tous les groupes institués. Par centralisé autoritaire pouvait se per- rapport au découpage précédent, beau- mettre d’ajuster les limites commu- Savoir + coup d’acteurs ont défendu le principe nales à l’urbanisation, sans concerta- du « on ne change rien ». Ils naturali- tion ni délibération. À partir de la Foucher Michel, L’Obsession des frontières, saient ainsi une carte des régions pour- IIIe République, il y a davantage de Perrin, Paris, 2012. tant bien récente, comme si toute fron- démocratie, fondée sur un compromis Lévy Jacques, Réinventer la France. Trente cartes pour une nouvelle géographie, tière avait le pouvoir de s’autolégitimer. avec les notables ruraux, qui ne veulent Fayard, Paris, 2013. Il s’agit là d’un phénomène histo- pas que l’on touche au pouvoir des Lévy Jacques (dir.), Atlas politique rique de grande ampleur. Même s’il maires et qui disposent de moyens ins- de la France. Les révolutions silencieuses de est funeste à long terme, le refus du titutionnels puissants pour imposer la société française, Autrement, Paris, 2017. changement a toujours l’avantage de leur point de vue. De ce fait, la carte Lévy Jacques, Fauchille Jean-Nicolas, Póvoas Ana, Théorie de la justice spatiale. mener moins directement au conflit, communale va rester figée, presque Géographies du juste et de l’injuste, Odile car l’union des conservatismes, quels jusqu’à aujourd’hui. Le résultat, c’est le Jacob, Paris, 2018.

SOMMAIRE RETOUR P. 7 ENTRETIEN 9 sciences de l’éducation ENSEIGNER

Par Anne-Marie Hazard-Tourillon, IA-IPR d’histoire-géographie honoraire LES FRONTIÈRES

Polysémique, la frontière, objet d’étude en soi, permet de lire le monde à toutes les échelles et d’aborder de multiples enjeux géopolitiques, historiques, géographiques et civiques.

AUJOURD’HUI ET HISTORIQUEMENT, les frontières création d’un espace sans frontières, tel l’espace Schengen sont au cœur de l’identité politique des sociétés, de la dyna- au sein de l’Union européenne. Les frontières géographiques mique des États et des relations internationales. La notion des États européens demeurent mais deviennent les fron- de frontière, sous-jacente dans les programmes d’histoire et tières internes d’un espace doté juridiquement de fron- de géographie, de l’école élémentaire au lycée, est, depuis la tières externes. Enfin, on observe des murs-frontières, non rentrée 2019, un des objets d’étude du nouvel enseignement reconnus par la communauté internationale, barrières et de spécialité « histoire-géographie, géopolitique et sciences espaces coercitifs érigés unilatéralement par un État qui politiques » au lycée. Par quelles démarches faire comprendre interdit de sortir, pour des raisons idéologiques, ou d’entrer, cette notion à des élèves, citoyens en devenir ? par volonté anti-migratoire. Mais il ne suffit pas d’identifier les frontières pour les comprendre car les frontières se pratiquent, et en débattre, IDENTIFIER ET DÉFINIR LES FRONTIÈRES c’est interroger le rapport des sociétés à leur histoire et à des contextes singuliers. L’acception traditionnelle de la frontière est celle d’une frontière-ligne qui crée l’État. Lieu de passage contrôlé qui distingue territoires et populations, son tracé est le péri- mètre d’une souveraineté nationale et d’une citoyenneté. POUR RÉFLÉCHIR EN CLASSE Construction historique et géopolitique, elle est validée par un traité et reconnue par le droit international. Aux fron- « L’homme, dans la mesure où il veut être réel, doit tières terrestres étatiques s’adjoignent des frontières mari- être là, et il a besoin au bout du compte de se délimiter. times, délimitations de la mer territoriale des États côtiers. Celui qui répugne au fini ne parvient jamais à aucune La souveraineté des États est également reconnue sur l’es- réalité. Il demeure dans l’abstrait et se consume peu pace aérien au-dessus de leur territoire terrestre et maritime. à peu en lui-même. » La frontière-ligne, à l’échelle régionale, peut se transformer Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Système de philosophie. en frontière-zone, interface frontalière de coopération entre États limitrophes dans des domaines d’intérêts communs « Depuis qu’il y a des frontières, les hommes les (échanges, mobilités, sécurité…), allant même jusqu’à franchissent pour visiter les pays étrangers, mais aussi pour devenir une entité transnationale. y vivre et y travailler. […] L’histoire nous enseigne que les Un processus récent fait apparaître la frontière réticu- migrations améliorent le sort de ceux qui s’exilent mais font laire, qui s’étend très en amont et en aval de la frontière-­ aussi avancer l’humanité tout entière. […] Tant qu’il y aura ligne. Ses fonctions s’exercent par l’intermédiaire d’in- des nations, il y aura des migrants. […] les migrations […] frastructures technologiques qui relient une multitude de font partie de la vie. Il ne s’agit donc pas de les empêcher, points de l’espace terrestre à des données numériques. Cette mais de mieux les gérer et de faire en sorte que toutes les frontière-réseau pixellisée, conjuguée avec des terminaux, parties coopèrent davantage […]. C’est un jeu où il pourrait est issue d’une politique de sécurité étatique visant un n’y avoir que des gagnants. » contrôle plus efficace des flux marchands et des personnes. Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, rapport de l’ONU, juin 2006. Un autre aspect de l’évolution des frontières est celui de la

10 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE TRACER DES FRONTIÈRES, POURQUOI ? En histoire, actions humaines et faits relatifs aux fron- tières ne manquent pas : de l’Empire romain ; empires « La frontière-ligne ne semble effective qu’en temps de coloniaux du xvie siècle ; Louis XIV et l’État ; Révolution fran- paix » (Lévy et Lussault, voir Savoir +). Tracées à la suite d’un çaise, guerres républicaines et impériales ; nouveaux États rapport de force résolu par le conflit ou la diplomatie, les du xixe siècle ; partages coloniaux de l’Afrique ; guerre de frontières étatiques sont de longue date un gage de stabi- 1870 ; guerres mondiales ; guerre froide ; indépendances des lité face aux menaces extérieures. Elles garantissent aux colonies ; conflits régionaux contemporains ; construction citoyens leur liberté et leur sécurité, à condition de ne pas européenne. Il en est de même en géographie, au travers faire de leur limite une barrière, de leur contrôle une coerci- de notions clés : habiter, territoire, discontinuité, mondia- tion. Des tracés imprécis en font des lieux d’affrontements lisation, réseaux, mobilités humaines transnationales, et de revendications, et nombre de contentieux sont portés flux migratoires, espace transfrontalier, maritimisation. devant la Cour internationale de justice. L’enseignement de spécialité en première et terminale Dans un monde globalisé où l’accent est mis sur le droit reprend ces thématiques qu’il développe explicitement : de libre circulation des individus, le contrôle est présenté « Les divisions politiques du monde, les frontières » ; comme attentatoire à la liberté. Or, les frontières résistent « Océans et espace » ; « Faire la guerre, faire la paix ». et se sont même multipliées, remparts contre les tentatives L’Union européenne réunit tous les attributs de la notion d’hégémonie économique, et contre le « discours sans fron- de frontière et les débats qu’elle suscite. Son étude se fonde tières » de groupes radicaux tel Daech. sur des observations cartographiques afin de situer, carac- tériser, contextualiser ses frontières internes et externes. Un vocabulaire approprié explicite leurs dynamiques (tracé, FAUT-IL OUVRIR OU FERMER LES FRONTIÈRES ? intégration transfrontalière, mobilité, élargissement, géomé- trie variable, refrontiérisation). Les débats peuvent porter sur Ce dilemme, d’une brûlante actualité face à un exode massif les frontières indécises, la relation entre la souveraineté des de demandeurs d’asile, ne doit pas occulter le fait que « la États et l’externalisation des contrôles. frontière moderne et civilisée est un ensemble linéaire de Enseigner les frontières, c’est faire prendre conscience à points de franchissement » (Foucher, voir Savoir +). Ouvrir les l’élève de son appartenance à l’histoire de la nation, de l’Eu- frontières, c’est coopérer, rendre efficaces leurs interfaces. rope, du monde. C’est lui faire comprendre leur complexité La frontière-zone transfrontalière stimule la consomma- – plurielles, datées, mobiles, dématérialisées, toutes opéra- tion locale, les échanges, les investissements, multiplie les toires –, et leur enjeu dans la vie des personnes – relier, mobilités humaines, professionnelles et de loisirs. Espace diviser, individualiser. Les frontières sont des « marqueurs ouvert, elle est une ressource, et sa sécurité est d’autant plus symboliques, nécessaires aux nations en quête d’un dedans assurée qu’elle est perméable. pour interagir avec un dehors » (Foucher, voir Savoir +), et Fermer les frontières, c’est séparer. Le terme de « mur » « pour l’heure, les supports d’une citoyenneté qui fonde la est significatif du durcissement des frontières. Érigé par des démocratie… » (Amilhat-Szary, voir Savoir +). États soucieux de montrer à leurs électeurs leur efficacité en matière de contrôle des flux, amalgamant immigration illé- gale et terrorisme international, il est en réalité contourné. La solution ne semble pas être la fermeture, source de trafics et de violences, mais le traitement politico-diplomatique et le multilatéralisme.

DÉBATTRE DES FRONTIÈRES SAVOIR + DANS LE TEMPS ET DANS L’ESPACE Amilhat-Szary Anne-Laure, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, PUF, Paris, 2015. En classe, l’appropriation des frontières s’effectue dans Documentation française (La), « Le réveil des frontières. l’inter­disciplinarité. L’élève analyse des situations qui Des lignes en mouvement », in Questions internationales, nos 79-80, croisent l’histoire, la géographie, la géopolitique, l’édu- mai-août 2016. cation à la citoyenneté. Individuellement ou en groupe, il Foucher Michel, Le Retour des frontières, CNRS, Paris, 2016. mène l’enquête, effectue des lectures, exerce son jugement Groupe frontière, « La frontière, un objet spatial en mutation », critique. Il élabore une définition polysémique des fron- espacestemps.net, 2004. [En ligne] espacestemps.net/articles/ la-frontiere-un-objet-spatial-en-mutation tières à partir de repères spatio-temporels multiscalaires Lévy Jacques, Lussault Michel, « Frontière », in Dictionnaire questionnés de façon argumentée. La notion se construit de de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, Paris, 2003. manière spiralaire et donne lieu à des productions variées Wihtol de Wenden Catherine, Faut-il ouvrir les frontières ?, Presses (schémas heuristiques, dossiers documentaires, exposés). de Sciences Po, Paris, 2017.

SOMMAIRE Enseigner les frontières 11 D O S S I E R H I S T O I R E G É O G R A P H I E

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

15. © Paris Musées/Musée Carnavalet 16. © Réseau Canopé 2020, d’après Erwan Bertho, La Chine, des royaumes combattants à la République Populaire de Chine (1949), 2016, révision 2017 ; source : hglycee.fr 19. © Diego Grandi/Shutterstock 20. Cartographie : Sébastien Velut pour ENS-IRD, 2009 21. © Stichelbaut Benoit/hemis.fr 23. Source : Modène, Bibliothèque universitaire Estense, Italie 24. © Photo Scala Florence 25. © Akg-Images/Album/Oronoz 27. © Mary Evans/© MEPL/Bridgeman Images 28. Source : Historic Map Division. Rare Books and Special Collections. Firestone Library. © 2020 The Trustees of Princeton University. Tous droits réservés. En ligne : [email protected] 29. Source : Wikipedia 31. © Summit Press Pool/Pool via Reuters 33. Source : Konrad-Adenauer-Stiftung e.V., Archiv für Christlich- Demokratische Politik, Plakatsammlung 35. © Ifremer. DOI : 10.17600/7030060 36. © Javier Escartin/Ifremer/IPGP. DOI : 10.17600/98010080 37. Photo : Catherine Mével. © Ifremer. DOI : 10.17600/13030070 39. © McoBra89/Shutterstock 40. Source : C. Hagelstam Antiquarian Bookshop. cecilhagelstam.com 42-43. Cartographie : Pascal Orcier, 2019 45. © De Agostini Picture Library/Bridgeman Images 46. Cartographie : FNSP Sciences Po – Atelier de cartographie. Source : Frontex, Frontex Press Pack 2010, www.frontex.europa.eu, in Ceriscope 49. © Frederic J. Brown/AFP 50. © Jesus Alcazar/AFP 51. Cartographie : Antonine Ribardière, 2019. Source : Inegi 2015 et 2019 52. © Anne Marimuthu North Korea/Alamy/Photo12. 53. © Thierry Gauthé/Courrier international. Source : Élisabeth Vallet, UQAM ; Yvana Michelant, colloque « Barrières, murs et frontières », chaire Raoul-Dandurand, UQAM, 2011 ; Nicolas Lambert, Les Murs du monde, Atlas des migrants en Europe, Armand Colin, Paris, 2012 ; globalresearch.ca ; globalsecurity.org.

SOMMAIRE 14 LES CÉSURES CHRONOLOGIQUES Christophe Charle

18 CHILI-ARGENTINE : UNE FRONTIÈRE NÉGOCIÉE Sébastien Velut

22 LE PARTAGE DU MONDE (1493) Serge Gruzinski

26 LA CONFÉRENCE DE BERLIN Christine de Gemeaux

30 LA FRONTIÈRE INTERCORÉENNE Pascal Dayez-Burgeon

32 LA LIGNE ODER-NEISSE Thomas Serrier

34 LES FONDS MARINS, DERNIÈRE FRONTIÈRE Catherine Mével

38 EUROPE, GUERRE ET FRONTIÈRES Pascal Orcier

44 « L’EUROPE », LABORATOIRE DE LA FRONTIÈRE À VENIR ? Philippe Bonditti

48 LES VILLES DE LA FRONTERA NORTE Antonine Ribardière

52 MONDIALISATION : FIN OU RETOUR DES FRONTIÈRES ? Pascal Boniface

SOMMAIRE dossierhistoire-géographie LES CÉSURES Par Christophe Charle, professeur, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, IHMC CHRONOLOGIQUES

Découper le temps n’est pas seulement affaire de ruptures et de continuités ; c’est aussi un regard que porte une société sur son passé et sur son positionnement face au monde.

L’HISTOIRE, discipline chargée d’organiser l’ordre du système des six âges bibliques de la Création à l’Apocalypse temps passé, de lui donner sens, se pose la question des ou caractérisée par la succession de quatre empires (baby- découpages chronologiques. Selon les époques et les régions lonien, perse, macédonien, romain) prolongés par l’Empire du monde, la variété des réponses est grande pour définir romain-germanique. La dernière période est pensée par les des dates (années, périodes, jours) ou des dénominations clercs médiévaux comme celle de la sénescence, de la fin plus larges (âges, dynasties, siècles, chrononymes, événe- annoncée de l’histoire. Mais cette représentation s’efface ments majeurs) permettant d’orienter l’interprétation du avec le développement de chroniques nationales récusant la flux des faits historiques. Les historiens contestent ou rela- centralité de l’Empire romain ou s’appropriant son héritage tivisent souvent les découpages hérités en introduisant de (cas de la France) au détriment des voisins germanique ou nouveaux critères, une nouvelle hiérarchisation entre les italien. La rupture intervient surtout avec le courant huma- faits. C’est le cas, au xxe siècle, de l’histoire économique et niste : contre la décadence est annoncée la renaissance sociale face à l’histoire « événementielle », politique ou des des « bonnes lettres » de l’Antiquité et un nouveau décou- relations internationales. Les désaccords et les débats ne page de l’histoire en trois périodes est proposé : Antiquité, concernent pas seulement les générations suivantes d’his- Moyen Âge, Renaissance ou Temps modernes. La diffusion toriens dont le point de vue varie logiquement en fonction de l’humanisme en Europe et l’influence des courants de leur propre position ou spécialité. Ils tiennent aussi à la philosophiques et artistiques venus d’Italie diffusent cette concurrence entre les nations ou les États qui peuvent porter tripartition qui occupe toujours une place centrale dans des regards radicalement différents sur les mêmes époques, l’historiographie, les programmes scolaires et les représen- aux changements sociaux qui impliquent la prise en compte tations courantes de la littérature. Les remises en cause plus de nouveaux groupes dans le débat sur le passé (histoire des récentes n’ont jamais complètement entamé cette triparti- migrations, des femmes), à l’importation de problématiques tion, mais l’ont plutôt raffinée ou compliquée aux marges issues d’autres sciences sociales ou de la nature, comme les (les subdivisions internes du « long » Moyen Âge, des Temps questionnements récents sur la notion d’anthropocène ou modernes, de l’Antiquité). Sa fortune est même devenue de développement durable. La situation se complique encore mondiale quand les Européens ont imposé leurs cadres de si l’on sort d’une perspective centrée sur l’Occident ou pensée historique à de larges parties du monde ou réin- ­l’Europe. Cette historiographie, longtemps dominante, voit terprété, avec leurs césures, l’histoire d’autres continents l’époque qui s’ouvre au xviiie siècle comme celle de la réus- comme l’Afrique, ce que de nombreux anthropologues et site et du progrès, mais cette vision s’inverse dans les parties spécialistes de ces aires dénoncent comme un « vol de l’his- du monde qui sont colonisées, exploitées, asservies ou toire » (Goody, voir Savoir +). pillées, par des puissances européennes notamment. La Chine, sur une période plus longue que l’Europe, propose une construction historiographique fondée sur une conception du temps historique et de son articula- CÉSURES TRADITIONNELLES : DEUX EXEMPLES tion à l’ordre cosmique bien différente. Mise en place dès les premiers siècles de notre ère, elle définit une succes- En Europe, la culture historique est marquée par la vision sion de cycles dynastiques dont l’émergence, l’apogée, puis chrétienne du temps historique définie par la naissance la décadence correspondent ou non avec l’harmonie du du Christ comme origine du nouveau calendrier et par le cosmos. Des périodes de troubles et de difficultés séparent

14 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Auteur inconnu, Calendrier perpétuel publié en l’An V, naît une nouvelle périodisation tout aussi officielle et rigide 1789, gravure (eau-forte) coloriée, 29,6 × 37,7 cm, que la précédente, où l’avènement du parti et de son chef Paris, musée Carnavalet. Ce calendrier, muni d’un système de « tirettes », permettait la conversion facile des remplace l’empereur de l’Antiquité pour assurer la pros­ dates de l’ancien calendrier chrétien dans le nouveau périté du peuple (▶ voir ill. p. 16). calendrier révolutionnaire.

CÉSURES ET SENS DE L’HISTOIRE chaque séquence et réamorcent un nouveau cycle où le mandat céleste de l’empereur est renouvelé parce qu’il a En dépit de leurs différences flagrantes, les périodisations réussi à surmonter les désordres et le déclin antérieur. Ce européenne et chinoise classiques mettent au centre de leur schéma répétitif a d’abord une visée légitimatrice a poste­ organisation du temps les grands phénomènes politiques riori et justifie chaque nouvelle dynastie en dénonçant les ou théologiques qui dépassent les hommes ordinaires et les errements de la précédente. Il s’agit donc d’une histoire relient à de grandes entités – l’État, la monarchie, l’incarna- normalisée, régulièrement réécrite, et où les documents tion, la translatio imperii (transfert de la puissance), la révéla- sont conservés ou non par les historiens fonctionnaires tion –, le retour au vrai message divin (réforme protestante) eux-mêmes, selon des schémas préétablis qui masquent ou les grandes crises politiques – chute des empires et des autant qu’ils enregistrent le fonctionnement de l’État au dynasties souvent accompagnée de calamités naturelles ou centre de tout. Cette périodisation officielle est critiquée d’épidémies dévastatrices. Aux xive et xve siècles, une partie très tôt par des historiens chinois non conformistes. Leurs de l’Occident médiéval, marquée par des phénomènes de héritiers combinent cette critique avec l’apport des visions ce type (grande peste, guerre de Cent Ans), puis confortée européennes au moment où l’Empire chinois entre en crise par un nouvel élan aux xve et xvie siècles, adopte une vision profonde au tournant des xixe et xxe siècles. Mais, avec plus optimiste qui accompagne la notion de « renaissance », l’emprise officielle à partir de 1949 d’un marxisme sinisé, à l’origine limitée à un mouvement culturel.

SOMMAIRE Les césures chronologiques 15 dossierhistoire-géographie

De la même manière, au cours des xviie et xviiie siècles, manifester le sentiment d’entrer dans une nouvelle ère, la naissance de l’idée de progrès, en rupture avec les visions marquée par l’accélération du changement et l’espérance du antérieures dominées par la thématique du cycle, de la mieux vivre. Ce que résument certaines formules célèbres : décadence ou de la sénescence, et le changement de sens « Le bonheur est une idée neuve en Europe » (Saint-Just) du terme « révolution », conçu non plus comme retour au ou « De ce jour et de ce lieu date une nouvelle époque du point de départ, mais comme rupture décisive et irréversible, monde » (Goethe) à propos de la bataille de Valmy de 1792, suscitent une nouvelle représentation intellectuelle de l’his- première victoire de la nation révolutionnaire en armes. toire récente, marquant une nouvelle césure. Elle s’impose Ce temps historique nouveau (an I) remplace pendant d’abord en France avec la Révolution française et ses suites une brève période le calendrier chrétien par le calendrier européennes, puis dans la plupart des pays du continent, révolutionnaire, dénonce « l’Ancien Régime » comme l’ère voire dans certaines nations influencées par l’Europe en des tyrans, entreprend la « déchristianisation ». Mais beau- Amérique du Sud et en Asie (Japon, Inde). Ces ruptures poli- coup, en France (contre-révolution, puis Restauration) et tiques, économiques et intellectuelles impliquent d’ajouter en dehors (guerres des monarchies contre la Révolution un quatrième terme à la tripartition antérieure afin de et l’Empire), rejettent ce cours supposé nouveau de l’his- toire. Aussi, la période dite « contemporaine » ne s’impose comme spécifique qu’avec d’assez grands décalages dans Les cycles historiques de la Chine. l’histoire écrite ou enseignée dans chaque pays. Les inter- e Au iii siècle avant notre ère (− 221), la féodalité prétations historiques marquées par les passions politiques chinoise est remplacée par la création d’un État centralisé, œuvre de la dynastie des Qin. Zheng de Qin, et nationales divergent grandement selon l’effet ou l’impact premier empereur, met ainsi en place des réseaux différentiel des événements de ces décennies charnières. de communication et défensifs élaborés : outre Ces antagonismes durables se retrouvent tout au long du les routes et les ports, il pose les premières pierres e de la Grande Muraille, système défensif pour protéger xix siècle avec le retour des révolutions en 1830 et 1848, puis la frontière nord de la Chine. les guerres nationales des années 1850 aux années 1870, si

Gengis Khān République populaire et Kūbilaï Khān de Chine (RPC), Le roi Zheng de Qin s’emparent de la Chine régime communiste se proclame empereur qui entre dans (économie « socialiste (Huangdi); 1re unification l’Empire mongol de marché » appliquée) du Zhōngguó (1279-1368) (1949)

Période des Période de division Période de division Royaumes comba–ants des Trois Royaumes des Cinq Dynasties et (475-221 av. notre ère) (220-280) des Dix Royaumes (907-960) République Période des Printemps nationaliste et et des Automnes Anarchie guerres mondiales (722-481 av. notre ère) féodale (1911-1949)

– 1000 – 500 0 500 1000 1500 2000

Grande Muraille Restauration de la Grande Muraille

Pékin, Cité Guerres capitale interdite de l’opium

Impératrice Amiral Empereur Confucius Empereur Wu Wu Zetian Zheng He Qianlong

Zhou occidentaux Zhou orientaux Qin Han Wei du Nord Sui (581-617) Song Yuan Ming Qing (XIe siècle-771 av. (770-221 av. (221-207 av. (206 av. (280-581) et Tang (618-907) (960-1279) (1279-1368) (1368- (1644-1911) notre ère) notre ère) notre ère) notre ère- Dynastie Dynastie 1644) Dynastie 220 de turcophone mongole mandchoue notre ère)

Échelle Cinquante ans

Légende Anarchie politique Fragmentation politique Chine des Qin Chine des Sui et des Tang La très grande Chine La RPC Unité impériale réalisée par des Han et des Han centrée sur la route de la soie continentale des Qing Unité impériale réalisée par des peuples voisins et la route des épices

16 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION RETOUR P. 15 SOMMAIRE bien que l’époque contemporaine n’est pas définie selon une Aucune périodisation alternative ne parvient à rendre norme unifiée (comme le fut l’époque moderne) et rarement compte de manière satisfaisante de la multiplicité des selon la norme française qui la fait démarrer dès 1789. nouvelles approches qui ont émergé dans les dernières décennies : raisonner en termes d’histoire mondiale permet certes de redéfinir, dans la lignée de Fernand Braudel et À LA RECHERCHE DE NOUVELLES CÉSURES d’Immanuel Wallerstein, des avancées, des reculs, des dépla- cements de la mondialisation en cours depuis plusieurs La quadripartition centrée sur l’Europe résiste largement siècles, mais cela revient aussi à privilégier un segment, aux diverses évolutions historiographiques du xe siècle, très minoritaire jusqu’à une date récente, de la vie des dans la mesure où les propositions alternatives d’historiens humains. N’est-ce pas aussi artificiel que de lire l’histoire plus récents n’obtiennent jamais l’aval – décisif – de l’adop- chinoise avec une grille marxiste, l’histoire africaine avec tion complète par les programmes scolaires. Cependant, ni une grille européenne ou arabe ? Il s’agit bien sûr de mettre les historiens universitaires, ni les enseignants d’histoire à distance le paradigme étatique et national dominant, ne sont dupes des simplifications et des difficultés qu’elle mais cela n’empêche nullement de réfléchir à l’articulation induit quand on élargit l’espace observé. Le cadrage poli- des échelles multiples inframondiales qui déterminent le tique, social ou culturel des périodes traditionnelles ne cesse rapport au temps historique du plus grand nombre, plus que d’être discuté. Jacques Le Goff remet en cause la notion de les échanges à grande distance. Renaissance au profit d’un « long Moyen Âge » tandis que, Le débat autour de la notion d’anthropocène, nouvelle récemment, Jean-Marie Le Gall publie une Défense et illustra­ époque géologique marquée par l’action de l’homme qui tion de la Renaissance (PUF, 2018) dont le titre résume la thèse instaure une à la fin du xviiie siècle, n’est pas moins inverse. Le procès de l’histoire contemporaine, lui, continue aigu. Il est incontestable que les nouveaux modes de produc- depuis l’émergence de l’idée de progrès : incertitude au sujet tion à base de charbon, puis pétrolière et gazière, l’accapa- de la notion commode de « modernité », tentative pour définir rement des ressources par une minorité de pays initiateurs une « histoire du temps présent », débat autour des « siècles » de ces révolutions de l’énergie et de la chimie, puis la diffu- dont les dénominations s’avèrent de plus en plus incertaines, sion mondiale de ces nouveaux modèles techniques et que chaque type d’histoire redécoupe selon ses besoins. On économiques constituent une rupture géohistorique aux pourrait estimer ces débats réservés aux spécialistes et sans effets universels via la détérioration environnementale de effet réel sur la transmission pédagogique. Pourtant, par-delà plus en plus perceptible dans la dernière partie du xxe siècle ; les historiens, ces débats reflètent les incertitudes face à l’his- et ce bien au-delà des pays initiateurs. Ne serait-ce pas dès toire de nos contemporains dans la période récente, avec ce lors une périodisation plus claire que l’ancienne notion de qu’on a appelé la « fin des grands récits ». « modernité », d’âge industriel ou d’époque contemporaine ? Deux blocs idéologiques dominent le monde jusqu’en Mais en insistant sur un enchaînement irréversible de 1989. Cependant, malgré leurs affrontements multiformes, facteurs analogues à des forces géologiques naturelles et en libéraux et marxistes sont issus de la même matrice dérivée transformant les sociétés humaines en objets passifs du des Lumières via les penseurs libéraux, d’un côté, et les changement économique et technique, ne détruit-on pas philosophies de l’histoire du xixe siècle de l’autre (Hegel et l’histoire en tant qu’espace d’actions et de réactions des Marx) : pour tous, l’époque contemporaine est forte d’un groupes humains ? N’efface-t-on pas les relations de domi- progrès économique, politique ou social et culturel, même nation et de pouvoir qui ont rendu possible cette nouvelle si, de part et d’autre, on conçoit bien différemment l’orga- ère derrière le paravent d’un « anthropos » abstrait et nisation des sociétés qui en résulte. Remise en cause par la universel ? décolonisation, la fin du communisme de type soviétique en Europe, le tournant néocapitaliste des années 1980 en Chine et le développement de la mondialisation, la justification des césures classiques ne repose plus que sur la commodité et la tradition. Ces changements majeurs impliquent de sortir de cette périodisation de l’histoire issue de la sphère nord-­ occidentale. D’autres paradigmes invoquent des notions comme celles d’histoire mondiale, de discordance des temps, SAVOIR + de voies divergentes de la modernité ou d’anthropocène. En cours d’affirmation, ils proposent de nouvelles césures Charle Christophe, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Armand Colin, Paris, 2011. exemptes de ce biais occidentalo-centré. Ces termes, toute- Goody Jack, Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit fois, ont bien du mal non seulement à résumer le foison- de son passé au reste du monde, Gallimard, Paris, 2015. nement des travaux historiques, mais surtout à redonner Leduc Jean, Les Historiens et le Temps. Conceptions, problématiques, l’équivalent des cohérences rassurantes des tradi- écritures, Seuil, Paris, 1999. tionnelles toujours utilisées « faute de mieux ». Prost Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Points, Paris, 2014.

SOMMAIRE Les césures chronologiques 17 dossierhistoire-géographie CHILI-ARGENTINE :

Par Sébastien Velut, UNE FRONTIÈRE professeur de géographie, université Sorbonne-Nouvelle, Institut des hautes études de l’Amérique latine NÉGOCIÉE

La très longue frontière entre le Chili et l’Argentine montre un tracé qui repose moins sur des évidences géographiques que sur des héritages et des arbitrages face aux litiges et tensions.

COURANT SUR PLUS DE 5 000 KM, du tropique du étendre le sien au détriment du Paraguay, la définition de la Capricorne au Cap Horn, la frontière entre le Chili et l’Argen- frontière entre le Chili et l’Argentine n’a jamais donné lieu à tine est l’une des plus longues du monde, après celle entre un conflit armé au-delà de quelques escarmouches. le Canada et les États-Unis (près de 9 000 km) et celle entre la Russie et le Kazakhstan (près de 7 000 km). Elle coïncide avec un élément naturel majeur, la cordillère des Andes, qui LES TRAITÉS FRONTALIERS compte sur ce tracé quelques-uns de ses plus hauts sommets, proches des 7 000 m, de l’Aconcagua, à la latitude La frontière entre le Chili et l’Argentine correspond en partie de Santiago, à Ojos del Salado, sous le tropique. Il faut pour- à une limite interne à l’Empire espagnol, celle qui sépare, tant comprendre que cette superposition entre la frontière à la veille de l’indépendance, la vice-royauté du Río de la politique et la cordillère est le résultat d’un processus histo- Plata et la capitainerie générale du Chili. Toutefois, outre rique et géopolitique. D’ailleurs, plus au nord, la cordillère le fait que cette délimitation ne fait pas l’objet de démar- traverse le Pérou et la Bolivie sans les séparer et, entre l’Ar- cations sur le terrain, l’emprise de la capitainerie générale gentine et le Chili, le tracé frontalier ne suit pas toujours, s’étend sur le versant oriental des Andes, incluant la ville dans le détail, la topographie. Il existe plusieurs raisons à ce de Mendoza et la région du Cuyo jusqu’à la création, en décalage que cet article propose d’explorer. 1776, de la vice-royauté du Río de la Plata. Buenos Aires est Au xixe siècle, les États latino-américains, récemment ainsi historiquement bien plus liée au Pérou, pour qui elle indépendants, se constituent comme nations sur le modèle constitue un débouché maritime, et à la région de la Pampa, européen. Cela suppose d’inventer ou, à tout le moins, d’af- dont les productions agricoles – et particulièrement l’éle- firmer une identité et de définir des frontières linéaires alors vage – acquièrent rapidement de l’importance. En revanche, que ces limites sont restées imprécises pendant la période la diagonale aride, qui prend en écharpe le continent depuis coloniale. Les conflits frontaliers se multiplient, certains les côtes du Pérou jusqu’à la Patagonie, constitue alors une États s’étendent comme le Brésil, d’autres, au contraire, véritable limite : peu peuplée, sinon par des groupes indi- comme la Bolivie et le Mexique, sont réduits. Par ailleurs, la gènes, difficile à franchir et à mettre en valeur. Inversement, connaissance précise de la topographie est limitée, si bien les villes argentines du piémont andin situées près de la que la facilité consistant à prévoir des frontières le long des frontière, comme Mendoza ou San Juan, communiquent faci- principaux accidents topographiques se heurte, lors de la lement avec la côte Pacifique par de nombreux cols. Ainsi démarcation effective, à de nombreuses difficultés pratiques. les territoires du versant oriental des Andes n’ont été que Entre Argentine et Chili, le tracé de la frontière s’étale tardivement rattachés à Buenos Aires. sur plus d’un siècle, entre la fin du xixe et la fin du xxe siècle. Tout au long du xixe siècle, et encore aujourd’hui, ces Il faut souligner qu’en dépit de la récurrence des tensions, chemins sont parcourus par les voyageurs et les troupeaux, des batailles livrées par le Chili, pour agrandir son territoire d’autant plus que dans la partie méridionale du continent, le au nord face au Pérou et à la Bolivie, et par l’Argentine, pour versant occidental, plus arrosé, offre des prairies attirantes

18 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Statue du Christ rédempteur des Andes, à la frontière Il faut toutefois l’arbitrage de l’ambassadeur des États-Unis entre l’Argentine et le Chili, 2018. Située sur la route en Argentine, William Buchanan, pour fixer le tracé frontalier du col de la Cumbre à 3 832 m d’altitude entre Santiago et Mendoza, la statue, inaugurée en 1904, célèbre qui partage la Puna entre les deux pays. la résolution du conflit frontalier entre les deux pays. Le traité de 1881 entre l’Argentine et le Chili règle sur le Placé face à la frontière, le Christ y est debout sur papier la question de la frontière en la fixant sur la cordillère un globe, sur lequel on peut distinguer l’Amérique du Sud. des Andes du nord au sud jusqu’au 52e parallèle. La ligne de démarcation doit passer le long des plus hauts sommets qui séparent les eaux. Le texte prévoit que si ces deux critères ne pour les éleveurs. Ainsi, au xixe siècle, les populations indi- coïncident pas, il sera fait appel à une instance d’arbitrage. gènes circulent entre les deux territoires pour se soustraire Ainsi, le traité fixe le principe général suivant : le versant à l’autorité des États et mènent le bétail volé sur le versant Pacifique au Chili, le versant Atlantique à l’Argentine. Il argentin de la cordillère vers des pâtures chiliennes. Encore répond aussi à la nécessité d’avoir un principe de séparation au xxe siècle, ces passages sont utilisés par les réfugiés poli- pour les territoires de la Patagonie. tiques fuyant l’un ou l’autre pays, tel le poète Pablo Neruda En effet, l’extrême Sud du continent figure encore comme qui, poursuivi pour son appartenance au parti communiste, un territoire à coloniser. L’Argentine et le Chili mènent en quitte clandestinement le Chili en 1949, en traversant à parallèle des expéditions militaires pour la conquête du cheval la cordillère jusqu’en Argentine. « désert » ou dans les régions habitées par des populations Ces tracés frontaliers connaissent une rectification amérindiennes. Cela relance la question de la frontière après la guerre du Pacifique (1879-1884), qui voit le Chili méridionale. Comme le montre l’historien Pablo Lacoste, triompher de la coalition formée par le Pérou et la Bolivie les délimitations définies par la couronne d’Espagne sont qui subissent en conséquence des pertes territoriales. Les mal connues et, en tout état de cause, imprécises ; chaque régions du sud du Pérou, de Tacna et en partie d’Arequipa, pays pense pouvoir prétendre à la possession de la Patagonie deviennent chiliennes dès 1883, ainsi que le territoire boli- – une idée qui reste longtemps présente dans les manuels vien du « département du littoral » qui assurait jusqu’alors scolaires de l’un et l’autre côté des Andes. Indépendamment un accès à la mer à la Bolivie. Un étroit triangle, correspon- des droits considérés comme acquis, la Patagonie, faible- dant à la Puna de Atacama, originellement dépendant de la ment peuplée, devient, en ce temps d’expansion coloniale Bolivie, est revendiqué par le Chili et l’Argentine. L’Argentine des pays européens, un espace convoité par les puissances obtient secrètement de la Bolivie ce territoire en échange de européennes, à commencer par la Grande-Bretagne. Outre l’abandon de ses prétentions sur la ville bolivienne de Tarija. la possession des îles Malouines, réaffirmée en 1833 face à

SOMMAIRE CHILI-ARGENTINE : UNE FRONTIÈRE NÉGOCIÉE 19 dossierhistoire-géographie

La frontière Arica dans le contexte BOLIVIE du Cône Sud. 20° Iquique BRÉSIL Jama Antofagasta Tropique du Capricorne Sico PARAGUAY Salta

San Francisco Tucumán

Aguas Negras Les contrastes de peuplement La Serena 30° Córdoba Densités de population des provinces/régions (hab/km²) Los Libertadores Rosario Valparaíso Buenos Aires Plus de 100 [2-5[ Mendoza [10-60[ [0,8-2[ Santiago La Plata [5-10[ Pehuenche Concepción Population des villes principales Pino 12 000 000 Hachado Temuco Neuquén Bahía Blanca 5 400 000 40° Osorno Cardenal Samoré Puerto Mon 500 000 100 000

Routes et frontières Huemules Itinéraire principal Route importante

Altitude des postes-frontières 50° Plus de 3 000 m [1 000-2 000 m[ Integración [2 000-3 000 m[ moins de 1 000 m Dorotea Austral

San Sebastián Frontière héritée de la période coloniale

0 400 km Frontière négociée entre les États

une tentative de prise de possession par l’État argentin indé- avec celle des plus hauts sommets. Les commissions fron- pendant, les Britanniques souhaitent sécuriser la navigation talières sont dirigées par l’historien Diego Barros Arana pour dans les détroits de Magellan et du Beagle. Venant des îles la partie chilienne et le naturaliste Francisco Moreno pour Malouines, les colons britanniques commencent à s’installer la partie argentine. Ce dernier mène de nombreuses expé- en Terre de Feu et sur les rives du détroit de Magellan, à créer ditions scientifiques en Patagonie avant le traité de 1881, des missions d’évangélisation et des propriétés d’élevage contribuant à faire avancer la connaissance de ce territoire ovin. Réaffirmer les droits et la présence du Chili et de l’Ar- et négociant pied à pied, fort de sa connaissance du terrain, gentine est donc un objectif commun pour les deux États les revendications de l’Argentine. qui fondent, à quelques décennies d’écart, les villes de Punta Ce travail diplomatique n’empêche cependant pas les Arenas (Chili, 1848) et d’Ushuaia (Argentine, 1884). escarmouches, comme celle qui oppose à Lonquimay, en 1883, un détachement chilien à un groupe de soldats argen- tins. Il faut faire à nouveau appel à un arbitrage interna- LE TERRAIN ET LES DIFFICULTÉS tional, celui du roi d’Angleterre Édouard VII qui, en 1902, DE LA DÉLIMITATION statue sur un certain nombre de différends, relatifs notam- ment à la partie la plus méridionale du tracé. Plusieurs La délimitation effective des frontières entre l’Argentine et lacs sont ainsi partagés entre les deux pays et portent le Chili n’est pas une tâche aisée, du fait notamment de aujourd’hui deux toponymes faisant chacun très explicite- la méconnaissance de la topographie des Andes méridio- ment référence aux histoires nationales (lac General Carrera nales et car la ligne de partage des eaux ne coïncide pas ou lac Buenos Aires, lac O’Higgins ou lac San Martín, lac

20 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Canal de Beagle situé en Terre de Feu (Patagonie), 2005. Le canal constitue une des frontières naturelles entre les deux pays : au premier plan on distingue la ville de Puerto Williams appartenant au Chili ; à l’arrière-plan, la côte argentine.

Cochrane ou lac Pueyrredón). Le souverain britannique réaffirme en outre le caractère international du détroit de Magellan, déjà mentionné dans le traité de 1881 : les deux rives sont chiliennes, mais le détroit doit rester ouvert à la navigation internationale. En effet, le traité de 1881 prévoit qu’à partir du 52e paral- lèle sud, la frontière prend un tracé est-ouest s’appuyant sur des modestes hauteurs pour aboutir au cap Dungeness, à l’extrémité sud-ouest du continent. Elle se dirige ensuite vers le sud pour séparer en deux la Terre de Feu. Ce tracé pose néanmoins un problème à la partie Argentine. En effet, le territoire de Terre de Feu argentin n’est accessible aux UNE FRONTIÈRE LONGUEMENT NÉGOCIÉE véhicules par la route qu’au prix d’un passage par le Chili pour franchir le détroit de Magellan par un bac. Dans sa défi- Le choix d’un repère naturel pour fixer la frontière semble, nition initiale, le texte prévoyait que la frontière suivrait le sans doute, commode aux négociateurs de 1881 et a l’avan- méridien 68° 34 ouest à partir du cap du Saint-Esprit. Or, tage de donner une règle simple : les versants drainés vers celui-ci traverse la baie de Saint-Sébastien qui échancre le Pacifique sont chiliens, les versants drainés vers l’Atlan- profondément la côte orientale de l’île : une telle délimitation tique, argentins. Néanmoins, le tracé exact de la frontière aurait scindé en deux la portion argentine de la Terre de Feu. demande d’affiner considérablement la connaissance du La frontière est donc décalée au méridien 68° 36 ouest, de terrain, de négocier longuement et finalement de solliciter manière à laisser une étroite bande littorale entre les parties des arbitrages, conformément à l’esprit du traité de 1881 qui nord et sud de la Terre de Feu. Ce petit décalage illustre que, prévoit que les deux parties recourent à des procédures même à la fin du xixe siècle, la mesure de la longitude n’est amiables. En effet, alors que d’autres pays latino-américains pas parfaitement exacte dans ces lointaines terres australes. portent les affaires de frontière devant la Cour internationale La frontière terrestre fait encore l’objet de petites modifi- de justice de La Haye, ou s’engagent dans des conflits armés, cations dans le secteur de Palena (Chili) en 1966 et de Laguna Chili et Argentine considèrent, certes pendant tout le del Desierto (Argentine) en 1994. Dans les années 1990, un xxe siècle, l’hypothèse d’un conflit, mais parviennent tou- accord est souscrit entre les deux pays pour la délimitation jours à l’éviter. On repère encore à proximité de certains de la frontière dans la région du champ de glace sud de passages des , voire des terrains minés du côté Patagonie, autrement dit la calotte glaciaire qui s’étend sur chilien. Mais les tensions baissent progressivement et, plus de 300 km entre le 48e et le 51e parallèle sud. Si les ­malgré les difficultés des processus d’intégration latino-­ principaux repères de la frontière sont fixés, ce n’est qu’en américains, les relations apaisées entre Chili et Argentine 1998 qu’un accord détermine précisément son tracé dans un permettent de faire de cette longue frontière un lieu de ensemble mouvant de langues glaciaires. coopé­ration plutôt que d’affrontement. Au sud de la Terre de Feu, la frontière maritime suit le canal de Beagle, laissant au nord la ville argentine d’Ushuaia et au sud la petite localité chilienne de Puerto Williams. C’est pourtant à propos du canal du Beagle qu’Argentine et Savoir + Chili sont sur le point d’entrer en guerre en 1979 : chacun Foucher Michel, Fronts et Frontières. Un tour du monde géopolitique, revendique en effet la possession de trois îlots – Picton, Fayard, Paris, 1991. Lennox et Nueva – situés au débouché oriental du canal. Gallois Lucien, « La frontière argentino-chilienne », in Annales o Il faut ici l’intervention du pape Jean-Paul II pour éviter le de géographie, t. 12, n 61, 1903, p. 47-53. conflit et parvenir, en 1984, à la signature d’un accord de paix Grenier Philippe, « “L’effet-frontière” dans l’utilisation et l’organisation de l’espace des Andes argentines », in Revue de géographie alpine, attribuant les îles au Chili. On peut penser que le général t. 76, no 1, 1988, p. 7-44. Augusto Pinochet au Chili et la junte militaire au pouvoir en Nation unies, Reports of international arbitral awards. The Cordillera Argentine trouvent alors un certain intérêt à ce litige mari- of the Andes Boundary Case (Argentina, Chile), 1902. [En ligne] time de nature à souder les populations et à créer un sursaut legal.un.org/riaa/cases/vol_IX/37-49.pdf. Comprend, outre le contenu de l’arbitrage de 1902, le traité de 1881 et l’accord de 1893. d’identité nationale. La guerre des Malouines déclenchée Velut Sébastien, « Argentine-Chili : une si longue frontière », par l’Argentine en 1982 – et qui signe la perte du régime in Confins, revue franco-brésilienne de géographie, no 7, 2009. militaire – relèverait de la même stratégie. [En ligne] confins.revues.org/index6095.html.

SOMMAIRE CHILI-ARGENTINE : UNE FRONTIÈRE NÉGOCIÉE 21 dossierhistoire-géographie LE PARTAGE Par Serge Gruzinski, directeur d’études, EHESS, Paris, directeur de recherche émérite, CNRS DU MONDE (1493)

Au xve siècle, les caravelles ibériques redéfinissent les limites de l’Europe. Jusqu’alors contenue et fermée sur elle-même, l’Europe se voit et se pense désormais à l’échelle de la planète.

À LA FIN DU XVe SIÈCLE, la Terre cesse d’être un objet LES PRÉCÉDENTS PORTUGAIS de spéculations abstraites réservé aux théologiens et aux philosophes pour devenir un espace physique que La série d’expéditions maritimes de reconnaissance et de commencent à sillonner les marins de la Castille et du conquête que l’historiographie européenne appelle « les Portugal. Cette Terre, que révèlent les planisphères et les grandes découvertes » ne débute pas avec le voyage de premiers globes terrestres, pose aux Européens un défi sans Christophe Colomb. Les marins de Lisbonne se lancent dans précédent : quel ordre vont-ils lui imposer ? la course avec presque un siècle d’avance sur les Castillans. La prise de Ceuta en 1415 sur la côte marocaine marque le démarrage de la progression portugaise dans l’Atlantique et LES BULLES ALEXANDRINES sur les côtes africaines. Au cours du xve siècle, les Portugais explorent les rivages de l’Afrique occidentale jusqu’à la Une bulle (de bulla, « sceau ») est un document scellé émis pointe sud du continent, le cap de Bonne-Espérance. Tant par la papauté. Les bulles alexandrines traduisent une série qu’ils rencontrent des États musulmans, leur intrusion se de décisions pontificales en faveur des souverains de Castille justifie au nom des principes qui autorisent la croisade dans et du León. Le 4 mai 1493, un pape espagnol, Alexandre VI, l’Europe médiévale. Lorsqu’ils abordent des terres païennes proche de la reine de Castille Isabelle la Catholique et du roi qui n’ont jamais connu le christianisme – et donc qui ne d’Aragon Ferdinand, adresse aux rois catholiques la bulle l’ont jamais ni refusé ni attaqué –, il devient indispensable Inter Cætera qui attribue à la Castille l’ensemble des terres de légitimer les agressions et les conquêtes en faisant appel – bien que la plupart n’aient pas encore été découvertes et à la plus haute autorité morale de la chrétienté, la papauté. explorées – situées à l’ouest d’un méridien fixé à 100 lieues La découverte de peuples païens inconnus des savants de (418 km) des îles des Açores et du Cap-Vert. Cette bulle est l’Antiquité confronte les experts de l’Église à une situation muette sur le Portugal. nouvelle. Rome répond aux souverains portugais en fulmi- Quelques mois plus tard, la bulle Dudum siquidem nant une série de bulles qui préparent et expliquent la publi- (26 septembre 1493), intitulée « Extension de la concession cation des bulles alexandrines. apostolique et donation des Indes », assigne à la Castille les En 1452, la bulle Dum Diversas déclare licite la réduc- contrées « découvertes ou à découvrir […] vers l’ouest et tion en esclavage des musulmans et des païens soumis en le Midi […] dans les territoires occidentaux et orientaux de Afrique et offre ainsi le précédent qui permettra de réduire l’Inde », telle qu’on la définit dans l’Antiquité et le Moyen en esclavage les Indiens d’Amérique. L’application est illi- Âge. C’est pourquoi, après avoir découvert qu’il s’agissait mitée et la servitude perpétuelle. Trois ans plus tard, la bulle d’un nouveau continent et non des Indes, le Nouveau Monde Romanus Pontifex (1455) bénit les expéditions de conquête des Espagnols (qu’est l’Amérique) recevra le nom d’Indes contre les païens et non plus seulement les musulmans. Elle occidentales. Le Portugal proteste en réclamant la négocia- autorise les transactions avec les infidèles à l’exception du tion d’un traité avec la Castille. Le traité de Tordesillas (1494) commerce des armes, des navires et d’autres matériels belli- modifie le tracé du méridien repoussé à 370 lieues à l’ouest queux. En 1481, par la bulle Æterni regis, le pape concède au des îles du Cap-Vert. Le Portugal reçoit explicitement toute roi du Portugal les territoires de l’Afrique jusqu’à la Guinée et nouvelle terre découverte à l’Est et profitera de cette exten- le droit d’exploiter les terres nouvelles à la condition de les sion occidentale pour revendiquer le Brésil. évangéliser. Deux ans plus tôt, en 1479, le traité d’Alcáçovas

22 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Planisphère d’Alberto Cantino, 1502, parchemin, 2,18 × 1,02 m, mainmise ottomane sur l’Égypte (1516) rendent encore plus Modène (Italie), Bibliothèque universitaire Estense. périlleux et onéreux un négoce qui demeure au xve siècle Ce précieux document cartographique dépeint le monde après les grands voyages d’exploration entrepris à la fin encore largement aux mains des Vénitiens. du xve siècle aux Amériques, en Afrique et en Inde. Mais la géopolitique mondiale se modifie brusquement La ligne de démarcation entre les territoires espagnols à la fin du siècle. En atteignant les côtes de l’Inde, les vais- et portugais est figurée par une épaisse ligne bleue définie par le traité de Tordesillas de 1494. seaux portugais se rapprochent considérablement des îles aux épices. En contournant le continent africain, puis en traversant l’océan Indien, les marins de Lisbonne court-­ circuitent les réseaux qui traversent l’Égypte et l’Empire entre la Castille et le Portugal met fin à la guerre entre les ottoman. De leur côté, les Castillans soutiennent un Génois, deux royaumes : il confirme la possession portugaise de Christophe Colomb, qui envisage de parvenir au Japon et en Madère, des Açores, du Cap-Vert et de la Guinée, alors que Chine par la voie occidentale. Il va sans dire que le souve- la Castille se contente des Canaries. rain qui s’emparera des Moluques deviendra le maître d’une En 1492, le voyage de Christophe Colomb change la prodigieuse source de richesses. donne : la Castille traverse l’Atlantique et met le cap sur Ces préoccupations économiques et politiques aiguisent l’Ouest. les discussions et les polémiques autour du tracé de l’anti­ méridien, c’est-à-dire de la ligne qui parcourt de pôle à pôle l’autre face du globe. Elle est virtuelle à l’époque du traité LA BATAILLE DES MOLUQUES de Tordesillas car aucun Européen n’a encore visité cette partie du monde. Au début du xvie siècle, pilotes, géographes Le partage du monde entre le Portugal et la Castille soulève et diplomates des deux bords s’acharnent à prouver les la question de l’accès à l’archipel des Moluques. Situées en droits de leurs souverains. En 1518, un transfuge portugais, Indonésie, ces îles produisent les épices que les consomma- Fernand de Magellan, propose d’atteindre les Moluques par teurs européens convoitent depuis des siècles : le clou de l’ouest. Il s’est associé à un cosmographe qui se fait fort de girofle, la cannelle, la noix de muscade. Indispensables à la démontrer à Charles Quint que les Moluques se situent dans conservation des aliments, ces produits s’arrachent à prix la partie du monde qui lui est échue. Le périple de Magellan, d’or, les taxes qui pèsent sur ce commerce en décuplent le terminé par Juan Sebastián Elcano, démontre que l’on peut prix et la route qui les achemine vers les ports européens est atteindre les Moluques par la route occidentale. Mais la lon- semée d’embûches. La chute de Constantinople (1453) et la gueur du voyage et les périls du détroit rendent cette voie

SOMMAIRE Le partage du monde (1493) 23 dossierhistoire-géographie

Dans l’esprit des bulles, l’impératif spirituel – le salut des âmes – est prioritaire alors que les retombées militaires, politiques et commerciales n’en sont que des résultantes. Du côté castillan et portugais, les intérêts spirituels et temporels sont inextricablement mêlés. Les décisions du Saint-Siège n’en jettent pas moins les bases de l’expansion ibérique sous la double forme de la colonisation et de la mission. À plus long terme, elles donnent le coup d’envoi de l’ensemble des colonialismes européens.

CRITIQUES ET RÉSISTANCES

L’opération menée entre la papauté et les puissances ibériques soulève des critiques et des résistances en Europe. Le monopole ibérique apparaît inacceptable aux yeux des autres princes catholiques. En France, François Ier proteste contre des décisions qui excluent la France de la domination du monde. À l’intérieur même de la Castille, le partage du globe suscite des controverses et des débats agités au sein des cloîtres et des universités. Les clercs en appellent à la conscience chrétienne de l’empereur. Les théologiens s’in- Pinturicchio, La Résurrection du Christ, 1492-1494, fresque, appartements quiètent des prérogatives reconnues au pape. Le successeur Borgia, salle des Mystères. Témoin de l’apparition divine, Alexandre VI de saint Pierre a-t-il le droit de partager le monde ? Exerce- (en bas à gauche) est drapé dans une chasuble dorée, tandis que le symbole papal, le trirègne – triple couronne des papes –, est posé au sol. Le pape t-il une suprématie universelle ? Les mondes lointains, par le est agenouillé, priant et contemplant la résurrection du Christ. seul fait qu’ils ne sont pas chrétiens, sont-ils voués à passer sous la férule d’un prince européen ? Peut-on réduire en esclavage les peuples qui s’opposent à la colonisation et/ou pratiquement inexploitable. Dans ces conditions, l’empereur à la christianisation ? Charles Quint reste ferme sur ses droits mais, en Flamand Les enseignements d’un dominicain, Francisco de Vitoria, avisé et toujours à court de liquidités, il concède au souve- abordent la plupart de ces points. Ils fixent un programme rain portugais l’exploitation des Moluques moyennant une d’action à l’échelle planétaire en édictant des principes et importante compensation financière. L’accord est conclu à des bornes à ne pas dépasser. Mais le cadre intellectuel du Saragosse en avril 1529. débat, la scolastique médiévale, en explique le caractère abstrait et désincarné, loin des réalités du terrain. Avec le dominicain Bartolomé de Las Casas, les discus- LES FONDEMENTS DE L’EXPANSION IBÉRIQUE sions prennent un tour plus virulent en prise sur le drame des Indes occidentales. La destruction des populations indi- Les bulles pontificales fixent un cadre programmatique sans gènes est dénoncée comme la conséquence de la conquête précédent, à vocation planétaire. Les conditions de prise de et de la colonisation, autrement dit comme la résultante du possession et de jouissance des terres extra-européennes partage du monde sanctionné par les bulles pontificales et sont déterminées avant même que celles-ci soient atteintes ratifié par le traité de Tordesillas. et occupées. C’est pourquoi les bulles sont censées s’appli- quer à toutes les terres disponibles, qu’elles soient connues ou encore inconnues. LA PREMIÈRE MONDIALISATION La définition d’un cadre juridique et éthique s’opère sous l’égide de la papauté qui tente ainsi de récupérer, sur Que les avertissements de Vitoria et les condamnations de les nouveaux mondes, le droit de regard qu’elle a perdu en Las Casas aient été ou non suivis d’effets, l’homme européen Europe occidentale. Ce cadre pose cependant des questions s’accoutume à réfléchir sur les rapports entre la chrétienté majeures : quels rapports la chrétienté occidentale doit-elle et le reste du monde. Pour la première fois, il s’interroge sur entretenir avec le reste du monde (qu’il soit musulman ou la position que l’Europe occidentale entend occuper sur le païen) ? A-t-on le droit de commercer sur toute la planète ? globe. Ce prodigieux élargissement des horizons déborde Toute conquête est-elle légitime ? Le devoir de christianiser les cadres politiques, géographiques et intellectuels hérités le monde entier justifie-t-il l’intervention militaire ? du Moyen Âge. Il s’appuie sur des avancées techniques et

24 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE des expériences humaines sans précédent. Le tracé de la Le globe terrestre, fac-similé, d’après l’original de Martin Behaim, ligne de démarcation entre l’hémisphère portugais et l’hé- vers 1492, Nuremberg (Allemagne), service cartographique de l’armée de terre espagnole, Madrid (Espagne). Plus vieux globe misphère espagnol a stimulé les progrès de la cartographie. au monde encore conservé, le globe Erdapfel de Martin Behaim Les conflits diplomatiques qui ne cessent d’opposer Séville reflète l’état des connaissances géographiques juste avant et Lisbonne confèrent un poids politique à leurs experts la première expédition de Christophe Colomb, puisque l’Amérique n’y est pas encore représentée. cosmographes. Les cartes ne sont plus simplement des réceptacles de connaissances plus ou moins imaginaires sur le reste du monde, elles signalent les terres nondum cognitae, encore inconnues et donc à coloniser. La carte dit l’avenir de À partir de l’Afrique orientale, les Portugais se sont bornés à l’expansion européenne. rejoindre les routes et les dynamiques commerciales qui ont L’image du monde qui se diffuse dans toute l’Europe précédé leur irruption sur les mers asiatiques. Dans l’océan reflète la prise de conscience de l’espace mondial que les Indien, en mer de Chine, au Japon et dans les Moluques, ce Européens envisagent de dominer. De multiples connexions sont les États de ces régions qui continuent de mener le jeu. ne cessent de s’établir entre les différentes parties du L’ère des bulles alexandrines prendra fin au xviie siècle. globe, contribuant à étendre et à dynamiser l’espace pla- En 1580, l’union des deux couronnes en avait marqué nétaire que sillonnent les Ibériques. Les routes portugaises l’apogée en plaçant l’Empire portugais et l’Empire espa- conduisent de Lisbonne à Goa, Macao et Nagasaki. Les gnol sous la domination d’un même prince, Philippe II. La routes ­castillanes, quant à elles, unissent Buenos Aires, ligne cesse, un temps, d’être un espace d’affrontement direct Carthagène des Indes et Veracruz à Séville, tandis qu’une sans disparaître pour autant. La révolte du Portugal en 1640 liaison régulière relie le Mexique à Manille : ce nouvel accès et plus encore la montée de nouvelles puissances coloniales aux richesses de la Chine via les Philippines (et plus seule- (France, Pays-Bas, Angleterre) mettent cependant un terme ment par l’océan Indien des Portugais) révèle à quel point, en aux prétentions ibériques et aux ambitions romaines. La quelques décen­­nies, les Ibériques sont parvenus à prendre mondialisation se poursuit alors sous d’autres formes et le globe en tenaille avec leurs flottes. dans le sillage d’autres nations. Plusieurs parties du monde, La mondialisation qui se met en place est essentielle- en Amérique et en Afrique, gardent néanmoins durablement ment maritime, portée par la circulation des hommes, des l’empreinte des bulles alexandrines. marchandises et des idées. L’émigration des Européens vers le Nouveau Monde, l’Afrique et l’Asie, les missions catho- liques envoyées dans le monde entier, les déportations de populations africaines vers l’Amérique (et à moindre degré vers l’Asie) mobilisent des centaines de milliers d’hommes SAVOIR + et de femmes loin de leur terre natale. Ces mouvements Bennassar Bartolomé, Bennassar Lucile, 1492. Un monde ont des conséquences aussi imprévisibles qu’incalculables : nouveau ?, Perrin, Paris, 2013. les vagues d’épidémies qui traversent les océans, la déci- Gruzinski Serge, Les Quatre Parties du monde. Histoire mation des sociétés amérindiennes du Nouveau Monde, les d’une mondialisation, Points, Paris, 2006. nouvelles populations métisses qui surgissent en Amérique, Ribot García Luis Antonio, Carrasco Martínez Adolfo, Fonseca sur les côtes de l’Afrique, dans l’Inde des Portugais et la Luis Adao da (dir.), El Tratado de Tordesillas y su época, Junta de Castilla y León, Valladolid, 1995. Manille des Espagnols. Rumeu de Armas Antonio, El Tratado de Tordesillas. Rivalidad Cette mondialisation ne se confond pas avec l’expan- hispano-lusa por el dominio de océanos y continentes, Mapfre, sion ibérique. Elle déborde la seule initiative européenne. Madrid, 1992.

SOMMAIRE Le partage du monde (1493) 25 dossierhistoire-géographie

Par Christine de Gemeaux, LA CONFÉRENCE professeure émérite, Université de Tours, Interactions Culturelles et Discursives DE BERLIN

À Berlin, en quelques mois entre 1884 et 1885, les grandes puissances s’entendent sur les conditions de leur installation en Afrique, scellant son destin pour les décennies à venir.

GÉNÉRALEMENT MÉCONNUE, souvent appelée « confé- ultramarines. Sa prime réticence s’inscrit dans la priorité rence sur le Congo » (Kongokonferenz) ou West Africa Conference, qu’il accorde à sa politique de sécurité continentale en la conférence de Berlin (15 novembre 1884-26 février 1885) Europe, le jeune Reich, dont l’unification est son œuvre, exerce une influence déterminante à la fois sur l’histoire de étant encore, dans les années 1870, relativement fragile et l’Afrique et sur le cours des colonisations européennes, dépourvu de marine. Mais il fait volte-face lors du discours aboutissant à établir les conditions de l’installation des du 26 juin 1884 au Reichstag. Pour des raisons de politique nations européennes en Afrique (principalement l’Alle- intérieure, sous prétexte de porter la civilisation en Afrique magne, la Grande-Bretagne, la France, la Belgique, les et de protéger les intérêts allemands hypothéqués par les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal et l’Italie), et à régler tant la empires coloniaux français et britannique, Bismarck cède question du Congo que celle de la navigation et du commerce à son opinion publique, aux lobbies des armateurs de la sur les grands fleuves africains. L’ère coloniale connaît Hanse désireux de remettre en question le commerce des ensuite sa plus forte expansion jusqu’à l’éclatement de la denrées coloniales presque aux seules mains des Français Première Guerre mondiale, la perte des colonies allemandes et des Anglais, mais également à une nouvelle vision de la suite au traité de Versailles de 1919, et la redistribution des géo­politique allemande incarnée notamment par Friedrich cartes africaines entre Occidentaux jusqu’à la période des Ratzel, géographe. Il veut désormais affirmer le statut de décolonisations. l’empire par une participation aux affaires coloniales et lance donc la conférence de 1884-1885 en arbitre de l’Europe. La colonisation du continent africain est par ailleurs ORGANISATION DE LA CONFÉRENCE issue d’une dynamique fondée sur le développement de l’ex- ET ENJEUX PRINCIPAUX ploration et des sciences, comme l’anthropologie et la géo- graphie. Au xviiie siècle, les grands explorateurs, également Organisée durant l’été 1884 par le chancelier allemand de brillants savants, sont européens : l’Allemand Wilhelm Otto von Bismarck avec l’ambassadeur de France, Alphonse von Humboldt ; le Français Louis Antoine de Bougainville Chodron de Courcel – afin de renouer le fil franco-allemand­ ou encore le Britannique James Cook. D’importantes entre- rompu après la guerre de 1870 et de faire pièce à la Grande- prises cartographiques, comme « Survey of India », voient Bretagne en outre-mer –, la conférence s’ouvre en novembre le jour, dès 1767, pour servir de base de connaissances à dans les locaux de la Wilhelmstrasse à Berlin. Cette la Grande-Bretagne. C’est désormais au tour du continent rencontre doit être examinée à l’aune de la rivalité coloniale africain – qui intéresse de plus en plus le Vieux Continent – franco-germano-britannique : c’est la « course au clocher » d’être exploré. Si la dynamique faiblit pendant les guerres ou le fameux Scramble for Africa, dans le contexte de l’expan- napoléoniennes (hormis dans l’entourage scientifique sion industrielle et économique et du haut-impérialisme de Napoléon en Égypte), elle repart de plus belle après le européen. Les rivalités nationales entre les grandes puis- congrès de Vienne de 1815, lorsque les Européens cherchent sances européennes sont alors à leur comble et les enjeux à de nouveaux débouchés après le blocus continental dont la fois politiques et économiques. l’Europe a souffert pendant l’épisode napoléonien. C’est La figure tutélaire de la conférence – même s’il n’y ainsi que la Société de géographie – la plus ancienne des assiste que fort peu – est ce même Otto von Bismarck, pour- sociétés de géographie au monde – voit le jour à Paris en tant initialement fondamentalement hostile aux aventures 1821, suivie de la Gesellschaft für Erdkunde à Berlin en

26 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Caricature de Draner, « La Conférence de Berlin », in L’Illustration, 3 janvier 1885. Outre l’absence notable des rois africains, cette caricature souligne la volonté de Bismarck de désamorcer les conflits entre les grandes puissances européennes grâce au partage de l’Afrique : « À chacun sa part, si l’on est bien sage » est sous-titré le dessin lors de sa publication.

1828, et de la Royal Geographic Society à Londres en 1830, les côtes. Aucun Africain ne participe à la conférence. La avec une fonction idéologique affichée : elles affirment le rivalité entre Savorgnan de Brazza et Stanley autour du concept de nation et la politique de souveraineté. Durant la Congo, le « Danube de l’Afrique » selon Bismarck, illustre seconde moitié du xixe siècle, des explorateurs et aventuriers l’instrumentalisation de la géographie par la politique sur – notamment les fameux David Livingstone et Henry Morton le continent africain. Quatre questions principales occupent Stanley pour le monde anglo-saxon ; Pierre Savorgnan de les esprits. Elles se retrouvent dans l’acte final qui s’était fixé Brazza pour la France et Carl Peters pour l’Allemagne – pour objectif de « régler dans un esprit de bonne entente ouvrent l’intérieur du continent africain, dont les Européens, mutuelle, les conditions les plus favorables au développe- jusqu’alors, ne connaissent que quelques portions du litto- ment du commerce et de la civilisation ». ral. Mais à l’époque de la conférence, les explorations sont La question de la traite esclavagiste est mise en avant, déjà entrées dans une phase de concurrence active entre même si le fond du problème n’est pas là. Le discours anti­ nations européennes. esclavagiste britannique, formulé à la veille de la conférence, vers 1883-1884, sert à justifier l’objectif de « civilisation » – colonisation – du continent. La traite est formellement QUATRE GRANDES QUESTIONS interdite dans le bassin du Congo et la recherche de l’amé- AU CENTRE DES DISCUSSIONS lioration du bien-être matériel et moral des populations indigènes est affirmée. Différentes nations occidentales, dont certaines n’ont La question du Congo est le prétexte initial à l’organi- aucune possession territoriale en Afrique (Suède, Danemark, sation de la conférence. Léopold II revendique en effet le États-Unis, Autriche-Hongrie, Russie), sont représentées à la Congo à des fins personnelles, s’estimant propriétaire de conférence. Deux experts européens – Henry Morton Stanley, cet immense territoire et de la force de travail de ses habi- l’homme du roi des Belges Léopold II, et Noël Ballay, ayant tants. Il persuade la France et l’Allemagne de la nécessité accompagné Brazza dans deux de ses expéditions – sont d’une entente sur l’Afrique, et prétend poursuivre avec son invités à éclairer les discussions des participants qui ne immense fortune une croisade en Afrique, sur les plans connaissent de l’Afrique – terra incognita –, au mieux, que scientifique, diplomatique et humanitaire. Mais il a négocié

SOMMAIRE La conférence de berlin 27 dossierhistoire-géographie

John Cary, « La nouvelle carte de l’Afrique », 1805, in Cary’s New Universal Atlas, Londres, 1808. Durant un siècle a figuré, sur les cartes de l’Afrique, une chaîne de montagne légendaire nommée « Kong » séparant le continent d’est en ouest et au sud de laquelle se trouvaient des territoires jusqu’alors inconnus.

en amont avec les Américains et avec Bismarck pour obtenir La question de l’occupation effective des territoires et celle des le contrôle des territoires convoités et obtient finalement tracés de frontières constituent les enjeux les plus importants. gain de cause en proposant de faire du bassin du Congo De fait, certaines puissances ont des prétentions territo- un espace commercial ouvert et étendu. Son projet d’État riales sans occuper ni gérer effectivement ces espaces, et indépendant du Congo (future République démocratique du les appétits sont grands. Cependant, rien n’est réellement Congo) est accepté, même si cela n’est pas consigné dans fixé. Le Portugal est au centre de cette discussion sur l’occu- l’acte final. Cet État existe du 30 avril 1885 au 15 novembre pation effective. Les navigateurs portugais ont en effet été 1908, dans les frontières artificiellement créées à Berlin. les premiers à prendre pied sur les côtes africaines dès le Léopold II sort ainsi gagnant de la conférence. xve siècle et à y planter des drapeaux, mais ils ne sont pas La question de la liberté de circulation sur les grands fleuves réellement installés dans les territoires concernés, ayant et le commerce est aussi abordée. Sont adoptés une décla- limité leur présence et leurs activités aux comptoirs de la ration sur la neutralité des territoires compris dans le côte. Lisbonne utilise ainsi vainement l’argument de l’an- bassin conventionnel du Congo, un acte de navigation cienneté, notamment pour la question de l’embouchure de ses affluents et des eaux assimilées – y compris le lac du Congo. Désormais, la puissance qui prendra possession Tanganyika et ses tributaires orientaux –, et également un d’un territoire devra adresser une notification aux autres acte de navigation du Niger. Le commerce de toutes les puissances afin qu’elles puissent éventuellement faire nations est ainsi déclaré jouir d’une complète liberté sur les valoir leurs réclamations (article 35 de l’acte). Toutes les fleuves. Les marchandises et les voyageurs sont affranchis puissances s’engagent à assurer l’existence d’une autorité de droit d’entrée et de transit. Les missionnaires, la liberté suffisante pour faire respecter les droits acquis. La confé- de religion et les voyageurs sont protégés. Une commission rence oblige de fait les pays rivaux à utiliser chaque repré- internationale de la navigation sur le Congo est fondée afin sentant de son pays comme un agent consulaire potentiel. de surveiller les principes proclamés. Les conditions du partage de l’Afrique sont fixées.

28 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Auteur inconnu, « Carte de l’Afrique », in Encyclopædia Britannica, R. S. Peale & Co, Chicago, 1890. Après la conférence de Berlin, l’Afrique se voit partagée entre la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique, le Portugal, l’Italie et l’Espagne.

part et d’autre du Rhin avec les discours de deux ténors de l’opposition : August Bebel du parti social-démocrate alle- mand au Reichstag et Georges Clemenceau à la Chambre des députés en France, dont la réponse du 30 juillet 1885 au discours colonialiste de Jules Ferry est passée à la postérité. Si les abus coloniaux au Congo sont dénoncés en 1903 dans le célèbre rapport de Roger Casement, l’heure est à l’affir- mation coloniale dont la conférence de Berlin a renforcé la tendance : les majorités européennes acceptent de plus en plus facilement le principe même de la colonisation. La conférence de Berlin se situe dans une continuité de l’expansion occidentale en Afrique ; elle représente une ­accélération et un enracinement territorial, un tournant ­politique dans le contexte des rivalités coloniales, et surtout une large ouverture au commerce. En l’espace de dix ans, l’Afrique passe de 10 % à plus de 90 % de territoires coloni- sés : toutes les côtes sont occupées, placées sous « protec- torat », sauf au Libéria et en Éthiopie ; la conquête des arrière-pays (Hinterland) est systématiquement poursuivie et les chancelleries européennes tracent arbitrairement des frontières en Afrique. Les conditions de la colonisation fixées dans l’acte final, cosigné par tous les plénipotentiaires, constituent une première approche en droit international sur le rapport à l’outre-mer. La conférence de Berlin, associée aux expositions internationales et coloniales qui prolifèrent en Europe de la fin du xixe siècle aux années 1930, nourrit une nouvelle perception du monde qui exclut totalement les RÉPERCUSSIONS ET CONSÉQUENCES populations locales. Le sens de la conférence est celui d’une mainmise européenne sur l’Afrique, dans la dynamique Les suites de la conférence sont notables : une véritable d’une nouvelle vague de mondialisation de la fin du xixe au ruée sur l’Afrique en découle et les forces armées des puis- début du xxe siècle. sances colonisatrices sont partout engagées et renforcées. Aussi l’histoire militaire coloniale s’accélère-t-elle nota- blement après 1885 et en particulier dans les années 1890. La présence des soldats permet à de nombreux colons de s’installer en Afrique et une politique de peuplement se développe dans certains pays (par exemple au Sud-Ouest africain, actuelle Namibie, sous protectorat allemand), tandis que d’autres sont soumis à l’exploitation des ressources. On assiste alors au développement des administrations colo- niales. Des résistances locales se manifestent, des révoltes indigènes éclatent et sont partout durement réprimées SAVOIR + (révoltes héréro et nama en Afrique du Sud-Ouest qui aboutissent au génocide de 1904-1907 ; révolte maji-maji au Calmettes Joël, Berlin 1885. La ruée sur l’Afrique, documentaire- Tanganyika, etc.). Les contre-discours des indigènes togo- fiction, 2011. lais contre Berlin montrent que les sujets de la prétendue Chamberlain Muriel Evelyn, The Scramble for Africa, Routledge, Abingdon-on-Thames, 2014. « colonie modèle » (Musterkolonie) ne sont pas restés muets Gemeaux Christine de, Lorin Amaury (dir.), L’Europe coloniale et se sont bien opposés à la colonisation. Des critiques anti­ et le grand tournant de la conférence de Berlin (1884-1885), coloniales s’expriment aussi en Europe, notamment de Le Manuscrit, Paris, coll. Carrefours d’Empires, 2013.

SOMMAIRE La conférence de berlin 29 dossierhistoire-géographie LA FRONTIÈRE

Par Pascal Dayez-Burgeon, chargé de recherche au CNRS INTERCORÉENNE

Unique, absurde et tragique à la fois, la frontière intercoréenne est un espace hors du temps, vestige d’une époque qui semble révolue mais témoigne d’enjeux géostratégiques bien actuels.

LA SCÈNE a fait le tour du monde. Entre deux baraque- nouvelle guerre mondiale : les Américains, les Soviétiques ments, deux soldats se font face : celui du Sud semble prêt et leurs alliés chinois se résignent au statu quo ante. Signé à en découdre, face à lui, celui du Nord le dévisage, impavide en juillet 1953, l’armistice de Panmunjeom scelle le destin et stoïque. Nous sommes sur la DMZ, la zone démilitarisée de la péninsule. Chaque bloc obtient sa Corée et la fron- qui coupe la péninsule coréenne, et plus précisément au tière, légèrement réorientée pour coller à la ligne de front, cœur de la JSA, la Joint Security Area, seul point de contact sur se mue en une DMZ infranchissable. Depuis, de tensions en cette frontière qui isole la république démocratique popu- périodes de rapprochement, comme celle que nous vivons laire de Corée, de la république de Corée. depuis janvier 2018, nous en sommes toujours là.

LE DERNIER VESTIGE DE LA GUERRE FROIDE LES PARADOXES DE L’UNITÉ CORÉENNE

D’évidence, la guerre froide sévit toujours en Corée. Tout Voilà trente ans qu’est tombé le mur de Berlin. Qu’attend ­l’atteste. L’arsenal déployé sur toute la zone, 248 kilomètres donc la Corée pour suivre le mouvement ? La réponse se de long pour 4 kilomètres de large : des milliers de batte- trouve à Pékin. À la guerre froide américano-­soviétique ries, de miradors, de chicanes barbelées, plus d’un million succède une guerre froide sino-américaine dont le pré- de mines. La mise en scène grandiloquente dont font preuve sident Donald Trump fait son cheval de bataille. La Corée les forces en présence : un million d’hommes, dont les trois sert à nouveau de terrain d’affrontement. La Chine veut quarts au Nord. Et surtout, le souvenir entretenu de décen- conserver son influence historique sur un Nord dont elle nies d’incidents : incursions de transfuges, fusillades fréné- tient l’économie à bout de bras, tandis que les États-Unis tiques et tunnels d’invasion, qui rappellent qu’en l’absence entendent rester au Sud où ils se sont durement battus, où de traité de paix, les deux Corées sont toujours en guerre. 28 000 hommes sont en faction et où le système antimis- En 1945, les Alliés promettent à la Corée de lui rendre sile Thaad (Terminal High Altitude Area Defense) vient d’être son indépendance, confisquée en 1910 par le Japon. Mais, implanté (avril 2017). La frontière intercoréenne est une fron- ne la jugeant pas fiable, ils optent pour une sorte de condo- tière américano-chinoise. minium, avec le 38e parallèle comme ligne de démarcation. Ajoutons à cela que la « crevette » coréenne, pour Dean Rusk, secrétaire d’État sous John Kennedy et Lyndon reprendre un proverbe local, a toujours eu maille à partir Johnson, raconte qu’il fit cette proposition dans l’urgence avec les « baleines » ses voisines qui cherchent à la gober. Ni à partir d’une carte de la revue National Geographic et, qu’à le Japon ni la Russie n’envisagent non plus d’un œil favorable son étonnement, Moscou accepta. On pense alors la mesure la réunification de la Corée dont le poids démographique provisoire. De fait, malgré des tensions croissantes et la (52 millions au Sud, 25 millions au Nord), économique et création de deux républiques séparées (été 1948), la fron- militaire serait une concurrence fâcheuse. En affaiblissant tière reste poreuse. Pourchassés au Nord, les propriétaires la péninsule, la DMZ sert leurs intérêts. terriens passent au Sud par milliers, les progressistes, eux, C’est également le rôle des autres frontières coréennes choisissent le Nord. qui prolongent au fond la DMZ : la frontière symbolique Mais la guerre de Corée (1950-1953) change tout. Elle que représente Tokdo, îlots en mer de l’Est (que les Japonais fait trois millions de morts et menace de dégénérer en appellent mer du Japon) qui appartiennent au Sud mais que

30 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Rencontre de Kim Jong-un, président de la Corée du Nord (à gauche) avec Moon Jae-in, président de la Corée du Sud (à droite), sur la zone coréenne démilitarisée, à Panmunjeom, le 27 avril 2018. Lors de cette rencontre, les deux hommes ont signé la Déclaration de Panmunjeom dans laquelle ils s’engagent notamment à une dénucléarisation complète de la péninsule, ouvrant la porte à un processus de paix.

déclarations patriotiques, ils le souhaitent eux-mêmes. Au Nord, on est prêt à se battre plutôt que de renoncer à son identité. Quant au Sud, qui voudrait vraiment sacrifier la prospérité à l’annexion d’un pays au PIB cinquante fois moindre, sans parler du risque d’immigration massive ? Aussi, la réunification n’entraînerait pas forcément l’ouver- ture de la frontière. Tokyo réclame, attisant les tensions avec Séoul ; et surtout C’est donc plutôt vers une mutation que s’acheminent la frontière qui sépare la Chine de la Corée du Nord. Six les Coréens. À la frontière-clôture devrait succéder une fois plus longue que la DMZ, relativement facile à franchir, ­frontière-sas. Depuis 2018, la symbolique politique va dans celle-ci sert de poumon économique à Pyongyang, mais ce sens. C’est sur la DMZ que Kim Jong-un rencontre son aussi de moyen de pression pour Pékin qui l’entrouvre homologue Moon Jae-in en avril et mai 2018, avant de l’in- ou la ferme à volonté. Plus d’un million de Coréens d’ori- viter à Pyongyang, et que le dialogue avec le président Trump gine vivent sur l’autre rive, dans cette « troisième Corée » reprend en juin 2019 après l’échec du Sommet de Hanoï (Maurus, voir Savoir +) que constitue la préfecture chinoise en février 2019. C’est également sur la DMZ que s’opèrent de Yanbian. La Chine y bâillonne tout irrédentisme : la Corée les premiers changements : déminage, démantèlement doit rester sous contrôle. de postes militaires, reconnexion de routes et de voies de Enfin, la Corée unifiée est surtout un mythe. Poli­tique­ ­ chemin de fer, ouverture d’un bureau de liaison qui tient ment, elle ne s’impose qu’au xve siècle, sous l’ère Joseon, sans lieu d’ambassade officieuse. jamais venir à bout des particularismes locaux. Aujourd’hui L’objectif est, à terme, de doter les deux Corées d’un encore, l’animosité des provinces du Gyeongsang (sud-est) et patrimoine commun. Le Sommet intercoréen de 2000 privi- du Jeolla (sud-ouest) n’a rien à envier à celle des Flamands légie la coopération économique en ouvrant une zone indus- pour les Wallons. Géographiquement, la Corée des villes trielle à Gaeseong, à l’ouest de la JSA, et un complexe tou- n’est pas celle des champs, pas plus que celle des mon- ristique dans les monts du Diamant, à l’est. Mais elle ne tagnes du Nord n’équivaut à celle des rizières du Sud. À la résiste pas aux six essais nucléaires auxquels Pyongyang se fin du xixe siècle, Tokyo et Moscou envisagent déjà de se livre depuis octobre 2006 et ne peut reprendre tant que le partager le pays à partir du 38e parallèle, jusqu’à ce que la Nord est l’objet de sanctions. On se réoriente donc vers une victoire du Japon sur la flotte russe en mai 1905 lui livre coopération culturelle et environnementale, la DMZ s’étant toute la péninsule. En somme, la DMZ est un drame, mais transformée en une réserve naturelle d’une étonnante pas une nouveauté. richesse, digne d’être inscrite au patrimoine de l’Unesco. En somme, la Corée rêve à son tour d’une « nouvelle frontière » : une frontière qui n’opposerait plus mais qui permettrait au VERS UNE NOUVELLE FRONTIÈRE Nord et au Sud de converger.

Contrairement à ce que l’on croit souvent, la frontière intercoréenne n’est pas vouée à disparaître. Les Coréens la SAVOIR + vivent bien sûr comme une souffrance et une injustice, à l’instar de l’occupation japonaise. C’est le message de Joint Dayez-Burgeon Pascal, Histoire de la Corée. Des origines à nos jours, Tallandier, Paris, 2019. Security Area (2000), le beau film de Park Chan-wook, dans Gelézeau Valérie (dir.), La Corée en miettes. Régions et territoires, lequel soldats du Nord et du Sud fraternisent sur la DMZ : L’Harmattan, Paris, 2005. « En fin de compte, nous formons un même peuple. » Sur Guichard Justine, « La frontière intercoréenne, par-delà la guerre le drapeau de la Corée unifiée qu’arborent désormais les froide », in Ceriscope Frontières, 2011. [En ligne] ceriscope.sciences-po. sportifs coréens, la frontière n’apparaît pas, comme si elle fr/content/part3/la-frontiere-inter-coreenne-par-dela-la-guerre-froide. n’avait jamais existé. Jones Ed, exposition « Les deux Corées – Voyage à travers la péninsule », 2019. [En ligne] visapourlimage.com/festival/expositions/ Mais les Coréens sont pragmatiques et savent que les les-deux-corees-voyage-a-travers-la-peninsule. « baleines » ne toléreraient pas que la « crevette coréenne » Maurus Patrick, « La Troisième Corée », in Le Débat, no 198, 2018, rassemble ses forces. Il n’est même pas sûr qu’au-delà des p. 112-117.

SOMMAIRE La frontière intercoréenne 31 dossierhistoire-géographie LA LIGNE

Par Thomas Serrier, professeur, université de Lille (IRHiS) ODER-NEISSE

La frontière entre l’Allemagne et la Pologne, sur l’Oder et la Neisse, est le fruit d’une histoire mouvementée et violente, dont le tracé échappe largement à la volonté des deux pays.

LA FRONTIÈRE GERMANO-POLONAISE frappe par sa L’effondrement du IIIe Reich rejette la frontière germano-­ grande élasticité au cours du xxe siècle. Rappelons qu’elle polonaise sur l’Oder et la Neisse occidentale. La « ligne Oder- n’existe plus au xixe siècle, le troisième et dernier partage Neisse », fixée le 2 août 1945 par les Trois Grands durant de 1795 ayant rayé de la carte la Pologne, devenue carrefour la conférence de Potsdam, signifie la perte d’un quart du d’empires. L’effondrement de la Russie, de l’Allemagne et de territoire allemand (par rapport à l’année de référence 1937) l’Autriche-Hongrie mène à sa reconstitution en 1918. Mais et la partition de trois villes, Francfort-sur-l’Oder, Guben et le tout jeune État est aussitôt contesté dans son tracé, voire Görlitz. Les territoires à l’Est de cette ligne sont placés sous dans son existence. administration polonaise, « provisoire » selon l’accord. Mais la décision de procéder au « transfert » de l’ensemble de la population allemande, imposée d’une main de fer par UNE FRONTIÈRE DANS LA TOURMENTE, Staline, et acceptée de bon gré par un Churchill désireux 1919-1945 d’assécher le contentieux interethnique germano-polonais de l’entre-deux-guerres, entérine une translation irréver- À l’Ouest, où il englobe une forte minorité allemande dans sible. Parmi les 7 millions d’Allemands des terres orientales des régions annexées à l’Empire bismarckien (Poméranie, du Reich (Silésie, Prusse orientale, Poméranie et Brandebourg région de Posen/Pozna ´n, moitié de la Haute-Silésie), l’État oriental), ceux qui n’ont pas fui devant l’armée Rouge dans s’impose dans la douleur d’actions paramilitaires et de trac- l’hiver 1945 font l’objet, tout au long de l’année 1946 (et tations diplomatiques. De plus, le « corridor de Danzig », encore en 1947 et 1948), d’un « transfert » cyniquement qui garantit à la Pologne un accès à la mer, coupe la Prusse présenté comme « ordonné et humain ». Ils constituent la orientale du reste du Reich. Aussi, en 1920, le camp alle- majeure partie des 12 millions d’Allemands chassés d’Eu- mand l’emporte largement lors des référendums d’auto­ rope centrale et refoulés à l’Ouest de l’Oder après 1945. À leur détermination à Marienwerder et Allenstein : Danzig, peuplé place s’installent, ou sont installés, 5 millions de Polonais, à 96 % d’Allemands, est placé sous le statut de Ville libre de Pologne centrale ou des confins (kresy) à l’Est du Boug, sous contrôle de la Société des nations. Englobant jusqu’aux annexés par l’Union soviétique. sociaux-démocrates, le révisionnisme frontalier est général en Allemagne avant 1933. L’irrédentisme s’exprime par une agitation nationaliste autour de l’inacceptable « frontière en 1950, 1970, 1990 : sang » (blutende Grenze). UNE RECONNAISSANCE EN TROIS TEMPS Première étape dans la quête « d’espace vital » (Lebens­ raum) à l’Est, la remise en cause du traité de Versailles, et Jusqu’en 1989, la « ligne Oder-Neisse » est l’objet d’une donc de cette frontière, est au cœur du nazisme : l’attaque reconnaissance incomplète, en suspens. Les raisons du de la Pologne par Hitler le 1er septembre 1939 précipite blocage tiennent à l’enchevêtrement inextricable de cet la Seconde Guerre mondiale. Sur place, l’occupant nazi enjeu avec trois mémoires aussi vives que délicates dans distingue les territoires annexés au Grand Reich, et soumis le contexte de la guerre froide : les mémoires traumatiques à une germanisation forcée, et le Gouvernement général de liées au grand maelström de populations ; la mémoire Pologne, espace-rebut dédié à l’asservissement de la popu- défendue, en République démocratique allemande (RDA) lation slave et à l’extermination des Juifs. et en république populaire de Pologne (RPP), du rôle de

32 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE soit quarante-cinq ans après 1945 et vingt ans après l’étape, décisive, de la reconnaissance de facto par Willy Brandt lors de son voyage en Pologne en décembre 1970, premier voyage d’un chancelier ouest-allemand en Pologne. Marqué par la signature du traité de Varsovie le 7 décembre, ce voyage entre dans l’histoire lorsque le chancelier tombe à genoux au pied du mémorial du ghetto de Varsovie. Le chemin est long pour faire admettre l’irréversibi- lité de la frontière, face au flot de mémorandums souli- gnant son caractère provisoire et l’atteinte au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Jusque dans les années 1960, des campagnes d’affiches d’associations de réfugiés (Landsmannschaften), mais aussi, pour des raisons purement électorales, du parti chrétien-démocrate, représentent une Allemagne démembrée et disent, en des couleurs criardes, « Non à la tripartition » (sous-entendue entre RFA à l’ouest, RDA au centre et annexions polonaises à l’est). En 1960, le fond d’écran des bulletins météo de la chaîne publique ARD continue de montrer « toute l’Allemagne », englobant l’est de l’Oder et les villes de Stettin et Breslau, situées en Pologne. Si Brandt n’a de cesse de répéter que « rien n’a été perdu qui ne l’ait déjà été par le IIIe Reich », sa « nouvelle politique vers l’Est » (Ostpolitik) est qualifiée d’« abandon » et de « trahison » par une frange minoritaire mais bruyante de l’opinion. La RPP, enfin, coincée entre les non-dits et la nécessité de se légitimer auprès de sa propre population, développe après 1945 le mythe des « territoires recouvrés » (ziemie odzyskane) affirmant, contre toute apparence, l’appartenance Affiche de campagne électorale de l’Union chrétienne- pluri­séculaire des « terres du Nord et de l’Ouest » depuis les démocrate d’Allemagne (CDU), mars-avril 1947. temps médiévaux de la dynastie des Piast… Elle use et abuse La CDU invite le peuple allemand à refuser la ligne Oder-Neisse ayant entraîné une perte de son territoire : également de la carte des ressentiments germanophobes, « Jamais de ligne Oder-Neisse. Votez CDU ». sans duper l’opposition. La frontière germano-polonaise donne ainsi lieu à des représentations tronquées de part et d’autre avant 1989. La Staline dans les annexions territoriales et les déplacements chute du rideau de fer bouleverse la donne. L’heure est à la forcés ; et la mémoire douloureuse, en république fédérale coopération frontalière et à la redécouverte des racines alle- d’Allemagne (RFA), des responsabilités durant le nazisme mandes, de Gda ´nsk (Danzig) à Wrocław (Breslau). Après la et la guerre (si ce n’est plus loin dans le temps) ayant in génération d’écrivains allemands d’après-guerre, embléma- fine conduit à la disparition de « l’Est allemand » (deutscher tisée par Günter Grass, l’auteur de la Trilogie de Danzig (1959- Osten). Fondamentale, cette dernière question est volon- 1963), ce sont aujourd’hui des auteurs polonais comme tiers refoulée au profit d’un récit victimaire, ne commen- Paweł Huelle ou Olga Tokarczuk, nobelisée en 2018, qui s’em- çant qu’en 1945 pour mieux mettre en avant l’injustice et la parent du passé de l’aire géo-historique germano-polonaise violence subies par les « expulsés » allemands chassés de et de sa matière complexe et profuse. leur « patrie » (Heimatvertriebene). Le premier pas réunit la RDA et la RPP. Sous la pression soviétique, Berlin-Est signe dès 1950 le traité de Görlitz. La SAVOIR + ligne Oder-Neisse y est qualifiée de « frontière intangible de la paix et de l’amitié ». Jusqu’en 1989, à défaut d’un réel Serrier Thomas, Weber Pierre-Frédéric (dir.), « Allemagne-Pologne au xxie siècle : une normalisation inachevée ? », in Allemagne approfondissement des relations polono-est-allemandes, la d’aujourd’hui, no 228, avril-juin 2019. RDA se sert de cette reconnaissance précoce pour prouver le Serrier Thomas, « Transferts mémoriels et appropriation du passé progressisme du camp antifasciste face au « revanchisme » dans les anciens territoires allemands de la Pologne contemporaine », présumé de Bonn. in Daniel Baric et al. (dir.), Mémoire et histoire en Europe centrale et orientale, PUR, Rennes, 2011, p. 197-208. De fait et par contraste, la reconnaissance par la RFA Weber Pierre-Frédéric, Le Triangle RFA-RDA-Pologne (1961-1975). est extrêmement lente. Elle n’a lieu officiellement de jure Guerre froide et normalisation des rapports germano-polonais, que le 14 novembre 1990, dans le sillage de la Réunification, L’Harmattan, Paris, 2007.

SOMMAIRE La ligne oder-neisse 33 dossierhistoire-géographie LES FONDS MARINS,

Par Catherine Mével, directrice de recherche DERNIÈRE émérite, CNRS, Institut de physique du globe de Paris FRONTIÈRE

L’étude des fonds marins permet de mieux comprendre la Terre. Grâce à l’évolution des techniques d’exploration, ils deviennent, à mesure qu’on les dévoile, des enjeux économiques.

LES OCÉANS ET LES MERS recouvrent les deux tiers de peut être progressive, comme sur les marges de l’Atlantique, la surface de la planète. Ce milieu hostile, plongé dans le noir ou soulignée par une profonde fosse, comme sur le pourtour et soumis à de fortes pressions, est longtemps resté inex- du Pacifique. Mais ce qui frappe alors, c’est la découverte ploré. Les avancées sur la connaissance des grands fonds et de l’énorme chaîne de montagnes continue qui parcourt le le fonctionnement de la Terre vont de pair avec celles des fond des océans sur plus de 60 000 km de long, la dorsale technologies permettant leur investigation. Les progrès des médio-océanique. navires océanographiques et le développement des engins Avec la découverte des anomalies magnétiques, cette sous-marins jouent ici un rôle crucial. nouvelle vision des fonds marins contribue à la révolution des sciences de la Terre dans les années 1960 : on admet que la Terre est une planète dynamique dont la croûte externe LE RELIEF DES GRANDS FONDS est constituée d’une mosaïque de plaques rigides, épaisses ET LA TECTONIQUE DES PLAQUES d’une centaine de kilomètres en moyenne, se déplaçant en continu sur une couche plastique, partiellement fondue. Ce n’est que lorsque le fil à plomb est détrôné par le son- Les plaques se forment aux dorsales océaniques par apport deur acoustique au début du xxe siècle, que les fonds océa- d’énormes quantités de magma issu des profondeurs, se niques commencent à être dévoilés. La mesure désormais déplacent latéralement, entraînant les éventuels continents possible des profondeurs, que l’on nomme « bathymétrie », qui y sont ancrés, et se détruisent en s’enfonçant vers l’in- révèle alors de vastes espaces sous-marins, étonnamment térieur du globe aux zones de subduction. accidentés. Dès les années 1920, la présence, au milieu de l’Atlantique Nord, d’une énorme chaîne de montagne, domi- nant de plus de 2 000 m les plaines environnantes, est mise PROGRÈS DE LA BATHYMÉTRIE en évidence grâce au navire allemand Meteor. Le pas déci- ET NOUVELLES AVANCÉES SCIENTIFIQUES sif est franchi dans les années 1950 aux États-Unis : Bruce Heezen et Mary Tharp compilent les profils bathymétriques Dans les années 1970, un énorme progrès est réalisé avec le acquis avec des sondeurs acoustiques et publient une carte développement des sondeurs multifaisceaux permettant de physiographique de l’Atlantique Nord en 1959, suivie par cartographier un couloir dont la largeur dépend de la profon- la carte globale des fonds océaniques, qui suscite un vif deur et de l’angle de répartition des faisceaux. Les sondeurs retentissement. Au-delà du plateau continental, les marges modernes cartographient une bande de terrain de 5,5 fois continentales font la transition avec les grandes plaines la profondeur d’eau, avec une précision de l’ordre de la abyssales de 4 000 à 5 000 m de profondeur. Cette transition dizaine de mètres. Cependant, la collecte des données reste

34 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Colonie de crevettes sur une cheminée hydrothermale La morphologie des dorsales dépend de leur vitesse d’ouver- de la dorsale médio-Atlantique, photographie prise ture, qui varie de plus de 20 centimètres à quelques milli- par le Nautile pendant la campagne Momardream en 2007. Ce site, appelé « Rainbow » et situé à 2 300 m de profondeur, mètres par an. Plus la vitesse est lente, plus le relief des compte une vingtaine de cheminées actives dont les fluides, dorsales est accidenté, traduisant des variations dans l’ap- très acides et riches en métaux, peuvent dépasser 350 °C. port de magma. L’apport plus faible aux dorsales lentes favo- Sa faune est dominée par des essaims de crevettes aveugles. rise ainsi la déformation et la formation de vallées axiales profondes bordées de nombreuses failles. Localement, l’ap- très lente puisque les navires se déplacent à une vitesse port magmatique peut être quasiment nul : l’expansion de l’ordre de 10 nœuds (environ 19 km/h). Actuellement, océanique est alors accommodée par de très grandes failles environ 15 % des fonds océaniques sont cartographiés. qui remontent à l’affleurement des roches originaires du Développés dans les années 1980, les satellites alti- manteau terrestre. On cerne également mieux la genèse métriques nous apportent une nouvelle vision. Les reliefs des îles océaniques, telles que Hawaii, La Réunion, Tahiti, sous-marins influent sur la topographie de la surface des qui hérissent les grands fonds et dont l’origine est liée à la océans à travers la répartition des masses. Avec les radars remontée de panaches issus des grandes profondeurs de altimétriques, on peut mesurer des variations centimé- la Terre, à la limite du manteau et du noyau. Enfin, le fonc- triques de cette surface et, en modélisant la nature du fond, tionnement des zones de subduction, où la friction entre prédire la bathymétrie. Au début des années 1990, l’équipe les plaques déclenche les séismes les plus dévastateurs et de David Sandwell, aux États-Unis, produit les premières les tsunamis associés, est aujourd’hui mieux appréhendé. cartes prédites de la bathymétrie globale, avec une précision kilométrique. Améliorées constamment, ces cartes globales sont un outil inestimable pour la communauté scientifique. DES PAYSAGES INSOUPÇONNÉS Néanmoins, leur faible résolution ne leur permet en aucun RÉVÉLÉS PAR L’OBSERVATION DIRECTE cas de remplacer les données acquises depuis les navires. Ces nouvelles données, parallèlement aux progrès de la Naturellement, on ne peut se contenter de cartes, si précises géophysique marine et à l’étude des échantillons collectés soient-elles : l’observation et l’échantillonnage in situ des par dragage, permettent d’affiner notre compréhension de la fonds marins s’imposent pour les scientifiques. Mais les tectonique des plaques en ciblant mieux les objets d’étude. conditions hostiles nécessitent la mise en œuvre d’une

SOMMAIRE Les fonds marins, dernière frontière 35 dossierhistoire-géographie

instrumentation sous-marine sophistiquée pour résister colonies biologiques foisonnantes installées sur ces champs aux fortes pressions. Les premiers pas sont réalisés dans hydrothermaux. Dans ces conditions extrêmes, loin de la les années 1950 avec les premiers bathyscaphes. En 1960, lumière et à des températures et des pressions particuliè­ Jacques Piccard atteint 10 916 m à bord du Trieste dans la rement élevées, prolifèrent des bactéries dont l’énergie est fosse des Mariannes, le point le plus profond des océans. fournie par la chimiosynthèse de substances dissoutes dans Sous la pression des scientifiques commence le dévelop- le fluide hydrothermal (fer, soufre, méthane). Elles consti- pement d’engins submersibles habités et équipés de bras tuent la base de la chaîne alimentaire d’une faune extraordi- manipulateurs. En 1964, les États-Unis lancent le submer- naire composée de spectaculaires tubes de vers, de myriades sible Alvin, plongeant jusqu’à 2 400 m de profondeur. En de crevettes, de moules, de crabes, etc., contrastant avec la France, en 1969, le Centre national pour l’exploitation des quasi-absence de vie dans les plaines abyssales environ- océans (Cnexo, ancêtre de l’actuel Ifremer, Institut français nantes. Ce milieu si particulier fascine les biologistes qui de recherche pour l’exploitation de la mer) lance la Cyana, le considèrent comme un possible analogue des conditions qui plonge à 3 000 m. Dans le cadre de l’opération Famous, les d’apparition de la vie sur Terre. deux pionniers français et américain unissent leurs savoirs pour la première fois : Cyana et Alvin se donnent un rendez- vous mémorable en 1974 sur la dorsale médio-Atlantique­ et LA RÉVOLUTION ROBOTIQUE en rapportent les premières images et échantillons prélevés in situ. Depuis, les capacités des submersibles ont été éten- Avec les progrès de la robotique, les submersibles habités dues. L’Alvin et le Nautile de l’Ifremer plongent respective- tendent à laisser la place aux robots téléopérés manœuvrés ment jusqu’à 4 500 m et 6 000 m, le Shinkai japonais jusqu’à à partir des navires de surface, même si rien ne remplace 6 500 m et le Jiaolong chinois jusqu’à 7 000 m. Le nombre de vraiment l’œil humain pour l’observation. Les ROV (remotely submersibles habités capables de plonger à plus de 2 000 m operated underwater vehicles), robots reliés au navire par un reste toutefois très limité. câble électroporteur qui transmet des images en temps réel L’exploration systématique des dorsales océaniques, sur des écrans, permettent de guider l’échantillonnage et système volcanique actif le plus important de notre planète, la mise en œuvre d’instruments de mesure à l’aide de bras dévoile des joyaux insoupçonnés. Avec l’Alvin, on découvre manipulateurs opérés depuis le navire. Le Victor, lancé par en 1977 la première source hydrothermale sur la dorsale l’Ifremer en 1999, peut plonger jusqu’à 6 000 m de fond et des Galapagos. Depuis, des dizaines, réparties sur toutes les être équipé de capteurs variés. Les ROV sont par ailleurs très dorsales du globe, ont été décelées. Ces sources chaudes utilisés par l’industrie pétrolière. sont la manifestation en surface de circulations hydrother- Depuis une vingtaine d’années, on utilise des engins males générées par la chaleur magmatique en profondeur. véritablement autonomes, programmés avant leur mise à L’eau de mer s’infiltre dans la croûte océanique fracturée, l’eau. Ces AUV (autonomous underwater vehicles) facilitent se réchauffe progressivement, s’acidifie et se charge en l’acquisition de différents types de données : la bathymé- soufre et en métaux avant d’être expulsée à des tempéra- trie à haute résolution, les mesures physiques ou chimiques tures de l’ordre de 350 °C. Au contact de l’eau de mer froide, dans la colonne d’eau. Leur mise en œuvre est beaucoup le fluide hydrothermal précipite des particules formant plus simple que celle des ROV mais ils ne permettent pas un spectaculaire fumeur noir autour duquel se construit les manipulations : les deux sont ainsi complémentaires. une cheminée, constituée de sulfures polymétalliques, qui Avec ces engins robotisés, les scientifiques travaillent peut dépasser les 30 m de haut. L’autre surprise vient des quasiment aux mêmes échelles qu’en milieu continental

Vue en 3D du relief de l’axe de la dorsale médio-Atlantique vers 37° nord. Données acquises avec le sondeur multifaisceaux (résolution 40 m) du navire océanographique Atalante pendant la campagne SudAçores, en 1998. Cette campagne a permis de montrer que des apports magmatiques exceptionnels provenant du point chaud des Açores au Miocène ont généré la construction d’un vaste plateau volcanique à l’axe de la dorsale médio-Atlantique.

36 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Poste de pilotage du ROV Victor 6000 sur le navire océanographique Pourquoi Pas ? pendant la campagne Odemar, en 2013. Cette campagne a notamment permis d’étudier l’origine, la nature et l’évolution de grandes failles de détachement à l’axe de la dorsale médio-Atlantique.

sources hydrothermales contiennent, quant à eux, cuivre, fer, zinc et, en faibles quantités, argent, or, cobalt, mercure, plomb. Ces dépôts pourraient faire l’objet d’une exploitation minière si les cours des métaux explosaient. L’exploitation de ces ressources, qui doit se faire dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, soulève des problèmes juridiques et politiques liés à la compétition entre les nations. Les ressources sous-marines avec des cartes bathymétriques haute résolution d’une côtières sont exploitées dans le cadre bien établi des zones précision centimétrique. Celles-ci servent de base à l’échan- économiques exclusives (ZEE). La Commission des limites du tillonnage in situ et à la manipulation d’instruments de plateau continental, qui dépend de l’ONU, offre aux nations mesure. Il est aujourd’hui possible d’installer des observa- la possibilité d’étendre leur ZEE de 200 jusqu’à 350 milles toires sur le fond de la mer pour la mesure à long terme marins, à condition de démontrer la continuité morpholo- de paramètres tels que la sismicité, la température ou les gique et géologique de la marge. Certains des dossiers sou- courants. Images optiques et levés bathymétriques servent mis soulèvent des questions sensibles, voire conflictuelles à l’élaboration de modèles 3D qui rendent plus concrète entre pays voisins. L’océan Arctique, potentiellement riche la perception des reliefs et des paysages sous-marins et en hydrocarbures, attise ainsi les convoitises de ses rive- permettent de quantifier plus facilement les objets. Mais il rains. Au-delà des ZEE, les eaux internationales des grands faut garder à l’esprit que l’étude des grands fonds à de très fonds sont soumises à l’Autorité internationale des fonds grandes précisions induit une instrumentation coûteuse, marins (ISA, International Seabed Authority) qui dépend éga- lourde à mettre en œuvre, ainsi que des temps d’acquisition lement de l’ONU. Sous la pression des États, l’ISA a attribué très lents. Les zones étudiées à haute résolution sont encore des contrats de quinze ans pour l’exploration des ressources extrêmement localisées. (nodules, encroûtements et sulfures polymétalliques), phase préparatoire à une éventuelle exploitation. Malgré une ren- tabilité incertaine, les États se positionnent déjà. DES RESSOURCES CONVOITÉES Au-delà des problèmes politiques et juridiques, l’exploi- tation potentielle des ressources sous-marines génère des L’exploration systématique des grands fonds océaniques y inquiétudes au sujet de l’impact sur des écosystèmes très révèle l’existence de ressources qui deviennent potentiel- fragiles. L’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater lement intéressantes avec les avancées technologiques. La Horizon, dans le golfe du Mexique en 2010, a provoqué raréfaction des combustibles fossiles et des métaux conduit d’énormes dégâts environnementaux. Les scientifiques les industriels à s’intéresser à des gisements dont l’exploi- tirent la sonnette d’alarme et s’impliquent à sensibiliser les tation, inenvisageable économiquement il y a quelques industriels et les États aux bonnes pratiques environnemen- dizaines d’années, peut devenir rentable avec la hausse du tales, en particulier pour les grands fonds qui ne connaissent, prix des matières premières dans un contexte géostratégique en réalité, aucune frontière. sensible. Ainsi, l’exploitation du pétrole offshore se déve- loppe : 30 % des hydrocarbures actuellement exploités pro- viennent des marges continentales, à des profondeurs d’eau de plus en plus grandes, jusqu’à 3 000 m. La découverte des hydrates de gaz, constitués de méthane piégé à l’état solide SAVOIR + dans les sédiments des marges continentales, constitue Euzen Agathe, Gaill Françoise, Lacroix Denis et al. (dir.), L’Océan potentiellement une nouvelle source d’énergie. Cependant, à découvert, CNRS Éditions, Paris, 2017. son exploitation pose toujours des problèmes techniques. Par Fouquet Yves, Lacroix Denis, Les Ressources minérales marines ailleurs, des nodules polymétalliques, concrétions d’oxyde profondes. Étude prospective à l’horizon 2030, Quæ, Versailles, 2012. de fer et de manganèse riches en cuivre, cobalt et nickel, ont Kornprobst Jacques, Laverne Christine, À la conquête des grands fonds, Quæ, Versailles, 2011. été dragués dès la fin du xixe siècle. Depuis, des milliers de Lagabrielle Yves, Maury René, Renard Maurice, Mémo visuel kilomètres carrés d’encroûtements riches en cobalt et en de géologie. L’essentiel en fiches. Licence, prépas, Capes, Dunod, platine ont été découverts. Les sulfures polymétalliques des Malakoff, 2017.

SOMMAIRE Les fonds marins, dernière frontière 37 dossierhistoire-géographie EUROPE, GUERRE Par Pascal Orcier, professeur agrégé en géographie, lycée Beaussier, La -sur-Mer ET FRONTIÈRES

Entre 1918 et 1949, les guerres remodèlent profondément l’Europe, au gré des idéaux, des volontés des peuples, mais aussi des impératifs géopolitiques et des intérêts des grandes puissances.

L’EUROPE EST MARQUÉE par plusieurs siècles de réor- se veut une feuille de route de la résolution du conflit, une ganisation politique, conséquence de rapports de force et de contribution américaine à un conflit entre acteurs essen- systèmes d’alliances engendrés par des périodes de conflits. tiellement européens. Ce discours officialise et idéalise ce Le xxe siècle voit l’aboutissement des questions nationales droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe qui se et de nouvelles rivalités auxquelles les deux guerres révèle pernicieux. En effet, comment définir un peuple ? mondiales servent de caisses de résonance. L’établissement Comment appliquer ce principe sur le terrain lorsque les de la paix s’accompagne d’une redéfinition des frontières, peuples sont imbriqués ? À quelles aires géographiques l’ap- selon des modalités répondant à la fois aux attentes des pliquer ? Et comment concilier le droit des peuples aux buts vainqueurs et à des principes qu’ils cherchent à appliquer. de guerre des Alliés et à une situation militaire sur le terrain Redéfinir les frontières en Europe, c’est à la fois tenir compte parfois mouvante ? La déclaration de Wilson a ses limites : de la réalité de la situation militaire sur le terrain et des s’il évoque les peuples de l’empire d’Autriche-Hongrie, ainsi avancées diplomatiques, mais aussi des attentes des que les Polonais, il ne mentionne pas les nombreux peuples peuples, notamment celle de « pouvoir disposer d’eux- de l’ex-Empire russe alors en pleine recomposition. mêmes ». C’est aussi traditionnellement, pour les vainqueurs De leur côté, les Français et les Britanniques, sous la d’un conflit, le moyen de marquer leur statut, ne serait-ce houlette de Georges Clemenceau et David Lloyd George, ont que de façon symbolique, en agrandissant leur territoire. leurs propres objectifs, dont celui commun d’affaiblir dura- La redéfinition des frontières s’étend de 1919 à 1923 blement une Allemagne qui n’a subi que peu de destructions. après la Première Guerre mondiale, de 1945 à 1947 après la La France aimerait obtenir la Sarre, usant d’arguments histo- Seconde, comportant des étapes de redéfinition, de démar- riques, mais lorgnant surtout sur les mines de charbon de cation et de normalisation dont les modalités s’avèrent radi- la région. S’il n’est pas officiellement question d’annexion, calement différentes. l’idée d’un contrôle français de la rive gauche du Rhin reste présente pour des considérations sécuritaires, dans la continuité de l’idéologie des « frontières naturelles ». La 1919-1923 : ADAPTER même logique vaut pour la Belgique, soucieuse de renforcer LES FRONTIÈRES AUX PEUPLES sa défense en récupérant les cantons d’Eupen et Malmédy. Enfin, on peut relever le cas du Danemark, État non belligé- La Première Guerre mondiale voit un aboutissement de la rant, qui obtient pourtant la restitution par l’Allemagne du question des nationalités, enjeu géopolitique majeur de l’Eu- Schleswig peuplé de Danois. rope depuis le début du xixe siècle et précisément l’une des Le détachement de la Prusse orientale du reste de l’Alle- racines de ce conflit. Le droit des peuples à disposer d’eux- magne participe de cette entreprise de réduction territoriale mêmes, mobilisé lors de la réalisation des unités politiques d’une Allemagne jugée trop grande et trop puissante. On allemande et italienne entre 1860 et 1870, mène également cherche à atteindre un présumé équilibre territorial entre à l’émancipation des peuples chrétiens des Balkans, aupa- une France agrandie de l’Alsace-Lorraine et une Pologne ravant sous domination ottomane. Aussi, l’esprit de cette ressuscitée devant constituer un contrepoids à l’est. Dans redéfinition, qui bouleverse la carte de l’Europe, est formulé ce même dessein, les Alliés refusent d’appliquer le droit des par le président américain Thomas Woodrow Wilson dans peuples aux Allemands : ceux de Pologne et des Sudètes ne sa déclaration en « quatorze points », le 8 janvier 1918, qui peuvent ainsi rejoindre leur mère patrie. Ils refusent aussi à

38 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Fort du Chaberton, également nommé « fort des Nuages », culminant à 3 131 m d’altitude, 2016. Le mont Chaberton et son ancien fort, construit par les Italiens en 1898, est devenu français en 1947. Considéré comme un des plus hauts d’Europe, il est constitué de huit tourelles qui forment la partie visible de l’édifice, dont l’ensemble est principalement souterrain.

l’Autriche l’appellation d’« Autriche allemande » qui ouvri- l’exception des Baltes, les peuples de l’Empire russe ne sont rait la voie à son unification avec l’Allemagne. pas en mesure de former durablement des États. Le second principe suivi lors de la création de nouveaux Enfin, la légitimation par les peuples passe par un États sur base nationale est celui de la recherche de viabi- recours au plébiscite, censé valider les changements de fron- lité économique et démographique. L’idée est que de petits tière proposés ou imposés. Au nom du droit des peuples à États seraient incapables politiquement, militairement et disposer d’eux-mêmes, les habitants de l’archipel d’Åland, économiquement de résister à l’influence allemande. Ainsi majoritairement suédophones, rejettent leur appartenance la Tchécoslovaquie se voit adjoindre des territoires majori- au nouvel État finlandais dont relève l’archipel et demandent tairement peuplés d’Allemands, les Sudètes notamment, leur rattachement à la Suède. L’accord trouvé en 1920 aboutit mais disposant des ressources minières jugées à même de à leur maintien au sein de la Finlande : l’archipel démilita- fournir les bases économiques de la construction politique risé obtient la reconnaissance du suédois comme langue du nouvel État. Celui-ci est donc de fait et paradoxalement officielle et une autonomie régionale avec un parlement à multinational, comportant, selon le recensement de 1921, compétences élargies. Cependant, le contexte rend de telles 65,5 % de Tchécoslovaques, 23,4 % d’Allemands, 5,6 % de consultations difficiles à mettre en œuvre ailleurs, en l’ab- Hongrois et 3,4 % de Ruthènes (Russes/Ukrainiens). Tchèques sence de recensement fiable et alors que la composition de et Slovaques ne sont alors pas différenciés car ils doivent la population locale a pu être modifiée par le conflit ou un constituer le groupe majoritaire face aux Allemands. Le afflux de réfugiés. Ainsi la ville de Walk est revendiquée à même raisonnement s’applique à la Yougoslavie, création la fois par la Lettonie et l’Estonie. Les Lettons y sont majo- associant en un même État Croates, Slovènes, Bosniaques ritaires selon le recensement de 1914, mais y sont devenus et Monténégrins qui sont alors assimilés à un « peuple minoritaires en 1919. Une commission internationale décide yougoslave », face aux revendications italiennes, hongroises donc de scinder la ville en deux, à l’avantage de l’Estonie, ou bulgares. Le droit des peuples n’est donc pas appliqué renommant les villes Valka (Lettonie) et Valga (Estonie). Les de façon systématique. Aussi, dans ce souci de viabilité, les craintes de voir dégénérer la situation localement justifient Alliés encouragent dans un premier temps la renaissance parfois la mise en place d’une administration provisoire d’un État polono-lituanien, plutôt qu’une solution à deux internationale alors chargée de la gestion du territoire et États. La Lituanie renaît cependant en 1918, tandis que la de l’organisation d’un plébiscite : la Carinthie, la Silésie et Lettonie et l’Estonie accèdent à l’indépendance. Mais à le territoire d’Allenstein ne voient leur sort tranché qu’au

SOMMAIRE Europe, guerre et frontières 39 dossierhistoire-géographie

annexe Memel, qui devient Klaipe˙da, en 1923, sans que la Société des nations ne soit en mesure d’agir. L’entreprise de démarcation des frontières sur le terrain est en partie l’œuvre de géographes français, dont Emmanuel de Martonne, qui participe aux travaux de plusieurs commis- sions du congrès de Versailles. S’il insiste particulièrement sur le respect des groupements de peuples, il tient aussi compte des aspects fonctionnels des territoires, leur « viabi- lité », notamment du tracé des voies ferrées existantes, pour déterminer les frontières. Au total, ce sont plus de 10 000 kilomètres de frontières tracées. Toutefois, le travail des diplomates est compliqué et parfois remis en cause par l’évolution de la situation militaire sur le terrain, rendant caduc le tracé décidé. C’est le cas de la Turquie qui mène une guerre entraînant une révision complète du traité de Sèvres, ainsi que pour les revendications étatiques formu- lées par diverses délégations caucasiennes et ukrainiennes, concernant les territoires finalement tombés aux mains des bolcheviks. Les nouvelles frontières de l’Europe après la Première Guerre mondiale ne peuvent contenter tout le monde. Au contraire, un révisionnisme voit rapidement le jour, réclamant l’annulation ou la redéfinition des traités. Les Allemands, les Hongrois et les Bulgares en particulier, mais aussi les Russes se trouvent territorialement insatis- faits par des traités qui ont généré de nombreuses nouvelles zones de tensions. C’est précisément la remise en cause des frontières par l’Allemagne hitlérienne qui contribue à démanteler l’ordre établi en 1919 et provoque le second conflit mondial ; un ordre déjà largement compromis en 1923, quand la Turquie négocie le nouveau dessin de ses frontières (traité de Lausanne) et expulse violemment les Olavi Vepsäläinen, Finland, 1948, affiche, 100 × 62 cm. populations grecques d’Anatolie et d’Istanbul, niant le droit Suite aux changements de frontières imposés à la Finlande des peuples et préfigurant la politique à venir. par l’URSS en 1947, la demoiselle de Finlande (Suomi-neito), figure allégorique nationale, a dû « s’adapter » à la nouvelle forme du pays suite à la perte de la Carélie (au sud-est du pays) et de l’accès à la mer de Barents (nord-est). Seul son bras 1945-1947 : ADAPTER droit est désormais levé. LES PEUPLES AUX FRONTIÈRES ?

Hitler redessine l’Europe en répondant au dessein de bout de plusieurs mois, par voie référendaire, souvent après revanche et de domination d’une partie du peuple alle- d’intenses efforts de propagande menés par les groupes et mand sur les autres, le pangermanisme – visant à rassem- États opposés. La géographie du vote justifie alors l’attri- bler toutes les populations de langue allemande au sein bution à un État ou le partage du territoire entre les deux d’un même État – et la construction d’un « espace vital », États. Dans certains cas, les demandes de la population ne remettant totalement en cause à la fois les frontières et les sont pas prises en compte : le Vorarlberg autrichien souhaite États issus de 1919. Aussi, redéfinit-il par la force militaire être rattaché à la Suisse… mais celle-ci refuse. L’Irlande et la déportation des populations une Europe allemande, constitue un cas à part, non lié directement à la Première un grand Reich censé durer 1 000 ans. Le recul puis l’écrase- Guerre mondiale : le tracé de la frontière avec l’Irlande du ment militaire de celui-ci à partir de 1943 ouvrent la voie à Nord restée britannique découle de la partition votée à une nouvelle réflexion sur les imperfections des solutions de Londres en 1920 et actée par traité en 1921. Dans certaines 1919-1923. Or, les acteurs ont changé et la Grande-Bretagne zones contestées, les puissances font le choix de créer des doit désormais composer avec les États-Unis et l’URSS administrations provisoires et « villes libres » ayant rang qui veut conforter sa position géopolitique. La France, qui d’État : Danzig, Fiume, Memel, Sarre. Cette option est loin a signé l’armistice en 1940 et collaboré avec l’Allemagne, de satisfaire les États voisins : l’Italie se livre en 1921 à un est dans un premier temps hors-jeu. Si les États-Unis et la « coup de force » pour s’emparer de Fiume, puis la Lituanie Grande-Bretagne s’engagent par la charte de l’Atlantique

40 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE (14 août 1941) à ne pas réaliser d’extension territoriale, Au total, si plus de 2 500 km de nouvelles frontières sont Staline entend clairement tirer parti de sa position de force tracés, 4 400 km sont supprimés. lors de la conférence de Yalta (4-11 février 1945). C’est donc À l’ouest du continent, ce n’est pas tant les frontières que l’est du continent qui connaît les plus importantes modifi- le sort de l’Allemagne qui cristallise les enjeux de l’après- cations de frontières. guerre. Le plan américain Morgenthau, finalement aban- Considérant l’invention des nations comme un instru- donné en 1946, prévoyait de céder des territoires aux États ment du capitalisme, Staline nie aux peuples les droits voisins et de diviser l’Allemagne en deux États indépendants souverains qui avaient justifié entre 1919 et 1920 la perte et en une zone internationale. Les zones d’occupation inter­ d’importants territoires par la Russie et menacé un temps alliées auraient pu préfigurer la création de quatre États alle- son intégrité. Plaçant les intérêts de l’URSS au premier plan, mands, voire davantage. Néanmoins, la menace soviétique à au regard des sacrifices subis et de l’ampleur des destruc- l’est incite les Américains à limiter les amputations territo- tions occasionnées par l’attaque allemande de 1941, il décide riales, objet de la rancœur des Allemands dans l’entre-deux- unilatéralement de modifications radicales des frontières guerres et qui avaient favorisé l’arrivée de Hitler au pouvoir. de son pays à l’ouest. Il entend ainsi marquer sa supério- Le plan néerlandais Bakker-Schut, qui vise à l’annexion par rité militaire et s’imposer comme acteur décisif des affaires les Pays-Bas d’importants territoires allemands adjacents internationales. Staline veut revenir globalement aux fron- (dont Cologne, Münster et Aix-la-Chapelle), en compensation tières russes de 1914, annexant les pays baltes, la Pologne et des dommages subis, est également rejeté en 1947. Il aurait, la Roumanie orientales, ainsi que la Ruthénie. Il réalise des selon la version retenue, augmenté de 30 à 50 % la super- empiétements stratégiques et symboliques sur l’Allemagne, ficie du pays. Les Pays-Bas doivent se contenter de rectifica- en annexant la région de Königsberg en Prusse orientale tions minimes (69 km²) de leur frontière en 1949. La France qui devient Kaliningrad. Cette « prise de guerre » dote ainsi envisage, quant à elle, une nouvelle fois la Sarre, mais c’est l’URSS d’une large façade baltique avec des ports libres de surtout sur la frontière avec l’Italie que des rectifications glace toute l’année. Ces territoires sont destinés à constituer sont demandées et obtenues. Deux communes de la haute un défensif pour une URSS traumatisée par l’attaque vallée de la Roya, Tende et la Brigue, ainsi que les hameaux allemande et pour qui son flanc ouest reste perçu comme de Libre et Piène, sont ainsi rattachés à la France en 1947, l’origine d’une menace récurrente. suivant le souhait exprimé dans une consultation de 1946, et Staline accompagne ces changements de frontières par déjà formulé en vain lors d’un plébiscite en 1860. Les autres l’expulsion systématique des populations autochtones, du modifications portent sur des zones non peuplées, donnant moins celles ayant survécu aux exactions du nazisme, de la symboliquement des terrains de quelques kilomètres carrés Baltique à la mer Noire ; certaines ayant déjà fui à l’approche sur le versant italien des Alpes. des troupes soviétiques, craignant tout autant l’idéologie Ainsi, les immédiats après-guerres donnent lieu à une communiste que les déportations de masse. Les départs redéfinition des frontières européennes, mais dans des définitifs et les expulsions rendent ainsi impossible tout contextes et selon des modalités complètement différentes. irrédentisme. Ces régions sont repeuplées dans les années Les changements intervenus interrogent parfois sur leur qui suivent par des populations soviétiques « fiables », prin- pertinence et leur sens. Ils demeurent dans certains cas des cipalement russes et ukrainiennes, l’octroi de logements et traumatismes, qu’un important travail de mémoire peut de terres devant assurer leur loyauté au régime et assurer la parvenir à surmonter. Frontières ou anciennes frontières soviétisation des territoires acquis. De fait, Staline applique abritent des monuments et plaques commémoratives. le principe qui consiste à adapter les peuples aux frontières, Changer les frontières, est-ce assurer une paix durable ? usant pour cela de la force, ce qui a pour effet de générer des flux de réfugiés vers l’ouest. En compensation, il décide de déplacer le territoire de la Pologne vers l’ouest, provoquant Découvrez l’étude de documents relative à cet article d’autres départs massifs de populations allemandes qui en pages suivantes. ▶ vivent alors dans ces territoires. Ces expulsions de popula- tions associées aux États agresseurs de la Seconde Guerre mondiale ont aussi lieu en Yougoslavie (Italiens chassés d’Istrie et de Dalmatie), en Tchécoslovaquie et en Roumanie SAVOIR + (Allemands). La Finlande est contrainte, au traité de Paris Foucher Michel, Fronts et Frontières. Un tour du monde géopolitique, de 1947, de céder des territoires, dont la région de Carélie, Fayard, Paris, 1991. sa frontière étant jugée par Staline trop proche de Saint- Lepesant Gilles, Géopolitique des frontières orientales de l’Allemagne. Pétersbourg, ce qui avait justifié une première cession en Les implications de l’élargissement de l’Union européenne, L’Harmattan, Paris, 1998. 1940. La Finlande perd notamment le district de Petsamo, et Mackré Quentin, Géopolitique des frontières de la Pologne. Les effets donc son accès à la mer de Barents, territoire qui, comme de l’adhésion à l’Union européenne et leurs origines historiques, celui de Salla plus au sud, comporte des ressources minières Presses universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 2017. que Staline met au service de la reconstruction de son pays. Orcier Pascal, La Lettonie en Europe, Zvaigzne ABC, Riga, 2005.

SOMMAIRE Europe, guerre et frontières 41 dossierhistoire-géographie

ÉTUDE DE DOCUMENTS Remaniement des frontières de l’Europe à l’issue des deux guerres

Consignes 1. Présentez les deux documents et leur intérêt par rapport au sujet « Europe, guerres et frontières ». 2. Comment le document 1 montre-t-il que les frontières s’adaptent aux peuples à la fin de la Première Guerre mondiale ? 3. Expliquez comment évoluent ces frontières à l’issue de la Seconde Guerre mondiale : les frontières sont-elles toujours adaptées aux peuples (document 2) ?

États vainqueurs États vaincus

Nouveaux États États et territoires au statut incertain

Territoires sous statut provisoire Villes libres Frontières temporaires (1917-1920) Nouvelles frontières Zones soumises à plébiscite en 1919-1921 FINLANDE 1923 Coup de force

Aland Russie N SUÈDE ESTONIE soviétique

LETTONIE

DANEMARK Memel LITUANIE Schleswig IRLANDE Danzig 1923 ROYAUME-UNI Biélorussie Prusse orientale ALLEMAGNE POLOGNE BELGIQUE Eupen-Malmédy Silésie Ukraine Sarre AUTRICHE TCHÉCOSLOVAQUIE Vorarlberg AUTRICHE FRANCE SUISSE Carinthie HONGRIE 1921 ROUMANIE YOUGOSLAVIE Fiume ITALIE BULGARIE

EMPIRE OTTOMAN GRÈCE

0 500 km

Document 1 : Situation en 1918-1923.

42 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Annexions soviétiques Annexions polonaises

Annexions yougoslaves Terr. de Petsamo

Territoires sous régime d’occupation

Territoires sous statut provisoire Salla Re€ifications mineures Anciennes frontières Nouvelles frontières Expulsions de populations FINLANDE italiennes polonaises Carélie allemandes Porkkala Îles du golfe N de Finlande ESTONIE

LETTONIE URSS LITUANIE Prusse orientale PAYS-BAS ALLEMAGNE POLOGNE Silésie Sudètes TCHÉCOSLOVAQUIE Ruthénie Moldavie FRANCE AUTRICHE HONGRIE Istrie ROUMANIE Trieste YOUGOSLAVIE Zadar ITALIE BULGARIE

ALBANIE EMPIRE OTTOMAN GRÈCE

0 500 km Rhodes

Document 2 : Situation en 1945-1947.

SOMMAIRE Europe, guerre et frontières 43 dossierhistoire-géographie « L’EUROPE », LABORATOIRE DE LA FRONTIÈRE Par Philippe Bonditti, maître de conférences en sciences politiques, ESPOL-ICL, Lille À VENIR ?

Sous l’effet de discours antagonistes et irréconciliables, l’image et la fonction de la frontière se transforment, à mesure que « l’Europe » réinvente son rapport au « monde ».

LE THÈME DES FRONTIÈRES et le concept même de Progressiste et libéral, le premier suggère de dépasser les frontière connaissent, depuis une trentaine d’années, une frontières nationales pour faire advenir une communauté nouvelle actualité (Amilhat-Szary, Balibar, Jeandesboz, voir politique pacifiée qui s’identifierait à l’humanité tout entière. Savoir +). Celle-ci s’est ouverte avec la fin de la guerre froide Il rencontre sa limite dans les enjeux immédiats de sécurité, et la reviviscence d’un discours à forte consonance libérale assez largement transformés depuis la fin de la bipolarité, et et cosmopolite. Sonnant la victoire de la démocratie libérale, sur lesquels se construit le second discours, souverainiste et ce discours prédisait alors la fin prochaine des État-nations, conservateur, pour lequel la sécurité doit rester celle de la annonçant aussi l’effacement progressif des frontières (géo) communauté politique nationale qu’il convient de préserver politiques dans le grand mouvement d’une mondialisation à tout prix. accélérée par le développement des nouvelles technologies et que plus rien ne devait pouvoir arrêter. À la suite des épisodes violents du 11 septembre 2001, ce LINÉARITÉ DE LA FRONTIÈRE discours a connu une inflexion notoire. Sans rompre tota- ET IMAGINAIRE SPATIAL DE LA MODERNITÉ lement avec l’idéalisme libéral, il dut néanmoins intégrer les nouveaux enjeux de sécurité et plaça alors l’accent sur Pourtant, en deçà de tout ce qui les oppose, ces deux dis- l’urgence et la nécessité d’un renforcement du contrôle aux cours n’en partagent pas moins une même conception de frontières et de son renouvellement en profondeur au moyen la frontière, celle d’une frontière linéaire, qui s’est imposée des outils technologiques (passeports et visas biométriques avec la modernité politique occidentale et l’avènement des notamment). Avec l’arrivée massive de migrants en Europe États modernes et de la souveraineté territoriale à partir du à l’été 2015, un discours (plus) conservateur se fait jour. xviie siècle (Foucher, Rousselle, voir Savoir +). Dans cette Critique du discours libéral, il prône, lui, un retour aux États conception, la frontière démarque (plus qu’elle ne joint) en et au régime moderne des frontières dont le discours libéral distinguant des espaces nationaux eux-mêmes représentés annonçait la clôture au début des années 1990. par les surfaces que circonscrivent les frontières-lignes sur Ces deux discours ne sont bien sûr pas exclusifs l’un de les cartes du monde géopolitique. Une telle conception de l’autre et ne se succèdent pas dans le temps sans, en fait, la frontière est bien rendue par le mot anglais boundary qui s’affronter continuellement depuis plus d’un demi-siècle, désigne une marque visible indiquant une ligne de sépa- véhiculant chacun des idéologies contraires et probablement ration. Elle signale le modèle tellurique et géométrique irréconciliables. Ensemble, ils suggèrent que le thème des de la modernité politique occidentale : tellurique au sens frontières est éminemment politique au sens où il touche à où les systèmes politiques et leurs frontières sont ancrés la délicate question des limites de la communauté politique. dans le sol (États territoriaux) ; géométrique car les unités

44 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Table de Peutinger (segment no 5), xiie-xiiie siècles, fac-similé en effet de plus en plus dans des aéroports distribués à l’in- e e d’une carte de l’Empire romain réalisée entre le iii et iv siècle, térieur des espaces nationaux. Notre époque est celle d’une dessin sur parchemin, 6,82 × 0,34 m, Vienne, Bibliothèque nationale d’Autriche, cote 324. Cette section, où sont visibles Rome prise de conscience aussi rapide que massive de cette réalité. (au centre) et Carthage (au sud) appartient à une carte composée Plus encore que l’État, la souveraineté territoriale ou le de 12 segments, indiquant pas moins de 555 villes. Volontairement système moderne des frontières que des « terroristes » ou schématique, elle permettait de se rendre d’un point à un autre et de visualiser les distances. Nul recourt ici à la figure de la ligne les migrants mettraient soi-disant à mal, c’est tout le modèle comme démarcation pour délimiter les territoires. tellurique et géométrique de la modernité politique occiden- tale qui est mis en crise depuis un demi-siècle, sous l’effet du rapport nouveau à l’espace (et au temps) qu’installent dans la conscience collective l’intensification du transport politiques (les États) et le système international qu’elles aérien et des communications électroniques notamment. en sont venues à constituer ensemble, sont représentés au Dans ce contexte, l’Europe ou « les Europes » (celle de moyen des outils de la géométrie euclidienne, la ligne et la l’Union européenne et celle de l’espace Schengen qui ne se surface en particulier. confondent pas) constituent un laboratoire particulièrement L’imaginaire spatial de la modernité, en faisant se corres- actif de la fabrique de la frontière à venir. En choisissant de pondre l’espace physique de la Terre et l’espace abstrait de la supprimer les contrôles aux frontières intérieures de l’es- géométrie euclidienne, pour que le premier puisse être repré- pace Schengen, les États signataires de l’accord Schengen senté dans et par le second, nous amène à vouloir retrouver (1985), puis de la convention du même nom, ont choisi d’ap- sur l’espace de la Terre les frontières que nous représentons profondir la logique qui présidait déjà à la création de la sur des cartes par des lignes. Cela, toutefois, ne se vérifie Communauté économique européenne (CEE) : celle de la empiriquement que très rarement. Les frontières, le plus libre circulation. À l’époque de la création de la CEE, en 1957, souvent, ne sont pas là où nous croyons qu’elles sont et ne cette logique s’applique aux travailleurs. Depuis l’entrée en prennent déjà plus la forme de cette ligne par laquelle nous vigueur de la convention Schengen en 1995, elle concerne voulons isoler des espaces nationaux en les distinguant. tous les ressortissants des États Schengen, ainsi que les Quant à la réalité du contrôle aux frontières, elle n’est plus, ressortissants d’États-tiers entrés légalement dans l’espace depuis déjà bien longtemps, uniquement celle du contrôle Schengen. On retrouve ici l’idéal politique libéral de promo- à des postes-frontières matérialisant les frontières linéaires tion des flux, cette fois mis au service de la constitution d’un en certains de leurs points. Avec la croissance du transport espace politique plutôt que du seul marché commun promu aérien international, par exemple, les contrôles s’effectuent par le traité de Rome en 1957.

SOMMAIRE « L’europe », laboratoire de la frontière à venir ? 45 dossierhistoire-géographie

Islande

Membres de l'UE Principaux points d’entrée dans l'UE aériens Eace Schengen Finlande Mars terrestres Norvège Suède Coopération de pays tiers Estonie Principales Russie avec Frontex Le onie opérations Danemark Lituanie A ive* (hors cadre : navales Irlande Royaume- Pays-Bas Kazakhstan Canada, Cap-Vert, Uni Biélorussie terrestres Pologne États-Unis et Nigeria) Belgique Allemagne Jupiter Ouzbékistan En négociation Luxembourg Rép. tchèque Ukraine Slovaquie (hors cadre : Brésil Moldavie France Autriche et Sénégal) Suisse Hongrie Slovénie Roumanie Turkménistan Croatie Serbie Géorgie Neptune Bosnie-H. Azerbaïdjan Monténégro Bulgarie Arménie Portugal Italie osovo * ainsi que le CIS Border AlbanieARYM* Eagne Troop Commanders Council Turquie Grèce et le centre régional Marri IIndalo Nautilus Saturne dans les Balkans Iran Syrie Malte Tunisie Poséidon Irak Chypre Liban Maroc Hermès Israël Palestine Koweït Algérie Jordanie Bahreïn Libye Égypte Arabie Saoudite 500 km Qatar

Les opérations de Frontex en 2014. membres de l’Union européenne (Frontex), un réseau euro- Créée en 2004, l’agence poursuit trois objectifs : péen de patrouilles maritimes (EBPN, European Border Patrol réduire la vulnérabilité des frontières extérieures ; garantir le bon fonctionnement et la sécurité Network), des équipes d’intervention rapide aux frontières des frontières de l’Union européenne ; maintenir (Rabit, Rapid Border Intervention Teams) et un corps européen les capacités du corps de gardes-frontières de gardes-frontières et de gardes-côtes. Autant de déve- et de gardes-côtes. loppements qui suggèrent la formation progressive d’un espace « intérieur » de libre circulation parfaitement borné Cette levée des contrôles aux points de matérialisation dans l’espace par une « frontière extérieure » susceptible de des frontières « intérieures » a une contrepartie : celle de faire surgir sur les cartes du monde politique une « Europe la construction d’une « frontière extérieure » de l’espace Schengen » ne se confondant ni avec l’Europe continentale Schengen, notamment justifiée par les nécessités de sécu- ni avec l’Union européenne. rité, mais avec pour effet, et en période de forte pression migratoire notamment (comme celle du milieu des années 2010), de faire porter le poids et la responsabilité du contrôle FRONTIÈRE-LIGNE, FRONTIÈRE-ZONE, sur les États limitrophes de l’espace Schengen (la Grèce, FRONTIÈRE-POINT l’Italie et l’Espagne notamment) – quand ce n’est pas sur les États immédiatement voisins (la Turquie et les pays du La réalité du contrôle aux frontières est pourtant tout autre, Maghreb en particulier) depuis que l’Europe leur délègue le et il convient ici de se tenir à distance de deux grands contrôle de sa « frontière extérieure ». discours qui ont tenté de rendre compte de la réalité euro- Cette quête d’une « frontière extérieure » donne lieu péenne des frontières : celui, d’une part, d’un espace inté- à une production normative importante (directives, règle- rieur de « libre circulation absolue » et celui, d’autre part, ments, Code frontières Schengen, Manuel Schengen, etc.) d’une « Europe forteresse ». S’il est indéniable que les indi- afin d’harmoniser les règles applicables en matière de vidus autorisés à le faire peuvent effectivement circuler contrôle aux frontières. Entre 2005 et 2015 sont ainsi mis en « dans » l’espace Schengen sans être contrôlés lors du fran- place une Agence européenne pour la gestion de la coopé- chissement des frontières intérieures à cet espace, cette ration opérationnelle aux frontières extérieures des États « Europe de la libre circulation » prend néanmoins corps à

46 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE une époque où les contrôles se multiplient de manière expo- à visa, le dépôt de leur demande dans la représentation nentielle. La mobilité des individus, des biens et des capitaux consulaire de l’État-membre de Schengen où ils souhaitent est certes facilitée, elle n’en est pas moins minutieusement se rendre et, bientôt, pour ceux non soumis à visa, avec leur réglée, encadrée et contrôlée en chacun de ses points-étapes demande en ligne d’autorisation de voyage qui s’apparente (réservation, enregistrement, accès aux quais et terminaux en fait à une extension de la logique du visa. Le contrôle d’embarquement, etc.). Des points-étapes auxquels est enre- opère ici en réseau par la circulation à grande vitesse, entre gistré, collecté et conservé, dans de vastes bases de données, les autorités du contrôle, des informations recueillies à un nombre toujours croissant d’informations personnelles propos des individus mobiles désirant pénétrer (ou traverser) à propos de toutes celles et ceux qui se déplacent au sein l’espace Schengen. L’image de la frontière linéaire s’efface de l’espace Schengen en formation. En d’autres termes, la au profit de celle d’une frontière en « nuage de points » : promotion de la liberté de circulation fonctionne de pair avec des points de contrôles distribués dans l’espace mondial l’accroissement du contrôle, et la conception de la liberté auxquels s’effectue le contrôle de tout ce qui entre en mobi- en train d’émerger se négocie à la croisée de deux registres lité, et qui font émerger la traçabilité comme véritable tech- d’exigence : une obstruction minimale des flux (jugés indis- nologie de gouvernement. pensables à la bonne santé d’économies nationales désor- Sur ces thèmes de la frontière et du contrôle aux fron- mais inscrites dans un marché commun lui-même branché tières qui ont partie liée avec ceux de l’identité et de la sécu- sur les flux mondialisés de personnes, de biens et de capi- rité, notre époque semble donc être celle d’une âpre négo- taux) et un accès aux données personnelles des individus ciation entre trois imaginaires de la frontière : celui, d’abord, en mouvement (présenté comme la condition de sécurité de la frontière-ligne, hérité de l’imaginaire spatial de la moder- de ces mêmes flux). nité politique occidentale, encore très vif aujourd’hui (en Inversement, si l’Europe travaille sans relâche plus de témoignent ceux qui cherchent à matérialiser cette ligne en vingt ans à se doter d’une « frontière extérieure », elle ne construisant des murs ou en érigeant des barbelés) et dans s’est pas pour autant fermée au reste du monde de manière lequel la frontière borde, clôt et démarque selon un principe hermétique comme l’insinue l’expression « Europe forte­ d’ouverture-fermeture ; celui, ensuite, de la frontière-zone qui resse ». Ce qui se met en place suggère plutôt la formation atténue sensiblement la fonction de démarcation stricte d’une frontière aux formes encore largement indécises. D’un dans l’espace entre un interne et un externe, et nous renvoie côté, certaines opérations de l’agence Frontex consistent plutôt à la conception médiévale ou de la Rome antique à placer sous surveillance de vastes régions, terrestres et d’une frontière comme zone militaire avancée ou comme maritimes, dans l’objectif de déceler d’éventuels mouve- limes qui n’a pas pour fonction de séparer ou de faire barrage, ments massifs de population (Jeandesboz, voir Savoir +). Ici, mais plutôt celle de contrôler et réguler les déplacements et la réalité effective du contrôle aux frontières n’est pas celle les échanges suivant un principe absorptif ; l’imaginaire, de la vérification de l’identité des individus mobiles et de enfin, de la frontière-point, qui annule la fonction de démar- l’authenticité de leurs documents de voyage en des points cation et dans lequel la ligne est dotée d’une fonction de fixes et parfaitement situés dans l’espace, mais celle d’une jonction, le contrôle s’y opérant par bifurcation et redistri- vigilance étendue dans le temps et l’espace. Sur les cartes, la bution selon un principe dispersif. frontière prend alors la forme d’une zone et le concept de « frontière-zone » renvoie alors au mot anglais border signi- fiant « lisières » ou « confins ». Dans leur travail de contrôle de la « frontière extérieure », Frontex et les États-membres s’appuient aussi sur le pro- gramme Eurosur, vaste réseau de communication qui, à terme, doit assurer l’intégration des systèmes de surveillance SAVOIR + frontalière des pays membres dans un « environnement commun de partage de l’information ». À son lancement en Amilhat-Szary Anne-Laure, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, 2013, Eurosur vient consacrer un processus déjà ancien de PUF, Paris, 2015. mise en réseau des moyens du contrôle aux frontières ini- Balibar Étienne, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, La Découverte, Paris, 2001. tié en 2008 avec le système d’information Schengen (fichier Bigo Didier, Guild Elspeth, « Le visa Schengen. Expression dans lequel sont enregistrées les données des demandeurs d’une stratégie de “police” à distance », in Cultures & Conflits, no 49, de visa), prolongé en 2016 par l’adoption du Passenger Name 2003, p. 22-37. Record européen et, en 2021, par le European Travel Information Foucher Michel, L’Invention des frontieres, Fondation pour les études and Authorization System (Etias). de défense nationale, Paris, 1986. Tous ces développements systématisent une logique du Jeandesboz Julien, « Au-delà de Schengen. Frontex et les contrôles aux frontières de l’Europe », in Dullin Sabine, Forestier-Peyrat Étienne contrôle à distance (Bigo et Guild, voir Savoir +) qui, pour (dir.), Les Frontières mondialisées, PUF, Paris, 2015, p. 75-92. les ressortissants des États non-membres de Schengen, Rousselle Aline (dir.), Frontières terrestres, frontières célestes s’amorce dans le pays de départ avec, pour ceux soumis dans l’Antiquité, Presses universitaires de Perpignan, Perpignan, 1995.

SOMMAIRE « L’europe », laboratoire de la frontière à venir ? 47 dossierhistoire-géographie

Par Antonine Ribardière, LES VILLES DE LA maîtresse de conférences, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne FRONTERA NORTE

Les villes mexicaines de la frontière nord, devenues des zones industrielles des États-Unis, reflètent, dans leur croissance et leur fonctionnement, les logiques de la mondialisation libérale.

PAS MOINS DE QUINZE VILLES se répartissent le long Le programme d’industrialisation de la frontière nord et des 3 200 kilomètres de la frontière qui sépare le Mexique des le dispositif de zone franche qui l’accompagne datent d’un États-Unis. Parmi celles-ci, trois sont millionnaires : Tijuana, demi-siècle. Ils sont formulés en 1965, en réponse à la fin sur le littoral Pacifique, Mexicali, dans le désert du Sonora, et du programme Bracero qui organisait, depuis 1942, la migra- Ciudad Juárez, dans le désert du Chihuahua. D’autres sont tion saisonnière d’ouvriers agricoles mexicains. Face à la de taille plus modeste, mais toutes ont connu ces cinquante pression démographique – la population du Mexique double dernières années un développement économique et démo- entre 1950 et 1970 – et au manque d’emplois d’une part, et graphique spécifique, nourri par l’articulation entre la posi- face aux restrictions à l’entrée aux États-Unis d’autre part, tion frontalière, les flux migratoires et l’industrie maquiladora. la stratégie est alors d’attirer les investisseurs étrangers et Portes d’entrée vers les États-Unis à l’échelle du continent, de s’inscrire dans une division internationale du travail : « Le les villes de la Frontera norte incarnent également une stra- Mexique ne souhaite pas exporter de travailleurs, il souhaite tégie de développement reposant sur l’exploitation du désé- exporter des marchandises », déclare ainsi le président José quilibre qui existe entre le Mexique et les États-Unis. López Portillo au New York Times en 1979. Toutefois, plusieurs signes indiquent aujourd’hui un Quarante ans plus tard, c’est finalement la même ligne essoufflement du modèle, en premier lieu le ralentisse- que développe le président Andrés Manuel López Obrador ment de la croissance démographique et la crise de la main- pour tenter de retenir les candidats à la migration vers les d’œuvre enregistrée dans les maquiladoras. États-Unis au sein des limites nationales. Entré en vigueur en janvier 2019, son programme Zona libre de la frontera norte associe une revalorisation des salaires (le salaire minimum FRONTIÈRE ET DIVISION est doublé) et un renforcement des exonérations fiscales sur INTERNATIONALE DU TRAVAIL une bande de 25 kilomètres le long de la frontière. L’objectif est clairement présenté sur le site du gouvernement : il s’agit À elle seule, l’industrie maquiladora incarne l’inégalité des de faire de la frontière un ultime « rideau de développement relations économiques entre le Mexique et les États-Unis, […] pour que les gens n’émigrent pas, pour que les Mexicains et la manière dont le Mexique tente de tirer parti du diffé- puissent travailler, être heureux où ils naissent, où se trouve rentiel de salaire considérable entre les deux côtés de la leur famille, leurs cultures, leurs coutumes ». Ce discours frontière. Des composants électroniques, textiles ou encore prend sens dans un contexte où un Mexicain sur dix vit automobiles sont importés au Mexique pour y être montés aujourd’hui aux États-Unis, soit 12,3 millions de personnes. et exportés de nouveau – importations et exportations béné- L’industrialisation des villes de la Frontera norte se déve- ficiant d’exonérations de frais de douanes et d’avantages loppe après la crise de la dette de 1982, qui ouvre la voie de la fiscaux prévus par la loi. La situation frontalière est particu- libéralisation de l’économie mexicaine, puis après la signa- lièrement favorable : les ateliers de montage côté mexicain ture en 1992 de l’Accord de libre-échange nord-américain­ sont directement couplés avec des entrepôts logistiques (Alena), entré en vigueur en 1994, qui renforce l’intégra- côté américain. Le dispositif a été étendu au-delà de la zone tion de l’économie mexicaine au marché nord-américain. frontalière, mais aujourd’hui encore, les six États frontaliers Les maquiladoras représentent seulement 2 % de l’emploi mexicains concentrent 60 % des maquiladoras et 36 % du total industriel mexicain en 1982, en 1995 elles en représentent des emplois industriels du pays. 30 %. Les besoins en main-d’œuvre sont tels, au cours des

48 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Mur séparant les villes de San Diego et Tijuana à la frontière de Ciudad Juárez et de Tijuana enregistrent chacune des américano-mexicaine, 2012, vue depuis le Border Field State Park, à San Diego. Les premières portions du mur ont pertes de l’ordre de 25 000 emplois par rapport aux chiffres été érigées durant le mandat de Bill Clinton, en 1993. Ce mur, enregistrés en 2000 – soit environ 10 % du total des emplois qui s’enfonce dans l’océan Pacifique, inflige ici au paysage du secteur. Toutefois, la crise que l’industrie maquiladora une blessure dont la portée sécuritaire n’est finalement que symbolique : la vraie dissuasion ne vient pas du mur, qui pourrait rencontre aujourd’hui est sans précédent : il s’agit d’une être contourné à la nage, mais des gardes-côtes américains crise de main-d’œuvre. postés sur la plage de San Diego.

FIN D’UN CYCLE ? années 1980, que les entreprises recrutent directement dans les États pauvres du sud et du centre du Mexique (Veracruz, Depuis une dizaine d’années, les flux migratoires en direc- Chiapas, Oaxaca). Tandis que la croissance urbaine ralentit tion des villes frontalières se réduisent et, ce faisant, le dans les villes du haut de la hiérarchie urbaine (Mexico, modèle de la maquiladora s’essouffle, les emplois offerts Monterrey et Guadalajara), les villes de la frontière nord restent vacants. Sur la période 2010-2015, les villes fronta- continuent d’enregistrer des taux de croissance de l’ordre lières croissent à un rythme inférieur à celui de l’ensemble de 6 % annuel au cours des années 1980 et 1990. Ce sont des zones métropolitaines du Mexique – de l’ordre de 1 % alors essentiellement les flux migratoires qui alimentent par an, contre 1,4 % en moyenne. le dynamisme démographique : candidats à la migration En cause, le développement de pôles d’emplois plus vers les États-Unis, main-d’œuvre peu qualifiée attirée par attractifs dans les zones touristiques : Cancún, dans le les emplois offerts dans les ateliers de montage, population Yucatán, enregistre un taux de 2,5 % ; Puerto Vallarta, sur « flottante » rentrée de plein gré au Mexique ou reconduite la façade pacifique, de 2,4 % ; Mazatlán, un peu plus au de force par les autorités nord-américaines, mais qui envi- nord, approche les 3 %. La récente revalorisation du salaire sage de traverser de nouveau. minimum dans la zone frontalière constitue une première Terriblement dépendant des soubresauts de l’éco- reconnaissance des limites d’un système basé sur de très nomie américaine, concurrencé directement par la Chine, bas salaires – reste le déficit de logements et de services le secteur des maquiladoras est fragile. À titre d’exemple, urbains en général, qui engendre des conditions de vie très en 2008, au lendemain de la crise des subprimes, les villes difficiles pour les ouvriers. En cause également, le climat de

SOMMAIRE Les villes de la frontera norte 49 dossierhistoire-géographie

violence et d’impunité qui s’est installé à la frontière depuis Prieta comme « l’un des points de passage les plus populaires la fin des années 1990. La ville de Ciudad Juárez est ainsi pour les immigrants clandestins aux États-Unis ». Les flux devenue un des symboles des féminicides : depuis le premier diminuent à partir des années 2010 et la croissance urbaine meurtre recensé en 1993, on décompte plus de 1 700 femmes est alors essentiellement alimentée par la croissance natu- décédées par mort violente, pour la plupart employées dans relle : nombre d’employés des maquiladoras sont aujourd’hui les maquiladoras. C’est ainsi la capitale du Chihuahua qui a les enfants des premières générations de migrants. Au total, inspiré la fresque apocalyptique de l’écrivain Roberto Bolaño, la ville réunit en 2015 près de 83 000 personnes. 2666. Enfin, la baisse des flux en direction de la frontière doit La tranquillité qui y règne est celle de la pax narca, autre- être mise en relation avec les difficultés accrues de migra- ment dit celle d’une paix négociée entre les autorités et les tion vers les États-Unis, par les filières légales ou illégales. groupes criminels, garantissant tout à la fois la sécurité des Car aux migrations de travail se mêlent les flux de popula- civils et l’épanouissement des trafics illégaux. La vie est tions attirées par la possibilité de traverser la frontière, mais rythmée par les tours des usines, le premier commençant à qui s’installent de manière plus ou moins temporaire en 6 heures du matin, le second se terminant à minuit. attendant de réunir les moyens de le faire. En 2017, la ville compte 19 entreprises de montage, Les flux migratoires en provenance d’Amérique centrale, qui fournissent environ 14 000 emplois, soit plus des deux que le Mexique est sommé de contenir par les États-Unis, tiers des emplois formels. C’est moins qu’au maximum pourraient-ils apporter un second souffle ? En octobre 2019, des années 1990, durant lesquelles on dénombrait jusqu’à la presse rapporte que 4 500 personnes fuyant la pauvreté 35 établissements. Toutefois, en 2017, on observe 4 nouveaux et la violence qui sévit au Honduras, au Salvador ou encore sites en construction, signe de la vitalité du secteur. en Équateur, ont été embauchées dans une maquiladora de la Avant la revalorisation des salaires en 2019, le diffé- frontière. Cette option est en effet officiellement encouragée rentiel avec les États-Unis est considérable : 5 USD (dollars par le gouvernement à l’été 2019. Pour les migrants qui en américains) par jour pour un poste d’opérateur à Agua Prieta bénéficient, elle signifie toutefois de renoncer à leur projet – tandis que le salaire horaire minimum en Arizona est de migratoire et au rêve américain. 10 USD. Les problèmes de recrutement se font largement sentir : en 2017, les autorités déplorent plus de 1 000 emplois vacants. Toutefois, l’insuffisance des salaires n’est pas mise AGUA PRIETA, UNE VILLE AU PIED DU MUR en cause. Les entreprises font plutôt miroiter aux futurs ouvriers l’accès aux droits inhérents à un travail déclaré, La petite ville d’Agua Prieta s’est développée dans le désert notamment l’accès à la sécurité sociale et à un certain du Sonora, face à Douglas aux États-Unis. Elle compte à nombre d’avantages offerts par l’entreprise (services de café- peine 20 000 habitants en 1964, lors de l’installation de la téria, de transport, primes diverses) censés faire la différence première usine de montage. Sa croissance s’accélère à partir avec un emploi informel. des années 1990, les flux migratoires sont alors d’autant plus Une autre alternative au travail à l’usine est bien sûr de importants que les contrôles frontaliers se durcissent à San traverser la frontière pour accéder au marché de l’emploi Diego et à El Paso, respectivement face à Tijuana et Ciudad américain. Il s’agit d’une entreprise extrêmement coûteuse Juárez. Un article du New York Times de 1996 décrit ainsi Agua et dangereuse pour certains, alors même que d’autres habi- tants d’Agua Prieta passent le poste de frontière quotidien- nement. En effet, tous les Mexicains ne sont pas égaux face à la frontière. La position administrative vis-à-vis des autorités américaines constitue un marqueur puissant de la hiérarchie sociale et fonctionne très concrètement comme un facteur de sa reproduction. Ainsi, la double nationalité permet d’ac- céder à toutes les ressources du système éducatif américain : l’obtention d’un diplôme américain constitue encore la meil- leure porte d’entrée vers le marché du travail des États-Unis ; le visa permanent permet une circulation relativement aisée, autorisant par exemple le dépôt des enfants tous les matins dans une école à Douglas ou la sortie shopping au Walmart ;

Des travailleurs de Tecma, usine transfrontalière (maquiladora) de métallurgie et de machinerie, 29 septembre 2010, Ciudad Juárez (Mexique). Les employés sont jeunes. La forte présence des femmes parmi les ouvriers mérite d’être soulignée, dans un pays où la structure de la population active est largement déséquilibrée.

50 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Mexicali Tijuana San Luis Río Colorado ÉTATS-UNIS Agua Ciudad Juárez Nogales Prieta Tecate Ciudad Ojinaga Acuña BASSE CALIFORNIE Piedras Negras 325 000 SONORA dont Tijuana 70 % Nuevo Laredo Miguel Alemán CHIHUAHUA COAHUILA Reynosa 351 000 Juárez 73 % Golfe Matamoros du NUEVO LEÓN Mexique

TAMAULIPAS

Population des villes frontières en 2015 MEXICO

O c 1 840 710 é Nombre de travailleurs a n dans les maquiladoras Pa ci BELIZE 700 000 en 2019 fiq ue 2 00 000 500 km GUATEMALA 27 447 50 000 personnes HONDURAS

Urbanisation et industrialisation de la frontière nord. est observée à l’échelle de la ville de Tijuana, également à En 2019, on dénombre au Mexique 5 150 établissements San Diego du côté des États-Unis, mais en sens inverse cette relevant du régime maquiladora, dans lesquels travaillent près de 2,2 millions de personnes. Les six États fois : ce sont les zones les plus proches de la frontière avec frontaliers concentrent 59 % de ces établissements le Mexique qui sont les moins valorisées… et 65 % des emplois. Ciudad Juárez et Tijuana font figures Le programme Zona libre de la frontera norte vise à faire de de capitales des maquiladoras. la zone frontalière non pas un rideau de fer entre le Mexique et les États-Unis, comme le suggérerait le mur rêvé par Trump, mais un rideau de développement, à même de le simple visa touristique est quant à lui octroyé avec d’au- contenir l’émigration illégale. Cette stratégie repose sur l’ex- tant plus de parcimonie qu’il fonctionne bien souvent ploitation de la rente de situation des villes frontalières, à la comme la première étape vers le marché de l’emploi améri- base du système des maquiladoras développé depuis un cain. Pour l’obtenir, il faut pouvoir attester d’une situation demi-siècle. De manière pragmatique, elle entérine le diffé- professionnelle stable et de ressources suffisantes pour ne rentiel de richesse entre les deux pays. Pourtant, ce différen- pas laisser entrevoir un intérêt à s’installer aux États-Unis. tiel de richesse nourrit également un certain nombre de Pour ceux qui ne peuvent apporter ces garanties, reste la maux qui entravent le développement des villes frontalières traversée illégale, incertaine, dangereuse et pouvant revêtir et la vie elle-même en ces lieux : au premier chef le narco- un caractère définitif. La perspective d’un retour est en effet trafic et le poids des cartels dans la gouvernance locale. entravée par les risques d’une nouvelle traversée. De manière très symbolique, la position vis-à-vis de la frontière est enregistrée dans la valeur du sol urbain lui-même, suivant une gradation des zones les plus chères à proximité de la frontière, complètement hors de portée des ouvriers des maquiladoras, aux zones davantage acces- SAVOIR + sibles en périphérie. Deux mondes s’opposent alors : d’un côté, celui de la propriété légale, des rues goudronnées et Alegría Tito, « Débat sur la métropole transfrontalière : une remise des trottoirs nettoyés ; de l’autre, celui des maisons bâties en cause à partir du cas Tijuana/San Diego », in Cahiers des Amériques latines, no 56, 2007, p. 63-82. sur des terres agricoles, impropres à la construction et dont Michel Aurélia, Ribardière Antonine, « Ressources urbaines la propriété n’est pas reconnue, des routes de terre battue, à la Frontera norte », in EchoGéo, no 40, 2017. [En ligne] journals. des ordures laissées à l’air libre et des réseaux d’évacua- openedition.org/echogeo/14947. tion d’eau déficients ou inexistants. La même graduation Musset Alain, Le Mexique, PUF, Paris, 2017.

SOMMAIRE Les villes de la frontera norte 51 dossierhistoire-géographie MONDIALISATION : FIN OU RETOUR

Par Pascal Boniface, directeur de l’IRIS DES FRONTIÈRES ?

Si la multiplication des flux internationaux semble attester de l’effacement des frontières, celles-ci restent une réalité très concrète, provoquant blocages, tensions, rivalités et conflits.

DEPUIS L’ÉMERGENCE du phénomène de globalisation sur la scène internationale et, par nature, leurs actions ne au début des années 1990, on débat beaucoup, dans la peuvent être bornées par des frontières. Le concept « sans-­ communauté des internationalistes, du phénomène de fin frontiériste » a même été créé pour les grandes ONG opérant des territoires et donc des frontières. Mais ces derniers font à l’échelle internationale. plus que de la résistance et sont toujours au cœur des problématiques internationales. LES FRONTIÈRES ONT CHANGÉ DE SENS

GLOBALISATION ET OBSOLESCENCE Cependant, on ne peut affirmer que les frontières ne sont DES FRONTIÈRES plus aussi infranchissables qu’auparavant. Certes, la globa- lisation et la fin du clivage Est-Ouest ont, entre autres, fait Les frontières semblent, dans les années 1990, irrémédiable- disparaître le mur de Berlin et le rideau de fer, et il est désor- ment remises en cause du fait du développement des flux mais possible de franchir sans difficulté, de part et d’autre, ce transnationaux et de la constitution de multiples réseaux qui était son tracé. Mais les frontières se sont, de fait, multi- qui ne les respectent pas et s’en déjouent. Ce phénomène pliées. L’implosion de l’Union soviétique en quinze États, de se greffe sur un mouvement plus large contestant le rôle la Yougoslavie en six, a singulièrement augmenté les kilo- central de l’État comme acteur des relations internationales. mètres de frontières existantes. Pendant la guerre froide, les L’État apparaît, ainsi que ses frontières, comme obsolète et ne peut plus être considéré comme l’acteur ayant un quasi-­ monopole des relations internationales. Raymond Aron ne pourrait ainsi plus écrire que les relations internationales sont avant tout des relations interétatiques conduites par deux personnages symboliques : le soldat et le diplomate (Paix et guerre entre les nations, 1962). Nul ne nie l’importance des firmes multinationales, des ONG, de la société civile, de ces multiples acteurs non étatiques qui n’ont, par définition, pas la même relation avec le concept de frontière. Ils viennent concurrencer l’État

La DMZ (demilitarized zone), 2018, Panmunjeom, vue depuis la partie nord-coréenne. Cette zone commune de sécurité entre la Corée du Nord et la Corée du Sud est considérée comme la dernière frontière de la guerre froide.

52 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Murs, barrières pour lutter principalement pour d’autres raisons : terrorisme, extension Mur, barrière ou clôture Enclave de Ceuta Localisation du mur ou nom de la frontière ou clôtures érigés : contre l’immigration de conflits territoriaux, trafic, etc. discontinus ESPAGNE Etat ayant décidé et financé la construction (voir précision) Murs dont le projet a été annoncé, mais dont la construction n’a pas débuté : 1. Ukraine/Transdniestrie, MAROC Etat subissant le mur (voir précision) 2. Turquie/Iran, 3. Arabie Saoudite/Jordanie, 4. Oman/Yémen, 5. Inde/Chine (2001) (Année du début de la construction quand elle est connue)

UKRAINE CHINE SOURCES RUSSIE CORÉE DU NORD ÉLISABETH VALLET ‡CHAIRE RAOUL™DANDURAND (2015, en cours) (2006) DE L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL, UQAM‹ Zone coréenne démilitarisée AUTRES : YVANA MICHELANT ‡COLLOQUE “BARRIÈRES, TURQUIE CORÉE DU NORD MURS ET FRONTIÈRES”‹, NICOLAS LAMBERT SYRIE CORÉE DU SUD ‡“LES MURS DU MONDE”, ATLAS DES MIGRANTS EN (2014, en cours) (1953) EUROPE, ARMAND COLIN‹, GLOBALRESEARCH.CA, GLOBALSECURITY.ORG LETTONIE OUZBÉKISTAN RUSSIE AFGHANISTAN (2015, en cours) (2001) CHINE ÉTATSUNIS R.A.S. DE HONG KONG MEXIQUE ESTONIE Vallée de Ferghana (2006) RUSSIE OUZBÉKISTAN CHINE (2015, en cours) KIRGHIZISTAN R.A.S. DE MACAO (1999) BULGARIE KAZAKHSTAN TURQUIE BRUNEI OUZBÉKISTAN INDE MALAISIE (2014, en cours) (2006) BIRMANIE GRÈCE (2003, en cours) (2005) TURQUIE OUZBÉKISTAN “Ligne (2013) TURKMÉNISTAN de contrôle”, (2001) Cachemire 5 INDE AZEBAÏDJAN PAKISTAN HAUT™KARABAK (2004) (2011, en cours) SINGAPOUR MALAISIE IRAN INDE TUNISIE IRAK PAKISTAN LIBYE ‡années œž‹ THAÏLANDE (2015, en cours) MALAISIE (2007, en cours) Enclave de Guantánamo MAROC PAKISTAN BIRMANIE ÉTATSUNIS ALGÉRIE 1 AFGHANISTAN IRAN (en cours) BANGLADESH CUBA (en cours) 2 IRAN (2014, en cours) ‡ˆ‰Š‰‹ AFGHANISTAN (en cours) PAKISTAN Cas litigieux de (en cours) l’enclave de Gibraltar INDE ESPAGNE “Ligne verte” ÉMIRATS ARABES UNIS ROYAUMEUNI BANGLADESH CHYPRE KOWEÏT OMAN (2010, en cours) Enclave de Ceuta R.T.C.N. 3 IRAK (2005) (1974) ESPAGNE (1993) 4 Equateur MAROC ARABIE SAOUDITE (2001) Enclave de Melilla ÉMIRATS ARABES UNIS Mur des sables ESPAGNE JORDANIE (2005) MAROC MAROC IRAK ARABIE SAOUDITE SAHARA (1998) OCCIDENTAL ARABIE QATAR (1987) SAOUDITE ARABIE SAOUDITE IRAK YÉMEN (2006, en cours) (2004, en cours) KENYA SOMALIE (2015, en cours)

Equateur

ISRAËL LIBAN (1967) ISRAËL ZIMBABWE SYRIE ZAMBIE (1967)

BOTSWANA ZIMBABWE Parc national Kruger ISRAËL (2008) AFRIQUE DU SUD BANDE ISRAËL MOZAMBIQUE DE GAZA CISJORDANIE AFRIQUE ‡ˆ‰”Š‹ (2005) (2002, en cours) La Hongrie a annoncé l’édification DU SUD d’une clôture sur sa frontière ZIMBABWE ÉGYPTE L’Autriche a annoncé avec la Roumanie BANDE l’édification DE GAZA d’une clôture (2008) sur sa frontière avec la Slovénie HONGRIE HONGRIE CROATIE SERBIE ‡ªžˆŠ‹ ‡ªžˆŠ‹ PRÉCISIONS Nom des 2 Etats en gras : la construction du mur a été décidée Cette carte est une réactualisation de façon conjointe de celle parue en novembre 2014 dans notre numéro spécial “Cinquante murs ISRAËL Nom en italique : ISRAËL JORDANIE Région, province ou territoire occupé à abattre” (n° 1253) à l’occasion des 25 ans de la chute du mur de Berlin. ÉGYPTE (renforcement ou non reconnu par l’ONU (2010) à l’étude) ABRÉVIATION Situation en janvier 2016 SLOVÉNIE R.T.C.N. République turque de Chypre CROATIE 200 km du Nord 50 km ‡ªžˆŠ, en cours‹

« Murs, barrières, clôtures : comment Pour les migrants et les réfugiés qui veulent rejoindre le monde se referme », situation en mai 2016, l’Europe, le concept de fin des frontières reste très relatif. in Courrier international. S’il ne faut que quelques heures et quelques centaines d’eu- ros pour un Européen souhaitant se rendre au Mali ou au Sénégal, faire le chemin inverse en tant que migrant ou réfu- frontières servent avant tout à empêcher les populations de gié peut être un parcours coûteux, long et semé d’embûches. partir. Aujourd’hui, leur fonction principale est d’empêcher Les crises et les conflits qui agitent et ensanglantent la les entrées. Phileas Fogg, personnage de Jules Verne, avait fait planète sont, pour la plupart, liés à des rivalités sur des terri- son tour du monde en quatre-vingts jours, avec des cartes toires ou à des volontés contraires de possession. Les autres de visite et un peu d’argent ; celui qui ferait le même périple facteurs viennent se greffer sur cette causalité centrale, mais aujourd’hui aurait besoin d’un passeport et de visas. ne sont pas le déterminant majeur.

SOMMAIRE Mondialisation : fin ou retour des frontières ? 53 dossierhistoire-géographie

L’EUROPE A TOUJOURS À l’Ouest, c’est la crainte de la sécession qui agite les DES PROBLÈMES DE FRONTIÈRES esprits, notamment en Catalogne où certains aimeraient établir une frontière avec l’Espagne. L’Écosse est tentée de Alors que l’Europe a des frontières parfaitement stables le faire face au Royaume-Uni. Et la frontière entre les deux de 1949 à 1989, la décennie 1990 est celle de leur boule- Irlande est l’un des sujets majeurs du Brexit. versement. Si le divorce entre la République tchèque et la Slovaquie se fait de façon parfaitement agréée et pacifique, ce n’est pas le cas ailleurs. D’ailleurs, l’implosion de l’Union ISRAËL-PALESTINE : UN CONFLIT soviétique est en grande partie liée à la non-résolution des DE TERRITOIRE, PAS DE RELIGION questions de nationalités et donc de frontières ; la persis- tance de la question nationale dans les difficultés de l’URSS Le conflit israélo-palestinien n’est pas du tout un conflit reli- ayant été sous-estimée de l’aveu même de Gorbatchev. Cette gieux, contrairement à la présentation que l’on en fait habi- implosion suscite rapidement de nouveaux problèmes, tuellement. Le but des Israéliens n’est pas de convertir les comme en Tchétchénie où la volonté d’indépendance pro- Palestiniens au judaïsme, pas plus que celui des Palestiniens voque deux guerres particulièrement sanglantes et risque n’est de convertir les Israéliens à l’islam ou au christianisme. de multiplier les tentatives sécessionnistes dans une Russie Ils se battent pour des territoires « disputés » selon la termi- découpée en 89 entités administratives. nologie israélienne. Le différend porte bien sur la possession En 2008, une guerre oppose la Géorgie à la Russie à de Jérusalem et sur la création – ou non – d’un État palesti- propos de la sécession de deux territoires : l’Abkhazie et nien sur les territoires occupés. l’Ossétie du Sud, dont l’indépendance n’est reconnue que S’il ne détermine pas les frontières d’un État, le blocus de par une poignée d’États liés à Moscou. la bande de Gaza imposé par Israël depuis 2007 montre bien En 2014, l’annexion de la Crimée par la Russie déclenche les limites d’un territoire infranchissable pour ceux qui s’y une montée des tensions entre Moscou et les pays occi- trouvent, que ce soit par la terre, la mer ou les airs. L’aéroport dentaux, qui ont pris des sanctions toujours maintenues qui y a été construit a été détruit et les pêcheurs palestiniens aujourd’hui. Les Occidentaux protestent ainsi vivement ne peuvent pas aller au-delà de 6 milles marins des côtes. contre la remise en cause du principe sacro-saint de l’in- L’Égypte participe d’ailleurs au blocus avec son mur de 14 km terdiction du recours à la force pour modifier les frontières. le long de sa frontière avec Gaza. Les Russes répliquent en invoquant le principe du droit des Le mur construit par Israël, officiellement pour se peuples à disposer d’eux-mêmes, qu’ils disent avoir respecté protéger du terrorisme, empiète largement sur le territoire en suivant l’avis de la population de Crimée qui s’est expri- palestinien à partir de la ligne verte et apparaît, aux yeux des mée sur ce sujet par référendum (illégal du point de vue du Palestiniens, comme un moyen de grignoter leur territoire. droit international). Dans le Donbass (Est ukrainien), indépen- Par ailleurs, la carte des colonies israéliennes en territoire dantistes, pro-Russes et forces gouvernementales s’affrontent palestinien montre bien une stratégie de possession terri- sporadiquement, encore à ce jour, pour savoir qui contrôle toriale mûrement réfléchie. Bref, la question du territoire et réellement le territoire. Cependant, si les Occidentaux n’ont de ses frontières est bien au cœur du conflit. pas annexé le Kosovo, c’est néanmoins par une guerre – qu’ils ont déclenchée sans respecter le droit international (pas de feu vert du Conseil de sécurité de l’ONU devant l’impossibilité AFRIQUE : LA NON-INTANGIBILITÉ DES FRONTIÈRES d’invoquer la légitime défense contre l’ex-Yougoslavie) – que ce territoire est détaché de la Yougoslavie et devient indépen- En Afrique, l’Organisation de l’unité africaine a décrété l’in- dant en 2008 ; une indépendance reconnue par la majorité tangibilité des frontières afin d’éviter d’incessantes revendi- des États de l’Union européenne, mais à laquelle certains cations pour revenir sur des lignes de partage héritées de la s’opposent, dont l’Espagne, la Chine et la Russie. Aussi, en colonisation et ignorant les réalités humaines. Les frontières 2019, une solution pour pacifier les relations entre la Serbie peuvent être injustes, mais les remettre en cause peut revenir et le Kosovo est étudiée sur la base d’échanges territoriaux. à susciter des conflits sans fin. Ce dogme, qui a sa pertinence, L’Allemagne la refuse, de crainte d’ouvrir la boîte de Pandore n’est pourtant pas respecté. L’Érythrée s’est séparée de des contestations territoriales dans l’ex-Yougoslavie.­ Les l’Éthiopie après une longue guerre pour l’indépendance (1961- Serbes de Bosnie pourraient en effet réclamer leur rattache- 1991), suivie d’un conflit interétatique (1998-2000). De même, ment à la Serbie et la situation en Macédoine du Nord est le Sud-Soudan a conquis son indépendance proclamée en toujours fragile. À l’inverse, la perspective, puis l’adhésion­ 2011 après un autre conflit extrêmement long et sanglant. de la Hongrie à l’Union européenne ont freiné ses revendica- Et si la Somalie et la République démocratique du Congo tions territoriales au sujet des territoires dont elle a été privée sont des États faillis, c’est bien parce que l’État central ne après la Première Guerre mondiale. parvient pas à assurer son autorité sur son territoire. La Enfin, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont actuellement Somalie étant, de fait, divisée, même si le Somaliland ne toujours en conflit au sujet du Haut-Karabakh. voit pas son existence de fait être reconnue de jure.

54 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE CONFLIT FRONTALIER OU GUERRE UN MUR TOMBE, D’AUTRES SURGISSENT DE CIVILISATION ? Berlin, novembre 1989, le Mur tombe ; mais d’autres depuis La guerre du Golfe de 1990-1991, qui fait suite à l’annexion ont été érigés. Ainsi, à Ceuta et Melilla, deux enclaves espa- par l’Irak du territoire du Koweït, est un tournant dans la gnoles situées sur la côte marocaine, face à l’Espagne, un guerre froide. L’Union soviétique se joint en effet aux pays important dispositif de murs de barbelés tente d’empêcher occidentaux pour sanctionner l’Irak, permettant pour la les migrants africains de pénétrer sur l’espace européen. première fois au Conseil de sécurité de fonctionner comme À la frontière mexicaine, Donald Trump, à grand renfort les rédacteurs de la Charte l’avaient prévu. Contrairement à de publicité, annonce vouloir construire un mur qui, en ce qu’ont dit certains observateurs pressés, ce conflit n’est réalité, existe déjà. Le pays phare de la mondialisation en rien l’annonce d’un conflit de civilisation, mais bel et bien cherche de la sorte à se protéger du monde extérieur tout en une guerre entre deux pays arabes pour une frontière que limitant l’accès à son territoire par une restriction des visas, l’Irak voulait abolir et le Koweït préserver. notamment pour certains pays musulmans. C’est dans cette optique que les États-Unis cherchent à bâtir un système de défense antimissile qui les conduit, en 2001, à mettre fin au LES FRONTIÈRES EN ASIE traité ABM (Anti Ballistic Missile) signé en 1972 et qui limitait les armes stratégiques. En Asie, la thèse de la fin des frontières est loin d’être Cette clôture des territoires se remarque à divers endroits évidente lorsqu’on se rend à Pan Mun Jon, frontière entre les du globe. L’Arabie saoudite a bâti un mur face au Yémen et à deux Corée appelée à tort « zone démilitarisée » et tellement l’Irak. Le Maroc a élevé, aux frontières du Sahara occidental, infranchissable que, lorsque cela survient, l’événement fait un mur de sable piqueté de centaines de milliers de mines le tour du monde (sommets Donald Trump-Kim Jong-un ou antipersonnel ; et sa frontière avec l’Algérie est toujours fer- Kim Jong-un-Moon Jae-in). mée. La Tunisie fait construire un mur à la frontière libyenne Malgré les bonnes relations entre le Premier ministre pour se protéger des tumultes de ce pays. Une barrière japonais Shinzˉo Abe et le président russe Vladimir Poutine, électrifiée existe entre le Botswana et le Zimbabwe. Enfin, la question des Sakhaline n’est toujours pas résolue entre l’Afrique du Sud a érigé une barrière de 120 km à la frontière le Japon et la Russie, empêchant la signature d’un traité du Mozambique pour éviter l’afflux de réfugiés. mettant officiellement fin à la Seconde Guerre mondiale En Europe, le mur de 11 km entre la Grèce et la Turquie entre les deux pays. pourrait sembler anecdotique, tout comme celui de 30 km La rivalité entre la Chine et le Japon a, quant à elle, de entre la Bulgarie et la Turquie. Mais celui de barbelés que multiples causes, mais les revendications croisées sur des la Hongrie construit aux frontières serbe et croate (donc y îlots inhabités (appelés Senkaku à Tokyo, Diaoyu à Pékin) compris avec un pays membre de l’Union européenne) en de seulement 7 km2 constituent un point de fixation et de 2016, suite à la crise des réfugiés, montre une réelle tendance. tension extrêmement important. Par ailleurs, la Chine mili- Au final, la globalisation n’a pas fait disparaître les fron- tarise des îlots en mer de Chine et veut constituer un dispo- tières, loin de là, et le concept de territoire n’est pas « agoni- sitif qui lui permette de contrôler les passages maritimes. sant » comme certains le proclamaient au début des années Aussi a-t-elle des différends maritimes avec le Vietnam (îlots 1990. Les frontières ont bougé, ont mué, ont été bousculées, Paracels), les Philippines (récif de Scarborough), la Malaisie, mais restent au centre de la vie internationale. l’Indonésie et Brunei (ilôts Spratleys). De ce fait, les riverains asiatiques de la mer de Chine ne souhaitent pas, pour la plupart, le départ de la marine américaine, vue comme un contrepoids à la Chine dans la région (▶ voir focus en ligne). Pékin est très attentive à l’évolution de la situation de Hong Kong depuis sa rétrocession en 1997. Le système alors mis en place « Un pays, deux systèmes » est une façon SAVOIR + d’assurer l’irréversibilité de la restitution de Hong Kong à la Chine continentale. De même, la question de Taïwan est Badie Bertrand, La Fin des territoires. Essai sur le désordre essentielle pour Pékin, au point que le régime chinois n’ex- international et sur l’utilité sociale du respect, Fayard, Paris, 1995. clut pas une intervention militaire dans le cas d’une procla- Boniface Pascal, Védrine Hubert, Atlas des crises et des conflits, Armand Colin/Fayard, Malakoff/Paris, 2019. mation officielle d’indépendance de l’île. Boniface Pascal, Comprendre le monde. Les relations internationales L’Inde, de son côté, a voté une loi en août 2019 rendant expliquées à tous, Armand Colin, Paris, 2019. caduc le statut du Cachemire, territoire qu’elle contrôle Debray Régis, Éloge des frontières, Gallimard, Paris, 2013. depuis 1949 malgré les revendications contraires émises par Foucher Michel, Le Retour des frontières, CNRS Éditions, Paris, 2016. le Pakistan et par celles de la population du Cachemire qui Zajec Olivier, Frontières. Des confins d’autrefois aux murs d’aujourd’hui, réclame son autonomie, voire son indépendance. Chronique, Paris, 2017.

SOMMAIRE Mondialisation : fin ou retour des frontières ? 55 À L A C R O I S É E D E S S A V O I R S

SOMMAIRE SCIENCES

58 L’AMBIVALENCE DES FRONTIÈRES SPATIALES Aurélien Barrau

LETTRES

63 EXPLORATIONS ET VOYAGES AU MOYEN ÂGE Christine Gadrat-Ouerfelli

SOCIOLOGIE

68 FRONTIÈRES : REGARDS SOCIOLOGIQUES Philippe Hamman

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

59. © Akg-Images/Fototeca Gilardi 60. © Science Photo Library/Nasa 61. © Ullstein Bild/Roger-Viollet 62. © Pierre Carril/ESA 64-65. © Akg- Images/Picture From History 67. © Tallandier/Bridgeman Images 69. © Interfoto/La Collection 70. © AFP/Jean Isenmann/Only World/Only France 71. © Eurogeographics - Insee 2019. Source : Insee, recensement de la population 2015, exploitation complémentaire

SOMMAIRE sciences L’AMBIVALENCE DES FRONTIÈRES Par Aurélien Barrau, professeur à l’université Grenoble-Alpes SPATIALES

L’interrogation sur les frontières terrestres n’épargne pas la pensée astrophysique, et en particulier cosmologique, qui découle des velléités de conquêtes spatiales de nos nations.

LA QUESTION DES FRONTIÈRES a toujours été essen- L’autre évolution radicale concerne le dépassement d’un tielle. La vie est précisément l’invention d’une limite entre monde pensé comme ordonné et fini. Achevé. Limité. Enclos. un dedans et un dehors : la cellule se constitue d’abord par L’Univers devient potentiellement dépourvu de frontières, sa membrane ; une démarcation entre l’extérieur et l’inté- les astres s’indéfinissent dans leurs positions comme dans rieur. Mais la frontière, c’est aussi le mur scandaleux qui, leurs sens. L’éclatement est géométrique et téléologique. En bien souvent, condamne les uns à la détresse ou à la mort contrepoint de cette chute abyssale, puisqu’elle n’est plus pour que les autres jouissent d’une certaine opulence. le centre du monde, la Terre se trouve également propulsée dans les cieux. La perte de la position privilégiée n’est peut- être pas une simple blessure narcissique. C’est aussi une PERSPECTIVE HISTORIQUE : promotion au rang d’authentique corps céleste. DU MONDE CLOS À L’ESPACE INFINI En d’autres domaines, les analyses de Koyré sont criti- quables à plus d’un titre. Comme l’a rappelé le philosophe Dans son plus célèbre ouvrage Du monde clos à l’univers infini Jacques Derrida, la simple possibilité que le mythe puisse, (1957), Alexandre Koyré s’intéresse à l’immense révolution dans une pensée contemporaine, être choisi contre la science survenue aux xvie et xviie siècles. Plus qu’une simple révo- ou la rhétorique, contre la démonstration, fait horreur à Koyré. lution scientifique autour de la découverte de l’infini, le Il faut, assène-t-il, en rester à la « vérité objective ». Voilà qui philosophe et historien montre qu’il s’agissait bien d’une interroge ! Cette vérité serait donc « de révélation » puisqu’elle authentique crise de conscience associée à une puissante échapperait au questionnement sur ses conditions de possi- sécularisation. bilité. Mais sa brillante analyse de l’invention d’un monde où La mutation concerne d’abord l’apparition d’une scission les éléments ne sont plus unis que par l’identicité des lois, profonde entre les valeurs et les mesures, entre l’axiologie et non plus par la finalité commune des êtres-là, demeure et l’observation. Pour Aristote – qui apporta les premières fondamentale pour comprendre le choc de l’« effraction » de preuves de la forme sphérique de la Terre –, le monde sous l’infini dans le champ cosmologique au xvie siècle. l’orbite lunaire, fini et parfait, n’a rien à voir avec celui s’éten- La question de la finitude semble intimement liée à celle dant au-delà qui, à l’opposé, est infini, imparfait. La région des frontières. Dans l’œuvre de Lucrèce, qui déclare que l’es- supralunaire, étendue jusqu’aux étoiles, est ordonnée, harmo- pace ne peut pas être fini, l’argument est assez simple : si nieuse, raisonnée, et manifestement de taille finie. Au-delà de l’espace avait une frontière, il serait possible d’y envoyer la frontière, il n’y a pas même le vide, il n’y a littéralement, une lance. Si la lance la traversait, cela signifierait qu’il y a métaphysiquement, rien. La révolution copernicienne, indui- quelque chose derrière et donc que l’espace n’est pas réel- sant que la Terre tourne autour du Soleil, invente une pensée lement fini. Si la lance ricochait, cela signifierait que la fron- scientifique qui dissocie fondamentalement le descriptif du tière s’adosse à un extérieur. Et donc, là encore, l’Univers ne normatif. La science s’écarte, au moins en principe, de toute saurait être fini. La démonstration tient à la contradiction notion de finalité ou de sens, de toute hiérarchie éthique. que constitue la présence d’une frontière.

58 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE UN UNIVERS SANS FRONTIÈRE Table de l’Univers, conçue par Aristote (ive siècle avant notre ère) et transmise par Ptolémée (iie siècle de notre ère), in Guillaume de Conches, Dragmaticon philosophiae, 1144-1151. Sur cette représentation Une des étrangetés intéressantes de la science contempo- datant de l’Antiquité, la Terre, immobile, est située au centre de l’Univers. raine consiste précisément à abolir la notion de frontière Autour se succèdent une suite de sphères concentriques : la Lune, le Soleil, cosmique. Même si l’Univers est de taille finie, il demeure Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne et, enfin, le ciel. dépourvu de « bord ». La solution à ce paradoxe apparent réside dans la théorie de la relativité générale développée par Einstein, qui montre que l’espace se distend et se distord Il devient dynamique. Il perd son absoluité. C’est dans ce eu égard à la présence des corps. Il n’est plus l’entité géomé- nouveau cadre conceptuel qu’il est par exemple possible trique inventée lors de la révolution copernicienne. Il n’est de comprendre l’expansion de l’Univers. Si les galaxies plus une forme pure et transcendantale de la sensibilité s’éloignent, ce n’est pas parce qu’elles bougent, mais parce comme le proposait Emmanuel Kant. Il devient malléable. que l’espace dont elles sont « prisonnières » s’étend. En

SOMMAIRE L’ambivalence des frontières spatiales 59 sciences

Image composite d’une galaxie contenant un trou noir supermassif, provenant de l’observatoire à rayons X Chandra de la Nasa (violet) et des données radio du Very Large Array de la National Science Foundation (orange). Ici, la galaxie n’est autre que le minuscule point au centre, parcourue par des panaches géants de rayonnement. Ces jets, générés par des trous noirs supermassifs au centre des galaxies, peuvent transporter d’énormes quantités d’énergie.

réalité, l’expansion de l’Univers est la dilatation de l’espace. sont maintenant presque banals et se comptent vraisembla- L’espace est devenu un objet physique comme les autres, blement en centaines de millions dans notre seule galaxie. soumis à des équations d’évolution. Quelle est donc la nature de leur surface qui définit bien une Le point essentiel pour cette analyse a trait à la cour- frontière avec le monde extérieur ? Elle est, à proprement bure. En relativité, l’espace devient courbe. Il est très difficile parler, immatérielle. On la nomme « horizon ». Cet horizon de le percevoir intuitivement à trois dimensions, mais on existe bel et bien. Il a un sens physique clair. Il est le lieu peut comprendre l’idée à deux dimensions. Imaginons une au-delà duquel aucun retour en arrière n’est possible. Pour feuille de papier. Celle-ci a un bord, une frontière, sauf si autant, nul ressenti physique particulier ne serait associé au on l’imagine étendue à l’infini. Mais, incontestablement, si franchissement de l’horizon pour un spationaute qui déci- sa taille est finie, elle a nécessairement une frontière. Une derait d’entrer dans un trou noir. fourmi qui marche sur cette feuille en ligne droite arrivera En un sens, rien n’est plus drastiquement réel que l’ho- nécessairement « au bout ». Imaginons maintenant que la rizon d’un trou noir. Il s’agit d’une frontière radicale qui déli- feuille soit courbée et forme une sphère. Quelle que soit la mite le non-retour absolu. Et pourtant, cette frontière est taille de sa surface, cette sphère demeure bien évidemment littéralement immatérielle, tout à fait indolore à traverser. de taille finie. Mais elle n’a plus de bord ! Pour un habitant de la surface, il n’y a littéralement plus de frontière. La fourmi peut avancer sans fin dans la même direction : elle finira par VERS LE MULTIVERS revenir sur ses pas, mais elle n’atteindra jamais la « fin du monde » dans cet exemple où le monde est la feuille courbée. Aujourd’hui, la question des frontières cosmologiques se Il est donc possible, contre l’intuition initiale, de considérer pose dans des termes un peu différents suite aux réflexions un espace de taille finie et pourtant dépourvu de limite. en cours sur la possibilité de l’existence d’Univers mul­ Notre Univers n’est pas une surface. Il est un volume tiples. En physique, on nomme généralement « Univers » à trois dimensions. Et il est, dans ce cas, beaucoup plus non pas la totalité de ce qui existe, mais la totalité de ce complexe d’imaginer la courbure. Néanmoins, il n’est pas qui nous est en principe accessible. En ce sens, plusieurs déraisonnable d’admettre qu’un phénomène analogue à celui modèles – spéculatifs pour les uns, bien établis pour les de la feuille de papier puisse se produire. Naturellement, d’un autres – prévoient l’existence d’un « multivers ». Sa réalité point de vue mathématique, la situation est tout à fait claire n’est pas évidente, mais il n’est pas impossible de le mettre et ne repose pas sur une vague intuition : même s’il était de à l’épreuve de façon indirecte via ses effets secondaires sur taille finie – ce que nous ignorons –, il n’y aurait pas de « bord notre Univers. Il ne s’écarte, en ce sens, pas directement de de l’Univers ». L’argument de Lucrèce, aussi élégant soit-il, la définition usuelle de la pratique scientifique. Du point tombe à l’eau. Aucun bord n’existe pour délimiter le Cosmos. de vue des frontières, il invite à penser un nouveau niveau de diversité dans lequel les Univers pourraient former une structure gigogne. Le multivers pourrait être spatial, UNE FRONTIÈRE IMMATÉRIELLE ? ­temporel ou parallèle. Le concept même de frontière devient alors beaucoup plus subtil et ne s’adosse plus uniquement Un autre cas intéressant, que la relativité permet également à la dimension spatiale. Bien qu’elles soient relativement de comprendre et de sonder, est celui des trous noirs : des orthodoxes dans leur fondement, ces idées suscitent tou- petites sphères dans lesquelles il est possible d’entrer mais jours aujourd’hui un certain nombre de controverses scien- desquelles il est impossible de s’extraire. Ces astres étranges tifiques et épistémologiques.

60 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE L’ENVOLÉE SPATIALE l’espace ne va pas de soi. Il semble que nous ayons si bien COMME EFFACEMENT DES FRONTIÈRES intégré ces murs factices que leur absence dans le paysage réel nous choque assez profondément. Loin des préoccupations presque abstraites de la cosmo- Bien sûr, les réfugiés – et l’actualité nous le rappelle logie et de la relativité générale, la question des frontières tragiquement – meurent devant des frontières closes. Cette s’est également posée très concrètement avec la conquête violence brutale n’est pas chimérique. Mais, à l’échelle spatiale. Non pas, me semble-t-il, au sens où les frontières de la vie, les frontières n’existent pas. Des milliards de auraient ainsi été repoussées – elles ne l’ont pas été : malgré milliards d’êtres vivants appartenant à des millions d’es- les fusées, l’Univers ne nous est effectivement pas devenu pèces traversent chaque jour les frontières sans en avoir la accessible pour autant. Rappelons que la distance entre la moindre conscience ni la moindre gêne. Ni les oiseaux, ni Station spatiale internationale (ISS) et la Terre est compa- les abeilles, ni les lombrics, ni les souris, ni les arbres (qui rable à celle qui sépare la peau d’une orange de la chair se déplacent de génération en génération), ni les microbes… du fruit. Quant à la distance entre la Terre et la Lune, elle ne connaissent les frontières. Notre partition du monde, que serait, ramenée à la taille de la Galaxie, comme le dixième nous pensions fondée et rigide, est presque ridicule dans son de l’épaisseur d’un cheveu ramené à la taille de la Terre. Et arrogante vacuité. notre Galaxie n’est, elle-même, qu’une infime « molécule » dans le fluide cosmique. Il serait donc totalement insensé de ressentir nos minces explorations spatiales comme un L’AVENTURE SPATIALE, accès réel à l’Univers profond. UNE SYMBOLIQUE DE LA CONQUÊTE La frontière disparue n’est donc pas celle qui nous sépare des espaces interstellaires. Celle-ci demeure bel et Mais le spatial pose également une question éminemment bien. Ce sont plutôt les frontières arbitraires de nos pays, de symbolique, au-delà de ce qui concerne les seules frontières. nos États, de nos nations, dont l’inexistence physique s’est Sans commune mesure avec les moyens humains et finan- imposée avec un très paradoxal étonnement aux quelques ciers qu’il requiert, son intérêt scientifique est faible. La spationautes ayant pu observer la Terre depuis l’espace. Il est démarche est presque exclusivement symbolique. Mais de assez frappant que, dans un constat presque naïf eu égard à quoi le spatial est-il le symbole ? son évidence, nombre d’entre eux soulignent avec emphase Un véritable parfum d’aventure accompagna les pion- un fort sentiment d’artificialité ressenti face à nos frontières niers de l’espace lors des missions Apollo. Une certaine étatiques. Curieusement, qu’elles soient invisibles depuis retenue – pour ne pas dire une forme de sacralité – marqua même les premières sorties extravéhiculaires. La confronta- tion à l’altérité radicale du sol lunaire invitait à la solennité. Malgré le patriotisme acharné qui sous-tendait la démarche Neil Armstrong et Buzz Aldrin plantant le drapeau américain dans la mer de la Tranquillité sur la Lune, le 20 juillet 1969. – visant à rattraper le retard sur les Russes –, quand les Outre le fait qu’elle démontre enfin la supériorité des astronautes revinrent sur Terre, ils furent moins accueillis États-Unis sur l’Union soviétique, la mission Apollo 11 constitue en héros américains qu’en véritables ambassadeurs de un événement suivi sur toute la planète, au cours duquel plusieurs instruments scientifiques furent installés et près l’humanité. Quelque chose de puissamment émouvant et de 22 kg de sol lunaire collectés. juste avait lieu. La symbolique s’est toutefois rapidement retournée. Les missions Apollo suivantes révélaient déjà un infléchissement notable des attitudes. On retrouvait chez les astronautes des gestes de « cow-boys ». La magie était déjà en partie perdue. Aujourd’hui, une entreprise américaine s’enorgueillit d’avoir mis une automobile sur orbite, tandis que Donald Trump semble souhaiter relancer un programme lunaire tempétueux sans autre enjeu que de défier les Chinois… Quel sens cela revêt-il quand la vie sur Terre se meurt ? Sans mentionner que quelques milliardaires – ayant géné- ralement eux-mêmes largement contribué à dévaster notre planète – commencent à envisager de migrer vers l’espace lorsque la Terre sera invivable. Naturellement ils n’y parvien- dront pas, mais l’image est lourde, presque insupportable. L’envolée spatiale a sans doute été – à tort ou à raison – associée à un certain héroïsme libertaire, mais elle relève aujourd’hui, à mes yeux, d’une sémiotique de l’arrogance. N’est-elle pas devenue un jeu de domination stérile et une

SOMMAIRE L’ambivalence des frontières spatiales 61 sciences

Vue d’artiste d’une base lunaire par l’Agence spatiale européenne (ESA), 2018. L’ESA réfléchit à une mission réaliste pour « aller sur la Lune avant 2025 ». Son directeur, Jan Wörner, rêve d’un « village lunaire » qui serait un centre de recherche établi sur la coopération internationale et qui deviendrait un camp de base pour des explorations plus lointaines.

fabrique de héros factices, hors de tout enjeu scientifique, aujourd’hui, le visage d’une démiurgie prétentieuse. Comme éthique ou esthétique, hors de toute élégance épistémique ? une dernière érection nihiliste, les immenses structures Alors que la crise écologique majeure qui nous menace phalliques des fusées signent un peu de la faillite d’une plaide aujourd’hui – en particulier pour notre propre survie – humanité arrogante et aveugle, qui a perdu la vérité de l’ici en faveur d’une redécouverte rapide de la sobriété, quel sens dans sa soif d’un ailleurs fantasmé. y a-t-il à se ruer sur une constellation de 12 000 satellites, L’« étoffe des héros » est maintenant celle des Indiens opérés par une société privée, permettant l’accès à l’internet qui luttent pour la survie de la forêt, celle des réfugiés qui haut débit depuis les points les plus reculés du globe ? luttent pour la survie de leurs familles, celle des animaux Les populations animales s’effondrent, les espaces qui luttent pour la survie de leurs meutes ou de leurs hordes sauvages fondent à vue d’œil, la température grimpe en dans un anthropocène dévasté. L’astronaute, devenu, malgré flèche, la pollution empoisonne l’air, l’eau et les sols… La lui sans doute, l’image stéréotypée, formatée et aseptisée de Terre va mal. C’est vers elle que les regards et les amours l’hubris mortifère de notre société suicidaire, a perdu de sa devraient se tourner. Notre planète est soumise à une catas- superbe. La planète qu’il faudrait apprendre à explorer – sans trophe majeure : une extinction massive qui confine en la conquérir –, c’est la nôtre. Le temps presse et la révolution réalité à l’extermination délibérée. Quel étrange cynisme à opérer est autrement plus radicale que la découverte d’une que de désirer aujourd’hui « conquérir » l’espace quand nouvelle technologie ou d’un moteur surpuissant : il s’agit nous dévastons notre propre monde avant même de l’avoir de réapprendre à aimer. réellement connu. Des relations symbiotiques complexes entre les arbres aux comportements subtils des insectes, en passant par les affects de petits mammifères, nous ne savons presque rien des merveilles qui nous entourent. Faut-il achever de détruire toute cette magnificence délicate émanant de milliards d’années d’évolution ininterrompue SAVOIR + pour tourner nos regards vers les ocres exsangues et mono- tones du sol martien ? Gancille Jean-Marc, Ne plus se mentir. Petit exercice de lucidité Évidemment, la quête de connaissances doit se pour- par temps d’effondrement écologique, Rue de l’Échiquier, Paris, 2019. suivre. Il n’est pas question, un instant, que la conscience Goursac Olivier de, Apollo. L’histoire, les missions, les héros, Flammarion, Paris, 2019. écologique mette fin à l’aventure du savoir. Tout au contraire. Koyré Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, Paris, Il est d’ailleurs vrai que certains satellites aident à com- 1988. prendre le changement climatique. Mais la conquête spa- Serres Michel, Le Contrat naturel, Le Pommier, Paris, 2018. tiale au sens fort a bien peu à voir avec l’humilité douce Stengers Isabelle, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie et patiente de l’authentique découverte du monde. Elle a, qui vient, La Découverte, Paris, 2013.

62 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE lettres EXPLORATIONS ET VOYAGES

Par Christine Gadrat-Ouerfelli, chargée de recherche, CNRS AU MOYEN ÂGE

Les voyages accomplis au Moyen Âge, lus par de nombreux lecteurs, constituent les prémices des grandes découvertes de l’époque moderne et l’émergence d’une curiosité pour le monde.

CONTRAIREMENT à une idée largement répandue, le Au-delà de ces questions de formes, ce qui constitue Moyen Âge n’est pas un monde clos et statique, où tout l’unité du corpus est une commune expérience du voyage homme reste attaché à sa terre et n’a pour horizon que le à l’origine de la mise par écrit. En ce sens, plusieurs textes clocher de son village. Nombreux sont les hommes amenés insistent sur la longueur du trajet accompli par le voyageur, à voyager, pour les raisons les plus diverses : commerce, le caractère exceptionnel de son expérience et le dépayse- diplomatie, guerre, exil, études universitaires, missions ment ressenti. Ainsi, le prologue du Devisement du monde, écrit d’évangélisation. Des récits de voyage ont été conservés et par Rustichello de Pise en collaboration avec Marco Polo en transmis sur toute la durée de cette période, de la fin de 1298, indique que ce dernier est le premier homme, depuis l’Antiquité jusqu’au début de l’époque moderne. Adam, à être allé aussi loin et à avoir visité autant de pays. Tous les déplacements n’ont cependant pas donné lieu à la rédaction de textes ; ce sont surtout les voyages lointains, impliquant un déplacement important et par conséquent DES MISSIONNAIRES un certain dépaysement, qui ont mérité d’être mis par écrit. ENVOYÉS VERS LES MONGOLS De ce fait, les voyages à l’intérieur d’un pays ou de l’Europe, alors qu’ils étaient les plus fréquents dans les faits, sont peu Le franciscain Guillaume de Rubrouck, qui se rend jusqu’à représentés dans les textes, hormis les pèlerinages vers les la capitale mongole Karakorum en 1253, déclare : « Lorsque lieux saints tels que Rome ou Compostelle. Les voyages plus j’entrai parmi eux [les Mongols], il me sembla véritable- lointains, comprenant la traversée d’une mer, ou le parcours ment que j’entrais en un autre monde ! » Cette remarque de régions considérées comme hostiles ou dangereuses, met l’accent sur le rôle de la rencontre avec les Mongols valaient davantage la peine d’être contés. dans le développement des voyages au Moyen Âge. Avant l’apparition de ce peuple sur la scène orientale, on peut mettre en avant les pèlerinages et les croisades, qui favo- DIVERSITÉ DES RÉCITS DE VOYAGE risent la découverte de populations et de régions nouvelles et engendrent une certaine curiosité pour l’Orient. Ces pèle- Ces récits adoptent, au Moyen Âge, des formes variées, si rinages et croisades, qui sont aussi des voyages, ouvrent bien qu’il est difficile de définir un genre tel qu’on l’entend aux Occidentaux les portes d’un monde méconnu à défaut à notre époque. Mis à part quelques récits de pèlerinage, les d’être ignoré. Grâce aux contacts établis dans ce contexte, textes ne prennent jamais la forme de journaux de voyage les Européens prennent conscience de la diversité des reli- relatant, étape par étape et jour par jour, le parcours de son gions (et notamment de la diversité des rites chrétiens) et protagoniste. Rares sont également les récits à être ordonnés des mœurs, et peuvent recueillir des informations provenant en fonction de l’itinéraire suivi ; la matière est en général d’un Orient plus profond. réorganisée pour prendre la forme d’un traité, où chaque Venus d’un « autre » monde, les Mongols jouent alors chapitre concerne un pays ou une grande région du monde. un rôle capital dans l’essor des voyages lointains. Après un

SOMMAIRE Explorations et voyages au moyen âge 63 lettres

temps de conquêtes qui a ébranlé une grande partie de l’Asie pour épouses ou pour mères des femmes nestoriennes, et de l’Europe orientale, laissant une image terrifiante des une branche du christianisme oriental) et d’une certaine Mongols, la constitution d’un vaste empire favorise la circu- bienveillance de leur part envers les chrétiens, les mission- lation des hommes et des produits à travers le continent. naires se rendent auprès d’eux dans l’espoir de les convertir. S’étendant de la mer Noire à la mer de Chine, cet empire, C’est probablement la motivation principale du franciscain bien que divisé en khanats ou royaumes, est gouverné par le Guillaume de Rubrouck, qui réussit à convaincre saint Louis grand khan, qui possède, au moins théoriquement, une auto- de lui confier des lettres de recommandation et prend la rité supérieure aux autres khans, issus de sa famille. D’une route en 1253. À son retour, il raconte, dans une longue lettre extrémité à l’autre de cet empire, les voyageurs peuvent adressée au roi, les péripéties de son voyage, de façon tout à bénéficier des mêmes facilités. fait personnelle et vivante. Cependant, cet espoir de conver- Les Mongols ouvrent également la route aux voyageurs sion est rapidement déçu, non seulement du fait que les dans le sens où ce sont leurs conquêtes qui provoquent Mongols ont tendance à interpréter les ambassades occi- le départ des missionnaires. Au milieu du xiiie siècle, dentales comme des reconnaissances de soumission à leur les Mongols parviennent jusqu’en Europe orientale et la pouvoir, mais surtout parce que plusieurs khans mongols se menace qu’ils font peser sur la chrétienté décide le pape convertissent à l’islam : ceux de la Horde d’or dès la seconde Innocent IV à envoyer auprès d’eux des franciscains et moitié du xiiie siècle, puis ceux de Perse, les Ilkhans, en 1295. des dominicains : il s’agit d’abord, pour les premiers mis- Ces conversions ne mettent cependant pas fin aux voyages sionnaires, de savoir qui sont les Mongols, ce peuple nou- et aux missions. veau dont on n’a jamais entendu parler jusqu’alors, puis de découvrir quelles sont leurs intentions, notamment en terme de conquêtes militaires. Le franciscain Jean de MISSIONNAIRES ET MARCHANDS Plancarpin, qui est envoyé par le pape en 1245 et s’avance SUR LES ROUTES DE L’ASIE jusqu’au cœur de la Mongolie, écrit à son retour un rapport complet sur les Mongols : leur mode de vie, leurs coutumes, Dans cette seconde moitié du xiiie siècle, les marchands leurs croyances religieuses, leur organisation politique et, occidentaux se lancent eux aussi à la conquête des routes plus particulièrement, leurs techniques de guerre. commerciales asiatiques. Marco Polo, qui passa plus de Par la suite, ayant entendu parler de chrétiens dans vingt-cinq ans en Orient, est le seul laïc à avoir livré un récit l’entourage des khans mongols (plusieurs en effet ont eu de son expérience, mais lui et sa famille ne sont pas les

64 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Abraham Cresques (attribué à), Atlas catalan, 1375, manuscrit enluminé sur parchemin, demi-feuilles de 64 × 25 cm chacune, Paris, Bibliothèque nationale de France. Entièrement sillonné de lignes de vents (courbes décrites par les navires), même pour les parties continentales, l’Atlas catalan représente l’ensemble du monde connu, de l’Irlande à la Chine.

seuls marchands européens à parcourir ces espaces. On voit TABLETTES ET SAUF-CONDUITS apparaître quelques autres noms d’Italiens dans les écrits des missionnaires, qui bénéficient de leur soutien en route Les Mongols ont par ailleurs mis en place un système de et une fois à destination. relais de poste, permettant à leurs envoyés et à leurs fonc- En 1289, le franciscain Jean de Montecorvino part pour tionnaires de traverser rapidement l’empire. Marco Polo en la Chine pourvu de lettres de recommandation du pape livre une description précise, expliquant comment messa- Nicolas IV. Aidé d’autres missionnaires, qui arrivent en gers officiels et envoyés du pouvoir trouvent dans chaque groupes, il fonde un archevêché à Pékin et rend compte de relais un hébergement, le remplacement de sa monture et son activité missionnaire dans des lettres qui parviennent des conditions de sécurité lui offrant la possibilité d’accom- jusqu’en Europe. plir son déplacement sans entrave. Les voyageurs les plus C’est en Chine également que se rendent d’autres fran- importants sont pourvus de tablettes métalliques (paiza). ciscains qui ont laissé un récit de leurs voyages : Odoric de Faisant office de sauf-conduits, elles portent des inscrip- Pordenone dans les années 1320, puis Jean de Marignolli qui tions officielles, permettant à leurs détenteurs d’être reçus quitte Avignon en 1338 pour y revenir en 1346. Le domini- avec les honneurs partout où ils passent et de bénéficier des cain Jordan Catala de Sévérac se rend quant à lui en Inde services de la poste mongole. Marco Polo et sa famille, lors et demande, à son retour à Avignon, en 1328, la création de leur retour vers l’Europe, ont ainsi reçu une tablette d’or d’un évêché dans le sud de la péninsule. La période de la de la part du grand khan. papauté d’Avignon constitue un moment fort dans l’his- À leur départ d’Occident, les voyageurs sont également toire des missions ; les papes avignonais, en particulier pourvus de lettres et de documents, sauf-conduits ou lettres Jean XXII, envoient régulièrement des missionnaires en de recommandation, fournis par la papauté ou les chan- Orient et cherchent à donner une organisation institu- celleries royales, afin de pouvoir authentifier, après traduc- tionnelle au mouvement en créant des archevêchés et des tion, leur identité auprès des pouvoirs et des administra- évêchés. Les difficultés que rencontre l’Église à la fin du tions rencontrées au cours du voyage et à leur assurer de xive siècle, ainsi que la déstabilisation d’une grande partie bonnes conditions de déplacement et un traitement décent. de l’Asie (dislocation de l’Empire mongol, nouvelle dynastie À l’époque, il n’existe pas encore de droit international des Ming en Chine qui renverse la dynastie mongole des garantissant la sécurité des voyageurs et des ambassadeurs, Yuan) concourent à la fin progressive de ces missions, dont mais un ensemble de pratiques communes qui facilitent la les membres ne sont plus remplacés. circulation des envoyés officiels.

SOMMAIRE Explorations et voyages au moyen âge 65 lettres

DES VOYAGES PÉRILLEUX intègrent des caravanes de commerçants pour emprunter les grandes routes asiatiques (les fameuses « routes de la soie »). Les dangers ne sont toutefois pas absents et de multiples Ces caravanes, qui se déplacent lentement, leur assurent obstacles peuvent entraver les déplacements des voya- néanmoins à la fois une certaine sécurité et la présence de geurs. Malgré une certaine stabilité d’une grande partie de guides qui connaissent les itinéraires. l’Asie sous domination mongole, des guerres et des affron- À partir de la fin du xiiie siècle, les voyages par bateau tements persistent en son sein et à l’extérieur de l’empire. se multiplient et permettent de rejoindre l’Extrême-Orient Les voyageurs doivent également faire face aux difficultés à partir d’Ormuz, avec une série d’escales en Inde, au Sri inhérentes à de si longs voyages. Les distances, le temps Lanka et dans diverses îles d’Indonésie. Les dangers sont là qu’il faut pour parcourir les vastes espaces asiatiques ne encore nombreux : les tempêtes, les conditions particulières correspondent plus aux échelles connues : l’immensité de navigation en période de mousson, les pirates très actifs des steppes, la grandeur de l’Empire mongol et la longueur dans certaines zones de l’océan Indien, ou encore l’inconfort des traversées maritimes font apparaître l’Orient comme de certains navires. Des voyageurs offrent des descriptions un monde hors mesure. Les voyageurs souffrent du froid, précises des bateaux qui sillonnent l’océan Indien. Dans la de la chaleur, des vents, de la soif, de la perte de repères. partie occidentale de cet océan, on trouve des embarcations Qu’ils soient missionnaires ou marchands eux-mêmes, ils construites en bois de teck et « cousues » : au lieu de clous, couramment utilisés en Méditerranée, ce sont des fibres de coco ou des cordes qui sont utilisées pour lier les planches Carte des routes suivies par les Occidentaux dans de bois. Entre l’Inde et la Chine, les jonques empruntées e e l’Empire mongol à la fin du xiii et au début du xiv siècle, par les voyageurs sont d’immenses navires pourvus de d’après Jean Richard, La Papauté et les Missions d’Orient au Moyen Âge, École française de Rome, Rome, 1977, nombreuses cabines et capables de transporter plusieurs p. 298. centaines de passagers.

Novgorod

Bolgar BASHKIRS SIBIR QIPTCHAQ Saraï MONGOLIE Tana Caffa Saraïtchik Karakorum Trébizonde Tiflis TENDUC L’Aïas Sivas Tabriz Urgenj Khanbaliq Mossoul DJAGATAIAlmaligh Alexandrie Hami CATHAY Jérusalem Samarkand Le Caire Sultanieh Bagdad MILLESTORCE PERSE TIBET

Ormuz MANZI Zayton Delhi

INDE MINEURE NUBIE

Thana INDE MAJEURE ÉTHIOPIE Socotora Saint-Thomas Quilon

0 1 500 km

66 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE DES ÉCRITS D’UNE GRANDE RICHESSE

L’un des éléments qui ébranle particulièrement les voya- geurs est la faible hauteur, voire la disparition, de l’étoile Polaire, lors de leur traversée de l’océan Indien. Plusieurs se montrent en effet sensibles à l’astronomie et aux condi- tions climatiques des régions qu’ils abordent et notent l’ab- sence de l’étoile Polaire, mais aussi l’apparition de nouvelles étoiles, comme Canope par exemple, ou de constellations. C’est le cas en particulier de Jean de Montecorvino qui, se rendant en Chine par la voie de l’océan Indien, envoie une lettre depuis l’Inde dont il décrit avec précision le ciel, les étoiles, la succession des saisons et la course du Soleil. Cet exemple montre comment les voyageurs ont pu apporter de nouvelles connaissances à l’Occident : décrivant des régions peu connues ou totalement ignorées, ils ont enrichi ou mis à jour les connaissances géographiques des Européens, mais ont également apporté des informations sur des domaines Maître de la Mazarine, Kubilaï Khan donne une tablette servant extrêmement divers, tels que la botanique, la zoologie, les de sauf-conduit aux Polo qui rentrent en Italie, enluminure, in Marco Polo, Le Devisement du monde ou Livre des merveilles, récit de 1298, copié mœurs et les croyances de populations multiples. Il ne faut à Paris vers 1410-1412, Paris, Bibliothèque nationale de France. cependant pas considérer ces textes de manière anachro- nique et chercher à y lire l’œuvre d’ethnologues ou d’ex- plorateurs modernes. Parfois dénigrés pour leur manque de de Jean de Mandeville, composé au milieu du xive siècle, précision, l’absence de données chiffrées ou des itinéraires qui s’inspire des récits de voyage auxquels il reprend non lacunaires, ces récits n’en sont pas moins d’une grande seulement la forme, mais également une grande part de richesse et d’une grande diversité, chaque voyageur révélant ses informations, dans le but de proposer une géographie une personnalité propre et souvent attachante. du monde, à la fois plus plaisante qu’un traité savant de géographie et plus accessible pour un lectorat laïc. Ce texte connaît un énorme succès, qui ne faiblit pas avec l’arrivée LE SUCCÈS DE LA LITTÉRATURE DE VOYAGE de l’imprimerie. La large diffusion des récits de voyage à la fin du Moyen Conscients de la singularité de leur expérience, autant que Âge, qui rencontrent un lectorat de plus en plus varié et pour rendre compte de leur mission, ces voyageurs ont concourent à répandre des connaissances géographiques laissé des récits qui nous sont parvenus. Certains d’entre nouvelles, ainsi que l’influence de la thématique du voyage eux ont connu un succès important et ont été diffusés dans dans une grande part de la littérature, semble avoir préparé une grande partie de l’Europe, après avoir été traduits dans les esprits aux nouvelles aventures qui s’ouvrent dès le plusieurs langues. Ces textes intéressaient non seulement xve siècle avec les premières expéditions portugaises de les puissants, les rois et les papes qui avaient envoyé en circumnavigation de l’Afrique, puis espagnoles. Ces véri- mission ces frères ou ces ambassadeurs, mais également tables explorateurs ont d’ailleurs pour objectif de retrouver d’autres catégories de lecteurs avides de connaissances les terres décrites par les voyageurs antérieurs, tel Marco géographiques : des religieux, des laïcs, des universitaires, Polo, dont la route se trouvait désormais coupée en raison des marchands, des médecins, des cartographes, des histo- de bouleversements politiques et économiques, mais en y riens, des femmes de la noblesse, etc. accédant par d’autres voies. À la fin du Moyen Âge, on assiste à une vogue des voyages, marquée également par une multiplication des récits de pèlerinage, aussi bien vers la Terre sainte et Jérusalem que vers d’autres lieux de pèlerinage, tels que SAVOIR + Rome ou Compostelle. Cela se traduit aussi par l’insertion de motifs orientaux ou l’utilisation de la forme du voyage Gautier Dalché Patrick (dir.), La Terre. Connaissance, représentations, dans d’autres littératures. La littérature épique se nourrit mesure au Moyen Âge, Brepols, Turnhout (Belgique), 2014. e e ainsi de toponymes et de noms de personnages orientaux, Mollat du Jourdin Michel, Les Explorateurs du xiii au xvi siècle. Premiers regards sur des mondes nouveaux, CTHS, Paris, 2005. à la fois pour satisfaire le goût de ses lecteurs et créer des Richard Jean, Les Récits de voyages et de pèlerinages, Brepols, effets de réalisme ; tandis que l’on voit apparaître des textes Turnhout (Belgique), 1996. didactiques prenant la forme d’un voyage afin de délivrer Roux Jean-Pierre, Les Explorateurs au Moyen Âge, Hachette, Paris, un savoir à destination d’un public laïc. C’est le cas du Livre 2006.

SOMMAIRE Explorations et voyages au moyen âge 67 Sociologie FRONTIÈRES : Par Philippe Hamman, professeur de sociologie, Institut d’urbanisme et d’aménagement REGARDS régional, laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe, CNRS-Université de Strasbourg SOCIOLOGIQUES

Affectées par des processus de globalisation économique et/ou d’intégration supranationale, les frontières – en particulier les frontières d’État – constituent une problématique sociologique.

LES FRONTIÈRES INCARNENT concrètement des dis­ des frontières fortement médiatisées par des situations de jonctions, notamment entre une circulation plus libre des conflits ouverts, comme entre Israël et la Palestine, ou encore capitaux et des biens et une (tentative de) régulation des l’Ukraine, la Syrie, les asymétries mais aussi les liens engen- mouvements de personnes : le débat autour de l’accueil des drés valent pour une diversité de territoires frontaliers. « migrants » en Europe l’illustre, entre conséquences de Des effets-frontières sont liés à ces différentiels. On conflits armés, motifs économiques et réfugiés politiques. La peut citer les polémiques autour des travailleurs détachés leçon est la suivante : le façonnage et l’appropriation de nou- – l’image du « plombier polonais » – qui viendraient concur- veaux territoires à des échelles redéfinies amènent des seg- rencer à moindre coût les emplois français en profitant mentations renouvelées, ajoutant à la polysémie des fron- des écarts de réglementation sociale, fiscale et du travail tières, tout en validant leur consistance. au sein même de l’Union européenne (UE). Il ne faut pas oublier que l’immigré ou le sans-droits remplissent une « ­fonction-miroir » : alors qu’on croit parler d’eux, c’est en LA POLYSÉMIE DES FRONTIÈRES fait de la manière dont la société à laquelle nous apparte- nons les prend en compte qu’il en va. Classiquement, la frontière est tenue pour synonyme de Aussi les régions frontalières constituent-elles des lieux fermeture et de périphérie. Elle porte l’image d’une emprise privilégiés pour s’intéresser aux processus de recomposition (territoriale, sociale, politique, etc.), qui délimite et sépare, des espaces de pertinence de l’action publique. Sur ce plan, équivaut au changement et à la rupture (de pays, de langue, les mobilités de travail transfrontalières permettent d’ap- de système de droit, etc.), posant la distinction entre un ici et préhender ce qui fait l’Europe à travers ceux qui pratiquent un ailleurs. Pourtant, c’est d’une dialectique qu’il convient de le principe de libre-circulation. Des couples de tensions partir, car la frontière est aussi synonyme d’ouverture, d’un caractérisent ces relations socio-professionnelles forte- nouveau champ des possibles, qui a attiré au fil des siècles ment spatialisées. Georg Simmel a formulé la dialectique du les marchands ou, plus récemment, les touristes. proche et du lointain quant à l’ambivalence de la figure de La frontière prend sens au croisement de trois enjeux : la l’étranger, qu’incarne le travailleur frontalier (voir Savoir +). sécurité, issue de la protection historique du territoire face Celui-ci se définit par sa résidence et son emploi en Europe à l’ennemi ; le contrôle et son corollaire qu’est le passage dans deux espaces nationaux différents, contigus et déli- – la frontière est toujours traversée par des échanges, où mités, entre lesquels il « navette » au quotidien. À la manière elle joue un rôle de filtre – ; et la différenciation. D’aucuns de l’étranger chez Simmel, le frontalier n’est pas simple- peuvent subir ces écarts entre des modèles et des systèmes ment « de passage », comme un touriste. Il est attaché à un de normes (droit du travail, de la famille…), d’organisation groupe (local, professionnel, etc.), mais n’en fait pas partie sociale (protection sociale…) ou encore des dispositifs tech- originellement (il vient du pays voisin exercer un emploi), niques (dont la Norme française, NF…). Mais les individus ni totalement (moyennant une certaine coordination euro- peuvent aussi en jouer : pensons aux paradis fiscaux. Au-delà péenne, sa posture d’entre-deux le fait relever tantôt d’un

68 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Plateforme d’observation devant le mur de Berlin, frontaliers, congestion du trafic automobile et ferroviaire Allemagne de l’Ouest, 1963. Marqueur d’un régime politique, matin et soir, etc. le mur de Berlin est un témoignage de la polysémie des frontières et de leurs représentations au fil du temps, Une telle perspective ancrée dans le social écarte les de la frontière matérielle au symbole mémoriel. discours sur une « fin des frontières », dépassées par les réseaux (dont internet), et qu’attesterait la fin de postes de douane entre les pays membres de l’UE. Or, la mondiali- État, tantôt de l’autre, pour sa protection sociale, ses impôts, sation a stimulé la territorialisation de l’espace. Les fron- sa retraite…), ni à tout moment (il ne réside pas dans le pays tières ne disparaissent pas. Dans l’exemple précédent, il y a d’activité et opère des allers-retours). toujours des douaniers, mais les lieux changent : aéroports Ceci permet de relativiser quelques idées reçues sur les et pôles logistiques, etc. Les frontières se transforment et se flux d’emploi dans l’UE : le plus grand nombre de travailleurs spécialisent, évoluant vers plus de complexité que dans le frontaliers provient aujourd’hui de France (438 000), puis d’Al- modèle de l’État westphalien, dans lequel elles désignaient, lemagne (286 000), et ensuite seulement de Pologne (155 000) sous forme de ligne, le bornage de la limite de souveraineté ou de Slovaquie (147 000). Le Luxembourg est leur première entre deux États, excluant des formes de superposition ou destination, avec 181 000 travailleurs entrants ; pas moins d’entre-deux. Ainsi, au sein de l’UE, apparaissent des fron- de 42 % de la population active luxembourgeoise réside en tières « économiques » ou « monétaires », dont le périmètre Belgique, en Allemagne et en France (Eurostat, 2015). peut être différent et fluctuant (non-adhésion à l’Euro, etc.). À cela s’ajoute le fait que le phénomène frontalier est Les controverses sur la situation ad hoc de la frontière irlan- concentré territorialement. Par exemple, en Alsace, les fron- daise par rapport au Brexit en est une autre illustration. taliers employés en Allemagne voisine représentent 34 % de Ces dynamiques sont tout autant présentes à l’échelle la population active du bassin d’emploi de Wissembourg, urbaine : il n’y a plus de limites simples des villes. Cela et c’est même 43 % pour Saint-Louis, à proximité du pôle apparaît au travers des labellisations métropolitaines industriel suisse de Bâle (Insee Grand-Est, juin 2019). Dans comme le Grand Paris, la métropole européenne de Lille ces proportions, le travail transfrontalier influe sur la situa- ou l’Eurométropole de Strasbourg. Cela émerge aussi de la tion économique et le développement régional de façon à porosité ville-campagne, avec les espaces périurbains. Ces la fois structurante – hausse des investissements et de la derniers emportent une empreinte sociale, celle des classes croissance économique et démographique, taux de chômage moyennes inférieures ; la récente crise des gilets jaunes l’a contenu, etc. – et déstructurante – augmentation du prix traduite. Enfin, cela se marque dans des « villes globales », de l’immobilier et du foncier pesant sur les habitants non produits d’une économie en réseaux et qui renforcent une

SOMMAIRE Frontières : regards sociologiques 69 Sociologie

dualité entre les acteurs des grandes firmes mondialisées et dont la frontière sera la bordure. De plus, cette seconde et leurs « serviteurs ». Le temps est loin où, à l’époque du acception est l’objet d’usages différents, que traduit la Moyen Âge, l’étendue du pouvoir était matérialisée par les dualité des termes en langue anglaise – frontier et boundary murs d’ de la ville ! La problématique des affiliations – ou allemande – Grenzraum et Grenzlinie. Dans le premier identitaires est d’autant plus sensible : la frontière est à la cas, la frontière est vue comme une zone, un espace ; dans fois ce qui distingue le soi et l’autre, l’in- et l’out-group, et le second, comme une ligne. La perspective a souvent été ce qui assure la relation entre un dedans et un dehors, par évolutionniste : nous serions passés, entre le haut Moyen Âge rapport à des constructions mentales de plus long terme. et la Renaissance, de la frontière-zone à la frontière-ligne. La Par exemple, la thématique de l’exclusion sociale et deuxième correspondrait à la consécration de l’État, défini spatiale dans la ville a été largement questionnée, en parti- dans sa souveraineté à partir de ses frontières, tandis que culier quant à la « politique de la ville » en France depuis la première renverrait à des sociétés non stabilisées – le Far la fin des années 1970. De ce point de vue, la délimitation West ou les importants défrichements de forêts en France de « zones franches urbaines » et autres dispositifs d’aides, entre les xe et xiiie siècles, par exemple. destinés à mieux positionner des quartiers dits sensibles Sociologiquement, il en va à chaque fois d’une dialec- dans les agglomérations concernées, a en fait souvent maté- tique entre la mobilité et l’ancrage, renvoyant au « désen- rialisé plus encore des frontières stigmatisantes. En effet, castrement du temps et de l’espace » dont parle Anthony la frontière est un terme discursif, susceptible d’investis- Giddens comme caractéristique de la modernité (voir sements cognitifs et de perceptions diverses – politiques, Savoir +). La possibilité d’inscriptions sociales et spatiales populaires et académiques – qui se chevauchent sans coïn- multiples ressort. On retrouve ainsi un couple de tension cider pleinement ; précisément, ces divergences font partie entre proximité spatiale et distance sociale, en écho aux intégrante des frontières. pistes ouvertes par Norbert Elias. Ce dernier s’est fondé sur une étude de John Scotson relative à la communauté de Winston Parva, en Angleterre, menée à la jonction des LA CONSISTANCE DES FRONTIÈRES années 1950-1960, pour expliquer les mécanismes d’exclu- sion entre les habitants « historiques », qu’Elias nomme les Comment définir alors la frontière dans sa consistance ? Sur « villageois », et ceux qui se sont installés suite à la réalisa- le long terme, le cas français est représentatif de tout un tion d’un lotissement, alors même que ces derniers n’ont pas travail de production et d’inculcation d’une frontière-ligne un profil sociographique très éloigné des premiers : ce sont associée à l’État et à la nation, au sens où le projet régalien de des Anglais et des ouvriers, comme la plupart des résidents construction de l’État est passé par la stabilisation de l’Hexa- de longue date du quartier. Il pointe alors un « racisme sans gone, et s’est prolongé, quel que soit le régime, jusqu’aux race » et une « exclusion sans fracture économique », qui emblématiques cartes de France des écoles de la République. ne peuvent se comprendre qu’en rapport aux processus Corrélativement, la frontière ne revêt pas le même territorialisés de construction d’une cohésion sociale « villa- sens pour une population nomade ou sédentaire. Dans la geoise », laquelle met à distance le voisin (voir Savoir +). première situation, elle renvoie aux routes empruntées et à Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire ont leurs délimitations, donc à un ensemble de lignes, tandis que également montré, dans le cas des grands ensembles dans la deuxième, il s’agit d’espaces où l’on vient s’installer, construits en France dans les années 1960, que « la significa- tion de l’habitat et des proximités spatiales qu’il impose est fonction de la trajectoire sur laquelle il s’inscrit pour chaque groupe » (voir Savoir +). Autrement dit, le social n’est pas réductible au spatial : ce n’est pas parce qu’untel est notre voisin de palier que l’on va mécaniquement s’entendre avec lui. Les sociologues s’opposent ici à la posture urbanistique selon laquelle la planification influencerait directement la société en maîtrisant les formes spatiales pour favoriser tel ou tel comportement – à l’instar de la thèse de Le Corbusier, pour lequel, si on aménage bien l’espace résidentiel, il y aura une société cohésive (Chartes d’Athènes, 1933).

Le pont Beatus-Rhenanus au-dessus du Rhin, reliant la France et l’Allemagne entre Strasbourg et Kehl, 2017. Le pont, inauguré en 2017 et quotidiennement emprunté par quelque 4 500 personnes, permet la circulation des tramways, des vélos et des piétons.

70 TDC NO 1127 | LES FRONTIÈRES EN QUESTION SOMMAIRE Concentration des frontaliers dans le Grand-Est, données de l’Insee, 2015. Avec 75 200 travailleurs en 2015, le Luxembourg est la première destination des frontaliers de la région Grand-Est, suivi de l’Allemagne avec 45 000 frontaliers, la Suisse (37 600) et enfin la Belgique (8 300).

Dès lors, la frontière s’analyse comme une interface, Cela signifie que les relations « verticales » – les normes investie par les acteurs, vécue comme une contrainte et une édictées par l’UE s’appliquant dans les États membres – sont opportunité à la fois. Les questions économiques et sociales, couplées à des logiques « horizontales ». Celles-ci se (inter)culturelles, les univers professionnels et le rapport au comprennent dans la compétition entre décideurs à un politique se combinent pour distendre et modifier en perma- même niveau pour le développement économique, à nence l’espace et les frontières – conduisant ainsi à dépasser l’exemple de l’installation d’une zone industrielle afin d’at- la fausse dualité entre ancrages territoriaux et circulations tirer des investisseurs du pays voisin. Se révèle le double en réseaux. statut des frontières : institution politique de base, mais Dans les régions frontalières en Europe se redéfinissent aussi processus sociétal toujours en train de se faire, se des périmètres administratifs et socio-économiques. Des défaire et se recomposer. conseils syndicaux interrégionaux sont établis au niveau des Eurorégions, en lien avec la Confédération européenne des syndicats. Les services européens de l’emploi EURES (European Employment Services), organisés à l’échelle interré- gionale, associent les administrations nationales et les parte- SAVOIR + naires sociaux. Les collectivités territoriales développent également des coopérations par-delà les frontières natio- Chamboredon Jean-Claude, Lemaire Madeleine, « Proximité nales. La reconnaissance en 1996 des groupements locaux spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », in Revue française de sociologie, no 11, 1970, p. 3-33. de coopération transfrontalière fournit une base juridique Duez Denis, Simonneau Damien, « Repenser la notion de frontière aux relations de voisinage, étendue en 2006 par l’UE à travers aujourd’hui. Du droit à la sociologie », in Droit et société, no 98, 2018, les groupements européens de coopération territoriale, créés p. 37-52. pour faciliter la coopération à la fois transfrontalière, trans- Elias Norbert, Scotson John, Logiques de l’exclusion, Fayard, Paris, nationale et interrégionale. Pour autant, il n’est pas tant 2001, p. 14-19. question ici d’un big bang européen, plutôt d’un ensemble Giddens Anthony, La Constitution de la société. Éléments de la théorie de la structuration, PUF, Paris, 2012. de motifs interdépendants, tenant à la fois à la globalisation, Hamman Philippe, Sociologie des espaces-frontières. Les relations aux mutations des rapports centre-périphérie­ (décentralisa- transfrontalières autour des frontières françaises de l’Est, Presses tion…) et aux programmes de l’UE, à commencer par Interreg universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 2013. depuis les années 1990. Simmel Georg, L’Étranger (1908), Payot, Paris, 2019.

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Directeur de la publication Fabrication Crédits photographiques Didier Lacroix Tony Mazurek, Maud Percie-du-Sert Page de couverture : © Gaëlle Huber - Réseau Canopé Rédaction en chef Régie publicitaire Page 5 : (en haut) © Laurent Duret, © Les Films Sophie Delhaume, Jean-Thomas Rieux, Catherine Rastier d’Ici/Chiloé Productions/Les Films de la Passerelle/ Blaise Royer [email protected] Looks Film/Arte - 2010 ; (en bas) Source : Times. Rédactrice en chef adjointe TDC est une publication de Réseau Canopé Archives d’État de Hambourg. Allemagne Anne-Sophie Carpentier Téléport 1, Bât. @ 4, BP 80158 © Peter Leibing, 1961. Secrétaire d’édition 86961 Futuroscope Cedex Page 6 : © Dinah Bataille Julie Lavalard Tél. 05 49 49 78 78 Page 7 : © JR-art.net [email protected] Page 8 : Source : Wikipédia © Arpitano Coordinateur du dossier de spécialité Frédéric Duchesne Page 9 : © Jesus Blasco de Avellaneda/Reuters Les textes cités dans TDC le sont à titre Page 74 : © Lifeforstock/Freepik Direction artistique documentaire : les opinions qu’ils peuvent Samuel Baluret, Gaëlle Huber exprimer doivent être appréciées de Conception graphique ce point de vue. Tous droits de reproduction, Catherine Challot de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Mise en pages Catherine Challot, Isabelle Guicheteau © Réseau Canopé 2020 Dépôt légal mars 2020 - ISSN 0395-6601 Iconographie Laurence Geslin

SOMMAIRE RESSOURCES 73 FICHE DE DOCUMENTATION Les frontières en question TDC, 15 mars 2020, no 1127, 72 p. Disciplines : histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques, sciences de l’éducation, sciences, lettres, sociologie CDU : 341.222, 355.457 Dewey : 320.12, 910 PROCHAIN NUMÉRO Descripteurs Motbis : Amérique ; conflit armé ; HUMANITÉS, LITTÉRATURE enseignement de l’histoire-géographie ; État ; ET PHILOSOPHIE étude géopolitique ; Europe ; expédition scienti- fique ; frontière territoriale ; milieu sous-marin ; mondialisation : économie politique ; Moyen Âge (ve- xve siècle) ; péninsule coréenne LA RECHERCHE DE SOI

er © Klaus Vedfelt/Getty Images © Klaus Vedfelt/Getty PARUTION AU 1 MAI 2020

COMMANDE TDC Référence France et outre-mer Étranger Quantité Total Le numéro PDF W0019769 5,90 € 5,90 € Le numéro papier W0019768 9,90 € 9,90 €

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• Deux focus pédagogiques (collège et lycée) : une étude de documents sur Venise et le tourisme sans frontière (collège, classe de 4e) et une étude de documents sur les frontières en mer de Chine méridionale (lycée général, classe de 1re, spécialité histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques). • Podcast : le géographe Jacques Lévy, prix Vautrin-Lud 2018, nous parle de l’utilité des frontières. • Archive audiovisuelle : une émission de 1968 présente des réflexions sur la notion de frontières, dans un film réalisé par Éric Rohmer. https://www.reseau-canope.fr/notice/tdc-n-1127-15-mars-2020.html

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Chaque mois, Pauline, biologiste et youtubeuse, et Roland, astrophysicien, proposent de découvrir un nouveau sujet. Chaque sujet est décomposé en 3 épisodes de 3 minutes environ, 10 minutes pour tout savoir.

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CEA_publicite-DevenirScientifique-ScienceLoop.indd 1 13/01/2020 09:47:21 AGIR HISTOIRE POUR VOUS GÉOGRAPHIE ACCOMPAGNER Enseigner SECONDE AU QUOTIDIEN l’histoire-

Cet ouvrage est conçu pour accompagner les professeurs d’histoire- géographie dans la mise en œuvre du programme de seconde 2019. géographie PROGRAMMES 2019 Celui-ci a été, comme ceux de première et de terminale, entièrement réécrit et les modes d’évaluation profondément révisés. Exigeant, stimulant, il est appelé à répondre à des enjeux majeurs tels que la formation de citoyens éclairés et, déjà, la préparation au cycle terminal du lycée, au baccalauréat et à l’enseignement supérieur. Mise en œuvre La première partie de l’ouvrage est consacrée à la présentation générale du nouveau programme d’histoire-géographie de seconde et se propose des programmes de seconde d’en éclairer les principales orientations. Fruit d’un travail collectif, la deuxième partie offre des séquences péda- gogiques couvrant l’intégralité des thèmes du programme. Pour celle-ci, les auteurs ont souhaité en particulier : DIRIGÉ PAR

– fournir des séquences réalisables en classe à partir de matériaux acces- ENSEIGNER L’HISTOIRE-GÉOGRAPHIE OLIVIER DAUTRESME sibles et selon des dispositifs réalistes ; – couvrir la diversité des capacités et méthodes inscrites dans le programme en faisant varier les situations d’enseignement et d’apprentissage ; – concevoir une véritable progressivité des apprentissages à travers une construction pas à pas des savoirs et des méthodes, à l’intérieur des séquences et d’une séquence à l’autre. Un outil indispensable à la mise à jour des connaissances scientifiques et à la formation pédagogique des enseignants.

Olivier Dautresme est inspecteur d’histoire-géographie de l’académie de Créteil. Il a dirigé cet ouvrage écrit par plusieurs enseignants d’histoire- géographie. Cet ouvrage existe en version numérique. À DÉCOUVRIR

ENSEIGNER L’HISTOIRE-GEOGRAPHIE POUR UNE MISE EN ŒUVRE DES PROGRAMMES DE SECONDE Cet ouvrage, conçu pour accompagner les profes- seurs d’histoire-géographie dans la mise en œuvre du programme de seconde 2019, a été, comme ceux de première et de terminale, entièrement réécrit et les modes d’évaluation profondément révisés. Exigeant, stimulant, il est appelé à répondre à des enjeux majeurs tels que la formation de citoyens éclairés et, déjà, la préparation au cycle terminal ISSN 2425-9861 ISBN 978-2-240-05114-1 du lycée, au baccalauréat et à l’enseignement Réf. W0018974 22,90 € AGIR supérieur.AGIR

Information et commande : − reseau-canope.fr − Les Ateliers Canopé Univers Agir adresses sur reseau-canope.fr/nous-trouver Livre 176 p. – Réf. W0018974 – 22,90 € − La Librairie Canopé PDF – Réf. W0018975 – 8,99 € 13, rue du Four | 75006 Paris (Métro Mabillon) Réseau Canopé, 2019 N° vert : 0 800 008 212

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