« Tout est ori va rencontrer un succès monstre, c’est espiègle, toujours bien envoyé, passionnant ! On dirait presque la famille Malaussène, version Côte-Nord ! »

– OLIVIER BOISVERT Membre du jury, libraire à la Librairie Gallimard

Paul Serge Forest LAURÉAT DU PRIX ROBERT CLICHE 2021 Éditorial Vanessa Bell et Annabelle Moreau

L’année de notre apparition

En 2020, Carole David a remporté le prestigieux prix Athanase-David, les recueils de trois autrices autochtones ont trouvé leur chemin parmi les grands succès de poésie au Québec, de nouvelles maisons d’édition et librairies ont vu le jour, des femmes ont pris leur place et fait leur marque dans le milieu littéraire, par leur militantisme assumé ou leur accession à des postes d’importance. Il y a eu aussi, nous le savons, beaucoup de sombre en 2020. Outre la pandémie qui a ravagé nos liens sociaux et culturels, c’est également l’année où les digues du silence ont craqué. L’année où de nombreuses personnes ont pris la parole publiquement et sur les médias sociaux pour dénoncer des agissements qu’elles ne voulaient plus taire.

Quand nous avons imaginé ce numéro dédié au travail des femmes en littérature, à leurs prises de parole, nous étions loin de penser que, de nos intentions premières, ce dossier prendrait une tout autre forme : celle de l’urgence. La grande majorité des textes de « femmes manifestes » nous sont parvenus beaucoup plus longs que prévu. On nous demandait plus d’espace, plus de mots pour décrire l’indescriptible, le sale, le laid, l’impétueux ; l’espoir et la solidarité aussi. Les impératifs éditoriaux nous commandaient de raccourcir, les autrices nous intimaient de trancher dans leurs textes, ne pouvant se résoudre à le faire elles-mêmes. Il nous aurait fallu couper, retrancher la douleur, stopper l’hémorragie, sublimer l’innommable pour sculpter « une forme littéraire ». Nous avons répondu de la seule manière possible : en ouvrant les fenêtres, en éclatant les murs pour accueillir les mots et leurs salves, en laissant entrer l’air et le vent pour mieux respirer, au moins une fois. Ensemble.

Nous avons été frappées de constater que les propositions tendaient toutes vers une colère commune, saine et féconde, porteuse de changements et d’espoir pour l’avenir. Seules dans nos bureaux à la maison, nous avons été prises de vertige en les découvrant, en les commentant, en les éditant. La confiance que les écrivain·es ont déposée entre nos mains a été un puissant moteur d’émancipation.

Plutôt que de diriger les écrivain·es autour d’un thème choisi, nous leur avons suggéré des pistes d’écriture et donné carte blanche pour la forme. Le but affirmé : être les témoins, en même temps que vous, de ce qui occupe les réflexions et le quotidien des créateur·rices de ce numéro après une année pivot pour la suite du monde, une année où les femmes ont cessé d’être invisibles, de disparaître.

Nous croyons que la parole est mouvance. Nous croyons que c’est en groupe que nous pouvons trouver les mots justes. Nous croyons que la pensée n’est jamais figée et c’est pourquoi il est essentiel de donner à lire et à entendre les voix de cette vingtaine d’artistes qui composent « femmes manifestes ». Chaque texte, chaque poème, chaque illustration est une manifestation furieuse, une bombe, un appel et une réflexion complexe sur la création et l’expression au féminin.

En cours d’édition, l’une des autrices nous a écrit qu’elle « craignait que le même point de vue se répète dans le dossier ». Si la colère est commune, le résultat ressemble davantage à une chorale de voix étincelantes et solidaires, d’où émanent force et courage, fatigue et déchirures. Leurs langues fougueuses, engagées, éclairées ont sublimé le passé pour se projeter dans l’avenir et agrandir cette brèche ouverte depuis plusieurs décennies déjà – mais dont la cause est encore à défendre –, cette fêlure pour laquelle certain·es artistes travaillent sans relâche depuis les débuts de leur vie littéraire.

Des femmes se sont souvenues, malgré les agressions, malgré le meurtre de George Floyd, malgré le racisme systémique, malgré la mort de Joyce Echaquan, malgré le confinement qui a refermé le piège sur les femmes et les enfants victimes de violences conjugales, malgré l’acquittement de deux bonzes du show-biz, malgré les découvertes désastreuses de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, malgré la perte de leurs revenus, de leurs emplois, malgré les longues heures à l’hôpital, en CHSLD ou à s’occuper des enfants à la maison tout en maintenant un horaire de travail à distance… des femmes se sont souvenues que leur parole commune avait du poids et que créer était le meilleur moyen d’échapper à la douleur sauvage de la vie en société. Les univers Alire sont des invitations à ...

… lire sous tension … réinterpréter le réel … revivre une époque

… voir autrement … apprécier la différence

alire.com Fondateur (1976) Adrien Thério Membre honoraire André Vanasse

Éditeur Alexandre Vanasse Rédactrice en chef Annabelle Moreau Responsable du cahier Critique Nicholas Giguère

Direction artistique Vanessa Bell, Annabelle Moreau et Alexandre Vanasse

Collages | femmes manifestes Julie Doucet

Révision linguistique Marie Saur Correction d’épreuves Diane Martin

Comité de rédaction Vanessa Bell, Josiane Cossette, Marie-Michèle Giguère, Nicholas Giguère, Kim Leblanc et Annabelle Moreau

Lettres québécoises est une revue trimestrielle publiée en mars, juin, septembre et décembre. Lettres québécoises est répertoriée dans Érudit et Repère. Lettres québécoises est membre de la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP) [sodep.qc.ca]. Les collaborateur·rices sont entièrement responsables des idées et des opinions exprimées dans leurs textes. Distribution Dimedia Impression Imprimerie HLN ISBN | Papier 978-2-924360-45-3 cahier ISBN | Numérique 978-2-924360-46-0 ISSN | 0382-084X Création Poste-publications Envoi no 41868016 Parution mars 2021 Envoi de livres pour recension C.P. 83577, succursale Garnier Montréal (Québec) H2J 4E9 Responsable de la publicité 44-53 Alexandre Vanasse [email protected] femmes Abonnements Par internet cahier lettresquebecoises.qc.ca manifestes Par la poste Service d’abonnement | SODEP Critique 716-460, rue Sainte-Catherine Ouest Montréal (Québec) H3B 1A7 Rédaction 4-43 C.P. 83577, succursale Garnier Montréal (Québec) H2J 4E9 55-89 514 237-1930 [email protected]

cahier @lettresquebecoises @LQ_Mag Vie @lettresquebecoises littéraire

90 – 100 femmes manifestes Lux TEXTES DOSSIER DOSSIER Bordeleau COLLAGES DIRIGÉ PAR DIRIGÉ PAR Julie Doucet Julie Doucet Vanessa Bell Bell Vanessa Lula Carballo Lula Carballo Olivia Tapiero Olivia Tapiero Rosalie Lavoie Rosalie Nicole Brossard Nicole Monique Juteau Monique Juteau Martine Delvaux Suzanne Zaccour Annabelle Moreau Moreau Annabelle Stéphane Martelly Stéphane Claudia Larochelle Catherine Morency Catherine Morency Geneviève Thibault Geneviève Virginia Pesemapeo Pesemapeo Virginia Gabrielle Giasson-Dulude Gabrielle Valérie Lefebvre-Faucher Valérie 6

| femmes manifestes dossier 180 | LQ

Entrer en littérature

correspondance Lula Carballo et Geneviève Thibault

« Nous avons parlé quelquefois de la publication et de ses conséquences. […] Nous avons relu l’œuvre d’art avec des yeux d’avocates. Mais rien n’aurait pu me préparer à ce que j’ai dû affronter seule. »

– Valérie Lefebvre-Faucher, Procès verbal

Geneviève,

J’ai publié mon premier livre Créatures du hasard chez toi au Cheval d’août et j’ai voulu aujourd’hui refaire un peu le chemin de cet ouvrage et de ce qui m’a menée vers toi comme éditrice, mais aussi comme alliée dans toutes les luttes et les combats que nous menons à travers la littérature.

Le choix du Cheval d’août comme maison pouvant accueillir mon écriture a été guidé par les conseils de mon amie et écrivaine Élise Turcotte. Elle savait que je voulais travailler avec une femme, elle connaissait mon projet, ma voix, mon écriture et mes intentions. Elle m’a recommandé d’aller te voir, car elle te connaissait bien aussi. J’ai cherché l’adresse du Cheval sur internet, j’ai imprimé une copie de mon manuscrit et je suis allée te remettre le document en mains propres. Le lendemain matin, tu m’as contacté pour me dire que tu acceptais d’accueillir mon texte dans ta maison. J’ai vécu cette réponse comme un premier signe de confiance entre nous.

J’avais écrit 140 fragments qui abordaient la situation sociologique d’un groupe de femmes vivant dans un quartier défavorisé de Montevideo dans la période post-dictatoriale des années 1990. Mon objectif était de me pencher sur la réalité de mères monoparentales, évoluant dans un contexte de grande pauvreté les ayant conduites à plonger dans les jeux de hasard. Ce premier ouvrage avait pour trame de fond l’, où je suis née, et je me demande parfois si ce trajet me définit ou pas comme écrivaine. Je sais qu’en tant qu’autrice issue d’une minorité ethnique, j’essaie d’investir ma réalité culturelle dans ma pratique sans que mes origines deviennent une carte de visite. Mes origines me définissent et me constituent au-delà de mes intentions. Je jongle toujours avec les éléments qui me composent et les pièges qu’ils pourraient représenter pour moi comme écrivaine « étrangère ». J’écris dans une langue seconde, j’ai un accent, j’ai vécu des réalités sociales différentes de celles que l’on vit ici. Je viens d’ailleurs, mais j’habite au Québec depuis la moitié de ma vie. Je crois, sans doute, que mon écriture transmet ma réalité plurielle, complexe et diversifiée tout en essayant de s’inscrire dans une forme créative Et surtout, qu’est-ce quiachangéselon toi depuisles débuts duCheval d’août, en2014 ? Et toi, Geneviève, qu’est-ce qui t’a façonnée comme éditrice ? Pourquoi ta propre maison d’édition ? que leur voix nesoitpastue. venues departout m’a permisdedévelopper le besoind’écrire pourelles et àtravers elles, afin les injustices sociales, les enjeux de pouvoir politique et les réalités vécues pardes personnes réfugié duCanada : cette expérience m’a façonnée entantqu’écrivaine. Côtoyer lasouffrance, inégalités. Pendant huitans,j’ai été interprète àlaCommission del’immigration et dustatut de réalités, maisjereste unepersonne extrêmement concernée parles injustices sociales et les des réalités politiquescomplexes. Ilset elle ontsubiladictature et l’exil. Jen’ai pasaffronté ces Benedetti, Eduardo Galeano, JulioCortázar, Cristina Peri Rossi sontdesauteur·rices quiontvécu par unprojet plusvaste quecelui deleur besoinpersonnel d’expression : et de mes pairs. Jesaistoutefois quetous·tes les auteur·rices quej’admire ontété poussés pour cela, l’évolution observer de ma démarche littéraire ainsi que l’opinion de mes lecteur·rices avec mesmots et mesgestes. Est-ce quecela fait demoiuneécrivaine dupolitique ?Ilfaudra, la réalité despersonnes plusvulnérables qui m’entourent. Jeprends partauxluttes actuelles personne engagéeet jetravaille àdéconstruire tout ce qui meconstitue afin demieux comprendre ressortir monimplicationconcernant les enjeuxquim’interpellent. Jemeconsidère comme une Mes poèmes,monroman, mes traductions et mesprisesdeparole publiquesfont toujours ces intentions et ces élanssont portés par un aspectpolitiquechezles auteur·rices quej’admire. complexes, maisj’ai besoindecomprendre les intentions, l’élan quifait jaillir untexte et souvent Je crains l’hermétisme qui exclut parfois les lecteur·rices. Je ne crains pas la rigueur, les écritures message, maisj’ai toujours besoindetransmettre uneintention précise, uneréalité dansmestextes. parallèles. » que – pauvreté, dépendances, manqued’argent oubesoindereconnaissance. Tu mefais remarquer écrivaine du politique, carje construis toujours des ponts entre mes personnages et certains sujets Tu m’as demandé, dans le cadre de l’édition de mon prochain roman, Machina, si j’étais une plus gros dutravail vientaumomentdefaçonner le texte, del’ajuster à ressent mes intentions ? Je me laisse toujours porter par un premier élan d’écriture, mais le sur les pages ?Sij’offre un texte rapide, saccadé, urgent, est-ce que le lecteur oula lectrice nos textes ? Quelpoidsportent nosmots, lalongueur denosphrases, les espaces videslaissés intentions formelles. Quelssontles effets recherchés àtraversrythme quenousinsufflons à le mais ce qui reste àmesyeux le plus pertinent au moment du travail autour du texte demeure les mère joueusecompulsive. L’élan quipousse l’écriture peutdoncêtre celui desviolences subies, point de vue d’une enfant, afin d’éviter le jugement qu’aurait pu poser une femme adulte sur sa réalité décrite et les prisesdepositiondespersonnages. J’airessenti le besoinderaconter du de lapauvreté et delamonoparentalité auféminin tout enétablissant unedistance entre la intentions formelles. DansCréatures duhasard, j’ai décidéd’aborder les sujets delaludopathie, d’écriture, maislamanière dontces aspectssemanifestent dansle texte doitêtre portée pardes la violence collective et les traumas personnels que nous subissons peuvent être un moteur qui plus est, les moteurs aussi de beaucoup de jeunes autrices de macohorte. Jepense que Tu m’as déjà dit que la violence et les traumas semblaient être les moteurs de mon travail, J’aime explorer les différentes formes et les genres afin de les faire interagir. qui necorrespond àriendeconcret nidedéfinitif. J’évolue dans les limbesdelalittérature.

:

« Pour à la survivre réalité, les plus malchanceux (ingénieux ?) s’inventent des mondes Si j’écris, c’est pourdire quelque chose.Jeneparle pasicidelavolonté depasser un mes volontés littéraires. Pablo Neruda,Mario Lula

LQ 180 | dossier | 7 Lula,

Tu me demandes ce qui a changé pour moi comme éditrice depuis sept ans que je publie vos livres au Cheval d’août. Cette question parmi les autres est la bonne et, si tu permets, je ne répondrai qu’à celle-ci.

Je pourrais faire dans la grandiloquence et répondre que vous, les autrices, êtes la cause de mon éveil politique, mais ce ne serait pas tout à fait juste. La première chose qui m’est arrivée comme éditrice à la gouverne de sa maison, c’est qu’en cessant de servir les autres, j’ai pris un risque qui ressemble au tien : celui de parler en mon propre nom. Je suis désormais la seule responsable de mes actes comme vous assumez les conséquences de vos mots devant tous.

Ça change la donne. Il y a un prix à payer pour les déclarations d’indépendance, et j’ai mis du temps à m’en apercevoir. Malgré les doubles standards, l’insécurité, la pression en permanence, les heures de travail interminables et la vie qui passe avec : dans une partie de ma tête, dans mes gestes, j’incarnais encore l’employée compétente, la femme alibi, celle qui demande la permission. Celle qui aurait à convaincre de sa légitimité, de votre droit d’exister. Je me trouvais en zone interdite, et j’étais clivée – c’est là que vous intervenez. J’ai voulu me faire la passeuse de celles et ceux qui repensent notre époque, les profiler dans l’horizon, et je suis entrée en littérature. Mais pour l’éditrice, ce sont des femmes qui m’ont poussée à franchir le pas. Je ne serais pas là où je suis sans vous.

Tu vois que j’en ai contre la mystique autoritaire de l’éditeur omniscient qui découvre les écrivaines et engendre les carrières. L’édition est un travail du lien, fait d’accompagnements mutuels1. Il faut une communauté pour forger une maison littéraire, créer une éditrice. Une équipe, dont beaucoup de femmes puisque ce sont essentiellement elles qui, précaires et sous-payées, nous permettent de continuer. Notre cohésion repose sur la loyauté (la fatigue) des travailleuses qui maintiennent en vie l’écosystème du livre. Je suis curieuse de ce qui arriverait si leur altruisme se changeait en réclamations.

Éditer, c’est encore choisir, se mettre au service de vos voix, vous rendre visibles, faire de la place. C’est inciter à l’écriture, persuader, convaincre, entrer en conflit si nécessaire pour défendre vos fictions. La vie littéraire des autrices va de pair avec l’autorité qu’on accorde à leurs éditrices. Les circonstances ont fait que je me suis vue capable de porter des livres dans l’espace public. En théorie, on m’accorde la légitimité d’assumer ce rôle, dans la réalité, c’est encore souvent autre chose.

Tu t’es étonnée un jour de m’entendre dire que je ne m’étais pas donné comme condition de favoriser les récits de femmes. Que je n’avais fait que vouloir les livres les plus beaux et les plus nécessaires à mes yeux. Tous les écrivains du Cheval sont des alliés, parfois militants, des mouvements féministes, antiracistes et décoloniaux. J’ai pris beaucoup de plaisir à voir s’infiltrer des moutons noirs dans la meute académique de l’institution littéraire. Ma résistance au profilage en quelque sorte.

Notre catalogue compte donc des personnes minorisées, et surtout plus d’écrivaines que d’écrivains. Beaucoup de jeunes autrices demandent à travailler avec une éditrice. Peut-être que, 9 | dossier 180 | LQ

dans l’absolu, leurs fictions me sont apparues plus puissantes que d’autres parce qu’elles sont celles de personnes en lutte. Chacun de leurs livres a été fomenté dans un laboratoire clandestin sous tension, prêt à imploser en permanence. Dans la panique de l’écrit, les écrivaines doivent apprendre à s’autoriser, en déconstruisant tout ce qui les forçait à ne plus sentir, à ne plus agir, à renier leur propre pensée et à se séparer d’elles-mêmes. Elles devinent intuitivement les procès qu’on leur intentera, inventent pour s’en sortir des jeux et ouvrent des chemins. C’est d’elles que vient le gros du renouveau des formes et des propos dans les littératures québécoises ; on leur doit notre vitalité, même si beaucoup persistent à l’ignorer.

Il y a un revers à ces complicités spontanées que je noue avec vous. Il ne viendrait même plus à l’idée de l’écrivain humaniste lambda (qui peut être une femme) de cogner aux portes du Cheval d’août. Il paraît que les écrits des femmes sont à la mode ; malgré que l’on mette vos mots et vos corps en circulation, on vous refuse encore le capital qui vient avec. Dans son for intérieur, l’écrivain humaniste lambda estime que vos fictions – qu’il ne lira jamais de toute façon –, ce n’est pas sérieux. Sans se l’avouer (car c’est mal vu), il les méprise, ces littératures incidentes qui jettent de l’ombre sur sa Littérature. Lui veut passer à l’histoire des canons dominants, et se plaît en compagnie de ceux qui se complaisent dans leur nostalgie des « valeurs universelles », hélas mises à mal et menacées de disparition. Il a appris à la dure les codes du clientélisme néolibéral, ceux de la performance qui garantissent ses privilèges et qui contaminent toutes nos relations. Il tient pour cela à ce que l’aliénation collective se perpétue. L’écrivain lambda humaniste est une casserole aux pieds des autrices et des éditrices qui veulent revoir les conditions de notre vie littéraire et imposer autrement leurs récits.

Tes Créatures du hasard nous auront menées au travers des évènements, Lula. Avec toi, dans notre milieu fracassé par la vague des dénonciations de 2020, pour faire face et contre les versions officielles, ce sont vos histoires que j’ai envie de porter.

Geneviève

1. Je fais l’impasse, faute de place, sur cette bête à plusieurs têtes, entre l’arbre et l’écorce du commerce, de la fabrique artisanale, de la réception critique et des obligations institutionnelles et administratives, pour ne retenir que l’appel des textes.

Originaire de l’Uruguay, Lula Carballo a complété une maîtrise en création littéraire à l’Université du Québec à Montréal. En 2018, elle a publié Créatures du hasard aux éditions Le Cheval d’août. Ce roman a été finaliste au Prix littéraire des collégiens ainsi qu’aux Rencontres du premier roman. On retrouve ses poèmes et ses traductions dans différentes revues spécialisées. Elle travaille comme technicienne en travaux pratiques en francisation.

Geneviève Thibault vit et travaille comme éditrice à Montréal. Depuis 2014, elle dirige Le Cheval d’août. Auparavant, elle avait fondé La mèche, qu’elle a animée jusqu’en 2013. Son aventure d’éditrice pigiste lui a permis de fréquenter une multitude d’amies et d’autrices remarquables de différentes générations. 10 femmes | manifestes dossier 180 | LQ Femmes porteuses de mots

partage Virginia Pesemapeo Bordeleau

u Quelle prise d’angle une réflexion abordant l’écriture de mes sœurs des Premières Nations pourrait leur rendre justice ? Une An Antane Kapesh, profonde perplexité m’habite devant ce défi, son influence ce qui ne m’est jamais arrivé. Je me suis demandé si l’apport des voix En tant qu’invitée à divers évènements litté- innues venait de l’exemplaire An Antane raires dans les autres provinces du , j’ai Kapesh qui, au début de son témoignage, donné à plusieurs occasions des conférences Je suis une maudite sauvagesse1, dédie son au sujet de la littérature autochtone. Il s’agis- livre à ses huit enfants : sait alors de faire découvrir, aux multiples groupes francophiles du pays, la voix des Je remercie chacun de ceux qui auteur·rices des Premières Nations du m’ont aidée à faire ce livre que Québec et je témoignais, avec beaucoup j’ai fait. Et je suis heureuse de voir de conviction, de la richesse des textes d’autres Indiens écrire, en langue d’écrivain·es que je considère comme des indienne. ami·es. Facile ! J’avais reçu un exemplaire de la première Mais me questionner à propos de la raison pour édition publiée à Leméac en 1976 que j’avais laquelle une majorité de voix féminines font littéralement dévoré. Cette femme exprimait figure de proue de la littérature autochtone exactement ce que je ressentais confusément au Québec ? En plus qu’elles sont Innues pour en tant que Eeyou. la plupart, alors que je suis la seule Eeyou (pour l’instant) dans le lot… Récemment, Quelques années plus tard, en 1983, Émilie Monnet a ajouté de la diversité en tant je faisais paraître un premier texte politique, qu’Anishnabe et bientôt, Andrée Levesque- « Chiâlage de métisse2 », dans la revue Sioui viendra mettre sa couleur wendate, Recherches amérindiennes au Québec. sans oublier celle de la conteuse abénaquise- Ce numéro portait un titre que je pourrais wendate, Christine Sioui-Wawanoloath. qualifier de visionnaire en constatant la présence féminine dans la littérature la génération de Kapesh et celle de Fontaine 11

actuelle des Premières Nations : Femmes qui ont maintenu en vie la flamme de | par qui la parole voyage3. À la sortie de l’écriture. Il s’agit de Rita Mestokosho et de ce numéro, la fleur actuelle des autrices Joséphine Bacon. Elles ont ouvert la route innues comme Natasha Kanapé Fontaine, à toutes celles qui publient actuellement, dossier Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill, Julie elles ont persisté dans l’utilisation de leur D. Kurtness, Maya Cousineau Mollen, etc., langue maternelle, passant du français à

n’était qu’un espoir dans le ventre de leurs l’innu-aimun. Démontrant définitivement 180 | LQ mères. que le public francophone adore entendre la sonorité des langues des Premières J’avais aussi eu l’occasion de voir une pièce Nations. de Michel Tremblay alors que j’étudiais au cégep de Saint-Jérôme, À toi pour toujours, u ta Marie-Lou, qui avait complètement renversé mes idées sur la littérature. Il était La clarté du message permis d’écrire en ! Donc, en associant l’essai d’An Antane Kapesh et le théâtre Un aspect important qui aide au succès des de Tremblay, j’avais écrit un texte né du autrices autochtones est l’accessibilité de bouleversement intérieur provoqué par ces leur art poétique. Il y a plusieurs années, j’ai deux auteur·rices. Je découvrais des univers assisté à une formation sur les techniques qui me ressemblent, plus que ceux appris d’écriture de la poésie, donnée par Marilyn lors de mes études en littérature autant Dumont, Métisse. Elle nous conseillait française que québécoise, celle-ci moulée d’utiliser un langage clair, simple, pertinent, à l’autre. Bien entendu, j’aime la poésie en évitant les termes abstraits, recherchés. d’Anne Hébert, de Saint-Denys Garneau, Elle disait que moins était plus efficace : de Gaston Miron, ou les romans de Marie-Claire « Pour être puissants, les mots n’ont pas Blais, de Gabrielle Roy, de Réjean Ducharme. besoin de plusieurs syllabes. D’ailleurs, J’apprécie la beauté de leurs textes, de leurs la langue simple ouvre des horizons en images, mais leurs propos ne m’atteignaient faisant allusion à plusieurs niveaux de sens. » pas intimement, au contraire de ma lecture des œuvres de Kapesh et Tremblay. J’entends la voix de Joséphine :

Je reviens à mes sœurs innues. Dans la Tu tournes autour de moi réédition à Mémoire d’encrier de Je suis Toi qui contes ma vie une maudite sauvagesse, pilotée par Naomi Dans cet élan, j’essaie Fontaine, celle-ci témoigne dans la préface, d’exister 4… avec la force d’intuition qui la caractérise, de l’importance de cette « œuvre fondatrice » : Celle de Natasha :

[An Antane Kapesh] me racontait J’entends les clochers l’Histoire, celle que je n’avais de ta robe de poussière jamais entendue. La mienne. Un ma sœur 5. récit brutal, violent, impossible. Elle m’a appris que j’avais un Ou encore celle de Naomi : passé auquel rattacher la flamme qui me consumait. […] Comment Bien sûr que j’ai menti, que j’ai mis est-ce possible que personne, ni un un voile blanc sur ce qui est sale 6. professeur, ni un littéraire, ni un membre de ma famille ou de ma Il y a aussi la force des messagères et communauté, ne m’ait révélé que ce leurs techniques de partage qui expliquent livre était celui que je devais lire ? leur popularité. Lorsque Joséphine ouvre la bouche pour livrer ses poèmes, sa voix Puis, ce constat sur la mission de transmettre rauque nous transperce au moment où ses aux futures générations, non plus seulement mots entrent en nous, qu’elle s’exprime en par l’oral, mais désormais par l’écriture : français ou en innu-aimun. J’ai vécu une expérience sensible avec ma petite-fille qui […] cette femme qui décide de nous avait accompagnées, sa mère et moi, prendre une arme redoutable pour à un salon du livre des Premières Nations. défendre sa culture et celle de ses Lorsque Joséphine a pris le micro et a enfants, l’écriture. commencé à lire dans sa langue maternelle, la petite a laissé ses crayons à colorier pour Par ailleurs, je crois pouvoir avancer sans se concentrer sur la poète, je voyais à son trop me tromper qu’il y a deux poètes entre regard fasciné qu’elle vivait une expérience mémorable. Après, elle s’est tournée vers Ma mère allait aussi chasser le petit gibier, 12

| nous et a dit : « J’ai tout compris ! » Elle avait sinon le gros quand elle en avait la possibilité. six ans et seule Joséphine a suscité chez elle De même qu’elle allait à la cueillette de plantes une telle réaction. médicinales, elle nous apprenait la survie en forêt, la préparation des peaux, la fabrication dossier La même force se dégage de Natasha Kanapé de vêtements. Tout ça sans paroles. Nous Fontaine lorsqu’elle slame ses poèmes. apprenions par observation le savoir ancestral

180 | LQ Sa voix vient des amplitudes couvrant le des traditions. Bien entendu, mon père jouait territoire de ses ancêtres, le Nitassinan. un rôle dans la transmission, mais il était aussi pourvoyeur, donc souvent absent. Celle qui m’a étonnée dès son premier recueil est Marie-Andrée Gill. Elle abordait le Je fais un lien entre la forte présence féminine quotidien et la nature avec un regard neuf. dans la littérature des Premières Nations et Toutes les poètes de ce groupe parlent de l’observation de nos mères. L’écriture est la leur identité, du territoire, des animaux, forme actuelle du partage des connaissances. sauf que Marie-Andrée le fait autrement, Le courant naturel pousse les femmes à avec une vision plus contemporaine peut- assumer leur rôle de passeuses du savoir, être, moins centrée sur les témoignages, les de l’identité, de la langue. La classe s’est revendications et les dénonciations. Quand élargie, des enfants à la communauté humaine, elle le fait, c’est d’une manière pleine de celle curieuse de nous connaître après des finesse. On voit le geste immémorial posé siècles d’indifférence sinon de désir plus ou par une femme autochtone, à cause de moins avoué d’assister à notre disparition. l’utilisation du mot médecine, mais dans un contexte actuel par celle du verbe pleumer : Mais à force d’entêtement, malgré les expériences traumatisantes apportées par Je pleume les oies pour souper, le colonialisme, les peuples des Premières comme je voudrais le faire pour Nations ont accédé à une certaine écoute, à toi mais à l’envers : te greffer des l’acceptation de leur existence. Dès lors, la ailes qui marchent et des cris plein parole des femmes peut s’engouffrer dans la gorge, que tu puisses voir les cette ouverture, comme un torrent libéré fleurs sauvages de mon cœur cru, après une ère glaciaire. la médecine millénaire qui nous enveloppe7.

Dans cet autre extrait du même recueil, 1. An Antane Kapesh, Je suis une maudite sauvagesse, on sent l’appartenance au territoire, l’instinct Montréal, Mémoire d’encrier, 2019 [1976]. de la nomade résumé en peu de mots : 2. L’article, qui avait été republié avec une illustration de l’autrice dans la revue La vie en rose en 1984, a été numérisé par le Centre de documentation sur l’éducation des adultes et Je laisse le territoire m’éparpiller de la condition féminine (CDÉACF) : < bv.cdeacf.ca//CF_PDF/ comme les oiseaux migrateurs LVR/1984/17mai/84736.pdf >. savent ne pas se perdre. 3. Les numéros et articles de Recherches amérindiennes au Québec sont en vente sur leur site : < recherches- u amerindiennes.qc.ca >. 4. Joséphine Bacon, Uiesh - Quelque part, Montréal, La transmission Mémoire d’encrier, 2018. de la culture 5. Natasha Kanapé Fontaine, Manifeste Assi, Montréal, Mémoire d’encrier, 2014. 6. Naomi Fontaine, Kuessipan, Montréal, Mémoire d’encrier, Le témoignage d’Adeline Basile, dans une 2011. chronique intitulée « Shikuan-uishatshiminana 7. Marie-Andrée Gill, Chauffer le dehors, Saguenay, (Les graines rouges du printemps) », publiée La Peuplade, 2019. dans la revue Liberté en 2017, avait capté mon 8. Adeline Basile, « Shikuan-uishatshiminana (Les graines intérêt par la similitude de nos expériences, rouges du printemps) », Liberté, nº 318, hiver 2017. celle de nos mères cueilleuses de fruits afin d’en nourrir leur famille.

Basile confie : Née en Jamésie, au nord-ouest du Québec, Virginia Pesemapeo Bordeleau est une artiste multidisciplinaire Ma sœur Sinipi et moi sommes de Eeyou. Depuis 2007, elle a publié trois romans, trois cette génération qui veut conserver recueils de poésie, un livre de conte, un essai et un livre l’Innu-aitun, nous persistons à d’art. En 2020, elle obtient le Prix de l’artiste de l’année transmettre cette tradition à nos en Abitibi-Témiscamingue remis par le CALQ et présente enfants, du mieux que nous le une rétrospective de quarante ans de carrière à MA, Musée pouvons8. d’art de Rouyn-Noranda.

la poésie

J’ai honte Je ne me sens pas le bienvenu Chez moi Un sauvage libre de partir Mais qui ne sait pas s’éloigner Fif et sauvage SHAYNE MICHAEL Éditions Perce-Neige

et dans ma main la boussole franche pointe le Nord-Ouest avec toute la précision d’un cœur Boussole franche AMBER O’REILLY Éditions du Blé

Le soleil est la lampe à huile du monde bouteille du rêve du réel guitare et fruit de la vie terrestre. Levants FRANÇOIS BARIL PELLETIER Éditions L’Interligne

Un livre pour rapiécer le corps et l’âme, découpé mot à mot par Sarah Bertrand-Savard.

LES DOIGTS ONT SOIF

refc.ca

an Ontario government agency un organisme du gouvernement de l’Ontario

LM_H2021_LQ_v2.indd 2 2021-02-05 08:23 REFC_LQ_210202B.indd 1 2021-02-02 16:28 LQ 180 | dossier | 14 femmes manifestes Bonne sorcière, mais ce quej’aurais àexprimer va àl’encontre delabien-pensance à laquelle ilfaudrait se Si j’ouvrais les vannes pluslongtemps, on me guillotinerait àlaMarie-Antoinette tellement travaille ferme tagueule. suis nulle comparativement auxautres j’ai faim pasnulle et gloutonne c’est trop jesuistrop je tousse peut-être quej’ai lacovid ilfaut écrire ce texte commandé parAnnabelle maisje friperie del’autre fois monmeilleur amisouffre je ferais unesieste dansmes draps deflanelle toujours facile Barack Obamaaécritunlivre Chloé Delaume aussi jevoudrais retourner àla peut-être faire unsourire àunjolimonsieurjenepeuxpasécrire çaj’ai unchumce n’est pas pas sanseuxmaisj’irais quandmêmeboire uncoup avec mescopines sic’était permiset non maisc’est sûrquece serait plusfacile sansenfants Virginia Woolf maisjenem’imagine que les enfants grandissent parce quej’ai quandmême hâte deretrouver unechambre àsoi faire rentrer del’argent maisaumoinsjefais unmétier quej’aime beaucoup maisparchance semaine mais je rêve encouleurs donc je n’ai plus le temps d’écrire à mespropres finsjedois pour monpère quis’ennuie despetits et jerêve deles faire garder quelque partpourunefinde au fond « qu’ossa donne »onneverra pasplus mesparents auxfêtes cette annéejesuistriste faudrait ouvrirles fenêtres partout danslamaisonaumoinsune fois parjour pouraérer mais mettre depression surtout selon les consignes delaSanté publiqueentemps depandémieil elle n’était pasenceinte j’espère qu’Ophélie aeuunedictée parfaite ahnonjenedoispas lui tard quejel’aurais voulu à l’école et àlagarderie l’autre fois j’ai félicité lamamand’un petit d’octobre et celles deNoëlles sucreries s’accumulent partout aller chercher les petits plus je suisuneprivilégiée blanchec’est unemauvaise idéedegarder àlafois leurs cochonneries sur le comptoir delacuisineilfaudrait bienjeter les vieuxbonbonsd’Halloween desenfants je mangerais plutôt un orignal mais non on ne peut pas dire ça le panettone me fait de l’œil Dominique Fortierest unedéesse j’ai faim jemangerais unécureuil maisnonvoyons cette manière pseudo-ellmannienne : symbole dedouceur et deprotection. Autantl’avouer dece pas,les mots s’écouleraient de crâne, qu’on lisaitmespensées,çase saurait bienvite, quejenesuispascette fée charmante, cynique parmoments,del’Amérique contemporaine –queçam’est apparu. Sionm’ouvrait le réflexions d’une femme vieillissante qui évoque son aliénante existence et le portrait lucide, voire Lucy Ellmann –uneprouesse narrative de1152pagescomposée duflot ininterrompu de C’est enlisant l’immense roman Leslionnes(Seuil,2020)del’écrivaine britannico-américaine image est fausse. Ah,les belles images.Jevous aibieneus,n’est-ce pas ? projeter unecertaine féérie –àlaquelle jecrois d’ailleurs –maisilse trouve quecette belle quand j’ai commencé àcommenter meslectures dansles médiasilyavingtansdecela. J’aime Je ne suis donc pas cette « bonne fée des livres », pseudonyme enfantin dont on m’a vite affublée parce quejecrieparfois. C’est ce quemafille meditsousprétexte que j’ai les cheveux noirs et quejenesuispasgentille sur lajouedroite pourle prouver. Jesuisunebonnesorcière, maisunesorcière tout demême. Au Moyen Âge,onm’aurait brûlée vive. Oui,jesuisunesorcière. J’aimêmelatachedenaissance sororité Claudia Larochelle sorcière tout de même Collage | Julie Doucet Collage 16

| conformer, sous peine de bannissement. Juste Or, on vieillit toutes et tous. à constater le culte des vedettes québécoises à la télévision. Les beaux sourires, les faux-culs, Il y a mille désavantages au vieillissement, bien les blagues ridicules, le nivellement par le bas. sûr. Vous savez lesquels, à commencer par dossier Toujours. Surtout, ne pas trop en demander le flétrissement de la chair avec ou sans les intellectuellement au public. « La tite madame travaux de réfection, le fait que ce soit pire pour

180 | LQ chez elle ne comprendra pas ce que tu veux les femmes, le fond de fatigue inéluctable qui dire si tu écris le mot "abject" dans ton texte, s’amplifie, chialer sur tout (pour moi, devant le Claudia. Tu écris pour elle », me suis-je fait recul de ma chère langue), l’accumulation des dire alors que j’étais jeune journaliste dans un petits et grands deuils, celui de ne pas être la grand quotidien. J’aime écrire « abject ». J’aime personne qu’on aurait voulu, le départ de nos la légère contorsion que fait ma langue dans préféré·es. Au chagrin des pertes, on ne s’habitue ma bouche quand je prononce ensemble les guère, mais on fait avec parce qu’il le faut bien. lettres a-b-j. Je pense que la « tite madame On panse l’inconfort par l’usage de remèdes. chez elle » devrait avoir le droit de s’offrir ce À chacune ses potions magiques et sortilèges. plaisir elle aussi. Vieillir, c’est peut-être surtout se servir de la Vade retro Marie-Antoinette. Je préfère la douleur des souvenirs honteux, puiser dans le comparaison avec la sorcière. Mona Chollet nouveau courage et la confiance qui surviennent résume avec éloquence ma pensée dans son dans la quarantaine pour se propulser du côté de fabuleux essai Sorcières1 : la parole et se libérer enfin des prisons. Est-ce qu’elles se sont construites ou les avons-nous Où que je le rencontre, le mot bâties, par connivence, dans nos angles morts ? « sorcière » aimante mon attention, comme s’il annonçait toujours Ça aura pris quarante-deux ans avant que je une force qui pouvait être mienne. puisse ressentir avec suffisamment de puissance Quelque chose autour de lui grouille ce flot ininterrompu d’indignations, de révoltes d’énergie. Il renvoie à un savoir et de tonnerres en moi.Suffisamment pour ne au ras du sol, à une force vitale, à plus être en mesure de le cacher. Ça tombe mal. une expérience accumulée que le En pandémie. À moins qu’elle en soit le déclencheur savoir officiel méprise ou réprime. justement. L’ironie dans tout ça, c’est qu’il me J’aime aussi l’idée d’un art que l’on semble que c’est en ce moment que j’aurais envie perfectionne sans relâche tout au de sortir dans la rue, de brandir des pancartes, long de sa vie, auquel on se consacre de scander des slogans, d’ôter mon masque… et qui protège de tout, ou presque, ne serait-ce que par la passion que l’on J’ai longtemps dû me taire pour ne pas déplaire, y met. La sorcière incarne la femme pour ne pas perdre de contrats comme pigiste, affranchie de toutes les dominations, pour continuer d’être aimée. « Elle est facile, de toutes les limitations ; elle est un Claudia, elle ne fait pas de vagues. » Je n’ai idéal vers lequel tendre, elle montre pas grandi avec Instagram et je n’ai pas eu à la voie. me convaincre de ma valeur en cherchant ma lumière dans le regard d’autrui. Je devais, oui, Pourtant. Je sacre souvent et encore plus en faire la belle, mais en chair et en os, sans filtre, pandémie, il m’arrive aussi d’être cynique, sans camouflage autre qu’un peu de fond de de faire des jokes avec des morts dedans, teint. Impossible de me retoucher. de parler de sexe de manière décomplexée, de boire du vin sans avoir pris la peine de manger J’ai vendu mon âme au diable par moments. au préalable et de vomir ensuite (au bon endroit) Il m’est aussi arrivé de me faire baiser par lui avant de m’endormir en ronflant sur le divan. J’ai en cherchant l’approbation, souvent après des honte. Non. J’ai quarante-deux ans, il faudrait soirées trop arrosées. Le consentement n’existait que je cesse de vouloir être convenable. Pour pas « dans mon temps ». J’ai quand même réussi ne pas déplaire, ne froisser personne, rester à à faire mes nuits après être allée me confier ma place comme ces Bonnes filles qui plantent sur le divan d’une psychologue. Quand c’était des fleurs au printemps2, titre de mon premier trop douloureux, je buvais ma honte dans les recueil de nouvelles que je n’assume plus tout à bars de l’avenue du Mont-Royal qu’on écumait fait d’ailleurs, mais qui révélait l’essence de ce à vingt-cinq ans, mal dans notre peau. Alors, que la société impose encore et qui m’écœurait prendre les armes, me battre pour mes idées, dans ma vingtaine : marcher droit, suivre la mes convictions… J’avais du mal à être prise au vague, rester sobre, lisse en tout temps. Que sérieux le jour au journal où j’écrivais, je n’allais rien ne dépasse. Sois belle, tais-toi, ouvre les pas en rajouter une couche le soir venu. Toute jambes quand on le demande (désormais avec mon énergie était consacrée à apprendre mon des pincettes et en douceur). Ça prend un travail de journaliste, m’inspirer des collègues plus consentement. Dieu merci, tout de même. expérimenté·es, éviter les baffes de « supérieurs » 17

misogynes, de femmes non solidaires, prêtes à toujours d’accord. Je les admire et je prends | beaucoup pour se débarrasser de moi, lire des d’elles ce qui me sied. Je sais le front tout le tour livres à la tonne, voir des spectacles jusqu’à tard, de la tête que ça leur a pris pour faire passer leurs les commenter sur le stress du « deadline », idées, signer un chèque à leur nom, dénoncer un dossier mener des entrevues, rentrer dans ma solitude, patron véreux, parler français dans leur milieu me coucher, ivre la plupart du temps, m’en de travail. Elles faisaient tout en coulisses

remettre, et recommencer. Alors, m’indigner de celles-là. Se souvenir d’elles, glisser sur leur 180 | LQ quoi que ce soit, non, je n’en avais pas la force. souffle, prendre aussi au vol l’esprit fougueux Me taire, toujours. Sauf pour me plaindre au des nouvelles générations de combattantes nous téléphone de cette patronne débile qui pourchassait servira pour abattre les derniers remparts d’une les jeunes journalistes jusqu’aux bécosses de la bataille au nom de l’égalité entre toutes et tous. salle de rédaction pour nous demander d’accélérer Cultivons la sororité. Ne tirons pas sur celles qui l’écriture. Celle-là même qui n’aimait pas quand veulent les mêmes choses au bout du compte. nous prenions nos repas le midi, préférant nous donner des biscuits secs en fin de journée pour Moins féérique et attirante, plus loin de la étirer nos énergies, nous garder plus tard. Prendre séduction, mère de famille cernée, plus casanière, le téléphone aussi le soir pour pleurer après qu’un je ne représente plus une menace ; je ne fais chef de pupitre m’a hurlé à la tête comme jamais plus tourner les têtes. Est terminée l’époque aucun individu n’avait osé me traiter. de celles qui ont manqué de sororité. Par peur, envie, frustration. L’époque où ma patronne soi- Porter plainte ? Pffffff. J’aurais tout perdu. disant féministe avait invité ses employé·es pour Quand Alain Robbe-Grillet, grand académicien l’anniversaire de ses quarante ans, sauf une. français invité à Montréal par Metropolis Bleu, Puis vinrent les microagressions quotidiennes. m’a agressée au début des années 2000 en C’est à ce tournant de ma vie que j’ai compris les mettant ses mains sur ma poitrine en plein limites du front commun entre elles. La patronne jour, j’ai aussi préféré éviter que ça me porte d’hier aurait dû se méfier de la fée muselée qui malheur, qu’on me voie comme une fouteuse a aujourd’hui les mots pour écrire et encore la de merde, bien que ce coup-là, au journal, j’aie mémoire pour raconter. reçu certains appuis. Aucune tribune sociale pour dénoncer ou écrire des témoignages. Mais je ne vis pas dans l’acrimonie. Les petits Pas de likes, pas de partages, pas de photos. me poussent du côté de la lumière, me sortent Me la boucler. Refouler, boire, fumer, pleurer des ténèbres où je croupissais, fée docile encore le soir. Faire la forte le jour. La belle belle hantée de complexes, d’abus, d’asservissement. belle. Me faire aimer, plaire. La mélancolie restera sur moi comme un parfum usé auquel on serait très attaché. Je crois que Il a fallu trouver refuge ailleurs. C’était souvent les femmes doivent garder cette capacité dans les mots des autres, beaucoup de femmes d’indignation qui ne réside nullement du côté dont j’aime les écrits et les idées et que je peux des splendeurs. Entre terres de noirceur et jardin porter sur toutes les tribunes qui s’offrent à moi. de roses, combien de sorcières en ont marre Elles m’ont en quelque sorte sauvée. Voilà pourquoi de se la fermer ou de jouer les bonnes filles/ j’aime parler d’elles, encenser leur travail, épouser bonnes fées ? Je soupçonne que nous sommes leurs voix, tenter de ne jamais les trahir en les nombreuses à ne plus pouvoir nous retenir. racontant avec le plus de justesse possible. Que ces années nous soient fertiles.

Je garde le silence quand les écrits ne me plaisent pas. Quant à mes vrais coups de gueule, je les dirige sur des écrivains étrangers qui ne le sauront 1. Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, jamais. Je connais trop les énergies convoquées par Paris, La Découverte, 2018. l’écriture, les concessions, les vœux de pauvreté, 2. Une réédition avec de nouveaux textes est prévue en avril 2021 dans la collection « Nomades », à Leméac, avec une la persévérance. Quant à celles et ceux qui publient préface de l’autrice, pour souligner le dixième anniversaire de pour se « remettre sur la map » dans le creux la parution originale. d’une carrière politique ou d’acteur, par exemple, elles et ils m’énervent au plus haut point. De ces textes, je ne veux jamais avoir à dire quoi que ce soit. Je ne suis pas vieille et sûre de moi à ce Claudia Larochelle est autrice et journaliste spécialisée en point. Être tannante, sans fard et sans ambages culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons est le privilège des vieilles dames. Ça viendra. l’émission LIRE à ARTV et on peut entendre ses chroniques Si je m’y rends. En aurai-je seulement envie ? sur ICI Radio-Canada télé et radio, notamment à l’émission Plus on est de fous, plus on lit ! sur ICI Première. Elle signe Dans l’attente, je vis donc un peu du côté de régulièrement des textes dans Les Libraires, Avenues.ca et Elle l’autocensure. Je choisis mes batailles ainsi Québec et termine en ce moment une formation en écriture télé que mes armes. J’écoute et je respecte celles à l’École nationale de l’humour ainsi qu’un roman écrit entre qui étaient là avant moi, même si je ne suis pas ses piges. Elle est maman de deux jeunes enfants. 18 femmes | manifestes dossier 180 | LQ

Les Martiales

laboratoire de création Stéphane Martelly (et les Martiales)

Quand j’ai reçu carte blanche de l’équipe de La littérature québécoise a été enrichie depuis Remue-ménage en 2018 pour créer ma propre tellement longtemps par des voix qui ne sont pas collection, j’ai tout de suite su qu’un travail d’origine canadienne-française que l’on oublie d’édition traditionnel ne suffirait pas et qu’il me à quel point les perspectives des personnes faudrait le plus possible rendre cette brèche minoritaires, racisées, afrodescendantes qui significative et signifiante. Il était évident pour moi appartiennent à ce lieu depuis leur naissance que les femmes noires qui écrivent constitueraient demeurent largement absentes. Sans compter le centre et le cœur de ce projet. Alors que le supplément d’effacement réservé aux femmes paraissent seulement maintenant les premiers noires d’ici, fragilisées au moins deux fois par des titres, « les Martiales » se sont mises à exister discours et des pratiques dominantes patriarcales lentement depuis deux ans, à partir de mon appel et colonialistes, qui s’accommodent tellement et de la décision de mener avec quelques-unes bien de cette absence qu’on dirait qu’ils reposent un travail de fond en création. Le groupe s’appuie sur elle. sur un principe de retrait qui ne permet ni que les noms soient connus d’avance ni que notre Il s’agissait donc pour moi de créer non pas un processus soit révélé, pas même à la maison espace de mise en scène ou de représentation, d’édition. Nous tenons formellement aux secrets mais bien plus dangereusement, un espace de nos sorcelleries. de liberté capable d’ôter un à un ce que 19 1

J. J. Dominique avait déjà appelé « les bâillons » aux Martiales jusque-là, même avant que la | prévus par les scripts encore actuels, ceux-là mécanique institutionnelle du livre ne leur barre en mêmes qui empêchent « cette voix qui part grande majorité tous les accès. Il fallait composer du ventre2 » de se faire entendre. Il ne fallait un appel à plusieurs voix disséminées comme des pas simplement accueillir ces textes, mais les points de lumière sur le lointain, qui rendrait leurs dossier désentraver, construire un lieu de résonance et perspectives visibles et audibles, qui célébrerait

de reconnaissance qui permettrait toutes les qu’elles ne soient plus l’exception, qui retracerait 180 | LQ émancipations possibles, soit un espace de liberté des liens pour qu’elles restent connectées à elles- qui ne les assignerait à aucune idéologie de leur mêmes, demeurent entières sans explications, disparition, qui les rendrait soudain vraisemblables sans mutilations destinées à les rendre plus et puissantes. lisibles ou convenables pour le groupe dominant.

Ouvre ma tête en plein cœur de l’océan. Les embrasser comme sujets et comme créatrices Hors scène. Je vaincs l’isolement. sur des chemins tracés par elles-mêmes. Compatriotes coudées serrées, la vague pousse l’écume de la mère, à tout bon Je veux que tu écrives mon nom. port, universel. Capitaine, je te salue, toi, simple m’a J’ai appris à m’affirmer seule avec des tendu la main. Je vois le passage de mots. l’écriture. Caché dans le corps des Avant j’étais dans le geste et toujours mots, action et friction. dans l’ombre, effacée. J’ai le droit La pose valse la liberté d’être. d’être dans la lumière. Modèle, silence tue. L’énergie blues Je n’ai pas dit sous les projecteurs. Il y œuvrent les artistes. a une nuance. Martiales me donne la vie 3. Celleux qui crient à la censure ignorent peut- C’est pour cela que Martiales a immédiatement être à quel point leurs normalités, leurs droits été un laboratoire de création. Il fallait inviter acquis, leur « liberté » sont pesantes pour le reste des femmes puissantes qui auraient la patience auquel les sujets altérisés sont assignés. À quel d’une telle démarche, permettre que des énergies point tous les sièges semblent pris, mais surtout créatrices se révèlent, se rencontrent ; reconstruire comment ces conformités proposées et révoltes avec des morceaux épars la culture des origines bienséantes – toujours les mêmes – font avorter lentement érodée par les acculturations suc- la création, la dissidence véritable, l’émergence cessives du système d’éducation et du vécu, de voix à qui l’on a recommandé d’emblée de ne introduire des pratiques contemporaines auda- pas parler à table. cieuses et risquées qui échappent à l’insoutenable blancheur de l’être, aménager un espace d’écoute Pour celleux qui sont attendu·es, celleux dont on hors patriarcat pour accueillir des mémoires vives, a célébré l’histoire et les traditions, tout ceci ne troublées ou oubliées, restaurer la pluralité ou la pèse rien. communauté là où la solitude et la marginalisation étaient les seules modalités d’expérience proposées. Oui, il a fallu faire tout cela et le faire longtemps.

Autrefois libre, mon imagination s’est Il nous faut, définitivement, fait accaparer par des attentes qui ne me concernaient pas. Pendant défaire les miroirs préfabriqués. longtemps, j’ai tenté de normaliser ce viol de ma psyché. J’ai cru à l’urgence De la servitude, nous avons de toujours réagir et j’ai délaissé la joie de l’écriture. Plus qu’un laboratoire, grand besoin d’oubli. Martiales est pour moi une clinique offerte pour renouer avec la source de la création. Les émotions redeviennent des outils et le regard extérieur redevient spectateur. Celles qui doivent écrire depuis un lieu Ma négritude redevient mienne. d’effacement, celles dont les voix ne sont jamais attendues savent bien au contraire comment Mais il fallait surtout vider les lieux, céder la le moindre mot, la moindre résistance à leur place, écouter profondément et reconnaître. C’est destinée de masse silencieuse et utile constitue ainsi que pouvait être collectivement reconstitué un vrai péril, une transgression insupportable, l’horizon de lecture qui avait tant fait défaut au bord de l’illisible et de l’indéchiffrable, mais du LQ 180 | dossier | 20 vivant, dePascale Bernardin, aparu en2020. 4. Lepremier titre delacollection, Chroniques frigidesdemodèle des Martiales, les autrices delacollection. 3. Toutes les citations misesenévidence dansle texte proviennent Montréal, Remue-ménage, 2015. 2. Marie-CélieAgnant,Femmesautemps des carnassiers. Deschamps, 1984 ;Montréal, CIDIHCA/Remue-ménage, 2004. 1. JanJ.Dominique,Mémoires d’une amnésique, autrices. sujettes qui sont encore trop peuespérées comme la souveraineté et la vaillance de certaines des espaces quirendent possibles laliberté, Le laboratoire, l’expérience deMartiales aménagent crédible. même coup, peut-être, laseule subversion encore d’amour. douceur etavec amour.Beaucoup et nosforces. Sansjugement,en d’être soidansnotre vulnérabilité cette liberté decréer, depenser, rarement accès.LesMartialesoffrent est quelquechose auquel ona du regard etdel’avis de lablanchité pas chercher àl’étouffer, s’affranchir Noire, trouver sapropre voi(x)eetne compliqué, mais,entant queFemme effleurer. Écrire ensoin’estpas je nem’étais mêmejamaisimaginé permis d’explorer desavenues que tout endiscrétion deStéphane m’a la récupération, l’accompagnement du voyeurisme,spectacle etde Noires soientluesetentendues. Loin des voixauthentiques defemmes urgente. Ilestplusquetemps que « Martiales » était nécessaire et La création delacollection pérenniser unevied’artiste. et d’expérimentation quipeuvent mais aussi d’échanges profonds de discrétion, voire dequasi-secret, priorise legenre d’autoréflexion, la création delacollection« Martiales » Au contraire, l’éthiquequisous-entend infantilisation. qui serventtantôt à« justifier »notre réfléchies, trop hâtivement exhibées, débouchent versdesœuvres peu stocks. D’unecertaine façon, ceux-ci qui nousréduisent enimages- de représentation etd’hypervisibilité sont superficielsetaxés surlegenre binaires (surtout jeunes)au Canada les artistes Noires, femmes ounon dits « empowering »conçuspour espaces dementorat oudeproduction D’après mon expérience, la plupart des Port-au-Prince,

haïtienne contemporaine (Nota Bene, 2016). et Little GirlGazelle (traduction deKatiaGrubisic, LindaLeith,2020), L’enfant gazelle (Remue-ménage, 2018), traduit sousle titre de Sherbrooke et afait paraître Inventaires (Triptyque, 2016), à Port-au-Prince. Elle enseignelalittérature àl’Université de Écrivaine, peintre et chercheuse, Stéphane Martelly est née cette pratique risquée d’urgence et de liberté possibles ; déployer avec elles toutes les existences inexistences programmées pouraucontraire transpercer le tissu de leurs silences et leurs hautes traditions quileur appartiennent ; ce qui veut dire s’inscrire dans les multiples et paires comme première instance delecture ; destination, ce quiveut dire avoir unpublicde propres voix, leur propre adresse et leur principale envisager parlalecture qu’elles deviennent leurs le nouveau ; efficacement dans ce travail où elles font émerger multiplicité deleurs vécus pourles accompagner perspectives quiles centrent et les ouvrent vers la constituer ce croisement, cette pluralité des est finalement lamoindre deschoses ; une expertise quineles niepasd’emblée, ce qui femmes noires qui peut les recevoir, leur proposer créer cette chambre d’échos, ce chœurde J’ai voulu avec elles Nous avons soifd’humanités. l’éblouissement. la terreur, le dérangement, l’étonnement, ne peuvent qu’envahir labrèche ouverte, susciter et refusés que ces écritures une fois réclamées imaginaires quiétaient siuniversellement forclos qui larendent essentielle, car elle autorise des La création devient, avec « les Martiales et tout ce qu’ils peuvent concevoir. chanter leurs blessures, leurs joies,leurs victoires porter leurs écritsvers le monde et les écouter cultiver l’insoumission et célébrer ladissemblance ; garder leurs secrets et leur confier les miens ; se déploie ; larecevoir et l’entendre ; dénouer lalangueet ladésencombrer afin qu’elle reconnaître comme sujets ; une autre scène d’énonciation capable de les reconstituer lascène ducrimeet restaurer leur offrir laplace duneutre et ladéfaire avec elles ; Les jeuxdudissemblable. Folie,marge et féminin enlittérature u 4 »,

MYTHE précédé de GLORIA un livre de Mykalle Bielinski

Une méditation sur notre quête contemporaine de sens et sur le mystère de l’existence

je serai un paysage qui voit ce qui ne se voit pas qui entend ce qui ne s’entend pas j’irai voir au cœur de la matière le corps du nécessaire je ne crains plus le mystère qui avance avec moi

Disponible en librairie et en ligne

editionsdupassage.com LQ 180 | dossier | 22 femmes manifestes dansions ? MaisLettres québécoises mepropose d’écrire promesse. Parce quej’écris pourvous toucher. Etsinous vos maisonset vos yeux comme untoucher desorcière, une paix. Éteindre les feux avec delalumière pâle. Entrer dans vos rétines, vos rates. Jevoudrais ydéposerdespaillettes de Vous memanquez,vous quimelisez,et metendez vos doigts, rouge et des boucles d’oreilles enforme d’organes humains. qu’écrire soit une fête. J’ai mis devant mon clavier du vernis J’aime croire que par la parole on peut tout faire. Je voudrais essai Qui ditmot prendre, parexemple, laresponsabilité d’une dénonciation ? prendre laresponsabilité denosénonciations. Comment reconnaître la violence entre nous, apprendre à la traiter, liberté de parole, je n’espère pas nous mettre à l’abri. J’espère la bienveillance, malgré salégitimité. Quand j’en appelle à la danse facile. Si la parole touche, elle peut blesser, malgré sur laparole libre. Planquez-vous : liberté, ce n’est pas une se moquentd’eux,lesfemmes ontpeur « Les hommesontpeurquelesfemmes Valérie Lefebvre-Faucher – JeanneFavret-Saada, Lesmots, lamort,les choses que les hommes les tuent. » que leshommestuent. » – Margaret Atwood, écarlate Laservante « Nommer, c’esttuer. » Dorlin…). Encela, cette parole établit dela au fond, descorps sansdéfense », disaitElsa (« des femmes, c’est-à-dire tout demême, défense decelles qu’on préférerait sansdéfense (Nous ployons sousle laid.)Etle moyen de un appel.Elle est miseencommun dulaid. Ce n’est pasunecondamnation. Elle est souvent au juridique,elle cherche unejustice antérieure. contrôle sursonhistoire. Ladénonciationrésiste parade. Elle est avertissement. Elle est reprise de est-ce ? C’est uneparole contre-attaque, une n’est pasviolente. Maisquelle sorte deviolence Je neprétendrai jamais queladénonciation lement niéesparceux quiles craignent. système dejustice). Voici les griffes éternel- changement deculture, ouuneadaptation du défendent du moins, en attendant un véritable des stratégies de défense qui fonctionnent (qui messagères. Elles ontinventé parlaparole Je veux prendre le temps desaluerles les gestes ?) soit nommée, ouqueles mots font plusmalque pensent quelarupture n’existait pasavant qu’elle (Comment rétablir l’harmonie avec desgens qui comptes, depardonner, derétablir l’harmonie. de laréparation ; onleur demandederendre des Elles portent le fardeau delapreuve, maisaussi Avez-vous essayé dediscuter avec lui ? brisent des vies ? Commérage, salissage ! autorités compétentes… Savent-elles qu’elles cruauté. justice, elles sefont reprocher leur manière, leur par chance elles nesontpaspoursuivies en les punir de cette liberté qu’elles ont prise. Quand troublent belet bienl’ordre. Alors oncherche à guerre quinousest déjàfaite. Lesmessagères les violences sexuelles, nousdéclarons une dans lanégationet laconnivence. Endénonçant ne sedisentpas,quiprennent leur puissance Les rapports de domination sont des guerres qui aussi parfois le réflexe de faire taire. communauté quiaffectionne autantlaparole ait offerts enpartage.Cequi m’étonne, c’est qu’une déplacé l’inconfort, le poison,nousles avons le silence surnosagressions. Nosmots ont profondes et desatoxicité. Nousavons rompu d’abus et deharcèlement, desesracines de révélation collective : l’examen d’une culture perdu quelques moisaussi dansunprocessus nombreuses, dansle milieulittéraire, àavoir souffles coupés.Noussommesnombreux et ruptures professionnelles, convalescences et en vacances annulées, amitiés suspendues, Une annéenousaété enlevée parmorceaux, Responsables dudérangement désirer nous aussi. Oupas.Elle ditdésormais dit nousvoulons choisirnousaussi, nousvoulons et résiste àundéséquilibre danslaparole, elle La dénonciationfait exister du respect, C’est ce processus quejevoudrais saluer. dignité. Elle pourrait au moins le dire devant des

d’écrivain·es quiseconsolent les un·esles cette responsabilité. Voyez-vous ces armées proches, souvent desfemmes, quiprennent la culture, ce sontencore les victimeset leurs micros. Enattendant quecela fasse partiede gestes dereconnaissance et autres partagesde et de petites douceurs, aussi mots d’excuse, toile protectrice : multituded’encouragements voyons vite apparaître une vaste discussion en c’est-à-dire du nombril des agresseurs, nous Si nousdétournons le regard duscandale, nos voix desoignantes, notre sagesse dejurées. Nous avons exercé cette année nos oreilles, mots enducktapeau-dessus desdéchirures. langue commune qui s’invente, un tissu de formée autour desmessagères. Ilyaune depuis des années la communautéJ’observe Responsables dusoin emmerderesses aussi. nous choisissons cette douleur. Emmerdeuses, sommes responsables de la peine que cela vaut, garde s’il se sent aimé. (Et alors on éduquait les on nousaappris qu’un prédateur peutbaisser la a besoind’amour. Dansles momentsdecrise, aux proies : lapersonne qui menace d’attaquer se trouve. C’est aussi ce vieuxsavoir commun rapport, savoir entout temps dansquelle ville il qui nousespionne,prendre des notes, rédiger un C’est d’abord un moyen de défense : espionner médiatique finit par adopter un incel Chaque femme quialamoindre présence vraiment apprisàpenserautrement ? et às’émouvoir desremords del’assassin. Ai-je toujours auxfemmes àrire deleur assassinat la fatigue, le piège. La littérature enseigne depuis nous apprenions à vivre ensemble. Mais je vois Je neveux bannirpersonne, jeveux plutôt que schizoïdes ? Jevoudrais travailler àl’amitié. Voyez-vous notre cœur complice, nospoèmes responsabilité decalmerles hommesviolents ? éducation hétérosexuelle quidonnaitauxfilles la grande histoire durepos desguerriers, denotre le tort qued’autres ontcausé ?Voyez-vous la des femmes pour « réparer » constamment va aiderson agresseur vous les larmes d’Anna Quinn, demandant qui contribue à notre idéal humaniste.) Voyez- on ne sait jamais si elle nous aliène ou si elle des féministes, cette tendance à aider, dont dénoncé·es. Qui d’autre ? (C’est le cauchemar Et ce sont elles, encore, qui consolent les risque desetromper ? comme lasource duproblème, deprendre le et toujours enayant le courage d’apparaître justes, complètement, sansjamaisyparvenir associative, pour chercher à les rendre plus réorganisent leurs programmations, leur vie autres, quiécoutent deshistoires cruelles, qui les littéraires appréciaient le mordant.) Nous vouloir l’édenter ? (Etmoiquicroyais que ma voix comptera. Pouvons-nous arrêter de 1 ? Voyez-vous le travail 2 en secret.

LQ 180 | dossier | 23 24 180 | LQ

filles à séduire les personnes violentes comme on ce pouvoir. J’ai souvent fait confiance à ceux dont 24 enseignait aux garçons à se montrer menaçants la violence était affichée. Parce que la violence | quand ils avaient besoin d’être rassurés.) Mais souterraine me fait plus mal encore quand elle ça ne marche pas toujours. Parfois, on dit je éclate. Parce que j’ai besoin de croire que l’amitié t’aime jusqu’à en mourir. Peut-être que j’ai est plus forte. Et que si le désir survient c’est dossier halluciné ce moyen de défense. Peut-être que malgré elle. J’ai besoin que nous trouvions des c’est de la sidération ou une sorte de syndrome moyens, collectivement, pour vivre avec ces de Stockholm. crottés qui me ressemblent et qu’on ne peut pas 180 | LQ bannir vraiment. Mais cette responsabilité ne peut Mon incel ne va pas bien. Une nuit où il a mis en plus reposer sur les épaules de celle qui se tait ligne son numéro de téléphone chaque minute de au moment de l’attaque et qui parle au moment la 12e heure, j’ai appelé Suicide Action. Bonjour de réparer. Il doit y avoir un partage des langages. madame j’ai peur pour un homme que je ne connais pas. Je peux vous donner son numéro Je leur ai demandé on fait quoi, avec ce gâchis et sa description. Il est en crise. « Je vois que entre nous ? Vous qui êtes si bavard·es, surdoué·es vous êtes bouleversée. Si vous avez peur qu’il de la création, c’est le moment d’essayer vos pose un geste violent, il faut appeler le 911. » formules de pardon et de confiance. Parler prend Je n’ai pas appelé les flics, vous pensez bien. Des du courage quand on ne parle pas pour son intérêt plans pour qu’ils l’abattent. Je suis restée debout personnel, mais pour le bien de la collectivité. à le surveiller jusqu’à ce qu’il s’endorme. J’ai mis Il en faut pour changer aussi. La dénonciation des son nom sur une liste : la liste des travailleuses agressions sexuelles est une parole généreuse, qui du sexe, celle des clients à refuser. Ça m’a fait veut protéger, qui travaille à un monde meilleur. penser à cette autre liste, plus publique, qui vaut Pas qu’une libération personnelle, mais aussi à ses administratrices des poursuites. une contribution. Elle est déjà responsable. C’est continuer de l’effacer qui est lâche. Je ne veux Je me dis nous n’avons pas droit à la fatigue. pas nous transformer en surveillant·es et en Parce que savoir tisser et maintenir des liens, hypocrites. J’ai seulement tracé la limite de ma c’est un des pouvoirs les plus précieux que nous responsabilité. Elle s’arrête devant vous. Voulez- ayons en ce moment. Parfois, c’est la seule chose vous d’une camarade inconfortable ? que nous pouvons faire… à part appeler les flics. Mais voyez-vous comme ce soin ressemble à de Il y a des ami·es insulté·es du « call », qui ne la chasse à l’envers ? voient pas la place offerte, qui veulent seulement d’une communauté sans malaise. Des gens pour Retour de responsabilité qui le confort, c’est l’effacement des autres. Parfois la responsabilité partagée demande Quand j’essaie de prendre soin des personnes le temps de faire ses preuves. En attendant, affectées par les dénonciations, je ne suffis pas je continue de miser sur la sorcellerie qui advient à la tâche : nous faisons tous·tes partie de cette quand on parle. Il y a une expérience, un savoir culture qui brûle. Les incendiaires avec. Nous dans la littérature. Aimer la littérature qui fait avons besoin de penser pour une communauté mal, entrer dans une conversation terrifiante, de brûlé·es. Nous travaillons déjà à une sorte de ça n’a pas à nous placer dans une position de paix, mais la pseudo-paix du silence ne peut plus victime. Ça nous entraîne, nous fait surmonter revenir une fois qu’il a été rompu. Elle n’était pas les traumas. Pour pouvoir vivre la littérature qui si douce, de toute manière. « [C]e silence / n’est fait grandir, il faut y venir sans contrainte et sans pas un silence / mais un placenta au fond humiliation. C’est la dignité de tout à l’heure qui d’un lavabo trop / blanc », écrivait Anna Quinn. nous y fait arriver. J’aimerais vous parler de la responsabilité que je ne peux pas prendre.

Car la dénonciation tend presque toujours une 1. Poétesse qui a inauguré l’année 2020 avec une puissante lettre main : elle dit je regarde la réalité en face, ouverte sur la violence conjugale et l’a terminée en remportant et vous ? J’aimerais que nous puissions recevoir le Prix de poésie de Radio-Canada. des critiques, admettre des erreurs sans nous 2. Désigne l’appartenance à la communauté web des prendre pour des empires qui s’effondrent. « célibataires involontaires », ces hommes en colère de ne pas J’aimerais qu’il soit plus facile de dire je te recevoir des femmes l’amour qui leur serait dû, et qui expriment paradoxalement ce « besoin d’amour » par des appels à la haine demande pardon ; que la curiosité pour l’autre soit et à la vengeance. plus forte que le réflexe sécuritaire. Cette année, j’ai passé beaucoup de temps à échanger mots et tourments avec les messagères. Mais je crois bien que, sans surprise, les dénoncés ont réussi à Valérie Lefebvre-Faucher a été éditrice à Remue-ménage et à m’occuper encore plus. Ce n’est pas un hasard si Écosociété. En plus d’avoir collaboré à de nombreux collectifs j’en suis entourée : j’ai atteint l’âge de ceux qui ont et revues, elle a codirigé l’ouvrage Faire partie du monde façonné le milieu à leur image ; j’ai toujours aimé (Remue-ménage, 2017) et fait paraître les essais Procès verbal les grandes gueules, les malpolis, ceux et celles (Écosociété, 2019) et Promenade sur Marx (Remue-ménage, qui croient au pouvoir des mots et qui assument 2020). Sous la direction de ISABELLE AUCLAIR LORENA SUELVES EZQUERRO DOMINIQUE TANGUAY L’action commence par l’information ISBN 978-2-7637-4344-8 • 29,00 $ Suivez-nous !

PUL Presses de l’Université Laval www.pulaval.com

Violences genrees-4344-Lettres quebecoises.indd 1 21-01-21 10:28

L’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’UQAM, c’est : 30 ans d’enseignement et de recherche menés par une centaine de membres du corps professoral qui se distinguent aux plans scientifique et communautaire Un certificat en études féministes, trois concentrations en études féministes aux 1er, 2e et 3e cycles Une offre de cours qui répond aux besoins et aux enjeux de société dans des perspectives féministes pluridisciplinaires

Pour en savoir plus: [email protected] | iref.uqam.ca LQ 180 | dossier | 26 en possession, enhumiliation et enexploitation. qui sedéclinetour àtour engenrage, ennomination, entrer enlien qu’à partird’un geste deconquête, C’est unproblème relationnel, quiconsiste ànepouvoir son extension dans le viol comme dans la colonisation. qui yfoisonne, est unrapport aumondequitrouve consentement. Lecapitalisme,comme le machisme système capitaliste imposé à toustes, sansleur littéraire s’inscrit dans la violence plus large d’un La violence genrée quiorganise et envahit le milieu l’architecture danslaquelle nouscirculons. contraire fondé surces phénomènes,quifaçonnent et capacitistes qui structurent nossociétés : ilest au inégalités raciales, sexuelles, économiques, âgistes déterminantes. Lemilieulittéraire n’échappe pasaux le mondeàpartirdesyntaxes attentives, inouïeset symbolique oùsedispute le pouvoir réel de formuler complices. Cequim’intéresse, c’est l’écriture, terrain ainsi les violences dontnoussommes toutes et tous contre les comportements deshommes,masquant pas d’une sororité facile quisepositionnerait uniquement femmes. Jeneveux pasêtre unegirlboss, jeneveux veux pas particulièrement parler des hommes ni des l’essentialisme, mais laréduction et l’exclusion. Jene ne m’inspire pasconfiance, carilrisquenonseulement consacré aux voix des femmes. D’emblée, un tel cadrage LQ machocapitalisme national brut Produit femmes me propose d’écrire sur le machisme, dans un numéro manifestes Olivia Tapiero

contre lui le démantèlement del’État, et ilfaut toujours produire doivent constamment démanteler cette chose.On vit si onveut. Maisles artistes comme vous et moi s’il appartenait àlasphère nationale, àl’État-nation, des artistes : « On représente souvent l’art comme Brand met en garde contre ce réflexe de nationalisation vitalité delalittérature québécoise. Lapoète Dionne parler del’œuvre et desessingularités, onparlera de instrumentalisé·e àdesfinsnationalistes : àdéfaut de sera reçu. Plus la cote est haute, plus l’écrivain·e sera d’échange, unecote àpartirdelaquelle sontravail aussi l’écrivain·e quisevoit octroyer unevaleur par lamarchandisation del’écrivain·e assurer lareproduction matérielle desonexistence « Lettre à n’importe qui » : « la chaîne [du livre] doit Or, comme le note Maude Veilleux danssabrillante une place dansle palmarès desmeilleures ventes. un nombre d’étoiles dansLQ, LeDevoir, Goodreads ; marchandise, onluiattribueunevaleur quantifiable, Le livre étant avant tout considéré comme une reconnaître celle quifonde toute patrie. pour comprendre laviolence dupaternalisme, ilfaut comprendre laviolence dumarché –tout comme, Pour comprendre laviolence dumachisme,il faut 2 . » u 1 . » C’est donc

Collage | Julie Doucet LQ 180 | dossier | 28 capitaliste quiva rationaliser notre asservissement Sa révolution est uneréorganisation delaproduction totalement au point de vue capitaliste". sont machistes, c’est que"lagauches’identifie pouvoir, ce n’est pas seulement queles hommes activement de nous empêcher d’obtenir plus de note que« laraison pourlaquelle lagaucheessaye La théoricienne féministe italienne Silvia Federici vide lentement. tout desuite –d’abord ilabuse,exploite, ilnous mouches. Etle sirop quinouspiègenetuepas nous y sommes,dansce monde, pris comme des plus inoffensif que le « monde du show-biz ». Mais carnivore, elle fait croire quele milieulittéraire est est un liquide sucré qui tremble au fond d’une plante patriarcal. Laparade delavulnérabilité despuissants monde littéraire capitaliste, raciste, nationaliste et fragile » participe aussi àprotéger laprédation d’un culturelle », de« la gauche »et du« petit milieu L’amalgame entre les notions d’« industrie il montre patte blancheet ventre mou. Le machismed’aujourd’hui joueauchienpiteux : sociaux, d’artistes torturés oudesoûlons maladroits. les protège, comme leurs postures demésadaptés caricatures quel’on enfait. Justement : leur ridicule qui n’ont mêmeplusbesoindesedistinguer des patrons, des milliardaires, des éditeurs, des écrivains) incarnée pardeshommesd’État (maisaussi des l’abus depouvoir et dunon-consentement, culture ne sont que l’inévitable issue d’une culture de Les élanstotalitaires contemporains del’Occident affectées par celles-ci consentement despersonnes quiseront les plus et quicontinuent àprendre desdécisionssansle électoral oudel’existence duracisme systémique, d’écouter, dereconnaître laréalité d’un décompte qui jouentles mononcles oules tyrans, et refusent et propagent. Çasepoursuit avec deschefs departis de souffrances quesesgestes traumatiques ravivent dépression, contribuant parailleurs àlastigmatisation ses dérapes enparlantdesonanxiété et desa qu’il semble précisément maîtriseret quijustifie neuroatypie l’empêche decomprendre deslimites Ça commence parunécrivain quiprétend quesa irresponsable duterritoire. et des Noir·es, qui va de pair avec une exploitation d’un Étatfondé surl’oppression desAutochtones réducteur et surtout (re)conducteur desviolences patriarcal. C’est un rapatriement non consensuel, constitue unexemple premier, est inhéremment Ce réflexe nationalisant,dont le titre de cette revue femmes manifestes 3 . u […]

Les textes et les corps les plusvulnérables sontceux conformes et consommables. tenus d’être perpétuellement disponibles, lisibles, les aptitudes et les textes desécrivaines sont sans limites, 24/7,et jesuisunproduit aime jeunesoudécédées. […]Jesuisunetravailleuse probablement ce quifait queles écrivaines, onles concept concret, unobjet auxcontours lisses. C’est produit, ilimporte dele construire comme un sexuel-national : « Pour biencommercialiser un laquelle onpeutfacilement projeter sonfantasme exploitable, unefigure qu’on préfère muette et sur fait del’écrivaine àlafois unproduit, uneressource de genre est doublée d’une précarité financière, qui Veilleux constate que la précarité liée àl’identité au lieudel’abolir vraiment faire, pourpouvoir s’intéresser àce qu’ils et elles font et surtout auxécrivaines –ce qu’ils et elles devraient critiques [sont]bientrop occupés àdire auxécrivains – ans, en1988,LoukyBersianik notait que« beaucoup de pourtant depuislongtemps. Déjà,ilyaplus detrente perpétuer une violence queles écrivaines dénoncent auteur·rice. Lescritiquesnesegênentpaspour mesquines et dégradantes surle caractère deson mort appellent le viol,ilsl’appellent comme ilsappellent la Marguerite Duras nous prévenait : « Le talent, le génie entretenir. – sontles seulsrapports aumondequ’ils savent conquête la conquête, l’exploitation et l’humiliation –voire la (par lacritique,l’abus émotionnel, l’abus verbal). Car travail non payé, sous-payé, anonyme), à nous humilier messages privés), ànousexploiter (ensollicitant du une main sous notre chandail ou des paroles dans nos rois chercheront alors ànousposséder (englissant Moins onest identifiables, plusonmenace : les petits Quand çanepasse pas,donc,c’est toujours violent. regard quiles évalue. formels delaclasse phallique, défient le pouvoir du créations, quand elles nerépondent pasauxcritères la languequiles onthistoriquement effacées. Leurs formes, les syntaxes, les narrations et les rapports à peuvent difficilement s’épanouir en écrivant d’après les contre quile système littéraire et socials’est construit traumatisme, en parcelles, en spirales. Les personnes écritures de l’intime politique, écritures du est impur, écritures inclassifiables, incantatoires, regard dominant.Écritures dontle rapport àlalangue qui nesontpasimmédiatement identifiables par le mérite pas unehumiliationpubliquenidesremarques 6 . » Etmêmeuntexte quel’on jugemédiocre ne 7 ». comme 4 ». Demême,danssalettre, Maude exploitation, comme u 5 . » Lescorps, humiliation Comme l’écrivait MartineDelvaux : « Ilyaquelque de celles qui osent reprendre le contrôle de leur récit. balbutiante). C’est unefaçon desevenger, peut-être, (on luireproche d’être décousue, inaboutie, sensuelle, honnête, authentique)ouàl’humiliation féminité adroit àl’infantilisation (elle est touchante, l’auteur·rice, laforme oule propos serapproche d’une Le lexique delacritiqueest genré phallosphère. Lebonfonctionnement d’un tel système batte pourdevenir lapremière declasse del’intello- à ce qu’on sedéshumanisemutuellement, qu’on se autres, que tel livre annule tel autre. Il a tout intérêt autrices croient être encompétition les unesavec les Le théâtre capitaliste atout avantage à ce queles cracher, avant depasser àlasuivante. devenue un objet consommable, qu’on peut gober ou que notre intimité nenousappartientpas,qu’elle est mimer l’écriture ensachantquel’écriture est morte et que l’écriture meure sousl’écriture ; le pire, c’est de c’est d’écrire àpartirdelapeuret dudésirdeplaire et temps, d’arrêter d’écrire en continuant à écrire ; le pire, leur pouvoir décisionnel.Lepire, c’est de perdre son une parade symbolique pourcacherle monopole de qui embauchentdesfemmes pourfaire bonnefigure, contaminée parles paroles et les gestes deces hommes pire, c’est decontinuer àécrire et devoir sonécriture y adepires destins qued’arrêter d’écrire. Cequiest Depuis, mapréoccupation s’est déplacée. Jecrois qu’il qui reste, combien defemmes ontarrêté d’écrire. L’été dernieràlaradio, jedemandais,pourunabuseur des artistes. et lanationalisationnonconsensuelle desœuvres et système culturel fondé sur l’exploitation économique octroyées selon des « genres » archaïques, et d’un critique prolongent celles del’État, desbourses encore n’est pasanodine :l’infantilisation et laviolence dela Il a eu peur, au fond tous, comme ildit.[…]Ilafait le flicthéorique[…]. à parler et à parler seul et pour un Duras écrivait aussi que« [l’]homme doitcesser d’être n’est pasdonnéàtoutes. parle pas »).Leluxe deséparer les textes descorps ( qui remettent encause les narrations dominantes les invisibiliser, est uneautre façon d’étouffer des voix des jeunesautrices, tout comme l’âgisme quifinitpar sans récit, et surtout, sansécriture narcissique, paresseuse, répétitive, obsessionnelle, les pluséculés entourant l’écriture desfemmes : des phrases qui procèdent à coups de clichés, parmi chose d’inacceptable dansl’infantilisation […],dans infans veut d’ailleurs dire « quiest sansvoix, quine imbécile théorique.[…]C’est luiquiacommencé 10 . » La comparaison avec le flic u 8 9 tous, au nom de , et l’écriture dont . » L’infantilisation

Joy andFreedom. LeanneBetasamosake SimpsoninConversation have to produce againstit »,DionneBrand, « Temporary Spaces of constantly undothat.You are livingtheundoingof itandconstantly to thenation-state, ifyou will. Butartistssuchasyou andIhave to 2. « Artisoften reproduced asbelonging somehow to thenational, Cholette-Héroux. chien, unbonmieuxquetout autre chien »avec Marc-André J’ai codirigé ce numéro ayant pourthème« Écoutez ! Jeserai votre 1. MaudeVeilleux, « Lettre àn’importe qui »,Mœbius,n consentement. moi quirefuse. L’écriture est peut-être le contraire du ce quirestera. J’écrisparce qu’il yaquelque choseen capacités ànommer, àécouter, àdire non :c’est tout constellation. Aiguisernosliens,intelligences, nos qui nousreconnaissent. Devenir nonpaslégion, mais colère quiscintille, pourattirer les regards desêtres Il faut une force immense pour se retrouver. Il faut une ce quejenomme. de changer :jesaisquenesuispaslaseule àvoir suppose qu’on neseparle pasentre nous.C’est entrain Olivia Tapiero est écrivaine et traductrice. Elle asigné Les murs [1974]. 10. à propos desonouvrage Thelma,Louise&moi(Héliotrope, 2021[2018]). réponse à une critique de Christian Desmeules parue dans 9. StatutFacebook deMartineDelvaux rédigé le 17 de l’esprit, Montréal, LaMèche,2017. déjà tellement symptômatique. » DansÉliseTurcotte, Autobiographie de romans écrits par des femmes (dans les journaux et ailleurs) est 8. « Leseulfait d’employer untypedifférent de vocabulaire pourparler un dimanche,Montréal, Remue-ménage, 2018[1988]. 7. LoukyBersianik, « Lalanterne d’Aristote », dansLathéorie, Paris, Minuit,2013[1987]. 6. Marguerite Duras, « Le corps des écrivains », dans 5. MaudeVeilleux, « Lettre à n’importe qui »,op.cit. aux femmes.) Dobenesque, Paris, Lafabrique, 2019.(Le« nous »deFedericirenvoie 4. Silvia Federici,Lecapitalismepatriarcal, traduction d’Étienne certainement être complices deces violences. patriarcal. Lesfemmes, surtout les femmes blanches,peuvent les entreprises et les institutionsquiendépendent,estraciste et d’accord avec la réduction de police. des services L’État, comme consultation prébudgétaire de 2021 de la Ville de Montréal soient du SPVMmalgré que60 littéraires, oupourValérie Plante quidécided’augmenter le budget François Legault à transmettre en novembre l’Association deslibraires duQuébecquiainvité le premier ministre 3. Cette remarque vaut autantpourDonald Trump quepour Ma traduction. juin 2018. with DionneBrand », Literary Review of Canada, à Montréal. de rédaction deMœbius , elle contribue àplusieurs revues. Elle vit Marie-Ève Blaisle collectif Chairs 2017) et Riendutout(Mémoire d’encrier, 2021), et codirigé avec (VLB, 2009), Les parleuses, entretiens avec Xavière Gauthier, Paris, Minuit,2013 Espaces (XYZ,2012),Phototaxie (Mémoire d’encrier, % despersonnes interrogées lors dela (Triptyque, 2019).Membre ducomité 2020 ses prescriptions septembre 2018en La vie matérielle, o 165,été 2020. Le Devoir,

LQ 180 | dossier | 29 LQ 180 | dossier | 30 le corps. Quantaudesign,il faudrait parler detradition, qu’on nepourrait pasdeviner enregardant seulement « de tout corps », quoiquesonessence soit siintime on pourrait àpropos dumot femme secontenter dedire et dossier (chaque autre élément n’étant que design), dans sonessence et safonction, montre pattes, siège le faux, l’essentiel et le superflu. Tout comme lachaise, ma réflexion sur la visibilité et l’invisibilité, le vrai, À partirdel’œuvre conceptuelle, jepourrais poursuivre date de 1965. CHAIR. L’œuvre s’intitule elle OneandThree Chairs et de sa photo (représentation) et de la définition du mot La photographie est composée d’une chaise (l’objet), de quarante ans uneœuvre de l’artiste JosephKosuth. Sur undesmurs demonbureau, depuisprès jeconserve que l’image parle et vit.Ainsicommence lanarration. cobra, crâne et rouge à lèvres parce qu’ils font image et Il y a des mots qui sautent aux yeux plus que d’autres : je vois est une manière de signifier que l’on a compris. une réalité, ilfaut d’abord reconnaître qu’elle existe. Dire un sans-abri,defait jenelavois pas.Pour comprendre Il yaplusieurs façons devoir et denepasvoir. Jevois impré/visibilité en désirs et pensées Architectes femmes d’espoir, où la poésie sépare l’aube d’espoir, oùlapoésiesépare l’aube « à cette heure tardive oùnommer manifestes – Nicole Brossard, « Lamatière heureuse manœuvre où plusieursfois desfemmes s’en encore » (1997)dansAuprésent desveines (1999) est encore fonction derêve et iront invisibles etcharnelles et les grands jets du jour et et lesgrands jetsdujouret * Nicole Brossard dans les récits. » dans lesrécits. »

déjoue lareproduction, sonévidence. Pour ce quiest dela de laphoto, ilfaut imaginerquele visage,sonexpression, de l’esprit performant. Bonjour tristesse. les besoins del’esprit contraint endésirs époustouflants empressé de commercialiser en transformant lentement féministes occidentales ont voulu, et que le système s’est sa productivité son potentiel caché, àoptimiser sonplaisir, sasanté et et autonome, àchangeret àaméliorer sonmoi,àréaliser la subjectivité capitaliste, telles que l’injonction àêtre libre injonctions morales quiconstituent le noyau imaginaire de « créativité ». Lasociologue Eva Illouz analyse fort bien« les potentiel fortement recommandé deperformance et de l’hypothèse (ou l’obligation) de l’autonomie, du choix et d’un que neufcent quinzemillions defemmes vivent dans milliards huitcents femmes quin’ont pasle choixalors c’est-à-dire religieusement, laviede quelque trois ce dernier n’en continue pasmoinsdegérer àl’ancienne, à l’horizontale, compassion, care, équité, écologie), économiquement les valeurs dites féminines (pouvoir néotechnolibérale àreformater sociologiquement et Une fois comprises l’idée du patriarcat et sonaptitude L’originale, lareproduite, l’impré-visible. Mitchell, deMarthaTownsend oudeGhadaAmer. comme dansles œuvres d’Agnès Martin, deJoan pensée quibienquefugace laisse uneforte impression des œuvres de NikideSaintPhalle ouinvisible telle une me, now you don’t. Charnelle comme dansl’intention est impré-visible. Charnelle et invisible. Now you see Deux d’entre elles sontvisiblement familières, l’autre Une femme. Trois : elle/même, fille ensérie et l’autre. ou qu’elle va mourir. devant elle, qu’elle jouit,qu’elle accouche, qu’elle écrit Il faudrait recommencer chaquefois qu’elle regarde fleuves et dictionnaires, nesuffirait pas à comprendre. définition, circuler aumilieudes romans-bibles, romans- de modeouculture, le tout, style patriarcal. Ausujet 1 ». Lacitationénonce bientout ce queles u

chant, louange et honneurauxvictimes.Jeremarque groupe, narration dece quitueendirect ouàpetit feu, ses mécanismes : échange, partage, valorisation du crée sespropres éclatsderire. Elle atoujours eu logique, lasolidarité lutte contre ladouleur et elle l’exploitation, le mépriset l’arbitraire. Instinctive ou la solidarité quis’insurge contre l’injustice, laviolence, une solidarité duquotidien. Ilexiste aussi unelogique de avec lalangue,religion, l’espace géographique, bref Bien sûr, ilyaunesolidarité decohabitation quivient La solidarité le « emuet mutant et nongenrée. Disonsque« siécrire, c’est sefaire voir », féminin. Déjà on parle d’une langue neutre, plus inclusive féminin puisse contribuer malgré tout àdérober le d’épreuves) quele masculinnel’emporte passurle à s’assurer systématiquement (rédaction et correction qu’il mesemble qu’au fildesannées, l’engagement fier respiration dequiécrit. Cette remarque, jelafais parce de dire et d’écrire quisetrouve aussi danslasalive et la que l’on altère imperceptiblement latrès intimemanière non pasle masculin,maisle féminin et parconséquent masculin, sepeut-ilquel’on ensoitvenu àneutraliser, par contorsion syntaxique interposée, lapréséance du masculin, avec desmots épicènes ouentrafiquant, pertinente permettant de neutraliser la domination du française, après tout ce temps à chercher une formule apparaître et faire voir unféminin viable danslalangue Se peut-il qu’après toutes ces annéesàvouloir faire L’Hexagone, 1974. « Masculin grammaticale » dansMécaniquejongleuse, beau, Estérel, 1968. « Neutre le mondem’enveloppe neutre. » L’écho bouge L’espace dugenre et l’écriture automatiste. sens et àlaconvention littéraire qu’ont été le dadaïsme apparus, pourmieuxlarecommencer, les piedsdenezau tout comme entre les deuxguerres du Jovette Marchessault –,unrejet del’engagement ardent littéraire féministe –Louky Bersianik, France Théoret, l’allure anodinedevient unecontrefaçon delatradition exigences deperformance. Théorisée,cette écriture à une forme de résistance au néolibéralisme et à ces à ongles, ce quisommetoute peutapparaître comme la banalité, lafutilité dusoucidelacouleur duvernis afin d’appartenir ausien,frôlant ainsi l’égalité par l’ennui, fiction, sedonnerungenre qui n’est pasvraiment le sien et intelligente, pluselle peut,parl’intermédiaire dela l’hypothèse queplusuneécrivaine est savante, vive littérature féministe du À cet effet, ilm’est arrivé demedemandersien Pour ma part,ilyalongtemps queje n’avais lu untel une solidarité auféminin quiœuvre comme lacréation. le font les œuvres d’art et l’écriture. Ilexiste désormais la colère, larage, la provocation, latransgression comme changement, maisqu’elle s’abreuve sansintermédiaire à d’urgence, de questionnement et de volonté de qu’aujourd’hui la solidarité nese nourrit plus seulement ruse et d’astuce pourexister pleinement. 2 » aura encore besoindetemps, de

xxi e

siècle, onpouvait émettre xx e

siècle sont livres sonttraduits enplusieurs langues. David (1991) et le prix Griffin (2019) pour l’ensemble de son œuvre et ses de civilisation.Elle aété récompensée entre autres parle prixAthanase- publié depuis1965 plusieurs livres dontLedésertmauve et Poète, romancière et essayiste, née à Montréal, 2003 [1991]. femmes auQuébec. 4. Nicole Brossard et Lisette Girouard (dir.), Anthologie delapoésiedes 3. Vanessa Bell, Derivières, Saguenay, LaPeuplade, 2019. Montréal, L’Hexagone, collection « Rétrospective », 1984. 2. Nicole Brossard, Double impression. Poèmes et textes 1967-1984, Paris, Seuil,2020. 1. Eva Illouz, Lafinde l’amour, traduit del’anglais parSophieRenaut, du Jour. le texte, ptite barre » poursemoquer affectueusement denousàLaBarre 1970 oùelle était souvent utilisée. Gaston Miron disait enriant :« Lecorps, * La diagonale dans évaluer les bonds que nous faisons dans l’histoire, lesbien, deforce libertaire et féministe. Comment le rapport d’adresse, traçaient desindices d’amour qui, dansleur écriture, désobéissaient, modifiaient accentué, autantilafallu chercher avidement les poètes révolte, derenouveau et les époquesdusombre Autant il a été possible d’identifier les périodes de du Québec. femmes ayant vécu àdesépoquesdifférentes l’histoire concrètement de la vie et de la poésie de plusieurs pour moi un moment très précieux, caril m’a rapprochée au Québec La préparation de l’Anthologie de la poésie des femmes Les architectes dupoème aussi puissant queces vers deVanessa Bell : croisement desolidarité, deviolence et d’engagement côté de l’impensée. de côté d’échapper autemps ennousylovant, cœur ardent du de ladétresse et dusoulèvement, voici quenousrêvons à cultiver le présent delacolère et dela tendresse, un nombre effarant depronoms virtuels et personnels, de pertinence, quenousapprenons àmettre enscène maintenant quetout change devolume, d’apparence et appelions l’écriture desfemmes, dusujet femme, que nous sommes dans l’abondance de ce que nous architecture dudésirétait engestation. Maintenant Déjà en1991,nousavions l’intuition qu’une nouvelle la musiqueensoiduconcept ? muscles et veines du dedansquimodifientlaCHAIRet de dire, derésister, d’exploser, d’inventer, dedéployer à quelmomentchacuneest-elle enmesure devouloir, au fond deslacs debout jeporterai mesfilles de vosjambesleschevilles de vosrobes jetrancherai lescheveux un battement chaud unevie vous offrirun chant ouvousimmoler que puis-jeencore 4 encollaboration avec Lisette Girouard aété Des originesànosjours , Montréal, Remue-ménage, Impré/visibilité rappelle aussi l’époque des années 3 Nicole Brossard a D’aube et

LQ 180 | dossier | 31 LQ 180 | dossier | 32 me déniaiserait avec Cyprine organe duplaisir. Danslamêmefoulée, DeniseBoucher dévoileraient leur sexualité et localiseraient le célèbre tard, avec TheHite « clitoris » et « vagin » étaient tabous.Cen’est queplus mots défendus, niden…word àéviter. Àbienypenser, était moinsaseptisée qu’aujourd’hui. Iln’y avait pasde reproduire la banane d’Elvis. Ilmesemble quelaparole des heures devant le miroir àsecoiffer pourarriver à dans les dictionnaires mêmesimonfrère passait poèmes d’adolescente, l’égoportrait nefigurait pas Si je remonte dans le temps jusqu’à mes narcissiques changé dansle milieu depuisquevous yévoluez ? à uneautre desquestions deLQ Une fois ce souvenir effacé, jeme suisaccrochée vitesses records. récréation, je faisais tourner ma corde à danser à des des filles jugéestrop… pasassez. Jevous disqu’à la meilleures compositions de mon école en retirant celles mêmes invisibilités masculines trafiquaient la liste des sortions souvent perdantes. J’étais persuadée queces parties dehockey bottine contre les garçons dontnous poussant laballe dansle filet desfilles au cours de ces l’époque. Dansmatête d’enfant, j’imaginais ces hommes aux hommesfréquentant sansdoute les boys clubde invisibles. Lepouvoir del’invisibilité était doncréservé complets-vestons cravates. Seulsles gars pouvaient être d’habits invisibles àNew York. Onn’y trouvait quedes frère m’avait alors expliqué qu’il yavait unmagasin normalement onaurait dûvoir sesvêtements. Mon en medemandantsice monsieursepromenait nu,car L’homme invisible que,petite, jeregardais à latélévision posé cette question, jemesuissouvenue del’émission aux écrivaines devotre génération ? QuandLQ « invisibilité », évoque chezvous lorsque vous pensez Qu’est-ce quele terme « visibilité », et àl’inverse aide-mémoire Cousine d’Ines Pérée et d’Inat Tendu Le dortoir d’Ina Percevoir femmes manifestes – Marie-Renée Lavoie, Autopsie d’une femme plate « […] c’est peut-être l’humour c’est peut-être l’humour Report Monique Juteau qui meurtendernier. » 2 , quedesmilliers defemmes 3 , un texte qui aglissé : Qu’est-ce quia m’a m’a

permettait deraconter saviedevoyageuse dansdes décrocheuse. Je n’étais qu’une jeune innocente qui se L’autofiction n’existait pasencore dansmonunivers de non depouvoir. dans moncorps l’idée d’une écriture dejouissance et fréquenté parles libraires et les médias. florissante. Unparloir, pour les moins dequarante ans, ses écrits avec le charme et l’intelligence de sa jeunesse savante de créatrices est née, capable de mettre en valeur en lienavec deséditeur·rices. Toute unegénération souvent les professeur·es sontégalement desécrivain·es formateurs, ces ateliers ouvrent desportes, carbien littéraire en milieu universitaire et collégial. Stimulants, Ce quiachangéaussi, c’est l’arrivée decours decréation plus devisibilité sonore. peut danser. Finalement, « autrice » donneauxfemmes trice. » Ainsi danseur devient danseuseparce quele mot en consulté mavieille grammaire : « Lesnomsterminés auteures, maisdesautrices. Surle coup, j’ai tiqué.J’ai Depuis quelque temps, nousnesommesplusdes culturel delamétropole n’a plusautantd’importance. Percevoir. Mais en vieillissant, briller dans le firmament réussissent par moments à nous sortir du dortoir d’Ina de nousfaire briller dansle cieldeMontréal, elles et ils l’efficacité des technologies de communication.À défaut de presse (surtout des femmes) a été transformé par de parole, ont surgi. Peu à peu, le travail des attaché·es d’édition indépendantes, ouvertes àtoutes les prises De plus, un nombre impressionnant de petites maisons d’influence traditionnellement auxhommes. réservée assument leurs tâches avec brio dans cette sphère classiques. Mais depuis, des éditrices compétentes Un seul,del’ordre desdinosaures delapériodedescollèges comptables. Misogynes,les éditeurs del’époque ? politiques éditoriales dictées pardesgestionnaires- leur directeurs littéraires (euxaussi) serebellaient, quittaient rempli devagabondages d’un éditeur àl’autre. Les de sonclitoris. Aufildesans,moncurriculumvitæ s’est cahiers lignésenparcourant les Amériquesàlarecherche teur non dérivés d’un verbe forment leur féminin en 1 maison endésaccord parfois avec denouvelles

Visibles ou invisibles les œuvres littéraires écrites par les femmes de ma génération ? Je dirais plutôt qu’elles passent trop souvent inaperçues. Ce qui est le plus invisible, ce sont ces pouvoirs d’évaluation et de sélection en librairie si difficiles à nommer, à montrer du doigt. Quand ces autorités reçoivent à souper, les écrits (pourtant visibles) de certaines d’entre nous se retrouvent dans les serviettes le 9 mars de table chiffonnées près des verres à cognac. Vous avez des preuves, des chiffres ? Seulement des miettes de pain restées dans les petites assiettes de côté réservées aux jeunes autrices talentueuses qui parlent la bouche pleine de revendications en sirotant leur avenir pour ne pas être inaperçues. Tout regard fuyant nous fragilise et nous divise.

Qu’est-ce qui a changé ? Nous vivons plus rapidement. Nous écrivons à la vitesse d’une bactérie mangeuse de chair. Cette course épuisante et tous les maux qui l’accompagnent sont signalés dans les livres de jeunes écrivaines aux prises avec la famille, la carrière, leur corps, les obligations de publier à un rythme effarant, sinon c’est la disparition du comptoir des librairies, le retour rapide au distributeur et, en fin de compte, le dortoir d’Ina Percevoir. Le dortoir : le lieu où dorment les rêves des filles pendant que les chercheuses universitaires fouillent l’armoire du temps en quête d’œuvres qu’elles retrouvent parfois sous des piles de préjugés ou d’oublis.

Nous arrivons au dessert et aux vœux de bonheur. Je croise les petites cuillères en souhaitant qu’il y ait parité entre autrices d’un âge avancé et jeunesses tout en beauté durant ces activités proposées par les salons du livre et autres organismes littéraires. Je termine sur une folie, rue Bergère, jambes en l’air : la création d’un prix récompensant une œuvre écrite par une Québécoise, tous genres littéraires confondus, jury féminin intergénérationnel. Le prix Lilas remis en mai ou le prix ISBN 978-2-89091-734-7 • 288 pages • 24,95 $ / 19 € De-la-table-à-rallonges, c’est selon. Une fin bien féérique ! Aussi, je reviens sur terre agitée d’une tristesse. Avant, on compartimentait les gens par classe sociale, aujour- d’hui c’est par génération. Le milieu littéraire n’échappe ette anthologie présente pas à cette tendance. On encourage ce qui s’écrit dans C le travail de cinquante- son wagon sans égard pour ce qui se passe dans le reste cinq poètes qui incarnent du convoi ; sans comprendre que, d’une gare à l’autre, les écrivain·es, peu importe leur âge, poursuivent la même les mouvances de la poésie quête de sens. québécoise actuelle. Outil de référence, ce livre propose de découvrir et de célébrer, dans 1. Réjean Ducharme, Ines Pérée et Inat Tendu, Montréal, Leméac, coll. « Théâtre », 2016 [1976]. une approche intersectionnelle 2. Shere Hite, The Hite Report : A Nationwide Study of Female Sexuality, et intergénérationnelle, New York, Seven Stories Press, 1976. une sélection d’œuvres 3. Denise Boucher, Cyprine, essai-collage pour être une femme, Montréal, L’Aurore, 1978. frondeuses d’un milieu en pleine effervescence.

Monique Juteau habite à Bécancour au Centre-du-Québec, région plutôt rurale. Mais elle participe souvent à des évènements littéraires en Mauricie. En mars 2020, en début de pandémie, elle publiait le roman Le marin qui n’arrive qu’à la fin (Hamac). En 2016, elle recevait le prix du editions-rm.ca CALQ-Centre-du-Québec pour Voyage avec ou sans connexion (éditions d’art Le Sabord). LQ 180 | dossier | 34 fais-toi bourgeon pétale baise ce soluninstant où sarcler ton espace tu cherches unfirmament la mortçarepose petite en pâture oùirais-tu plus commode qu’une tribune la mortte sera douce dans l’infime qui te panse ne rêve plusnouste bercerons devenir seigneurprince oumarquis Tu necrois quandmêmepas éviscérée enplein midi c’est sale unegrenouille Point dutout. Nenni. M’yvoici donc ? n’y suis-jepointencore ? elle éclata,masœur à vouloir devenir bœuf souviens-toi lagrenouille la terre donttueslocataire lorsque nousaurons épuisé sur lequel tute dresseras Notre appétit est le socle sois fraîche désaltère du sublimeausilence que ce quinousérige nous nevoyons fonds-toi aupaysage personne nete regarde sois douce ousipeu finie l’ère dutais-toi quand tubougesdelà un obuste traverse clouées àdécouvert Fini le temps desfilles poésie Terres brûlées femmes manifestes Catherine Morency où nousrampions sachez qu’est abolile temps notre ardeur sera longue nous polissons nosarmes nosdéflagrations rythment seconsument les servitudes modèles dormeusesnatures nous sommestues à l’ombre de personne ne réduirons plusnotre spectre une trame ànotre mesure Nous esquissons unprésage notre pesantdelumière forerons désormais vos énergies fossiles nous abandonnons pour desroutes sentinelles nous quitterons les fourrés entre deuxhécatombes vous tremblerez lanuit voyez-la s’embraser a prisfeu que vous nousréserviez La minuscule parcelle croître conquérir démesurer sur unsentierplusjuste nous prendrons pied rompues audomestique nous nesommesplusvos chiennes frotte monsexe prends mamain couche-toi là Fini le temps desfilles et édition. chez Roland Giguère [Lesheures bleues, 2006]).Elle partagesavie entre écriture chorégraphe [Varia, 2006],L’atelier de L’âge delaparole. Poétique durecueil de l’émergence et des commencements [Nota bene, 2014], MarieChouinard [2008], Lesmuséesdel’air [2016]auLézard amoureux) et essayiste ( Poétique Catherine Morency est poète (Lesimpulsionsorphelines[2005],SansOuranos

Collage | Julie Doucet LQ 180 | dossier | 36 femmes manifestes Trop féministe ! Trop politique ! Trop laide ! l’emporte surle féminin ». Pourquoi ce projet ? groupes enrejetant l’adage malvenu : « le masculin non binaires. Sonobjectifest devisibiliserces plus représentative desfemmes et despersonnes épicène, féminisation…), cherche à rendre la langue (langue nonsexiste, français inclusif, rédaction plusieurs appellations plusoumoinssynonymiques La rédaction inclusive, quel’on désignesous Un peud’histoire textes pluségalitaires. écrivain·es : celle decréer, entoute liberté, des inclusive offre tout auplusuneinvitation aux Rien de tel n’est pourtant suggéré. La langue à outrager l’autel sacré delaLittérature. des autrice·eurs, àréécrire desclassiques, bref, que lorsqu’on s’imagine quejecherche àcensurer passe, lalevée deboucliers n’est jamaisaussi forte (quoiqu’on metraite plutôt d’« amateure »), et j’en d’être traitée d’idéologue, de linguiste amatrice techniques de rédaction inclusive. Si j’ai l’habitude pour illustrer, àdesfinspédagogiques, reçus après avoir oséutiliserdesœuvres littéraires des mots doux que mon coauteur et moi avons Hébert ! » « Idéologues patentés « Le sommet de l’absurdité ! » « Pauvre Anne La langueinclusive a-t-elle saplace danslalittérature ? rédaction inclusive

Suzanne Zaccour 1 ! » Voici certains parce que le genre masculin est neutre ou arrivés) : nonpas,comme onl’affirme aujourd’hui, qui l’emporte (unhommeet 500 femmes sont qu’est développée lanormedel’accord masculin C’est pourdesraisons tout aussi politiques professions inventés que pour les hommes qui exercent ces etc., par laraison queces mots n’ont été professeur, graveur, compositeur, traducteur, compositrice, traductrice, résume qu’« on neditpas professeuse, graveuse, Au comme enatteste dumot spectatrice. lasurvie « convenables » pourles femmes, demeurent, féminins désignantdesrôles pluspassifs, plus veut qu’une femme soitauteur « pas plusquelalanguefrançaise, laraison ne disparaître desmots comme autrice parce que xviii auteurs et grammairiens déclarent, aux « la supériorité du mâle sur la femelle Mus parl’ambition d’asseoir danslalangue peintresse, médecine,professeuse et mots féminins comme autrice, philosophesse, l’envers. Ilexistait auMoyen Âgedenombreux politiser lalangue,maisce serait lire l’histoire à Certain·es diront que les féministes veulent e xix

siècles, la guerre aux féminins. On fait e

siècle, Louis-Nicolas Bescherelle 4 ». 3 etc., maisbien ». Àl’inverse, les notairesse. 2 », certains xvii e et et

les femmes et les hommes les hommeset les femmes courageuses l’accord deproximité, pluségalitaire, quidonnait « est réputé le plusnoble générique, maisbienparce quele genre masculin « féminisation ostentatoire autrice·eurs, écrivain·es, chercheur·ses), et àla de graphies tronquées (comme le pointmédian : binaires à la troisième personne), aux marqueurs iel ou également aux néologismes épicènes (comme polyvalents, lagrammaire inclusive renvoie comme termes épicènes (quiincluenttous les genres, comme dansles autrices et les auteurs) et de (la répétition desmots masculinset féminins, le masculin génériqueauprofit dedoublets Québec – recommande d’ailleurs de délaisser la languefrançaise –gardien dufrançais au la rédaction inclusive. L’Office québécois de jour que de plus en plus d’autrice·eurs choisissent masculiniste qu’à seseffets concrets jusqu’à ce C’est doncenréponse tantàunpassé Le goûtdubeau incluent tous les genres mentales féminines quedesformulations qui étude, près dedeuxfois moinsdereprésentations dites « génériques »engendrent, rapporte une sculptant nos ambitions. Ces formules masculines au quotidien, contraignant notre imaginaire et auteurs, les héros, les politiciensnousaffecte tout simplement neutre ? Quenenni !Lire les – aujourd’hui, le masculin ne pourrait-il pas être On pourrait croire quel’histoire est bienenterrée à « démasculiniser »le français. « féminisation », expliquant qu’on cherche plutôt Certain·es préfèrent d’ailleurs délaisser le terme est déjàle résultat d’un projet politique. la grammaire telle quenouslaconnaissons féminisation de« politiser »lalangue,puisque Il est donc absurde d’accuser les adeptes de la siècle traces de l’accord de proximité jusqu’au et ces trois nuitsentières larmes, auxprières, / Consacrer ces trois jours lui-même écrivait : « Surtout j’ai crudevoir aux comme féminin quis’entend différemment dumasculin, 7 . iels, pronoms personnels neutres/non autrice plutôt qu’auteure). le

lectorat). Coffre àoutilsdesplus 8 5 . ». Cette règle supplante 6 », et onretrouve des 9 » (le choixd’un mot courag eux . Racine xix ou e

étouffer, mais bien faire vivre nos textes. J’ajouterais la pluralité des genres dans nos écrits n’est pas dans sesscènes ladiversité dumonde.Faire voir La littérature doit appartenir à toustes et traduire d’un emuet. secondaires, invisibles –avoir tout auplusl’éclat doivent, encore et toujours, sefaire discrètes, texte », ce quej’entends, c’est queles femmes pas beau »ouquelaféminisation « alourdit le autrice « sonnelaid »,quele pointmédian« c’est démontés. Maislorsqu’on meditquele féminin contre-arguments linguistiques boiteux ontété désespoir decauseles critiques,lorsque tous les en littérature ? « C’est trop laid »,disenten Cette nouvelle grammaire a-t-elle sa place viol (Leméac,2019). elle est aussi l’autrice de l’essai grand public 2017). Candidate au doctorat en droit àl’Université d’Oxford, le non sexiste de la langue française (M éditeur, 2017) et dirigé féministe. Avec Michaël Lessard, elle a rédigé la Suzanne Zaccour est unechercheuse, conférencière et autrice M éditeur, 2017. française : le masculinnel’emporte plus !,Saint-Joseph-du-Lac, Lessard et SuzanneZaccour, Grammaire nonsexiste delalangue 9. Pour ensavoir plussurlaféminisation ostentatoire, voir Michaël mentales », L’année psychologique, vol. 108,n° 2,2008. enceinte ? L’impact dugénériquemasculinsurles représentations 8. Markus Brauer et Michaël Landry, « Un ministre peut-il tomber professeuse Éliane Viennot : < elianeviennot.fr >. 7. Pour d’autres informations à ce sujet, voir le site de la 6. JeanRacine,Athalie, 1691. 5. Beauzée,op.cit. vraiment ? », Well Well Well, n° 2,printemps/été 2015. Mathilde Fassin, « "Le masculin l’emporte sur le féminin", 4. Propos deLouis-Nicolas Bescherelle (1843),rapportés dans Dontilly, éditionsiXe, 2014. histoire desrésistances delalanguefrançaise, Donnemarie- Viennot, 3. Propos deSylvain Maréchal (1801),rapportés dansÉliane ménage, 1996. Labrosse, 2. Propos deNicolas Beauzée(1767),rapportés dans Céline féminisation », LeDevoir, 22 septembre 2017. 1. Patrick Moreau, « Paradoxe et impasse dudiscours surla qu’une littérature quis’abreuve d’inclusion ? même : ya-t-ilplusbeau,fluide,précieux Dictionnaire critiquedusexisme linguistique (Sommetoute, Non, le masculinnel’emporte passurle féminin ! Petite Pour unegrammaire nonsexiste, Montréal, Remue- La fabrique du Grammaire

LQ 180 | dossier | 37 LQ 180 | dossier | 38 femmes manifestes Je suisiciavec vous. femmes cisgenres. Nos combats sont communs. conséquences du patriarcat, tout comme les transgenres, vivent auquotidien avec les lourdes assignées femmes, ou encore les femmes à ces femmes leurs pronoms. Lespersonnes n’a sansdoute pasprisle temps dedemander après latueriedePolytechnique. L’assassin le 6 limpide. J’aiamorcé larédaction dece texte Aujourd’hui, laréponse m’est apparue,claire et présence est-elle légitime ici,dansce numéro ? « femmes » ! Jemesuisposélaquestion : ma de avec sa dégaine de marginale, dans un numéro Lux, personne nonbinaire, drop outnotoire, d’une grande joie,mêlée d’une légère crainte. en études littéraires àl’Université Laval meremplit les articles alors quej’entamais monbaccalauréat imprimés dans cette revue dont nous analysions Je doisl’admettre, l’idée devoir mesmots rédaction épicène Lettres québécoises consacré àlaparole des

décembre 2020, soit trente et un ans Point derencontre Lux me poussent à me raconter. On a comparé avec les gensm’est précieux, carilsm’inspirent, passants enmarchant vers lastation. Lecontact je tâte le pouls des réseaux sociaux, j’observe les Pour me préparer à performer à la radio, les conversations avant demonter surscène. en mesurant l’énergie delafoule, enécoutant de mesperformances. Jechoisismessujets risquent deseretrouver tôt outard dansune la maladiementale et toute forme d’injustice ou encore l’exclusion sociale. L’intimidation, causes comme l’homophobie, latransphobie, Les thèmesquej’aborde sontreliés à des bons coups, mesoccasions d’apprentissage. j’utilise l’autodérision, jereviens surmesmoins vécu me sert d’impulsion créative. Souvent, cette caractéristique de ratisser large. Mon sous laforme d’anecdotes poétiques, ont accessible et inclusif. Mestextes, présentés l’aide d’un langage assez familier, quejeveux histoires. Sur scène et à la radio, j’improvise à Ma pratique, enpoésie,serésume àraconter des

féminine d’un mot, demetromper d’accord Il m’arrive de douter, d’omettre laversion coup. Endirect, iln’y apasdeprisedeux. public, ilimporte qu’ils soient justes, dupremier imprimés et restent flottants danslamémoire du sûr poétiques. Puisqueles mots nesontpas modernes, quiseveulent bienveillantes et bien mes textes à des contes, ou à des paraboles des mots utiliséspour moi,maisaussi pourle c’était cela : uneprisedeconscience del’impact naissent enmoi,je« vois » les gensagir. Mais s’est fait assez facilement. Lorsque les textes vers enconsidérant quejedevais ajouter desmots reformulant rythmer mes mesphrases. Ledéfi de j’ai effectué un virage très discret. D’abord en visibles, alors c’était nécessaire. Dans ma création, cela pouvait apaiserdespersonnes, dese sentir d’une oudel’autre façon. Jemedisaisquesi habituée, àforce delire destextes composés allaient s’y intéresser. Jem’y suistoutefois Je mesuisditqueseul·esquelques intellectuel·les suivaient uneprogression quim’échappait. mystérieuses. Ceux rédigés demanière épicène l’orthographe et la grammaire me semblaient Au début,quandjelisaisdestextes inclusifs, propre littératie. esquintés, m’ont fait remettre enquestion ma Des statuts bourrés depointsmédians,mots alléger le texte. C’est le contraire, quiest lourd ! » en garde : « Laforme féminine est utiliséepour J’y ai vu apparaître des articles flanqués de mises Je voulais découvrir ce quisepassait, icimaintenant. que vers les livres et les études sérieuses. suis tournée vers les réseaux sociaux,plutôt mieux comprendre ce dontelle parlait.Jeme Je m’étais alors promis d’ouvrir l’œil, pour sur le féminin, c’est non. » épicène. C’est l’avenir. Lemasculinquil’emporte dit : « Tous mestextes sontrédigés de manière avec cette façon d’écrire et depenser. Elle m’a 2013, àl’université. Çaaété monpremier contact une étudiante enrédaction professionnelle, en Je garde le souvenir précis d’une discussion avec ainsi. Au début, j’y étais même réfractaire ! personne. Toutefois, iln’en apastoujours été de manièremes interventions à n’invisibiliser inclusive et deréfléchir àla construction de ensemble. J’essaie d’utiliser une grammaire qu’on déconstruit desréflexes oppressifs un lien avec le public, de montrer qu’on apprend, inclusif surscène. Autantd’occasions decréer

interlocuteur·rices quelssontleurs pronoms. Aussi, j’ai prisl’habitude dedemanderàmes apprendre, et vite, à les utiliser, sans me tromper ! elleux enutilisantles pronoms inclusifs.J’aidû de poètes, qui exigeaient que l’on s’adresse à Puis, j’ai fait laconnaissance d’artistes, a duré longtemps. de seconde zone, mais pire, d’être anormale, Ce sentiment,nonseulement d’être unepersonne l’identité quim’avait été attribuéeàlanaissance. ne mereconnaissant nulle part.Ilfallait prendre petite école, baissant la tête en lisant ces règles, en français, j’ai allumé. Jemesuisrevue, àla l’emporte surle féminin, quec’est comme ça qui apprenaient ENCOREquele masculin Lorsque j’ai connu des jeunes personnes queers ma pensée. public qui,soudain,avait unaccès plusprécis à mots versus lamalléabilité desmémoires. poèmes inédits, explorant le contraste entre l’éphémérité des à Québec.Luxacofondé le Collectif RAMEN.Ieldéclamedes d’ateliers d’écriture. Ielagrandi enAbitibiet vitmaintenant Lux est un·epoète, musicien·ne-catastrophe, et animateurice Pour quetoustes soientenfin représenté·es. l’écriture inclusive englobe tout le monde. pour rendre visibles les femmes, alors que (ou dégagé) :l’écriture épicène est importante binaires outransgenres, le constat s’est imposé poètes s’identifiant comme personnes non genres. Aucours dediscussions avec d’autres vers l’écriture inclusive, ouverte à la pluralité des moi, l’écriture épicène est unpassage nécessaire de création, nousdevrons lalaisser évoluer. Pour français comme languecourante, derecherche, Afin que les plusjeunes continuent d’utiliser le c’est bienmoinssexiste ! » Lemessage est clair. m’a dit : « Je pense que j’aime mieux l’anglais, plutôt que« Antoine est une personne ». Ma fille trouée, ildevait écrire : « Antoine est ungarçon » Mon fils m’a demandépourquoi, danssadictée Maintenant, j’enseigne àlamaisonmesenfants. fini partrouver : Lux, c’est Lux.Juste Lux. Poète. me demandaientles miens.Jepartaisdeloin. J’ai remarqué comment moi,jemesentaislorsqu’iels le faisais pas, je mesentais mal. Etsurtout, j’ai Au début, maladroitement. Puis j’ai vu que si je ne

LQ 180 | dossier | 39 LQ 180 | dossier | 40 femmes et il suffit d’une pichenotte pour tomberde l’autre côté. mince-mince entre la« bonne »et la« mauvaise » catégorie, seront jugé·esselon d’autres typesdecatégories. Laligneest prédéterminées pouravoir unechance, autrement elles et ils et parfois deceux quidoivent secouler dansdescatégories même histoire. Enfiligrane, ilyaaussi l’histoire de celles Je nefais querépéter ce quel’on saitdéjà :c’est partout la par leurs homologues masculins. du tort ounuire àleur projet. Elles maîtrisentles codes institués collègues hautplacés, setaire quandparler pourrait leur causer si elles ontle malheurd’être plusintelligentes queleurs devront créer leur maison,leur revue, jouerdescoudes et, comme ilya peu depostes dansle milieudel’édition, elles doivent sebattre sansrépit, être meilleures queles autres, et à despostes depouvoir, et onleur entiendra rigueur ;elles tranquillement, les femmes doivent être desdures pourarriver milieu del’édition et danslasociété. Mêmesiças’améliore la chanson.Etonconnaît, lasituationdesfemmes dansle d’avoir uneconversation sérieusesurlaquestion. Onconnaît les mêmesquiseportent disparuslorsque vientle temps doute publié cet article sans y avoir que pour medonnerdesconseils, oupourseplaindre d’un article expérience et mes bientôt quarante-quatre ans, de m’écrire femme blanche.Çan’empêche pascertains, malgré mon inspirer la crédibilité –et jeneconnais quelaréalité d’une À trente ans,comme femme, ilfaut être redoutable pour en débutdecourriels. collègues plusjeunesquisefont accoler des« mabelle » D’ailleurs onm’appelait « mabelle » ; désormais,ce sontmes alors qu’avant on me voyait – mais j’étais bête, évidemment. j’avais debeauxyeux (hemhem).Aujourd’hui, onm’écoute crédibilité quejen’avais pasàtrente ans ;àtrente ans, Mon âge,bientôt quarante-quatre ans,meconfère une Encore delasaucisse profession éditrice manifestes Liberté n’aurait pasdûpublier, parce quenousavons sans

Rosalie Lavoie vraiment réfléchi. Ce sont ou unmoyen de rester efficace et créatif dans un domaine je nel’avais anticipé. Il n’est pas seulement une nécessité Ainsi, le travail collectif s’est avéré encore plus riche que ce quinouspermet de prendre des risques, detemps en temps. comité de rédaction, nous ne sommes pas loin d’être invincibles, deux directrices, àchacunesesforces, et épaulées parle Je deviens gauche. Heureusement, àLiberté, noussommes à laradio, vendre masalade,avoir l’air intelligente enpublic. et j’ai apprisàtravailler avec lui.Mais jenepeuxpasaller parler tous), est unartdelalenteur, le temps est unallié inestimable, que l’on porte sursoi-même, quiest sansdoute le pire de immédiats (dumoinsavant lapublication,et saufle jugement Cet art,quisepratique loin desregards et desjugements en scène sontessentielles. Cen’est paspourrienquej’écris. dans ce genre d’épreuves où la fluidité de la parole, sa mise entrevue nes’était pastrès bienpassée, jeneperforme pas d’autres femmes, j’ai delavisionet dutalent. D’ailleurs mon autrement jenel’aurais jamaiseu,mêmesi,comme beaucoup J’ai eumonposte àLiberté parce quej’étais làaubonmoment, la témoin dumonde. et donnetout sonsensàl’art littéraire : l’écrivaine eneffet est depuis l’extérieur, confère àl’observatrice unregard pénétrant et ce n’est pas pour rien. Cette expérience du monde, située s’appelle untel ouqu’on afait les grandes écoles, c’est sûr)– inadapté·es sociaux·ales et autres magané·es (sauf quand papa direz), pourtantrefuge destimides,marginaux·ales, des spectacle a envahi la littérature (ça fait un bout, vous me pétillent, dumot juste et juste quandilfaut, le mondedu les bègues ?Royaume desdentsblancheset desyeux qui par soningéniosité littéraire. Oùsontles laid·es,les bizarres, corps, sice n’est grâce àsoncaractère flamboyant, plusque belle gueule pourréussir, sedémarquer, sortirdulot parson à saucisses, style Another BrickintheWall, ilfaut avoir une Et dansuneindustrie quicommence àressembler àuneusine

Collage | Julie Doucet

où l’on doit conjuguer tous les rôles à la fois, il redonne au à se partager ? On crève déjà de faim ou on croule sous les travail un sens noble, parce que nous tissons des liens, que dettes ! Inventer, créer, explorer, trouver la forme juste, laisser nous apprenons les un·es des autres, que ce que nous faisons un peu de place à cette voix qui ne vendra pas de copies, tout construit un ensemble plus grand que soi, que nous formons cela prend du temps et de la patience, de l’écoute, parce qu’elle des amitiés qui ne sont pas uniquement opportunistes ou ne crie pas, l’inspiration, on peut à peine la percevoir dans le utiles. Collectiviser nous permet d’échapper aux catégories brouhaha incessant qui nous entoure. On doit avancer, payer que, seules, nous aurions dû embrasser pour survivre. (trop peu) les collègues pour leur travail, et il faut bien vivre, On allie nos forces, et nos faiblesses ne sont plus le signe vous me direz, et c’est vrai ! Vous me direz aussi : on ne peut d’un handicap à réhabiliter selon un modèle, mais le signe, pas non plus s’arrêter à tout bout de champ pour contempler le simplement, d’une humanité bien imparfaite. C’est peut-être mystère du monde, histoire d’en rendre compte aux deux trois aussi le seul moyen de nous sortir de l’impasse individualiste fous et folles qui voudront bien entendre ce que vous aurez dans laquelle nous sommes coincé·es et, paradoxalement, trouvé, et comment le pourrait-on dans une industrie où tout appelé·es à disparaître, une nouveauté chassant l’autre après le monde s’arrache le même bout de ciel ? trois minutes d’exposition. Se solidariser, je dis. Autrement, les petites maisons La collectivisation (des ressources, des savoirs, des espaces) disparaîtront avec les revues d’avant-garde, et avec elles, c’est offre, je le crois, une stabilité qui permettrait de « sauver » « le rayonnement de notre belle littérature » qui sera flushé, la littérature et les revues, qui, pour rester pertinentes et ne avec nos imaginaires, dans la grande toilette de notre siècle pas sombrer dans l’abîme de la répétition, des cercles fermés, avant d’être récupéré sur le tapis de l’usine à saucisses. Fait hermétiques, du copinage et de l’indifférenciation, doivent que c’est ça, solidarisons. pouvoir imaginer de nouvelles formes. Essayer des affaires et s’ouvrir à d’autres paroles ! Mais comment le faire quand il y a tant à perdre, qu’on n’en a ni le temps ni l’espace, qu’on a travaillé si fort pour y arriver et qu’il y a si peu de ressources Rosalie Lavoie est codirectrice et éditrice de la revue Liberté. LQ 180 | dossier | 42 d’écriture àtendre vers toutes sortes destratagèmes, Toi, tuarrêtes delire… Moi,jeconsacre biendesanxiétés s’attendait àunaccord tacite. mais… », comme si la dissonance l’étonnait, comme s’il claque. Ils’est radouci envoyant monvisage :« Non,non, textes les marques ·e,j’arrête delire. » J’aireçu une féminisme, l’homme adit :« Moi,sijetrouve dansdes de laveille memanquait.Quandest venu le sujet du place. Je préférais le risqueduchant.Etlacopine saoule se prendre poursafonction, justifier ouimposerainsi sa ne suffisaitpas, qu’il fallait être à l’image de l’écriture, au déjeuner, danslaforme, dansle ton. Commesiécrire métier enimageconvenue d’écrivain·es jasantdelivres j’ai eul’impression quel’on s’était misàperformer notre table. L’homme aparlé delivres quejen’avais paslus ; Le lendemain matin,jesuisallée rejoindre le couple à avec nousunairdesonenfance, çaaété beau. les chants sesontsuccédé, lafemme ducouple a partagé à deuxvoix –croche, maisdeboncœur. Aufildelasoirée, que nous en faisions notre public pour une harmonisation s’est jointànous.Nousles avons àpeinelaissé·es s’installer en face del’hôtel. Uncouple venu deFrance pourle festival Quelques heures plustard, nouschantionsdeboutensemble coupes pourles partagerluisortaientdetoutes les poches. distance. Puis,ilm’a semblé quedesbouteilles devinet des quelques mètres demoi,noussommesabordées à des gens.Unefille buvait sabouteille devin à toute seule la main et un livre sur les genoux. J’espérais rencontrer Après, je suis allée m’asseoir devant l’entrée, une bière à quelques heures autour de lapiscineet dansle sous-bois. La veille demaconférence, jemesouviensd’avoir erré Premier jour de festival, notre petit hôtel était désert. histoire les femmes Balayer femmes manifestes Gabrielle Giasson-Dulude

petites lettres demandant unespace àelles, pourtoi, les décombres que représentent les ·e, ·es. Mais ces trans, ounonbinaires sedéterrent tranquillement sous que j’ai, c’est quedesviesdefemmes, depersonnes sécurité enterrain langagier. Unedesrares certitudes langue et ilmesemble quejamaisjen’arrive àêtre en en relation avec les autres medemanded’errer dansma balaie nonchalammentdesmiettes surlatable. Moi,entrer compliqué, çaneserègle pasdugeste delamainqui en marge d’une longue dissociation collective, c’est définit les habitudes et laculture, lire sonempreinte un rapport sensible auxclichés, reconsidérer tout ce qui sa propre façon derésister danslalangue,seréapproprier manière parfaite derendre l’écriture inclusive. Chercher ou pouryfaire advenir unvrai neutre. Iln’y apasde avec lalangueet contre elle, pouryentendre le féminin thèse dedoctorat. Eva-Le-Grand et le prixContre-jour del’essai littéraire. Elle prépare une Son essai Leschantsdumime (Noroît, 2017)aremporté le prixSpirale Gabrielle Giasson-Dulude apublié Portrait d’homme auNoroît en2015. en vrilles, sousle soleil. avec les autres oublié·es,quel’on voit virevolter ensaltos, les coins, soufflé·es dans l’air, cesont elles, ces cendres, de leurs cendres, comme delapoussière balayée dans avec quelle puissance, renaissent les survivant·es parfois J’apprends ces dernières annéesàquelprix,maisaussi une femme puissante quiécoutait autantqu’elle parlait. d’un cancer quiluiavait laissé destraces surle visage, et par la joie d’une autre rencontre avec une jeune survivante sens et desidées.J’étais portée parl’ivresse de laveille, cette distance quipermet demieuxprendre le temps des Dans l’autobus, le lendemain, jen’avais pasencore trouvé ce qui nefait passapropre célébration nem’intéresse pas. thoracique. Uneculture dumasculinquil’emporte surtout tout enm’entendant chanter enelle enmapropre cage distance qui me permet de développer une pensée critique préféré·es. Dans la forme de l’essai, je cherche une double d’un mutismedans lequel un jour ou un autre on nous a négocier notre espace dans la langue, c’est nous extraire des phrases quicirculent entre notre mondeet nous, à ma vie. Contempler l’exercice despouvoirs, reconsidérer moi, encagederésonances affolées, qui m’accompagnent cacher dansmonsilence, et c’est làquel’écriture vibre en sur monvisage.Très j’ai jeune,poursurvivre, apprisàme Je net’ai pasrépondu. J’ailaissé unepetite douleur parler reposes surle vieilédifice de leur disparition. complaisants àton égard. Confiant et arrogant, tu te Tu refuses de lire ces grands morceaux du monde non Derrière leurs petites voix, tubalaiesdeshumain·es. ce sont des surplus, des ajouts qui dérangent l’œil.

de vueféministe », pendant quemoijesuisdevant lui, d’essayistes femmes quin’écriraient pasd’un point la preuve : « Jevoudrais recevoir desmanuscrits on reste uneminorité dontles mots necomptent pas, n’intéresse pasparce que,malgré laforce dunombre, féministe neconcerne pas, quel’écriture desfemmes justement, pense tout bas, ce monsieur que l’écriture me dittout hautce quemonsieurTout-le-Monde, ma tête bourdonne parce que j’ai besoin d’un café, bien placées au centre de cette allée, pendant que dire pourlui,l’éditeur, qui,enquelques phrases écrirait pour monsieur Tout-le-Monde », c’est-à- au lieudumondeengénéral, uneécrivaine qui seulement desfemmes, desfemmes en particulier écrivaine quiécrirait deslivres quineparleraient pas ne ferait passeulement dans l’essai féministe, une ne serait passeulement féministe, uneécrivaine qui mon bureau le manuscrit d’une essayiste femme qui rêve, moi,en tantqu’éditeur, c’est devoir arriver sur marchent bien,c’est vraiment super, maisce dontje du salon dulivre, l’éditeur medit :« Bravo, tes affaires non engénéral, saufquece dimanche-là,dansl’allée en particulier, je parle à une personne en particulier et générale, non,quandjeparle àunhomme lui pour voir le système dont il fait partie de façon à unhommeenparticulier, jeneregarde pasàtravers pense sans doute même pas parce que quand je parle lui rappeler aumomentoùl’on separle, ce àquoijene lui-même fait partie,ce quejen’ai pasle courage de pouvoir, cette catégorie d’humains dont,après tout, lequel j’interpelle lafrange masculineet blanchedu me parler dulivre quejeviensdepublier, le livre dans qui aumilieudel’allée dusalon dulivre m’arrête pour mots, et voilà que moijetombe sur lui,cet éditeur-là, le pouvoir politique, le pouvoir du cash, le pouvoir des de cadeaux aux grands de ce monde, à ceux qui ont le mondedanslequel onvit,desécritsquinefont pas succès avec des ouvrages exigeants quiinterrogent lui, l’éditeur, ce jeuneéditeur quiconnaît uncertain de voir monélan interrompu et voilà quejetombe sur sans lever latête pour regarder autour demoipeur avant dedevenir poussière, jemarche d’un pasferme chaud, j’avance vers lasortie,jeveux prendre l’air Novembre moment On reste là 2019, Salon dulivre deMontréal, ilfait Martine Delvaux

qui nesontpasdeshommes blancs, ouencore : pas des vies de femmes ou des vies de personnes recevoir des romans d’écrivaines qui ne parleraient de sondiscours, quelque chosecomme : J’aihâte de bouche bée, m’imaginant ce que pourrait être la suite Le boys club(Remue-ménage, Grand Prixdulivre deMontréal, 2019). entre autres, deThelma,Louise&moi (Héliotrope, 2021 [2018])et Martine Delvaux est romancière et essayiste. Elle est l’auteure, la publier, nous,onreste là,onnebougepas. des femmes, pasassez pourlalire, l’enseigner, et des éditeurs disent qu’ils n’aiment pas l’écriture même sidesécrivains, desprofesseurs, descritiques que çava s’arrêter, çanecessera pasparce que pensent, parlent, écrivent, et ce n’est pas aujourd’hui écriture, deleur littérature, celles quidepuistoujours en compte les luttes, l’histoire desfemmes et deleur dès lors le loisir delire et d’enseigner sansprendre noms defemmes sansêtre féministes, et qu’on aurait un éditeur quipleure le manqued’essais signésde battre, pas comme ça en tout cas, pas comme devant place, l’autre moitiédel’humanité qui n’a paseuàse décentrés, c’est-à-dire remis àleur place, àleur juste ailleurs un noman’s unlieuoùles land, hommessont elles, unsalon qu’elles préfèrent quitter pourinventer salon quiest untemple quin’est pasleur chambre à et la voix, qu’elles recommencent à chuchoter dans ce d’elles qu’elles s’effacent, qu’elles baissent les yeux autre chosequeleur féminisme, c’est dire qu’il attend un éditeur ditqu’il attend queles écrivaines écrivent des nié·es,tu·es et des tué·es, parce quequand les autres colères, celles desoublié·es,exclu·es, murs de la littérature, nos colères doublées de toutes d’écrire noscolères pourqu’elles fassent trembler les planète, toutes les raisons depiquerdescolères, pleurer peu importe où nous nous trouvons sur cette parce que nous avons toutes les raisons du monde de fait pleurer les femmes depuisle débutdestemps, verrait pasdesang couler, nidelarmes,tout ce qui ni d’avortement nideviolence sexuelle, oùonne poétique où il ne serait pas question de maternité Je rêve qu’on mesoumette le manuscritd’une suite

LQ 180 | dossier | 43

Lorrie Jean-Louis Poésie Annie-Claude Thériault Nouvelle Lecture illustrée Kim Renaud-Venne

Collage | Julie Doucet

Photo : Alain Lefort Lorrie Jean-Louis Je metaisoujecrie persistants mais légers comme les flocons deneige sur moi des étiquettes sedéposent j’arrive en ville d’écailles une épave je suisdevenue traversé lamer j’en suissortie de ronces et d’épines traversé les forêts je crie ou je metais j’oxygène mon cœur violemment Le miroir cassé maîtrise enlittérature. est bibliothécaire et détient également une cent couleurs, à Mémoire d’encrier. Elle en 2020sonpremier recueil, Lafemme Née àMontréal, LorrieJean-Louispublie j’écris je nesuispaslà je nepeuxpasrespirer dans les mots quimenomment peut-être parce qu’il semeurt qui chantent le fleuve pour celles il n’y apasdeverbe je n’existe pasdanscette langue je crie ou je metais je necomprends pas étrangère exotique [alainlefort.com]. tiste. Ilcollabore régulièrement àLQ Alain Lefort est photographe et portrai-

LQ 180 | Création | 47 48 | Création

180 | LQ Mille

Annie-Claude Thériault

C’était l’aurore. Les glaces venaient tout juste de prendre sur le fleuve. Quand les glaces prennent, on dirait que l’île devient écho. Que le bruit de nos pas s’arrête au chenal et nous revient.

Ce matin-là, Mille a enfilé ses grosses bottes d’eau à bretelles. Il a ouvert la porte à Lilas. Il l’a regardée courir vers le champ. Elle cherchait une balle perdue. Il a pleuré, un peu. Ou il a essayé de ne pas pleurer. Enfin… il s’est essuyé la joue.

Il est rentré. Il s’est préparé un café. Mille se prépare toujours un café. Il l’a bu d’un coup. Il a versé un bol d’eau à Lilas. Lui a doucement caressé les oreilles. Il est sorti de la maison.

Mille est entré dans la grange. Il a pris le tabouret de bois qu’il utilisait pour s’asseoir lorsqu’il tannait les peaux. Il y est monté. Il a vérifié le nœud. Puis il s’est jeté dans le vide.

Mille est disparu comme l’automne : balayé par l’hiver.

u

Je me souviens de la première fois que j’ai rencontré Mille. C’était autour de mes vingt ans. J’arrivais sur l’île sans savoir que j’y resterais. C’était avant que la maison bleue soit démolie. Avant la clôture sur le chemin du camping. C’était avant que la forêt ne reprenne sur la pointe. Avant Lilas, aussi.

J’étais débarquée pour l’été. Mille louait une cabane derrière chez lui et je pensais m’installer là pour terminer tranquillement mon contrat : je devais éplucher des centaines d’articles de journaux pour comparer l’utilisation des mots « pieuvre » et « poulpe ». C’était un travail ennuyant : je passais mes journées devant l’ordinateur. J’avais pensé que sur une île de vingt-sept habitants, il n’y aurait aucune distraction et que je pourrais rapidement terminer. Avoir mon été de congé.

Mille m’attendait au quai. Il était assis dans sa vieille Nissan blanche. La fenêtre descendue. Il avait simplement crié « Petite ! » en me faisant un geste de la main. Il avait des cheveux blancs, crépus, qui lui tombaient toujours dans l’œil gauche. Il les repoussait sans cesse. Il portait une vieille chemise bleue trop grande. Sur le banc arrière, il y avait des seaux, une canne à pêche, des sacs de plastique, une bouteille de Pepsi et des bottes d’eau à bretelles. Sa voiture sentait l’essence.

Cinq minutes plus tard, on était déjà chez lui. Il ne m’avait pas parlé du trajet. En sortant, il m’avait montré du doigt la cabane en face de sa maison. Il avait dit : « Toi, c’est la vue sur la bouette. Et fais attention de pas te perdre. » Je m’étais demandé s’il était sérieux. J’avais une splendide vue du fleuve et de ses marées ; l’île mesurait tout au plus douze kilomètres et il n’y avait qu’une seule route. Je ne connaissais pas encore Mille. Ni son humour espiègle. Ni le coin de ses yeux qui plissent quand il rit. Ni ses mains dans ses poches quand il est timide.

Le lendemain, il était venu cogner vers six heures du matin pour savoir si je voulais aller « cueillir » avec lui. Je n’avais pas vraiment le choix. Il avait pris l’un des chemins cachés 49 | Création qui montent vers le nord de l’île. De ce côté, l’île est plus haute, escarpée, on surplombe l’estuaire, là où le fleuve plonge dans d’effarantes profondeurs. De là, on aperçoit les îles Pèlerins et de l’autre côté l’embouchure du fjord. Une île verte au milieu de rien. 180 | LQ Une île suspendue dans un fleuve. Mille m’avait donné un canif et deux sacs de papier brun. Il avait marché le long d’un sentier. « Tu vois les fanions rouges, c’est facile, tu ramasses les chanterelles partout où sont ces fanions, c’est tout. »

J’avais marché une bonne heure et rempli mes deux gros sacs. À mon retour, Mille et sa Nissan n’étaient plus au chemin. J’étais rentrée à pied. Sur ma table, il avait laissé une note : « Viens souper avec nous ce soir, on fera des pâtes aux champignons – Émile. » Je m’étais simplement dit, tiens, il ne s’appelle pas Mille pour vrai.

Je suis arrivée chez lui avec les deux sacs de chanterelles, fière de ma récolte. Il avait aussi invité quelques voisins qui habitaient sur l’île toute l’année. Ils sont rares ceux qui restent là l’hiver. Il faut aimer les grands vents. Les conserves. La motoneige. L’isolement, aussi.

Quand j’ai déballé mes champignons, une des femmes s’est tout de suite exclamée :

– Wow ! Mille, je pensais que tu avais déjà tout ramassé !

– Ben oui !

– Mais… tu as pris ça où ? m’a demandé la voisine, intriguée.

– Ben… dans le chemin juste en haut, ici, ai-je répondu, hésitante, en cherchant Mille qui fuyait visiblement mon regard.

– Chez nous ? a encore demandé la voisine estomaquée.

– Petite, en haut, là, c’est chez les voisins, m’a reproché Mille, très sérieux. Tu peux aller y marcher, oui, mais les chanterelles, ce sont les leurs.

– C’est d’ailleurs pour ça qu’on a mis des fanions rouges… au moins on est là pour les manger, a ajouté la voisine.

Mille m’a tapoté affectueusement l’épaule en passant à côté de moi. Il refoulait une irrépressible envie de rire, c’était manifeste. Je l’ai su plus tard, mais il s’était fait un plaisir de me faire ramasser les champignons de la voisine. Elle ne partageait jamais rien, la voisine. Et Mille, ça devait faire au moins vingt ans qu’il continuait de lui apporter des pots de petites fraises des champs qu’il cueillait sur son terrain à elle sans le lui dire. « Je vais finir par l’avoir, la petite bougresse », qu’il disait affectueusement.

Après cet été, je suis finalement restée dans la cabane pour l’automne. Mille s’était blessé à un pied. Je l’aidais donc pour un peu tout : son bois, son poulailler, je traversais pour faire son épicerie, aussi. Puis je ne sais plus exactement comment ni pourquoi, mais je suis restée l’hiver. Et le printemps. Et lentement, Mille et moi, on est devenus quelque chose comme des amis. On plantait des patates. Un oncle, peut-être. Ou un père que je n’avais plus. Je ne sais pas, mais quelque chose de précieux. On faisait des bouillons. On chassait le chevreuil. On coupait des arbres morts. On réparait des granges. Dès qu’il en avait l’occasion, il me faisait cueillir les fraises, le thé des bois, et les chanterelles chez la voisine, pour les lui rendre ensuite subtilement. Un hiver, il m’a fait vider un bosquet de genévriers complet, on en a fait du gin qu’il est allé lui offrir sans lui dire que ça venait de ses terres à elle.

Puis c’était tout. C’était ça, Mille. Ce voisin espiègle. Ce pêcheur au bout du quai. Cet ami affectueux. L’homme à la vieille Nissan. Les hivers ont passé. Comme ça. À trapper des lièvres. Je m’étais définitivement installée sur l’île, moi aussi. Dans la cabane « vue sur la bouette ». 50 | Création Puis cet hiver-là est arrivé. Les glaces ont pris. On est allés baliser le pont de glace, Mille et moi, comme à chaque année. On installait des arbres tout le long du chemin. Mille connaît

180 | LQ son fleuve autant que son île. Il sait quand les marées seront trop fortes, quand la glace sera trop mince. Il connaît les sons de chacune des saisons. Les matins d’hiver, Mille se fait un café et avant que même un lièvre ne se lève, il va vérifier la glace. Ce matin du 12 février, il avait tardé, parce que sa petite Lilas traînassait dans le champ. Il l’avait attendue pour l’amener avec lui, comme à l’habitude. Quand il était arrivé au quai, il avait vu des équipes de secours partout au loin. Lilas jappait furieusement vers le fleuve.

Il était déjà trop tard. La voisine.

La « bougresse » de voisine avait coulé avec sa motoneige en traversant.

Mille a passé le reste de l’hiver enfermé dans sa maison. Au printemps, j’ai préparé seule les champs. Puis il a été malade tout l’été. À l’automne, ils ont démoli la maison bleue au bout du chemin. La première maison de l’île. C’est un aïeul de Mille qui l’avait construite. Mille était atterré. On aurait dit que c’était toute sa mémoire qui venait de s’effondrer. J’ai coupé et cordé le bois, seule encore. Puis l’hiver est revenu. L’hiver est revenu en même temps que l’on annonçait que les services sur l’île seraient bientôt suspendus : le traversier, la poste, l’électricité aussi. Une façon de dire que vivre toute l’année ici allait dorénavant devenir bien difficile. Les maisons deviendraient des chalets. Les résidents, des touristes.

Mille n’en finissait plus de tousser.

C’était un soir de novembre. La première fois que les glaces reprenaient depuis l’accident de la voisine. On les entendait craquer. Mille n’avait pas mangé ce soir-là. Tout de cette dernière année l’avait achevé. « Petite… tu dois rester, y a pas plus beau qu’ici. » J’avais compris. Ses mains tremblaient dans ses poches.

u

J’ai enfilé ma chemise de laine. J’ai ouvert la porte à Lilas. Je suis restée sur le perron et l’ai regardée courir vers le champ. Elle cherchait une balle perdue.

C’était novembre. Encore novembre.

Et j’ai pensé à Mille. J’ai pensé qu’il aurait aimé la brume qui pesait sur l’horizon. « C’est bouché ben raide », qu’il m’aurait dit. J’ai mis une bûche dans le gros poêle.

Je pense sans cesse à Mille. Tous les jours à Mille. Devant les glaces. Devant sa grange. Devant Lilas. Devant les genévriers gelés. Devant le quai. Devant le vide, aussi. En silence, dans le bruit. Je pense à Mille.

Les glaces prennent encore. L’hiver revient. J’habite avec Lilas, seule sur une île verte, sur une île de chanterelles, de framboises et de rosiers. J’habite en écho, suspendue entre deux terres sur une île balayée par l’hiver.

Et je pense à Mille.

Annie-Claude Thériault est romancière et nouvelliste. Elle enseigne la philosophie au collégial. Les individus isolés, quoique malgré eux marqués par la filiation et la communauté, hantent son imaginaire. C’est notamment l’essence de son dernier roman, Les Foley (Marchand de feuilles, 2019). Fragments inspirés de Kuessipan (Mémoire d’encrier, 2019), de Naomi Fontaine Illustrés par Kim Renaud-Venne Fragments inspirés de Kuessipan (Mémoire d’encrier, 2019), de Naomi Fontaine Illustrés par Kim Renaud-Venne Fragments inspirés de Kuessipan (Mémoire d’encrier, 2019), de Naomi Fontaine Illustrés par Kim Renaud-Venne LITTÉRATURE JEUNESSE

critiquent

NOS OISEAUX Découvrez de nouvelles Eric Dupont et Mathilde Cinq-Mars lectures, votre Marchand de feuilles donnez 80 p. | 27,95 $ avis et consultez les commentaires d’autres

LA CRITIQUE DE MAGALIE LAPOINTE-LIBIER lecteurs, profitez de DE LA LIBRAIRIE PAULINES (MONTRÉAL) Ce charmant livre brosse le portrait de plus d’une quarantaine conseils exclusifs de vos d’espèces communes d’oiseaux du Québec en traçant leurs spécificités. Plus qu’un guide ornithologique, ce récit libraires indépendants est rehaussé d’anecdotes tirées de l’enfance de Dupont, évoquées sur le ton de la confidence. Cette touche sensible et, surtout, joignez-vous n’aurait pas pu être mieux transmise que par les dessins de Cinq-Mars, qui fait du livre une œuvre d’art en soi. Les textes à la plus grande regorgent de mémoires magnifiées par les représentations douces à l’aquarelle. L’illustratrice offre une nouvelle perception des oiseaux dits laids, comme l’urubu. communauté de partage L’anthropomorphisme adoucit leurs traits et transforme leur symbolique ; comment pourrait-on juger cet animal de lectures au Québec ! qui récupère les carcasses délaissées, maintenant qu’il est affublé d’un châle rose fleuri ?

Je conseille vivement d’assortir la lecture de pistes de chants d’oiseaux, ou mieux, de faire ce qui est attendu d’un guide d’observation : sortir pour repérer ces bêtes à plumes. Ce livre offre l’occasion parfaite de réaliser une activité Rejoignez qui concilierait le lien entre générations. Cette première empreinte mémorielle volatile donne à l’enfant les assises pour accroître son imaginaire tout en l’éduquant sur des informations surprenantes. Chaque oiseau possède une la discussion ! histoire fascinante, traçant au récit des allures de mythe québécois, ce qui ne peut qu’attiser sa curiosité. L’écriture simple lui permet également de comprendre les faits scientifiques. Seul bémol : l’être humain est souvent décrit comme foncièrement mauvais, comme si son principal dessein était la destruction. Bien que la tendance soit à la conscientisation environnementale, je ne crois pas que le placer dans une position manichéenne soit juste, dans la mesure où ce texte met en lumière la beauté animale pour un public jeune. Si on fait fi de cet aria mineur, Nos oiseaux est un travail remarquable qui célèbre la poésie de la nature Une initiative de et saura émerveiller autant l’adulte que l’enfant.

La voix des libraires indépendants, on la lit également dans la revue Les libraires, bimestriel distribué gratuitement dans les librairies indépendantes. LITTÉRATURE JEUNESSE critiquent Il n’y a point de littérature sans critique.

NOS OISEAUX Découvrez de nouvelles Eric Dupont et Mathilde Cinq-Mars lectures, votre Marchand de feuilles donnez 80 p. | 27,95 $ avis et consultez les critique commentaires d’autres C

LA CRITIQUE DE MAGALIE LAPOINTE-LIBIER lecteurs, profitez de DE LA LIBRAIRIE PAULINES (MONTRÉAL) Ce charmant livre brosse le portrait de plus d’une quarantaine conseils exclusifs de vos d’espèces communes d’oiseaux du Québec en traçant 56 Indice des feux 70 Une chanson 80 La mémoire est Grille de notation des critiques d’Antoine Desjardins venue de loin une corde de bois leurs spécificités. Plus qu’un guide ornithologique, ce récit libraires indépendants de Deni Ellis Béchard d’allumage 6 est rehaussé d’anecdotes tirées de l’enfance de Dupont, 57 Faire les sucres Minable de Benoit Pinette Imbuvable, ennuyant, gâché par une pléthore évoquées sur le ton de la confidence. Cette touche sensible de Fanny Britt 71 Marécages et, surtout, joignez-vous d’éléments problématiques, cet ouvrage relève n’aurait pas pu être mieux transmise que par les dessins de de l’utopie 82 La pensée blanche 58 Sortir du d’une médiocrité abyssale. Il est le résultat de Catherine Fatima de Lilian Thuram d’un travail éditorial plus que bâclé et rien ne Cinq-Mars, qui fait du livre une œuvre d’art en soi. Les textes labyrinthe à la plus grande peut le racheter. regorgent de mémoires magnifiées par les représentations de Raymond Paul 72 Vilaines femmes 83 Histoire populaire douces à l’aquarelle. L’illustratrice offre une nouvelle de Laura Jones et de l’amour au ★ Pauvre communauté de partage 59 Les villages de Dieu perception des oiseaux dits laids, comme l’urubu. Heather McDaid (dir.) Québec Présentant de graves défauts (pour ne pas L’anthropomorphisme adoucit leurs traits et transforme d’Emmelie Prophète de Jean-Sébastien dire davantage), ce livre contient certains 73 Pourquoi les leur symbolique ; comment pourrait-on juger cet animal de lectures au Québec ! Marsan passages dignes d’intérêt, mais ils ne sont pas 60 Des dick pics femmes ont une suffisamment nombreux pour contrebalancer qui récupère les carcasses délaissées, maintenant qu’il sous les étoiles meilleure vie 84 Temps libre sa fadeur et son insipidité. est affublé d’un châle rose fleuri ? de Pierre-André Doucet sexuelle sous le de Mélanie Leclerc ★★ Banal socialisme ? Je conseille vivement d’assortir la lecture de pistes de 61 Méduse 86 Chroniques Ce titre renferme autant de défauts que de de Kristen Ghodsee qualités. Traversé de quelques fulgurances de Martine Desjardins de jeunesse chants d’oiseaux, ou mieux, de faire ce qui est attendu d’un et passages lumineux, il laisse surtout guide d’observation : sortir pour repérer ces bêtes à plumes. 62 Glauque : là où la 74 Tout est caché de Guy Delisle une impression d’inachevé, comme si son de Judy Quinn Ce livre offre l’occasion parfaite de réaliser une activité terre se termine 87 Blass. Le chat sur auteur·rice n’avait pas su mener son projet Rejoignez de Joyce Baker littéraire à terme. qui concilierait le lien entre générations. Cette première 76 La révolution un toit brûlant empreinte mémorielle volatile donne à l’enfant les assises 63 Échos du centaure permanente et de Michel Viau et ★★★ Honnête pour accroître son imaginaire tout en l’éduquant sur des d’Alain Ducharme (dir.) autres poèmes Jocelyn Bonnier Intéressante, palpitante même, cette œuvre informations surprenantes. Chaque oiseau possède une la discussion ! de Shawn Cotton est cependant déparée par des faiblesses 88 Bertrand Carrière : histoire fascinante, traçant au récit des allures de mythe 64 Les carnets de (structure boiteuse, incohérences, lourdeurs 77 Décroissance Solstice stylistiques, etc.) plus ou moins importantes. québécois, ce qui ne peut qu’attiser sa curiosité. L’écriture l’underground de Gabriel Cholette sexuelle de Mona Hakim, Somme toute, elle livre entièrement ses simple lui permet également de comprendre les faits de Julie Delporte Robert Enright et promesses. scientifiques. Seul bémol : l’être humain est souvent décrit 66 Là où je me terre Pierre Rannou ★★★★ Remarquable comme foncièrement mauvais, comme si son principal de Caroline Dawson 78 Notre-Dame du 89 Emmanuelle Voilà une proposition dont la qualité ne fait dessein était la destruction. Bien que la tendance soit à Grand-Guignol aucun doute. Bien structurée et ficelée, riche 67 Les trouées Léonard. la conscientisation environnementale, je ne crois pas que de Sébastien Émond et rafraîchissante, elle procure un plaisir de de Chantal Nadeau Le déploiement / lecture intense et se démarque nettement de le placer dans une position manichéenne soit juste, dans 79 Pourritures Deployment la production littéraire contemporaine, tant par la mesure où ce texte met en lumière la beauté animale pour 68 Mononk Jules terrestres de Louise Déry (dir.) sa forme que par ses thèmes. un public jeune. Si on fait fi de cet aria mineur, Nos oiseaux de Jocelyn Sioui de Toino Dumas est un travail remarquable qui célèbre la poésie de la nature Une initiative de ★★★★★ Chef-d’œuvre et saura émerveiller autant l’adulte que l’enfant. Exceptionnel en raison de sa structure formelle innovante ou de son style renouvelé et audacieux, ce chef-d’œuvre incontestable et incontesté, qui révolutionne les codes du genre, pourrait très bien devenir une référence, La voix des libraires indépendants, on la lit également voire un classique. dans la revue Les libraires, bimestriel distribué gratuitement dans les librairies indépendantes. 56 | Résister à l’extinction Critique

Nouvelle Isabelle Beaulieu degré de cohérence entre nos valeurs 180 | LQ et leur concrétisation. Dans les sept nouvelles d’Indice des feux, la nature est Des racines profondes

une constante qui s’accorde aux dérives humaines et nous Plus loin, dans « Ulmus americana », un grand-père raconte à son petit- transporte au bord du gouffre, là où il reste encore une chance fils la naissance du vieil orme qui s’érige majestueusement dans la cour. d’être sauvé·es. L’importance capitale de l’arbre pour le vieillard n’a d’égale que les soins La faune et la flore s’entremêlent qu’il organise avec sa compagne le que ce dernier lui a prodigués tout naturellement à la trame des textes et déménagement dans leur première au long de son existence : « L’orme, mettent en évidence l’interrelation qui maison, il voit leur relation s’étioler et une extension végétale de son être, à prédomine entre les humains et elles. le nombre de décès de mammifères travers lequel coulait son propre sang Le portrait n’est pas idyllique, certes : marins augmenter. L’aveu des peurs et dont la pulsation remuait sa propre on nous parle de la disparition d’espèces respectives des protagonistes ravive chair. » L’homme en a même extrait une animales, des inondations inquiétantes leur connivence et l’espoir. légende, qui confère au grand feuillu et des constructions immobilières qui des pouvoirs magiques et qu’il raconte empiètent sur les boisés. Si le recueil à son descendant. L’arbre incarne la vie ne se pare pas de bucolisme, il n’est et la transmission, le passé et l’avenir ; pas non plus dramatisant. Il fait état L’écriture maîtrisée il devient le vecteur par lequel le grand- d’un monde qui pourra être soustrait à père insiste sur la nécessité de prendre son effacement grâce à la conviction d’Antoine Desjardins soin de ce qui nous entoure. Cette fiction que l’environnement ne constitue pas clôt l’ouvrage sur une note ouverte. qu’un enjeu électoral : c’est avant tout enrichit le recueil, une part de nous-mêmes, le lieu où L’écriture maîtrisée d’Antoine Desjardins nous vivons et où nous sommes en dans lequel on ne enrichit le recueil, dans lequel on ne interaction indissoluble. retrouve guère de ruptures de ton. Cela retrouve guère de dit, on aurait peut-être aimé en voir Rompre la digue poindre au fil de l’œuvre : elles auraient ruptures de ton. pu relever un style un peu trop égal. Les Dans « À boire debout », la première lignes directrices de certaines nouvelles nouvelle du livre, un adolescent apprend sont moins claires, et quelques excipit qu’il souffre d’une leucémie. Tandis qu’il sont plus maladroits. Qu’à cela ne est reclus dans sa chambre d’hôpital, Un même lien, fraternel celui-là, tienne : l’intérêt de ce premier livre reste il regarde par la fenêtre la pluie qui se unit Cédric à son frère Louis dans la indéniable. déverse sans discontinuer sur la ville et nouvelle « Feu doux ». Enfant surdoué, provoque des inondations. L’état de la Louis est voué à une grande carrière Terre et celui du jeune homme arrivent et fait, dès son plus jeune âge, la fierté à un instant de fusion : « L’eau et le ciel de la famille. Il termine avec brio des sont à l’endroit et à l’envers en même études en droit, mais choisit de voyager temps, tourbillonnent avec moi, et au lieu de poursuivre sur sa lancée moi avec eux. » La mort annoncée se professionnelle éblouissante. Déçus, transformera peut-être au milieu de sa ses proches souhaitent qu’il entende chute. En même temps que les pluies raison et réintègre l’éclatante destinée torrentielles causent des déluges et des qui lui est promise. Son chemin catastrophes, il est permis de penser bifurque toutefois vers une voie qui qu’une fois lavé de ses souffrances, le le rapproche de la nature et d’une vie monde pourra bénéficier d’un possible marquée par la sobriété et la simplicité. recommencement. Petit à petit, le grand frère de Louis, qui entre-temps aura également pris HHH Pour le narrateur de « Couplet », la conscience de ses propres manques, Antoine Desjardins présence d’une baleine noire, qu’il croit se réconcilie avec les décisions de Indice des feux avoir aperçue dans la baie de Cape Cod, son cadet. Ce texte, plus que tous les Saguenay deviendra un symbole d’espérance, autres, illustre l’importance de ce qui La Peuplade d’autant plus qu’il attend la venue sous-tend nos actes. L’environnement 2021, 360 p. 26,95 $ de son premier enfant. À mesure nous lie, et le bonheur se mesure au 57 Souffrir confortablement | Critique

Roman Marie-Michèle Giguère celle de « souffrir confortablement ». Parce que c’est beaucoup ça dont il est 180 | LQ question, ce satané confort qui guide Malgré son titre enveloppant et doux, Faire les sucres, sans doute trop nos décisions et s’élève, comme un écran de fumée, entre nos de Fanny Britt, secoue beaucoup plus qu’il n’apaise. véritables besoins et nous. Ce concept fort, au cœur de nos privilèges, est L’œuvre de Fanny Britt, tant les à voir l’existence de gens immensément souvent mis en relief dans le texte. pièces de théâtre que les essais sur privilégiés : Adam, un « chef-vedette- la maternité – Les tranchées (2013) d’émission-de-cuisine », et sa blonde, La souffrance confortable des et Les retranchées (2019), tous deux Marion, dentiste comme son père, vivent personnages semble à la fois réelle et parus à Atelier 10 –, est un constant jeu dans une grande demeure, en plein haïssable. Elle est comme une claque d’équilibre entre l’inconfort, les zones cœur de la banlieue cossue d’Hudson. au visage de celles et ceux dont les d’ombre et une certaine forme luttes sont concrètes, comme les de consolation. Leur vie agréable bascule un été. membres de la famille de Celia, sur Adam veut essayer le surf pendant leur petite île du , qui des vacances à Martha’s Vineyard. peinent à vivre de leur entreprise, une Son inexpérience cause un bête fabrique de taffys à l’eau de mer. Elle J’admire la repré- accident, et sa planche percute une se construit à partir des sacrifices des jeune femme de l’endroit, Celia. Celle-ci autres et de leur abnégation : la carrière sentation de cette en ressort avec une grave blessure au d’Adam est couronnée de succès après genou et une tonne d’amertume. des années d’incertitude où la mère de souffrance banale et ses enfants, Sarah, a été le pilier de la Par la suite, Adam est plongé dans ce famille ; l’érablière qu’il achète sur un confortable, l’écriture qui ressemble à un épisode dépressif, coup de tête devient pour lui une sorte qu’il refuse de soigner. Au fil des de thérapie, alors qu’elle a constitué le plus précise, mais semaines, Marion, par ailleurs si projet de toute une vie pour les anciens empathique, se désintéresse de son propriétaires. plus froide. amoureux (« Devant quelqu’un qui refuse de s’aider, la compassion finit par Les maisons m’avait marquée d’une s’user ») et décide d’explorer des désirs manière assez viscérale, et j’avais longtemps enfouis. apprécié la virtuosité avec laquelle Lors d’une carte blanche au Théâtre l’écrivaine déployait le discours intérieur d’Aujourd’hui le 6 décembre 2019, Dans leurs douleurs et leurs angoisses de sa narratrice. Faire les sucres, l’autrice a réuni des actrices qui ont comme dans leurs rares joies, les pour sa part, atteint sa cible de façon lu des textes forts et engagés de protagonistes sonnent vrai sans beaucoup plus cérébrale. J’admire la Marjolaine Beauchamp, Martine Delvaux, nous attendrir. La distance qui représentation de cette souffrance Virginia Woolf et bien d’autres. Pendant s’immisce au sein du couple est banale et confortable, l’écriture plus que ses comparses livraient les mots aussi banale qu’immense : « Un mur précise, mais plus froide. Je suis aussi durs que beaux qu’elle avait venait de s’élever entre eux, et il également troublée parce que cette soigneusement choisis, Britt préparait savait sans pouvoir se l’expliquer œuvre montre ce à quoi ressemblent, des caramels salés sur scène. La qu’il la punirait pour ce qu’elle venait lorsqu’ils sont analysés avec juste assez démarche s’inscrivait tout à fait dans le de dire. » Ailleurs, on peut lire : « Et de distance, les petits et grands maux sillage de son œuvre : brasser des idées, Marion avait eu un haussement de l’âme des personnes qui ont pourtant puis apaiser du mieux qu’elle le peut. d’épaules empreint de lassitude d’une tout pour elles. telle douceur qu’Adam s’était brisé de La vie agréable l’intérieur, et il s’était tu. »

Avec son deuxième roman, l’autrice De la souffrance expose davantage les choses qui font mal et recherche moins le réconfort. Faire les sucres montre sous plusieurs L’héroïne et narratrice des Maisons angles des gens qui cherchent à être HHH (Le Cheval d’août, 2015), Tessa, était aimés, mais n’y parviennent pas. Fanny Britt foncièrement attachante. Son discours Ils courent après un urgent besoin Faire les sucres intérieur était irrésistible de vérité. de réconfort qui ne vient pas. Une Montréal Et le point culminant de l’œuvre avait notion « coup de poing », introduite Le Cheval d’août quelque chose d’apaisant. Dans Faire les par le personnage d’Adam, résume 2020, 272 p. 24,95 $ sucres, un narrateur omniscient donne magistralement la trame du livre : 58 | Charme discret de la bourgeoisie Critique

Roman Paul Kawczak les personnages s’occupent comme 180 | LQ s’occupent les gens de leur classe, vérifiant inlassablement, de musée Avec Sortir du labyrinthe, Raymond Paul renoue avec les en contrat de mariage, la sécurité de leur capital. Leur intérêt n’est satisfait personnages de son premier roman, Léa devant la mer que lorsque la légalité s’est saisie de la vie. On comprend dans ce contexte (Druide, 2014). On plonge cette fois dans le passé et la psyché que la psyché de Suzanne ne saura véritablement se dévoiler. de Suzanne. Redondances Cela fait douze ans que Suzanne Breton, Baudelaire du côté des lettres ; souffre d’un mal qui la rend absente à Ingres, Boudin, Matisse du côté des Outre cette difficulté à mobiliser de elle-même. Une sorte de neurasthénie peintres. D’autres viennent en appui : façon pertinente la culture, le roman catatonique qui, à la manière d’un Homère, Constable, Bach. C’est une souffre de redondances. Sa structure coma, l’isole de tout. Pour maintenir avalanche de sources, et pourtant, formelle et narrative bigarrée en est la le contact avec elle, ses proches lui rien n’est mentionné à leur sujet, cause. Au lieu de laisser les lecteur·rices lisent tantôt Proust, tantôt Marivaux, sinon les banalités de salon qu’on reconstruire le livre à partir des bribes et se relaient à son chevet. C’est la répète précisément quand on mobilise de discours qui leur sont fournies, présence d’un oiseau qui, finalement, la ces écrivains et ces artistes comme l’auteur s’ingénie à ne jamais créer de ramène au monde aussi soudainement des foyers de capital culturel, et non doutes. Chaque phrase donne le plus qu’elle l’avait quitté. Il lui faut désormais comme des créateurs d’œuvres d’art d’informations possible, et tant pis si renouer avec sa réalité, avec la mort polysémiques. Ainsi, à peine apprend-on la suivante les répète. Par exemple, de Léa, sa belle-mère adorée, avec que Marivaux écrit des « phrases on apprend d’une instance narrative François, son mari, qui a tenté de refaire chantantes ». extradiégétique que « [l]e grand patron sa vie, et, surtout, avec elle-même. de François est né à Londres d’une mère Suzanne est à la recherche des origines Quant aux rôles de ces œuvres et de alsacienne qui a tenu à ce que ses trois du mal qui la ronge. leur imaginaire dans la construction enfants reçoivent une éducation toute de Suzanne et de son milieu, le livre française ». Trois pages plus loin, une Récit familial, histoire psychique ne nous en dit guère plus. La vie de lettre de la main du patron de François d’une femme, nœud de rêveries, Marianne (1731-1742), de Marivaux, nous rappelle que « tout Anglais que d’érotisme et de dépression, Sortir est cité plusieurs fois – le romancier je suis, ma mère est originaire de du labyrinthe retrace le parcours de et dramaturge domine d’ailleurs les Strasbourg. Elle a voulu que ses trois Suzanne en multipliant les points références présentes dans Sortie enfants non seulement connaissent sa de vue et les formes : courriels, du labyrinthe. Mais quels liens entre langue mais la parlent avec aisance ». monologues, divagations poétiques, Suzanne, jeune fille modeste devenue Une telle répétition est chose courante lettres et dialogues chuchotés sont femme aisée, et Marianne, fille dans le roman. La scène du réveil de autant d’éléments qui constituent les trouvée destinée à s’élever au rang Suzanne est mentionnée plusieurs fois coins et replis de ce dédale. Un tel d’aristocrate ? Rien n’est explicité sans que cela serve particulièrement projet ambitieux – tour à tour enquête hormis l’évidence, qui est à peine l’histoire. L’effet d’artificialité alourdit le psychologique usant d’indices issus de suggérée. Raymond Paul exploite texte. la haute culture, portrait d’une femme un terreau riche afin de faciliter au sein d’une famille bourgeoise et série la compréhension du personnage En somme, Sortir du labyrinthe, ouvrage d’analyses morales et intellectuelles bourgeois, tel qu’il a été esquissé depuis ambitieux et plein de potentiel, manque – évoque le classicisme moderne l’essor des démocraties libérales, mais malheureusement sa cible. français de Gide, de Mauriac, ou encore il se contente d’y faire pousser des l’œuvre cinématographique d’Éric plantes artificielles. Rohmer. Toutefois, la recette peine ici à fonctionner. Les protagonistes n’ont d’autre choix que de se perdre dans les stéréotypes, Bouillon de culture recourant au vocabulaire le plus éventé de cet imaginaire. Des expressions HH Si j’invoque ces références outre- comme « jardin secret », « bel inconnu » Atlantique, c’est que la haute culture et « l’intrigante » sont employées dans Raymond Paul européenne, et particulièrement le roman sans qu’elles ouvrent sur une Sortir du labyrinthe

française, hante la famille de Suzanne. véritable dimension métadiscursive, Montréal, Druide Les noms pleuvent dès les premières qui aurait alors rendu leur utilisation 2021, 327 p. 24,95 $ pages : Verne, Marivaux, Proust, pertinente. Bourgeois sans relief, 59 La catastrophe en images | Critique

Roman Camille Toffoli la protagoniste, dont les principales préoccupations sont de survivre 180 | LQ jusqu’au lendemain, de trouver des Le nouveau roman à la prose imposante de l’écrivaine endroits où recharger son cellulaire et de ramener de la nourriture à son oncle haïtienne Emmelie Prophète analyse avec finesse les effets alcoolique, avec qui elle cohabite. humains de la pauvreté ainsi que ceux de la précarité sociale Elle ne cherche pas à ouvrir d’autres horizons que les limites de sa cité, où et politique. elle doit affronter une « impossibilité d’avenir, […] cette incapacité d’avoir À l’automne 2018, peu après la parution de vue des femmes de la cité de la prise sur le destin, de marcher jusqu’au d’Un ailleurs à soi (Mémoire d’encrier), Puissance Divine : celles qui, en plus bout de quelque chose qui a du sens Emmelie Prophète, originaire de Port-au- d’être confrontées à la « rugosité de la pour soi et pour les autres ». C’est en Prince, est venue en visite au Québec. vie » dans un monde où il faut « croire effet l’impression d’un présent répétitif, J’ai assisté à une table ronde à laquelle très fort au présent et l’inventer à perpétuellement prolongé et renouvelé, elle participait dans le cadre du Salon chaque seconde », doivent repousser que parvient à créer Prophète dans cet du livre de Montréal. Elle était invitée à les avances des jeunes caïds qui ouvrage où les chefs de gangs meurent parler d’une œuvre qui avait influencé sa frappent directement à leur porte ; et se succèdent sans grande révolution, propre démarche. Elle avait choisi de lire celles qui changent les couches de où tous les repas et les verres de fin un extrait de King Kong Théorie (2006), leur mari malade et infidèle ; celles qui de soirée se prennent chez Morel, où le de Virginie Despentes. Je l’ai écoutée meurent de terreur, seules dans leur lit, même client se présente chaque jour, prononcer avec solennité et conviction parce qu’elles ont préféré la solitude à à 18 h 30, à la porte de la demeure de les mots de la célèbre militante et l’obligation de nourrir un homme et de Célia. autrice, qui dit écrire « de chez les lui obéir. C’est par une écriture nuancée, moches, pour les moches, les vieilles, pleine d’humanité et d’attention aux Les villages de Dieu pose ainsi un les camionneuses, les frigides, les mal stratégies de résilience, que sont regard sur la réalité de certains baisées, les imbaisables, les hystériques, construits les portraits d’Yvrose, qui quartiers pauvres haïtiens qui a peu à les tarées, toutes les exclues du grand « port[e] son veuvage comme une voir avec la compassion ou la pitié : marché à la bonne meuf ». cocarde », de Patience, Première il traduit plutôt une profonde empathie, dame aux robes longues et à l’aura une solidarité réelle. Car les effets Survivre à un genre hostile de mystère, de Fany et du « chagrin de circularité – s’ils dénotent des inaudible » qui la garde cloîtrée chez sa écueils sans issue auxquels il devient J’ai eu de la difficulté à lire Les villages sœur depuis la mort de son amant. impossible d’échapper – témoignent de Dieu en n’ayant pas en tête ce surtout de la capacité de résistance concept de sororité. J’ai décelé dans Actualité d’un temps des gens préférant l’attachement cette œuvre une remarquable sensibilité étouffant à leur communauté précaire à aux conditions de celles que la société l’accomplissement d’un destin patriarcale – qui n’accorde de valeur L’histoire est racontée à travers les personnel. aux femmes que lorsqu’elles sont yeux de Célia Jérôme, une jeune désirables, utiles et dociles – laisse femme nouvellement orpheline qui pour compte. Prophète met en scène paie ses repas en couchant de temps la vie quotidienne des habitant·es à autre avec des hommes en échange d’une cité fictive de Port-au-Prince de quelques gourdes. Elle passe le contrôlée par une succession de gangs plus clair de ses journées à alimenter de criminels. Ils assoient leur autorité son compte Facebook en publiant des et font régner la terreur en percevant photos de son voisinage, de graffitis qui des taxes officieuses auprès de décorent son quartier et de morceaux tous·tes les petit·es commerçant·es, en de corps mitraillés aperçus dans la déclenchant des fusillades nocturnes et rue. Ces images crues, qu’elle capte au en assassinant systématiquement leurs cours de ses déplacements quotidiens, opposant·es, dont les cadavres jonchent lui valent quantité de likes et de HHHH les rues. commentaires. Certaines sont achetées Emmelie Prophète par un média étranger. Grâce à sa Les villages de Dieu Le récit donne à lire, sans pudeur ni popularité soudaine, Célia obtient même Montréal allusions, les manifestations concrètes un contrat d’influenceuse. Toutefois, Mémoire d’encrier de ce climat hostile, tout en accordant cette célébrité croissante ne devient 2020, 224 p. 22,95 $ une place prépondérante aux points jamais l’objet d’une réelle ambition pour 60 | Des dick pics en sépia Critique

Roman Sarah Brideau la touche salvatrice de l’œuvre. Elle fait 180 | LQ lever l’intérêt et nous permet d’espérer que l’existence complètement morose Le premier roman d’un talentueux auteur gai acadien ne nous de Marc pourra changer de cap. Mais le personnage se laisse entraîner sans apprend rien d’intéressant sur l’Acadie ou la culture queer. jamais vraiment s’investir, pas plus dans ses relations que dans sa vie en général. Quand un roman paraît en Acadie, ridiculise. La prémisse du narrateur Tout semble rester dans le domaine du c’est un big deal. Même si on y compte instruit qui a résidé ailleurs dans la superficiel. Finalement, même l’histoire de nombreux·ses poètes, très peu francophonie rend le niveau de langue d’amour du début se différencie de nos écrivain·es osent l’aventure peu probable, puisque ces facteurs difficilement des autres rencontres romanesque. Et lorsqu’on parle de la ont plutôt tendance à adoucir le chiac éphémères. nouvelle génération d’auteur·rices, celle chez les locuteur·rices. Je trouve donc des milléniaux, on recense moins d’une difficilement justifiable que Marc, J’aimerais bien dire que la plume de dizaine de titres dans ce genre. le protagoniste du roman, s’exprime si Doucet est sublime, car elle est souvent lourdement, sinon pour plaire à l’auteur bien jolie, mais ma lecture a été criblée Huit ans ont passé depuis que Pierre- et aux lecteur·rices amateur·rices d’agacements parfois pardonnables ; André Doucet s’est fait remarquer avec d’exotisme linguistique. parfois moins. Va pour le chiac excessif son recueil de « récits et d’errances1 », et les figures de style quelque peu Sorta comme si on était déjà là (Prise Une vie sans couleur maladroites. Mais quand on additionne de parole, 2012). À l’époque, on les clichés, l’absence de nuances ainsi complimentait son écriture distinguée et On annonce en quatrième de couverture que le sensationnalisme, ça finit par sa musicalité envoûtante, des qualités un protagoniste qui « cumule [les] user. Je suis également restée avec la qu’on retrouve dans Des dick pics sous diplômes », mais les lecteur·rices frustration qu’aucune des thématiques les étoiles, un roman qui, malgré ses devront bien chercher pour trouver les frôlées dans cette fiction n’ait été nombreux défauts, a été pour moi un traces d’un personnage aussi savant explorée. plaisir à lire et à débattre. digne de ce nom – personnage que je n’ai reconnu ni dans sa langue ni En somme, le potentiel semble Sensationnalisme dans ses idées, et encore moins dans bien présent dans Des dick pics et musicalité ses passions, ses motivations et ses sous les étoiles, mais il manque ambitions. En fait, on ne sait pas en malheureusement trop de maturité et Le livre évoque un curieux mélange de quoi Marc a bien pu étudier : cette de profondeur à ce premier roman pour cru et de rêverie, un flash qui semble information n’est mentionnée nulle part qu’il tienne entièrement ses promesses. bien plaire, puisque le premier tirage dans le livre. Plus je progressais dans était épuisé à peine deux mois après ma lecture, plus j’avais de la difficulté à sa sortie. Dès le titre, on comprend aimer ce Marc complètement amorphe que Doucet cherche à choquer, ce qui qui se laisse porter par tout ce que la 1. NDLR : voir la critique dans LQ, no 152, hiver 2013. l’amène malheureusement à tomber vie lui offre de plus facile. L’errance, en dans le piège des clichés. Par exemple, tant que telle, n’est pas forcément un l’un des personnages mentionne la défaut. C’est même une thématique très « sagouine porn », qui consiste en commune chez nous : on peut penser à « deux grannies » lubrifiées avec du Gérald Leblanc et à son Mantra . Voilà une forme de name- (Perce-neige, 1997), qui relate des dropping provocatrice qui n’apporte rien vagabondages riches en conversations, à l’ouvrage, même pas un clin d’œil en étincelles et en nuances et met en à la réalité ou à la culture acadienne relation la petite ville de Moncton avec contemporaine. le cosmopolitisme de New York et de Montréal. À côté du texte de Leblanc, Même si le contraste entre le français celui de Doucet est bien de son temps : standard de la narration et le slang au lieu de parler avec des gens, Marc HH bien gras et persistant des dialogues navigue infiniment sur les sites de Pierre-André est sûrement intentionnel, la présence rencontres, ce qui, en soi, est une Doucet excessive du chiac alourdit le style activité beaucoup moins palpitante. Des dick pics sous et risque de perdre les lecteur·rices les étoiles hors Acadie. Le dialecte devient un Si l’univers intérieur de l’antihéros Sudbury handicap, sans compter qu’il nuit à la semble complètement dépourvu de Prise de parole crédibilité. Au lieu de mettre de l’avant couleurs, celui de son voisin Frédéric, 2020, 375 p. 26,95 $ une saveur particulière de l’Acadie, il en revanche, en déborde. C’est un peu 61 Faire grimacer les bourgeois | Critique

Littératures de l’imaginaire Thomas Dupont-Buist (animales, celles-là), la seule issue possible ressemble à un cimetière 180 | LQ lacustre où d’inquiétantes lumières Écho contemporain du mythe de cette Gorgone, Méduse, s’ébattent en silence. Chaque supplice est bien décrit et forme le tableau d’un de Martine Desjardins, présente en une succession de roman initiatique et atmosphérique qui fait connaître sa morale à l’issue tableaux un conte cruel qui ne possède pas le souffle d’un (trop) long passage. Prenant conscience de sa propre puissance (et romanesque de La chambre verte (Alto, 2012). donc de sa beauté), Méduse cesse de courber l’échine et prend sa revanche Dans son sixième livre, Martine mal nommé Athanæum se referment sur le monde. Assumant pleinement Desjardins nous livre une étrange sur la pauvre Méduse, comme celles du sa singularité, elle châtie dûment réflexion sur la monstruosité, la féminité, récit sur les lecteur·rices. ceux qui l’ont rejetée ou ont voulu le désir et la perversion. La table semble tirer profit de son corps sans y avoir mise pour une œuvre forte : l’autrice C’est en effet à ce moment précis que été préalablement invités. Elle laisse affiche un solide pedigree, le sujet est la machine romanesque s’embourbe derrière elle une forêt grimaçante de plein de promesses, et La chambre verte pour n’en ressortir que chancelante et visages pétrifiés pour enfin trouver, hausse admirablement l’espérance de vie amoindrie. Pendant près de la moitié alors qu’elle ne les cherchait plus, des des fictions publiées à l’heure actuelle. du livre, il nous faut rester cloîtré·es yeux désireux de se perdre dans les Dès les premières pages de Méduse, on dans ce sinistre pensionnat, qui prend siens. retrouve l’ampleur du style de l’écrivaine. assez rapidement les airs d’une version dénaturée des douze travaux d’Hercule. Je ne vous révélerai pas l’ensemble Ainsi, je ne connaîtrai jamais la Sous la férule de la mesquine directrice, de la fable. J’insisterai seulement sur consolation de pleurnicher sur mon Méduse subit d’inventifs châtiments mes attentes déçues par le manque de triste sort, de brailler comme un veau qui confinent Aurore, l’enfant martyre vitalité de ce livre. Il me semble que le quand je me cogne l’orteil contre un (1921) aux contes de fées un peu plan apparaît trop souvent en filigrane, meuble, d’inonder mes joues après mièvres. La cruauté est créative et que le propos, malgré sa pertinence, avoir été humiliée, d’essorer mon révèle, par son large spectre et sa est plaqué par endroits, et que même mouchoir devant un mélodrame de dimension ludique, la puérilité de celles la rédemption n’atteint pas la catharsis chaumière. et ceux qui l’exercent sur la captive. nécessaire à ce type de récit. Certes, Les bourreaux (les « bienfaiteurs » de une foule de beaux passages jalonnent L’internat social l’institut) utilisent Méduse l’un après Méduse, et le style demeure d’une l’autre pour assouvir leurs fantasmes, qualité exceptionnelle, mais le roman L’héroïne et narratrice du livre du plus inoffensif au plus sordide. Ils n’arrive pas à convaincre, surtout explique ci-dessus l’aridité de ses apprécient particulièrement l’immunité lorsqu’on sait tout ce dont est capable la « Monstruosités », l’un des nombreux presque totale de la jeune fille à la grande Martine Desjardins. mots peu flatteurs qu’elle utilise pour douleur. Peu à peu, l’allégorie féministe qualifier ses yeux. Le sens de l’image, se fait plus lourde et démontre sans le ton décalé, l’humour frondeur : tout subtilité que chaque homme de pouvoir l’art de Desjardins y est. Ce qui cloche demeure un éternel garçon en culottes ne tarde pourtant pas à se révéler. courtes, frustré, capricieux, dangereux même, si on lui garantit l’impunité. Toujours soucieuse de dénoncer les impostures qui se cachent derrière les Ces prétendus libres-penseurs refusent bons sentiments et la morale de façade d’obéir aux dogmes dépourvus de la haute société (c’était l’avarice de fondements scientifiques ou dans La chambre verte), la romancière philosophiques, mais ils se soumettent critique ici la propension à dissimuler aux règles archaïques de leur club. Ils les sources de honte pour préserver se disent éclairés, or ils maintiennent une réputation douteuse. Révulsés par leurs protégés dans l’ignorance la plus la laideur de leur fille, qu’ils gardent abjecte. Ils se croient libres et ils sont HH prisonnière dans leur demeure, les esclaves de leurs passions puériles. parents de Méduse n’hésitent pas Martine Desjardins à l’envoyer dans le plus cruel des Vengeance sans catharsis Méduse internats le jour où elle tue par accident Québec, Alto la bonne de la famille en l’exposant à Dans cette chic prison située au bord 2020, 216 p. 23,95 $ son regard. Dès lors, les portes du bien d’un lac enchanteur plein de méduses 62 | Avant-poste du néant Critique

Littératures de l’imaginaire Ariane Gélinas La jeune narratrice mentionne 180 | LQ également « l’effroi dans l’imaginaire des enfants ». Est-il crédible qu’une Les légendes angoissantes de la Gaspésie sont le fil fillette fasse ainsi référence, et en ces termes, aux personnes de son âge ? conducteur du premier recueil de nouvelles de Joyce Baker. Idem pour « Élizabeth et Belzébuth », Le second lien entre les textes est le L’autrice revisite avec originalité des nouvelle dans laquelle un chat raconte mot « glauque », qui s’incarne dans figures maintes fois abordées, tels ses mésaventures. Exercice périlleux les dix fictions au sommaire. Le terme les vampires et les fantômes, dans s’il en est… La pensée de l’animal est un peu plaqué dans certaines « Cap-Rouge », texte glaçant (et sans est humaine, trop humaine. Un chat des histoires. Cela dit, je comprends contredit mon favori). Elle met aussi en nommerait-il ses semblables « les la fascination de l’écrivaine pour cet scène extraterrestres (« Spécimen ») félins » ? Dirait-il « fuck off », même adjectif, qui évoque une couleur vert et sorcières (« L’île »). Les créatures si c’est dans un but humoristique ? blanchâtre ainsi qu’un mollusque d’allégeance diabolique, cornues et Une avenue intéressante aurait été de effrayant et élégant. Glauque : là où la sardoniques, sont sans surprise au rédiger ces deux textes à la troisième terre se termine est par conséquent un rendez-vous sur la péninsule. Il s’agit personne du singulier – ce qui aurait titre attrayant qui sied à l’œuvre. d’un hommage senti à notre folklore en plus introduit une variété bienvenue méphistophélique, à ses chasse- dans la narration. À notre époque, on Quelques mots maintenant à propos galeries. écrit trop d’instinct au « je », à mon avis. des fils conducteurs, omniprésents dans les recueils de nouvelles Comme un reste Les huit autres fictions, terrifiantes et contemporains. Il est préférable, à d’encens et de prières sensibles, m’ont transportée au sein mon avis, de ne pas forcer la note. d’une Gaspésie où l’effroi se superpose Ces livres présentent des récits Baker modernise avec brio mythes au territoire, « juste devant le gouffre où comme autant de microcosmes qui et folklore. La plupart de ses textes les vagues de l’Atlantique s’acharnent ont leurs propres caractéristiques. impressionnent par leur maîtrise. Elle à malmener la paroi rocailleuse ». En d’autres termes, chacun des dépeint la Gaspésie et ses tragédies, J’espère que Baker – dont l’imaginaire textes offre une expérience de lecture ses plages froides et quelquefois m’a remémoré le fantastique vertigineux autonome et unique. C’est ce que sanglantes qui s’effritent lentement et subtil de Lisa Tuttle – nous proposera préconisait entre autres Edgar Allan en direction des terres lointaines. Le un roman ayant pour cadre sa région Poe. Je suis lasse de sentir que, pour rocher Percé devient un mausolée natale, et que sa plume évocatrice des raisons souvent éditoriales, le fil qui appartient parfois aux sirènes. continuera de puiser parmi les sujets conducteur est parfois un passage Dommage que deux nouvelles plus occultes, sur lesquels il est nécessaire (que l’on croit) obligé. faibles, « Au camp » et « Élizabeth et d’écrire. Merci à Glauque d’étreindre les Belzébuth », déparent Glauque. Elles abîmes, de convier à entrer dans une L’écume des morts m’ont paru moins abouties pour des maison construite au bord du précipice. raisons identiques : la voix de leur Baker a grandi en Gaspésie, puissant et narrateur n’est pas vraisemblable. Ouvrons grand la porte aux sorcières. véritable fil rouge de Glauque. L’intérêt Dans le premier récit, écrit au « je », de l’autrice pour la mythologie et le la narratrice, âgée de dix ans, possède folklore est palpable, notamment dans de phénoménales connaissances en la première fiction de l’ouvrage, « Les mythologie grecque, en psychologie barbus », dont l’action se déroule en et en latin, boit du café, écoute 1906. « Marie, la blanche du rocher », régulièrement des films d’horreur – « La table à Rolland » et « L’île » qu’elle critique de manière approfondie invoquent les siècles passés et sont – et s’exprime par des phrases enveloppées d’une exquise ambiance inconcevables : hantée. Celle-ci est soutenue par le style de la jeune écrivaine, dont la Dans la dégoûtante profondeur HHH plume est en général solide, cadencée, du lac glauque, la noirceur voile si ce n’est un tic (découlant de progressivement la descente et, Joyce Baker l’anglais ?) : les adjectifs sont souvent juste avant le point où la distance Glauque : là où la terre se termine placés avant les noms. À quelques est hostile même aux plus puissants reprises, c’est bien, mais la récurrence des rayons de lune, une créature Montréal Québec Amérique de ce procédé entraîne des redondances humanoïde munie d’épines fixe coll. « La Shop » (« traditionnelles discussions », Coralie qui la rejoint à grands coups 2021, 136 p. 22,95 $ « mythiques cheveux »). de nageoires. 63 Carnets de bord du centaure | Critique

Littératures de l’imaginaire Ariane Gélinas un petit roman plutôt qu’une novella. Ikuatèn, alternativement homme et 180 | LQ femme au gré des années, devient une Connaissez-vous La République du centaure1 ? Ce webzine prêtresse – une kaïthorrès – à Arrythar à cause de ses visions. Celles-ci montrent consacré aux littératures de l’imaginaire a pour mission de de manière récursive la destruction d’une cité. Dense, complexe, ce récit couvrir l’actualité de ces genres et de publier des fictions. possède son lexique spécifique (chaque arbre, plante et cours d’eau est désigné Depuis sa fondation en 2015, le maga- indéniablement conçu et planifié en tant par un autre mot) et un univers si zine est dirigé par Alain Ducharme. que texte court. Nous suivons William développé qu’il aurait gagné à se Également orchestré par ce dernier, Koon de l’enfance à la retraite. Ce fils déployer dans une œuvre plus élaborée. l’ouvrage collectif Échos du centaure d’un ancien président des États-Unis Ce « carnet de bord d’Ikuatèn » se révèle s’inscrit en continuité avec les activités entretient une relation privilégiée avec un texte ambitieux, vertigineux (ou une du site internet. La visée de ce livre est des extraterrestres, qui ont stationné invitation à « basculer dans la lumière de mettre la science-fiction québécoise une structure flottante colossale du Surmonde » ?). à l’honneur, ce qu’il accomplit de façon au cœur du désert du Nevada : la éclatante. Au programme : des novellas f.l.e.c.h.e (pour « forme lumineuse et À la suite de ces quatre carnets de de trois ténors du genre, Daniel Sernine, corpusculaire hautement étrange »). bord, j’ai accueilli avec enthousiasme Jean Pettigrew et Élisabeth Vonarburg, On reconnaît l’humour un tantinet l’intrigue plus circonscrite et moins et de deux auteurs plus émergents badin de Pettigrew, même si ce récit statique de « Nina », d’Hugues Morin, (quoiqu’assez âgés, le benjamin ayant… absurde, publié en 1988 dans le collectif dans laquelle le héros cherche son quarante-sept ans !), Luc Dagenais et Dérives 5 (éditions Logiques), n’a pas amoureuse au cœur d’un Laval devenu Hugues Morin. Du haut calibre qualitatif parfaitement vieilli. Le ministre de la un État sous dôme. Pour ce faire, il qu’offreÉchos du centaure ! Même Défense se nomme par exemple le doit quitter Montréal via un tunnel si une contribution d’une écrivaine général Trash… Cette intrigue somme clandestin. Après le « texte-monde » de moins de trente ans aurait été toute amusante nous permet, à l’image de Vonarburg, l’écriture de Morin et bienvenue au sommaire. d’un carnet de bord, d’accompagner un l’univers qu’il dépeint m’ont d’abord paru personnage au cours des différentes exsangues, mais rythme et suspense Déferler jusqu’à l’horizon phases de son existence. viennent compenser. Dommage que certains passages voisinent le synopsis, J’aimerais saluer l’effort de Morin, Sous un soleil oblique car l’histoire clôt avec énergie Échos Sernine et Vonarburg, qui présentent du centaure et entre en résonance des inédits. J’ai été un peu dépitée Dans « Les passerelles du temps », avec « La déferlante des mères » et ses de découvrir deux rééditions dans de Daniel Sernine, Gareth Westmaas, combattantes enceintes. le collectif, même si ces novellas directeur de l’IMB, tente de retrouver un demeurent passionnantes, spécialement collègue dont la disparation l’inquiète : Ce recueil donne de puissantes « La déferlante des mères », de Luc « Où se cache Dérec sur notre ligne munitions pour que la science-fiction Dagenais. Ce chef-d’œuvre maintes temporelle à nous ? » Aurait-il trouvé déferle de plus belle au Québec, fois primé est saisissant et poétique. refuge au sein d’une réalité alternative ? « partout, sur toutes les terres et sur Nous y escortons, sur des montures Portée par le style maîtrisé et toutes les mers ». féroces et exotiques, des guerrières ornementé de Sernine, la novella « Les gestantes aux « membres multicolores passerelles du temps » est ponctuée de et mécaniques ». Telles des vagues belles idées et inventions, à l’instar de furieuses, les soldates envahissent la station Umbra, où des parasols, qui 1. < republique.sixbrumes.com. > les frontières et s’abattent sur les interceptent une portion de la lumière continents, car « hors des mères, solaire, constituent une « brochette point de salut ». Plus qu’une intrigue, d’araignées métalliques géantes aux « La déferlante des mères » expose un pattes subdivisées, des arachnides arrière-monde captivant et inventif qui qu’on aurait embrochés à un axe en les aurait davantage eu sa place dans un transperçant tous ». L’intrigue reste un HHH roman. Bien que la brièveté de l’histoire peu en retrait, contemplative, comme Alain Ducharme laisse dans son sillage un sentiment dans les trois textes mentionnés (dir.) d’inachèvement, cette fiction ouvre de ci-dessus. Échos du centaure formidables horizons de rêverie. Sherbrooke De tels propos s’appliquent à « Une Les Six Brumes « Biographie sommaire d’un émetteur- histoire d’Ikuatèn », d’Élisabeth 2021, 281 p. 30 $ récepteur », de Jean Pettigrew, a été Vonarburg, qui s’avère en fin de compte 64 | Sexe, drogues et techno Critique

Récit Isabelle Beaulieu orientée vers une incessante quête 180 | LQ éperdue : « Partout où je vais, j’ai l’impression de courir après les autres, Dans un parler franc qui évite la gratuité, le narrateur des de courir après moi-même. » C’est dans ces phrases, dans lesquelles le Carnets de l’underground expose ses frasques et témoigne personnage s’arrête et prend du recul, que le reste acquiert tout son sens. Il y de façon personnelle de sa recherche d’identité à travers en a trop peu, en revanche, et l’on est aussitôt renvoyé·es à l’étourdissement les excès. de l’oubli. S’il avait davantage investi un territoire introspectif, Cholette De Berlin à Montréal, en passant se rassemblent par « catégories » : aurait renforcé la portée intimiste de par Paris, Miami et Sainte-Adèle, le les masc for masc, les fashion, les son écriture et évité ce qui ressemble protagoniste trimballe sa jeunesse aux cool kids, les dudes random, les twinks, souvent à une suite d’anecdotes confins des atmosphères hallucinées les daddies. Il s’agit d’une microsociété déliquescentes. des boîtes de nuit et des afters, où la où chacun évolue dans le but d’avoir musique techno et la drogue instaurent un regard tourné vers soi. À l’intérieur Par contre, la transparence avec un monde déréalisé. Au diapason de de cet univers où tout est crypté, le laquelle il évoque et assume ses désirs l’agitation frénétique perceptible dans néophyte apprend vite les usages. est en soi une entreprise audacieuse les pages de ces carnets, la structure Les liens, à la fois subtils et frontaux, qui correspond à l’univers des médias de l’ouvrage ne suit aucune chronologie se nouent et se dénouent sur la base de sociaux, dont il se revendique. Quelques- et paraît calquée sur le désordre des la convoitise et de l’acceptation. Dans uns des textes ont d’abord été publiés souvenirs qui enflamment l’esprit du ce jeu d’apparences, les dés sont pipés sur Instagram, avant d’être joints à narrateur. Quelques endroits tiennent par la musique forte survoltant les d’autres extraits et édités. Ce processus tout de même lieu de repères, à esprits, les éclairages psychédéliques éditorial concorde avec la nature même commencer par les toilettes, où l’on se déformant le décor et les drogues, du projet, qui consiste à faire voir ce qui retrouve pour consommer kétamine, qui intensifient les perceptions. a été vécu, éprouvé. Les illustrations cocaïne, MDMA, poppers, GHB, speed. explicites de Jacob Pyne, qui ornent À cause des substances absorbées, On pulse au rythme de l’explosion afin chaque histoire, sont cohérentes avec la chair est d’autant plus poreuse, d’aller jusqu’aux limites et d’espérer le pacte de vérité inhérent à l’ouvrage. sensitive, et elle décode intuitivement les traverser, voire les transcender ; Elles dévoilent tout et ajoutent une les appétits. Les dark rooms sont aussi afin qu’il n’y ait plus de périphérie pour dimension fantasmatique. des espaces récurrents qui libèrent les se contenir ; afin de devenir aérien·nes, corps et s’amalgament aux instincts. sans conscience ni apesanteur. En En constante représentation, le Ils rappellent que nous sommes vrai·es ce sens, cette quête rejoint celle de narrateur va au bout de sa prémisse et et vivant·es. l’écrivain français Mathieu Riboulet : laisse les lecteur·rices être voyeur·ses. « [I]l n’y a plus que la valeur des peaux, Elles et ils n’ont donc pas à s’immerger Petit manuel pour je veux bien que le monde entre, dans l’interprétation. non-initié·es m’ouvre, me grandisse, s’il doit me dévaster il me dévastera ; nous avons Composé en fragments, ce livre touché là de bien grandes merveilles1. » d’apprentissage, à une ère où l’image Prisonniers du vertige de la corporalité, 1. Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, corrobore l’existence, s’apparente à un les corps se jaugent et s’unissent pour Paris, Verdier, 2015. journal qui exhume les morceaux d’une mieux s’annihiler et atteindre une sorte sorte de rite de passage : d’état extatique où l’on aura, encore une fois, repoussé la mort. Comme pour la majorité des soirées que j’ai passées à Berlin, j’ai peu de Beauté intérieure souvenirs de celle-ci, sauf que je sais que c’était trash. Heureusement il me L’ossature du livre est constituée HHH reste les photos. d’une suite de ces nombreuses heures Gabriel Cholette décadentes passées dans les arènes de Les carnets de L’image est l’expérience vécue par la concupiscence et des beats tribaux. l’underground

procuration. C’est pourquoi il faut la Il s’y glisse parfois des allusions plus Illustrations de soigner et avoir du style pour faire partie sentimentales, l’instant d’un arrêt Jacob Pyne Montréal, Triptyque de la fête – d’où l’importance du code sur image. Le narrateur exprime une coll. « Queer » vestimentaire quand on entre dans les solitude qui lui pèse, le souhait d’une 2021, 168 p. 28,95 $ bars. Une fois à l’intérieur, les groupes relation à autrui plus amène et moins La valse KARINE GEOFFRION ROMAN Photo : © Édouard Boubat : © Édouard Photo

Portrait incontournable de ces femmes qui cultivent désespérément le vide.

Monsieur le Président DANIELLE POULIOT ROMAN Centenaire

« I l y a là un suspense psychologique Jacques Ferron qui fait tourner les pages » 1921 | 2021 Josée Boileau, Journal de Montréal

www.editionssemaphore.qc.ca

Laissez- vous raconter des histoires. Entrez dans le plus grand catalogue de contes au Québec.

livres-bq.com Livres audio - Balados 66 | Les tiroirs de la mémoire Critique

Récit Michel Nareau La narratrice prend conscience de 180 | LQ l’effort et de l’humiliation derrière la propreté bourgeoise, en particulier Dans Là où je me terre, Caroline Dawson livre par de ceux de sa mère, qui reçoit des ordres d’adolescents blasés. Revenir sur ces courtes vignettes le récit chaleureux et empreint de colère tiroirs, ces toilettes sales, ces draps souillés, c’est constater que le travail d’une immigration qui semble réussie, mais cache une dette ardu de la mère a ouvert les portes à sa fille, et qu’il est une source de symbolique. colère non contenue – colère qui accompagne l’écriture, lui donne du Le livre est en bonne partie autobio- que son existence sur Terre, pour poids, une urgence et un sens. Raconter, graphique : la jeune narratrice qui reprendre l’allusion à Pablo Neruda c’est autant reconnaître une dette que immigre du Chili vers Montréal, la qui inaugure le livre, était rendue légitimer, anecdote après anecdote, veille du jour de Noël, a sept ans et possible par cette stratégie textuelle. l’effort harassant de l’intégration contre se prénomme Caroline. L’entreprise Elles constituent aussi une entreprise l’indifférence, l’hostilité et les structures d’écriture de Dawson tient du cadrage de « caméléonage » facilitant son sociales de domination. Bien que le que permet le récit de soi et de la intégration aux cercles d’amies et récit s’étire un peu trop dans le temps, possibilité de rendre le caractère un ensemble de normes à partir il renferme un sublime passage où la systémique de ce « déracinement / desquelles elle module ses goûts, ses narratrice, adolescente séduite, est réenracinement ». Le « je » est envies, ses comportements. Toujours, confrontée aux ménages de sa mère. partout et pose un regard subjectif ces sources participent du passage sur la migration, la recomposition des d’une langue à l’autre et assurent Caroline Dawson, en faisant le pari de repères. Il a tendance à couvrir large, la maîtrise du français, associé à se situer du côté des humilié·es, en se à mobiliser diverses expériences, l’autorité, aux douanes qui ouvrent terrant avec elles et eux, en sortant à s’appuyer sur un désir de faire les portes du Canada. Nombre de de cette honte par l’écriture, restitue concorder son histoire avec celle des vignettes racontent ainsi la découverte une voix à ses parents, dont le chant a autres, comme la petite étudiante qui de la bibliothèque municipale et de pendant longtemps été cantonné à leur apprend vite les règles, les codes, les Ducharme, ou encore les défis lancés appartement. Elle prend également la savoirs et les accents pour appartenir par une professeure récompensant ses peine d’ouvrir des tiroirs verrouillés par à son nouveau milieu, pour prendre élèves avec le miel des Honeycomb. la mémoire collective québécoise. S’y part aux conversations à propos de cachent certains trésors, mais aussi Chambres en ville. La dette à payer par la parole de petites choses abjectes ou privées qui, révélées au grand jour, deviennent Constituer sa bibliothèque Si la structure des chapitres, l’insistance une image forte, juste et critique des québécoise sur l’apprentissage des normes, la décennies 1980 et 1990, qu’on considère détermination de la narratrice et ses trop souvent, avec une certaine Tous les chapitres du texte sont titrés succès scolaires laissent entrevoir un autosatisfaction, comme celles de à partir de références québécoises : récit de l’intégration dans lequel les l’ouverture québécoise à la diversité. une chanson de Robert Charlebois, paroles blessantes, le racisme ordinaire de Johanne Blouin ou des Colocs, et les ségrégations de l’enfance sont Passe-Partout, le titre d’un essai de transmués en partie par d’autres récits Pierre Falardeau… Elles sont abordées plus forts (ceux invoqués tout au long de front ou de biais et influencent la du texte), une large part de Là où je trajectoire de la jeune Caroline. Celle-ci me terre est néanmoins consacrée fait revivre de larges pans de la culture aux humilié·es de l’immigration, ces populaire des années 1980 et 1990, hommes et ces femmes (surtout) qui proposant du coup l’un des premiers font ce que la société d’accueil dédaigne récits nostalgiques à assumer ce socle d’accomplir : huiler les engrenages, sur lequel l’immigration s’est en partie nettoyer derrière les possédant·es. construite. Dans cette œuvre, les La petite Caroline accompagne ses nombreuses références à la culture parents, qui font des ménages le HHH québécoise, allant des chansons aux soir pour joindre les deux bouts. Elle Caroline Dawson séries télévisées, de la littérature arpente les appartements, fouille les Là où je me terre jeunesse au cinéma, en passant par tiroirs et la vie privée de celles et ceux Montréal Réjean Ducharme et Québec Loisirs, qui présentent une façade étincelante Remue-ménage font office de lettres de créance pour la grâce à l’abnégation des travailleur·ses 2020, 208 p. 22,95 $ jeune Caroline, comme si elle affirmait acharné·es. 67 Comme la neige a nié | Critique

Récit Laurence Perron Ce qui continue d’être tu(é) 180 | LQ

Au moment où j’entame cette critique, Offrant une perspective sur le drame qui ne met pas en une ligne rouge et dentelée apparaît sous le mot « féminicide » sur la page concurrence l’éthique et le poétique, Les trouées invite à une blanche de mon logiciel de traitement de texte. Ce trait me fait immédiatement réélaboration individuelle de la perte qui permet aussi une penser aux trois couleurs récurrentes qui teintent l’œuvre de Nadeau. Au-delà rénovation de ses représentations collectives. des résonances chromatiques, cette ligne rouge marque une continuité Sous sa forme nominale, le mot inassimilable, s’y présente comme d’autant plus frustrante qu’elle est « trouée » désigne une interruption dans une absence autour de laquelle il symboliquement forte entre mon texte un relief, un seuil, une voie de passage, faut organiser le souvenir. Sur le plan et Les trouées. Plus de trente ans après mais il renvoie également à une narratif, cela signifie que les lambeaux l’assassinat antiféministe de quinze ouverture pratiquée dans les rangs de de réminiscences sont transpercés étudiantes, la ligne rouge nie encore l’armée ennemie. L’adjectif « trouées » par les analepses (sortes de trouées ce terme et l’évacue des dictionnaires, sert à nommer ce qui est percé, temporelles) ; sur le plan poétique, une à l’instar des chroniqueurs et tireurs transpercé. Dans son dernier livre, prise en charge non linéaire (« Trauma qu’accuse l’autrice. Celle-ci affirme qu’il Chantal Nadeau marie ces multiples is nonlinear / There are flashbacks and nous reste à trouver comment dire nos significations. flash-forwards ») de ce problème rend colères, nos douleurs et nos pertes, tout compte d’une circularité du temps en s’y employant elle-même. Au féminin pluriel, les trouées, ce sont traumatique, qui se replie sur lui- Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, même. Saint Thomas du traumatisme collectif, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Nadeau n’enfonce pas seulement Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, C’est sur l’écran au sens large que le doigt dans ses propres stigmates Barbara Klucznik-Widajewicz, Maryse se concatènent ces temporalités (« Poly m’a brisé la tête. / D’abord Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie perforées : celui de la télévision, une fissure, et puis une faille. / Et Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, où se déroule le « cycle-cirque » enfin le gouffre. / Celui de ma Annie St-Arneault et Annie Turcotte : débilitant des clowns négationnistes, colère. ») : elle « réorganise les celles que les balles ont assassinées qui laissent voir « les mêmes images paragraphes, / […] change l’ordre des – celles dont on a, justement, troué relayées en boucle / par des experts phrases. / [Enlève] des mots, puis les la peau – le 6 décembre 1989, lors du qui, / abrutis par l’ampleur des remets. / [Enterre] les mots, mais pas féminicide qu’on appelle encore souvent, évènements, / alimentent un vide leur trace ». En vertu d’une esthétique de manière plus édulcorée, la « tuerie » sans fond ». À cet écran médiatique queer à laquelle l’ouvrage doit beaucoup de l’École polytechnique de Montréal. s’ajoute celui, plus symbolique, de la son hétérogénéité générique – poésie, neige, dont Nadeau semble faire une essai et récit s’y côtoient –, Les trouées Mais la trouée est aussi une brèche surface de projection révélant des met à contribution le discours oppressif fondatrice, une ouverture par laquelle il images et une forme de protection qui et crée des matrices concurrentes, des est possible de glisser un regard furtif, opacifie ce devant quoi elle se pose interstices. C’est finalement ces trouées car l’aveuglante lumière des gyrophares (on dit d’ailleurs d’un signal bloqué qu’il faut, grâce au livre, tenter de est comme une éclipse solaire qu’on ne qu’il produit un écran enneigé). La pratiquer dans le langage afin de laisser peut contempler qu’obliquement, par neige laisse apparaître ce qui s’est apparaître les violences qui transpercent une fente aménagée dans cet unique déroulé « hors champ, hors sens » ; nos corps. but. Le mot, sous la plume de Nadeau, c’est un « après qui laisse peu de ne perd pas non plus son sens militaire, traces, sinon aucune, / visibles à puisqu’avec ce livre, l’autrice, forte de l’œil nu ». C’est qu’elle est aussi une son expérience « dans les tranchées surface d’impression : on y fait par […] face à un système mou, / sexiste, l’écriture une empreinte, une « trace raciste, homophobe », brise sans trace ». Face à cette tension définitivement, en même temps que le entre absence de représentation et HHH silence, l’unité des rangs adverses. réélaboration de l’image jamais vue, il semble qu’il faille « invente[r] le Chantal Nadeau Traumas et trigger points blanc de la neige pour mieux étouffer Les trouées le rouge du bain de sang », comme Montréal, Hamac Le trou perce également la mémoire pour permettre aux choses de s’y 2020, 120 p. 15,95 $ de l’écrivaine. Le trauma, expérience « imprimer / évanouir ». 68 | L’héritage du nom Critique

Récit Laurence Pelletier bouche-à-oreille, qui met en cause les 180 | LQ questions de filiation, d’héritage, de légitimité historique, et qui fait écho à Jocelyn Sioui nous raconte une histoire à partir des trous de l’oralité de la narration. Il s’agit par là de garder la mémoire vivante, mais aussi notre mémoire. de lutter contre le déni et l’effacement.

À la suite du spectacle qu’il a présenté seule trace qui me reste […]. Je suis la À l’heure où l’on accuse volontiers sous forme de show case lors de sa preuve historique d’une disparition, d’un d’« occultistes » les formes de résidence au théâtre Aux Écuries, génocide. » dénonciation de la violence systémique, Jocelyn Sioui, marionnettiste, comédien Sioui montre bien ce qu’« occulter » et auteur, nous propose l’aboutissement À cet égard, la forme de l’œuvre veut dire, dans ses répercussions tant de ce projet de recherche considérable, est tout à fait éloquente. Dans cette sociales que matérielles. Et dans ce entamé en 2016 : une œuvre de reconstruction chronologique, la prose geste lumineux réside l’importance création unique et engagée qui, on le se mêle au récit factuel, à des fragments du projet de l’auteur, qui écrit pour sent bien dans l’écriture, est animée de correspondance, à des extraits de sortir les mots, les noms, les êtres par « un feu que [Sioui] ne désire pas traités et de lettres de la magistrature de l’obscurité : « Il faut introduire le éteindre ». À cheval entre l’historique canadienne ainsi qu’à des communiqués mot "ségrégation" dans le lexique de et l’autobiographique, le récit que et des brûlots de Mononk Jules qui, l’histoire canadienne. » Déterminer l’écrivain tisse suit les traces – tangibles en guerrier, menait son combat sur sa le sens des mots, c’est également et intangibles – laissées par son oncle machine à écrire. La narration est parfois déterminer celui de l’Histoire. Jules Sioui, figure de premier plan de la interrompue par des « intermèdes », des Nation huronne-wendat pour la défense va-et-vient entre souvenirs, retours en Si je ne suis pas particulièrement et la reconnaissance des droits des arrière et fictions. Le propos est illustré attirée, en littérature, par le didactisme peuples autochtones. L’auteur porte une par les dessins de Mélanie Baillairgé, et le registre familier, Mononk Jules attention particulière aux années 1940, mais aussi par des photographies et m’apparaît néanmoins essentiel pour période charnière pour le destin des des portraits d’époque. C’est une œuvre pallier les lacunes de l’Histoire tout Autochtones du Canada, déchirés entre bricolée, et cet art-là est sans doute le comme celles de notre éducation. leur lutte pour la survie et l’impératif du plus à même de sauver de l’oubli toutes La clarté de l’écriture, le ton incarné et gouvernement qu’ils s’« émancipent ». ces traces périssables : « une époque, personnel ainsi que l’originalité de la un dialecte, une révolution, un poème, forme en font une œuvre accessible. un chagrin d’amour… ». Le livre se fait J’y ai appris énormément de choses résistance à une manipulation autrement que je doute qu’on m’ait un jour Déterminer le sens des plus malhonnête. enseignées : dates, évènements, mots, noms, filiations. Pour celles et ceux mots, c’est également Ce qu’on sait qui sont sensibles aux enjeux et aux luttes des peuples autochtones, elles déterminer celui de Pour l’écrivain, l’entreprise est claire : et ils trouveront là une voix singulière, « remettre en cause les raisons qui intime ; un supplément qui affinera leur l’Histoire. font qu’on préserve ou qu’on efface les perspective et donnera un nom à une traces de ceux qui sont passés avant cause, à des femmes et à des hommes nous » ; « [c]omprendre comment qui, dans notre Histoire, « n’ont jamais s’écrit ou ne s’écrit pas l’Histoire ». de nom ». Traître ou héros Cette démarche archéologique mobilise les enjeux épistémologiques À partir d’archives familiales conservées et nécessairement politiques de dans des boîtes, de documents officiels, l’écriture, de la transmission et de la mais aussi d’anecdotes personnelles reconnaissance. Pour Sioui, « enseigner et de témoignages, Sioui reconstitue l’Histoire, c’est choisir ». Et c’est choisir le fil de la vie de Mononk Jules. Dans ouvertement de combler les trous un désir de dresser le portrait de par les suppositions, les théories, HHHH cet homme en héros et de proposer les spéculations, la fiction. De manière Jocelyn Sioui un contrepoint à un pan de l’histoire très assumée, l’auteur nous soumet Mononk Jules collective passé sous silence, il explore ses hypothèses, ses déductions, ses son histoire privée et interroge le sens fantasmes narratifs : « L’histoire ne dit Illustrations de Mélanie Baillairgé que recèle son patronyme, ébranlant, pas si… » ; « J’aime imaginer que… » ; Wendake, Hannenorak par la même occasion, le socle de notre « Ma théorie veut que… ». Il utilise 2020, 324 p. 21,95 $ mythologie nationale : « Mon nom est la comme source et comme moyen le Et si c’était vous ?

Vous avez écrit un premier roman ?

Envoyez votre manuscrit au prix Robert-Cliche 2022 avant le 15 avril 2021.

Comme chaque année, l’autrice ou l’auteur du manuscrit choisi par un jury indépendant se verra attribuer une bourse de 10 000 $, et son roman sera publié chez

Tous les détails à : groupevml.com/prixrobertcliche

LA RÉFÉRENCE EN HISTOIRE AU QUÉBEC 70 | Tirer l’archet pour les oubliés Critique

Traduction Thomas Dupont-Buist à un autre sujet de prédilection de 180 | LQ l’auteur : la guerre, son absurdité, ses mécanismes, et le moment où l’on Écrit sur une période de plus de vingt ans, Une chanson venue dresse la fragile ligne entre nous et eux. de loin, de Deni Ellis Béchard, apparaît comme une synthèse L’inconsistance des rêves de ses obsessions, comme un roman-fleuve qui n’atteint Ces nombreuses vies ne tiennent cependant pas la mer promise. déjà plus en un seul paragraphe, et la dernière partie du roman regorge de Extrêmement ambitieux, Une chanson du soleil et Blanc (Alto, 2016 et 2019), protagonistes. Vous n’avez pas encore venue de loin place d’emblée la barre on sentait cette précipitation, même si rencontré Nolan, fils d’un militaire haut, trop haut peut-être. Déclinée son effet n’était pas aussi perceptible, décoré à la suite du massacre de en trois parties, l’œuvre propose puisque ces romans étaient plus Wounded Knee et traumatisé après une intrigue qui se déroule dans pas ramassés. Une chanson venue de loin avoir vu les charniers européens. moins de sept pays et met en scène aurait aisément pu compter le double de Il vous manque même l’admirable fin : une pléthore de personnages. Or, on pages. Voyez vous-mêmes. dans une cité mexicaine et sanglante s’étonne de lire un livre assez peu où les zapatistes sont matés sans volumineux (il contient à peine plus de D’abord, on plonge dans l’énigme merci, on nous met en garde contre le trois cents pages). Comment diable ces paternelle, schéma récurrent chez pouvoir dévastateur de la fiction (thème vies peuvent-elles tenir en aussi peu de Ellis Béchard. Deux demi-frères sont également abordé dans Blanc). mots ? Seuls les maîtres sont capables réunis malgré eux par le décès d’un La boucle est bouclée. Ouf ! d’un tel exploit, et malgré un talent fou, père qui a failli à son rôle et n’a su de bonnes idées à revendre et un style s’imposer en exemple valable pour ses Si vous êtes comme moi, vous soigné, Deni Ellis Béchard n’y parvient fils. Coupé de tout par son interminable refermerez le livre en vous réveillant pas totalement. Comment lui adresser projet romanesque, il n’aura incarné d’un long rêve épique un peu confus, que un reproche ? Après avoir gravi avec que l’absence. Dans la bibliothèque vous auriez voulu pouvoir savourer à autant d’aisance les sommets de la du défunt, Hugh, le plus délaissé de votre guise. Mais les rêves sont fugaces, région, il est dans l’ordre des choses que la fratrie, trouve un livre écrit par un et en dépit de l’imagination qu’on peut le regard vienne à caresser les cimes mystérieux auteur dont le nom semble y puiser, ils présentent rarement une frôlant par trop les cieux. Nul doute que le lier au père. S’amorce alors une structure pleinement intelligible dont il le romancier saura, à terme, atteindre quête des origines qui entraîne Hugh nous reste autre chose que de minces la cible de ses ambitions. Laissons-lui aux quatre coins du globe et le ramène filaments d’émerveillement glissant de encore le temps ! Après tout, ne nous périodiquement à son demi-frère, aussi la coupole désespérée de nos mains. a-t-il pas déjà livré sept bons livres privilégié que désœuvré. en moins de quinze ans ? Rarissimes sont celles et ceux qui peuvent en dire Débute ensuite une fascinante histoire autant. autour d’un universitaire un peu naïf qui accepte de se rendre en Irak pour À toute vitesse à travers expertiser les œuvres patrimoniales le siècle dernier d’une collection personnelle. Il tâche également de lever le voile sur le passé En un sens, la qualité d’Une chanson de son paternel, un ancien agent de la venue de loin est aussi son défaut. CIA qui a été actif dans cette partie du On devine l’intrigue profondément monde à une autre époque. enracinée, on s’attache rapidement à plusieurs des personnages, et la Puis on retrouve le ton du conte et du richesse philosophique, comme toujours folklore, cher à l’Ellis Béchard de Vandal HHH chez Ellis Béchard, est au rendez-vous. Love ou Perdus en Amérique. On suit Deni Ellis Béchard Simplement, l’action se déroule comme les tribulations de Joseph, un Acadien Une chanson si on avait appuyé sur une touche de l’Île-du-Prince-Édouard hanté par venue de loin de lecture rapide et fait défiler cette l’absence de son marin de père, un Traduit de l’anglais passionnante histoire à fond de train, Irlandais disparu en mer. Toute sa vie, il (Canada) sans qu’on puisse souffler et vivre un trimballe la complainte de son père sur par Dominique Fortier Montréal, XYZ peu, le temps d’une page. Déjà, dans les champs de bataille, tirant l’archet coll. « Quai no 5 » Vandal Love ou Perdus en Amérique pour oublier ses propres lâchetés. Ce 2020, 320 p. 26,95 $ (Québec Amérique, 2016), Dans l’œil passage nous fait également réfléchir 71 « In marécages res » | Critique

Traduction Laurence Perron une pensée qui prolifère avec autant d’amplitude : « Je ne suis pas vide, je 180 | LQ suis mal rangée. J’ai de l’intériorité à ne C’est précipitamment que commence Marécages de l’utopie, plus savoir qu’en faire. » une traduction par Jeannot Clair du premier livre de Catherine À la question du désir (ce « marécage sombre, vaseux ») s’ajoute celle de Fatima, Sludge Utopia. On y plonge sans préavis et sans tuba. la procrastination (étudier, écrire, travailler), qui traverse l’ouvrage comme Dès les premières pages, les de la protagoniste pourraient être une autre forme d’envasement. C’est personnages se succèdent à une lassantes si l’autrice ne les abordait pas en ce sens, peut-être, que le genre cadence qui nous donne l’impression avec autant d’acuité critique. du journal intime est privilégié par de butiner de rencontre en rencontre, Fatima. Il fonctionne à la manière d’un comme la narratrice, dénommée Si le livre est utopique, c’est autant en drainage, qui permet de regarder courir Catherine (et avec laquelle nous raison de l’optimisme autoproclamé de les racines sous la surface stagnante. adoptons un pacte autofictif renforcé la narratrice que du rapport unissant Grâce à l’écriture diaristique, l’autrice par la forme diaristique de l’œuvre). le texte à cette notion philosophique. enfonce le bras jusqu’au coude dans les L’affaire a quelque chose d’étourdissant L’utopie est un lieu fantasmatique, sédiments de son « passé / présent » et de grisant, comme ces soirées mais aussi, lorsqu’on se penche sur entremêlés. Elle les envisage d’ailleurs où l’alcool provoque des symbioses l’étymologie, un non-lieu. Difficile comme une forme de dynamique à surprenantes, des confidences enjouées de dire si Catherine cherche l’un ou privilégier ou à contrer. et réciproques avec des individus l’autre dans sa quête. Peut-être que la jusque-là encore inconnus. C’est bien réponse, au fond, importe peu. À moins Marécages de l’utopie débute in medias ainsi que nous apparaît la protagoniste : qu’il s’agisse précisément de présenter res, ou plutôt « in marécages res », comme celle dont il reste tout à le désir simultanément comme cet est-on tenté de dire, car la pensée découvrir, mais dont les premiers mots, espace d’idéal et d’impossible, et le s’y ramifie dans une écriture qui doit à l’aube d’une conversation, sont une sexe comme l’acte par lequel s’évanouit elle-même beaucoup à l’enlisement. promesse relationnelle. l’illusion (très lacanienne) d’une Fatima semble à vrai dire reproduire le rencontre entre deux êtres, mais aussi programme de séduction romanesque Si Marécages de l’utopie est entre ces deux acceptions du terme : qui l’attire vers d’autres livres : « J’aime monologique et se place d’entrée « Je voudrais aimer le sexe que désire qu’une autrice obscurcisse quelque de jeu du côté de la logorrhée lucide mon esprit utopiste, mais je ne jouis chose : j’embarque. J’aime sentir qu’elle et revendiquée, il laisse néanmoins qu’au fond des marécages. » a accès à une chose qui demeurera l’impression tenace d’un dialogue dans cachée pour moi jusqu’à ce que j’aie lequel nous sommes invité·es à titre de Le livre flirte avec l’utopie, mais il est travaillé. » C’est l’impression de lecture spectateur·rices et non d’intervenant·es. surtout question d’embourbement, que produisent les phrases de la Car c’est avec elle-même que discute celui de la narratrice au sein de romancière. Plus précisément, elles Catherine en organisant un théâtre de systèmes de relations où la conscience dessinent la cartographie d’une pensée marionnettes étourdissant où s’énonce des dynamiques de pouvoir n’empêche au déploiement d’abord éreintant par sa propre intériorité. pas pour autant de s’y jeter avec sa vitesse de propulsion (comment autant d’allégresse que d’amertume. court-on aussi rapidement dans un tel Les idéaux ne font Les êtres, dans Marécages de l’utopie, limon ?), mais lorsqu’on les apprivoise, pas bander Catherine vivent en codépendance et s’inscrivent elles demeurent à l’esprit comme une dans divers écosystèmes (torontois, chose avant tout mouvante, vivante. Marécages de l’utopie est ardu à parisien, montréalais, açoréen) sans synthétiser sans tomber dans le vraiment arriver à prendre racine dans résumé dense ou la formule courte. ces sols instables. Pour parler avec la concision de Gérard HH Genette lorsqu’il s’exprime à propos de Force d’inertie l’opus proustien, on pourrait dire que Catherine Fatima Catherine cherche, au sens intransitif L’embourbement est aussi celui d’une Marécages de du verbe. Elle veut « inventer de conscience qui patauge difficilement l’utopie nouvelles façons de parler du désir », dans sa propre viscosité. Contrairement Traduit « se réapproprier le mot "érotique" », et aux marais, où ne pousse aucune de l’anglais c’est à travers une série de rencontres végétation, les marécages sont (Canada) par Jeannot Clair sexuelles, amoureuses et amicales arbustifs. On comprend pourquoi le Montréal, Héliotrope rigoureusement disséquées qu’elle s’y traducteur a opté pour ce terme plutôt 2021, 294 p. 25,95 $ emploie. Les compulsions à répétition que pour celui de « boue » afin de décrire 72 | Mots-clics et déclics Critique

Traduction Laurence Pelletier du multiculturalisme » et des « dérives » 180 | LQ du « politiquement correct ». Contre la « moralité de façade » bien-pensante et Quand je pense au mot « vilaine », je pense à la petite Sophie facilement affichée qui nous fait croire à la fin de l’oppression et à l’égalité des de la comtesse de Ségur. Je pense aussi aux sorcières. chances, les récits de Vilaines femmes persistent dans le geste féministe du À celles qui n’ont jamais appris la leçon. revirement. Ils usent de l’intime pour critiquer la prétention universaliste Kristy Diaz, Claire L. Heuchan, Jen de la matrophobie et de l’intersection des valeurs nationales et identitaires. McGregor, Laura Lam, Mel Reeve, Sim des discriminations dans le contexte Ils révèlent tous les moyens de Bajwa, Rowan C. Clarke, Nadine Aisha contemporain. Il y a dans la forme détournement déployés pour remettre les Jassat, Alice Tarbuck, Jonatha Kottler, de ce recueil une volonté positive femmes et les minorités « à leur place ». Chitra Ramaswamy, Belle Owen, englobante, un désir d’exhaustivité Zeba Talkhani, Kaite Welsh et Joelle dans l’énumération et la déclinaison Vilaines femmes nous engage dans A. Owusu sont les Vilaines femmes. des différentes oppressions. Le livre la lecture. Nous nous laissons porter Traduit par Felicia Mihali (éditrice aussi promeut la diversité et témoigne des par les propos et la clarté de l’écriture à Hashtag) et Miruna Tarcau, ce recueil risques ainsi que des contradictions – et de la traduction. À l’heure de est paru en 2016 chez 404Ink sous le de l’identitaire. Assignant à un sexe, la politisation des publications sur titre Nasty Women, et s’inscrit dans ce un genre, une orientation, une ethnie, les médias sociaux, les textes de ce qu’on appelle désormais la quatrième les identités deviennent, malgré le florilège peuvent paraître redondants vague du féminisme, qui aurait pris carcan qu’elles représentent, des lieux en raison de leurs thèmes. Ils rendent son essor grâce à la mobilisation sur de revendication et d’émancipation. néanmoins bien compte de la répétition les plateformes numériques. Entre le Car chacune des autrices a su, d’une essentielle aux mouvements féministes. mouvement #YesAllWomen de 2014, manière ou d’une autre, en finir avec Leur particularité réside en ce qu’ils le #MeToo de 2017 et la logorrhée le mépris qu’elles avaient intériorisé et témoignent des rapports de pouvoir et de tweets haineux de Donald Trump, parfois reproduit : de l’existence de lieux de résistance Vilaines femmes met en résonance dans le contexte de l’économie (des les mouvements de dénonciations en J’ai appris que le fait d’être offensée discours) mondiale. Ils nous présentent ligne, qui se sont fait le contrepied de par l’exclusion n’est pas un défaut de l’envers des propagandes et des l’exclusion des femmes des hautes personnalité ni un échec de ma part. polémiques sexuelles en ouvrant sur sphères de pouvoir. L’injure adressée C’est une réponse à une oppression les possibles de la démocratisation des à Hillary Clinton par Trump, « nasty réelle et constante, mais ce n’est pas la prises de parole. Ils montrent autre woman », est ici revendiquée et seule réponse possible. chose que le sensationnalisme ou le subvertie par des autrices qui refusent glamour que préfèrent les médias d’être des « bonnes filles », des femmes Au moment où elles ont eu leur traditionnels grand public. « comme il faut ». « déclic », qui leur a fait prendre conscience de la violence de l’impératif Contre les portraits brossés à gros – tantôt implicite, tantôt explicite – traits, l’énonciation au « je » de ces de la conformité à la norme, elles récits prend le parti de la subtilité, Nous nous laissons ont « arrêté d’essayer », commencé de la nuance, de la singularité. À cet à « désapprendre à chercher égard, ils créent un effet de proximité porter par les propos l’approbation des hommes » et cessé et donnent accès à des histoires et de « justifier [leur] présence ». Par- des problématiques qu’on aborde trop et la clarté de l’écriture dessus tout, elles n’ont « jamais arrêté souvent de loin. d’écrire ». – et de la traduction. Nous et les autres HHH Ce recueil, traduction d’une publication Laura Jones et Heather McDaid « Dé/faire » écossaise, nous situe dans la conjoncture (dir.) du Brexit et de la crise identitaire nationale Vilaines femmes Vilaines femmes, ce sont quinze – climat politique qui n’est pas étranger Traduit de l’anglais récits intimistes qui abordent les (certes, dans une autre mesure) à celui (Écosse) enjeux du sexisme, du racisme, de la du Québec. En effet, ce qui surprend à par Felicia Mihali et Miruna Tarcau médicalisation du corps des femmes, la lecture des textes, ce sont les échos Montréal, Hashtag de la xénophobie, de la lesbophobie, de la rhétorique nationaliste au sujet de 2021, 248 p. 23 $ du capacitisme, de la grossophobie, la menace de l’immigration, de l’« échec 73 Jouir entre deux shifts | Critique

Traduction Camille Toffoli problématique comme l’émancipation sexuelle nécessite un recours aux récits 180 | LQ individuels. Kristen Ghodsee problématise, à travers une histoire de la Les témoignages les plus prégnants – pensée socialiste et des cas de figure contemporains, ceux qui donnent à voir les dynamiques complexes et parfois paradoxales de la question des rapports entre le privé et le politique, entre la vie intime – émanent de personnes de l’entourage immédiat de l’autrice, les structures socioéconomiques et la chambre à coucher. toutes instruites et assez privilégiées sur le plan socioéconomique : des Alors que le terme « socialisme » Elle propose toutefois comme exemple ami·es œuvrant comme économistes a encore une portée polémique au les politiques actuelles de plusieurs ou responsables des ressources sein de la société états-unienne, pays sociodémocrates scandinaves, humaines dans de grandes entreprises, et qu’il est brandi comme une qui offrent des congés parentaux une collègue universitaire. Si les menace par des politicien·nes pour avantageux et favorisent l’embauche anecdotes relatées confèrent au texte dissuader la population de voter des femmes au sein de la fonction un ton personnel, une dimension plus pour les démocrates, le titre choisi publique. Ces mesures sont considérées incarnée, elles révèlent aussi un angle par la chercheuse Kristen Ghodsee, comme inspirantes par l’essayiste, mort de l’argumentation de Ghodsee. La Pourquoi les femmes ont une meilleure pour qui la possibilité de ménages chercheuse parvient bien à démontrer vie sexuelle sous le socialisme, égalitaires repose essentiellement en quoi l’accès à des postes valorisants paraît provocateur. Considérant que sur « le découplage entre, d’un côté, et à des avantages sociaux décents l’émancipation sexuelle est souvent l’amour et l’intimité, et de l’autre, est bénéfique pour les femmes, mais associée à l’avènement d’un certain les considérations économiques ». à la fin de l’essai, il demeure difficile libéralisme, la proposition a quelque Selon elle, l’autonomie financière est d’imaginer comment on peut appliquer chose d’intrigant. L’autrice ne fait essentielle : elle permet aux femmes de les thèses développées à la situation, nullement l’éloge de régimes politiques ne plus axer leurs choix de vie intimes par exemple, des travailleuses révolus, et les constats qu’elle articule sur des préoccupations matérielles migrantes employées comme ouvrières au fil de l’essai n’appellent pas à une et les incite à exiger que leur relation agricoles, ou encore des caissières de grande révolution. Ceux-ci sont assez de couple soit plus qu’un partenariat supermarchés qui scannent des articles optimistes et laissent entendre que économique viable. toute la journée pour un salaire qui ne des réformes sociales plutôt simples permet pas de s’élever au-dessus du pourraient grandement améliorer le Le regard des privilégié·es seuil de pauvreté. Le travail est présenté niveau de bien-être – pas uniquement comme une activité souhaitable, comme sexuel, mais aussi conjugal et familial – Ghodsee souligne en introduction une source potentielle de liberté et de la moitié de la population. qu’elle a mené de nombreux entretiens, d’accomplissement de soi, mais qu’en dans le cadre de ses recherches, avec est-il des emplois qui sont, par leur Le socialisme et les femmes d’anciennes citoyennes d’Europe de nature même, ingrats, dangereux, l’Est ayant vécu le passage d’un régime astreignants, invisibles ? Dans une Une part assez importante de l’ouvrage communiste vers le capitalisme à réflexion qui se place sous la bannière est consacrée à des analyses d’écrits la fin des années 1980. Sa réflexion du socialisme, on serait en droit de socialistes qui abordent les enjeux de la s’annonce ainsi fondée sur une série de s’attendre, il me semble, à une plus condition féminine et de la vie intime. témoignages personnels ; or, le contenu grande attention aux cas des plus Sont ainsi présentées les thèses de de ces entrevues n’est presque pas précaires. Friedrich Engels sur l’abolition de la explicité dans la suite de l’essai, mis à propriété privée et l’égalité « naturelle » part quelques mentions sporadiques aux des sexes, ou encore les réflexions récits de travailleuses est-allemandes. d’Alexandra Kollontaï sur les rapports Hormis la référence à une étude HHH entre l’amour et les luttes politiques. fascinante sur l’évolution des scripts Kristen Ghodsee Le panorama s’avère intéressant et sexuels chez les femmes d’Europe Pourquoi les femmes ont bien mené, mais ces textes fondateurs de l’Est dans la deuxième moitié du une meilleure vie sexuelle sous le socialisme. sont surtout invoqués pour leur valeur xxe siècle, les positions développées Plaidoyer pour historique et non comme des sources s’appuient surtout sur des statistiques l’indépendance économique pertinentes pour penser le présent. concernant la place des femmes dans Traduit de l’anglais Somme toute, Ghodsee demeure l’espace public et les milieux de travail. (États-Unis) par C. Nordmann et L. Rain assez critique de l’expérience réelle Ce choix méthodologique constitue l’un Montréal, Lux des femmes qui ont vécu sous le des points faibles de l’ouvrage. Pour être 2020, 288 p. 26,95 $ socialisme. traitée avec profondeur et nuance, une 74 | Seuls les films finissent bien Critique

Poésie Hugo Beauchemin-Lachapelle te prend pour elle ? 180 | LQ Imagine une tribu de squelettes vénérant un nouveau toi bébé. Recueil à l’humour amer, Tout est caché explore de manière La poète fustige la pauvreté des originale l’insoutenable légèreté de la condition humaine. exemples que lui offrent sans cesse ses expériences. À cet égard, le rire est J’avais très hâte d’ouvrir le nouvel pendant laquelle nous avons un tas douloureux dans Tout est caché. Les ouvrage de Judy Quinn. L’ironie d’illuminations dents sont toujours serrées, le sourire grinçante de son dernier livre, Pas relève du rictus. L’humour est un peu de tombeau pour les lieux (Le Noroît, et de déceptions. moins que la politesse du désespoir : 2017), m’avait particulièrement plu. il souligne le caractère vain de cette On sent que la poète et romancière Le voyage que nous propose l’écrivaine agitation qu’on appelle vivre. Il sape de Québec, depuis Les damnés est faussement libéré. Les poèmes l’esprit sérieux et annule la tragédie, inflationnistes (Le Noroît, 2012), s’est aux titres sibyllins et désinvoltes comme l’illustrent des passages comme donné pour tâche de pourfendre la (« Poussière », « Fil », « Amitié », etc.) celui-ci : médiocrité contemporaine, nourrie se lisent comme des anecdotes, à l’enflure du présent et à l’amnésie comme une succession d’évènements Il souriait comme un enfant, bienheureuse. Aussi, la couverture sans conséquence. Le monde est découvrant ses dents rongées de Tout est caché m’a intrigué. Il y a appréhendé de l’extérieur, à la manière par l’alcool et le tabac. quelque chose d’anarchique, d’enfantin de ces hordes de touristes pressé·es de Je m’étais alors enfuie dans une ville même, dans ces jets d’encre sur fond prendre tout en photo avec leur selfie lointaine et on lui avait arraché de couleurs criardes qui n’est pas sans stick. Cependant, on a beau être au toutes les dents et à mon retour, édenté rappeler le travail de Marcel Barbeau. soleil ou dans des chambres d’hôtel, il me souriait encore. En fait, on retrouve, dans ce dessin en les souvenirs de la poète révèlent que frontispice du recueil, une certaine joie, le fond de l’air, comme on dit, est froid : En fait, l’humour consacre une de l’insouciance, de la liberté. Mais à impuissance à changer les choses dans l’intérieur du livre, c’est une tout autre On a vidé mon père avant de l’exposer un monde sans transcendance ni idéal. histoire. il n’avait plus de cœur Le thème de la spiritualité, dont le rôle je ne lui ai pas tenu la main. serait justement d’élever un peu cette Touristes du J’ai voulu savoir où on avait mis ses comédie humaine, est présent dans le désenchantement organes. recueil, mais toujours sous la forme On m’a dit : « Tout est caché. » de l’échec, de l’inachèvement. Est-ce C’est que l’autrice s’ingénie d’entrée de dire que tout cela est sans espoir ? jeu à brouiller les repères de lecture. Ainsi, ce cadavre est à l’image du monde Est-ce que le rire est la seule manière Elle présente son dernier ouvrage dépeint par Quinn dans le texte qui ouvre de rendre l’absurdité supportable ? comme un film mettant en vedette Ben le recueil : une enveloppe sans cœur, Le monde peut-il devenir habitable Kingsley ; ses poèmes mêlent différents sans estomac, sans rien. Et comme grâce à l’ironie ? Plusieurs questions registres textuels (des listes, des lorsqu’on se retrouve devant un corps qu’a suscitées ma lecture demeurent citations, un extrait d’entrevue) ; enfin, exposé, on ne peut plus interagir avec sans réponse. Plusieurs, sauf une : j’ai elle campe son recueil en Inde. lui, sinon en le contemplant de manière refermé le livre en étant convaincu que La défamiliarisation renouvelle le regard impersonnelle, tel un touriste ou le Tout est caché est une réussite. des lecteur·rices sur le monde en spectateur d’un film mettant en vedette brisant le carcan de leurs habitudes. Ben Kingsley. Ce n’est pas une stratégie neuve, surtout en poésie (allô Lautréamont !), Un gai désespoir et le risque est toujours grand de sombrer dans l’abîme du rêve. Ce n’est La mort, que symbolise le souvenir pas le cas ici. La lumière, au contraire, obsédant du père défunt, constitue le afflue dans ces strophes compactes aux centre de gravité de Tout est caché. phrases déclaratives : C’est la vérité qui rend tout le reste dérisoire. Elle fonde les interrogations HHHH Le préposé aux plats n’est pas sorti d’ici angoissées qui impriment au recueil une depuis son mariage avec sa tante. âme, une conscience : Judy Quinn Il parle avec des champignons de Tout est caché

moisissure dans la bouche. Connais-tu ce sentiment pénible Montréal, Le Noroît Nous mettons une bonne heure à boire d’avoir parlé à ta mort 2021, 88 p. 20 $ un verre d’eau et que ta propre voix maintenant www.pum.umontreal.caNOUVEAUTÉS NOUVEAUTÉS DENISE COUTURE féministes Spiritualités Pour untempsdetransformationdesrelations Les Presses del’UniversitéMontréal Erin Wunker Erin Essais sur la vie quotidienne rabat-joie féministe d’une Carnets vigilantes •

Québe Le queer dans les productions littéraires, littéraires, dans les productions Le queer artistiques et médiatiques québécoises médiatiques et artistiques Les Presses de l’Université de Montréal de l’Université de Presses Les hors-la-loi artistes Ernaux,Sophie etAnnie Calle vieLa des autres Ania Wroblewski Ania Is a be Les Presses de l’Université de Montréal de l’Université de Presses Les et lle Gu

b o I ll Sous la direction de ladirection Sous I scl aum a e I , P r, Po Queer I I erre r I er G - l u I rard c l andr y

et Julie Lavigne Blais, Martin Piazzesi, Chiara de direction la Sous transformationsLes pratiques représentations des des et contemporaines etsexualités Intimités Les Presses del’UniversitéMontréal Catherine Lavoie Mongrain Catherine

et de l De l De Femmes et roman au Québec au Québec roman et Femmes Les Presses de l’Université de Montréal de l’Université de Presses Les ADRIEN RANNAUD dans les années dans les années ’ amour amour ’ audace 1930

76 | Résurrection fauve Critique

Poésie Hugo Beauchemin-Lachapelle Le bordel de vivre 180 | LQ

Dire que La révolution permanente est Huit ans après Les armes à penser (L’Oie de Cravan, 2012), un recueil inégal est un truisme. Cotton y réunit des textes probablement écrits Shawn Cotton, dans La révolution permanente, fouille la sur plusieurs années. Par exemple, la partie « Chambre monographie » a blessure du deuil avec tendresse et mélancolie. déjà été publiée, en 2017, sous forme de livre d’artiste au Temps volé. Je ne Où était-il passé, l’écrivain qui vie – de son centre. Désormais, c’est peux pas m’empêcher de considérer lisait naguère ses poèmes à Radio- l’absence de l’amoureuse qui prendra l’œuvre comme une manière, pour Canada ? Le gars qui enflammait les toute la place : l’auteur, de retrouver ses repères après lectures publiques avec son parti pris un évènement aussi traumatique que pour le dérèglement des sens ? Le tu es morte maintenant nouvelle ère la mort d’un être irremplaçable. Les performeur / musicien / oiseau de nuit [de glace hésitations dans le ton ainsi que les / amoureux / révolutionnaire aux mille et dans la remise des boîtes pleines de changements de forme d’une section jobines ? Depuis son recueil à L’Oie de [toi à l’autre contribuent néanmoins Cravan, je l’avais perdu de vue. Je me autour le sol s’affaisse de plusieurs à convaincre de l’authenticité de suis dit : il a fait comme Rimbaud, il a [mètres l’ensemble. Cotton fait le pari du abandonné la littérature pour devenir et j’enveloppe ton ombre dans le naturel, et ça fonctionne. trafiquant. Mais la notice biographique [chauffage présentée en troisième de couverture ouvert pour la première fois Cela dit, j’aurais préféré que l’acuité de La révolution permanente m’a émotive des premiers textes se détrompé : Shawn Cotton a fait de « [E]t comment oublier ? / cet os de maintienne plus longtemps. C’est que la musique, joué au hockey cosom, joue partagé », s’interroge le poète. les pages en ouverture du recueil sont voyagé, travaillé en librairie. Et surtout La révolution permanente décline les magnifiques, comme en témoignent les – peut-être est-ce plus pertinent thèmes propres à la tradition élégiaque vers que j’ai cités plus haut. Leur gravité pour nous –, il porte le deuil de son qui nomment l’engourdissement de m’a touché et étonné. C’est assez amoureuse. la joie de vivre, tels que le froid, les peu caractéristique du style plus libre fantômes, l’ombre. L’œuvre met en auquel l’auteur m’a habitué – style qu’on En équilibre dans le vide valeur une facette plus intime du travail retrouve cependant à plusieurs autres de l’auteur de Jonquière LSD (L’Écrou, endroits dans l’ouvrage. Après tout, on Le dernier recueil de l’auteur évoque 2010). L’introspection l’emporte souvent lit Cotton pour se réchauffer. Ça flambe, la disparition de l’aimée dès le premier sur la déclamation, tandis que Cotton ça foisonne. Mais dans La révolution poème, mis en exergue : revisite ses souvenirs en s’adressant permanente, l’enchaînement des à la femme aimée sur un ton lyrique métaphores brouille parfois l’émotion, Ils l’ont fermée la mer familier aux habitué·es de la poésie un peu comme s’il fallait se distraire de d’aujourd’hui : la douleur trop aiguë du souvenir. Or, j’ai deux amoureux pâlissent bien l’impression que ce serait abuser sous les rayons ton souffle fait le vent de la générosité du poète que de lui de leurs premiers baisers qui replace les astres dans la gamme demander d’être encore plus vulnérable moi j’habitais la misère qu’il ne l’est ici. Profitons plutôt de son ils ne sont plus faits celle qui s’oppose au rêve offrande en forme de retrouvailles. que de la poussière des fois Puis, petit à petit, le fantôme s’estompe, La blessure est significative parce l’énonciation quitte la nostalgie pour que l’amour a un caractère fondateur regagner l’instant présent. Les trois pour le poète. Il alimente sa révolte, dernières sections offrent une ouverture fouette son désir de changement. Dans sur le monde. Il y a d’abord un beau Les armes à penser, Cotton l’écrivait « poème à la poste », dans lequel explicitement : Cotton accepte sa douleur ; « Chambre HHH monographie », où le désordre de la vie Shawn Cotton J’ai compris que la première révolution reprend ses droits ; enfin, l’épilogue, La révolution est de faire trembler le corps de celle « Le cosmographe de Daytona », texte permanente et [que j’aime dans lequel l’écrivain, sur un ton badin autres poèmes

et délié, interpelle directement les Montréal, L’Écrou Or, la mort prive son entreprise lecteur·rices en assumant sa condition 2020, 104 p. 15 $ scripturaire – pour ne pas dire sa d’artiste et son retour parmi les vivant·es. 77 Croissance poétique | Critique

Poésie Virginie Fournier les sorcières, ou encore les « nonnes contemporaines », ces « nouvelles 180 | LQ punks ». Dans une poésie salvatrice, Julie Delporte aborde, sous l’angle Des mots au geste créateur de la guérison et de la sororité, les violences sexuelles vécues Les illustrations qui accompagnent par les femmes. les textes participent à la force de l’énonciation. La pratique de la gravure à Bien que tous les livres de Julie Delporte économique, Décroissance sexuelle l’eau-forte, dont l’artiste a déjà souligné soient empreints de poésie, Décroissance prône une révision des schèmes de la dimension méditative en entrevue, sexuelle se présente de manière plus domination patriarcale et envisage un se distingue de l’esthétique du carnet affirmée comme un projet poétique. nouvel horizon, une libération sous le de dessin, telle qu’on peut la voir dans Servi par une esthétique minimaliste qui signe de l’écoféminisme. Moi aussi je voulais l’emporter (2017) et accentue le poids et l’importance des Journal (2020), deux ouvrages publiés mots, le recueil frappe par l’efficacité « mes désirs ne sont à Pow Pow. Même si Delporte s’éloigne de sa concision, qui est d’autant plus plus les vôtres » de la bande dessinée avec Décroissance impressionnante lorsqu’on connaît la sexuelle, le travail séquentiel qui allie démarche de l’illustratrice. Delporte a Les phrases poétiques qui composent texte et image marque la réussite du patiemment recueilli et poli des gemmes le livre progressent d’un « je » énonciatif recueil. Le charme opère différemment, de paroles à la fois libératrices et nommant les abus, la honte et les viols mais l’efficacité de la proposition est protectrices : d’abord, à l’aide d’entrevues vers un « nous » assumé, un chœur indiscutable. et de discussions avec vingt-quatre de femmes qui sont parvenues à femmes qui ont vécu des violences guérir ensemble. De ces voix réunies par L’autrice de Je vois des antennes sexuelles ; puis lors de passages aux leurs blessures et leurs processus de partout (Pow Pow, 2015) mise centres d’artistes Dare-Dare (dans le guérison, l’écrivaine cisaille le substrat habituellement sur un dessin tout en cadre d’une résidence poétique en 2018) et les transforme en déclarations couleurs, mais elle fait le choix du et L’imprimerie (pour la création des communes : « en fluo sur nos corps / noir et des nuances de gris pour son gravures qui ornent l’ouvrage). la trace de toutes vos / mains » ; « nos dernier opus. L’utilisation de la couleur corps deviennent / impénétrables ». a toujours été présente, voire centrale, L’assurance qu’on perçoit dans les dans la signature graphique de Delporte. affirmations constitue le leitmotiv du En s’en détournant, elle révèle son Cette œuvre raffinée projet. L’écriture, pétrie de la force des trait sous un nouveau jour. Le travail paroles que l’autrice a su écouter, ne en monochromie, au fini plus austère, promeut et encourage laisse aucune prise aux oppositions. décuple l’importance du propos, qui La positivité à l’œuvre provient de refuse de se laisser amoindrir, et sa la prise de parole des cette voix narrative qui ne fléchit pas. pérennité. Au contraire, elle s’énonce, se femmes. Elle ouvre réapproprie autant son corps que son Cette œuvre raffinée promeut et droit d’exister sur le territoire. encourage la prise de parole des même la voie à une femmes. Elle ouvre même la voie à Les dogmes reçus depuis l’enfance, une révolution sexuelle féministe. En révolution sexuelle plus spécifiquement ceux qui valorisent fait, avec Décroissance sexuelle, Julie la sexualité d’une frange patriarcale Delporte a créé plus qu’un recueil de féministe. dominante, l’autrice les rejette avec poésie : c’est un talisman réparateur. véhémence et les remplace par des phrases poétiques qui agissent tels des mantras, des incantations libératrices. Avec cette récente parution, décrite Les femmes, présentées comme une par l’éditeur comme « un livre hybride, sororité, s’unissent pour revendiquer à la rencontre du manifeste, du leurs désirs, s’incarner en dehors HHHH poétique et de l’imagerie artistique », du regard masculin et défendre leur Julie Delporte Delporte confirme l’ouverture de sa autonomie ainsi que leur diversité Décroissance démarche, qui allie réflexion littéraire sexuelles. Delporte convoque également sexuelle et représentation visuelle, le tout dans plusieurs figures, des groupes de Montréal un propos résolument politique. Comme femmes auxquels les recherches L’Oie de Cravan le laisse sous-entendre son titre, qui féministes actuelles ont su redonner 2020, 64 p. 18 $ évoque le concept de décroissance leurs lettres de noblesse, par exemple 78 | Reconstruction de soi Critique

Poésie Nicholas Giguère qui montre tout en les critiquant 180 | LQ les fondements de la domination multiforme. Après #monâme en 2018, Sébastien Émond récidive avec Hétérogénéité Notre-Dame du Grand-Guignol, un livre qui ouvre une nouvelle Si les thèmes abordés dans Notre-Dame perspective sur les enjeux touchant les personnes non binaires. du Grand-Guignol m’ont interpellé et ont soulevé chez moi des questionnements En 2019, Sébastien Émond a été nos préjugés. En cela, ce livre est nécessaires, la structure générale du finaliste au Prix de poésie Radio-Canada précieux. Il l’est tout autant pour livre m’a quelquefois laissé perplexe. avec une suite intitulée « La dysphorie ses représentations décomplexées Émond entremêle assez habilement des lièvres empaillés ». J’avais alors été et nuancées de la sexualité chez les le fragment narratif, le journal intime déconcerté, puis séduit par la force de personnes non binaires. ainsi que la poésie en vers et en prose, frappe des vers ainsi que par l’audace et mais les nombreux passages brusques la puissance des images. Ces poèmes « dans le charnier d’un genre à l’autre ne paraissent pas constituent l’armature de Notre-Dame des profils Grindr » toujours justifiés. En outre, la disposition du Grand-Guignol, un recueil pertinent des textes semble aléatoire. En fait, sur la question de l’identité. Crue sans être complètement trash, c’est à se demander s’il y a une véritable explicite mais jamais pornographique logique derrière de tels changements. Se donner un corps – la sexualité est toujours signifiante Qu’on ne se méprenne pas : j’adore les dans Notre-Dame du Grand-Guignol –, propositions hybrides et déstabilisantes, Récit poétique entièrement composé de l’écriture d’Émond se distingue par sa mais à mon sens, toute œuvre, aussi fragments épars, le deuxième ouvrage liberté de ton, son impudeur. Par son hétérogène soit-elle, doit être articulée d’Émond relate le cheminement d’une humour caustique, aussi : « Je suis autour d’un principe unificateur, d’un « conscience vaporisée », d’un sujet bonne là-dedans. Savoir parler politique, fil rouge. C’est ce qui manque, à mon dépossédé de tout qui cherche à renouer Freud, psychologie, prendre une douche, avis, dans ce recueil, dont la force est avec son corps, réduit à néant par la porter un peignoir, jouer, me faire quelque peu amoindrie par la propension société hétéronormative et patriarcale. mettre, la peau dure. » de l’écrivain·e à l’éclatement et à Pour ne plus être ce « mélange de l’éparpillement. Par contre, lorsqu’iel chairs de mauvais présages » qu’on se Grinçants, les poèmes n’épargnent rien privilégie la simplicité, comme dans les complaît à pointer du doigt – comme s’il ni personne. Sont éreintés au passage magnifiques vers suivants, iel vise juste : était une bête de foire – et à stigmatiser, les « édentés milléniaux », « la masse le sujet poétique rompt ici avec les viandeuse des dudes de gym », les « fils tu fais stéréotypes et les images d’Épinal. Il illégitimes / de tous les trips de sauna », un statement se perçoit selon ses propres normes les amateurs de « jeux de pisse du midi », sur l’ambiguïté pour « aboli[r] la personne annexe dans les « dégénérés maculaires en truck chaque fois [s]on visage », celle qu’on voudrait bélier », les « bandés sur [le] massacre » que t’enlèves qu’il soit (parce que plus repérable ainsi que tous ceux qui utilisent les ta chemise et donc contrôlable), mais qui ne personnes marginalisées pour assouvir correspond aucunement à son identité leurs fantasmes débridés et étancher J’aimerais lire plus de strophes de intrinsèque. Ce sujet n’a que faire des leur soif d’exotisme. Un tel portrait ce calibre dans un prochain recueil catégories traditionnelles de sexes et vitriolique serait incomplet sans le violent de Sébastien Émond qui, je le sais, de genres, qu’il déconstruit volontiers : « Daddy », qui « prétend maintenir un bel n’a pas fini de nous étonner, de nous « arborant barbe et soutien-gorge », il équilibre de vie » en abusant des autres : bouleverser. échappe à tout effort de classification et revendique le flou identitaire, J’étais à moitié endormie et il me l’étrangeté, le queer. En réalité, il est demandait de baiser. J’ai pas répondu, un « agent provocateur », puisqu’il y’a commencé à me toucher, enlever remet totalement en question la pensée ses pants, je l’ai sucé parce que why binaire, l’un des principes fondateurs not. Y’a mis le condom pis il l’a pété. des sociétés modernes. Il m’a dit, va chercher les autres, vite ! HHH Mais y’étaient dans la salle de bain, il Sébastien Émond Foncièrement politique et viscéral, s’est genre frustré pis y m’a demandé Notre-Dame du Notre-Dame du Grand-Guignol nous de le sucer encore. Grand-Guignol

invite à revoir de fond en comble nos Montréal, Hashtag conceptions de la sexualité humaine, À la masculinité toxique, l’auteur·rice 2020, 76 p. 16 $ nos a priori, nos idées préconçues, oppose un discours décalé et mordant 79 Osmose pour un corps à soi | Critique

Poésie Chloé Savoie-Bernard « coécrites », s’engendrant les unes les autres. De ces alliances choisies 180 | LQ naît une descendance absente des Pourritures terrestres, le troisième recueil de Toino Dumas, arbres généalogiques : « nos enfants naissent sans papiers », écrit-on, tandis en appelle aux forces du vivant pour nommer un corps prompt qu’il « pleut sur tous les documents du monde ». Les éléments naturels aux métamorphoses. dissolvent donc les étiquettes légales, ces « documents » parfois étouffants. Quelque part entre incantations et s’inscrire dans l’espace à partir de ce prières, le livre n’est pourtant pas une qui s’échappe de lui. Il sera appelé à être Si quelques vers paraissent un peu élégie à la forêt boréale comme on recomposé quelque part dans la suite du convenus, comme celui-ci qui décrit en lit beaucoup, pour le meilleur et pour monde : « je nomme futur / ce qui tombe des « oiseaux / plus légers que l’air », le pire, depuis quelques années. de mes nerfs / en direction du ciel ». la beauté et la préciosité singulières Le rapport à la nature, ici, est beaucoup Pourritures terrestres montre ainsi une des autres images transcendent sans plus mystérieux et, surtout, il informe osmose continue entre humain et non- mal ces maladresses. La lumière que sur la capacité du sujet poétique à y humain. Pierres précieuses, animaux, détaillait l’autrice dans son précédent puiser de quoi correspondre un peu plus végétaux, ciel, eau, terre et feu rentrent livre, animalumière (Le lézard à lui-même. sous la peau de la voix poétique pour la amoureux, 2016), éclate ici en des nourrir ; peut-être aussi pour l’assiéger joyaux fulgurants qui Ce qui pulse à l’infini avant de circuler de nouveau vers le dehors. quête[nt] des constellations À la manière d’un herbier qui s’ouvre généreuses folles qui cherchent pour faire découvrir des plantes Une famille à refaire des fruits et des racines merveilleuses sous un nouveau jour, dans la communauté constante Pourritures terrestres montre tout Dans ce plaidoyer pour le mouvement des histoires le talent de Toino Dumas à créer une infini, la famille biologique et sa linéarité oscillation dans une quotidienneté qui, souvent claire paraissent restrictives. Politique par sa manière de rendre sous sa plume, se teinte d’onirisme. Rompre avec ce qui a été donné constante, pulsante et entêtée sa Sans angélisme, on arbore une volonté d’avance permet de trouver ailleurs recherche d’un corps à soi, la poésie de de montrer tout ce que la poésie recèle d’autres sources : Toino Dumas reste une des voix les plus d’organique : « soufre », « phosphore », puissantes et originales de la littérature « écorce » et « humus », chez l’autrice, j’ai redonné mon anniversaire québécoise actuelle. Liquide comme deviennent des éléments d’un jeu de à mes parents une formule magique, elle demande à pistes qui aide à mieux comprendre où puis je me suis enfuie être gardée en bouche longtemps pour on se situe. L’écriture s’apparente à sous une pluie torrentielle distiller ses sorts. une orientation vers un sacré, envisagé entre le goût et la faim comme une entité complexe. Disons que si le sacré possède une essence, elle est À la question de l’identité, on ne en perpétuelle reconfiguration : « tout demande pas un retour à la racine. On est un don / de douleur et d’extase / pris cherche un parcours à inventer pour dans l’ambre / et qui fond déjà ». mieux connaître ses contours, tout en sachant que la quête comprendra sans Ce « qui fond », dans l’esthétique doute moult risques et douleurs. Dans que déploie Dumas, rejoint la terre Pourritures terrestres, la « filiation pour ensuite, par condensation, [est] poreuse », c’est-à-dire prompte s’évaporer dans l’air, puis retomber aux reconfigurations personnelles, aux en pluie dont l’eau nourrira la voix affinités électives, aux liens à imaginer. poétique. Comme le dit le texte, « le Elle est aussi sensible à ses propres métabolisme est total ». Grâce à ces déficits, à ses défections. transmutations prenant les allures d’un HHHH cycle, un corps se meut. Ce dernier, Pour retrouver son identité, ce n’est Toino Dumas jamais entier, est plutôt constitué pas l’antériorité de l’hérédité qui dirige Pourritures d’apories et poursuit un devenir à le regard, mais plutôt le moment terrestres jamais inachevé : « certaines parties présent où il rencontre quelqu’un Montréal de moi / naissent continuellement / et qui lui ressemble. Cela garantit une L’Oie de Cravan d’autres s’abolissent au soleil ». Porté reconnaissance qui annule la solitude, 2020, 88 p. 16 $ par le mouvement, le sujet cherche à les voix des poèmes devenant 80 | L’enfance de force Critique

Poésie Jade Bérubé touche à la grâce. Et il y arrive souvent :

180 | LQ « je marche l’enfance / ce territoire colonisé ». On se surprend à espérer un L’auteur-compositeur-interprète Benoit Pinette (Tire le recueil où tous les vers auraient cette immense force de frappe. Lorsque « ça coyote) creuse son thème de prédilection – les stigmates de flambe / à l’embouchure de l’aube », l’auteur « veille la honte ». l’enfance – dans un premier recueil de poésie digne d’intérêt. même si j’ai grandi Nous connaissons l’une des couleurs tous les jours je crève dans le déni des fleurs lyriques de Benoit Pinette : cette voix plusieurs fois je ne mourrai pas si particulière servant admirablement à intervalles réguliers en emportant le printemps ses tristesses. La thématique de sur l’asphalte l’enfance comme une écharde se ou dans un ciel éteint Dans le dernier volet de l’ouvrage, le débusque facilement dans son corpus. placardé d’une violence obscure volcan s’est endormi, le soleil se répare. En chanson, le créateur de Désherbage La résilience est un défi sans cesse (2017) transforme la douleur en La deuxième partie aborde renouvelé. L’homme se vide de ses eaux expérience sensorielle puissante, à l’apprentissage de l’adulte meurtri, dans noires, les laisse couler dans la rivière. tel point que cette dernière semble une soudaine et nouvelle lumière. On y Il se permet des rechutes : « le monde indissociable de son propos. Le test suit l’homme dans les contradictions de en équilibre / est une matière nouvelle / maintenant : sa poésie peut-elle se la naissance, libéré du fardeau familial, que je manipule avec soin ». passer du formidable et singulier canal mais piégé dans la permanence de de l’interprète ? l’impact. Comme l’indique le très beau titre du livre, l’exercice de mémoire est une La réponse est oui… dans une certaine Les décalages s’amorcent épreuve de feu. En sortir indemne est mesure. Il y a, dans La mémoire est dès la venue au monde une chose ; en faire quelque chose une corde de bois d’allumage, un et toutes les promesses en est une autre. Certaines strophes apprivoisement de la souffrance qu’on crèvent les eaux auraient mérité d’être peaufinées, ne trouve pas chez Tire le coyote. sur-le-champ comme si Pinette nous avait livré des Si, en chanson, Benoit Pinette use d’une sans égard premiers jets ou des idées à exploiter : surenchère de la mélancolie somme à ce qui suit « feu de fausse joie / à l’assemblée toute complaisante (qui sied fort bien au familiale / la forêt brûle à ciel ouvert ». genre, cela dit !), nous sommes plutôt ici Il lui faut se revisiter pour déceler la Préciser les deux premiers vers aurait les témoins privilégiés d’un combat pour « mécanique des habitudes » et en engendré un poème parfait. C’est que la transcender. L’auteur n’expose plus prendre acte. L’espoir surgit à la fin la force de frappe de La mémoire est sa douleur avec emphase, mais cherche de ce voyage initiatique : « mon avenir une corde de bois d’allumage rend les à la brider. L’honnêteté de l’entreprise s’accommodera de sa descendance ». lecteur·rices exigeant·es. Car il y a chez fait du livre un objet troublant, même s’il Une porte qui annonce l’héritage à Benoit Pinette l’étoffe de la magnitude. n’atteint pas toujours sa cible. circonscrire dans les prochaines pages. je respire Le trauma des origines tout me rappelle à côté de moi-même qu’un bourgeon porte une feuille morte en frottant Nous sommes dans un récit, celui d’un la vie un jour futur les cernes inaltérables sauvetage annoncé. Le poète sépare en moins laissés sur mon histoire habilement son recueil en trois parties narratives chronologiques, écrites à la la perte suggère toujours première personne. La section initiale une époque présente l’enfance comme un cul-de- sac, une prison terrible qu’on ne peut La fabrication essentielle fuir : « je finis caché / dans un trou / à de la beauté même mon cœur / rêvant d’une haie de HHH cèdres / en forme d’oiseau ». Bien sûr, l’écrivain a parfois le réflexe de s’emballer dans les mots. On le devine Benoit Pinette Dans cet espace suspendu où tout habité par ses images poétiques, qu’il La mémoire est une corde de bois est brisé, « le vent tourne / comme accumule, et par le côté trop verbeux d’allumage une défaillance » sans jamais altérer qu’on lui connaît. Qu’il est difficile de Saguenay, La Peuplade la morsure du non-amour à la petite perdre ses habitudes ! Or, c’est par 2021, 104 p. semaine. l’économie de moyens que le poète 19,95 $ © Albarrán Cabrera 2021 Printemps Mademoiselle Samedisoir La findel’alphabet Le deuxièmemari Traduit del’anglaispar Traduit del’anglaispar Traduit del’anglaispar L’hôtel deverre Traduit del’anglaispar Emily St.JohnMandel La désidérata Marie HélènePoitras Frankissstein Jeanette Winterson Sébastien Chabot Noir métal C S Richardson C S Heather O’Neill Larry Tremblay DominiqueFortier Gérard deChergé SophieVoillot CélineLeroy

16 |03 06 |04 23 |03 04 |05 20 |04 CODA CODA CODA

LE DEUXIÈME MARI LE DEUXIÈMEMARI Larry Tremblay 82 | Faire tomber les masques Critique

Essai Maïté Snauwaert passant par les contrôles d’identité et 180 | LQ le soupçon, permanent et combiné, d’étrangèreté et d’illégalité. Le titre de l’ancien footballeur, aujourd’hui président d’une Un dialogue informé fondation à son nom contre le racisme, sera sans doute jugé L’essai, méticuleusement documenté, moins provocateur en Amérique du Nord qu’en France. s’appuie sur des publications très récentes dans plusieurs domaines La question raciale laisse encore qui n’avance toujours, affirme l’auteur, des sciences humaines et sur des terriblement mal à l’aise dans que masquée. comparaisons fructueuses avec le l’Hexagone, où le débat sur l’héritage de féminisme. Ainsi lit-on sur le bandeau la colonisation continue de diviser d’une La pensée blanche n’est pas la pensée du livre : « On ne naît pas blanc, on part les tenants d’une reconnaissance des Blancs. Pour qu’il y ait une « pensée le devient. » L’accent est mis sur la de ses atrocités, d’autre part les des Blancs », il faudrait d’abord avoir construction culturelle du fait blanc – et partisans nostalgiques convaincus du établi le groupe « Blancs ». Et sur non, comme c’est généralement le cas, caractère bienfaiteur de sa mission quelles bases ? Avec ou sans l’accord sur celle du minoritaire, toujours plus ou « civilisatrice ». Cette querelle suffirait des intéressés ? On voit comment moins sommé de se justifier d’exister, à ancrer la nécessité de La pensée ces questions constitutives hérissent surtout s’il demande des droits à la blanche, le plus récent ouvrage de Lilian immédiatement, mais est-ce qu’elles dignité. Thuram, auteur de Mes étoiles noires bousculent autant lorsqu’on entend (Philippe Rey, 2009) et d’un Nelson parler des « Noirs », des « Juifs », des Le sillage dans lequel s’inscrit Thuram Mandela (Hachette, 2018) pour les « musulmans » ? N’a-t-on pas tendance n’est ni celui des black studies à la enfants. à penser que ceux-ci font groupe de française (lancées par Pap Ndiaye), façon ethnoculturelle, voire innée ? Tout même s’il se réclame de Frantz Fanon, C’est aussi que le puissant modèle en leur reprochant alors, et du même d’Aimé Césaire et de James Baldwin, républicain français, qui pose en a souffle, leur « communautarisme » ? ni celui des travaux contemporains priori l’égalité de tous·tes, n’autorise Bien que sous-jacente, l’idée est d’Achille Mbembé. Plutôt, l’auteur pas la reconnaissance des différences répandue que les groupes minoritaires dit sa dette aux white studies à raciales ou des inégalités qu’elles (racisés) des sociétés occidentales l’américaine (Reni Eddo-Lodge, en suscitent. L’historien Pap Ndiaye (frère forment des touts homogènes ; particulier) et à la pensée décoloniale de l’écrivaine Marie NDiaye) a ainsi fait pourtant, l’idée d’être homogénéisés (Françoise Vergès, notamment), qui paraître, en 2008, l’éclairant La condition en tant que Blancs paraît révoltante. retournent la lentille vers les Blancs, noire. Essai sur une minorité française Comme si les Blancs pouvaient (et cet habituel non-objet de l’histoire, (Calmann-Lévy). avaient le droit de) se fondre en cette construction politique en creux, une masse invisible et majoritaire, réputée impartiale. C’est la fausse Pas une question d’identité silencieusement dominante. neutralité, érigée en universalisme, que dénonce Lilian Thuram. Cette Le point de départ de l’ouvrage de Plutôt, la pensée blanche se réclamation de responsabilité, qui va Thuram est éclairant. L’essayiste définit comme le « système […] de pair avec le rappel nécessaire de ce rapporte avoir été interpellé, il y a jamais totalement désigné » qui a que les droits acquis l’ont toujours été quelques années, par le dossier spécial « construit un discours plaçant les par les opprimé·es au prix de leur lutte d’un magazine : mettant en vedette Blancs au sommet de la "hiérarchie – non par la clémence soudaine des des auteur·rices comme Toni Morrison, humaine" ». Plus qu’une pensée au oppresseur·ses –, est peut-être l’aspect Maryse Condé et Martin Luther King, sens philosophique, elle correspond à le plus original de l’œuvre. ce dossier était dédié à « La pensée un exercice insidieux de domination, noire ». Or, raisonne Thuram, si un tel coextensif à l’esclavagisme et au vocable est recevable en tant qu’objet colonialisme (aujourd’hui à l’exploitation d’étude, sa réciproque devrait pouvoir minière et à la déforestation), qui être envisagée. Mais immédiatement, ne dit pas son nom et s’ignore (ou une dissymétrie apparaît : car là où l’on prétend s’ignorer) comme privilège. devine que le dossier sur « La pensée Cette hégémonie, « à la manœuvre de HHHH noire » était destiné à (re)valoriser violences institutionnalisées », stipule Lilian Thuram celle-ci, à en faire apercevoir la force implicitement qu’être de couleur est La pensée blanche autant que la spécificité, « la pensée l’indice d’une infériorité qui invite, voire Montréal blanche » est l’objet d’une dénonciation. prédispose à (et ultimement légitime) Mémoire d’encrier Cet examen de conscience, cependant, l’exploitation, de la mise en chaînes 2020, 320 p. 29,95 $ c’est ce que refuse la pensée blanche, aux emplois les plus dévalorisants, en 83 Les aléas de l’amour | Critique

Essai Evelyne Ferron un léger pincement au cœur en lisant celles retenues par Marsan : elles 180 | LQ commencent par des formules telles En 2019, un livre étonnant, avec pour sujet l’amour en que « Mon cher ami ». L’essayiste ne néglige pas les questions relatives aux Nouvelle-France, arrivait en librairie. La suite des aventures séparations et se permet de donner un exemple de mariage malheureux en de nos ancêtres concerne cette fois-ci les années 1760-1860. citant le cas… de la Corriveau.

Jean-Sébastien Marsan nous revient est désormais possible. Les lettré·es Au terme de cette histoire des avec le deuxième tome de son Histoire peaufinent ainsi leur quête de l’idéal mœurs et coutumes amoureuses des populaire de l’amour au Québec, publié amoureux grâce à des auteurs comme Canadien·nes français·es, on constate aux éditions Fides. En mélangeant la Lord Byron, Sir Walter Scott, Goethe et, que les institutions catholiques trame historique évènementielle aux bien entendu, Victor Hugo. Déjà, dans exercent une certaine domination changements vécus dans le vaste cet univers littéraire, l’Église tente de dans la sphère privée. C’est pourquoi domaine des relations amoureuses chez limiter les dégâts en développant sa Marsan prend le temps de revenir sur les habitants de la nouvelle province liste d’ouvrages mis à l’Index. cet aspect en conclusion. Un tel retour britannique de Québec, il nous plonge semble en effet nécessaire. L’auteur dans un monde en mutation politique Les troisième et quatrième insiste sur l’importance de ne pas et sociale. Au gré des pages, nous chapitres concernent le célibat et le analyser les réalités du passé avec découvrons les différentes réalités des mariage. Celui sur le célibat s’avère nos yeux d’aujourd’hui et de ne pas célibataires et des couples mariés, particulièrement fascinant, puisqu’il considérer la société d’alors comme de même qu’une Église catholique s’agit d’un sujet plus rarement abordé étant complètement assujettie à une omniprésente et indubitablement et souvent moins bien documenté. « dictature religieuse ». Les extraits scrutatrice. Les extraits d’archives utilisés sont d’archives nous démontrent par ailleurs très intéressants, car ils montrent le contraire. En effet, bien que les Canadien·nes les différentes façons à l’époque de français·es vivent alors les rencontrer des candidat·es potentiel·les. Regorgeant d’anecdotes, ce deuxième bouleversements provoqués par L’historien nous présente entre autres tome est une belle suite au premier. le Régime anglais, les institutions une petite annonce publiée en 1832 Il est toutefois difficile d’y bien suivre religieuses demeurent très actives dans le journal montréalais La Minerve, l’évolution chronologique des sujets dans la sphère privée afin de s’assurer dans laquelle un jeune homme cherche choisis, puisque nous passons souvent que l’étiquette amoureuse, empreinte une femme à marier. La compagne d’une décennie à l’autre sans qu’il y ait de respectabilité, puisse survivre aux idéale doit être « assez aimée de Vénus véritablement de lien logique. Qui plus perturbations politiques et économiques. et de la fortune ». Voilà une formulation est, certains sous-thèmes brisent par Mais en raison de leurs contacts avec savoureuse ! moments l’équilibre des chapitres. la société britannique, elles adoptent Il n’en demeure pas moins que ce livre, certaines pratiques populaires… comme Mais au-delà des petites annonces, où porté par une écriture directe et claire, les célébrations de la Saint-Valentin ! rencontrer l’homme ou la femme de s’avère une excellente synthèse pour sa vie ? Dans les soirées de danse qui, découvrir les plaisirs amoureux de nos Romantisme, célibat et comme l’explique Marsan, font craindre ancêtres. mariage les pires débordements aux élites religieuses. Si, pendant ces évènements, L’auteur nous plonge d’emblée dans le une idylle naît, les rencontres suivantes contexte historique des années 1760, se déroulent sous la supervision d’un·e marqué par le choc de la Conquête chaperon·ne. En fait, tout converge et l’officialisation du passage des assez naturellement vers le mariage. HHH territoires de la vallée du Saint-Laurent dans l’Empire britannique. Nous Jean-Sébastien Vie conjugale et sexualité Marsan découvrons avec intérêt comment Histoire populaire le romantisme anglais et ses idéaux Les derniers chapitres détaillent de l’amour au de mariage, basés sur l’amour plutôt l’évolution de la vie conjugale, Québec, de la Nouvelle-France que sur les alliances familiales, du voyage de noces – populaire au sein à la Révolution se fraient un chemin auprès des de la société anglaise, mais moins chez tranquille. Tome II : Canadien·nes français·es pour devenir les Canadien·nes français·es – 1760-1860 e une sorte de norme au xix siècle. au devoir conjugal et à la famille. Montréal, Fides Cette vision s’immisce d’ailleurs dans Les lecteur·rices habitué·es aux lettres 2020, 184 p. 29,95 $ les chaumières, où l’accès aux livres de leurs ancêtres auront peut-être 84 | Ces quelques rêves résiduels Critique

Bande dessinée Virginie Fournier Cette confiance dont elles 180 | LQ se sentent dépourvues

Temps libre propose une réflexion originale et sensible sur la Conjuguer vie familiale et carrière : est-ce un dilemme spécifique aux persistance des rêves et les difficultés qui les accompagnent. femmes ? Sans esquisser une réponse entièrement engagée dans ce sens, Dans Contacts (Mécanique générale, documentaire expérimental, qu’elle Leclerc interroge son propre rapport 2019), sa première bande dessinée, tente de mener à terme en jonglant au travail artistique en s’intéressant Mélanie Leclerc rendait hommage à avec ses propres obligations familiales, à sa matrilinéarité. Elle montre la carrière et à la famille de son père, sa « vraie » job et ses incertitudes. Ce comment s’alourdit la charge mentale fils de Félix Leclerc et caméraman film, pourtant longtemps chéri et auquel des femmes qui prennent soin de leur pour Pierre Perreault. Elle explorait la cinéaste consacre toutes ses maigres famille ; sous quels subterfuges se aussi son ambivalence face à un tel ressources, ne verra jamais le jour. Un manifestent les obstacles au délestage legs, elle qui oscille entre l’admiration coup du destin de trop. de ce poids quotidien ; en quoi cela envers son paternel et le besoin de dépasse, finalement, une volonté sortir de son ombre pour se tailler une individuelle de se libérer. Avoir confiance place dans le milieu du cinéma. Dans en soi : oui, mais comment ? son deuxième album, nettement plus L’œuvre ouvre une maîtrisé, Leclerc pousse plus loin sa Car de l’assurance, Mélanie aimerait en réflexion sur la filiation artistique et la perspective sur ce avoir davantage, sauf que les limites mémoire. Elle s’interroge sur la teneur semblent s’imposer d’elles-mêmes. de ses rêves et met en lumière les qu’est une ambition. L’alter ego de l’autrice ne se plaint embûches quotidiennes qui l’empêchent jamais et ne rejette pas le blâme sur son de concrétiser ses ambitions. Ces entourage. Mais où trouver la validation questions s’imposent de façon plus des pairs et une erre d’aller quand la marquée chez les femmes, comme en C’est de cet échec que jaillit la pratique artistique est interrompue témoigne le cas frappant de la marraine réflexion de l’autrice sur la pratique par une corvée et un shift ? Comment de l’autrice, Louise, sur lequel s’ouvre le artistique et la fugacité du temps qui réconcilier son rôle de mère et ses récit autofictionnel. passe. Temps libre invite à saisir les rêves ? La vie quotidienne – dont on ne occasions qui se présentent, mais calcule pas la valeur, puisque son bon Élaguer les ambitions aussi à accueillir les deuils de certains fonctionnement repose généralement rêves pour mieux les transformer. sur le travail invisible et gratuit des Sur scène, en plein milieu d’une L’œuvre ouvre une perspective sur femmes – empiète sur le temps de performance, Louise ne trouve plus ce qu’est une ambition. En effet, création. Quant à la pratique elle- ses mots. Atteinte d’Alzheimer, elle comment reconnaître l’importance même, elle paraît toujours « égoïst[e] et doit renoncer à une carrière théâtrale d’un projet audacieux et l’opportunité désincarné[e] », à moins qu’on décide qu’elle a entamée tardivement, après de le réaliser ? Comment accepter de lui consacrer les ressources qu’elle son mariage et son divorce ; après avoir la désuétude d’un rêve, son exige. Sinon, l’artiste doit abandonner élevé ses enfants et occupé un emploi impossibilité ? Autant d’interrogations certains rêves pour les recycler « sérieux » jusqu’à sa retraite. Elle s’est intelligemment abordées par autrement, les adapter sous une consacrée à sa pratique artistique au Leclerc dans une narration menée nouvelle forme. moment où il lui a semblé qu’elle avait avec adresse et rythmée par des « mérité » son temps libre, cet espace cadrages dynamiques. Du trait léger C’est ce que Mélanie Leclerc a entrepris à soi, et ce, malgré sa passion et son de l’artiste émane un mouvement avec succès. talent, qui constituaient pourtant des plutôt charmant, particulièrement raisons légitimes d’envisager une dans les plans de dialogues, dont la carrière d’actrice. vivacité m’a ramenée quelque part entre Jimmy Beaulieu et « l’évolution Le succès rencontré par Louise durant Pokémon » du style de Ginette sa brève carrière aurait pu survenir Anfousse. Le sens cinématographique beaucoup plus tôt dans sa vie. Elle en de Leclerc transparaît dans son HHHH aurait alors profité plus longtemps avant éloquence séquentielle : le propos est Mélanie Leclerc que sa mémoire disparaisse. C’est en perceptible dans la subtilité des jeux Temps libre quelque sorte le constat de Mélanie, qui de cases, dans plusieurs détails et Montréal s’inspire de l’expérience de la maladie passages silencieux qui donnent une Mécanique générale et de la profession de sa marraine pour plus grande ampleur à cette histoire à 2020, 176 p. 27,95 $ entreprendre un ambitieux projet de la fois intime, familiale et féministe. Avec des récits de : Pauvreté Marie-Célie Agnant · Jennifer Bélanger Sous la direction de Pascale Bérubé · Marilou Craft · Nicholas Dawson STÉPHANIE ROUSSEL Jean-Guy Forget · Jonathan Lemire Mariève Maréchale · Alex Noël · Emmanuelle Riendeau Karine Rosso · Stéphanie Roussel

« L’odeur des friperies m’a répugnée presque toute ma vie ; incapable d’y figurer mon corps, de lui accoler cette émanation d’humidité et de vies passées, abandonnées, anonymes. Puis, un jour, le dégoût s’est éteint, et alors j’ai su que je n’étais plus pauvre, que personne ne chercherait à trouver les traces de son mépris sur mon corps. Les choses sentent différemment selon qu’elles sont imposées ou choisies. J’ai désiré investir ce mot – pauvreté – depuis que je l’ai quitté concrètement. » S. R.

© Kim Renaud-Venne groupenotabene.com

• Édition du manuscrit ÉTUDIER • Gestion de projets éditoriaux • Production et commercialisation du livre EN ÉDITION • Révision éditoriale • Édition numérique DESS offert à temps complet • Diffusion et distribution ou partiel au Campus de Longueuil • du livre • Droit de l’édition

USherbrooke.ca/programmes-edition • Édition de périodiques • Marchés internationaux du livre 86 | Guy a un travail d’été Critique

Bande dessinée François Cloutier véritablement la bande dessinée : il se 180 | LQ plonge dans les œuvres d’auteur·rices et affine ses goûts. Il apprend également Depuis le début de sa carrière de bédéiste, Guy Delisle nous qu’il est accepté dans une école d’animation de Toronto. a beaucoup fait voyager. Dans Chroniques de jeunesse, c’est C’est beau, l’expérience vers son passé qu’il nous entraîne. Ce qui m’a toujours plu dans les Guy Delisle n’en est pas à sa première Au boulot, le bruit et la chaleur sont livres de Delisle, même dans ceux qui bande dessinée autobiographique. presque intolérables. Heureusement, m’apparaissent un peu moins réussis, Ses chroniques de villes étrangères il y a des périodes creuses la nuit. c’est la propension de l’artiste à insérer ont fasciné son lectorat – pensons à Les longues heures permettent au dans ses intrigues nombre de détails a Shenzhen et à Pyongyang, toutes deux protagoniste de se plonger dans les priori sans intérêt. Ces derniers finissent éditées à Pow Pow en 2019 –, tandis que classiques de la littérature universelle, toutefois par s’accumuler et apportent ses albums ancrés dans son quotidien de Cent ans de solitude (1967), de une finesse au propos. Chroniques familial, dont les quatre tomes de son Gabriel García Márquez, à Des souris et de jeunesse poursuit cette heureuse Guide du mauvais père (Shampoing, des hommes (1937), de John Steinbeck. tradition. D’abord, soulignons la qualité 2011-2018), ont amusé la galerie. hors pair du dessin : l’imposante Et si l’auteur raconte une histoire dans C’est aussi l’occasion pour lui de machinerie et l’usine sont illustrées avec laquelle il n’est pas personnellement travailler au même endroit que son père, soin et raffinement. Le meilleur exemple impliqué, c’est parce qu’il connaît son un dessinateur industriel qui habite seul d’orfèvrerie se retrouve dans les cases sujet à fond, comme il l’a prouvé avec en appartement et parle très peu, sinon où les tâches que le protagoniste doit son chef-d’œuvre S’enfuir : récit d’un de sa profession. Au cours des trois accomplir sont expliquées de long en otage (Dargaud, 2016). Dans son plus années suivantes, ils se croisent large. Certaines exigent de la minutie, récent livre Chroniques de jeunesse, rarement, sauf au moment des visites d’autres simplement « du bras », mais récit initiatique qui s’échelonne sur trois saisonnières du fils au logement du toutes sont cruciales pour que le produit étés, il nous explique comment il en est paternel. Le bédéiste ne tombe pas dans fini, le papier, soit réussi. De telles venu au dessin. Encore une fois, la psycho-pop de type « père manquant, tâches évoquent aussi celles liées à la le résultat est fascinant. fils manqué » ; au contraire, il expose création d’une bande dessinée. Mais ce la relation filiale sans la dramatiser, n’est pas tant sur le processus créateur révélant par la même occasion une que porte Chroniques de jeunesse, mais déception plutôt qu’un traumatisme. bien sur ces années formatrices où Ce qui m’a toujours le caractère et les intérêts de chacun Toute une faune gravite autour du s’affirment. plu dans les livres narrateur de Chroniques de jeunesse. Pour les pauses communes, les Sans prétention, Guy Delisle nous brosse de Delisle, c’est la ouvriers se retrouvent dans un petit un portrait de ce qu’il était à la sortie de local où trône une télévision. Les l’adolescence. Pour terminer, j’aimerais propension de l’artiste discussions ne volent pas toujours citer les mots du narrateur. Ce dernier, haut. L’aspirant dessinateur y rencontre après avoir vu un employé expérimenté à insérer dans ses des hommes âgés qui ont abandonné ranger un lourd boyau d’un seul mouve- l’espoir d’une vie meilleure, des plus ment de bras, s’exclame : « C’est beau, intrigues nombre jeunes qui prennent plaisir à intimider l’expérience ! » En refermant l’album, les travailleurs étudiants ainsi que j’ai pensé la même chose. de détails a priori des personnages hauts en couleur, comme un employé beaucoup trop sans intérêt. amical envers les débutants et un type sympathique à la musculature impressionnante. De tels liens ouvrent l’esprit du jeune étudiant, mais l’auteur HHHH

La vie de shop n’insiste pas trop sur leur importance : Guy Delisle il laisse les lecteur·rices en juger. Chroniques Étudiant en arts plastiques au cégep, de jeunesse le narrateur passe ses vacances Au cours du deuxième été passé à Montréal scolaires dans une usine de pâte et l’usine, le jeune Guy fréquente une Pow Pow papier. Il hérite des quarts de nuit, ce nouvelle bibliothèque située près de 2021, 160 p. 24,95 $ qui lui laisse la journée pour dessiner. chez lui. C’est alors qu’il découvre 87 Série B | Critique

Bande dessinée François Cloutier proportions de leurs visages changent selon le point de vue. Il m’est arrivé à 180 | LQ quelques occasions de les confondre ! Le criminel Richard Blass est un personnage plus grand que Scénario faible nature, et sa vie semble tirée d’un roman. Malheureusement, La première question qui surgit quand Blass. Le chat sur un toit brûlant n’est pas à la hauteur de son on lit l’album est la suivante : « Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire ? » antihéros. Elle n’est pas dénuée d’intérêt ; cela dit, Viau semble lui-même avoir de la Le cinéaste Robert Morin a marqué les Dès les premières planches, nous difficulté à cerner son sujet. Est-ce esprits de tous·tes celles et ceux qui sommes en plein cœur d’un vol de que le fait qu’un Canadien français ont vu le film Requiem pour un beau banque commis par Blass et l’un de ait tenu tête à la mafia italienne le sans-cœur (1992), librement inspiré ses acolytes, Ti-Cul Allard. L’avocat du transforme en un nouveau Maurice de la vie de Richard Blass. Ce dernier, brigand, Frank Shoofey, réussit cette Richard se battant contre les vilains rappelons-le, a fait la manchette à la fin fois à lui faire éviter la prison. Dans anglophones ? En réalité, les auteurs des années 1960 à la suite de nombreux la voiture qui les ramène à Montréal, auraient dû mieux définir la psychologie vols de banque. Il s’est aussi évadé l’homme de loi conseille à son client de leur protagoniste et mettre l’accent trois fois de prison et a été soupçonné de se méfier : les membres de la mafia sur son narcissisme. Plusieurs bandes de vingt et un meurtres. Dans Blass, italienne estiment que Blass et sa dessinées ont déjà présenté les vies l’artiste Jocelyn Bonnier et le scénariste bande ne respectent pas leur territoire. de bandits ou de tueurs en série, dont Michel Viau racontent les six dernières S’ensuivent des règlements de comptes Mon ami Dahmer (Çà et là, 2013), qui années de l’existence mouvementée du entre les deux clans, des poursuites porte sur l’amitié entre l’artiste Derf hors-la-loi. Viau est davantage connu et des tentatives de meurtre. Chaque Backderf et le meurtrier Jeffrey Dahmer. pour ses études sur le neuvième art, fois, le « héros » de l’album s’en sort, parmi lesquelles BDQ. Répertoire des ce qui lui vaut le surnom « Le Chat ». Un autre problème du scénario de Viau publications de bandes dessinées au Les scènes d’action abondent dans réside dans les différents niveaux de Québec, des origines à nos jours (Les l’œuvre ; pourtant, les lecteur·rices langage. Par exemple, Blass jure en 400 coups, 2000). Toutefois, le scénario risquent de se lasser vite de cette québécois, utilise des mots empruntés qu’il propose ne convainc pas, et les succession d’évènements vertigineux à l’anglais et lance des phrases dessins de Bonnier n’aident en rien à sa certes, mais anecdotiques. On a la comme : « On nous traite de façon compréhension. désagréable impression de regarder un barbare et lorsqu’on se rebiffe, eh bien, banal documentaire télévisé. L’un des on nous qualifie de dangereux ! C’est plus grands problèmes de l’ouvrage, une injustice. » Ces écarts sont trop c’est que les auteurs n’ont pas réussi nombreux pour qu’on adhère totalement On a la désagréable à insuffler une certaine humanité à à la vraisemblance des personnages. leur personnage principal. Ainsi, vers impression de la fin de l’album, Blass est enfermé au Je termine cette critique en citant pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul un personnage de l’album, plus regarder un banal dans une minuscule cellule, isolé de précisément un enquêteur, qui tous·tes, pendant deux mois. On nous s’exclame, tandis qu’éclate la guerre documentaire télévisé. fait comprendre et ressentir la rage qui entre le clan de Richard Blass et la monte en lui de façon tellement peu mafia : « Ça va mal finir tout ça. » subtile que cela en devient agaçant.

Sans âme En revanche, le découpage des planches est dynamique. Bonnier D’entrée de jeu, la préface de Claude s’inspire des comics américains de Poirier annonce le pire. Dans ce texte superhéros. La grosseur et la forme des H bâclé (si l’on se fie au nombre d’erreurs cases varient. Certaines se superposent Michel Viau et de syntaxe dans le premier paragraphe), même dans des séquences d’action. Jocelyn Bonnier le reporter judiciaire explique en détail Le dessinateur a porté une grande Blass. Le chat sur sa relation avec Blass. Les évènements attention à la reconstitution des un toit brûlant les plus importants racontés par le décors, des vêtements et des coiffures. Montréal détective se retrouvent dans l’album. Cependant, le trait manque de finesse. Glénat Québec On se demande donc à quoi servent ces De case en case, la physionomie des 2020, 144 p. 26,95 $ pages liminaires. protagonistes se transforme, et les 88 | Géographie affective Critique

Beau livre Emmanuel Simard de lieux chargés d’histoire [;] l’autre, 180 | LQ plus intimiste, infiltre le quotidien du photographe : cercle familial, relations Bertrand Carrière : Solstice représente un jalon dans le amicales, paysages arpentés, tant ceux de proximité que ceux repérés au gré cheminement de l’artiste et une pierre d’assise pour l’histoire de ses errances ». Deux axes dont les limites poreuses font naître les photos de la photographie au Québec. les plus riches. C’est que, selon Robert Enright, l’un des contributeurs Plusieurs images s’enchevêtrent sur la qui accueille les photos de Carrière. de l’ouvrage, « le temps et l’espace couverture. Rien n’est nettement défini, La simplicité est le mot d’ordre : l’objet- deviennent soudain inclusifs et c’est une nuit spectrale. Une silhouette livre respire la sobriété et demeure tout expansifs ». Ils créent chez les obscure, couronnée d’un feuillage en au long minimaliste dans son esthétique lecteur·rices comme ils ont créé chez contre-jour, se prend en photo dans et ses matériaux. Il est élégant que les le principal intéressé « une réceptivité le reflet d’une fenêtre, qui renvoie directeur·rices de la publication aient d’ordre phénoménologique, qui également l’image de l’intérieur d’une relégué les traductions des textes à relève d’une mémoire affective des demeure – une porte ouverte –, mais la fin de l’ouvrage, allégeant ainsi la évènements du quotidien et d’une aussi de l’extérieur. On discerne les mise en page. La place revient donc expérience sensible du monde » bâtiments d’une ville, dont on devine en entièrement au travail de Carrière, dont (Hakim). surplomb un ciel crépusculaire. l’influence sur la photographie actuelle est palpable. Comme le poète écossais George Mackay Brown, cité en exergue de À l’intérieur, c’est réglé au quart de tour. l’ouvrage, Carrière met volontiers À l’intérieur, c’est L’assemblage des images est fluide, sa main dans le feu des images. bien cadencé, et propose une lecture La métaphore est juste, car elle suggère réglé au quart de tour. claire de la production du photographe que les photos ne sont pas innocentes, et des points névralgiques de sa mais plutôt brûlantes et réconfortantes. pratique. Le livre est généreux, et rien Leurs flammèches tigrées peuvent, ne semble avoir été laissé au hasard. dans l’éternité de ce temps figé, donner C’est une œuvre en apparence simple, Les œuvres discutent entre elles, envie d’embraser le monde et de s’y vue des centaines de fois. C’est le forment des raccords qui décuplent leur reconstruire. Il en va ainsi pour Carrière, photographe photographié dans son puissance d’évocation. Un symbolisme qui se laisse définir par les œuvres, propre reflet, même si dans ce cas-ci, latent teinte souvent le corpus de guidé, nous rappelle Enright, par les le métier déploie sa mesure et en fait l’artiste – symbolisme qui fait penser gens qu’il rencontre plus que par sa une couverture plus révélatrice qu’il à celui des cinéastes Andreï Tarkovski propre démarche. n’y paraît. Elle métaphorise assez (Stalker, 1979) et Terrence Malick justement la démarche du capteur (L’arbre de vie, 2011). Au détour d’une Voilà un objet humble et riche, à l’image d’images qu’est devenu au fil du temps page, nous ne sommes pas surpris·es de l’artiste qu’il met en valeur. Bertrand Carrière. de croiser, à la fin d’une séquence, une citation de l’écrivain allemand La monographie Bertrand Carrière : W. G. Sebald, grand mélancolique s’il en Solstice, produite par les éditions Plein est. Ces images et d’autres, dont émane sud et la Galerie d’art Antoine-Sirois de un silence propre au recueillement (tel l’Université de Sherbrooke, rassemble ce tissu qui virevolte au vent, ou encore le corpus de l’artiste, qui s’étend de ces souliers au fond de l’eau), nous 1971 à 2020. La publication est « m[ue] rapprochent du rituel, de la méditation par l’objectif d’offrir un portrait plus sur le temps, de la construction de HHHH

exhaustif du "capteur" et de l’ensemble notre « intimité géographique », de M. Hakim de sa pratique », comme le souligne notre « être-au-monde » en discussion R. Enright Mona Hakim, l’une des codirectrices de constante avec nos mémoires. P. Rannou l’ouvrage. Bertrand Le feu des images Carrière : Solstice L’atlas photographique Longueuil/ Sherbrooke Plein Mona Hakim, qui signe le texte le sud/Galerie d’art Au premier coup d’œil, il s’agit d’un livre plus complet et juste sur Carrière, Antoine-Sirois de l’Université de aux allures standards. La couverture prend soin de scinder la production de Sherbrooke satinée est cependant séduisante, l’artiste en deux grands axes, « l’un, 2020, 304 p. 65 $ tout comme le papier légèrement lustré documentaire, raviv[ant] la mémoire 89 Voir le Nord | Critique

Beau livre Emmanuel Simard au bleu et au blanc de l’Arctique. Le corpus se déploie entre les 180 | LQ contributions des essayistes. Il réunit Parce qu’il présente une réalité qu’on aurait tôt fait de rejeter des captures vidéo, des photographies et des vues d’expositions dans des du revers de la main, Emmanuelle Léonard. Le déploiement/ compositions fort heureuses. Un Nord se crée au fil des pages, qu’on Deployment se lit et se contemple avec intérêt. ne peut « réduire à une seule couleur ou à un récit linéaire ». La profusion Le Nord. Sa lumière, ses palettes de Shepherd, une « circulation continuelle de documents de différents types couleurs allant du blanc franc au bleu entre les paysages extérieurs du monde témoigne aussi de l’engouement de glacé, sa météo extrême, ses espaces et les paysages intérieurs de l’esprit ». l’artiste pour les archives. La seconde porteurs de tant de promesses et de partie de l’ouvrage comprend un extrait ressources. Le Nord attire, fascine et Nord multiple du portfolio de la photographe : en suscite des questions aussi vastes que plus d’approfondir notre lecture de sa son territoire. Dans n’importe lequel de ces contextes démarche et de nous faire découvrir et de ces lieux, la photographe sa production récente, il inscrit Cela, les Forces armées canadiennes, « sillonne, […] déplie les nouveaux Emmanuelle Léonard. Le déploiement/ très au fait des enjeux géostratégiques paradigmes, en réinvente le récit », note Deployment dans une durée dépassant et de la souveraineté du territoire, l’ont avec justesse Louise Déry, commissaire celle de l’exposition. Une initiative que bien compris : elles y envoient depuis de l’exposition et signataire de l’un nous ne pouvons que saluer. plusieurs années des troupes de soldats. des essais du livre. Plus précisément, C’est d’ailleurs l’objet de l’exposition qui Léonard opère une « force imaginante » Ce Nord, soutient Hessler, « réclame de a été présentée en 2020 à la Galerie de très puissante à partir de ce territoire, nouvelles formes de cinématographies l’UQAM par la photographe Emmanuelle éloignée du romantisme bucolique qui reconnaissent que le fait de voir Léonard. et plus proche du pragmatisme n’équivaut pas à celui de savoir ». journalistique, qui érige l’art Léonard n’est pas dupe : elle est à L’artiste (qui, dans son travail, « porte documentaire en levier de changement. même de nous les offrir. Son travail attention aux rôles – et à ses effets Par ailleurs, le texte de Déry dénote reflète les mots de l’écrivaine Nan de détournements – autant qu’aux comme toujours un engagement vivant Shepherd, tirés de son recueil de individus ») a trouvé un lieu et un et indéfectible envers les artistes qu’elle poèmes In the Cairngorms (1934). contexte à sa mesure afin de poursuivre présente. Elle réussit à dresser un Ils traduisent bien le sentiment qui sa démarche. Elle a participé à une portrait clair des enjeux à l’œuvre dans nous habite lorsqu’on referme le livre résidence de recherche offerte par la production de Léonard et de leurs d’artiste : le Programme d’arts des Forces ramifications dans la sphère sociale canadiennes. Croisant sa pratique et politique. C’est une étude fouillée et this winter clarity compelling avec l’ethnographie, elle explore les brillante qui ne s’interdit pas une chaleur each to its own single telling1. paysages nordiques et documente les admirative. aléas qu’implique l’entraînement des soldat·es « tantôt fantomatique[s], En revanche, l’essai de Stefanie Hessler tantôt anonyme[s], tantôt incarné[·es] est plus carré. On sent l’autrice presque 1. « cette clarté hivernale obligeant / chacun à sa propre histoire » (ma traduction). et personnifié[·es] » dans des conditions obligée d’apposer des étiquettes ; or, climatiques rigoureuses. Soulignons comme Déry le souligne, Léonard ne aussi la présence dans la monographie porte aucune lentille idéologique dans d’œuvres que Léonard a produites son travail, elle ne dirige pas le point lors de son séjour à la frontière entre de vue. Aussi analytique et intelligent la Colombie et le Venezuela. Elles soit-il, et même s’il propose des thèses dépeignent la vie quotidienne de soldats d’une grande actualité, le texte de contrôlant le marché noir de l’essence. Hessler est un peu convenu. Il s’inscrit HHH Et en guise de contrechamp physique néanmoins dans la suite logique de Louise Déry et phénoménologique aux territoires la démarche de Léonard et sert à (dir.) nordiques, des photographies des « élargi[r] l’horizon de [son] travail ». Emmanuelle mines de sel situées dans la région Léonard. Le déploiement/ désertique de La Guajira. D’une certaine Circumpolaire Deployment façon, ces visages et espaces font Montréal vivre, comme le note l’écrivain anglais D’un point de vue plastique, le livre se Galerie de l’UQAM Robert MacFarlane dans sa préface à démarque par son design soigné et sa 2020, 184 p. 35 $ La montagne vivante (1977), de Nan palette de couleurs minimaliste, réduite

vlvie littéraire

Écrire Chronique Ne pas Coucher ailleurs délinquante se taire sur papier

Erika Yvon Mélikah Claire Soucy Paré Abdelmoumen Legendre

Photo : Erika Soucy 92 | Lettre à Marie-Andrée Gill Vie littéraire 180 | LQ

Écrire ailleurs Erika Soucy

Très chère Marie-Andrée, Tu m’as répondu : « C’est moins dangereux entendre l’écho. Il semble creux le trou d’aller là que de se promener dans les rues noir du pauvre. Je ne connaissais rien. de Québec. » Je te trouvais peace and love, pas mal. Puis j’ai failli mentir, inventer le Et si le fond était ici ? Sur la terre sans Quand j’ai dit « oui » à ton invitation, quand contrat d’une vie, une crise de cœur à ma arbre, sans argent, sans autres miroirs j’ai signé cette lettre de motivation à mère, des symptômes de Covid… Je ne sais que les yeux des passeurs ? soumettre au Conseil des arts du Canada, pas ce qui m’a convaincue de me rendre quand j’ai fêté la réponse positive, quand jusqu’à l’aéroport, en septembre dernier. J’avoue à ton amie, Alexandra : « Je viens je t’ai soumis mes contraintes d’horaire, des familles qui prennent vos enfants. » puis mes peurs, puis toutes les questions Ta tante Alice m’a demandé : « Tu viens de qui me réveillaient la nuit, des semaines quelle communauté ? » Il m’a fallu quelques jours pour me avant notre départ, je ne connaissais rien. décrisper. Je voulais être humble, mais Je ne pouvais qu’appréhender le Nord Je n’ai rien pu répondre, sauf un malaise ce n’est pas un état qu’on fabrique au en fonction de mes références propres, balbutié. J’avais chargé mon sac de Mushuau-nipi. Ce n’est pas en demandant de mon éducation, et j’ai très tôt appris la fragilité blanche, affaire immense à mon fils de rire moins fort ou de cesser crainte dans ma vie. impossible à transporter. Tout le monde de tout commenter que j’accéderais à a ri de mon paquetage. Moi aussi. l’humilité. Je n’avais qu’à faire un tour Jean Désy, lors d’une conversation télé- sur moi-même et profiter de la vue pour phonique, m’a rassurée : « Tu vas savoir Je connais ma place et l’héritage saisir que je n’étais rien, au Mushuau- te débrouiller, tu viens de la Côte-Nord. » des formulaires, des statistiques, des nipi, sinon une femme encore capable J’ai continué à douter et Jean, lui, a dû indemnités précises par enfant hébergé ; de s’émerveiller. Le rire de mon enfant se retirer du voyage. Ce n’était rien pour on appelle mes tantes à moi les réserves devenait alors une musique que Michael calmer mon angoisse ; on perdait notre du village, elles disent « tochtones » mal à (le réalisateur américain qui tournait un docteur. J’ai pris ma carte de membre l’aise des mots, pas encore prêtes à céder film sur la forêt boréale et dont on n’a d’Air Médic et j’ai prié très fort tous les entièrement, vois-tu. Se soumettre serait jamais compris ce qu’il faisait dans la morts que je connais pour qu’il ne nous s’accuser. Dans le trou noir du pauvre, toundra) allait appeler : « The best laugh arrive rien, à mon fils, Victor, et moi. leurs ongles s’enfoncent creux sur les of the world ! » Un poumon perforé, une pneumonie fatale, rebords, convaincues que ton peuple se une fracture ouverte, une infection du balance à leurs chevilles. Elles ont tort, Tu as dit : « J’aime ça quand le monde est sang… Un écrasement d’hydravion ! elles ont tort, elles ont tort, elles croient vrai, de même. » Photos : Erika Soucy Photos : 93 | Vie littéraire 180 | LQ Photos : Erika Soucy Photos :

Les petits sont en charge du cri, ticket « me débrouiller », je prenais mes aises. par après, en fakant des back vocals sur pour la fête et le sacré. Ils fantasment un Tu veux te sentir propre quand ça fait une Marie-Stone. troupeau et la terre qui tremble et des semaine que t’as pas pris ta douche ? vraies aurores boréales s’il vous plaît. Change tes combines pis lave ta face. J’ai été élevée dans le racisme, Marie- On peut demander à qui on veut, c’est Tu t’ennuies de ton lazy-boy ? Va t’évacher Andrée, et je te jure que l’anecdote sur notre affaire, l’important, c’est d’essayer. dans le lichen là-bas. Tu veux faire Pocahontas est juste cute. Il y a moins Je nous excuse de ne pas savoir, de tout dépenser de l’énergie à ta progéniture ? de dix ans, je n’osais pas le dire fort, ramener à l’intention or ça ne suffit plus. Va marcher dans la montagne. Ça te mais je croyais ton peuple responsable Il faut prendre le temps d’apprendre, semble tout près ? Ici, c’est le désert, mon de son malheur. « Profiteurs », il vient du sud le temps. Ici, on appelle ami. Ton profit est plus loin que tu penses « dangereux », « lâches », ce sont des ça la vie. mais ce sera le plus beau pèlerinage que mots que j’ai prononcés à micro fermé, t’auras jamais fait. car il était bien vu, dans mon milieu, Victor crie : « CAAARIIIIBOUUUU ». de maintenir une méfiance envers Cette cueillette, c’est une réconciliation les tiens. Cette violence ne m’est pas Chaque journée allait offrir son moment avec ma grand-mère qui me forçait à tombée dessus par hasard, elle m’a été de grâce. Te rappelles-tu, Marie-Andrée, monter dans le bois à 5 heures du matin enseignée. Je sais, oui. Je ne te l’ai pas l’arc-en-ciel qui attendait à la sortie pour en ressortir à la noirceur, en juillet, avoué, ça, avant de partir. de notre shaputuan ? Ça valait la peine le fond de la tête noire de mouches, mon d’interrompre les siestes d’après-midi de amour-propre sous une roche quelque Ma peur de mourir en allant au Mushuau- toute la gang ! Te rappelles-tu les étoiles part sur la trail du 22 miles. Cette nipi venait sans doute de cet héritage dans le ciel, la nuit après le passage des cueillette sur un lit de lichen, allongée en peu glorieux ; je le réalise maintenant. caribous ? Te rappelles-tu nos discussions étoile où je m’étire le bras pour toucher Se défaire du racisme est ardu et long, entrecoupées des histoires jamais plates mon précieux. Des plants d’un pouce mais tu m’aides à croire, plus que jamais, d’Alexandra ou des répliques comiques chavirant mes repères, ne croire qu’aux que c’est possible. C’est une arme que j’ai de nos enfants ? Te rappelles-tu le goût bleuets comme si j’étais jamais sortie. reçue, enfant, quand toi, tu apprenais à des bleuets ou des graines rouges ou des Des graines rouges, des camerises, courir. Tu aurais pu être épuisée de cette camerises même si tu doutes encore que de la camarine, le sac plein, mille sacs course et refuser de me faire face ; pour j’ai pu trouver une talle de camerises ? et j’aurai rien pillé. C’est un cadeau de ta survie. Tu as choisi de soutenir mon Ce furent des cadeaux, des dons, de la bienvenue. regard. magie… Il m’est venu l’envie de croire. Tu dis à nouveau : « Des camerises, Merci de partager autant. Tu es loin d’en Abanoub, l’autre cinéaste, a dit : « La foi ça pousse pas icitte ! » être obligée, mais merci, merci surtout commence avec le doute. » Et Naomi, de me permettre d’offrir une meilleure grande écrivaine : « Ça prenait un créateur Tu me parlais des couleurs d’automne éducation que la mienne à mon fils. pour penser à ça. » de la toundra, Marie-Andrée. Tu as trouvé un chandail dans les mêmes En vivant ta culture à tes côtés, j’ai connu La bourrasque me pousse au sol, me teintes. Tu le portes pour y partir encore. la terre sans arbre et notre humanité. ramasse. Dans dix minutes, il va grêler Petite, j’avais un couvre-lit dont les ou pleuvoir ou la lumière la plus pure motifs auraient pu s’en inspirer. Je suis que j’aurai jamais vue va apparaître gênée d’avouer qu’il se mariait avec la et je vais pogner le fixe sur la George, décoration de la Pocahontas de Disney, Erika Soucy est née en 1987 à Portneuf-sur-mer, les poumons, la gorge, les yeux, la tête dans ma chambre. J’étais obnubilée par sur la Côte-Nord. On lui doit les recueils de poésie surtout, débordants. Je maîtrise l’amour, Pocahontas, même si le film est plate à Cochonner le plancher quand la terre est rouge, là où on ne cherche pas à bâtir. mort. J’avais appris la toune par cœur L’Épiphanie dans le front et Priscilla en hologramme. et l’avais interprétée au concours de lip Son premier roman, Les murailles (VLB, 2016), Je répète à mon fils : « Je t’aime. » sync du terrain de jeu. Je dansais dans a remporté le Prix de la Bibliothèque de Québec – SILQ un costume trop serré en suède, avec et a été porté à la scène. Elle travaille actuellement à Les derniers jours, j’avais ma routine. mon obésité précoce. Tout le monde l’écriture d’une deuxième pièce de théâtre qui verra le J’ai eu l’impression de faire plus que riait de moi. J’ai sauvé mon honneur, jour sur les planches du théâtre La Bordée, à Québec. 94 | La plus grande écrivaine du Québec Vie littéraire

180 | LQ Chronique délinquante Yvon Paré

Marie-Claire Blais a vingt-six ans quand me donnait des yeux. Je voyais pour la tranquilles et sournois comme deux elle publie Une saison dans la vie première fois ces enfants, comme des bêtes couchées, frémissant à peine dans d’Emmanuel. Avec ce quatrième ouvrage, petits animaux qui longeaient les murs leurs bottines noires, toujours prêts à se tout change pour elle. Ce roman la et se terraient sous les bancs. Des lever : c’étaient des pieds meurtris par de propulse à l’avant-scène de notre monde ombres que l’on pouvait perdre dans la longues années de travail aux champs littéraire et de la francophonie, lui permet neige avec le Septième, cet enfant qui, (lui qui ouvrait les yeux pour la première de remporter le prix Médicis en 1966. disait-on, possédait un don. Le septième fois dans la poussière du matin ne les de la famille avait quelque chose de voyait pas encore, il ne connaissait pas Au moment de sa sortie aux Éditions du singulier. Chez Marie-Claire Blais, il résiste encore la blessure secrète à la jambe, Jour, en 1965, je débarque à Montréal, à tout et traverse les épreuves sans être sous le bas de laine, la cheville gonflée tout barbouillé, après douze heures de trop amoché. Et les hommes, toujours sous la prison de lacets et de cuir…) des train. Je me réfugie dans le premier dangereux, vindicatifs, surtout avec un pieds nobles et pieux (n’allaient-ils pas à appartement que je trouve, un sous- verre dans le nez. L’un de mes oncles a l’église chaque matin en hiver ?) des pieds sol d’Outremont, me terre comme retourné la grande table, un jour de l’An, vivants qui gravaient pour toujours dans une petite bête frileuse qui n’ose plus gâchant le festin de ma tante, semant les la mémoire de ceux qui les voyaient une quitter sa tanière. Heureusement, les pleurs et les hurlements. Un fils avait osé seule fois – l’image sombre de l’autorité cours à l’Université de Montréal me le contredire. et de la patience. forcent à bouger. Je vis dans les livres, avec Sartre, Camus, Duras, Yourcenar, La strappe tel un châtiment de Dieu. Toute une vie de tâches, d’efforts, Hamsun et Faulkner. Je rature les textes Ça tombait à onze heures pile le matin de prières, de colère et de résignation qui deviendront L’octobre des Indiens, six et à quinze heures en après-midi. Sur dans cette présentation. C’est déjà un ans plus tard. les mains, les dix doigts. Des heures à aperçu de l’écriture qui va s’installer genoux dans un coin, jusqu’à ne plus être comme un continent à la dérive à partir Je découvre Marie-Claire Blais en 1970. capable de me relever. Il fallait dompter de Le sourd dans la ville, en 1980, Ce fut l’illumination avec Une saison les bêtes rétives que nous étions. Et et donner l’incroyable fresque des douze dans la vie d’Emmanuel. Je ne jurais que la mort tellement noire quand elle volets de Soifs. par Tolstoï et Dostoïevski auparavant, s’avançait dans l’aveuglement de janvier, convaincu que je devais apprendre le sur des chemins impraticables. La petite Et j’entends Rimbaud quand je relis russe pour avoir le droit d’être écrivain. voisine ne viendrait plus jamais à l’école, cette phrase. « Immense, souveraine, ni l’imprudent étouffé dans un banc elle semblait diriger le monde de son Marie-Claire Blais me ramenait dans de neige ou un cousin emporté par la fauteuil. » L’écho des Poètes de sept ans : mon village, mon pays de bancs de tuberculose. Le cercueil blanc glissait « Et la Mère, fermant le livre du devoir, s’en neige, de messes et d’épinettes. dans l’église avec les reniflements de ma allait satisfaite et très fière, sans voir… » Je suivais grand-mère Malvina vêtue tante qui pleurait à toutes les funérailles. de noir, les cheveux retenus par des Jean Le Maigre et le Septième lisent dizaines d’épingles. Cette femme sèche, Inspiration dans les bécosses, écrivent des poèmes brusque, toujours de mauvaise humeur, tout comme le petit révolté de Rimbaud sentait le camphre et je ne sais quoi. Marie-Claire Blais, je l’ai lue et relue, aime « la fraîcheur des latrines » pour y Mon autre grand-mère était encore croisée à quelques reprises. Une écrivaine imaginer « des romans sur la vie du grand plus farouche et belliqueuse. Almina fantastique, certainement la plus grande désert, où luit la Liberté ravie ». jetait sa famille dehors, au mois d’août, du Québec, la plus percutante et la plus pour sa brosse annuelle. Plusieurs jours universelle. Monde à chanter, hurler, boire dans sa maison, seule derrière les rideaux tirés. Je m’attarde sur l’incipit d’Une saison Et l’univers s’ouvre devant le bébé tout dans la vie d’Emmanuel et c’est un pur neuf. Le travail épuisant, le sexe imposé Voisins délice. Le détail d’une fresque de Brueghel par l’homme, l’éloignement des mâles l’Ancien qui s’anime devant nous. et des femmes (Grand-Mère Antoinette Marie-Claire Blais, on aurait dit, avait visité discute avec son gendre, mais ils ne sont de lointains voisins qui m’intriguaient, des Les pieds de Grand-Mère Antoinette jamais dans la même pièce), les enfants familles isolées au bout des rangs. Elle dominaient la chambre. Ils étaient là, qui tombent du corps des mères comme Photo : Sandra Lachance

une pomme à l’automne. La vie, la mort, l’épouvantable exploitation des enfants son corps dans la lumière du jour. Il était le froid, la faim et la peur. La transgression qui sortent estropiés des usines. mort sans l’avoir connue, lui qui avait par les livres et les caresses, la religion cherché à la conquérir dans l’épouvante et la démence. Toute la Révolution tranquille frémit dans et la tendresse, à travers l’épaisseur raidie les épîtres de Jean Le Maigre, qui sonnent de ses jupons, de ses chemises, de mille Dans mon roman Le voyage d’Ulysse, les comme des gongs. Emmanuel sera l’élu. prisons subtiles qu’elle avait inventées descendants innombrables de grand-mère Il ne faut pas oublier qu’en hébreux ce nom pour se mettre à l’abri des caresses. Allada se battent avec les chiens pour un signifie « Dieu est parmi nous ». Il est celui bout de crêpe. Ils sortent directement qui va changer l’ordre établi, repousser les Mes deux grands-mères ont mené un de ce roman de Marie-Claire Blais. Avec curés et entendre peut-être les femmes combat similaire. Elles parlaient souvent Père Reproducteur qui passe ses jours muettes jusque-là, celles qui n’ont jamais des « maudits hommes qui ne pensent et ses semaines à couper des arbres qui appris à dire non. Jean Le Maigre devient qu’à la couchette ». repoussent dans la nuit. Tout comme chez Jean le Baptiste, le précurseur qui secoue Blais, il est un danger et une menace pour le monde par ses prophéties et prédit la Une saison dans la vie d’Emmanuel m’a les enfants et les femmes. venue du sauveur. poussé vers la littérature du Québec et l’écriture qui est devenue la mienne. Audace Ce roman marquant m’a redonné le J’ai ressenti un même plaisir et ce bel Québec dans ses misères et ses échecs, émerveillement, cinquante ans plus tard, en Quelle audace pour 1965 ! Madame ses peurs et ses tremblements, ses relisant la prose unique de madame Blais. Blais s’attaque à tous les tabous. révoltes et ses espérances. Des pages La sexualité de Jean Le Maigre avec époustouflantes comme celles où Grand- ses frères, le mysticisme d’Héloïse Mère Antoinette parle de sa résistance qui rêve d’être « ravie » par Dieu et qui à son mari avec une fierté troublante. Journaliste, écrivain et chroniqueur, Yvon Paré a publié une finira au bordel, le prêtre qui profite de Véritable morceau d’anthologie. quinzaine d’ouvrages, des essais, des romans, de la poésie petits festins, la pédérastie dans les et des récits. Signalons Le voyage d’Ulysse, prix Ringuet 2013 pensionnats, lieu de toutes les agressions Grand-Mère Antoinette nourrissait de l’Académie des lettres du Québec et du Salon du livre du et de toutes les perversions qui ont encore un triomphe secret et amer en Saguenay – Lac-Saint-Jean. On retrouve l’ensemble de ses secoué la Grande Noirceur. Il y a aussi songeant que son mari n’avait jamais vu chroniques sur < yvonpare. blogspot. com >. 96 |

Vie littéraire À une absente

180 | LQ Ne pas se taire Mélikah Abdelmoumen

« L’acharnement esthétique, soutenait Julie, recouvrait le corps d’un voile de contraintes tissé par des dépenses extraordinaires d’argent et de temps, d’espoirs et de désillusions toujours surmontées par de nouveaux produits, de nouvelles techniques, retouches, interventions, qui se déposaient sur le corps en couches superposées, jusqu’à l’occulter. C’était un voile à la fois transparent et mensonger qui niait une vérité physique qu’il prétendait pourtant exposer à tout vent, qui mettait à la place de la vraie peau une peau sans failles, étanche, inaltérable, une cage. »

– Nelly Arcan, À ciel ouvert

Je vivais en France depuis un an ou deux, femme occidentale cessait d’exister en pas en raison de la qualité de ce qu’elle et elle y était en visite à l’occasion des tant que femme. écrivait. Disons que les livres de Nelly Assises internationales du roman pour faisaient les frais d’un voyeurisme typique À ciel ouvert (Seuil, 2007). Nous étions Le patron du bistro souriait de nous voir de cette époque. (La question de savoir installées sur une terrasse du Vieux discuter avec une animation de fillettes de si la faveur dont ils jouissent désormais Lyon en train de boire des quantités de sujets tout sauf enfantins, incapables de dans le milieu universitaire est moins vin pas très recommandables et elle me nous quitter malgré la pluie qui se faisait de suspecte reste, pour moi, entière. Mais parlait de sa nouvelle obsession. Nous plus en plus insistante. Il avait fini par nous c’est un autre sujet.) étions amies, et nous aimions tester installer un parasol pour nous protéger de l’une sur l’autre nos analyses sociales et la flotte, et nous apporter une énième Au moment où elle s’est mise à exposer littéraires, surtout lorsque nous savions carafe de rosé, offerte par la maison. publiquement sa théorie de la burqa qu’elles allaient nous attirer des ennuis. de chair, j’ai eu peur pour elle. On avait u encore beaucoup de mal avec les prises Elle me parlait de la femme occidentale de position de Nelly, sa façon de ne qui – comme une certaine femme Ce que je raconte ici se passait longtemps jamais mettre de l’eau dans son vin. Il y orientale – était cachée par la burqa, avant qu’il soit généralement bien vu a eu, par exemple, lors de mes passages disparaissait derrière sa propre d’aborder les livres de Nelly Arcan dans réguliers au Québec, des soirées au exposition, son propre dénuement, son un cadre universitaire et à une époque où cours desquelles on disait, la bouche un propre sexe, enfermée dans une exigence le milieu la snobait, sans doute à cause peu pincée, que c’était contradictoire et d’éternelle jeunesse, d’impudeur et d’un succès commercial instantané qui peu crédible, cette femme qui avait subi d’attisement du désir masculin. Dès semblait suspect et qui l’était, mais à autant de chirurgies esthétiques, mais qui qu’elle cessait de tout mettre en œuvre mon sens pas pour les raisons que l’on écrivait contre les stéréotypes féminins et pour être cet objet de désir entretenu par imaginait. Suspect, le succès de Nelly au le refus du vieillissement… Il m’arrivait de l’acharnement esthétique, dès que l’âge moment de la parution de Putain (2001) répondre que justement, personne n’était ne lui permettait plus de faire illusion, la et de Folle (2004) l’était bel et bien, mais mieux placé qu’une femme comme elle pour en parler, et que d’ailleurs c’était factice dont nous nous vantons, à la nourrie, qui auraient confirmé la validité mon amie. Ça tendait à jeter un froid. construction de notre propre cage… de sa thèse, qu’elle aurait peut-être vues 97 | comme des consœurs dans le combat, Dans sa théorie de la burqa de chair1, Des années après sa mort, à un moment des mères spirituelles. la comparaison avec le monde arabe où Nelly avait atteint le sommet de sa m’angoissait. Je me disais qu’on gloire (mais où, à ma grande colère et u l’accuserait de se prononcer, en tant à mon grand désespoir, elle ne pouvait que femme occidentale, à travers le plus en être témoin), j’ai découvert À quoi ressembleraient aujourd’hui nos Vie littéraire voile de l’ethnocentrisme blanc. Derrière chez deux « Orientales » des propos conversations, alors qu’à désormais l’acharnement esthétique occidental, il y sur l’aliénation et l’enfermement de la quarante-huit ans, nous nous retrouverions avait, selon Nelly, la peur de l’effacement femme occidentale qui trouvent un écho sur une terrasse montréalaise pour parler 180 | LQ qui, dans nos sociétés, s’abat sur toute troublant avec la théorie de la burqa de de Béji et de Mernissi, nous rappelant femme de plus de quarante ans. D’accord. chair de Nelly, et cette question du harem combien nous avions peur de disparaître Mais comparer cela à la burqa ? Par un patriarcal. Dans Islam Pride. Derrière le du domaine du désir occidental à trente- scrupule de fille dont la moitié des racines voile, l’écrivaine tunisienne Hélé Béji trois ans ? À nous dire que ça y est, nous viennent du Maghreb, mon esprit butait écrit : sommes disparues, mais que c’est à la fois sur ce nouveau défi du raisonnement aussi grave et moins tragique que ce que arcanien. Mais Nelly ne me, ne nous D’autres rites violents et vulgaires nous craignions ? Que précisément grâce laissait jamais penser confortablement. sont adoptés par les femmes, où elles à l’âge, nous ne nous définissons plus Et le fait qu’elle veuille éprouver cette s’exhibent comme des esclaves ruti- forcément tant par notre existence dans théorie en particulier dans ses échanges lantes, aussi dégradées que l’ancienne. le regard des autres et qu’en ce sens, être avec moi, qui m’appelle Abdelmoumen, Un exemple me paraît frappant. C’est frappées d’invisibilité, exclues du grand n’était évidemment pas anodin. l’usage actuel d’enfermer les femmes harem patriarcal, n’a peut-être pas tant dans la tyrannie d’une perpétuelle d’importance ? u jeunesse, qui les asservit davantage au sexe masculin. Les règles oppressives où En discuter avec elle, et rire de colère, Me revient en mémoire une autre fois où la femme vieillie est contrainte au supplice d’amertume et du bonheur d’être Nelly et moi avions fait un de ces apéros de courir après le masque de sa jeunesse, ensemble. Abdelmoumen et Arcan, parlant interminables, à Montréal, alors que j’étais pour une nouvelle chasse à l’homme, des correspondances entre les prisons en vacances au Québec. la figent cruellement en deçà d’une limite féminines d’un monde à l’autre, et de d’âge où, vaincue par le temps quand l’hypocrisie de cette culture occidentale Nous étions allées loin en buvant notre même, elle sera mise au rebut. Quelle qui nous a vues grandir toutes les deux, rosé ce soir-là, dans un restaurant du horreur ! L’homme lui-même voit défiler, et devenir femmes – son immense pré- Mile End : nous avions parlé de la en continu sur les écrans, l’appât féminin tention, sa déroute. responsabilité des femmes dans cette dans le mensonge d’une éternelle jeunesse, affaire de burqa de chair. De cette qui l’enferme dans son appétit prédateur. Mais c’est impossible. Et les mots ne discussion typique de celles que nous Il ne voit plus le féminin autrement 3. sauront jamais dire la douleur causée par avons eues tout au long de notre amitié, ce trou qu’a creusé le départ de mon amie, Nelly allait tirer une chronique que je Quant à Fatima Mernissi, sociologue et et l’absence des livres qu’elle aurait écrits n’oublierai jamais, et dans laquelle elle écrivaine marocaine que j’évoquais dans dans la quarantaine, la cinquantaine, écrivait notamment ceci : ma première chronique à LQ, elle dit dans la soixantaine, mais qui n’existent pas, qui Le harem et l’Occident ces mots que Nelly n’existeront jamais ailleurs que dans mon [C]’est arrivé hier en parlant avec et moi aurions pu déclamer sur toutes les imagination – et, peut-être, en creux, dans Mélikah Abdelmoumen dans un cinq terrasses du monde : ce texte. à sept, à deux heures du matin. […] Cette jeune auteure est la seule femme Les Occidentaux n’ont pas besoin de au monde, en dehors de moi peut-être, payer une police pour forcer les femmes qui voit dans les magazines de mode à obéir, il leur suffit de faire circuler les 1. Nelly Arcan explique plus avant cette théorie dans un entretien que j’ai fait avec elle à propos d’À ciel une arme de destruction massive des images pour que les femmes s’esquintent ouvert : « Liberté, Féminité, Fatalité : cyberentretien femmes par les femmes, une forme à leur ressembler. Quelle importance, avec Nelly Arcan », Spirale, no 215, juillet-août 2007. de terrorisme qui reconduit, par alors, que les vraies femmes aient eu 2. Nelly Arcan, « Les mères patriarcales », décérébration des consommatrices accès à l’éducation et acquis un savoir Ici Montréal, 15 au 22 mars 2007. qui semblent aveugles à la pédophilie impressionnant, si la beauté est la valeur 3. Hélé Béji, Islam Pride. Derrière le voile, Paris, ambiante des images (fillettes de en soi 4 ? Gallimard, 2011. 11 ans montrant leurs fesses pour une 4. Fatima Mernissi, Le harem et l’Occident, pub anticellulite de Christian Dior), Je suis devant mon écran, à écrire ceci, traduction de Marie-France Girod, Paris, le grand harem patriarcal, avec encore à relire Mernissi, Béji et Nelly, et je Albin Michel, 2000. plus d’efficacité que les hommes 2. mesure combien mon amie, comme souvent, était douée de (clair)voyance. Le harem. Encore l’Orient pour parler de Et je sais combien il lui en a coûté. Et je Mélikah Abdelmoumen est née à Chicoutimi en l’Occident, sous la plume d’une autrice, regrette de ne pas l’avoir comprise plus 1972. Elle a séjourné en France de 2005 à 2017 et femme et penseuse blanche, dans le tôt, de ne pas l’avoir mieux défendue, vit maintenant à Montréal. Elle a signé de nombreux but de nous dire que notre prétention de de ne pas avoir connu, du vivant de Nelly, articles, romans, essais, récits. Son plus récent livre, femmes occidentales est un leurre et ces autrices orientales dont j’aurais Douze ans en France, paraissait en 2018. Elle est que nous prenons part, avec cette liberté ensuite pu lui parler et qui l’auraient également éditrice à VLB. 98 | Vie littéraire

180 | LQ La tour d’ivoire

Coucher sur papier Claire Legendre

J’ai longtemps été fascinée, ado- de la complaisance, de la fatuité, de spectrale, grouillante des autres me lescente, par le titre d’un livre que je la couardise. L’écriture rend pourtant manque. Comment parler d’eux sans n’arrivais pas à lire : Mon année dans l’isolement difficilement évitable. les voir ? C’est donc encore de moi que la baie de Personne, de l’écrivain Il n’est pas besoin de tour ni d’ivoire, je vous parlerai, puisqu’aux autres je autrichien Peter Handke. J’imaginais un stylo et des bouchons – ou des n’ai plus accès. Et puis, à ne pas les qu’il y était question d’un écrivain écouteurs – suffisent d’ordinaire à vous connaître, je redoute de me méprendre solitaire arpentant le paysage à isoler de vos contemporains. J’aimais sur leur compte, et on ne pardonne la recherche d’un trésor intérieur. écrire dans les cafés, en écoutant de la plus ce genre d’erreurs : autant parler J’ignorais que Handke avait donné en musique, ou parfois celle que faisaient seulement de ce que je connais. Autant 1966, à Princeton, une conférence les langues étrangères des clients aux restreindre mon champ de nuisance à intitulée J’habite dans une tour d’ivoire, autres tables. J’aimais les regarder à moi-même. Voilà une décision un peu dans laquelle il opposait sa propre défaut de les comprendre, c’était me lâche mais fort sage. Vivre sous le écriture aux lettres allemandes qui le les approprier aussi, imaginer pour eux volcan, c’est aussi s’en tenir à l’abri. précédaient : d’autres vies, lire leurs regards, leurs Jusqu’à ce qu’il explose, me direz-vous. gestes, en levant de temps en temps Une certaine conception de la littérature la tête, comme un peintre avait fait « J’ai toujours tâché de vivre dans use d’une jolie expression pour désigner mon portrait un jour dans un café de une tour d’ivoire ; mais une marée ceux qui refusent de continuer à raconter Vienne – et je n’avais pas eu le courage de merde en bat les murs, à la faire des histoires, tout en recherchant de d’aller regarder par-dessus son épaule crouler », écrit Flaubert à Tourgueniev nouvelles méthodes pour décrire le le résultat. C’était pour moi la bonne en 1872 : le lire sous sa plume me monde. On dit qu’ils vivent dans une tour distance : au milieu des autres mais console un peu. d’ivoire, et on les qualifie de formalistes sans suivre leurs conversations, sans et d’esthètes. me laisser distraire de mes fictions par Les autres, donc, nous sont interdits, l’injonction du réel. le monde entier apprend à vivre en La tour d’ivoire est ce mythe romantique écrivain : les services psychiatriques rebattu qui place l’écrivain en dehors Cette année je n’ai pas eu besoin de sont encombrés. Il paraît que, selon et au-dessus du monde, lui tendant musique pour m’isoler. Les cafés des études récentes sur la privation tour à tour les pièges de l’ignorance, sont fermés et la présence muette, sensorielle, les humains supportent mal l’absence de stimulation. Au bout de poète maudit dans mon for intérieur qui même si l’on s’en fait un abri. Être 48 heures sans stimulation extérieure, sent un peu le renfermé, mais où je n’ai heureux, c’est quand même souvent 99 | ils commencent à perdre certaines de à craindre, au moins, que le remugle de être hors de l’abri, ou du moins ne pas leurs aptitudes. Nous avons sans doute ma propre humeur. y être seul. commencé à perdre nos aptitudes sociales, enfin, sauf les écrivains En cherchant l’origine de l’expression Cette image me poursuit : aller danser. formalistes, qui n’en possédaient déjà « tour d’ivoire », je me rends compte Pourquoi rester des nuits entières face

que très peu. On dit que les corps qu’elle apparaît d’abord dans la Bible (le à l’ordinateur plutôt que d’aller danser ? Vie littéraire maigres survivent mieux à la famine, de cou d’une femme ressemble à une tour Ce qu’il faut d’orgueil pour croire que même je crois que les littéraires étaient d’ivoire dans le Cantique des cantiques), ce retranchement vaut la peine, les mieux armés pour survivre à la privation mais on doit son usage actuel à Sainte- sacrifices qu’on lui consent. Pourtant 180 | LQ de vie sociale. Mes amis non littéraires Beuve, qui comparait le taciturne Alfred écrire, c’est parler à quelqu’un. Un peu. souffrent plus que moi de l’absence de Vigny au plus combatif Victor Hugo. En différé. Pour cela, il faut conserver d’humains. Moi, je suis entraînée à Alors qu’Hugo ne craignait pas de un minimum de contacts et de désir, frapper seule contre le mur de mon descendre dans l’arène pour s’adresser un minimum de connaissance de cet écran d’ordinateur. au peuple, Vigny se retirait « comme en autrui à qui l’on prétend s’adresser. sa tour d’ivoire ». Aujourd’hui l’auteur Si je ne sais plus qui vous êtes, sur Cet ordinateur qui d’ordinaire me sert du Dernier jour d’un condamné aurait quel ton vous parler ? Et que vous surtout à dialoguer avec moi-même sans doute de nombreux followers et dire ? Je prends le pari que nous nous dans cet exercice solitaire de la fiction, des haters qu’il n’hésiterait pas à tancer ressemblons (« Ah ! insensé qui crois est aujourd’hui l’interface unique où vigoureusement. que je ne suis pas toi ! », dirait Hugo), je retrouve les autres. De ces autres, que nos situations sont identiques et je ne perçois que peu l’apparence, pas Voilà une année que vous expérimentez que peut-être, dans cette tour de béton du tout l’odeur ou la chaleur de leur (sauf si vous travaillez dans une où nous sommes retranchés depuis un peau, assez rarement le son de leur épicerie, un CHSLD ou un hôpital) cette an, nous creusons le même tunnel à voix. Leur manière de rire et de plisser demi-existence qu’impose l’ascèse travers une vie intérieure qui se délite, les yeux, l’étincelle de leur regard m’est de l’écriture : vous êtes retranchés, qui essaie de lire, qui voudrait s’enfuir, interdite. Je vois surtout d’eux des en marge du monde pour votre survie qui fait de son mieux pour passer l’hiver. sifflements et des statuts boudeurs, (et au péril de votre santé mentale). Je ne sais pas si nous saurons encore révoltés, angoissés, désespérés, Et les éditeurs n’ont jamais tant reçu nous parler quand nous aurons le droit éventuellement venimeux, donneurs de manuscrits. L’écrivain est-il un de sortir, mais j’éteindrai ma musique et de leçons, paranoïaques… Je vois des être social ? Est-il tenu de se mêler à j’écouterai le son de votre voix. morceaux de corps filtrés, surexposés, ses semblables ? Ou bien doit-il s’en déshumanisés. Je ne perçois des autres préserver pour survivre ? L’écriture que leur colère ou leur angoisse, leur elle-même n’est pas quelque chose qui robotisation progressive et comme je rend heureux, je veux dire au moment Claire Legendre est née à Nice, elle a vécu à n’ai aucun goût pour la dystopie, je me où on la fabrique. Vouloir passer sa Rome et à Prague avant de venir vivre au Québec. rétracte un peu plus profondément dans vie à arrêter le temps pour creuser Elle a écrit une douzaine de livres dont le plus ma coquille, comme l’escargot quand on en soi-même ne peut être totalement récent, Bermudes, est publié à Leméac. Elle est lui touche le bout d’une antenne, il m’en épanouissant. Même si l’on en jouit, professeure de création littéraire à l’Université de faut peu, et je me réfugie comme un même si l’on y découvre des cristaux, Montréal depuis 2011.

Dérives Acadissima Les grands écrivains Une histoire sensible des parcours Jean-Louis Grosmaire du Canada psychiatriques en Ontario français Un hymne à l’Acadie, une Les lauréats des Prix littéraires du GG Marie LeBel · Marie-Claude Sous la direction de Andrew révérence à la Franche-Comté, Thifault David Irvine · Avec l’aide de et un hommage aux soldats Edmond Rivère et Stephanie Tolman Récits d’enquêtes reconstituant canadiens de la Première Guerre les parcours psychiatriques de six mondiale. Une anthologie bilingue personnes. incontournable. 9782760336476 9782760336537 9780776628035 Souple | 29,95 $ Souple | 29,95 $ Relié | 79,95 $

www.presses.uOttawa.ca @uOttawaPress

LQ_Mars 2021.indd 1 2021-02-04 15:32 JEUNAUTRICES Texte Caroline Allard Illustrations Pascal Girard JEAN-FRANÇOIS BEAUCHEMIN Le Roitelet JEAN-FRANÇOIS BEAUCHEMIN JEAN-FRANÇOIS

Dans ce livre où il ne se passe presque rien, la vie s’écoule au Le Roitelet Le rythme d’une nature vibrante entre deux frères unis par un lien fusionnel, dont l’un est schizophrène et l’autre, écrivain. Presque rien ne s’y passe, sinon la force des sentiments humains et la puissance d’évocation de Jean-François Beauchemin.

À ce moment je me suis dit pour la première fois qu’il ressemblait, avec ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés, à ce petit oiseau délicat, le roitelet, dont le dessus de la tête est éclaboussé d’une tache jaune. Oui, c’est ça : mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête. Je me souvenais aussi que le mot roitelet désignait un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire. L’imaginaire Alire est une invitation à...

... revisiter le passé ... chercher des réponses ... recréer l’avenir

... imaginer un ... découvrir les univers autre monde d’un auteur majeur

alire.com