Journal de la Société des américanistes

89-1 | 2003 tome 89, n° 1

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/jsa/3873 DOI : 10.4000/jsa.3873 ISSN : 1957-7842

Éditeur Société des américanistes

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2003 ISSN : 0037-9174

Référence électronique Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003, « tome 89, n° 1 » [En ligne], mis en ligne le 03 janvier 2008, consulté le 22 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/jsa/3873 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jsa.3873

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SOMMAIRE

Articles

Varia

Mémoire espagnole et mémoire indienne dans un présage aztèque Nathalie Ragot

Calendrier, représentations mentales et procédures de calcul chez les Nahuas (Mexique) Marie-Noëlle Chamoux

Guerre et récit chez les Indiens ayorés du Chaco boréal paraguayen Salvatore D’Onofrio

Cahier « Guyanes »

Cahier « Guyanes »

Réflexions sur un « style ethnique » : la céramique kali’na du littoral oriental des Guyanes Gérard Collomb

Notes de recherche

Varia

L’histoire de l’expansion inca. Perspective critique et esquisse d’une proposition substitutive Laurent Segalini

Le corpus lexical de l’habitat de l’Arctique oriental canadien Guy Bordin

Cahier « Guyanes »

Recherche sur l’archéologie de la côte occidentale de Guyane Stéphen Rostain et Aad H. Versteeg

Quelques données préliminaires sur le site de Katoury (commune de Cayenne, Guyane) Mickaël Mestre

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Le sens de l’histoire chez les Indiens wayana de Guyane. Une géographie historique du processus de « civilisation » Jean Chapuis

Comptes rendus

INOMATA Takeshi and Stephen D. HOUSTON (eds), Royal Courts of the Ancient Maya, Westview Press, Boulder/Oxford, 2 vols, I. Theory, Comparison and Synthesis, 2000, 292 p., ill., index ; II. Data and Case Studies, 2001, 411 p., ill., index Marie-Charlotte Arnauld

ARIEL DE VIDAS Anath, Le Tonnerre n’habite plus ici : culture de la marginalité chez les Indiens teenek (Mexique) (préface de Nathan Wachtel), Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. « Civilisations et Sociétés » 111, Paris, 2002, viii + 476 p., bibl., index, gloss., ill., photos Perla Petrich

CÉLIMÈNE Fred et André LEGRIS (éds), L’Économie de l’esclavage colonial : enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle, CNRS Éditions, Paris, 2002, 188 p., réf. dissém., index, fig. Nicolas Rey

GARCÍA JORDÁN Pilar, Cruz y arado, fusiles y discursos. La construcción de los Orientes en el Perú y Bolivia, 1820-1940, Institut français d’études andines/Instituto de estudios peruanos, Lima, 2001, 476 p., bibl., ill., tab., cartes Fernando Santos-Granero

BELAUNDE Luisa Elvira, Viviendo bien, género y fertilidad entre los airo-pai de la Amazonia peruana, CAAP/Banco Central de Reserva del Perú, Fondo Editorial, Lima, 2001, 268 p., bibl., ill., cartes Irène Bellier

GONÇALVES Marco Antonio, O Mundo inacabado. Ação e criação em uma cosmologia amazônica: etnografia pirahã, Editora da UFRJ, Rio de Janeiro, 2001, 421 p., bibl., ill., cartes Oscar Calavia Sáez

KEELEY Lawrence H., Les Guerres préhistoriques (traduction de War before Civilization par Jocelyne de Pass et Jérôme Bodin), Éditions du Rocher, Paris, 2002, 354 p., bibl., index, cartes Vincent Chamussy

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Articles

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Articles

Varia

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Mémoire espagnole et mémoire indienne dans un présage aztèque

Nathalie Ragot

1 Une prophétie1 aztèque2, annonciatrice de la Conquête, raconte l’étrange voyage dans l’au-delà d’une femme morte. Revenue bien vivante sur terre, elle alla annoncer à Montezuma II, le tlatoani3 de Mexico-Tenochtitlan, la fin prochaine de son empire sous les coups d’envahisseurs inconnus. Le récit de cet extraordinaire événement a été consigné par deux chroniqueurs espagnols : Bernardino de Sahagún et Juan de Torquemada. Cependant, les deux versions, que seules quelques décennies séparent, présentent de notables différences qui nous ont conduits à nous interroger, non seulement sur la façon dont se manifestent ces dissemblances mais aussi sur leurs raisons, en cherchant à reconstituer l’histoire de la formation de ces deux récits. Quelles étaient les motivations des rédacteurs et des informateurs ? Les différences entre les deux versions résultent-elles d’une action volontaire ou inconsciente du récitant ou du consignant ? etc. Pour répondre à ces interrogations, qui relèvent plus du vaste problème de la collecte, de l’enregistrement, de la conception, de l’évolution et/ou de la manipulation de la mémoire au travers des traces écrites, nous procéderons en deux étapes. Tout d’abord, par l’analyse comparative des deux récits, nous soulignerons l’évolution de leurs éléments symboliques et les processus d’interpolation et de métissage qui s’y sont glissés. Ensuite, l’évaluation de l’histoire de la ressuscitée dans son contexte historique nous permettra de montrer que, à l’instar d’autres présages, elle atteste une tentative indigène d’intégrer l’événement de la Conquête dans un schéma de lecture connu et correspondant à une conception cyclique de l’histoire dont le modèle a déjà été exploité dans le passé mythique de la tribu.

Présentation des deux versions de la prophétie

2 Le récit le plus ancien apparaît dans les folios 84 r°-v° du manuscrit des Primeros Memoriales consignés par le frère Bernardino de Sahagún durant son séjour à Tepepulco entre 1559 et 1561. Sahagún présente ce paragraphe comme une « histoire miraculeuse ou prophétie survenue à Mexico pendant le règne de Montezuma, dernier du nom, dix

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ou douze ans avant l’arrivée des Espagnols dans ce pays » (Primeros Memoriales 1997, pp. 179-183). Rédigé en nahuatl, le texte relate comment Quetzalpetlatl, la sœur de Montezuma II, morte de diarrhée, est cérémonieusement enterrée. Après quatre jours et quatre nuits passés dans sa sépulture, un jeune homme apparaît à la défunte pour la guider jusque dans l’au-delà dénommé Tlalocan. Rendu en ce lieu, le dieu Tlaloc lui montre son monde baignant dans la brume et ses différents habitants. Il lui donne une petite boîte et une calebasse en lui indiquant que c’est ce qu’elle doit manger et boire et qu’avec cela elle pourra aider les gens sur terre (ibid., pp. 179-183 ; 1907, fol. 111-112 ; Anderson 1988, pp. 155-159). Le récit s’interrompt brutalement faute du folio suivant malheureusement perdu, mais une version extrêmement résumée est rapportée dans le Codex de Florence, nous éclairant ainsi sur la fin de l’histoire (Codex de Florence 1950-1981, VIII, p. 3 ; Anderson 1988, pp. 159-160). Ce court passage rapporte qu’une femme noble tenochca (son nom n’est pas précisé) mourut puis revint dans le monde des vivants pour prédire à Montezuma la fin prochaine de son empire (Codex de Florence 1950-1981, VIII, p. 3).

3 La deuxième relation de cette prophétie, plus tardive, apparaît dans l’ouvrage du frère Juan de Torquemada, Monarquía Indiana, imprimé à Séville en 1615. Torquemada a recueilli des données au Mexique durant le dernier quart du XVIe siècle mais il a surtout fait œuvre de compilateur en puisant abondamment dans les travaux de ses prédécesseurs. En ce qui concerne l’histoire de la ressuscitée, tout laisse à penser qu’il s’est directement inspiré des écrits de Sahagún mais en y apportant sa « touche personnelle » (Torquemada 1975-1983, vol. VII). Dans cette version, la défunte, appelée Papán (ou Papantzin), est enterrée puis revient sur terre pour raconter à son frère Montezuma son voyage dans l’au-delà. On peut la résumer ainsi : de sa sépulture elle se réveilla dans une grande plaine coupée en son milieu par un large fleuve. Quand elle voulut le traverser, elle vit apparaître un jeune homme qui lui proposa de la guider. Le suivant, elle vit des ossements entassés qui étaient en train de crier et des hommes noirs avec des cornes en train de construire une maison. En regardant vers l’est, elle vit un grand bateau avec des individus à la peau rose vêtus d’étrange manière et se présentant comme les fils du Soleil. Son compagnon lui expliqua que ces hommes amenaient une nouvelle foi et qu’ils seraient les nouveaux maîtres du pays. Il lui dit aussi qu’elle devait être la représentante de cette nouvelle foi sur la terre et guider ses compatriotes vers celle-ci (Torquemada 1986, I, pp. 237-239).

4 L’histoire est bien la même, mais les composantes du récit ont changé. Voyons comment ces évolutions se manifestent et quelles en sont les conséquences quant à l’impact du récit sur son « public ».

Analyse comparative des éléments constitutifs du récit

Décès et rituel funéraire

5 D’après les Primeros Memoriales, Quetzalpetlatl meurt de diarrhée. Pour les Aztèques, cette façon de mourir, de même que la noyade, le foudroiement, la lèpre, la goutte, l’hydropisie, etc., était considérée comme caractéristique de Tlaloc, divinité liée à la fertilité et aux précipitations (Sahagún 1992, p. 207, 357 ; Codex de Florence 1950-1981, III, p. 47 ; VI, p. 115 ; Mendieta 1980, pp. 96-97 ; Torquemada 1986, II, p. 82, 529). Dans les

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croyances aztèques, la façon de mourir était généralement révélatrice du destin du défunt dans l’autre monde. Ainsi, ceux qui mouraient d’une mort associée à Tlaloc allaient le rejoindre dans son au-delà, le Tlalocan, où ils devenaient des Tlaloques à son service. Leurs dépouilles, contrairement à celles d’autres défunts, n’étaient pas brûlées mais enterrées (Sahagún 1992, p. 207 ; Codex de Florence 1950-1981, III, p. 47). Cette différence de traitement funéraire en fonction du mode de trépas est explicite dans le premier texte du présage : « […] Quand elle mourut les anciens dirent : “Notre nièce est morte. Brûlons-la”. Mais alors certains dirent : “Elle ne doit pas être incinérée, nous devons l’enterrer”. Et la décision qu’ils devaient l’enterrer fut unanime » (Primeros Memoriales 1997, p. 180). Suit une description assez détaillée de la façon dont le corps est mis en position fléchie, enroulé dans de nombreuses pièces de tissus et paré de multiples ornements de papier pour être déposé dans une fosse profonde. Ces importants éléments sur le mode de traitement et la préparation du cadavre ont disparu de la version de Torquemada dans laquelle Papán meurt d’une anonyme et « grave maladie », qui n’implique plus ni au-delà ni rituel funéraire particulier.

6 Dans la version des Primeros Memoriales, Quetzalpetlatl reste quatre jours et quatre nuits dans sa tombe avant d’entreprendre son voyage dans l’au-delà. Ce laps de temps est significatif puisque, dans les croyances anciennes, le temps nécessaire au mort pour quitter la terre et s’en aller dans l’autre monde était justement de quatre jours (López Austin 1984, I, pp. 364-365 ; Ragot 1999, p. 191). Dans le récit de Torquemada, ledit temps a changé, perdant ainsi toute signification symbolique ; il n’est plus que d’une après-midi et d’une seule nuit.

L’apparition

7 Le jeune homme qui guide la défunte dans l’au-delà subit des modifications significatives d’un texte à l’autre. Dans la version de Sahagún, Quetzalpetlatl vit apparaître devant elle un jeune homme « maladif et déformé » (Primeros Memoriales 1997, p. 180). C’est un envoyé de Tlaloc et de telles caractéristiques physiques correspondent bien à celles des défunts qui allaient au Tlalocan, c’est-à-dire les goutteux, les hydropiques, les lépreux, etc. (Codex de Florence 1950-1981, III, p. 47). Dans la version transmise par Torquemada, il a un tout autre aspect : […] Un jeune homme vêtu d’une longue tunique nette comme un cristal et rayonnante comme le soleil, son visage brillait comme une étoile ; sur son front se voyait une figure qu’il répétait en mettant un doigt sur un autre en forme de croix. Il avait des ailes en plumes riches nuancées de charmants reflets ; ses yeux brillaient comme des émeraudes et le regard était modeste. Ce personnage était blond, de bel aspect et de taille imposante4. (Torquemada 1986, I, p. 238)

8 Le guide de Papán arbore toutes les caractéristiques d’une apparition angélique ! D’envoyé du dieu préhispanique Tlaloc, il est devenu un ange envoyé du dieu chrétien. D’ailleurs, Tlaloc, décrit comme vieux et couvert de caoutchouc liquide – détails iconographiques qui correspondent bien aux descriptions et aux représentations connues de cette divinité (Sahagún 1992, p. 886 ; Primeros Memoriales 1997, p. 97) –, a complètement disparu du récit de Torquemada où l’ange est l’unique interlocuteur de Papán.

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Le voyage dans l’au-delà

9 Avant d’arriver au Tlalocan, Quetzalpetlatl et son guide empruntent un chemin bien particulier : […] Il la guida dans le Pays des morts ; il lui fit suivre de grandes plaines, des prés inhabités. Quand il l’emmena là, ils virent alors des lézards ; ils allèrent là où il y a plein de pierres de chaque côté [et] ils traversèrent. Et aussi, plus loin, ils traversèrent où les femmes étaient en train de tisser. Et alors il l’emmena au Tlalocan. Là ils passèrent où étaient les grenouilles, comme au printemps. Elles étaient assises sur un mur ; il y avait là deux grenouilles. À partir de là étaient étendues des bannières tachetées de caoutchouc liquide, avec lesquelles s’achevait le chemin. (Primeros Memoriales 1997, pp. 180-181)

10 Cette précieuse description rappelle immédiatement certaines étapes du voyage que tous les défunts, selon les croyances préhispaniques, devaient accomplir dans l’au-delà. Entre autres épreuves, ils devaient emprunter un chemin gardé par un lézard bleu, appelé xochitonal, errer dans des lieux inhospitaliers, le Chicuey ixtlaoatl, « huit déserts », et le Chicuetiliuhcan, « huit montagnes », ou encore passer par le Pancuecuetlacayan, « lieu où flottent les drapeaux « (Codex de Florence 1950-1981, III, pp. 43-44 ; Sahagún 1992, pp. 206-207 ; Codex Vaticanus A 1965, pl. 2, pp. 10-11 ; Ragot 1999, pp. 208-211). Le chemin emprunté par Quetzalpetlatl est conçu sur le même modèle que celui du voyage du défunt dans l’inframonde préhispanique, ce qui ne doit pas nous surprendre puisqu’elle est censée être morte et en route vers sa dernière demeure. Dans la version de Torquemada, ce voyage n’existe plus. De sa tombe Papán reprend conscience : […] Dans une spacieuse vallée qui paraissait n’avoir ni commencement ni fin, très plate, dépourvue de coteaux, de ravins et de montagnes. Vers son milieu se trouvait un chemin qui bientôt se divisait en sentiers divers. Sur l’un des côtés de la vallée coulait une rivière considérable. (Torquemada 1986, I, p. 238)

11 À l’inverse de ce qui est décrit dans la version des Primeros Memoriales, les accidents de relief sont, dans celle de Torquemada, gommés du paysage et l’accent est mis sur la platitude du lieu. Seul le large fleuve pourrait renvoyer à l’étape du passage du fleuve des croyances anciennes (Codex de Florence 1950-1981, III, pp. 43-44 ; Sahagún 1992, pp. 206-207 ; Codex Vaticanus A 1965, pl. 2, pp. 10-11), mais il pourrait tout aussi bien correspondre au Styx, le plus grand des fleuves des Enfers.

Description de l’au-delà

12 De la version de Torquemada ont également disparu les descriptions de l’au-delà Tlalocan et les multiples détails concernant ses habitants, ce qui représentait pourtant plusieurs paragraphes dans la version des Primeros Memoriales. À leur place, Torquemada propose clairement une esquisse de l’enfer, du moins d’un sombre purgatoire, où seront damnés les païens d’hier et de demain, ceux déjà morts et ceux qui tomberont dans les futurs affrontements avec les Espagnols. Comme l’explique clairement son guide à Papán, en lui commentant ce qu’elle voit autour d’elle : […] Ces ossements et ces têtes que l’on entendait gémir étaient leurs ancêtres qui n’avaient pas eu les lumières de la foi, ce qui était cause de leur tourment ; que cette maison élevée par les Noirs était destinée à enfermer ceux qui mourraient dans les batailles qu’on allait soutenir contre les gens des navires. (Torquemada 1986, I, p. 239)

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13 On le voit, la version rédigée par Torquemada est complètement revisitée suivant un environnement symbolique et une eschatologie chrétienne. Autre manifestation de cette réécriture : les propos des Indiens non encore évangélisés contiennent déjà des références à dieu et au diable. Par exemple, en voyant sa sœur revenue du monde des morts, Montezuma s’écrie : « Est-ce bien toi ma sœur ou n’est-ce que le démon déguisé dans ta personne ? » (ibid., p. 238).

La prophétie

14 Dans le récit de Torquemada, il est clair que Papán a été envoyée dans l’au-delà afin d’annoncer à Montezuma la venue des Espagnols. Elle revient sur terre pour lui faire le récit de sa vision de grands navires qui viennent de l’Orient en transportant des hommes à la peau claire, se présentant comme les fils du Soleil destinés à dominer cette terre après de grandes guerres. Mais, outre ce rôle d’annonciatrice, Papán est également investie d’une autre mission, qui consiste à donner l’exemple et mener ses compatriotes sur le chemin de la nouvelle foi professée par les envahisseurs : […] Le jeune […] me dit […] que j’étais réservée à voir de mes propres yeux les événements prendre une autre tournure et à jouir des avantages de la foi dont ces personnages étaient porteurs ; que je les attendisse donc pour être témoin des guerres qui allaient s’engager entre eux et nous et les voir devenir maîtres de ces royaumes. […] Que je revinsse sur mes pas pour les attendre, afin que, lorsque le calme s’établirait et que les ablutions du baptême seraient annoncées, je fusse la première à guider mes compatriotes qui devaient en profiter. (ibid., p. 239)

15 Le texte ajoute qu’elle fut la première habitante de Tlatelolco à être baptisée. Dans la version incomplète des Primeros Memoriales les choses ne sont pas si explicites. Si l’on en croit la version résumée qui apparaît dans le Codex de Florence, c’est également pour divulguer la nouvelle de l’arrivée d’envahisseurs que Quetzalpetlatl est envoyée au Tlalocan : […] Et cette femme, après être revenue à la vie, alla parler avec Montezuma au sujet de ce qu’elle avait vu. Elle l’informa et lui dit : « Pour cette raison je suis revenue à la vie : je suis venue te dire que ton artifice tire à sa fin. Avec toi le règne cessera ; en ton temps se terminera la ville de Mexico. Ceux qui arrivent, ceux-là soumettront le pays ; ils occuperont Mexico ». (Codex de Florence 1950-1981, VIII, p. 3)

16 Il est très possible que la partie manquante de la version des Primeros Memoriales relatât également une vision des conquérants et l’annonce de leur future victoire sur les autochtones, ce qui semble être le but de la prophétie. Si l’on ne peut être affirmatif sur ce point, en revanche, il semblerait qu’un rôle d’émissaire de la nouvelle foi, similaire à celui dévolu à Papán, ait été également attribué à Quetzalpetlatl. En effet, selon le texte des Primeros Memoriales, Tlaloc dépose une petite boîte sur sa poitrine et lui donne une calebasse bleu-vert sans préciser leur contenu mais en lui expliquant clairement leur fonction : […] Ceci est ce que tu dois manger, ce que tu dois boire. Avec cela tu consoleras les gens sur la terre. Nulle part tu n’offenseras le seigneur du Tlalocan. Ceci n’est pas seulement pour les gens prospères qui vivent dans l’abondance, avec ceci tu aideras tous ceux qui sont dans la misère. Ainsi il lui ordonna. (Primeros Memoriales 1997, pp. 182-183, 1907, fol. 111-112 ; Anderson 1988, p. 159)

17 Nous pensons que les objets que Tlaloc remet à Quetzalpetlatl peuvent être identifiés aux emblèmes de la communion. Il n’est certes pas dit explicitement qu’il s’agisse du

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corps et du sang du Christ ; ils sont ce que la défunte doit boire et manger et ce avec quoi elle pourra aider les malheureux ! Ainsi, comme dans la version de Torquemada, Quetzalpetlatl sera un instrument divin, en offrant à ses compatriotes les symboles de la communion et la foi nouvelle qu’ils représentent.

18 Si cette interprétation est exacte, comment et pourquoi un tel message, explicite et sans surprise dans le texte de Torquemada, apparaît-il dans la version des Primeros Memoriales qui, pour le reste, semble avoir peu subi une acculturation ? Notons également que c’est Tlaloc, un des dieux précolombiens les plus anciens et sûrement les plus honorés dans la région de l’Altiplano, qui prononce ces paroles et investit Quetzalpetlatl de sa mission. Doit-on voir dans ce passage une intervention volontaire de la part du chroniqueur pour aider à la conversion ? Est-on face à un phénomène de modification partielle de textes originaux, comparable à ce qui s’est parfois produit avec des Huehuetlahtolli ou des chants poétiques dans lesquels les noms des divinités locales ont pu être remplacés par ceux de Dieu ou de la Vierge Marie ? (León-Portilla et Silva Galena 1991, pp. 37-38 ; Garibay 1964-1966 ; Bierhorst 1985). À l’appui de l’hypothèse d’une manipulation du texte à des fins d’évangélisation, on doit se rappeler qu’historiquement le processus de conversion est passé d’abord par l’élite, laquelle donnait l’exemple, et c’est justement ce rôle qui est assigné aussi bien à Quetzalpetlatl qu’à Papán. Et, dans les deux cas, la défunte est la sœur de Montezuma, lien de parenté qui la place au sommet de la pyramide sociale.

19 Au vu de tout l’environnement préhispanique dans lequel s’ancre le récit des Primeros Memoriales, la précision et la justesse des détails, nous pouvons supposer qu’il a été rédigé, du moins récité, par un Indien, bon connaisseur de son héritage précolombien. Dans cette optique, la présence des symboles de la communion dans le texte pourrait être un acte volontaire dont les motivations devraient s’éclairer grâce à la genèse même de cette histoire.

Genèse du récit des Primeros Memoriales

20 Nous avons mentionné dans l’introduction que le récit de la ressuscitée Quetzalpetlatl- Papán appartient à tout un groupe de signes annonciateurs de la Conquête. Ce type de témoignage n’est pas exclusif des Aztèques, il en existe aussi chez les Mayas, les Tlaxcaltèques, les Tarasques ou encore dans les sources relatives au Pérou (Muñoz Camargo 1892, pp. 167-173 ; Relation de Michoacan 1984, pp. 257-265 ; Todorov 1982, pp. 79-80). Relatant des faits censés s’être produits avant la Conquête, ces présages se sont pourtant diffusés après l’événement et sont le résultat de diverses influences. Comme l’a justement noté Michel Graulich : […] En gros, on peut discerner deux groupes d’intersignes : ceux d’influence espagnole, édifiants ou destinés à justifier la Conquête ; et ceux d’origine aztèque, simplement annonciateurs, ou cherchant à expliquer la défaite, mais tendant, dans l’un et l’autre cas, à récuser le totalement nouveau, à le présenter comme prévu et attendu dans la conception cyclique de l’histoire. (Graulich 1991, p. 139 ; voir aussi Todorov 1982, pp. 72-99 ; Baudot et Todorov 1983, pp. 366-372)

21 Dans les présages de la première catégorie apparaissent des éléments totalement espagnols (par exemple la description de caractéristiques physiques des conquistadores, l’intervention de Dieu ou du démon, la manifestation de notions comme la conversion et le salut des âmes, la fin des sacrifices humains, etc.). À l’inverse, les présages de la

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seconde catégorie se composent de récits où apparaissent des signes traditionnels, par exemple les comètes, les colonnes de feu, les guerriers se battant dans le ciel… (Graulich 1991, pp. 139-143).

22 C’est cette volonté d’enraciner dans le passé un événement nouveau, de le lire au travers d’un schéma connu, afin de pouvoir l’intégrer ou l’accepter, qui peut nous donner une clé pour comprendre la présence des symboles de la communion dans la version des Primeros Memoriales. En fait, il s’avère que cette prophétie est construite suivant un modèle déjà utilisé dans le mythe fondateur mexica : les récits de la pérégrination et, plus précisément, la partie concernant la fin de l’errance et l’arrivée à la « terre promise », là où se construira Tenochtitlan. Selon le mythe, les Mexicas, suivant les ordres de leur dieu tutélaire Huitzilopochtli, abandonnèrent leur île originelle Aztlan pour partir en quête d’une nouvelle terre où s’installer. Le Codex Aubin, récit de cette quête, raconte que, quand les voyageurs arrivèrent au lieu promis, un prêtre nommé Axollohua se noya dans l’eau de la lagune. Le jour suivant, il revint vivant auprès de ses compagnons et leur dit : « […] Je suis allé voir Tlaloc, il m’a appelé et il m’a dit : mon fils Huitzilopochtli est arrivé, ceci est sa maison, il est le seul que l’on doit aimer et il restera avec moi dans ce monde » (Codex Aubin 1979, pp. 94-95). Le voyage d’Axollohua au Tlalocan doit être interprété comme une tentative de légitimation du pouvoir des nouveaux arrivants, les Mexicas (Graulich 1987, p. 242), et une intronisation de leur dieu tutélaire, Huitzilopochtli, par le dieu local le plus ancien, à savoir Tlaloc. À l’appui de cette interprétation, rappelons les tentatives avérées des nouveaux arrivants pour se forger une place dans l’histoire, que ce soit, comme l’ordonna le tlatoani Itzcoatl, en brûlant les anciens manuscrits figuratifs contenant les vieilles traditions afin de réécrire l’histoire en faveur des Mexicas, ou encore par les tentatives de substitution, dans les fêtes comme dans les mythes, de Huitzilopochtli à Quetzalcoatl (Graulich 1987, pp. 206-209, 347-349 ; Codex de Florence 1950-1981, X, p. 191). Selon notre analyse, le récit de Quetzalpetlatl-Papán s’inscrit dans cette logique de remplacement de l’ancien occupant par le nouvel arrivant. La prophétie énoncée par la défunte, revenue elle aussi de chez Tlaloc qui était, répétons-le, le dieu le plus ancien et sûrement le plus révéré dans l’Altiplano, est comparable à celle d’Axollohua. Mais ici ce sont les Espagnols, derniers arrivés et vainqueurs, qui sont présentés comme les nouveaux seigneurs du pays et leur foi nouvelle comme celle à laquelle il faut désormais adhérer5. Le nouveau dieu des vainqueurs remplacera Huitzilopochtli, comme ce dernier avait succédé à Quetzalcoatl.

23 Un autre écho de la dimension cyclique de cette prophétie transparaît dans les noms mêmes des protagonistes, puisque Quetzalpetlatl et Papantzin apparaissent dans un autre mythe où c’est encore la chute d’un peuple, les Toltèques, qui est mise en scène. Dans les Anales de Cuauhtitlan, Quetzalcoatl est persécuté par Tezcatlipoca et tombe dans son piège en cessant ses devoirs de piété et en buvant le pulque qu’il lui offre. Saoul, Quetzalcoatl appelle sa sœur et passe la nuit avec elle. Le jour suivant, désespéré de ce qu’il a fait, il abandonne sa cité et s’en va en direction de l’est, vers sa mort (Anales de Cuauhtitlan 1945, pp. 8-11). Dans cette version du mythe, le nom de la sœur est Quetzalpetlatl. Comme elle, la ressuscitée des Primeros Memoriales est présentée comme la sœur de celui qui va déchoir, en l’occurrence Montezuma. Dans une autre version du mythe de la fin de Quetzalcoatl, l’homme qui fabrique le pulque, instrument fatal de la chute, se nomme Papantzin (Alva Ixtlilxochitl 1985, I, pp. 274-275), même nom que celui porté par la ressuscitée dans la version de Torquemada. Il est notable, et certainement

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pas accidentel, de rencontrer les mêmes noms de personnages dans des récits qui annoncent la chute d’un peuple, que ce soit les Toltèques avec Quetzalcoatl ou les Aztèques avec Montezuma. Malheureusement, on peut difficilement pousser la comparaison plus avant et force est d’avouer notre ignorance quant au pourquoi du choix de ces noms en relation avec de telles actions.

Conclusion

24 La comparaison des récits mettant en scène la ressuscitée Quetzalpetlatl-Papán illustre différents processus d’évolution et/ou de manipulation de l’histoire indienne dans des sources écrites, qu’ils soient le fait, conscient ou inconscient, des Espagnols ou des Indiens. Au travers les différences qu’affichent les deux versions peuvent se lire des volontés et des motivations sous-jacentes opposées qui sont à l’origine de leur rédaction. La version transmise par Torquemada se compose uniquement de références symboliques chrétiennes (apparition angélique, description de personnages diaboliques avec cornes et pieds de cerfs, référence à Dieu et au diable, etc.) au détriment de l’indigène qui a totalement disparu. Publiée presque un siècle après la chute de Mexico, cette version s’inscrit dans une volonté d’expliquer la Conquête comme une entreprise menée sous les auspices divins.

25 À l’inverse, la version des Primeros Memoriales, la plus ancienne, est, sans grande surprise, celle qui présente les éléments les plus préhispaniques (mode de trépas/rituel funéraire/au-delà, temps pour quitter la terre, voyage dans l’inframonde, divinité Tlaloc, description de l’environnement du Tlalocan, des défunts qui y habitent, etc.). Le texte s’inscrit sans équivoque dans un fond préhispanique et devait encore constituer à l’époque un récit signifiant pour un indigène, même acculturé. Conçu à partir d’un schéma qui avait déjà fait ses preuves dans les mythes de la pérégrination, ce récit avait pour but d’expliquer et/ou de justifier la fin de l’ère aztèque et la nouvelle hégémonie espagnole.

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NOTES

1. Ce texte est tiré d’une intervention orale faite en espagnol, au congrès de la FIEALC, tenu à Tel Aviv en avril 1999 (actes non publiés). 2. Par « Aztèques » nous entendons l’ensemble des peuples qui vivaient dans le bassin de Mexico à la veille de la Conquête et appartenaient à la Triple Alliance dominée par les Mexicas. 3. Tlatoani, « celui qui parle », correspond au roi, au chef de l’État. 4. Toutes les citations ont été traduites à partir du texte original par l’auteur. 5. Notons également que ce type d’attitude n’était pas caractéristique des seuls Aztèques puisque un récit tout à fait comparable apparaît dans la Relation de Michoacan, chronique du territoire tarasque. L’un des présages, survenus avant l’arrivée des Espagnols, raconte qu’un pêcheur en train de pêcher fut attrapé par un caïman qui l’emmena dans sa tanière. Là, le caïman dit au pêcheur que les nouveaux hommes qui allaient diriger le monde étaient arrivés et il le chargea d’annoncer la nouvelle au roi tarasque (Relation de Michoacan 1984, pp. 264-265).

RÉSUMÉS

Mémoire espagnole et mémoire indienne dans un présage aztèque. Cet article se propose d’analyser un exemple des problèmes qui peuvent survenir dans le processus de formation de la mémoire écrite. À travers l’étude comparative de deux textes relatant le même événement, un présage aztèque annonciateur de la Conquête, nous suivrons l’évolution des éléments constitutifs du récit et leur manipulation consciente et/ou inconsciente.

Spanish and Indian Memories in an Aztec Omen. The present article analyses an example of the problems which could occur in the process of the written memory construction. Through the comparative study of two versions of the same event, an Aztec omen about the Conquest, we’ll follow the evolution of the constituent elements of the account and their conscious and/or unconscious manipulation.

Memoria española y memoria indígena en un presagio azteca. Este artículo ofrece un análisis de un ejemplo de los problemas que pueden surgir en el proceso de formación de la memoria escrita. A

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través del estudio comparativo de dos textos que relatan el mismo acontecimiento, es decir un presagio azteca anunciando la Conquista, seguiremos la evolución de los elementos constitutivos del relato y sus manipulaciones conscientes y/o inconscientes.

INDEX

Index géographique : Mésoamérique, Mexique, Nahuatl Thèmes : Ethnohistoire Mots-clés : Conquête, mémoire, présage Keywords : Conquest, memory, omen

AUTEUR

NATHALIE RAGOT

Docteur en anthropologie religieuse de l’École pratique des hautes études, Paris

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Calendrier, représentations mentales et procédures de calcul chez les Nahuas (Mexique)

Marie-Noëlle Chamoux

1 Dans la cognition humaine, ce n’est peut-être pas l’idée même de temps en général qui pose le plus de problème – chaque langue l’organise d’une manière ou d’une autre dans son lexique et sa grammaire –, mais la quantification du temps. Cela est connu et a été montré expérimentalement à de nombreuses reprises depuis que Michel Siffre, au début des années soixante, s’est isolé volontairement dans un gouffre sans instruments de mesure temporelle et y a rapidement perdu la possibilité d’évaluer correctement la durée. Contrairement au maniement de la langue maternelle, à l’évaluation de distances et de positions dans un espace familier, à diverses techniques du corps, estimer une durée, se situer soi-même dans le temps ou y localiser un événement devient rarement une habileté mentale et corporelle automatique.

2 L’existence, dans de nombreuses sociétés humaines, de calendriers, de systèmes de repérage s’appuyant sur l’environnement physique et social, voire sur l’usage d’instruments de mesure élaborés, peut sembler, entre autres fonctions, répondre à cette difficulté cognitive, mais elle ne la résout que partiellement. L’embarras ressenti dans le maniement des unités de temps persiste et ne concerne pas que des populations « archaïques » ou illettrées. Qui d’entre nous n’a jamais hésité sur la date courante, sur le nom du jour ? Pourquoi tant d’éphémérides, d’almanachs, d’agendas, de tableaux des jours, etc., dans nos maisons, nos bureaux, nos rues ? Quant aux ouvrages d’anthropologie, ils mentionnent si souvent cette gêne qu’il serait fastidieux d’énumérer toutes les observations empiriques faites à ce propos (Evans-Pritchard 1968 ; Bernot et Blancard 1953 ; etc.).

3 À dire vrai, un calendrier comme système pour rendre discret (au sens des mathématiques) et pour quantifier le temps n’est pas ce qu’il paraît être selon le critère utilitariste naïf du « bon sens ». Il n’est pas l’auxiliaire pratique que l’on croit pour jalonner la durée, la mesurer et situer un événement. Chez l’adulte, il ne se constitue pas en automatisme à l’exception des fragments de langage appris dans l’enfance et

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mémorisés par cœur : listes des noms des nombres, des unités de temps (jours, mois, etc.). En somme, un calendrier est lui-même un dispositif dans lequel on a besoin de se repérer.

4 Entre un système de calendrier et son maniement, il existe donc une distance, un vide qui se comble d’événements de toutes sortes. Certains événements peuvent concerner, selon les sociétés, le contrôle de l’ordre social, les rythmes collectifs, le pouvoir ; d’autres peuvent renvoyer au savoir, notamment sur le monde, et à ses modalités de partage ; enfin, partout, cette distance s’emplit de procédures, plus ou moins ingénieuses, qui ne sont pas les modes de repérage et de calcul du calendrier officiel, mais des pratiques quotidiennes, du type de celles dont Bruner (1956) préconise l’étude. Ces dernières, bien mal connues encore, font l’objet de notre propos et on a pu en observer des traces chez des Indiens méso-américains contemporains.

5 Un exemple de ces procédures calendaires est une pratique bien connue en France, et peut-être ailleurs. Les adultes, parents ou instituteurs, n’exigent généralement pas des écoliers français la mémoire automatique ou « par cœur » du nombre de jours par mois, variable dans le calendrier grégorien actuellement en vigueur ; ils leur transmettent un moyen officieux de repérage à l’aide de leur corps. Sur la main fermée, chacun peut donner le nom d’un mois aux articulations de la base des doigts et aux creux qui les séparent, chaque saillie indiquant un mois « long » de 31 jours et chaque creux un mois « court ». Il suffit d’initialiser le système, en affectant au mois de janvier, premier de la liste, la première bosse au bord de la main et énumérer les mois dans l’ordre du calendrier en les mettant en correspondance avec l’alternance des saillies et des creux.

6 Dans l’aire méso-américaine contemporaine, la distance entre le calendrier et son usage pratique est particulièrement difficile à réduire car le système officiel utilisé par les autorités centrales, État et Église, est le calendrier grégorien qui est importé – il est vrai depuis longtemps.

7 Chez les anciens Aztèques (de langue nahuatl) et chez les autres peuples précolombiens du Mexique et du Guatemala, le calendrier et la date étaient une véritable obsession puisque chaque moment était sous l’influence d’un dieu ou d’un être « surnaturel » ; et les gens croyaient que cela agissait sur les événements. Ce point était si important pour la vie collective et individuelle qu’il existait des spécialistes pour dire et interpréter le calendrier et pour faire des prédictions selon la date. Mais c’était il y a plus de 400 ans et on ne connaît pas très bien l’évolution ultérieure des conceptions et des pratiques liées au calendrier, soumises à la pression coloniale espagnole et à la christianisation. Toujours est-il que je n’ai pas retrouvé de trace manifeste de calendriers précolombiens dans les populations dont je parle ici1.

8 Tout aussi discrète est la présence de survivances susceptibles d’être rattachées à certaines croyances existant dans l’Europe du XVIe siècle, contemporaine de la conquête du Mexique : astrologie, horoscope, kabbale, etc., systèmes qui se fondent également sur des correspondances entre des moments, des astres, des divinités païennes, des anges et des démons.

9 En revanche, j’ai pu observer les difficultés subsistantes que rencontraient des paysans de langue nahuatl (ou aztèque) du Mexique aux environs de Huauchinango (État de Puebla) pour maîtriser le calendrier grégorien et certaines procédures qu’ils employaient pour résoudre le problème à une époque – entre 1970 et 1980 – où la plupart d’entre eux étaient analphabètes ou illettrés.

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10 La voie de l’interprétation par les survivances culturelles étant fermée, force est donc de partir des hypothèses sociologiques et anthropologiques sur le temps. Si l’on considère les Nahuas du point de vue de leur situation de paysans, nous disposons d’un modèle classique d’interprétation, celui du « temps flottant ».

Le modèle classique : temps paysan = temps flottant

11 Sur le thème du temps, l’approche anthropologique dominante se fonde sur une interprétation élaborée au début du XXe siècle par l’école française de sociologie (Mauss 1906, 1909 ; Durkheim 1912 ; pour les synthèses récentes en français, voir Izard 1990 ; Bensa 1997). Le temps et son mode local de découpage sont considérés comme des phénomènes collectifs et institutionnels. Leur soubassement se trouverait dans les expériences communes d’un groupe, qui comportent des pics émotionnels correspondant à des moments marquants dans l’environnement naturel, dans les institutions sociales et dans les fêtes. Chez les historiens, cette approche renvoie au célèbre modèle du « temps flottant » proposé par Lucien Febvre pour l’Europe du XVIe siècle. Rappelons-en les grandes lignes.

12 Cet auteur a décrit un type de scansion du temps qu’il nomme « à la paysanne » et où les gens emploient, dit-il, le repérage et non pas la mesure. À l’époque considérée, la précision et l’exactitude n’étaient pas l’objectif. Il y avait très peu d’horloges et elles étaient très imparfaites2. Les gens ne savaient pas non plus leur âge exact. Et ce n’était pas seulement vrai pour les illettrés : Erasme ne connaissait pas sa date de naissance mais savait seulement qu’il avait vu le jour la veille de la Saint-Simon et Saint-Jude, repère emprunté à la vie religieuse. Le mois de naissance était rappelé par sa correspondance avec certains travaux agricoles ou des circonstances climatiques ; l’heure était mémorisée par la mère. Mais le millésime de l’année était facilement oublié. À cette époque, le calendrier astronomique n’était pas le système de référence véritable, sauf pour une infime minorité de privilégiés pour qui on tirait l’horoscope (Febvre 1968). Les pratiques temporelles relevées naguère auprès des Nahuas du XXe siècle paraissent entrer sans peine dans un tel modèle. Nous pouvons presque nous croire dans l’Europe du XVIe siècle en ce qui concerne le temps. Bien que le modèle du « temps flottant » ait ses limites, on le verra, il permet, dans une première étape, de camper brièvement le tableau.

13 Chez les Nahuas, à l’époque de mes observations, la datation était un exercice ni allant de soi ni facile, que ce fût pour évoquer un événement ou pour situer le jour courant. Cela contraste fortement avec les textes anciens en nahuatl qui nous sont parvenus et qui sont émaillés de dates. Ces textes, il est vrai, ont été rédigés, pour la plupart, par des clercs indiens sous la houlette de religieux espagnols et non par des gens du commun (maseualtin). Nous ne connaissons pas ce que savaient vraiment ces derniers, en matière de calendrier.

14 Dans le village de Cuacuila, vers 1970, le calendrier grégorien était mal maîtrisé. Seuls ceux qui étaient allés à l’école, encore peu nombreux à l’époque, ou qui étaient en contact fréquent pour affaires avec les gens des villes en avaient une bonne connaissance. La plupart des gens – les femmes notamment – ne pouvaient pas donner la date du jour et ignoraient totalement le millésime de l’année en cours. Peu savaient

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vraiment leur âge et leur date de naissance attestée, c’est-à-dire pas celle inventée après coup, pour quelque motif administratif.

15 Pourtant les supports matériels de repérage des dates n’étaient ni rares, ni inaccessibles dans les villages nahuas. Ils étaient sûrement plus répandus que dans l’Europe du XVIe siècle. Sur tous les marchés, on pouvait – et on peut toujours – acheter un almanach populaire, comme le « Galván ». Mais seules quelques familles nahuas en possédaient et il fallait, de plus, savoir lire pour s’en servir. On le trouvait surtout chez les récitants (rezanderos) qui, lors des enterrements, psalmodient des oraisons catholiques contenues dans des recueils de prières. L’almanach du récitant était consulté à la demande, par un voisin ou un parent, par exemple pour y chercher un prénom pour un nouveau-né. Les calendriers muraux, en revanche, étaient présents dans presque toutes les maisons indiennes, mais beaucoup de gens ne savaient pas les déchiffrer. De fait, c’est peut-être leur illustration – images de Vierge, de saints, d’Aztèque emplumé ou de scènes bucoliques – qui incitait à les afficher.

16 Pour ce qui est de l’heure on pouvait la qualifier de « flottante ». Les gens, en effet, ne cherchaient pas à déterminer l’heure exacte, mais le moment de la journée, au bornage flou, pour régler leurs activités quotidiennes : labeur, repas, repos, etc. Il n’y avait, dans le village, ni horloge, ni cadran solaire, dans aucune maison, au coin d’aucune rue, et pas davantage sur le clocher de l’église. Les seules montres se trouvaient au poignet des instituteurs et de l’anthropologue. Les cloches de l’église ne disaient pas l’heure exacte, mais marquaient le début des activités diurnes : les sacristains – jeunes hommes du village nommés pour un an à cette fonction – étaient chargés de les sonner « à 5 heures du matin », disaient-ils, les lundi, mercredi et dimanche et lors de certaines fêtes religieuses. Cette heure est considérée dans le village comme le point du jour, bien que l’obscurité règne encore. Quant à la précision de cet horaire, j’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier que les activités et les rites prescrits à « 5 heures du matin », selon les Nahuas, pouvaient très bien avoir lieu en réalité à 4 heures et demie, au vu de ma montre. Cependant, si cela s’avérait nécessaire, la plupart possédaient un moyen de repérer des heures en cours de journée, qui n’était ni la hauteur estimée du soleil ni le chant du coq ni un autre phénomène naturel : c’était la radio, allumée du lever au coucher, qui donnait l’heure en espagnol. Les pressions externes pour imposer des horaires rigoureux et minutés étaient encore faibles. Le seul horaire assez précis à respecter était celui de l’école, mais il ne concernait que les familles des enfants effectivement scolarisés (tous les scolarisables ne la fréquentaient pas). Le premier réveil entra par mon intermédiaire, sur demande expresse d’une famille du village. Il accompagna le passage au salariat du père de famille, obligé de respecter une heure précise pour prendre un autocar et aller à son travail d’ouvrier. Son épouse, un jour, me dit que la radio ne suffisait pas et qu’il leur manquait un réveil. Comme elle ne savait où s’en procurer, elle me demanda de lui en apporter un de la ville.

17 Les « flottements », on le voit, n’étaient pas éliminés par la simple présence de supports matériels et d’instruments de mesure précis. Il fallait en plus une bonne raison de les réduire : on la trouve non dans un quelconque choix culturel, mais dans les contraintes bien concrètes exercées par les institutions sociales dominantes.

18 La présentation à la manière de Lucien Febvre laisse de côté tout un ensemble de phénomènes de scansion du temps, peut-être parce qu’ils n’apparaissent pas dans les archives mais, peut-être aussi, parce qu’il ne les a pas cherchés. Il ne se demande pas comment par exemple était repérée la Saint-Simon et Saint-Jude qui servait à Erasme

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pour situer sa naissance. Or, sur le terrain mexicain, j’ai recueilli un système de calcul pour déterminer le jour de certains Saints.

19 De fait, l’expression de « temps flottant » est confuse : elle semble renvoyer, d’une part, au principe du repérage et, d’autre part, à un constat d’imprécision, de flou, de vague. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Le repérage est un procédé universel qui consiste à décider d’un ou plusieurs jalons et, de ce fait, à effectuer des césures qui « discrétisent » le continu, comme on dit en mathématique ; les mesures de toutes natures appliquent ce procédé, en lui ajoutant une exigence de régularité, mais en conservant, selon les domaines, de fortes variations de finesse des unités découpées : dans le monde contemporain, selon les cas, on utilisera l’unité « jour » ou bien celle de « nanoseconde ». L’imprécision est autre : elle renvoie parfois à l’absence de jalon (le continu), ou alors elle évoque une zone plus ou moins étendue qui fait frontière ou dans laquelle se place parfois un jalon mobile (approximation) ou encore elle suggère une unité de mesure très grossière.

20 D’une façon générale, l’approche par le « temps flottant » sous-estime ce qui ne flotte pas. Elle ne relève que les absences, les faits en négatif. Elle ignore l’existence de savoirs spécifiquement liés au temps, à son comput et aux procédures officieuses qui l’accompagnent.

Un repérage de fêtes

21 Malgré leur mauvaise maîtrise du calendrier grégorien, tous les Nahuas adultes détenaient des connaissances de base qui lui étaient liées. Ils avaient parfaitement en mémoire les listes ordonnées des noms des mois et des jours en langue espagnole. Ils s’en servaient couramment et de façon correcte. Ils pouvaient dire le nom du jour courant de la semaine (lunes, martes...) et très souvent aussi celui du mois en cours (enero, febrero...).

22 Ces listes sont insuffisantes pour déterminer une date. Les Indiens ne pouvaient cependant pas en rester là. Sous la colonisation espagnole à l’époque de l’Ancien Régime, le calendrier était réglé par l’Église et les rites catholiques, imposés à tous, du Roi aux Indiens. Ces derniers, pour ne pas être suspectés d’idolâtrie, étaient contraints de se montrer bons chrétiens en suivant les prescriptions rituelles catholiques. De là viennent la plupart des fêtes que nous observons aujourd’hui dans les villages et qui ont été appropriées par les Indiens. Actuellement le calendrier grégorien est celui de l’État moderne et s’impose comme exigence administrative et pratique.

23 Comment ceux qui n’étaient pas instruits s’y prenaient-ils pour repérer des dates importantes ? La question est loin d’être résolue dans sa globalité et pour tous les domaines de la vie sociale, mais, pour ce qui concerne spécifiquement le cycle des activités rituelles, un système fut décrit spontanément par un informateur de Cuacuila et confirmé par d’autres3. Son analyse et la reconstitution de représentations mentales sous-jacentes forment le cœur de cet article.

24 Voici l’information brute obtenue au sujet de quatre fêtes religieuses : La Saint-Michel [correspondant au 29 septembre du calendrier] se place quatre jours avant la Saint-François [4 octobre], laquelle a lieu un « mois » avant la Toussaint et tombe le même jour de la semaine que cette dernière. La Saint-André [30 novembre] se place un « mois » après la fête des Morts. La Saint-François et la Saint-André délimitent le « temps des morts » [miuhca tonalli]. (Cuacuila 1970)

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25 Comme on le constate, l’information ne couvre pas toute l’année rituelle, mais seulement une fraction, qui concerne des rites obligatoires dans toutes les familles, la fête des Morts [miuhca iluitl], aussi nommée Toussaint (« Todosantos », de l’espagnol Todos Santos). J’ai cru longtemps à tort que le caractère partiel de l’information venait de données incomplètes. Pourtant, j’avais l’explication dans mes notes : pour les Nahuas, la célébration de la fête des Morts, contrairement à d’autres fêtes religieuses, ne souffre pas d’être déplacée d’un seul jour. Cette croyance se retrouve dans tous les groupes indiens et dans les couches populaires de la région. Les gens se transmettent de petits contes qui ont tous pour morale la nécessité, à peine de punition surnaturelle mortelle, de fêter dignement les Morts et, de plus, à la date et au moment dits. Il existe donc une raison religieuse d’être particulièrement précis pour déterminer les dates de la Toussaint et du temps des Morts.

26 Voici une de ces histoires, contée en espagnol par une femme originaire de Cuacuila : Un homme dit à sa femme : « Nous n’allons pas dresser la table des Morts cette année. Après tout, rien n’est moins sûr. Ce n’est pas vrai que les Morts viennent prendre les offrandes ». La femme se mit à pleurer : « Ce n’est pas bien de dire cela. Mon père et ma mère sont morts : nous devons faire les offrandes, si petites soient- elles ». Mais l’homme ne lui donna pas d’argent pour acheter le nécessaire. Aussi, quand la Toussaint arriva, la femme dut se contenter de déposer sur la table des pousses comestibles cueillies dans les champs [considérées comme un aliment de misère], quelques galettes de maïs et, comme elle n’avait pas de cierges, elle mit des torches de pin. L’homme indifférent s’en fut aux champs, comme à l’ordinaire. Il monta sur un arbre et commença à couper les branches. Soudain, il tomba et se tua. Il vit alors les Morts qui revenaient du village, chargés de bonnes choses à manger, et ses Morts à lui, avec les pousses et les galettes. Ces derniers lui reprochèrent amèrement ce piètre repas. L’homme se releva, vivant, ressuscité. Il retourna chez lui et raconta à tous les voisins ce qu’il avait vu : les Morts viennent vraiment à la Toussaint prendre la nourriture et les cadeaux sur les tables. Il dit alors à sa femme de faire des offrandes convenablement. Mais le temps des Morts était passé. Son repentir venait trop tard. L’homme, en effet, mourut dans l’année (Chamoux 1997)

27 Revenons au mode de calcul et examinons de près le mode de repérage des fêtes de septembre à novembre en employant deux manières différentes de compter coexistant dans notre culture quotidienne. Pour suivre avec plus de facilité, on peut se reporter à l’extrait de calendrier reproduit ci-après (Tableau 1).

Septembre Octobre Novembre

1 Mar 1 Jeu 1 Dim Toussaint

2 Mer 2 Ven 2 Lun Défunts

3 Jeu 3 Sam 3 Mar

4 Ven 4 Dim St-François 4 Mer

5 Sam 5 Lun 5 Jeu

…… …… ……

…… …… ……

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28 Lun 28 Mer 28 Sam

29 Mar St-Michel 29 Jeu 29 Dim

30 Mer 30 Ven 30 Lun St-André

31 Sam

TABLEAU 1. — Calendrier de septembre à novembre (année de référence 1970).

Premier mode de calcul

28 De nos jours, nous avons l’habitude de compter 1 jour à chaque fois que se termine un cycle diurne. Tout se passe comme si le début du compte partait d’un zéro initial (début du premier jour) et marquait un à la fin du premier cycle.

29 Cette manière de compter les jours semble avoir été celle des anciens Mexicains. On peut le déduire du lexique nahuatl de l’époque classique, d’après un dictionnaire fameux du XVIe siècle (Molina 1571 ; 1970)4. D’où il ressort d’ailleurs que l’idée du zéro, dont on parle beaucoup au sujet des anciens Mayas, n’était pas l’exclusivité de ces derniers dans l’aire méso-américaine. C’était sans doute une notion banale, au moins implicite, puisque la langue aztèque de tous les jours portait la trace, sinon d’un terme pour dire zéro, du moins d’une place pour le zéro.

30 Ce n’était pas la manière de compter le temps des Espagnols à l’époque de la Conquête et aux débuts de la colonisation. Ce que l’on constate dans le tableau ci-dessous – construit à partir du dictionnaire de Molina – en comparant la première colonne et sa traduction avec la troisième colonne et sa traduction (ibid., partie espagnol-nahuatl, p. 90, et partie nahuatl-espagnol, p. 36) :

Vieil espagnol Traduction Nahuatl Classique Traduction

Oy Aujourd’hui Axcan Aujourd’hui

Oy a tres días D’aujourd’hui à trois jours Yeouiptla Après-demain

Antier Avant-hier Avant-hier

Yeoueyopan Oy a cuatro días D’aujourd’hui à quatre jours Dans trois jours (Yeoyeyupa)

Antantier Avant-avant-hier

Oy a cinco días D’aujourd’hui à cinq jour Yeouenauhyopan Dans quatre jours

TABLEAU 2. — Le compte des jours au XVIe siècle.

31 Quand il part du nahuatl, Molina traduit littéralement cette langue et doit préciser la manière de compter : Yeoyeyupa traduit en vieil espagnol « tres días ha fin oy » [il y a trois jours à partir de la fin d’aujourd’hui] (ibid., partie nahuatl espagnol, p. 36).

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32 Si nous faisons le compte à la façon contemporaine, qui est aussi la manière aztèque, le repérage des quatre fêtes dont nous avons parlé donne l’impression d’être plutôt imprécis :

33 – entre le 29 septembre et le 4 octobre, nous comptons cinq jours et non pas quatre, comme le dit l’informateur ; – entre la Saint-François et la Toussaint [1er novembre], nous trouvons vingt-huit jours, ce qui pourrait correspondre à un « mois » lunaire ; – entre la Toussaint [1er novembre] et la Saint-André le 30 novembre nous obtenons vingt-neuf jours, ce qui ne correspond ni à un « mois » lunaire ni à un « mois » grégorien à cette époque de l’année.

34 Même si, au lieu de prendre comme repère la Toussaint, on prend la fête des Morts officielle du calendrier rituel chrétien le 2 novembre, l’absence de mesure unifiée du « mois » reste la même (on a alors vingt-neuf jours avant et vingt-huit jours après, au lieu du contraire).

Second mode de calcul

35 À la façon ancienne commune en Europe au XVIe siècle on comptait pour un le premier jour dès son début. C’est la façon dont est initialisé le calendrier grégorien qui, comme chacun sait, n’a pas d’année zéro. Cela survit aussi dans les expressions « dans huit jours » pour dire une semaine (de sept jours comptés de façon moderne) et « dans quinze jours » pour dire deux semaines (de quatorze jours modernes). Dans cette hypothèse, le décompte indien des jours ne montre pas plus d’exactitude :

36 – entre le 29 septembre et le 4 octobre, on obtient six jours et non pas quatre, comme le dit l’informateur ; – entre la Saint-François [4 octobre] et le 1er novembre, vingt-neuf jours ; – entre la Toussaint [1er novembre] et la Saint-André, le 30 novembre, trente jours, seul nombre qui corresponde au « mois » grégorien de novembre.

37 Aucun de ces deux modes de calcul ne donne donc de résultats satisfaisants. Faut-il croire pour autant que notre informateur se satisfait d’une approximation assez grossière, à un ou deux jours près ? Adopter cette conclusion conduit à réintroduire la notion de « temps flottant ». Nous avons donc cherché s’il n’existait pas, sous-jacent, un autre mode de calcul, un autre mode de représentation du comput, et nous avons trouvé un modèle possible.

La précision du calcul sous-jacent

38 Dans nos habitudes mentales, nous concevons le temps balisé par le calendrier de façon arithmétique. Nous l’imaginons comme une droite continue, divisée en unités de base égales (jours) qu’on groupe suivant des césures régulières pour former des unités plus grandes, des semaines et des mois. Si, au lieu de cela, on voit le temps de façon topologique, c’est-à-dire comme une série d’ensembles de jours ayant certains rapports entre eux et sur lesquels on peut faire des opérations, alors le temps des paysans nahuas devient beaucoup moins « flottant » qu’il n’y paraît.

39 Quelques précisions s’imposent. On dira plutôt « cycle diurne » que « jour » pour éviter des confusions ; en effet, chez les Nahuas, le début d’un cycle diurne religieux est

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différent de celui du calendrier grégorien. Selon le calendrier grégorien, minuit est le début d’un nouveau jour, le moment du changement de date. Selon les pratiques rituelles indiennes, le début du cycle diurne est vraisemblablement midi, le midi qui précède le changement de date grégorien (ainsi, le début de la Toussaint est le 31 octobre à midi, et non au changement de date, à minuit).

40 Dans notre culture, nous disons que chaque jour porte le nom d’un saint, mais nous savons qu’un Indien de la Méso-Amérique ancienne disait plutôt que des dieux portaient des jours (et du temps). Quelle que soit la formulation, l’idée n’est pas très différente. Les saints et les fêtes – Saint-Michel, Saint-François, Saint-André, Toussaint et fête des Morts – peuvent être considérés comme portant des jours ou portés par ces derniers. Ce qui est important ici, c’est de les considérer comme bornant des ensembles.

41 Sommairement, on dit que si l’ensemble contient ses bornes, il est fermé. S’il ne contient pas au moins une borne, il est ouvert. Ces idées simples organisent parfaitement les données recueillies. En cherchant à glisser les jours bornes dans l’un ou l’autre ensemble de façon à respecter les nombres de jours indiqués par les informateurs, il apparaît des régularités. Elles sont résumées dans le tableau qui suit, où l’on dégage cinq ensembles nommés A, B, C, D, E, les uns fermés, les autres ouverts.

DATES FÊTES APPARTIENT À

date fête inconnue ensemble A – borne inconnue inconnue ou inexistante ensemble A - borne 28/29 sept. Saint-Michel appartient à l’ensemble A

jour n° 1 ensemble B 29/30 sept. jour n° 2 ensemble B 30 sept./1er oct.

1er/2 oct. jour n° 3 ensemble B 2/3 oct. jour n° 4 ensemble B

3/4 oct. St-François, n° 1 ensemble C - borne appartient à l’ensemble C

octobre jours n° 2 à 27 ensemble C 30/31 oct. jour n° 28 ensemble C - borne appartient à l’ensemble C

tlaxochitepeualistli ensemble D 31 oct./1er nov.

1er/2 nov. huehueyin ensemble D

2/3 nov. tlacualxelolistli Ensemble E - borne appartient à l’ensemble E ensemble E novembre jours n° 2 à 27 29/30 nov. Saint-André, n° 28 ensemble E - borne appartient à l’ensemble E

TABLEAU 3. — Dates de fêtes et découpage en ensemble.

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42 Saint-Michel est par définition une borne. Nous le faisons appartenir à un ensemble fermé, dont nous ignorons l’autre borne, faute de données ethnographiques sur ce point : nommons-le A. Saint-François est une autre borne, qui, pour répondre au décompte de jours recueilli, doit être placé dans un ensemble C, fermé. Entre les deux, il y a un ensemble, nommé ici B, qui n’a pas de bornes et est donc ouvert, et qui comprend quatre jours, exactement comme les informateurs l’ont dit (la Saint-Michel, c’est quatre jours avant la Saint-François). L’ensemble suivant, C, qui est fermé, commence au jour borne de la Saint-François. Sur le plan des croyances, il appartient au « temps des Morts » (les Morts se mettent en route), dans l’Avant de la Toussaint. Cet ensemble dure jusqu’au 31 octobre à midi. Il n’y a pas de nom de saint employé pour marquer ce jour, mais en le prenant comme borne incluse, l’ensemble C a vingt-huit jours, conformément au compte indigène recueilli.

43 Le 31 octobre, à partir de midi, commence la préparation directe de la fête des Morts. Une intense activité culinaire et de dressage de l’autel des Morts se déploie. Cette période est nommée tlaxochitepeualistli, l’éparpillement des fleurs, qui est le moment d’arrivée des « petits » morts, des enfants décédés censés venir se nourrir pendant la nuit du 31 octobre au 1er novembre. Dans l’après-midi du 1er novembre, on achève de préparer les offrandes pour huehueyin, moment de l’arrivée des morts adultes, dans la nuit du 1er au 2 novembre. Ces deux cycles diurnes, du 31 octobre à midi au 2 novembre à midi, constituent le point culminant du rituel et de la fête des Morts proprement dite, et forment l’ensemble D (les Morts sont arrivés). On ne peut dire s’il est ouvert ou fermé car il ne comporte que deux cycles. Il constitue en tout cas le repère central à partir duquel les Nahuas pensent le temps de cette partie de l’année.

44 Le 2 novembre à midi commence l’Après du « temps des Morts » : les Morts ayant reçu leurs offrandes font le voyage du retour. C’est alors le tlacualxelolistli, le partage des mets, consacré par la coutume à des visites aux parrains et à des dons de nourriture entre marraines et filleules. Ce cycle diurne du 2/3 novembre peut être considéré comme une borne de l’ensemble suivant, ou ensemble E, qui finit le 29/30 novembre, à la Saint-André. Si l’on compte le 2/3 novembre comme une borne ainsi que la Saint- André (29/30 novembre, jour très important dans les rites indigènes), l’ensemble dure vingt-huit jours au total.

45 Cette manière d’organiser le temps en termes d’ensembles rend bien compte des informations de terrain en ce qui concerne les nombres de jours. Abordé de cette façon, le calcul des dates de fêtes n’a plus rien d’approximatif ni de « flottant ».

Ensemble Dates Type Nombre de cycles

ensemble A du ? au 28/29 sept. à midi fermé x cycles diurnes ensemble B du 29/30 sept. au 2/3 oct. ouvert 4 cycles diurnes ensemble C du 3/4 au 30/31 oct. à midi fermé 28 cycles diurnes ensemble D du 31 oct./1er nov. au 2 nov. à midi indéterminé 2 cycles diurnes ensemble E du 2/3 au 29/30 nov. fermé 28 cycles diurnes

TABLEAU 4. — Succession des ensembles.

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Hypothèses sur les procédures de calcul et les représentations mentales

46 D’après ces résultats, on peut formuler quelques hypothèses sur les procédures de calcul et les représentations mentales des Nahuas concernant le calendrier religieux.

Hypothèse du chapelet temporel

47 Le tableau 4, bien qu’il traite de données partielles, permet de se demander avec quelque raison s’il n’y a pas un principe d’alternance entre un ensemble fermé et un ensemble ouvert dans le système de division du temps : A serait fermé, B ouvert, C fermé, D indéterminé (ou ouvert ?), E fermé. Nous aurions là une régularité. C’est à l’ethnographie ou à l’étude des sources historiques de répondre en apportant si possible de nouvelles données. De façon analogique, on pourrait dire que le temps des fêtes religieuses peut être représenté comme un collier ou un chapelet, ou encore une cordelette, où alternent des perles, grains ou nœuds (ensembles fermés) et des intervalles (ensembles ouverts). Le temps se compte sur le chapelet, grain après grain, de la même manière qu’un ordinateur parcourt un algorithme. Cette procédure est compatible aussi bien avec un programme qui fait une boucle (cycle temporel) qu’avec un chemin linéaire (flèche du temps).

SCHÉMA 1. — Le chapelet temporel.

Hypothèse de la pliure du temps

48 On ne peut par ailleurs manquer de remarquer la symétrie en miroir entre l’Avant et l’Après du temps des Morts : vingt-huit jours pour chaque période. La fête des Morts centrale comprend deux cycles diurnes et peut aussi se diviser en deux.

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SCHÉMA 2. — La pliure temporelle.

49 L’usage de ce genre de symétrie dans la délimitation de périodes à signification religieuse semble commun en Méso-Amérique. López Austin signalait récemment dans une conférence donnée à Paris que, chez les Tzotzil contemporains (groupe maya), on pensait qu’un mort connaissait dans l’au-delà un temps de purification égal en durée au temps qu’il avait vécu sur terre. Tout se passe comme si le temps se décomptait à partir d’événements importants ou connus de tous (la Toussaint, le décès, un rite...) qui servent de repères centraux et permettent de déterminer un Avant donnant par symétrie la mesure de la durée d’un Après. Le système semble établir une période étalon dont la durée est mesurée en jours et qui conduit jusqu’à un événement central. Le résultat de ce compte sert à déterminer le moment de l’événement final qui clôture la période rituelle.

50 On retrouve un principe semblable dans de nombreuses langues pour positionner couramment un événement récent. En français, nous avons : aujourd’hui (événement central), demain, hier, après-demain, avant-hier ; en espagnol contemporain : hoy (événement central), mañana, ayer, pasado mañana, anteayer. En nahuatl, axan (événement central : aujourd’hui), mostla (demain), ialua (hier), uiptla qui veut dire « après-demain » et également « avant-hier ».

51 On a souvent dit que les populations méso-américaines ne distinguaient pas le passé du futur, en s’appuyant sur le fait que uiptla signifie aussi bien « après demain » que « avant-hier ». Cependant, contrairement à cette thèse répandue, j’ai tendance à penser qu’il ne s’agit pas de confusion, ni de bouclage circulaire, mais de mesure. Ce procédé est un mode de calcul et de quantification et non la manifestation d’une conception du temps cyclique « archaïque » où le passé et l’avenir se confondraient. Il y a superposition, et non pas fusion, l’Avant constituant un étalon de mesure et l’Après étant la durée mesurée. L’unicité du terme indique que la distance qui sépare de l’événement est la même, avant ou après, et non pas qu’il y a retour au point de départ.

52 La pliure peut également se représenter graphiquement sur le modèle ondulatoire. Plus fondamentalement, et bien au-delà du cas des Nahuas, la pliure constitue une des hypothèses fortes de procédure mentale universelle, avancée en mathématique, en

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linguistique et en sémantique. La pliure est un processus dynamique et irréversible (comme le Temps), qui détermine un Avant et un Après [-événement]. Le retour en arrière à l’identique (identité mathématique, 1 = 1) est impossible, mais il peut y avoir similitude entre l’Avant et l’Après (ressemblance de formes, de propriétés, etc.). La pliure engendre le « cycle » (qui n’est pas synonyme d’éternel retour) et la dualité (1 devient 2) (Pottier 2001, pp. 10-11, s’appuyant sur la théorie des catastrophes de Thom).

Le comput lunaire

53 On aura remarqué, bien sûr, la période de vingt-huit jours qui évoque les phases de la lune. Les Nahuas nomment cette durée metztli, ce qui signifie « lune » et aussi « mois ». Il est connu que les Indiens totonaques voisins possèdent un calendrier lunaire et leurs ressemblances culturelles avec les Nahuas de cette région ont été remarquées depuis longtemps (Lombardo Toledano 1931-1932). Mais ce qui paraît plus important de souligner, c’est que les repères des Nahuas ne font pas intervenir d’autres éléments de leur environnement que le cycle diurne, base de tous les calendriers. Le système de repérage tel qu’il m’a été transmis par les informateurs ne fait pas référence directe à la lune. Il ne s’appuie pas sur l’observation des phases de notre satellite naturel. Il relève principalement d’un mode de calcul. La vérification de l’exactitude du compte des jours repose sur le retour du nom du jour de la semaine, qui est la semaine de sept jours du calendrier grégorien (« la Saint-François a lieu un “mois” avant la Toussaint et tombe le même jour de la semaine que cette dernière », dit l’informateur). Pour identifier le jour de la semaine, la coordination des activités humaines locales est suffisante car elle envoie en permanence des signaux de repérage (le samedi est jour de marché, le dimanche est jour de corvée communale, etc.). On ne peut exclure, bien sûr, que les Nahuas jettent parfois un coup d’œil aux phases de la lune pour voir où en est le compte des vingt-huit jours, mais je ne l’ai jamais vu faire ni entendu évoquer.

54 La procédure attestée jusqu’à plus ample information est l’usage du concept d’une période de vingt-huit jours (metztli, « lunaison », « mois »). Il se trouve qu’elle est divisible par quatre, ce qui détermine les semaines (28/4 = 7). Les Nahuas se repèrent alors par les correspondances avec les noms de jours de la semaine de sept jours du calendrier grégorien, lesquels renvoient aux activités des hommes, et aussi à celles des dieux.

Le groupement de nombre marqué

55 Le nombre quatre, quant à lui, est un nombre des plus marqués dans les cultures méso- américaines anciennes et contemporaines : son usage constitue une des survivances précolombiennes. Dans la région étudiée, nous le voyons apparaître abondamment comme un groupement standard dans de nombreux domaines : dans les mythes, dans les rites, dans les contes, dans les manières ordinaires de parler des Nahuas d’aujourd’hui. C’était aussi un nombre clé à l’époque précolombienne – par exemple dans le mythe des quatre Soleils ou ères, débutant tous dans des années au nom commençant par quatre. Ce groupement de nombre est utilisé de nos jours dans le repérage de dates. Ce n’est pas le seul nombre marqué survivant dans les énoncés concernant le temps : signalons le chiffre vingt, qu’on trouve dans les expressions ordinaires (« Marie est restée vingt jours ») ou dans les prescriptions rituelles

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(abstinence de vingt jours). Mais ce nombre vingt n’est pas apparu dans les calculs de date recueillis et analysés ici.

56 Dans une ancienne étude, consacrée à la formalisation des plans de campements et de villages amérindiens et indonésiens, Claude Lévi-Strauss (1958) montrait qu’il ne s’agissait pas de coutumes arbitraires et curieuses, mais de transcriptions, dans l’espace habité, de manières de catégoriser le monde naturel et social, manières dont on peut retrouver les principes communs et rationnels. Dans les lignes qui précèdent, on a pu faire émerger un ordre et une certaine forme de précision au-delà d’une impression initiale de confusion et de flottement. On voit ainsi comment des paysans, pour la plupart analphabètes à l’époque de l’enquête, ont construit des procédures de calcul pour faire communiquer l’univers temporel rural, local et indien avec celui des autorités centrales diseuses de temps, l’Église et l’État. Ils ont converti le calendrier comme on convertit mentalement des monnaies étrangères, avec les outils numériques tirés de leurs schèmes culturels. Mais il y a autre chose que la mise en évidence d’un ordre sous-jacent. Par l’élaboration rigoureuse des données, des hypothèses ont pu être avancées sur des procédures de représentation du temps qui ne renvoient plus seulement aux poncifs qui polarisent classiquement les débats, en opposant un temps linéaire, moderne et raisonné, à un temps cyclique, archaïque et religieux. Il semble qu’il y ait d’autres modèles possibles pour concevoir et mesurer le temps. La pertinence de ceux évoqués ici – le chapelet, la pliure, les groupements de nombres – pourrait être soumise à l’épreuve de l’abondante documentation sur l’aire mésoaméricaine que livrent l’archéologie, l’ethnohistoire, la linguistique et l’anthropologie. On ajoutera encore que la tradition de l’école française de sociologie rapportant in fine la scansion du temps des populations « archaïques » aux activités économiques, religieuses et sociales montre une limite. Certes, les activités constituent un domaine de repères temporels disponibles et facilement observables, mais cela ne doit pas masquer qu’elles coexistent avec d’autres domaines de repères, y compris ceux résultant du savoir-faire de calcul mental. Ces divers domaines qui entrent en jeu dans la quantification du temps sont imparfaitement répertoriés et les procédures pour les mettre en correspondance sont encore largement à découvrir.

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POTTIER Bernard 2001 Représentations mentales et catégorisations linguistiques, Peeters, Louvain-Paris.

NOTES

1. Des traces ont cependant été retrouvées dans le monde maya, au Guatemala. 2. Nous devons à la rareté d’instruments de marquage horaire au xvie siècle un des plus célèbres dialogues de tragédie : Roméo et Juliette se demandant s’ils entendent le rossignol ou l’alouette. 3. Les phénomènes évoqués ne sont plus visibles aujourd’hui. L’école et les avancées de la modernité ont répandu, dans les nouvelles générations, d’autres manières de se repérer dans le calendrier. Mais la trace des anciennes procédures vaut d’être conservée. 4. On appelle « nahuatl classique » la langue qui était parlée au xvie siècle dans la région de Mexico.

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RÉSUMÉS

Calendrier, représentations mentales et procédures de calcul chez les Nahuas (Mexique). Pour le calcul des dates de fêtes importantes se rapportant à la Toussaint ou Fête des Morts, les Nahuas de la région de Huauchinango (Puebla) utilisaient, il y a peu, un système de repères qui s’avère être une mesure exacte, à condition d’abandonner notre préjugé spontané d’une numération séquentielle et de reconstruire des représentations mentales sous-jacentes de type topologique. Le temps des « paysans » n’est pas nécessairement, dans tous les domaines de la vie sociale, ce « temps flottant » dont parlait l’historien Lucien Febvre.

Calendar, mental representations and computation procedures among the Nahuas (Mexico). For determining important dates of feasts related to All Saints’ Day or All Souls’ Day, the Nahuas of Huauchinango (Puebla) formerly used a system of timemarks which was in fact very precise, so long as it is not judged according to our habits of sequential numeration. Instead, one must reconstruct the topological representations underlying this system. The « peasants’ time » is not always this « floating time » defined by Lucien Febvre.

Calendario, representaciones mentales y procedimientos de cómputo entre los nahuas (México). Para determinar las fechas de fiestas importantes relacionadas con Todos Santos o Fiesta de los Muertos, los nahuas de la región de Huauchinango (Puebla) empleaban hace poco un sistema de hitos que resulta ser una medición exacta bajo la condición de abandonar nuestro prejuicio espontáneo de una numeración secuencial y de reconstruir representaciones mentales subyacentes de tipo topológico. El tiempo de los « campesinos » no es siempre, en cada ámbito de la vida social, este « tiempo flotante » del cual hablaba el historiador Lucien Febvre.

INDEX

Thèmes : Ethnologie Mots-clés : calcul, calendrier, fête des Morts, représentation mentale, Toussaint Index géographique : Mexique, Nahua, Nahuatl Palabras claves : calendario, cómputo, Fiesta de los Muertos, representación mental, Todos Santos Keywords : All Saints’ Day, All Souls’ Day, calendar, comput, mental representation

AUTEUR

MARIE-NOËLLE CHAMOUX

Chargée de recherche au CNRS, Centre d’études des langues indigènes d’Amérique (CELIA), UMR 8133, 7 rue Guy Môquet, BP 8, 94801 Villejuif cedex, France [[email protected]]

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Guerre et récit chez les Indiens ayorés du Chaco boréal paraguayen

Salvatore D’Onofrio

La nuit tombe sur le campement [...]. Chaque homme a planté sa lance près de lui ; assis, il s’y appuie parfois ; tous fument, tirant lentement de longues bouffées de leurs pipes, pièces rectilignes d’un bois dur, creusé dans le sens de la longueur. Les conversations vont leur train : elles s’animent et se colorent lorsqu’un des participants raconte certains événements d’importance dont il a été témoin ; le conteur se lève alors et imite le comportement des divers protagonistes du drame, qu’il s’agisse d’êtres humains ou d’animaux ; il saisit parfois sa lance ou son arc, reproduisant le geste du chasseur qui essaye de tuer sa proie, ou encore il rampe sur le sol, comme un serpent vers sa victime. Il joue une véritable pièce de théâtre et le public participe activement au spectacle : éclats de rire, exclamations, cris d’effroi, soupirs, encouragements accompagnent les paroles et les gestes de l’acteur. Lucien Sebag (1965).

1 « La guerre, je vous dis la guerre ». Cette expression est chère aux linguistes, car elle illustre un problème dont la solution est au centre des innovations introduites par Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique générale1. Il s’agit du contenu psychologique différent communiqué par la répétition d’un mot dans la même phrase, mais aussi de la possibilité qu’en dépit des multiples valeurs ou réalisations phoniques d’un mot, on puisse toujours remonter à quelque chose qui leur est commun, quelque chose qui est exprimé par la langue et qui assure la communication entre les hommes.

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En effet, s’il est vrai que le mot « guerre » évoque à la fois les fanfares et les défilés glorieux des troupes, un frère mort ou une maison détruite, s’il est vrai que von Clausewitz fera référence au prolongement de la politique par d’autres moyens alors que le soldat Schweik pensera à des mots qu’on ne peut pas prononcer pour garder le décor, il est aussi vrai que ces différents sens de « guerre » peuvent coexister dans le savoir des locuteurs car il y a bien quelque chose qui demeure identique.

2 Les anthropologues aussi reconnaissent l’unité de l’homme à travers ses multiples réalisations, quoique certains nient cette possibilité ou bien raccourcissent le trajet afin de dépasser rapidement une variété qui apparaît fastidieuse.

3 Mais la phrase de Ferdinand de Saussure, citée au début de cet article, a également un sens que la langue française révèle mieux que d’autres langues romanes et qui nous offre la possibilité de réfléchir sur la guerre sous un angle tout à fait particulier. Dire la guerre c’est aussi la raconter et les formes du récit ne sont pas détachées de la pratique ni de l’organisation des sociétés que nous étudions.

4 Nous avons exploré cette relation entre le récit et la guerre chez les Indiens ayorés2, dernier groupe du Chaco boréal à avoir subi une acculturation par les Blancs. Les Ayorés comptent actuellement environ 4 500 personnes, dont 2 500 vivent en Bolivie (depuis les années quarante) et 2 000 au Paraguay (à partir des années soixante). Les Ayorés du Paraguay, chez lesquels nous avons mené notre enquête, se répartissent entre le haut Paraguay (villages de Cucaani, Isla Alta, Guidai Icciai) et le Chaco central (villages de Campo Loro, Ebetogué, Jesudi, Aocójnandí, Túnucojnai). Un petit groupe vit en permanence dans la banlieue de la ville mennonite de Filadelfia, alors qu’un autre groupe d’une centaine de personnes n’a jamais eu de contacts avec la « civilisation des Blancs ». Les Ayorés ne sont plus éparpillés sur un territoire continu, comme l’indiquent encore quelques cartes de la région (Figure 1) qui montrent néanmoins l’étendue de l’espace où ils pratiquaient, avant leur sédentarisation intégrale, les activités de chasse, de récolte et de jardinage. Il n’empêche que le processus d’acculturation n’a pas entamé quelques traits significatifs de la vie sociale ayoré comme l’organisation clanique, la forme circulaire des villages, la famille élargie. La résidence est uxorilocale, le mariage est interdit entre cousins (que l’on considère comme des germains) et entre individus du même clan3. Des petits morceaux de terre autour des villages permettent aux Ayorés de continuer à pratiquer leurs cultures traditionnelles4 auxquelles ils intègrent aujourd’hui des arbres fruitiers et le manioc, un peu d’élevage et, dans les villages du haut Paraguay, la récolte d’appâts destinés aux pêcheurs qui arrivent de Puerto Murtiño, petit port brésilien de l’autre côté du fleuve. Des récoltes et des expéditions de chasse, souvent collectives, sont organisées, mais l’activité la plus rentable pour les Ayorés est le travail comme salariés dans les fermes des Mennonites dans le Chaco central. Des objets traditionnels en bois, des plumes tressées, des armes et des sacs de fibre végétale sont devenus des produits artisanaux très recherchés au Paraguay.

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FIG. 1. — Carte des groupes ethniques du Paraguay (Bartolomé 2000).

Le récit

5 Chez les Indiens ayorés du Chaco boréal, la position centrale du récit tient non seulement au fait qu’il permet de socialiser les événements et d’en légitimer les effets, mais aussi à la manière même dont il se déroule. Au retour des expéditions guerrières, ceux qui y ont participé attendent quelques jours avant de raconter les faits et ce droit ne revient en principe qu’à ceux qui ont tué. Il est inséparable d’une obligation fondamentale de la culture ayoré : raconter les mythes ou, au moins, y faire référence dans toutes les occasions qui le réclament, d’après une conception qui veut que les animaux, les choses et jusqu’à des entités abstraites, se soient formés in illo tempore par métamorphose d’une forme humaine originelle (jnani bajai, pl. jnani bajade, ancêtres) que seuls les Ayorés actuels ont gardée. « Quand le vautour, le charbon ou le courage étaient encore des Ayorés [...] », c’est-à-dire des personnes, selon l’incipit des mythes qui les concernent. Raconter les mythes revient en quelque sorte à revivre le passage qui a conduit à la séparation actuelle entre les Ayorés et le reste de l’univers, tout en inscrivant chacun de ses éléments constitutifs dans l’un des sept clans auxquels les Ayorés eux-mêmes appartiennent. Cette conception grandiose, que nos collègues argentins ont interprétée suivant des postulats phénoménologiques de type éliadien et que Lucien Sebag (1965) et Carmen Bernand (1977) ont lue à la lumière de l’anthropologie structurale, est la toile de fond de tous les aspects de la vie sociale ayoré, y compris la guerre, ainsi que les tabous alimentaires ou les relations entre les sexes. Les récits ayorés de guerre ont encore une caractéristique qui les apparente aux mythes, à savoir une formalisation canonique très stricte qui se manifeste essentiellement de deux manières : par la répétition presque identique du récit tel qu’il a été proposé la première fois et par une articulation également identique du discours

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indépendamment du groupe (territorial ou clanique) auquel le guerrier ayoré appartient ou du style qui lui est propre5.

6 Nous prenons le déroulement canonique de cette forme narrative comme point de départ d’une analyse visant à explorer, d’une part la pratique de la guerre dans ses différentes phases – visions chamaniques, préparation corporelle, techniques de combat, purifications –, d’autre part les conséquences qu’elle entraîne et l’idéologie qui la soutient : définition des pouvoirs, relations intratribales, rapports entre les genres.

7 On a affaire à une pantomime peu répandue chez les Indiens des basses terres, par laquelle les Ayorés racontent leurs expéditions guerrières ainsi que leurs rencontres périlleuses avec les jaguars. L’espace du récit est généralement le campement, qu’il s’agisse du campement permanent (guidai en ayoré), qui est occupé durant 4 à 6 mois à la saison des pluies et des plantations, ou des campements temporaires (deguode, sing. degui) de saison sèche, souvent réduits aux feux nocturnes. Pendant cette saison, de 6 à 8 mois, les Ayorés ne vivent que de chasse et de cueillette, auxquelles s’ajoutent quelques maigres réserves alimentaires de la saison précédente (surtout des haricots et du maïs). Chacun raconte devant son habitation, entouré en principe par les membres de son jogasui, la famille élargie qui est encore aujourd’hui le lieu véritable de socialisation ainsi que de définition des pouvoirs et des échanges en tout genre avec les autres groupes. Cette forme narrative ne reçoit pas d’autre nom que celui de « récit » (gojñai) à la différence des mythes, surtout d’origine, qui sont qualifiés et racontés de façon spécifique (Bormida 1973). À un récit de guerre, pocaningai en ayoré, le conteur peut en ajouter d’autres, transformant ainsi cette occasion en une séance narrative de longue durée dans laquelle d’autres membres du jogasui peuvent également intervenir avec leurs exploits.

8 Le guerrier-conteur (qui est aussi un horticulteur et un chasseur-cueilleur car la guerre, bien que décidée et organisée par les dacasutiede, les chefs, n’est pas une activité spécialisée chez les Ayorés), s’exhibe le plus souvent quelques jours après son retour au campement. Mais, à partir de ce moment, le récit entre dans son répertoire personnel que tout le monde connaît et qui pourra être exécuté spontanément ou bien sur sollicitation d’autrui. Il peut arriver alors que son récit soit interrompu, anticipé ou souligné par un public toujours attentif dont la participation n’est jamais repoussée, ce qui n’empêche cependant pas le conteur d’organiser l’espace du récit de manière indépendante, car l’effort fait pour se replonger dans l’événement meurtrier peut même l’amener, dans sa mise en scène, à tourner le dos à ses auditeurs. L’espace de la narration est en tout cas presque toujours l’objet d’attentions particulières, qu’il s’agisse de le délimiter par le geste mimant un jaguar en train de sauter ou bien de faire mine de le nettoyer avec les pieds ou le manche des armes utilisées pour la représentation6.

9 Ce cadre chronotopique est complété par un traitement du corps qui contribue à qualifier le récit de lieu de ré-immersion périodique dans la situation de guerre et, à travers elle, dans le temps des origines également. Avant son récit, le conteur peint et orne son corps de la même manière que pour l’expédition guerrière. Ce sont des signes qui lui donnent symboliquement la puissance des animaux dont il utilise la peau et les plumes : l’ayoi, bandeau frontal qui combine ces deux matériaux prélevés dans la nature ; le cobidié, collier de plumes d’oiseaux divers, que l’on met autour du cou, la partie concave vers le haut ; les potadié, plumes d’oiseaux divers, surtout plumes de perroquets tressées qui tombent sur le dos ; parfois des bracelets, maniopiede, et souvent

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aussi des ceintures auxquelles on accroche les carapaces de petites tortues qui sont des meurtrières dans le mythe et dont le nombre sur le corps du guerrier-conteur indique le nombre de personnes qu’il a tuées7. En revanche, on ne met pas au cou les sifflets (potá) de bois de palo santo que l’on fait résonner après avoir tué ou bien lors de la fête d’Asoonjá, l’engoulevent mythique des Ayorés dont le chant, vers la mi-août8, est censé marquer la fin de la saison sèche et le début de la saison des pluies (même si, en réalité, celle-ci peut tarder encore deux ou trois mois). Signalons deux éléments importants : premièrement, seul le guerrier qui a déjà tué a progressivement droit à ces ornements. Leur acquisition constitue en quelque sorte un rite initiatique, certes dilué dans le temps et dans une société où, à proprement parler, il n’y en a pas. Les plus jeunes peuvent participer aux expéditions guerrières et se peindre, ils n’ont alors droit qu’à quelques ornements, par exemple des petites plumes blanches collées sur la poitrine avec de la cire d’abeille pour signaler qu’« ils pensent déjà à la guerre » ou un bandeau frontal (ayoi dajua) en fibre de cáaguatá, une broméliacée, et certainement pas en cuir. Pour pouvoir utiliser ce dernier, il faut avoir tué, tandis que certains ornements, comme les grandes plumes du héron (cobia), sont les attributs du chamane seulement. Deuxièmement, la peinture corporelle porte le même nom que le maquillage que les jeunes filles utilisent pour séduire leurs amants dans la période longue, turbulente et joyeuse des amours juvéniles.

10 La pantomime du récit de guerre prévoit aussi l’usage d’armes qui, souvent, ne sont pas celles qui ont tué car ces dernières sont considérées comme impures et généralement abandonnées immédiatement après la tuerie, au cours d’un rituel de purification du sang. Par cette pantomime, on se limite à raconter les gestes de tuerie que l’on peut ordonner en deux catégories : d’une part, la mise à mort des hommes, auxquels – au moins de ce point de vue – on associe les jaguars ; d’autre part, la mise à mort d’autres animaux comme le pécari ou le tapir, dont la tuerie est davantage racontée pour faire rire que pour montrer sa valeur. Dans cette catégorie, on range aussi la vache et le chien que, quarante ans plus tôt, les Ayorés ne connaissaient que comme animaux des Blancs, alors qu’ils possédaient des chiens qu’ils avaient volés aux Blancs. Le pillage, en réalité, ne motivait explicitement que l’expédition contre les Blancs. Le cas échéant, on volait aussi les autres Ayorés et les femmes étaient appréciées. Le fait d’avoir tué un animal des Blancs ou de la forêt donnait droit à s’orner avec des plumes d’oiseaux qui avaient une certaine puissance mais qui n’avaient pas été des tueurs lorsqu’ils étaient encore Ayorés.

11 Une hiérarchie, presque admise par tous les Ayorés, confère plus de valeur à celui qui a tué un Blanc, puis à celui qui a tué un autre Ayoré, enfin à celui qui a abattu un jaguar (catai, animal qui, en espagnol populaire paraguayen, est appelé tigre). Tuer un puma (caté, león pour les Paraguayens) ou d’autres animaux est une chose que « même les femmes pourraient faire ». Cela devient néanmoins objet de récit. Contrairement à ceux de Bolivie (Bormida 1979), les Ayorés du Paraguay ne comptabilisent généralement pas, parmi leurs victimes, les animaux des Blancs. Ils ne font pas non plus référence à d’autres groupes indigènes, certainement du fait qu’ils ne se souviennent plus de cette époque où d’autres Indiens vivaient dans la forêt à portée de leurs raids.

12 Chacun est fier du nombre de personnes et de jaguars qu’il a tués, et ne laisse passer aucune occasion de le rappeler, notamment parce que la tuerie et les qualités de courage et d’habilité qu’elle implique sont les conditions sine qua non pour se mettre en évidence et accéder au rôle de chef. Le courage, en particulier, est non seulement le

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résultat de la métamorphose d’un homme du temps des origines, comme l’illustre bien le mythe9, mais aussi une qualité très appréciée par les femmes et manifestée par un « état du corps » que surtout les chefs doivent atteindre lors de la préparation à une expédition guerrière. C’est par la guerre qu’un Ayoré confirme ou fait évoluer sa position statutaire au sein des différentes sphères qui définissent son identité10. Juste un exemple. Dès qu’un homme se marie, le principe de résidence uxorilocale l’oblige à vivre auprès de son beau-père. Il est ici dans une situation de marginalité et de dépendance. C’est seulement par l’intermédiaire de sa femme qu’il pourra adresser la parole à ses beaux-parents et à ses belles-sœurs, et vice versa. C’est encore avec le consentement de sa femme qu’il pourra construire sa propre maison loin de celle de son beau-père lorsque ses enfants auront grandi. Ce n’est que la guerre qui peut lui donner la possibilité d’accélérer ce processus d’émancipation et ce n’est pas un hasard si cette conduite de mutisme s’atténue uniquement dans les expéditions guerrières, notamment à travers les conseils que le beau-père peut donner à son gendre. Permettant de convertir en puissance la fragilité d’un homme qui se voit obligé de négocier en permanence ses pouvoirs et ses rôles, la guerre et la tuerie se situent au centre non seulement de la vie sociale des Ayorés mais aussi de leur mémoire. Aujourd’hui, dans une situation largement différente, il arrive que les chefs soient nommés parmi ceux dont le père a tué, comme si cette valeur guerrière se transmettait généalogiquement et pouvait être récupérée à tout moment. Le récit fonctionne à la fois comme un lieu de vérité socialement contrôlée et d’affirmation des valeurs et des pouvoirs impliqués.

13 Mais, avant d’analyser ces récits, en voici quelques-uns. Leur durée varie entre cinq et vingt minutes. Chaque récit commence normalement par un adverbe de temps ou une locution adverbiale dans une phrase tournée au passé. Celle-ci situe le spectateur au milieu d’un événement dont on annonce de manière synthétique le contenu. La construction morphologique de la narration ayoré (dont Briggs en 1973 a fait une première analyse) confirme cette tendance à la ré-immersion symbolique dans l’événement. Les histoires guerrières ou de meurtre dont tel ou tel a été protagoniste sont si marquantes qu’elles semblent donner lieu à un seul récit dont les différents épisodes sont justement introduits par des adverbes assurant à chaque fois le déplacement spatio-temporel. Nous avons choisi trois exemples parmi les plus courts en donnant leur traduction littérale intégrale11.

14 Kuisi, du clan jnuúminí, de Cucaani, dans le haut Paraguay, raconte les deux premiers : Une fois nous avons poursuivi des Ayorés et quand nous avons trouvé leur campement, j’allai avec les autres : « je suis en train d’aller, je suis en train d’aller, je suis en train d’aller ; je vais les rencontrer, je vais les rencontrer, je vais les rencontrer ». Nous avons continué à les poursuivre en cherchant où étaient ces Ayorés que nous voulions trouver, et je dis comme ça : « nous sommes en train d’aller, nous sommes en train d’aller, nous sommes en train d’aller, nous sommes en train de les chercher, nous sommes en train de les rencontrer, nous sommes en train de les rencontrer ». Arrivés à un certain lieu, nous nous sommes arrêtés et nous avons fait une petite réunion arrivant à la conclusion que nous ne devions pardonner à personne, nous devions tuer tous ceux que nous rencontrerions face à nous. C’était ça la décision du groupe car, eux, ils ont poursuivi et tué quelques-uns de nos proches parents et maintenant ce serait une vengeance si nous les rencontrions. Quand nous nous sommes approchés de leur campement, un homme était en train de prendre du miel dans un arbre ; c’était un de leurs chefs. Quand il entendit nos

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cris, il apparut sur le chemin où nous étions en train d’aller et il dit comme ça : « est-ce que c’est vous ? Est-ce que c’est vous », il dit, et nous, nous répondîmes : « c’est nous, c’est nous, et nous allons vous tuer », nous répondîmes. Ainsi, quand nous arrivions presque au campement nous nous rappelions l’enseignement de mon beau-père qui disait : « si vous attaquez un campement, ne vous inquiétez pas si vous n’êtes pas grands, luttez comme vous pouvez, et ne planifiez pas beaucoup car le résultat ne dépend pas de ça » ; donc je pensais à ce que mon beau-père disait à ce moment. Quand j’étais en train d’aller au campement donc, je pensais à ce que mon beau- père m’avait dit, à savoir que n’étant pas des chefs, nous aurions dû faire ce que nous voulions. Mais ce qui était important était ce que le chef ou ceux qui étaient devant nous faisaient car ils étaient ceux qui devaient se mettre en évidence dans un combat. Quand j’arrivai au campement, je m’arrêtai un moment et je vis que quelques femmes étaient en train de s’échapper et je vis une personne qui ressemblait exactement à une de nos femmes et qui était un peu plus grande qu’elle. Quand je vis cette femme, je levai ma lance et je l’envoyai sur elle. Je crus ne pas l’avoir frappée mais, tout de suite, je vis que j’avais frappé son bras. La femme tomba par terre et cria : « Eh eh eh » et, par terre, elle parvint à extraire la lance, la jeta à terre et courut ; cette femme à ce moment avait un frère à ses côtés. Ainsi quand le frère de la femme me vit, il s’approcha avec son bâton de défense, lui vers moi et moi vers lui, et donc nous nous battîmes et je crois qu’il me frappa deux fois avec son bâton et après, quand nous étions en train de nous battre, le bâton de mon ennemi se cassa contre ma lance, mais nous continuions à nous battre l’un contre l’autre avec autant de vigueur. Nous étions en train de lutter, de lutter, de lutter parce que mon jeune ennemi attrapa ma lance et voulait s’en emparer, je l’attrapai très fort, très fort, mais il voulait toujours me l’arracher, il voulait s’emparer de ma lance pour me tuer, mais je l’empoignais aussi et nous continuions à lutter, à lutter, à lutter. Et donc quand nous étions en train de combattre, de combattre, de combattre, soudainement vint un de mes compagnons, Jobúi, qui le frappa au côté et après je le coupai avec ma lance lorsqu’il tomba sur le sol. Je dis à la victime dès qu’il était mort : « nous faisons comme ça avec vous quand nous vous tuons, quand nous gagnons, nous vous cassons comme je suis en train de le faire, en coupant, en coupant, en coupant. Jamais vous ne pourrez nous avoir car nous sommes plus forts que vous », et donc je continuais à couper, à couper son corps. Je coupai la tête et je la tirai comme ça d’un côté. Ainsi quand nous tuâmes le jeune, j’attrapai sa tête et je l’emmenai avec moi et nous allâmes où étaient mes camarades : « j’allais, j’allais, j’allais » là où mes camarades étaient. Ainsi quand mes camarades me virent : « c’est bien comme ça, c’est bien comme ça, c’est ça ce que nous voulons, eux nous ont beaucoup maltraités et c’est comme ça qu’il faut faire avec eux : leur couper la tête, afin que ce soit un exemple aussi pour eux ». Nous nous réunîmes donc un peu plus loin du lieu où les faits s’étaient passés. Jobui tira une autre tête et la jeta là. Et en dernier Cucciajútodé tira la tête d’une autre femme et la jeta là. Tout le monde les mit ensemble.

15 Le deuxième récit concerne l’attaque d’une ferme isolée de Mennonites, des colons néo- évangéliques provenant du Canada qui se sont installés dans le Chaco paraguayen depuis les années 1930 suite aux concessions accordées par l’État paraguayen (enseignement en allemand, dispense du service militaire, etc.) : les Mennonites ont été le fer de lance de la pénétration paraguayenne dans les territoires ayorés. Dans la partie initiale du récit, on nomme la peinture faciale, ce qui est rare et, sans doute, une adaptation du récit au profit de l’anthropologue :

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Quand nous sommes allés chercher les Blancs pour les attaquer, nous sommes allés et nous les avons attendus, en réalité nous étions tout près d’eux, nous sommes restés là et nous les avons regardés. Quand nous étions tout près des Blancs, nos chefs étaient en train de faire leur peinture autour de nous. Ainsi, ils se sont préparés et ils sont allés : « Ils sont là, nous allons arriver chez eux ». Cucciajútodé, un des chefs qui était très en vue, dit à ce moment : « vous devez faire comme moi pour tuer tous ceux qui sont dans cette maison, parce que j’ai de l’expérience, j’ai déjà tué des Blancs ». Cependant, quelques chefs ont dit qu’ils allaient faire autrement et ils n’accueillirent pas l’idée de Cucciajútodé ni son expérience. Quand nous sommes arrivés à côté de l’endroit qui était nettoyé, parce que les Blancs nettoyaient une certaine partie autour de la maison où ils vivent, nous avons dit : « nous sommes en train d’aller, nous sommes en train d’aller, nous sommes en train d’aller chez eux, ils sont là », j’ai dit. Dans cet endroit où les Blancs habitaient, il y avait deux maisons ; un groupe allait dans une direction, nous attendions dans l’autre ; je regardais face à moi pour voir s’il y avait quelque personne blanche afin de la poursuivre et la tuer. Le premier groupe qui partit, partit vers l’autre maison. Ils rentrèrent dans la maison et Ibicaidé fut l’Ayoré qui tua la première femme blanche, qui la tua à cette occasion-là. Après c’est Hoedé ou Padodi qui tua l’autre dans le même endroit. Je suis allé autour de l’autre maison parce que j’avais peur que quelqu’un puisse s’échapper, je suis allé directement, mais quand je me suis aperçu que là il n’y avait personne, je commençai à courir vers l’autre maison où étaient mes camarades. Je suis allé vers eux au moment où ils étaient déjà en train de tuer quelques femmes blanches, je suis allé et j’ai dit comme ça : « je vais déjà, je vais déjà, je vais déjà chez eux, je suis en train d’aller vers eux », je disais comme ça à mes camarades. À ce moment Hoedé tira une lance contre cette femme, mais il n’arriva pas à la tuer ; c’est Eidaqui, ou bien Oiadaquidé, qui regarda la victime par terre et la coupa jusqu’à ce qu’elle meure. Hoedé revint et dit : « c’est moi qui l’ai tuée, c’est moi qui l’ai tuée » et j’ai dit « oui, oui, oui c’est toi qui l’as tuée, mais moi je vais tuer son fils ». À ce moment, quand la femme était en train d’expirer, je criai aux jeunes : « jeunes, jeunes, il faut tout prendre, tout ce qui appartient à cette famille, cherchez, cherchez », je dis et je continuai. Quand je suis rentré dans les pièces de l’endroit où ces gens vivaient, j’ai vu deux lits et encore d’autres choses qu’ils avaient. À ce moment quand je suis rentré, j’ai baissé ma lance et j’ai pris les choses, couvertures, linges et donc je suis parti de cet endroit, je suis parti rapidement et j’ai couru. À ce moment quand je suis parti de la maison, j’ai couru vers la forêt et j’ai emmené avec moi les choses, c’est-à-dire des couvertures, des linges et bien d’autres choses que j’avais enlevées. Cependant aucun de nos camarades ne revenait, ils étaient en train de se charger de choses et également de haricots et d’autres aliments des Blancs, mais les haricots, ils les ont reconnus parce qu’ils savaient déjà même le nom. Quand nous arrivâmes chez d’autres camarades, nous avons dit : « cependant, les autres ne sont pas encore arrivés ». À ce moment, chacun de nous mit ensemble la tête des victimes tuées à cette occasion-là. Et, tous ensemble, nous nous sommes retrouvés dans l’endroit où l’on avait établi de se rencontrer. Dans cet affrontement, nous avons tué deux femmes et deux filles, alors que deux garçons qui étaient en train de jouer dans la forêt se sont sauvés. Ici s’achève le récit de cette tuerie de Blancs.

16 Le troisième récit est raconté par Paojnai, du clan ciquenoi, qui a décidé, il y a quatre ans, avec sa femme, Iboé12, et ses six enfants de prendre contact avec les Blancs : À ce moment-là, nous étions en train de poursuivre un tapir (cabayú13) de la forêt. Nous étions en train de nous approcher du tapir et mon épouse cria à ce moment

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d’un autre endroit et je lui dis : « nous le voyons, nous le voyons, le tapir ». À ce moment, mon épouse le siffla et le tapir s’arrêta et moi avec ma lance, j’allai à la rencontre du tapir. Quand le tapir fut dans notre direction, je dis : « le tapir va nous attraper, le tapir va nous attraper », je dis comme ça à mon épouse et à mes camarades. Et quand le tapir m’attaqua, je le transperçai sur le côté et je criai : « je l’ai transpercé, je l’ai transpercé » et, avec mon bâton de défense, je courus derrière lui pour le frapper bien fort sur la tête. À ce moment, mes camarades avaient couru derrière le tapir et l’avaient frappé ; ils l’avaient tué un peu plus loin et moi, à ce moment, j’avais déterré avec mon bâton une espèce de tubercule qui contenait de l’eau car je voulais en tirer de l’eau pour boire. Quand j’étais en train de déterrer ce tubercule dans lequel il y avait de l’eau, j’entendis une rumeur qui venait vers moi ; à ce moment je me suis levé et j’ai regardé devant moi et j’ai vu qu’il s’agissait d’un jaguar. Je lui ai dit : « venez vers moi, venez vers moi, venez vers moi », je n’ai pas peur ; et donc il s’arrêta loin de moi, et moi je voulais lui envoyer ma lance comme ça au jaguar. Alors, à ce moment, je dis à mon épouse : « j’y vais, je vais chercher le jaguar », et je suis allé le chercher. J’étais donc loin du campement et je vis les traces du jaguar et je me dis à moi-même : « c’est le jaguar, c’est le jaguar, j’irai derrière lui », je dis comme ça. Et quand je le vis, je m’approchai et je lançai ma lance, je lançai ma lance dans le cou du jaguar et quand je le transperçai, il fit ce bruit : « hee, hee, hee », il fit comme ça. Et à ce moment-là après avoir transpercé le cou du jaguar, j’ai utilisé ma dague et je coupai la tête du jaguar et je me dis à moi-même : « j’ai tué un jaguar, un jaguar très grand », sa tête aussi était très grande. Voici le récit du jaguar que j’ai tué.

17 En dépit de leurs contenus distincts (sur la guerre proprement dite, la tuerie, la chasse ou la rencontre fortuite avec les jaguars), ces récits partagent les mêmes registres gestuels et vocaux. Les récits ayorés de guerre ainsi que ceux de mises à mort ont un caractère essentiel qui est commun à toutes les expressions de leur culture, notamment orale. Ainsi, la présence d’éléments contextuels est rare, la redondance est strictement orientée vers des formules destinées à mettre en valeur l’habileté demandée aux guerriers. Nous observons dans ces récits l’alternance de deux moments qui trouvent des correspondances significatives dans d’autres registres de la vie sociale. D’une part, le récit procède selon un style récitatif, marqué par des tons et des gestes dont la variété n’est due qu’à l’exécution particulière de chaque conteur, tout en puisant dans les mêmes codes expressifs. Parmi ces gestes, signalons : la lance plantée dans la terre pour marquer le début et la fin de chaque histoire, le geste du jaguar en train de sauter ou bien la lance tournée vers le haut pour indiquer que celui-ci s’est réfugié sur un arbre, la lance qui est soulevée pour frapper ou bien enfoncée dans l’ennemi déjà mort, la pointe de l’arme retournée vers soi-même pour indiquer une blessure. D’autre part, la narration connaît des accélérations soudaines, qui sont réalisées avec la voix et le corps encore plus tendus et qui soulignent par des mots répétés et par des gestes canoniques en style représentatif (pourrait-on dire en langage musical) les mouvements rapides dans l’espace : surtout ceux de départ, d’attaque ou de retour lorsque l’action de guerre est terminée.

18 Cette accélération – qu’en utilisant un concept de Jauss repris par Ong (1982) nous pourrions appeler verbomotrice – consiste en une torsion légère de la main droite qui tient la lance que l’on fait glisser sous l’aisselle dans un mouvement d’avant et

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d’arrière, pendant que l’autre bras, main ouverte ou fermée, est tendu dans la direction contraire. En même temps, le pied, d’abord soulevé plus ou moins lentement, retombe pesamment par terre dès que le bras qui ne tient pas la lance est complètement tendu. Lorsqu’on utilise deux armes, celle qui est dans la main gauche est tenue parallèle au sol. Un détail significatif : tous les conteurs, s’ils utilisent une seule arme pour le récit, portent leur main sur la cuisse, puis la tirent vers le haut ; la cuisse dont d’aucuns Ayorés soulignent l’importance comme siège de force et de résistance. Le geste (Figures 2 à 5), propre à une attitude épique dont l’histoire est encore à faire14, représente une espèce de « marche furieuse » menée « de corps ferme », pourrait-on dire, où le mouvement des jambes et des pieds qui marquent le pas donne unité et rythme à l’ensemble. Notons que le conteur utilise aussi assez souvent d’autres tons pour s’adresser directement à son public, pour lui faire peur, ou bien pour mimer une communication à distance dans la forêt.

FIG. 2. — Aocójnandí, guerrier au repos (cliché D’Onofrio 2001).

19 Dans le cadre du récit, le geste qui exprime le mouvement est autant valorisé que celui de tuer, ce qui est compréhensible dans une société où la période de nomadisme polycentrique (saison appelée « le monde fermé ») est idéologiquement aussi importante, sinon plus, que celle de sédentarité (appelée siquée, « l’année », terme qui indique aussi l’ensemble des produits cultivés), tout au moins par rapport aux épreuves que la nature impose aux chasseurs-cueilleurs. Cependant, si cet état d’hostilité qui caractérise la culture ayoré s’intensifie particulièrement pendant la période de nomadisme, atteignant un acmé lors de la convergence de différents groupes vers les salines qui se trouvent au centre de leur territoire à la frontière entre le Paraguay et la Bolivie, le bellicisme n’en est pas moins significatif pendant la période des campements permanents. En tout cas, aucune des deux périodes ne l’emporte sur l’autre, même du

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point de vue économique, car, justement, ce n’est que l’articulation des deux moments qui fait sens.

FIG. 3. — Cucaani, séquence d’un récit de guerre (clichés D’Onofrio 2001. Lecture de gauche à droite).

FIG. 4. — Aocójnandí, récit d’une lutte contre un jaguar (clichés D’Onofrio 2001. Lecture de gauche à droite).

20 L’alternance que nous venons de voir n’est pas un fait isolé dans la culture ayoré. Celle- ci nous offre un modèle exemplaire d’« orientation dualiste » qui relie entre eux plusieurs registres de la vie sociale par des « enchaînements symboliques élémentaires » dont l’homme n’est que l’intermédiaire inconscient.

21 Ces « enchaînements », comme le montrent souvent les mythes, se déroulent à partir d’oppositions binaires telles que : masculin-féminin, jour-nuit, cru-cuit et leur automatisme est assuré par le même mécanisme qui règle la formation des signes. Ce qui n’empêche évidemment pas que l’homme soit toujours au centre car, en dernier ressort, il est l’origine et le garant de la circulation et de la compatibilité des signes au sein d’un système.

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FIG. 5. — Campo Loro, séquence d’un récit de guerre (clichés D’Onofrio 2001. Lecture de gauche à droite).

22 L’analyse de la peinture faciale permet de saisir d’autres aspects de cette orientation dualiste de la société ayoré, tout en montrant les correspondances entre la guerre et les activités de reproduction qui traversent les générations et les sexes. Seules les jeunes filles (et les petites filles) peuvent tracer sur leur visage les dessins traditionnels en rouge et noir. Cette pratique est complètement abandonnée dès lors qu’une relation sexuelle temporaire est transformée en une relation matrimoniale stable. Mais elle est réutilisée lorsqu’il s’agit d’une jeune femme séparée.

23 La peinture faciale oppose donc deux époques de la vie complètement distinctes : d’une part, l’adolescence qui peut se prolonger jusqu’à dix-huit ou vingt ans et qui est marquée par la liberté sexuelle et la joie de vivre ; d’autre part, l’âge adulte marqué par des comportements rigoureux et austères qui ont poussé quelques chercheurs à parler de « culture apollinienne » débordant même dans le « tantrique ». En réalité, l’opposition apollinien/dionysiaque de la Grèce ancienne ne se justifie qu’en rapprochant ces deux termes des attitudes qui opposent et relient ces deux âges de la vie. Des incursions d’attitudes en principe propres à la jeunesse sont pourtant admises dans le monde des adultes, qui connaît par exemple des moments de gaieté pétillante ainsi que le rôle, très apprécié par les femmes, du personnage pitre.

24 Le registre sexuel est aussi important que le registre générationnel. Chez les Ayorés, le choix du conjoint, comme celui des partenaires sexuels prématrimoniaux, revient exclusivement aux femmes. En forêt, les jeunes filles allaient chercher les garçons là où ils avaient l’habitude de vivre, au centre du campement qui était appelé aussi « le lieu de la musique ». Et parfois, encore maintenant, il peut arriver qu’une jeune fille soit aidée par ses amies pour convaincre et même « enlever » un garçon afin de l’emmener avec elle chez ses parents (puisque, comme nous l’avons vu, les Ayorés sont

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uxorilocaux). En d’autres termes, des évidences et des enchaînements symboliques élémentaires montrent que la quête d’amour et la guerre sont perçues comme étant très proches. « Chercher l’homme » est assimilé du point de vue idéologique à l’activité prédatrice, une prédation culturellement tout aussi contrôlée que celle assumée par l’homme vis-à-vis du gibier et de l’ennemi15.

25 Les jeunes filles ne recourent pas, comme les guerriers, à la peinture intégrale du corps, alors que les garçons, s’ils le veulent, peuvent eux aussi peindre leur visage dans l’attente des jeunes filles qui leur imposent, plus qu’elles ne sollicitent, leur intérêt sexuel. Mais, seuls les hommes peuvent continuer à se peindre en tant que guerriers, et cela jusqu’à ce que, devenus grands-pères, ils ne soient plus à même de chasser et de se battre. Le changement sera alors souligné par l’usage d’une triple ficelle de cáaguatá qui entoure les flancs et qui se substitue au cache-sexe en plumes ou en tissu de cáaguatá et par l’usage plus fréquent du pámoi, une bande de cáaguatá qui entoure les flancs et sert à maintenir surtout les genoux quand on est assis. Significativement, un homme qui a été blessé en guerre peut utiliser le pámoi car il est classé dès lors parmi les vieux.

26 Pendant les amours juvéniles, une sorte de « contamination chromatique » est pourtant possible, car les hommes peuvent parfois utiliser eux aussi la couleur rouge qu’habituellement les femmes utilisent pour tracer des lignes partant en général des extrémités latérales des yeux et des angles de la bouche (Figure 6)16. Il en va de même pendant la fête d’Asoojná, au retour de l’expédition de chasse et de récolte de miel en forêt et après avoir pris le bain et rompu le jeûne qui durait depuis la nuit précédente. Mais, dans ce cas-là, cette contamination marque justement le passage de la forêt au campement et l’effacement de l’interdit des relations sexuelles qui reprendront très librement au lever du soleil.

FIG. 6. — Cucaani, peintures faciales (clichés D’Onofrio 2000).

27 La couleur des guerriers est le noir et le blanc sale des dessins obtenus en passant le doigt mouillé de salive sur le noir de fumée. À partir de la diversité sexuelle, nous retrouvons ainsi au niveau des couleurs une articulation significative, confirmée par les

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mythes : la couleur féminine rouge qui renvoie au plaisir et à la vie, la couleur masculine noire qui renvoie à la tuerie et à la mort. Le rouge et le noir (qui est parfois un bleu) sont, avec le blanc, les couleurs des sacs de cáaguatá, dont les motifs se fondent sur les marques des sept clans ayorés.

28 Ajoutons enfin que les ornements utilisés durant la guerre et lors du récit sont strictement interdits aux femmes et il revient à l’homme de les transporter dans des sacs spéciaux (poapi) que les femmes tressent mais qu’elles n’ont plus le droit de toucher dès qu’ils ont été rendus puyác (« sacré ») par le contact avec ces ornements.

29 Soulignons encore la valeur mythique de la parole dans le cadre de ce genre de récits. Combinée au geste, la parole présente d’abord, dans les accélérations qui expriment le mouvement, cette « triple répétition » qu’au début du XXe siècle Axel Olrik (1973) avait découverte dans les séquences d’événements qui structurent les fables, répétition dont Lévi-Strauss a bien montré l’importance dans les mythes. Mais il y a aussi des différences dont il faut tenir compte entre ces deux genres. Dans les récits de guerre, on ne trouve pas le double niveau de signification qui caractérise les mythes (la valeur différente des mythèmes dans le récit et dans le contexte ethnographique). Par ailleurs, leur lecture paradigmatique, pourtant parfois possible, ne présente pas de significations particulières au regard de ce que ces récits nous disent du point de vue syntagmatique, au fil de la narration. C’est ailleurs qu’il faut en chercher la structure. Notamment dans la redondance, dans la canonicité des gestes et, surtout, dans l’usage spécifique de la parole. Dans les récits de guerre, la parole n’est pas accompagnée – contrairement à celle du chamane lorsqu’il l’utilise en situation thérapeutique – par d’autres éléments venant du dedans, la salive ou le souffle par exemple. En revanche, elle est prononcée pour confirmer le courage ainsi que le statut de tueur du guerrier, statut qui confère occasionnellement un pouvoir normalement réservé au chamane (naijnai), à savoir la possibilité de parler directement avec les plantes, les animaux et les morts.

30 Comme le chamane, le guerrier ayoré possède donc des pouvoirs qui ne sont accordés qu’à une certaine catégorie de personnes et qui actualisent l’état mythique originaire, ou bien le passage de celui-ci à l’état présent. Ce pouvoir créateur de la parole se manifeste dans les moments qui précèdent la guerre, et dont nous donnerons quelques exemples, ainsi que dans ceux qui la suivent. Une considération intégrale de ces moments montrera par ailleurs un aspect paradoxal que nous nous limitons à indiquer : le paradoxe d’une société qui, d’une part, semble ne pas avoir besoin de justifier la guerre pour la mettre en acte (car quelques récits disent clairement qu’il ne s’agissait pas de vengeance ou, du moins, pas autrement que la simple envie de tuer) et qui, d’autre part, élabore toute une série d’apparats formulaires, rythmiques et gestuels qui soustraient l’événement à l’histoire et le rendent pratiquement possible tout en l’inscrivant en même temps dans l’horizon du mythe. En d’autres termes, s’il est vrai que les Ayorés peuvent tuer sans aucune raison, tout au moins apparente (car, en réalité, ils distinguent bien par exemple à l’intérieur de leur propre ethnie les ennemis des alliés), il est également vrai qu’il est impossible pour eux de tuer tout simplement. Ils sont obligés de le faire symboliquement avant et après la vraie guerre.

31 Un aspect significatif de cette efficacité symbolique liée à la parole est la croyance dans le fait que la guerre peut se déclencher à la suite d’un simple récit de mythe, par exemple celui de l’origine du tatou (ajáamei) ou celui du foyer17. D’où la prohibition de les raconter qui est d’autant plus frappante que sa transgression est censée provoquer

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la folie du conteur et qu’elle s’applique à un objet culturel, le mythe, dont l’existence n’est garantie que par sa transmission à travers le récit. À ce propos, deux points méritent d’être soulignés. En premier lieu, la prohibition (puyác) – étant un concept qui exprime une idée de puissance autant que d’impureté – doit son efficacité justement au fait qu’elle est négociable, comme le découvrent aussitôt tous ceux qui font des enquêtes sur la mythologie ayoré : certains mythes ne peuvent se raconter qu’en dehors du village, d’autres à des moments particuliers, ou bien en en omettant quelques parties, etc. En deuxième lieu, par cette prohibition et par d’autres éléments du discours sur la guerre (par exemple des signes qui l’annoncent, tel le chant d’une chauve-souris, chaboto), il apparaît clairement que celle-ci n’est pas, en général, vraiment souhaitée. Bien qu’elle ne soit pas un événement isolé ni exceptionnel, la guerre ne fait pas l’objet d’une recherche acharnée, mais plutôt elle est une ressource permanente et disponible, le cas échéant, à des fins diverses. Pour pouvoir faire appel à cette ressource, il faut la justifier dans l’horizon mythique. C’est le seul trait vraiment unifiant de la guerre chez les Ayorés. Celle-ci n’est d’ailleurs l’effet d’aucune autre détermination générale ; elle s’inscrit cependant à part entière à l’intérieur du champ social qu’elle-même contribue à structurer ou à réactiver. Comme l’a bien écrit Philippe Descola (1993) pour l’ensemble de la guerre amérindienne, nous voyons plus aisément dans la guerre chez les Ayorés « une manifestation spécifique de certains types de rapports sociaux à travers lesquels l’identité, les frontières ethniques et les positions statutaires sont constamment négociées et reproduites » (ibid., p. 172).

32 La guerre imprègne donc de son idéologie non seulement la presque totalité des rapports sociaux mais aussi toute une série d’actes rituels et symboliques qui doivent avoir lieu pour qu’elle puisse être efficace aussi au niveau de la praxis. Passons donc aux exemples qui confirment, par leur place dans la séquence où ils apparaissent, la logique que nous venons d’exposer : la vision chamanique (enominone), l’emportement (chugui), les chants qui précèdent et ceux qui suivent le combat, la purification (páagápidí).

La vision

33 En ce qui concerne la vision chamanique, nous nous limiterons à rapporter quelques textes et à signaler que le chamane doit parfois rendre compte du mauvais résultat d’une guerre dont on le tient pour responsable, sauf s’il est en même temps un chef. Tel est le cas d’un des chefs les plus importants des Ayorés du groupe guidáigosode, Uejái18, du clan picaneai, auquel on doit la première vision, chantée à la troisième personne par Cájode, un de ses lieutenants qui habite actuellement dans la communauté de Campo Loro, à 80 km de Filadelfia dans le Chaco central : Uejái dit à une de ses épouses dont le nom est Atequeuadaté : « Lève-toi et écoute ce qui est dit dans ma vision : les Blancs et nous, nous allons nous rencontrer ; les jeunes obtiendront les armes à feu des Blancs pour disperser les autres Ayorés. La deuxième génération de jeunes vivra avec les Blancs, mais nous, les premiers pères, nous allons mourir à cause des maladies. Après ça, nous allons avoir aussi des relations avec les Totobiégosode et, après, dès que nous vivrons avec les Blancs, nous allons avoir encore des affrontements entre nous ».

34 Dans cette vision, le grand chef Uejái fait référence à l’inévitable rencontre avec les Blancs, ce qui l’amène à voir non seulement les maladies mais aussi la possibilité de se battre contre leurs ennemis traditionnels, les Ayorés du groupe totobiégosode (litt. :

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« ceux qui vivent là où abondent les pécaris »), en ayant les armes des Blancs, pour après se réconcilier et recommencer à se battre contre eux. Dans les faits, des expéditions et des combats entre ces groupes ayorés se sont poursuivis, souvent avec la complicité des missionnaires, jusqu’aux années 1980 (précisément, jusqu’en 1986). Cette complicité s’est même parée d’un fondement théologique. Les missionnaires nord- américains de A Las Nuevas Tribus avancent la théorie, par exemple, que la foi des Ayorés qui vivent dans les missions sera toujours mise en danger tant qu’il y aura des Ayorés vivant en forêt et qui n’ont jamais eu de contacts avec les Blancs.

35 La vision chantée par un autre chamane du groupe guidáigosode de Campo Loro, Mariadé-Ojí19, concerne elle aussi la guerre et les maladies qu’elle provoque, ainsi qu’un geste rituel de purification effectué par la mère du tueur : Le corbeau m’appela et me dit : « neveu, sais-tu ce qu’est ce que je tiens dans ma main ? » Je lui répondis en disant qu’il s’agissait d’un cheveu d’Ayoré qu’il tenait dans sa main. Apparemment, mon oncle avait tué quelqu’un parmi les Ayorés. Judui lui aussi me parla en me demandant : « neveu, sais-tu ce qu’est ce que je tiens dans ma main ? » Je lui ai répondu en lui disant que ce qu’il tenait dans la main était du sable. Il répondit que j’avais deviné et il continua : « moi, j’ai déjà enterré deux de leurs chefs qui sont morts. Mon frère, si nous retournons au campement, Usuguede et Jongoiné seront à l’entrée du campement à nous attendre et ma mère prendra une poignée de terre et la lancera derrière nous. Ma mère va lancer cette poignée de poudre de terre quand ils crieront à haute voix. Comme ça, nous ne mourrons pas d’une maladie ».

36 La dernière vision, toujours chantée par Mariadé-Ojí, est celle d’Uodáquidé, un Ayoré du groupe gaáigosode, mort avant le contact avec les Blancs ; elle aussi concerne la guerre entre Ayorés ainsi que la paix avec les Blancs : Ioguedatea, nous irons trouver quelque part les os de notre oncle, mais il ne faut pas toucher ces os. Si quelqu’un touche ces os, une maladie se transmettra à celui qui touche les os, comme le dit l’oiseau (chunguppejná). Je lui dis de se lever et de réveiller aussi un de ses fils pour qu’il le suive à Ichaguedáquidé car, demain, les Blancs vont tuer Iguadigué et ils tireront beaucoup de projectiles. Je fis attention à ceux qui étaient en train de crier, mais ceux qui criaient étaient les choses que nous avions oubliées sur les territoires qui nous appartenaient. J’ai vu aussi ton frère Acolite, mais j’ai vu que les Ayorés vont se tuer entre eux, mais tes frères vont leur échapper, et ton oncle et ton frère Acolite vivront avec les Blancs. Seulement eux vivront avec les Blancs. Si quelqu’un parmi vous a de bonnes oreilles, qu’il écoute bien et qu’il reste avec nos oncles et nos frères.

L’emportement

37 Nous retrouvons la même conjonction avec les choses, telle qu’elle est exhibée dans la troisième vision, dans le chugui, le rituel que les guerriers exécutent à la suite de l’annonce de la guerre par le chef. Cette annonce se fait après la vision éventuelle, après que le chef reconnu comme le plus important a organisé une réunion avec les chefs des campements voisins, du même groupe ayoré ou de groupes alliés, pour planifier la guerre20.

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38 Le rituel est le plus souvent individuel, bien que l’on puisse parfois le faire collectivement, au cours d’une cérémonie plus complexe dont nous parlerons plus loin. Les guerriers secouent leurs corps – ce qui leur permet parfois d’atteindre un véritable état de « transe nerveuse » – et poussent des cris qui ressemblent plutôt à des invocations dramatiques. Par ces cris, ils peuvent montrer qu’ils n’ont pas peur et afficher leur mépris de la mort, tout en se représentant en quelque sorte comme déjà morts et en s’assimilant à des éléments de la nature : des plantes, des animaux ou des corps célestes. Chacun choisit un élément parmi ceux qui appartiennent à son clan, les edópasade21. Il s’agit de véritables « gisements symboliques » grâce auxquels les clans se réfèrent les uns aux autres et qui constituent la base des « enchaînements symboliques élémentaires » que nous avons postulés. Le terme utilisé pour cet emportement, chugui, est significatif en soi car il indique dans son sens premier le bourdonnement furieux des abeilles quand les Ayorés récoltent le miel des ruches.

39 Nous avons analysé le contenu du chugui dans les groupes gaáigosode, guidáigosode et totobiégosode du Chaco central. Bien qu’ennemis entre eux les guerriers de ces groupes proposent des identifications aux mêmes éléments puisque les clans auxquels ils appartiennent sont les mêmes.

40 Commençons par le clan chiquenoi qui est le plus important non seulement du point de vue démographique mais aussi mythique, car il est le seul dont on dit qu’il transgressa à l’origine la prohibition de se marier à l’intérieur de son clan. Le guerrier chiquenoi s’identifie avec le jochacai (une espèce de tatou) qui est un des edópasade du clan chiquenoi. Le choix est fait en raison de la dureté de la carapace de cet animal, de sorte que les coups de l’ennemi n’ont pas d’efficacité sur le guerrier chiquenoi. Celui-ci a donc la peau dure.

41 Le guerrier etácoé s’assimile au soleil, guedé, en fonction de la chaleur qui émane de celui-ci et qui empêche l’ennemi de s’approcher. Pour la même raison, il peut aussi choisir l’assimilation au feu, piói. De même que chez les Chiquenoi, cette identification montre que la préoccupation principale des Ayorés est d’empêcher que l’adversaire ne s’approche et n’attaque par surprise (parfois avec des cris provoquant la terreur) : il s’agit de la technique de guerre à laquelle on a le plus fréquemment recours.

42 Les guerriers picaneane choisissent un oiseau mythique, le quiaquia, un faucon charognard que les Ayorés, bien qu’ils en utilisent les plumes pour leurs colliers, considèrent comme un animal très sale et impur dont ils n’aiment pas s’approcher. D’après la description des attitudes de cet oiseau, il s’agit sûrement d’un charognard. Les deux dictionnaires ayorés que nous avons consultés donnent : « carancho, quiraquira » (Barrios, Bulfe et Zanardini 1995, s.v. carancho [fr. caracara]) ; « hawk/ buzzard [fr. faucon/busard] that feeds on carrion » (New Tribes Mission 2000, s.v. quiráquirái). Ce dictionnaire précise dans une note : « when full-grown, the quiráquirái has black body feathers, white edges on wings, black on top of head, and red around beak ». Noir, blanc et rouge sont bien les trois couleurs de base des Ayorés que l’on retrouve dans les sacs de cáaguatá et non par hasard sur le corps de cet oiseau qui est parmi les plus importants de la mythologie ayoré. C’est quiaquia qui a permis aux Picaneane d’imiter sa peinture pour peindre les motifs de leurs sacs de cáaguatá. En principe ils sont les seuls à utiliser deux par deux les quatre combinaisons qu’il est possible d’obtenir avec ces trois couleurs, ce qui montre comment la culture ayoré définit son unité ethnique au moyen du style qui est propre à chacun de ses sept clans et qui remonte au temps des origines. En s’identifiant à cet animal, le guerrier ayoré

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veut donc empêcher son ennemi de s’approcher. Mais il y a plus. Implicitement, il traite celui-ci de charogne, c’est-à-dire de personne n’ayant pas eu droit à l’enterrement car il est classé parmi ceux à qui on a coupé la tête à la bataille. On reviendra plus tard sur le traitement de la tête de l’ennemi.

43 Le guerrier dosapei choisit le petangai, une variété de papillon qui se lance dans le feu jusqu’à en mourir. C’est par cette identification que les dosapéode expriment leur mépris de la mort.

44 Le choix des Cutamuajane est orienté vers le quebracho rouge (tujnini) car, comme disent les Ayorés, « il est déjà sur le feu ». Essentiellement, il y a trois raisons pour lesquelles cette plante est choisie : sa dureté, sa couleur – qui permet de l’assimiler à un des éléments empêchant l’ennemi de s’approcher, c’est-à-dire le feu – et ses étincelles produites au contact du feu lorsqu’on lui souffle dessus.

45 Le choix des Posóajane est double et montre la volonté des Ayorés d’intégrer dans leur horizon mythique des éléments propres à la culture et au monde naturel de leurs ennemis. Le guerrier posóajá choisit traditionnellement de s’identifier au cochon sauvage (ñacoé), car celui-ci, furieux, empêche son adversaire de rentrer dans son groupe. Comme on l’a vu pour la chaleur, la dureté de la peau et la saleté, la furie de cet animal empêche l’ennemi de s’approcher. Le choix est si important qu’on souligne non seulement la difficulté de rentrer dans le groupe de cet animal mais aussi sa furie, qui est analogue à celle que le guerrier atteint par le rituel dit chugui. De plus, le cochon sauvage est déjà furieux, exactement comme le guerrier ayoré qui garde cet état de rage pendant toute la période précédant la recherche et l’attaque de l’ennemi. Dans ce cadre, une signification spéciale est accordée à l’effervescence sexuelle qui caractérise les déplacements vers l’ennemi et qui se manifeste dans la licence plus ample accordée aux accouplements entre les jeunes filles qui suivent le groupe et les guerriers déjà mariés. La deuxième possibilité du guerrier posóajá est tournée vers un animal des Blancs, la vache, aquíajna en ayoré. Les Ayorés, qui rapprochent cet animal du tapir, l’ont inscrit dans leur propre horizon mythique. Il en est de même pour d’autres éléments du monde occidental qu’ils découvraient pendant les phases de repérage, de contact et de colonisation. Le rapprochement avec le tapir est extrêmement significatif, car la vache apparaît aux Ayorés vivant en forêt comme un animal très dangereux, en raison de ses dimensions mais aussi parce qu’elle peut ruer et utiliser ses cornes.

46 La vache à laquelle on peut s’identifier, selon les guerriers du clan posóajá, est celle qui est de couleur noire, couleur de la guerre et de la mort.

47 Les guerriers appartenant au clan jnuúminí (dernier du point de vue démographique, social et mythique) disposent, eux aussi, d’une double identification aux edópasade qui leur appartiennent. Un Jnuúminí peut s’orienter vers la foudre (tudasí), car personne ne peut l’éviter. Il peut aussi s’identifier directement à la mort (pitoingai).

48 Presque toutes les déclarations de courage des guerriers ayorés impliquent, de manière plus ou moins directe, une assimilation au feu. Le recours à cet élément est d’autant plus significatif qu’un des personnages de leurs mythes, Susmaningai, personnifie le courage, non seulement parce qu’il a été le premier à allumer le foyer mais aussi parce qu’il a présidé, au temps des origines, à une preuve ordalique du feu visant à distinguer les êtres courageux, aptes à la guerre et à la chefferie, de ceux qui, n’ayant pas cette qualité, sont considérés comme inutiles (le terme ayoré uusé mélange la notion de stupidité avec celle de folie)22. Un des animaux sortis indemnes de ce passage par le feu est quiaquia, auquel, comme nous l’avons vu, le guerrier picaneai s’assimile. Grand tueur

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pendant qu’il était encore Ayoré, la viande de cet oiseau est strictement interdite et ses plumes sont réservées au chamane. Le mythe de Susmaningai montre aussi la valeur symbolique de la tête et des cheveux. Ces derniers sont l’objet d’une attention particulière des guerriers ayorés : ils les attachent avec une ficelle de cáaguatá de manière à former une sorte de petite queue rigide qui se mêle aux plumes et aux nattes de plumes (potayé) de perroquet attachées derrière le bandeau frontal en cuir.

49 Le chugui est parfois intégré dans une cérémonie plus ample, le namacade, qui a lieu le plus souvent en période d’abondance pendant la saison des pluies. Cette cérémonie, qui sert surtout à préparer la guerre contre les Blancs, prévoit, entre autres, des jeux rituels entre groupes voisins et entre individus appariés (des jeux d’agilité par exemple) et la consommation de repas communs au sein de clans apparentés. Cette cérémonie confirme le découpage du champ social impliqué par la guerre ainsi que les valeurs symboliques qui lui sont associées. Lors du namacade, pratiqué parmi les Ayorés du Paraguay, surtout par les Totobiégosode, le chugui se fait collectivement autour d’un cactus haut et droit qui est abattu et érigé au centre du campement dès qu’il est bien sec. Le chugui est suivi, d’une part, par des pas cadencés autour du cactus que les guerriers exécutent peints mais sans armes, d’autre part, par la simulation d’attaques de la part de guerriers ennemis qui font irruption dans l’espace rituel cherchant à s’approprier des objets qui composent le trésor symbolique attaché à l’arbre : ornements de plumes, instruments de musique, etc.23 Peu après, ou bien le lendemain, les guerriers laissent la place aux jeunes des deux sexes restés au campement, qui accomplissent, le visage peint, la même danse rituelle autour du cactus. Cette cérémonie peut aussi se répéter les jours suivants dans sa fonction propitiatoire, pendant que les guerriers sont déjà engagés dans l’action de guerre. Mais, avant de partir, les guerriers qui savent le faire chantent aussi en s’accompagnant d’un grelot (paacá). D’abord les peane, c’est-à-dire des chants sans paroles très difficiles à exécuter et qui appartiennent à cinq seulement des sept clans, ensuite des chants ordinaires, puisque au fond ce n’est que le simple fait de chanter qui est important, ou bien les cingóangane, des chants qui commencent souvent avec la formule canonique « je dois me lever ».

50 Par ces derniers chants, on s’adresse directement à l’ennemi tout en déclarant, comme dans le chugui, ne pas avoir peur et posséder les mêmes capacités guerrières que lui. Le symbole clanique du chef le plus prestigieux parmi ceux qui organisent la guerre est significativement gravé dans le cactus qui reste au centre du namaccade. Fichermann (1988) nous rapporte que, chez les Ayorés boliviens, tous les symboles claniques sont gravés.

51 Cet élément est particulièrement important car il montre, avec les assimilations aux edópasade proposées lors du chugui ou avec l’exécution des peane, une des logiques profondes qui réglementent la guerre, surtout intratribale. En effet, sa préparation est centrée sur l’exaltation du clan, qui est à la fois principe identitaire et organisation sociale. Que l’on pense, pour en souligner l’importance, à l’alliance matrimoniale, structurée sur un principe exoclanique qui n’empêche pourtant pas, comme nous venons de le découvrir, une préférence pour une forme de « mariage au plus proche » défini, lui aussi, par l’appartenance à un clan. Que l’on pense aussi à la solidarité clanique, qui oblige à l’aide réciproque des parents de clans, surtout en l’absence de parents généalogiquement proches, ou à l’amitié spéciale (yacotei) qui lie les clans deux à deux24 et qui est à la base des échanges cérémoniels. Ces derniers se font, comme on

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l’a déjà dit, lors de la cérémonie appelée namacade, ou bien, lors d’une autre cérémonie appelée tabóidí, au retour de l’expédition guerrière – échange de miel contre viande par exemple, dont les femmes restent exclues et qui peut servir aussi pour purifier les choses pillées aux Blancs.

52 La « négation de l’humanité dans l’autre », pour reprendre la formule de Françoise Héritier (1996), est exprimée par les Ayorés d’une manière double. D’une part ils coupent la tête de leurs ennemis pour empêcher qu’on leur donne une sépulture, d’autre part ils ne tiennent pas compte de l’appartenance clanique qui, obligeant à reconnaître le même dans l’autre, en empêcherait la mise à mort. À l’entre-soi de la consanguinité, du territoire et du genre (Héritier 1999, pp. 324-325), on pourrait ajouter ainsi celui de l’appartenance clanique. Celle-ci se module en effet sur cet entre-soi primaire qui est la consanguinité et en constitue un aspect complémentaire indispensable.

53 Or, paradoxalement, dans les récits de guerre on ne fait aucune référence au clan des ennemis tués, alors qu’on en rappelle parfois soigneusement les noms. En effet, il n’y a que la solidarité clanique qui est suspendue pendant la guerre, tandis que son exaltation est faite de la même manière par les groupes ayorés ennemis qui partagent aussi – avec des différences insignifiantes – la langue, la culture matérielle, les coutumes ou les mythes. Quoiqu’ils ne soient pas confiés à des mécanismes élémentaires, en temps de paix, les mariages entre groupes différents peuvent se faire.

L’autre image

54 La logique de la guerre chez les Ayorés peut se comprendre plus à fond par l’analyse du páagápidí, qui suit l’événement meurtrier. Tout de suite après avoir tué, par exemple près du campement qui a servi de dernière base d’appui avant l’attaque, ou, si la situation ne le permet pas, quelques jours après (mais jamais dans le campement et toujours en l’orientant vers l’est de celui-ci), les Ayorés accomplissent un rituel qui doit les libérer des conséquences néfastes qui accompagnent l’acte meurtrier.

55 Après avoir nettoyé quelques mètres carrés de forêt, chaque guerrier trace sur le sol un dessin qui représente de façon stylisée une figure humaine : le corps est un rectangle de 30 cm sur un mètre, chaque membre inférieur et supérieur est représenté par deux ou trois lignes tracées à partir des quatre angles de ce rectangle ; la tête enfin est un petit carré ou cercle qui est juxtaposé à l’un des deux côtés courts du rectangle ou bien elle est figurée en traçant une séparation interne d’un côté du rectangle. Les mains et les pieds (ou plutôt bras et jambes) peuvent manquer, il arrive aussi que des petites variations puissent apparaître dans les dimensions selon qu’il s’agit d’un homme, d’une femme ou d’un enfant. Si un guerrier a tué plusieurs personnes, il peut les cumuler dans un seul páagápidí, qui est en tout cas la preuve du meurtre. Le mort « appartient » en effet à celui qui lui a infligé la blessure mortelle. L’attribution du mort lors de la bataille est tellement importante qu’elle peut même donner lieu à des disputes avec le chef. Signalons enfin que, à la différence de certains Ayorés boliviens25, ceux du Paraguay ne semblent pas toujours orienter le dessin appelé páagápidí ainsi que les armes dans une direction particulière, et qu’ils ne font pas de páagápidí pour un jaguar ; de plus, les armes qui ont tué ce dernier ne sont pas considérées puyác, et cela bien qu’on lui coupe souvent la tête et qu’on lui accorde le statut de personne en le rangeant parmi les morts dont on tient soigneusement la comptabilité.

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56 Le dessin représente l’ennemi, autour duquel le guerrier tourne une ou plusieurs fois en s’arrêtant surtout à la tête. À celle-ci il réserve un traitement particulier car il l’écrase avec les pieds et avec les mains, qui simulent l’empoignade d’un bâton (Figure 7). En même temps, il lance des cris par lesquels il s’adresse encore une fois directement à son adversaire, lui rappelant qu’il l’a tué, ce qui fait pendant aux cris de défi lancés lors de la préparation de la guerre et qui singularise à nouveau l’ennemi par rapport à une pratique de la guerre poussant à frapper dans le tas. Cette singularisation apparaît d’autant plus paradoxale que les victimes sont le plus souvent des femmes et des enfants que le guerrier ayoré comptabilise tous comme des personnes.

FIG. 7. — Campo Loro, páagápidí, mise à mort du double de l’ennemi (clichés D’Onofrio 2000. Lecture de gauche à droite).

57 Ce rituel a été justement interprété comme une intervention sur l’oégaté des morts, c’est-à-dire sur une sorte d’âme externe que le rectangle représenterait. Nous préférons intégrer à la définition plus précise qu’en donne Sebag (1965, p. 10) de « double psychique qui peut quitter le corps et survivra à la disparition de celui-ci », celle que les Ayorés eux-mêmes donnent de l’oégaté comme « autre image »26. Oégaté est un mot composé de oé (image, ombre) et gaté (autre, additionnel). Les deux dictionnaires que nous avons déjà cités traduisent le mot entier comme esprit (du mort), apparition, idole mais aussi simplement image. Le caractère de ce double se précise encore plus comme centré sur la tête, car gaté signifie également au-dessus, en haut. Le rituel du páagápidí vise à effacer les fonctions qui reviennent normalement à l’ oégaté après la mort d’un individu. Entrée dans le monde chtonien des morts (jnaopié) à travers la sépulture du corps qui lui servait de support mais dont elle est maintenant à jamais détachée, l’oégaté continue à vivre jusqu’à ce qu’elle ne meure à nouveau. Elle pourra donc ressortir sur terre (eami) ou elle continuera sa vie après la mort au travers d’une double incarnation. D’abord, elle trouvera un réceptacle dans un des éléments de l’univers qui forment la propriété symbolique de chaque clan (ce sont donc les

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edópasade) ; ensuite, après la mort de cet élément (mort spontanée ou provoquée par l’homme s’il s’agit d’un animal ou d’une plante), l’oégaté se déplacera dans la région supérieure (gaté) en attendant de s’incarner dans un nouveau-né. Ce double psychique immortel qu’est l’oégaté et dont se sert particulièrement le chamane ayoré (voir Sebag 1965) parcourt ainsi dans toute leur verticalité les différents mondes reconnus par les Ayorés, en assurant la continuité entre les éléments de la nature qui furent autrefois eux aussi des Ayorés et les nouveau-nés. Par l’intermédiaire de son double psychique, un Ayoré porte donc sur lui en permanence la trace des edópasade qui appartiennent à son clan. La mise à mort de l’oégaté de l’ennemi tué vise vraisemblablement à couper ses liens avec la nature et avec les autres hommes de son même clan dans lequel son oégaté se serait normalement incarné.

58 Il est significatif que l’oégaté du mort soit représenté dans le rituel par une figure humaine, un double qui permet, comme on l’a vu, de reproduire symboliquement, « comme dans un miroir », la séparation de la tête du corps. Comme nous l’avons déjà dit, celle-ci est la préoccupation la plus importante d’un guerrier face à l’ennemi tué : lui couper la tête et, quand on peut, la prendre par les cheveux et la joindre aux autres à quelques centaines de mètres du campement ennemi, pour donner aux guerriers de son propre groupe la preuve que l’on a tué et pour que cela serve d’avertissement. En coupant la tête on empêche de donner sépulture au cadavre, qui deviendra ainsi un repas pour les bêtes sauvages.

59 Aucune explication ne nous a été donnée sur cette prohibition d’enterrement, alors qu’il est souligné avec une certaine complaisance que le cadavre de l’ennemi sera mangé par les fauves. Les Ayorés stigmatisent la coutume d’autres Indiens d’abandonner en forêt les gens très âgés ou qui, après un accident, ne sont plus autonomes au sein du groupe. N’ayant généralement pas le courage de les tuer et pour empêcher justement qu’ils deviennent la proie des fauves, les Ayorés préfèrent les enterrer vivants (eux-mêmes peuvent le demander), ce qui montre combien est « relative » la frontière de ce que nous qualifions parfois indifféremment d’actes sauvages. D’ailleurs, dans le monde des morts, ceux qui ont demandé à être enterrés vivants aussi bien que les morts en bataille auront un corps en bonne santé.

60 Quoique les Ayorés n’en aient pas conscience, c’est pour marquer les effets du démembrement du corps de l’ennemi que le guerrier évite soigneusement, lors du páagápidí, d’entrer à l’intérieur du rectangle, alors qu’il en piétinera plusieurs fois la tête. L’importance de celle-ci a été soulignée par Fischermann (1988) qui rapporte la coutume selon laquelle des Ayorés boliviens placent là où se trouve la tête une petite tortue, grande assassine dans le mythe comme on l’a déjà dit, et qui symbolise à la fois « une affaire de tête » et « le sang ». À ce propos, un lien serait aussi à approfondir entre, d’un côté, l’effacement symbolique du regard de l’ennemi27 qui pourrait, comme nous l’ont signalé quelques Ayorés, perdurer après la mort et, d’un autre côté, la mort sociale provoquée par l’inceste (aussi bien généalogique que clanique). Celui-ci s’exprime en ayoré par un terme composé qui renvoie lui aussi à la sphère du regard, à la prohibition de regarder, de choisir à l’intérieur : tagúdedó qui signifie littéralement « il mange ses propres yeux », de agú, « manger », qui signifie aussi « faire l’amour » (tagú c’est la troisième personne du singulier) et edó qui signifie « œil » (dedó : « ses yeux »).

61 Le regard apparaît donc comme un élément de singularisation aussi bien qu’un facteur d’identité28, ce qui est signalé par deux aspects très significatifs de la cérémonie

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annuelle de l’engoulevent. Lors de cette cérémonie, que l’on peut considérer comme le dispositif symbolique par lequel toutes les valeurs et tous les rythmes de la culture ayoré s’expriment, les hommes et les femmes ne peuvent pas se regarder, alors qu’il est possible pour eux de se parler. Le tabou, entre conjoints et aussi entre amants, intervient justement avant que leur conjonction ne soit possible, une conjonction qui est l’acte conclusif du temps cérémoniel. Les ressources de la vue sont présentes aussi dans le fait d’ériger, toujours à la fin de la cérémonie, un piquet avec les emblèmes claniques, pour qu’Asoojná (l’engoulevent) puisse « voir » qu’en son honneur tous les actes rituels ont bien été accomplis.

62 Une autre correspondance entre le páagápidí et la cérémonie de l’oiseau est à signaler. La position que le guerrier prend avant d’aplatir symboliquement le double de l’ennemi tué est la même que celle qu’il prend le jour d’Asoojná après les invocations prononcées contre des ennemis : des jaguars, des métis ou bien d’autres Ayorés. Cette position, dont il est dit qu’elle fait éclater au mieux la rage, prévoit que l’on se courbe en rythme en tenant le poing droit derrière le dos, alors que l’avant-bras gauche est appuyé solidement sur la cuisse. L’avant-bras a une haute valeur symbolique. Pendant la guerre, il est souvent rendu visible, d’un côté, par un brassard porté au-dessus du coude et, de l’autre côté, par l’absence de peinture sur les mains. Le guerrier y trace parfois un signe en forme de croix. L’avant-bras a un caractère ambivalent : il représente pour les Ayorés l’une des parties du corps contaminée par le sang de l’ennemi, mais il est aussi un « réservoir de puissance » (Bormida 1978-1979) qui peut être tournée (parfois avec la lance à la main) vers la tempête pour l’arrêter ; la contamination fait respecter un guerrier au sein de son groupe et provoque la terreur chez les ennemis. Signalons comme élément de comparaison que, chez les Aztèques (Sahagún 1982, pp. 380-381), l’avant-bras gauche des ennemis ainsi que celui des femmes mortes en couches était très recherché par les guerriers, pour la force protectrice ou offensive qu’il était censé receler. L’avant-bras des ennemis était également récupéré par les guerriers Txicao (Menget 2000)29. Les Yagua (Chaumeil 2001, 2002) récupéraient les humérus des ennemis tués pour les transformer en flûtes qu’ils utilisaient pour terrasser d’autres ennemis. En effet, il s’agit d’une intervention de type chamanique (le souffle qui vient de l’intérieur) qui a, par inversion, des correspondances avec l’utilisation de son propre avant-bras chez les Ayorés.

63 À côté du traitement symbolique du corps de l’ennemi, une intervention sur les armes meurtrières est nécessaire car, selon la croyance, le sang de l’ennemi les a rendues inutilisables à cause de leur impureté. Si quelqu’un d’autre entre en contact avec ces armes, il peut rester paralysé, donc voué à la mort, exactement comme ceux qui n’ont pas exécuté les prescriptions rituelles de la fête d’Asoojná. Pour conjurer ce danger, deux possibilités sont offertes au guerrier ayoré : soit il les abandonne en les enfouissant sous des feuilles mortes à côté du dessin, soit il les récupère en les purifiant rituellement par le feu. La récupération des armes qui ont tué n’est justifiée que par l’affection du guerrier à leur égard : « s’ils aiment leurs armes [...] », comme disent les guerriers ayorés.

64 Dans le premier cas, le geste accompli par le guerrier est identique à celui réalisé par une personne âgée lors de la cérémonie de l’oiseau. À cette occasion, il utilise un bâton de najnui30 et tue symboliquement les chasseurs qui rentrent un par un de la forêt en les frappant sur le fessier. Or ce bâton est passé à chaque fois sous des feuilles mortes

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avant de servir pour le chasseur suivant. À la fin de la cérémonie, il est jeté dans la forêt.

FIG. 8. – Túnucojnai, variante du páagápidí (cliché D’Onofrio 2001).

65 Si le guerrier veut récupérer son arme, il peut tout simplement la tourner sur un feu qu’il a allumé à côté du dessin (et il fait de même avec les parties de son corps que le sang de l’ennemi a tachées31) ou bien avoir recours à un rituel un peu plus complexe qui se fond avec l’écrasement symbolique de l’ennemi que nous venons de décrire. Ce rituel prévoit que l’on plante les armes meurtrières (appelées guitade) aux pieds du páagápidí, en les enfonçant obliquement pour qu’elles se croisent. Sous l’endroit où les armes se croisent, on pose une petite braise ainsi qu’un petit morceau de n’importe quelle viande qui est destiné à recevoir le sang qui coule symboliquement d’elle (Figure 8). Au terme de ce parcours à rebours, qui réunit le sang à la chair tout en assimilant implicitement la chasse à l’activité meurtrière, les armes qui ont tué peuvent être gardées par le guerrier auquel elles appartiennent, quoique leur usage connaisse, à partir de ce moment, des limitations concernant surtout la femme du guerrier. Par exemple, elle ne pourra plus manger de la viande de pécari qui aura été tué par cette arme32. Il faut avoir fait le dessin pour pouvoir coucher avec sa femme, faute de quoi on risque des maladies. Le lieu où le páagápidí a été fait sera complètement abandonné. Une attitude très différente se manifeste à l’égard des armes prises à l’ennemi. N’étant pas considérées comme puyác, celles-ci ne nécessitent aucune intervention particulière pour pouvoir être utilisées. Alors que les propres armes sont associées à la mort, et à la mort symbolique qu’est la paralysie (qu’elles peuvent provoquer simplement en entrant en contact avec quelqu’un), on n’inscrit pas les armes de l’ennemi dans un horizon rituel parce qu’on suppose qu’elles ont déjà été purifiées après avoir donné la mort. Mais cette absence de ritualisation montre aussi que la culture ayoré tend à refouler la puissance d’autrui. C’est peut-être pour cela que l’on ne se réfère

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généralement pas aux défaites et que les attaques meurtrières que l’on a soi-même subies ne deviennent pas l’objet de récit.

66 Certains de nos informateurs n’ont accordé d’autre signification au fait de tuer des ennemis que celle de la puissance croissante que le guerrier peut y gagner. Celui-ci définit son identité par rapport au territoire où il a l’habitude de nomadiser et à l’intérieur duquel les campements permanents ou temporaires sont établis. La dénomination de chaque groupe ayoré relève, au fond, des caractéristiques d’un territoire reconnu par les autres, ce qui n’a pas empêché les fusions (Figure 9). Le terme guidáigosode, qui signifie « les gens qui vivent dans les campements (durables) », est appliqué par exemple par les Ayorés de Bolivie à tous ceux du Sud (qui vivent au-delà des salines dans le territoire paraguayen). L’entité ainsi dénommée s’est formée suite à un processus d’unification qui est intervenu dans les années de leur réduction à la civilisation des Blancs. Les divisions n’avaient pourtant pas empêché les Guidáigosode de s’allier de temps en temps avec leurs ennemis acharnés, les Gaáigosode, pour faire la guerre aux Ayorés du Nord et, depuis quelques décennies (après leur fusion), pour faire la guerre aux Totobiégosode... S’ils ne sont pas des alliés, les autres groupes ayorés sont toujours considérés comme des ennemis potentiels ou bien comme des gens avec qui le mariage est possible à condition qu’ils quittent leur groupe ou qu’ils soient globalement assimilés.

FIG. 9. — Localisation des groupes ayorés (Bartolomé 2000).

67 La guerre intra-ethnique chez les Ayorés confirme ce mode d’incorporation de l’altérité qu’est la prédation, contrainte fondamentale de l’existence animale dont le modèle appliqué à l’Amazonie (Viveiros de Castro 1992, 1993 ; Overing 1993) a supplanté les interprétations traditionnelles de type écologique (Harris 1984) ou socio-biologique (Chagnon 1988). Le mode prédateur de rapport à l’autre n’exclut cependant pas que la

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relation de guerre puisse se convertir, le cas échéant, en relation d’échanges de tout genre.

68 En général, nous pouvons affirmer que les différents groupes ayorés incarnent à tour de rôle les uns envers les autres les statuts d’alliés et d’ennemis qui, eux, demeurent constants. L’espace social ayoré est donc caractérisé par le cumul des deux types de guerres conventionnelles qui ont été reconnus dans les sociétés traditionnelles (Descola et Izard 1991) : à savoir, la guerre comme substitut de transactions pacifiques (d’échanges commerciaux et/ou matrimoniaux) ou comme pratique visant à assurer la reproduction symbolique de sa propre identité au sein du cosmos. Chez les Ayorés, la guerre satisfait donc à la fois, d’une part à l’exigence de « se procurer, chez un ennemi très spécifiquement défini, des principes ou des substances nécessaires soit à la perpétuation de l’identité du groupe [...], soit au maintien du bon ordre du monde dans son ensemble » (ibid., p. 314), d’autre part à l’exigence de pouvoir inscrire le corps à corps avec les autres groupes ayorés dans des horizons opposés (pacifiques ou conflictuels) mais en même temps réciproquement convertibles. La dynamique interne à la société ayoré confirme ainsi l’hypothèse d’un lien étroit entre la sociabilité et la violence, récemment formulée par Claude Lévi-Strauss (2000a, 2000b). En prenant comme modèle la vie des amibes, êtres monocellulaires dont on a étudié soigneusement le passage de l’isolement à la vie en société, Lévi-Strauss montre que l’antinomie entre l’« animalisation » et la « divinisation » de l’homme (homo homini lupus, homo homini deus) n’est qu’une question de degré. La sociabilité apparaît en d’autres termes comme « limite inférieure de la prédation », étant donné que les mêmes substances qui relient les proies aux prédateurs sont capables de les attirer les unes vers les autres pour les réunir en société.

La substance

69 Si on leur pose la question, les Ayorés ne réalisent pas immédiatement l’idée d’un transfert de substance de l’ennemi à celui qui a tué. Cependant, si nous analysons les métamorphoses du temps des origines que les guerriers ayorés actualisent tout au long de leur vie, dans les cérémonies annuelles aussi bien qu’en racontant des mythes ou à l’occasion d’une guerre, nous découvrons un transfert qui est même double en ce qu’il permet de mettre en correspondance l’horizon du mythe avec la sphère des pratiques symboliques et qui est aussi un aspect important de l’organisation sociale, surtout dans la guerre intratribale. Le sang de l’ennemi, par exemple, révèle tout son caractère ambivalent en ce qu’il est perçu, d’une part comme substance souillante dont il faut nettoyer par le feu les parties du corps et les armes qui ont été tachées, d’autre part comme nourriture privilégiée par les animaux mythiques auxquels les Ayorés s’assimilent à travers leurs gestes et leurs mots, surtout rituels.

70 Comme autre preuve du désir de se libérer rapidement du sang souillant de l’ennemi, signalons l’utilisation après la tuerie de la pota, la flûte, symbole elle aussi de la tête, à l’intérieur de laquelle il faut souffler pour éliminer les traces sanglantes de l’ennemi. Si le son ne sort pas bien, c’est le signe que le sang de l’ennemi y est encore enfermé.

71 En revanche, c’est en absorbant symboliquement le sang de l’ennemi que l’on devient puyác, c’est-à-dire aussi puissant que les oiseaux dont il est dit dans les mythes qu’ils ont tué lorsqu’ils étaient encore Ayorés et dont on ne peut utiliser les plumes qu’à partir du moment où on a tué. Ces ancêtres oiseaux sont les Ayorés qui, ayant tué le

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puopié, la puissance contenue dans le tabac, ont pu s’adonner à l’activité chamanique. L’aspect positif de la contamination par le sang traduit bien l’ambivalence de la notion de puyác. Le fait d’avoir absorbé la substance sanguine de l’ennemi demande des actes de purification rituelle mais il augmente aussi la puissance du tueur autant qu’il l’immunise. Le caractère périlleux du contact avec le tueur (qu’il soit chef ou chamane) s’étend fondamentalement à toutes les choses qui font partie de son espace existentiel et se manifeste sur les enfants, les femmes et les adultes qui n’ont jamais tué.

72 On peut noter une autre homologie de substance. Le miel, quintessence de la nourriture crue, symbolise pour les Ayorés le sang. Sa consommation par les femmes est assujettie pour cela à de nombreuses limitations, alors que les hommes le consomment, surtout dans les occasions cérémonielles, comme s’il s’agissait d’un substitut du sang de l’ennemi. En mangeant le miel lors de la fête de « l’oiseau » (l’engoulevent), les Ayorés de Bolivie disent littéralement yacobu catai iyoi ou bien yacobu coñone iyoi [« nous mangeons rapidement le sang du jaguar » ou bien « des Blancs »]. L’association entre le sang et le miel relève d’une idéologie qui assimile pour beaucoup d’aspects l’activité de chasse et de récolte du miel à la guerre : lorsqu’on va chercher du miel, on peut se peindre de la même façon que si on allait à la guerre (Susnik 1990, pp. 13-14), les récits de guerre montrent une relation très étroite entre ces activités. L’incipit d’un récit que nous avons recueilli à Campo Loro dit par exemple : « Quelques jeunes et moi, le lendemain nous devions aller chercher du miel ou bien chasser des animaux ou bien des Ayorés. Nous allions, nous allions, nous allions en ce moment ».

73 Nous ne savons pas si les Ayorés boliviens font allusion aussi au sang des ennemis ayorés ; cependant, ces derniers se retrouvent à côté des Blancs et des jaguars, dans les requêtes « criées » à Asoojná par les Ayorés paraguayens lors de la cérémonie annuelle. En outre, le rituel de récupération des armes par le feu et de réintégration du sang qui coule sur le morceau de viande que l’on place sous elles a surtout lieu lorsque l’ennemi, sur la tête duquel on est symboliquement intervenu, est lui aussi un Ayoré.

74 Ce double mouvement d’incorporation et de répulsion est renforcé par l’atti-tude rituelle que l’on a à l’égard du corps de l’ennemi, car on lui accorde sur le plan symbolique ce qu’on lui nie dans la pratique, c’est-à-dire la possibilité d’une sépulture. Le rituel du páagápidí se conclut en effet avec la transformation du double de l’ennemi en sépulture lorsqu’une poignée de terre est jetée sur le dessin. Par ailleurs, l’aplatissement au sol qui empêche l’oégaté du mort de bouger est, lui aussi, une sorte d’enterrement symbolique.

75 Nous pouvons en conclure que la construction de l’identité ne passe pas seulement par la dissolution substantielle d’autrui mais aussi, et en même temps, par son incorporation symbolique. Dans le cas des Ayorés, cela s’explique par l’exigence de convertir l’ennemi interne en allié : c’est ce qui est souvent arrivé, comme on l’a déjà dit, entre les groupes des Guidáigosode et des Totobiégosode – mais aussi entre ces groupes du Sud et ceux du Nord (les Ayorés boliviens). Nous pouvons ainsi placer dans un nouveau cadre le débat autour des rapports entre guerre et échange. Dans le contexte de cet article, on ne retiendra que les positions de Pierre Clastres (1977) car elles ont soulevé sur la question une discussion qui est toujours d’actualité33. Clastres soutient que la guerre et l’échange ne se situent pas sur le même plan. L’idée que l’on ne puisse pas penser la société primitive en dehors de la violence est mal formulée, car la tendance de l’homme en société est de canaliser l’agressivité et les tensions vers la guerre en l’absence d’autres mécanismes ; les sociétés amérindiennes elles aussi

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élaborent différentes stratégies, susceptibles de changer de signe en fonction des rapports entretenus avec l’autre. En effet, chez les Ayorés, l’autre peut en général être transformé en allié, surtout s’il est également Ayoré. La thèse de Clastres selon laquelle la « guerre est une structure de la société primitive et non le résultat d’un échange manqué » ne doit être retenue qu’en partie. D’abord, cette structure est (malheureusement !) un trait de toutes les sociétés humaines. Ensuite, s’il est vrai que la causalité initiale de la guerre peut ne pas être toujours dans l’échange (raté), il n’en est pas moins vrai que l’on peut arriver à l’échange par la guerre. Guerre et échange s’impliquent dans une situation d’exclusion réciproque à un moment donné, comme l’a vu Lévi-Strauss (1943) et comme le confirment les documents ethnographiques. Rien de plus bizarre en effet que de penser à la société primitive comme à une « société contre l’échange » car le fait de vouloir vivre entre soi n’a jamais exclu l’envie de pratiquer, le cas échéant, la voie de l’échange. C’est justement la guerre intra-ethnique qui montre au plus haut degré non seulement l’exclusion mais aussi la possible conversion réciproque entre guerre et échange. Cette convertibilité est à l’origine de certains usages linguistiques et cérémoniels sur lesquels des travaux ethnologiques récents ont attiré l’attention. Philippe Descola (1986a, 1986b, 1993a) et Anne Christine Taylor (1985, 1994) ont notamment signalé chez les Jivaro le traitement du beau-frère comme ennemi dans la chasse au gibier et dans les jeux rituels. Et, dans un cadre comparatiste, Carlos Fausto (2001) observe que les termes indigènes pour vendetta renvoient souvent à des formes d’échange proches de celles de l’échange économique. Cette convertibilité entre guerre et échange permet également de préciser dans quel sens la proposition de Fausto qui considère « la guerre comme échange » peut être accueillie. Nous pensons notamment à la possibilité d’élargir la réflexion à l’échange de substances34 qui sous- tend les pratiques de la guerre et qui rejoint la ligne de recherche tracée par Françoise Héritier. Nous pensons aussi aux médiations symboliques entre l’homme et la nature (autant interne qu’externe) qui reprennent leur place dans le débat anthropologique contemporain avec les travaux de Descola (voir le propos de sa leçon inaugurale au Collège de France 2001).

76 En ce qui concerne les Ayorés, ces médiations et la valeur ambivalente du sang dans la relation à l’ennemi, surtout interne, sont clairement représentées dans le rituel. En éliminant de soi, de son corps ainsi que de ses armes, les traces souillantes de la substance de l’autre, le guerrier ayoré fait en sorte que l’incorporation symbolique de cette même substance lui permette de réactiver le circuit de l’alliance. En effet, si les contingences de la dynamique politique le permettent, l’autre peut redevenir une partie de soi en ce qu’il est possible de voir en lui non pas le membre d’une totalité indistincte, mais d’une totalité qui s’articule socialement de la même manière que son propre groupe. Entre les deux pôles de la substance repoussée et de la substance incorporée, le sang qui tache et celui qui nourrit, il y a place pour rétablir, dans les relations intratribales, ce principe structurel d’organisation de la vie sociale qui est l’appartenance clanique, une sorte de substance mystique que l’on peut considérer à la fois comme autre – car, appartenant à des clans différents, le mariage est possible – et comme identique – car l’appartenance au même clan empêche le mariage. Le rituel préfigure donc la possibilité de reprendre entre soi et l’autre le jeu qui structure, de l’intérieur, la société ayoré.

77 Remerciements : Les données ethnographiques de cet article résultent d’un terrain de presque un an au total (1998, 1999, 2000, 2001) chez les Ayorés du Paraguay, terrain financé par le rectorat de l’université de Lecce dans le cadre d’un accord avec

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l’université catholique d’Asunción. Je tiens ici à remercier le directeur du CEADUC, Dr. José Zanardini, et ses collaborateurs pour avoir facilité mon séjour au Paraguay. Une première version de ce texte a été présentée en avril 2002 au séminaire de Philippe Descola à l’École des hautes études en sciences sociales ; je le remercie pour la générosité des discussions et des conseils qui ont suivi et pour m’avoir soutenu dans la réorientation de mes études vers l’américanisme. Je veux exprimer également toute ma gratitude à Jean-Pierre Chaumeil, Philippe Erikson, Michel Perrin, Ugo Fabietti, Isabelle Daillant, Pierre Beaucage pour leurs commentaires. Je considère comme un privilège d’avoir eu la possibilité de parler de mes recherches sur les Ayorés à Claude Lévi- Strauss au cours de quelques rencontres inoubliables. Je le remercie pour son appréciation et pour ses encouragements. Enfin, je dédie cet article à la mémoire de Lucien Sebag.

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ZANARDINI Giuseppe 1994 Beyori ga yicatecarori. Relatos ayoreo-español, Editorial Don Bosco, Asunción.

NOTES

1. Nous empruntons les exemples qui suivent à De Mauro (1970). 2. Nous utilisons pour l’ethnonyme la transcription francisée, tout en signalant que celle-ci est calquée sur la transcription espagnole qui a introduit le -r-, que les Ayorés du Paraguay ne connaissaient pas, et modifié la formation du singulier et du pluriel (originairement Ayowé sing., Ayowéode pl.) : Susnik (1963), dans une enquête menée à l’époque du premier contact, transcrit « ayoweos » ; Sebag aussi, dans son cahier de terrain, note Ayubeo à côté de Moro, terme méprisant utilisé par les Paraguayens, qui sont eux dénommés par les Ayorés coñone (« ceux qui ne savent rien »). Si nous adoptons l’hispanisation, c’est à la suite des Ayorés qui sont nés « dans la civilisation » – comme ils le disent eux-mêmes – et qui ont eu une formation scolaire. Il n’empêche que ceux-ci ont tendance à ne pas utiliser ce -r- quand ils s’adressent aux gens plus âgés qui, pour la plus grande partie, ne parlent que quelques mots d’espagnol. Pour les autres mots, tout en adoptant la graphie espagnole (qui ne prévoit qu’exceptionnellement le redoublement des consonnes), nous préférons transcrire selon la prononciation traditionnelle.

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Nous signalons aussi que les voyelles en fin de mot, sauf indication contraire, n’ont pas d’accent, tandis que les voyelles nasalisées sont précédées par le signe ‘jn’. 3. Il est certainement difficile d’appliquer la notion de « clan » aux Indiens des basses terres, d’autant plus que l’on s’est largement interrogé sur la pertinence même de cette notion par rapport à ses significations d’origine (groupe d’unifiliation, association au totémisme, définition territoriale). À défaut d’un meilleur terme, nous utilisons cependant celui de clan tout en signalant que le mot ayoré cucheai n’a aucune relation avec un territoire et que les noms des sept clans n’ont pas de signification. Susnik (1963) trouve néanmoins des affinités avec les noms des clans chamacoco qui, eux, ont une signification (les deux groupes composent la famille linguistique Zamuco). Une note isolée de Sebag, publiée par Carmen Bernand (1977), fait allusion à une distribution circulaire des sept clans ayorés dans un même campement. Il s’agit sans doute d’une fausse donnée car le mécanisme même de l’alliance matrimoniale implique que tous les clans soient confondus au sein de la même famille élargie. 4. Les Ayorés cultivaient six produits au total : haricots, maïs, pastèque, deux espèces de courge et tabac pour les chamanes (le seul produit qui n’est plus cultivé ni consommé). 5. En privilégiant l’inscription des récits et des pratiques de guerre des Ayorés dans l’horizon mythique et rituel, nous avons laissé de côté la perspective centrée sur le discours telle qu’elle a été élaborée dans des travaux désormais classiques des années 1990. Nous sommes néanmoins très intéressés par quelques-unes des pistes de recherche tracées par ces approches, notamment à propos des formes du parler (voir par exemple Sherzer 1982, 1987 ; Basso et Sherzer 1990) et sur les questions du style que nous voudrions aborder dans un prochain travail en considérant un double registre : d’une part, comme le suggère Urban (1990, p. 107), en insérant le discours « into a plane of analogous social phenomena, such as body painting, hair and clothing styles, ornamentations, postures, and gestures », d’autre part, en travaillant sur le style personnel des conteurs. Loin d’être perçu comme une déviation individuelle à des normes et des canons socialement établis, ce dernier est apprécié parce qu’il véhicule les contenus sémantiques qui sont dans le système d’attente de la communauté 6. II s’agit généralement des trois types de lances connues par les Ayorés mais aussi de l’arc et du bâton de défense. De nos jours, toutes sortes de bâtons ou d’instruments de travail en forme de bâton sont utilisées pour le récit. 7. Selon Pallestrini et Perasso, chaque cordon de plumes (potayé), intégré parfois par des becs de toucan, « significa el número de enemigos muertos » (1988, p. 31 ; cit. in Escobar 1993, p. 159). Plus généralement, ce sont surtout les chefs qui mettent des petits objets parmi les plumes pour faire du bruit. 8. Cet oiseau recommençait à chanter vers la pleine lune du mois d’août, quatre lunes après la montée au ciel de l’étoile rouge Guedo caté (Arcturus). Sur le rapport entre mythes et fête d’Asoojná, voir Lévi-Strauss (1985, pp. 63 et sq.). 9. Voir les deux versions de ce mythe recueillies par Pagés Larraya (1973, p. 259) et Bormida (1974, pp. 61-62), ainsi que l’étude d’Idoyaga Molina (1989, pp. 31-37). Voir aussi la traduction anglaise dans le recueil de Wilbert et Simoneau (1988). 10. Ce concept de « sphères d’identité », que nous empruntons à Philippe Descola (1993b), rend bien l’idée d’une morphologie socio-spatiale qui accorde beaucoup d’importance aux relations entre une multiplicité de centres auxquels l’individu se sent rattaché et les périmètres qui leur correspondent. 11. Nous avons recueilli une quarantaine de textes qui ont été traduits de l’ayoré à l’espagnol par des Ayorés bilingues et de l’espagnol au français par l’auteur, S. D. 12. À l’époque de notre enquête, Paojnai et Iboé venaient d’arriver depuis quelques mois. Il s’agit d’un couple incestueux frère/sœur qui vit actuellement entre Campo Loro et Túnucojnai. 13. Il s’agit d’une des trois espèces de tapirs connues au Paraguay, mais nous ne sommes pas en mesure de préciser laquelle.

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14. On pourrait par exemple comparer ce geste d’abord avec ceux des Indiens d’Amérique du Nord, ensuite avec ceux des populations asiatiques, car il n’existe pas d’équivalents dans d’autres groupes des basses terres d’Amérique du Sud. La comparaison serait néanmoins intéressante avec l’impikmartin des Jivaros de la Haute-Amazonie (Descola 1993a, pp. 314-316) qui déclament eux aussi contre l’ennemi « en sautant d’un pied sur l’autre » ou avec les Korubo brésiliens qui racontent en frappant quelque chose de temps en temps avec un long bâton qu’ils tiennent dans leurs mains (communication personnelle de Philippe Erikson). 15. La récolte d’une plante en forêt est considérée elle aussi comme une mise à mort. 16. D’autres motifs peints sur le visage, avec la couleur rouge extraite d’une petite pierre en la grattant à l’aide de l’eau sur une pierre dure, sont par exemple deux ou trois lignes transversales sur les joues ou des pointes de flèche toujours tournées vers la bouche, un ou deux bandeaux sur le front. Ces motifs prennent des noms différents. 17. Voir les versions recueillies par Bormida (1974, pp. 61-62) ou Mashnshnek (1990). 18. Le nom de Uejái provoque encore aujourd’hui dans les villages ayorés, plusieurs années après sa mort, un respect considérable. 19. Mariadé est un teknonyme. Chez les Ayorés, les parents prennent le prénom de leur aîné en ajoutant le suffixe -dé pour le père, -daté ou -naté pour la mère. Dans le cas de Mariadé, c’est le prénom imposé par les chrétiens qui sert de base alors que, normalement, le teknonyme se forme à partir d’un prénom ayoré donné par la grand-mère maternelle. Ojí est le prénom ayoré de Mariadé, père de María (prénom chrétien donné à sa fille aînée). Sur ces questions, voir D’Onofrio (à paraître). 20. Nous aborderons, dans un autre travail, les aspects pratiques concernant l’organisation de la guerre ; indiquons ici seulement que, par respect, on ne convoquait pas à travers des messagers des chefs aussi importants que celui qui était considéré comme le plus prestigieux. Ces derniers auraient appris également la nouvelle et se seraient rendus tous seuls à la réunion. 21. Une liste de ces edópasade, terme qui fait référence aux entités mais aussi aux ancêtres mythiques dont elles sont issues, a été élaborée par Bartolomé (2000, pp. 264-265) sur la base des données recueillies par Fischermann (1976) et Zanardini (1994). Voir aussi Bormida (1978-1979, pp. 53-71). 22. Voir la note 9. Nous avons présenté l’analyse de ce mythe lors de la journée d’études « La guerre en tête » organisée avec A. C. Taylor le 31 janvier 2003 au Centre G.-A. Haudricourt de Villejuif. 23. Un jeu rituel dont le souvenir est désormais très faible prévoyait que l’on descendît ces objets de l’arbre, surtout les instruments de musique, sans faire aucun bruit. 24. Cette alliance cérémonielle relie en permanence les clans de la manière suivante : ciquenoiposóajá / etácoé-dosapéi / picaneai-cutamuajane. Le septième clan, jnuúminí, reste le plus souvent exclu ou bien il peut s’allier au clan dosapei. 25. Bormida (1975, pp. 105-106) relate des opinions différentes de ses informateurs. 26. Les Ayorés ont un autre double psychique, ayipie, que l’enfant reçoit de son père et qui meurt avec l’individu. Sur la relation entre oégaté et ayipie, voir Sebag (1965). 27. Dans un texte de récit de guerre, recueilli en 1973 à Maria Auxiliadora en haut Paraguay par Braunstein (1976-1977, p. 41), qui en a proposé aussi l’analyse sémantique, le conteur craint d’être aveuglé par la femme de l’homme qui pourrait le tuer pendant l’attaque (déclenchée en réalité contre les Blancs) : « pensé que iba a morir / si uno de ustedes me va a matar, su señora va a clavarme mi ojo » [je pensais que j’allais mourir / si quelqu’un d’entre vous va me tuer, sa femme va clouer mes yeux]. 28. Un principe analogue de singularisation a été découvert par Anne Christine Taylor (1994) dans la « chasse aux visages » des Achuar de l’Équateur. 29. Dans un des récits de guerre que nous avons recueillis à Campo Loro, on coupe l’avant-bras à un ennemi ayoré. Mais ce n’est qu’un cas sur lequel nous n’avons pas pu approfondir l’enquête

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30. Cette espèce végétale, qui n’est pas recensée dans le travail de Schmeda-Hirschmann (1994) sur l’ethnobotanique ayoré, n’est utilisée que dans le contexte rituel de la fête d’Asoojná. 31. Le geste précis consiste à faire semblant d’essuyer, avec ses mains, de haut en bas ses avant- bras ou ses cuisses au-dessus du feu. 32. À ce propos, il est intéressant de signaler que le statut d’ennemi est souvent attribué au pécari dans les cultures amérindiennes. Une autre interdiction concerne le miel récolté au retour d’une expédition guerrière : les femmes restées au campement ne peuvent pas le consommer. 33. À cette question fait référence, d’ailleurs, la synthèse proposée par Fausto (2000) dont la bibliographie est tout à fait récente. 34. De substances et d’énergie, comme l’a montré, parmi d’autres, un travail de Jean-Pierre Chaumeil (1985) sur les Yagua du Pérou.

RÉSUMÉS

Guerre et récit chez les Indiens ayorés du Chaco boréal paraguayen. Chez les Indiens ayorés du Chaco paraguayen, la guerre n’est pas seulement pratiquée, elle est aussi racontée. Le droit de raconter ne revient en principe qu’à ceux qui ont déjà tué. Il s’agit d’une pantomime peu répandue chez d’autres Indiens des basses terres et qui s’apparente au mythe en raison de la manière canonique dont elle se déroule et des connexions qu’elle établit avec d’autres aspects de la culture ayoré : la peinture corporelle, la chasse, les pouvoirs chamaniques, les activités rituelles. Forcée à s’inscrire dans l’horizon symbolique pour qu’elle soit efficace, la guerre ayoré se modèle selon la logique de la prédation telle qu’elle a été mise en valeur dans plusieurs travaux récents mais en confirmant, surtout par l’analyse des substances et des gestes, sa possible conversion en relation d’échange.

Warfare and Story among the Ayoreo Indians of the Paraguayan Chaco. For the Ayoreo Indians of the Paraguayan Chaco, warfare is not something just to be fought, it is also something to be recounted in stories. The right to tell the story belongs in principle only to those who have already killed. This sort of pantomime, little known among other Indians of the lowlands, is related to myth by virtue of the canonical manner in which it unfolds and of the connexions it establishes with other aspects of Ayoreo culture: body painting, hunting, shamanic powers, ritual activities. Ayoreo warfare – compelled in order to be effective to inscribe itself within a symbolic horizon – is modelled on the basis of the logic of predation, as has been emphasized in several recent works, but confirms – above all through the analysis of substances and gestures – its possible conversion into an exchange relationship.

La guerra y sus relatos entre los ayoreo del Chaco paraguayo. Entre los indígenas ayoreo del Chaco paraguayo, la guerra no es solamente practicada sino también relatada. El derecho de contar está reservado en principio a los que ya han matado. Se trata de una pantomima poco difundida entre las otras etnias de las tierras bajas y que se aparenta con el mito por la forma canónica en la que se desarrolla y también por la conexión que establece con otros aspectos de la cultura ayoreo: la pintura corporal, la caza, los poderes chamánicos, las actividades rituales. Obligada a inscribirse dentro del universo simbólico para ser eficaz, la guerra ayoreo se modela conforme a la lógica predatoria como ha sido discutido en varios trabajos recientes, pero manifiesta a la vez, sobre

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todo cuando se analizan las sustancias y los gestos, su posible conversión en una relación de intercambio.

INDEX

Keywords : body painting, exchange, ornament, pantomime, ritual activities, story, warfare Mots-clés : activité rituelle, pantomime, guerre, ornement, peinture faciale, récit Thèmes : Ethnologie Palabras claves : actividad ritual, adorno, guerra, intercambio, pantomima, pintura corporal, relato Index géographique : Chaco, Ayoré/Ayoreo

AUTEUR

SALVATORE D’ONOFRIO

Université de Palerme (Italie) / Laboratoire d’Anthropologie sociale, Paris

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Articles

Cahier « Guyanes »

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Cahier « Guyanes »

1 Un article et trois notes de recherche relatifs aux Guyanes ont été proposés simultanément pour publication au Journal de la Société des Américanistes. Ils témoignent d’un intérêt renouvelé pour l’étude archéologique et anthropologique de cette vaste région. À l’heure où la Guyane fait l’objet de multiples recherches, en biologie notamment, deux programmes ont été récemment mis en place dont les problématiques convergent sur plus d’un aspect. L’un est conduit par l’Équipe de recherche en ethnologie amérindienne (UPR 324 du CNRS) et le Núcleo de história indígena e do indigenismo de l’université de São Paulo (NHII-USP) : il s’intéresse aux réseaux sociaux dans les Guyanes orientales. L’autre, qui associe le laboratoire Archéologie des Amériques (UMR 8096 du CNRS) et plusieurs institutions françaises et étrangères dans le cadre d’une Action collective de recherche financée par le ministère de la Culture et de la communication, concerne la préhistoire de la côte occidentale. Un point commun aux travaux ici rassemblés est de s’interroger sur la formation et la définition des ensembles ethniques ou culturels et sur leurs interactions dans l’histoire des Guyanes. Tant pour la préhistoire que pour les périodes historique et actuelle, ces interrogations sont au cœur des recherches engagées dans les deux programmes.

2 Casi simultáneamente se sometieron un artículo y tres notas de investigación para ser publicados en el Journal de la Société des Américanistes. Dan testimonio de la reactivación de los estudios arqueológicos y antropológicos en esta amplia región. Mientras se llevan a cabo en Guyana numerosas investigaciones, notable-mente biológicas, dos programas acaban de iniciarse, cuyas problemáticas convergen en más de un punto. El primero fue lanzado por el Équipe de recherche en ethnologie amérindienne (UPR 324 del CNRS) y

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el Núcleo de história indígena e do indigenismo de la universidad de São Paulo (NHII- USP) : está centrado en las redes sociales en la Guyanas orientales. El otro asocia el laboratorio Archéologie des Amériques (UMR 8096 del CNRS) y varias instituciones francesas y extranjeras, está financiado a través de una Action collective de recherche del ministerio francés de Cultura: se enfoca en las poblaciones pre-Contacto de la costa occidental. Los dos programas coinciden al interrogarse sobre la formación y definición de los grupos étnicos o culturales así como sobre sus interacciones a lo largo del tiempo. Tanto para la prehistoria como para los periodos históricos y actual estas preguntas son céntricas en los trabajos de ambos programas.

3 One article and three research notes on the Guyanas have been simultaneously presented to the Jounal de la Société des Américanistes for publication. They indicate a renewed interest in archeological and anthropological studies about this huge region. While a great variety of researches, above all in biology, are undertaken today in French Guiana, two new programs have been initiated, dealing with various issues. One is conducted jointly by the Équipe de recherche en ethnologie amérindienne (UPR 324 of the CNRS) and the Núcleo de história indígena e do indigenismo of the University of São Paulo (NHII-USP): this program is dealing with social network of Eastern Guiana. The second program associates the laboratory Archéologie des Amériques (UMR 8096 of the CNRS) and various French and foreign institutions within an Action collective de recherche, financed by the French Ministry for Culture and Communication. This second program deals with Western Guiana coastal prehistory. Both programs are linked through the joint interest in investigating the development and definition of ethnic and cultural groupings, as well as their interactions within the history of the Guyanas. Whether they are prehistorical, historical or contemporary, these investigations build the central interest of these two newly initiated research programs.

INDEX

Index géographique : Guyane, Guyanes Thèmes : Archéologie, Ethnohistoire, Ethnologie

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Réflexions sur un « style ethnique » : la céramique kali’na du littoral oriental des Guyanes

Gérard Collomb

1 Dans l’ouvrage qu’ils ont publié à la suite de leur travail à l’embouchure de l’Amazone, Meggers et Evans (1957) s’interrogeaient sur ce que représente, d’un point de vue ethnographique, une « culture archéologique », ce qu’ils appelaient une « phase ». À leurs yeux, les forêts tropicales des basses terres se prêtaient tout particulièrement à l’élucidation de ce problème et à une collaboration étroite entre archéologie et ethnographie : si ces forêts restent encore largement méconnues du point de vue de l’archéologie, elles présentent l’intérêt de rassembler « a large concentration of unacculturated or slightly acculturated aboriginal groups ». On sait aujourd’hui que cette lecture des sociétés amazoniennes est réductrice d’une réalité beaucoup plus complexe et, pour une large part, encore méconnue. Sur les côtes des Guyanes était établie une population, plus nombreuse que ce que l’on a longtemps pensé, développant, au cours des siècles précédant le Contact, des formations sociales dont les sociétés amérindiennes modernes ne livrent sans doute qu’une image bien affaiblie (Whitehead 1992, 1994 ; Grenand 1982 ; Grenand et Grenand 1997)1. L’archéologie et l’histoire attestent certes une permanence du peuplement indigène pendant une longue période, mais on ne dispose pas pour autant des éléments qui permettraient de montrer une continuité entre les cultures archéologiques les plus proches du Contact et les peuples actuels, en particulier les Kali’na, qui représentent la population amérindienne la plus importante dans la partie orientale du littoral des Guyanes : trois à cinq siècles séparent les sites Koriabo ou Arauquinoïde les plus tardifs (Versteeg et Bubberman 1992 ; Rostain 1994a et b) d’un univers kali’na ethnographiquement accessible, au tournant de ce siècle (Penard et Penard 1907 ; Ahlbrinck 1931). Si l’objectif de l’une et de l’autre des disciplines est bien d’inscrire ces sociétés dans une diachronie, l’intrusion européenne dans les zones littorales impose une certaine prudence dans l’exercice de comparaison entre les cultures que l’archéologue met au jour et celles qu’observe l’ethnographe.

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2 L’enjeu est double : comprendre l’histoire sur la longue durée pour mettre en évidence des processus de transformation culturelle ; mais aussi tenter de donner du corps aux populations dont l’archéologie recueille les traces. L’archéologue « observe des ensembles plus ou moins cohérents, qu’il peut parfois interpréter en termes d’unités culturelles, mais cela reste une hypothèse qu’il faut considérer d’un œil critique. La question est de savoir dans quelle mesure une culture archéologique peut refléter une identité réelle comme la bande, la tribu ou encore un ensemble plus vaste » (Tremblay 1999). En partant de l’étude d’un corpus de poteries conservées dans les musées, on voudrait esquisser quelques hypothèses de travail sur cette vaste question de « style ethnique » que posent, sur ce terrain guyanais, chacune à sa manière, l’archéologie et l’ethnologie. Les collections des musées 3 Ce n’est qu’à partir du milieu du XIXe siècle que la production des potières amérindiennes du littoral de Guyane française et de Guyane hollandaise (Surinam) semble susciter un certain intérêt de la part de voyageurs et fait son entrée dans les collections des musées2. Si, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les pièces ethnographiques rassemblées sur les côtes des Guyanes occupaient une place de choix au sein des cabinets de curiosités européens, la céramique était loin d’y être représentée comme elle le sera un siècle plus tard. Les quelques collections antérieures à la Révolution, telles que la collection surinamienne rassemblée par John Gabriel Stedman (Whitehead 1986) ou celles dont Ernest-Théodore Hamy (1988 [1890]) reproduit les inventaires, montrent que les choix relèvent alors surtout du goût de l’époque pour les parures en plumes ou pour les armes évocatrices des mondes « sauvages ». Au XIXe siècle, des collections de poteries kali’na, provenant de Guyane française, du Surinam ou de la Guyane britannique, entrent dans les grands musées ethnographiques européens, mais aussi dans de très nombreux musées et muséum de petites villes des pays colonisateurs (France, Grande-Bretagne, Pays-Bas)3.

4 Ces collections ont chacune leur spécificité, elles ont été constituées à différents moments de l’histoire de la Guyane, du Surinam et du Guyana ; rassemblant plusieurs centaines de pièces, celles conservées dans les musées français permettent notamment de former un important corpus, qui témoigne d’états successifs de la production céramique kali’na, et de parcourir près de cent cinquante ans de l’histoire de cet art : du bol à kasili (bière de manioc) – que M. Bucher, commissaire-ordonnateur de la Marine, donne en 1823 au musée de la Céramique de Sèvres, première pièce américaine du musée (Reyniers 1966) – à la série de « miniatures » que le marchand de tableaux parisien et collectionneur Ambroise Volard lègue au musée de la France d’Outre-mer4, avec trois poteries de Gauguin ; de la collection ethnographique que rapporte pour le musée de l’Homme en 1937 Léon-Gontran Damas, poète guyanais de la négritude, aux pièces que rassemble vers 1955 sur le bas Maroni Suzane Charpentier-Vianes, pour la même institution, ou à la belle collection constituée en 1992 pour le musée des Cultures guyanaises de Cayenne.

5 Les poteries que l’on peut identifier comme d’origine culturelle kali’na représentent, dans beaucoup de ces musées, près de la moitié des collections provenant de ces régions littorales des Guyanes ; emplissant les réserves, elles donnent à l’observateur l’image singulière et irréelle d’un peuple de céramistes acharnés. L’histoire de ces collections renvoie aussi à la formation d’un intérêt pour ce type d’objets de la part des voyageurs, qui achètent en quantité des formes baroques, curieuses, alors que les objets

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céramiques domestiques, les céramiques utilitaires, destinées par exemple à la préparation alimentaire, sont sous-représentées. Par ailleurs, s’agissant des collections les plus anciennes, on ne se soucie guère de documenter l’objet, et les informations portées sur les inventaires ne permettent pas toujours de situer précisément la provenance géographique ou culturelle des pièces collectées : à l’exception des collections « ethnographiques » les plus récentes, dans beaucoup de cas seule la mention « Guyane » ou « Surinam » nous renseigne sur l’origine de l’objet. Encore convient-il de faire la part de l’approximation ou de l’erreur et de recouper, chaque fois qu’il est possible, cette information avec d’autres données telles que, par exemple, l’itinéraire du collecteur. L’étude de ce corpus, dont nous présentons ici une première lecture, complète la typologie proposée il y a quelques années par Cornette (1992) à la suite d’Ahlbrinck (1931) et permet d’esquisser une caractérisation de ce qui serait un « style » céramique des potières amérindiennes kali’na de la région entre les rivières Sinnamary en Guyane française et Coppename, au centre du Surinam (voir Carte). Une céramique amazonienne « Travailler en poterie » 6 Par les techniques que la potière met en œuvre, la céramique kali’na s’inscrit dans la production des cultures amérindiennes des basses terres : c’est une poterie montée au colombin d’argile, dégraissée à la cendre de bois5, cuite au four perdu et, souvent, partiellement vernie avec les sécrétions résineuses de certains arbres, autant de procédés connus dans toute l’aire des Guyanes et, plus largement, dans l’ensemble culturel amazonien (Willey 1949), dont l’emploi par les potières kali’na établies sur la rivière de Sinnamary est déjà décrit en 1684 par le missionnaire jésuite Jean de la Mousse :

CARTE. — Les Kali’na orientaux, à la fin du XIXe siècle, formaient deux sous-ensembles : sur le bas Maroni et vers l’est, les Kali’na Tilewuyu ; à l’ouest, les Kali’na Milato (Collomb 2000).

Ce fut dans ce carbet où je vis pour la première fois travailler en poterie ; toutes les femmes y travaillent, et les plus âgées sont ordinairement les plus habiles et celles qui conduisent les ouvrages des grands vases qui tiennent près d’une barrique où se met la boisson, les autres font des pots et des plats d’usage ordinaire. Elles mêlent la cendre d’une écorce nommée Caoupi [c’est-à-dire kwepi] avec l’argile dont elles veulent faire les pots qui se mettent au feu, et ajoutent encore des morceaux de vieux pots cassés qu’elles pilent bien menus. [...] Pour faire un pot, elles aplatissent en rond un peu d’argile, de la largeur de trois doigts ou un peu moins ; tous leurs pots sont un peu pointus pour s’enfoncer dans le sable, ou pour se poser sur trois pierres qui servent de foyer. Autour de ce petit rond, elles appliquent un long boyau d’argile qu’elles ont roulé sur un ais, et l’entortillent l’un sur l’autre, à peu près

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comme sont les tissus de paille dont on couvre les bouteilles en France. Le secret est de bien unir ces torties, cela se fait avec le coton ou duvet d’un épi de mil, appelé bled de Turquie en France [le maïs], après quoi elles passent un morceau de calebasse par l’endroit qui est uni avec un peu d’eau. Leurs peintures se trouvent sur le bord des rivières, ce sont des craies rouges, blanches, noires et jaunes. Elles font des pinceaux avec des plumes qu’elles enchâssent dans de petits tuyaux. Leur serpe leur sert d’ordinaire de palette, c’est là dessus qu’elles délaient leur craie dure en la trempant dans du jus de manioc. Ces couleurs se mettent avant la cuisson et ne se peuvent mettre que d’un côté, parce que lorsque le pot ou le plat est cuit, il faut mettre du feu d’un côté pour passer une gomme sur l’autre qui fait le vernis. Cette gomme s’appelle chimeri [simili], elle est de la nature de toutes celles que j’ai vues en l’Amérique, c’est-à-dire qu’elle fond au feu et durcit à l’eau6.

7 Mais la seule observation du travail des potières kali’na contemporaines ne permet guère de relever des éléments techniques propres à identifier un mode opératoire culturellement spécifique ; la rareté des données ethnographiques disponibles sur la céramique des populations voisines des Kali’na dans les Guyanes rend en particulier difficiles les nécessaires comparaisons. L’étude des relations entre les techniques céramiques et la culture ou l’« ethnicité » des potières reste donc à entreprendre pour apporter un éclairage nouveau sur les spécificités culturelles de la poterie kali’na et enrichir les éventuelles comparaisons entre céramique archéologique et ethnographique. La méthode d’analyse qui a été appliquée par Gosselain (1999) au travail des potières du Cameroun paraît intéressante dans une double perspective : montrer que « la spécificité d’un système technique tient bien plus à la façon dont s’agencent les éléments qui le constituent qu’à l’existence de traits particuliers » mais aussi « que la somme des savoirs et savoir-faire en jeu ne constitue pas un bloc immuable mais une construction originale, intimement liée à l’histoire des sociétés ». Cette étude devra mettre en œuvre une lecture fine des chaînes opératoires, par l’observation directe et par l’étude des pièces elles-mêmes, étendue à un certain nombre de cultures voisines afin de disposer des éléments qui autoriseront une lecture contrastive7. Un « complexe kali’na » ? (Allaire 1984) 8 La série des poteries utilisées au quotidien dans les villages kali’na du Maroni, telle que l’observe au début du siècle le père Ahlbrinck (1931), est assez semblable à celle que l’on trouve décrite par d’autres auteurs, par exemple chez les Palikur de l’Est de la Guyane et du Brésil voisin (Nimuendaju 1925), chez les Waiwai (Yde 1965), ou chez les Carib de la rivière Barama en Guyane britannique (Gillin 1936) ; de même, cette série n’est guère différente des types de pots fabriqués par les Caraïbes des petites Antilles à l’arrivée des Européens et décrits par le R. P. Breton (Allaire 1984). On trouve chez les Kali’na, comme assez généralement dans toute cette aire culturelle (Roth 1924 ; Ribeiro 1988), un ensemble de formes répondant à un certain nombre de contraintes fonctionnelles liées à leur usage : de grands vases (samaku, maka, waresa) sont utilisés pour la cuisson et le stockage de la bière de manioc (kasili), mais ils pouvaient également servir autrefois comme récipients d’inhumation. Une série de pots de plus petite taille constitue la batterie des pots de cuisine (tumayeni). Des bouteilles de grande dimension (tukuali) sont destinées à la conservation de l’eau de boisson ou de cuisine. Enfin, des jattes et des bols de différentes tailles, à fond plat, sont généralement employés comme contenants (palapi) ou pour la consommation du kasili (sapela). Il n’y a guère de poteries de petite taille, vraisemblablement à cause d’un emploi généralisé des gourdes et des demi-gourdes comme contenants pour l’eau et comme récipients pour

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boire8, alors que les petits objets vont se multiplier dans la production moderne. Jusqu’à une époque toute récente, ces formes « classiques » de la céramique kali’na seront produites par les potières, avec une relative permanence et homogénéité, les caractères de chacun des types pouvant varier quelque peu selon « l’atelier », c’est-à- dire selon la tradition familiale ou villageoise9. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, et parallèlement à cette production d’une céramique « classique », les potières exprimeront une grande créativité formelle, en réponse aux sollicitations d’un marché qui se constitue dans la région de l’Ouest de la Guyane et de l’Est du Surinam, désormais ouverte à la colonisation. Produire dans la colonie : l’ouverture d’un marché 9 Au XIXe siècle, les Kali’na, installés de part et d’autre du fleuve Maroni, sont au plus bas de leur démographie, à peine quelques centaines de personnes. Ils avaient pu se maintenir longtemps relativement éloignés de l’emprise coloniale, entre la Guyane française et la Guyane hollandaise, mais à partir du début du siècle la colonisation française s’est étendue vers l’ouest, et les Kali’na ont progressivement été projetés dans un univers qui leur était jusque-là largement étranger (Collomb et Tiouka 2001). Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, deux phénomènes modifieront durablement le paysage social et économique de la Guyane coloniale : le grand développement des établissements pénitentiaires du Maroni, créés en 1858, entraîne, dans cette région, l’arrivée d’une population de fonctionnaires et de commerçants ; mais surtout, quelques années plus tard, la découverte de l’or fluvial va déclencher une véritable ruée, suscitant une forte immigration et le développement d’une activité économique importante dans les bourgs situés au débouché des rivières. Les Kali’na sont de plus en plus limités dans leur mobilité collective et leur économie devient pour une plus large part dépendante des activités suscitées par la colonie. Désormais ils n’entretiennent plus que des rapports occasionnels avec les autres groupes amérindiens et, à la fin du siècle, ils se trouvent pris dans un monde nouveau qu’ils doivent partager avec des populations allogènes – Européens, Créoles, Noirs Marrons du bas Maroni.

10 Dans ces villages « galibis »10, désormais insérés dans les espaces administratifs et surtout économiques de la colonie, l’offre des potières se développe et se diversifie. Alors que les hommes peuvent bénéficier de petits « jobs » dans les bourgs ou vendre de la semoule de manioc torréfiée, des produits de la chasse ou de la pêche, les femmes trouvent dans le commerce de leurs poteries le seul moyen d’obtenir un petit revenu monétaire devenu indispensable pour effectuer quelques achats dans les boutiques de Mana, de Saint-Laurent-du-Maroni, d’Albina ou de Paramaribo : « Perhaps the major portion of the earthenware is made to sell or trade at the white settlements. Here it brings good prices as the French and other travelers desire to get the articles for souvenir and decorations. The pottery is also used for domestic purpose by many of the white settlers of the region », relève un voyageur au début du siècle (Merwin 1917).

11 Petits fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, commerçants, militaires de retour de leur affectation, médecins ou « explorateurs » vont rapporter en France de ces poteries pour les donner au musée ou au muséum de leur ville, ainsi que le fait Louis Boussenard qui lègue au musée municipal de Pithiviers les poteries qu’il a achetées vers 1880 dans un village du bas Maroni11 (Figure 1). Mais le phénomène n’est pas nouveau : dans la production traditionnelle des potières kali’na coexistent depuis longtemps des céramiques employées à un usage indigène et des poteries destinées principalement à la vente aux colons ou aux Européens de passage, comme le montre le

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travail de Le Roux (1995) sur les habitations coloniales du littoral guyanais, qui livrent un nombre significatif de tessons de céramique amérindienne. Dès le XVIIe siècle, les chroniqueurs relèvent l’existence, dans les îles et sur la côte des Guyanes, d’une céramique fabriquée pour être échangée avec les colons européens : César de Rochefort note que les Caribes de la Martinique apportent des poteries aux Français, qui les utilisent volontiers parce qu’elles sont plus résistantes que la poterie de terre importée (cité dans Allaire 1984). Un siècle plus tard, Fermin (1769) fait la même observation au Surinam, où « les pots à eau qu’elles [les potières kali’na] font sont d’une grandeur prodigieuse [...] ; et il n’y a pas de maison en ville, ni aux plantages, où il n’y en ait au moins trois ou quatre, pour y conserver l’eau de pluie qu’on boit journellement, qui s’y purifie et s’y maintient aussi fraîche que si elle sortait d’une glacière ».

12 Un type de poterie semble avoir été produit très tôt dans cette perspective et diffusé en grande quantité dans la colonie, la bouteille que les Kali’na désignent sous le nom de watalakan, largement employée par les Européens et par les Créoles comme bouteille rafraîchissante par évaporation (Figure 2). L’usage même de cette bouteille, munie d’un long goulot verseur (et généralement d’un petit bouchon en terre cuite), parfois dotée d’une anse latérale, peut suggérer une origine culturelle étrangère : l’habitude kali’na est plus souvent de puiser un liquide avec une demi-gourde dans une jarre à large encolure (le tukuali, ordinairement utilisé comme réserve d’eau de boisson dans les carbets), alors que le watalakan est destiné à verser le liquide dans un récipient du type « verre à boire »12 (Figure 3). Un autre indice d’une origine coloniale de cette forme paraît être son nom, emprunté au créole surinamien (littéralement « water » et « can ») et l’absence d’une dénomination proprement kali’na de cet objet. Ce type de poterie emprunterait alors peut-être son modèle à ces bouteilles « oignon » en verre importées en très grand nombre dans les Guyanes anglaise et hollandaise tout au long du XVIIIe siècle (Klein 1974).

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FIG. 1. (en haut à gauche) — Bouteille, bas Maroni, vers 1880. Musée municipal de Pithiviers, legs Louis Boussenard (cliché Collomb). FIG. 2. (en haut à droite) — Bouteille watalakan, bas Maroni, vers 1935. Musée de l’Homme, Paris, collection L.-G. Damas (cliché Collomb). FIG. 3. (en bas) — Fabrication d’une série de watalakan, Lelydorp, Surinam, vers 1920. Extrait de W. E. Ahlbrinck (1931).

13 Le watalakan est devenu au XIXe siècle un des supports privilégiés de la créativité des potières, qui ont produit des bouteilles étonnantes, aux panses doubles, superposées, parfois déformées, débordement baroque de la production céramique kali’na classique (Figure 4). Reliés entre eux par un tuyau placé à la base ou sur le corps, deux watalakan (parfois trois ou quatre) forment également un motif récurrent que l’on appelle watalakan asemunusi, c’est-à-dire des « watalakan jumeaux ». Cette variation sur le thème de la bouteille (et exclusivement sur ce thème de la bouteille watalakan, les autres poteries ne sont jamais jumelées) peut évoquer les vases siffleurs des Andes ; mais les watalakan asemunusi n’ont pas cette fonction musicale, et ils ne sont pas associés à des pratiques funéraires. Ils ne sont entrés dans les musées qu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle – aucune pièce connue de ce type ne figurant dans les collections les plus anciennes – et ils semblent avoir été produits surtout par les Kali’na de l’Ouest de la Guyane et de l’Est du Surinam. Classiques dans l’aire andine et dans ses avancées colombiennes, ces bouteilles jumelées semblent pourtant rares dans les basses terres, à l’exception peut-être de la céramique palikur (voisine orientale de la céramique kali’na) où de telles formes existent sans toutefois que l’on puisse véritablement les assimiler aux bouteilles jumelées kali’na (Nimuendaju 1925) ; héritage d’une tradition céramique d’influence andine, transmise jusqu’aux Guyanes, ou créations locales issues d’un jeu sur la forme du watalakan, la question de leur origine dans la céramique kali’na reste posée (Figure 5).

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14 Toute cette production destinée à être vendue à l’extérieur semble connaître un essor considérable au tournant du XIXe siècle. Paradoxalement, la demande coloniale stimule la créativité des potières, et la nécessité d’innover et d’associer formes et décors issus d’horizons culturels si dissemblables n’entrave aucunement l’expression de leur savoir- faire ; la qualité du travail se lit dans la facture des poteries, dont on ne retrouvera que rarement l’équivalent dans les productions les plus récentes, et dans un souci esthétique qui laisse penser que cet art se trouve alors à l’apogée d’une déjà longue histoire. L’inspiration naît de l’observation, de la confrontation avec les goûts européens et les objets qu’importe la colonie, ou parfois d’une commande faite aux potières par l’Administration. La fin du XIXe et le début du XXe siècle sont le temps des grandes expositions coloniales ou universelles où l’on montre la diversité des produits coloniaux, et les populations indigènes de la Guyane française seront sollicitées pour apporter leur contribution : à la fin de l’année 1898, l’agent général de colonisation Hartes envoie depuis Saint-Laurent-du-Maroni au ministère des Colonies des collections naturalistes et des objets « d’industrie » destinés à figurer dans le pavillon de la Guyane lors de l’exposition de 1900 ; au nombre de ces objets, des « poteries des Galibis, telles que gargoulettes (grandes et petites), plateaux ovales avec leurs gargoulettes et leurs verres, vases à fleurs (grands), canards avec plateaux ovales… » (Archives départementales de Guyane). Les formes produites se diversifient, témoignant de la grande inventivité et de la capacité d’emprunt et d’interprétation dont font preuve les potières kali’na, alors que le décor reste attaché aux canons d’une esthétique classique que l’on retrouvera mise en œuvre jusqu’à aujourd’hui en certains ateliers. Les watalakan, déclinés de mille manières possibles, sont présents en abondance dans les collections des musées ; mais les potières répondent aux demandes du marché qu’a fait naître le développement colonial en proposant aussi d’autres objets, en inventant des formes largement dégagées d’un souci fonctionnel et en généralisant des ajouts tels que les anses ou les becs verseurs, qui restaient rares dans la céramique traditionnelle et dans la céramique archéologique des basses terres. C’est à cette époque que se développe une production de répliques en miniature d’objets utilitaires, petits watalakan et samaku en réduction, modèles de pirogue ou de banc, bottines à boutons et chaussures à haut talon (Figure 6), dans l’esprit de ces objets décoratifs miniatures en « biscuit » que l’Europe apprécie en cette fin du XIXe siècle… La démarche n’est pas nouvelle, et de tels bibelots (alors faits de bois et de vannerie – travail des hommes, donc) étaient déjà proposés à la vente au siècle précédent, pour être intégrés aux cabinets de curiosités, comme cette « maison indienne avec tous ses attributs faite par un Indien galibi » signalée par Hamy dans les collections du musée d’Ethnographie antérieures à la Révolution, ou cette collection « de tous les meubles, armes et instruments à l’usage des Caraïbes, exécutés en petit et par eux-mêmes » entrée au vieux musée Académique de Genève au tout début du XIXe siècle (Michaelis 1985). Les figurations anthropomorphes que l’on voit se multiplier également vers la fin du siècle semblent, elles aussi, procéder d’une réponse à une demande ou, du moins, à un goût des acheteurs – tête sans corps (upuponpo, littéralement « une tête usagée »), écho troublant peut-être des exécutions capitales au bagne de Saint-Laurent-du-Maroni qui ont profondément marqué l’imaginaire des Kali’na voisins, ou personnages parés de peintures faciales et corporelles (Figure 7). Ces figurations ne sont pas investies d’une charge symbolique forte, ni associées à un quelconque rituel, elles n’apparaissent guère dans les collections plus anciennes et elles ne sont jamais relevées par les témoins des XVIIe et XVIIIe siècles lorsqu’ils décrivent la production des potières.

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15 Les potières fabriquent aussi à la même époque de petites figurines zoomorphes, composant un bestiaire d’inspiration naturaliste qui forme alors, comme aujourd’hui, une part importante de la production. Dans ce bestiaire, la figure de l’oiseau est centrale, présente sous des apparences diverses, évocation fruste ou figuration élégante qui amplifie dans la forme le mouvement des courbes engagé dans le dessin du décor peint (Figure 8). Ces pièces dont certaines comptent parmi les plus belles de l’art kali’na en cette fin du XIXe siècle, ne sont pas non plus associées à un espace du religieux ou du rituel ; et de ces oiseaux, dans lesquels les Kali’na voient aujourd’hui la figure d’un canard ou d’une sarcelle (kawi:li), un voyageur du début du siècle dira : « these duck vessels are frequently made because some of the first buyers expressed a preference for them » (Merwin 1917).

FIG. 4. (en haut à gauche) — Bouteille watalakan, Surinam, fin XIXe siècle. Leiden, Rijksmuseum voor Volkenkunde. Extrait de Kloos (1975). FIG. 5. (en haut à droite) — Bouteilles jumelées watalakan asemunusi, bas Maroni, vers 1905. Collection Fournereau, musée de la Céramique, Sèvres (dessin Rostain). FIG. 6. (au milieu à droite) — Modèle de chaussure européenne, bas Maroni, vers 1900. Musée de l’Homme, Paris, collection M. Guffroy (cliché Collomb). FIG. 7. (en bas à gauche) — Figurines ornées de peintures faciales et corporelles, Surinam, fin XIXe siècle. Leiden, Rijksmuseum voor Volkenkunde. Extrait de Kloos (1975). FIG. 8. (en bas à droite) — Oiseau, bas Maroni, vers 1900. Musée de l’Homme, Paris, collection M. Guffroy (cliché Collomb).

16 La collection que Maurice Guffroy, administrateur des Mines d’or de la Guyane néerlandaise, acquiert en 1900 sur le bas Maroni pour le musée d’Ethnographie du Trocadéro donne une image saisissante du travail réalisé alors par les potières des villages de l’Ouest de la Guyane et de la diversité de voies stylistiques suivies. Parmi les objets rassemblés, dont plusieurs semblent inspirés de modèles issus de la céramique européenne savante, il en est un qui réunit en lui les traits qui pourraient caractériser une bonne partie de la production des potières kali’na en cette fin du XIXe siècle : il

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s’agit d’une théière, un objet dont la forme et la fonction sont incongrues si on les réfère à la culture kali’na, mais aussi un objet de fort belle facture, attestant d’un réel savoir- faire technique et porteur d’un beau décor dans le registre le plus classique... (Figure 9). Le décor peint 17 Les formes de la céramique kali’na, communes à un grand nombre de peuples amazoniens ou produites en réponse à une demande européenne, paraissent – en l’état de nos connaissances – peu discriminantes pour définir ce qui serait un « style kali’na ». Les décors par incision, par modelage de la pièce ou par ajout d’une partie sont intéressants par les proximités qu’ils peuvent suggérer avec certains décors de pièces archéologiques, mais leur emploi reste rare sur les collections examinées, généralement limité à des interventions sur la lèvre des récipients, encoches ou becs, adjonctions de petits décors modelés, souvent des pointes associées deux par deux, placées sur le corps des bols, jattes ou jarres. Le décor peint, en revanche, semble le lieu d’une véritable spécificité, qui se maintiendra jusqu’à nos jours, en dépit des transformations de la production des potières. Le dessin kali’na le plus caractéristique met en œuvre un tracé fin curviligne et des motifs complexes, que les pièces les plus anciennes des collections examinées permettent de saisir à partir de la première moitié du XIXe siècle. Nullement figés en des règles formelles stériles, mais fortement structurés dans leurs principes, le vocabulaire décoratif et l’organisation des motifs se maintiendront pendant près de deux siècles avec une grande stabilité et souvent une grande qualité.

18 Les pots destinés à une utilisation domestique ordinaire, en particulier ceux utilisés pour la cuisson des aliments, ne sont pas décorés. À l’inverse, les potières ornent généralement les céramiques employées lors des grandes cérémonies de deuil, ainsi que les pièces que l’on fabrique pour être proposées à la vente à l’extérieur. Il y a plusieurs manières de décorer, qui se distinguent par les motifs utilisés, par la technique employée et par l’espace sur lequel ils vont s’inscrire. On s’attachera ici aux trois types qui nous semblent être les plus représentés dans le corpus examiné, renvoyant pour une description plus complète au travail du père Ahlbrinck (1931) et de Cornette (1992).

19 Un premier type de dessin est celui que l’on peint sur la partie externe des sapela et des palapi, ainsi que sur l’encolure des jarres à kasili, les samaku. Il est généralement composé de traits larges formant des courbes ou des crosses volontiers associées à des points (Figure 10). Le dessin de ces courbes est parfois d’une inspiration proche des tracés ornant l’intérieur des sapela, mais elles sont très simplifiées. D’autres motifs, exécutés selon la même technique, sont moins fréquemment réalisés, ou sont placés comme une frise accompagnant le décor principal, par exemple des losanges ou des triangles jointifs ponctués d’un point en leur milieu (Figure 11). Mais, au-delà de la diversité des dessins, la particularité de ce décor est d’abord de n’apparaître qu’à l’extérieur des objets associés à la préparation ou à la consommation du kasili ; il est tracé avec un pinceau large fait par exemple d’une bourre de coton fixée sur un bâton, avec du kumeti, un colorant brun extrait de l’écorce d’un arbuste du genre Myrcia (Grenand et Prévost 1994), sur un fond de tawa (kaolin blanc) ou de kawèyu, une terre de couleur orangée mêlée à du jus de manioc utilisé comme liant.

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FIG. 9. (en haut à gauche) — Théière, bas Maroni, vers 1900. Musée de l’Homme, Paris, collection M. Guffroy (cliché Collomb). FIG. 10. (en haut à droite) — Jarre à kasili (samaku), village Galibi, bas Maroni, vers 1970. Extrait de Kloos (1975). FIG.11 a et b. (en bas) — Sapela, vers 1980, village Galibi, bas Maroni. Collection particulière (clichés Collomb).

20 Un autre dessin réalisé au kumeti fait alterner en des motifs géométriques simples un trait épais et un trait fin ponctué de points (Figure 12). Ce dessin n’apparaît pas sur les sapela ou les samaku, mais il est parfois appliqué sur des pièces fabriquées pour la vente. À la différence du décor curviligne, ces motifs se déploient librement sur la surface de la poterie et ne s’inscrivent pas dans des panneaux. Enfin, la potière fait également un usage, limité, d’un motif simple, des traits entrecroisés formant losanges – invention picturale ou réminiscence peinte des décors incisés de la céramique archéologique (Figure 13).

21 Le dessin des motifs qui ornent ordinairement l’intérieur des bols à kasili et des jattes palapi, tout en courbes élégantes, forme un troisième type de décor, le plus représenté et le plus intéressant pour notre propos, celui sans doute qui permettrait le mieux de caractériser un « style kali’na » – tel qu’il s’est exprimé en un lieu et à un moment donné. Appliqué aujourd’hui aux céramiques et aux objets intervenant dans la cérémonie d’epekotono, mais aussi sur les corps des participants, il vient marquer l’espace symbolique du rituel (Figure 14). Moment majeur encore dans la vie sociale des villages kali’na, epekotono permet de clore une période de deuil familial ; il rassemble pendant plusieurs jours la parenté de la famille organisatrice, mais aussi une bonne partie des habitants des villages voisins, et des parents et amis venus parfois de loin. Dans l’ordonnancement de la cérémonie, la préparation et la consommation du kasili représentent des temps importants, au cours desquels on utilise une céramique finement travaillée et décorée, fabriquée à cette fin depuis des mois : les samaku, employés pour la cuisson et pour le stockage du kasili, les sapela, bols destinés à la consommation de cette boisson à une étape décisive de la célébration ; enfin les palapi,

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ces jattes qui contiennent les colliers et les autres parures que vont revêtir les endeuillés au matin de la cérémonie. Parmi ces objets, les sapela et les palapi sont sans doute parmi les plus belles pièces de la production céramique kali’na, qui portent les décors les plus fins et qui seront offertes en cadeau aux participants à la cérémonie que l’on veut honorer ou remercier (Figure 15).

FIG. 12. (en haut à gauche) — Décor intérieur d’un plat, bas Maroni, vers 1905. Collection Fournereau, musée de la Céramique, Sèvres (dessin tiré de Wack 1988). FIG. 13. (en haut à droite) — Bougeoir, bas Maroni, vers 1900. Musée de l’Homme, Paris, collection M. Guffroy (cliché Collomb). FIG. 14. (en bas à gauche) — Application des peintures corporelles pendant la préparation des cérémonies d’epekotono, 1997, Mana, Guyane française (cliché Collomb). FIG. 15. (en bas à droite) — Sapela, village Kuwasi, Mana, Guyane (dessins extraits de Delawarde 1966).

22 Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, ce décor sera de plus en plus fréquemment employé pour orner également l’extérieur des pièces fabriquées pour la vente. Son inscription sur la surface de la poterie obéit alors à un certain nombre de règles implicites de composition associant un engobe et des motifs réalisés au pinceau fin. Après que la poterie a subi un premier polissage, elle est totalement, ou le plus souvent partiellement, recouverte d’un engobe ; on emploie généralement à ce stade le kuli, une argile rouge que l’on trouve dans le sol en veines exploitables, ou que l’on extrait de l’argile grise à poterie dans laquelle elle apparaît parfois sous la forme de traces. Le kuli est utilisé dilué dans de l’eau et passé en deux couches avec un temps de séchage entre les deux. Lorsque la pièce est sèche, la potière procède à un nouveau polissage minutieux qui lui conférera un aspect de surface lustrée. Après la cuisson, elle passe du kumeti, sur les parties enduites de kuli pour en assombrir la couleur et leur donner un léger brillant car le kumeti est aussi un vernis. Les parties des poteries qui ne portent pas l’engobe de kuli peuvent alors être décorées. La potière utilise pour cela un pinceau fait d’une longue plume de l’oiseau agami (Psophia crepitans), ligaturée à une petite baguette. Elle l’emploie en le posant par applications successives sur la surface à

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décorer, technique qui permet un tracé régulier du trait et l’exécution de courbes (Figure 16). Les motifs sont généralement dessinés avec le colorant extrait de la liane kalawilu (Arrabidea chica), d’une couleur rouge sombre, ou parfois peut-être de tapulupo (Genipa americana L. ; voir Grenand et Prévost 1994). Lorsque ces décors sont appliqués à l’intérieur d’un récipient destiné à recevoir un liquide, par exemple de la bière de manioc, ils sont protégés par l’application d’un vernis végétal formé de la résine de l’arbre simili (Hymenea courbaril) : le pain de résine frotté sur la surface chaude d’un sapela que l’on a exposé au feu, fond et dépose une pellicule de vernis qui durcit en refroidissant, d’une épaisseur plus ou moins régulière selon l’habileté de la potière.

23 Assez rarement, et plutôt sur des pièces anciennes, l’engobe recouvre l’ensemble de la surface, mais le caractère exceptionnel de ce type de décor élémentaire laisse penser qu’il ne répond pas aux canons esthétiques partagés par les potières kali’na. Habituellement le kuli, appliqué en un trait large ou en aplat, puis recouvert de kumeti, vient souligner l’architecture de la forme : lèvre et base, zones de rupture entre les différentes parties de l’objet, changements dans le profil, liaison d’une anse, départ du goulot, etc. ; le trait de kuli devient alors lui-même un élément de décor simple. Une partie de la surface de la poterie est ainsi laissée en réserve (généralement sur le corps de l’objet), formant des panneaux qui peuvent rester sans décor intérieur ou recevoir les motifs curvilignes classiques ; ceux-ci sont appliqués à l’intérieur des panneaux à partir d’un premier trait fin noir qui borde le kuli, délimitant véritablement l’espace à orner et servant de point d’appui et de départ au dessin (Figure 17).

24 Ce dessin classique kali’na se donne difficilement à comprendre à travers une analyse qui chercherait à en décomposer les éléments en unités élémentaires. On peut, en revanche, en saisir plus aisément les logiques en s’efforçant de lire sa construction à partir d’un motif simple qui en constitue la matrice à partir de laquelle, selon l’expression d’une potière, « on remplit » la surface à décorer. Le dessin se construit donc à partir d’un trait premier qui pose le motif, amplifié par une suite de parallèles qui se déploient à l’intérieur du panneau (Figure 18). Le lexique décoratif qu’utilisent les potières est étendu : une partie peut être propre à un atelier, transmise de mère en fille, mais le plus grand nombre est partagé par la plupart des femmes connaissant le travail de la poterie et l’art du trait ; parfois aussi, le motif peut naître de l’invention individuelle, de l’observation de la nature ou d’une révélation faite à la potière lors d’un rêve, qui en est alors pour un temps la seule dépositaire. La plupart des dessins sont reconnus aujourd’hui à travers un système de dénominations qui renvoie à un lexique naturaliste (Ahlbrinck 1931). Mais l’importance que revêt encore cet art du dessin dans le rituel d’epekotono, ou encore l’affleurement – rare de nos jours – de récits mythiques associant tel ou tel motif à des connaissances cosmogoniques ou astronomiques, laisse deviner que derrière cet art s’organisait vraisemblablement un riche univers de correspondances symboliques, aujourd’hui oublié de la majorité des potières (Magaña 1988 ; Vredenberg 2002). Un « style kali’na » ? 25 De l’étude du corpus se dégagent donc deux caractères qui semblent permettre d’avancer un peu dans la définition d’un « style céramique kali’na », en le considérant dans son évolution historique – pour autant que cette histoire nous soit accessible, c’est-à-dire sur un peu plus d’un siècle et demi – et dans son extension culturelle et spatiale. Du sapela à l’« art d’aéroport »

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26 Le premier serait le développement remarquable de la production des potières à partir du milieu du XIXe siècle, en réponse à l’ouverture d’un marché au cœur du « pays kali’na » oriental, et la diversification des formes qu’il a entraînée – processus proche de celui qu’a étudié Myers (2002) chez les Shipibo dans un contexte historique comparable. Mais ce phénomène représente une nouveauté toute relative dans la pratique des potières. Il s’inscrit dans des stratégies déjà anciennes, intégrées de longue date aux rapports de traite entre Amérindiens et Européens. Ce qui semble donc remarquable en cette fin du XIXe siècle, c’est moins l’existence de cette production que son accroissement – difficilement quantifiable toutefois – et surtout le changement du registre des formes que produisent les potières : celles-ci ont pris acte de la nature de la demande qui leur est adressée, et elles sont aussi devenues plus sensibles à ces modèles savants issus de l’Europe que le petit monde colonial met sous ses yeux.

FIG. 16. (en haut) — Décoration d’un sapela, Lelydorp, Surinam, vers 1920. Extrait de W. E. Ahlbrinck (1931). FIG. 17. (en bas à gauche) — Plateau, bas Maroni, vers 1900. Musée de l’Homme, Paris, collection M. Guffroy (cliché Collomb). FIG. 18. (en bas à droite) — Panse supérieure de jarre peinte de lignes noires et de bandes rouges (en hachuré), après 1918. Musée Franconie, Cayenne (dessin Rostain).

27 Si l’art des potières kali’na a connu des transformations notables au cours des dernières décennies du XIXe siècle, il ne changera que peu dans la première moitié du XXe siècle. Depuis les années 1950, en revanche, une nouvelle évolution s’est dessinée, comme une conséquence des changements économiques, sociaux, culturels qu’ont entraînés la départementalisation de la Guyane et l’attribution de la citoyenneté française aux Amérindiens dans une perspective d’assimilation. Pour les populations kali’na, établies sur le littoral urbanisé, l’entrée dans la France s’est marquée par l’accès progressif au salariat et aux revenus sociaux, par le rassemblement des familles installées jusque-là sur les rives des fleuves en de gros villages à proximité des bourgs créoles, mais aussi

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par la scolarisation généralisée des enfants dans le cadre d’internats gérés par le clergé catholique (Collomb 1997). Dans ces écoles, les sœurs enseignaient aux jeunes filles kali’na les rudiments des arts ménagers à l’européenne et pensaient leur donner une certaine autonomie économique en développant ou tentant de faire évoluer les pratiques « artisanales » traditionnelles. C’est dans ce contexte que se sont progressivement imposés les motifs floraux, totalement étrangers au vocabulaire décoratif classique, mais qui allaient devenir un élément central du décor céramique kali’na actuel (Figure 19), comme se sont imposées aussi les techniques de perlage à motif ou la confection de fleurs artificielles faites de plumes d’oiseaux... Plus récemment, les transformations économiques de la Guyane allaient produire l’arrivée d’une population européenne plus nombreuse, provoquer des flux touristiques et une demande d’« artisanat », conduisant parfois à la production de ce que l’on a pu qualifier ailleurs « d’art d’aéroport » ou suscitant au contraire chez les plus jeunes potières l’invention de nouvelles manières de penser et de produire aujourd’hui la « céramique kali’na » (Figures 20 et 21). Mais, dans le même temps, des sapela finement ornés continuent d’être fabriqués, parfois par les mêmes potières, à la demande des familles préparant epekotono, avec le soin qu’exige la place de l’objet dans le déroulement rituel. Un espace de contacts et d’échanges 28 Un autre caractère pertinent pour définir un « style céramique kali’na » est sans doute l’existence d’un type de décor très spécifique, celui-là même qu’un observateur du début du XIXe siècle admirait sur le corps des femmes orné pour paraître au bourg : « Lorsqu’elles viennent au bourg [de Sinnamary], la cruche aux couleurs et la brosse de coton sont tirées de la pirogue tout en débarquant. Elles prennent tour à tour le pinceau, et se rendent le service réciproque de se colorer de rocou [...]. Sur ce fond rouge, on dessine avec une couleur brune des figures au trait. On voit dans leur irrégularité une sorte de symétrie, et cet assemblage de spirales, de losanges, de serpents, d’oiseaux, de feuilles, rappelle malgré sa grossièreté, les dessins arabesques » 13. Ce dessin curviligne kali’na se différencie nettement des pratiques décoratives de la plupart des populations amérindiennes contemporaines dans la région des Guyanes, qui privilégient, dans l’ornementation de la céramique comme dans la peinture corporelle, le tracé droit et l’angle plutôt que la courbe et qui mobilisent un vocabulaire décoratif plus rigide, proche de celui de la vannerie (Roth 1924 ; Vidal 1992).

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FIG. 19. (en haut) — Production contemporaine destinée à la vente, village Bellevue, Guyane française (cliché Collomb). FIG. 20. (en bas à gauche) — Vase, atelier Mme Maipo, Awala-Yalimapo, Guyane française (cliché Collomb). FIG. 21. (en bas à droite) — Jarre à eau (tukuali), atelier Agnès Lieutenant, Mana, Guyane française (cliché Collomb).

29 L’examen des céramiques conservées dans les musées permet d’établir que ce décor n’est pas connu dans toute la région que l’on peut définir comme la zone d’extension historique de la culture kali’na. Le foyer de ce décor semble être en effet la région qui s’étend de part et d’autre du fleuve Maroni, entre les rivières Sinnamary et Suriname (voir Carte), d’où proviennent l’ensemble des pièces comportant ces dessins pour lesquelles nous disposons d’une information d’origine fiable. Au-delà, vers l’ouest14, les choix esthétiques des Kali’na du centre du Surinam et surtout du Guyana relèvent d’une autre tradition, et l’emploi de ce décor disparaît pour laisser place à des motifs plus simples, qui traitent les courbes d’une manière assez différente, comme sur les poteries conservées au musée d’Halifax (UK) que Roth a collectées chez les Caribes des villages de la rivière Pomeroon en Guyane britannique (Figure 22). Le dessin curviligne peut être aussi complètement délaissé au profit de dessins dans lesquels on retrouve l’un des motifs qu’utilisent les potières du Maroni et qui associe lignes et points alternés : ce sont ces motifs que l’on voit sur les objets provenant des Amérindiens « Charibee » de Guyane britannique ; objets que le capitaine Marsh donne en 1873 au musée de Bristol (Figures 23 et 24) et peut-être que Hamy remarque en visitant le pavillon de la Guyane britannique à l’Exposition de 1887 à Londres : « sauf le décor des vases en terre cuite, composé de points et de lignes, écrit-il, tout cela rappelle à s’y méprendre le mobilier des Kalinas de Suriname ou des Galibis de notre Guyane française » (Hamy 1887, p. 50). Sur aucun des objets connus provenant de ces marches occidentales du « pays kali’na » n’apparaissent les élégantes courbes que réalisent les potières du Maroni.

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30 Mais la spécificité d’une culture kali’na orientale par rapport à une culture plus occidentale n’a rien pour surprendre si on la relie à ce que nous connaissons de l’histoire des Kali’na pendant les cinq derniers siècles, qui a progressivement formé cette bi-polarité. Alors que les populations amérindiennes de l’intérieur des Guyanes avaient réagi à l’intrusion européenne en se réfugiant dans l’isolement et dans une attitude indifférente ou hostile (Grenand 1982), les peuples littoraux avaient cherché à occuper une place dans les échanges de traite et avaient pris part aux luttes entre les puissances coloniales. Le peuplement s’est rapidement modifié dans le contexte de cette première phase de la colonisation, selon les logiques politiques et sociales indigènes : déplacements des familles et des villages, souvent sur de longues distances ; absorption des groupes numériquement faibles par les groupes dominants ; alliances et renversements d’alliances qui bouleversent et transgressent largement les frontières linguistiques (Grenand et Grenand 1987 ; Whitehead 1992). Cette recomposition des espaces sociaux et politiques indigènes a entraîné la formation de groupes dont l’histoire et l’inscription territoriale deviendront, dans une large mesure, indissociables des formes de l’expansion européenne dans cette région.

31 Lorsque se sont établis les premiers contacts pour la traite sur la « Côte sauvage », au cours du XVIe siècle, les Kali’na (les « Galibis ») formaient une population nombreuse, installée en plusieurs groupes dans un vaste espace qu’ils partageaient avec d’autres peuples, depuis la région où sera fondée Cayenne jusqu’au cours moyen de l’Orénoque. Cette présence n’était certes pas exclusive, mais les Kali’na occupaient une place importante dans les réseaux politiques et économiques indigènes qui irriguaient les Guyanes, du bas Amazone au moyen Orénoque (Dreyfus 1992). Dès le XVIIe siècle, les Kali’na entretenaient avec les Européens des rapports réguliers – en dépit de la chute démographique considérable qui les touche comme l’ensemble des populations amérindiennes – et représentaient alors entre Cayenne et Paramaribo la population la plus importante, dont la langue a donné naissance à un pidgin de traite employé sur la plus grande partie de la côte.

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FIG. 22. (en haut à gauche) — « Carib gobelet, Pomeroon river, decorated with pot-hook (scorpion) pattern », extrait de Roth (1915, p. 289). FIG. 23. (en haut à droite) — Bouteille watalakan, « Charibee Indians », Guyane britannique, vers 1825. Bristol City Museum, UK (cliché Sue Giles). FIG. 24. (en bas) — Assiette, « Charibee Indians », Guyane britannique, vers 1825. Bristol City Museum, UK (cliché Sue Giles).

32 C’est sans doute à partir de cette époque, dans une relative proximité avec le monde colonial, que l’on peut avec quelque sens identifier des frontières culturelles et un sentiment « ethnique » propres aux Kali’na orientaux, renforcés du regard que portent désormais sur les « Galibis » les colons et les administrateurs de la colonie française. Cette « ethnicité » inscrite dans un espace colonial se lit alors dans le système de dénomination par lequel les Kali’na de Guyane se désignent eux-mêmes et désignent les « autres » proches : le terme Kali’na tilewuyu qui s’applique aux Kali’na de Guyane française et de la bordure orientale du Surinam s’oppose explicitement au terme Kali’na milato qui désigne les Kali’na métissés avec des Noirs Marrons établis dans les régions du Centre et de l’Ouest du Surinam (Collomb 2001). Cette partition, maintenue jusqu’à nos jours, rend compte de l’histoire propre des groupes présents sur le territoire des colonies hollandaise et française à partir de la fin du XVIIe siècle : isolement relatif des Kali’na de l’est, auxquels les rivalités coloniales rendaient plus difficiles le maintien des liens avec les groupes de l’Ouest du Surinam et du Guyana, et qui avaient subi l’attirance des centres missionnaires jésuites de Guyane au cours du XVIIIe siècle ; effets du système esclavagiste qui va susciter au Surinam la formation en forêt des populations de Noirs Marrons, dont la présence va induire des formes de métissage avec les populations kali’na des régions du Centre et de l’Ouest du pays. La double polarité de la culture kali’na se manifeste encore aujourd’hui par l’existence de deux formes dialectales de la langue (Hoff 1968) et par la spécificité d’un certain nombre de

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traits culturels ; elle s’inscrit également dans le vocabulaire décoratif de la céramique et des peintures corporelles.

33 Les données ethnographiques et historiques disponibles semblent encore insuffisantes pour éclairer les processus qui ont amené à l’appropriation de ce décor par les Kali’na orientaux – élaboration propre ou emprunt, débat classique autour des hypothèses diffusionnistes. Mais un fait s’impose à l’observation, la proximité de ce graphisme (Figure 25) avec ce que nous connaissons des grands styles peints ou incisés (Figure 26) qui se rattachent à la tradition polychrome du bas Amazone. Ce constat donne du poids à l’hypothèse formulée initialement par Wack (1988) d’une influence de cette tradition polychrome sur le décor céramique kali’na, notamment à travers la rencontre – dans les missions jésuites de Kourou, mais aussi antérieurement – avec les groupes amérindiens fuyant la pression portugaise vers l’Amapá.

34 Parmi ces groupes, on distingue les Aruã, un des peuples arawak de la rive gauche de l’Amazone et de l’Amapá (Grenand et Grenand 1987), dont Meggers et Evans (1957) font les derniers dépositaires historiques de la tradition céramique Aristé (Figure 27). Leur présence en nombre à Cayenne est mentionnée vers 1686 par le père Jean de La Mousse : « Quatre cents de ces Indiens, de la nation des Arouas, ont quitté les terres qu’ils occupaient près de Portugais pour venir s’établir à Cayenne près de notre habitation de Loyola, plusieurs sont chrétiens [...] Il y a toute apparence que quantité d’autres Indiens de cette nation, ou d’autres voisines des Portugais, quitteront aussi leur pays pour venir demeurer près de nous, quand particulièrement ils auront appris le bon traitement qu’on leur fait »15. Présents dans la colonie, ils commercent traditionnellement avec les Kali’na : « ils ont dans leur pays ces coquillages enfilés et arrondis, appelés okayes, et les tahouraia, pierres vertes qui sont les plus riches parures des Galibis. C’est pourquoi ils vont chez eux les troquer pour des haches, des couteaux, qui leur sont donnés par les Français pour les services qu’ils tirent d’eux »16. Les Aruã formeront, au début du siècle suivant, après les Kali’na, une des plus importantes composantes de la mission de Kourou créée par le Père Lombard. Plus généralement, ainsi que l’ont suggéré Grenand et Grenand (1987), les contacts guerriers, suivis de phases de trêves favorisant les échanges culturels, que les Kali’na entretenaient avec les différents groupes installés dans l’Amapá, ont vraisemblablement multiplié les possibilités d’emprunt ou d’échange stylistiques, notamment à travers les captures de femmes, porteuses de leur propre tradition céramique et picturale.

35 La diversité du décor des poteries kali’na composant le corpus étudié trouverait ainsi un commencement d’explication. À une tradition orientale du dessin curviligne au trait fin, inscrit dans un panneau et construit sur le principe de l’amplification d’un motif initial, s’opposerait et se mêlerait un autre choix esthétique, fondé sur l’emploi du trait large et du point, dont on peut suivre l’extension chez les Kali’na occidentaux en direction de la Guyane britannique, alors que le décor curviligne semble en revanche s’évanouir. La rencontre de ces deux « styles » serait alors à interpréter comme un avatar moderne des influences croisées que relèvent les archéologues dans cette portion du littoral guyanais, zone de convergence et de fusion entre les cultures de l’Ouest et du Sud des Guyanes (Arauquinoïde, Koriabo) et les cultures plus orientales (Aruã, Aristé tardif), porteuses de la tradition polychrome du bas Amazone dont Rostain (1994b) a reconnu l’influence sur le style céramique Thémire (Figure 28).

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FIG. 25. (en haut à gauche) — Motif kariaku wokunamapo (« cerf agenouillé »). Extrait de W. E. Ahlbrinck (1931). FIG. 26. (en haut à droite) — Bords de céramiques incisés, grotte Moustique, bas Oyapock, Guyane française, culture Aristé moyen (Rostain 1994b, fig. 89). FIG. 27. (au milieu) — Plat creux funéraire à décor polychrome rouge, noir et blanc, puits funéraire de Monte Curù, Amapá, Brésil, culture Aristé récent (dessin Rostain). FIG. 28. (en bas) — Urne funéraire anthropomorphe à décor polychrome rouge, noir et blanc, grotte de Trou Biche, bas Oyapock, Guyane française, culture Aristé récent (1000-1750 apr. J.-C.), (Rostain 1994b, fig. 95).

36 Si l’on peut, à propos de la céramique kali’na, parler de « style ethnique », c’est donc moins comme l’expression d’une « ethnicité » qui serait close sur le groupe et repérable dans ses limites, que comme l’expression des interactions et des influences que ce groupe a connues avant et après l’arrivée des Européens. L’art de la céramique kali’na des XIXe et XXe siècles est certes héritier de la longue tradition de la poterie du Nord-Est amazonien, mais il est aussi issu d’une histoire qui a mis en relation les villages amérindiens et les populations que l’aventure coloniale a amenées en Guyane, et qui l’a conduit vers une évolution assez différente de celle des autres peuples amérindiens – notamment ceux qui, établis dans les forêts du Sud, n’ont guère subi directement le poids de la présence coloniale au cours de la même période. Loin de provoquer une perte de savoir-faire, cette histoire liée au fait colonial a au contraire formé un formidable espace d’invention, d’adaptation, d’emprunt qui a permis à cette production de se développer comme ce que l’on peut aujourd’hui considérer comme un « art ethnique », propre à ce rameau du peuple kali’na placé par l’histoire à la frontière des colonies française et hollandaise.

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NOTES

1. L’existence d’aménagements, tels que les systèmes de champs surélevés par exemple, suggère en effet un peuplement important et une organisation sociale centralisée et hiérarchisée, qui contrastent avec la faiblesse démographique et le morcellement ethnique et politique que révèle la lecture des premiers voyageurs (Rostain 1994b). 2. Le travail mené dans les collections des musées français et hollandais a été conduit, pour une part, en collaboration avec M. C. de Tricornot, chargée des collections américaines au musée national de Céramique de Sèvres. 3. Voir Vassalo 1993 ; Ignace 1997 ; Collomb et Taladoire 2001. 4. Devenu ensuite le musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO). 5. Cet emploi d’un dégraissant végétal ne semble pas en lui-même un caractère fortement discriminant, son emploi est très répandu dans toute l’Amazonie (connu génériquement sous le nom de « cariapé ») ; d’autre part la description de Jean de La Mousse semble suggérer que l’on pouvait utiliser également comme dégraissant la chamotte. 6. Relation du second voyage du Père Jean de La Mousse chez les Indiens de la rivière Sinnamari, l’an 1684, manuscrit conservé à la Bibliothèque municipale de la Part-Dieu à Lyon (manuscrit n° 813). Le texte complet des Relations des missions du père de La Mousse en Guyane est en cours d’édition aux Éditions Chandeigne (collection Magellane). 7. C’est l’étude entreprise par Claude Coutet dans la thèse qu’elle a engagée dans le cadre de sa participation à l’ACR. 8. « Tous ceux de leurs vases qu’ils ne destinent pas à aller au feu, ne sont autre chose que des calebasses creusées de différentes grandeurs, et quelquefois travaillées avec assez de recherches » (Vicomte de Galard-Terraube, Tableau de Cayenne ou de la Guyane française, contenant des renseignements exacts sur son climat, ses productions, les naturels du pays… et des observations nautiques, Tilliard, Paris, an VII [1799], p. 81). 9. Voir une illustration de cette diversité dans la difficulté que rencontre Alain Cornette (1992) pour établir une typologie des formes de la céramique kali’na. 10. La désignation « Galibi » est à peu près exclusive dans les écrits coloniaux et a été utilisée jusqu’à une date récente comme auto-désignation dans leurs rapports à l’extérieur par ceux qui se nomment eux-mêmes Kali’na. Le terme « Galibi », qui apparaît assez tôt dans les textes français, est vraisemblablement une corruption du « Charibes » ou « Charibee » des locuteurs anglais du xvie siècle. Voir à ce sujet Whitehead (1997). 11. Voir Collomb, 2001, « Sur la Guyane de Louis Boussenard : ethnographie et littérature populaire », Le Rocambole. Revue des littératures populaires, 16, pp. 121-131. 12. Si la bouteille à goulot étroit est classique dans la céramique précolombienne andine, l’examen de la littérature archéologique sur les Guyanes montre qu’elle est beaucoup plus rare dans cette région (Meggers et Evans 1957 ; Evans et Meggers 1960 ; Rostain 1994b ; Vacher et al. 1998). 13. Barbé-Marbois, François, marquis de, Journal d’un déporté non jugé, ou, Déportation en violation des lois, décrétée le 18 fructidor an v (4 septembre 1797), t. 1, pp. 186-187.

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14. Vers l’est, où l’on se trouve hors d’une zone « caribe » qui n’a guère dépassé à l’époque historique les abords de l’Approuague, ce type de décor n’apparaît pas, à la période moderne, dans la céramique palikur (Nimuendaju 1925). 15. Extraits de quelques lettres du R. P. Jean de La Mousse, missionnaire de l’Amérique méridionale, écrites de Cayenne en l’an 1687, manuscrit de la Bibliothèque municipale de la Part-Dieu à Lyon (manuscrit n° 813). 16. Continuation du journal du père Jean de La Mousse, de la Magdeleine de Tullery à la côte de la Terre Ferme de l’Amérique, à quinze lieues de Cayenne, depuis le premier janvier 1691 jusqu’au 10 juin suivant, manuscrit de la Bibliothèque municipale de la Part-Dieu à Lyon (manuscrit n° 813)

RÉSUMÉS

Réflexions sur un « style ethnique » : la céramique kali’na du littoral oriental des Guyanes. Dans quelle mesure la caractérisation de styles céramiques permet-elle d’établir une continuité entre les cultures archéologiques les plus proches du Contact et les peuples actuels sur le littoral oriental des Guyanes ? En partant de l’étude d’un corpus de poteries produites par les Kali’na, qui représentent la population amérindienne aujourd’hui la plus importante dans cette zone, cet article esquisse des éléments de réponse à la question du « style ethnique » que posent, chacune à sa manière, l’archéologie et l’ethnologie : si l’on peut, à propos de cette céramique kali’na, parler d’un « style ethnique », c’est moins comme l’expression d’une ethnicité fermée sur ses limites que comme le fruit des interactions et des influences que ce groupe a connues avant et après l’arrivée des Européens.

Reflexions about « ethnic style »: Kali’na pottery from the Eastern coast of the Guyanas. Can ceramic styles characterization make it possible to establish a continuity between the archaeological cultures closest to the Contact and the current people on the Eastern coast of the Guyanas? On the basis of a study of potteries made by the Kali’na, which represent today the most significant native population in this zone, this article outlines a brief reply to the question of the « ethnic style ». One can recognize an « ethnic style » through the kali’na potteries ; yet it is less an expression of a closed ethnicity than a result of the interactions and the influences that this group knew before and after the European arrival.

Reflexiones en torno al concepto de « estilo étnico »: la cerámica kali’na de la costa oriental de las Guyanas. ¿Permite la caracterización de estilos cerámicos aseverar una continuidad entre las culturas arqueológicas más cercanas al Contacto y las poblaciones indígenas actuales en la costa oriental de las Guyanas? Partiendo del estudio de una serie de cerámicas producidas por los kali’nas, los cuales representan hoy en día el grupo indígena más numeroso de la región, este artículo esboza una respuesta al problema de los « estilos étnicos » que plantea tanto la arqueología como la etnología, aunque cada una a su manera. Si se puede hablar de « estilo étnico » a propósito de las cerámicas kali’nas, esta expresión no remite a una etnicidad encerrada en sí misma ; más bien es el resultado de las influencias e interacciones de dicho grupo con otros, antes y después de la llegada de los europeos.

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INDEX

Palabras claves : cerámica, estilo étnico Mots-clés : céramique, style ethnique Index géographique : Kali’na, Guyane, Guyanes Keywords : ceramics, ethnic style Thèmes : Ethnologie, Iconographie

AUTEUR

GÉRARD COLLOMB

Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (LAIOS, CNRS) / Équipe de recherche en ethnologie amérindienne (EREA, CNRS)

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Notes de recherche

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Notes de recherche

Varia

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L’histoire de l’expansion inca. Perspective critique et esquisse d’une proposition substitutive

Laurent Segalini

Le modèle de John Rowe

1 En 1945 paraissait dans la revue American Antiquity un article intitulé « Absolute chronology in the Andean area ». Dans ce travail fondateur, l’archéologue nord- américain John H. Rowe avait pour ambition de « transformer les datations relatives » des phases de l’empire inca, fondées sur une séquence céramique qu’il avait mise en évidence en 1944, « en datations absolues » (Rowe 1945, p. 265). Partisan d’une approche scientifique nouvelle, libérée des querelles d’écoles et s’appuyant sur le modèle d’analyse objective d’une collection archéologique, Rowe proposait d’aborder l’ensemble des chroniques espagnoles des XVIe et XVIIe siècles comme un corpus d’objets considérés à égalité, à passer au crible d’une analyse rigoureuse afin d’en extraire une reconstitution scientifique de l’expansion inca.

2 Remarquant que la majorité des chroniqueurs, y compris les plus anciens et les plus fiables (Betanzos, Cieza, Polo...), présente l’expansion inca comme rapide et tardive, Rowe se tourne vers ce corpus majoritaire et se concentre sur le texte de Cabello de Balboa (1951 [1586]), qui donne une chronologie précise des grandes étapes de l’histoire inca, du premier souverain Manco Capac jusqu’à l’arrivée des Espagnols. Il constate que cette chronologie devient nettement plus vraisemblable à partir du règne de Viracocha Inca (huitième Inca), ce qui le conduit à classer comme mythique la période antérieure et à accepter, en revanche, sans condition l’histoire qui suit. À partir de ces observations, Rowe dresse une carte de l’expansion inca, puis il articule la séquence céramique Killke-Inca Impérial, qu’il avait établie en 1944, à la chronologie absolue proposée par Cabello.

3 Premier archéologue à s’intéresser réellement au problème de l’expansion inca, Rowe, par l’apparente rigueur de la démonstration, par sa démarche inédite, a rencontré un succès considérable qui ne s’est pas démenti pendant plusieurs décennies, en particulier au sein de la communauté archéologique. En effet, au-delà même de l’attrait

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exercé par la solidité de sa théorie, Rowe proposait par anticipation des réponses aux problèmes archéologiques qui allaient surgir par la suite. À savoir, d’abord l’impossibilité de mettre en place une chronologie fine à partir d’une séquence céramique constituée de deux phases seulement, caractérisées par deux styles standardisés qu’il avait lui-même établis et qui ne permettaient pas la mise en place d’une chronologie fine ; d’autre part, la faible stratification de la plupart des sites incas qui empêche le plus souvent toute mise en perspective des sites les uns par rapport aux autres ; enfin, la difficile application des datations radiocarbones – dont le fondement scientifique fut mis en place cinq ans après l’article de Rowe : les dates obtenues offrent en effet des écarts-types qui recouvrent fréquemment toute la période Inca impériale (Stehberg 1995), telle que définie par Rowe lui-même. L’application stricte du modèle de Rowe permettait d’esquiver le problème.

4 Un cri d’alarme fut lancé par Hyslop qui constatait que « les dates (celles de Rowe 1945) ont été utilisées dogmatiquement par des dizaines d’universitaires dans la dernière génération » (Hyslop 1990, p. 25). Depuis lors, la multiplication de datations 14C qui mettent à mal la théorie de Rowe (Bauer 1992 ; Stehberg 1995 ; D’Altroy, Lorandi et al. 2000) impose l’émancipation de la communauté archéologique par rapport au modèle de Rowe et contraint à repenser sérieusement la chronologie de l’empire inca et, plus spécifiquement, la question de l’histoire de son expansion. Les dates attribuées par Rowe aux conquêtes des différentes régions du Tawantinsuyu sont régulièrement infirmées par ces analyses radiocarbone, qui donnent l’image d’une expansion plus ancienne et suivant un ordre nettement différent. Le problème pour les archéologues d’aujourd’hui est d’accepter ses dates et non plus de les attribuer systématiquement à des erreurs métriques ou à une perturbation des sols, etc. Pistes pour un modèle de substitution 5 Dans un contexte où les assises du discours et de la recherche sur l’expansion inca semblent se dérober lentement, une solution pourrait être cherchée dans le renouvellement du regard relatif aux histoires de cette expansion. Celles-ci devraient être étudiées comme des discours signifiants, possédant une logique propre, effective ou non ; une analyse qui serait à développer en parallèle avec des travaux archéologiques menés de manière indépendante et prenant pour objet la réalité concrète.

6 Une telle approche pourrait se nourrir avec profit des perspectives structurales développées depuis plus d’une trentaine d’années, entre autres par Zuidema et par Duviols, et qui posent notamment la question de l’histoire inca entendue comme une mytho-histoire, faisant sens structurellement, et ne devant pas « être confondue avec la conception linéaire occidentale de l’histoire, imposée par les Espagnols [...] » (Zuidema 1982, pp. 173-174). Ces perspectives, pour fructueuses qu’elles aient pu être dans l’analyse d’un certain nombre d’épisodes de l’histoire inca, n’ont cependant jamais été appliquées à l’étude de l’expansion de l’empire, toujours considérée sous l’angle historique « classique ».

7 Pour contribuer à l’émergence de cette nouvelle approche, nous présenterons brièvement ici le résultat d’une observation effectuée sur les données rapportées par deux chroniqueurs, qui disposent d’un statut spécifique au sein du corpus historique classique, et dont les ouvrages comptent parmi les sources d’informations les plus riches sur le monde inca. Il s’agit de l’Inca Garcilaso de la Vega pour son texte intitulé Comentarios Reales et de Felipe Guaman Poma de Ayala pour La Nueva Coronica y Buen

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Govierno. Tous deux sont d’origine indigène, contrairement à la majorité des autres chroniqueurs, et ils sont également liés par le sang à la noblesse inca. Inca Garcilaso de la Vega est un métis, fils d’un capitaine espagnol et de Chimpu Ocllo, petite-fille de Tupac Yupanqui, le dixième Inca, nièce de Huayna Capac, le onzième, et cousine de Huascar et d’Atahuallpa. Bien qu’ayant reçu dans sa jeunesse une éducation à l’espagnole qui fit de lui un lettré, il passe les premières années de sa vie au sein de la famille de sa mère où, dit-il, il apprend de son oncle l’histoire inca (Garcilaso 1982). Guaman Poma, quant à lui, descend, par son père, des anciens rois de Yarovillca (région de Huanuco) et, par sa mère, de Tupac Yupanqui (Guaman Poma 1989). Dépossédé de ses biens par un curaca « collaborateur » des Espagnols, il erre d’une ville à l’autre, survivant grâce à sa connaissance des deux langues, ce qui lui permet de faire office d’interprète. C’est au cours de cette errance qu’il collecte des données historiques et mythiques, qui viennent s’ajouter à ses propres connaissances. Tous deux, au-delà de l’intérêt de leur origine et de leur généalogie, ont l’avantage de donner précisément et, pour chaque Inca, la liste des territoires conquis. Le sens de l’expansion inca selon Garcilaso et Guaman Poma 8 Nous le savons, les Incas raisonnaient géographiquement en termes de suyu, c’est-à- dire selon une division en quartiers de l’empire, répondant à la division de Cuzco en quartiers de mêmes noms : les populations et les lieux étaient classés d’après le quartier de l’empire où ils se situaient (Hyslop 1984, p. XIII) et le nom même de l’empire (identifié au monde) reflétait ce découpage spécifique de l’espace, puisque Tawantinsuyu signifie « les quatre quartiers réunis ». Les conquêtes suivirent cette logique : les routes qui structuraient les quartiers et qui en portaient les noms constituaient les axes de conquête qui menaient aux populations (Hyslop, op. cit. ; Garcilaso 1982). En conséquence, plutôt que de tenter de décrire l’expansion en termes de populations ou de localités, nous nous proposons de partir des concepts géographiques proprement incas pour en déterminer le mouvement. Cette solution a des justifications autant logiques que pratiques puisque les listes de toponymes, notamment celles de Garcilaso, incluent des localités dont on ne connaît plus l’emplacement précis, mais pour lesquelles on dispose d’informations concernant leur appartenance à un suyu ou leur disposition le long de l’une des quatre routes qui structurent ces derniers.

Incas Suyu de conquêtes selon Garcilaso Selon Guaman Poma

Manco Capac Cuzco Cuzco

Sinchi Roca Collasuyu Collasuyu

Lloque Yupanqui Collasuyu Chinchaysuyu

Mayta Capac Collasuyu, Cuntisuyu Collasuyu

Capac Yupanqui Cuntisuyu, Collasuyu Collasuyu

Inca Roca Chinchaysuyu, Antisuyu, Collasuyu Antisuyu

Yahuar Huacac Collasuyu (indirectement) Cuntisuyu

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Viracocha Inca Chinchaysuyu Chinchaysuyu

Pachacuti Inca Chinchaysuyu Collasuyu, Chinchaysuyu

Tupac Yupanqui Chinchaysuyu Chinchaysuyu

Huayna Capac Chinchaysuyu Chinchaysuyu

Données respectives de Garcilaso et Guaman Poma sur l’expansion inca.

9 On constate que, chez Garcilaso, à l’exception de Manco Capac qui aurait conquis la zone périphérique autour de Cuzco dans les quatre directions, les Incas suivants jusqu’à Capac Yupanqui auraient étendu le domaine impérial exclusivement dans le Collasuyu (sud-est) et le Cuntisuyu (sud-ouest). Les Incas postérieurs, d’Inca Roca à Huayna Capac, se seraient essentiellement tournés vers le Chinchaysuyu (nord-ouest) et l’Antisuyu (nord-est), à l’exception d’Inca Roca qui pousse vers le Collasuyu et de Yahuar Huacac qui, tout en restant à Cuzco, envoie conquérir dans le Collasuyu.

10 On retrouve en partie la même structuration spatiale de l’expansion chez Guaman Poma : Manco Capac conquiert l’espace correspondant au territoire de Cuzco mais rien au-delà, tandis que ses successeurs, jusqu’à Capac Yupanqui, conquièrent essentiellement dans le Collasuyu. Les Incas suivants, eux, effectuent leurs conquêtes dans l’Antisuyu et le Chinchaysuyu. Comme chez Garcilaso, on trouve, dans le deuxième groupe, le cas particulier de Yahuar Huacac qui ne conquiert pas cette fois dans le Collasuyu mais dans le Cuntisuyu. D’autres cas particuliers, qui n’étaient pas mentionnés chez Garcilaso, apparaissent chez Guaman Poma comme Lloque Yupanqui, troisième Inca, qui conquiert dans le Chinchaysuyu, et Pachacuti, à qui le chroniqueur attribue la conquête du Chili, soit dans le Collasuyu.

11 En résumé, et en mettant de côté provisoirement les exceptions que l’on tentera de comprendre plus loin, on se trouve en réalité face à un même schéma fondamental chez les deux auteurs, à savoir que les successeurs de Manco Capac, jusqu’à Capac Yupanqui, s’attachent aux régions situées au sud de Cuzco (Collasuyu et Cuntisuyu) et que, d’Inca Roca jusqu’à Huayna Capac, les conquêtes s’orientent principalement vers le nord de Cuzco (Chinchaysuyu, Antisuyu). Or cette bipartition correspond exactement à une division dynastique entre souverains de Urin Cuzco (« Cuzco d’en bas ») et souverains de Hanan Cuzco (« Cuzco d’en haut »), telle qu’on la retrouve exprimée dans la plupart des autres sources écrites (Duviols 1979). Cette partition des zones de conquêtes attribuées à ces deux groupes reflète la position de ces derniers au sein de l’organisation spatiale de Cuzco : de fait, à l’intérieur de la cité sacrée, Urin Cuzco, qui correspond au territoire de la dynastie du même nom (la première dans le temps selon la plupart des sources), comprend les quartiers de la moitié sud de la ville, tandis que Hanan Cuzco comprend les quartiers situés au nord. Tout se passe donc comme si les conquêtes des souverains des deux dynasties reflétaient, à l’échelle du Tawantinsuyu, la position de chacune des deux dynasties à l’intérieur de Cuzco. On le voit de manière très claire, Cuzco ne constituerait pas seulement le point origine, le centre symbolique du Tawantinsuyu et, partant, du monde, mais également et surtout son modèle.

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12 Bien évidemment, on ne manquera pas d’opposer certaines objections : d’abord, que de manière interne les exceptions constituent des contestations implicites qui brisent la régularité du schéma et, par conséquent, sa qualité même de structure et ensuite que si cette régularité même était vérifiée, il reste la possibilité que la cohérence entre les deux chroniques soit l’effet d’un plagiat de l’une par l’autre, ou d’un emprunt à une même source inconnue. Le problème des exceptions 13 Les exceptions peuvent être classées en deux groupes : d’une part, les cas où un Inca particulier effectue des conquêtes dans la zone qui lui correspondrait mais qui s’attache également à un territoire qui ne lui serait pas « imparti » et, d’autre part, les cas où l’Inca ne conquiert pas du tout dans le territoire prévisible mais bien en dehors et à l’opposé.

14 Dans le premier groupe, on trouve le cas d’Inca Roca chez Garcilaso et celui de Pachacuti Inca chez Guaman Poma. Selon Garcilaso, Inca Roca, à la fin de sa vie durant laquelle il avait effectué des conquêtes dans les suyu idoines, décide d’achever la conquête des Charcas (Collasuyu), entamée par son père Capac Yupanqui (Garcilaso 1982, II, pp. 43-44), dernier souverain de Urin Cuzco. Chez Guaman Poma, Pachacuti Inca conquiert le nord du Chili (Collasuyu), avant de remonter vers le nord et d’effectuer des conquêtes dans le Chinchaysuyu (Guaman Poma 1989). En réalité, ces deux exceptions ne semblent pas remettre en cause le schéma fondamental exposé ci-dessus, dans la mesure où, premièrement, aucune n’est commune aux deux chroniqueurs et où, deuxièmement, les deux cas constituent des ruptures à l’intérieur d’un relatif « respect » de la structure : en dehors de ces conquêtes déviantes, les deux souverains conquièrent dans les régions attendues.

15 Dans la deuxième catégorie, formée par les exceptions « absolues », c’est-à-dire les Incas qui s’opposent de manière radicale au schéma, on trouve Lloque Yupanqui et Yahuar Huacac, respectivement troisième et septième Incas.

16 C’est dans le texte de Guaman Poma que Lloque Yupanqui ne respecte pas le schéma attendu. Alors qu’il devrait aller vers le Collasuyu ou le Cuntisuyu, il se dirige vers le nord et conquiert Maras (Chinchaysuyu). Notons que le chroniqueur le décrit comme un personnage « au nez bossu, aux grands yeux, à la petite bouche, au corps étroit, laid et tordu » (Guaman Poma 1989, f. 97). Garcilaso, lui, ne lui attribue aucune transgression, ni aucune particularité physique, si ce n’est le fait d’être gaucher (Garcilaso 1982, 1, p. 209). Comment expliquer le récit de Guaman Poma concernant ce personnage ? Il est possible qu’une clé d’interprétation soit à rechercher dans le nom même de Lloque Yupanqui. Lloque signifie en effet à la fois « gaucher » (Garcilaso op. cit. ), « gauche » et « maladroit », mais est également lié à la notion d’inversion : le terme lloquemantussuni, par exemple, signifie en quechua « danser à l’inverse ou au contraire de l’endroit où l’on doit commencer » et lloqueman qquesuani, « tendre à l’envers » (González Holguín 1952 ; italiques de l’auteur, L. S.). On retrouve d’ailleurs des traces de ce caractère anormal du troisième Inca chez d’autres chroniqueurs : ainsi, Betanzos (1987) nous dit que Lloque Yupanqui posséda des dents dès sa naissance, qu’à peine né il marchait, qu’il ne téta jamais et parla de manière innée, tandis que Sarmiento de Gamboa (1952) rapporte que ce souverain ne put rien conquérir et que cette impuissance le plongea dans l’affliction. Dès lors, la conquête unique et transgressive de Lloque Yupanqui pourrait être liée à la valeur « inverse » fondamentale du

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souverain, présente à la fois dans son aspect physique et ses caractéristiques personnelles, reflétés dans son nom.

17 On peut observer des caractéristiques à peu près similaires dans le cas de Yahuar Huacac, surtout selon Garcilaso : ce souverain n’ose pas conquérir, à cause de « son nom malencontreux qui l’empêchait de rien entreprendre » (Garcilaso 1982, II, p. 51). Yahuar Huacac signifie « (celui qui) pleure (du) sang » (op. cit.). Ce serait pour cela, selon Garcilaso, qu’il ne conquit pas lui-même, choisissant d’envoyer des « lieutenants » conquérir à sa place, et dans une direction (Collasuyu) anormale. Le témoignage de Guaman Poma sur ce point est proche, et c’est là la seule concordance des deux chroniqueurs sur une exception : pour lui, le septième Inca engagea des conquêtes dans le sens inverse, non dans le Collasuyu, mais dans le Cuntisuyu (Guaman Poma 1989, f. 105) ; selon le même Guaman Poma, malgré tout, Yahuar Huacac intervint personnellement.

18 On voit l’intérêt de cette concordance des chroniqueurs sur les cas de ces deux souverains : elle suggère en effet qu’on est bien ici en présence d’une structure sous- jacente puisque, même si les lieux et les modalités de conquête diffèrent, il y a un accord implicite sur l’idée que les conquêtes ne se réalisent pas dans le sens normal. Ainsi, le fait que ses conquêtes effectuées par des Incas explicitement déviants se font, en accord avec ce caractère « inverse », dans le sens opposé à celui qui serait défini comme normal, au vu des prédécesseurs et des successeurs, valide l’idée d’une structure conceptuelle fondamentale.

19 Certaines questions subsistent cependant après l’examen du cas de ces deux souverains. Dans la mesure où les Incas considérés comme « déviants » étaient censés être effacés des mémoires (Cieza 1996), comment, en premier lieu, comprendre la persistance de ces deux-là ? Correspondent-ils à des faits historiques investis d’un sens ou d’une utilité mythique, ou bien à des faits purement mythiques destinés à renforcer, par contraste, un schéma symbolique ? Nous retrouvons ici le problème du mode d’historicité et de la nature du lien articulant un discours symbolique avec le concret : discours a priori sous- tendant la pratique, discours a posteriori réduisant les aspérités de l’application imparfaite d’un concept directeur, ou bien indépendance absolue entre les deux ?

20 En second lieu, si Garcilaso et Guaman Poma respectent un même schéma et si Lloque Yupanqui et Yahuar Huacac constituent des exceptions signifiantes, pourquoi chez Garcilaso Lloque Yupanqui, qui reste malgré tout un « gaucher », ne se voit-il pas attribué de démarche transgressive, brisant ainsi une symétrie que l’on pourrait attendre ? Les réponses possibles nous paraissent minces : on pourrait observer que chez Garcilaso le discours implicite semble plus net, plus « lisse », plus régulier que chez Guaman Poma.

21 Il convient malgré tout de souligner quelques faits qui pourraient témoigner de liens effectifs entre Lloque Yupanqui et Yahuar Huacac : chez Guaman Poma, l’unique conquête de Lloque Yupanqui et qui constitue son acte de transgression, est celle de Maras, dans la vallée de l’Urubamba (classée Chinchaysuyu). Or, dans la plupart des chroniques, l’explication des pleurs sanglants d’Yahuar Huacac est qu’enfant il aurait été enlevé justement à Maras (Zuidema 1986), aventure qui aurait provoqué ces larmes et influencé ainsi l’apposition de son nom (« pleure-sang »). Par ailleurs, on ne peut pas ne pas mentionner les travaux (voir, notamment, Duviols 1979) qui évoquent une possible dyarchie à la tête de l’empire postulant, à partir d’une lecture orientée de certaines chroniques, la fondation simultanée des deux dynasties par Manco Capac ; cette

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hypothèse placerait en effet Lloque Yupanqui et Yahuar Huacac dans la même position, tous deux se situant en seconde place dans les successions respectives des dynasties Urin Cuzco et Hanan Cuzco... l’aspect spéculaire du parallélisme en jeu entre les deux souverains (et par là même son caractère signifiant) s’en trouve renforcé.

22 Pour revenir un instant sur l’hypothèse dyarchique développée par Duviols, notons que celle-ci pourrait trouver ici un nouvel appui : en effet, si le modèle d’expansion que nous proposons était véridique, il n’aurait été vraisemblablement possible et concevable logiquement que dans un système strictement duel, mettant en jeu deux dynasties contemporaines.

23 Quoi qu’il en soit, nous croyons l’avoir montré, les deux exceptions radicales (les cas de Lloque Yupanqui et Yahuar Huacac) au schéma fondamental que nous exposons confirment par leurs caractéristiques intrinsèques (valeurs « inverses » communes et parallélisme) la validité de la structure à laquelle elles s’opposent. L’hypothèse du plagiat ou d’une source écrite inconnue 24 Reste la question de la possibilité d’un plagiat entre les deux chroniqueurs, ou de leur connaissance d’une source écrite inconnue de nous. En réalité, les multiples divergences entre les chroniqueurs montrent qu’il ne peut y avoir eu plagiat : on observera par exemple que les listes des localités diffèrent largement d’une chronique à l’autre, alors que ce schéma, lui, est identique, bien que non explicite. Par ailleurs, ni Garcilaso, ni Guaman Poma ne laissent transparaître une conscience objective de la structure qui semble sous-tendre leur discours : dans leur exposé des conquêtes liées à chaque Inca, aucun des deux ne mentionne l’appartenance des souverains successifs à leurs dynasties respectives, élément qui va également contre l’hypothèse d’une source écrite qui serait connue des deux, tout en nous restant inconnue.

25 Si l’hypothèse de l’emprunt à une troisième source était exacte, elle se serait vérifiée dans la reprise de données explicites, à savoir une liste précise des localités et provinces conquises et/ou une présentation plus ou moins claire de l’idée directrice, au moins à travers l’exposé de la bipartition dynastique et de ses doubles correspondances géographiques. En résumé donc, les données concrètes diffèrent, mais il existe une structure implicite commune aux deux discours. On peut supposer que ce constat est un gage de l’authenticité de la structure. Données complémentairesUn mythe rapporté par Garcilaso 26 Certains mythes font écho au schéma qui sous-tend le discours de Garcilaso et Guaman Poma. Un exemple qui semble significatif nous vient de Garcilaso lui-même qui, parmi d’autres mythes de fondation de Cuzco, nous en présente un qu’il semble d’ailleurs être le seul à connaître :

27 Après avoir réalisé l’acte de fondation de la ville de Cuzco en fichant une baguette d’or dans le sol, le prince [Manco Capac] s’en alla au septentrion, et la princesse [Mama Ocllo] au midi. Ils parlèrent à tous les hommes et à toutes les femmes qu’ils rencontraient dans ces lieux rocailleux ; [...] ils s’en allaient les chercher de toutes parts, pour les tirer de ces montagnes et de ces broussailles, les mettre ensemble dans des villes et leur donner de quoi manger non pas en bêtes, mais en vrais hommes [...]. Après tout cela, les sauvages eux-mêmes [...] s’en allèrent avec nos rois pour les suivre en quelque endroit où ils voulurent les amener [...] ; le roi voulut que ceux qu’il avait amenés avec lui peuplassent Hanan Cuzco ; et que ceux qu’avait amenés la reine peuplassent Hurin Cuzco (Garcilaso 1982, 1, pp. 120-121).

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28 Si l’on se place sur un plan conceptuel et si l’on conçoit Manco Capac et Mama Ocllo comme les représentations de catégories spécifiques, on distingue immédiatement une logique qui rejoint la structure dans ce qu’elle implique comme relations entre Cuzco et l’empire.

29 Dans la pensée inca, le masculin est associé au « haut », donc à la catégorie Hanan, et le féminin au « bas », c’est-à-dire à Urin (Isbell 1978). Or, à partir du lieu qui sera Cuzco, Manco Capac, œuvrant comme civilisateur, part vers la zone géographique qui correspond à la catégorie qu’il incarne, soit le nord, c’est-à-dire Hanan, tandis que Mama Ocllo effectue un déplacement symétrique vers le sud, soit Urin. Les groupes humains qui décident de se joindre à eux sont par la suite regroupés sur le territoire de Cuzco et placés dans cet espace en fonction de leur zone géographique d’origine et de la catégorie incarnée par celui ou celle qui les a civilisés, formant ainsi les moitiés Hanan Cuzco et Urin Cuzco.

30 Si, chez Garcilaso et Guaman Poma, les dynasties Hanan et Urin Cuzco effectuent leurs conquêtes respectives dans les parties Hanan et Urin du monde, dans ce mythe les personnages qui semblent incarner ces deux catégories se déplacent dans les zones correspondantes et en ramènent des groupes humains qui formeront les deux moitiés de la ville. On retrouve, dans les deux cas, l’idée d’une interaction structurante entre la cité sacrée et le Tawantinsuyu, entre un microcosme et l’univers qu’il résume. Convergence des autres chroniques 31 Selon la plupart des chroniqueurs, l’expansion inca, attribuée tantôt à Viracocha Inca tantôt à Pachacuti, commence vers le Collasuyu, se poursuit vers le nord sous l’impulsion de Pachacuti, puis reprend vers le sud pour mater une rébellion, avant de s’achever définitivement au nord. Il s’agit d’un redoublement du mouvement que nous avons décrit. L’expansion conçue diachroniquement telle qu’elle ressort des autres chroniques s’accorde ainsi dans les grandes lignes avec ce qu’expriment Garcilaso et Guaman Poma. La différence réside principalement dans les agents et leur implication dynastique.

32 En partant de l’idée de plus en plus couramment admise (Pärsinnen 1992) qu’un certain nombre de données historiques recueillies à l’époque de la Conquête ont pu être manipulées et réorganisées sous le règne de Pachacuti, l’Inca réformateur, et si l’on se souvient que, par ailleurs, l’espace du monde, divisé en Urin et Hanan, est valorisé de manière différentielle (voir plus haut), alors les deux mouvements de conquêtes présentés dans les textes feraient sens si l’on considère que, dans une possible reformulation de l’histoire, le souverain aurait pu transposer la rupture Urin/Hanan, dans sa signification symbolique, à la période de son règne et, par conséquent, assimiler à Urin, comme valeur inférieure à Hanan, les souverains antérieurs à son règne, en se posant lui-même comme premier souverain d’un Hanan Cuzco. Une autre option consiste à considérer qu’il se serait proclamé en quelque sorte Inca « global », à la fois Urin et Hanan, comme pourrait le laisser entendre son image d’Inca archétype ou primordial, imitant ou réitérant la figure de Manco Capac (Molina 1985), refondant Cuzco, imposant un nouveau culte, ainsi qu’un renouvellement du temps par l’établissement d’un nouveau calendrier (Betanzos 1987). Dans les deux cas, la démarche implique un lien puissant entre les concepts géographiques, à l’échelle universelle, et la bipartition dynastique, soit que l’attribution de la conquête de certaines régions puisse signifier une appartenance dynastique, soit que l’appartenance dynastique s’illustre et se valide par la conquête, réelle ou mythique, de territoires

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valorisés de manière spécifique. Mais comment savoir si la figure de Pachacuti le réformateur, le « renversement de l’espace-temps », n’est pas elle-même d’ordre mythique, faisant sens en tant que telle dans un schéma mytho-historique fixe qui resterait à mettre en évidence ?

33 Les structures s’articulent, se font écho, se superposent parfois mais, bien évidemment, les quelques remarques sommaires que nous avons avancées ici sont davantage les esquisses d’un questionnement qu’une tentative de réponse. Conclusion 34 Lorsqu’en 1945 Rowe tentait de mettre en place une chronologie absolue de l’expansion de l’empire inca sur des bases nouvelles, qui devaient permettre de dépasser les querelles des écoles historiques fondées sur des lectures partiales des sources, il inaugurait une période où ethnohistoire et archéologie auraient dû collaborer de manière dialectique à l’émergence d’une connaissance concrète et proprement scientifique du développement de l’empire inca. Les circonstances historiques comme les contraintes de terrain, qu’il s’agisse du travail en archives ou des chantiers de fouille, devaient verrouiller cette recherche et l’enfermer dans un cercle vicieux de fausses validations entre ethnohistoire et archéologie. L’apparente impossibilité d’un recours a institué, avec le temps, le modèle de Rowe comme une vérité indépassable, et l’histoire de l’expansion inca, à travers une chronologie désormais fixée, a été tenue à l’écart d’un renouvellement des interrogations et des perspectives inauguré par Duviols et Zuidema dans d’autres champs de l’histoire, de l’organisation politique et de la culture inca.

35 Le travail que nous avons présenté, à travers les observations et les pistes qui ont été dégagées, constitue un plaidoyer pour l’intégration de perspectives et d’approches nouvelles qui interrogent le développement spatio-temporel du Tawantinsuyu et les histoires qui en subsistent, à l’intérieur du cadre symbolique, idéologique et mythique de la culture inca, travaux qui seraient à mener en parallèle et en dialogue avec la recherche archéologique, intéressée par les faits matériels. Une collaboration fructueuse, effectuée en toute indépendance, entre l’appréhension du « dire » et du « faire » de l’expansion inca, permettrait une avancée considérable dans la compréhension globale du plus grand empire connu de l’Amérique précolombienne1.

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NOTES

1. Remerciements à Éric Taladoire, professeur d’archéologie précolombienne à l’université Paris I, qui a dirigé le travail dont est issue cette note et qui en a encouragé la publication ; merci également à Thérèse Bouysse-Cassagne, directrice de recherche au CNRS, pour sa relecture attentive et ses conseils avisés.

INDEX

Thèmes : Ethnohistoire Index géographique : Incas, Pérou, Andes

AUTEUR

LAURENT SEGALINI

IHEAL, Paris III-Sorbonne nouvelle

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Le corpus lexical de l’habitat inuit de l’Arctique oriental canadien

Guy Bordin

1 Les Inuit de l’Arctique canadien (Nunavik et Nunavut actuels), avant leur sédentarisation qui se fit largement durant la décennie 1950-1960, avaient un mode de vie nomade et saisonnier. Ils organisaient leur type d’habitat (iglu1) en conséquence, comme l’a fort bien décrit Mauss (1999, p. 390) dans son étude sur la morphologie sociale des sociétés inuit : « suivant les saisons, la manière dont les hommes se regroupent, l’étendue, la forme de leur habitat, la nature de leurs établissements changent du tout au tout ». Ils passaient l’été sous la tente () faite de peaux de caribou ou de phoque. En hiver, ils vivaient dans des maisons de neige (igluvigaq) ou dans des maisons semi-souterraines (qarmaq) en pierre, tourbe et peaux. Dans tous les cas, les membres d’une maisonnée ne disposaient généralement que d’un seul espace dans lequel ils mangeaient, travaillaient, jouaient et dormaient tous ensemble.

2 Aujourd’hui, les Inuit vivent dans des logements en dur conçus sur le modèle occidental (nord-américain) : chaque pièce possède a priori une fonction particulière, soit à usage collectif comme la cuisine, le salon, la salle de bain, etc., soit à usage plus individuel comme les chambres à coucher. On pouvait donc s’attendre à une sorte de « privatisation » ou d’« individualisation » de l’espace domestique inuit, tout particulièrement des lieux réservés au couchage. Or ce n’est pas vraiment le cas. De plus, dans les régions de l’Arctique oriental canadien (Nunavik, Nunavut oriental) – dans lesquelles plus de 90 % de la population parle inuktitut –, une part non négligeable du lexique relatif à l’habitat nomade2 a été conservée, avec ajouts ou glissements sémantiques, dans la terminologie se rapportant à l’habitat contemporain. Il existe également une création lexicale (néologie) intense et dynamique, destinée à nommer les réalités actuelle ; ces néologismes traduisent un certain contrôle sur ce nouvel environnement domestique et fonctionnent comme un marqueur identitaire.

3 Dans ce texte, illustré par de nombreux exemples lexicaux, nous essayerons de montrer que, chez les Inuit du Nunavik et du Nunavut oriental (Qikiqtaaluk [Terre de Baffin], Kivalliq [ouest de la baie d’Hudson]), il existe un mode d’appropriation linguistique du nouvel espace domestique qui leur a été imposé depuis une cinquantaine d’années. La

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grande région dont il est question ici sera considérée comme un champ d’étude anthropologique, selon le concept déjà appliqué au domaine inuit par des auteurs tels que Oosten (1986), Blaisel et Oosten (1997), Laugrand (2002) et Laugrand et al. (2003), alors que Mauss (1999, p. 391) avait aussi écrit en son temps : « Il n’y a pas une, mais des sociétés eskimos dont la civilisation est assez homogène pour qu’elles puissent être utilement comparées et assez diversifiées pour que ces comparaisons soient féconde ». La grande proximité linguistique et culturelle, largement attestée, entre Nunavik, Baffin et Kivalliq, justifie cet aspect.

4 Nous avons utilisé différentes sources lexicale : les dictionnaires bilingues de Schneider (1966, 1985) [terminologie essentiellement en inuktitut du Nunavik], de Dorais (1978) [néologismes au Nunavik et au Labrador] et de Spalding (1998) [terminologie provenant essentiellement de l’ouest de la baie d’Hudson (région de Naujaat/Repulse Bay)], les deux dictionnaires inuit monolingues existant à ce jour, celui de Taamusi Qumaq (1991) en inuktitut du Nunavik et celui consacré à l’inuktitut du nord de Baffin (Mittimatalik/ Pond Inlet), ouvrage récemment publié (2000) sous la direction de Joanna Quassa [Juana Quasa], et enfin des données recueillies par moi-même en 2001 auprès de plusieurs interlocuteurs originaires de différentes communautés du Nunavut (Mittimatalik/Pond Inlet, Iqaluit, Kinngait/Cape Dorset, Kimmirut, Igluligaarjuk/Chesterfield Inlet). Le texte comprend au total un corpus de plus de 180 termes inuit liés à l’habitat, accompagnés de leur analyse linguistique. Avant la sédentarisation : corpus lexical de l’habitat nomade 5 Il n’est pas dans le propos de ce texte de dresser un historique, même succinct, des mutations culturelles considérables que les Inuit ont vécues depuis une cinquantaine d’années. En ce qui concerne l’évolution du mode d’habitat, le lecteur pourra se reporter à diverses études telles que celles de Duhaime (1983, 1985), Collignon (2001), Dorais (2001) ou Duhaime et al. (2001). Nous ne nous intéresserons pas plus aux causes des changements rapides auxquels ils furent confrontés et nous nous permettrons là aussi de renvoyer le lecteur à certains travaux : Robertson (1961) et Duhaime (op. cit.) à propos des évacuations sanitaires de masse vers le Sud canadien, Dorais (1990) sur l’école obligatoire et l’enseignement monolingue en anglais, Laugrand et Oosten (2002) sur l’élimination des chiens, etc. Pour aborder le thème de l’espace domestique, nous évoquerons successivement et sans transition les habitats nomades puis contemporains, tous pouvant être désignés par le terme générique iglu. La maison de neige, la maison semi-souterraine et la tente fournissaient le plus souvent à ses habitants un espace domestique monocellulaire, c’est-à-dire un espace intérieur ouvert ne comportant ni murs ni portes. Toute la maisonnée s’allongeait ainsi sur la même plate-forme pour dormir, comme le rapporte Boas (1964, p. 136) : « At night, when the Eskimos go to bed, they put their clothing, their boots excepted, on the edge of the platform under the deerskins, thus forming a pillow, and lie down with the head toward the entrance. The blankets for their beds are made of heavy deerskins, which are sewed together, one blanket serving for the whole family ».

6 Dans un récit très récent, George Agiaq Kappianaq, un aîné d’Iglulik, se souvient des bons et moins bons aspects de cette pratique en commun : ilangit sinik&utik uvuna aksualuk tusaqsausuungungmata sinigasuk&uni qissinaqsimari- k&uni sinilluarnikumut taanna sinariluamuqai. Taimanna illuviramiluniik qarmamigluniik inugiakpalaurmata ukkua pigiik ukuangalu, ningaungaluniik imanna iglirmik atausirmii&&utik ilangit qannguilauqpalaurmata angajuqqaangujut sinnarilaukka&uti-qai aksualuk uvuuna tusaqsauvalauqtuq, taqqamuuna naukkukiaq imanna tissinaq&utik

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ilangit taimanna iglautiqaqujaunngikaluaq&uni tissinaqpalaurmata ilangit (Kolb et Law 2001, p. 30 [édition en inuktitut]). [« Certains faisaient beaucoup de bruit pendant leur sommeil parce qu’ils étaient profondément endormis ou parce qu’ils rêvaient, ce qui empêchait les autres de dormir. Lorsque tous vivaient dans une maison de neige ou une maison semi- souterraine, que la belle-sœur, le beau-frère, tous dormaient sur la même plate- forme, on entendait les parents ronfler, vraisemblablement au moment où ils rêvaient. Le bruit était assourdissant et venait d’ici, à l’intérieur (de la gorge ?). Je ne sais pas exactement d’où. Alors même si on nous demandait de ne pas rire, on ne pouvait pas résister » (traduction de l’auteur, G.B.)].

7 Dans cette habitation de forme circulaire ou piriforme et à pièce unique, chaque lieu, partie et objet possèdent une dénomination spécifique. Chaque activité est réalisée en suivant des règles précises d’agencement et d’occupation de l’espace. De plus, comme l’a montré Therrien (1987, p. 36), « le lexique de l’habitat est prétexte à un discours sur le corps », et cela est particulièrement vrai pour la maison de neige igluvigaq, conceptuellement représentée comme une métaphore du corps féminin. À l’instar du corps, la maison respire, ingère, évacue. C’est aussi un lieu d’échanges. Elle protège ses habitants comme la femme enceinte protège le fœtus qui est en elle : en inuktitut, anivuq s’applique à la fois à la naissance (« il naît ») et au fait de sortir (« il sort » [aller de l’intérieur vers l’extérieur]).

8 D’une façon analogue, le cosmos reproduit l’habitation, seule l’échelle change (Therrien 1987). Les termes polysémiques rassemblés dans le tableau 1 expriment les rapprochements entre habitat et corps (voir l’analyse linguistique des termes en annexe) ; voir notes 3 à 153,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15 :

terme désignation(s) dans l’iglu désignation(s) désignation(s) anatomique(s) autre(s)

kajjiq sommet du dôme de la maison sommet du crâne, épis de dessus de moteur 7 de neige cheveux 4, 5, 6

paa entrée de la maison de neige 4, vulve (utsuup paanga, i.e. tout type 5, 8 « ouverture du vagin ») 9 d’ouverture 4, 8

qilak cintre de porte d’entrée, voûte palais de la voûte céleste 4, 5, 6, 8 du dôme 4 bouche 4, 5, 6, 8

qingaq trou d’aération 4, 5, 8 nez 4, 5, 6, 8

saa toute surface utilisée comme avant du corps 9 Saa- (radical table et située devant soi 4 ; localisateur) : en espace devant la lampe 6, 8 face, devant

ammaniq sortie, trou (ammaniriik : deux ammanigiik : narine ; trou, déchirure 4 igluvigaq avec sortie ammaliq : vulve 4, 9 commune) 4, 5, 9

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Tuqsuuk porche, tunnel d’entrée de la trachée 9 (au singulier tuqsuaq : toute sorte (forme maison de neige 4, 5, 8 tuqsuk) de tubes 4 duelle)

itirvik entrée 4, 6, 8 creux entre clavicule et bas col d’une robe 4, du cou 6, 8 caisse, valise 8

quppiniq espace entre deux plates- raie des formes10 cheveux 4, 5, 6

TABLEAU 1. — Habitat nomade et anatomie.

9 Au-delà des polysémies, d’autres termes forment des paires habitat/anatomie généralement composées d’un élément lexical de base et de l’un de ses composé ; formellement proches, ils sont également en étroite relation sémantique. Citons par exemple :

10 ♦ igalaaq : fenêtre 4, 8 et siutiup igalaujanga : le tympan 11 (i.e. « ce qui ressemble à la fenêtre de l’oreille ») [analogie de fonction] ; à noter qu’ici l’un des partenaires de la paire, celui désignant le tympan, est un composé à deux nominaux (Tersis 2002, p. 56) ; 11 ♦ igliq : la plate-forme de couchage 4, 8 et igliaq : l’utérus 4, 8 (i.e. « la petite plate- forme ») [analogie de fonction] ; 12 ♦ manuaq : marche du seuil, le seuil intérieur de la maison de neige 4, 5, 8, 9 et manu : la partie sous-mentale 9 [analogie de situation] ; 13 ♦ inaluujait : une bande de toile transversale de la tente 4 ( i.e. « les choses qui ressemblent à l’intestin grêle ») et inaluat : l’intestin grêle 4 [aspect semblable] ; 14 ♦ qimirluguti : le bois longitudinal au faîte de la tente 3 (-guti : qui sert à) et qimirluk : la colonne vertébrale 4 [analogie de fonction] ; 15 ♦ qulaaq : toit rapporté de la maison de neige (en peau, toile, etc.) [au printemps] 4, 5 et quliik : le dos, la partie située au-dessus des reins, quliit : les membres supérieurs et le chiffre dix (qula-/quli- : le haut de) [analogie de situation].

16 L’habitation ne se lit cependant pas uniquement à travers l’anatomie humaine. Il n’existe pas une analogie totale entre maison et corps : « la langue inuit rapproche certains éléments [du corps et de la maison] en retenant le trait le plus typique, le plus pertinent » (Therrien 1987, p. 46). Les termes suivants sont ainsi sans référents dans le champ anatomique : 17 ♦ aki : dans l’igluvigaq, la ou les deux parties surélevées en avant du lit, sur les côtés où se trouvent lampes et viande 4, 5, 6, 12 ; dans la tente, l’endroit, au bord de l’entrée, où se trouve la viande 4 ; 18 ♦ akiti : tout ce qu’on met sous la tête pour dormir 4, 5 ; 19 ♦ alliaq : ce qui sert de paillasse (branchages, sacs, etc.), paillasse confectionnée en natte 4, 8 ; 20 ♦ alliniq : matelas inuit (peau, tout ce qui sert pour dormir) 5, 6, 10, 13 ; 21 ♦ a(a)lliraq : peau, tapis, tout ce qui sert à déposer quelque chose 4, 5, 6, 8 ; 22 ♦ alluraq : seuil de l’entrée (paa), la première entrée 4, 8 ;

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23 ♦ aummitit : ensemble de la literie (paillasse, couverture, etc.) 4, 5, 6, 14, équipement pour se tenir au chaud 13 ; 24 ♦ auviq : bloc de neige pour la construction d’une maison de neige 4, 6, 8 ; 25 ♦ avaluk : mur 5 ; 26 ♦ avvaq : peau de dessus pour la literie [upper bedding skin] 8 ; 27 ♦ iga : feu, foyer pour la cuisine 4, 6 ; l’endroit où l’on cuisine l’été, près de la tente et à l’abri du vent, dans les rocher ; la petite tente que l’on dresse ad hoc près de la tente principale 4 ; 28 ♦ igliti : la section verticale du mur d’un igluvigaq, la poutre de consolidation au bord de l’igliq, le montant de bois qui soutient le mur de la tente 4, 5, 10, 15 ; 29 ♦ iglu : terme générique désignant tout habitat ; 30 ♦ iglurusiq : maison de neige secondaire donnant sur l’habitation principale ; 31 ♦ igluvigaq : maison de neige habitée ; 32 ♦ igluvigaviniq : maison de neige abandonnée ; 33 ♦ in(n)itaq : séchoir situé au-dessus de la lampe 4, 6, 8 ; 34 ♦ kangillitaq : des barres horizontales (paugusiq) qui soutiennent le séchoir, celle qui est située le plus à l’intérieur de la maison de neige, sur le côté inférieur 4 ; 35 ♦ katak : entrée d’habitation (avec ou sans porte) 4, 5, seuil avec une légère déclivité 9, porche d’entrée [doorway, arch] 8 ; 36 ♦ killitaq : des barres horizontales (paugusiq) qui soutiennent le séchoir, celle qui est située le plus près de l’entrée de la maison de neige 10 ; 37 ♦ kilu : fond de l’igluvigaq 4, 8, extrémité d’un objet, du lit par exemple 5, 13 ; 38 ♦ mangittaq : peau sur laquelle on plaçait la nourriture lors des repas 4, 6 ; 39 ♦ naniruaq : mousse imbibée d’huile servant de lampe d’éclairage de fortune dans l’ igluvigaq, mèche de lampe, torche, flambeau 4, 5 ; 40 ♦ naniru(u)ti : lampe-tempête à mèche 4, lampe en membrane de caribou 7 ; 41 ♦ naqinaq : une maison de neige sans plate-forme (tout ce qui se trouve à l’intérieur est au niveau du sol) 8 ; 42 ♦ nati : plancher, sol de l’habitation 4, 8 ; 43 ♦ ninngiq : bloc de neige autour de l’igluvigaq pour renforcer son isolation 4, 9 ; 44 ♦ paaqtuilitaq : mur de neige de protection devant l’entrée de l’igluvigaq 4 ; 45 ♦ paugusiq : chacune des barres horizontales fichées dans le mur qui soutiennent le séchoir (in(n)itaq) dans l’igluvigaq 4, 6, 8 ; 46 ♦ qaat : peaux à fourrure (de caribou, de chien) qui servent pour la paillasse 4 ; 47 ♦ qariaq : igluvigaq secondaire donnant sur le principal (non sur le porche) 4 ; 48 ♦ qarmaq : maison semi-souterraine ; 49 ♦ quliruaq : tout contenant suspendu à un mur ou toute surface élevée où l’on pouvait déposer quelque chose 7 ; 50 ♦ qulliq : lampe en pierre utilisant du gras de phoque comme combustible 4, 8 ; 51 ♦ qulliti : le dernier bloc du dôme de l’igluvigaq 4 ;

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52 ♦ sukarutaq : poteau en bois qui soutient verticalement le séchoir (in(n)itaq) dans l’ igluvigaq 4, 8 ; 53 ♦ taalutaq : tout ce qu’on utilise pour voiler quelque chose ou pour se donner de l’ombre 4 [(taarutaq, taalitaq) cloth hung about door or opening to keep sun out of interior] 8 ; 54 ♦ tupiq : tente en peau ; 55 ♦ ukkuaq : porte 4, 5, couvercle 4, porte extérieure constituée d’un bloc de neige apposé la nuit 5 ; ukkaq : entrée de l’igluvigaq (opposé du kilu) 8, entrée de la tente 5 ; 56 ♦ uati : bord de l’igluvigaq de chaque côté de la porte (opposé au kilu au fond de l’ igluvigaq) 4, 5, 6 ; 57 ♦ ungati : bord de l’igluvigaq sur les côtés de la plate-forme (entre kilu et uati 4, 5, 6, 12 [place on sleeping bench, woman’s corner of sleeping bench] 8.

58 Il est à noter qu’une partie de ces termes est analysable linguistiquement : ils apparaissent motivés, c’est-à-dire qu’il existe une certaine transparence du sens entre le terme et l’objet désigné16. Parmi ces formations motivées, mentionnons (voir l’analyse linguistique plus détaillée des termes en annexe) : alliaq, alliniq et a(a)lliraq (alli- : ce qui est situé au-dessous) ; ammaniq (amma- : faire une ouverture) ; avaluk (avat- : autour de) ; igalaaq (iga- : cuisiner [en yupik naukanski, igaliq désigne le trou d’évacuation de la fumée 15]) ; igliti (igliq : plate-forme) ; iglurusiq (iglu : habitation ; - rusiq : secondaire, additionnel) ; initaq (ini- : suspendre, mettre à sécher) ; kangillitaq (kangilliq : le plus à l’intérieur) ; naqinaq (naqi- : qui est bas) ; paaqtuilitaq (paa : entrée ; - ilitaq : protection pour) ; qariaq (qari- : cavité) ; qulaaq, quliruaq, qulliq et qulliti (quli-/qula- : ce qui est situé au-dessus) ; quppiniq (quppi- : couper en deux longitudinalement) ; saa (saa- : devant) ; sukarutaq (sukaq : tout support) ; ungati (unga- : au-delà de).

59 On dispose ainsi d’un corpus, certes non exhaustif, de plus d’une cinquantaine de termes se rapportant aux formes nomades de l’habitat inuit de l’Arctique oriental canadien et à divers éléments de son aménagement intérieur. Le corpus proprement architectural renvoie pour une part importante à la représentation anthropomorphique que les Inuit avaient de cet habitat, plus spécifiquement de l’ igluvigaq. Post-sédentarisation et corpus lexical de l’habitat 60 Le nouvel habitat, fixe, se présente sous des formes variée : de la maison individuelle ou collective de plain-pied ou à un étage à l’appartement situé dans un immeuble de plusieurs étages, ce dernier type se rencontrant uniquement à Iqaluit. Dans tous les cas, les logements, de taille variable, sont conçus selon le modèle standard occidental, avec des pièces séparées ayant a priori des fonctions distinctes. Comment les Inuit ont-ils investi ces nouveaux espaces domestiques ?

61 Examinons comment la terminologie décrit ces nouvelles habitations. De manière générale, face à des innovations matérielles et/ou conceptuelles, les membres d’une culture donnée disposent de plusieurs procédés linguistiques pour désigner les nouvelles réalités. Quatre modes de production lexicale sont envisageable : la lexicalisation, le glissement sémantique, le calque ou l’emprunt direct à une autre langue. La lexicalisation consiste à créer des termes nouveaux à partir des éléments lexicaux et grammaticaux préexistants, tout en respectant la morphologie de la langue. La structure polysynthétique de la langue inuit favorise grandement ce procédé :

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[...] les Inuit élargissent leur lexique par disposition d’esprit et par choix culturel, mais il est essentiel de souligner qu’ils sont favorisés par une langue à structure souple dont le fonctionnement repose sur la transformation : le locuteur mobilise certains éléments formateurs de syntagmes et les réorganise, en séquences différentes, productrices de nouveaux sens, étant entendu qu’il le fait selon un ordre prescrit, de sorte que le lexique augmente dans le respect des règles morphophonologiques et morphosyntaxiques. (Therrien 2000, p. 285)

62 Pour illustrer ce procédé, citons le cas de majuuti, échelle (i.e. « ce qui sert à monter »). Le glissement sémantique consiste, pour sa part, à étendre et/ou remplacer le nombre de référents désignés par un terme donné. Par exemple, qaaq qui désignait les fourrures pour la plate-forme s’emploie aujourd’hui pour le drap, le dessus de lit. Ce sont les deux procédés les plus fréquemment utilisés dans la production terminologique actuelle en inuktitut (Dorais 1978, 1996 ; Therrien 2000 ; Teveny 2003). Les emprunts directs à une langue autre (essentiellement l’anglais dans le cas inuit) sont peu nombreux et toujours phonétiquement adaptés (comme kavama : gouvernement [government]). Les calques, enfin, qui consistent en une traduction littérale d’un terme étranger (anglais dans le cas inuit) sont marginaux (par exemple, itsivautaq désigne le président de séance [le chairperson en anglais] et signifie littéralement « la chaise »). Dans son étude sur le lexique urbain, Teveny (2003) a recensé, sur un total de quelque 150 néologismes collectés à Iqaluit, 82,5 % de lexicalisations, 10 % de glissements sémantiques, 7,5 % d’emprunts et un seul calque.

63 Dans le champ lexical de l’habitat, on constate qu’une part non négligeable du lexique de l’iglu nomade et de son équipement s’est conservé dans le corpus des habitations actuelles. Cette conservation lexicale s’est toutefois souvent, bien que non systématiquement, accompagnée de glissements sémantiques. Ce procédé linguistique compte pour environ 30 % de la terminologie de l’habitat contemporain répertoriée dans cette étude. Le tableau 2 regroupe plusieurs de ces termes, tous d’usage courant (voir notes 17 à 2317,18,19,20,21,22,23).

terme désignation(s) dans l’habitat désignation(s) dans l’habitat nomade contemporain

akiti tout ce qu’on met sous la tête pour oreiller, coussin 4, 5, 8 dormir

alliniq paillasse, matelas matelas, couverture inférieure 5, 7, 8, 10

a(a)lliraq peau, tapis, tout ce qui sert pour tapis, table, banc, grande déposer quelque chose assiette, planche 4, 6, 8

aummiti toute pièce de literie matelas 7, 10, couverture, sac de couchage 13

iga foyer pour la cuisine cheminée (âtre) 7, fourneau, four 8, 17

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igalaaq fenêtre fenêtre 4, 5, 8, vitre, (globe de lampe) 4

igliq plate-forme pour le couchage lit 4, 5, 6, 8, 17

iglu toute habitation [générique] (igluvigaq, toute habitation [générique] qarmaq, tupiq) (habitation nomade, moderne, édifice, etc.)

iglu(a)rusiq igluvigaq secondaire donnant sur le pièce de la maison, principal chambre 5, 7, 12, 14, 17, 18, 19

ilivvik place habituelle d’une chose, cache (ilijjivik/ilitsivik) armoire, étagère, grenier 4, 5, 6, 7, 13, 17, 18

kangiq trou d’aération cheminée, ventilation 6, 8

katak entrée, seuil entrée, porte 4, 5, 8

mangittaq peau sur laquelle on plaçait la table (nappe, plateau) 7, 8 nourriture lors des repas

nanir(u)uti, naniruaq lampe à mèche, éclairage de fortune lampe à pétrole, à pression, torche électrique 4, 5, 6, 8, 19

natiq sol sol, plancher 4, 8, 17

nivinngautaq crochet auquel on suspendait la porte-manteau (cintre) 7 marmite au-dessus de la lampe qulliq

paa ouverture, entrée entrée, porte 4, 6, 8, 17

qaat fourrures utilisées pour la plate-forme matelas, drap, dessus de lit 4, 7

qangattauti crochet auquel on suspendait la porte-manteau (cintre) 4, 7 marmite au-dessus de la lampe qulliq

qariaq igluvigaq secondaire chambre, pièce secondaire 4, 5, 9, 13

qulaaq toit rapporté de l’igluvigaq (en peau) grenier, toit, étage, plafond 4, 5, 8, 9, 20

qulliq lampe en pierre utilisant du gras de lampe à pression, lampe phoque comme combustible électrique 7

quliruaq (qulirruaq, contenant suspendu à un mur, toute étagère 4, 5, 7, 8 qulirrujaq) surface élevée pour déposer quelque chose

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qurvik pot de chambre pot de chambre, toilette 5, 6, 7, 17, 20

saa table pour la lampe, espace devant la table, bureau (meuble) 4, 6, 8, 20 lampe

saniuti plumeau (fait avec une aile d’oie) balai 4, 8

taalutaq, taluaq ce qui sert à voiler ou à produire de rideau, store 4, 6, 12 l’ombre

tupiq tente en peau tente en toile 4, 8

tuqsuuk porche, tunnel d’accès à l’igluvigaq porche, corridor, vestibule, entrée 4, 5, 8, 14, 17

tuqsutaq/tuqluaq conduit d’aération pratiqué au conduit de cheminée, tuyau de sommet de l’igluvigaq poêle 4, 5, 6, 7, 8

ukkuaq porte extérieure de l’igluvigaq porte 4, 5

ukkusik marmite en pierre suspendue au- marmite, chaudron, dessus de la lampe casserole 4, 5, 7

TABLEAU 2. — Conservation lexicale entre l’habitat nomade et l’habitat contemporain.

64 Remarquons ainsi que, selon les communautés et/ou les contextes du discours 21, le sens de a(a)lliraq glisse de « tout ce qui sert à déposer quelque chose » vers « tapis, table, banc, grande assiette ou planche », celui de iga va de « foyer pour la cuisine » à « cheminée, four, fourneau » et celui de qulaaq de « toit rapporté de la maison de neige » à « toit de la maison, grenier, plafond ou étage ». En fait, la plupart des termes repris dans le tableau 2 désignent aujourd’hui des réalités qui sont nouvelles non dans leurs fonctions, mais plutôt dans leurs formes. Plus qu’un « glissement sémantique », il faudrait sans doute parler d’une « extension sémantique ».

65 Dans cette même catégorie des variations sémantiques, il faut également indiquer les cas, assez peu nombreux semble-t-il, où le terme d’origine appartient à un champ lexical autre que celui de l’habitat : 66 ♦ iglinaq : c’est le nom de tout ce qui présente un plan horizontal élevé (rebord de falaise, pli de terrain) ; aujourd’hui, ce terme désigne également le balcon, les degrés d’un escabeau, les étagères 4, 5, 7, 8 [analogie de forme] ; 67 ♦ matu : couvercle, ce qui sert à couvrir ; il s’emploie actuellement au Nunavut pour également désigner la porte 8, 20 [analogie de fonction] ; 68 ♦ pullaq : désignant originellement la bulle d’air, s’utilise également aujourd’hui au Nunavik pour l’ampoule électrique 7 [analogie de forme] ; 69 ♦ qaliriit : plusieurs choses empilée ; désigne également aujourd’hui les étagères, le placard 10 [sorte de relation métonymique contenant/contenu] ;

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70 ♦ quliariik : deux choses l’une sur l’autre ; peut désigner aujourd’hui deux étages d’une maison 7 [analogie de forme].

71 La lexicalisation reste cependant, à l’instar de ce qui a été mis en évidence pour le lexique urbain par Teveny (2003), le mode dominant de production de la terminologie architecturale contemporaine : on compte environ 70 % de néologismes dans ce domaine. Un grand nombre d’exemples sont rassemblés dans le tableau 3.

adresse iglumut naasauti 22

baignoire irmivik 7, 8, ilunnaniarvik 4, uvingniarvik 17, uvininniarvik 7, 20, uvvavik 7

balcon aniirvik 7, 17, aniiqtuarvik 20, aniirajarvik 7, paammivik 22, utiqtavik 7 [iglinaq 7]

banc alliraujaq 8, naggavik 8 [aalliraq 8]

bassine, cuvette uasarvik 6, uvvaviapik 10, uvvavik 4

bibliothèque (meuble) aglakuvik 7, aglaqauti 7, aglatalik 7

bougie, chandelle ikumajaq 4, 8, napataq 5, 8, paqqujaq 4, 5, patiujaq 5, 6, 17

bureau (meuble) amujaqtulik 7 [saa 4, 7, 8, 20]

chaise, siège, fauteuil iksivautaq 4, 6, 8, 17, 18

chambre iglutaq 8, sinivvik 7 [iglu(a)rusiq 5, 7, 12, 14, 18, 19, qariaq 4, 5, 9, 13]

cheminée (âtre) ikualatsivik 7, ikualavik 7, kiaksauti 7 [iga 7]

cheminée, tuyau de poêle isiriguti 5, 7, 8 [kangiq 6, 8, tuqluaq 6, 8, 17, tuqsutaq 4, 5]

couloir, corridor sullukutaaq 6, 7, 20, tuqsukattaq 10, tuqsuukutaaq 7 [tuqsuuk 4, 5, 8]

cuisine igalik 4, 5, igavik 4, 5, kuuqarvik 17, 18, 20

décoration murale (photos, akinnamiutatsaq 4 crucifix, etc.)

douche irmiuti 7, irmivik 7, ilunnaniarvik 4, qurlutuq 7, qurluvik 7, siqijaqtuq (kuvijuq) 7, uvininniarvik 20, uvvaruti 7, uvvavik (kuvijuq) 7

échelle majurauti 4, 8, majuuti 4, majuqarvik 10, majuarvik 7

électricité uaja 17 [ikuma 4, 7]

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entrée anivik 4, 5, 9, itirvik 4, 5, 8, 17, 20 [tuqsuuk 17]

escalier majurauti 4, 6, 8, 17, 20, majuqarvik 10, majuarvik 7, majuuti 7

étage(s) [quliariik 7, quliriit 5, 20, quliriilik 6, qulaaq 7, 9]

étagère iglinaujaq 7, ilijjivik 5, 6, 17, qulirussivik 7 [iglinaq 4, 5, 7, 10, quliruaq 4, 8]

évier, lavabo irmivik 7, irruturvik 7, uasarvik 6, 20, uvvavik 7

grenier ilijjivik 7 [qulaaq 4, 20 (igluup qulaanga)]

interrupteur électrique ikumavik 4, qamissiuti 7, qamittauti 7

jardin piruqsiivik 4, 7, 8, 22

lampe (électrique), lanterne, ikumajaq 7, qaumajuuq 4, 8, qaummaqquti 6, 17, qullialuk 7 [ikuma 4, 7, ampoule nanir(u)ut(i) 4, 5, 6, 7, 8, 19, naniruaq 4, 7, 8, qulliq 7]

lit inagvik 8, sinivvik 5, 6, 14 [igliq 4, 5, 6, 8, 17]

lits superposés quliriik igliq 14

machine à laver annuraanut uasarvik 17, irmiuti 7, irmigut 8, uvvaruti 7, uvvarutialuk 7, uvvavialuk 4, uvvavik 7

maison moderne iglualuk 10, igluruaq 10, iglujuaq 5, 7, 8, 9, iglullarik 12, 19, iglutuinnaq 12

maison rudimentaire à une sikkittaruluk 19, iluviq 23 (voir également note 24 24) pièce (« match box »)

matelas allinialuk 13, qaaraaluk 7 [alliaq 17, alliniq 5, 10, aummiti 7, qaat 7]

mur [avaluk 22, akinnaq 4, 5, 6, 17]

paillasson alurluijarvik 4

placard, armoire ilijjivik 5, 13 / ilitsivik 18, matuitarvik 20, nivingavvik 8, ukkuitaqtuq 10 [qaliriit 4]

plafond igluup qulaa 8

poêle de cuisine, four, aumaliursirvik 8, aumaliurvik 10, kiaksauti 4, 8, kiappalassauti 7, chaudière, radiateur paqqaaruti 7, urquusisauti 4

poignée de porte matuirvik (matuirviruluk) 14, tigulik 7, tiguvvik 8, 10, ukkuarauti 7, ukkuaruti 7, ukkuiruti 4

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porte (entrée) [katak 4, 5, 8, matu 8, 20, paa 4, 6, 8, 17, ukkuaq 4, 5]

porte-manteau, penderie, annuraakkuvik 6, 7, nivinnga(g)uti 5, 7, nivinngavik 7, qangattavik 7 cintre [nivinn gautaq 7, qangattauti 4]

poubelle sanikkuvik 7, saniqauti 7

prise de courant ikumamuurvik 7, kappujarvik 7, kapputiguti 10, kapputittavik 7, kapputivik 10, kautittavik 7, kautivik 8

réfrigérateur niglinaqtukkuvik 17, nillinaqtuqauti 7, quakkuvik 6, 7, 17, quaqauti 7, quangusivvik 8

revêtement de sol, linoléum natiksaq 8, natiksajaq 7

robinet kuvi(g)uti 7, kuvivik 7

rocking-chair aulaguti 7, aulajartuq 7, vavaaruti 10

salle de bain irmigiaqtuvik 7, uasarvik 5, uvininniarvik 18, uvvavik 5, 7, uvvariaqtuvik 7

salon pigaarvik 7, pulaarvik 7, 8, 10, 17, 18, 20

sofa, canapé inagvik 8, iksivautaq 20, iksivautakutaaq 7, 18, iksivautaaluk 6, 7, 17, nallavik 7

table a(a)lliraujaq 4, 8, naggavik 8 [a(a)lliraq 4, 8, kipu 6, 17, mangittaq 7, 8, saa 4, 6, 8, 19, 20]

tapis natiraq 8, 20, tulliraq 4 [alliraq 4, natiq 18]

toilettes anarvik 7, 8, 17, 18, anariaqtuvik 4 [qurvik 5, 6, 7, 17, 20]

toit igluup qaanga 4, 22 [qulaaq 5, 7, 13, 20]

TABLEAU 3. — Corpus de l’habitat contemporain créé par lexicalisation (les termes figurant entre crochets sont des glissements sémantiques issus du lexique préexistant. Ils sont donnés à nouveau ici pour présenter l’éventail des désignations possibles d’un même objet).

72 Un grand nombre des termes regroupés dans le tableau 3 renvoient à des fonctions nouvelles (baignoire, balcon, douche, escalier, salon, sofa, etc.) et non pas seulement, comme souvent dans le cas du glissement sémantique, à des formes nouvelles de réalités préexistantes. Remarquons également que deux termes figurant dans ce tableau sont issus d’une lexicalisation sur une base empruntée à l’anglai :

73 ♦ kuuqarvik : cuisine, est probablement construit sur kuu-, de l’anglais cook, cuisinier [à bord des bateaux, dans les bases militaires, etc.] ; la cuisine est donc « le lieu où il y a un cuisinier » (Therrien, communication personnelle) ;

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74 ♦ vavaaruti : rocking-chair ; formé à partir de vavaaq- : se balancer, de l’anglais to wave, s’agiter ; le rocking-chair est donc « ce qui sert à se balancer ».

75 Dans le processus de lexicalisation, certains morphèmes sont utilisés de façon récurrente afin de former, sur le plan sémantique, trois catégories de terme : 1) ceux qui expriment la fonction du désigné, 2) ceux qui décrivent son apparence et 3) ceux qui l’assimilent à un élément de la culture dite traditionnelle (Dorais 1996, p. 161) :

76 1) -uti : « ce qui sert à » et ses variantes (i.e. -guti, -ruti, -kkuti, -jjuti, -siti, -siuti) expriment l’utilité de l’objet désigné ; c’est le morphème qui produit le plus de néologies inuit ; citons, par exemple, majurauti : escalier, i.e. « ce qui sert habituellement à monter » ou ukkuiruti : poignée de porte, i.e. « ce qui sert à ouvrir » ;

77 -vik : « l’endroit ou le moment » (notion d’espace ou de temps) exprime, dans le champ lexical de l’habitat, l’endroit où un procès s’accomplit ; il est abondamment utilisé comme dans sinivvik : lit, chambre, i.e. « là où on dort » ;

78 -qauti : « contenant » ; par exemple quaqauti : réfrigérateur, i.e. « ce qui contient quelque chose de gelé » ;

79 -ksaq : « qui peut servir à, matière pour » ; par exemple natiksaq : linoléum, i.e. « matériel pour le sol » ;

80 2) -ujaq : « qui ressemble à » et -nnguaq : « imitation de » expriment l’apparence du désigné ; par exemple iglinaujaq : étagère, i.e. « ce qui ressemble à une surface horizontale » ;

81 3) la troisième catégorie comprend les éléments formés par addition à un terme désignant un élément de l’architecture ou de la technologie pré-contacts d’un morphème augmentatif/mélioratif (dont -aluk : « grand, puissant », -jjuaq : « grand par excellence, de qualité supérieure », -kutaaq/-rutaaq : « long », -mmarik : « grand, véritable ») ou diminutif/péjoratif (-apik : « petit », -laaq : « tout petit », -ruluk : « petit [péjoratif] ») ; certains morphèmes marquent l’appartenance (par exemple -lik : « pourvu de », -taq : « qu’on possède », -jaq : « partie de »). On peut en fait considérer les éléments de cette dernière catégorie comme étant le résultat d’un processus intermédiaire entre lexicalisation et glissement sémantique : il s’agit bien de la création d’un néologisme, mais sur la base d’un terme appartenant au lexique préexistant, ce qui conduit à une extension de sens tout en restant à l’intérieur du même champ d’expérience. On y trouve des termes tels que allinialuk (matelas d’importation), iglujuaq (maison moderne), qullialuk (lampe actuelle) ou encore tuqsuukutaaq (couloir). Conclusion 82 On peut conclure de cette analyse que l’habitat nomade est, par l’intermédiaire du lexique, toujours présent. Les Inuit ont su mobiliser les possibilités qu’offre leur langue pour réduire symboliquement la distance existant entre les deux types d’habitat. Ils ont ainsi mis en œuvre un processus linguistique par lequel un grand nombre d’éléments lexicaux participant de la désignation de l’habitat nomade ont été intégrés au corpus de l’habitat contemporain, par le biais du glissement ou de l’extension sémantiques. La lexicalisation a en outre permis d’ajuster la terminologie aux réalités nouvelles, tout en respectant la morphosyntaxe de la langue. À notre sens, l’activité néologique au Nunavik et au Nunavut oriental traduit davantage une forme d’appropriation du nouvel environnement domestique qu’un témoignage de la rupture entre deux types d’espace domestique, comme le suggère Collignon (2001)25. À ce stade de l’étude, on peut déjà parler d’appropriation linguistique de l’habitation contemporaine. Nous montrerons

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dans un développement ultérieur de ce travail qu’il existe également une autre forme d’appropriation liée au mode d’occupation de la maison moderne.

83 Bien qu’imposée de l’extérieur par un système de pensée autre, la maison moderne n’est sans doute pas ou plus une réalité étrangère pour les Inuit : c’est l’iglujuaq, la maison par excellence grâce à ses qualités d’isolation, d’espace, etc., c’est-à-dire la maison de qualité supérieure.

84 Nuançant le point de vue communément entendu selon lequel il y aurait uniformisation de la vie matérielle et des modes de consommation sous l’effet de la mondialisation, Formoso (2001, p. 28) avance qu’en fait : « D’une société à l’autre l’utilité reconnue aux objets, y compris les plus nouveaux et spécialisés, ainsi que leur statut et leur encodage symbolique varient en fonction de logiques culturelles pré-établies qui conditionnent leur adoption et qu’en retour ils ne modifient qu’à la marge ». Il nous semble que cet énoncé s’applique parfaitement à l’adoption de l’habitat occidental contemporain par les Inuit, étant entendu que des disparités régionales existent26. ANNEXE – Analyse linguistique des termes cités 85 Abréviations utilisée :

86 NOD : terme qui dans le champ lexical de l’habitat n’est utilisé, semble-t-il, que pour l’habitat nomade GLI : glissement lexique LEX : terme créé par lexicalisation EPT : terme issu d’un emprunt à une autre langue nomin. : nominalisation spécif. : spécificateur sing. : singulier plur. : pluriel poss. : possessif Le sens littéral du terme est donné entre crochet ; le signe (?) indique une proposition incertaine.

a(a)lliraq : alli-, ce qui est situé le plus en dessous (de GLI tout ce qui sert à déposer ati-, dessous ; -lliq, le plus dans une position) ; -ra-, zone quelque chose (peau, planche), ou partie (dans une direction) ; -q, spécif. (sing.) [la zone tapis, table, banc située le plus en dessous]

a(a)lliraujaq : a(a)lliraq, ce qui sert à déposer quelque LEX table, banc chose ; -uja-, qui ressemble à ; -q, spécif. (sing.) [ce qui ressemble à ce qui sert à déposer quelque chose]

aki : aki-, opposé à (localisateur) NOD dans l’igluvigaq, plate-forme latérale pour les lampes

akinnamiutatsaq : akinnaq, mur ; -mi-, locatif ; -u-, LEX décoration murale existence ; -taq-, appartenance ; -tsa-, destiné à ; -q, spécif. (sing.) [ce qui est destiné à être sur le mur]

akinnaq : aki-, opposé à (localisateur) ; -na-, qui GLI flanc de montagne, côté d’objet, ressemble à ; -q, spécif. (sing.) [ce qui est opposé] mur

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akiti : aki-, opposé à (localisateur) GLI tout ce qu’on met sous la tête pour dormir, oreiller, coussin

allakuvik : allaq, livre ; -kkut, translatif (groupe de) ; -vi-, LEX bibliothèque (meuble) lieu ; -k, spécif. (sing.) (i.e. -kkuvik, lieu pour, récipient à) [là où il y a un ensemble de livres]

allaqauti : allaq, livre ; -qaq-, avoir ; -uti, qui sert à (i.e. - LEX bibliothèque (meuble) qauti, contenant) [ce qui contient des livres]

allatalik : allaq, livre ; -taq-, appartenance ; -li-, pourvu LEX bibliothèque (meuble) de ; -k, spécif. (sing.) [ce qui a des livres]

alliaq : alli-, ce qui est situé le plus en dessous (de ati-, NOD paillasse (en particulier faite de dessous ; -lliq, le plus dans une position) ; -aq, qui branchages) ressemble à (?) [ce qui est en dessous]

allinialuk : alliniq, matela ; -alu-, grand ; -k, spécif. (sing.) LEX matelas d’importation [le grand matelas]

alliniq : alli-, ce qui est situé le plus en dessous (de ati-, GLI paillasse, matelas, couverture dessous ; -lliq, le plus dans une position) ; -ni-, le fait de ; du dessous -q, spécif. (sing.) [le fait d’être le plus au-dessous]

alurluijarvik : aluq, plante du pied, semelle ; LEX paillasson -luk, mauvais (i.e. alurluk, saletés sous les semelles) ; - ijaq-, privatif ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on enlève les saletés adhérant aux semelles, i.e. où on frotte le dessous de ses chaussures]

ammaniriik : amma-, faire une ouverture ; -ni-, le fait de NOD deux maisons de neige avec (i.e. ammaniq, trou, sortie) ; -riik, marque de la mutualité, sortie commune au duel [les deux qui partagent une sortie]

amujaqtulik : amu-, tirer vers soi ; -jaq-, fréquentatif ; - LEX bureau (meuble) tu-, nomin. (i.e. amujaqtuq, tiroir) ; -li-, pourvu de ; -k, spécif. (sing.) [qui est pourvu de choses fréquemment tirées vers soi (tiroirs)]

anariaqtuvik : anaq-, déféquer ; -riaq-, aller faire, se LEX toilettes mettre à ; -tu-, fréquentatif ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) (i.e. -riaqtuvik, lieu où on va) [là où on va fréquemment déféquer]

anarvik : anaq-, déféquer ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là LEX toilettes où on défèque]

aniiqtuarvik : aniiq-, sortir et rester dehors ; LEX balcon -tuaq-, faire longtemps ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on sort et reste longtemps dehors]

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aniirajarvik : aniiq-, sortir et rester dehors ; LEX balcon -rajaq-, conditionnel ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on peut sortir et rester dehors]

aniirvik : aniiq-, sortir et rester dehors ; -vi-, lieu ; -k, LEX balcon spécif. (sing.) [là où on sort et reste dehors]

anivik : ani-, sortir ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on GLI sortie (entrée) sort]

annuraakkuvik : annuraaq, vêtement ; -kkut, translatif LEX porte-manteau, penderie (groupe de) ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) (i.e. -kkuvik, lieu pour, récipient à) [là où il y a un ensemble de vêtements]

annuraanut uasarvik : annuraaq, vêtement ; -nut, allatif ; LEX machine à laver uasarvik, là où on lave (cf. l’analyse de uasarvik) [endroit où on lave pour les vêtements]

aulaguti : aula-, se mouvoir ; -guti, qui sert à [ce qui sert LEX rocking-chair à se mouvoir]

aulajaqtuq : aula-, se mouvoir ; -jaq-, fréquentatif ; -tu-, LEX rocking-chair nomin. ; -q, spécif. (sing.) [qui se meut à plusieurs reprises]

aumaliursirvik : auma, feu, braise ; -liuq-, fabriquer ; -vi-, LEX poêle, fourneau lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on fait du feu, des tisons]

aummiti : aummisiq-, aller au lit GLI toute pièce de literie, matelas

auviq NOD bloc de neige pour maison de neige

avaluk : avat-, autour de ; -lu-, lieu ou chose (pour une GLI limite extérieure d’un objet, action) ; -k, spécif. (sing.) [ce qui entoure] cadre, mur, clôture

avvaq : avvaq, moitié, lié à avik-, diviser, séparer en deux NOD peau de dessus pour la literie [peau supérieure par rapport à la peau inférieure]

iga : iga-, cuire, cuisiner [là où on cuit] GLI foyer, cheminée (âtre)

igalaaq : iga-, cuire, cuisiner GLI fenêtre, vitre

igalik : iga, foyer pour cuire ; -li-, pourvu de ; -k, spécif. LEX cuisine (sing.) [ce qui a un foyer pour cuire]

igavik : iga-, cuire, cuisiner ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) LEX cuisine [là où on cuisine]

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 127

iglinaq : igliq, plate-forme de couchage ; -na-, qui GLI plan horizontal élevé, armoire, ressemble à ; -q, spécif. (sing.) [plan qui ressemble à une balcon, étagère plate-forme] (?)

iglinaujaq : iglinaq, plan horizontal ; -uja-, qui ressemble LEX étagère à ; -q, spécif. (sing.) [ce qui ressemble à une surface horizontale]

igliq : pourrait être relié à ingit-, s’asseoir (?) GLI plate-forme, lit

igliti : relié à igliq, plate-forme (?) NOD section verticale du mur de l’ igluvigaq, montant de bois soutenant le mur de la tente

iglu : pourrait être relié à ilu, intérieur de GLI toute habitation

iglualuk : iglu, habitation ; -alu-, grand ; -k, spécif. (sing.) LEX maison moderne [la grande maison]

iglujuaq (igluruaq) : iglu, habitation ; -jjua- (-rua-), grand, LEX maison moderne par excellence ; -q, spécif. (sing.) [la maison de qualité supérieure]

iglullarik : iglu, habitation ; -llari-, vrai, véritable ; -k, LEX maison moderne spécif. (sing.) [la véritable maison]

iglumut naasauti : iglu, habitation ; -mut, allatif ; naasa-, LEX adresse compter ; -uti : qui sert à [ce qui sert à compter pour la maison]

iglurusiq : iglu, habitation ; -rusi-, partie d’un ensemble GLI igluvigaq secondaire, pièce, plus grand, additionnel ; -q, spécif. (sing.) [partie d’habi- chambre tation]

iglutaq : iglu, habitation ; -ta-, partie de ; -q, spécif. LEX chambre (sing.) [partie d’habitation]

iglutuinnaq : iglu, habitation ; -tuinna-, uniquement, LEX maison moderne simplement ; -q, spécif. (sing.) [une simple habitation]

igluup qaanga : iglu, habitation ; -up, relateur ; qaa-, la LEX toit surface extérieure, le sommet ; -nga, poss. (3e p. sing.) [le dessus extérieur de la maison]

igluup qulaa : iglu, habitation ; -up, relateur ; qula-, GLI plafond, partie supérieure de la l’espace au-dessus ; -a, poss. (3e p. sing.) [le dessus de la maison maison]

igluvigaq : iglu, habitation NOD maison de neige

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 128

iksivautaaluk : iksiva-, être assi ; -uta-, qui sert à (i.e. LEX sofa, canapé iksivautaq, siège) ; -alu-, grand ; -k, spécif. (sing.) [le grand siège]

iksivautakutaaq : iksiva-, être assi ; -uta-, qui sert à (i.e. LEX sofa, canapé iksiva-yutaq, siège) ; -kutaa-, long ; -q, spécif. (sing.) [le long siège]

iksivautaq : iksiva-, être assi ; -uta-, qui sert à ; LEX siège, chaise, fauteuil, sofa, -q, spécif. (sing.) [ce qui sert à s’asseoir] canapé

ikualatsivik : ikuala-, flamber (de ikit-, brûler) ; -tsi-, LEX cheminée (âtre) faire ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on fait flamber quelque chose]

ikualavik : ikuala-, flamber, -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) LEX cheminée (âtre) [là où ça flambe]

ikuma : ikit-, brûler ; -ma-, aspecto-temporel exprimant GLI feu, ampoule, électricité l’achevé (ikuma-, brûler avec des flammes)

ikumajaapik : ikuma, feu ; -ja-, partie de ; -api-, petit ; -k, LEX bougie, chandelle spécif. (sing.) [le petit morceau de feu]

ikumajaq : ikuma, feu ; -ja-, partie de ; -q, spécif. (sing.) LEX ampoule, bougie, chandelle, [morceau de feu, d’électricité] électricité

ikumamuurvik : ikuma, électricité ; -muuq-, aller vers, LEX prise de courant agir par ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où ça fonctionne à l’électricité]

ikumavik : ikuma, électricité ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) LEX interrupteur électrique [là où il y a l’électricité]

ilijjivik (ilitsivik) : ili-, mettre, placer, emmagasiner ; - LEX grenier, placard, armoire, tsi-, en vue de ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on étagère conserve des choses] ; ilivvik, place habituelle d’une chose, cache

ilunnaniarvik : ilunna-, l’ensemble ; -niaq-, s’occuper de ; LEX baignoire, douche -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on s’occupe de l’ensemble (du corps)]

iluviq : ilu-, intérieur de ; le glissement sémantique GLI tombe, maison rudimentaire (« traduit la dimension réduite des premières maisons match-box house ») « moderne »

inagvik : inak-, être couché sur le côté ; -vi-, lieu ; -k, LEX lit, sofa, canapé spécif. (sing.) [là où on se couche sur le côté]

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 129

inaluujait : inaluk, intestin grêle ; -uja-, qui ressemble ; - NOD bande de toile transversale de it, spécif. (plur.) [les choses qui ressemblent à l’intestin la tente grêle]

initaq : ini-, suspendre pour sécher ; -ta-, nomin. NOD séchoir au-dessus de la lampe (passif) ; -q, spécif. (sing.) [ce qui est suspendu pour sécher]

irmigiaqtuvik : irmi-, (se) laver ; -giaq-, se mettre à ; -tu-, LEX salle de bain fréquentatif ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) (i.e. -giaqtuvik, lieu où on va) [là où on va fréquemment se laver]

irmiuti (irmigut) : irmi-, (se) laver ; -uti (-gut), qui sert à LEX douche, machine à laver [ce qui sert à (se) laver]

irmivik : irmi-, (se) laver ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là LEX baignoire, douche, évier, lavabo où on se lave]

irruturvik : irruq-, rincer ; -tuq-, nomin. ; -vi-, lieu ; -k, LEX évier, lavabo spécif. (sing.) [là où on rince quelque chose]

isiriguti : isiq, fumée ; -ri(ttuq)-, avoir en abondance ; - LEX cheminée (conduit) guti, qui sert à [ce qui sert à avoir beaucoup de fumée]

itirvik : itiq-, entrer ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on GLI entrée entre]

kajjiq NOD sommet du dôme de l’iglu-vigaq, sommet du crâne

kangillitaq : kangi-, la partie solide de quelque chose, en NOD barre horizontale (paugusiq) qui direction de l’intérieur ; -lliq, orienté le plus dans une soutient le séchoir, située le direction (kangilliq s’oppose à killiq) ; -ta-, partie ; -q, plus à l’intérieur de la maison spécif. (sing.) [la partie qui est le plus vers le fond] de neige

kangiq : kangi-, la partie solide de quelque chose (?) GLI trou d’aération, ventilation, cheminée

kappujarvik : kappu-, se planter, se ficher ; -jaq-, LEX prise de courant fréquentatif ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où ça se plante souvent]

kapputiguti : kapputi-, être planté, fiché ; -guti, qui sert à LEX prise de courant [ce qui sert à être fiché]

kapputittavik : kapputi-, être planté, fiché ; -ttaq-, LEX prise de courant fréquentatif ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où c’est souvent fiché]

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 130

kapputivik : kapputi-, être planté, fiché ; -vi-, lieu ; -k, LEX prise de courant spécif. (sing.) [là où c’est fiché]

katak : katak-, tomber de haut, descendre GLI entrée, seuil, porte

kautittavik : kauti-, enfoncer, enfiler (sur objet oblong) ; LEX prise de courant -ttaq-, fréquentatif ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où ça s’enfile souvent]

kautivik : kauti-, enfoncer, enfiler (sur objet oblong) ; - LEX prise de courant vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où ça s’enfile]

kiaksauti : kiak-, chauffer ; -saq-, le faire, travailler à ; - LEX cheminée (âtre), poêle de uti, qui sert à [ce qui sert à chauffer quelque chose] cuisine, four

kiappalassauti : kiappalak-, se réchauffer (l’air) ; -saq-, LEX poêle de cuisine, four, radiateur travailler à, le faire ; -uti, qui sert à [ce qui sert à faire que l’air se réchauffe]

killitaq : kit-, en avant, en direction vers la mer ; -lliq, NOD barre horizontale (paugusiq) qui orienté le plus dans une direction (killiq s’oppose à soutient le séchoir, située le kangilliq) ; -ta-, partie ; -q, spécif. (sing.) [la partie qui est plus près de l’entrée de la le plus vers la mer, i.e. vers l’entrée de la maison] maison de neige

kilu : exprime la notion de zone arrière ; relié à kigli-, NOD fond de la maison de neige bord, limite (?)

kipu GLI table

kuuqarvik : kuu-, cuisinier (de l’anglais cook, cuisinier EPT cuisine [ceux des bases militaires, des bateaux, etc.]) ; -qaq-, + avoir ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où il y a un LEX cuisinier]

kuvi(g)uti : kuvi-, couler ; -(g)uti, qui sert à [ce qui sert à LEX robinet couler]

kuvivik : kuvi-, couler ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où LEX robinet ça coule]

majuarvik : majuaq-, monter ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) LEX échelle, escalier, escabeau [là où on monte]

majurarvik : maju-, monter, s’élever ; -raq-, LEX échelle, escalier fréquentatif ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on monte fréquemment]

majurauti : maju-, monter, s’élever ; -raq-, fréquentatif ; LEX échelle, escalier, ascenseur -uti, qui sert à [ce qui sert habituellement à monter]

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 131

majuuti : maju-, monter, s’élever ; -uti, qui sert à [ce qui LEX échelle, escalier, escabeau sert à monter]

mangittaq : peut-être relié à mangik-, déchirer avec les GLI peau sur laquelle était placée la dents (?) ; manga-, enlever le gras de la peau de baleine nourriture, table, bureau, plateau, assiette

manuaq : manu, partie sous-mentale ; -a-, qui ressemble NOD seuil intérieur de la maison de à ; -k, spécif. (sing.) [qui ressemble à la zone sous le neige menton]

matu : matu-, couvrir, fermer GLI couvercle, porte

matuirvik (matuirviruluk) : matu-, couvrir, fermer ; -iq-, LEX poignée de porte privatif (i.e. matuiq-, ouvrir) ; -vi-, lieu ; -rulu-, petit ; -k, spécif. (sing.) [le petit endroit pour ouvrir la porte]

matuitarvik : matu-, couvrir, fermer ; -iq-, privatif (i.e. LEX placard, armoire matuiq-, ouvrir) ; -taq-, fréquentatif ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [un endroit qui est souvent ouvert]

naggavik : nagga-, (?) ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) LEX table, banc

nallavik : nalla-, s’étendre ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là LEX sofa, canapé où on s’étend]

naniru(u)ti : naniq-, lampe, éclairage (de nanivaa, il GLI lampe à mèche, lanterne trouve ce qu’il cherchait ou nanippaa, il en extrait l’huile en le battant) ; -uti, qui sert à [ce qui sert à éclairer]

naniruaq : naniq-, lampe, éclairage (de nanivaa, il trouve GLI éclairage de fortune dans l’ ce qu’il cherchait ou nanippaa, il en extrait l’huile en le igluvigaq, mèche de lampe à battant) [ce qui sert à éclairer] ; naniruaqpaa, il l’éclaire pétrole, bougie, torche

napataq : napa-, se tenir debout ; -ta-, nomin. (passif) ; - LEX bougie, chandelle q, spécif. (sing.) [une chose qui se tient verticalement]

naqinaq : naqi-, qui est bas, peu élevé ; -na, nomin. ; -q, NOD maison de neige sans plate- spécif. (sing.) [une chose qui est basse] forme (tout l’intérieur est au niveau du sol)

natiksajaq : natiq, sol ; -ksaq, destiné à, matériel pour ; - LEX revêtement de sol ja-, matière ; -q, spécif. (sing.) [matière destinée à recouvrir le sol]

natiksaq : natiq, sol ; -ksa-, destiné à, matériel pour ; -q, LEX revêtement de sol spécif. (sing.) [ce qui est destiné au sol]

natiq GLI sol, plancher, tapis

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 132

natiraq : natiq, sol ; -ra-, zone, partie ; -q, spécif. (sing.) LEX tapis [ce qui est lié au sol]

niglinaqtukkuvik : nigli-, froid ; -naq-, causatif ; -tu-, LEX réfrigérateur nomin. ; -kkut, translatif (groupe de) ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) (i.e. -kkuvik, lieu pour, récipient à) [un lieu qui produit du froid]

nillinaqtuqauti : nilli-, froid ; -naq-, causatif ; -tu-, LEX réfrigérateur nomin. ; -qaq-, avoir ; -uti, qui sert à (i.e. -qauti, contenant) [un contenant qui produit du froid]

ninngiq : nimiq-, enrouler, envelopper NOD bloc de neige autour de la maison de neige

nivinnga(g)uti : nivinnga-, suspendre quelque chose ; - LEX porte-manteau (patère) uti-, qui sert à [ce qui sert à suspendre quelque chose]

nivinngautaq : nivinnga-, suspendre quelque chose ; - GLI crochet au-dessus de la lampe, uta-, qui sert à ; -q, spécif. (sing.) [ce qui sert à suspendre porte-manteau, cintre quelque chose]

nivinngavik (nivingavvik) : nivinnga-, suspendre quelque LEX placard, armoire, porte- chose ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on suspend manteau (cintre, patère) quelque chose]

paa GLI toute ouverture, porte

paammivik : paamma-, être à plat (sur le sol) ; -vi-, lieu ; - LEX balcon k, spécif. (sing.) [l’endroit qui est à plat (horizontal)] (?)

paaqtuilitaq : paaqtuq-, le vent souffle droit sur l’entrée NOD mur de protection devant de l’igluvigaq (de paaq-, rencontrer [relier à paa, entrée l’entrée de l’igluvigaq (?)]) ; -ilita-, protection contre ; -q, spécif. (sing.) [ce qui protège du vent]

paqqaaruti : paqqaa-, produire de la chaleur ; -ruti, qui LEX poêle de cuisine, four, sert à [ce qui sert à produire de la chaleur] chaudière, radiateur

paqqujaq : paqquti, récipient à moelle ; -uja-, qui LEX bougie, chandelle ressemble à ; -q, spécif. (sing.) [qui ressemble à un récipient à moelle]

patiujaq : patiq, moelle ; -uja-, qui ressemble à ; -q, spécif. LEX bougie, chandelle (sing.) [qui ressemble à de la moelle]

paugusiq : relié à pauguaq qui désigne tout piquet, NOD chacune des barres quelque chose fichée en terre pour en tenir une autre ; horizontales qui soutiennent le pauktuaq, peau mise à sécher en la fichant au sol avec de séchoir dans l’igluvigaq petits piquets

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 133

pigaarvik : pigaaq-, veiller tard ; -vi-, lieu ; -k, spécif. LEX salon (sing.) [là où on veille tard]

piruqsivik : piruqsi-, pousser, croître ; -vi-, lieu ; -k, LEX jardin, champ cultivé, serre spécif. (sing.) [là où des choses poussent]

pulaarvik : pulaaq-, rendre visite ; -vi-, lieu ; -k, spécif. LEX salon (sing.) [là où on rend visite]

pullaq : probablement relié à puvi-, gonfler, enfler GLI bulle d’air, ampoule électrique

qaaq : qaa-, dessus, surface de quelque chose GLI fourrure pour la plate-forme, drap, dessus de lit, matelas

qaaraaluk : qaaq, fourrure pour la plate-forme ; -alu-, LEX matelas grand ; -k, spécif. (sing.) [la grande fourrure]

qaliriit : qali-, ce qui est situé au-dessus, qui recouvre GLI des choses les unes sur les (de qaa-, dessus, sommet, surface de quelque chose) ; - autres, étagères, placard riit, marque de la mutualité, au pluriel [plusieurs choses empilées]

qamissiuti : qamik-, éteindre ; -siuti, qui sert à [ce qui LEX interrupteur électrique sert à éteindre quelque chose]

qamittauti : qamik-, éteindre ; -taq-, fréquentatif ; -uti, LEX interrupteur électrique qui sert à [ce qui sert souvent à éteindre quelque chose]

qangattauti : qangatta-, monter, soulever ; -uti, qui sert à LEX/ crochet de la marmite au- [ce qui sert à ce que ça monte, i.e. ce qui sert à ce que le GLI dessus de la lampe, porte- vêtement soit accroché à un endroit en hauteur] manteau (cintre)

qangattavik : qangatta-, monter, soulever ; -vi-, lieu ; -k, LEX porte-manteau spécif. (sing.) [là où ça monte, i.e. là où le vêtement est en hauteur]

qariaq : qari-, cavité GLI igluvigaq secondaire, chambre

qarmaq NOD maison semi-souterraine

qaumajuuq : qauma-, éclairer ; -juu-, habitude de ; -q, LEX lampe, lanterne spécif. (sing.) [ce qui a l’habitude d’éclairer]

qaummaqquti : qaumma-, éclairer, illuminer ; -quti, qui LEX lampe électrique sert à [ce qui sert à éclairer]

qilak NOD dôme de l’igluvigaq, palais buccal, voûte céleste

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 134

qimirluguti : qimirluk, colonne vertébrale ; -guti, sert à, NOD bois longitudinal au faîte de la relié à [ce qui sert de colonne vertébrale] tente

qingaq NOD nez, trou d’aération

quakkuvik : quaq, quelque chose de gelé ; -kkut, LEX réfrigérateur translatif (groupe de) ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) (i.e. - kkuvik, lieu pour, récipient à) [ce qui contient des choses gelées]

quangusivvik : quaq, quelque chose de gelé ; LEX réfrigérateur -usivvi-, récipient, qui contient ; -k, spécif. (sing.) [ce qui contient des choses gelées]

quaqauti : quaq, quelque chose de gelé ; -qaq-, avoir ; -uti, LEX réfrigérateur qui sert à (i.e. -qauti, contenant) [qui contient des choses gelées]

qulaaq : qula-, ce qui est situé au-dessus ; -q, nomin. GLI toit de l’igluvigaq, étage, (spécif. sing.) [ce qui est situé au-dessus] grenier, toit

quliariik : quli-, ce qui est situé au-dessus ; -riik, marque GLI deux choses l’une sur l’autre, de la mutualité, au duel [les deux, l’un au-dessus de étages l’autre]

quliriik igliq : quli-, ce qui est situé au-dessus ; -riik, GLI lits superposés marque de la mutualité, au duel (deux choses empilées) ; igliq, lit [deux lits l’un sur l’autre]

quliriit : quli-, ce qui est situé au-dessus ; -riit, marque de GLI des choses les unes sur les la mutualité, au pluriel [plusieurs choses empilées] autres, étages

quliruaq : quli-, ce qui est situé au-dessus GLI contenant suspendu à un mur, étagère

qulirussivik : qulirussi-, déposer quelque chose sur une LEX étagère surface élevée (forme inusitée) (quli-, ce qui est situé au- dessus) ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on dépose quelque chose sur une surface élevée]

qullialuk : quli-, ce qui est situé au-dessus ; -lliq, le plus LEX lampe, lanterne dans une position (i.e. qulliq, lampe en pierre) ; -alu-, grand ; -k, spécif. (sing.) [la grande lampe]

qulliq : quli-, ce qui est situé au-dessus ; -lli-, le plus dans GLI lampe en pierre, lampe une position ; -q, spécif. (sing.) [ce qui est le plus au- électrique, lanterne dessus]

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 135

qulliti : quli-, ce qui est situé au-dessus ; -lli-, le plus dans NOD dernier bloc du dôme de la une position ; -ti, zone dans telle direction [ce qui est le maison de neige plus au-dessus]

quppiniq : quppi-, couper en deux longitudinalement ; - NOD espace entre deux plates- ni-, le fait de ; -q, spécif. (sing.) [qui est séparé dans le formes, raie des cheveux sens de la longueur]

qurlutuq : qurlu-, couler en tombant de haut ; -tu-, LEX douche nomin. ; -q, spécif. (sing.) [ce qui coule en tombant de haut]

qurluvik : qurlu-, couler en tombant de haut ; LEX douche -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où ça coule en tombant de haut]

qurvik : qui-, uriner ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où GLI pot de chambre, toilettes on urine]

saa : saa-, en face, devant (localisateur) [la surface GLI toute surface utilisée comme devant soi] table, table, bureau

sanikkuvik : sanik, poussière, saleté ; -kkut, translatif LEX poubelle (groupe de) ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) (i.e. -kkuvik, lieu pour, récipient à) [récipient à poussière]

saniqauti : sanik, poussière, saleté ; -qaq-, avoir ; -uti, qui LEX poubelle sert à (i.e. -qauti, contenant) [ce qui contient des poussières]

saniuti : saniq-, nettoyer le sol, enlever les poussières ; - GLI plumeau, balai uti, qui sert à [ce qui sert à balayer]

sikkittaruluk : sikkittaq, carré, parallélépipède, brique ; - LEX maison rudimentaire (« match- rulu-, petit (péjoratif) ; -k, spécif. (sing.) [minable petit box house ») cube]

sinivvik : sinik-, dormir ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là LEX chambre, lit où l’on dort]

siqijaqtuq (kuvijuq) : siqi-, arroser ; -jaq-, fréquentatif ; - LEX douche tu-, nomin. ; -q, spécif. (sing.) ; kuvi-, couler ; -ju-, nomin. ; -q, spécif. (sing.) [qui arrose fréquemment, qui coule]

sullukutaaq : sulluk, trou allongé ; -kutaa-, long ; -q, LEX couloir, corridor spécif. (sing.) [le long trou allongé]

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 136

sukarutaq : sukaq, support pour empêcher quelque NOD poteau en bois qui soutient chose de tomber verticalement le séchoir dans la maison de neige

taalutaq (taluaq) : taaq, sombre, obscur GLI ce qui sert à voiler, rideau

tigulik : tigu-, saisir, prendre par la main LEX poignée de porte

tiguvvik : tigu-, saisir, prendre par la main ; -vi-, lieu ; -k, LEX poignée de porte spécif. (sing.) [là où on saisit quelque chose par la main]

tulliraq : tullira-, marcher dessus (sur quelque chose) ; - LEX tapis, linoléum q, nomin. (spécif. sing.) [ce sur quoi on marche]

tupiq GLI tente en peau, en toile

tuqluaq : tuqluk, trachée ; -a-, qui ressemble à ; -q, GLI conduit, tuyau, cheminée, tout nomin. (spécif. sing.) [qui ressemble à une trachée] tube

tuqsukattaq : tuqsuk, trachée LEX couloir, corridor

tuqsutaq : tuqsuk, trachée (tuqsuaq, tout tube) ; -ta-, GLI conduit d’aération de l’ partie de ; -q, spécif. (sing.) [partie de tube] igluvigaq, cheminée (conduit)

tuqsuuk : tuqsuk, trachée ; -uk, marque du duel ; ceci GLI porche, tunnel d’accès de l’ indique que deux couloirs successifs donnent accès à la igluvi-gaq, couloir, entrée maison de neige

tuqsuukutaaq : tuqsuuk, porche ; -kutaa-, long ; -q, spécif. LEX couloir, corridor (sing.) [le long porche]

uaja : extension du sens original de uaja, fil, cable GLI électricité, fil (électrique) (électrique)

uasarvik : uasaq-, laver, rincer ; vi-, lieu ; -k, spécif. LEX évier, lavabo, salle de bain (sing.) [là où on lave ou rince quelque chose]

uati : semble exprimer l’idée d’orientation vers la sortie, NOD bord de la maison de neige de vers la côte ou vers l’ouest (?) chaque côté de la porte

ukkuaq : ukkua-, fermer ; -q, nomin. (spécif. sing.) GLI porte

ukkuarauti : ukkua-, fermer ; -raq-, fréquentatif ; -uti, qui LEX poignée de porte sert à [ce qui sert à ce que ça se ferme souvent]

ukkuaruti : ukkua-, fermer ; -ruti, qui sert à [ce qui sert à LEX poignée de porte ce que ça se ferme]

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 137

ukkuiruti : ukkui-, ouvrir ; -ruti, qui sert à [ce qui sert à LEX poignée de porte ce que ça s’ouvre]

ukkuitaqtuq : ukkui-, ouvrir ; -taq-, fréquentatif ; -tu-, LEX placard, armoire nomin. ; -q, spécif. (sing.) [ce qui s’ouvre souvent]

ukkusik : pourrait être relié à uu- qui exprime l’idée de GLI marmite en pierre, casserole, chaleur (uujuq, de la viande bouillie) chaudron

ungati : unga- exprime la notion de ce qui est distant, NOD bord de l’igluvigaq sur les côtés au-delà de de la plate-forme

urquusisauti : urquu-, chauffer ; -si-, action réfléchie ; - LEX poêle de cuisine, radiateur, four sauti, qui sert à [ce qui sert à (se) réchauffer]

utiqtavik : utiq, revenir ; -taq-, fréquentatif ; -vi-, lieu ; -k, LEX balcon spécif. (sing.) [là où on va et vient]

uvininniarvik : uvinik, peau ; -niaq-, s’occuper de ; -vi-, LEX baignoire, douche, salle de bain lieu ; -k, spécif. (sing.) [là où on s’occupe de la peau]

uvvariaqtuvik : uvva-, (se) laver ; -riaq-, aller faire ; -tu-, LEX salle de bain fréquentatif ; -vi-, lieu (i.e. -riaqtuvik, lieu où on va) ; -k, spécif. (sing.) [là où on va se laver]

uvvaruti : uvva-, (se) laver ; -ruti, qui sert à [ce qui sert à LEX douche, machine à laver laver quelque chose]

uvvarutialuk : uvva-, (se) laver ; -ruti, qui sert à ; -alu-, LEX machine à laver grand ; -k, spécif. (sing.) [le grand moyen pour laver quelque chose]

uvvavialuk : uvva-, (se) laver ; -vi-, lieu ; -alu-, grand ; -k, LEX machine à laver spécif. (sing.) [le grand endroit où on lave quelque chose]

uvvaviapik : uvva-, (se) laver ; -vi-, lieu ; -api-, petit ; -k, LEX bassine à lessive, cuvette spécif. (sing.) [le petit endroit où on lave quelque chose]

uvvavik : uvva-, (se) laver ; -vi-, lieu ; -k, spécif. (sing.) [là LEX baignoire, évier, cuvette, où on se lave] (uvvavik kuvijuq : kuvi-, couler ; -ju-, lavabo, salle de bain, (douche) nomin. ; -q, spécif. (sing.) [là où on se lave, ça coule])

vavaaruti : vavaaq-, se balancer (formé sur l’anglais to EPT + rocking-chair wave, s’agiter) ; -ruti, qui sert à [ce qui sert à se balancer] LEX

Journal de la Société des américanistes, 89-1 | 2003 138

BIBLIOGRAPHIE

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BORDIN Guy 2002 « De l’habitat nomade à la maison moderne chez les Inuit de l’Arctique oriental canadien : appropriation d’un espace imposé », communication orale au colloque « Espaces domestique », Institut de géographie, Paris, 17-20 septembre 2002.

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NOTES

1. Le terme iglu désigne en inuktitut toute structure habitable, y compris l’habitat de fortune. 2. Dans ce texte, l’expression « habitat nomade » fait référence aux formes d’habitat en usage à l’époque antérieure à la sédentarisation et où le mode de vie inuit était exclusivement lié au cycle des saison ; par cette expression, il faut donc comprendre la maison de neige, la maison semi-souterraine et la tente. La tradition n’est pas figée dans le passé, elle est au contraire dynamique et se réinvente tout au long de l’histoire d’une société ; c’est pour cela que nous n’utilisons pas l’adjectif « traditionnel » pour qualifier l’habitat d’avant la sédentarisation. Selon les Inuit, la tradition appartient à ce qui peut être qualifié de atuqsaq, c’est-à-dire d’utilisable car ayant fait la preuve de son efficacité tout en étant sans cesse réactualisé par un usage régulier (Therrien 1995, p. 251). 3. Les numéros en exposant liés à chaque terme renvoient aux notes 4 à 15. 4. Schneider (1966). 5. Qumaq (1991). 6. Quassa (2000). 7. Dorais (1978). 8. Spalding (1998). 9. Therrien (1987). 10. Schneider (1985). 11. Bordin (2003). 12. Célestin Iqijjuq, communication personnelle.

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13. Trinel (1970). 14. Jaikku Pitsiulaaq, communication personnelle. 15. Fortescue et al. (1994). 16. Pour une synthèse récente des études sur la motivation de la langue inuit, voir Tersis et Therrien (éds) (2000) et Tersis (2002). 17. Gisa Inuaraq, communication personnelle. 18. Aaju Piita, communication personnelle. 19. Sirina Iqaluk, communication personnelle. 20. Hannah Ulaajuq, communication personnelle. 21. Les situations de polysémie, ou plus exactement de « polydésignation » (un syntagme inuit désignant divers objets), et celles où un objet est désigné par divers termes inuit ne sont pas rares ; voir pour le champ anatomique, Therrien (1987) et Bordin (2003) et pour le lexique zoologique, Randa (2002). Cette prolifération terminologique reflète à la fois les différences lexicales entre communautés et les traits pertinents qu’un groupe donné choisit de mettre en évidence pour désigner un objet particulier. 22. Teveny (2003). 23. Therrien, communication personnelle. 24. Ces désignations traduisent la piètre opinion que nombre d’Inuit avaient de ces premières habitations préfabriquées ; le terme sikkittaruluk, utilisé au Nunavut, s’analyse en effet en sikkittaq : carré, parallélépipède, et -ruluk : petit (péjoratif), c’est-à- dire « minable petit bloc » ; au Nunavik, ces maisons étaient même appelées iluviit, c’est-à-dire « les tombes ». 25. Il est vrai que la région à laquelle fait référence Béatrice Collignon, le Nunavut occidental, n’affiche pas le même taux de rétention linguistique que les régions plus orientales (Dorais 1996). 26. Cette étude a été l’objet d’une communication orale (Bordin 2002) lors du colloque « Espaces domestiques » qui s’est tenu à Paris du 17 au 20 septembre 2002, à l’Institut de géographie, et d’une contribution dans les Actes dudit colloque. Deux missions effectuées à Iqaluit et à Kimmirut (Nunavut) au printemps 2000 et à l’automne 2001 ont bénéficié du soutien de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO, Paris) que je remercie. Mes remerciements vont également à Susan Sammons du Nunavut Arctic College (programme d’études inuit) et à Mary Ellen Thomas du Nunavut Research Institute à Iqaluit. Je tiens aussi à exprimer toute ma gratitude aux interlocuteurs qui ont bien voulu m’accorder leur concours : Sirina Iqaluk, Célestin Erkidjuk [Iqijjuq], Jaikku Pitseolak [Pitsiulaaq], Gisa Inuaraq, Aaju Peter [Piita] et Hannah Oolayou [Ulaajuq], ainsi qu’à Liisi Kelly [Kali] de l’Elder’s Facility Centre à Iqaluit qui m’a permis de faire des rencontres fructueuses. Je remercie enfin Michèle Therrien (INALCO) et Aurore Monod Becquelin (CNRS, Paris X) pour leur relecture et leurs commentaires pertinents.

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INDEX

Thèmes : Ethnolinguistique, Ethnologie Index géographique : Arctique, Canada, Inuit, Inuktitut

AUTEUR

GUY BORDIN

Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (université Paris X-Nanterre)/Institut national des langues et civilisations orientales, Paris

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Notes de recherche

Cahier « Guyanes »

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Recherche sur l’archéologie de la côte occidentale de Guyane

Stéphen Rostain et Aad H. Versteeg

Introduction

1 L’archéologie de la côte occidentale de Guyane demeure mal connue en dépit des quelques fouilles réalisées ces dernières années. En effet, il manque encore un travail d’analyse et d’interprétation des résultats. Une action collective de recherche (ACR) a donc été mise en place. Une ACR est un projet scientifique financé par le ministère de la Culture et de la communication, le ministère délégué à la recherche et aux nouvelles technologies, le CNRS et l’INRAP. L’un de ses principaux objectifs est de rassembler les données éparses et d’en collecter de nouvelles autour d’un thème afin de les étudier sous un jour nouveau et d’en publier les résultats sous la forme d’une synthèse.

2 L’ACR sur la préhistoire de la côte occidentale de Guyane a été acceptée par le ministère de la Culture à la fin de l’année 2002 et se déroulera sur trois ans. Une collaboration entre divers services et institutions a été mise en place, rassemblant autour d’un axe commun le CNRS, les services régionaux de l’Archéologie, l’INRAP, les universités de Paris I, de Paris X et de Leide (Pays-Bas). On s’est également assuré la coopération d’autres partenaires comme l’IRD, le BRGM ou des musées. Ce projet s’achèvera par la publication commune d’une monographie présentant les résultats obtenus.

3 La problématique de ce projet est d’intégrer les données archéologiques disponibles dans le cadre culturel des Guyanes. En effet, si quelques fouilles ont été réalisées ces dernières années en Guyane française et si du matériel a été collecté au Surinam, ces données n’ont pas été rattachées aux complexes culturels reconnus dans la région des Guyanes (Boomert 1980, 1983, 1993 ; Cruxent et Rouse 1958-1959 ; Evans et Meggers 1960 ; Meggers et Evans 1957 ; Rostain 1994a, b, c ; Versteeg 1985 ; Versteeg et Bubberman 1992). Les bases de l’archéologie dans les Guyanes 4 On peut considérer que l’archéologie scientifique débute dans les Guyanes après la Seconde Guerre mondiale. Ses pionniers ont pour noms E. Abonnenc, D. C. Geijskes, B. J. Meggers et C. Evans, C. Osgood, H. et P. Reichlen, J. M. Cruxent et I. Rouse. Meggers

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et Evans ont produit deux volumes essentiels pour l’archéologie des Guyanes : dans le premier (1957), ils définissent les cultures préhistoriques d’Amapá et de l’île de Marajó ; dans le second (1960), ils reconnaissent celles du Guyana. À la même époque, Cruxent et Rouse (1958-1959) déterminent les principales traditions culturelles du Venezuela et, plus particulièrement, du bassin de l’Orénoque. Cinquante ans après, ces ouvrages demeurent des références pour l’étude archéologique des Guyanes. Ainsi, les cultures Mazagão et Aristé d’Amapá ont des prolongements à l’est de la Guyane française. De même, des cultures de traditions Saladoïde, Barrancoïde et Arauquinoïde de l’Orénoque sont reconnues au Surinam et en partie jusqu’à l’île de Cayenne.

5 À partir des années 1970, une nouvelle génération d’archéologues professionnels arrive dans les Guyanes. On doit à la plupart d’entre eux d’avoir approfondi la compréhension des traditions et des complexes culturels définis par leurs prédécesseurs. Les plus notables contributions sont celles de Boomert, de Roosevelt, de Versteeg et de Rostain. Boomert (1976, 1980, 1983, 1993) décrit les manifestations des traditions Saladoïde et Arauquinoïde au Surinam à partir des collections existantes. Roosevelt (1980, 1997) fouilla quelques sites du moyen Orénoque, ce qui lui permit de préciser les traditions Saladoïde, Barrancoïde et Arauquinoïde. Versteeg (1985 ; Versteeg et Bubberman 1992) réalisa des fouilles sur de nouveaux sites Barrancoïdes et Arauquinoïdes du littoral du Surinam et les présenta dans un cadre régional plus vaste. À partir de plusieurs fouilles, Rostain (1991, 1994a et b) définit la culture hybride Thémire et intégra les cultures de la côte de Guyane française dans le panorama précolombien existant entre l’Amazone et l’Orénoque. Un environnement côtier spécifique 6 Les Guyanes sont actuellement divisées entre cinq pays qui sont, d’est en ouest, le Brésil (région d’Amapá), la Guyane française, le Surinam, le Guyana et le Venezuela (rive droite du bas Orénoque). Toutefois, il n’est pas infondé de considérer les Guyanes comme une immense île reposant sur un plateau Précambrien, délimitée au sud par le fleuve Amazone, à l’ouest par le Rio Negro et le Canal de Casiquiare, au nord par l’Orénoque et à l’est par l’océan Atlantique (Lézy 2000). Cet ensemble est estimé à 1 800 000 km2 (Helman 1983). On y distingue deux environnements principaux, l’intérieur et le littoral, des milieux contrastés qui ont eu des influences spécifiques sur leur occupation ancienne.

7 Le littoral de Guyane fait partie de la grande plaine sédimentaire quaternaire qui s’étend sur environ 1 600 km de long de l’Amazone à l’Orénoque (Figure 1). Assez large au Surinam (où elle atteint 90 km dans le district de Nickerie à l’ouest) et dans une partie du Guyana, la plaine côtière devient relativement étroite en Guyane, n’atteignant que 5 km à l’ouest de l’île de Cayenne et en moyenne 16 km à l’est de celle-ci. Partout ailleurs ses dimensions se réduisent et, parfois, des affleurements du socle touchent le rivage, dans la baie de l’Oyapock, l’île de Cayenne, près de Kourou et d’Organabo. En tout cas, tant en vue aérienne que depuis la mer, le paysage est celui de côtes basses et souvent marécageuses, bordées, du côté atlantique, par la mangrove et les pinotières et, du côté sud, par la partie septentrionale du socle. La bande côtière combine des environnements d’eau salée, d’eau saumâtre et d’eau douce, juxtaposant terres inondées et inondables ainsi que différents types de cordons sableux exondés et une relative diversité végétale.

8 On distingue la plaine côtière récente de la plaine côtière ancienne, cette dernière s’appuyant sur les terres hautes. La plaine côtière ancienne, située entre 5 et 15 m

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d’altitude, est plutôt un paysage de savanes (hautes, basses ou arborées), d’îlots de forêt et de forêts galeries. Son modelé accidenté est caractérisé par de larges cordons limono-sableux (barres prélittorales) qui s’élèvent sur un substratum d’argiles marines évoluées de la formation pléistocène Coswine. Les barres prélittorales présentent des différences (types de crête et de disposition notamment) issues de leurs évolutions morphologique et pédologique. Parfois, ces barres sont allongées et séparées par des vallons étroits et hydromorphes ; dans d’autres cas, elles ne constituent qu’un assemblage diffus de formes disposées au milieu d’aires plates et de dépressions inondées. En tout état de cause une chose est certaine : par leurs dimensions et par leur emplacement au milieu des savanes inondables en saison humide, les barres ont toujours été des emplacements privilégiés pour l’habitat.

9 La plaine côtière récente basse et marécageuse est d’une altitude inférieure à 4 m. Elle est bordée du côté maritime par une mangrove ; située en général à quelques dizaines de centimètres au-dessous du niveau des plus hautes marées, elle est partiellement soumise à la submersion par l’onde de la marée. Les dépôts comprennent des sédiments fins argileux et limono-argileux d’origine essentiellement amazonienne, et des sables, de grossiers à moyens, qui constituent des cheniers (cordons sableux) disposés parallèlement au rivage et séparés les uns des autres par des marais. Le milieu de cette basse plaine est donc plutôt amphibie, formé par des terres inondables et des marais, dans lesquels s’élèvent discrètement des cheniers, et des buttes aux contours festonnés appelées îlots de dissection.

FIG. 1. — Carte des Guyanes.

10 Cette formation s’emboîte directement dans la plaine côtière ancienne. Si cette jeune plaine côtière est peu importante en Guyane française, elle l’est en revanche nettement plus au Surinam et au Guyana où, par la richesse des sables coquilliers et des vases fertiles, elle fut densément occupée durant la préhistoire. On peut même affirmer que ce milieu connut les développements culturels précolombiens les plus importants.

11 La densité de vallons élémentaires et de petits cours d’eau (appelés localement « criques ») est assez forte. Ces émissaires ou bien débouchent dans les fleuves ou dans l’océan (fonctionnant alors comme des chenaux de marée), ou bien vont se perdre dans les marécages où, s’ajoutant aux précipitations, ils augmentent l’épaisseur de la couche

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d’eau qui stagne presque en permanence dans la basse plaine. Le profil d’équilibre des fleuves est extrêmement doux à l’approche de la bande côtière, où ils décrivent des nombreux méandres. L’effet de la marée se fait sentir assez haut sur les cours d’eau et atteint les premiers rapides des fleuves, par exemple à Petit Saut sur le Sinnamary. On constate que le cours inférieur de nombreuses rivières est nettement dévié vers le nord-ouest, ce qui s’explique par le transit sédimentaire côtier depuis l’embouchure de l’Amazone (les fleuves Sinnamary et Mana en Guyane française, Commewijne et Saramacca au Surinam sont d’excellents exemples). Certains de ces changements du rivage ont provoqué l’abandon de villages côtiers par les Amérindiens, comme à Grosse Roche sur l’Iracoubo. Le système de dispersion amazonien dans l’Atlantique équatorial modifie considérablement et très rapidement la morphologie du rivage, car environ 280 millions m3 de sédiments fins amazoniens circulent le long de la côte des Guyanes chaque année. Le rivage montre une alternance spatiale et temporelle de zones d’accrétion, occupées par de grands bancs de boue, et de zones d’érosion, se traduisant soit par la mangrove en recul, soit par des cheniers (Prost 1992). Ainsi, les transformations morphologiques de la ligne de rivage à très court terme rendent parfois précaire l’installation de villages côtiers. La préhistoire de la côte des Guyanes 12 Plusieurs cultures archéologiques ont été jusqu’à présent définies le long de la côte des Guyanes, de l’embouchure de l’Amazone au delta de l’Orénoque. L’île de Cayenne constitue une région charnière entre les influences culturelles du foyer Polychrome du bas Amazone et celles du foyer Arauquinoïde du moyen et du bas Orénoque (Rostain 1994c).

13 Dans l’aire qui nous intéresse, c’est-à-dire le littoral à l’ouest de l’île de Cayenne, les plus anciens sites reconnus sont attribués à la tradition Saladoïde. Ils sont localisés à la jonction de la plaine côtière et des hautes terres, au niveau des premiers rapides sur le fleuve Corantijn, à la frontière du Surinam et du Guyana. Ce sont Kaurikreek, daté d’environ 1000 ans av. J.-C., et Wonotobo Falls, daté du début de notre ère (Boomert 1983 ; Versteeg et Bubberman 1992). Hormis sur l’Orénoque, peu d’autres sites Saladoïdes ont été reconnus et fouillés dans les Guyanes.

14 Les données stratigraphiques et chronologiques (14C) des tourbières ainsi que les analyses polliniques montrent que des marais d’eau douce existaient sur le littoral occidental du Surinam de 300 à 1000 apr. J.-C. environ. Un groupe d’Amérindiens réagit et profita de cette situation en édifiant des monticules d’argile afin d’y établir leurs villages et en construisant dans les environs des champs surélevés contrôlés par des drainages déterminant ainsi un système élaboré d’agriculture permanente. Il était ainsi possible de fertiliser les champs artificiels avec les riches matières organiques des marécages tout en restaurant périodiquement le taux de fertilité désiré (Boomert 1976 ; Rostain 1991). En fait, ces populations ont recréé une várzea artificielle (terme appliqué aux parties des rives de l’Amazone et de l’Orénoque qui sont périodiquement inondées et reçoivent à cette occasion un dépôt d’argile jeune fertile autorisant une agriculture intensive).

15 Les premiers utilisateurs de ces techniques au Surinam étaient de culture Mabaruma, rattachée à la tradition Barrancoïde. Aux environs de 300 apr. J.-C., ils construisirent deux monticules voisins, Buckleburg-1 et -2, le long d’une petite rivière et entourés d’un réseau de champs surélevés quadrangulaires (Versteeg 1985). Les manifestations

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de cette culture sont limitées à l’extrême ouest du littoral du Surinam et une partie de la côte du Guyana.

16 À partir de 600 apr. J.-C., les groupes Barrancoïdes sont remplacés par des populations issues de la tradition Arauquinoïde. Celles-ci vont s’étendre progressivement d’ouest en est, depuis le Guyana oriental jusqu’à l’île de Cayenne. Si elles sont divisées en plusieurs cultures homogènes, elles appartiennent toutes à la même tradition Arauquinoïde et doivent être conçues comme un continuum géographique, chronologique et culturel. Les traits fréquemment associés aux cultures Arauquinoïdes des Guyanes sont des styles céramiques communs (Figure 2), l’installation des villages dans la plaine côtière et parfois sur des monticules artificiels, l’agriculture en champs surélevés associés à des systèmes élaborés de drainage (Figure 3). Bien que déjà reconnues dans la culture Mabaruma précédente, ces deux dernières caractéristiques sont bien plus fréquentes et perfectionnées dans la tradition Arauquinoïde. Quatre cultures Arauquinoïdes ont été identifiées le long de la côte des Guyanes (Figure 4) : Hertenrits, Kwatta, Barbakoeba et Thémire (Rostain et Versteeg 2003a et b).

17 La culture Arauquinoïde la plus ancienne est celle d’Hertenrits. Le monticule d’Hertenrits, le plus grand, est une élévation plus ou moins arrondie de 200-320 m de diamètre et de 2,5 m de hauteur au-dessus des marais environnants. Le monticule est entouré par un fossé de 20 à 100 m de largeur. Des chemins et/ou canaux régulièrement inondés partent radialement depuis l’élévation vers des ensembles de champs surélevés (Boomert 1980). Le territoire de la culture Hertenrits comprend à ce jour treize sites qui s’étendent entre les fleuves Berbice et Coppename, soit une frange côtière de 210 km de long et 25 km de large. Les défunts étaient enterrés dans les monticules d’habitat. Dans le site d’Hertenrits, les sépultures sont directes et primaires, secondaires en urnes ou mixtes (primaires et secondaires), et parfois accompagnées de poteries d’offrande. Il semble que certains sites étaient spécialisés pour des activités cérémonielles. Par exemple, Prins Bernhard Polder est exceptionnel par l’énorme quantité d’artefacts très élaborés de céramique, de pierre et de coquillage qui y fut découverte. Ils ont été trouvés dans de petites buttes de terre artificielles, sans équivalent dans les autres sites des Guyanes.

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FIG. 2. — Quelques décors céramiques des quatre cultures Arauquinoïdes des Guyanes. Rang supérieur = culture Hertenrits. Second rang = culture Kwatta. Troisième rang = culture Barbakoeba. Quatrième rang = culture Thémire (les hachures indiquent les zones peintes en rouge).

FIG. 3. — Champs surélevés à l’ouest de Kourou en Guyane française.

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Fig. 4. — Carte des cultures de tradition Arauquinoïde du littoral des Guyanes. Avec ses exceptionnels monticules artificiels d’habitat, la culture Hertenrits de l’Ouest du Surinam représente la plus ancienne manifestation Arauquinoïde datée à partir de 600 apr. J.-C. Localisée sur la côte centrale du Surinam, la culture Kwatta fut probablement spécialisée dans la fabrication et le commerce d’objets particuliers. Principalement orientés vers l’agriculture, les groupes Barbakoeba cultivèrent une large aire entre la rivière Suriname et le fleuve Kourou. La culture Thémire représente l’extension la plus orientale de la tradition Arauquinoïde, mais elle montre quelque influence de la tradition Polychrome du bas Amazone.

18 La culture Kwatta occupait le territoire juste à l’est de la précédente, entre les fleuves Coppename et Suriname, soit un espace de 92 km de long et 30 km de large. C’est l’unique culture Arauquinoïde des Guyanes qui ne soit pas associée à des champs surélevés. On peut supposer que la richesse en coquillages des sols des cheniers de cette aire fournissait un terrain fertile autorisant une agriculture sur brûlis, suffisante pour nourrir les populations. Les villages Kwatta paraissent avoir joué un rôle prépondérant dans la manufacture d’artefacts et dans les échanges commerciaux. Ces groupes fabriquèrent en effet toute une panoplie d’ornements et d’outils en coquillage, en os ou en pierre. Ils fabriquaient notamment des pendentifs zoomorphes, essentiellement des batraciens, en pierre verte, plus communément connus sous le nom de muiraquitãs. L’autre centre amazonien de fabrication de ces muiraquitãs est localisé sur le moyen Amazone. Les artisans Kwatta échangeaient leurs productions avec leurs voisins, mais commerçaient également avec les populations de l’intérieur pour obtenir des produits rares sur la côte comme des préformes de hache qu’ils parachevaient eux-mêmes.

19 La culture Barbakoeba occupait un grand territoire allant du fleuve Cottica jusque probablement au fleuve Kourou, ce qui représente environ 200 par 25 km. Peu de sites y sont pourtant pour l’instant connus et encore moins fouillés. L’aspect le plus remarquable de cette culture est l’agriculture sur champs surélevés. Ces derniers existent par milliers, ingénieusement disposés dans les marais en fonction des fluctuations du niveau des eaux (Rostain 1991). La culture Barbakoeba entretenait d’étroites relations avec les groupes Arauquinoïdes voisins, mais également avec la culture Koriabo totalement distincte des autres. Il semble que plusieurs sites de la région contiennent des céramiques Barbakoeba et Koriabo. Cette dernière culture, non rattachée à la tradition Arauquinoïde, s’est largement diffusée à travers toutes les

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Guyanes, principalement le long des fleuves principaux sans qu’on en connaisse précisément l’origine. Elle arrive vers 1100 apr. J.-C. sur le littoral, après les cultures Arauquinoïdes, et s’y maintient en certains endroits jusque peu après la conquête européenne.

20 La culture Thémire est localisée au centre du littoral de la Guyane française, à peu près entre le fleuve Kourou et l’île de Cayenne, c’est-à-dire sur environ 100 km de long pour 30 km de large. C’est la plus orientale des cultures Arauquinoïdes des Guyanes. Elle partage cependant quelques traits céramiques avec la culture voisine Aristé qui est issue du foyer de tradition Polychrome du bas Amazone. Comme chez les Kwatta, les sites Thémire de l’île de Cayenne ne sont pas associés à des champs surélevés, également en raison de la bonne fertilité des sols permettant ici encore l’agriculture sur brûlis. Les données de fouille suggèrent que certains villages Thémire se composaient de plusieurs grandes maisons, chacune d’entre elles avec son propre dépotoir, qui pouvaient entourer une place centrale (Rostain 1994a). Il faut noter que les cultures Barbakoeba et Thémire sont représentées dans des sites un peu plus intérieurs, notamment autour du premier saut du Sinnamary.

21 Les cultures Arauquinoïdes commencent à apparaître à l’ouest du Surinam à partir de 600 apr. J.-C., pour coloniser progressivement les terrains plus à l’est, jusqu’à l’île de Cayenne. À partir de 1250 apr. J.-C., la culture Hertenrits semble disparaître. Et de même qu’elles se sont installées peu à peu, les autres cultures s’éteignent les unes après les autres d’ouest en est. La culture Thémire est la dernière qui paraît survivre encore au moment de la conquête européenne. Stratégie du projet 22 L’objectif principal du projet est de comprendre l’archéologie du littoral de Guyane grâce à une recherche exhaustive et une synthèse cohérente des données disponibles. À cette fin, une coopération a été mise en place entre chercheurs spécialisés sur les Guyanes, tant dans les sciences humaines que dans les sciences de la Terre. L’étude d’un large éventail d’informations permettra de dresser un bilan précis des connaissances.

23 Les fouilles programmées ont jusqu’à présent été peu nombreuses en Guyane française, la priorité ayant été donnée depuis une décennie à l’archéologie préventive. Si une grande quantité d’informations et de matériel a été récoltée, elle n’est en revanche que partiellement publiée. Les données primaires de fouilles sont généralement disponibles, mais les sites et les matériels ne sont pas intégrés dans un cadre englobant l’archéologie de toutes les Guyanes. Au Surinam et au Guyana, aucune fouille n’a été réalisée depuis près de quinze ans. En revanche, le musée de Fort Zelandia à Paramaribo (Surinam) et le Walter Roth Museum à Georgetown (Guyana) conservent des collections archéologiques anciennes partiellement décrites et qui ont rarement fait l’objet d’une publication. L’urgence est donc d’étudier les vestiges de ces trois pays afin de reconnaître ou de définir les cultures archéologiques représentées et de les replacer dans le contexte plus vaste des Guyanes. Le résultat de cette recherche permettra de mieux comprendre l’histoire, les modes de vie, les rites funéraires et les spécialisations des populations précolombiennes des Guyanes.

24 Par ailleurs, l’étude de la céramique des populations amérindiennes contemporaines du littoral des Guyanes (essentiellement les Kali’na, les Palikur et les Lokono) devrait aider à la connaissance des transformations culturelles et technologiques induites par la conquête européenne il y a plus de 500 ans. Archives et cartes anciennes seront également prises en compte.

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25 Les collections existantes de Guyane française et du Surinam ont commencé à être analysées. La liste des sites fouillés à l’ouest de l’île de Cayenne a également été dressée. Les quatre cultures Arauquinoïdes sont inégalement connues. La plus occidentale, Hertenrits, a fait l’objet de plusieurs fouilles, tant dans les monticules que dans les autres sites, ce qui a fourni un abondant matériel archéologique. Celui-ci a amplement été publié (Boomert 1980 ; Versteeg 1985). Si de nouvelles fouilles ne semblent pas être actuellement prioritaires, elles seront néanmoins à envisager dans le futur. La culture Kwatta n’a pas encore été décrite, mais elle sera présentée dans un manuscrit en cours de publication (Versteeg, sous presse). La culture Thémire, la plus récente et la plus orientale, a été analysée en détail par Rostain (1994a). Toutefois, si son implantation principale est l’île de Cayenne, les limites de ses prolongements occidentaux (entre Macouria et Kourou) ne sont pas encore clairement définies. Reste la culture Barbakoeba qui, bien que partiellement définie, demeure la plus méconnue (Boomert 1993 ; Rostain 1994b). Son aire d’implantation est la plus vaste (environ 200 km de long) mais, en dépit de son extension, moins d’une dizaine de sites ont été localisés et ils n’ont fait l’objet de pratiquement aucune fouille. Les milliers de champs surélevés repérés dans les marais littoraux de Guyane française et du Surinam correspondent à un nombre minimum de villages, plus ou moins grands, qui n’ont pas encore été trouvés. Ces villages Barbakoeba étaient installés sur des cheniers, au milieu de la plaine côtière, et sont aujourd’hui difficilement accessibles (Figure 5).

FIG. 5. — Les marais côtiers de l’Est du Surinam et de l’Ouest de la Guyane française furent peu prospectés par les Européens. Entre 1773 et 1777, un corps expéditionnaire hollandais y pourchassa des groupes d’esclaves fugitifs. Moins de 10 % des 1 200 militaires envoyés survécurent (voir illustration d’après Stedman 1800). Depuis cette époque, seuls quelques forestiers, comme F. Bubberman, ont visité cette région.

26 Afin de combler ce vide de la carte archéologique, des prospections seront organisées dans le territoire Barbakoeba et les photographies aériennes (des années 1999 et 2001) de l’ouest de la Guyane française seront dépouillées pour repérer les champs surélevés

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et les sites. L’expérience des auteurs dans l’archéologie des Guyanes sera ici déterminante. La végétation couvrant les sites archéologiques diffère en effet très sensiblement de celle de la forêt primaire aux alentours ; cette distinction a été démontrée de manière très convaincante lors de l’étude de quatre monticules de cultures Barrancoïde et Arauquinoïde de l’ouest du Surinam ; l’analyse botanique qui y fut menée a démontré d’ailleurs que 50 % des espèces présentes sur ces sites sont utilisées ou utilisables par les populations amérindiennes actuelles de l’intérieur ; par comparaison, dans la forêt primaire, ce pourcentage tombe à 15 % (Werkhoven et Versteeg 1980). La végétation semble refléter des activités amérindiennes. Il est probable que les espèces plantées sur les monticules durant leur occupation ont pu se propager et survivre jusqu’à nos jours. C’est la seule interprétation acceptable de la présence d’espèces utiles dans ces sites. De manière plus large, il est possible d’avancer que certains arbres et plantes poussant dans tout village étaient capables de se perpétuer durant plusieurs siècles après son abandon (Versteeg et Bubberman 1992). Ces faits seront très utiles durant les prospections le long des cheniers. Conclusion 27 À partir du panorama des connaissances actuelles sur l’archéologie des Guyanes, on entraperçoit des vides importants dans plusieurs domaines. C’est le cas en particulier pour l’étude de certaines collections archéologiques et, plus préoccupant encore, pour celle de certaines cultures précolombiennes entières comme celle de Barbakoeba. Le projet ACR « Préhistoire de la côte occidentale de Guyane » se propose de combler ces lacunes par un travail de recherche mené en coopération et pluridisciplinaire. Grâce à une coopération entre institutions françaises (CNRS, SRA, INRAP, etc.) et internationales, notamment avec le Stichting Surinaams Museum à Paramaribo, on se propose de développer une recherche diachronique et culturelle sur l’ensemble du territoire guyanais de tradition Arauquinoïde avec, au premier chef, la culture Barbakoeba, qui couvre une partie de la Guyane française et du Surinam.

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INDEX

Index géographique : Guyane, Guyanes Thèmes : Archéologie

AUTEURS

STÉPHEN ROSTAIN

Archéologie des Amériques CNRS-UMR 8096 [[email protected]]

AAD H. VERSTEEG

Stichting Surinaams Museum, Fort Zeelandia, Paramaribo, Surinam [[email protected]]

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Quelques données préliminaires sur le site de Katoury (commune de Cayenne, Guyane)

Mickaël Mestre

1 Le développement de l’archéologie, et plus particulièrement de l’archéologie préventive, n’a pas suivi la même croissance en Guyane et en métropole ; il faut attendre 1992 pour aborder cet aspect du patrimoine en Guyane. C’est l’AFAN1 devenue depuis l’INRAP2 qui est chargée de mener à bien le premier programme d’archéologie préventive dans le département. Depuis, d’autres programmes se sont succédés sur divers aménagements du territoire3. Le chantier de Katoury (commune de Cayenne, voir Figure 1) s’insère dans cette logique de suivi archéologique des nouveaux équipements territoriaux quelle que soit leur surface. C’est l’aménagement de cinquante et un logements par la Direction mixte des travaux de Guyane - ministère de la Défense, qui a justifié cette intervention. Ces reconnaissances, diagnostic et fouille, sont indispensables pour que le patrimoine régional, toutes périodes confondues, ne soit pas détruit sans avoir livré son contenu et sans que ce dernier ait été diffusé auprès du grand public et de la communauté scientifique.

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FIG. 1. — Localisation du site de Katoury dans l’agglomération de Cayenne (zone de cordon littoral), d’après la carte IGN au 1/25 000, Cayenne, Guyane 4713.

2 L’occupation amérindienne de Katoury est localisée sur une zone de cordon littoral, une plage ancienne, sur laquelle un village au moins était installé. La qualité des vestiges, leur quantité, la nouveauté de nombreux éléments mis au jour font de cette implantation, datée de la fin du Xe siècle-début du XIe siècle un site exceptionnel, d’une qualité informative inédite jusqu’alors.

3 Cette note constitue une présentation sommaire d’un chantier archéologique préventif mené de novembre 2002 à avril 2003 par une équipe de l’INRAP, un article plus conséquent faisant le point sur l’organisation spatiale de l’habitat et sur le mobilier sera réalisé en fin de phase d’étude. La localisation 4 La zone d’emprise des travaux couvre une surface de 1,3 ha disposée sur un substrat sableux compact reposant, pour le tiers oriental de l’implantation, sur un niveau de vase noirâtre résultant de la présence d’un ancien rivage marin. Le contexte géomorphologique sur lequel se développe l’habitat amérindien fera l’objet d’une réflexion approfondie lors de l’analyse détaillée des résultats. Les axes de recherches 5 Cette note concerne les premiers résultats collectés au cours de cinq mois d’une phase de terrain qui vient de s’achever et qui a permis d’orienter les recherches archéologiques selon trois axes principaux.

6 Le premier concerne la spatialisation de l’habitat amérindien dans le milieu spécifique de l’écosystème littoral. Le second est orienté sur l’acquisition de nouvelles données typologiques provenant d’un large éventail d’éléments céramiques et lithiques, soit dispersés dans des structures en creux de forme et de destination variées, soit disposés sur des sols anthropiques anciens dont l’état de conservation est exceptionnel. Une première estimation de l’origine des matériaux lithiques permet d’imaginer des circuits d’échanges relativement vastes avec la zone intérieure de la Guyane. Quant aux argiles utilisées pour la céramique, la présence de fosses d’extraction in situ doublée par une série d’analyses physicochimiques (lames minces, spectres Rx) permettra de

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déterminer l’origine locale ou exogène de la matière première. Enfin, le troisième axe de recherche, qui sera plus longuement développé lors de la phase d’étude, offrira la possibilité de positionner cette implantation dans le contexte archéologique, historique, environnemental et culturel local.

7 Dans le cadre de cette note, nous reviendrons plus spécifiquement sur les deux premiers axes de recherches qui offrent déjà des informations non négligeables pour les équipes travaillant tout à la fois sur le plateau des Guyanes et dans la portion septentrionale du bassin amazonien. Les techniques de décapage 8 Il est rare de faire état des techniques employées lors des décapages. L’archéologie préventive a très souvent recours à des pratiques adaptées du BTP, bien connues aujourd’hui4. Mais certaines spécificités géomorphologiques locales sont importantes à préciser pour des travaux ultérieurs qui seraient réalisés dans des zones semblables, et les techniques utilisées lors de l’opération ont permis d’éviter certains écueils qui auraient pu être dommageables pour une bonne compréhension de l’implantation et de son développement dans le paysage littoral. Plusieurs faits archéologiques auraient pu ne pas être identifiés en raison de leur fugacité ou de la difficulté à les reconnaître.

9 La technique de décapage mise en œuvre, en deux étapes successives, a révélé, dans un premier temps, un ensemble de structures en creux, de poches de rubéfaction et de paléosols (Figure 2) qui se développent dans le substrat sableux. Cette première étape a abouti à l’identification d’éléments liés à des pratiques quotidiennes : dépôts d’ordures, dépôts de nature et de destination encore inconnues, paléosols résultant de l’occupation de l’espace. Par ailleurs, le diagnostic ayant montré la nouveauté du mobilier céramique, il s’est agi de récolter le maximum d’individus (NMI statistiquement représentatif) pour enrichir la typo-chronologie existante. La qualité du biotope permettait une lecture directe du substrat sans qu’interfèrent des traces de réseaux racinaires parasitaires qui auraient gêné la lecture du sédiment englobant. Cette situation est relativement nouvelle en Guyane puisque, jusqu’alors, les travaux archéologiques s’étaient développés essentiellement dans le domaine sylvestre, où il avait fallu imaginer des techniques permettant de diminuer le parasitage floristique récurrent, souvent dommageable pour une lecture directe des implantations forestières anciennes.

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FIG. 2. — La reconnaissance de sols anthropiques anciens était jusqu’alors anecdotique en Guyane. La réalisation du chantier de Katoury a permis de révéler plus de 40 m2de sols anthropisés dans un milieu spécifique, celui du littoral guyanais (vue d’un paléosol avec un carroyage ficelles).

10 Une seconde phase de décapage réalisée à partir du premier niveau mis au jour a permis de saisir un ensemble de structures en creux. Les phases de décapage successives n’ont pas mis en évidence deux niveaux superposés d’occupation, elles ont fait apparaître des structures invisibles dans le substrat sableux mais très nettes dans la couche de vase sous-jacente au niveau sableux. Le dépôt de cette couche homogène correspond à une phase de mouvement littoral, mouvement dont le cycle est bien renseigné sur le littoral des Guyanes. Le type de fouille effectué est nouveau pour la Guyane où, jusqu’à présent, la zone littorale n’avait fait l’objet d’aucun suivi archéologique extensif. Le type de décapage retenu ici est particulièrement pertinent et bien adapté au substrat même s’il est coûteux en temps. Les structures fossoyées 11 Ces structures sont constituées par trois types de creusements : les trous de poteau avec ou sans calage, les fosses d’extraction d’argile et, enfin, les puits d’approvisionnement en eau douce dans lesquels des emmarchements (Figure 3) sont visibles. Ces dernières structures peuvent parfois atteindre plus de 3 m de profondeur et doivent être mises en relation directe avec la probable saisonnalité de l’habitat. En effet, la profondeur de creusement des puits est variable et en relation avec la hauteur de la nappe phréatique. Ces structures fonctionnent en corrélation les unes avec les autres, et une première analyse spatiale in situ a permis de repérer des alignements de trous de poteau mais aussi des zones qui regroupent puits à eau, zone d’extraction d’argile et trous de poteau définissant apparemment des ensembles cohérents d’habitat, peut-être des unités villageoises à l’intérieur d’un ensemble plus vaste.

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FIG. 3. — Les structures d’approvisionnement en eau étaient jusqu’alors mal connues pour la région. La présence sur un même site de plusieurs de ces puits a permis de rassembler nombre d’éléments concernant leur mise en place. On remarque en particulier des emmarchements dans la paroi qui permettent aux utilisateurs un accès facilité à l’eau (vue d’un puit coupé par moitié)

Le mobilier archéologique

12 Le mobilier archéologique céramique est abondant, depuis la surface du sol actuel. Le matériel est réparti sur des fragments de paléosols et dans des structures en creux de formes et, sans doute, de destinations multiples (Figure 4). Le creusement de ces structures n’est pas perceptible depuis la couche humifère. La fréquence élevée de structures en creux complexes regroupant jusqu’à 80 kg de céramique offre la possibilité d’obtenir un corpus de décors qui semble nouveau tout à la fois pour la Guyane et, plus largement, pour le plateau des Guyanes. Les formes céramiques les plus représentées restent les bouteilles à col éversé ornées de treillis incisés et de bandeau de peinture rouge auxquels viennent s’ajouter des adornos, des écuelles incisées de résilles plus ou moins grossières, de petits bols peints en rouge sur lesquels d’autres décors peints ont pu être rajoutés. L’analyse typologique du mobilier céramique, qui représentera une part non négligeable de l’étude, permettra d’établir de nouveaux jalons typo-chronologiques.

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FIG. 4. — Sur l’ensemble du site, les structures fossoyées sont multiples, leur typologie est variable. Le matériel céramique contenu dans ces fosses est fragmenté. Il est accompagné d’une grande quantité d’artefacts lithiques dont le matériau est parfois exogène (vue structure 711).

13 Le cas du mobilier lithique est particulièrement intéressant ; très abondant puisqu’on le retrouve dans l’ensemble des aménagements fossoyés, il est constitué d’une grande diversité de matériaux, dont certains exogènes. Il se compose d’éléments polis, bouchardés ou débités, de perles, mais aucun fragment de hache poli n’a été découvert sur la totalité de l’implantation. Là encore, un important travail typologique devrait s’appuyer sur la sériation de nouvelles catégories d’outils dont la représentativité était jusqu’à présent sous-estimée.

14 En tout état de cause, le corpus de décors et de formes recensés lors de la phase de terrain présente une forte homogénéité ce qui est sans doute l’indice d’un habitat unique issu d’une seule culture. Des hypothèses de travail 15 L’écosystème littoral peut être un biotope nourricier privilégié par les populations, qu’il s’agisse d’espèces végétales endogènes à l’image des palmiers (Astrocaryum vulgare, Euterpe olearacea, etc.) ou de réserves protéiniques fournies par la chasse et la pêche en mer ou en rivière. Quant à l’horticulture, elle est attestée jusqu’à présent par la découverte de platines à manioc sans qu’aucun autre fait archéologique ne vienne enrichir la connaissance de cette activité.

16 L’approvisionnement en matériau brut (roche, argile) est reconnu sur cette implantation au travers du mobilier lithique découvert et des structures d’extraction d’argile. Ces deux éléments d’études permettent d’imaginer qu’une part importante des activités artisanales (depuis la collecte de la matière première jusqu’à la production de l’objet) était effectuée au sein de l’habitat lui-même. Il peut alors se dessiner un choix d’emplacement de l’habitat lié à la distribution géographique des différentes sources d’approvisionnement ou des échanges possibles avec d’autres populations. On peut étendre cette hypothèse aux matières premières végétales (bois d’œuvre et palme pour la construction) dont l’identification pourrait être effectuée dans le cadre de prélèvements spécifiques. Toute tentative de mise en situation d’un habitat dans le paysage doit nécessairement être entreprise en considérant également les possibilités de déplacement. Le site est un point de départ pour des trajets rayonnants

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d’importance variable, par voie de terre ou d’eau. La zone littorale et la forêt de transition toute proche peuvent apparaître comme des milieux liés.

17 Enfin, une démarche intéressante applicable localement n’est autre que l’acquisition de référents ethno-archéologiques susceptibles de fournir des clés d’interprétation des données liées à l’organisation spatiale. En effet, les populations amérindiennes Palikur ou Kali’na, pour ne citer qu’elles, nous fournissent d’excellents exemples technologiques ou artisanaux d’aménagement du sol et de l’espace qui nous permettent, d’ores et déjà, de restituer un ensemble de situations archéologiques.

18 S’il en était encore besoin, cette opération d’archéologie préventive prouve l’importance des informations apportées par la démarche suivie qui privilégie le décapage extensif. Les données collectées lors de cette opération renouvellent une vision par trop réduite du littoral guyanais. Enfin, la pertinence des choix techniques retenus par l’équipe pour l’exploitation du site peuvent servir de référence pour d’autres opérations dans des contextes environnementaux similaires.

19 En conclusion, l’état de conservation des vestiges ou encore l’extrême lisibilité des faits archéologiques font du site de Katoury un jalon incontestable qui ouvre des perspectives nouvelles pour la compréhension et l’étude des anciennes installations humaines sur les côtes des Guyanes.

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NOTES

1. Association pour les fouilles archéologiques nationales. 2. Institut national de recherches archéologiques préventives. 3. Programme archéologique de Petit-Saut, Route Nationale 2, opération de Camp Caïman, opération du Mont Grand Matoury, opération de la RN3 Poncel, etc. 4. Usage de pelle mécanique équipée de godet de curage.

INDEX

Index géographique : Guyane, Guyanes Thèmes : Archéologie

AUTEUR

MICKAËL MESTRE

INRAP, base de Guyane [[email protected]]

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Le sens de l’histoire chez les Indiens wayana de Guyane. Une géographie historique du processus de « civilisation »

Jean Chapuis

1 Les Wayana constituent un groupe de langue carib d’environ 1 400 personnes, réparties entre la Guyane française, pour les deux tiers, le Surinam et le Brésil pour le reste. Leur conception de l’histoire, qui constitue ici l’objet de nos préoccupations, les amène à distinguer plusieurs étapes dans le développement des sociétés humaines de la région. Avant que la terre, les hommes et leurs sociétés ne soient créés, l’état du monde était fort différent. Anuktatop aptau, l’époque des transformations, correspond à cet état, auquel un événement imprévu mit fin, qui conduisit des esprits anthropomorphes initiaux aux humains pesants actuels. Alors commencent les stades barbares connus sous la dénomination Ulinumtop eitoponpë (le temps des guerres), car ils furent caractérisés par d’incessants conflits entre groupes ancestraux sous le couvert forestier, dominés par la peur permanente, les privations, la fuite et la proximité de redoutables créatures. Suivit une période de transition, marquée par les mélanges (passage de l’endo à l’exogamie) qui déterminèrent l’arrêt des guerres et conduisirent à la constitution de fédérations indiennes ; la paix, combinée avec la sortie de la forêt, permit enfin de passer aux temps modernes ou actuels (hemalë eitoponpë) qui se distinguent par la rencontre avec d’autres groupes, notamment les Blancs, venus quant à eux du dehors de la forêt. Précisons que cette chronologie historique ne doit rien à l’ethnologue : elle constitue la trame de l’autohistoire wayana (voir Chapuis et Rivière 2003)1.

2 Si un certain nombre de travaux ont été consacrés à la première phase, commune à de nombreuses populations amazoniennes, bien peu jusqu’à ces dernières années se sont intéressés au devenir historique de la créature humaine dans les représentations indigènes ; on raisonnait encore trop souvent comme si les sociétés aborigènes de cette aire, dont les Wayana font partie, s’étaient toujours pensées telles qu’elles sont

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aujourd’hui, négligeant le long terme. Cette élision, qui n’a rien de spécifique à l’Amazonie, est souvent à la base d’une approche défectueuse, par les chercheurs, des sociétés concernées. Cependant, les choses sont en train de changer : outre le travail pionnier de Grenand (1982), qui livrait des informations sur les représentations historiques des Wayãpi, il existe une efflorescence de travaux récents consacrés à l’autohistoire : citons notamment, en ce qui concerne la zone des Guyanes, les textes de Collomb (2000) sur les Kali’na, de Passes (2002) sur les Palikur, de Guss (1986) sur les Ye’kuana ou de Whitehead (2002) sur les Patamona.

3 Le but de cet article est de saisir, de façon certes schématique, l’aspect dynamique de la représentation wayana de l’histoire : nous verrons comment ce que l’on peut appeler le progrès socioculturel, guidé par le démiurge, est corrélé très nettement à la sortie de la forêt ainsi qu’au métissage, associés à la paix et à la prospérité. C’est sur des groupes ancestraux, que je qualifie de clans à ancêtres totémiques, que s’est effectué, selon les indigènes, le travail de l’histoire. Les résultats présentés ici s’appuient sur un important corpus de données recueilli entre 1995 et 1998 dans le but de restituer l’histoire orale du groupe wayana (Chapuis et Rivière 2003). La naissance de l’homme pesant 4 Commençons par le commencement. Aux premiers temps de l’univers, tout était possible : il suffisait de désirer pour obtenir, de penser pour créer. Les formes n’étaient pas figées et il était commun qu’un singe, un arbre ou un oiseau se transformât en humain et vice-versa. C’était l’époque des temps primordiaux (Ëtïtoponpë pïhtële) – dite encore des métamorphoses (Anuktatop aptau) puisque les formes étaient labiles – durant laquelle tout ce qui existe aujourd’hui fut créé : la forêt, les fleuves et les montagnes, le soleil, les animaux et les végétaux… Cette genèse prit fin au moment où les humains furent privés par le démiurge du pouvoir de métamorphose et d’immortalité qu’ils partageaient jusque-là avec les « esprits » yolok2. Cet événement important fut consécutif à l’humiliation du créateur, publiquement trompé par son épouse3 alors qu’il avait une apparence humaine, répugnante certes puisqu’il était couvert de lésions purulentes. La première humanité fut emportée, noyée par les flots jaillis du monde souterrain. La planète fut aussi brûlée par un immense incendie avant d’être écrasée par l’ancien ciel, devenu notre terre, tandis que le démiurge Kuyuli s’employait à recréer de nouveaux humains. Après plusieurs essais infructueux, notamment avec de l’argile, ils furent tressés en arouman (wama) : or, comme celui-ci séchait au soleil, la durée de la vie humaine s’en trouva limitée. La matière prit alors sa forme définitive ou presque : l’univers réel, léger, celui du rêve et des esprits, le monde invisible des frontières labiles, caractérisé par la transformabilité et l’immortalité, libéra un monde figé et pesant, celui qui constitue le milieu des hommes du présent, soumis au règne de l’intransformabilité et de la finitude.

5 Cette charnière historique, qui correspond à l’émergence du mal, du malheur puisque les humains devinrent en quelque sorte la proie des esprits, est commune aux traditions de nombreux peuples amazoniens, avec des modalités variables. Les chamanes constituent les ultimes passeurs entre ces deux espaces-temps qui coexistent et se mêlent à la fois4 : eux seuls peuvent s’assurer les services, pour le bien ou pour le mal, de nombreux invisibles qui peuplent la terre en jouant parfois de mauvais tours aux humains. Il s’agit d’esprits de toutes sortes, répartis dans le ciel, dans l’eau et dans la forêt, qui font l’objet de nombreuses représentations et obéissent à une certaine hiérarchie (Chapuis 1998, pp. 698-704). Disons que le monde du rêve est constitué d’une

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série de niveaux, du plus haut, lumineux, où trône l’omnipotent démiurge Kuyuli, jusqu’au plus bas où vivent, à la lisière des deux univers, des esprits dont la capacité de métamorphose, aune du véritable pouvoir, est limitée. C’est en forêt, domaine du sauvage, que se manifestent principalement les esprits ; le village en est normalement indemne. Là encore, nous sommes dans un schéma classique en Amazonie et il n’est pas nécessaire de s’y attarder ici. Incertitudes du sauvage : le concept d’itupon

6 Avant d’en venir aux étapes de l’histoire humaine proprement dite, il convient d’insister sur le milieu qui lui servit de matrice : l’analyse de la représentation qu’en ont les Wayana est indispensable à l’approche de leur conception du progrès social. Les premiers hommes, en effet, eurent la forêt comme habitat exclusif. Mais ils n’y étaient pas seuls, coexistant depuis les premiers temps dans ce milieu avec des créatures maléfiques et dangereuses qui n’ont d’ailleurs pas totalement disparu. Interrogés à ce sujet, les Wayana ont du mal à les caractériser. Soit ce sont des esprits qui prennent apparence humaine, soit ce sont des humains bestiaux, soit encore une catégorie intermédiaire d’entités floues… En fait, il semble que l’on doive considérer le « sauvage », itupon, « celui de la forêt »5, comme une catégorie qui permet d’articuler monde des hommes et monde du rêve6. De même, et nous allons y revenir, elle sert à penser, par antithèse, la modernité. Aussi convient-il d’emblée de préciser son contenu (voir Annexe I).

7 Le terme itupon subsume sous une même appellation, par référence à un milieu (itu : la forêt), des catégories d’êtres qui flirtent avec la frontière séparant les humains des esprits. Cette proximité douteuse rend leur identification difficile. De ces inquiétants personnages, mon ami Aimawale dit : « Tous, Akuliyo, Tëmimë, Itukala… sont des itupon. Mais certains sont de simples hommes, d’autres sont un peu esprits, d’autres enfin complètement esprits ». Dissimulés par la forêt, toutes ces créatures ont en commun de terroriser les humains ordinaires. C’est justement leur mystère, garanti par la densité et l’immensité du sous-bois, qui explique la crainte panique qu’inspire aux Indiens cette catégorie d’êtres : « on ne connaît le pouvoir réel d’aucun itupon, même pas des Akuliyo [pourtant bien réels] ; on a peur de tous », dit encore Aimawale. Il y a là un trait que l’on retrouve partout : l’étranger lointain, mystérieux, se voit attribuer une force exceptionnelle ou des dons de sorcellerie incomparables (voir, pour l’Occident, Hell 1994 ; Harrison 1992 ; pour l’Amazonie, Butt Colson 1973, p. 8…). On ne s’étonnera donc pas que les Wayana attribuent à ces êtres des propriétés étranges et puissantes qui les rapprochent des esprits car la forêt, espace par excellence de la sauvagerie, constitue justement une cache. À l’inverse, les Blancs en sont quasiment dépourvus puisque, vivant à découvert, ils ne peuvent se cacher.

8 La forêt doit être considérée comme l’espace où la limite entre monde du rêve et monde ordinaire est la plus incertaine. Il s’agit d’une sorte de troisième terme entre ces univers, d’un lieu sombre et inquiétant où la transformabilité (le pouvoir de métamorphose) est mise à l’épreuve : là, les esprits peuvent aisément devenir visibles, tandis que les hommes qui y demeurent ne sont pas tout à fait humains. Et c’est pour des raisons de ce type que certains secrets, à l’origine des principales coutumes (chants, initiation, danses), y furent révélés aux Indiens : c’est seulement en ce lieu osmotique qu’était envisageable la transmission à un homme ordinaire, égaré là par magie, d’un savoir surhumain (voir Hurault 1968, p. 118 ; Alalikama in Chapuis et Rivière 2003) qui allait bouleverser la société par l’instauration de rites nouveaux. La forêt est, à suivre

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les Wayana, l’épicentre du merveilleux, c’est-à-dire d’un domaine où ils croient « tout possible » (Lecouteux 1998, p. 13). Les « vrais humains » : du « pur » sauvage au métis, du clan à l’amalgame 9 Revenons aux seuls ancêtres (voir Annexe I), ces sauvages (itupon) considérés comme innombrables. Quels rapports entretenaient-ils entre eux ? Quel type d’existence menaient-ils ? L’histoire des guerres et la geste de Kailawa (Kailawa eitoponpë), le héros culturel, permettent de répondre de façon satisfaisante à ces questions. L’ère des clans7

10 Des ancêtres, nous savons que le démiurge les dota de la parole ainsi que de règles de comportement social régissant principalement les rapports entre affins (Chapuis et Rivière 2003). C’est sur des critères morphologiques, comportementaux ou culturels que les clans, qui portent quasiment tous un ethnonyme à référent animal8, se distinguaient jadis entre eux : les Umuluyana [gens de la grenouille umulu] avaient de gros bras comme elle ; les Kumakayana [gens du fromager] habitaient des cabanes construites sur ces arbres ; les Mekuyana [gens du sapajou fauve] étaient, comme cet animal, rasés à l’exception d’une crête centrale ; les Pilisiyana avaient une voix aiguë ressemblant à celle de la perruche pilisi… Mais leurs différences sont-elles originelles ou historiques ? Il semble que les Wayana penchent pour la première hypothèse : ils émergèrent tels quels, chacun avec ses spécificités. Cependant une grand-mère affirme que ce n’est qu’à la suite d’une période pré-babélienne, où tous parlaient la même langue, que Kuyuli affecta une langue spécifique à chaque peuple et leur enjoignit de s’organiser sur la base de ce seul critère, en les rendant étrangers les uns pour les autres. En tout cas, la tradition orale, fort prolixe sur bien des points, ne traite pas, à ma connaissance, de l’acquisition de leurs particularités : il n’y a pas (ou plus) de discours sur l’origine des clans.

11 Quoi qu’il en soit, l’histoire humaine, dès le départ, est le fait de groupes ancestraux différenciés ayant en commun d’être placés en pleine forêt, à proximité des êtres dangereux que nous avons répertoriés (Annexe I). Les Wayana pensent, et c’est une donnée importante, qu’autrefois les humains, et les itupon de toutes sortes, étaient bien plus nombreux que maintenant. Ce grouillement de peuples liés par des relations complexes dans l’obscurité du sous-bois ne pouvait manquer d’engendrer, selon eux, un état de guerre permanent : la tradition orale nous dit que la terreur était quotidienne, les privations constantes, l’instinct meurtrier une deuxième nature. Les hemït (plantes à pouvoir) à fonction meurtrière étaient d’usage courant et stimulaient l’agressivité des hommes – le hemït est une figure de l’ombre, de la sauvagerie, du clan et de la mort (Chapuis 2001). Il faut dire que ces groupes vivaient dans un état d’endogamie exclusive9 et que la rencontre d’étrangers provoquait le meurtre et enclenchait la vendetta, à quelques exceptions près. Écoutons, par la voix de Kuliyaman, cet homme des temps anciens qui va pêcher : « Je vais chercher une canne à pêche ; [comme] j’ai rêvé que j’allais peut-être voir un étranger10, j’emmène de quoi flécher ! J’emmène de quoi tuer [mais] c’est peut-être l’ennemi qui me tuera ! ». L’étranger (kalipono) est assimilé au fauve (kaikui) – qui lui sert souvent de métaphore – dont il faut se débarrasser car il menace la communauté.

12 C’est la période des clans, ces derniers constituant, aux yeux des Wayana, les seules entités politiques locales interactives de l’époque. Très nombreux, liés par des rapports variés et souvent opportunistes11, les clans sont caractérisés, selon l’autohistoire, comme possédant une réelle indépendance, une agressivité instinctive, une mobilité

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permanente (partagés qu’ils étaient entre la fuite et l’attaque), l’absence de biens occidentaux et de contacts avec les Blancs. Surtout, les clans primitifs étaient dotés d’un niveau technologique presque nul12 : ils ne brûlaient pas d’abattis (sauf exception), ne disposaient que de petits campements sans cesse mobiles et faisaient généralement griller leur viande13 ; dotés de haches de pierre, ils ne savaient pas nager (comprendre : puisqu’ils vivaient exclusivement en forêt), ni fabriquer de pirogues susceptibles de naviguer sur les fleuves qu’ils devaient franchir au niveau de gués. Une certitude : ils aimaient se battre, tuer. Ils avaient le goût du sang. Bref, les ancêtres ne différaient guère des animaux, ainsi que le laisse entendre le passage suivant où leur comportement bestial est ainsi stigmatisé par un chef plutôt pacifique alors qu’un de ses hommes veut attaquer l’adversaire : « ne provoquez pas les barbares, ne vous comportez pas comme les chiens [comme des animaux] ! Soyez humains, à présent, faites la paix !.. », ce qu’il justifie en disant que c’est pour éviter le cycle de la vendetta. Par rapport à l’étape initiale, où la créature humaine se caractérisait simplement par son absence de capacité de transformation (ce qui la rendait prisonnière de sa condition), par l’inexistence de vie sociale et de technologie, être « humain » ici implique de nouvelles exigences : c’est précisément contrôler ses instincts, penser à l’avenir, se démarquer de la sauvagerie… Nous allons voir que cela a nécessité un long processus de « civilisation ». La période intermédiaire, ou ère des emboîtements14

13 La fin de l’ère des clans – qui n’est d’ailleurs qu’une tendance générale, non une mesure homogène et imposée : certains clans en effet ont choisi de conserver leur « sauvagerie » –, corrélée au mélange (effet de l’exogamie), au commerce et à la paix, est bien connue de tous les Wayana. De façon caricaturale, un récit nous montre comment les clans furent contraints de se mêler. Kailawa, avatar du démiurge, chamane meurtrier, maître des plantes à pouvoir, extermina tous les groupes, ne sauvant à chaque fois qu’un ou deux jeunes garçons. Ces derniers, une fois adultes, l’aidèrent grâce à l’influence des hemit, à poursuivre son œuvre, l’extermination du mal, autrement dit des antagonismes perpétuels, automatiques. Ainsi finit par éclore la société wayana, plurielle et pacifiée, à partir de la coexistence amicale de jeunes « innocents », c’est-à-dire d’enfants non pervertis par la haine réflexe et viscérale des adultes pour tout ce qui leur est étranger. Car le plus dur, évidemment, consistait à intégrer dans une unique société (ou famille, wekï) des membres de groupes qui se haïssaient depuis la nuit des temps : c’est ce prodige que réalisèrent des hemit apaisants, ouvrant la voie au processus de paix. Cette mutation historique est annoncée par le brutal changement d’attitude du nouveau Kailawa, celui qui a succédé au Kailawa fédérateur, guerrier d’une chasteté absolue, vivant à la dure, et qui ne se nourrissait que du sang des ennemis : « C’est fini ! J’ai envie de faire l’amour ! J’ai envie de bière de manioc ! J’ai faim ! Je veux manger de tout ! » dit son successeur.

14 L’histoire des guerres, quant à elle, dont celle de Kailawa constitue une reprise sur un mode métaphorique, nous révèle que, progressivement, les clans, fragmentés, durent s’allier, intégrer des coalitions de plus en plus vastes sous l’autorité de chefs de guerre pour éviter de disparaître. L’alliance entre groupes succédait souvent à une violente période d’affrontements. Sans que l’identité clanique ne fût nécessairement perdue – sa permanence encore de nos jours en témoigne –, des hégémonies se mettaient en place, comme celle des Upului, fédérateurs dans l’exemple suivant : « Les Upului étaient nombreux : les Umuluyana, les Opakwana, les Papakwaiyana, les Kuwalakwalïyana, les

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Kuwananïyana […] [Sans compter] les Upului Palilitë, les Pïlëuyana […] les Upului étaient très nombreux […] ».

15 À l’issue de la longue période de conflits qui caractérisa l’ère des clans, trois événements « civilisateurs » survinrent, instaurant une césure irréversible entre un passé sauvage et un présent qui ne l’est plus, devenu enfin paisible et ouvert aux échanges. L’un est le mélange entre clans totémiques, qui prit plusieurs figures. Imposé, véritable technique civilisatrice dans les mains de Kailawa, il fut, d’après des récits plus analytiques, le résultat d’un amenuisement démographique majeur des clans, d’une volonté de ne plus vivre dans la terreur, d’un désir de sécurité et de confort de la majorité d’entre eux qui les poussa à s’allier selon des modalités variables : l’endogamie cède la place à l’exogamie. Aux yeux du vieux savant wayana Kuliyaman, la plupart des peuples indiens actuels sont le produit de nombreux métissages15, dont la paix est le fruit (Chapuis, à paraître) : « Finissons-en ! », disent-ils, « finissons-en donc ! Nous avons parlé de mariage, vous avez donné [des femmes], les vrais Apalai ont bien dit cela […]. On s’est marié avec des Apalai jusqu’à maintenant, nous [les Upului]. Les Wayãpi et les Tïlïyo se sont mariés depuis, c’est ainsi. Nous ne faisons pas exception, nous sommes mélangés. Nous n’avons pas été tués grâce à lui, l’enfant » (du fait du système de parenté cognatique). En fait, c’est avec la paix que l’exogamie s’est étendue et systématisée. C’est un truisme, aussi bien dans le récit de la genèse du groupe que dans les représentations actuelles : « nous, les Wayana, on est des mélangés » : comprendre « des métis » (gens mêlés). Le métissage est sans conteste, pour eux, la condition essentielle du passage à « l’humanité »16, grâce à la paix qu’il impose. Remarquons que ceci n’empêche nullement les Wayana de connaître leurs origines précises (« ma grand- mère était Opakwana et mon grand-père Upului » entend-on dire). Aussi chacun peut-il se prévaloir d’une double appartenance : celle qui en fait un élément à part entière de l’ethnie wayana actuelle et celle, en indice, qui le rattache aux groupes sauvages ou clans du passé (Chapuis, à paraître).

16 La paix en cours de réalisation permit que les groupes recomposés sortent de la forêt, s’exposent, se livrent en quelque sorte : voilà le second caractère du changement opéré. C’est sur les rives des grands fleuves, et non plus au cœur de la forêt ou aux abords sombres des petites criques, que les groupes concernés trouvèrent la lumière de la paix et, consécutivement, la voie de la modernité. Précisons que la forêt archétypale est conçue sous l’aspect du sous-bois le plus obscur, de la partie la plus éloignée de ces grandes trouées lumineuses, véritables effractions solaires que constituent les fleuves. Si la première représente le lieu par excellence de la dissimulation, propice aux raids surprise en quoi se résument le plus souvent les affrontements amérindiens, les seconds en sont l’antithèse. Notre conteur est précis : « les premiers Indiens qui sont sortis de la forêt […] ont commencé par s’installer dans des criques, puis ils sont allés vivre, ensuite, au bord des fleuves ». L’analyse sémantique confirme le lien entre processus de civilisation et évasion hors du couvert forestier. En effet, pour désigner ce passage, toujours associé dans l’esprit indigène à une véritable mutation sociale, le terme le plus utilisé, et qui revient comme un leitmotiv dans les récits de fin de guerres, est tëhmakai (= tënmakai, tëwëhmakai) qui signifie « se découvrir », « se mettre à découvert » (si l’on est caché : ici, dans la forêt), « s’exposer » (mais aussi « se livrer », « se dénoncer »). Son référent est donc l’issue hors de la forêt, l’exposition aux regards et aux risques. Tëhmakai17 c’est, métaphoriquement, accepter le contact, l’échange, ne plus craindre l’attaque surprise, les représailles, renoncer à la fuite. Cela implique l’idée

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d’un changement positif dans le mode de vie, d’un pas vers le confort, d’un abandon de la sauvagerie caractérisée quant à elle par la dissimulation. Écoutons Kuliyaman : Les vrais Wayana et les Kumalawai […] se sont mis à découvert. Pourquoi ? Ils voulaient de la viande car ils avaient très faim, ils ne voulaient plus de mauvais hocco, ils en avaient assez des nuées de moustiques […]. C’est de cette façon qu’ils se sont mis à découvert. Ils étaient devenus peureux et ne voulaient plus être tués : « allons-y, je ne veux plus être couvert de sang, je ne veux plus de sang, je ne veux plus être comme les ancêtres ».

17 On peut également utiliser dans cette acception le terme tëwekaktai, dont le sens premier est « sortir », et qui signifie aussi « naître », « accoucher ». Or il y a bien de cela dans la pensée wayana : sortir de la forêt, c’est naître à un mode de vie nouveau, moderne et pacifique, qui tourne résolument le dos à la barbarie. Ça se passait comme cela : [les gens] se massacraient autrefois. Aujourd’hui, nos mœurs ressemblent à ceux des étrangers [occidentaux]. Tous les nôtres étaient dans la forêt, à l’époque, tous nos ancêtres, les Upului, les Apalai-Apama […]. Tous étaient ennemis [barbares]. Tous, les Palilitë, les Apalai… s’entre-tuaient [et de mettre en exergue, une nouvelle fois, le système de la vendetta aveugle] […]. C’est seulement à présent qu’on s’est accoutumé à vivre sur les fleuves. Tous, parce qu’ils vivaient dans la forêt, tuaient continuellement et c’est seulement parce qu’ils ont pris des épouses [les uns chez les autres] que s’est achevée la dispute entre nous.

18 La conséquence, ou le prolongement, du processus en cours nous est donnée à comprendre à travers un extrait. Quand Kailawa eut décimé ses adversaires, formé le groupe wayana et assuré la paix, il s’occupa avec ses hommes de débarrasser les inselbergs et les fleuves, c’est-à-dire les principales voies de communication, des redoutables monstres (itupon) qu’elles celaient, comme le tulupele18, les melimë, etc. et qui empêchaient les échanges commerciaux, pourtant rendus pensables par le nouvel état des relations sociales : Puisqu’ils en ont fini avec ça, avec le massacre des humains, puisqu’ils en ont fini [la paix règne], alors ils s’en sont pris à ceux-là, ils se sont occupés des fauves. Ils les ont tous tués : les gros kunawalïimë, des grands fauves, le tulupele, awawaimë. Ils les tuent. Ils tuent le fauve mëlëtu, ils le flèchent. Ils flèchent le fauve du lézard noir. C’est grâce à cela que nous pouvons aller aux sources sans risque.

19 Ce faisant – la dernière phrase de la citation est éloquente à ce sujet – ils transformèrent, en les sécurisant, les fleuves et les inselbergs, qui permettent de passer d’un bassin fluvial à un autre, en voies d’échange majeures liant les groupes reculés à ceux qui se trouvaient mieux placés sur les circuits de traite. Un des enjeux de cette étape fut l’intensification de l’approvisionnement en produits occidentaux, surtout métalliques : mais cela, l’histoire indigène le donne à penser sans l’énoncer explicitement, à de rares exceptions près. Il est probable que l’introduction de ces biens a contribué, par ailleurs, à favoriser certains groupes locaux par rapport à d’autres, créant en partie ou faisant perdurer des inégalités sociales.

20 Se mêler, sortir de la forêt, commercer librement, constituent les principales étapes du processus de civilisation dont il a été question plus haut. On peut y ajouter trois éléments récurrents dans le discours wayana : l’abandon des hemït meurtriers, de ces produits dont l’usage quotidien entretient la haine ; la chute démographique, attribuée aux guerres19 et justifiant des alliances quand la sécurité ne pouvait plus être assurée ; enfin la présence, toujours allusive, des Blancs, systématiquement associés à la paix. Au total, « être humain » consiste à se différencier radicalement des groupes primordiaux, les clans qualifiés d’itupon par définition puisque sauvages. Qu’il y ait eu une avancée,

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Kuliyaman le dit clairement : « autrefois, même les Wayana étaient des Itupon », c’est-à- dire des hommes sauvages, de la forêt : mais ils ont changé, évolué, en se métissant, en sortant de la forêt pour devenir ce qu’ils sont20.

21 Le changement21 dont nous avons esquissé la direction s’est effectué sur le long terme et est ordonné, dans les représentations, selon un ordre chronologique global22. Il n’a pas cependant affecté de façon homogène tous les clans ou fragments de clans. Nombre de ces derniers sont demeurés barbares. À ce propos, Kuliyaman précise : Il y a beaucoup de familles : Oyaricoulets (Akulio), Itukala, Alamapokan, Alamapkot, Palilitë, Pakilayana, Umuluyana, Opakwana, Piyanai, Sikaleyana […]. Ils habitent dans la forêt et vivent en famille comme les Wayana. Ils se font la guerre entre eux […]. Certains viennent jusqu’aux villages wayana pour voler. Ils parlent des langues différentes. Ils sont méchants et s’attaquent parfois aux Wayana […].

22 La barbarie n’a donc rien d’une fatalité, elle résulte d’un choix, comme le passage suivant l’indique clairement. Après un affrontement entre les Wayana et les Mawayana, qui s’achève par la paix entre les deux groupes, voilà ce qu’avance le conteur pour justifier le départ des seconds et leur refus du métissage : Mais ils ne se sont pas devenus Wayana23 ; ils ont juste fait la paix et sont restés dans la forêt. Ainsi il n’y a pas de Mawayana chez nous ; s’il y en avait on le saurait, ils se seraient métissés avec nous ! En fait, ils voulaient être vraiment sauvages, voilà pourquoi !

23 La vie dans la forêt est donc un choix plus qu’une contrainte. Le procès de « civilisation » n’a rien d’obligé, il témoigne simplement de la volonté des groupes de changer, d’opter pour le confort d’une vie paisible facilitée par les échanges et l’usage des outils européens. À terme, cependant, il est inéluctable. En effet, « les Akuliyo et d’autres groupes ne resteront pas toujours des itupon, ils changeront comme ont changé les Wayana », affirme encore Kuliyaman. Ils connaîtront, pourrait-on dire, un stade de civilisation supérieur. En attendant, s’ils restent dans la forêt, c’est « peut-être parce qu’ils sont très barbares24, mais aussi parce qu’ils ont peur de sortir, qu’ils ont peur du fusil ». Un jour ils deviendront comme les Wayana, « quand ils sortiront de la forêt », c’est-à-dire quand ils abandonneront la forme clanique. D’autres groupes encore, intermédiaires, sont partagés entre la forêt et la lumière, même s’ils ont connu de nombreux mélanges et bénéficié des avantages matériels de la paix25, à l’instar des Wayana. C’est le cas de certains Tïlïyo : ils se battent encore, leur instinct meurtrier n’est pas tout à fait éteint car ils ne s’exposent pas en permanence ; ce sont des demi- barbares. On peut ainsi repérer différents niveaux de civilisation. Du métis au Blanc : vers de nouveaux mélangesEthnie et modernité 24 À travers ce qui précède, nous avons vu se succéder deux séries : d’un côté, la série forêt-obscurité-dissimulation-fourmillement de clans-endogamie-guerres-usage intensif de produits magiques (hemït), série associée à l’organisation clanique ; de l’autre, celle qui associe berges des fleuves-lumière-exposition-groupes métis (exogamie)-paix-abandon des produits magiques meurtriers-commerce, série qui caractérise, après une phase d’emboîtements claniques, l’ethnie.

25 La période des ethnies consacre l’aboutissement (toujours problématique, inachevé, instable, évolutif) du processus engagé qui trouve forme dans des fédérations fondées sur des fragments de clans, d’une part, et sur des liens d’échange avec l’Occident – ou ses représentants –, d’autre part. En effet, la paix s’est accompagnée d’un éclatement des clans dont les lignages ou les fragments de lignages, au gré des choix et des événements, ont investi des fleuves différents : un texte, Ëtakpaptoponpë, « La

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Répartition », en rend explicitement compte (Chapuis et Rivière 2003). Dans le même temps, de nouveaux rapports sociaux se sont créés sous la pression des événements. Puis un ultime phénomène de concentration s’est produit.

26 Ce processus, lié en partie aux conditions de vie réservées par la France aux indigènes, est aussi imputable à l’action des Noirs marrons Boni/Aluku. Ces derniers contribuèrent à attirer en Guyane française, au XXe siècle, l’essentiel de la population localisée précédemment sur le versant brésilien des Tumuc Humac : […] Yamaikë va informer les gens, et Paikë y va aussi26. […] « je suis venu ! », dit-il, « mes parents ! il n’y a plus de guerre maintenant, n’ayez pas peur ! Ce sont nos associés, nos fournisseurs peut-être […] c’est ce qu’ils m’ont dit » [Paikë transmet le message des Aluku : ils sont là pour commercer] : « nous [en Guyane française], nous avons des choses, des sabres, des perles, des pagnes, pas nos anciens pagnes en coton […]. Nous ne serons plus piqués par les moustiques [grâce aux moustiquaires] […] les Aluku en ont amené de grosses [quantités], là sur le Marouini, parce que les Indiens, de leur côté, ramènent des légumes ». Ils ont dit seulement ça. « Allons informer nos familles [du versant brésilien], qu’ils aillent là-bas, ils [les Blancs] cherchent de la main-d’œuvre (peito) ! », disent-ils […]. Beaucoup de Wayana viennent, ils s’installent là [en Guyane].

27 L’exemple le montre, ce déplacement nécessita également la participation active d’une « élite » amérindienne, principalement celle du chef Twenke dont les aïeux furent parmi les premiers proto-Wayana à s’installer à proximité des Noirs marrons, au départ du circuit de traite.

28 C’est de ces accrétions en chaîne, réalisées dans la zone française du Litany, qu’est né l’essentiel de l’ethnie wayana telle que nous la connaissons maintenant. Mais, pour que cette dernière existe en tant que telle, plusieurs conditions sont nécessaires. D’une part, que les étiquettes claniques, sans disparaître, soient subsumées sous une appellation commune (dans ce processus, les Occidentaux jouèrent un rôle non négligeable) : tout membre de cet ensemble hétérogène se reconnaît avant tout comme un Wayana. D’autre part, que le groupe se dote de « productions symboliques à travers lesquelles [il] s’approprie son histoire et se pense comme corps social » (Collomb 2000, p. 151) : parmi les principales, outre la langue, qui s’est homogénéisée, citons la cérémonie d’initiation appelée marake ou, plus exactement sans doute, son ajustement à la nouvelle situation, mais aussi un ensemble textuel et notamment la geste de Kailawa, « père de la nation », geste qui est à coup sûr une tradition inventée à la fin du XIXe siècle dans ce but.

29 Par ailleurs, des rééquilibrages, des adaptations ont eu lieu, notamment en ce qui concerne le rôle des fragments de clans au sein des nouveaux ensembles sociaux. Je montre dans une contribution à paraître comment la société wayana s’est stratifiée selon l’ordre d’arrivée des fragments constitutifs de l’ethnie dans les zones d’influence des Blancs ou des intermédiaires Noirs marrons. Ainsi les « gens du Marwini » (aussi caractérisés comme Wayanahle, vrais Wayana27) – entendons par là ceux qui établirent le plus tôt des rapports étroits avec l’Occident et s’installèrent dans le voisinage de ses représentants locaux (voir ci-dessus l’exemple de Twenke) – ont formé un groupe socialement dominant, même s’il n’est pas homogène ; en dessous, si l’on peut dire, on trouve la masse de l’ethnie, rassemblée sous la dénomination « ceux du Jari », constituée en majeure partie d’Upului, qui vinrent rejoindre les précédents, acceptant de ce fait une sorte de perte de prestige en échange d’un approvisionnement régulier en matériel occidental. Considérés comme des étrangers amis, « ceux du Parou (de

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l’est) », principalement des Apalai, sont les derniers arrivés et se remarquent par la discrétion de l’immigré récent. Ces inégalités sont encore (mais de moins en moins) perceptibles sur le plan politique, les « gens du Marwini » ayant une prééminence lors des décisions collectives.

30 L’ethnie, chez les Wayana, est pensée à travers le filtre de la modernité (iyanme eitop). Produit de la fusion des clans, certes, elle est aussi fille de l’Occident. Les groupes dont les rives des grands fleuves sont devenues les espaces exclusifs sont « civilisés ». D’ailleurs, « on ne dit pas itupono pour les Wayana étrangers [du Brésil notamment], les Emerillon, les Wayãpi […] car on sait qui ils sont et aussi que ce ne sont pas des sauvages » : ils ne se battent plus, ou peu, n’utilisent plus beaucoup les hemit, connaissent de nombreuses techniques occidentales (usage du moteur et de nombreux outils). Or c’est justement parce qu’ils sont sortis de la forêt qu’ils ont rencontré d’autres peuples, comme les Noirs et les Occidentaux28, dont leur avenir dépend pour partie. Tout un progrès social et culturel se manifeste, de la part des Wayana du présent, dans l’écart qui les sépare de leurs ancêtres et des sauvages actuels : eux, les modernes, sont pacifiques, maîtrisent la technique de l’abattis, habitent des villages semi-fixes placés sur les berges de grands fleuves, fabriquent des pirogues perfectionnées et motorisées, chassent au fusil, font bouillir leur viande et possèdent un outillage de fer29 grâce à leurs échanges avec les Blancs ou, plus souvent, avec les intermédiaires de ces derniers. Ils vont de plus en plus fréquemment vers la ville et leurs enfants sont scolarisés.

31 Mais comment est conçue la modernité ? En parlant des gens du passé (upakaptalïtom) ou des sauvages actuels, on dit qu’« on n’est plus comme autrefois » (upakatmela tëtïhe) maintenant, ce qui signifie que les pensées et les comportements ont changé. Pour caractériser les ancêtres, on dit aussi « ceux qui n’étaient pas bons » (ipokemnom), d’une part, à cause de leurs mœurs violentes, d’autre part, parce qu’ils étaient rustres, ignorant la technique, l’outillage métallique, etc. : leur vie était difficile. Cependant, dans le même temps où ils se modernisaient (iyanme tëtïhe), les groupes se sont éloignés de la forêt et ont progressivement perdu les savoirs la concernant, notamment ceux des plantes magiques et des esprits : ces savoirs pour lesquels justement les modernes (iyankom) redoutent et respectent – c’est une donnée constante – les « sauvages ». La civilisation est donc gain et, en même temps, perte. L’extraction de la sauvagerie, si elle a permis le confort, s’est accompagnée, aux dires des Wayana, à la fois d’une diminution importante du savoir concernant les forces dangereuses, surnaturelles, liées à la forêt, et d’une altération des compétences physiques que conditionne ce savoir : un divorce s’est progressivement installé entre la forêt et l’homme moderne. De nos jours, les Wayana contemporains dans l’ensemble craignent la forêt à cause du surnaturel qu’elle recèle et dont, pour en avoir perdu la connaissance intime, ils ne savent plus se prémunir. À quelques exceptions près, répugnent à s’y aventurer profondément30, surtout s’il faut y dormir (c’est pendant la nuit que les forces surnaturelles agissent). Ce qu’ils redoutent le plus, c’est qu’il leur arrive des choses étranges, bizarres (tïpophaktai). En fait, selon les jeunes qui en sourient mais ne sont pas plus téméraires, ils se font des illusions (tïpanapophaktai), prennent leurs idées pour la réalité ou, plutôt, la réalité d’autrefois pour celle de maintenant.

32 Il est possible, au bout du compte, de dresser un tableau des étapes accomplies. Le processus évolutif est continu, complexe et ininterrompu.

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STADE CARACTÉRISTIQUES FONDAMENTALES

période des formes labiles, changeantes ; vie éternelle, facile et sans effort transformations, première humanité

humains bestiaux, pas de feu, degré zéro de la technologie ; ils mangent cru ; vie sociale nulle brutes anomiques ou presque, absence de règles (Annexe I)

période des vie exclusivement forestière, cachée, mystérieuse ; organisation clanique ; ancêtres ; stade de la endogamie ; coexistence avec de nombreuses créatures redoutables ; barbarie et du règne humains très nombreux et divers ayant des mœurs barbares ; des itupon déplacements à pied ; goût pour le sang et la violence ; usage permanent des hemït ; guerres intestines endémiques ; habitat fruste ; mobilité permanente ; technologie rudimentaire ; absence d’abattis quasi générale.

période apparition progressive et généralisation des éléments suivants : exogamie ; intermédiaire ; paix paix ; regroupements d’une population décimée ; issue hors de la forêt, et ouverture exposition et échanges ; élimination des animaux monstrueux qui s’opposaient à la libre circulation des personnes et donc des biens ; apparition (ou développement) de l’agriculture ; déplacements en pirogue ; abandon des hemït meurtriers ; « invention » des motifs de l’artisanat, des chants et de l’initiation ; introduction des outils et armes métalliques ; présence allusive, en toile de fond, des Blancs ; contacts épisodiques avec les Noirs marrons.

période moderne concentration de population ; coexistence pacifique au sein d’ethnies fédératrices ; usage commun des outils métalliques ; itupon de plus en plus rares ; chasse au fusil ; intégration progressive dans la société occidentale ; contacts de plus en plus fréquents avec la ville, antithèse de la forêt ; scolarisation des enfants ; abandon progressif des incantations, des plantes à pouvoir et du chamanisme.

Un futur occidental

33 Il reste à préciser la conception wayana dominante concernant l’avenir. Si les sauvages sont condamnés, à terme, à devenir des modernes comme les Wayana, ces derniers deviendront progressivement, quant à eux, des Blancs ou, plus exactement, des Français. D’ailleurs, depuis 1998 et sur leur insistance, presque tous les Wayana du Litany ont acquis la nationalité française avec tous les avantages afférents. Plusieurs anciens, désabusés, m’ont d’ailleurs affirmé qu’« un jour, il n’y aura plus d’Indiens, il y aura seulement des Blancs » :

34 Les Wayana vont devenir comme les Blancs, s’habiller comme eux. Les chamanes vont disparaître, on le voit déjà, comme les incantations ëlemi ; après moi [Kuliyaman] il n’y aura personne [qui sache toutes les histoires] ; de même le chant kalau31, et alors il ne pourra plus y avoir d’initiation : personne ne s’intéresse au kalau, c’est dommage ! C’est bien qu’il [l’ethnologue] s’intéresse à l’histoire ancienne car ainsi les jeunes pourront apprendre.

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35 De fait, bien des jeunes maintenant aspirent à devenir comme les Blancs (palasisi tëtïhem) et font tout pour cela : vêtements « branchés », chaussures style Nike, équipement musical performant (chaînes stéréo puissantes, walkmans, etc.), équipements électroménagers (machines à laver – même si, souvent, ils ne possèdent pas le groupe électrogène qui en permettrait l’usage –, machines à râper le manioc, etc.), lits, tables, séjours de plus en plus fréquents en ville32 (Cayenne, Paramaribo, Saint-Laurent-du-Maroni) sans oublier bien sûr la scolarité, le maniement de la langue française et une familiarité certaine, bien que superficielle et le plus souvent mal maîtrisée, avec certaines valeurs occidentales. A contrario, ils savent de moins en moins chasser, réaliser l’ensemble des objets d’usage courant, ignorent la plupart des histoires traditionnelles, craignent les techniques magiques et, pour les plus jeunes, rejettent leur appartenance clanique, considérée comme un stigmate de barbarie… Bientôt, donc, il n’y aura plus de Wayana, disent ces derniers : ils se seront fondus aux Blancs, perdant leur indianité.

36 Le Blanc n’est pas la condition de la modernité pour les Wayana, ni la seule version possible : il en est juste la figure la plus achevée et disponible. Par dessus tout, le Blanc est celui qui vit hors de la forêt. Ainsi les Wayana considèrent-ils que les Amérindiens kali’na/galibi sont devenus comme les Blancs (Taila man palasisime tëtïhe) parce qu’ils vivent sur la côte, près de la mer, espace lié à ces derniers, tandis que les Noirs marrons Boni/Aluku, pourtant très occidentalisés, sont plus proches des Wayana en ce sens qu’ils vivent en lisière de la forêt, sur le haut du fleuve. Dans le même ordre d’idée, les Surinamiens citadins, y compris les Noirs, sont appelés Palasisi (Blancs) parce qu’ils habitent en ville, antithèse de la forêt et lieu de prédilection des Blancs. Au total, il apparaît nettement que le Palasisi est l’antithèse de l’Itupon (sauvage).

37 On peut finalement considérer avec les Wayana trois types d’espaces structurants et différenciateurs : la forêt, territoire des clans, lieu des esprits et des forces sauvages, surnaturelles ; l’espace résolument extra-forestier, et notamment la ville, lieu moderne et civilisateur par excellence33, propre aux Occidentaux ; entre les deux, le fleuve qui constitue un moyen terme où vivent les groupes ethniques de même caractère que les Wayana : ni Blancs ni sauvages mais ouverts aux échanges. Trois figures archétypales synthétisent les différentes étapes sociales : le sauvage, l’homme des fleuves et le Blanc. Conclusion : les modernes entre ville et forêt 38 En définitive, on voit bien comment le concept d’itupon permet de penser la théorie wayana du processus de civilisation34. Le civilisé peut se définir d’abord comme celui qui est sorti de la forêt, celui qui s’est exposé (iwëhmakatpï)35, qui s’est métissé36, vit une situation de paix (et donc qui ne connaît plus la peur), se déplace selon sa volonté, qui mange cuit et utilise un outillage de fer, pratique des échanges réguliers et monétarisés avec les Occidentaux. Si la forêt, comme l’ont bien montré Deshayes et Keifenheim (1994, p. 205), « est un lieu de transformation […] (où) chacun cède de sa caractéristique propre au profit de l’autre », autrement dit si un homme qui va en forêt profonde prend le risque de s’ensauvager37 (ce qui ressort de nombreux récits et mythes), à l’inverse un sauvage qui « sort » de la forêt, qui se dirige vers une zone exposée (village au bord du fleuve, ville), perd de sa sauvagerie. C’est dire que l’espace possède bien une fonction dynamique et créatrice : dans le cas présent, la conception wayana du processus de civilisation corrèle la trajectoire historique, inéluctable, qui mène du cœur de la forêt vers son extérieur (lisière, berges), à celle, culturelle, qui transforme le sauvage en civilisé38 par l’acquisition, aboutissement d’une histoire complexe, de certains

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avantages jugés déterminants. Sur le plan de l’organisation sociale, on est passé du clan ancestral, endogame et belliqueux, lié à la notion d’itupon, à l’ethnie, mélange de fragments de clans en proportion variable, directement en prise avec l’Occident et la modernité. Bref, l’Indien est condamné, dans la vision wayana contemporaine, à devenir Autre. L’inexorable processus qui éloigne de la matrice forestière conduit d’abord au retrait partiel de l’identité initiale au profit du métissage et de l’identité ethnique, puis de l’indianité au profit de l’occidentalité. À chaque étape, de nouveaux identificateurs de groupe sont établis (les ethnies se différencient entre elles par d’autres moyens que ceux utilisés par les clans), et de nouvelles stratégies identitaires mises en œuvre.

39 Il ressort de ce qui précède que les Wayana ont de l’histoire une conception dynamique et particulariste (à chaque type humain son histoire spécifique) de l’histoire, laquelle perd de sa transcendance dès l’ère des clans pour devenir immanente avec l’ethnie. Cette autohistoire est conçue sans hésitation en termes de progrès vers la modernité et procède par étapes. La représentation orientée que les Wayana ont de l’histoire révèle l’image que ce groupe a aujourd’hui de l’espace : il va des ténèbres du sous-bois le plus reculé jusqu’au monde d’outre-forêt des Indiens les plus civilisés et, même, jusqu’au monde sans forêt des Blancs39, dont le métissage avec les Wayana va ouvrir à ces derniers, à les en croire, la porte d’une nouvelle phase de leur existence. ANNEXE 1 – Typologie des itupon

40 Les Itukala sont considérés comme de vrais esprits (yolokohle) qui ne « travaillent » pas avec les chamanes. On les trouve surtout en forêt, où ils se promènent nuit et jour ; ils fréquentent rarement l’abattis, et pas dans le village, bien qu’ils puissent exceptionnellement y venir. Ces vrais esprits se transforment en Piyanakoto (voir infra) ou bien encore en animaux40 s’ils veulent devenir visibles : ce sont des forces pures, sans forme établie. C’est Kuyuli qui les a créés, mais ils ont acquis eux-mêmes leurs pouvoirs surhumains, c’est-à-dire leur force physique et spirituelle hors du commun. Ils vont seuls ou en couple et, à l’occasion d’une rencontre fortuite, peuvent se battre physiquement sous leur apparence anthropomorphe contre les hommes : ils sont alors toujours victorieux41 car ils ne se fatiguent jamais. Généralement, la lutte se passe loin du village : soit ils tuent simplement, soit, après le meurtre, ils ôtent le cœur de la victime et mettent à sa place une feuille d’arbre. Dans ce cas, le chasseur aura le temps de revenir au village pour y mourir rapidement42. Un homme avait ainsi lutté avec un Itukala : il est rentré chez lui, a raconté ce qui s’était passé à sa mère, puis s’est écroulé, mort. Les Elepata tïyelem, variété disparue, avaient, comme leur nom l’indique, la bouche sur la poitrine43 et ne pouvaient se transformer en humain ordinaire, comme les Itukala, mais seulement en êtres à l’aspect fantomatique.

41 À côté de ces purs esprits, dont il existe de nombreuses variétés, on trouve une catégorie d’êtres qui, quoique monstrueux, sont considérés sans ambiguïté comme des humains : entendons par-là qu’ils sont dépourvus de pouvoirs magiques. Il s’agit de géants hirsutes, infatigables, mangeurs de viande crue et dépourvus de toute trace de culture44 ils ne connaissent pas le feu, n’ont pas d’abattis, pas d’outils, pas de villages, pas de règles… Citons les Ikuyupïi45, qui ont la peau de couleur foncée : ils sont très forts, robustes, très durs, plus grands qu’un homme ordinaire et « les gens disent qu’ils sont réels », c’est-à-dire qu’ils ne peuvent se métamorphoser. De même, les Tëmimë46, géants qui se promènent seuls, portant tous une sorte de hache de pierre à la main : ils n’ont pas de villages mais circulent dans des aires définies et, à ce qu’on sait, « ce ne sont que

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des hommes » ; si on entend leur bruit, il faut s’échapper. Certains Wayana ont eu affaire à eux et ont été retrouvés roués de coups malgré une résistance supposée acharnée. En expédition de chasse, on redoute moins les Itukala, qui sont rares, que les Tëmimë et autres qu’on entend parfois cogner contre les arbres ou effectuer des bruits terrifiants.

42 Entre les deux catégories précédentes, il existe des êtres au statut imprécis dont on dit : « ce ne sont pas de vrais humains », mais qui ne sont pas, non plus, de « vrais esprits ». Ils réalisent un moyen terme entre les véritables esprits vagabonds, sortes de déchets, de sous-produits du monde du rêve, et les brutes ténébreuses qui hantent le plus profond du sous-bois. Contrairement aux esprits, ces créatures ne peuvent se métamorphoser. Mais, à la différence des humains, ils possèdent un aspect monstrueux ou des pouvoirs magiques supérieurs. Les Wahaimë, maintenant disparus, en sont un bon exemple : la peau de ces monstres était une sorte de carapace dure comme le rocher, très ondulée (wakawakaman). Leurs extrémités étaient tranchantes comme des couteaux et leur pouvoir tel qu’il leur suffisait d’effectuer le geste de trancher pour couper bien au-delà de la portée de leurs bras. Ils étaient d’ailleurs si tranchants qu’ils ne pouvaient ni s’asseoir sur un tabouret ni se coucher dans un hamac. Plaçons là aussi les Piyanakoto47, autres géants de la forêt, plus forts aussi spirituellement que les Indiens civilisés puisqu’« ils sont presque comme des esprits » : tous, hommes et femmes, sont chamanes, et plus puissants chamanes que ceux des Indiens. C’est dire qu’ils sont extrêmement savants en magie et, s’ils ne se transforment pas, peuvent disparaître comme le chamane. Les Piyanakoto sont féroces et tuent les hommes. Excessivement agressifs, comme l’aigle (piya), ils se manifestent par un sifflement qui ressemble au cri de ce dernier. Ils vivent par groupes d’une dizaine et ne possèdent pas de villages, dormant à même le sol, et connaissent parfaitement la forêt, qui est leur milieu : ils s’y déplacent en marchant comme les animaux, silencieusement. Bref, nous sommes là en présence de ces entités floues que j’annonçais précédemment.

43 Mais des humains ordinaires sont aussi parfois considérés comme des itupon, c’est-à- dire ici des « barbares », car ils partagent la plupart des caractères que nous venons d’énumérer. Il s’agit d’abord des ancêtres des Indiens actuels. Ils vivaient dans un monde redoutable, à proximité de ces terribles figures du monde sauvage dont il vient d’être question. Remarquons que, si aucune filiation directe n’est établie entre les brutes anomiques et les humains véritables mais primitifs, des étapes sont implicitement projetées à travers ces catégories. Interrogés précisément, les Wayana sont dubitatifs, mais reconnaissent qu’il est probable qu’un lien existe entre les géants et les ancêtres, sans qu’ils soient capables de le préciser. Le terme itupon inclut également des groupes actuels considérés comme sauvages car n’ayant pas quitté la forêt, tels que les Akuliyo, les Witoto, les Wama ou les Yanapuku, entre autres. Ils y vivent par choix, à la façon des ancêtres. Si on les croise, le conflit est automatique : la violence est leur langage.

44 Pour terminer notre revue de l’extension de ce concept, sont encore considérés comme itupon48 quelques animaux monstrueux ou doués de pouvoirs supérieurs, comme le kunawalimë, un énorme jaguar à deux têtes ; ou encore melimë, un écureuil géant. Le plus célèbre d’entre eux est sans conteste le tulupele, sorte d’anaconda/poisson gigantesque capable de briser les pirogues et qui constituait en quelque sorte le gardien des fleuves (Van Velthem 1995 ; Chapuis et Rivière 2003). L’élimination de ces monstres fut un des temps forts de la mutation sociale qui fit disparaître la barbarie.

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45 Résumons ces données concernant les itupon dans un tableau :

vrais humains « primitifs » ou vrais esprits entre les deux, animaux primitifs absolus entités floues monstrueux

Ikiyupïn Itukala Piyanakoto Kunawalimë Tëmimê… Elepata Wahaimë… Melimë tiyelem… Tulupele…

- ancêtres disparus - groupes actuels barbares : Akuliyo, Wama, Witoto…

ANNEXE II – Les « clans » cités dans le texte

ethnonymes référent

Akuliyo ou Akuliyana Akuli, Dasyprocta aguti, Dasyproctidae

Alakwayana Alakwa, petite ortalide, Ortalis motmot, Cracidae

Alamayana ou Alama, l’abeille Alamapkot

Kukuyana Kukui, la luciole

Kumakayana Kumaka ,le fromager, Ceiba pentendra, Bombacaceae.

Kuwalakwalïyana Kuwalakwa, variété de grenouille

Kwananïyana Kuwanan, le singe écureuil, Saimiri sciureus, Cebidae

Mawa, grosse grenouille, sans doute Leptodactylus pentadactylus, Mawayana Leptodactylidae

Mekuyana Meku, le sapajou fauve, Cebus apella, Cebidae

Opakwana Opak, variété de moustique se déplaçant en nuées

Pakilayana Pakila, le pécari à collier, Tayassu tajacu, Tayassuidae

Palilitë Palili, teinture corporelle rouge

Papakwaiyana Papakwai, indéterminé

Pïlëuyana Pïlëu, la flèche

Pilisiyana Pilisi, oiseau toui para, Brotogeris chrysopterus, Psittacidae

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Piyanayana ou Piyanai Piya, l’aigle harpie, Harpia harpia, Accipitridae

Sikale, soit le piaye à ventre noir, Piaya melanogaster, Cuculidae ; soit le Sikaleyana coucou, Piaya cayana

Umuluyana Umulu, grenouille, sans doute Leptodactylus knudeseni ou pentadactylus

Wama ou Wamayana Wama, l’aroman, Ichnosyphon arouma (Aubl.) Körn, Marantaceae

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NOTES

1. Bien des recueils de tradition orale mélangent épisodes historiques, récits mythiques, historiettes, etc. comme autant de produits du folklore, déniant d’emblée tout ordre indigène signifiant, comme si l’histoire, en tant que discours sur le changement, était l’apanage des sociétés occidentales. Une collecte systématique du discours historique sur la longue durée permet de rectifier cette vision. 2. À dire vrai, cette période des transformations (ou des métamorphoses : j’emploierai indistinctement les deux termes), commune en Amazonie, est celle où les « règnes » animal, humain et surnaturel n’étaient pas encore séparés. Soumis à la même condition d’existence, ils n’avaient pas encore acquis leurs caractères spécifiques. Il existe de nombreuses études sur ce thème (voir notamment Descola 1986 et Viveiros de Castro 1998). 3. Goeje (1941, p. 6) avance pour sa part plusieurs versions : « Kuyuli avait créé les Oayana et ils étaient immortels, mais après s’être livrés à la vie sexuelle, ils sont devenus mortels. (Autre version : les corps des Oayana devenaient défectueux. Autre version : les Oayana commettaient l’adultère) ». 4. Le monde surnaturel est, quant à lui, toujours agissant sur les créatures humaines. Ainsi, les esprits peuvent se manifester pour faire le mal ; c’est Kuyuli qui guide encore les destinées des hommes ; les « âmes » retournent, si elles le peuvent, dans le monde primordial... 5. L’étude de la pilosité a mis en évidence les rapports hirsutisme/sauvagerie et épilation/ civilisation, y compris au niveau lexical (Chapuis 1998, pp. 193-201), de même que celle de l’odorat a montré la stigmatisation de la puanteur du barbare (ibid., p. 222). 6. Rauschert-Alenani (1981, p. 242) remarquait pour sa part que « os habitantes da floresta generalmente são caracterizados como seres parcialmente mitológicos ou como um misto de homens et animais ». 7. C’est moi qui utilise ce terme pour rendre plus clair le changement de société tel que les Wayana se le représentent. J’entends par « ethnies » les groupes fédérés actuels, provenant d’un long travail historique détaillé ailleurs (Chapuis, à paraître), et par

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« clans » les entités sociales présentes lors du contact avec les Blancs et qui constituèrent le matériau sur lequel s’exerça le travail dont sont issues les « ethnies ». Les notions de « pureté » et de « primordialité », présentes chez les Wayana, sont totalement étrangères à la pensée de l’auteur. Pour une revue des différentes approches du processus d’ethnicité, on se réfèrera à l’excellent travail de Poutignat et Streiff-Fénart (1995). 8. Voir, en Annexe II, la liste des clans cités dans le texte et de leurs référents. Une analyse plus approfondie leur est consacrée dans un autre travail (Chapuis, à paraître). 9. Qui s’accommodait cependant des rapts de femmes et de prisonniers, si l’on en croit les voyageurs. 10. « Étranger » est ici employé dans le sens d’« ennemi ». 11. Certains d’entre eux, par exemple, pratiquaient le troc sur fond de guerre. 12. Ils étaient cependant loin d’être homogènes sur ce plan : certains connaissaient l’agriculture ; d’autres habitaient dans des arbres ou des maisons lacustres, etc. 13. Ce qui paraît aux Wayana, qui font bouillir toute chair pour en éliminer le sang, un mode incomplet et primitif de cuisson car n’éliminant pas la totalité du fluide vital. 14. On peut aussi la caractériser comme celle de la paix (kule eitoponpë) qui fait l’objet de nombreux fragments de récits. 15. On sait que l’intégration d’Étrangers et la fusion des groupes ont été en grande partie permises par « l’institution du peito », corollaire de la non-prohibition de l’exogamie tribale dont Gillin (1948, p. 850) fut un des premiers à noter qu’elle constituait « une technique de domination politique et d’absorption », notion reprise entre autres par Grenand (1972, p. 132). 16. Conçue ici autant comme un processus que comme un état. 17. On n’utilise que rarement l’expression complète ituhtau weinë tënmakai, « sortir de la forêt » (comme si on se découvrait d’une cache). 18. L’élimination du tulupele est à l’origine des motifs de l’artisanat wayana et apalai (Van Velthem 1995 ; Chapuis et Rivière 2003). 19. Mais dont nous savons qu’elle fut essentiellement le résultat d’épidémies importées. 20. Il semble qu’on puisse repérer une conception de ce type chez les Tupi Wayãpi : « il y a très longtemps, nous étions tous des Wayãpi-puku’, signifiant par là qu’ils n’avaient pas subi de métissage » (Grenand 1972, p. 104). Cet auteur considère plus loin que le métissage fut le mode majeur des relations intertribales. Il a, de plus, repéré chez les Wayãpi une représentation que nous décrivons pour les Wayana : « on ne peut s’empêcher de souligner ici le rapprochement entre monde inconnu et ancêtres, montrant par là-même qu’il y a une coupure entre les ancêtres, dont la terre [les anciens Wayãpi possédaient une société organisée sur une base territoriale et clanique] et, en grande partie, le mode de vie étaient différents de ceux des Wayãpi actuels » (Grenand 1982, p. 137). 21. Pour l’essentiel, on peut affirmer qu’il eut lieu dans la seconde moitié du XIXe siècle. Un Wayana confiait à Coudreau (1893, p. 547), il y a un siècle, que « les Roucouyennes du Yary habitaient de petites criques et ne faisaient que des canots d’écorce. C’est assez récemment qu’ils sont venus au Yary et ont fait de grandes pirogues. Ceux du Parou ne sont pas depuis longtemps sur les bords de la grande rivière. Ils habitaient les hautes criques affluentes, du côté du Yary [...] » : ce qui va dans le sens des allégations historiques de Kuliyaman et permet de situer l’issue hors de la forêt, compte tenu des guerres, vers 1850 ; selon Grenand (1972, p. 16), il ne serait plus resté de Wayana en

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forêt profonde dès le début des années 1890. Rivière (1969, p. 10) confirme les propos de Frikel qui constate le même fait chez les Tïlïyo. 22. Dans le détail, le souci chronologique n’intervient pas à l’intérieur des grandes phases. Il est admis, par exemple, que les guerres se situent après l’époque des transformations, mais les Wayana ne s’intéressent pas au fait de savoir si telle guerre a précédé telle autre ou lui a succédé.. 23. Ils ne se sont pas mélangés (métissés) avec les Wayana. 24. Comprendre « très éloignés par la pensée » de ceux qui sont sortis de la forêt. 25. Que la paix apparaisse comme un bienfait majeur historiquement inscrit n’empêche pas que la guerre et la figure du guerrier fassent partie de l’imaginaire wayana, des valeurs enfouies mais prégnantes qui animent la culture, même chez les jeunes. Elles se réactivent notamment lors du passage de films vidéos violents, particulièrement appréciés. 26. Yamaikë et Paikë sont les intermédiaires amérindiens des Boni vis-à-vis de Masili et des siens et de bien d’autres, installés sur des affluents du Jari notamment. 27. Une autre version répandue, et pas nécessairement contradictoire, considère que les membres de la coalition s’étant le plus anciennement implantés sur le Litany sont les Kukuyana (gens de la luciole) dont Twenke serait effectivement issu par sa mère. On sait que l’essentiel des Kukuyana forme une composante de l’ethnie tïlïyo (Rivière 1969). 28. D’une façon générale, les Wayana reconnaissent que c’est sous l’influence des Blancs que les vendettas ouvertes s’éteignirent et que certaines pratiques, comme l’incinération du cadavre, disparurent. 29. À noter que c’est le courage des Blancs qui leur a valu, selon le mythe, la possession du métal. Le démiurge avait placé une hache, ou un sabre d’abattis selon la version, au fond d’une marmite d’eau bouillante : seul un jeune blanc a été assez téméraire pour s’en emparer en plongeant son bras dans le liquide en ébullition. 30. Ils disposent cependant toujours de parcours préétablis et s’en éloignent de moins en moins. 31. Ëlemi et kalau sont des chants magiques ; les premiers sont maintenant surtout utilisés pour soigner, le second est indispensable à l’accomplissement du rituel d’initiation. Avec les chamanes et leurs esprits, ce sont tous les éléments magiques hérités de la forêt qui sont menacés d’oubli et d’abandon au profit du savoir technique concernant les instruments du confort matériel. 32. Tout cela, principalement grâce à des petits travaux temporaires, à la commercialisation des produits de la pêche, de la chasse et de l’artisanat, à des aides sociales ainsi que, dans quelques cas, à des travaux salariés réguliers. 33. Les jeunes, encore rares, qui y ont effectué quelques années d’étude, reviennent chez eux nantis d’un prestige certain attribué à leur familiarité relative avec l’Occident véritable. 34. Ce dernier étant compris, comme je l’ai indiqué, sous les aspects aussi bien sociaux que technologiques. 35. Il habite des villages au bord de l’eau, ne migre plus en permanence, échange des biens, possède des objets métalliques, etc. 36. Pour les Wayana, les Blancs sont métissés entre eux, de même les Noirs ; sinon, comment pourraient-ils être en paix ? 37. Plus exactement : de devenir esprit, ne serait-ce que temporairement, comme Alalikama, le découvreur du Kalau et de l’initiation (Chapuis et Rivière 2003).

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38. On retrouve cela bien loin de l’Amazonie, presque partout dans le monde, et notamment chez les Romains : « les légendes traditionnelles de la fondation de Rome nous racontent à leur manière que la cité naquit des forêts, mais aussi que Rome dut se retourner contre cette matrice originelle pour accomplir son destin » (Harrison 1992, p. 82) ; peut-être sommes-nous là en présence d’un invariant selon lequel tout processus de civilisation consisterait à s’éloigner de la forêt, lieu des origines. 39. Pour la représentation des non-Indiens et les rapports avec ces derniers, on trouvera quelques indications dans Hurault (1972) et Chapuis (1998, pp. 767-768). Les non-Indiens, Blancs et Noirs surtout, sont postérieurs aux Indiens ; ils sont issus des mouches à vers qui pullulaient sur le cadavre d’Anaconda, abattu par son beau-frère après avoir doté les hommes de l’archerie : bruyants, bâtisseurs, ils importunèrent les Indiens qui préférèrent se retirer loin d’eux. 40. La perdrix (hololo) et le gros lézard (hapalaka) sont leurs principales formes animales, qui peuvent d’ailleurs directement se changer en humain : « un lézard avance vers toi et, d’un coup, se transforme en homme ». 41. Mais on peut parfois leur faire peur en criant fort. 42. La feuille d’arbre se transforme en cœur mais elle pourrit vite, d’où le décès rapide. 43. Cela rappelle bien sûr ces monstres acéphales, qui ont la bouche sur la poitrine, décrits par les Amérindiens à plusieurs voyageurs depuis le XVIe siècle (voir les illustrations dans Magasich-Airola et De Beer 1994, pp. 23 et 209). 44. Notons le parallélisme avec d’autres régions du monde : « depuis l’épopée de Gilgamesh, survit une figure attestée par la littérature et l’iconographie médiévales. Cet être bestial, qui vit seul dans la forêt, nu et hirsute, fort et agressif, pratiquement muet, se nourrissant d’herbes et de chair de gibier crue, est pourtant humain » (Harrison 1992, p. 105). 45. Le terme vient de ikuipïlï qui désigne le cœur d’un arbre mort, cassant et très résistant. 46. Pour le défunt chamane Pïleikë, les Tëmimë étaient de véritables « esprits » (Chapuis 1998, pp. 762-767). Reconnaissons qu’il importe peu que les informateurs intervertissent les catégories entre elles, plaçant par exemple les Piyanakoto, ou les Tëmimë, d’un côté ou de l’autre – c’est d’ailleurs, cela qui m’a conduit à parler d’entités floues : ce qui nous importe, c’est le schéma ambigü qui sous-tend la classification. 47. Littéralement « le clan de l’aigle harpie ». Il faut fuir immédiatement si l’on entend résonner leur cri en forêt. On ne doit pas confondre ces Piyanakoto avec le groupe tribal du même nom. On trouve quelque chose de cet ordre chez les Wayãpi dont « les souvenirs sont tellement sublimés qu’ils placent ces Indiens qui ont réellement existé à la limite du réel et de l’imaginaire, leur attribuant toute trace insolite vue dans la forêt » (Grenand 1972, p. 104). 48. Bien qu’ils soient des créatures de la forêt, on ne dit pas que les animaux ordinaires sont des itupon ; cette appellation connote une sorte de sauvagerie.

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INDEX

Keywords : Wayana Index géographique : Guyane Thèmes : Ethnohistoire, Ethnologie

AUTEUR

JEAN CHAPUIS

Équipe de recherche en ethnologie amérindienne, EREA-CNRS

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Comptes rendus

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INOMATA Takeshi and Stephen D. HOUSTON (eds), Royal Courts of the Ancient Maya, Westview Press, Boulder/Oxford, 2 vols, I. Theory, Comparison and Synthesis, 2000, 292 p., ill., index ; II. Data and Case Studies, 2001, 411 p., ill., index

Marie-Charlotte Arnauld

1 Les études mayanistes connaissent depuis moins de cinq ans un renouveau très marqué des fouilles et des analyses de ces édifices monumentaux aussi courants dans les cités mayas classiques que les temples-pyramides, que l’on a depuis longtemps, à tort ou à raison, appelés « les palais ». Des symposia organisés sur ce thème (dans le cadre de l’American Anthropological Association en 1996, de la Society for American Archaeology en 1998 et de la fondation Dumbarton Oaks en 1998) ont conduit à considérer les « palais », non plus simplement comme des édifices voûtés importants de morphologie particulière, mais plutôt comme des ensembles résidentiels complexes, de statut royal ou quasi royal. Est alors apparue assez naturellement l’idée que ces complexes auraient non seulement servi de cadre à la vie quotidienne de la famille royale, mais auraient aussi abrité la cour du roi, voire des cours nobles. Le recueil d’articles dirigé par l’archéologue Takeshi Inomata et l’épigraphiste Stephen Houston est issu du symposium de 1996.

2 Dès les premières phrases de leur introduction, Inomata et Houston précisent bien que la « cour » a, en anglais et en français (mais pas en espagnol), le double sens d’une petite place encadrée de bâtiments et d’un groupe de gens entourant un personnage dominant. C’est évidemment le deuxième sens qui est au cœur des deux volumes,

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l’architecture ne fournissant en principe que les données à interpréter pour comprendre le groupe social.

3 Par ailleurs, leur définition de la cour royale comme groupe social est suffisamment floue pour éviter les connotations ethnocentriques du concept, fort bien étudié en Europe mais aussi au Japon et en Chine (vol. 1, p. 31) : le critère premier de la cour est qu’elle soit constituée de telle sorte que les membres qui en font partie soient proches du roi dans l’espace, quotidiennement ou très fréquemment. À partir d’un tel critère, les espaces architecturaux des palais doivent effectivement permettre de recevoir, voire de loger, un assez grand nombre de gens, outre la famille royale. Les vingt études que comptent ces deux volumes passent en revue les thèmes liés à ce concept de cour royale et à ses corollaires architecturaux, ainsi que les données qui sont censées leur fournir de la substance. Le premier volume est consacré aux approches thématiques, le second aux cas de sites. La grande majorité des études est archéologique, une seulement est épigraphique (Houston et Stuart, vol. 1), deux iconographiques (Reents Budet, vol. 1 ; Miller, vol. 2) et quatre partiellement ou totalement ethnohistoriques (Evans, vol. 1 ; Ringle et Bey, vol. 2 ; Braswell, vol. 2 ; Restall, vol. 2). La perspective temporelle est censée s’étendre sur environ deux millénaires : les études ethnohistoriques sur le Postclassique et deux articles dédiés aux périodes préclassique et classique ancienne (Hansen et Clark, vol. 2 ; Traxler, vol. 2) encadrent la douzaine d’articles consacrés au Classique récent. Valdés montre bien l’évolution du Préclassique au Classique récent des palais voûtés, qu’il présente comme une invention du Nord-Est du Petén. Une ouverture comparatiste n’est représentée que par l’article d’Evans (vol. 1) à propos des cours nobles de l’époque aztèque.

4 Trois questions fondamentales sont posées et traitées plus ou moins directement par toutes les contributions : le lieu architectural de la cour, sa mobilité et sa composition sociale. Le lieu devrait correspondre à un espace architectural relativement normé, de palais assez vastes et complexes, formant des ensembles fonctionnellement différenciés, accessibles selon des dispositifs plus ou moins protecteurs... bref, on s’attendrait à des régularités d’un royaume à l’autre. Il n’en est rien, et chaque site offre des cas différents (voir, dans le second volume, Tikal d’après Harrison, Copan d’après Traxler, Uaxactun et Tikal selon Valdés, Calakmul selon Folan et al., etc.) : non seulement le complexe palatial central présente une grande variété morphologique, mais même la distribution spatiale des différents complexes varie d’une cité à l’autre ; car, le plus souvent, il y a plusieurs palais, constatation qui n’avait guère attiré l’attention auparavant. Les articles de Webster, de Martin (vol. 1), de Chase et Chase et de Restall (vol. 2) abordent plus particulièrement le problème de cette multiplicité, pour une même cité, de ce que l’on peut considérer comme des palais royaux successifs, ou des palais royaux et des palais nobles contemporains, ou une combinaison des deux possibilités. En réalité, même l’identification du seul complexe palatial royal pose problème aux archéologues dans bien des cas : Harrison, Valdés, Ringle et Bey (vol. 2) attachent beaucoup d’importance aux banquettes maçonnées, dont certaines furent probablement des trônes royaux, comme marqueurs du palais royal.

5 La mobilité, bien qu’il s’agisse d’un fait reconnu dans les multiples cas de cours royales dans le monde et dans l’histoire, est fort peu traitée explicitement : Webster signale qu’en théorie on peut imaginer que les cours royales mayas aient été mobiles, mais que les conceptions fondamentales du pouvoir royal et du lieu où il s’exerçait interdisaient les déplacements de cours et de capitales dans la civilisation maya classique (vol. 1,

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pp. 131-132). En revanche, Chase et Chase (vol. 2), perplexes devant la multiplicité des complexes résidentiels prestigieux du centre et de la périphérie de Caracol, font quelques propositions opportunistes assez confuses. Ball et Taschek (vol. 2) présentent un cas de figure, celui des deux sites Buenavista et Cahal Pech, qui semble bien illustrer une véritable mobilité. Encore ne parviennent-ils pas à opter pour l’une ou l’autre de leurs interprétations, à moins qu’il faille les accepter ensemble : mobilité saisonnière d’une cité à l’autre selon le schéma « palais d’hiver/palais d’été » en quelque sorte ; ou déplacement de la capitale au cours de l’histoire, indiqué par des séquences politiques d’enterrements royaux et d’utilisation de terrains de jeux de balle dont les ruptures apparaissent complémentaires. Ces deux sites correspondent à de petites cités d’importance secondaire au Belize.

6 La composition des cours royales pose d’autres problèmes complexes. Parmi les auteurs, il y a ceux qui voient la cour comme un lieu d’interactions entre le roi et les familles nobles (e. g. Inomata, Webster, Houston et Stuart, Ringle et Bey, Ball et Taschek, etc.) et ceux qui ne voient en elle que le condensé, en quelque sorte, de l’organisation politique du royaume et la confondent avec l’organigramme de ses charges (Restall, Chase et Chase). Il est probable que toutes les cours royales sont à la fois l’un et l’autre et tendent plus ou moins vers l’un ou l’autre pôle. Cependant, seul Restall en vient à

superposer exactement la cour royale yucatèque du XVIe siècle avec l’organisation des charges municipales de tradition espagnole (effectivement imposée aux élites des cah, les cités, en fait des villages plus ou moins gros, vol. 2, p. 375). La plupart des auteurs s’intéressent plutôt à la cour comme lieu d’action de la noblesse sous le regard du roi, qu’elle manipule éventuellement.

7 Il est intéressant de constater que cette question de la composition sociale de la cour royale a été introduite au début du premier volume (p. 9) par le biais de la problématique, pas tout à fait nouvelle dans l’aire maya, des « sociétés à maisons » (référence à la catégorie de Lévi-Strauss). La « maison » a, comme la cour, le double sens du groupe social et de l’architecture et, à ce titre, elle intéresse les archéologues confrontés à des sociétés trop complexes pour être expliquées uniquement par les principes de parenté relevant de la stricte ascendance lignagère. En outre, il existe dans certaines des sociétés complexes d’Europe et d’Asie des maisons nobles qui forment les groupes les plus importants représentés dans les cours royales, ainsi que la base sociale et économique de leur compétition (vol. 2, p. 10). C’est donc ici grâce au concept de « maison » qu’est abordée cette hypothèse, nouvelle dans les études mayanistes, que des rivalités ont pu diviser l’élite d’une même cité, ce bloc dominant que l’on pensait homogène1. En liaison avec les cours royales, deux articles développent cette problématique des maisons (Ringle et Bey, vol. 2 ; Braswell, vol. 2 ; dans le premier volume, Webster la mentionne en note).

8 En définitive, même si la plupart des contributions de ces volumes démontrent son existence et sa composition dans les sociétés mayas classiques moins clairement que les deux seules études iconographiques (de Reents-Budet sur la céramique et de Miller sur la peinture murale), la « cour royale » est un concept utile : sur le plan sociologique il distingue la noblesse de la famille royale et dépasse la catégorie abstraite des « élites », dotées d’» intérêts de classe » ; au niveau architectural, il stimule la recherche sur les fonctions de cette autre catégorie abstraite, « les palais », et sur leurs distributions spatiales dans les cités. Enfin, dans le domaine politique, il suggère bien, ne serait-ce que par comparaisons (avec le Japon médiéval par exemple), la confusion qui régnait

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entre les genres domestique, rituel et étatique, rendant suspectes les notions de fonctionnalité politique, de « propagande » et de bureaucratie institutionnalisée... (pp. 28-31), même si cette dernière connut une ébauche de formation dans certaines grandes cités.

NOTES

1. E. M. Brumfiel et J. W. Fox avaient cependant publié un ouvrage intitulé Factional competition and political development in the New World (Cambridge University Press, 1994) et dans lequel deux études sont dédiées aux Mayas.

AUTEURS

MARIE-CHARLOTTE ARNAULD

CNRS, UMR 8096, Maison de l’archéologie et de l’ethnologie, Nanterre

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ARIEL DE VIDAS Anath, Le Tonnerre n’habite plus ici : culture de la marginalité chez les Indiens teenek (Mexique) (préface de Nathan Wachtel), Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. « Civilisations et Sociétés » 111, Paris, 2002, viii + 476 p., bibl., index, gloss., ill., photos

Perla Petrich

1 Les Teeneks dont nous parle cet ouvrage ne sont pas plus de 43 000 individus et sont installés sur les collines des piémonts de la Sierra Madre orientale, dans le canton de Tantoyuca, au nord de Veracruz.

2 Ces descendants de la culture huastèque ont vu leur parcours historique brisé une première fois par la colonisation aztèque et une deuxième fois par celle des Espagnols. Ils vivent actuellement dans une marginalisation complète par rapport aux Blancs, aux métis et aux Nahuas de la région. Ils occupent les terres les moins fertiles et doivent se cantonner à la culture du maïs et des haricots. De plus, ils jouissent d’une mauvaise réputation et les métis les méprisent et les traitent de personnes « indolentes, rétives, revêches et méfiantes vis-à-vis du monde extérieur ».

3 De prime abord, ils n’ont rien de cet exotisme qui pourrait attirer voyageurs intrépides ou ethnologues avides de jamais vu. S’ils ont leur propre langue et leur propre territoire, ils ne portent pas le costume traditionnel, ils n’ont pas de système de charges

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religieuses, ni de rituels réguliers. Ils ne revendiquent pas même leur appartenance ethnique. Les Teeneks n’ont d’autre préoccupation que celle de nourrir leurs enfants. Une grande partie de leur énergie est monopolisée par cette question prégnante : « Qu’allons-nous manger aujourd’hui ? ». « Pour nous, l’important c’est de ne pas mourir de faim, le reste n’est qu’un luxe [...] ». Cet état d’extrême pauvreté peut en partie s’expliquer par leur croissance démographique et par le manque de terre cultivable. Pourquoi Anath Ariel de Vidas a-t-elle choisi les Teeneks et, plus précisément, ceux du hameau de Loma Larga, à quinze kilomètres de Tantoyuca ? Pourquoi leur avoir consacré six ans de recherche conclus par une thèse de doctorat, puis par l’ouvrage de 476 pages qui nous occupe ?

4 Le hasard, auquel sont dues bien des rencontres décisives, en est à l’origine. Cependant, l’auteur présupposait déjà que, derrière toute cette véhémente négation de marques extérieures, demeurait un système de représentations. Une vision du monde intériorisée, un système symbolique qu’il fallait chercher, avec patience et par un long travail de persuasion. C’est pourtant bien plus qu’un travail de recherche finement programmé que nous découvrons, nous lecteurs, au long de cet ouvrage. Il ne s’agit pas seulement de confirmer que les Teeneks ont une culture. Au-delà de cette démonstration, nous sommes témoins, au fil des pages, d’un parcours subtil de complicités, de respect mutuel, d’ambiguïtés et parfois même de méfiances, parcours nécessaire pour tisser les échanges entre Teeneks et ethnologue. C’est à partir de cette proximité familière que Victoria, Dionisio, Leocadia, Plácido, Demetrio, Anatolio, Leocadia, Imelda, Francisca et les autres se sont peu à peu dévoilés.

5 Une des grandes qualités de cet ouvrage est l’impression de normalité que donnent les dialogues, la sensation de bien-être qui s’en dégage. Les « informateurs » sont des « amis », des « compères » et l’ethnologue est, avant tout, celle qui réussit cette difficile conjonction entre observateur distancé et acteur participant. Le pluriel qui est très souvent utilisé n’est pas une figure rhétorique, mais toujours le reflet d’une interaction qui est à la fois assez engagée et suffisamment objective pour obtenir une approche sans fusionner avec la vision des autres. Anath Ariel de Vidas participe aux pratiques quotidiennes mais en gardant toujours suffisamment de distance pour conserver une vision d’ensemble et se situer en tant que narrateur extérieur. Lors d’une expédition guidée et organisée par des Teeneks à la montagne où vivait jadis la divinité Tonnerre – aujourd’hui chassée ailleurs par l’intrusion des pétroliers – l’ethnologue se prête naturellement à un rite. Elle prend part sans aucune hésitation à la réalité de la pratique comme à celle de l’écriture. Une écriture dépouillée, sans jugement ni commentaire pouvant suggérer une prise de position. La seule présentation du vécu : « Pour ne pas prendre de risques, nous ramassâmes sept cailloux afin de ne pas rêver par la suite de la montagne et pour ne pas qu’elle nous poursuive ».

6 À ces moments de tensions mystiques s’ajoutent d’autres instants où l’ethnologue arrive, toujours par le simple récit d’une situation, à nous mettre face à des questions fondamentales qui touchent aux principes mêmes de la recherche ethnographique et à la façon de mener celle-ci. Parmi bien d’autres exemples, celui de la fête de préparation de grands tamales cuits dans un four enterré et qui donne lieu à des interrogations concernant le sens symbolique de gestes apparemment « fortement liés à un acte rituel ». La réponse des gens est inattendue : « face à l’avalanche de questions désopilantes que je leur posais, mes informateurs se moquèrent de moi. La présence de toute la parenté était due au fait que c’était la première fois que Florencio faisait des

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boliim et qu’il avait besoin d’aide, laquelle était rémunérée par des morceaux choisis de viande ; le fait d’avoir creusé différents trous dans la terre était dû à l’infiltration d’eau dans les premiers trous creusés ; le feu jailli de la terre était dû à une mauvaise étanchéité du four ; si le travail s’était prolongé toute la journée jusqu’au soir, c’était que les gens n’avaient pas bien travaillé et la nuit de pleine lune était un pur hasard [...] J’ai reçu des réponses d’ordre technique ou pragmatique là où je m’attendais à de la symbolique ». Ces récits d’une simplicité magnifique et, partant, émouvante sont révélateurs d’un authentique travail anthropologique.

7 La première partie de cet ouvrage met en perspective l’univers naturel et social des Teeneks dans la Huastèque, cette région multiethnique dont les Teeneks, les Nahuas, les Tepehuas, les Otomis, les Totonaques, les Pames et les métis se partagent le territoire. Une description de l’organisation sociale et économique nous permet de comprendre la situation de cette société subordonnée et marginale.

8 La deuxième et la troisième parties s’intéressent à la reconstruction de la vision du monde teenek. Il s’agit de mettre en évidence de quelle façon ils trouvent, sur le plan imaginaire, une explication à leur situation réelle et quotidienne de misère et comment cet univers symbolique leur permet de s’accommoder, de résister et ainsi de survivre.

9 Les Baatsik’ (baat : « entortillé » ; ik : « vent »), dont une traduction possible serait « vent entortillé des ancêtres », sont au centre de cet ouvrage. Ce sont ces ancêtres mythiques, ces pré-humains avec lesquels les Teeneks partagent leur territoire, ces premiers habitants qui avaient trois pieds et qui ne pouvaient pas déféquer, et donc ne mangeaient pas. Ils vivaient autrefois dans l’obscurité. Puis le soleil apparut et provoqua la panique. Alors une grande partie d’entre eux tenta de s’enfouir sous terre et mourut. Depuis lors, ils vivent sous terre. Ces êtres représentent pour les Teeneks la conscience première et fondamentale de l’altérité. L’opposition qui les sépare – et les unit – aux Baatsik’ est la base d’une identité intracommunautaire. Les Baatsik’ occupent l’« ailleurs » (l’inframonde), ils symbolisent le « jadis » (les premiers habitants), l’espace sauvage, l’obscurité, la nourriture crue et insipide. Les Teeneks occupent au contraire le monde terrestre – « l’ici » – dans « le présent ». Ils se situent dans l’espace domestiqué, civilisé. Ils acceptent la lumière, la nourriture cuite et salée. Cependant un lien d’ancestralité unit les Baatsik’ aux Teeneks dans une relation hiérarchisée indéniable : les Baatsik’ sont « les Autres » à l’intérieur même de leur univers. Les « Autres », en tant qu’opposés mais nécessairement complémentaires, sont capables des pires châtiments mais sont également protecteurs parce que, en tant qu’ancêtres, ils légitiment l’occupation teenek du territoire.

10 La vie des Teeneks est conditionnée par une série de règles qu’il ne faut pas transgresser afin de préserver un équilibre avec « les Autres », ces ancêtres mythiques. Ainsi, par exemple, tout le territoire est parfaitement délimité et la survie des Teeneks est conditionnée par le respect scrupuleux des lignes de démarcation entre les emplacements où ils peuvent cultiver et installer leurs foyers et l’ailleurs des montagnes, pierres, grottes... où les Baatsik’ sont les seuls maîtres.

11 L’auteur nous donne les clés interprétatives pour connaître ces esprits d’essence féminine qui ont un comportement contraire à celui des humains et dont les habitudes constituent le reflet d’un monde inversé (ils marchent sur la tête, ils mangent les déchets et les excréments...). De plus, elle démontre que ces ancêtres sont à l’origine de la conception teenek du corps, de la maladie et de la mort.

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12 Un profil identitaire différent se construit quand il s’agit d’opposer la société teenek à une société extraterritoriale. Dans ce cas, « l’Autre » est le métis et les référents d’opposition se situent à un autre niveau : la langue espagnole, les saints catholiques, l’écriture, les terres de la plaine, l’élevage, les médecins, le monde urbain, la richesse, etc. Dans cette confrontation différentielle, une nouvelle relation hiérarchisée s’instaure : les traits que les Teeneks s’attribuent sont toujours de l’ordre de la dysphorie : « sauvages », « vaincus », « sales », « puants », « pauvres ». Les métis sont alors les êtres supérieurs. Les Teeneks les considèrent comme les descendants d’Abel et, dans une métaphore animalière, ils les assimilent aux dindons. Les Teeneks se représentent eux-mêmes comme les descendants de Caïn et s’identifient à des poules, des animaux ordinaires qui se nourrissent de ce qu’ils trouvent.

13 L’identité face à l’extérieur ne s’affirme pas sur un patrimoine valorisé et revendiqué mais sur l’autodévalorisation et par une marginalité voulue. Cette marginalité est considérée comme « un champ de manœuvre » et, si elle n’est pas la seule, elle constitue, à tout le moins, une des particularités les plus significatives de ce groupe.

14 Dans le rapport avec le monde extra-communautaire se produit également un phénomène de complémentarité : les Teeneks contemporains, pour subsister, ont besoin d’accepter certaines valeurs métisses. Ainsi, se « rattachent-ils » à la religion catholique, par exemple. Il en résulte ce que l’auteur nomme « une seule religion bipartite » qui caractérise et, en conséquence, définit l’identité des Teeneks actuels.

15 Pour finir, une phrase de l’auteur tirée de sa conclusion : « L’espace teenek n’est donc pas uniquement l’espace de la mémoire marginalisée, mais également celui d’une élaboration culturelle de la diversité ». Et nous ajoutons : ce livre ne nous renseigne pas seulement sur les Teeneks mais va bien au-delà, il nous apprend comment mener un travail de terrain avec sensibilité et respect des Autres. De plus, l’écriture est claire, précise et par moment poétique, et trouve le juste ton pour décrire les paysages et raconter la vie de ces hommes teeneks.

AUTEURS

PERLA PETRICH

Université Paris VIII

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CÉLIMÈNE Fred et André LEGRIS (éds), L’Économie de l’esclavage colonial : enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle, CNRS Éditions, Paris, 2002, 188 p., réf. dissém., index, fig.

Nicolas Rey

1 Cet ouvrage collectif, regroupant des communications d’auteurs réunis sur le campus universitaire de Schoelcher (Martinique) en 1999 sur le thème Esclavage, travail salarié et institutions, est avant tout le résultat d’une collaboration étroite initiée dès 1996 entre le Centre d’études et de recherche en économie, gestion, modélisation et informatique (CEREGMIA) et le Laboratoire d’analyses des transformations de l’appareil productif et stratégies économiques sectorielles (LATAPSES).

2 L’objectif avoué de ce travail est de replacer l’économie au cœur même de la recherche sur l’esclavage, en remettant en perspective les changements du discours intellectuel autour de cette thématique. Un des apports essentiels de cet ouvrage est d’avoir montré l’influence directe – de la morale à l’économie – que les penseurs anglais ou

français du XVIIe au XIXe siècles ont eue sur la prise de décision politique, de l’esclavage aux abolitions. On distinguera deux phases cruciales dans l’analyse :

3 – de la justification à la démonstration de la non-profitabilité de l’esclavage ;

4 – la question de la « sortie » de l’esclavage et le passage au salariat.

5 Dans une première partie, « une mise en perspective de l’institution esclavagiste », Christian Schmidt et Michel Herland montrent comment les thèses naturalistes

dominent la pensée dès la seconde moitié du XVIIIe siècle (on pense aux théories de classification des espèces proposées par Linné en 1758 et par Buffon en 1749), auxquelles s’ajoutent des démonstrations par l’économique sur les « bienfaits » de l’esclavage (voir Malachy Postlethwayt, The National and Private Advantages of the African

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Trade, Londres, 1746). Dans ce contexte, des auteurs comme Hobbes vont être critiqués, notamment par Rousseau, dès lors qu’ils considèrent la relation d’esclavage dans un cadre contractuel, entre maître et esclave, le second servant le premier qui lui assure en contrepartie protection et subsistance. L’argument de l’État de guerre, sur lequel s’appuie Hobbes, ou encore Montesquieu, pour justifier la guerre entre les gouvernements qui mènerait directement à celle entre les peuples, et qui ouvre donc la voie à une interprétation naturaliste de l’esclavage, ne tient pas pour Rousseau qui voit dans l’esclavage un système de pouvoir à exclure du Contrat Social : ce dernier, en effet, regroupe tous les citoyens non dominés.

6 Et déjà, la question de la « sortie » de l’esclavage est posée en termes contractuels par les tenants du droit naturel, pour lesquels rompre avec le système esclavagiste reviendrait à couper le lien entre institutions et libertés individuelles.

7 Enfin, comme le suggéra Adam Smith, en ouvrant sur des acteurs « extérieurs » à la relation exclusive entre maître et esclaves, la théorie du jeu peut aussi permettre à ces derniers de se libérer. De plus, Smith est le premier à penser le coût du travail en relation avec la productivité, ce qui l’amène – contrairement à ses prédécesseurs – à considérer le coût du travail servile comme supérieur à celui du travail libre. Cette analyse remettait directement en cause la colonisation comme facteur de développement et mettait à mal l’idée selon laquelle l’esclavage était indispensable à la richesse des colonies. Smith ne souhaitait pas pour autant l’instauration d’une démocratie, mais voulait aménager la liberté du travail sous le contrôle d’un despote éclairé. Les considérations « morales » réintroduites par Smith pour l’analyse de l’économie de l’esclavage peuvent paraître ambiguës : l’esclavage d’après la position smithienne semblait immoral entre autres parce qu’il freinait la liberté de commerce, etc.

8 Dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Esclavage et histoire des idées économiques », André Lapidus revient sur l’analyse économique de Smith et son apport déterminant dans le débat sur l’abolition, notamment lorsqu’il considère le contre- pouvoir comme seul à même d’aboutir, pour les esclaves, à la liberté. Pour Smith, d’un côté l’esclave n’est pas incité à l’accroissement de la productivité et, de l’autre, le maître ne se soucie guère des dépenses pour la reproduction de la force de travail, l’entretien de l’esclave étant négligé. Dans le système esclavagiste, les techniques de production de plus faible intensité capitalistique sont préférées ; en terme de productivité donc, l’usure d’un serviteur libre coûte bien moins que celle d’un esclave. La variable « risque de révolte » disparaît avec le travail libre, et Smith admettait l’omniprésence de ce risque, sous quelque régime esclavagiste que ce soit (en Grèce, à Rome, sous les tsars, dans les colonies européennes aux Amériques) en tenant compte tout de même que les esclaves révoltés ne l’emportaient jamais (ce que viendra contredire, après sa mort, la proclamation de la première république noire d’Haïti en 1804). Lapidus remarque très justement que Smith, dans sa comparaison des rapports maître/esclave avec les relations mari/femme ou père/enfants, retrouve une donnée essentielle dans tout processus d’émancipation : l’émergence d’un contre-pouvoir, qui permit notamment aux serfs de l’Europe féodale de marcher vers l’émancipation, avec le soutien du roi et de l’Église, sur la base d’intérêts communs de circonstance. Ce qu’observe Lapidus pour l’Europe féodale, j’ai pu également le constater dans le processus d’émancipation de la Révolution haïtienne. En effet, dès 1791, les esclaves insurgés du Nord se rapprochèrent du roi de France non pour des considérations de

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type monarchistes, mais bien dans leur intérêt commun : limiter l’autorité des colons face à la métropole et affaiblir les nouveaux « maîtres » de la Nation, les révolutionnaires français.

9 Richard Arena va quant à lui s’intéresser aux penseurs français du XIXe siècle qui réfléchissent sur la solution de l’émancipation aux Antilles françaises. On constate

qu’ils restent peu éloignés des positions de leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle dans leur analyse de l’économie de l’esclavage. Pour Say, par exemple, travailler sous le soleil n’est bon que pour les « nègres ». Rossi et Sismondi sont, pour leur part, proches de l’analyse smithienne, en considérant la « mauvaise affaire » qu’est l’esclavage, tant pour l’esclave que pour le maître. Sur les solutions à apporter, ils sont en revanche plus novateurs. Say, s’il est opposé à l’abolition dans le cas des îles à sucre, prêche pour une indépendance de ces colonies. Rossi souhaite une abolition immédiate pour éviter une période transitoire propice à un accroissement des rancœurs, tout en consolidant le régime colonial, avec, pourquoi pas, un renforcement du monopole pour la protection du sucre produit dans les îles françaises. Sismondi pense que, si indemnité il y a, elle doit être reversée par le législateur non pas au maître, comme le préconise Rossi, mais à celui qui, chaque heure, chaque seconde de travail, a été le plus volé : l’esclave. Il se réfère à Haïti, mais pour défendre le modèle du métayage, qu’il présente comme la solution universelle combinée à l’abolition.

10 Contrairement aux économistes libéraux comme Sismondi entre autres, Tocqueville dans les années 1840 va s’intéresser aux rapports de production (voir ses articles parus dans Le Siècle) pour traiter du passage de l’esclavage au salariat. Philippe Steiner, pour clore la deuxième partie de l’ouvrage, a le mérite – même s’il ne considère pas cette analyse comme novatrice – de présenter un raisonnement tocquevillien qui me semble être essentiel pour faire une sociologie contemporaine des sociétés issues de l’esclavage : les rapports de production entre ancien maître, devenu capitaliste, et ancien esclave, devenu salarié, ne sont compréhensibles que ramenés à la question de la propriété de la terre. Selon Tocqueville, ils oscillent entre deux équilibres :

11 – un équilibre bas, où les Noirs devenus libres ont la possibilité d’accéder à la propriété du sol, et donc de ne plus être obligés de travailler pour l’ancien maître, condamné dès lors à la ruine. Un amalgame intéressant est fait entre morcellement des grandes propriétés foncières et « barbarie », dans laquelle les Noirs affranchis, devenus petits propriétaires, retomberaient ;

12 – un équilibre haut, le seul souhaité par Tocqueville, créant un homme libre, au sens marxiste du terme, c’est-à-dire – comme le précise Steiner (p. 95) – « libre de choisir le capitaliste pour lequel il travaille, mais obligé de travailler comme salarié car privé des ressources qu’offre la possession du sol ». L’ancien esclave, privé des moyens de production, rejoindrait alors le statut du travailleur européen.

13 La troisième et dernière partie du volume, « Esclavage et travail salarié : une approche en termes de faits industriels », s’ouvre sur la question suivante : le système productif du sucre a-t-il été de tout temps exclusivement lié à l’esclavage ? Pierre Dockès rappelle utilement que l’esclavage ne fut qu’un élément dans la reproduction du « paradigme productif » au sein du système socio-technico-économique sucrier bien huilé et inchangé, depuis le VIIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe, de la Mésopotamie aux Amériques. Il remet ainsi en cause le déterminisme technique ou économique souvent utilisé pour justifier de l’esclavage des nègres aux colonies, et livre les bases de la conception

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hégémonique dans la production du sucre, depuis des siècles, d’un continent à l’autre, qui tiennent surtout à la reproduction d’une même logique sociale :

14 – isoler dans des camps de concentration – de préférence des îles – la société de plantation, afin de ne pas gangrener la société en général ;

15 – éliminer les populations « locales », remplacées par des nouveaux venus, déracinés, qui sont, eux, moins enclins à revendiquer des droits sur des terres ne leur appartenant pas, etc.

16 Un autre article donne l’occasion à Hai-Quang Ho de montrer, à travers le cas particulier de la Réunion, que le passage au salariat ne débute pas seulement après les abolitions, mais qu’il correspond à un long processus, engagé au sein même du système esclavagiste. En effet, après la prohibition de la traite en 1817 par la France, le gouvernement soucieux de mettre fin à la traite clandestine décida d’attirer une main d’œuvre dite d’engagés, correspondant à un type de salariat contraint : contrat de longue durée non résiliable sous l’autorité du même patron, mauvaises conditions de vie et bas salaires acceptés une fois pour toutes le temps du contrat (3 à 5 ans)... En maintenant des coûts salariaux bas, l’industrie cannière à la Réunion put rester compétitive face à celle du sucre de betterave. Et le passage de l’esclavage au salariat pour les Noirs, devenus libres après l’abolition de 1848, bénéficia d’un atout certain : le salariat était déjà dominant, avant cette date. Le cas de la Réunion présente donc l’intérêt de montrer comment le salariat, en ayant été mis en place bien avant l’abolition de 1848, permit à cette colonie, peut-être mieux qu’aux Antilles françaises, de maintenir une industrie sucrière solide sur le marché mondial, après cette période de transition de l’esclavage aux abolitions.

17 Quid justement de cette économie coloniale aux Antilles françaises ? Une relecture du fonctionnement économique de l’habitation antillaise à partir des théories de la firme (voir les travaux de Fogel et Engerman) est proposée par Fred Célimène et André Legris. La spécificité d’une telle organisation repose d’abord sur une relation d’agence propriétaire/gérant : le premier recherche le maximum en terme de résultat net d’exploitation ; le second, rémunéré en fonction du volume de production, doit tout mettre en œuvre pour inciter au mieux le travail productif des esclaves, en limitant les actions contre-productives (les révoltes et le marronnage sont à déconseiller, par exemple). Les auteurs montrent alors comment, en plus du système juridique officiel (Code noir, loi Mackau), s’est développée toute une série de pratiques implicites. Ainsi, des mesures d’incitation, non écrites, introduisirent même le concept de salariat de l’esclave pour des heures supplémentaires de travail fournies en périodes exceptionnelles de forte activité ; en contrepartie, l’esclave pouvait garder ses enfants dans son habitation, et donc améliorer son quotidien, en disposant d’une famille.

18 Ces dernières observations sont à l’évidence de première importance pour cerner toutes les subtilités de l’économie de l’esclavage dans les îles françaises et leurs répercussions sur l’organisation sociale de la société coloniale.

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AUTEURS

NICOLAS REY

ATER à Paris VIII, membre stagiaire du Laboratoire d’anthropologie urbaine

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GARCÍA JORDÁN Pilar, Cruz y arado, fusiles y discursos. La construcción de los Orientes en el Perú y Bolivia, 1820-1940, Institut français d’études andines/Instituto de estudios peruanos, Lima, 2001, 476 p., bibl., ill., tab., cartes

Fernando Santos-Granero

1 Cruz y arado, fusiles y discursos introduces a much needed comparative perspective into the processes of take-over, occupation, and incorporation of Amazonian and other tropical territories into South American nation-states. Until now, such studies have focused on specific regions – e.g. Southern Pará (Schmink and Wood 1992), the Llanos of Colombia (Rausch 1994), Loreto (Santos-Granero and Barclay 2000, 2002) – privileging a micro, rather than a macro-historical approach. In contrast, García Jordán examines the evolution of state policies and actions on a broader scale, focusing on the « Orientes » of Peru and Bolivia, an apt term she uses to describe the environmentally and socially diverse tropical areas located in the peripheries of these two countries. The time-frame she employs covers a rather long and poorly known period, from 1820 to 1940. Her analysis displays a thorough acquaintance with both primary and secondary sources, as well as a keen understanding of the political transformations undergone by Bolivia and Peru from the date of their independence from Spain to the mid-twentieth century.

2 To make her intellectual task more manageable, García Jordán concentrates on six aspects of governmental action with respect to tropical peripheries : colonization, communications, missions, land, indigenous labor, and politico-administrative demarcation. Not surprisingly, these were primary areas of concern for post-colonial

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Peruvian and Bolivian governments. Whether liberal or conservative, most elected post-colonial governments were committed to modernizing their countries by applying a basic plan that endorsed free trade, greater national integration through improved communications, increase and « improvement » of the native population through European immigration, development of agriculture as the most important source of wealth, and transformation of marginal « savage » indigenous populations into productive workers.

3 The formula to incorporate the resources and peoples of tropical areas into the national economy derived from this larger political paradigm. Although García Jordán attempts to highlight governmental changes in the visions and policies designed for their tropical territories throughout the 1820-1940 period, she has a hard time doing so. For it is the case that changes, if they occurred at all, were very minor, while continuities – as the author herself is aware of – were pervasive. Basically, the Peruvian and Bolivian governments of the time tried to integrate their tropical peripheries by connecting them to highland economic centers through roads and railroads, by stimulating international trade through regular steam navigation to the Atlantic Ocean and the European markets, and by promoting European (and sometimes national) immigration through offers of free or cheap land and other economic incentives.

4 The Catholic Church and its missionary orders played a key role in this integrationist agenda. As García Jordán clearly demonstrates, from the 1840s onwards Bolivia and Peru always included missionaries in their schemes to integrate their tropical peripheries, despite an initial rejection of the Church by radical, liberal post- independence governments. I would suggest that in doing this they were following the much older model applied by the Spanish Crown beginning around 1650, when it realized that military conquest was not a successful option for subjugating the stateless, highly dispersed, and fiercely independent tropical indigenous peoples. Nonetheless, much as this model had failed in the past, so it did in its post-colonial version ; and, as the author aptly shows, for the very same reasons. Missionaries were always given a crucial role throughout the 1820-1940 period as spearheads in state colonization schemes, but the truth was that the political classes never fully trusted them. The grounds for this distrust resided in the mission’s excessive influence over indigenous converts, a fact that allowed them to control their labor force. National and regional elites were prepared to grant the missionary orders a large degree of autonomy in the conversion of tropical indigenous populations. But once they succeeded, they wanted to profit from the new labor pool. As internal frontiers expanded thanks to missionary activity, so did the conflicts between missionaries and landed regional elites.

5 The above, I would suggest, was not a new phenomenon. The same thing had happened during colonial times, when the Jesuits, and to a lesser extent the Franciscans, were seen as disloyal rivals for an indigenous labor force. However, the missionary model of colonization failed not because it was unsuccessful but, on the contrary, because it was successful. In fact, when missionaries were struggling with scarce resources, poor communications, and native resistance they were, as García Jordán rightly points out, very much left on their own. Only after they had consolidated their presence, and « pacified » the native inhabitants of a given area, did landowners, traders, and government authorities follow in their steps, attempting to take advantage of new

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sources of labor and novel economic opportunities – as the author skillfully demonstrates in her analysis of the Guarayo missions of Bolivia (pp. 414-434).

6 García Jordán devotes much of her book to the description and analysis of numerous road and railroad- projects, diverse schemes for the attraction of European immigrants, ambitious projects to connect tropical rivers to Atlantic ports, and various proposals to explore, measure and distribute tropical lands. In fact, much of the book is concerned with the analysis of the plans, policies and legislation passed by post- colonial Bolivian and Peruvian governments. In a way, it can be said that the book under review is an exercise in political history, aimed at examining developments in the political and social thinking of Peru’s and Bolivia’s political elites, rather than chartering the course of what actually went on in the Orientes. Since most of the state projects failed, much of the author’s discussion of particular projects ends up with phrases such as : « nada se aprobó al respecto » (p. 71) ; « acuerdo que, como tantos otros, quedó sólo en el papel » (p. 92) ; « el plan... no fue aprobado » (p. 112) ; « la realidad desmintió tal discurso » (p. 267) ; « el proyecto... fue finalmente desestimado » (p. 273) ; « los contratos... constituyeron un absoluto fracaso » ; or, what represents the maximum expression of the failure of the legislative efforts of Peru’s and Bolivia’s national elites, « la trasgresión fue la norma » (p. 352). In short, the book deals with the aspirations, illusions, and hopes of the Peruvian and Bolivian educated elites, who envisioned themselves as bearers of rationality, progress, and enlightenment. As the author herself asserts, « el proyecto colonizador había sido hasta entonces más “ilusorio” que real » (p. 365).

7 One would be tempted to conclude, as does Jean-Claude Roux (1994), who also relied heavily on the analysis of national and local legislation for his study of Peruvian Amazonia, that post-colonial Peruvian and Bolivian governments lacked the political acumen and economic capacity necessary to integrate their tropical peripheries. A more comprehensive, subtle, and comparative approach, however, allows García Jordán to identify important differences between the Peruvian and Bolivian examples. Thus, she concludes, first, that even though many of the grand colonization schemes promoted by Peru may have failed, the Peruvian elites did possess the political will to implement their policies, something that was lacking in Bolivia. And, secondly, that, in contrast to Bolivian elites, which were reticent to appropriate the necessary funds to implement their initiatives, the Peruvian political classes made large investments in money and administrative resources at key points in time that allowed its tropical regions to profit from specific international economic junctures such as the rubber boom. I would add as a third crucial factor that whereas in Bolivia governmental colonization initiatives never gave rise to important economic and political centers, in Peru the town of Iquitos very quickly – in only twenty to thirty years – became the hub of a small but active civil society with a strong regional identity and federalist inclinations that made its voice felt loud and clear in the country’s political centers (cf. Santos-Granero and Barclay 2000, 2002).

8 A much richer picture could have been obtained if the author would have expanded the comparative analysis of these two cases (pp. 435-448). One aspect that would have profited from detailed comparison was the differences underlying the diplomatic approaches and actions of both countries. Whereas as early as the 1840s, Peru developed an Amazonian geopolitical strategy – alliance with Brazil and, later on, with Colombia in detriment of Ecuador and Bolivia – that was maintained with few lapses

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throughout the nineteenth and twentieth centuries, Bolivia’s diplomatic actions with respect to its tropical peripheries were less consistent. Another neglected aspect is the role of military force – the fusiles of the title – in the pacification of peripheral territories. The author does note that the area in which Bolivia’s integration efforts were most successful was the Chiriguanía. But she fails to mention that this was finally achieved after the military defeat of two large Chiriguaná uprisings in 1875 and 1892, which resulted in the killing of thousands. The same thing could be said of the prolonged war and eventual defeat of Yanesha and Ashaninka peoples in the Selva Central of Peru. Finally, although there are striking parallels in the types of laws issued, policies designed, and colonization schemes devised in both countries – with similar steps taken at almost the same time – the author does not address this intriguing synchronization. I would guess that this simultaneity is probably connected to whatever Brazil – who was the dominant player in the region – was doing at the time, with Peru and Bolivia following in the steps or reacting against it ; but this is an issue that deserves a closer examination.

9 Despite the observations made above, which are more indicative of my particular interests than of any failings in the book, Cruz y arado, fusiles y discursos is an important landmark in the study of Andean Amazonia. Its macro-historical and comparative approach provides new insights into the complex processes underlying the « construction » of the Orientes. The book demonstrates that differences in the levels of success of Peruvian and Bolivian efforts relate, not to an alleged lack of interest or capacity on the part of their governments, as some authors would have it, but from a combination of complex factors. Only the kind of detailed and rigorous analysis undertaken by García Jordán can factor out the interactive role played by these multiple causalities.

BIBLIOGRAFÍA

RAUSCH Jane M. 1994 Una frontera de la sabana tropical. Los llanos de Colombia, 1531-1831, Banco de la República, Bogotá.

ROUX Jean-Claude 1994 L’Amazonie péruvienne : un Dorado dévoré par la forêt, 1821-1910, L’Harmattan, Paris.

SANTOS-GRANERO Fernando and Frederica BARCLAY 2000 Tamed Frontiers. Economy, Society, and Civil Rights in Upper Amazonia, Westview, Boulder and London.

2002 La frontera domesticada. Historia económica y social de Loreto, 1850-2000, Fondo editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, Lima.

SCHMINK Marianne and Charles H. WOOD 1992 Contested Frontiers in Amazonia, Columbia University Press, New York.

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AUTORES

FERNANDO SANTOS-GRANERO

Smithsonian Tropical Research Institute

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BELAUNDE Luisa Elvira, Viviendo bien, género y fertilidad entre los airo-pai de la Amazonia peruana, CAAP/Banco Central de Reserva del Perú, Fondo Editorial, Lima, 2001, 268 p., bibl., ill., cartes

Irène Bellier

1 En préfaçant l’ouvrage, Fernando Santos-Granero souligne le caractère « novateur » de l’approche d’une auteur qui s’éloigne de l’analyse des structures sociales pour saisir « les opinions, les attitudes, les comportements réels » des Airo Pai ; inspirée par la phénoménologie donc, plus que par le structuralisme. Il inscrit ce livre dans ce débat ouvert sur la nature de la socialité amérindienne, qui opposerait les « Colombes » et les « Faucons », les premiers s’intéressant à « l’économie morale de l’intimité », les seconds à « l’économie symbolique de l’altérité ». Luisa Elvira Belaunde se range sans doute du côté des Colombes puisqu’elle s’intéresse essentiellement à la nature domestique de la société et qu’elle entend démontrer le caractère construit d’objets tels que le corps, la fertilité, ou les capacités reproductives d’un groupe dont elle ne souhaite pas mettre en évidence le caractère homogène, abstrait ou intégré. Elle expose une vue de l’intérieur de la socialité airo pai, sans négliger l’appartenance de ce groupe à une société régionale en plein changement, mais sans construire non plus son étude sur les relations qu’il entretient avec les groupes voisins, amérindiens, métis ou religieux. En rendant explicite sa propre position dans le récit et le rôle des Airo Pai dans la construction de celui-ci, elle entend présenter la voix du groupe afin de sortir les Amérindiens du rôle d’informateurs désincarnés. Si une stratégie d’écriture a donc été envisagée, aucune réflexion théorique n’explicite la manière dont se forme la voix du groupe ; comment l’anthropologue saisit cette voix collective et celle des locuteurs/ chanteurs/conteurs dont les prénoms sont donnés en espagnol sans être jamais inscrits

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dans une relation sociale. Ainsi est-ce toujours l’anthropologue qui présente des niveaux de discours, en faisant une place raisonnable aux termes en langue vernaculaire et en entremêlant des « énoncés d’informateurs », des « commentaires de texte », des épisodes mythiques, des chants, à ses propres interprétations. Loin de l’analyse de discours, elle expose des niveaux de faits ou de réalité distincts afin d’attirer le lecteur dans la vision que les Airo Pai se font de leur monde. Au premier plan de cette ethnographie figure l’harmonie du climat et le caractère amical des rapports entre Airo Pai. À un second niveau, on peut voir combien ce groupe est proche des Mai Huna, sur le plan de la langue, du chamanisme, des pratiques sociales et culturelles, comme au niveau des mythes dont les variantes mai huna et airo pai se font mutuellement écho.

2 Dans un style sobre faisant une petite place à l’iconographie, les dix chapitres sont signalés par des symboles dont la sémiologie n’est pas explicitée. En quelques pages introductives, Belaunde situe le groupe dans un ensemble linguistique (tukano occidental), un espace (le Nord-Ouest péruvien), une histoire (à partir du XVIIe siècle), et elle donne ses dimensions actuelles (sept communautés, 468 personnes). Elle ne s’intéresse guère à l’organisation politique, à la structure du groupe, ses règles de mariage ou son système de parenté. Le système d’échanges entre les individus est évoqué par la mise en évidence du caractère central de la logique de réciprocité pour « vivre bien ». Pourquoi les Airo Pai sont-ils sensibles aux conflits interpersonnels et s’en veulent-ils d’être enclins à la colère (rabia) ? Qu’est-ce que ce sentiment de rabia qui engendre la violence ? Comment parvenir à cet état désirable où la fluidité de la communication permet d’atteindre un accord tel que les gens s’unissent pour « croître ensemble » ? Tel est l’objet de ce « bien vivre » auquel les Airo Pai prêtent toutes leurs énergies et dont Luisa Belaunde donne les clés d’entrée. L’option revendiquée est de montrer la pluralité des idées et des pratiques airo pai, en dressant un portrait des relations de genre sans proposer une analyse du dispositif culturel de la domination ou de la subordination des femmes.

3 À partir d’une anecdote relative à la nécessité pour l’ethnologue de suivre les coutumes et pratiques rituelles associées à la menstruation, l’auteur déroule le récit airo pai de ce qu’est « la bonne vie », moins par l’expression d’une norme qu’en termes de pratiques sociales et culturelles centrées sur la construction du corps masculin et féminin, la relation de couple et l’éducation des enfants. « Vivre bien » c’est s’opposer à l’expression de la colère (rabia) susceptible d’introduire la maladie et de conduire à la mort, c’est savoir se contrôler, c’est maîtriser les humeurs et les fluides. La prescription qui concerne les femmes et les chamanes au premier chef implique le groupe dans son ensemble à travers les processus d’apprentissage auxquels les enfants, garçons et filles, sont exposés depuis le premier âge.

4 Une forte empathie avec les femmes airo pai conduit Luisa Elvira Belaunde, à partir du moment où elle se met en scène dans l’apprentissage des usages relatifs à la menstruation et où elle commence à comprendre le potentiel destructeur – voire agressif de « la saleté » du corps féminin –, à épouser le point de vue local selon lequel les « règles ne sont pas une fonction biologique mais le résultat d’une manipulation du corps féminin pour la reproduction et la différenciation des hommes et des femmes » (p. 51). Le récit qu’elle donne des pratiques d’excision des nouvelles nées « dont il faut couper la peau noire » – ce qui consiste à râper le bord des lèvres avec un coquillage effilé et à rompre l’hymen sinon l’être serait comme un homme – est tout à fait

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intéressant dans le contexte amazonien pour lequel nous disposons de très peu de descriptions de ce genre. Disparue chez les Mai Huna, la pratique perdure chez les Airo Pai, ayant pour fonction principale, somme toute classique, de « transformer le vagin en organe fertile et désirable », ce que présente Belaunde sans formuler d’avis quant à la place de la femme dans la société des hommes. Elle décrit rapidement les activités quotidiennes des hommes et des femmes, sous l’angle des attitudes corporelles, de l’esthétique, et s’attarde sur le soin qu’ils prêtent à leur apparence, qu’elle éclaire par rapport à la mythologie, dans une rubrique intitulée « l’institution religieuse des pratiques corporelles » (p. 59). Si le titre renvoie le lecteur à la discipline des corps requise par la religion du livre, notamment les Évangélistes très présents dans la région, il s’agit surtout d’invoquer le comportement exemplaire du héros culturel Ñañe dont les gestes sont à l’origine de la réflexion airo pai sur le contrôle du corps. Au plus près de leur « sens de la vie » (ainsi qu’elle le revendique), Belaunde expose l’argument par lequel le groupe intériorise la faiblesse de sa position dans l’actuelle société péruvienne : c’est à cause des menstrues des femmes que les Airo Pai sont peu nombreux et vivent en ennemis avec les peuples parlant d’autres langues. Ce point de vue très phénoménologique que porte l’auteur sur un monde dépolitisé peut agacer, mais le regard s’efforce de rendre compte d’une politique de l’intimité et de ses effets dans la gestion des rapports extérieurs du groupe.

5 Il ne faut donc pas s’arrêter à la surface des rapports visibles. Aussi le chapitre suivant traite-t-il de l’importance que revêt « l’Autre côté du monde » dans la détermination de la conduite à tenir dans ce monde-ci. Le politique, en tant que système de règlements des conflits internes et externes d’une société, n’est pas du tout considéré. D’intéressants développements sur le système d’équivalences symboliques entre femme, arbre et perroquet, homme, technique et oiseau cassique qualifient la pensée airo pai sur la reproduction, en résonance avec la pensée mai huna. S’appuyant sur la mythologie et les chants, dont les termes clés sont donnés en langue vernaculaire, Belaunde précise le concept de « vert » qui accompagne l’a-temporalité des gens qui peuplent l’autre monde et distingue ces derniers des habitants de ce monde-ci qui sont soumis à une existence cyclique.

6 On l’aura compris, pour connaître le mode d’être au monde airo pai, il faut maîtriser un système d’explication qui s’appuie sur la mythologie et l’interprétation qu’elle autorise des catégories linguistiques qui qualifient les pratiques humaines. C’est l’objet du quatrième chapitre « Apprendre à penser », qui définit le paradigme de la colère – laquelle chemine de conserve avec la violence – dont la première manifestation se joue lors de la naissance de l’enfant et qu’il convient de maîtriser. Tel est l’objet de « la bonne éducation » que reçoit la personne dans un système d’interrelations qui pèse sur l’accomplissement des actions – « la personne qui ne sait pas penser enrage » –, ce que l’auteur illustre par la description de multiples situations quotidiennes. Une sous-partie consacrée aux « conseils » précise le champ sémantique de la pensée dans ses rapports avec le savoir et la notion de juste attitude corporelle qui amène d’intéressantes réflexions sur les relations entre la pensée, le travail et la propriété des choses. On regrettera ici que ne soit pas poussée plus loin l’analyse pour montrer combien l’intériorisation du contrôle social par la pensée de ce-qu’il-est-juste-de-faire, place les Airo Pai dans une situation d’infériorité dans un système régional dominé par un autre système d’explication, impulsé par les Métis.

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7 Le cinquième chapitre intitulé « Le peuple qui grandit » porte spécifiquement sur les pubertés masculine et féminine où l’on apprend que, à l’instar de nombreux autres groupes, les pratiques de réclusion féminine perdurent alors que les rites d’initiation masculine ont disparu sous l’impact de la conversion à l’évangélisme. Les femmes et le contrôle de leur corps seraient-ils donc le dernier refuge de la culture ? Belaunde élude la question pour contempler les références au modèle idéal de l’homme généreux tel que le rituel autrefois conformait les individus et qui se reproduit dans les mémoires. Les Airo Pai l’invoquent aujourd’hui comme l’autre terme de la bonne relation à établir pour qu’un couple vive dans l’harmonie. Belaunde s’attarde sur ce qu’elle a vu de la célébration des mariages, des conversations qui les précèdent, de la liberté qu’il laisse aux partenaires. L’essentiel de la relation qui se joue là est d’accorder les principes de l’union matrimoniale à la mise en place d’un système d’échange réciproque. On touche avec le sixième chapitre, consacré au « couple », le cœur de la socialité airo pai, traité tout d’abord par référence aux écueils que traverse potentiellement tout couple – la jalousie, la violence et l’abandon conjugal – puis en considération de la fonction reproductive et du contrôle exercé sur la natalité, lors des grossesses et de l’accouchement. Curieusement, alors que l’approche fait une grande part à la bonne entente régnant entre les personnes au point de parler du « compagnonnage reproductif des couples qui ne se trompent pas et qui coordonnent leur fertilité comme une condition de la durabilité de la relation » (p. 162), l’auteur n’évoque jamais la question du plaisir, ni l’exaltation de la sexualité – même sous forme des plaisanteries qui circulent entre les hommes et les femmes en d’innombrables circonstances mettant les deux genres en scène, lors du jardinage, dans les moments rituels, etc. Comme si l’évangélisation que l’auteur traite en toute fin de son ouvrage avait éradiqué chez les Airo Pai la possibilité même de rire du sexe, alors que celui-ci occupe une place centrale, du moins si l’on en croit les Mai Huna qui ont gardé les Évangélistes à distance.

8 Le « bien vivre » des personnes se développe dans un système économique et technique que Belaunde évoque dans le septième chapitre « Une nourriture abondante ». C’est à partir de la manière dont les Airo Pai parlent de leurs jardins et célèbrent la beauté qu’est traitée l’exploitation de la nature, moins par rapport aux techniques usitées qu’aux gestes qui permettent d’exalter un vécu harmonieux et de comprendre les formes d’appropriation et de personnalisation des produits, comme l’importance des cadeaux de pain, de viande et de poissons, expliquant ainsi la scène de la convivialité. Le huitième chapitre consacré aux « Plantes et animaux » indique comment l’abondance du monde airo pai repose sur la conception chamanique de la fertilité des animaux et des plantes, dans une dimension perspectiviste. On notera l’intérêt de la traduction des chants cérémoniels et des interprétations adjacentes tout en regrettant l’absence d’une version vernaculaire qui permettrait d’approfondir la connaissance des variantes dans la famille tukano. Comme pour les Mai Huna, et à la différence des Achuars, le jardin n’est pas un monde exclusivement féminin mais le domaine du couple dont il exprime la complémentarité exemplaire. Bien entendu, les clés d’interprétation de ce que sont les choses ici-bas nous sont données par la compréhension de la manière dont elles sont dites et vues dans l’autre monde, ce monde de la pensée qui sert de révélateur au monde de l’action en prenant le chant pour vecteur ; les demoiselles plantes, le poisson maïs, les demoiselles sangliers entrent dans la danse. L’auteur ici se veut au plus près de la glose airo pai, ce qui aboutit à la présentation de points de vue très fusionnels à l’égard du monde dont l’ethnologue

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rend compte. Ainsi nous dit-elle « c’est comme si les pécaris eussent été des êtres humains désireux de vivre comme des humains sans disposer des techniques culturelles nécessaires à cette fin. Ils pensent qu’ils font des maisons, mais de fait ils se roulent dans la boue » (p. 204). Certes, ce point de vue intimiste sur les rapports des hommes avec la nature éclaire le jeu des substitutions homme/sanglier dans le monde des rêves et l’interprétation que les Airo Pai en font dans le monde diurne. Mais il ne donne qu’une faible indication sur la manière airo pai de penser la différence entre les hommes et les animaux, sur les rapports discrets qu’ils entretiennent sur les plans symbolique, affectif ou économique avec les autres espèces, animales comme humaines. Le mythe indique comment les pécaris ayant été privés des techniques culturelles sont devenus comme « l’ombre des hommes » (p. 206) et Belaunde montre les rapports d’inversion qui les unissent. Mais alors, on comprend mal comment cette espèce, centrale dans la pensée airo pai, à laquelle les hommes consacrent leurs plus beaux chants et plusieurs épisodes mythiques, peut aussi être le support du concept de Blanc. Les pécaris sont en effet dénommés anque, ce qui signifie « qui crie », un terme que les Airo Pai appliquent aux patrons et marchands blancs, stigmatisant ainsi la colère que ceux-ci expriment lorsqu’ils s’adressent aux Indiens. Si l’on admet avec Belaunde que les Blancs comme les pécaris sont dans une position d’altérité relative vis-à-vis du groupe airo pai, on contestera l’idée que les relations qui les tiennent relèvent seulement du champ de la communication dont les liens sont entretenus par les chamanes, comme l’idée que la désignation serait justifiable par le fait que les deux espèces seraient également utiles au groupe sur le plan de la subsistance – les pécaris en tant que gibier, les Blancs en tant que commerçants. Le clivage entre pai et anque serait plutôt fondé sur l’opposition entre « la personne », comme être de culture, et « l’autre » qui est certes privé du langage des hommes ou des techniques culturelles (les pécaris), mais qui parle surtout une autre langue et dispose d’autres techniques (les Blancs).

9 Le neuvième chapitre évoque le terme de l’existence des hommes sous le chapeau d’une expression idiomatique « Le monstre du cœur des gens » qui renvoie à une composante organique spécifique aux chamanes. Alors que les êtres ordinaires voient, à leur mort et par l’accomplissement de gestes rituels, se décomposer leur corps en « chair » et « huati » – un aspect de l’esprit doté de mémoire –, les chamanes portent en eux, invisible aux regards des vivants mais répugnant dans le monde de l’autre côté, une force susceptible de devenir indépendante à la mort de son porteur et dangereuse pour ceux qui restent, ce qui explique qu’ils reçoivent des funérailles distinctes. Derrière ces représentations se pose la question du contrôle social des chamanes en apprentissage et en exercice. Où l’on retrouve le processus, évoqué plus haut, d’intériorisation de sa faiblesse par un groupe qui attribue sa quasi extinction à un manque de contrôle de la colère/violence animant certains, lesquels se muent en chamanes agressifs. L’auteur évoque à ce moment le rejet dont le chamanisme fait actuellement l’objet en raison des conversions à un évangélisme qui est perçu comme le moyen de contrôler une agressivité préjudiciable. Elle signale en même temps une autre raison pour expliquer l’enthousiasme des jeunes pour la religion nouvelle : la certitude qu’elle véhicule de dépasser la mort pour vivre l’éternité. L’élimination du chamanisme qu’exige cette religion, contraire aux principes explicatifs du bien vivre airo pai, conduirait en quelque sorte à la vie éternelle sur terre. Un double système cohabite aujourd’hui qui mêle des « convertis », se disant chrétiens sans dogmatisme, et des Airo Pai, fidèles à leurs croyances en Ñañe, qui vise à mobiliser l’efficacité symbolique des chants rituels,

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traditionnels et nouveaux, pour sortir d’une chute démographique vertigineuse et affronter les maladies de la modernité. Car le « bien vivre » airo pai est soumis à de rudes aléas.

10 Arrivée au dixième et dernier chapitre, Belaunde sort du point de vue intérieur aux Airo Pai pour aborder la question tout de même cruciale des rapports avec « les gens qui parlent d’autres langues ». Selon elle, il s’avère inutile pour eux de se rapprocher des Huitoto dont ils sont traditionnellement ennemis et avec lesquels les contacts présents sont empreints de la mémoire des hostilités, mais ils sont pris dans un processus d’expansion des groupes quichua au point de parler de « quichuanisation ». La fécondité des Quichuas, moins maîtrisée que celle des Airo Pai, expliquerait un effet de tenailles – sans que nous disposions de chiffres pour mesurer l’emprise –, tandis qu’une conception différente des pratiques reproductrices limiterait les échanges matrimoniaux entre les deux groupes. Les Airo Pai se disent gênés, lors de leurs visites chez les Quichua, par l’apparente « libération » des femmes quant aux tabous et prescriptions caractéristiques de leur manière de « bien vivre ». Le rapport des Quichuas avec leurs enfants (dont les pleurs exaspèrent les oreilles airo pai) sert de révélateur de la différence entre une société reposant sur la maîtrise de la parole, de la pensée, de la colère et une société brièvement caractérisée, dans l’ouvrage, par un autre mode de vie, de nouvelles modalités résidentielles, l’adhésion au système des fêtes nationales et à des croyances religieuses de type mondialisé comme l’évangélisme.

11 Si les anciens craignent tout particulièrement que, sous l’influence de modèles extérieurs, le désir des jeunes couples de repeupler leur communauté ne conduise à remettre en question les fondements du « vivre bien » airo pai (la maîtrise de soi, de sa fécondité et de son agressivité), c’est parce que la société airo pai reste marquée par un rapport inégal avec la société régionale, aujourd’hui exacerbé par la violence de l’économie de la coca qui amène son cortège de séduction et de répression militaire. Après des décennies de déni de leur être au monde, du fait de l’arrivée des Blancs (conquête, évangélisation, esclavage, enrôlement, etc.), les hommes semblent désireux de sortir de l’impasse de l’alcool et de la drogue dans laquelle ils ont sombré pour redevenir de « bons pères de famille », « comme des gens » ; une vision que définit aujourd’hui l’horizon de l’évangélisme. Leur quête d’une terre sans mal, du lieu où vivent les gens en harmonie (paihuena) se poursuit par les moyens de l’évangélisme qui se présente à eux comme une réponse à un mal être. La nouvelle religion s’oppose au chamanisme dont on a vu combien il comptait dans la mise en œuvre du « bien vivre ». Belaunde montre qu’aux yeux des Airo Pai il suffirait de renoncer à sa dimension agressive pour résoudre les problèmes de dégénération sociale. Au terme de son périple, elle demande ce que veut dire « être humain », pour suggérer que la réponse dépend du point de vue où l’on se place. Ce perspectivisme donne au lecteur le sentiment de mieux connaître les Airo Pai, mais aucune information sur les moyens dont ils disposent aujourd’hui pour affirmer leur humanité et construire un futur dans un monde imperméable à leurs manières de voir.

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AUTEURS

IRÈNE BELLIER

Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (LAIOS, CNRS)

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GONÇALVES Marco Antonio, O Mundo inacabado. Ação e criação em uma cosmologia amazônica: etnografia pirahã, Editora da UFRJ, Rio de Janeiro, 2001, 421 p., bibl., ill., cartes

Oscar Calavia Sáez

1 El etnógrafo, recién llegado a la aldea pirahã – un conjunto de frágiles abrigos junto a la playa, sobre el suelo sin desbrozar – se pregunta: ¿es posible trabajar aquí? Años después, el lector puede preguntarse, al hilo de una lectura fascinante: ¿es posible ser, o pensar así? Cuando tantas etnografías deben esforzarse por revelar, si es que no producir, la diferencia, O Mundo inacabado la derrocha. La lista de las singularidades pirahã es extensa. Su lengua, tonal, les permite comunicarse a distancia, hablar silbando o comiendo, o literalmente entender lo que dicen los animales – como si ellos hablasen, también, en pirahã. Es difícil imaginar una práctica del parentesco que se escabulla mejor de las implicaciones corrientes de la descendencia o de la alianza, o, por decirlo de otro modo, que las obligue a andar al contrario. La familia, deudora siempre de anteriores matrimonios ya disueltos, no es un núcleo de consanguinidad: se compone de dos grupos de aliados, patrilinear de hombres, matrilinear de mujeres. Los hombres Pirahã no ofrecen en alianza hijas o hermanas sino afines, y obtienen por ellas « hijos » y « hermanos » – pues esos afines de afines son reelaborados como consanguíneos. El matrimonio, tantas veces descrito como un simple nudo en la red de la afinidad, se desglosa en una diversidad de instituciones, definidas por la edad relativa de los cónyuges, con reglas de juego y funciones muy diferentes.

2 Tras esta flexibilidad se encuentra una discriminación de tareas por género reducida al mínimo, ya que el único cometido privativo de las mujeres es producir el hilo para las cuerdas del arco, siendo el de los hombres tejer las esteras constantemente usadas en la actividad doméstica. Ese cruzamiento de las diferencias se completa con una caza femenina y una agricultura masculina – ambas, por lo demás, escasas, y substituidas en

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lo posible por la pesca y por un discreto pillaje de huertos ajenos. Las mujeres, paradójicamente privadas de sustancia vital en un cosmos donde incluso las piedras la poseen, la capturan mediante una sexualidad de la que ellas constituyen el miembro activo y voraz: seducen a los hombres con su aroma, el semen las nutre, y el incesto, que puede ocasionar serios problemas a los hombres, es perfectamente inocuo para ellas.

3 Si los detalles de la sociología pirahã tienen mucho de novedoso, el clímax del libro se encuentra en la descripción de la economía de un universo repartido en numerosos niveles densamente entrelazados, que mal cabe en las casi cuatrocientas páginas del libro, y mucho menos en las dos o tres de una reseña. Me limito a espigar dos detalles de su trama. Uno, la fecundidad del nivel terreno, constantemente repoblado por la actividad creadora de un demiurgo – Igagai, una verdadera « fábrica » de seres, que elabora los animales y los arroja al mundo siempre que empiezan a escasear – pero que es a su vez capaz de producir versiones alteradas, y transpuestas a otros niveles, de sus propios ocupantes: así, por ejemplo, los abaisi, demiurgos defectuosos que se originan a cada accidente sufrido por un cuerpo humano. El otro – en rigor parte del anterior –, el ciclo vital de la psique pirahã que segrega, hasta el momento de su muerte, una serie de espíritus pacíficos y vegetarianos, los kaoaiboge, y un único espíritu, síntesis de toda su potencia agresiva, el toipe. Las huestes de kaoaiboge se mantienen muy próximas al cotidiano humano, en el papel que en otros lugares cabe a los espíritus ancestrales, mezclándose en su vida de modos muy diferentes ; se ven, por lo demás, muy ocupadas en salvarse de los toipe, que tienen en ellos su alimento principal. No extraña, al cabo, que los primeros, a lo largo de tres muertes sucesivas, se vuelvan cada vez más agresivos y se transformen por fin en un jaguar, mientras que el toipe se transforma primero en un superlativo de su propia ferocidad y finalmente en su antigua presa, un kaoaiboge. La predación pirahã – como la alianza pirahã – actúa en cortocircuito: cada agresión genera no una presa sino otro agresor. Herbívoros, palos o piedras se transforman, al ser muertos o rotos, en un ser armado y sediento de venganza: matar y morir, a fin de cuentas, se resumen en la lengua pirahã a un único verbo.

4 Ese mundo en abierto evoca más las ficciones de Henri Michaux o Lewis Carroll que los modelos al uso en la etnología actual. Aunque reconocemos los tópicos mayores de la etnología amazónica, que el autor subraya con un abanico de referencias especialmente rico, no parece fácil reducir la creación pirahã a un caso más de ese repertorio con que la etnología contemporánea nos ha familiarizado: ni las cosmogonías jerárquicas de la alta Amazonia, ni por supuesto las sociologías duales o triádicas de los gê o los pano, ni los generalizados circuitos de predación, sistemas todos que a pesar de su enorme variedad se articulan de modo muy consistente en otras monografías. Por expresarlo a su modo, el cosmos pirahã se parece a todos ellos, pero es otra cosa. No será difícil que las reseñas de O Mundo inacabado colmen de elogios a los inauditos pirahã, y no pasen de reconocer al autor que ha llevado a cabo, en grado heroico, los propósitos del proyecto en que su investigación se desarrolló, organizado en el Museo nacional de Rio de Janeiro y destinado a explorar las regiones « menos conocidas de las tierras bajas de América del Sur ». Para un libro que se presenta como « etnografía » no deja de ser el mejor de los triunfos posibles. Pero el autor tiene sus propios proyectos. Los trata de modo más explícito – y un tanto prematuro –, antes de que la descripción cope el terreno, en las páginas iniciales, y pueden condensarse en tres conceptos: la

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cosmología, la acción y el parecer, un elenco a medida para escapar del dominio de la estructura y de la simetría.

5 Entiéndase aquí la cosmología no como un sistema de representaciones, sino como una alternativa al canon a tres voces de naturaleza, cultura y sociedad ; como un constante ensayo, en contrapunto con la organización social (esa versión animada, pero siempre a la sombra, de la estructura). En cuanto a eso, Gonçalves navega en aguas bien conocidas en la etnología brasileña, probablemente por su corriente principal, que ha luchado con bastante fortuna contra la segregación de estratos de realidad. Algo diferente es el caso de la acción y el parecer: ahí, el etnógrafo o sus sujetos se distancian de los modos más habituales de descripción de esa misma tradición etnológica. Me refiero a ese juego descriptivo – cuya elaboración más completa lleva ahora el nombre de perspectivismo amerindio – en que, dependiendo de un vasto campo de correspondencias, la acción se disuelve siempre en una ecuación: así, por ejemplo, la caza o el homicidio (acciones, si las hay) identifican opuestos: el cadáver humano es tratado como presa ; el viaje chamánico revela la humanidad de la presa habitual ; el enemigo deviene carne o espíritu propio. En el caso pirahã la prioridad corresponde a la acción: su resultado no son equivalencias, sino pareceres, una ampliación nunca idéntica. El chamán pirahã no es, a diferencia de otros chamanes, ni un guerrero, ni un intermediario en el equilibrio entre las especies. Tampoco es, en rigor, un traductor, es decir alguien que pliegue el mundo sobre las coordenadas de lo que se suele llamar realidad. Mal podría serlo, si, como ya hemos dicho, los animales hablan en pirahã ; si de todos los niveles del cosmos es el nivel ibiisi (la realidad en cuestión) el único donde la relación entre las palabras y las cosas es arbitraria. Transitando por los diversos planos del universo y narrando lo que en ellos ocurre, el chamán pirahã es más bien un productor, un personaje raro en un panorama amazónico en que la producción se recoge habitualmente a la transformación o la reproducción. Se le puede reprochar al autor que no diga más de este otro demiurgo. Después de hablarnos del intrincado laberinto de creaciones que compone el mundo, o de los trescientos cincuenta nombres de abaisi recogidos en su trabajo de campo, se nos habla también de la escasa profundidad del saber cosmológico pirahã, lo que sólo puede entenderse por un relativo monopolio de los chamanes, que serían sus enunciadores privilegiados o exclusivos – la juventud de los chamanes, por cierto, llama la atención en las fotografías. El autor debería tal vez decir algo más sobre la distribución del conocimiento o sobre la pragmática de todo ese discurso – que podría en ocasiones parecer más un desafío a sentidos comunes que la expresión de un sentido común propio.

6 Quien no se entusiasme con las posibilidades teóricas de la acción, podría sugerir, de modo un tanto salomónico, que nada es tan nuevo en este mundo lleno de sorpresas, y que todo podría encauzarse de vuelta al canon levi-straussiano de la etnología amazónica, aunque sea para servirle de contradicción formal. En lugar de la reducción a unidades discretas, la multiplicación infinita de mínimas diferencias. En lugar de la separación de los ámbitos – cielo allí y tierra acá, animales mudos y hombres sordos – su constante confusión o colusión. Un gradiente en lugar de un triángulo culinario. O, por referirnos a otro master code más reciente, en lugar de la inmanencia del otro, la trascendencia del self, capaz de generar por su acción seres parecidos pero irreductibles que pueblan otros niveles del cosmos. De todos modos, si la acción no fuese en suma más que el reverso de la estructura, sería también nada menos que su reverso. Al menos

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los pirahã parecen haber optado por vivir en un mundo inacabado, y no en un mundo que se va acabando...

7 Lo que no es poco, y tiene mucho que ver con un tema que en otras etnografías suele primar por su previsibilidad: el de las relaciones establecidas con los blancos. En este caso, son en general poco cordiales. Los pirahã se interesan poco o nada por las manufacturas del blanco – con la peligrosa excepción del alcohol. No lo alojan en la categoría tradicional de « enemigo », ni le señalan un lugar de especial relieve en su visión del mundo. Si no fuese por el privilegio que se suele dar a priori al hombre blanco como demiurgo fatal de la historia indígena, tal vez percibiríamos que ese desdén pirahã es más común de lo que parece. Pero hay también algo, precisamente en su imbatible voluntad de diferencia, que contradice ese desdén. En varios puntos sensibles el etnógrafo nos advierte de que la fórmula pirahã es de nueva factura, o en otras palabras muy ligada con la historia actual. Pensemos en la desaparición reciente de los matadores pirahã – viejos especialistas en la guerra y la caza –, que ha llevado a la percepción de la caza como actividad femenina, o como una costumbre « traída » por los blancos, matadores de nuevo cuño ; o pensemos que la peculiar economía pirahã de los sexos es una barrera para el establecimiento de relaciones más estrechas con los extranjeros. Si en el diálogo desigual de los indios con las sociedades nacionales americanas se ha recurrido tantas veces a la mimesis o al desafío nativista, los pirahã pueden haber ensayado con éxito una estrategia minoritaria que se podría resumir en una sabrosa expresión brasileña: desconversar. El autor no llega a dejar clara la relación entre los pirahã y los mura, que en el siglo XVIII, con estrategias muy diferentes pero no menos peculiares, tuvieron en jaque a los poderes coloniales ; tiene razón en preservar esa duda porque lo que de hecho parece unirlos es precisamente su activa plasticidad, y porque mura y pirahã nos hacen ver la diferencia no como un capital inicial progresivamente dilapidado sino como un recurso renovable.

8 Pero estas observaciones son improvisaciones libres sobre la etnografía de Gonçalves. De hecho, la acción no parece tener con la historia una relación mejor que las que solía tener la estructura. Sea porque se trata de un universo en expansión que no ha tenido tiempo de caer en redundancias, sea porque el abandono del trío sociedad, cultura y naturaleza, ha supuesto también el abandono de las costuras rutinarias que volvían a unir lo que los tres separaban, sin substituirlas por otras, el caso es que la atención a las relaciones entre la acción y el ser desborda a la que reciben las relaciones entre las acciones. En ese sentido puede decirse que O Mundo inacabado es una obra inacabada – eso puede ser también un triunfo de su autor –, porque para acabarla sería necesario reiniciar muchas otras.

AUTORES

OSCAR CALAVIA SÁEZ

Universidade federal de Santa Catarina, Florianopolis, Brésil

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KEELEY Lawrence H., Les Guerres préhistoriques (traduction de War before Civilization par Jocelyne de Pass et Jérôme Bodin), Éditions du Rocher, Paris, 2002, 354 p., bibl., index, cartes

Vincent Chamussy

1 Il en va de la guerre primitive et/ou préhistorique comme de beaucoup de domaines étudiés par les scientifiques : l’idée dominante est régulièrement contestée par une nouvelle mode qui tient le haut du pavé pendant une décennie ou deux, avant d’être elle-même remplacée par une nouvelle idée, ou par la première remise au goût du jour. La thèse assez généralement admise jusqu’au début des années 1990, selon laquelle les sociétés dites « primitives » ou « préhistoriques » étaient pacifiques, est désormais battue en brèche par une série d’études et de publications dont les auteurs adoptent tous un point de vue « néo-hobbesien » selon lequel ces sociétés n’étaient pas moins violentes et guerrières que nos sociétés modernes1.

2 Les découvertes de charniers contenant de nombreuses victimes de massacres comme celui de Djebel Sahaba en Nubie égyptienne, qui remonte à la fin du Paléolithique, ou ceux d’Offnet et de Talheim en Allemagne, ou encore de Fontbrégoua en France du sud- est, qui datent du Néolithique, ont contribué à répandre cette idée. La période « pré- Contact » des États-Unis n’est pas en reste avec les traces de massacre de Norris Farm, Illinois central (XIIIe siècle), ou de Crew Creek, Dakota du Sud (XIVe siècle). Si, à l’appui de cette thèse, les monographies relatives à une période précise ou à une région déterminée sont nombreuses (en général l’Europe mésolithique et néolithique et l’Ouest américain), les études synthétiques sont plus rares. War before Civilization, paru en 1996 et qui a connu un grand succès aux États-Unis et en Angleterre, vient combler cette lacune. Son auteur, Lawrence Keeley, professeur d’anthropologie à Chicago, a

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fouillé des sites néolithiques en Belgique ainsi que des sites d’Indiens sédentaires « pré- Contact » sur la côte nord-ouest des États-Unis. L’intérêt, suscité par l’ouvrage original ainsi que la vigueur avec laquelle l’auteur y défendait sa position, justifiait largement qu’il fût traduit en français.

3 Quelques erreurs d’impression (p. 271, note 38, lire « Ferguson 1984a et b » au lieu de « 1922a et b » ; même erreur note 39) et de traduction (p. 202, on trouve « pilleurs » au lieu de « pillards » ; p. 249, « anthropologiste » au lieu de « anthropologue » ; à la page 196, il convient de comprendre que la population des Maricopa est passée de trois mille à quatre cents âmes, et non à quatre mille âmes, ce qui rend le texte incompréhensible) ne gâtent pas vraiment l’intérêt du volume. On regrettera cependant que le lecteur francophone soit privé, sans doute pour des raisons d’économie, des illustrations photographiques car ces clichés se rapportent directement au texte. Le plus parlant d’entre eux, qui représente une scène de bataille chez les Danis de Nouvelle-Zélande, est heureusement repris dans le livre de Guilaine et Zamit (planche 3).

4 Disons d’abord que le titre pose un problème, aussi bien dans sa version anglaise que dans sa traduction. En effet, l’auteur a de l’histoire, et donc de la préhistoire, une conception restrictive, la première naissant seulement à ses yeux avec l’apparition de l’écriture. « Before Civilization » renvoie aux « sociétés primitives » qu’il définit comme les sociétés « d’avant l’écriture », ou « sociétés prélettrées » ou encore « pré- étatiques ». C’est là une position que les américanistes accepteront difficilement, d’autant plus que Keeley ne considère comme véritable État, parmi les sociétés précolombiennes, que les Aztèques. On pourra également lui reprocher de ne pas définir clairement ce qu’il entend par « guerre primitive », ce qui l’amène à assimiler automatiquement les guerres tribales préhistoriques et celles relevées par l’ethnographie. Par ailleurs, la quasi-totalité des sociétés « préhistoriques » qu’il étudie sont des sociétés agricoles, donc déjà parvenues à un certain degré de complexité sociale. Les références aux chasseurs-cueilleurs, elles, sont pratiquement absentes, ce qui est très limitatif, puisque précisément les positions « hobbesienne » ou « rousseauiste » sur le thème se réfèrent à ces dernières. Pour les chasseurs-cueilleurs, l’auteur pose, il est vrai, le problème de la difficulté de prouver la présence ou l’absence de guerre, faute des deux principaux témoins matériels de son existence (fortifications et sépultures). « Absence de preuve n’est pas preuve de l’absence » et, inversement, on ne peut pas en déduire, comme le fait Keeley, que la guerre existait.

5 La thèse principale de l’ouvrage est que la guerre dans les sociétés primitives était plus fréquente, plus destructrice et plus violente que la guerre moderne, que l’homicide était largement pratiqué : « tous les témoignages confirment la pratique de l’homicide depuis l’apparition de l’homme moderne et les traces de l’activité guerrière sont archéologiquement décelables partout depuis dix mille ans » (p. 115). Au passage, est rejetée la thèse de Ferguson selon laquelle les massacres dans les sociétés primitives seraient dus au contact avec les Européens ou d’autres civilisations. Entre le mythe de l’âge d’or et celui du progrès perpétuel, entre les néo-rousseauistes et les néo- hobbesiens, l’auteur choisit donc clairement son camp.

6 Keeley commence par critiquer fermement la position de deux polémologues nord- américains des années 1950, Quincy Wright et Harry Turney-High, selon lesquels la guerre primitive était un aimable jeu, un passe-temps peu dangereux. Remarquons que l’auteur s’est facilité la critique en prenant pour cibles des auteurs aussi extrémistes et en omettant de passer en revue les œuvres d’anthropologues comme Service, Cohen,

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Sahlins, surtout Carneiro et Hass, pourtant adeptes d’un « passé pacifié », du moins chez les chasseurs-cueilleurs. Il est vrai que les recherches de ces derniers étaient axées sur le passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés complexes alors que, comme nous l’avons vu, l’auteur évoque à peine les premières. Sa critique est dure aussi pour les préhistoriens : « les préhistoriens n’ont cessé « d’angéliser » le passé humain », par action ou par omission ; « l’implication est évidente : le phénomène « guerre » est inconnu ou insignifiant avant l’apparition de la civilisation » (p. 45). D’après Keeley, les archéologues, ingénus, sont tombés dans le piège des anthropologues idéalistes et néo- rousseauistes (p. 49). Cependant, sa démonstration a le mérite de rejeter tout évolutionnisme néo-darwinien en posant que « les peuples primitifs et préhistoriques étaient aussi intelligents, aussi moralement ambigus et aussi complexes psychologiquement que [les peuples modernes] » (p. 250), ce qui n’est pas tout à fait la position des anthropologues néo-évolutionnistes cités plus haut.

7 Pour défendre sa position, l’auteur met en avant divers critères (fréquence de l’activité guerrière, taux de mobilisation, taux d’attrition2, taux de morts par combat, taux de morts annuels par type de sociétés), en prenant surtout ses exemples dans les guerres modernes (les deux guerres mondiales, celle du Vietnam, etc.), ethnologiques (dans toutes les parties du monde) et historiques (Grèce, Rome, guerres napoléoniennes, etc.). Le premier intérêt de l’étude tient sans doute à l’imposant travail de compilation de la documentation utilisée, aux très nombreuses données chiffrées, aux statistiques que l’auteur a réussi à rassembler ou à construire et à présenter sous forme de graphiques clairs, mais aussi à la justesse de la plupart des arguments avancés. La somme de connaissances réunies est encyclopédique, et on ressort convaincu, si on ne l’était pas déjà, que, un peu partout dans le monde et au moins depuis le Néolithique, la violence et la guerre ont fait partie du quotidien des peuples et que, en matière de raffinement dans la cruauté, notre époque moderne n’a rien inventé. Le passage le plus fort de sa démonstration est évidemment celui où il s’appuie sur ses propres données de fouille. Mais on est déjà au Néolithique et les populations concernées sont toutes agricoles.

8 D’où viennent finalement l’agacement et le sentiment diffus d’insatisfaction que l’on éprouve à la lecture de l’ouvrage ? D’abord peut-être du fait que l’on reste un peu sur sa faim en ce qui concerne les causes de la guerre. L’auteur démontre certes que la guerre a existé de tous temps, au moins depuis la sédentarisation, mais il demeure flou sur les raisons de la violence : les causes véritables semblent éludées, et Keeley ne prend pas partie entre les diverses théories qui existent sur ce point3. Qu’est-ce qui explique le mieux l’existence des « chiens de guerre » (p. 54) et autres « pommes pourries » (p. 193) ? Des facteurs d’ordre sociologique et biologique ou bien d’ordre économique ? Keeley ne choisit pas vraiment, même si la cause économique semble souvent avoir sa faveur : « les motifs et les objectifs de la guerre des États et des non-États sont substantiellement les mêmes et [...] les raisons économiques prédominent dans les deux catégories » écrit-il (p. 177). Cependant, il met aussi en avant des raisons d’ordre biologique et sociologique comme le prouve cet extrait : « l’état de guerre n’est pas une dénégation de la capacité de l’être humain à coopérer socialement mais l’expression la plus destructrice de cette capacité » (p. 234). Ce serait donc la capacité innée de l’homme à coopérer socialement, sa sociabilité dans ses excès, qui imposerait l’agressivité et la guerre... Pour reprendre la comparaison de l’auteur, ce n’est pas notre « hardware », c’est la façon dont nous sommes « programmés » qui nous impose notre conduite, ce qu’il appelle le « stimulus social et environnemental ». C’est un peu revenir au débat entre culture et nature, ou entre acquis et inné, et aux positions antagonistes

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de Leroi-Gourhan et de Clastres. On ne peut pas vraiment dire que ce livre nous fasse progresser dans ce débat ; on reste dans l’anecdotique ; des digressions fréquentes nuisent au fil du raisonnement, et le flou des arguments ne permet pas d’aller plus loin dans la recherche des racines profondes de la violence et de la guerre.

9 Par ailleurs, l’usage immodéré de comparaisons entre sociétés ou populations peu ou non comparables finit par nuire à la crédibilité de l’ouvrage. Qu’on en juge par ces quelques exemples. Dès l’introduction (p. 14), l’auteur compare le pourcentage de morts violentes dans un village préhistorique californien qu’il a fouillé et celui des

Américains et des Européens pendant tout le XXe siècle... Comment également comparer (p. 60 et note 10, p. 272) les taux de mortalité de la guerre du Vietnam (Américains et Vietnamiens réunis) et les taux d’homicides chez les Gebisi, une société de 450 personnes vivant dans les basses terres du Centre-Sud de la Nouvelle Guinée ? Et cela culmine avec l’affirmation de la page 148 : « 100 millions d’êtres humains sont morts des conséquences multiples et variées liées à la guerre [...] au cours du XXe siècle. Ce chiffre est vingt fois inférieur4 aux pertes qu’aurait subies la population du monde si ce dernier était encore organisé en bandes, tribus et chefferies ». Enfin, et dans le même ordre d’idées, la généralisation sur laquelle Keeley appuie tout son raisonnement – « à de très rares exceptions près, l’écrasante majorité des sociétés humaines connues (90 à 95%) se sont livrées à cette activité [la guerre] » (p. 57) – n’est-elle pas trop rapide ? Sous la plume de l’auteur, l’expression « sociétés humaines connues » se réfère, il faut le rappeler, aux sociétés historiques et ethnologiques et aux rares sociétés préhistoriques pour lesquelles des témoins matériels prouvent qu’elles ont pratiqué la guerre. Est ainsi laissée de côté l’immense majorité des sociétés préhistoriques.

10 L’ouvrage se termine sur un vibrant plaidoyer en faveur d’un « plus » de civilisation, mais il est entaché par des réflexions moralisantes hors de propos et parfois ingénues, comme celle de proposer « de traiter nos partenaires commerciaux les plus proches avec des égards particuliers » pour éviter les conflits (p. 262) !

NOTES

1. Voir en particulier l’excellent livre de Jean Guilaine et Jean Zammit, 2001, Le sentier de la guerre, ou le point de vue, déjà plus ancien, de Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives. Du côté nord-américain on pourrait citer, par exemple, George Millner et al., « Warfare in Late Prehistoric West Central Illinois », American Antiquity, 56 (4), 1991, pp. 581-603. 2. Par « taux d’attrition » il faut entendre le rapport du nombre de personnes tuées ou blessées au nombre total de combattants. 3. Hass définit bien dans l’introduction de The Anthropology of War (1990), les trois écoles de pensée : matérialiste/écologique, représentée par B. Ferguson, R. Carneiro et lui- même, bioculturelle défendue par N. Chagnon et R. Dyson-Hudson, historique enfin avec C. Robarcheck, T. Gibson, T. Gregor et N. Whitehead. 4. Souligné dans le texte.

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AUTEURS

VINCENT CHAMUSSY

Doctorant, Université de Paris I

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