ÉCLAIRAGE Cloches et clochers de la Broye vaudoise

La partie sud du district vient de faire l’objet d’un inventaire. Nombre de cloches y sont particulièrement anciennes.

xpression de l’identité villageoise durant Seigneux, croquis de des siècles, les cloches vont-elles être l’ancienne chapelle progressivement réduites au silence sous Saint-Jacques sur un plan E cadastral de 1674–1675. l’effet des fusions de paroisses et de commu- Archives cantonales nes ? Leur forte valeur symbolique et leur vaudoises, GB 195/a, f° ancienneté devraient au moins les préserver 38. Photo : Rémy Gindroz. d’une totale disparition.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les cloches étaient le seul moyen de communication à distance dont disposaient les villages, en parallèle avec le réseau des feux d’alarme mis en place par le gouvernement bernois au XVIIe siècle sur une septantaine de sommets du Pays de . Les cloches rythmaient la vie des habitants, convoquaient les assemblées religieuses et ci- viles, appelaient les enfants à l’école, sonnaient les heures importantes de la journée, ainsi que le tocsin en cas de catastrophe. Il n’est donc pas étonnant que, dans un pays épargné par la Évolution des messages guerre, les villages aient conservé de nombreux La cloche de , tout à fait excep- spécimens de cet élément indispensable à la tionnelle, pourrait remonter au XIIe siècle vie communautaire. Ce qui est plus étonnant, et celle de Villarzel, au XIVe siècle. Les autres c’est que bon nombre de cloches datent encore ont été fondues entre la fin du XVe et le pre- du Moyen Âge et assument donc fidèlement mier quart du XVIe siècle. Elles portent di- leur fonction depuis 500 ou 600 ans, même verses inscriptions : litanies du Christ Roi, Ave si elles ont parfois quitté la chapelle, démolie Maria, oraisons aux saints, épitaphe de sainte comme à Seigneux, pour élire domicile dans Agathe ou la formule campanaire précisant le clocheton du collège. les missions attribuées à la cloche : embellir les fêtes, pleurer les défunts et faire fuir les La partie sud du district de la Broye-Vully, démons. Elles sont ornées également de mo- qui vient de faire l’objet d’un inventaire systé- tifs en relief, de petites dimensions, comme matique, offre un bon échantillonnage de ce le Christ de Pitié, la Vierge à l’Enfant, la patrimoine. Composée originellement de 34 Crucifixion, ainsi que des saints et des sceaux communes, elle possède encore 69 cloches, divers. dont neuf remontent au Moyen Âge. Seize datent de l’époque bernoise (1536–1798), Ces thèmes religieux sont remplacés dès la 31 du XIXe et le reste, du XXe siècle. Plu- Réforme par des décors Renaissance (masca- sieurs installations de sonnerie présentent rons et têtes sur les anses, angelots, guirlandes une grande authenticité ; persistance des de fleurs et de fruits, frises de rinceaux). Par la anciens battants avec leur suspension faite suite apparaissent des motifs inspirés de la na- d’une ceinture de cuir, des paliers et des ture (feuilles d’acanthe, de sauge, de noisetier, bras de sonnerie, éléments qui, à la suite de frises de feuilles de lierre, de chêne, de vigne, la motorisation, dans la seconde moitié du motifs floraux sous forme de corbeille et de XXe siècle, ont largement disparu ailleurs. vase) auxquels s’ajoutent des textes bibliques,

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À gauche : temple de Combremont-le-Petit, cloche de 1676, par Jean Richenet, de Vevey. Photo : Claude Bornand.

À droite : Forel-sur-, cloche de 1889, par Gustave Treboux, fondeur à Vevey, état en 2014. Photo : Claude Bornand.

les noms des commanditaires, le nom et le du XVIIIe siècle, cela devait dépasser les sceau des fondeurs. C’est sur la cloche aus- ressources de la plupart des communes. si que s’affirme, surtout dès le XIXe siècle, Plusieurs des cloches du début de l’époque l’identité communale, avec la mention quasi bernoise ont en effet été offertes par le gou- systématique du nom, accompagné parfois vernement ou par le seigneur du lieu. Les vil- de motifs naïfs tels que des sapins ou des lages les plus pauvres, dépourvus d’église, de poules. Dès 1840, les armoiries cantonales maison de commune ou d’école, devaient se ou nationales, de même que la représenta- contenter d’une petite cloche suspendue à un tion d’Helvetia, expriment l’appartenance clocher en bois indépendant. Les modestes des communes aux structures politiques de chapelles réformées édifiées au XVIIIe siècle, la Suisse moderne. si typiques de la région du Jorat, ne possèdent qu’une cloche suspendue à un clocheton de Outre leur intérêt artistique, les cloches of- charpente très léger. frent donc un éclairage précieux sur les men- talités aux différentes époques. On peut y lire C’est au XIXe siècle surtout que les ambitions les prières, les craintes, les désirs ou la fierté s’affirment. Même lorsque la construction des habitants. Ce dernier aspect trouve son d’un temple avait dépassé les ressources d’une expression architecturale la plus manifeste communauté, l’entreprise n’était vraiment dans les clochers monumentaux qui accom- terminée que par l’achat d’une nouvelle pagnent les temples construits dans la région cloche au moins et, si possible, d’une hor- dès le milieu du XIXe siècle. loge. D’imposants clochers de maçonnerie marquent dès lors le centre des villages. En Fierté villageoise l’absence de temples, ce sont les collèges, édi- L’importance de posséder des cloches se fiés en nombre dans les années 1830–1840, mesure aux sacrifices financiers consen- qui portent ces attributs. De nos jours, les tis pour leur installation. Jusqu’à la fin cloches ne sont plus aussi indispensables à la

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vie communautaire. À l’heure des regroupe- Collège de Seigneux, ments scolaires, des fusions de paroisses et cloche de la fin du XVe ou du début du XVIe siècle. de communes, leur fréquence d’utilisation Détail de l’inscription diminue. Cela présente l’avantage d’user en lettres minuscules moins rapidement les anciens mécanismes gothiques. Photo : Claude de sonnerie, mais cela peut aussi remettre en Bornand. question leur entretien. Lorsque les commu- nes en viennent à vendre leur collège, il arrive que la cloche soit démontée. On hésite toute- fois à s’en séparer et on l’expose aux regards, muette, peut-être comme dernier symbole de l’identité villageoise. La cloche fondue Église de Curtilles, détail par Gustave Treboux en 1889 pour le collège de l’inscription réalisée de Forel-sur-Lucens a été transférée devant avec des filaments de cire. le bureau communal après la vente du col- Photo : Claude Bornand. lège. Privée de son battant, elle ne peut plus faire retentir son message : «Venez enfants, écoutez moi. Je vous enseignerai la crainte de l’Éternel.»

L’«esprit de clocher», qui a certainement connu son apogée au XIXe siècle, va-t-il donc disparaître ? Cette mentalité, si souvent dé- criée, et à juste titre lorsqu’elle alimentait des conflits interminables, répondait aussi à un Temple de Corcelles-le- Jorat, cloche fondue en besoin légitime d’appartenance. Comment 1834. Détail du sceau du ce sentiment va-t-il évoluer avec les fusions ? fondeur Marc Treboux, Les habitants vont-ils rester attachés au son de Vevey. Photo : Claude de leur cloche, au clocher de leur église ou Bornand. au clocheton de leur collège – pour autant que ceux-ci subsistent et ne soient pas ré- duits au silence – ou vont-ils s’identifier à la grande commune et s’approprier le nouveau bâtiment administratif ? L’avenir le dira.

Monique Fontannaz, historienne des monuments, et Fabienne Hoffmann, historienne des monuments et campanologue

Pour en savoir davantage : Monique Fontannaz et Brigitte Pradervand, Les Monuments d’art et d’histoire du canton de Vaud VIII. Le district de la Broye-Vully I, Berne, 2015.

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