0123 2 | les 20 destinations 2020 SAMEDI 30 NOVEMBRE 2019

La Margeride, odyssée de l’espace

Entre les chaos de granite et les forêts à perte de vue, le fantôme de la bête du Gévaudan n’est jamais loin. Plongée aux confins de la Lozère dans une nature brute et préservée

e registre paroissial est pâtures immenses, vaches ou chevaux La réserve de bisons Fortunio, parce qu’ici les sommets ne des tripous, des pieds d’agneau farcis. La conservé à la mairie du habitent les prairies et les bois. Le long des à Sainte­Eulalie­ sont pas des pics, mais des trucs. Au lever maison Laget, « boucherie, charcuterie, sa­ Malzieu­Ville, un village de routes et des sentiers de randonnée, les en­Margeride. SIMON MIONI du soleil, c’est un début de randonnée fan­ laisons, volailles », est juste en face et c’est 700 habitants, en Lozère. Le forêts giboyeuses débordent de vie. Le lac de Charpal, tastique. La vue sur toute la Margeride, une institution locale. Chaque année, la maire nous le montre excep­ Sur la D34, entre Baraques­de­la­Motte en Lozère. avec le lac de Charpal en contrebas, est confrérie organise la Fête du manouls, qui tionnellement, comme on et Mézéry­Haut, la route est tout simple­ RÉGIS DOMERGUE bouleversante : la forêt comme une mer a lieu traditionnellement le dimanche des Ldévoilerait une relique sacrée. Il l’ouvre à ment l’une des plus belles du monde. infinie, des chaos de granite grimaçants, Rameaux, une semaine avant Pâques. la date du 11 février 1765. Encre noire à la Qu’on roule ou qu’on marche, on y est et cet air que rien ne trouble, hormis le La chocolaterie Secret de cacao n’est pas plume, l’écriture est serrée : « Aujourd’hui seul essentiellement, dans des courbes chant des oiseaux. Réserve Natura 2000, loin non plus : après des années passées a été enterrée Marie Jeanne Rousset, de molles et amples, jusqu’au moment où le lac de Charpal a des faux airs de Canada. chez Bernachon, à Lyon, la talentueuse Mialanette, âgée d’environ 12 ans, qui avait jaillissent d’entre les pins deux biches, Il s’enorgueillit d’être le spot numéro un Sylvie Faucher a voulu revenir dans sa été en partie dévorée le neuf du présent par suivies de deux jeunes cerfs pressés, puis, des adeptes de la pêche no kill en . Lozère natale, contribuant ainsi au dyna­ une bête anthropophage qui ravage ce qui s’immobilise et nous toise, un grand 0,07 tonne de CO2 Les cols, quant à eux, ont des noms misme singulier d’un centre­ville qui pays depuis près de trois mois. » cerf adulte. Ce sont elles les bêtes sauva­ dramatiques qui racontent des histoires ne souffre pas de dévitalisation. Outre Le 13 juin 1767, c’est une petite Cathe­ ges d’aujourd’hui, amicales et farouches. dignes de Maupassant. Au col du Cheval­ l’excellence des métiers de bouche, rine, âgée de 9 ans, « qui fut dévorée par la Mort, à 1 454 mètres d’altitude, on dit Langogne, c’est enfin un passé industriel bête féroce qui habite ce pays », qu’on qu’un cheval tirant une charrette fut gelé dont l’emblème est la mule­jenny conser­ porte en terre. L’existence de la bête du Loups et bisons d’Europe debout et transformé en statue de glace vée à la filature des Calquières, une Gévaudan, cet animal qui n’était ni D’autres sont cantonnées dans des en­ par le blizzard. Non loin, le col des machine à filer hydraulique révolution­ Saint-Etienne chien, ni loup, ni hyène, mais peut­être clos hors norme. La Réserve des bisons La Margeride Trois­Sœurs entretient le souvenir de naire au XVIIIe siècle, quand la laine était tout cela à la fois, est bel et bien attestée d’Europe, à Sainte­Eulalie­en­Margeride, jeunes filles infortunées qui vivaient à La l’or blanc de la Margeride. par une centaine de récits de morts couvre plusieurs centaines d’hectares. Le Panouse et furent ensevelies par une tem­ La pointe sud du lac de Naussac est à violentes entre 1764 et 1767, sous le règne premier pensionnaire de ce parc anima­ Langogne pête de neige en rentrant d’un bal. On pré­ cinq minutes de Langogne. Cette mer de Louis XV. Le Gévaudan d’alors, c’est lier fut offert par Lech Walesa à François Lozère tend que les fantômes des mortes hantent intérieure est née du barrage construit à peu ou prou la Lozère d’aujourd’hui. Mitterrand, au début des années 1990. encore les sommets quand reviennent les la fin des années 1970 pour garantir, par Pourtant, la quasi­totalité des attaques Plus grand mammifère de notre conti­ bourrasques chargées de flocons. l’, l’alimentation de la Loire en cas eurent lieu ici, en Margeride. nent, le bison d’Europe est plus élancé de sécheresse. Naussac est le nom du La Margeride, qui connaît ne serait­ce que son cousin d’Amérique. La quaran­ village englouti sous ce vaste miroir que ce nom ? Pas grand monde, les taine de spécimens à la rencontre Nîmes Anderitum, ville engloutie d’eau de 8 km de long, en forme de crois­ Lozériens en conviennent eux­mêmes. desquels on s’aventure en calèche – ou Montpellier Enfin, il y a aussi une Margeride des villes, sant. Il n’y a pas une mais des balades à Christine Wojciechowski, qui a ouvert avec en traîneau en hiver – pour que l’odeur 50 km englouties comme la cité romaine de faire autour du lac : à pied sur les rives son mari, Christophe, Le Mazimbert, un des chevaux masque la nôtre sont les Javols ou bien vivantes comme Langogne. aménagées ou sauvages, par la route, sur restaurant et une « chambre de charme » rares survivants d’une espèce éteinte en A l’époque gallo­romaine, là où s’est établi la D26, qui borde le lac au nord ou sur formidables à Grandrieu, raconte cette France depuis le VIIIe siècle. le village de Javols au Moyen Age, Anderi­ l’eau à partir de la base nautique du Ron­ anecdote qui dit tout : « Quand nous leur Dans le même esprit, à Saint­Léger­de­ tum était la capitale du peuple des Gaba­ din Parc, à bord d’un canoë, d’un kayak proposons notre miel de Margeride, les visi­ Peyre, le parc Les Loups du Gévaudan sont l’occasion de faire savoir ce que nous les. Cet équivalent lozérien de l’Atlantide ou même d’un petit catamaran. teurs nous demandent souvent : “C’est quel propose, quant à lui, une balade à pied faisons vraiment, loin des caricatures. » avait son forum, ses temples, deux ther­ Depuis la construction du viaduc de genre de fleur ?” Beaucoup d’entre eux igno­ qui permet d’observer les meutes comme A 50 kilomètres de là, c’est le même mes et un amphithéâtre. Subsiste un Millau, l’autoroute A75 met la Margeride à rent qu’ils sont en Margeride. » Les Céven­ de petites sociétés, complexes et hiérar­ esprit qui anime Nadège et Olivier, qui musée passionnant en tout point et des seulement deux heures de voiture de nes, l’Aubrac, les gorges du Tarn, égale­ chisées, bien loin de la solitude effrayante ont donné leur nom à la ferme fouilles qu’on peut visiter équipé d’un Montpellier. D’une rive de l’Occitanie à ment en Lozère, n’ont pas le même pro­ de la bête du Gévaudan. Plus modestes, Ressouche. Ils sont à Lachamp, sur la casque 3D qui recrée in situ, ici au bord de l’autre, les accents changent mais restent blème de notoriété. Méconnue, la Marge­ les animaux des fermes – en particulier route de Marvejols, et ils élèvent des la route, là au milieu d’un champ, la rue chantants jusqu’à la rupture, après Saint­ ride est pourtant fascinante. les vaches aubracs, avec leur pelage fauve vaches montbéliardes pour leur lait. Ces principale ou les piliers de bois de l’am­ Chély quand on monte vers Saint­Flour, Ces montagnes de granite qui couvrent et leurs grands yeux bordés de noir – sont paysans heureux ont investi dans un phithéâtre. C’est bluffant ! où l’Occitanie cède la place à l’Auvergne. tout le nord­est du département et débor­ les premiers habitants des vastes paysa­ robot suédois pour la traite. La machine Langogne, elle, est bien réelle. Sa gare, Aux confins de la Lozère, une frontière dent sur la Haute­Loire et le jouis­ ges de Margeride. Ici comme ailleurs en fait leur fierté, améliore le confort de vie son marché si réputé et la base nautique invisible sépare le Midi du sent d’un climat sec et froid (des records France, les paysans ouvrent leurs portes de leurs vaches et préserve les forces et la du lac de Naussac assurent à la cité dans des paysages de soleil et de granite au­delà de − 20 degrés) et, surtout, d’une pour témoigner du soin qu’ils prennent santé d’Olivier, qui contrairement à son médiévale un statut de petite capitale. En de toute beauté, où se mêle inextricable­ paix totale ! Entre 900 et 1 500 mètres de leurs bêtes et faire découvrir leurs père déjeune chaque jour avec ses en­ bordure du massif de Margeride, auquel ment le meilleur de deux mondes. Un d’altitude, c’est la partie la moins peuplée produits, des prés à l’assiette. fants. A la ferme Ressouche, le lait devient elle n’appartient pas vraiment, Langogne paradis du silence où l’on peut marcher du département… le moins peuplé de C’est le cas de Johanne et Guillaume fromage, des tommes exquises, ou des­ est bien connue des randonneurs, puis­ sur des sentiers inexplorés, cueillir des France : 75 000 Lozériens en tout, moins Trioulier à la ferme de Brugeyrolles, à sert : faisselle, yaourt ou riz au lait. Nadège qu’elle est une étape de trois GR légendai­ fraises des bois, des mûres ou des cèpes que les habitants de La Rochelle ou de Ver­ Langogne. Ils se sont spécialisés dans accueille le public pour faire visiter l’ex­ res : le chemin de Stevenson (GR70), le sans l’ombre d’un concurrent et profiter sailles, et moins que ce qu’il faudrait pour l’élevage en plein air de porcs d’excel­ ploitation et parle de son métier avec un chemin de Saint­Gilles (GR700) et le GR4, de la nature et des hommes qui y vivent remplir le Stade de France. lence, transformés sur place et vendus talent fou. La visite s’achève toujours par qui relie l’Atlantique à la Provence. en toute sérénité.  La bête du Gévaudan est donc la vedette localement. Johanne fait partie des un goûter. En été, la ferme Ressouche Juste à côté de la splendide halle du thomas doustaly locale. Elle a deux statues au Malzieu et un Agricultur’Elles, un collectif de femmes organise un bal et les lampions restent XVIIIe siècle, au café de L’Univers, le bar musée à Saugues (Haute­Loire), qui ra­ qui fait entrer la culture dans les exploi­ allumés jusque tard dans la nuit. PMU à l’angle du boulevard Charles­de­ Notre journaliste a organisé son conte son histoire. Mais cette figure tuté­ tations, par exemple lors de dîners­spec­ D’une ferme l’autre, d’un village l’autre, Gaulle, on croise souvent Pascal Laget, voyage avec l’aide de Lozère Tourisme. laire incarne surtout l’animalité d’un tacles. « Nous faisons aussi des visites de la Margeride, ce sont aussi mille lieux grand maître de la Confrérie du manouls Y aller : la gare de Langogne est la plus territoire où la vie sauvage et celle des fer­ la ferme en été, nous dit Johanne. Comme dont le nom seul fait rêver. Le point langonais de Gargantua, une société qui desservie. Mais on peut aussi descendre mes sont partout imbriquées. Dans les j’en ai marre de l’agribashing, les visites culminant du massif s’appelle le truc de voue un culte à cette version lozérienne à Saint­Chély­d’Apcher.