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"Carrie, l'opéra baroque et sanguinaire de " LE MONDE "La mise en scène de De Palma est virtuose et d'une grande musicalité" ARTE – Olivier Père

"Un grand film, aboutissant à un trip visuel et sonore qui prend évidemment tout son sens lorsqu'elle est vécue sur grand écran" LE GRAND FRISSON – CINÉ +

"Une œuvre magistrale et subtile, qui ne cesse de grandir à chaque vision" DVD CLASSIK

"Carrie est réellement bouleversant, et par dessus-tout, inébranlable" CHAOS REIGNS

"En 1977, Carrie de Brian De Palma va marquer durablement les esprits, avec ses fulgurances sanglantes horrifiques" CLAP MAG

"L'une des meilleures adaptations du romancier Stephen King, une expérience à ne pas manquer" CINÉ CHRONICLE

"Un classique du cinéma d'épouvante du Nouvel Hollywood" LE BLOG DU CINÉMA

Reprise : « Carrie », l’opéra baroque et sanguinaire de Brian De Palma

Le film, adapté en 1976 du premier roman de Stephen King, avec Sissi Spacek, ressort en salle. LE MONDE | 01.11.2017 à 08h43 • Mis à jour le 01.11.2017 à 09h14 | Par Murielle Joudet

Adapté du premier roman de Stephen King paru en 1974, Carrie est l’histoire d’une jeune fille comme Hollywood et le cinéma d’épouvante aiment les raconter. C’est l’histoire d’un corps endormi qui se réveille. Un corps qui, en entrant dans sa puberté, se voit doté du pouvoir de télékinésie : Carrie, incarné par la virginale Sissi Spacek, peut déplacer les objets par sa seule volonté. Ce pouvoir survient tandis qu’elle se trouve dans les vestiaires de son lycée. Le film sort en 1976 : les photos de jeunes filles dénudées plongées dans la lumière vaporeuse de David Hamilton (mort en 2016) connaissent un succès retentissant et inspirent certains cinéastes Ŕ en 1975 est sorti Pique-nique à Hanging Rock, de Peter Weir. Lors de sa scène d’introduction, Brian De Palma se ressaisit de cette imagerie pour la tordre sous le poids de sa propre obsession : sa relecture cinéphile du cinéma d’Alfred Hitchcock. De la vapeur d’eau envahit le vestiaire des filles qui se dénudent, se douchent et se rhabillent tandis qu’un travelling glisse le long des corps pour s’arrêter sur celui, fragile et menu, de Carrie White, la risée du lycée. Du découpage jusqu’à la musique, tout rappelle la fameuse scène de la douche de Psycho. A un détail près : cette fois-ci, nul coup de couteau ne fait couler le sang. Carrie White a ses règles. Mais cet événement est vécu comme une catastrophe incompréhensible : personne ne lui a dit ce que c’était.

Une manifestation du Diable De Palma exploite la cinégénie particulière du corps de la jeune fille, toujours filmé comme le lieu d’un passage. Un corps en crise, tiraillé entre les exigences du puritanisme parental, incarné ici par sa mère bigote intégriste pour qui les règles de Carrie sont une manifestation du Diable, et l’entrée dans l’adolescence qui voit émerger le corps sexué. Cette adolescence, De Palma la filme comme un cauchemar de frivolité et d’hormones en folie dans lequel Carrie n’a pas sa place. Sur le campus, garçons et filles ne vivent que pour une seule chose : le bal de fin d’année. Les codes du teen-movie sont plongés dans la féérie du conte de Cendrillon que De Palma transforme en farce cruelle et macabre. Comme Cendrillon, Carrie White supplie sa mère de l’autoriser à se rendre au bal et se confectionne elle-même sa robe de soirée. Son cavalier n’est autre qu’un garçon du lycée qui l’a prise en pitié. Elue reine du bal, plongée dans un bain de couleurs et de paillettes, Carrie vit son rêve, mais celui- ci se referma sur elle comme un piège. Comme sa jumelle de conte, une humiliation fera basculer la rêverie dans un opéra baroque et sanguinaire. A cause d’une vengeance fomentée par l’une de ses camarades, le corps étincelant de l’héroïne est noyé dans un bain de sang qui renvoie à la souillure de la scène initiale, réveillant la colère de Carrie, sans doute la plus destructrice de l’histoire du cinéma.

Pouvoir de destruction Cette dernière scène d’apocalypse évoque à bien des égards la fin de of the Paradise réalisé deux ans plus tôt. Des concerts de rock aux bals adolescents, ce sont deux scènes constitutives de la culture américaine que de Palma se plaît à détraquer. De concert avec son héroïne dont la télékinésie engendre un pouvoir illimité de destruction, de Palma prend un plaisir d’enfant à orchestrer l’effondrement de ces deux spectacles dans une débauche d’effets visuels et pyrotechniques. Comme beaucoup d’autres personnages du cinéma de Brian De Palma, la petite Carrie White s’est, elle aussi, perdue dans un puits sans fond d’images. La maison familiale, le lycée, le bal de promo ne sont ici que des décors sans substance et sans âme qui s’enflamment et s’effondrent au contact du courroux de Carrie. Il ne faut pas contrarier les rêves d’une jeune fille sous peine de réveiller la sorcière tapie en elle.

Le 25 octobre 2017 – par Olivier Père

CARRIE AU BAL DU DIABLE DE BRIAN DE PALMA

Le distributeur Splendor réédite au cinéma mercredi 1er novembre Carrie au bal du diable (Carrie, 1976), grand prix du Festival d’Avoriaz en 1977, premier grand succès commercial de De Palma et surtout première adaptation cinématographique du premier roman de Stephen King, publié en 73 à l’âge de 25 ans. Brian De Palma première période, ou la quête de l’impureté. Avant de s’enfermer dans des formes de plus en plus abstraites, De Palma, maître maniériste, nous offrait une poignée de beaux mélodrames fantastiques (Sœurs de sang, Phantom of the Paradise, Obsession, Furie, ) qui associaient l’exhibitionnisme technique à un déferlement tout aussi impudique d’amour et de haine. Grand sentimental sous ses allures d’ours mal léché, De Palma avant de choisir l’impasse du cynisme et de la misanthropie aimait bricoler des récits délirants peuplés de monstres humains et de fantômes amoureux. Avant de devenir cérébral le cinéma de De Palma frappait aux tripes et au cœur. Carrie au bal du diable est sans doute l’apogée précoce de cette approche opératique du cinéma, située pourtant dans un univers banal qui est celui de l’Amérique banlieusarde et provinciale, également choisi par Lucas et Spielberg dans leurs premiers films. Carrie est une jeune adolescente timide tourmentée par ses compagnes de lycée, et surtout par sa mère, une bigote fanatique qui lui inculque la haine du péché charnel. En même temps que les affres de la puberté elle se découvre des dons de télékinésie. On connait l’histoire, adaptée du premier roman à succès de Stephen King. Elle a été recyclée une bonne douzaine de fois depuis, la puberté diabolique étant devenue dans les années 70 et 80 un poncif du film d’horreur du samedi soir. À l’opposé de La Nuit des masques (Halloween, 1976) de John Carpenter, l’autre grand film séminal du cinéma fantastique américain moderne, Carrie au bal du diable ne joue pas la carte de l’épure hawksienne. Entre l’opéra italien, Mario Bava, Powell, Godard et Peckinpah, De Palma ne tranche pas. Si Hitchcock est déjà son cinéaste d’élection (il réalise l’année précédente un premier pastiche de Psychose, Sœurs de sang) son amour malade du cinéma ne peut se soigner que par un désir effréné de cinéma. De Palma ouvre son film par une scène de douche, en référence à Psychose ; le sang qui se mêle à l’eau ne provient pas d’une agression au couteau (ce sera pour plus tard) mais du corps même de la jeune Carrie.

Synchrone dans ses obsessions avec une brève période de permissivité de la censure, De Palma décide de s’engouffrer dans l’explicite, l’obscène, le maladif. Carrie au bal du diable est un film dédié au sang et chaque goutte du fluide vital est utilisée par De Palma comme les notes d’une partition mélancolique. Du sang de la pauvre Carrie qui découvre ses premières règles dès la séquence du générique, au sang de cochon qui la souillera en public lors du bal de fin d’année, victime d’une plaisanterie horrible, De Palma travaille le matériau le plus bassement organique et le transcende par la virtuosité de sa mise en scène. On peut déjà faire la grimace mais on conviendra que De Palma ne confond pas trivialité et vulgarité, que sa cruauté couve un romantisme morbide. Peu de films avant et après Carrie au bal du diable sont parvenus à emporter autant le spectateur, à le faire rire avec des gags crétins, à le terrifier et le faire pleurer devant des situations invraisemblables. Parmi ces films il y a Phantom of the Paradise et , également signés Brian De Palma.

La mise en scène de De Palma est virtuose et d’une grande musicalité, au diapason de la bande originale composée par le vénitien Pino Donaggio, son alter ego musicien.

De Palma est à juste titre réputé pour sa direction d’acteurs et son œil pour révéler de nouveaux talents. Dans les rôles de Carrie et de sa mère et Piper Laurie sont géniales, les débutants dans des seconds rôles, Amy Irving, Nancy Allen et John Travolta formidables.

De Palma n’a jamais été un comique mais la description du campus dans Carrie au bal du diable évoque souvent le chef-d’œuvre de Jerry Lewis, Docteur Jerry et Mister Love. Le film propose un curieux mélange de puritanisme anglo-saxon (chez De Palma le sexe est toujours abordé sous l’angle de ses perversions, principalement le voyeurisme) et de provocation typiquement latine (les scènes blasphématrices qui proviennent directement des outrances du cinéma d’horreur italien.) Dans Carrie au bal du diable l’argument fantastique n’est qu’un prétexte pour déclencher des scènes de violence paroxystiques, baroques, insensées. Le cinéma du jeune De Palma se caractérise par son goût des émotions sublimes. Juste avant que le fantastique ne connaisse un irréversible déclin vers la parodie, le second degré et le « torture porn », à l’orée d’une collaboration qui se terminera trente-six ans plus tard par un squelette de film (Passion), De Palma et Donaggio orchestrent in extremis les noces grandioses de l’horreur et du mélodrame, des larmes et du sang. L'ŒIL DU DÉMON, par Théo Charrière

Carrie au bal du Diable

C’est une scène très célèbre des Oiseaux : sur le parking d’une station-essence, un homme explose et se consume avec sa voiture, alors que Melanie (Tippi Hedren), rivée avec d’autres clients de passage à la fenêtre de la station, avait d’abord tenté de le prévenir de ne pas allumer sa cigarette. Or le seul montage de la séquence vient suggérer autre chose que la seule réaction apeurée de Melanie, des personnages qui l’entourent et possiblement du spectateur : en choisissant de l’inscrire par quatre fois dans la précédence de l’explosion, Hitchcock envisage le fait que son regard, soudainement doté d’une puissance infinie, puisse s’apparenter à la cause efficiente de l’explosion. Au-delà même de la sidération due à l’ironie tragique (parce que, de fait, elle connaît l’issue de l’événement avant l’homme qui allume sa cigarette), le regard de Melanie se trouve possédé, pour un instant du moins, par une causalité proprement démoniaque. Ce regard constitue la matrice de Carrie, regard autour duquel tout le film viendra progressivement s’enrouler en faisant de cette suspicion de causalité son sujet même.

D’Hitchcock, De Palma aura en effet retenu l’idée qu’un regard toujours vampirise ou pétrifie son objet, ce qu’avaient bien déjà compris les oiseaux, plus tôt dans le film, en s’attaquant mécaniquement à des yeux et en se saisissant dès lors de leur puissance. La trajectoire de Carrie, qui de jeune fille éduquée religieusement et marginalisée par ses camarades deviendra une incarnation du démon, n’est rien d’autre que l’objectivation de cette idée toute simple, autrefois dissimulée dans les replis du récit mais désormais confrontée à ses effets directs sur le réel. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la plupart des actes de regard de Carrie orchestrent un mouvement d’enfermement Ŕ la fameuse scène du bal raconte surtout une prise de contrôle progressive de l’espace par une logique de confinement Ŕ, ou que les quatre notes de Psychose résonnent au moment seulement où elle abaisse des stores ou referme des portes, déplaçant l’événement du surgissement de l’extérieur à un repli vers l’intérieur. C’est que son pouvoir est toujours, et de façon chaque fois recommencée, le redoublement de ce qu’était un regard avant même qu’il ne puisse agir, déplacer des objets et en faire voler d’autres : et il n’était, là encore, qu’une façon de circonscrire ce à quoi il s’adressait.

La mise au jour de cette logique toute hitchcockienne s’accompagne, comme toujours chez De Palma, d’une tentative de désacralisation des images par la monstration parfois violente de ce qui les sous-tend. L’image se trouve ainsi inéluctablement exhibée dans tout son mensonge, à partir sans doute du mensonge de Melanie, dont l’emprise démoniaque se dissimulait peut-être sous les traits d’une terreur socialement recevable, et du mensonge d’Hitchcock, qui refusait de figurer nettement l’emprise du démon sur sa propre écriture. Mais c’est même toute l’évolution de Carrie qui est un mensonge, lui ayant laissé croire, l’espace de quelques heures, qu’elle appartenait à la communauté des élus, la liant par le montage à l’unité formée par ses camarades pendant les préparatifs du bal, ou la faisant bénéficier d’un estompement de la distance dans les split-screens cachés des séquences de classe. Lorsqu’elle se fera asperger de sang de cochon, le premier impératif qui se présentera à elle sera dès lors de rétablir la vérité des images, permettant à De Palma de justifier de manière éclatante l’usage immodéré du split-screen : si l’écran est scindé, c’est parce que la réalité l’est aussi, et que le film s’était honteusement employé à corriger cette scission en accordant du crédit aux petits mensonges de ses personnages.

Une fois la séparation rejouée, la tâche de Carrie, qui achèvera la logique de désacralisation dans un bain de sang et un océan de flammes, sera de retourner les images contre elles-mêmes. Dès le début du film, un fondu enchaîné nous avait montré les yeux flamboyants d’une petite figurine du Christ s’imprimer sur la façade de la maison de Carrie et de sa mère, manière de dire au moins deux choses : d’abord, que les images se sont emparées de la maison, jusqu’à redoubler en permanence ce qui s’y passe (que l’on pense, par exemple, à la représentation de la Cène surplombant la salle à manger) ; ensuite, le destin de ladite maison est intrinsèquement lié à celui du Christ. Pour Carrie, retourner cette double logique revient à reprendre les éléments distinctifs de ces images en les déplaçant vers ce contre quoi elles se tenaient originairement, soit : le diable et le sang versé par et dans le péché.

Mais, plus encore, elle opère exactement de la même façon qu’avec ses camarades, en appuyant dans son acte final de destruction que dans ces images était toujours déjà contenue la tentation du démoniaque. L’œil flamboyant du Christ, autrement dit, s’offrait déjà comme œil de feu, portant en puissance le déploiement des flammes de l’enfer, tout comme la mère, dans toute sa vertu affichée et martelée, recouvrait le plaisir qu’avait suscité en elle la perte de sa virginité. Une fois cette ré-appropriation et cette exhibition achevées, la jeune fille n’a plus qu’à embrasser le destin scellé par le fondu enchaîné, en laissant à sa mère le soin de rejouer le Christ sur la croix, et à la maison le droit de s’effondrer sur elle-même et de se muer en sépulture proprement religieuse, mais évidemment diabolique (Carrie White burns in hell, y sera-t-il inscrit). Dès lors pourra s’instaurer une nouvelle religion-religare, bref une nouvelle forme de lien, lorsque Carrie agrippera le bras d’une de ses camarades, venue en rêve se recueillir sur sa tombe de cendres. L’œil du démon Ŕ celui de Carrie comme celui du Christ Ŕ aura alors trouvé, enfin et à nouveau, parce que c’est là le drame des images, de quoi se réaliser.

CARRIE de Brian De Palma par Jordan White

Après avoir réalisé Sisters (1973) et Phantom of the Paradise (1974), Brian de Palma entame deux ans plus tard l’adaptation du premier roman éponyme de Stephen King, dont la plupart des livres ont été portés à l’écran. Présenté au Festival d’Avoriaz en 1977, le long métrage y gagnera le Grand Prix. Publié en 1974 sous son vrai nom - Stephen King a écrit des livres sous le pseudonyme de Richard Bachman dont Rage - le livre est à l’origine un roman qui rapporte des faits sous la forme de témoignages, comprenant des articles et de courts textes. Le travail de Lawrence D. Cohen va consister à transposer ce matériau de base en script tout en ne trahissant pas l’esprit de l’écrivain. Carrie le film raconte bien sûr la même chose mais, transposé à l’écran, il prend une dimension particulière, soulignée par le visage juvénile de Sissy Spacek pourtant âgée de vingt-cinq ans à l’époque du tournage et mariée au directeur artistique .

Comme à son habitude, De Palma ouvre son film sur un plan-séquence. A partir du début des années 70, ce sera même une de ses marques de fabrique. Le plan séquence a l’avantage d’introduire les enjeux dramatiques, de présenter les protagonistes et de suivre en temps réel, sans coupures, l’évolution de ces mêmes protagonistes au sein d’une même scène. Ici c’est la partie de volley-ball qui se charge de nous présenter de façon sommaire les acteurs de l’histoire. Carrie tout en haut à gauche de l’écran nous est présentée comme un personnage isolé, dont l’immobilité trahit la maladresse. En l’espace d’une minute, le réalisateur parvient à ancrer cette adolescente dans une réalité tangible, dans laquelle elle se débat au milieu des railleries. Enchaînant sur un second plan-séquence que beaucoup considèrent encore comme le plan d’ouverture - puisqu’un plan indiquant le générique - le film montre l’envers du décor : les personnages féminins dans les vestiaires, nus ou sur le point de s’habiller après la douche, dans des vapeurs d’eau cachant certaines anatomies, tandis que le corps est montré sans cache, les seins comme le reste de l’anatomie apparaissant au premier comme au second plan.

Au fond des douches, que la caméra filme lors d’un long travelling sans cut, reste Carrie qui n’a pas encore fini de prendre la sienne. Tout comme le premier plan du film, elle est nouveau à l’écart, seule. Dans cette scène filmée de manière très sensuelle à l’aide du ralenti, se joue l’un des éléments clés de l’intrigue : les premières règles de l’héroïne. Carrie découvre par le sang qui s’écoule le long de ses jambes qu’elle est devenue une femme. Mais personne ne lui a rien dit. Au contraire d’une aide qu’elle espère trouver chez ses camarades de classe, elle ne trouve que le sarcasme, la moquerie dans tout ce qu’elle peut avoir de blessante. Dès lors, c’est en position quasi-fœtale qu’elle est recueillie par la professeur de sport. C’est dans ses bras seuls qu’elle découvre l’origine de ce sang perdu dont elle a si peur, et qui pourtant fait d’elle une femme. Cette séquence est aussi l’occasion de découvrir une part importante de la réussite majeure de ce film : la musique de Pino Donaggio, qui fait la part belle aux violons et au piano dans des compositions très amples et chaleureuses, dont les similitudes avec les meilleures BO de Bernard Herrmann sont flagrantes - le compositeur était d’ailleurs pressenti mais il mourut avant de faire une collaboration lorsque le tournage débuta.

Carrie évolue dans un monde en vase clos, fermé sur lui-même, passéiste. Elle vit avec une mère aveuglée jusqu’à l’obscurantisme par sa foi et ses convictions personnelles qu’elle assène avec un aplomb et une détermination proprement terrifiante. Prêchant - avec sa propre interprétation - la Parole du Christ autour d‘elle, et à qui veut bien l‘entendre, elle est aussi dans un rapport conflictuel quotidien avec les gens qu’elle rencontre. Ce n’est pas par exemple la mère de Sue qui semble passionnée outre mesure par la religion et le vœu de piété, pas plus qu’elle ne semble rassembler les fidèles à son prêche, malgré une obstination prosélyte. Bref, une mère autoritaire et bigote, inquiétante par-dessus tout. Les relations avec Carrie sont bien entendu désastreuses, l’une et l’autre faisant de leur vie une suite de rapports à la limite de la haine pendant lesquels la mère condamne sa propre fille à rester dans l’ignorance la plus totale face à des problèmes qui convoquent chez elle le tabou et le non-dit, et auxquels elle répond par la Bible et les écrits sacrés en renvoyant sa fille dans un placard pour se repentir - une vue en contre-plongée qui indique aussi l‘influence de De Palma qui va puiser dans le cinéma français de la Nouvelle Vague, la séquence faisant référence à Truffaut et aux 400 coups(1959).

Lors des scènes d’explications et d’affrontements, De Palma choisit la frontalité en utilisant toute la profondeur de champ, poursuivant le travail d’Orson Welles dans Citizen Kane, avec le premier et l’arrière-plan toujours lisibles, tandis que les travellings latéraux suivent les mouvements des personnages, comme celui où Margaret White traîne sa fille sur le sol avant de l’enfermer dans le placard où trône un San Sebastian recueillant ses prières. Cette dialectique terrifiante de la culpabilité et du péché empêche Carrie d’être comme les autres filles de son âge. Etre une femme n’est pas une conséquence logique, un développement normal de sa vie d’adulte, puisque sa mère lui rappelle sans cesse qu’elle est dans le mauvais chemin et que le premier péché fut celui de la chair. Eve, au cœur des disputes, est la pécheresse à laquelle Carrie ne doit pas ressembler. Sa mère vit toujours dans la réminiscence du péché originel, celui qui permit d’enfanter le Monde. Le sang de ses premières règles répond à son supposé blasphème. Les scènes d’intérieur et de discussions sont à ce titre éclairées à la bougie, et les décors montrent des croix et autres reliques comme pour rendre plus intense cette impression de cérémonial religieux. Les cadrages sont millimétrés, la direction d’acteurs parfaite, Piper Laurie devenant de plus en plus effrayante à chacune de ses apparitions.

A l’extérieur, en dehors de ce cadre familial étouffant, Brian de Palma choisit une gamme de couleurs tout à fait différentes pour décrire la vie au lycée. Le bleu, le rouge, le vert et le jaune saturent l’écran lors de la première partie du film. Lors de la scène du "poème" de Tommy Ross, Carrie est au fond de la classe, le cadrage isolant à un endroit très précis la jeune fille. Il souligne que la ligne de fuite au niveau de l’épaule de Tommy Ross les met à un niveau parallèle visuel et narratif, le visage de Carrie étant aussi net que celui de Tommy. Ce n’est pas la seule technique utilisée puisque, outre le travelling, la plongée et la contre-plongée sont aussi utilisées pour souligner une émotion, comme lorsque Carrie, exaspérée, renverse le cendrier dans le bureau du principal. On retrouve aussi ce type de cadrage durant la scène où la prof de sport est au premier plan tandis que ses élèves à l’arrière-plan font leurs exercices, de même que dans la scène où sa mère tricote à la machine tandis qu‘elle est sur le point d‘aller se coucher.

Carrie est un film éminemment pictural, qui a le souci constant d’illustrer le texte par l’image : ainsi les scènes filmées en extérieur sont adoucies, donnant un cachet très "hamiltonien", que ce soit pour la scène du vélo avec la chute du gamin ou celles précédant le retour de Mme White chez elle après sa visite chez Mme Snell. Le zoom est peu utilisé mais il traduit souvent l’inquiétude (Carrie observant par la fenêtre sa mère arriver). Au contraire du baroque et de l’excentricité qui firent tout l’intérêt de Phantom of the Paradise, l’univers de Carrie est très sobre, se déroulant dans une ville de classe moyenne américaine, très calme. Seul l’intérieur de la maison de Carrie tranche avec cet univers, c’est dans celui-ci aussi qu’explose pour la première fois le fantastique lié à son existence. Le pouvoir de télékinésie offre surtout des scènes spectaculaires par leur violence psychologique. Une fois de plus, cette manifestation inattendue de don est prise pour un signe de possession démoniaque, une œuvre du Diable, sa mère s‘en remettant à ses seules croyances et donc à sa seule interprétation. C’est ce qui rend ce personnage de "vilain petit canard" très troublant, dans la mesure où il suscite la fascination du spectateur par son étrangeté mais aussi l’interrogation chez les personnes la côtoyant dans la narration. Le rapport de forces est constant, bien que la mère prenne toujours le dessus au début du film. Le premier enjeu du scénario était de nous faire comprendre la prise de conscience par Carrie de son statut de femme, le second - qui arrive plus tard - demeure celui de participer au bal de promotion, fin logique des années lycée, qui doit être la plus belle soirée de l‘année.

Les séquences de dialogues durant tout le long métrage sont subtiles car elles introduisent toutes les discordes, les malentendus ou les quiproquos qui peuvent surgir des relations entre les élèves et les profs. L’exemple de Miss Collins interrogeant Sue et Tommy est à ce titre significative. Dans cette séquence c’est sur le « qu’en dira-t-on » que se base la dramaturgie du dialogue. Carrie, fille au demeurant timide et très en retrait, apparaissant au bras du plus beau garçon de sa classe paraît être une idée surréaliste et l'on sait que sa présence suscitera des commentaires. Dans cette optique, Miss Collins veut aussi la protéger des quolibets et lui éviter les vexations douloureuses. Les acteurs sont tous très bons dans cette scène cruciale qui succède à une autre scène de dialogue beaucoup plus courte, durant laquelle Tommy invite de façon très rapide Carrie à lui parler avant que celle-ci, croyant à une énième moquerie, ne s’enfuit dans les couloirs. La caméra qui la suit courir évoque bien plus que tous les mots du monde.

L’invitation au bal de l’année donne lieu à tous types de suspicions. De même que les élèves de sa classe, punies pour les brimades dans la scène des vestiaires, sont loin de cette agitation alors qu‘elles en sont à l‘origine, et qu’un de ces personnages va devenir une clé importante de l’intrigue. Les ramifications scénaristiques utilisées dans la première partie finissent par se resserrer dans une seconde partie construite sur un gigantesque exercice de manipulation et donc de mise en scène. Nancy Allen dans le rôle de Chris met tout en œuvre pour monter une très mauvaise blague qui ira vers un crescendo haletant. L’occasion pour nous de découvrir un John Travolta tout jeune, pas encore à l’affiche de Saturday Night Fever (1977), et qui tournera par la suite le brillant Blow Out (1980) toujours avec De Palma. Tout comme Alfred Hitchcock, le réalisateur met en place un suspense basé sur un MacGuffin, un élément du scénario qui fait en sorte que le spectateur en sache davantage que les personnages. Exemple plus frappant encore que ce genre de procédé, l’utilisation du nom de Bates High School, lycée dans lequel se trouve Carrie et qui n’est ni plus ni moins que le nom du personnage principal de Psychose (1960). Le Psychose, dont il reprend aussi le son strident du couteau au moment où Carrie fait voler en éclats les objets ou ferme des fenêtres par sa seule volonté.

Les vingt dernières minutes de Carrie constituent ainsi un point de non-retour, le scénario tendant vers une apogée dont nous ne connaissons pas les conséquences. Les rapports de forces ont été inversés avec sa mère, puisque dans un premier temps ne pouvant pas s’opposer à ses avis, elle était contrainte de se taire et d’obéir ; elle a désormais pris le dessus et choisit d’aller au bal, contre son avis. La scène clé du film est sans doute celle dite de la "Cène", car reprenant le célèbre tableau du dernier repas du Christ avec ses apôtres avant d’être trahi par Judas. Se heurtant à sa mère, elle invoque son droit à la « normalité » avant de lui expliquer qu’elle ira à la soirée avec ou sans son accord. C’est le premier rapport de forces inversé dans le film, montrant une Carrie plus déterminée que jamais, mais ne sachant pas qu’un obstacle est tendu sur sa route, et allant droit au but que Chris s‘est fixé.

Le second rapport de forces inversé arrive au moment de l’arrivée de Carrie dans sa robe rose, que sa mère voit, dans un moment quasi prémonitoire, en rouge. Autrefois la risée de tout le lycée et personnage ingrat, la voilà Reine de beauté. Mais comme dans la plupart des films de Brian De Palma, l’image a un double sens, une double signification, et les apparences sont trompeuses. Elles cachent une toute autre vérité. Les sourires, ici, dissimulent la mauvaiseté, la robe rose immaculée ne peut le rester plus longtemps, le regard des autres est une façade. Comme dans Blow Out où l’indice est sonore, comme dans Snake Eyes (1998) où le témoin d’un meurtre devient un élément gênant, c’est ici le seau et le personnage de Sue qui vont révéler la supercherie. Le fait que Carrie et Tommy soient les vainqueurs du bal de promo n’est pas une surprise, puisque tout a été fait pour que ce soit le cas. En tant que spectateur nous le savons, au contraire des deux protagonistes qui, eux, avancent droit vers la catastrophe, d’où l’intérêt suscité par le dispositif scénaristique autour du seau de sang. La séquence de la remise de la couronne donne lieu à un morceau de bravoure assez unique dans la carrière du réalisateur, puisque composé d’un long plan- séquence qui suit Norma prendre les bulletins de vote et la caméra de la suivre jusqu‘à atteindre le haut de la pièce et ensuite zoomer sur le couple vainqueur.

L’aspect le plus stupéfiant de la mise en scène du bal est de réussir à présenter celui-ci comme un événement magique qui vire soudain à l’horreur la plus totale. A nouveau, l’utilisation du ralenti est remarquable et pertinente parce qu’elle suspend le temps, ou plutôt prend le temps de poser les choses. Une sorte de parenthèse dans laquelle Carrie est au milieu d’une effervescence, remplie d’une joie que De Palma parvient à filmer, la beauté resplendissante de son visage ne pouvant trahir son bonheur dans une très belle séquence de danse. Le travelling circulaire qui avance dans le sens inverse des aiguilles d‘une montre donne une impression de vertige amoureux dans lequel elle se perd sans réfléchir. Mais la mécanique implacable du film culmine dans un moment de cinéma sidérant, avec la prise de conscience de Sue qui découvre le stratagème.

Le montage est une leçon de découpage, alternant les plans d’ensemble sur le public et en particulier la réaction de Miss Collins d‘abord tout aussi heureuse puis suspicieuse, les plans rapprochés sur le visage de Sue, les gros plans sur les yeux et la bouche de Chris, sur sa main tenant la corde, alternant les points de vue, faisant pivoter l’axe de la caméra pour des raisons de fluidité, faisant de légers panoramiques à droite et à gauche en suivant Sue changer de place, s’attardant sur un détail en particulier, utilisant le gros plan à des fins dramatiques, soulignant l’éclatement des barrières entre Carrie et la foule par le champ / contre champ, puis s’investissant dans l’imminence du moment tant redouté grâce à la résonance de la bande-son qui change de ton d’une minute à l’autre, puis d’une seconde à l’autre, avec un rythme trépidant, de plus en plus soutenu, laissant les violons se déchaîner, jusqu’à la chute du seau sur Carrie dans un dernier sourire figé à jamais sur pellicule. Le long silence qui suit terrorise littéralement parce qu’il sous-entend que tout cela était joué d’avance, le rire de Norma présente au premier rang, puis ceux des autres spectateurs finissent par devenir insupportables. Chaque personnage a un point de vue différent selon l’endroit où il est placé, que ce soit sur la scène, dans le public, sous l’estrade ou sur les côtés, mais ceux-ci convergent vers un seul endroit, central, déterminant : celui du couple formé par Carrie et Tommy et qui en l’espace d’un instant est anéanti.

Le split-screen découpe ensuite l’écran après avoir laissé le personnage de Carrie au milieu sur la scène, impassible, les poings serrés, à côté duquel gît le corps sans vie de Tommy Ross après la chute du seau sur son crâne. Sa colère noire, indicible, en dit long sur ce retournement de situation catastrophique qui la voyait cinq minutes auparavant couronnée contre toute attente et désormais trempée de la tête au pied par du sang de porc. Dans pareille situation, dans ce mouvement vers l’inéluctable, dans le regard même de Carrie, tétanisant de puissance, il n’y a plus de frontière entre le bien et le mal, entre les garçons et les filles, entre la croyance et l’agnosticisme, entre le réel et l’imaginaire. Les frontières éclatent en un fracas visuel et sonore empruntant à des dispositifs techniques savamment utilisés, comme le partage de l’écran, le kaléidoscope avec les images bougeant, s’inversant, se télescopant au sein d‘un même cadre, tout comme les personnes présentes dans la salle qui ne savent plus où aller, prises au piège. Miss Collins, pourtant innocente du début à la fin, encourageant Carrie à s’ouvrir au dialogue - merveilleuse scène du banc suivie de la petite leçon de maquillage devant la glace - ne pourra rien faire.

L’incendie est la réponse cinglante à l’humiliation qu’elle vient de subir. Sissy Spacek, impeccable depuis le début du film, dévoile un jeu d’actrice prodigieux. Le massacre est un grand morceau de bravoure, tout à fait à part dans la filmographie de De Palma. Un climax qui en annonce trois autres. Le premier avec la mise à mort de Chris et de son copain dans la voiture qu’elle renverse avant de la faire exploser, et le second tout aussi anthologique avec la tentative de meurtre de sa mère lorsqu‘elle rentre chez elle, portant encore cette robe tachée, avant qu’elle ne parvienne dans un geste de survie ultime à la crucifier à l’aide de couteaux, métaphore ô combien impressionnante de sa douleur, renvoyant à l‘image de San Sebastian dans le placard. Mais le film ne serait pas aujourd’hui encore aussi célèbre sans cette fin, cet avant-dernier plan, montrant le bras surgir de sous terre pour saisir Sue dans un dernier cri retentissant. Aujourd’hui, il possède toujours la même force et la même délicatesse dans le portrait d’adolescents qu’il dresse. Carrie est une œuvre charnière pour De palma, qui venait de finir Obsession (1976) et qui devint dès lors un cinéaste incontournable. Une œuvre magnifique et subtile, qui continue de grandir à chaque vision.

(1) Carrie a connu deux versions : une destinée aux salles de cinéma et non censurée, une autre qui était destinée à la programmation télévisuelle. Dans celle-ci, on peut voir dans la séquence des douches l’actrice Nancy Allen porter des sous- vêtements, ses seins apparaissent pourtant clairement dans la version cinéma du film. Cependant, la version censurée a été projetée en France lors de la rétrospective Brian De Palma à Beaubourg en 2002. Plus tard, en 1999, une suite sera donnée à ce film, Carrie 2 - La haine, où l’on retrouve à nouveau Amy Irving.

par Jérémie Marchetti #423. CARRIE AU BAL DU DIABLE. Brian de Palma, 1976

ILS SE MOQUERONT TOUS DE TOI! Carrie, ce fut d’abord un fantasme. *instant perso ON* Un fantasme de film plus précisément. Il y avait deux affiches déjà, pas spécialement belles mais marquantes (un très fameux avant/après et le visage de Sissy Spacek surgissant d’une maison en flamme). Et puis, le souvenir d’un souvenir. Celui de ma mère qui l’avait découvert au Festival d’Avoriaz où, selon ses propres dires, Les révoltés de l’an 2000 avait fait vomir son voisin de siège. Évidemment pour elle, non habituée, Carrie c’était terrible, terrifiant, révoltant, et la toute dernière séquence avait carrément fait lever toute la salle de terreur. *instant perso OFF*

Cette fameuse fausse fin où De Palma y inventait quasiment le jumpscare, avec un motif qui sera escamoté dans 1 millions de série b au bas mot. Mais le fantasme s’est estompé: Carrie ne fait pas peur, ne fait plus sursauter. En fait, le film est au delà de ça, il est même mieux: Carrie est réellement bouleversant et, par dessus-tout, inébranlable. Bien plus que le livre de Stephen King dont il est adapté Ŕ un premier roman qui d’ailleurs avait failli finir dans une poubelle. Une œuvre assez curieuse, presque expérimentale, très différente du traitement de Lawrence D.Cohen et de Brian De Palma qui ont recollé le puzzle du livre épistolaire. De Palma a redonné un souffle cruel et romanesque à une histoire de vengeance très originale mais un brin inégale.

Dès la première séquence, dans une alcôve de vapeur, le grand maître voyeur réalise le fantasme de milliers de lycéens libidineux qui rêvaient de se glisser dans les vestiaires des filles. Mais ce qui l’intéresse, c’est Carrie, cette rousse un peu palote, au charme étrange, qui découvre et redécouvre son corps sous ses propres mains, puis dans un filet de sang. Ce filet rouge qui va tout déclencher. Non, Carrie ne fait pas peur car on a trop d’amour pour cette créature qui a grandi au mauvais endroit avec les mauvaises personnes: ce qui fait le plus mal, ce sont les coups et les mots des autres. Ce qui terrifie, c’est le visage du fanatisme religieux renfermé, déglingué, celui de Pipe Laurie, inoubliable en folle du village prête à tuer sa propre enfant pour la purifier.

On peut toujours taper sur le look daté du film, sur l’économie évidente de De Palma (le dernier tiers hélas raboté), sur certains effets dépassés. Mais ce qu’il en reste s’avère toujours aussi intensément beau, d’une tristesse abyssale. Pari pas si évident de marier à la fois un grand film fantastique explorant le féminin et un vrai teen movie cruel, qui pointe du doigt le bullying, les maltraitances familiales ou l’intolérance. Entre crise d’angoisse à la Bernard Herrmann et adagios romantiques, le score de Pino Donaggio maintient le cordon ombilical avec Hitchcock et les liens de sang avec Dario Argento. Au cœur de sa grande période, il y a toujours ce désir du final épidermique chez De Palma, ce besoin de maniérisme sauvage, de folie baroque: une corde qu’on ne finit pas de tirer, des gestes étirés à l’infini, une cascade rouge gluante, un petit bruit métallique qui déchire un silence de mort, et ces grands yeux bleus sur ce corps rouge, détruisant du regard les mécréants et quelques innocents. Carrie est allée au paradis pour faire surgir l’enfer.

Et puis, il y a la plus belle mort du cinéma, la sainte-mère crucifiée à jamais dans un jet de lames phalliques, qui rend son dernier souffle dans un râle proche de l’orgasme, s’immortalisant en icône religieuse à la lueur des flammes. Les suites et les remakes qui se bousculeront dans les décennies suivantes n’arriveront pas à un centimètre du modèle, entre une suite médiocre et deux adaptations oscillant entre la reconquête loupée (la version de 2014, qu’on a déjà tous oublié) ou l’escapade télé nullissime (l’adaptation de 2003, avec pourtant Angela Bettis, héroïne chérie du May de Lucky Mc Kee qui peut se revendiquer comme le seul digne successeur du film de De Palma). On vous le dit: Carrie est toujours là, fille d’hier et d’aujourd’hui, teen martyr suprême. Faites-vous plaisir: revoyez le. Carrie au bal du diable :

L’enfer, c’est les autres 31 octobre 2017 Julien Savès

1977, année bénie pour le cinéma, avec les sorties consécutives d’Annie Hall, , Star Wars IV, ou Rencontres du 3ème Type. Année charnière tout du moins, l’apparition de cette « Guerre des étoiles » bouleversant à jamais la conception même du cinéma spectacle à l’américaine. Une autre œuvre, véritable « étude en rouge » du puritanisme malveillant, va marquer durablement les esprits avec ses fulgurances sanglantes horrifiques : Carrie au bal du diable de Brian De Palma. Carrie White (Sissy Spacek) est une adolescente quelconque, mal dans sa peau, risée de ses petits camarades (dont John Travolta et Nancy Allen) et souffre-douleur d’une mère illuminée et castratrice (Piper Laurie). Dès qu’elle est submergée par ses émotions, elle est victime de dérèglements corporels et développe de dangereux pouvoirs télékinétiques. L’une de ses camarades, Susan Snell (Amy Irving), embarrassée par les humiliations incessantes, propose à son petit ami d’inviter Carrie au bal de fin d’année. Sur un nuage, complètement libérée, Carrie ne se doute pas que d’autres élèves nourrissent un plan particulièrement vicieux pour l’humilier de nouveau. Ce sera l’affront de trop et Carrie, transformée en furie sanguinaire, assouvira sa vengeance sur l’école et sur sa mère. Premier roman de Stephen King, Carrie est publié en 1974 et contient déjà toutes les obsessions et grands thèmes propres au pape de l’horreur : une enfance martyrisée, un questionnement incessant de la morale et des systèmes, un élément fantastique qui intervient dans un champ naturaliste et alimente une violence crue et exacerbée. Brian De Palma est, quant à lui, un jeune réalisateur certes, mais déjà plutôt expérimenté (Sœurs de sang, Phantom of the Paradise). Il s’intéresse notamment aux histoires relevant de la parapsychologie. D’ailleurs, il réalisera ensuite un film sur la télépathie (Furie). Carrie au bal du diable est donc cette œuvre clé qui cristallise les préoccupations personnelles de deux grands artistes en devenir : l’horreur cachée derrière le réel chez King et la volonté d’abstraction et de poésie visuelle propre à De Palma. Avec ce film conçu sur le modèle du teen movie américain, avec la figure de l’héroïne timide, canard boiteux appelé à s’épanouir et à traverser les obstacles pour s’accomplir, De Palma opte pour un portrait tout sauf idyllique. Le conte de fées s’effondre vite, il n’y a pas de beau papillon qui s’extrait gracieusement de son cocon de puberté, mais plutôt une mante religieuse avide de châtiment et de sang. Poussée à bout par le puritanisme maternel et les offenses incessantes de ses camarades, Carrie n’a plus le contrôle, elle cède aux sentiments sombres et aux pensées morbides. Le portrait de cette jeune fille, accablée par un entourage vil et veule, vire à la tragédie ordinaire. Le spectateur nourrit une empathie et un lien émotionnel très forts à son égard et se fait presque complice de sa vengeance aveugle. L’horreur déchaînée du film fonctionne à la fois comme une catharsis et un révélateur de la bêtise humaine derrière les petites vexations de la vie. Carrie au bal du diable, c’est aussi l’art de l’image imprimée au fer rouge sur la rétine, le don spécial de De Palma pour retranscrire les émotions contradictoires de son héroïne. Une imagerie parfois naïve, sentimentale, accompagnée de la musique ouatée de Pino Donaggio, puis traversée soudainement par une violence très graphique et choquante. À l’instar des sentiments de Carrie, l’esthétique est exaltée, tranchante, obéissant à des pulsions et utilisant moults effets visuels (ralentis et split-screens notamment). Deux scènes-clés alimentent cette fragmentation formelle, la scène de douche collective dans les vestiaires sportifs au tout début du film et la fameuse scène de bal de promo, climax impressionnant et fascinant. Dans la scène de douche, nouvelle variation hitchcockienne pour De Palma, Carrie a ses règles pour la première fois. Devant sa peur et son incompréhension, les autres filles réagissent avec moquerie et la lapident à coups de tampons et serviettes. Une entrée en matière glaçante. Pour la scène de bal, l’humiliation se fait plus vicieuse : les votes du concours pour élire la reine du bal ont été truqués, Carrie l’emporte et s’avance sur la scène. Un baquet rempli de sang de porc l’attend, caché au-dessus d’elle. Il se déverse entièrement, la repeignant complètement en rouge et déclenchant sa folie meurtrière. Œuvre très prisée par la jeunesse américaine, Carrie au bal du diable a explosé les carcans horrifiques d’alors en tordant et inversant les enjeux et points de vue propres aux teens movies. En place et lieu du héros ou héroïne qui arrive à surmonter les obstacles et à évoluer vers une acceptation du monde qui l’entoure, il est ici question d’un personnage humilié une fois de trop, qui se rebelle et s’abandonne à la mort pour elle et pour les autres. Une vision des plus sombres, tragique, « l’origin story d’un super vilain » que l’on avait commencé à aimer et qui se perd, à cause des autres.

Ressortie/ Carrie au bal du diable de Brian De Palma : critique Publié par Thierry Carteret le 30 octobre 2017

♥♥♥♥♥ Les amateurs de Stephen King, qui a fêté ses 70 ans en septembre dernier, pourront revoir en salles et version restaurée dès le 1er novembre – soit le lendemain de la fête de Halloween – Carrie au bal du diable, l’une des meilleures adaptations du romancier, portée à l’écran par Brian De Palma en 1977. Une initiative que l’on doit au distributeur Splendor Films. Quand le réalisateur de Scarface et Phantom of the Paradise découvre le premier roman Carrie (1974) de Stephen King, il voit immédiatement le potentiel artistique et commercial qu’il peut en tirer, tout en y injectant des obsessions toutes personnelles, comme le thème de l’être différent et monstrueux (Phantom of the Paradise) ou le complot et la machination (Snake Eyes, Blow out). Jusque-là, Brian De Palma avait signé les scénarios de ses films, Carrie est donc sa toute première adaptation, dotée d’un budget de 1 800 000 dollars. Avec cette histoire, centrée sur une adolescente mal dans sa peau et souffre-douleur de sa classe qui va se venger de ses camarades de lycée grâce à ses dons de télékinésie, Brian De Palma livre une adaptation relativement fidèle du roman. Carrie au bal du diable est une véritable symphonie de l’horreur où la couleur rouge du sang joue un rôle de catalyseur de l’intrigue. Ainsi, ce sang est celui des premières règles que découvre avec affolement et incompréhension la jeune fille pubère, puis le sang de cochon, renversé sur l’infortunée « cendrillon », transformée en une statue démoniaque et vengeresse lors de la mémorable séquence finale du bal. Un morceau de bravoure que De Palma a mis deux semaines à tourner et dont le montage réunit les différentes techniques du cinéaste (split-screen, ralenti, courte focale).

Le cinéaste poursuit également la dimension pamphlétaire présente dans Phantom of the Paradise, exposant l’idée que tout ce qui ne rentre pas dans le moule est sanctionné par l’institution. Ainsi, le personnage de Carrie White, en tout point singulière et différente de ses autres camarades jusque dans ses tenues vestimentaires et son apparence, peut être vue comme une sorte de double d’un artiste indépendant en proie au conformisme de la machine hollywoodienne. S’affranchissant des clichés classiques de mise en scène, Brian De Palma propose des séquences parmi les plus marquantes de l’histoire du cinéma, à l’image du plan final onirique, à l’effet de surprise proche de celui de Vendredi 13 (1980). Le bras ensanglanté de la jeune morte-vivante jaillit de la tombe pour attraper celui de Susan (Amy Irving), sa « tortionnaire » traumatisée, alors qu’elle arpente les ruines calcinée de la maison avec une inscription « Carrie White brûle en enfer » (« Carrie White burns in hell »).

L’actrice Army irving retrouvera le réalisateur sur son film suivant Furie. À sa sortie, Carrie au bal du diable devient un succès public et critique phénoménal, agrandissant la popularité alors naissante de Stephen King. L’écrivain se montrera d’ailleurs très satisfait de l’adaptation, malgré certaines modifications notoires, comme la structure du récit et la mort de Carrie. Dans le film, elle est brûlée dans la maison après avoir crucifiée sa mère avec des couteaux de cuisine et dans le livre, elle agonise dans la rue des suites de blessures infligées par sa mère. L’inoubliable et magnifique thème musical de Pino Donaggio en forme de clin d’œil à Psychose (Bernard Hermann était prévu au départ avant son décès en décembre 1975) achève de faire de Carrie un summum dans le cinéma d’horreur. Carrie a récolté le Grand Prix d’Avoriaz et le Saturn Award du meilleur film d’horreur en 1977.

Le personnage de Carrie vaut à Sissi Spacek d’être nommé aux Oscars et de recevoir une mention spéciale au Festival d’Avoriaz en 1977. Il en va de même pour Piper Laurie (Twin Peaks), nommée meilleure second rôle féminin aux Golden Globes et aux Oscars, pour son personnage halluciné de mère fanatisée et possessive. C’est aussi l’une des premières apparitions de John Travolta à l’écran, ici dans la peau d’un jeune homme rebelle pas loin des compositions à venir de l’acteur dans les films musicaux La fièvre du samedi soir et Grease. Une suite mauvaise de Carrie fût proposée en 1999, ainsi que deux remakes inutiles, un pour la télévision en 2002 et un pour le cinéma intitulé Carrie, la vengeance en 2012. L’histoire de Carrie a même fait l’objet d’une comédie musicale à Broadway avec un échec retentissant. La ressortie du classique de Brian De Palma s’avère donc une expérience à ne pas manquer.

Mémoires du Cinéma : Carrie de Brian De Palma (1976) Publié par Philippe Descottes le 1 novembre 2017

À l’occasion de la ressortie en version restaurée de Carrie de Brian De Palma, CineChronicle vous propose désormais, dans Mémoires du Cinéma, de revenir sur les origines des films cultes, classiques ou chefs- d’œuvre à travers les notes de production, l’avis de la presse de l’époque, la bibliographie, des versions de scénarios et bien plus encore… En 1975, grâce à un ami, Brian De Palma découvre le premier roman d’un écrivain encore inconnu, Carrie d’un certain Stephen King. Le réalisateur a déjà neuf long métrages à son actif, mais il garde un très mauvais souvenir de (1972), sa seule expérience avec un studio, Warner Bros. À la lecture de ce livre, il se dit que c’est l’opportunité de refaire un film avec une major. Il parvient à convaincre United Artists, détentrice des droits, de lui confier la réalisation. Avec George Lucas, débutant comme lui à la Warner, en phase de préparation de Star Wars (La Guerre des Étoiles), ils organisent des séances de casting en commun. Pour le rôle-tire, Sissy Spacek n’est pas la priorité de Brian De Palma, mais un bout d’essai saura convaincre l’assemblée, le réalisateur comme les producteurs. Au livre, il apporte plusieurs modifications dans cette première adaptation cinématographique de sa carrière, tout en demeurant fidèle à ses références hitchcockiennes. La ressortie de Carrie en version restaurée, distribué par Splendor Films, est l’occasion de se plonger plus avant dans cette oeuvre qui a marqué l’histoire du cinéma fantastique et d’horreur. Brian De Palma découvre Stephen King 1975. Brian De Palma habite à New York, près de la 5e Avenue. Dans le club de gym qu’il fréquente régulièrement, à côté de chez lui, sur la 12e Rue, il croise l’ami d’un ami, David Freeman, l’auteur du livre The Last Days of Alred Hitchcock, et le coscénariste du film qu’Hitchcock préparait peu de temps avant sa mort, The Short Night. Celui-ci lui recommande la lecture d’un roman d’épouvante, premier livre d’un jeune écrivain nommé Stephen King. Brian De Palma se procure donc Carrie dans une grande librairie et le lit sans tarder. Il songe immédiatement à l’adapter pour le cinéma. À cette époque, le réalisateur est loin d’être un débutant. S’il vient de terminer Obsession, qui n’est pas encore sorti, il s’est déjà fait remarquer avec Greetings (1968), Sœurs de sang (1973 ) et Phantom of the Paradise (1974), Grand prix du Festival d’Avoriaz. Pourtant, il reste marqué par l’échec de Get to know your rabbit (1972) et par son licenciement à la Warner, où il a fait la connaissance de George Lucas, Francis Ford Coppola et Martin Scorsese, des débutants comme lui. Il pense que Carrie, sa première adaptation d’une œuvre littéraire, peut lui permettre de se relancer avec un grand studio. Le coup de pouce de Margot Kidder Brian De Palma contacte George Litto, son agent et le producteur d’Obsession, pour savoir si les droits du roman sont libres. Par chance, ils le sont, mais ils semblent intéresser beaucoup de monde. Si la Fox a été parmi les premières à se manifester, le projet serait désormais chez les Artistes Associés. Le réalisateur rencontre l’influent scénariste et producteur Paul Monash. Dans le métier depuis de nombreuses années, il a produit Butch Cassidy et le Kid et il est également l’auteur de la première version du scénario de La Soif du mal d’Orson Welles. Paul Monash a été lié à la Fox, mais il est maintenant sous contrat avec United Artists. Il se charge de produire Carrie à partir d’un scénario écrit par Lawrence D. Cohen. Brian De Palma espère être engagé comme réalisateur, cependant la partie est loin d’être gagnée. Heureusement, Mike Medavoy, l’un des responsables de UA, entend parler de lui en bien par Margot Kidder, dont il a été l’agent. Rappelons que l’actrice fut la petite amie du réalisateur qui l’a dirigée sur Sœurs de sang. Medavoy, qui a vu le film, est convaincu des capacités de De Palma. En dépit du feu vert de la direction des Artistes Associés, un litige sur le montant du budget alloué risque de faire échouer l’accord entre les deux parties. Le studio n’entend pas débourser plus d’1,6 millions de dollars. De Palma, qui en attend 1,8, refuse dans un premier temps, se ravise et cède. Le budget souhaité atteindra finalement les 1,8 millions à l’arrivée. Carrie ou Star Wars ? Quand Brian De Palma démarre son casting, George Lucas cherche ses acteurs pour Star Wars. Les deux hommes se connaissent depuis leur passage à la Warner. Le premier propose au second de faire les séances de casting en commun. Sissy Spacek et John Travolta sont alors pratiquement inconnus. Si les deux réalisateurs voient défiler de nombreux jeunes comédiens, leurs choix sont pourtant différents, à deux exceptions près. En effet, Brian De Palma songe à Amy Irving pour interpréter le personnage de Sue Snell, tandis que George Lucas envisage de lui confier le rôle de la princesse Leila qui reviendra finalement à Carrie Fisher. Quant à William Katt, il a d’abord auditionné pour le rôle de Luke Skywalker avant de décrocher celui de Tommy Ross. Pour Carrie, De Palma a d’autres idées en tête que Sissy Spacek. Il est vrai que la comédienne a 25 ans et la Carrie du roman est une adolescente de 17 ans. Mais elle est l’épouse de Jack Fisk, le directeur artistique, qui faisait déjà partie de l’équipe de Phantom of the Paradise et qui souhaite qu’on lui donne sa chance. Aux réticences du cinéaste s’ajoute l’opposition de Mike Medavoy qui se souvient qu’elle a déjà tourné dans deux de ses films qui n’ont pas été des succès. Spacek a une proposition pour tourner une pub à New York. Contacté, Brian De Palma l’encourage à s’y rendre, mais la comédienne opte finalement pour faire le bout d’essai qui va le convaincre de lui donner le rôle-titre. Ces images auront raison du veto du studio. Pour se glisser dans la peau de Margaret White, sa mère, c’est un responsable d’United Artists qui suggère à De Palma de faire appel à Piper Laurie, sa voisine, même si elle a été oubliée des studios depuis la fin des années 1950 et ce, malgré une nomination à l’Oscar de la meilleure actrice pour L’Arnaqueur (1961) de Robert Rossen, avec Paul Newman. Du roman à la version cinématographique Le roman de Stephen King adoptait le point de vue de Sue Snell, interprétée dans le film par Amy Irving, et l’histoire était racontée en flashbacks. Pour Brian De Palma, que ce soit un scénario ou à un livre, c’est le potentiel visuel de l’histoire qui détermine ses choix. Il opte pour le point de vue de Carrie et supprime les flashbacks. Une scène avait été cependant tournée sur l’origine des pouvoirs télékinésiques de Carrie, lui permettant d’agir sur les objets par la seule force de la pensée, et dans laquelle, enfant, elle provoquait une pluie de pierres, mais elle a été écartée du montage final. Plutôt que de suivre le livre et mettre l’accent sur les éléments surnaturels, le réalisateur a préféré insister sur le côté enfant vengeur, souffre-douleur de ses camarades de classe. Parmi les autres libertés prises, la vengeance de Carrie provoque la destruction du gymnase (et non celle de la ville) et sa mère meurt crucifiée par des couteaux (et non d’une crise cardiaque). Carrie n’est pas sans évoquer la Cendrillon de Charles Perrault, une jeune fille vivant recluse qui rencontre le prince charmant et obtient la permission de minuit pour se rendre au bal. Dans le même registre, même si Brian De Palma a souvent affirmé qu’il n’y a jamais songé, des critiques n’ont pas manqué de faire un lien avec d’autres œuvres littéraires, celles d’Edgar Allan Poe, Le Masque de la mort rouge (la tragédie du bal) et La Chute de la maison Usher (l’effondrement de la maison). Hommage à Alfred Hitchcock et Bernard Hermann Brian De Palma n’a jamais fait mystère de son admiration pour Alfred Hitchcock, dont il découvre Vertigo en 1958 au Radio City Musical de New York, l’automne de sa première année de faculté. Un film qui l’a profondément marqué. Les références au Maître du suspense sont omniprésentes dans son œuvre, tant est si bien que de nombreux critiques vont lui coller sans discernement l’étiquette de « plagiaire ». Mais le cinéaste assume et revendique cette influence. La célèbre scène de la douche dans Psychose est reprise, rejouée, parfois détournée, dans onze de ses films, de Soeurs de sang (1973) à Passion (2012). Obsession, où un homme qui a perdu sa femme croit la retrouver quinze années plus tard, n’est pas sans évoquer Sueurs froides. Body Double peut être vu comme une variation de Fenêtre sur cour. Carrie n’échappe pas non plus à la filiation avec le réalisateur britannique. Après avoir fait appel à Bernard Hermann, dont la carrière a été longtemps associée à celle de Hitchcock, pour la bande originale de Soeurs de sang et d’Obsession, Brian De Palma souhaite lui confier celle de son nouveau film. Cependant, le compositeur meurt la veille de Noël, juste après avoir terminé la partition de Taxi Driver. Pino Donaggio le remplace, mais on entend en guise d’hommage des stridulations de violon, comme dans le thème qui accompagne la scène de la douche de Psychose. Scène que l’on retrouve d’ailleurs au début de Carrie. Enfin, le Bates High School, nom de l’établissement que fréquente Carrie, renvoie à Norman Bates. Encore un clin d’œil à Psychose. « Un petit film de série B » Si le budget initial de Carrie est dépassé, United Artists fait néanmoins une excellente opération financière qui rapportera 33,8 millions de dollars sur le seul territoire américain. En France, il fait près de 1,3 million d’entrées. L’accueil critique est plutôt positif. Deux ans après Phantom of the Paradise, Brian De Palma remporte de nouveau le Grand Prix du Festival international du film fantastique d’Avoriaz en 1977. Sissy Spacek et Piper Laurie sont l’une et l’autre nommées aux Oscars 1977. Malgré le succès du film, De Palma a regretté, même bien après sa sortie aux États-Unis, la manière dont United Artists avait distribué le film. Il a reproché au studio de l’avoir traité comme une petite série B, le genre de film idéal pour Halloween et vite rentabilisé. Pourtant, le genre fantastique et horreur attirait du monde dans les salles, et des films comme L’Exorciste ou La Malédiction, déjà sortis, avaient fait leur preuve, battant des records au box office. Mais ils avaient des stars au générique et étaient tirés de bestsellers. Le roman de King n’a été en tête des ventes qu’à sa sortie en livre de poche, c’est le film qui a grandement contribué à sa notoriété. Comme l’a souligné De Palma, United Artists visait le haut de gamme en 1976, avec des oeuvres telles En route vers la gloire de Hal Ashby ou Rocky de John G.Avildsen, qui sortira moins de trois semaines après Carrie, le 21 novembre. Bien sûr, lorsque Carrie a commencé a connaître le succès, le studio n’a pas hésité à tirer la couverture vers lui et à se féliciter de sa campagne de lancement…

[RESSORTIE] CARRIE AU BAL DU DIABLE (1976) par Sofiane (30/10/2017)

Carrie au bal du diable ressort pour Halloween, l’occasion pour nous de revenir sur ce brillant portrait détourné de l’Amérique des années 70 par le prisme de l’horreur. Un style reconnaissable au Nouvel Hollywood, âge d’or du cinéma outre atlantique.

Pourquoi se précipiter dans les salles obscures pour s’ennuyer devant l’inégal ÇA, adapté de l’immense Stephen King, alors que le formidable distributeur Splendor Films vous propose un tout autre programme, bien plus alléchant. Pour Halloween, délaissez donc plutôt le film d’ Andres Muschietti et n’hésitez pas à vous frotter à un classique du cinéma d’épouvante du Nouvel Hollywood en version restaurée. Carrie au bal du diable, du génial Brian de Palma, se concentre sur l’ébouriffante histoire d’une lycéenne candide, martyrisée, qui prend sa revanche sur un monde affreux, ecclésiastique et méchant.

Influencé par le maître Hitchcock qu’il ne cessera de citer, parfois inutilement, Brian de Palma prend habilement le relais dans ce faux conte de fées en nous plaçant dans une situation de malaise dès lors que la jeune et ingénue Carrie (Sissy Spacek) est lynchée par toutes ses camarades de classe. A l’ouverture, filmée avec érotisme, le long métrage s’engouffre dans le fantastique alors que Carrie développe des pouvoirs de télékinésie stupéfiants. Versant dans le surnaturel, Carrie au bal du diable va non seulement nous décrire l’avènement d’une société américaine misogyne, cruelle, consumériste mais aussi, ausculter les dysfonctionnements familiaux à l’origine de cette gangrène sociétale. Sous les coutures de la petite histoire et du genre emprunté à l’horreur, l’érotisme et le fantastique, c’est tout un pays en mutation qui passe sous le scalpel de Brian de Palma.

“C’est tout un pays en mutation qui passe sous le scalpel de Brian de Palma.”

Coincée entre deux figures maternalistes que tout oppose Ŕ l’une est un totem emblématique de l’Amérique 70’s libertaire et l’autre, une effroyable gardienne de prison réfugiée dans la sacro- sainte religion Ŕ Carrie trouve son point de basculement au moment de l’inévitable tuerie où nul n’est épargné. Cette éclosion, que l’on trouve de manière obsessionnelle chez Stephen King, se cristallise dans un segment de vengeance déchainé à la mise en scène colossale. Si dans le long métrage les pêcheurs et les jeunes adultes si libérés sexuellement sont punis de leurs actes impardonnables, Brian de Palma exorcise aussi cette Amérique puritaine d’un temps ancien lors d’un matricide christique terrifiant. Carrie au bal du diable est donc cette histoire, une parabole autour du conte désenchanté, une Cendrillon souillée, viciée, marginalisée qui implose et emporte tout sur son passage démoniaque. Et alors que le foyer familial s’effondre sur lui même tel un château de cartes, la princesse des Enfers, illuminant le début du bal par son innocente beauté, crie son assourdissant appel au désespoir. Un classique, tout simplement.