Journal Politique, Septembre 1939
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Cet ouvrage est publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique Portrait par ROBERT FERNIER (1951) JULES JEANNENEY 1864-1957 JULES JEANNENEY JOURNAL POLITIQUE SEPTEMBRE 1939 - JUILLET 1942 Edition établie, présentée et annotée par JEAN-NOËL JEANNENEY 1972 LIBRAIRIE ARMAND COLIN 103, Boulevard Saint-Michel - Paris 5 E TRAVAIL A ÉTÉ PRÉSENTÉ, sous une forme un C peu différente, comme thèse pour le doctorat de recherche (3e cycle) en histoire contem- poraine, soutenue le 13 novembre 1970 à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris-Nanterre, devant un jury composé de M. François GOGUEL, président, de M. René RÉMOND et de M. Pierre SORLIN. Jean-Noël JEANNENEY, petit-fils de l'auteur du Journal, est ancien élève de l'Ecole normale supérieure, diplômé de l'Institut d'études poli- tiques de Paris et agrégé d'Histoire. Il est assis- tant à l'université de Paris X. © 1972 LIBRAIRIE ARMAND COLIN INTRODUCTION Le Journal politique qui constitue la matière de ce livre fut entrepris par Jules Jeanneney le jour même de la déclaration de guerre, en septembre 1939, et tenu, avec quelques interruptions, jusqu'au mois de juillet 1942. Il était resté depuis lors entièrement inédit. Trente ans après la Drôle de guerre, l'Armistice, les débuts du régime de Vichy, l'histoire possède la plupart des récits de ceux qui jouèrent, durant ces années, un rôle de premier plan dans la politique française. Tous ces récits, à la seule exception des rapports diplomatiques, ont été élaborés après coup, et leur teneur s'est trouvée souvent déformée par la connaissance des événements survenus entre-temps et par un effort de reconstruction apologétique. La première originalité du témoignage laissé par Jules Jeanneney est d'avoir la couleur vive, la vérité de l'immédiat. Ses attitudes, ses choix sont ceux de l'instant. Ses évolutions peuvent être suivies dans leur exacte chronologie. Ses jugements sur les hommes sont purs de toute reconversion ultérieure. Non qu'il soit, assurément, mieux que d'autres, protégé contre les erreurs de l'analyse, les insuffisances de l'observation, les lapsus de la mé- moire proche. Mais au moins son texte n'a-t-il subi aucun maquillage rétrospectif. L'observateur, d'autre part, est privilégié. Parlementaire depuis quarante ans, sénateur depuis trente, il avait une longue pratique du milieu politique et des mécanismes du pouvoir, la connaissance exacte de ses règles juridiques, l'habitude d'observer l'esprit public en province. Président du Sénat, deuxième personnage de la République, chargé de présider éventuellement l'Assem- blée nationale, il voyait venir à lui — au moins dans la première période, jusqu'au 10 juillet 1940 — les acteurs importants de la vie politique, et il recueillait directement de leur bouche l'écho de tous les grands débats nés de la guerre. Appelé par l'usage et par son autorité personnelle à donner officiellement ou officieusement son avis aux moments les plus difficiles, il se faisait un devoir d'être attentif de très près au développement de la situation. Et il était en même temps assez détaché de l'action directe pour trouver le loisir d'une réflexion approfondie, et aussi celui de rédiger ses impressions au jour le jour, chose bien difficile pour un homme de gouvernement. JULES JEANNENEY Du président du Sénat, l'opinion publique et la classe politique se font, en cette fin des années 30, une idée un peu caricaturale. Quand les jour- nalistes l'observent au fauteuil, ils le voient d'ordinaire comme faisait le Gringoire de 1937 : Toute la respectabilité du régime semble s'être réfugiée dans cette sombre silhouette où s'associent avec le blanc et noir de l'habit et du plastron, les couleurs préférées des enterrements huppés. (...) Il a un air de distinction austère qui convient admirablement au milieu. Sa voix, qui n'est le plus souvent qu'un murmure, s'entend sans qu'il ait jamais besoin de forcer le ton. Derrière un lorgnon que la curiosité semble porter en avant, il darde un regard attentif, courageux. Lui- même est haut et pileux. Il est prudent et laconique. Son horreur du verbiage, des mots inutiles, du temps gaspillé, se traduit par des phrases lapidaires. Il n'est jamais nerveux, ni impatient. Avec un bon sens aigu, une éloquence sans apprêt, il ouvre le débat, le dirige, le mène à bon port dans une atmosphère atone où les applaudissements grêles ressemblent à des tintements de sonnette pendant une messe basse Froideur, réserve, autorité : à l'argus de Jules Jeanneney les mêmes mots reviennent toujours. On lui prête induement une origine protestante, on lui attribue une vertu patriarcale légèrement ostentatoire, de ces vertus qui donnent alternativement au monde politique un remords agacé ou le senti- ment soulagé d'une caution. Voyez encore comment le décrit un étranger, le général Spears, en 1939 : Il y a une bonne chose en France, qui tend à prouver la solidité morale de la nation, c'est qu'en dépit des bouffons et des charlatans qui savent si bien accaparer la scène politique, les classes solides de la bourgeoisie se défendent et remettent le pouvoir à des gens comme Jeanneney et qu'en faisant cela elles sont approuvées par le peuple tout entier, car les Français ont un profond respect pour la sagesse, la science et la rectitude morale qu'ils savent exister chez certains hommes même s'ils sont peu enclins à pratiquer ces vertus eux-mêmes. (...) Je ne peux pas imaginer un homme de ce milieu se laissant aller, et s'amusant, habillé autrement qu'en vêtement sombre avec un col très dur, parce que je n'en ai jamais vu qui ne se présente pas sous cet aspect, au milieu d'un mobilier très lourd Voilà l'image sommaire. Elle ne suffit pas. Pour mieux définir quel regard jeta ce témoin et cet acteur sur ces quatre années de l'Histoire de France, il faut aller chercher dans son passé quelques clés de compréhen- sion 3 1. Gringoire, 22 janvier et 24 décembre 1937. 2. Général SPEARS, Témoignage sur une catastrophe, Paris, 1964, t. II, pp. 59-60, trad. M. Brault. Voir le Journal du 30 octobre 1939 et du 3 juin 1940. 3. On trouvera plus loin une étude en forme de chronique linéaire sur les ori- gines de Jules Jeanneney et sur le déroulement de sa carrière (annexe I). Ses origines familiales font d'abord de lui un homme des marches de l'Est, mi-lorrain mi-comtois, pour qui l'évidence de l'ennemi héréditaire s'enracine dans les premières impressions de l'enfance : l'armée de Bourbaki en déroute, lamentable cohue traversant Besançon en janvier 1871, la muti- lation physique du pays venue rapprocher la frontière jusqu'aux confins tout proches de sa Haute-Saône. L'hitlérisme, à ses yeux, pis encore qu'une doctrine haïssable, est le plus récent avatar d'une volonté de puissance permanente, de mauvais instincts innés. « Un chien méchant dangereux ne peut être laissé à ses mauvais penchants. » Cette inquiétude inaltérable devant l'Allemagne l'a séparé tout à fait, dans les années 1925-30, des positions défendues par la plupart des radi- caux. « Longtemps encore, écrivait-il alors, qu'on le veuille ou non, la paix restera affaire de force matérielle et morale. Bêler la paix n'a jamais chassé le loup. » Et il reviendra dans son journal, après la défaite, sur les méfaits du briandisme, « ... le briandisme qui fit tant le jeu des inté- rêts allemands, qui même allait au devant du dynamisme de la pensée allemande, le briandisme qui sans vouloir distinguer désormais entre agres- seurs et agressés, entre envahisseurs et envahis, prétendait avantageuses à tout le monde des solutions d'abdication, et, se payant de mots, d'apothéoses en apothéoses de la paix et de son pèlerin, a livré la France » Contre la volonté de puissance germanique, la France doit rester terre de droit. Le droit est son recours et doit rester son honneur. De ses études, de ses années d'avocat, Jules Jeanneney a gardé pour les choses juridiques une dilection particulière. Le juridisme marque son analyse des événe- ments, et ses attitudes. D'autres, ses contemporains, formés au prétoire à ses côtés, y ont pris le goût des envolées lyriques et des éloquences enve- loppantes. Lui y a formé à l'école de la brevitas sa parole et son style. S'ils ont de la force, c'est sur un rythme à pulsations courtes. La surprise y procède de l'ellipse, et l'efficacité d'une rigueur un peu sèche. Le registre est celui de la démonstration serrée plus que de l'élan généreux et vague. Quant aux sources de sa réflexion, aux renforts de ses certitudes, c'est en province qu'il va les chercher. Par-delà l'apparence de la consécration parisienne, tout établi qu'il soit dans la capitale depuis 1890, Jules Jeanneney est resté un provincial, un rural même, méfiant à l'égard de l'agitation des salons, à l'égard des milieux d'affaires, de la hiérarchie catholique, des « Importants ». Il connaît très bien les problèmes paysans, mal le monde ouvrier. Comme la plupart des hommes politiques de sa génération, il a des questions économiques une vision trop financière, marquée par le modèle des équilibres des budgets bourgeois. C'est en Franche-Comté, c'est en Haute-Saône, c'est dans son village de Rioz qu'il veut consulter « le 4. Entretien avec Sumner Welles, Sous-secrétaire d'Etat américain, 8 mars 1940. 5. Union démocratique de la Haute-Saône, 13 novembre 1926. 6. Journal, 5 septembre 1940. sentiment profond du pays, celui des masses provinciales et rurales qui sont la vraie armature de la nation » Le Sénat en est à ses yeux un reflet fidèle, et c'est pourquoi il s'y sent à l'aise.