Méditerranée N° 1.2 - 2006 33 NOTE

Notice biographique de Paul Ricard

Biographical note of Paul Ricard

Jean DOMENICHINO*

La biographie, qualifiée par d’aucuns comme un – la sienne et celle de l’entreprise – intimement liées et genre mineur, utilitaire et sans prestige, a connu cependant sans cesse confondues, au travers d’une presse un succès sans cesse renouvelé qui a fait que le flux des d’entreprise particulièrement riche et fournie(2), et de biographies est resté approximativement stable pour nombreuses brochures spécifiques reproduisant ses représenter en France, bon an mal an, environ 2% du discours ou ses analyses sur telle ou telle question marché total de l’édition. Par contre, ce qui est nouveau, sociétale. Cette manière de procéder a eu des c’est que les historiens n’hésitent plus à s’essayer à cet conséquences étonnantes et complique la tâche du exercice, suivant en cela la voie tracée par Jean MAITRON chercheur, en particulier de l’historien du Temps présent, avec son Dictionnaire biographique du mouvement grand utilisateur des sources orales, car les discours des ouvrier français qui fait école, et ce dans d’autres témoins se ressemblent tous et reproduisent peu ou prou domaines et pour d’autres corpus. les pensées ou les écrits de Paul Ricard. Nous sommes en Dans ce cadre, notre ambition est beaucoup plus présence, à ce niveau, d’un véritable culte de la modeste. Il s’agit tout simplement de livrer quelques personnalité, ou d’un culte du chef, qui a façonné les repères permettant de comprendre la trajectoire de mentalités et, au-delà, les pratiques sociales. Aussi, Paul Ricard et d’approcher les raisons de sa formidable l’entreprise constitue un espace à part, une sorte de réussite entrepreunariale. Pour ce faire, nous nous sommes royaume, une « Ricardie » qui tarde à se diluer, malgré le nourris des différents travaux universitaires consacrés au renouvellement naturel des personnels. Cela n’est pas sans nous étonner car Paul Ricard s’est attaché à répandre bien personnage et à ses œuvres (BERNARD, 1997 ; au-delà de et de son entreprise, les vertus de ANBERGEGANI, 2003 ; CALCAGNETTI, 2003 ; GILLY, 2003 ; cette Ricardie en écrivant ou suscitant la publication d’une SEILHES, 2003), et de notre connaissance des archives de l’entreprise, en particulier des comptes rendus des conseils série d’ouvrages qui tendent tous à magnifier l’homme et d'administration et des assemblées des actionnaires(1) que son œuvre (MEDERIC, 1969 ; RICARD, 1983 ; POCHNA, nous avons systématiquement dépouillés. Malgré tout, 1996), masquant ainsi la réalité du personnage qu’il n’est nous doutons d’avoir échappé aux affres d’ordre pas aisé à redécouvrir. épistémologique du biographe empêtré dans ses doutes, ses limites faites de partialité et d’aveuglement, englué dans les contractions des relations qu’il établit avec l’autre, ballotté entre une subjectivité envahissante dont il 1. Naissance et formation d’un entrepreneur n’est pas dupe et une objectivité qu’il s’efforce d’imposer marseillais (MADELENAT, 1983). Dans notre cas, cette situation a été d’autant plus Paul Ricard est né en 1909, à Marseille, au 4 rue prégnante que Paul Ricard a eu très tôt la volonté de Berthelot dans le quartier de Sainte-Marthe. Il est issu produire sa propre histoire, résultante de deux histoires d’une lignée d’artisans commerçants. Son grand-père paternel Louis Ricard est un boulanger qui exerce d’abord

* Maître de conférences en histoire, Université de , UMR TELEMME, Aix-en-Provence. 1- Archives Ricard, cartons 1217/111/ 1, 17, 18. 2- Il s’agit de La Gazette Ricard de 1938 à 1952, remplacée alors par Les Nouvelles Ricard qui paraissent encore. Le tout s’est enrichi de Ricard Flash publié depuis 1964. 34 dans des villages de la grande banlieue marseillaise, même si son rêve est – nous le savons – de « faire les comme Gémenos et Peynier, avant de venir s’installer à Beaux-Arts ». À 17 ans, à la fin de sa seconde, il obtient Marseille dans le quartier d’Endoume. Son père Joseph est de son père l’autorisation de rejoindre l’entreprise né en 1885. Comme il est courant alors, il choisit le même familiale, avec comme objectif avoué de créer ensuite sa parcours professionnel que son père. Il intègre la propre affaire. Au cours d’un déplacement à la coopérative boulangerie familiale mais il est aussi attiré par la du Beausset pour acheter du vin en vrac, il rencontre un musique. Il apprend seul à jouer de la clarinette, suit des certain Espanet, un « ancien coiffeur reconverti dans le cours au Conservatoire et ses qualités font qu’il est admis courtage en vins sans compter une spécialisation assez au sein de l’Harmonie municipale de Marseille. Tout cela marquée dans le braconnage, le ramassage des peut paraître anecdotique mais on retrouve, à travers ces champignons et la cueillette des plantes aromatiques […] deux personnages, des pratiques et des valeurs qui qui fabriquait lui-même son avec de l’alcool de marquent de manière indélébile le futur Paul. De son bouilleur de cru, du fenouil et d’autres herbes, comme grand-père avec lequel il reste très proche, il acquiert beaucoup de paysan de la région » (RICARD, op.cité, p.50). l’attachement au terroir, en particulier à celui de cette Cette rencontre est décisive. Alors qu’il vient de se lancer Provence intérieure qu’il parcourt souvent en sa dans la commercialisation d’un vin cacheté du baptisé compagnie, et le respect du « travail manuel » qu’il ne « Canto-Agasso », puis ensuite d’un marc de Provence dédaigne jamais, bien au contraire. Il se plaît à le pratiquer sous la marque « Cantagas », il aspire à autre chose. Il dans l’atelier de menuiserie installé dans sa demeure de la rêve de réussir à la manière d’un Renault ou d’un Citroën, Tête de l’Evêque, à Signes, où il multiplie la fabrication de qui ont pris des places prépondérantes dans l’automobile. demi coques de bateau qu’il offre à ses visiteurs. De son Après réflexions et le souvenir d’Espanet aidant, Paul père, il hérite l’attrait pour les « disciplines artistiques » Ricard décide que son secteur de prédilection sera celui qu’il ne peut totalement assouvir au niveau de ses études, du pastis, un apéritif produit clandestinement(3) et circulant son père lui refusant l’inscription aux Beaux-Arts. Malgré sous le manteau dans toute la Provence sous différentes tout, il s’en accommode et assouvit son amour fou, voire appellations – pastis, pataclé ou lait de tigre (ARMOGATHE, démesuré pour la peinture. À partir de là, il ne cesse de 2005) – à raison d’un minimum de 15 000 bouteilles par peindre presque jusqu’à l’obsession des paysages et jour. surtout des portraits car, dit-il, « quand on fait un portrait, Pour ce faire, il installe un laboratoire dans une on dialogue avec le personnage, on regarde ce qu’il a pièce de la maison familiale et se livre à d’innombrables dans le cœur et dans le ventre. La peinture, c’est une expériences de distillation, de rectification et de nourriture de l’esprit » (POCHNA, op.cité). La réussite macération, soutenu par son frère Pierre qui ne lui a jamais industrielle et financière aidant, il pratique un mécénat de ménagé ses encouragements. Il teste son produit à la tous les instants en aidant, avec générosité et bonheur, les caserne pendant son service militaire, auprès des patrons artistes et créateurs les plus divers, dont Antoine Serra, et de bars qu’il visite pour vendre son « Canto-Agasso » et ce très tôt, dès 1948 (ARROUYE et al., 2005). son « Cantagas », mais il ne peut le diffuser car sa Pour revenir à la saga familiale, à 22 ans, le père de production n’est pas conforme à la loi de 1922 qui limite Paul quitte le métier de boulanger pour celui de à 150 grammes de sucre par litre les liqueurs anisées qui commerçant en vin. Avec l’aide de son père, il achète un ne peuvent devenir limpides qu’avec l’addition de petit commerce de vin à Marseille, rue Moulet. On peut 7 volumes d’eau. C’est en 1932 que tout se décide. La être surpris de cette reconversion. En fait, elle s’explique, nouvelle loi votée alors autorise la libre édulcoration. d’une part parce que cette nouvelle activité est moins Ricard peut commercialiser son breuvage qui titre pénible que la boulangerie, et laisse plus de temps pour la 40 degrés et termine son louchissement avec 5 volumes pratique de la musique ; d’autre part parce que ce d’eau : il en dessine lui même l’étiquette, lui donne son commerce n’est pas chose nouvelle dans la famille Ricard. nom, fonde une société en commandite. En 1932, il en En effet, en 1907, Joseph – le père de Paul – épouse vend déjà 250 000 litres auprès de patrons de bars qu’il Rose Joséphine Cournand, fille d’un employé de la visite lui-même un à un, d’abord à Marseille, puis dans compagnie de chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée l’ensemble du département. En 1933, il s’allie au (PLM) dont l’oncle – un certain Roubaud – est un gros secrétaire général des cafetiers de Marseille, Louis (4) négociant en vin. Il n’a pas d’enfant et à sa mort, sa femme Bergamaschi , pour obtenir du gouvernement dote les jeune époux qui peuvent ainsi acheter un fonds l’autorisation du pastis à 45° dont il est le seul à avoir mis plus important à Sainte-Marthe, rue Berthelot, là où Paul au point la formule. L’autorisation est obtenue en 1938, ce va naître. L’affaire prospère et prend très vite de qui permet d’augmenter la dose d’essence d’anis dissoute l’importance : elle emploie deux livreurs qui « tournent » de 0,7 à 2 grammes par litre, au grand dam des ligues avec trois chevaux, ce qui correspond pour l’heure à une antialcooliques dont Paul Ricard est un éternel bonne entreprise moyenne. pourfendeur. Il ne manque jamais de brocarder Mme Poinso-Chapuis, « avocate marseillaise de talent dotée d’une telle volonté qu’on la qualifiait de “seul Paul Ricard suit le cursus normal d’un enfant de homme du MRP”. Elle fut la première femme à accéder à la petite bourgeoisie commerçante : il entre au lycée, un poste ministériel et subit immédiatement les pressions

3- Le 17 mars 1915, la fabrication, la vente et la consommation de l’ et de toutes les boissons anisées sont interdites en France. 4-Louis Bergamaschi entrera par la suite ensuite au Conseil d’administration de la société comme administrateur. 35 des ligues féministes, des cartels d’action morale, des groupements d’action sociale, des organisations de lutte contre l’alcoolisme […] Mon opposition à Mme Poinso- Chapuis était devenue si ouverte que tout Marseille s’en amusait, et s’amusait surtout de Madame le ministre, que le bon peuple avait surnommée “Chapeau-Pointu” » (RICARD, op.cité, p.159). Il ne faut pas s’y tromper. Au- delà du ton quelque peu « pagnolesque », c’est un polémiste redoutable, faisant flèche de tout bois, à la limite de la bonne foi, qui s’exprime. Paul Ricard ne laisse rien passer lorsqu’il s’agit de défendre sa profession et sa production. Ainsi, il n’hésite pas à publier une brochure qu’il signe « Paul Ricard, ami de l’eau (né en 1909 à Marseille, bois du pastis depuis 1927) » pour répondre à un article d’Alain Barjot, vice-président du haut comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme paru dans Le Monde des 30-31 mai 1976 intitulé « Pastis, c’est mourir un peu ». Dans cette brochure, Paul Ricard concentre tous les argumentaires qu’il ne cesse de développer, détournant à son profit les statistiques existantes : « Les statistiques du ministère de l’Intérieur indiquent que 6,1% des accidents corporels ont donné lieu à un alcootest positif. Il en résulte que 93,8% sont dûs à des non buveurs d’alcool », ou en justifiant ses choix : « Dans mon enfance, j’avais été atterré à la vue de ces ivrognes que l’on rencontrait dans les rues ou autres lieux publics […] c’est pour lutter contre ce fléau, qu’à ma majorité, j’ai voulu répandre l’usage de la consommation des spiritueux à l’eau ; j’y suis parvenu et on ne voit plus d’ivrognes en France. L’alcoolisme et ses ravages, auxquels vous faites allusion, ne sévit pas dans les pays où le pastis est largement bu, mais dans ceux où les alcools forts sont PHOTO 1 - PUBLICITÉ POUR « LE VRAI PASTIS DE MARSEILLE » consommés, non pour désaltérer, mais pour réchauffer »(5). Crédit photo : Studio Photo

jusqu’aux années 1960 sont déjà marquées : un nombre Pour développer son produit, Paul Ricard utilise très restreint d’actionnaires – ils ne seront que 591 en 1959 l’image porteuse du Sud et de Marseille. Il qualifie son alors que le capital a été porté à 11 millions de nouveaux pastis « le vrai pastis de Marseille » et profite quelque part francs – ; un capital détenu presque exclusivement par le de la notoriété des gens comme Fernandel, Marcel Pagnol, cercle familial dont les membres les plus influents sans oublier Vincent Scotto, Tino Rossi, Alibert… Dès composent le conseil d'administration. 1934, le Ricard est vendu à Lyon. Il l’est par un certain Paul Cognet qui invite Paul Ricard à son mariage. Il épouse alors la fille d’un médecin de campagne, Louis Thiers. Comme dans un conte, cette fille a une sœur, Marie-Thérèse. Paul l’épouse et six enfants naîtront de ce 2. Une existence vouée à l’entreprise familiale mariage dont le dernier mourra à l’âge de 5 ans. Le pari de Paul Ricard de devenir « le roi du Après le décès de son père en 1937 et de son frère Pastis » n’est pas gagné d’avance. La libéralisation de la en 1938, Paul reste seul avec sa mère à la tête de l’affaire. loi sur les alcools anisés fait naître à Marseille et dans sa En 1939, il transforme sa société en société anonyme, la région des concurrents sérieux : douze marques « Distillerie Ricard », dont le but est de « fabriquer et différentes telles que Casanis ou Berger tentent l’aventure vendre Ricard, le vrai pastis de Marseille » (photo 1). Le et se disputent le marché. Au nord de la France, le capital initial est de 4 millions de francs réparti en actions « Ricard » affronte la concurrence de celui qui sera son de 1000 F : 4250 sont des actions dites A, au titre des grand rival et dont il sera interdit de prononcer le nom parts fondateurs, dont 2150 sont détenues par sa mère. dans l’entreprise, à savoir le « pastis 51 » fabriqué par Première actionnaire, elle est nommée à la présidence du Pernod, les descendants des distillateurs d’absinthe de conseil d'administration composé de Paul Ricard et de son Pontarlier (Doubs) dont la fabrication avait été interdite en beau-frère, Paul Cognet, qui assure les fonctions de 1915. Pourtant, la réussite sera au rendez-vous. Les directeur commercial. Dès l’origine, les grandes raisons en sont multiples et, dans ce cadre, nous nous caractéristiques qui régissent les rouages de la société contenterons d’en décliner quelques unes.

5- Brochure, Paul Ricard répond au président Alain BARJOT. Archives Ricard. 36 Au niveau de la gestion financière, Paul Ricard générales des actionnaires montre que ce n’est jamais le impose son credo. D’abord, il faut se garder de faire appel cas. Il n’y a pas de représentant spécifique de aux banques pour investir : le crédit est trop cher, il l’actionnariat salarial : les actionnaires salariés confient renchérit les coûts et restreint la liberté de l’entrepreneur. toujours aux membres de la famille Ricard le soin de les Ensuite, les administrateurs ne doivent pas percevoir, ou représenter et de voter en leur nom. sinon de manière exceptionnelle, de jetons de présence, L’autre exemple significatif peut se trouver au afin de renforcer la situation financière de l’entreprise. niveau du problème du logement. Paul Ricard insiste Enfin, il y a nécessité de constituer des réserves bien au- beaucoup sur les efforts faits pour loger les personnels, ce delà des pourcentages imposés par la loi, afin de pouvoir qui est loin d’être inexact. Ainsi, est construit à Marseille, régulièrement soit distribuer des actions gratuites, soit sur la colline de La Margeray qui domine Sainte-Marthe, augmenter la valeur nominale de l’action, ou alors faire les un ensemble immobilier de 120 logements… Mais nous deux en même temps. C’est cette situation que l’on sommes en 1956, et la décision de construire a été prise retrouve régulièrement tout au long de l’histoire de bien avant, lors du conseil d'administration du l’entreprise comme en 1947, 1950, 1952, 1953… et on 19 décembre 1954 et après la constitution d’une société pourrait continuer longtemps ainsi… Paul Ricard rappelle civile immobilière, « La Fondation immobilière Ricard », ses principes lors du conseil d'administration du 7 juin « en vue de satisfaire aux dispositions légales concernant 1952 alors qu’il accède officiellement à la tête de la la participation des employeurs à l’effort de société suite au décès de sa mère. Il prononce à cette construction ». À ce niveau, il n’y a pas d’anticipation occasion un véritable plaidoyer en faveur de par rapport à la loi, mais on va plus loin, en accordant plus. l’autofinancement : « Il y a lieu d’éviter les sorties Ainsi, en 1957, année de l’aménagement des premiers d’argent des caisses de la Société […] Au surplus, l’intérêt locataires, le premier prix de la tombola de fin d’année des actionnaires est davantage dans une mesure organisée rituellement pour les membres du personnel est susceptible de consolider la situation de l’entreprise et la une villa. On comprend que la mémoire collective de valeur même de leurs titres que dans une distribution l’entreprise en ait été définitivement marquée. Cette immédiate de dividendes ». manière d’agir est significative du système Ricard et nous sommes là au cœur même de la « Ricardie ». Concernant le personnel, Paul Ricard est fortement imprégné d’un certain fordisme qu’il éclaire en Pour développer sa politique, Paul Ricard impose fonction des circonstances et adapte à la réalité du des structures sociales bien adaptées à ses projets. moment, n’hésitant pas à critiquer fortement ses pairs avec Jusqu’en 1960, à Marseille, il n’existe pas de Comité lesquels il avait peu d’affinité. Ainsi, à propos du Front d’entreprise. Sa fonction est assurée par une « Amicale » populaire il déclare que « bon nombre de ces patrons qui prend en charge et organise toutes les manifestations n’avaient pas volé ce qui leur arrivait. Moins par égoïsme, réservées au personnel, comme les concours de boules, les du reste, que par ignorance des réalités économiques nées lotos… Elle gère les colonies de vacances situées à du développement industriel. Ils ne comprenaient pas Sausset-les-Pins, Jausiers, Cavalière, La Voisine, Pont-de- qu’en augmentant le pouvoir d’achat, ils développeraient Labeaume. Elle s’occupe de tout ce qui concerne le la consommation, c’est-à-dire la production et la logement du personnel à La Margeray. Elle organise les prospérité de leur entreprise, et non le contraire. Les voyages du personnel qui se multiplient tout au long des congés payés, qui les affolaient tant, allaient précisément années 1960, date d’une croisière à l’île d’Elbe et en Corse être profitables à cette consommation » (RICARD, op.cité, sur le bateau Le Koutoubia, alors que p. 90). Pour sa part, Ricard s’est toujours évertué à être ou coiffe tout le secteur des ventes. En 1961, c’est le voyage à apparaître comme un patron modèle, anticipant toujours à Rome, avec visite du Vatican et entretien prévu avec le les avancées sociales, et ce à tous les niveaux. La réalité nouveau pape élu en 1958, Jean XXIII, que Paul Ricard est plus complexe et des études serrées, à partir des avait connu en Camargue alors qu’il n’était que archives de l’entreprise, sont nécessaires pour mieux Monseigneur Roncalli, nonce apostolique en France. cerner la justesse de la situation. « […] Trois trains de wagons-lits aux couleurs de Ricard Par exemple, dès 1938 Paul Ricard a distribué des partaient l’un de Paris, le second de Bordeaux, le actions à son personnel car il part du principe que troisième de Marseille ; ils devaient se retrouver à « l’entreprise doit être l’affaire de tous ceux qui la font Vintimille pour pénétrer sur le territoire italien et gagner, prospérer et qu’un actionnaire salarié est forcement plus l’un derrière l’autre, la Ville Sainte. […] Les douaniers se concerné qu’un investisseur dont l’intérêt se limite à la posèrent quelques questions en constatant la présence, en question financière ». Le problème est de savoir combien dehors des douze cents personnes munis de papiers en d’actions sont ainsi détenues par le personnel. Seule une règle, de trente chevaux et d’un petit agneau blanc […] étude fine des listes des actionnaires permettra de Les Italiens allaient en voir d’autres : aussitôt débarqués, répondre à cette interrogation et de confirmer ou non les nous nous formâmes en procession derrière les déclarations de Paul Ricard qui indique qu’en 1960, près tambourinaires, en blanc et taîole et les Arlésiennes du tiers du capital est détenu par le personnel. Quant à voir costumées en croupe derrière leurs gardians trident en si cela a des conséquences au niveau des prises de mains. Ils n’avaient rien à envier aux gardes suisses, décision, le dépouillement systématique des comptes quand nous débouchâmes sur la place Saint-Pierre, après rendus des conseils d'administration et des assemblées un défilé triomphal ». Les extraits du récit de ce voyage 37 faits par Paul Ricard lui-même (RICARD, op.cité, p.191) 16°. Il y avait développé la culture du riz ; il y ajoute une montrent en tout état de cause que rien n’est laissé au manade, une arène… Il y accueille des personnalités de la hasard, que la mise en scène et la théâtralité pensées et tauromachie, du spectacle et des affaires, les assemblées voulues sont là pour donner plus d’éclat à l’événement. des clubs taurins. Enfin, il ouvre le domaine au public, et Mais au-delà, rien n’est gratuit. Tout est conçu pour, en rêve d’en faire un centre important du tourisme populaire, dernier ressort, servir les intérêts de l’entreprise, faire avec l’idée ultime que tout cela doit servir la notoriété de connaître le produit, élargir les zones de sa diffusion. La l’entreprise et de son produit, le pastis Ricard. (6) démarche n’est pas isolée : elle s’insère dans un Les efforts portent leurs fruits. L’entreprise ensemble plus large mêlant publicité – on dit alors prospère et connaît un développement continu. Le nombre propagande –, mécénat, manifestations sportives… de litres qui sort des chaînes d’embouteillage est en constante augmentation : 250 000 litres en 1932, 3,6 millions en 1939, 10,5 millions en 1952, 22,1 millions en 1962, 60,6 millions en 1972. En outre, elle a diversifié 3. Un remarquable « communicant » ses productions dans le vermouth (1953), le cognac (1966), le champagne (1970), ou encore dans le rhum, le À ces niveaux, Paul Ricard fait figure de pionnier. whisky, la vodka… La réussite est bien au rendez-vous. Dès 1939, par exemple, il parvient à convaincre le Les premières diversifications présagent les directeur de l’agence Havas d’adopter sa conception des rapprochements, fusions et achats de tous genres opérés à affiches et des placards rédactionnels, – où il apparaît partir des années 1970. photographié, avec un large sourire aux lèvres, en train Pourtant, Paul Ricard ne se contente pas de d’expliquer son pastis et la façon de le boire –, à insérer développer son entreprise stricto sensu. Nous l’avons vu dans les grands hebdomadaires français dont Paris-Match, avec le domaine de Méjanes qui, il est vrai, est un substitut le tout pour un coût de 3,5 millions de Francs, ce qui est à l’interdiction de la fabrication du pastis par le énorme alors dans le secteur de l’alimentation. À la même gouvernement de Vichy. date, il fait peindre à Marseille, sur un immeuble de 7 étages, une gigantesque publicité vantant son pastis. La machine publicitaire est lancée : elle ne s’arrête pas et En 1950, il achète l’île de Bendor au large de utilise tous les ressorts du genre. En 1948, la société qu’il destine, au départ, à lui-même, sa famille et Ricard est la première à organiser une tournée sur les ses collaborateurs mais qui est vite ouverte aux étapes du Tour de France avec le chanteur marseillais personnalités de tous genres qui y sont reçues à titre privé, Darcelys. En 1952, la tournée s’étoffe avec Tino Rossi, ou dans le cadre de manifestations de prestige comme Annie Cordy qui débute et toujours Darcelys. La même « Les nuits de Bendor » à partir de 1958 ; « Les journées année, Ricard fait sillonner la France avec une caravane de européennes de Bendor » à partir de 1962 ; « Les dromadaires avec pour slogan « Ricard : le vainqueur de vendredis artistiques de Bendor » à partir de 1964. La la soif ». L’idée est reprise en 1956 avec la crise de Suez fonction « mécénat » de l’île est accentuée avec en 1961 la et la pénurie d’essence : le pastis Ricard est livré ça et là création du « Grand prix de peinture du club taurin », en à dos de dromadaires. 1964 du « Grand prix international de la sculpture », en 1966, du « Festival de poésie de Bendor ». À partir de là, Paul Ricard affirme sa volonté d’imprimer sa marque dans Par la suite, l’interdiction de la publicité pour les l’espace provençal. Nous ne donnerons que deux alcools anisés de 45 degrés oblige à biaiser. Les secteurs exemples. sportifs ou para sportifs sont mis à contribution avec par exemple la création en 1955 des « Clubs taurins Ricard », plus tard avec le premier «Concours à pétanque La En 1958, il achète l’île des pour en faire Marseillaise» qui devient très vite le rendez-vous obligé « un haut lieu du tourisme international, un séjour idéal de tout ce que compte le milieu bouliste. À partir de 1973, de repos et de vacances, avec tout ce qu’il faut pour être er la société s’intéresse à la voile. Elle soutient Alain Colas heureux ». Le 1 mai 1963, le port de plaisance est dans sa tentative de tour du monde en solitaire sur inauguré. Il dessine lui-même les bateaux-navettes reliant multicoque. Plus tard, en 1979, elle fait de même en l’île au continent et exploités par une société-filiale créée parrainant Tabarly qui navigue sur le Paul Ricard. Elle à cet effet, les réalités capitalistiques n’étant jamais soutient l’écurie de formule 1 Ligier… absentes des préoccupations. L’île entière avec son port, son hôtel, ses arènes… est façonnée à son image. En 1966, il y installe l’« Observatoire de la mer » créé en Dans une autre veine, mais avec les mêmes collaboration avec Alain Bombard, une structure qui, à motivations, Paul Ricard développe le domaine de partir de 1974, change plusieurs fois de nom pour devenir, Méjanes en Camargue qu’il avait acheté en 1940 pour en 1991, « l’Institut océanique Ricard », un institut qui a reconvertir ses activités suite à la décision du conquis ses lettres de noblesse dans le monde de la gouvernement de Vichy d’interdire les apéritifs de plus de recherche internationale.

6- La disparition de l’Amicale, la mise en place d’un comité d’entreprise ne changent rien à l’affaire. Le seul syndicat présent à Marseille est un syndicat indépendant qui reprend à son compte la philosophie originelle : il n’y aura jamais, ici, un seul jour de grève, même durant les événements de 1968… 38 En 1960, il achète 1000 hectares sur le plateau du 1971. Dernier avatar, en janvier 1972, il cède à Pernod, Camp, Signes et Le Castellet. Son ambition est d’édifier son grand rival, la totalité de ses actions – 180 000 – sans son usine, avec autour les habitations pour le personnel, en informer quiconque, si l’on en croit ce que dit son fils tous les services s’y rattachant, en fait, de construire une Patrick lors du conseil d'administration du 31 janvier ville-usine à la manière de Jean-Baptiste Godin et son 1972. En renforçant ainsi la participation de Pernod dans familistère de Guise (GODIN, 1979). Le projet n’aboutit le groupe Ricard – Pernod qui en novembre 1971 détient pas, Paul Ricard n’ayant pas obtenu les autorisations déjà 34% du capital de la société marseillaise – il pousse nécessaires, ce qui renforce son aversion envers les dirigeants Ricard à réfléchir quant au devenir du l’administration, « la Sainte Administration » coupable de groupe qui peut à tout moment passer entièrement sous le tous les maux et qui fait dire à Paul Ricard que « Si les contrôle de leur actionnaire minoritaire. Le résultat est Grecs avaient eu un ministère de la Construction, nous connu. À la fin de 1974, la fusion entre les deux groupes n’aurions pas l’Acropole. Pas plus que Rome, Paris et est finalisée. Pernod-Ricard, présidé par Patrick Ricard, autres lieux dont s’émerveille le monde. Il aurait trouvé peut entreprendre sa croissance mondiale pour devenir Notre-Dame trop sombre et la Tour Eiffel trop haute » actuellement, après l’acquisition du britannique Allied (RICARD, op.cité, p.221). Peu importe. Il construit alors un Domecq, le numéro deux mondial des vins et des aérodrome et pour « remplir les vides », un circuit spiritueux. Même « retiré des affaires », Paul Ricard a pesé automobile, le circuit du Castellet, ou sur les débuts du processus… qui devient très vite un haut lieu mondial des sports Ajoutons que Paul Ricard a été un passionné de mécaniques. L’inauguration du circuit en 1970 en toutes les techniques audio-visuelles et qu’il a enregistré, présence du ministre des Sports donne l’occasion à filmé tout au long de sa vie, laissant une multitude de Paul Ricard de parfaire son personnage et sa documents – plus de 4 000 – dignes d’intérêts. En 1952, « légende ». Pour protester contre le refus de il rachète le matériel des studios Marcel Pagnol, fonde une l’administration d’homologuer les tribunes, il refuse d’être société de production, la société Protis. Il construit même présent, mais, en pleine cérémonie, il prononce un des studios de cinéma à Sainte-Marthe, mais il faut discours virulent contre l’administration, discours relayé reconnaître que les films produits par cette société ne sont par une batterie de haut-parleurs installée par ses soins. pas restés à la postérité. Une grande partie du personnage peut se résumer dans ce geste… Paul Ricard est aussi maire de Signes de 1972 à 1980. Durant ses mandats, il n’a cessé de se battre contre Paul Ricard n’est plus alors à la direction du l’administration préfectorale. Lassé de ses « combats groupe. En janvier 1969, il en a laissé la responsabilité à contre les moulins à vents », il démissionne en juillet 1980 son fils Bernard, sans pour autant se désintéresser du et se retire dans sa « thébaïde » (RICARD, op.cité, p.264) de devenir de l’entreprise qu’il a fondée en 1932, même si en la Tête de l'Évêque. 1970, toutes les filiales qu’il préside sont réintégrées dans le groupe, même s’il se plaint alors de ne pas avoir été Il meurt le 7 novembre1997 : il est dans sa quatre- « consulté sur toutes les affaires »(7). Ainsi, il n’est pas vingt neuvième année. étranger, loin de là, à la démission de Bernard Ricard en

BIBLIOGRAPHIE

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7 - Conseil d’administration du 30 septembre 1970.