Beyrouth-Dakar-Abidjan

LES PHANTASMES DE THEODOR HERZL

SEPTEMBRE 1997. 5000 L.L. N o 22. SEPTEM BRE 19 9 7

PROCHAINE MISE EN VENTE LE 2 OCTOBRE So m m a i r e ÉGYPTE: LES FELLAHS EN JACQUERIE 14 LES PH ANTASMES DE THEODOR

WALID AKL: AIMEZ-VOUS H ERZL 20 H AYD N ? 76-79 TOPOS: Ont contribué à ce n um éro CH YPRE, UNE DIVISION SANS DIVI- Hanan Abboud, Paul DENDES E ISU OU T FEU Achkar, Zeina Arida, 30 D V : T , Jamal Asmar, Christophe Ayad, TOUT FLAMME 34 MIXED-MÉDIA: Médéa Azouri, Fadi Bacha, Nabil Badawi, CIEL, MON JT ! 52  EXTRÊMES: Lara Baladi, Reeva Berbari, Alain Bifani, Nadine Chéhadé, BARKA, LA MAIN DANS LA L’AFRIQU E DE L’OU EST Jabbour Douaihy,  DES LIBANAIS 40-51 Houda Kassatly, Hala MAIN 66 BEITEDDINE, Kassir, Salma Kojok, Charif Majdalani, IDADE DE FADO  E SPH INX LE Farouk Mardam-Bey, C 72 L , Nada Nasser-Chaoul, Abdallah Raad, SPLEEN DE GUIZEH 86 ONAN EN Michael Young. EMPORTE LE VENT 90 MAH DI ‘AMEL, DES CONFESSIONS ET DES HOMMES 94 SAVEURS DE VOYAGE: D EL’O TTOMAN  L’O RIENT-EXPRESS, ET DE SES BIENFAITS 102 CARTE POS- IMM. MEDIA C ENTRE, ACCAOUI, B.P. ACHRAFIEH 166495 TÉL.: (961-1) 561406 -7 -9 TALE: WASH INGTON, CAPITALE D’EM- FAX: (961-1) 561412 E-MAIL: [email protected] PIRE 104  MICHEL KH LEIFI: ARAB IS BEATIFUL 80-85

L’O RIENT-EXPRESS, MAGAZINE MENSUEL DE L’O RIENT-LE JOUR, EST ÉDITÉ PAR LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE PRESSE ET D’ÉDITION, S.A.L. Rédacteur en chef Samir Kassir Culture et Société Direction artistique Infographie Photos Photogravure Rédacteur en chef adjoint Omar Boustany Émile Menhem Alexandre Medawar AR–EM PICTS ClockWise Directeur Anthony Karam Enquêtes et reportages Maquette Illustrations Houda Kassatly Impression Camille Menassa Secrétaire de rédaction Carmen Abou-Jaoudé Edouard Chaptini Mazen Kerbage AFP Joseph Raïdy Publicité Caroline Donati Chantal Rayes Pressmedia Tamam S.A.L.

L’ORIEN T-EXPRESS 3 SEPTEM BRE 1997 algarade SAM IR KASSIR

ONGTEMPS, ON A PARLÉ DU nisme politique. L’enjeu pour eux, LCONGRÈS DE BÂLE SANS TROP c’était d’abord de réunir le «peuple SAVOIR POURQUOI, on s’en aperçoit Un État pas comme sans terre», que ce soit en Ouganda, aujourd’hui qu’on en commémore le en Argentine ou en Palestine. La centenaire. En fait, aujourd’hui «terre sans peuple» n’est venue comme hier, quand on parle du pro- qu’après dans le raisonnement, et jet sioniste, il est toujours bon de se les autres pour des raisons d’opportunité. rappeler qu’en l’occurrence «une Mais on ne retrouve Herzl que pour nation a solennellement promis à une deuxième le territoire d’une troisième», selon la phrase bien C ette con ception de l’aven ir qu ’on t connue, et si terrible dans sa simplicité, d’Arthur Koestler, pour- tant bien peu suspect d’antisionisme. C’est dire si la commémo- t ou j ou r s eu e les d i r i gea n t s si on i st es: ration du centenaire du Congrès de Bâle n’a pas grand sens. durons un peu, et puis on verra bien Cela, les adeptes des théories conspirationnistes ne veulent pas l’entendre, et ils sont légion dans nos contrées, spécialement ceux mieux le quitter. Même devenue sans peuple, ou peu s’en faut, la qui s’obstinent encore à confondre les résolutions de Bâle avec les Palestine est restée en travers du chemin du pays pas comme les Protocoles des Sages de Sion, ce faux fabriqué par la police tsa- autres. Irréductibles, toujours renaissants jusqu’à être propre- riste en 1903 (à partir d’un libelle contre Napoléon III intitulé ment miraculés de l’Histoire, les Palestiniens sont là qui disent Dialogue aux enfers entre Montesquieu et Machiavel). Contre aux Israéliens qu’ils ne seront jamais comme les autres. C’est ce cette confusion des combats, il y a les données de l’Histoire: jus- que Shimon Pérès avait perçu. C’est ce qu’Itzhak Rabin s’était qu’à la Grande Guerre, jusqu’à la déclaration Balfour très exac- résolu à accepter. C’est ce qui s’est dit à Bâle même la semaine tement, le sionisme politique reste un acteur plus que marginal dernière, au cours de la commémoration du congrès de 1897, et dans les relations internationales. Qu’on se souvienne seulement dans la bouche du successeur, lointain certes, de Herzl, Avraham des pitoyables démarches de Theodor Herzl auprès de la Sublime Burg, président du Congrès juif mondial et de l’Agence juive, et Porte et de ses émois d’amoureux transi devant le Kaiser. Si les peu importe en la matière que ce poste n’ait été que le lot de choses ont changé ensuite, ce n’est pas en raison de la dynamique consolation offert il y a quelques années à celui qui était l’étoile interne du sionisme, longtemps minoritaire dans toutes les com- montante de la gauche travailliste. munautés juives d’Europe, encore moins de son avancée en Pales- C’est ce que ne comprend toujours pas Benjamin Netanyahu? tine, mais bien des calculs impériaux de la Grande-Bretagne. Tant pis. Il finira par y venir. Après tout, n’est-ce pas l’autre Faut-il pour autant oublier le Congrès de Bâle? Non. Parce que grande leçon du siècle écoulé? ce moment malgré tout fondateur a déterminé les inflexions ulté- rieures de la tragédie palestinienne, et surtout pour ce que cette LONGTEMPS, LE TRAUMATISME DE LA N AKBA PUIS LA SÉRIE DE commémoration révèle. Sur les Israéliens comme sur les Arabes. DÉFAITES qui a suivi ont fait balancer les Arabes entre l’autofla- gellation du désespoir et la conviction irraisonnée et même fata- LONGTEMPS, LA POSITION STRATÉGIQUE DE L’ÉTAT ISRAÉLIEN, son liste qu’il suffira d’attendre pour que Dieu ou l’Histoire leur agressivité structurelle, sa logique négatrice, sa fonctionnalité apportent un jour la victoire. Soyons justes: il s’est trouvé dans le système impérial mondial ont caché aux Arabes la cris- quelques-uns, au cours de ce siècle, pour chercher des voies de tallisation d’une identité nationale chez leur ennemi. Pétrie de résistance, pour concevoir des stratégies, ou simplement pour ten- contradictions, porteuse de déchirement à venir, cimentée régu- ter des échappées. Qu’ils n’aient pas été couronnés de succès ne lièrement par les guerres, comme le voulait Ben Gourion, et cer- saurait condamner l’espérance d’un relèvement. Mais là n’est pas tainement à mille lieux de l’image édifiante que s’en faisait, que la question. Ce que montrent des décennies de revers, c’est peut- s’en fait toujours l’Occident, à travers les deux mythes détournés être, paradoxalement, que les Arabes n’ont pas besoin de rem- du rescapé et du soldat-pionnier, cette identité n’en est pas moins porter des victoires pour forcer la main des Israéliens. une donnée essentielle de l’équation proche-orientale. Si l’on délaisse un instant les règles formelles de la stratégie mili- Quel rapport avec Herzl? Aucun, ou presque. Voyez l’indiffé- taire, on se rend compte qu’une confrontation comme le conflit rence des Israéliens à l’égard des cent ans du mouvement sioniste. israélo-arabe ne peut être régie par la logique du jeu à somme Comme s’ils confirmaient, par leur vision de leur propre histoire, nulle. Par-delà, il y a aussi la pesanteur de l’Histoire, de la culture, ce que disait naguère Maxime Rodinson sur la conception de de l’être-là en face de laquelle la suprématie matérielle et techno- l’avenir qu’ont toujours eue les dirigeants sionistes depuis huit logique ne peut mener que des batailles d’endiguement. Atten- décennies: une perspective toujours circonscrite à cinq, dix ans. tion! Cette pesanteur n’est pas donnée une fois pour toutes. Elle Durons un peu, et puis on verra bien. Mais n’y a-t-il pas autre se mérite, elle s’affûte, et elle ne le fait aussi bien que si elle se chose que ce défaut d’historicité? N’y a-t-il pas aussi l’oubli marie à la géographie. C’est le sens du pari de l’autonomie pales- volontaire du yishouv, cet État d’avant l’État? Curieux paradoxe tinienne. C’est la raison pour laquelle ce pari, aussi précaire soit- pour le pays d’Izkor qui sait si bien manipuler la mémoire mais il, est devenu l’emblème de l’impasse israélienne. oubli commode, il est vrai, tant il permet de refouler sous Israël Cent ans pour en arriver là! Un État, un drapeau, un territoire, la Palestine, pour reprendre le beau titre d’Ilan Halévi, d’occulter une langue (ça, Herzl ne l’avait pas prévu), personne de sensé ne le véritable moment fondateur, celui de l’expulsion, pour s’instal- contestera que c’est énorme. Personne, sauf les Israéliens, bien ler dans la quiétude fallacieuse d’un-État-comme-les-autres. plus sensibles à l’incertitude qui mine leur quotidien et ajourne Et c’est là qu’on retrouve Herzl et les premiers promoteurs du sio- leur avenir. On conçoit alors qu’ils n’aient pas envie de pavoiser.

L’ORIEN T-EXPRESS 5 SEPTEM BRE 1997 ici et mai nt enant interviewexpress Enjeu : NADIM SALEM Quand l’État perd Linord Première brèche dans la doctrine haririenne en matière de N adim Salem, le Ras- sociétés foncières: face aux appétits de ses partenaires du semblement de Mar- pouvoir qui lorgnent avec gourmandise le projet Linord Roukoz, dont vous êtes pour la réhabilitation du littoral nord de Beyrouth, le prési- membre, fait beaucoup dent du Conseil a préféré se rabattre sur la bonne vieille tac- parler de lui depuis l’es- tique de l’adjudication. C’en est donc fait de Linord, du calade autour de Jez- moins comme société foncière. Le Conseil des ministres l’a zine. Comment est née décidé, le 4 juin dernier. Exit la société foncière. Le gouver- l’idée de ce rassemble- nement renonce à ce moyen d’exécution pour le projet ment? Linord, lui qui avait bataillé sec en 1991 pour faire adopter L’idée est de l’abbé Slim, lui-même originaire de Jezzine. par le Parlement la loi 117 qui allait autoriser le CDR à Alarmé par les bombardements et les attentats contre les civils déléguer sa mission de réaménagement des zones sinistrées et par le plan qui se fomente pour vider la région de ses habi- ou de celles qui constituent une menace pour la santé tants, il a pris contact avec les notables de la région, politiques publique à des sociétés foncières privées. Le principe en était ou autres, pour leur demander d’assumer leurs responsabili- que la société en question exécute pour l’État l’ensemble des tés. Il a fait appel à tous: certains ont répondu à cet appel, travaux d’infrastructure en contrepartie de l’appropriation d’autres en ont été empêchés. Quoi qu’il en soit, nous avons d’une part des terrains compris dans son périmètre d’action, tenu notre première réunion il y a près de cinq semaines. Nous l’autre revenant à l’État. nous sommes fixé une ligne de conduite totalement apolitique. Retour à la case départ, tout est à refaire, ou peut-être tout L’objectif de ce rassemblement est d’apporter un soutien à la simplement à faire. Désormais, l’exécution du projet Linord population de Jezzine. Nous voulons nous adresser à tous, (2 400 000 mètres carrés dont la moitié en surfaces exploi- sans complexes, et insuffler aux habitants de Jezzine l’espoir tables), qui comprend notamment d’importants travaux d’un retour à la légalité pour les aider à résister. Parce que d’infrastructure, le traitement de la décharge de Bourj- nous pensons que la vraie résistance est celle d’une population Hammoud et la création d’un remblai, sera soumise à un qui refuse de partir. Elle est plus efficace que la résistance appel d’offres restreint, lancé par le CDR aux compagnies armée. ayant suffisamment de répondant financier. Comment jus- tifie-t-on d’avoir remercié la petite sœur de Solidere? Fadi Le Rassemblement est-il en train de négocier, comme on le dit, Fawaz, directeur de Sesnord – le comité fondateur de la pour la solution de «Jezzine d’abord»? société – et représentant du CDR à Linord, se garde de Non. Le rassemblement ne se mêle pas de politique. Il se plie répondre. totalement à celle de l’État. C’est à l’État de nous indiquer le En plus des enjeux financiers qui suscitent la convoitise des chemin à suivre, mais il a aussi des responsabilités vis-à-vis du uns et des autres, il semble que les modalités de l’accord citoyen de Jezzine. Et nous lui demandons de les assumer. entre le CDR et Linord n’aient plus été satisfaisantes pour l’État: le pourcentage de terrains gagnés sur la mer que la Q uelles sont les raisons de la brusque flambée de violence à société était censée restituer à l’État s’est avérée insuffisante. Jezzine? Alors, où est l’erreur? Le CDR aurait, dit-on, confié à À Jezzine, la violence dure depuis un certain temps déjà, même Linord la mission de réhabilitation et de développement du si elle s’est accentuée ces dernières semaines. Elle a pour but périmètre concerné sans avoir établi d’étude préalable, en de faire pression sur la population de Jezzine pour l’acculer à estimant le coût d’exécution à 400 millions de dollars. Mais partir. La précarité financière des gens les pousse à vendre voilà, les résultats de l’étude de faisabilité menée par Ses- leurs biens pour se reloger ailleurs. On veut provoquer ce nord ont infirmé cette estimation. Selon cette étude, le coût déplacement de population pour permettre une implantation du projet atteint 580 millions de dollars – tel que précisé des Palestiniens. C’est le but de tous les événements qui se dans la brochure de Linord. Pourtant, Fadi Fawaz nie toute déroulent au Sud-Liban. fluctuation dans l’estimation des coûts. On comprend sa position: une différence de près de 200 millions de dollars L’exode de la population de Jezzine est-il aussi important aurait pour conséquence de réduire la part de l’État dans les qu’on le dit? 1 200 000 mètres carrés exploitables, au profit de celle de Absolument. En 1985, après le premier exode, il ne restait Linord. Mais on peut se demander si la compagnie qui va plus que 30 000 ou 35 000 habitants contre 75000 en 1975. remporter l’adjudication sera en mesure de faire mieux. Il y a deux mois, ils n’étaient plus que 5000. Aujourd’hui, Certes, le critère de sélection retenu sera justement l’impor- après les derniers bombardements, leur nombre est tombé à tance de la part qui reviendra à l’État. Mais ici, comme 2500, 3000 au plus. ailleurs, les dés ne sont-ils pas pipés d’avance (voir toute la série des marchés publics fumeux, depuis l’aéroport jus- Pourquoi l’ALS a-t-elle bombardé Saïda? qu’aux autoroutes)? Qu’on se rassure cependant: Solidere, La raison invoquée c’est la mort de deux jeunes innocents à elle, va très bien et là, il n’est pas question d’augmenter la Jezzine. Mais à mon sens, c’était un prétexte comme un autre part de l’État dans le central district. pour déclencher une action: on vit de part et d’autre un scé- C. R. nario qui nuit à la seule population de Jezzine et sert les des- seins du plan d’implantation.

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Maintenant, en tout cas, c’est le retour du statu quo. Pour pour lui et pour ses hommes? combien de temps? Lahd veut régler le problème de ses miliciens. Ce sera chose Les derniers événements de Jezzine ont pris des proportions faite en temps voulu et de la même manière qu’en 1991, telles qu’il a fallu calmer le jeu. Une trêve était donc prévisible, lorsque les milices ont été dissoutes. Quant à Lahd, il sera pro- même si nul ne peut en connaître la durée. J’espère en tout cas bablement contraint à l’exil le jour où l’État récupérera ses ter- que nous n’aurons plus à subir les souffrances de ces dernières ritoires. semaines, mais ce serait faire preuve d’optimisme. L’affaire de Jezzine semble avoir ravivé les sensibilités confes- Pourquoi l’ex-ambassadeur Simon Karam, également membre sionnelles. Le Rassemblement n’y a t-il pas contribué, notam- du Rassemblement de Mar-Roukoz, et vous-même êtes les ment en raison de ce document de travail qu’on lui impute et principales cibles du chef du Parlement? qui porte de fortes connotations confessionnelles? Je n’ai de problème avec personne, pas même avec le président Il n’y a pas eu de document de travail. Notre seul but est de Berry. maintenir la présence de la population dans la région. C’est le dénominateur commun des membres du Rassemblement. C’est Faites-vous toujours partie du bloc parlementaire du chef du pourquoi nous le voulons éloigné de la politique: il compte des Parlement, malgré son opposition au Rassemblement? gens du régime comme moi mais aussi des opposants. Chacun Jusqu’à nouvel ordre, je me considère comme membre de ce fait des déclarations politiques pour son compte et le rassem- bloc, puisque je n’ai reçu aucune notification en sens contraire. blement n’est responsable que de ses communiqués. Par Mais je n’ai pas été invité à la dernière réunion. Je n’aurais pas ailleurs, je ne pense pas que de telles sensibilités aient refait pu m’y rendre de toute façon, vu que j’étais à Damas avec le surface. Certes, le déplacement des populations va perturber président du Conseil. J’attends de voir ce qui va se passer à la l’équilibre confessionnel de la région et, partant, de tout le prochaine réunion. Mais j’entends dire que Nabih Berry va me Liban, mais Jezzine est pluricommunautaire – plus du tiers de signifier incessamment mon exclusion. En tous cas, je suis prêt sa population est chiite. D’ailleurs, le rassemblement s’ex- à recevoir son émissaire. prime au nom de tous les habitants de Jezzine, chrétiens ou non. Nous œuvrons à contenir l’exode qui a lieu aujourd’hui En tant que ministre, n’êtes-vous pas aujourd’hui sur un siège et nous entendons permettre aussi à ceux qui ont quitté Jez- éjectable? zine en 1985 d’y revenir. À l’époque, Jezzine s’était vidée de la Il y a des rumeurs, mais elles ne me troublent pas. Si je devais grande majorité de sa population chiite. Ce sont ceux à qui ce payer la stabilité de ma région de mon poste de ministre, le rassemblement déplaît qui font une interprétation confession- prix serait encore trop bas. J’estime qu’il y a des priorités, et nelle de notre action. Nous refusons que notre mouvement soit Jezzine est la mienne. J’agis en conséquence et advienne que qualifié de confessionnel, même si nos réunions se tiennent au pourra. couvent de Mar-Roukoz. Propos recueillis par Et que pense le président Hraoui de tout cela? CHANTAL RAYES Nous ne cherchons pas à solliciter des opinions car nous sommes convaincus de ce que nous faisons. Personne jusqu’ici n’a réussi à nous persuader que nous sommes dans l’erreur. Je ne pense pas que notre action gêne le président Hraoui car il est conscient qu’elle concerne le bien-être d’une partie de la population libanaise. Quant au plan d’implantation, l’État est Vrai ou Faux contre. C’est en tout cas sa position officielle. «Les informations suivant lesquelles j’au- rais réclamé le limogeage de certains Comment l’armée gère-t-elle sa présence à Jezzine, compte ministres et que j’aurais abordé ce dossier à tenu de la cohabitation avec l’ALS? Damas sont sans fondement.» L’ALS et l’armée n’ont aucun contact entre elles. L’armée est Rafic Hariri, L’O rient -Le Jour, 26 août retranchée dans un camp et ses relèves sont internes. De toute 1997. manière, elle ne fait que le minimum. Elle est le symbole de la présence de l’État libanais. «N otre mouvement est revendicatif. Il n’est absolument pas politique» cheikh Soubhi Le général Lahd est allé trouver Simon Karam chez lui. De Toufayli, L’O rient -Le Jour , 27 août 1997. quoi s’agit-il exactement? ? En état d’occupation, on ne peut empêcher l’occupant d’ap- «N ous ne sommes pas contre l’opposition, procher qui bon lui semble. Il semble que le général Lahd ait bien au contraire. Il faut que cette opposi- fait une proposition à Simon Karam, lequel a refusé de faire tion existe dans les régimes démocratiques parvenir des messages à qui que ce soit. comme le nôtre. Encore faut-il que cette opposition soit constructive.» L’État refuse toute négociation avec le général Lahd, alors que Elias Hraoui, L’O rient-Le Jour, 27 août ce dernier la souhaite vivement. Q uelle issue peut-il espérer 1997.

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l i v at-ci t tat-civil

fallait que mon assise politique immédiate ne nationale.» souffre pas de division interne.» Une de ses Et ? Certaines mauvaises premières batailles a précisément été de langues parlent de concurrence entre la mère consolider son assise familiale. Notamment et le fils. D’autres évoquent plus simplement en coupant court aux dissensions au sein de une distribution des rôles. «Ma mère repré- la famille, probablement fomentées par ses sente un symbole politique évident. Sa pré- adversaires politiques. L’épisode connu est sence au Parlement me permet d’avoir suffi- celui où il remet à sa place César Moawad, samment de marge pour faire autre chose faisant preuve d’un courage physique que que du travail législatif. Il y a un travail de tout le monde lui a, après coup, reconnu. fond à entreprendre: créer une organisation Alors même que la tension aurait pu à tout autour d’un programme. Le travail politique moment dégénérer en fusillade. ne se résume pas à la fonction de député ou De 1989 à 1995, il poursuit ses études à de ministre. Je ne veux pas être député parce Paris. Et en revient avec un diplôme de l’É- que je suis fils de quelqu’un mais en ayant cole Supérieure de Commerce de Paris fait mes preuves.» NOM: MOAWAD (ESCP) et un diplôme de droit (Paris- Il envisage de faire évoluer la vocation de la PRÉNOM: MICHEL II/Assas). Dans une région ou certains lea- Fondation René Moawad, de la faire passer NÉ EN 1972 ders croient se dédouaner en invoquant d’un statut de fondation humanitaire à celui PROFESSION: FUTUR HOMME Alexandre le Grand comme parangon du d’une aide économique au développement. POLITIQUE grand homme qui n’a pas fait d’études (et Ce qui passe par sa consolidation financière: SIGNE PARTICULIER: A FAIT DES Aristote, alors?), cette formation peut s’avé- la mise sur pied d’un «board of trustees» ÉTUDES rer, à terme, précieuse. Au dire d’un proche constitué de vingt-trois des plus grandes de Sleiman Frangié, «le problème de Michel, sociétés libanaises, bancaires, industrielles, a Il est le fils de son père, zghortiote, député, c’est qu’il n’a pas la gâchette rapide». Ce qui déjà été entreprise. Elles versent chacune dix ministre, puis président de la République n’empêche pas des intellectuels de Zghorta, mille dollars par an. Et faire passer le CRED assassiné dix-sept jours après son entrée en pourtant a priori bien disposés à son égard, (Centre de recherche et d’études pour la fonctions. Et de sa mère, bécharriote, de lui reprocher le comportement de bey démocratie) d’un centre généraliste à un lieu député, née Issa al-Khoury. Un fils du Nord qu’il adopte dans sa région, à l’inverse de qui se consacrerait chaque année à l’étude donc, et de l’une de ses principales familles son image beyrouthine. d’un sujet unique (les municipalités, la politiques. Autant dire que Michel Moawad Une phrase revient parfois: «Question bey, liberté syndicale...). Il y a aussi la campagne avait tout pour n’être qu’un bey de plus, Michel a en face de lui Sleiman. Et question pour la pétition nationale en faveur des élec- engoncé dans le système féodal et dans les société civile, l’autre Frangié, Samir...» tions municipales. Il s’y engage à fond, mais rouages bien huilés du clan. D’où vient alors Coincé dans cet entre-deux. Entre le Nord et refuse de ramener à lui les dividendes de la qu’il semble déjà, à vingt-cinq ans, sur le Beyrouth. «La division est fausse si elle est campagne. «C’est un outil pour raviver une point d’en sortir? Sans doute d’abord du fait posée en termes de distinction entre la bey- culture politique à la base. O n travaille avec qu’il manie la rhétorique avec aisance: «Le kawiyyé et la société civile. Mon pari plusieurs institutions. Je réunis notamment système féodal? Mais c’est mon point fort! consiste justement à m’affirmer comme une de jeunes universitaires, toutes familles O n ne peut pas changer le système comme troisième force. À assumer le passé et à en confondues, et chacun se charge de faire dis- ça, du jour au lendemain. J’ai choisi de le tirer les leçons pour construire un projet tribuer autour de lui la pétition. Cela n’a rien faire évoluer, non pas en niant, mais préci- d’avenir.» Frangié le ministre, justement, il à voir avec une politique de famille.» sément en m’appuyant sur la structure et aurait pu lui ressembler. Mais, «la différence On y revient toujours: le mariage entre la l’héritage qui m’ont été offerts.» avec Sleiman, c’est que je n’utilise pas ma structure traditionnelle et une structure plus Le discours est articulé, Michel Moawad a base traditionnelle pour contribuer à scléro- urbaine, policée, cosmopolite. «En ce sens, de la suite dans les idées. Il lui reste, bien sûr, ser le système. Mes rapports politiques avec explique Bahout, qui semble s’être penché le défi de concrétiser son éloquence dans la lui sont inexistants. Ce n’est pas une affaire sur le sujet, Michel ressemble beaucoup à ce pratique. On peut d’emblée lui reconnaître de famille, et les gens commencent à le com- qu’a été Samir Frangié à ses débuts. À cette une crédibilité, par le fait qu’il pose le chan- prendre.» Joseph Bahout, analyste politique, différence près qu’au lieu du réseau financier gement comme point de départ, alors qu’il commente: «Il y a quelque chose de shakes- et bourgeois dont Michel sait parfaitement n’en a pas besoin pour arriver. «J’avais de pearien dans l’itinéraire de Sleiman et de jouer, Samir a eu pour lui la gauche beyrou- toutes manières ma place réservée dans le Michel. Voilà deux adolescents qui entrent thine. Et qu’il a refusé l’héritage local en système tel qu’il fonctionne aujourd’hui.» Il dans la vie publique à la suite d’un meurtre bloc. De sorte que la carrière politique de est vrai qu’il aurait pu être en train se dorer politique. L’un hérite d’une institution mili- Michel pourrait être autrement promet- sur la Côte d’Azur... Il préfère arpenter les taire, les Marada, et d’un grand-père prési- teuse.» Mais la grande question que se recoins de la Zawya et du Nord. «L’expé- dent, l’autre d’une tradition chéhabiste et posent ceux qui suivent l’expérience particu- rience que nous tentons maintenant au d’un événement lourd: les quelques jours de lière de Michel Moawad reste de savoir N ord, sur le terrain, c’est de changer fonda- présidence de son père, dont personne ne comment il va négocier ce que d’aucuns mentalement cette structure clanique. Pour peut imaginer ce qu’il aurait pu faire. C’est appellent, avec un soupçon de mauvaise foi, la première fois, nous avons intégré des gens que, en mourant, René Moawad a d’emblée la «fin de la régence». qui ne font pas partie de la famille dans la incarné beaucoup plus que ce qu’il était lui- décision politique. Mais pour ça, bien sûr, il même à l’époque: l’esprit de réconciliation A. K.

L’ORIEN T-EXPRESS 8 SEPTEM BRE 1997 ici et mai nt enant plan fixe

PHOTOS AR-EM PICTS uinze ans de purgatoire suffisent-ils? La question s’impose quand on voit Q le parti des Kataëb retrouver son décorum, en tirant profit de l’anniver- saire de la mort de Bachir Gemayel. Si ce dernier, on le conçoit aisément, conti- nue d’être vénéré comme symbole et martyr par une certaine génération, et dans certains secteurs de la société libanaise, on ne voit pas en quoi la pratique actuelle du parti phalangiste incarné par le peu charismatique Georges Saadé s’y rattache. On le sait, c’est plutôt du côté de Damas que se tournent depuis des années les espoirs (néo)phalangistes. Ce qui n’est pas forcément pire qu’avant, sauf qu’on ne voit plus l’intérêt de ressortir pour cela Pierre et Bachir. Au fait, ne manque-t-il pas dans ce panthéon un autre Gemayel? Allons, Messieurs, assumez, assumez! J. A.

L’ORIEN T-EXPRESS 9 SEPTEM BRE 1997 eco &co palette de produits financiers sur le mar- ché. INVESTMENT BANKING: Il est vrai que depuis trois ans, la Banque Centrale a mis en œuvre une restructura- tion du paysage bancaire libanais en intro- duisant des réglementations contrai- LA PERCÉE gnantes, comme les exigences de recapitalisation ou autres, tant vis-à-vis des D epu i s t r oi s a n s, l e sect eu r ba n ca i r e se banques que des établissements financiers divers et des compagnies d’assurances. Ces prépare à faire face à l’expansion attendue mesures ont contribué notamment à tripler les capitaux propres consolidés des du mar ché des capi taux. D éjà, quelques éta- banques commerciales libanaises entre bl i ssem en t s se son t l a n cés su r l e cr én ea u de 1994 (430 millions de dollars) et 1996 (1,2 milliards de dollars). Cette tendance ayant l’i nvestment banki ng. U ne tendance appelée accompagné une période de stabilité monétaire et de reconstruction, il est légi- à s’amplifier. time de penser que le marché des capitaux au Liban est appelé à prendre une impor- tance croissante dans l’économie du pays. C’est d’ailleurs dans cette optique que les ’IL EST VRAI QUE LE LIBAN se donne pour demeure très favorable à ce type d’institu- banques qui ont déjà leurs propres filiales Svocation de devenir une place financière tions. Déjà, six des plus grosses banques d’investissement ont voulu se lancer les régionale, le métier de l’«investment ban- commerciales libanaises ont lancé des premières en vue de parachever une orga- king» est appelé à connaître un développe- filiales dont l’activité va dans ce sens. Ces nisation et une structure permettant de ment significatif dans les quelques années à dernières, après un temps de latence, tenir une place de choix dans les opéra- venir. Nul ne s’y est trompé: la Banque du offrent déjà un certain nombre de services tions d’investment banking à venir. Liban continue à encourager les banques spécifiques à la banque d’investissement, et Bien sûr, on peut se demander ce qui a bien commerciales à établir leurs banques d’in- elles se préparent surtout à élargir leur pu pousser les banques commerciales à vestissement, et le régime d’imposition champ d’activité en introduisant une large vouloir jouer elles-mêmes le rôle de

alter éco Fin de services NL’AVAIT COMPRIS DEPUIS LE DÉBUT entreprises du secteur public qui ont la de mystère quant à l’absence de O DE L’ÈRE H ARIRI: le libéralisme ne responsabilité de systèmes vitaux, confiance du citoyen vis-à-vis de tout ce méritera jamais autant le qualificatif de comme les télécommunications, l’électri- qui est public, tout cela lui paraissant sauvage que dans le Liban des années cité, les transports, la santé, la poste et, n’être qu’un écran aux activités de ses 90. La vague de privatisations qui se qui sait, peut-être bien d’autres. Comme gouvernants. Bref, ce n’est évidemment prépare semble ne rien devoir épargner, le dit si bien Wadih Akl (député comme pas en s’effaçant complètement de la du port aux autoroutes, du centre-ville il en fait cruellement défaut à la Répu- reconstruction et des services de base aux télécommunications, en passant blique et qui m’a soufflé le titre, je que l’État retrouvera (ou plutôt trou- même par le système de santé et la sécu- l’avoue), c’est bien le service public tout vera) un semblant de crédibilité auprès rité sociale. De leur côté, les entreprises entier qui est en voie de disparition. Bien de la population. Et ce ne sont sûrement bénéficient d’un taux d’imposition sûr, pour un État en manque évident de pas des mesures de dupes comme celles excessivement bas, et il est question de moyens, c’est la solution de facilité. Par qu’on a eu la surprise de découvrir pour balancer les indemnités de fin de service contre, pour le citoyen, qu’il soit fonc- les produits agricoles qui y changeront aux oubliettes. Dans un pays où la ques- tionnaire du secteur public ou non, ce quelque chose. Quant au citoyen, on ne tion de la souveraineté est à l’ordre du n’est pas le Pérou, loin de là. Même les peut que le comprendre s’il paraît jour depuis l’indépendance et où elle ne entreprises auront à s’en plaindre ulté- désemparé. Dans la fonction publique, l’a jamais été autant qu’à l’heure rieurement, le régime fiscal ne leur étant les salaires de misère continuent de actuelle, il est étonnant de constater que favorable qu’en partie. En ce qui favoriser les rentrées illicites qui à leur le pouvoir n’a aucun scrupule à effacer concerne l’État, on confondait déjà trop tour pénalisent le commun des citoyens, le secteur public de la scène, en assignant facilement les intérêts du secteur public le tout étant couronné par une imposi- d’abord exclusivement à une société pri- et les intérêts des responsables de ce tion indirecte de plus en plus lourde. La vée la tâche de reconstruire une région même secteur public, à tel point qu’il a possibilité d’une dévaluation est une vitale s’il en est comme le centre-ville de toujours été très difficile de trouver les véritable épée de Damoclès qui vient Beyrouth, puis en continuant le proces- limites entre ledit secteur et les entre- s’ajouter à l’angoisse de ceux qui n’arri- sus avec les autoroutes du pays, et enfin prises privées appartenant aux cercles vent plus à épargner du fait d’un désé- en préparant la privatisation des grosses du pouvoir. Cela étant dit, il n’y a plus quilibre insoutenable entre le coût de la

L’ORIEN T-EXPRESS 10 SEPTEM BRE 1997 eco &co sources de revenus en favorisant les com- missions au détriment des intérêts finan- ciers (ce qui a été d’ailleurs le cas sur tous les marchés développés du monde). La deuxième raison, importante, est que les banques libanaises ont souffert depuis des années d’un mismatch entre leurs res- sources et leurs actifs, puisque le terme moyen des dépôts bancaires n’excède tou- jours pas les quarante-cinq jours, alors que les actifs en monnaie nationale sont princi- palement des Bons du Trésor avec des maturités comprises entre 3 mois et 2 ans, et des prêts à court terme ayant des matu- rités du même ordre. Le besoin de capitaux L’ORIENT-LE JOUR à plus long terme qui est de plus en plus La Banque du Liban encourage la création de banques d’investissement. ressenti sur le marché libanais à cause banques d’investissement plutôt que de rétrécissement de l’écart entre les taux de notamment du besoin des entreprises de laisser le champ libre à des établissements rémunération des dépôts et les taux propo- financer leur expansion est donc suscep- n’étant pas affiliés à des banques tradition- sés sur les prêts bancaires. À l’heure tible d’entamer la position de monopole nelles. À cela, il y a sans doute deux raisons actuelle, le spread entre les taux débiteurs qu’ont les banques commerciales comme primordiales: la première est que nous et créditeurs se situe aux alentours de intermédiaires financiers. sommes quand même dans un pays où il y 4,5% , et est encore attendu à la baisse, ce Enfin, la loi encourage la création de filiales a proportionnellement le plus grand qui devrait pousser les banques commer- d’investissement par une exonération fis- nombre de banques par dizaine de milliers ciales à plus de diversification dans les ser- cale de 7 ans accordée aux compagnies d’habitants, ce qui a mené à une concur- vices qu’elles proposent, comme par financières spécialisées (particulièrement rence particulièrement féroce entre les éta- exemple l’intermédiation, le conseil ban- aux prêteurs à long terme) et par une blissements commerciaux de la place. Avec caire, la structuration de projets et le grande flexibilité dans les transferts des pour corollaire la baisse des marges nettes underwriting. En clair, les banques pertes et profits vers les filiales ou hors de des banques commerciales, en raison d’un devraient logiquement rééquilibrer leurs ces mêmes filiales.

vie et les salaires. Comme pour enfon- s’était approprié sa demeure, que l’ar- concurrence étrangère attirée par un cer le clou, le pouvoir a trouvé le moyen gent qu’on a payé au squatter lui sera contexte fiscal favorable. En bref, le de terroriser cette catégorie déjà nom- ponctionné sur les indemnités qu’il système d’imposition n’a qu’un avan- breuse et toujours grandissante de la attendait au terme de bons et loyaux tage apparent pour les entreprises avec population active en lui brandissant une services envers et contre tout? Bien sûr, tous les inconvénients qui viennent éventuelle liquidation pure et simple des l’opération sera bien mieux présentée avec, sans compter qu’il est injuste d’un indemnités de fin de service, sans même que ça, mais elle n’en sera pas moins point de vue social, même si le gouver- les compenser par un système d’assu- indigeste. Enfin, les entreprises. On n’a nement nous a habitués à mépriser rance vieillesse. Belle perspective pour pas fini de dire à quel point le haririsme superbement ce genre de considéra- le troisième âge. Après le pouvoir qui a leur était bénéfique. L’impôt sur les tions. Certes, un peu plus d’imposition peur de sa jeunesse, voici le pouvoir qui sociétés au plus bas, et des avantages directe demanderait une machine bien n’aime pas ses aînés. Il va de soi que la fiscaux par secteur. Mais à y regarder huilée qui puisse gérer les rentrées, mais dépendance des parents vis-à-vis de de plus près, les entreprises locales sont ne faudrait-il pas y songer un jour? leurs enfants aura des conséquences de plus en plus en difficulté et nombre Alors pourquoi continue-t-on de s’ac- catastrophiques tant sur les uns que sur d’entre elles, prises à la gorge, ont crocher à ce système? Les compétences les autres, et globalement sur la struc- déposé leur bilan ou se sont tout sim- des experts de l’équipe en place étant ture familiale elle-même. Et quand on plement laissées racheter. Suivez mon au-dessus de tout soupçon, serait-ce pense que ce gâchis a pour but d’aider regard. C’est que d’une part, les entre- tout simplement par facilité que le gou- au financement d’autoroutes, d’espaces prises souffrent clairement de la baisse vernement agit de la sorte? Si le court commerciaux et de palais (de congrès chronique du pouvoir de consomma- terme et la facilité sont une fois de plus ou de personnalités), sans compter les tion du citoyen, alors que le gouverne- la règle, il est dangereux pour l’avenir dédommagements des squatters, il y a ment semblait le sacrifier au bénéfice de continuer à gérer le pays au jour le de quoi s’inquiéter quant à la manière des entreprises, et que d’autre part, si jour comme on a été contraint de le de raisonner des gens du pouvoir en les sociétés savent que leur résultat final faire pendant les années de guerre. Si le terme de justice sociale et de priorités. ne sera pas lourdement ponctionné, gouvernement est en quête de fonds à Comment expliquer par exemple à ce elles ont quand même des marges de long terme, le peuple quant à lui attend vieux, déplacé, qu’on a laissé loin de plus en plus réduites du fait de l’impo- une vision à long terme qui a toujours chez lui le temps de trouver les fonds sition indirecte qui rend leurs matières fait défaut. Enfin, tant que les élites qui servent à «dédommager» celui qui de base inabordables, sans parler de la gouvernent.

L’ORIEN T-EXPRESS 11 SEPTEM BRE 1997 eco &co Les six filiales sont les suivantes: Audi Investment Bank (filiale de la Banque SA IN T-GEORGES Audi), la Banque d’Affaires du Liban et d’Outre Mer (filiale de la BLOM), le Cré- dit Libanais Investment Bank (Crédit Liba- nais), la Méditerranée Investment Bank LE RETOUR? (Banque de la Méditerrannée), Saradar Financière (Saradar) et Indosuez Capital Moyen-Orient (joint venture: Banque Libano-Française - Banque Méditerrannée - Saudi French Bank). Elles sont toutes membres du Beirut Stock Exchange et EPUIS LE 7 MARS DERNIER, le divorce (qui, malgré l’action en justice intentée offrent leurs services de brokerage aux est consommé entre la SGHL par Nader à son tour, a été maintenue clients locaux et expatriés. D(Société des grands hôtels du Levant), pendant dix ans, avec force pressions) en Toutes cependant n’offrent pas de services propriétaire du Saint-Georges, l’hôtel le dépit de la clause de non-concurrence sti- de conseil. La BALOM, Audi Investment plus emblématique de l’âge d’or beyrou- pulée dans le contrat de bail. Ceci étant, et Indosuez Capital Moyen-Orient se sont thin, et Michel Nader, locataire de la peut-on imaginer que la SGHL a renoncé dotées chacune d’un département de plage depuis 1936 – en vertu d’un contrat au droit de préférence dont jouit le pro- recherche, et elles émettent des rapports de bail commercial. Un divorce à priétaire des lieux en cas de cession du économiques de manière régulière. Médi- l’amiable cependant, venu mettre fin à fonds de commerce? Il n’est que d’en- terranée Investment et Saradar Financière une cohabitation plus ou moins heureuse tendre Fadi Khoury tantôt affirmer que la sont également sur le point de mettre sur qui aura duré soixante et un ans. Pour- SBM a été créée par la SGHL, tantôt le pied un département de ce type. tant, ce n’est pas la SGHL qui a racheté le nier avec véhémence. Mais venons-en à l’activité de ces établisse- Saint-Georges Yacht Motor Club (le De surcroît, la récente réouverture d’Élite ments. Les services de corporate finance fonds de commerce de Nader), même si, – alors que dans pareille opération, la continuent pour la plupart à être offerts à quatre ans durant, c’est entre ces deux clause de non-concurrence et les modali- travers les sociétés mères, c’est-à-dire les parties – rapprochées par le président du tés du contrat en général, survivent au banques commerciales, qui demeurent en Conseil – que les négociations ont eu lieu. transfert – accrédite la thèse que la SBM manque de ressources à long terme. C’est C’est à la Société des bains de mer s.a.l., est bien la propriété de la SGHL. Tout entre autres pour cela que l’activité dans ce que Nader a cédé son fonds de commerce comme le désistement de Nader des dom- secteur a été jusque-là réduite à quelques incluant le droit au bail, le tout pour une mages et intérêts que lui devait la SGHL prêts syndiqués et à de petites participa- poignée de millions de dollars. Pas moyen pour le préjudice subi du fait de l’ouver- tions financières. Le underwriting a égale- cependant de connaître le montant exact ture d’Élite pendant dix ans. De fait, ce ment été restreint à des capitaux privés et de la vente, même au Registre de com- désistement, auquel la SGHL a condi- des placements de dettes. D’ailleurs, dans merce, où d’ailleurs, la cession n’est pas tionné l’opération, est révélateur à plus ce domaine, les banques locales ne sont pas enregistrée dans le dossier du Saint- d’un titre. Et d’abord, parce qu’en aucun en mesures de concurrencer l’expertise et le Georges Yacht Motor Club. cas le propriétaire ne peut poser de condi- réseau de leurs concurrentes internatio- Si, officiellement, la SBM, fondée début tions s’il n’est pas partie prenante dans la nales telles que l’ING Barings, l’ABN 1997 et nouveau locataire des lieux, cession. Dès lors, comment expliquer que AMRO ou Merrill Lynch. Les «mortgage n’appartient pas aux propriétaires de Nader ait consenti à renoncer à son droit backed securities» et la titrisation ne l’hôtel Saint-Georges, il y aurait plus au profit de la SGHL si celle-ci ne lui devraient toutefois pas tarder à faire leur d’une raison de croire à une conjonction avait accordé aucune contrepartie, c’est- apparition. Il y a aussi la perspective de d’intérêts avec la SGHL. La première à-dire si elle n’avait aucun lien avec fonds de placement, mais il est probable étant l’intention des propriétaires de l’hô- l’acheteur? A fortiori lorsque ce droit est que cela prenne un peu plus de temps. tel de récupérer la plage, confirmée par inaliénable, même après la vente du fonds Toujours dans les activités des banques les tentatives répétées pour déloger Nader de commerce. d’affaires, le Beirut Stock Exchange à coups de vains procès. Et en particulier Quant à la terrasse de l’hôtel, qui n’était compte à l’heure actuelle 13 membres par l’ouverture en 1962 de la plage Élite, pas comprise dans le contrat de bail de actifs dans le courtage, c’est-à-dire plus qu’il n’y a de titres cotés à la Bourse. Cela en dit long sur la concurrence dans ce sec- teur. Alors que les coûts sont élevés, les commissions sont basses. À l’heure actuelle, les banques d’affaires Depuis le 7 mars dernier, restent à la recherche d’expatriés ayant une un nouveau solide expérience financière. D’autre part, locataire une législation pourtant indispensable se pour la plage fait toujours attendre pour encadrer ces du Saint- besoins nouveaux. Ceci dit, il ne fait plus Georges. de doute que ce secteur est en bonne voie de remplir la place qui est la sienne dans l’espace des affaires local. AL. B. AR.EM PICTS AR.EM

L’ORIEN T-EXPRESS 12 SEPTEM BRE 1997 eco &co Nader, elle est aujourd’hui ouverte et accessible grâce au même droit d’entrée Les télécoms israéliens que la plage, signe qu’hôtel et plage sont désormais un seul et même établissement. dans le rouge Quoi qu’il en soit, l’acquisition a porté sur un fonds de commerce qui inclut le Le réseau de télécommunications national, qui avait entraîné la chute droit au bail d’une surface de près de israélien Bezeq a annoncé un plan de du coût de la communication interna- 7000 mètres carrés – sept fois plus restructuration complet et un plan tionale de 70% en Israël. La compa- importante que celle louée par Nader en social qui mènera au licenciement de gnie en a tiré les leçons et a pris les 1936 qui en faisait à peine plus de 1000. 1800 personnes, sachant que la com- devants pour se préparer aux condi- La différence est due aux remblais effec- pagnie est publique. Cela correspond tions d’un univers concurrentiel et tués au fil des ans par le locataire, un état à la mise sur la touche de 20% des agressif. Elle a en ce sens suivi les de fait régularisé par le décret 7660 du effectifs de la société et à un remanie- traces des sociétés du secteur public 15 décembre 1995, venu établir un ment profond du management de européen lorsqu’elles s’étaient trou- schéma directeur de la baie du Saint- Bezeq. Avec cela, les responsables vées dans un contexte identique. Georges, désormais découpée en cinq considèrent qu’il restera beaucoup de Bezeq financera son remaniement par secteurs. Dès lors, ces 7000 mètres carrés personnel excédentaire au sein de la deux moyens différents: d’abord, il lui seront affectés au secteur un, celui de compagnie publique. sera alloué 80% des rentrées des l’hôtel Saint-Georges: de quoi calmer ses Bien entendu, il a suffi que la compa- ventes de 12,5% de parts de la com- propriétaires qui s’insurgeaient contre les gnie annonce que le coût de la restruc- pagnie, ce qui équivaut à 850 millions dépassements de Nader. Lequel a, dans la turation s’élevait à 1,4 milliards de de shekels au cours actuel du titre. foulée, cédé à la SBM les droits que lui shekels (399 millions de dollars US) et D’autre part, Bezeq effectuera une conférait ce décret de remblayer 6384 que Bezeq serait dans le rouge en fin émission obligataire sur le marché mètres carrés (secteur 2 de la baie du d’année pour que le titre de la société national de 250 millions de shekels. Saint-Georges). Les droits de Nader plonge de 3,75% à la Bourse de Tel Le gouvernement israélien planifie une concernent la propriété de 1500 mètres Aviv, passant de 10,30 Shk à 9,91 baisse de sa participation de 67% à carrés et l’exploitation des 4800 restants, Shk. Le plan prévu est très utile sur le environ 55% . Déjà, en juillet dernier, moyennant des redevances à l’État. Dès long terme, de l’avis des analystes, Bezeq (dont 10% des parts sont déte- lors, la question de la marina que l’hôtel mais il est, semble-t-il, impossible à nues par le groupe britannique Cable Saint-Georges souhaitait édifier pourrait, l’heure qu’il est de savoir à combien se & Wireless) avait vendu 12,5% de ses à terme, se poser à nouveau: si, face au chiffrera la perte nette en bout de parts à Merrill Lynch, ce qui avait secteur 1, il n’y avait pas de marina pos- course, ce qui explique la fébrilité du provoqué un mouvement syndical. Les sible en raison du chevauchement des titre. syndicats se sont plaints du fait que droits accordés à l’hôtel Saint-Georges Dès que le plan de restructuration sera malgré toutes les promesses gouverne- sur le périmètre de Solidere, un arrange- approuvé par le ministère des mentales, aucune des rentrées de ce ment serait envisagable entre cette société Finances, il sera lancé, avec pour placement n’avait été allouée aux pen- et la SBM sur le front de mer du secteur objectif d’achever la réorganisation a sions des salariés. 2. Auquel cas, l’hôtel aurait enfin sa l’été 1998, afin que la compagnie Le deal autorise Merrill Lynch à marina, à condition bien sûr, que la SBM Bezeq ait le temps de redémarrer nor- revendre 10% des parts au gouverne- lui appartienne réellement. malement avant que le marché interne ment israélien au cas où la banque ne S’agissant de l’hôtel, pour l’heure, rien israélien ne s’ouvre à la concurrence, réussissait pas à trouver des acqué- n’a encore été fait. Il faut rappeler à cet ce qui est prévu pour 1999. reurs d’ici février 1998. Jusque-là, égard, que la municipalité de Beyrouth La compagnie Bezeq avait affiché un Merrill Lynch a placé 2% des titres n’a toujours pas accordé à la SGHL le profit net de 658 millions de shekels, auprès d’investisseurs institutionnels. permis de démolir pour reconstruire mais elle avait commencé à souffrir à Quant au plan de restructuration, la l’édifice avec deux étages supplémen- partir de l’introduction de la concur- banque refuse de se prononcer à cet taires, un droit que lui confère la pre- rence sur le service téléphonique inter- égard. mière partie du décret 6155 du 22 décembre 1994, toujours en vigueur (voir L’O rient-Express – juillet 1996). L’oc- troi du permis serait lié à la présence d’un parking comme l’exige le nouveau règle- Un commando contre la livre ment de construction. Mais l’hôtel étant bâti en partie sur le domaine maritime, la Alors que la levée des restrictions alors qu’il était pratiquement offert construction d’un parking entraînerait imposées aux Américains désirant se juste avant l’opération de commando des coûts extrêmement élevés. En tout rendre au Liban semblait devoir favo- israélienne qui a tué cinq membres du cas, la SGHL semble s’être résolue à riser un certain regain d’intérêt pour . réhabiliter l’hôtel en vertu du permis les placements en livres libanaises, Depuis, l’engrenage semble amorcé, obtenu le 15 novembre 1994. Mais les étant donné que la mesure était inter- et la demande locale vis-à-vis du dol- travaux n’ont pas encore été entamés, prétée comme un encouragement aux lar atteint le point supérieur d’inter- bien que les soldats syriens qui squat- investissements étrangers au Liban, il vention de la Banque Centrale, les taient le bâtiment aient été évacués. a suffi d’un brusque regain de tension agents financiers étant de moins en au Sud-Liban pour que le dollar amé- moins disposés à lâcher leurs billets CHANTAL RAYES ricain soit très recherché à nouveau, verts.

L’ORIEN T-EXPRESS 13 SEPTEM BRE 1997 ici et ailleurs

LES FELLAHS EN JACQUERIE PHOTOS LARA BALADI

L’ORIEN T-EXPRESS 14 SEPTEM BRE 1997 ici et ailleurs D epui s sept mi lle ans, l’Égypte agrai r e n’en fi ni t plus d’êtr e à la vei lle d’une révoluti on. Cette fois-ci, c’est l’État qui a provoqué l’éti ncelle. A vec une réfor me qui , balayant l’héri tage nasséri en, va jeter des mi lli ons de paysans dans une situation encore plus mi sérable. Et provoquer le plus grand exode r ural de cette décenni e.

LE CAIRE– CHRISTOPHE AYAD

120 KILOMÈTRES AU SUD DU CAIRE, les locaux, brûlant les registres avant ÀSaft al-Arafa, un village de dix de se faire violemment évacuer par les mille habitants, est un vrai petit coin forces de sécurité. d’Égypte éternelle. Une image d’Épinal Aujourd’hui, Saft al-Arafa vit quasi- du bourg champêtre de Haute-Égypte: ment sous état de siège. Des patrouilles un canal avec ses pompes à eau, de gardes municipaux se relayent quelques gardes-champêtres, quelques autour des ruines de la coopérative et vaches, quelques ânes balançant sur pour quiconque d’étranger au village, leurs dos des fellahs somnolents... il est difficile, voire impossible, de par- Mais cette sérénité n’est qu’apparente: ler aux habitants s’il ne s’est, au préa- bombe à retardement, une nouvelle loi lable, présenté au poste de police. agraire va provoquer une énorme aug- «Qui voulez-vous voir? interroge le mentation du loyer de la terre. Déjà, le responsable de la police. Des paysans? 25 juin, un rassemblement de paysans Pourquoi? Il n’est pas recommandé de s’est formé devant la coopérative, qui se promener seul.» ont exprimé leur colère en investissant Mais il se reprend aussitôt: «Nous

L’ORIEN T-EXPRESS 15 SEPTEM BRE 1997 ici et ailleurs

sommes là pour vous aider. Dites-nous n’ont pas de terre. Si la loi est appli- qui vous voulez voir et on vous quée, ils perdront tout: c’est leur seul l’amène au commissariat. Si vous com- gagne-pain.» mencez à parler aux gens dans la rue, «Qui voulez-vous Huit autres villages, un peu plus au ils vont se regrouper, s’énerver et ça va v oi r ? D es pa ysa n s? sud, ont vécu une expérience tout aussi finir en émeute. violente: trois paysans sont morts dans – N on merci, nous partons.» Pourquoi? Il n’est la région de Minia. Dans le Delta, dans En raccompagnant les journalistes vers le Fayoum, du nord au sud de la vallée la sortie du village, un garde-cham- pas r ecommandé de du Nil, la colère gronde. Une douzaine pêtre a le temps de glisser: «Moi, j’exé- de morts et plus de 750 arrestations cute les ordres mais cette loi est crimi- se promener seul» depuis le début de 1997 à cause de nelle. Un tiers des paysans du village cette nouvelle loi agraire, affirme l’or-

L’ORIEN T-EXPRESS 16 SEPTEM BRE 1997 ici et ailleurs ganisation des droits de l’homme Al- essayent de dédramatiser la situation. diplômés, désireux d’investir dans des Ard. C’est que le délai de grâce, Le conseiller du ministre de l’Agricul- produits d’exportation à haute valeur accordé lors du vote de la loi n°96-92 ture, Saad Nassar, affirme que cette ajoutée: bananes, plantes médicinales – qui, en 1992, s’est passé dans la plus réforme «ne concerne que 12,6% des et aromatiques, fraises, melons...» totale indifférence – expire le 1er terres. Et encore. Seuls 5 à 10% des Pour les paysans locataires, cette « octobre prochain. paysans locataires sont dans une situa- nouvelle» loi n’entraînera rien moins François Ireton, chercheur au CEDEJ tion réellement difficile». Un fonds de qu’un retour à l’ancienne situation, (Centre d’étude et de documentation 110 millions de livres vient juste d’être celle d’avant la Révolution: retour au économique et juridique) explique: mis en place qui procurera des prêts à statut d’ouvrier agricole, perte de «Cette loi revient en fait à annuler les ces derniers pour qu’ils puissent toute sécurité alimentaire, risques principaux acquis de la réforme s’acheter des terres, des comités d’être licenciés à tout moment. Pour agraire mise en place par N asser et la locaux se pencheront sur les autres l’instant, l’agitation dans les cam- Révolution et en vertu de laquelle dossiers «auxquels nous trouverons pagnes relève plus de la jacquerie que l’État contrôlait à peu près tous les des solutions au cas par cas». Une agi- de la révolution. Les autorités, cepen- rouages afin de protéger le petit tation tardive qui ne masque pas le dant, la prennent suffisamment au exploitant.» Nasser avait en effet fait que pendant cinq ans rien n’a été sérieux et le ministre de l’Intérieur démantelé les grandes propriétés pour brandit à nouveau la menace des les redistribuer aux petits paysans et Frères musulmans qu’il accuse d’atti- protéger ceux qui n’avaient pas les «U n t i er s des pa ysa n s ser le feu: comme quoi, ceux qui s’op- moyens de posséder leur terre. On poseront à la loi ne seront pas traités peut encore rencontrer de vieux fel- du village n’ont pas avec moins de sévérité. Accusation lahs qui affirment avoir reçu leur titre de ter r e. Si la loi guère crédible, car les Frères musul- «des mains mêmes du Raïs», véritable mans, dont on ne peut pas dire qu’ils père Noël. Quant aux locataires, l’É- est appli quée, aient jamais appuyé l’expérience tat leur assurait jusque-là des loyers socialisante de Nasser, soutiennent très faibles fixés par décret adminis- ils perdront tout: sans conteste cette loi. Plus logique- tratif. De plus, il était quasiment ment, ce sont les partis de gauche qui impossible pour un propriétaire d’ex- c’est leur seul sont solidaires des paysans et partici- pulser un agriculteur de la terre qu’il gagne-pain» pent à la campagne d’opposition à son cultive. application. Et commencent à en subir À partir du 1er octobre prochain, le les conséquences: Hamdin Sabahi, paysan qui paye aujourd’hui 600 fait. Pour Saad Nassar, il n’est pas jeune responsable nassérien, est main- livres égyptiennes – c’est-à-dire moins question de remettre en cause une tenu en garde à vue, renouvelée tous de 200 dollars – pour la location d’un réforme qui «engage l’avenir de l’agri- les quinze jours depuis le 17 juin. feddan (0,42 hectare) devra débour- culture égyptienne. Pour gagner en D’autres ont pris la relève et une tren- ser pour la même surface cultivable productivité, nous devons sortir d’un taine de plaintes ont été déposées jusqu’à 2500 livres. «Mais où vais-je système où l’État intervient en perma- contre le président Moubarak afin trouver cette somme? s’écrie Sayed nence au nom de l’intérêt national. Il qu’il annule la nouvelle loi agraire. Abou Abbas. Déjà, nous vivons dans faut que la terre revienne à des gens C. A. la misère. Mes enfants ne peuvent même pas aller à l’école. N ous sommes dix-huit à vivre sur un fed- dan. Vous savez ce qui va se passer si je ne paye pas le nouveau loyer? Le propriétaire va me chasser. Mais L’Égypte rurale en chiffres avant, il devra me passer sur le corps.» «Le plus étonnant dans cette affaire, remarque François Ireton, c’est qu’il n’y a eu aucune pression de la Banque • nombre d’habitants: 62 millions Mondiale ni du FMI. On ne peut pas • population active: 17 millions (dont un tiers dans l’agriculture) même parler de lobby des grands pro- • population rurale: 50% priétaires terriens puisque ceux-ci ont disparu. Il s’agit bien en fait d’une • surface: 1 002 000 kilomètres carrés dont 4% habitables volonté politique du gouvernement de • surface cultivable: 7,6 millions de feddans (3,2 millions d’hectares) donner un gage de libéralisation.» Une libéralisation qui va sanctionner 600 • nombre d’exploitations agricoles: 3,5 millions dont 93% inférieures à 5 feddans 000 paysans sans terre, 400 000 qui (2 hectares) en possèdent une dont ils louent une partie. Au total, ce sont 5 à 10 mil- • régime de propriété: deux tiers de propriété privée, un tiers de location lions d’Égyptiens qui vont être pénali- • revenu moyen: 1 500 dollars par habitant et par an. Selon une étude récente, la sés: un véritable risque d’exode rural tel qu’on n’en a plus vu pendant ces moitié du revenu des Égyptiens est consacrée à l’alimentation. dix dernières années. Bien évidemment, les responsables

L’ORIEN T-EXPRESS 17 SEPTEM BRE 1997 hor s-j eu PAU L AC H KAR

UAND UN DRAGON ÉPUISÉ PREND France. Plus exactement vers QLE TEMPS DE SOUFFLER, IL RISQUE Mayotte où un maçon peut D’AMENER LA MOUSSON. Ce pourrait Ça ne vous gagner jusqu’à 1000 F par mois, être un proverbe thaïlandais. Non, ce qui est énorme pour une île où c’est seulement l’état des lieux de l’ex- 90% de la population est au chô- plus brillant des «dragons» du sud-est mage. Plus exactement pour y asiatique après une croissance folle rappelle rien? voir plus clair en eux-mêmes, et qui a duré dix ans. C’est fini: la Thaï- recentrer leur éloignement de leur lande, «le pays des hommes libres» est aujourd’hui à genoux devant le Japon, son nouveau maître. Le FMI lui a accordé 16 milliards de dollars pour remettre à flots l’économie ( deux fois Pou r y voir plu s clair en eu x-m êm es, la somme allouée au Mexique lors de son krach). Le peuple thaï et recen trer leu r éloign em en t va souffrir pour payer, au prix fort, l’aveuglement de ses diri- geants. En deux mots, comment le lauréat est-il devenu un de leu r propre pays cancre? Bangkok s’est amarré à la zone dollar (ça ne vous rap- pelle rien?) lorsque ce dernier était faible. Ce n’est plus le cas, et propre pays (ça ne vous rappelle rien?). Alors, sur cette petite île la bonne idée d’alors a provoqué l’écartèlement d’aujourd’hui. de l’océan Indien, parce qu’ils sont dégoûtés par leur marginali- C’est la revanche de l’Empire du Soleil, et ce n’est pas fini. sation progressive et par leurs propres notables indifférents, les Attention aux bourses asiatiques. enfants ont jeté des pierres, comme ils ont vu à la télé d’autres enfants le faire. «Pour ne pas devenir des vieillards avant d’avoir NORODOM RANARRIDH ET HUN SEN SONT DANS UN BATEAU. grandi.» RANARRIDH tombe dans l’eau. Qui croyez-vous l’a poussé? Un pays avait deux premiers ministres (ça ne vous rappelle rien?) et C’EST LE LION ET PAS LE CHAT QUI A SEPT VIE (ÇA NE VOUS RAP- lorsqu’ils ont mis un terme à leur entente loyale, le Cambodge a PELLE RIEN?). Ce pourrait être un proverbe afghan. Ce sont tout retrouvé ses bonnes vieilles habitudes. Le premier est le fils de simplement les aventures extraordinaires d’Ahmad Massoud Sihanouk, et l’autre un dirigeant de l’ex-pouvoir pro-vietna- Shah ou du commandant Massoud ou du Lion du Panshir, cer- mien. Apparemment, Hun Sen est plus doué que son rival pour tains disent aussi l’Aigle. Celui qui a été le cauchemar des Sovié- la chose militaire et la manipulation étatique. Et Ranarridh, tiques, celui qui a pris Kaboul, qui a empêché l’intégriste pach- évincé par une sorte de coup d’État, va se rapprocher de ce qui toun Hekmatyar d’assumer le pouvoir, n’a pas pu,k il y a un an, reste des Khmers Rouges, un peu reliftés depuis le procès de Pol contenir la déferlante des Talibans venus du Sud, et qui ont su Pot. La frêle démocratie, installée à la va-vite par les Casques profiter de l’épuisement de la population à cause de la poursuite bleus, aura vécu. Le vieux Sihanouk, le papa de Ranarridh, est de la guerre intermoujahidin. Rejeté au nord-est de l’Afghanis- malade. Au mieux, il fera encore quelques visites «neutralistes» tan (même Mazar-i-Sharif, lieu de pèlerinage chiite où l’on pra- au temple d’Angkor. Après ça, la guerre civile pourra reprendre. tique le bozgachi, une sorte de polo du mouton, est momenta- nément tombé), Massoud paraissait irrémédiablement LE QUARANTIÈME, C’EST QUARANTE JOURS AVANT ET PAS APRÈS. CE condamné. En allant trop loin tant géographiquement qu’idéo- POURRAIT ÊTRE UN PROVERBE CONGOLAIS. C’est à peu près à cette logiquement, les Talibans se sont découverts. Il n’en fallait pas date, avant l’élection présidentielle du 27 juillet, que tout s’est plus pour remettre le Lion en selle. Partisan d’un Afghanistan dégradé à Brazzaville. Un président qui ne veut pas partir, sa multiethnique, ce Tadjik pourra-t-il un jour le gouverner? Rien milice s’appelle les «zoulous». Un ancien dictateur qui veut se n’est moins sûr, même si l’increvable a encore une fois repris faire élire, sa milice s’appelle les «cobras». Beaucoup de pétrole l’initiative militaire et qu’il est de nouveau aux portes de dans le sous-sol, et l’explosion a lieu. Décidément, la France Kaboul. devra la boire jusqu’à la lie, sa politique néo-coloniale. On a imposé aux deux camps un cessez-le-feu qui a plus ou moins VRAIMENT, ÇA VOUS INTÉRESSE LES RELATIONS TUMULTUEUSES tenu. À partir du 30 août, le mandat présidentiel fini, plus de D’ARAFAT ET DE LA BELLE RANTISI, le flirt de Bibi avec Sharon, la légitimité, c’est la vacance quoi (ça ne vous rappelle rien?). Il n’y jalousie de Mordekhaï qui lui fait trouver du charme à la petite aura plus que des milices retranchées dans les quartiers de la Barak? Franchement, je ne vous savais pas aussi friand de capitale qu’elles contrôlent, où l’équilibre des forces se chargera ragots. Je ne vais pas plus m’aventurer dans les marécages algé- d’empêcher que l’une prenne l’ascendant sur l’autre. J’allais riens. Ce qui est sûr, c’est que c’est beaucoup plus compliqué et oublier: il y a un troisième homme: c’est le maire. Jusque-là, il retors que la version officielle de l’égorgeur égorgé qu’on nous présidait la commission de conciliation. Dorénavant, il s’occu- sert tous les matins en guise de petit déjeuner. On ne va pas vous pera surtout de sa milice, les «ninjas». embêter avec ces criminels de sale guerre qu’on commence enfin à juger au Chili, et peut-être demain en Serbie. On ne vous seri- LES COMORES, C’EST PAS LOIN DE MADAGASCAR NI DU ZANZIBAR, nera pas ces lubies de paix en Irlande, de terrorisme au pays ET C’ÉTAIT QUATRE ÎLES JUSQU’AU RÉFÉRENDUM DE 1975: la basque ou d’unité à Chypre. À quoi bon vous faire perdre votre Grande Comore, Mohéli, Anjouan et Mayotte. La dernière a temps avec des choses qui ne vous rappellent rien? On attendra alors choisi le rattachement à la France, et les trois autres l’in- qu’il fasse vraiment froid pour vous parler du Cachemire, et dépendance. Vingt-deux ans après, les Anjouanais qui habitent aussi de ces chaleurs tellement revigorantes qui nous reviennent l’île la plus éloignée de sa capitale, lorgnent de nouveau vers la d’Iran. Vous voyez, on ne vous cache rien, on vous dit tout.

L’ORIEN T-EXPRESS 18 SEPTEM BRE 1997 Le s phantasmes de Theodor Herzl Il y a cent ans, le 29 août 1897, s’ouvrait au Casino de Bâle le congrès fondateur du sionisme. Et un siècle de tragédies qui n’en finissent pas de boucher l’avenir de cette terre réputée sainte et de ses voisins. Et pourtant, l’affaire n’avait com- mencé que comme un phantasme. Avant sa prise en charge par la Grande-Bretagne durant la Première Guerre mondiale, le sionisme apparaissait comme une illusion. Même chez son théoricien, Theodor Herzl. Il faut lire pour cela, non point son fameux Der Juden Staat (L’État des juifs, toujours abusivement traduit par «L’État juif»), qui date de 1896 mais le roman qu’il publia en 1902. Intitulée Altneuland, en français Terre ancienne Terre nouvelle, cette œuvre n’a d’évidence aucun intérêt littéraire. «Mélodrame plaintif, sorte de Lumières de la ville, mais sans Charlot», écrit à ce sujet l’historien palestinien Elias Sanbar. Elle n’en est que plus révélatrice de la vision du monde de Herzl, marquée aussi bien par une solide foi colonialiste que par l’intériorisation des schèmes antisémites. Mais, si naïve qu’elle fût, l’œuvre renfermait aussi toute la logique négatrice que le sionisme mettra bientôt en place, comme l’a montré Sanbar dans un article paru il y a dix ans sous le titre «Theodor Herzl, trains électriques et eucalyptus» (Revue d’études palestiniennes, n° 22, hiver 1987). C’est à l’article de Sanbar, auteur notam- ment des Palestiniens dans le siècle («Découvertes», Galli- mard, 1994) et de Palestine, le pays à venir (L’Olivier, 1996), que nous empruntons la présentation du roman de Herzl, découpée pour la clarté de l’exposé en deux volets, comme pour un film: le synopsis, puis le son et l’image.

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Première partie: Un jeune intellectuel désespéré

• Frédéric Loewenberg est juif, viennois, intellectuel, désar- • De Jaffa ils eurent une impression déplaisante. Le site genté mais amoureux d’une jeune fille riche, Ernestine, (…) est vraiment imposant, mais la ville est dans un état chez laquelle il est invité à dîner. Sur son chemin, il fait pitoyable (…). Les ruelles, qu’emplit une odeur détes- l’aumône à un mendiant, le petit David Littwak. Au dîner table, sont insalubres, mal entretenues. Partout c’est la chez Ernestine, il réalise qu’il est en fait invité aux fian- misère diaprée de l’O rient: Turcs miséreux, Arabes cras- çailles de cette dernière avec un riche héritier. Tout s’ef- seux, Juifs craintifs, tous vivent dans la paresse, la gueu- fondre. Il repart désespéré dans la neige. C’est bien serie, sans espoir. Un relent de putréfaction, une odeur entendu l’hiver. de tombe prend à la gorge (…). Ils s’embarquèrent dans un mauvais train pour Jérusalem (…). Une plaine • Frédéric dans la nuit glaciale. Il bute une seconde fois sur sablonneuse et marécageuse, de maigres champs brûlés le petit mendiant, le destin insiste, mais Frédéric est par le soleil. Des villages à l’aspect sombre, peuplés aveugle. Suicidaire, Frédéric répond à l’annonce d’un d’Arabes à face de brigands. Des enfants jouaient nus vieux milliardaire misanthrope qui cherche un compagnon dans la poussière des rues (…). La voie traversait d’af- pour se retirer sur une île déserte. Entre-temps, il avait freuses vallées rocheuses (…). rendu visite à la famille du petit mendiant Dickens à – Et cependant il y a là beaucoup à faire [déclare King- Vienne. À retenir que le petit David lui annonce que «lui scourt]. Il faudrait reboiser. Q ue diriez-vous d’un demi- ira en Eretz Israël» et que Rebecca, sa maman, berce une million de pins géants qui pointeraient comme des têtes charmante enfant de quelques mois. d’asperges? Il ne manque à ce pays que de l’eau et de Avant de partir, Frédéric demande à son milliardaire 5 000 l’ombre… (…). florins qu’il remet en guise d’adieu à la famille du petit – Q ui apportera ici l’eau et l’ombre? David. – Les Juifs, mille millions de tonnerres (pp. 46-47)

• En route pour l’île. En mer, le milliardaire lui propose de • En plein jour l’aspect de Jérusalem était moins enchan- voir une dernière fois sa patrie. Pauvre Frédéric, c’est la teur. Des vociférations, de la puanteur, un mélange de panique. «Voulez-vous que nous revenions à Trieste?» couleurs impures, un pêle-mêle d’hommes en guenilles, «Mais non, répond le milliardaire, votre patrie est là dans des rues sombres et étroites; des mendiants, des devant vous.» Le spectateur l’aura deviné, le yacht était au marchands hurlant: «Jérusalem, jadis cité royale, ne large de Jaffa. pouvait tomber plus bas» (p. 48).

• Intermède oriental. Misère et désolation, chaleur, mouches et «Arabes aux mines de brigands». Plus Ven- dredi que jamais, Frédéric reprend la mer. Nous sommes le 31 décembre 1902.

Jaffa vue par Bonfils.

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Deuxième partie: Haïfa 1923

• Vingt ans après. Frédéric et son milliardaire sont sur leur • [Le canal de Suez était bien désert] yacht dans le canal de Suez. Ils rentrent. Mais le canal est Le transit entre l’Europe et l’Asie avait pris un nouveau bien désert. Ils apprennent qu’«un miracle s’est produit chemin: il passait à travers la Palestine (…). dans le désert» et que la Palestine a raflé tout son com- – Il s’y trouve donc des ports, des chemins de fer? demanda merce à l’Égypte (pp. 63-64). Ils décident d’aller y voir de Frédéric. plus près. Dans le port de Haïfa. Ils tombent sur le petit – N ous connaissons la Palestine pour un désert (p. 63). David, devenu un grand jeune homme, qui reconnaît son bienfaiteur. Surprise, le petit mendiant de Venise roule en • [Devant Haïfa] grande limousine avec chauffeur, et sur le chemin de sa – «J’ai gardé le souvenir très net de cette baie. Elle était, il maison, les trottoirs retentissent de «Monsieur Littwak, y a vingt ans, si vide, si déserte (…). Monsieur Littwak». David leur apprend qu’il est marié, – Comme tout est changé! s’écria Frédéric. Il s’est produit qu’il a un fils, qui s’appelle? Frédéric. David habite une un miracle (…).» belle villa. La villa Frédéric bien sûr. En route, rencontre Des milliers de villas étalaient leur blancheur éclatante de Reschid Bey, le seul personnage arabe du roman. Nous parmi la verdure des parcs luxuriants (…) Kingscourt et y reviendrons. Retrouvailles générales. Le vieux milliar- Frédéric étaient abasourdis. Sur leurs vieilles cartes d’il y a daire s’attache au petit Frédéric, et Frédéric remarque une vingt ans, ils ne trouvaient aucune mention de cette ville, ravissante jeune fille qui n’est autre que le bébé du taudis ni de ce port, qui maintenant, paraissaient surgir comme de Vienne: Miriam. On commence à expliquer aux visi- par enchantement (pp. 64-65). teurs comment s’est produit le miracle. Demain on les Des Chinois, des Perses, des Arabes s’affairaient parmi la emmènera à Tibériade où ils comprendront mieux. En foule. Mais les vêtements européens dominaient et la ville attendant, on va les sortir du théâtre. Frédéric commence elle-même donnait l’impression d’être exclusivement euro- à se demander s’il n’a pas perdu vingt ans. péenne (…). Un grand wagon circulait en bourdonnant au- dessus des cimes des palmiers (…). • Au théâtre. Revanche de Frédéric. Ernestine est là, mais – «C’est la voie aérienne électrique (…). N ous l’avons dès devenue «grosse dame fanée, habillée de couleurs le début, installée dans nos villes (…). criardes», elle en est même à quémander des invitations – Permettez, permettez! interrompit Kingscourt. Vous par- pour l’Opéra (p. 119). Retrouvailles également avec une lez de “vos villes” y a-t-il donc en Palestine d’autres villes vieille connaissance rencontrée lors de l’escale à Jérusalem comme celle-ci» (pp. 68, 69, 70). vingt ans plus tôt, devenu depuis président de la «N ouvelle Les principes d’humanité seront toujours en honneur chez société». nous. En ce qui concerne les religions, vous trouverez ici, à côté de nos temples, les édifices religieux des chrétiens,

La Vieille Ville de Jérusalem (Bonfils).

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des musulmans, des bouddhistes et des brahmanistes (p. – Comment avez-vous résolu la question du petit com- 74). merce (…)? – Très simplement. Par ce que vous voyez ici, par les • Ce soir nous irons au théâtre, à l’O péra, ou bien à notre grands magasins (…). Mais chez nous – c’est le secret de choix, dans un théâtre allemand, anglais, français, italien, notre réussite – aucune survivance des anciennes méthodes espagnol. n’a eu le temps de s’implanter. N ous avons commencé en – «Mille diables! s’écria Kingscourt (…). Alors c’est pleine nouveauté (...). Personne ne fut ruiné, car notre comme en Amérique!» (p. 90). organisation commerciale partait de zéro» (pp. 108, 109, 110). • – «Attendez, attendez! Pas si vite! Q uelle est votre orga- [Kingscourt] nisation sociale? «L’argent, vous ne l’avez pas proscrit de votre société, – Elle est mutualiste (…). Tout le mérite de notre N ouvelle hein? Cela m’eût étonné de vous.» société tient en ceci qu’elle a hâté la naissance et l’essor des [David] associations par le crédit (…). L’initiative privée n’est chez «Non, nous n’avons pas pu nous passer de l’argent. nous ni écrasée entre les meules de pierre du capitalisme, D’abord parce que nous ne serions pas juifs si nous n’ai- ni décapitée par l’égalitarisme socialiste. N ous connaissons mions pas l’argent» (pp. 112). et apprécions la valeur individuelle, aussi bien que nous respectons et que nous défendons la pro- priété privée qui en est la base sociale. – Ah! Dieu soit loué! dit Kingscourt, je pensais déjà que vous aviez aboli la dis- tinction entre le mien et le tien. – (…). N on, nous ne sommes pas si fous (…). Aux grands talents, les gros revenus aux grands efforts les gros salaires. La richesse, nous en faisons un appât pour les travailleurs persévérants, une sécurité pour les talents rares (…). Aussi mes ouvriers sont mes meilleurs amis. Il n’y a jamais entre nous de conflits pour les salaires, ni pour d’autres causes. C’est, si vous voulez, le régime patriarcal, mais sous la forme la plus moderne. Si un agi- tateur se mêle à mes ouvriers, je n’ai pas besoin de le faire expulser brutalemet, ils se contentent de se moquer de lui. Ils savent à quoi s’en tenir et cela suffit à faire avorter toute tentative de faux socialisme» (pp. 95, 99, 100, 101).

• [David] «N ous n’avons ici que de grands maga- sins. Nous n’avons plus de petites bou- tiques. – Comment? Vous les avez toutes sup- primées? Et ces pauvres gueux de petits tra- vailleurs, vous les avez exécutés? – Non, non. Nous n’avons pas eu besoin de les tuer, puisque tous nous ne les avons pas laissé naître (…). Chez nous, répond David, chacun est libre de prendre ou de laisser ce qu’il veut (…). Le petit commerçant nous ne le tenons pas pour méchant, mais antiéconomique (…). Des femmes juives au Mur des Lamentations.

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Troisième partie: Terre en fleur

• «Comme sur la Riviera française.» En route pour • En route pour Tibériade (...) les domestiques avaient Tibériade. La nature est moderne malgré la vue des apporté à l’automobile les bagages à main (...). L’auto- «chameaux isolés ou en file, survivants pittoresques mobile franchit le portail (...) à l’arrière, le domestique d’une époque disparue» (p. 131). L’on disserte sur l’élec- noir lançait les notes joyeuses de son cor de chasse. tricité et les bienfaits de la colonisation. Reschid Bey se (...) [En route] confond en remerciements. «N ous avons plusieurs compagnies d’électricité. Les gens qui habitent ici reçoivent le courant principalement • Visite d’une colonie. Longue scène, véritable cours des torrents de l’Hermon et du Liban ou du canal de la pratique de politique. L’auteur y règle à coups de dis- mer Morte (...). N e songez plus à ces taudis infects que cours aux colons son compte à Rothschild, son concur- l’on connaissait jadis sous le nom de villages. N ous rent de l’époque, puis dresse la liste des ouvrages qui ont aurons l’occasion de voir le type du village nouveau qui marqué sa pensée et discute surtout autour du thème: il se répète un nombre incalculable de fois en Palestine, ne faut pas tout vouloir garder pour soi. Va-t-on parler des deux côtés du Jourdain (...).» des Palestiniens? Nullement, il s’agit de résoudre le Les beaux fruits rouges et dorés luisaient sous le soleil conflit entre les colons déjà établis et les nouvelles «Q ue le diable m’emporte, mais c’est l’Italie, disait vagues d’arrivants. Kingscourt (...). – N ous juifs, nous avons apporté ici la science! • En route pour Tibériade. Le paysage défile, ponctué de – Reschid Bey protesta amicalement: «c’est comme la Riviera». Miriam en profite pour «Pardon, mon excellent ami. Cette science existait ici demander à Frédéric pourquoi il ne resterait pas ici pour auparavant, du moins à l’état d’ébauche. Mon père avait toujours. Mais est-ce que son milliardaire accepterait? déjà planté des orangers. Arrivée à Tibériade. La vieille maman de David et de – Je ne conteste pas que vous ayez eu vos jardins avant Miriam est mourante. Elle reconnaît le bienfaiteur de notre arrivée. Mais c’est seulement maintenant que vous Vienne et, du premier coup d’œil, devine que Frédéric en pouvez les mettre en valeur avec méthode.» pince pour sa fille. Reschid Bey s’inclina: «C’est exact (...). Tout a prospéré ici depuis votre immi- • À Tibériade. Visite d’une usine-laboratoire. Grand gration» (pp. 129, 130, 134, 135, 136). exposé sur la bactériologie et les richesses inépuisables du sol palestinien. L’auteur en profite pour présenter • «Une question, Reschid Bey! s’écria Kingscourt (...). l’inventaire détaillé des richesses à piller. En conclusion, L’arrivée des juifs dans le pays n’a-t-elle pas entraîné la discussion sur la santé au secours de la colonisation. ruine de ceux qui l’occupaient avant eux? Et n’ont-ils pas dû s’expatrier? Q ue quelques individus y soient • Dans les jardins du Casino. Frédéric retrouve Ernes- demeurés et s’en trouvent bien, cela ne prouve rien. tine, encore plus avachie qu’à la page 120. Pour joindre – Q uelle question! répondit Reschid. Pour nous tous ce l’utile à l’agréable: exposé sous la nuit étoilée. Comment fut une bénédiction. Et naturellement, en première ligne, colonialise-t-on? Et comment le sionisme a-t-il résolu la pour les propriétaires qui purent vendre au prix fort leur question juive? Le destin se rappelle au souvenir de Fré- lopin de terre à la société juive ou qui purent le conser- déric: Kingscourt, le milliardaire misanthrope, lui ver dans l’attente d’une nouvelle hausse des prix (...). demande s’il n’est pas temps de repartir de Palestine. – Mais je voulais vous demander, mon cher Bey, ce qu’il était advenu des anciens habitants du pays qui ne possé- daient rien, c’est-à-dire de la majorité des Arabes musul- mans? – Monsieur Kingscourt, votre question renferme sa réponse. Ceux qui ne possédaient rien n’avaient rien à perdre, et naturellement ne pouvaient que gagner. Et ils ont gagné au point de vue travail, nourriture, bien-être. Il n’y avait rien de plus misérable et de plus lamentable qu’un village arabe de Palestine, à la fin du X IX e siècle. Les paysans habitaient dans des masures de terre, dont les animaux n’eussent pas voulu. Les enfants se vau- traient, dans la rue, nus, sans soins et croissaient comme du bétail. Aujourd’hui tout est changé. Ils ont profité, bon gré, mal gré (...) d’un admirable régime de bien-être. Lorsque les marais du pays eurent été asséchés, lors- qu’on eut tracé des canaux et planté des eucalyptus pour

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assainir le sol, alors la main-d’œuvre indigène devenue s’ouvrir à la colonisation que lorsque la malaria y aura capable de résistance fut employée et bien payée (...). cessé ses ravages. Il faut d’abord que ses immenses éten- Ces pauvres gens sont devenus très heureux (...). dues de terrains soient abordables pour la population – Vous êtes tout de même curieux! vous mahométans! débordante des États européens. Il faut donc d’abord Alors vous ne considérez pas tous ces juifs comme des donner aux masses ouvrières la possibilité d’émigrer intrus? dans des conditions saines (...). – Chrétien! Q ue cette parole est étrange dans votre – Vous voulez ainsi, monsieur le magicien, transporter bouche! Prendriez-vous pour un voleur celui qui, loin de les Blancs au pays des N oirs? vous rien voler, vous apporterait quelque chose? Les – N on pas seulement les Blancs! Les N oirs aussi. juifs nous ont enrichis, pourrions-nous leur en vouloir?» Le problème des peuples opprimés n’est pas encore (pp. 136, 137, 138, 139). entièrement résolu (...). Moi qui ai vu le retour des juifs, je voudrais encore travailler au retour des N oirs (...). • Ce qui frappa les deux étrangers, ce fut l’absence de Voilà pourquoi je travaille à la colonisation de l’Afrique. fumée au-dessus de la locomotive (...) la force motrice, Tous les hommes doivent avoir une patrie» (pp. 187- sur cette ligne comme sur la plupart des lignes en Pales- 188). tine, était l’électricité. La nouvelle organisation écono- mique du pays avait trouvé là son principal élément de • [Grâce à la colonisation] succès. Précisément parce que, jusqu’à la fin du X IX e Pour les juifs qui étaient restés dans leur pays d’origine, siècle, le pays était resté abandonné, en quelque sorte à les choses tournèrent également bien. O n leur épargna son état primitif, on avait pu immédiatement utiliser les les persécution dès l’instant que l’on reconnut que la dernières conquêtes de la technique (...). Ceux [des concurrence juive était diminuée ou supprimée. Dans les colons juifs] qui sortaient des universités (...) arrivaient pays saturés de juifs (...) l’apaisement fut remarquable- munis de toutes les sciences nécessaires. Et alors ces ment rapide (...). Grâce à l’idée sioniste un terrain s’of- pauvres jeunes intelligences qui n’avaient pu trouver leur frit, sur lequel tous les efforts humanitaires du judaïsme emploi dans les pays en proie à l’antisémitisme et qui purent s’unir. Les communautés du monde entier facili- avaient dégénéré en un prolétariat qui n’avait d’espoir tèrent le passage en Palestine de leurs propres pauvres. qu’en la révolution, cette jeunesse juive intellectuelle et Par là, elles se libéraient de leur clientèle de misère (...). désespérée était devenue une bénédiction pour la Pales- Par là, du moins on avait la garantie de n’atteindre que tine (...). Ce que voyez ici existait déjà intégralement, dès ceux vraiment intéressants. Celui qui voulait se mettre les dix dernières années du siècle passé, en Europe et en consciencieusement à l’ouvrage trouvait en Palestine Amérique, principalement en Amérique. Ceux de là-bas toutes les possibilités de s’employer. Celui qui prétendait avaient laissé loin derrière eux le vieux monde abêti. qu’il n’y avait aucun avenir à espérer en Palestine (...) N aturellement nous avons été à l’école des Américains s’avérait déjà un vaurien et un paresseux (...). (pp. 142-143). • Les juifs instruits (...) trouvaient maintenant en Pales- • [À Tibériade] tine des emplois dans les entreprises publiques et pri- Ils avaient devant eux le spectacle d’une vie saine et vées. En conséquence, pour leurs collègues chrétiens, il joyeuse qui leur rappelait les splendides journées du n’étaient plus une gêne. Le juif cessait d’être considéré printemps de la Riviera, entre Cannes et N ice. Sans cesse comme un concurrent gênant: aussi naturellement la passaient à côté d’eux des voitures de luxe avec d’élé- haine et l’envie qui l’inspiraient décroissaient peu à peu. gants promeneurs. O n remarquait surtout des automo- Bien plus: les qualités pratiques des juifs commençaient biles à riches carrosseries (pp. 175-176). à être reconnues, puisque l’offre s’en faisait rare sur le marché. La valeur du service grandit à mesure qu’il • [Visite à l’Institut Steineck] s’offre moins (...). Ce n’est que lorsque les juifs, persé- «C’est ici que je travaille. cutés partout, eurent trouvé le repos dans le pays où ils – Et peut-on vous demander à quoi? s’informa Frédéric. s’étaient fixés, qu’un grand souffle d’émancipation se – À la colonisation de l’Afrique (...). J’espère en particu- répandit de toutes parts (pp. 194, 195, 196, 197). lier découvrir le remède contre la malaria. Ici en Pales- tine, nous sommes suffisamment armés contre la mala- ria, grâce à nos travaux d’assainissement, à nos drainages, grâce à nos plantations d’eucalyptus. Mais il en va tout autrement en Afrique. Là, de telles dépenses sont impossibles, parce que la condition essentielle manque, à savoir l’immigration en masse. Le Blanc, le colon y ruine sa santé. L’Afrique ne pourra

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Quatrième partie Paque

• Il est temps d’informer nos deux voyageurs qui, arri- • [Extrait du cours de Joe Levy] vés à la page 213 d’un roman qui en compte 331, n’en Avant tout, j’établis mon siège central à Londres et à la tête finissent pas d’être médusés. Vous allez enfin com- des sections les plus importantes je nommai des chefs (...). prendre le miracle de la bouche du directeur de l’indus- Mon premier acte fut d’envoyer Alladino en Palestine pour trie. Nom: Levy, prénom: Joseph. Mais il tient à ce acheter autant de terrains qu’il pouvait. Avant la publica- qu’on l’appelle Joe. Joe Levy, L’Amérique et la Terre tion de la Charte [de la colonisation], les prix des terrains promise. étaient mis naturellement à un autre compte qu’à celui de la nouvelle société (...). Une carte de Palestine divisée en petits • Ils s’installent. Mais où est Joe? demandent nos carrés numérotés fut dressée dans mon bureau (...). Alla- pauvres Robinsons. Une voix leur répond. La leçon est dino (...) n’avait qu’à me téléphoner les numéros des par- enregistrée. Cours détaillé, minutieux. C’est un plan de celles qu’il avait achetées. Ainsi je savais jour par jour, com- la colonisation. bien de terres et quelles terres nous possédions déjà (...). À la même époque, j’envoyai le botaniste Hartburger en • Récréation. Frédéric est angoissé à l’idée de repartir. Australie pour acheter des eucalyptus (...). En outre, j’ex- Sarah la femme de David, lui glisse que Kingscourt, si pédiai l’ingénieur mécanicien W arszawski en Amérique mordu du petit Frédéric, restera en Palestine. pour l’achat d’outils et de machines agricoles du plus récent modèle (...). W arszawski avait une mission supplé- • Suite du cours de Joe Levy. Grand final. La Palestine mentaire (...), préparer le retour des émigrants de l’Europe deviendra un phare de la civilisation humaine grâce à la orientale que la persécution avait chassés en Amérique. réunion de toutes les sommités du monde dans un col- J’accordais une grande importance à cet élément de peu- loque flottant sur le paquebot Futuro. Leurs dialogues, plement (...). Ils avaient, à la bonne école des Américains, «nouveaux dialogues de Platon», guideront l’humanité appris la lutte pour la vie. Je fis porter la même instruction, à travers l’exemple de la Palestine colonisée. textuellement, à la connaissance des groupements sionistes de Russie, de Roumanie, de Galicie et d’Algérie (...). Il fal- • Fin du cours. Excursion. Frédéric et Miriam en pro- lait que tout cela fût centralisé (...). J’avais adopté une menade dans la vallée du Jourdain. Passent d’une cen- sorte de petit panorama de la Palestine. Je me fis faire des trale électrique à une forêt et d’une forêt à une centrale épingles avec des têtes de verre, diversement colorées (...), électrique. Visite du canal qui relie la mer Morte à la chaque couleur indiquait l’état de préparation du groupe- Méditerranée. ment local (...). Plus tard, des épingles chiffrées s’y ajoutè- rent pour la désignation des chemins de fer et des navires. Je savais à chaque heure le nombre de transports en route et exactement l’endroit où ils se trouvaient (...). C’est alors que les grands plans techniques furent tracés (...). Ce qui était capital, c’était de s’installer rapidement. O n ne pou- vait, au début, s’attarder à rechercher la beauté (...). La perspective d’aller en Palestine (...) excita l’ardeur des jeunes (...). Ils ne perdirent plus leur temps aux niaiseries de la politique (...). Rubenz prit l’initiative, dès le début de l’immigration, d’entrer en relation avec les grosses firmes commerciales d’Angleterre, de France et d’Allemagne (...). De la sorte, en deux ou trois mois, nous avions créé notre premier marché (...). La population indigène se vit avec stupeur envahie par les produits d’O ccident. O n ne savait que penser de ces nouveautés. Une lettre pleine d’humour dépeint (...) l’ahurissement profond que produisit sur les O rientaux l’apparition de ces merveilles: «Les chameaux s’arrêtent avec gravité en hochant la tête», écrivait notre ami. Mais les indigènes se mirent bientôt à acheter (...). Jusqu’à Damas et à Alep, jusqu’à Bagdad et au golfe Per- sique (...) O n m’a fait plus tard le reproche d’avoir favo- risé l’enrichissement des entrepreneurs (...). Cela m’est tout à fait indifférent et l’on ne saurait contenter tout le monde (...). À cette époque, je m’occupais de jeter les bases des premières sociétés de chemin de fer (...). À côté de la ques- tion des transports, ce qui me préoccupait le plus, c’était celle des animaux de trait (...). J’avais [l’obligation] d’ins-

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taller l’agriculture sur un large pied (...). Cependant, nous tracés (...). N ous avions fait annoncer par les journaux de ne devions pas penser seulement aux masses dépourvues tous les pays que les industriels qui voulaient s’établir sur de moyens, mais aussi aux éléments économiques d’ordre un des points de la côte méditerranéenne, avec un certain supérieur qui devaient venir en Palestine (...). À peine l’an- capital, pourraient compter sur des conseils, des renseigne- nonce [des facilités d’accès à la propriété] eut-elle été ments(...) et éventuellement sur des crédits pour l’outillage. répandue que de tous les pays, en masse, affluèrent les Chaque courrier nous apportait des masses de lettres (...). déclarations de constructions (...). Les plans de la ville de Un autre torrent se répandit encore sur notre pays pour le Haïfa, de Jaffa, de Tibériade et d’autres encore avaient été féconder: le capital et le crédit (pp. 221 à 254, extraits)

son Empire aux juifs persécutés de ment, sincèrement et loyalement sur l’Espagne. notre but. J’ai fait remettre à S. M. le Et cette amitié ne consiste pas seule- Sultan des propositions générales, et ment en paroles, elle est toute prête à je me plais à croire que la haute luci- se transformer en actes et à venir en dité de son esprit lui fera accepter en aide aux musulmans. principe l’idée dont on pourra ensuite L’idée sionniste (sic), dont je suis discuter les détails d’exécution. S’il l’humble serviteur, n’a aucune ten- n’acceptera pas (sic), nous cherche- dance hostile au gouvernement otto- rons et croyez moi nous trouverons man, mais bien au contraire il s’agit ailleurs ce qu’il nous faut. dans ce mouvement d’ouvrir de nou- Mais alors la dernière chance qu’aura velles ressources à l’Empire otto- eue la Turquie de régler ses finances, man.» de recouvrir une vigueur économique sera perdue pour toujours. «Vous dites à M. Z adok Kahn que les C’est un ami sincère des Turcs qui juifs feraient mieux de se tourner d’un vous dit aujourd’hui ces choses là. autre côté. Cela pourrait bien arriver Souvenez vous en!» le jour ou (resic) nous nous rendrons compte que la Turquie ne veut pas Fac-similé de la première et de la der- Al-Khalidi, député de Jérusalem au Parle- comprendre les avantages énormes nière page de la lettre de Herzl à ment ottoman. que lui offre notre mouvement. Nous Youssef Khalidi (collection Institut Contrairement à l’idée reçue, les nous sommes expliqués publique- des études palestiniennes). Palestiniens s’alarmèrent très tôt des projets sionistes. Peu de temps après le Fac-similé de la première et dernière pages de la réponse de Herzl à al-Khalidi (mars congrès de Bâle, Youssef Khalidi, 1899). ancien député au premier Parlement ottoman de 1877 et maire de Jérusa- lem en 1899, écrivait au grand rabbin de France, Zadok Kahn: «Au Nom de Dieu, laissez la Palestine en paix.» Kahn, qui lui-même n’était pas acquis au sionisme, comme d’ailleurs la majeure partie de la communauté israélite française, fit lire sa lettre à Herzl qui répondit à Khalidi en date du 19 mars 1899. Curieuse réponse à vrai dire. En voici deux extraits: «Laissez moi vous dire tout d’abord que les sentiments d’amitiés que vous exprimez pour le peuple juif m’inspi- rent la plus vive reconnaissance. Les juifs étaient, sont et seront les meilleurs amis de la Turquie depuis le jour ou (sic) le Sultan Sélim a ouvert

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Cinquième Partie: Jérusalem

• «Jérusalem était une morte, aujourd’hui elle est res- • Jadis, Jérusalem était une morte; aujourd’hui elle était suscitée» (p. 275). Visite du palais de la paix – architec- ressuscitée (...). C’était encore la terre sainte de l’huma- ture néo-hellénique –, du peintre Isaac, et de l’Académie nité; elle portait encore le cachet qui lui avait imprimé la juive qui est «comme l’Académie française». foi des siècles et des peuples; mais quelque chose de nou- veau, de puissant, de libre y était apparu: la vie! (...). De • Accélération finale. Drame. Le petit Frédéric est très nouveaux quartiers avaient surgi, allaient trouver à l’in- malade, mourant. Kingscourt fait un vœu: s’il en térieur des antiques murailles de Jérusalem, ce n’était réchappe, je reste. Il en réchappera. Frédéric et King- plus de l’impureté, le tumulte, la puanteur comme vingt scourt décident d’intégrer la «N ouvelle société». Ils ans auparavant. Autrefois, les pèlerins (...) devaient se reprennent à peine leur souffle que le destin frappe à sentir intimement blessés (...) tant était écœurant le spec- nouveau. Le vieux président de la Nouvelle société tacle qui s’offrait à eux dans une ville laissée à l’aban- meurt. Élections. David, qui est membre de l’Assemblée, don. Il en était autrement maintenant. Les rues et les s’excuse et part pour Tibériade, car sa mère s’y meurt. ruelles étaient nettes (pp. 275, 276, 277). Les deux favoris, Joe Levy et Marcus se désistent car le président idéal ce sera? David Littwak! Élu à l’unani- mité. Tout le monde se précipite à Tibériade chez la mère malade. Les voyant entrer en trombe, celle-ci s’ima- gine que l’on vient lui annoncer le mariage de Frédéric et de Miriam. Oui, ils se marieront. Rebecca rendra son dernier souffle en apprenant que son fils est président.

• Épilogue. Tous nos personnages sont réunis. Frédéric pose une question. Cette nouvelle société, «Qui donc l’a créée?» Les réponses fusent. «La néces- sité», «Le retour à l’unité», «Les nou- veaux moyens de transport», «La science», «La volonté», «Les forces de la nature»… «Mais le vieux rabbin Samuel se leva solennellement et dit “Dieu”» (p.331). Rideau. La boucle est bouclée, mon calvaire de lecteur et le vôtre aussi.

Un cavalier surplombant le village de ‘Askar, à l’est de Naplouse.

L’ORIEN T-EXPRESS 28 SEPTEM BRE 1997 ici et ailleurs topos Chypre:

Il arrive qu’un pays T ransferts de populations partir de 1974, suite l occupation du nord profi te de sa di versi té de l le par l arm e turque ethno-confessionnelle TURQUIE pour s’adonner aux 1960 joi es de la fragmen- tation territoriale. Et comme par K yrenia hasar d, ce confli t Nicosie Famagouste quasi-silencieux a CHYPRE pour toi le de fond la Larnaca ri vali té entr e deux Limassol de ses gr a n ds v oi si n s. TURQUIE 1997 N AURAIT TENDANCE À L’OUBLIER, les O Chypriotes vivent depuis vingt-trois ans sur une île divisée. D’ouest en est, la Ligneverte (ou ligne Attila) ligne de démarcation qui traverse la capi- sousle contr lede l ONU tale, Nicosie, sépare les insulaires en deux groupes autrefois imbriqués et en bonne K yrenia entente: les Chypriotes turcs au Nord et RTNC les Chypriotes grecs au Sud. Cette mince 37.5%* Famagouste bande de terre sert de zone tampon dans Nicosie Dhekelia laquelle mille deux cents Casques bleus CHYPRE veillent tant bien que mal à ce qu’aucun 63.5%* Larnaca incident ne vienne par trop exacerber la Akrotiri Limassol Basesmilitaires tension déjà vive entre les deux commu- britanniques nautés. Deux bases militaires britan- occupation* territoiredu niques, souveraines et enclavées dans le sud de l’île, ajoutent encore au morcelle- ment territorial de Chypre. Populationmajorit grecque À l’origine de cette situation, la position Populationmajorit turque en Méditerranée orientale de cette grande île constitue de longue date un enjeu 0 Km 100 majeur pour les États qui font du contrôle de la mer un des axes de leur AlexandreMedawar / L Orient-Express'1997 stratégie géopolitique. Hellénisée sous l’Antiquité, elle a servi de poste avancé pour toutes les civilisations régionales qui dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le la décolonisation approche. Deux mouve- ont écumé l’Est du bassin méditerranéen, contrôle de l’île s’inscrit alors dans la ments drainent alors les opposants à l’oc- de l’empire romain d’Orient jusqu’aux logique des relais successifs en Méditerra- cupation britannique. Majoritaires dans Vénitiens, chassés de Chypre par les née vers le Proche-Orient et le canal de la population, les insulaires grecs prônent Ottomans en 1570. C’est d’ailleurs à Suez (Gibraltar-Malte-Chypre). Comme à l’Enôsis, ou le rattachement de l’île à la cette date que remonte le peuplement turc leur habitude, les Anglais jouent de leur Grèce: les Turcs, eux beaucoup moins de l’île. La Couronne britannique, puis- autorité en attisant les rivalités commu- nombreux et craignant pour leur avenir sance maritime s’il en était, y prend pied nautaires. Pourtant, dès 1930, l’heure de sous une domination hellène défendent le

L’ORIEN T-EXPRESS 30 SEPTEM BRE 1997 ici et ailleurs une division sans dividendes

G ORGIE BULGARIE MerNoire F orces militaires en pr sence M A C DONIE R p.turque R publique du nord de GRØCETrabzon TURQUIE deChypre Chypre ALBANIE Salonique Istanbul ARM NIE

Merde Marmara D troitdu Bosphore 1000 4000 171300 507800 + 30000 GRØCE 94 235 2268 4900 D troitdes Dardanelles Ankara IRAN Mer g e 4 8 351 447 TURQUIE Izmir Diyarbakir 1 3 89 112

Ath nes Source: TheMilitary Balance Adana

Incirlik Rhodes IRAK

RTNC* Cr te SYRIE Nicosie Fronti resmaritimes entre laGr ceet la T urquie MerM diterran e 0 250 CHYPRE LIBAN (uniquementreconnue par la T urquie) Km *R publiqueturque du nord de Chypre Beyrouth AlexandreMedawar / L Orient-Express'1997

principe du Taksim, le partage. En der- Une capitale divis e maritimes gréco-turques ne se résume nière instance, les Anglais optent pour la pas, contrairement à ce qu’on laisse par- P artie de Nicosie voie non désirée de l’indépendance, pro- sous contr le turc fois entendre, à de simples chamailleries Portede clamée en 1960. Avec un gouvernement K yrenia autour de minuscules îlots. L’extension bicéphale dont le président est l’arche- du domaine maritime est devenue cruciale vêque Makarios III et le vice-président pour la pêche et l’exploitation des res- Fazil Kütchük, le pays est difficilement Portede sources sous-marines. C’est pourquoi on Lignede Famagouste gouvernable. Des heurts intercommunau- d marcation imaginerait mal la Turquie se retirant

taires, entretenus par Athènes et Ankara, Porte prochainement du nord de Chypre. Sa font leurs premières victimes et nécessi- de Paphos position navale à Famagouste, face à la tent l’intervention de l’ONU. côte syrienne, lui donne aussi un moyen En 1974, les Américains, qui aimeraient de pression supplémentaire sur Damas bien disposer d’une base avancée de Rempartsde la vieille ville qui soutient la guérilla kurde du PKK l’OTAN en Méditerranée, incitent la dirigée par Abdullah Ocalan, dit Apo. P artie de Nicosie junte des colonels à organiser un coup sous contr le De son côté, pour effectuer un rééquili- chypriote grec d’État contre le gouvernement chypriote brage des forces en présence, Athènes, qui peu enclin à s’aligner du côté des Occi- 0 Km 1 joue, comme avec les Serbes dans les Bal- dentaux. La réaction de la Turquie est kans, la carte de l’orthodoxie, passe en presque immédiate, qui réplique un mois venue bouleverser les calculs régionaux et 1993 un accord de politique de défense plus tard par l’opération Attila. 37% du internationaux. Les États-Unis aspirent à commune avec Nicosie. Un accord qui territoire est occupé militairement et mieux contrôler la zone agitée du Proche- prévoit, entres autres, la construction de 220 000 personnes sont déplacées. Par la Orient et s’appuient largement sur la Tur- bases militaires conjointes avec Chypre. suite, 80 000 colons anatoliens et un quie, comme l’a montré la guerre du Comme pour raviver les tensions avec son corps expéditionnaire de 30 000 hommes Golfe. Pour ce faire, il ne leur déplairait grand voisin, la République de Chypre viennent renforcer la population chy- pas non plus de disposer d’une base aéro- annonce au début de l’année 1997 l’achat priote turque au nord de l’île. En se pré- navale supplémentaire au sud d’Incirlik, d’un système sophistiqué de missiles sol- valant de la protection de la minorité raison pour laquelle ils essayent d’aplanir air russes pouvant menacer directement turque, Ankara a habilement profité de au mieux les différends gréco-turcs. l’espace aérien turc. Tout est donc prêt l’occasion pour avancer ses pièces sur Quoique toujours associés dans le cadre pour une escalade militaire dans le bassin l’échiquier méditerranéen. de l’OTAN, Athènes et Ankara voient oriental de la Méditerranée. Que penser Si le statu quo a été opérationnel pendant ressurgir les contentieux territoriaux héri- alors de Chypre? Île d’Aphrodite ou île vingt ans sur la question de la division de tés de la période de l’armistice de 1922 en des affres? Chypre, la fin de la guerre froide est mer Égée. La délimitation des frontières ALEXANDRE MEDAWAR

L’ORIEN T-EXPRESS 31 SEPTEM BRE 1997 Sai nt Thom as

çoit que l’influence de Jefferson n’est pas aussi importante qu’on l’aurait imaginé. C’est à cause de la Déclaration d’Indé- D. R. D. pendance, qui affirme les droits inalié- UR UNE COLLINE AUX ALENTOURS DE nables de l’homme, tels la vie, la liberté SCHARLOTTESVILLE, en Virginie, existe et le droit au bonheur, et qui deviendra l’un des plus importants temples laïcs la pierre angulaire du système politique des États-Unis. Tous les ans, des milliers et judiciaire américain, que la réputation de visiteurs attendent patiemment pour de Jefferson est restée intacte toutes ces visiter une belle propriété du XVIIIe longues années même si le texte initial, il siècle, et surtout, en son centre, une est vrai, a été modifié par un comité. agréable demeure néoclassique en Ce n’est pas l’avis de l’écrivain et politi- brique rouge couronnée d’une coupole cien irlandais, Conor Cruise O’Brien. blanche. La vue imprenable de la cam- Dans un article publié dans The Atlantic pagne aux alentours semble s’étendre, Monthly en octobre 1996, O’Brien avait vers l’est, jusqu’à la mer. Simple illusion déjà cherché à discréditer Jefferson en le d’optique: la baie du Chesapeake est traitant de «radical et de raciste». Pour très loin, à quelque 200 kilomètres. l’Irlandais, l’ancien président avait deux C’est de cette maison que Thomas Jef- défauts principaux: il était si épris de la ferson, le troisième président des États- notion de liberté qu’il avait approuvé,

Unis, contemplait une bonne partie de surtout pendant la Révolution française, © DAVID LEVINE son monde, et ce n’est pas pour rien les pires excès commis en son nom; et, qu’il avait appelé le lieu Monticello: en dépit de son aversion déclarée pour gieux. Ce qui attend l’ancien président petite montagne. l’esclavage, il s’était toujours considéré des États-Unis n’est rien de moins Longtemps, le culte de Jefferson a sem- comme supérieur aux Noirs. O’Brien qu’une excommunication intellectuelle. blé inébranlable. Rédacteur principal de écrit aussi que, si Jefferson voulait libé- Rien d’étonnant à cela: Jefferson est un la Déclaration d’Indépendance des rer les esclaves, il préférait les déporter véritable démon, assure O’Brien. États-Unis, libéral, homme du monde, en Afrique plutôt que de les voir intégrés Dans une réponse à O’Brien sur le site architecte et inventeur, fondateur de à la société blanche. Dans une lettre du Atlantic Monthly sur Internet (ouvrir l’Université de Virginie, Jefferson sem- devenue célèbre à laquelle on a donné le http://www2.theAtlantic.com) Douglas blait le mieux incarner cette talentueuse nom de « lettre d’Adam et d’Ève», il Wilson, qui travaille à l’International classe dirigeante américaine qui avait si aurait approuvé les pires massacres de la Center for Jefferson Studies à Monti- remarquablement gagné l’indépendance Révolution française, tandis que dans cello, explique que tout cela est du contre l’Angleterre. Pourtant, les princi- une autre missive, il appelait à une rébel- réchauffé. D’autant plus, ajoute-t-il, que pales positions soutenues par Jefferson lion de temps en temps, pour rafraîchir O’Brien cite Jefferson de manière sélec- seront mises à mal par la nouvelle répu- «l’arbre de la liberté avec le sang des tive. Pire encore, il semble le juger sur la blique: au lieu d’un système politique où patriotes et des tyrans». base de valeurs propres au XXe siècle. les États auraient une grande autonomie C’est pour ces raisons-là, conclut Wilson explique que, tout en ne consi- – arrangement souhaité par le futur pré- O’Brien, que Jefferson sera, dans les dérant pas les Blancs et les Noirs égaux, sident – fut instituée une fédération rela- années à venir, exclu du panthéon de Jefferson, en voulant déporter les Noirs, tivement unie avec un gouvernement l’Amérique. Ses idées n’ont plus leur cherchait surtout une solution à ce qui central fort. Plutôt qu’un pays agricole, place dans le corpus actuel de la «reli- lui paraissait être l’impossible réconci- ce que Jefferson préconisait, avec gion civile» américaine, cet ensemble de liation entre dominants et dominés. En comme base économique des fermes valeurs morales transcendantes qui ce qui concerne la lettre sur «l’arbre de autonomes, l’Amérique deviendra peu à guide et unifie la République en période la liberté», Wilson souligne que Jeffer- peu un pays urbain et industriel. Et en de crise. Bizarrement, O’Brien ne semble son ne pensait certainement pas encou- examinant les principales sources de la pas réaliser à quel point son attaque rager une «révolution permanente», pensée politique américaine, on s’aper- contre Jefferson semble relever du reli- pour citer O’Brien, lui-même citant

L’ORIEN T-EXPRESS 32 SEPTEM BRE 1997 Trotsky. Après tout, dans cette même ferson Clinton. les papes de la religion civile contempo- lettre, Jefferson fait la différence entre Il est également discutable, et Wilson a raine. Nous arrivons là à une réduction «liberté publique», qui implique cer- raison de l’affirmer, de juger Jefferson qui frôle l’absurde. taines restrictions sur l’activité des indi- sur la base de valeurs contemporaines, Le dernier mot revient à Eric McKitrick. vidus, et cette liberté que O’Brien chose que O’Brien fait assurément. Cela Dans le New York Review of Books du impute à Jefferson, qui permet une indé- crée plusieurs problèmes et mène à des 24 avril 1997, il fait l’éloge de la récente pendance inconditionnelle pour tous. arguments ridicules, comme celui où biographie de Joseph Ellis consacrée à En se limitant à une analyse des textes, O’Brien affirme que Jefferson, par son Jefferson, et ne cherche pas à imposer du Wilson, malheureusement, évite d’abor- engouement pour la liberté, est le père troisième président des États-Unis une der d’autres véritables faiblesses des spirituel des milices violentes améri- image de tyran comme le fait O’Brien. arguments de O’Brien, et surtout leurs caines. Mais aussi à l’établissement d’un Sans doute Jefferson avait-il des atti- implications. Cette «religion civile» qui barème moral qui est forcément sans tudes qui peuvent sembler aujourd’hui sert de repère à O’Brien, a changé issue. Que ferait-on, par exemple, de racistes, excessives, voire incompréhen- constamment depuis les débuts de la Abraham Lincoln qui, pour les mêmes sives; sans doute aussi avait-il une République, comme d’ailleurs le fait raisons que Jefferson, a pensé lui aussi fâcheuse tendance à contourner la réa- toute philosophie nationale. Il semble renvoyer tous les esclaves en Afrique ou lité et pouvait souvent faire preuve d’in- donc absurde de lui donner une valeur en Amérique latine, une fois libérés? décision. Mais voilà, Jefferson, l’énig- immuable et absolue pour ensuite affir- Homme de son temps, Lincoln a eu de matique, le sphinx, demeure mer que Jefferson, par son racisme et profonds doutes sur la capacité des indispensable. Parce que ses idées conti- son radicalisme, en sera exclu dans les Blancs et des Noirs à vivre ensemble, ce nuent à servir à bien trop de gens, tandis années à venir. Après tout, des idées qui lui a valu les critiques d’éminents que ses actions, qui pouvaient être effec- «jeffersoniennes», comme le besoin de représentants de la communauté noire, tivement contradictoires, ont été limiter les pouvoirs du gouvernement tel l’abolitionniste Frederick Douglass. Il oubliées. Et il continuera longtemps à central, ont été reprises il y a peu de serait intéressant de savoir si, pour avoir son image dans l’iconographie de temps par l’un des plus grands admira- O’Brien, Lincoln, le grand émancipa- la religion civile américaine. teurs du terrien de Virginie, William Jef- teur, devrait aussi être excommunié par MICHAEL YOUNG

L’ORIEN T-EXPRESS 33 SEPTEM BRE 1997 deV isu TOUT FEU, TOUT FLAMME

REPORTAGE PHOTO ET TEXTE DIDIER LEFEVRE RUBRIQUE COORDONNÉE PAR SAMER MOHDAD

Chaleur et simulation dans la «Maison du Feu», une bâtisse conçue pour l’entraînement.

Le quoti di en des pompi ers de Pari s n’est pas fai t que d’i ncendi es à éteindre. Dans la nuit sombre et froide, dans la torpeur d’une jour née d’été, i ls secour ent des acci dentés de la route, des fêtards tombés dans un coma éthyli que ou des personnes âgées. A u ser vi ce de tous, bi en après l’exti ncti on des feux.

L’ORIEN T-EXPRESS 34 SEPTEM BRE 1997 deV isu

IDIER LEFEVRE EST NÉ À VER- D SAILLES LE 14 JUILLET 1957. Après avoir décroché un diplôme de pharmacien en 1981, il devient photographe profession- nel à partir de 1984. Il travaille pendant quatre ans avec Méde- cins sans Frontières avant d’en- trer à l’Agence VU en 1989. Depuis 1993, Lefevre est photo- graphe indépendant. Collabora- teur de L’Express, Libération, VSD et Télérama, ses reportages le mènent notamment en Éry- thrée, en Somalie, en Afghanis- tan, en Europe de l’Est et en Chine. En 1994, il participe au «Visa pour l’Image» de Perpi- gnan, où il présente un travail intitulé «Vers Kaboul en ruines...». Deux ans plus tard, ses «Carnets afghans» sont exposés à Paris à la galerie Demi- Teinte.

Sous le poids de l’armure, pendant un entraînement au feu.

OUT A COMMENCÉ PAR UNE COM- T MANDE DU JOURNAL L IBÉRATION. La caserne Rousseau, près des Halles, est un centre de secours de la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris dans un sec- teur particulièrement chaud: 50% des interventions consistent à porter assis- tance aux jeunes drogués du quartier. Ce fut le début d’une longue relation

L’ORIEN T-EXPRESS 35 SEPTEM BRE 1997 deV isu

Dans la nomenclature des pompiers, il s’agit d’un «malaise sur la voie publique» (Un drogué conduit à l’hôpital).

avec les pompiers. Omniprésents dans la capitale, aimés de tous, acclamés lors des défilés militaires, peu de gens, à com- mencer par moi, connaissaient le quoti- dien de ces soldats du feu. D’ailleurs, le feu stricto sensu ne consti- tue que 5% des interventions. Mon reportage s’est construit au gré des son- neries qui viennent interrompre la moindre activité de la caserne. Rien ne compte alors autant que d’arriver le plus vite possible sur les lieux d’un accident, d’un malaise, d’un feu... La vie d’un pompier subit un rythme haché et épui- sant, où se mêlent activités quotidiennes, entraînements et interventions. Pendant presque deux ans, d’un centre de secours à l’autre, je me suis fait des amis. Je retourne parfois les voir, prendre des nouvelles. Et toujours, nos retrouvailles sont inter- rompues par la même sonnerie... DIDIER LEFEVRE

L’ORIEN T-EXPRESS 36 SEPTEM BRE 1997 deV isu

Suicide à la Tour Eiffel. Après vérification du décès, la victime, restée accrochée sur un des piliers de la Tour, est treuillée jusqu’au sol.

Premiers soins après un accident de la circulation.

L’ORIEN T-EXPRESS 37 SEPTEM BRE 1997 deV isu

Des airs pénétrés lors d’un cours de secourisme à la caserne.

En flagrant délire au bistrot. Dans le jargon, il s’agit d’une «chute de sa hauteur».

L’ORIEN T-EXPRESS 38 SEPTEM BRE 1997 deV isu

Entraînement à la grande échelle... et sans filet.

L’ORIEN T-EXPRESS 39 SEPTEM BRE 1997 L’Afrique de l’Ouest des Libanais L’émigration au- Par vagues successives, pour fuir l’oppression ou la misère, des Libanais ont choisi de partir. L’Afrique de l’ouest a été la destination, volontaire ou fortuite, de nombre d’entre eux. Au Sénégal ou en Côte d’Ivoire, dans les capitales ou dans les villages de la brousse, ils ont souvent réussi économiquement sans savoir toujours s’intégrer aux sociétés dans lesquelles ils vivaient. Ayant long - temps servi d’intermédiaires entre Européens et Africains, ces Libanais ont parfois construit des fortunes colossales qui ont contribué à forger un cliché:

DOSSIER RÉALISÉ PAR SALMA KOJOK INFOGRAPHIE ALEXANDRE MEDAWAR

Marseille

OC AN ATLANTIQUE PROCHE- ORIENT Beyrouth MER M DITERRAN E Liban

Mauritanie Mali (ex-Soudan fran ais) Niger DakarS n gal BurkinaFaso Gambie (ex-Haute-V olta) Guin e-Bissau Guin e Togo Nigeria SierraLeone C te d Ivoire Liberia Abidjan B nin AFRIQUE Ghana (ex- Dahomey) (exC- te-de-l Or) OC AN ATLANTIQUE

Les migrations des Libanais vers et en Afrique OC AN INDIEN Trajetsdes pionniers del immigrationlibanaise Principauxcourants migratoires interr gionaux Sources:Kojok S. desLibanais la p riodepost-coloniale

L’ORIEN T-EXPRESS 40 SEPTEM BRE 1997 delà de la saga le «Libanais d’Afrique». Si cette image s’applique à certains, elle est loin de convenir à tous. Pharmaciens, enseignants ou petits détaillants ont leur expé - rience propre, moins voyante mais peut-être plus ancrée dans le quotidien de leurs pays d’accueil. Il arrive que ceux qui reviennent au Liban pour de plus ou moins longs séjours – parfois par nostalgie d’un pays qu’ils croient fait de poésie et de taboulé – déchantent. Et se demandent s’il ne vaut pas mieux, en fin de compte, «rentrer» en Afrique.

Clichés d’identité

’EST UNE FOULE DE PRÉJUGÉS, le plus souvent contradic- vivent à Adjamé ou à Galandou Diouf, quartiers populaires Ctoires, qui circulent sur les Libanais d’Afrique. «Quand je d’Abidjan et de Dakar. Ils seraient choqués.» En fait, la pense aux Libanais d’Afrique, explique Mounir, épicier à Bey- société libanaise d’Afrique est, à l’image de la société libanaise routh, trois mots me viennent à l’esprit: argent, commerce et d’origine, inégalitaire: à côté d’une élite regroupant grands corruption». Et de fait, l’une des images stéréotypées la plus industriels et grands commerçants, une classe d’individus qui courante du Libanais d’Afrique le représente comme un émi- a beaucoup de mal à subvenir aux besoins élémentaires de gré riche, qui a «réussi» et qui se complaît dans l’extériorisa- nourriture, de logement, de santé ou d’éducation. Il est vrai tion de sa «réussite». On l’imagine comme un commerçant que la réalité de ces émigrés qui n’ont pas «réussi» est diffici- cupide qui s’est enrichi de manière frauduleuse ce qui n’est pas lement perceptible au Liban: c’est que, par manque de moyens sans engendrer à l’égard de ses congénères un sentiment financiers, ces émigrés-là ne reviennent pas au pays. Ce que ambigu où se mêlent à la fois une admira- l’on voit plus couramment et avec plus tion envieuse et un certain mépris. Ce senti- La société libanaise d’évidence, ce sont ceux qui reviennent ment est également alimenté par l’image, construire de grands centres commerciaux exacerbée à l’occasion de chaque crise poli- d’Afrique est à l’image ou des «palais» dans leur village d’origine. tique africaine, du Libanais victime de la Contrairement à ceux d’Amérique latine, les prétendue «barbarie africaine». de la société d’origine: Libanais d’Afrique ne sont pas vraiment Il faut pourtant rappeler que tous les émi- inégalitaire intégrés dans les sociétés africaines. «Il nous grés d’Afrique n’ont pas réussi dans le sens est difficile et même dans les faits quasiment où l’entend une société qui confond enrichissement matériel et impossible, même si nous avons la nationalité ivoirienne, de épanouissement individuel. Contrairement au cliché habituel, nous présenter comme candidats aux élections législatives, ils ne sont pas uniquement commerçants ou hommes d’af- explique Mohamed, 37 ans, médecin à Abidjan. On nous dira faires. Si la majorité d’entre eux exerce, dans une proportion toujours que nous sommes Libanais.» Il est vrai que l’émigra- d’environ 60% , des activités commerciales, on en trouve aussi tion en Afrique a été conçue dès le départ par le migrant qui sont médecins, pharmaciens, enseignants, journalistes et comme provisoire. Même lorsqu’elle s’étale sur deux ou trois avocats. Une diversité professionnelle qui témoigne de la mul- générations. Sans compter qu’il existe chez certains une sorte tiplicité des modes d’intégration des Libanais dans les sociétés de complexe de supériorité qui les pousse à refuser l’assimila- africaines. «Au Liban, les gens s’imaginent que tous les Liba- tion et à conserver leur identité libano-arabe. Par ailleurs, les nais d’Afrique sont millionnaires, explique Joumana, jeune liens entre les émigrés d’Afrique et le Liban sont maintenus et Dakaroise. C’est faux. Q u’ils viennent voir comment certains se traduisent par un fort attachement à la famille et au village

L’ORIEN T-EXPRESS 4 1 SEPTEM BRE 1997 L’Afrique de l’ouest des Libanais d’origine. En général, ils prennent forme par des retours plus égard entre les «nouveaux» immigrés qui entrent en relation ou moins réguliers pour des vacances au pays ou encore par avec les Africains presque exclusivement à travers le travail et des investissements fonciers ou immobiliers. les «anciens» dont les familles sont installées en Afrique depuis Souvent, ces Libanais conservent la langue arabe et la trans- plusieurs générations et qui s’intègrent plus facilement à la mettent aux générations nées en Afrique. La gastronomie, les société d’accueil. Le fait d’être né dans un pays africain, d’y traditions religieuses ou la musique participent de ce processus avoir grandi et d’y avoir étudié contribue à créer une relation de reconstitution d’une communauté en situation de migra- particulière à l’Afrique où la dimension affective joue un rôle tion. Les médias arabes – et en particulier les diverses chaînes certain. «Je suis né à Dakar il y a 57 ans et ma mère m’a tou- de télévision que l’on capte de plus en plus facilement – leur jours dit que c’est une nourrice sénégalaise qui m’a allaité, permettent de réduire la distance avec leur société d’origine. raconte Ali, propriétaire d’une usine de chaussures à Abidjan. Pour autant, les migrants libanais ne vivent pas en ghetto dans Cette histoire me lie définitivement à l’Afrique et à mes frères les villes et villages africains. Une distinction s’impose à cet Africains. Je ne peux, ni ne veux la renier». D. R. Abidjan, un miracle économique. Un administrateur français dans la colonie de Côte d’Ivoire

«(...) J’ai fait la connaissance de Khalil Sabeh, sur sa planta- phants, du commerce, des caféiers, et même de ses manœuvres. tion. Il n’est revenu qu’hier du Liban, où il se reposait depuis Il va dans le Nord les recruter lui-même, parle tous les dialectes six mois. Les caféiers sont bien tenus, et le personnage paraît nécessaires, tape dessus de temps en temps, mais leur offre en hors du commun. C’est un des très rares Libano-Syriens qui permanence, grâce à ses chasses, des rations de viandes incon- aient créé une plantation convenable, et la dirigent personnel- nues ailleurs; si bien que personne ne se plaint jamais. Mieux lement. Syrien, il ne l’est d’ailleurs que de passeport, et ne encore, il a autour de lui, depuis des années, un véritable état- manque pas une occasion de rectifier: il est druze. Athlétique, major d’Africains de plusieurs “races” et tribus, une dizaine de souple, quarante ans, il a un regard brun très chaud, et des féaux qui l’adorent et lui sont dévoués corps et âme. traits d’une régularité toute grecque. (...) Mais Khalil, qui est Bien sûr, il m’a reçu avec un peu trop d’ostentation, comme tout juste basané, pourtant, fait le complexe de la peau tous ses compatriotes, druzes ou vulgaires Syriens. Il ne peut se blanche, dernier obstacle qui le sépare de la parfaite réussite. retenir de vouloir “être bien” avec le “commandant”, et que Car il est d’une activité débordante, et non sans succès. Il pos- cela se sache – j’ai dû refuser sèchement une caisse de cognac. sède une deuxième plantation, de colatiers, dans la subdivision, Mais je dois dire, même si c’est à regret, qu’aucun de mes bons trois camions qui “montent” les noix au Soudan et en redes- Français moyens de planteurs n’a autant d’allure ni d’esprit cendent du poisson séché ou du beurre de harité, encore une d’entreprise, ni de chaleur humaine et de “contact” avec les plantation de caféiers à Gagnoa (celle-là tenue par sa femme Noirs.» légitime, druze comme lui et munie d’enfants...); et il “tient” plus ou moins toutes les boutiques du Poste. Moyennant quoi, il dépense, dit-on, toujours un peu plus d’argent qu’il n’en Raymond GAUTHEREAU, Journal d’un colonialiste, Paris, Seuil, gagne – mais c’est un passionné. De tout. Des femmes, des élé- 1986, pp. 155-156.

L’ORIEN T-EXPRESS 42 SEPTEM BRE 1997 L’émigration au-delà de la saga

Dakar ou le Nouveau Monde

’HISTOIRE DES LIBANAIS D’AFRIQUE s’inscrit dans celle du besoin d’actifs pour la mise en valeur économique des nou- Lvaste mouvement d’émigration qu’a connu le Liban à par- veaux territoires colonisés. Mais il n’en va pas de même pour la tir de la seconde moitié du XIXe siècle, d’abord en direction des très grande majorité des migrants qui, dès les premières décen- Amériques, de l’Égypte et de l’Australie puis, à l’extrême fin du nies du siècle, choisirent volontairement cette destination pour siècle, vers la côte occidentale de l’Afrique. C’est à cette époque ses richesses économiques. que quelques émigrés débarquent au Sénégal, premier port Dans l’Afrique coloniale, les Libanais exercent dans la quasi- d’accueil des Libanais en Afrique de l’Ouest. Comme la plupart totalité des cas des activités commerciales. Ils sont générale- de ceux qui quittaient alors le Liban, ces migrants fuyaient la ment encouragés par les grandes compagnies commerciales misère économique, les pesanteurs sociales et l’oppression poli- européennes qui leur avancent les crédits nécessaires. Jouant le tique, voyant dans l’émigration une chance d’améliorer leur rôle d’intermédiaires entre les grandes sociétés européennes et niveau de vie que leur refusait leur société d’origine. les paysans africains, ils s’intègrent dans le système de l’écono- Les tout premiers migrants qui accostèrent à Dakar se diri- mie de traite, ils achètent les principaux produits d’exportation geaient en fait vers l’Amérique. Leur voyage s’arrêta là, soit par (cola, café, cacao...) et les revendent ensuite aux compagnies manque d’argent, soit parce qu’au cours du voyage, on leur européennes (CFAO–SCAO–Peyrissac...), qui se chargent de avait annoncé que les portes de l’Amérique leur étaient désor- l’exportation. La vraie réussite du commerce libanais repose mais fermées, en raison de la politique des quotas d’immigra- sur une organisation du travail particulière. Les commerçants tion. Fouad T., 67 ans, se souvient de l’histoire de son père: libanais n’hésitent pas à pénétrer à l’intérieur du pays jusqu’aux «Mon père a émigré au début du siècle, vers 1907. Il voulait villages les plus reculés. Ils apprennent les langues de leurs par- quitter son village du Sud-Liban en raison de la double oppres- tenaires afin d’établir avec eux des relations de confiance. La sion, ottomane et féodale, qui constituait pour les paysans un pratique presque systématique du crédit leur permet aussi d’at- frein à toute promotion sociale. Il voulait s’installer aux États- tirer la clientèle paysanne. Unis où l’un de ses cousins s’était rendu quelque temps aupa- Ce rôle d’intermédiaire économique se transpose aussi sur le ravant. Il prend donc un bateau français à partir du port de plan social. Dans la société coloniale africaine, la situation des Beyrouth et arrive à Marseille, port d’escale des émigrants liba- Libanais est ainsi souvent une situation intermédiaire entre les nais. Là, à la suite d’une visite médicale, on lui annonce qu’il Européens et les Africains. «Les Africains nous appelaient dans ne peut plus continuer son périple vers l’Amérique. La question leur langue, les “demi-blancs”, se souvient Mohamed F. Pour se pose alors pour lui: où aller? Comme il ne voulait surtout eux, nous étions différents des Européens. Souvent nous étions pas revenir au Liban, il a pris le bateau pour Dakar.» On sait même beaucoup plus proches d’eux par notre mode de vie que aujourd’hui que la France a encouragé – du moins au tout ne l’étaient les Européens». Cette situation ambivalente n’a pas début – l’immigration libanaise en Afrique en raison de son manqué de poser des problèmes d’identité à la première géné- ration de Libanais nés en Afrique. Imad A., qui est né et a fait ses études au Sénégal durant la colonisation française, explique ainsi le conflit d’identité qui se posait à cette génération: «Nous Ali R., 65 ans, commerçant – Dakar étions entre deux chaises et n’avions pas vraiment de place dans la société coloniale. N ous manquions de repères, partagés entre «Mon père est arrivé au Sénégal vers 1910. Au début, il les Européens et les Africains. Comment dans ces conditions avait une toute petite baraque qui lui servait à la fois de savoir qui nous étions?» logement et de magasin. Les jours de marché autour de Dakar, il y allait avec une table. Il étalait la marchandise qu’il voulait vendre sur cette table et la nuit, il dormait des- sous. Mon père était très économe et très travailleur. À Imad A., 50 ans – Dakar force de persévérance et de sacrifices, il a réussi à accumu- ler un certain capital et a commencé à agrandir son com- «Moi, je suis devenu un homme multiple, avec une culture merce. Il s’est payé un camion et partait dans la brousse hybride. Je suis pour un tiers Français, un tiers Libanais, un pour acheter aux paysans africains les produits de la traite, tiers Africain. Je pense dans les trois langues en même comme l’arachide, qu’il revendait ensuite aux grandes mai- temps: le français, l’arabe et le wolof. Le Liban n’a rien fait sons de commerce européennes. Celles-ci se chargaient de pour sa diaspora. C’est la France qui m’a éduqué, qui m’a l’exportation. Au fil du temps, il a réussi à se libérer des donné le savoir et la culture grâce aux valeurs de l’école compagnies européennes et il est devenu lui-même exporta- républicaine laïque. teur. Ses bénéfices augmentèrent alors. Il investit dans l’im- O n ne m’a pas appris à lire et à écrire l’arabe. Je dois dire mobilier. À sa mort, il y a quelques années, c’était un des que je traîne un complexe à cause de ça. Mais je tiens main- hommes les plus riches de la communauté libanaise de tenant à ce que mes enfants apprennent cette langue pour Dakar...» qu’ils puissent avoir accès aux richesses de la culture arabe.»

L’ORIEN T-EXPRESS 43 SEPTEM BRE 1997 L’Afrique de l’ouest des Libanais

Les communaut s libanaises en friqueA Sources:Kojok S.

nombred individu 1939 3000 Le 1000

100 LS SONT NÉS ET ONT GRANDI EN AFRIQUE. Au Sénégal, en Mauritanie Mali ICôte d’Ivoire ou au Zaïre. Après le bac, ils sont venus poursuivre leurs études universitaires au Liban. Ils auraient S n gal Niger pu, comme leurs aînés l’ont fait avant eux, choisir les uni- Gambie versités africaines ou européennes, mais le rétablissement de BurkinaFaso Guin e-Bissau la paix civile au Liban les a encouragés à y venir. Quelques- Guin e Nigeria uns avaient déjà fait le voyage avec leurs parents, mais la Ghana SierraLeone C ted Ivoire Togo plupart d’entre eux n’y avaient jamais vécu auparavant, Liberia «sauf un ou deux mois pendant les vacances d’été, mais ce ~ 10000 B nin n’est pas pareil...» Leur Liban, en fait, ils l’ont pour la plu- part appris ou fantasmé en Afrique. Entre les souvenirs nos- nombred individu talgiques du père ou du grand-père, «les musiques de Fey- 1960 10000 et + 5000 rouz, Marcel Khalifé ou Oum Koulsoum qu’on écoutait à la 2500 maison» et les images de la guerre civile dans la presse, ils 1000

Mauritanie Mali S n gal Niger? Gambie BurkinaFaso Zeinab Sahly, 21 ans, Guin e-Bissau ? Guin e Nigeria étudiante en gestion d’entreprise (USJ) C ted Ivoire Ghana Togo SierraLeone ~ 32700 «Je suis née en Côte d’Ivoire où mon père avait émigré en Liberia 1954. Entre 5 et 8 ans, j’étais inscrite à l’internat Charlie Saad B nin de Choueifat alors que mes parents vivaient toujours en Côte d’Ivoire. En fait, à cette époque ils projetaient de rentrer au nombred individu Liban dans un avenir proche et ils voulaient que leur fille com- 1970 20000 et + 10000 mence ses études en arabe. Voilà pourquoi ils m’ont inscrite 5000 dans cet internat. Finalement, ils ont décidé de ne pas quitter la 1000 Côte d’Ivoire, à Yamoussoukro, où je suis restée jusqu’à l’ob- tention de mon baccalauréat en 1994. Je suis alors venue au

Mauritanie Mali Liban pour y poursuivre mes études universitaires avec ma mère, ma sœur et mon frère. Mon père est resté en Côté S n gal Niger ~ 82000 d’Ivoire à cause de son travail. Gambie L’image que j’ai du Liban a été en partie construite par les BurkinaFaso récits de mon père. C’était un nationaliste arabe que les idées Guin e-Bissau Guin e ? Nigeria nassériennes de l’époque enthousiasmaient. Il m’a donné cet C ted Ivoire Ghana ? SierraLeone Togo amour du Liban arabe dont j’entrevoyais la beauté à travers les

Liberia ? chansons de Feyrouz ou de Marcel Khalifé. Évidemment, en venant ici, je me suis rendue compte que mon Liban où prédo- B nin minait une dimension poétique idéalisée ne correspondait pas

nombred individu toujours à la réalité vécue ici. Je me suis tout de suite heurtée à 1985 60000 une différence de mentalités énorme. J’ai été déçue de voir com- ~ 147000 26000 bien l’apparence et l’hypocrisie fondaient les relations sociales. 16000 7500 La pratique généralisée de la règle du «piston» et le fait de choisir quelqu’un non pas en fonction de sa compétence mais de sa confession me dégoûte. Mauritanie Mali Malgré tout, j’aime le Liban et je voudrais vivre et travailler ici

S n gal Niger après mes études. Au fond de moi, le Liban aura toujours le charme d’une poésie qui vibrait en moi lorsque, petite fille, Gambie BurkinaFaso j’écoutais mon père en parler.» Guin e-Bissau ? Guin e Nigeria Ghana ? SierraLeone C ted Ivoire Togo

Liberia ?

B nin

L’ORIEN T-EXPRESS 44 SEPTEM BRE 1997 L’émigration au-delà de la saga mal du pays

ont essayé de se faire une idée à peu près précise du Liban. lité inscrits à l’Université Saint-Joseph), ils savent bien qu’à Ce n’était pas très facile, toutes ces images contradictoires et plus ou moins long terme, ce problème rejaillira, «surtout complexes. «Ça nous brouillait encore plus nos repères et lorsqu’on voudra trouver du travail ici». notre identité écartelée d’enfants d’immigrés.» Alors, ils se mettent à rêver à nouveau de l’Afrique, où ils Pour beaucoup, ce «retour» au Liban devait permettre «d’y pourraient trouver du travail plus facilement et «où la vie voir un peu plus clair dans cette question d’identité». Se sen- est finalement plus simple». Comme leurs parents ou leurs tent-ils plus Libanais depuis qu’ils sont ici? Ou au contraire grands-parents avant eux, mais dans un sens contraire, ils se leur «dimension africaine» s’exprime-t-elle plus spontané- mettent alors à construire de l’Afrique de leur enfance, une ment dans cette société où ils se sentent finalement un peu image quelque peu idyllique. «En Afrique, on n’avait pas de «étrangers»? En réalité, une condition objective semble frei- problèmes. Les gens étaient moins hypocrites et plus géné- ner une véritable intégration dans la société libanaise: la reux qu’ici». Certains s’empressent pourtant d’ajouter: non-maîtrise de la langue arabe. S’ils ont réussi – provisoi- «N ous ne nous sentons pas totalement Africains non plus.» rement au moins – à contourner cet obstacle en s’inscrivant En fait, conclut Rami, 21 ans, «je crois que nous sommes dans une université francophone (ils sont pour la quasi-tota- tout simplement des Libanais d’Afrique».

Wajd Ramadan, 23 ans, étudiante en maîtrise de gestion (USJ)

«J’ai vécu mon enfance et mon adolescence à Bouaké, une petite ville de Côte d’Ivoire où mes parents avaient émigré en Rami Daher, 21 ans, 1979. Je suis venue au Liban il y a cinq ans pour y poursuivre étudiant en finances (USJ) mes études universitaires. En Afrique, la question de l’identité se posait pour moi de manière conflictuelle. J’étais perdue entre «Je vis au Liban depuis deux ans. Je suis venu pour mes études trois dimensions de mon identité: la culture libanaise transmise universitaires. Ici, je fais partie d’un groupe d’une dizaine par l’éducation familiale, la culture française transmise par d’amis qui viennent tous d’Afrique. O n se retrouve entre nous. l’école et la culture ivoirienne transmise par l’univers africain O n sort ensemble. O n s’entend bien. O n a la même mentalité. dans lequel je vivais. Au fond, je ne me sentais ni vraiment Au début, on avait intégré à notre groupe des gens d’ici. Mais Libanaise, ni Française, ni Ivoirienne. L’impossibilité de très vite on a vu qu’on ne pouvait pas bien s’entendre avec eux. répondre à la question “qui suis-je”? me déprimait. Donc on a préféré rester entre nous, entre “Africains”. N ous, Depuis que je vis au Liban, bien que je n’aie pas tout à fait ce qu’on ne supporte pas ici, c’est les différences qui sont faites résolu la question de mon identité, je la vis de manière moins entre les confessions. À l’université, lorsque je me suis inscrit, angoissante. En fait, je veux faire l’effort de m’intégrer. Déjà, on m’a demandé quels étaient ma religion et mon rite. C’est ma carte d’identité libanaise signifie quelque chose ici. C’est inadmissible. Est-ce que le savoir que nous recevons va être dif- rassurant pour moi. Au moment des élections législatives, j’ai férent selon notre religion? voté en pensant que ce geste civique me permettrait de me sen- En Afrique, dans la communauté libanaise, on n’accorde pas tir entièrement Libanaise. Mais cela ne suffit pas. Je crois fina- cette importance à la confession. D’ailleurs, moi, c’est les gens lement que je ne suis qu’à moitié Libanaise parce qu’il y a en d’ici qui m’ont appris que j’étais chiite. C’est ici que j’ai appris moi une différence avec les gens d’ici: c’est mon passé africain qu’il existait des différences entre chiites et sunnites. Là-bas, ça que je ne veux pas oublier. n’avait aucun sens pour moi. Mais ici, pourquoi les gens ont Paradoxalement, je me sens parfois plus Libanaise ou plus besoin de se figer dans de telles catégories? O n a aussi un pro- Arabe que les gens d’ici. J’ai été choquée quand je suis venue au blème, c’est que les gens pensent que tous les Libanais qui vien- Liban de rencontrer des étudiants qui semblaient avoir honte nent d’Afrique sont nécessairement milliardaires. Q uand on d’être Libanais et Arabes. Par exemple, ils refusent quelquefois entre dans un magasin et que les vendeurs sentent qu’on n’est de parler l’arabe. Ils ont comme un complexe par rapport à la pas d’ici, ils majorent tout de suite les prix. Une sorte de taxe langue et à la culture arabe. Ils préfèrent la culture occidentale, africaine. C’est de la folie. Après mes études, je compte retour- française ou anglo-saxonne. Tandis que moi, depuis mon ner travailler en Côte d’Ivoire dans l’entreprise de mon père. retour, je tente de mieux connaître et de mieux apprécier la cul- Ce sera plus facile pour moi, parce que je ne lis pas l’arabe. Ce ture libano-arabe.» serait un frein à mon intégration professionnelle. En plus en Afrique, j’aurai un revenu plus élevé qu’ici. Mais j’espère quand même pouvoir revenir un jour quand je serai assez riche.»

L’ORIEN T-EXPRESS 45 SEPTEM BRE 1997 L’Afrique de l’ouest des Libanais

Alissar al-Daafi, 19 ans, Ali Ramadan, 21 ans, étudiante en finances (USJ) étudiant en gestion d’entreprise (USJ)

«Après avoir passé mon enfance et mon adolescence en Côte «En 1979, alors que j’avais trois ans, mes parents ont émigré d’Ivoire, je suis venue au Liban l’année dernière pour y pour- en Côte d’Ivoire. C’étaient les premières années de la guerre et suivre mes études universitaires. Au début, j’ai eu d’énormes dif- un ami de mon père lui avait proposé un travail en Côte ficultés d’adaptation. Je sentais que je n’avais pas la même men- d’Ivoire, à Bouaké, une petite ville de province. Il y a trois ans, talité que les gens d’ici. À Abidjan, les gens sont plus simples. Ici, nous sommes tous revenus au Liban, mon père, ma mère et ils sont compliqués et très matérialistes. Tout se négocie en valeur leurs cinq enfants. N ous sommes venus poursuivre nos études, marchande. Mes copines de la fac me disent toujours de les pré- la guerre étant finie au Liban et la crise économique sévissant senter à mes amis d’Afrique parce qu’ils sont riches. en Côte d’Ivoire. Ici, bien que j’aie mes racines, je me sens un Ce qui m’a beaucoup gênée et révoltée aussi, au Liban, c’est le peu à part. Mes amis sont surtout des gens qui viennent racisme. Les Libanais sont racistes. Ici, on fait toujours la dis- d’Afrique comme moi. C’est sur eux que je peux compter. tinction entre les chrétiens et les musulmans. En Côte d’Ivoire, un Après mes études, je pense repartir travailler en Côte d’Ivoire. Libanais est un Libanais. O n ne demande pas aux gens s’ils sont Là-bas ce sera plus facile pour moi. Ici, comme je ne connais chrétiens ou musulmans pour être ami avec eux. Il y a également pas l’arabe littéraire, je ne pourrai jamais m’en sortir. Je me au Liban, une grande ignorance de l’Afrique qui nourrit le sentirai plus compétent en Afrique.» racisme. Les Libanais s’étonnent que nous puissions y vivre “nor- malement”. Ils nous demandent quelquefois: “Comment vous arrivez à supporter les Africains? À vivre avec eux? À manger leur Hicham Zeitoun, 22 ans, étudiant en ges- repas?” C’est scandaleux. Ils ont plein de préjugés sur l’Afrique. tion d’entreprise (USJ) Moi, je ne peux pas vivre dans cette société. Après mes études, je voudrais retourner en Afrique. La vie est plus simple là-bas.» «Je suis venu il y a trois ans au Liban pour y poursuivre mes études universitaires et pour découvrir le pays et ses habitants. C’est vrai que j’étais Libanais mais je ne connaissais pas le Carole Accari, 19 ans, Liban puisque je suis né à Dakar et que j’ai toujours vécu au étudiante en gestion d’entreprise (USJ) Sénégal. Après avoir obtenu une licence en gestion d’entreprise, je m’apprête à repartir à Dakar pour y travailler. Si j’avais eu «Je suis née à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Il y a cinq ans, nous du travail, je serais peut-être resté ici, mais au Liban c’est très sommes venues nous installer au Liban, ma mère, mes deux difficile pour un jeune de voler de ses propres ailes sans l’aide sœurs et moi-même. C’était une décision de mon père qui vou- fiancière de son père. Au Sénégal, c’est plus facile pour moi. Je lait que ses filles fassent leurs études au Liban. Cette décision vais travailler dans l’entreprise familiale. Mais j’ai quand même avait été encouragée par la fin de la guerre au Liban. En plus, la des projets pour le Liban et, dès que j’aurai une opportunité, je dernière année, à Abidjan, nous avons été victimes, ma mère et compte venir ouvrir un commerce ici. Au moment de partir, je moi, d’un vol à main armée ce qui a énormément angoissé la peux dire en guise de bilan que le Liban m’a formé. J’ai appris famille. Mon père est resté en Côte d’Ivoire où il a toujours ses l’esprit de compétition et j’ai appris à être ambitieux. L’expé- affaires. Il vient nous voir un mois par an. rience libanaise est très formatrice pour les jeunes qui viennent Lorsque je suis arrivée, j’ai eu d’énormes difficultés d’adapta- d’Afrique et qui sont habitués à la vie facile en Afrique. Ici, on tion. J’avais du mal à communiquer avec les gens d’ici. Ce doit apprendre à se débrouiller seul. Ces trois années passées ici n’était pas un problème de langue, mais je ne m’entendais pas m’ont permis de me faire des amis pour la vie. Ce que j’appré- avec eux. Il y avait toujours une barrière qui nous séparait. À cie au Liban, c’est la disponibilité des gens simples. Moi, après l’université, la majorité de mes amis viennent d’Afrique: de Côte la fac, j’allais souvent avec les vieux dans les épiceries. Je dis- d’Ivoire ou du Sénégal. O n s’entend bien. O n sort ensemble. cutais avec eux. Ils m’apprenaient beaucoup, sur la guerre, sur Entre nous, on parle de l’Afrique, du soleil, de la simplicité de la mentalité libanaise. O n racontait des blagues et on rigolait la vie là-bas. Ici, les gens accordent trop d’importance à l’appa- Mais malheureusement, la vie au Liban est aussi quelquefois rence extérieure, à la manière de se vêtir, de se coiffer. En décevante. Beaucoup de gens sont intéressés et seul l’argent a Afrique, on est plus simple. J’ai toujours la nostalgie de une valeur pour eux. J’ai été un peu déçu de cette société très l’Afrique. En fait, je ne sais pas ce que je suis. Je n’arrive pas à communautariste aussi. Mais finalement j’appréhende un peu définir clairement mon identité. Je ne me sens pas tout à fait mon retour à Dakar. Est-ce que, désormais, je ne vais pas être Libanaise, ni tout à fait Ivoirienne non plus. dépaysé là-bas?» J’aime à la fois le Liban et la Côte d’Ivoire mais je ne sais pas ce que je suis.»

Oussama Hadifé, 20 ans, étudiant en télécommunications (ESIB)

«Je fais partie de la troisième génération de Libanais d’Afrique. J’ai vécu mon enfance et mon adolescence à Abidjan. Après mon bac, obtenu en juin 1995 dans une école française d’Abidjan, je suis venu au Liban pour y poursuivre mes études uni- versitaires. C’était pour moi un vieux rêve que je réalisais. J’ai toujours eu envie de venir vivre au Liban. J’y suis très atta- ché. C’est mon pays. Pendant la guerre, j’ai suivi de l’extérieur les événements tragiques. Je souffrais lorsque le Liban était blessé. Aujourd’hui, je veux servir ce pays. Mes amis d’ici me perçoivent quelquefois comme un étranger parce que je viens d’Afrique. Ils m’appellent “l’Africain”. Mais moi, je me sens entièrement Libanais. Je me suis bien intégré ici grâce à mes cousins qui m’ont pris en charge et m’ont présenté à leurs amis. Le Liban, c’est mon pays. C’est là que je veux vivre.»

L’ORIEN T-EXPRESS 46 SEPTEM BRE 1997 L’émigration au-delà de la saga

Les Libanais en Côte d’Ivoire Livret de famille

OMPARÉE À D’AUTRES PAYS D’AFRIQUE OCCIDENTALE OU CEN- groupes Amaïs-Khalil, Fakhry, Abinader ou Farhat. Ces CTRALE, la Côte d’Ivoire apparaît, depuis son accession à familles qui, pour la plupart, ont commencé dans le commerce l’indépendance en 1960, comme un État relativement stable. du café et du cacao pendant la période coloniale, ont investi, Ajouté au miracle économique ivoirien des années 70 et à la après l’indépendance, dans l’industrie naissante. Ce faisant, politique d’accueil des migrants durant la guerre libanaise, cela elles répondaient aux encouragements du président Félix Hou- explique le nombre relativement important de Libanais instal- phouët-Boigny, qui avait lancé dans les années 60 un appel aux lés aujourd’hui en Côte d’Ivoire.Il est très difficile d’obtenir Libanais afin qu’ils opèrent leur reconversion du petit com- avec précision des données concernant ce nombre. Les enquêtes merce vers l’industrie. et les recensements effectués par les services officiels ivoiriens À en croire le discours de certains, cette société libanaise en exil ou libanais restent très insuffisants. En outre, il existe depuis ressemblerait à la société idéale. «N ous sommes tous Libanais, quelques années un enjeu politique lié à cette question. Ceux cela signifie qu’il n’y a pas de différences entre nous». Pourtant, qui s’inquiètent de leur influence ont tendance à grossir déme- cette opinion ne fait pas l’unanimité. «Le discours sur la pré- surément les chiffres: des publications comme Le Point et tendue unité des Libanais de Côte d’Ivoire n’est qu’un discours L’Express ont avancé pour l’année 1986 les chiffres de deux de façade destiné à donner une image idyllique des Libanais. cent mille à trois cent mille. Ces derniers, à travers les orga- En pratique, il y a très peu de solidarité entre nous. C’est l’ité- nismes qui, en principe, les représentent, l’Union Libanaise rêt personnel qui prime et la concurrence est acharnée. Certains Culturelle Mondiale – section de Côte d’Ivoire (ULCM-CI) et n’hésitent pas à se faire de mauvais coups. Ils sont comme des l’ambassade du Liban, le contestent. Ils l’estiment entre trente loups quand leurs intérêts financiers sont en jeu», raconte, mille à trente-cinq mille. S’il est vrai que les Libanais ont tendance à sous- 0 50 100 VersBamako Lapopulation libanaise + de 50 estimer leur nombre – et par voie de etle S n gal de 25 50 KM enC ted Ivoire(1945) de 1 24 conséquence la réalité de leur pouvoir MALI – celui-ci semble tout de même plus Principalesr gionsproductrices decaf Principalesr gionsproductrices de cacao proche de la réalité que celui donné Sources:K ojokS. par la presse. En tenant compte aussi BURKINA FASO du fait que la Côte d’Ivoire constitue pour certains émigrés un espace de Korhogo Ferkessedougou transit entre les différents pôles de la Odienne diaspora libanaise qui évolue entre Beyrouth, Abidjan, Dakar, Lagos, Principalesroutes de la Cola Kinshasa, Paris, Nice ou New York, GUIN E C TE D IVOIRE il est possible d’estimer le nombre de Libanais en Côte d’Ivoire dans une V oieferr e fourchette comprise entre 40 000 et 60 000 personnes.Quoi qu’il en soit, Bondoukou Seguela rapportée à l’ensemble de la popula- Limitenord de la culture du cacao tion de Côte d’Ivoire (près de 13 mil- Bouake lions d’habitants), la communauté Man libanaise ne forme qu’une très faible minorité numérique. C’est à l’évi- Bouafle Yamoussoukro GHANA Abengourou dence son poids économique qui est Daloa Sinfra Limitenord de Oume Dimbokro bien plus important. Les Libanais Toumodi laculture du caf Issia Bongouanou contrôleraient environ 60% du com- merce en Côte d’Ivoire. Leurs activi- Gagnoa Adzope tés sont diversifiées. Elles vont du Tiassale Agboville Divo commerce de la chaussure, de la dis- LIBERIA Dabou tribution d’essence à l’habillement et Grand ABIDJAN à l’alimentation, en passant par les Bassam agences de voyage ou les compagnies Sassandra d’assurances. De grands groupes San-Pedro commerciaux, structurés autour de OC AN ATLANTIQUE réseaux familiaux datant de la Tabou Golfede Guin e période coloniale, dominent ce sec- teur. C’est le cas par exemple des

L’ORIEN T-EXPRESS 47 SEPTEM BRE 1997 L’Afrique de l’ouest des Libanais

Les Libanais en C te d Ivoire (1986) Professionexerc e l arriv e enC ted Ivoire Commer ants 60% R partition Industriels 3% par professions Entrepreneursenb timents1 % Transporteurs 2 % Sansprofession 1 0 % Professionexerc e Autresprofessions 2 4 % auLiban Liban Sources:Taan D. Commer ants 5 % Agriculteurs 4 % Industriels 2% Artisans 3 % Employ s 8 % Ouvriers 3 % Nord-Liban AFRIQUE Sansprofession 5 0 % Autresprofessions2 5 %

C te d Ivoire

B kaa

Beyrouth Mont-Liban

R partition par r gion d origine

Sud-Liban R partition confessionnelle

désenchanté, Mahmoud, commerçant détaillant. S’il est vrai mariages intercommunautaires sont encore rares. En réalité, la que, face à une menace extérieure, les Libanais de Côte d’Ivoire structure familiale et villageoise de cette immigration encou- sont souvent tentés d’adopter la stratégie qui consiste à présen- rage la formation de multiples unités sociales qui cohabitent ter une façade unie, il n’en demeure pas moins que des diffé- sans vraiment se rencontrer. C’est généralement à l’intérieur de renciations d’ordre confessionnel, socio-économique et généra- tel groupe familial et villageois que s’opère l’essentiel des rela- tionnel les séparent. Assurément, dans cette société en exil tions de travail, d’amitié et de mariage. constituée à environ 80% de musulmans – essentiellement Le clivage socio-économique structure aussi les oppositions à chiites du Sud-Liban – et à 20% de chrétiens – essentiellement l’intérieur de la société libanaise de Côte d’Ivoire. «Tous les du Mont-Liban –, les clivages confessionnels n’ont Libanais ici ne sont pas des millionnaires avec des Mercedes certes pas la forme conflictuelle qu’ils ont au Liban. Mais les comme le laisse penser un certain cliché très répandu par ici,

L’ORIEN T-EXPRESS 48 SEPTEM BRE 1997 L’émigration au-delà de la saga explique Hassan, 28 ans. Beaucoup d’entre nous sont, comme nous intégrer.» moi-même, de simples salariés qui vivent très modestement.» Il Ce malaise entre «anciens» et «nouveaux» se manifeste aussi est vrai qu’on a tendance à assimiler abusivement à l’ensemble par un conflit latent à l’intérieur de la société libanaise entre de la communauté, cette catégorie socio-économique très tradition et modernité. Les jeunes qui ont été scolarisés en Côte visible à cause du luxe qu’elle affiche. Ce groupe, composé de d’Ivoire et qui ont été éduqués selon les valeurs républicaines quelques familles très riches, représente en fait moins de 10% de l’école française laïque, sont de plus en plus critiques vis-à- de l’ensemble de la communauté. La majorité, environ 85%, vis des autorités traditionnelles de la communauté. Certains forme une classe moyenne où l’on retrouve à la fois des d’entre eux n’hésitent pas à remettre en cause le conservatisme employés de commerce et d’industrie, des de la société patriarcale. Manal et Soraya, détaillants et quelques professions libérales étudiantes à la faculté des lettres d’Abidjan: (médecins, pharmaciens ou professeurs). Éduqués selon les valeurs «Il est anormal que la condition de la femme libanaise ressemble encore aujourd’hui à ce LE CLIVAGE GÉNÉRATIONNEL DANS LA SOCIÉTÉ républicaines, les jeunes qu’elle était dans nos villages dans les siècles LIBANAISE DE CÔTE D’IVOIRE a été exacerbé sont de plus en plus passés. N ous devons nous libérer de ce pou- par l’arrivée, dans les années 80, d’un flux voir patriarcal. N ous devons exiger plus de migratoire important de jeunes fuyant la critiques vis-à-vis des droits.» Ce désir de révolte est toutefois guerre. Pour les «anciens», établis en Côte autorités traditionnelles limité à un cercle restreint de jeunes univer- d’Ivoire depuis deux ou trois générations, sitaires et le conflit des générations aura pro- ces «nouveaux» sont vus comme des «usurpateurs» qui vien- bablement du mal à se résoudre dans une société immigrée où draient remettre en cause la légitimité de l’ancienne présence. les forces de la tradition apparaissent quelquefois encore plus «Ces jeunes, qui ont grandi dans l’univers de la guerre et des solides et indéracinables que dans la société d’origine. milices, sont responsables de la dégradation de l’image des «Les Libanais ne sont pas intégrés en Côte d’Ivoire, explique, Libanais d’ici, expliquent en chœur Rima et Walid, deux jeunes sur un ton de reproche Kouadio, étudiant ivoirien. Il vivent de la troisième génération. Avec leur caractère arrogant, leurs certes sur le territoire ivoirien mais ils pensent et agissent méthodes corrompues et leur mépris des lois du pays, ils ont comme s’ils étaient toujours au Liban. Ils vivent entre eux et se contribué à casser l’effort que nous, les anciens, faisions pour marient entre eux. Ils ont reconstitué le Liban en Côte

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L’ORIEN T-EXPRESS 49 SEPTEM BRE 1997 L’Afrique de l’ouest des Libanais d’Ivoire». Pour Kouadio, comme pour beaucoup d’autres Ivoi- syriaque, selon le rite oriental. Quant à l’Union libanaise cul- riens qui voient la société libanaise de «l’extérieur», le princi- turelle mondiale, elle rassemble tous les Libanais, quelle que pal reproche adressé à cette société est qu’elle vit en vase clos. soit leurs origines confessionnelles. Enfin l’association des À l’instar de tout groupe d’immigrés qui développe un com- médecins libanais, l’association des industriels ou l’amicale des plexe de minorité, la communauté libanaise de Côte d’Ivoire étudiants libanais de Côte d’Ivoire sont quelques-uns des semble chercher en fait dans la vie communautaire un moyen espaces de sociabilité où se discutent dans des discours mêlant de conserver et de renforcer une identité ethno-culturelle qui se les accents arabes, français et ivoiriens, les problèmes et les traduit souvent par une attitude de défense et d’opposition espoirs de la communauté immigrée. au(x) groupe(s) dominant(s). «N ous tenons à garder notre identité libanaise, précise Mous- LE SO IR, LES RESTAURANTS DE LA RUE DE LA PAIX DE M ARCORY tapha, dont les cinq enfants sont nés en Afrique. Et surtout, proposent des spectacles animés par des chanteurs et danseuses venus du Liban. Dans un décor rappelant les grands sites touristiques de Baalbeck, Tyr, Saïda R partition de la population libanaise Abidjan (1988) ou Zahlé, c’est là que les jeunes Libanais nés en Nomdu quartier Populationlibanaise Côte d’Ivoire, apprennent à «connaître le ADJAM 38 % ABODO TREICHVILLE 23 % Liban». «N ous ne sommes jamais allés au MARCORY 14 % PLATEAU 12 % Liban, mais nous le vivons à Abidjan. N ous KOUMASSI 3 % COCODY 2 % écoutons la musique arabe et nous rêvons AUTRES 3 % devant les grandes affiches du ministère du Tou- Sources:Kojok S. risme montrant les beautés du pays, explique PARC NATIONAL DE BANCO Quartiers Marwan. Il y a deux ans, la troupe Caracalla a fortement urbanis s présenté dans la grande salle du Palais des

02KM Congrès de l’hôtel Ivoire son spectacle Songe d’une nuit d’Orient, c’était très beau. Tout cela nous donne envie d’aller au Liban». DEUX PLATEAU X Même si la plupart de leurs activités sociales se AGBAN passent à l’intérieur de la communauté, les Liba- RIVIERA YOPOUGON nais réfutent les accusations qui leur sont faites

ADJAM de vivre en ghetto. «N ous participons à la vie sociale ivoirienne, explique Farouk, industriel. COCODY Centreadministratif Q ue ce soit au travail ou dans la vie quotidienne, Centrecommercial nous avons l’occasion de fréquenter des PLATEAU membres d’autres communautés africaines ou ANOUMABO européennes.» En fait, ceux qui sont véritable- LAGUNEEBIR MARCORY ment intégrés dans la société ivoirienne ne sont LAGUNEEBIR KOUMASSI TREICHVILLE précisément pas très voyants. Mounir, 38 ans, ABIDJAN est né en Côte d’Ivoire. Son père, décédé il y a 2 CHU ans, était installé en Afrique depuis 1937. De BIETRI son passage au lycée classique et à la faculté des

VRIDI sciences économiques d’Abidjan, Mounir a PETIT BASSAM A roport conservé quelques amitiés solides qui l’aident maintenant à trouver fournisseurs et clients dans

ADJIFOU l’entreprise d’appareils électro-ménagers qu’il OC AN ATLANTIQUE dirige. Mounir sait mettre en avant ses atouts: «Je parle bien le dioula et le baoulé. Mes meilleurs amis nous voulons que nos enfants, se sentent toujours Libanais et sont Ivoiriens. Je me sens très bien avec eux. Je suis bien inté- Arabes» . Dans l’espace ivoirien où ils vivent, les immigrés liba- gré. Si je n’avais pas la peau blanche, on me prendrait pour un nais reproduisent ainsi les modes de vie de Ivoirien sans hésiter», raconte-t-il, s’expri- leur patrie d’origine et tentent de recréer un Les plus intégrés ne mant dans un parfait accent ivoirien. «Moi univers libanais. La cellule familiale est qui connais bien à la fois les milieux libanais reconstituée et redevient ce qu’elle était dans sont pas forcément et ivoirien, je crois que le principal problème la société d’origine à savoir la première cel- les plus voyants est un problème de communication». lule socio-économique. C’est justement pour combler ce déficit de Ils transposent aussi les principaux éléments de leur culture et communication qu’a été créée en 1992 l’Amicale ivoiro-liba- de leurs traditions libano-arabes: la langue arabe mais aussi la naise. Regroupant des Libanais et des Ivoiriens, elle se propose cuisine libanaise ou encore la dabké. Les associations structu- d’encourager les échanges entre les deux communautés. L’an- rent la vie de la communauté. Les institutions religieuses ten- née dernière, elle a organisé un voyage au Liban auquel ont tent d’établir un pont entre leurs fidèles et ceux du pays. Les participé des Ivoiriens mais aussi de jeunes Libanais qui s’y ren- sermons du cheikh à la Husseiniyé du quartier de Marcory daient pour la première fois. Ce voyage a permis la rencontre reprennent les thèmes traditionnels de la communauté chiite du d’artistes et d’intellectuels ivoiriens et libanais. «L’image du Liban: lutte religieuse et libération du Sud occupé par l’armée Liban et des Libanais a commencé à changer pour les Ivoiriens israélienne tandis que la Mission maronite du sacré-cœur située qui ont fait le voyage, raconte Wajd. Ils ont vu que le Liban dans le quartier d’Adjainé propose à ses fidèles la messe en était un pays de grande culture où il n’y a pas que des com-

L’ORIEN T-EXPRESS 50 SEPTEM BRE 1997 L’émigration au-delà de la saga merçants.» C’est d’ailleurs à cette occasion que l’Amicale assure deux vols par semaine entre Abidjan et Beyrouth. ivoiro-libanaise a procédé à l’inauguration de l’avenue du pré- Mais, même lorsqu’ils ne sont jamais, ou que très rarement, sident Houphouët-Boigny à Nabatiyé. allés au Liban, les Libanais de Côte d’Ivoire maintiennent des Comme la plupart des émigrés d’Afrique, les Libanais de Côte liens avec la société libanaise. «Maintenant, à Abidjan, nous d’Ivoire, quel que soit leur degré d’intégration dans la société captons facilement les grandes chaînes de télévision libanaises d’accueil, conservent des liens avec le Liban. S’ils participent comme la LBCI ou Future TV, raconte Rami, 16 ans. Moi, financièrement à des investissements socio-économiques en j’apprends beaucoup de choses sur le Liban depuis que je Côte d’Ivoire (dans l’industrie, l’immobilier ou des investisse- regarde ces chaînes, je me sens peut-être même un peu plus ments à caractère sociaux, comme la construction d’écoles ou Libanais.» En fait, les liens avec le Liban n’ont jamais été cou- de dispensaires), ils en font aussi vers au Liban et, plus parti- pés, même pendant la guerre et, aujourd’hui comme hier, les culièrement dans leurs villages d’origine. Libanais d’Abidjan attendent chaque semaine avec impatience Pour eux, c’est en quelque sorte une carte utilisée pour légiti- l’arrivée de l’avion de Beyrouth qui apporte dans ses bagages mer leur reconnaissance dans leur espace et leur société d’ori- des lettres et des cassettes enregistrées, ou alors des nouvelles gine. L’émigré veut généralement montrer qu’il a «réussi» et de leurs familles, ou même des fruits et des gâteaux. Bref un pour lui, réussir cela veut dire revenir dans son pays, dans son peu de ce rêve que constitue pour les «Libanais-Ivoiriens» ce village, dans sa famille, riche d’un capital financier qu’il pays qui reste encore mythique pour beaucoup d’entre eux. cherche à investir dans des projets grandioses, pas nécessaire- «Chaque vendredi matin, c’est-à-dire le lendemain de l’arrivée ment productifs, mais qui ont le mérite d’afficher aux yeux de de l’avion de Beyrouth, je me rends à Marcory chez mon épi- tous, sa puissance financière. C’est ainsi que beaucoup revien- cier qui importe ses principaux produits alimentaires du nent et construisent des «palais» qui ne seront habités qu’un Liban, raconte Samir, 53 ans, qui, depuis qu’il a quitté le mois tous les deux ans. Liban en 1959, n’y est jamais retourné. Entre les caisses de fruits et légumes, se glissent souvent des journaux libanais et SI LES VOYAGES RÉGULIERS AU LIBAN SONT ENCORE LE PRIVILÈGE des cassettes des derniers chanteurs arabes à la mode. Même D’UNE CERTAINE CATÉGORIE SOCIALE, ils se font depuis la fin de lorsque je n’ai pas l’intention d’acheter quoi que ce soit, je vais la guerre de plus en plus fréquents et, durant la période des quand même dans sa boutique où je retrouve un peu le parfum grandes vacances scolaires, la compagnie aérienne MEA et la poésie du Liban de mon enfance.»

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L’ORIEN T-EXPRESS 51 SEPTEM BRE 1997 m ix edm edia CIEL, MON JT! Et si le mei lleur jour nal télévi sé au Li ban n’étai t pas vu par les Li banai s? D epui s le lancement des i nfos de la LBC-SAT, on se demande à quoi i l ser t de r egarder les autr es. La questi on vi ent d’effleur er la Futur e qui , satellite ou pas, songe à changer de cap après avoir conti nué de di sti ller une propagande sommai r e.

INGLE, LOGO. IMAGES BRÈVES, VOIX JOFF annonçant les grands titres de l’actualité. Vue d’ensemble du pla- teau. Sourire de la présentatrice et/ou du présentateur. Début des informa- tions. Succession de reportages entre- coupés par une ou deux pauses publi- citaires. Fin du journal. Générique. Dans un paysage audiovisuel libanais où des chaînes de moins en moins nombreuses sont de plus en plus monocordes, tous les journaux télévi- sés finissent par se ressembler. Il fallait bien qu’à la longue un changement advienne. Manque de chance, il est réservé à ceux qui captent le satellite. Aujourd’hui, les deux canaux libanais qui exportent leurs programmes via le

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satellite se sont dotés d’un journal télévisé distinct de celui qu’ils diffusent sur les ondes natio- nales. Future TV d’abord, depuis février 1997, et la LBC depuis deux mois seulement. Il leur a fallu attendre la loi sur la censure politique concernant le satellite qui n’a été votée qu’en novembre 1996 puis, s’agissant de la LBC, l’arrêt du Conseil d’État fin mars 1997. La qua- lité est cependant loin d’être la même, et d’emblée, la LBC s’est encore une fois imposée. La LBC-SAT diffuse tous les jours trois journaux télévisés enregistrés dans ses studios à Adma: un bulletin de quarante-cinq minutes émis en direct à 21 h 00 pour les téléspecta- teurs des pays arabes, un bulletin d’une demi-heure destiné à l’Europe et aux États-Unis programmé à 14h30, ainsi que le bulletin d’information de la LBC en différé pour les Libanais à l’étranger en mal de nouvelles détaillées du pays. Et, à partir de ce mois, deux flashs d’information de quinze minutes à 14h30 et 17h30. La Future, elle, propose à 19h30 un jour- nal télévisé de vingt minutes. Produire un JT spécifiquement destiné à la diffusion sur le satellite suppose naturellement un traitement différent

L’ORIEN T-EXPRESS 53 SEPTEM BRE 1997 m ix edm edia huit correspondants à tra- vers le monde: Le Caire, Damas, Jérusalem, Abou Dhabi, Rabat, Paris, Washington, Istanbul, Mos- cou, Islamabad... «Nous avons voulu créer un journal international, ni libanais ni arabe, explique Salibi. Pour les nouvelles du Liban, il suffit de suivre le journal télévisé national rediffusé tous les jours.» Riche en images, pour la plupart filmées pour la LBC et commentées par ses cor- respondants (sur vingt-sept correspondants, sept seule- ment sont libanais), ce jour- nal développe une véritable politique rédactionnelle internationale. On s’informe en quarante-cinq minutes de toute l’actualité mondiale dans les domaines politique, social et culturel, avec un traitement neutre façon Euronews. Des reportages intéressants et pertinents, jamais trop longs, se succè- dent à un rythme bien sou- tenu. On retrouve un peu le format qu’avait voulu se donner la MTV en lançant son journal télévisé il y a deux ans, mais avec les moyens d’une chaîne inter- nationale. Et l’ampleur de la couverture qui va avec. Sur la LBC-SAT, le Liban appa- raît au même titre que les autres pays, c’est-à-dire quand l’actualité le com- mande. Sur le Liban comme sur les autres sujets, Elie Salibi revendique l’indépendance politique du journal. De fait, le ton est délibérément de l’actualité. Il s’agit en effet de cibler neutre, de bout en bout, ce qui nous plusieurs publics, souligne Elie Salibi, change de la version locale du JT directeur de l’information de la LBC- d’Adma. À cet égard, on peut se SAT. Après un froid de plusieurs mois demander pourquoi le lancement d’un avec la direction de la chaîne, qui bulletin aussi bien articulé ne rejaillit l’avait amené à abandonner les fonc- pas sur celui destiné aux Libanais et tions de directeur de l’information de devenu décidément bien poussif. la LBC exercées pendant plus de dix Apparemment, les vases communi- ans, Salibi a été expressément rappelé cants ne fonctionnent guère entre les à Adma pour créer ce nouveau JT. deux journaux. «C’est un peu comme C’est à lui qu’est revenue la mission de un journal et son supplément», com- mettre sur pied un département d’in- mente Salibi. Mais on sait qu’en la formation indépendant avec une matière il devient difficile de distin- équipe de soixante-dix personnes au guer l’essentiel de l’accessoire. Liban et un réseau de plus de vingt- Gageons en tout cas que la direction

L’ORIEN T-EXPRESS 54 SEPTEM BRE 1997 m ix edm edia de la LBC s’avisera assez vite de l’uti- directeur de l’information de Télé- grammes destinée au satellite et pas de lité des moyens du satellite pour Liban), ce bulletin survole les informa- concurrencer une chaîne comme la moderniser son édition locale. Et peut- tions internationales pour privilégier MBC. De plus, d’après Aref al-Abed, être aussi de la nécessité de rajeunir les actualités libanaises et arabes. le budget nécessaire à la production une équipe de présentateurs un peu Il s’inscrit bel et bien dans un cadre d’un bulletin international était trop fanés, après le franc succès remporté libanais précis, tant au niveau de l’ha- élevé à l’époque de la création du jour- par les nouveaux visages de la LBC- billage graphique – photo de Beyrouth nal. SAT. Ce sont eux qui, pour l’heure, en arrière-plan, séparation des D’où la nécessité de concevoir un autre donnent le meilleur exemple de profes- que celui diffusé au Liban? Il leur sionnalisme en matière de journal télé- aurait suffi de diffuser une version rac- visé, même si on a parfois l’impression «N ous avons voulu courcie du bulletin local. que certaines nouvelles sont abordées Le temps et l’expérience aidant, la plus pour la frime que pour leur inté- créer un journal Future revoit sa politique et prépare rêt journalistique – il est toujours bon international ni pour dans quelques mois un journal de rappeler que la LBC a des corres- plus élaboré, qui aurait des correspon- pondants partout. libanais, ni arabe» dants mondiaux et serait diffusé à une Présenté comme celui de la LBC en heure de plus grande audience que arabe littéraire (sauf la météo qui, rubriques par un spot représentant les 19 h 30. Et qui, espérons-le, ne fera pour des raisons obscures, n’a peut- locaux de la Future à Raouché – , plus de sponsoring grotesque à la pre- être pas besoin d’être comprise par qu’au niveau du traitement des infor- mière ligne du générique. Aujourd’hui, tout le monde), le journal de la Future mations (après tout ce n’est pas pour on y apprend que la présentatrice n’a manifestement pas les mêmes rien que cette télé appartient au chef météo est habillée par Ciao, Dekwa- objectifs. Monté par une partie réduite du gouvernement…). neh! de l’équipe du journal local, avec éga- Pour la direction de la Future, il s’agis- lement à sa direction Aref al-Abed (ex- sait de compléter la grille de pro- ZEINA ARIDA

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L’ORIEN T-EXPRESS 55 SEPTEM BRE 1997 m ix edm edia sans compter toutes les personnes qui, sans utiliser ce moyen de transport, ne font que l’apercevoir. Un créneau en or, Histoire QUAND donc. Selon certaines statistiques de Pub (N ahar/TEAM, datant de 1994), les routes principales du Grand Beyrouth LA PUB voient jusqu’à 187 000 voitures défiler par jour entre Antelias et Nahr al-Mott. Bloqués dans les embouteillages, les FAIT SON CHEMIN automobilistes cibles n’en sont que plus intéressants pour les publicitaires. D’ailleurs, c’est le régisseur des abribus qui s’occupe aussi des Unipoles (les N EUROPE ET AUX ÉTATS-UNIS, le privé.À l’heure actuelle, coexistent deux grands panneaux éclairés que l’on peut Econcept a été adopté depuis bien réseaux: celui, public, de l’Office du che- notamment voir à Dbayeh) et les Prismas longtemps. À l’arrière des bus ou sur les min de fer des transports en commun (les panneaux coulissants). Il faut dire deux côtés, et tout nouvellement sur les (OCFTC) et celui de la Lebanese Com- qu’on passe presque autant de temps enjoliveurs des roues, la pub a fait bien muting Company (LCC). Au total 387 dans sa voiture que devant sa télé.En plus du chemin. Au Liban, l’idée est toute véhicules circulent dans le Grand Bey- de l’utilisation, comme support média- neuve. Il faut dire que les bus avaient routh, 62 pour la LCC et 325 bus tique, des arrêts ou des bus, Ads in presque disparu de la circulation pendant publics. Si ces derniers ne servent pas Motion propose désormais des pubs sur la guerre. Mais, après la relance, il y a encore de supports publicitaires, ils utili- les tickets (moyennant un budget de quelque temps, des transports en com- sent les mêmes arrêts que les bus privés. 4500 dollars pour trois mois de cam- mun (privés et publics), et la mise en Or, ces arrêts ont déjà été investis par la pagne). Pub rentable selon eux puis- place d’arrêts de bus bien repérables et pub. En fait, le constructeur et le régis- qu’elle touche directement les usagers. même d’abribus (environ 800 sur les seur de ces abribus font partie de la Jusqu’à la fin du mois de juillet, on pou- principaux axes du Grand Beyrouth), la même société, le Group Eleven. Selon vait apercevoir sur les bus de la LCC pub n’a guère tardé à prendre le bus en Ads in Motion, la régie de LCC, 800 000 l’annonce de la régie (Add motion to marche, en commençant par le secteur usagers prennent chaque mois le bus, your promotion), qui avait commencé à la mi-juin. Depuis, deux campagnes ont été lancées: Peaudouce à l’arrière du véhi- cule («Protégez vos arrières») et Moto- rola. Les deux marques sont les pre- mières à avoir tenté le coup. Toujours de l’avant! Vraiment rien ne semble avoir arrêté Ads in Motion, qui n’offre pas seu- lement les panneaux, mais également le bus dans son intégralité. En effet, on peut en avoir un entièrement aux couleurs et à l’effigie d’une marque pour la somme d’environ 19000 dollars sur une période de six mois. Pour les panneaux publici- taires, la fourchette des prix varie entre 3000 et 9000 dollars, en fonction de la ligne choisie. Les bus de la LCC emprun- tent six circuits différents dans le Grand

L’ORIEN T-EXPRESS 56 SEPTEM BRE 1997 m ix edm edia Beyrouth. Par exemple de Sadat à Ante- lias en passant par Mar Mikhael, de Aïn al-Mreissé à Dora ou de Dora à Jbeil. Ce sont donc soixante-deux bus qui se par- tagent six lignes, et selon le trajet, chacun doit faire quatre, cinq, six, sept ou huit trajets quotidiens. C’est la ligne 4, celle qui va de Dora à Jbeil, qui est la plus sol- licitée puisque seize bus font le turn- over.Quant aux bus de l’État, ils sont 325 à parcourir 22 trajets différents. Jus- qu’à présent, aucun projet de publicité n’a été proposé... Seuls donc les abribus et les Mupi-bus stop constituent des sup- ports médias sur les trajets publics. Là encore, le choix du lieu est stratégique; selon le circuit (A, B ou C...), la cam- pagne pourra se déployer, par exemple, sur le côté droit ou sur le côté gauche de la rue Assad al-Assad, du boulevard Camille Chamoun ou en face de l’ABC... Dans tous les cas, l’argument de base reste le bénéfice à tirer des embou- teillages. Un argument de taille sur lequel les annonceurs pourront encore rouler, sinon surfer, durant de nombreuses années. MÉDÉA AZOURI

L’ORIEN T-EXPRESS 57 SEPTEM BRE 1997 m ix edm edia

Histoire 4x15‘ de Pub secondes pour la démocratie

U’EST-CE QUI FAIT COURIR LA PAN- et pour message le rappel et Q THÈRE ROSE, une jeune fille rangée, l’exigence du droit de vote Icare et un ballon de basket-ball? Peut-être pour les citoyens. Et pour- tout simplement, la revendication de tant… ça marche; tout le démocratie. À commencer par les élec- monde s’y retrouve. Dans tions municipales. Quatre situations anec- un paysage publicitaire où dotiques, quatre spots pour un état des il est parfois frustrant de lieux ludique mais sérieux de la démocra- voir de grands moyens mis tie: Ils ont demandé deux photos, simple- au service de petites idées, ment, ils ont annulé les élections, simple- l’intelligence de cette cam- ment; signez la pétition, simplement. pagne tient sans doute à la Pas évident de concevoir une campagne simplicité percutante d’un ayant pour cible trois millions de libanais concept en trois étapes: un

L’ORIEN T-EXPRESS 58 SEPTEM BRE 1997 m ix edm edia objectif, voter; un obstacle, une main invi- sible; une solution, signer la pétition nationale pour l’organisation d’élections municipales. Et tout ça exprimé en quinze secondes, en quatre versions, comme un exercice de style, avec à chaque fois des références et une approche totalement dif- férentes: l’image de synthèse, le dessin animé comique, l’illustration et l’image vidéo. La force de cette campagne est de replacer à chaque fois l’objectif là où il doit être, c’est-à-dire dans le domaine du possible. Et surtout de le rappeler à ceux qui l’avaient oublié. En l’occurrence à tout le monde. Conçus par le collectif pour l’organisation d’élections municipales, ces spots ont été réalisés par Sarmad Louis et Mahmoud Korek sous la coordination de Paul Ach- kar. La musique originale qui reprend le campagne dont le logo a été créé par campagne. Chaque chaîne a ses deux spots slogan de toute la campagne (Baladi, bal- Racha Salti. Une fois n’est pas coutume, attitrés, ce qui personnalise l’engagement dati, baladiyati) est signée Ziad Rahbani, cette campagne est présentée par deux dans cette campagne qui va durer jusqu’à? l’arrangement musical Paul Mattar. Le chaînes de télévision, la LBCI et la MTV, Jusqu’à ce que l’objectif soit atteint: les texte de la pétition revient à la fin de qui a elle-même pris les devants en propo- élections municipales. chaque spot qui s’arrête sur l’affiche de la sant ses services après le lancement de la Z. A.

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L’ORIEN T-EXPRESS 59 SEPTEM BRE 1997 m ix edm edia D E L’HUILE SUR LE FEU Histoire de Pub

UR FOND D’EMBOUTEILLAGE, Béchara Mouzannar, directeur SFady Raidy officie dans le rôle créatif de H& C. Et sa notoriété du grand démagogue, archétype nous a été démontrée par l’attitude de l’homme public qui tente de des FSI lors du tournage. Eux convaincre tout le monde que tout aussi étaient pliés de rire.» va bien et que la situation dans Les spots, au nombre de douze, laquelle se trouve la population que l’on pourra découvrir tout au est totalement sous contrôle. Au long de l’année, ont été tournés en début, tout le monde a cru avoir une seule journée. Pour cela un affaire à une nouvelle parodie des faux (?) embouteillage a été S. L. CHI. Une parodie? En fait, improvisé, un Vendredi saint, à un pastiche du pastiche, c’est-à- Dora, à côté du Forum de Bey- dire peut-être la réalité toute crue, routh. Fatalisme et réflexes condi- détournée en l’occurrence pour la tionnés obligent, les quelques promotion d’une huile pour voi- automobilistes qui se sont trouvés tures, Petromin. là par hasard, n’ont pas compris Grosse huile et huile de voitures? qu’il s’agissait d’une reconstitu- Le lien saute aux yeux pour tion. Comme d’habitude, ils ont l’agence H&C. Petromin, produit attendu patiemment. saoudien, a la particularité d’avoir Le film principal dure 83 été conçu pour des moteurs fonc- secondes, les autres varient entre tionnant dans des conditions 30 et 40 secondes. Ils ont été tour- extrêmes, 40° C en Arabie Saou- nés en 35mm et montés en vidéo. dite. Les conditions extrêmes au La campagne, qui sera relancée à Liban? Tout simplement les perpé- la rentrée, va durer un an et sera tuels embouteillages qui concer- ponctuée par les saisons (été, nent tout le monde, sauf les res- hiver), les événements (Saint- ponsables du trafic routier (mais y Valentin, Rallye du Liban) et les en a t-il?). Le concept était déjà grands et petits travaux (inaugura- chez les S. L. CHI et H& C l’a tion d’autoroutes ou simples poussé à bout. Là où il n’y aucune trous) qui rythment l’année des logique, en inventer une, parfaite- conducteurs-consommateurs, ainsi ment absurde, en caricaturant (à que l’année publicitaire libanaise. peine) la rhétorique habituelle de Depuis sa première diffusion, le 7 nos hommes politiques: «Il y a des juillet dernier, le spot a suscité de gens qui envient nos embou- vives polémiques... Sans compter teillages. D’aucuns dépensent des que, jusqu’à ce jour, il n’est tou- millions pour construire un Dis- jours pas passé sur la LBC. Mais neyland; nous, gratuitement, nous l’accueil du public semble avoir été envoyons les automobilistes dans enthousiaste. Parce que, vous des trous d’eau ou sur des mon- savez, les embouteillages... it never tagnes russes. Il n’y a pas eu de varies. recensement depuis 1936. Si on ne M. A. met pas tout le monde dans la rue, comment pourra-t-on compter la population?» Pour coller au personnage, Fady Raidy a lui-même mis la main à la Client: Ziad Ghandour - FALCON pâte en contribuant à finaliser les Produit: PETROMIN textes écrits au préalable par Agence: H& C - Leo Burnett l’équipe de H& C. «Fady est un Créatifs: Saïd Francis, Betty Francis, des meilleurs acteurs du pays, il Béchara Mouzannar Réalisateur: Shérif Sabri passe des larmes au rire en Maison de Production: INTAJ quelques instants, explique

L’ORIEN T-EXPRESS 60 SEPTEM BRE 1997 Promotion de la promotion Qu’on se le dise: ce ne sont ni ses techniciens, ni ses journalistes, ni ses vedettes, ni même l’habileté de son PDG à gérer la transition de l’économie de guerre au temps de la paix qui font le succès de la LBC. Non, c’est tout simplement le tra- vail de son département Marketing et Promotion. En tout cas, c’est ce qu’a affirmé la directrice dudit département, Roula Saad, lors de la soirée anniver- Après la fusion de La Une et de saire de la LBC, le 23 août, d’ailleurs presque exclusivement consacrée à la France FM, c’est au tour de RML promotion... de la promotion. Dommage! Pour une fois qu’un spectacle de (prononcer: Ar-ML) et H it FM , variétés arabes échappait à la ringardise coutumière de la chaîne, avec la réali- les deux radios des Murr, de sation bien rythmée de Tony Kahwagi. Même pour le décor, on avait fait un réunir leurs programmes. Entre effort, et c’est dire. Le personnel de la chaîne n’aura pourtant retenu que l’auto- John Saad version anglaise et Raya idolâtrie de celle qui, non contente d’avoir attiré le ridicule sur la LBC avec la version... (version quoi au fait?), la fumeuse affaire du «prix du Festival de New York» (voir L’O rient-Express de radio 99 y a laissé de son identité. mai 1997), provoque maintenant des grincements de dents à l’intérieur même Ni anglophone, ni francophone, de la maison. Mais on connaît ça ailleurs, et notamment dans la pub: quand les on y passe maintenant du Nirvana faiseurs d’images ne se préoccupent plus que de la leur, c’est que le moment juste après Frédéric François et n’est plus loin où l’on va changer. D’image et de faiseurs. avant La Vache... Pourquoi pas? Si ce n’est qu’au grand désarroi du directeur des programmes, Claude Kawas, on admet à mi- voix dans son entourage que le public a du mal à suivre.

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L’ORIEN T-EXPRESS 6 1 SEPTEM BRE 1997 qui ? Encore à nos amis les drag queens, «débarqués fin Vue de l’extérieur février au milieu des ruines pour une soirée house halluci- nante». RISE D’UN ENGOUEMENT SOUDAIN POUR LE LIBAN , la presse Venue présenter le spectacle de Dee Dee Bridgwater et Wil- Pinternationale aborde le sujet avec des partis pris et des helmenia Fernandez au festival de Beiteddine, Eve Ruggieri points de vue totalement divergents. Un peu léger pour ne a emporté dans ses bagages un article pour le Figaro Maga- pas dire minable, l’hebdomadaire français Elle dans son zine sur les festivals de Baalbeck et de Beiteddine. Trois numéro du 28 juillet n’a aucun scrupule à résumer la vie doubles pages de lyrisme sur le mariage de la musique et nocturne beyrouthine en quinze lignes: on serait passé des pierres dans lesquelles elle célèbre le retour de la paix directement du couvre-feu à la soirée organisée par le au Liban. Une approche un peu à la Paris-Match qui fait Queen, grâce à laquelle quatre mille personnes (publi-infor- découvrir aux lecteurs du Fig-Mag les palais de Beiteddine mation oblige… il y en avait à peine deux mille) ont pu et de Moukhtara, ainsi que leur hôtesse commune, Nora enfin s’éclater sur la musique des DJ français. Ce serait Joumblatt. «Au Liban, les festivals chantent la paix». C’est aussi grâce à la mode occidentale (les jupes à mi-mollet) vrai qu’a priori ce n’est pas d’Eve Ruggieri ni du Figaro que «les fashion victims contraintes de traverser le quartier que l’on attend un regard extérieur un tantinet moins exo- musulman» en tenue de soirée peuvent enfin se diriger en tique… toute tranquillité vers le Duplex, «nouveau temple de la Mais la presse française n’emploie pas toujours des journa- nuit». Dernière et ultime clé donnée par Elle à ses lectrices listes bidon, empêtrés dans des clichés. Dans sa livraison en mal de «raves et orgies mondaines» : «Si vous craignez d’août, DS Magazine, nouveau mensuel féminin, consacre de ne pas être informée à temps, rabattez-vous sur le télé- un dossier de huit pages aux mariages interconfessionnels phone arabe…». au Liban. Sujet qui, a priori, devrait inspirer plus de pon- C’est peut-être cette voie d’information qu’a choisie Max, cifs que la vie nocturne beyrouthine, et pourtant traité avec mensuel masculin français – aucune raison que les hommes plus d’ouverture par une ex-journaliste de Marie-Claire, ne soient pas briefés eux aussi sur ce qui se passe à Bey- Souâd Belhaddad. S’appuyant sur des témoignages, elle routh! – pour couvrir avec le même sérieux un sujet aussi retranscrit le parcours difficile de jeunes couples mixtes et brûlant que le Beyrouth by night. Ici aussi on apprend que le cadre familial dans lequel ils vivent. notre capitale «va faire Dans son numéro de septembre, le mensuel américain le grand écart entre le National Geographic consacre au Liban un dos- couvre-feu et l’after- sier de vingt-cinq pages réalisé par Peter Theroux. party. Car la ville a Illustré par les nombreuses photos de Ed Kashi, besoin de décompres- cet article dresse un panorama général de Bey- ser après des années routh et de ses habitants. Beirut rising est de guerre construit comme une promenade parsemée dévastatrice», et que de diverses rencontres «les jeunes Libanais et d’avis opposés sur veulent danser comme les différents sujets en Europe.» Grâce à traités. De Solidere à la présence syrienne, le journaliste n’a pas de position politique et préfère s’effacer pour donner la parole à des personnes de toute sorte de milieux et de confessions. Il les oriente vers les sujets à l’ordre du jour: la reconstruction du centre-ville – pour ou contre ? –, la foi en l’ave- nir du pays – optimiste ou pessimiste ? –, la cohabita- tion avec les autres com- munautés, la présence syrienne… Un bon exercice journalistique qui se ter- mine par la seule critique directe du reporter, «l’amné- sie collective dont souffrent les Beyrouthins lorsqu’il s’agit de parler de la guerre». Z. A.

L’ORIEN T-EXPRESS 62 SEPTEM BRE 1997 APRÈS CNN, L’AFP? Dans les hautes sphères hari- riennes, on souhaite ardemment, et depuis long- temps, que l’Agence France-Presse déménage son bureau régional de Nicosie et son desk arabe à MTV lève le chapeau. Après plus de deux Beyrouth. En l’occurrence, il ne s’agirait pas d’un retour, puisque le bureau a été initialement ins- semaines, la chaîne libanaise a réalisé que, tallé à Chypre, lors de sa création dans les années dans l’orthographe du mois d’août qui ornait 80, à l’époque où Beyrouth n’était plus une rési- le fond d’écran derrière les speakerines, le dence sûre pour une structure étrangère. Mais, en chapeau ne se mettait pas sur le «o» mais dépit du retour à la normale au Liban, l’installa- bien sur le «u». Chez Eleftériadès, en tion du bureau de l’AFP continue de poser pro- revanche, on n’a toujours pas réalisé l’erreur blème. Malgré les insistances répétées de Hariri auprès des autorités françaises, les responsables dans l’annonce des récitals de Moustaki... de l’agence se refusent à envisager cette éventua- Mais peut-être croient-ils qu’il chante en lité tant que deux conditions ne seront pas grec. réunies: l’absence de toute pression politique et la liberté d’aller et de venir des journalistes, y com- pris de et vers Israël et les territoires palestiniens, serait-ce via Chypre. C’est dire si on en est encore loin.

L’ORIEN T-EXPRESS 63 SEPTEM BRE 1997 droit de réponse N ous avons reçu de M. Khalil N ahas le courrier suivant: Il est vrai que M. Claude Achkar est plus connu dans les milieux financiers, d’où son manque d’expérience des choses sportives. ANS L ’O RIENT-EX PRESS DU MOIS D’AOÛT ET SOUS LE TITRE En définitive la justice à laquelle nous allons avoir recours tran- D «JEUX PANARABES: l’heure des bilans», votre rédacteur, chera et nous ne pouvons que regretter, Monsieur le Rédacteur Claude Achkar (page 78 sous la rubrique natation), s’en prend en chef, que votre revue si appréciée ait contribué, peut-être au président de la Fédération de Natation, M. Khalil Nahas en indirectement, à ternir les résultats de jeunes champions libanais termes qui, pour le moins que l’on puisse dire, ne sont pas dont la seule ambition est de représenter dignement leur patrie. dignes de l’excellente revue que vous dirigez. En ce qui concerne le syndicat des rédacteurs sportifs, son Nous ne répondrons pas directement à M. Achkar des contre- comité directeur qui doit se réunir incessament décidera lui- vérités qu’il avance, la justice s’en chargera. même de la suite à donner aux affirmations calomnieuses avan- Toutefois nous tenons à vous préciser que la Fédération de cées par M. Claude Achkar. Natation a reçu les félicitations du général Souheil Khoury, pré- En vous demandant de bien vouloir publier cette mise au point sident du Comité Olympique ainsi que celles du directeur des en lieu et place de l’autre précité, je vous prie de croire à l’assu- Jeux Panarabes, M. Zeid Khiami, qui est aussi directeur général rance de nos salutations les plus sportives. de la Jeunesse et des Sports, pour le comportement de ses ath- KHALIL NAHAS lètes. Les résultats des champions libanais de natation sont plus Président de la Fédération que satisfaisants vu les peu de moyens dont disposaient ces der- Libanaise de Natation niers. D’ailleurs au classement par discipline sportive établi par M. N ous prenons acte bien volontiers de la position de M. N ahas. Malik Alyawane, vice-président du Comité Olympique Liba- N otre propos n’était évidemment pas de contester le nombre de nais, la natation est classée cinquième sur les 18 disciplines des médailles en natation mais la manière de les remporter et le trai- jeux. Ce classement n’est-il pas un bon signe pour les nageurs tement des nageurs libanais par la Fédération. Claude Achkar, libanais? actuellement en vacances, y répondra à son retour.

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Barka, la main dans la main

TEXTE ET PHOTOS DE HOUDA KASSATLY À Barka, longtemps c’étai t Clochemerle. Mais quand un père venu d’ailleurs est arrivé, tout a changé. Aujourd’hui, ce petit vi llage chréti en des contr efor ts de la Békaa prospèr e grâce à une gesti on en commun et à une mobilisation de tous.Esprit de communauté, es-tu là?

L’ORIEN T-EXPRESS 66 SEPTEM BRE 1997 ex trêm es OVÉS DANS LES REPLIS DE LA MONTAGNE tières – de l’actuelle Barka et les aurait Let appartenant néanmoins à la cir- adoptées comme pâturages d’hiver. Son conscription de Baalbeck, certains vil- installation sur les lieux provoqua le lages de la Békaa s’élèvent à plus de 1300 courroux des Harfouche, seigneurs de la mètres d’altitude. C’est le cas de Barka, région dont les cavaliers détruisirent la situé à proximité de la bourgade de Deir bicoque qu’il avait aménagée. Cepen- el Ahmar dans ce qui fut le triangle d’or dant, en dépit des dommages subis, la de la drogue. A priori, rien ne distingue femme du berger les invita à déjeuner. ce village maronite de chevriers des Séduits par ce geste d’hospitalité pour le autres hormis une vision exemplaire de la moins inattendu, les Harfouche répondi- vie collective qui en fait le pionnier du rent par un revirement total et autorisè- développement de certains projets rent le chevrier à s’établir en ce lieu. Il fut sociaux dans la région. suivi par son frère puis par leur neveu. Ils L’histoire des origines de Barka se s’installèrent chacun dans un coin, l’éle- confond avec celle de nombreux villages vage des chèvres nécessitant un certain de la Békaa dont les habitants ont espace. délaissé les montagnes environnantes Si les Harfouche étaient les seigneurs du pour descendre dans la plaine fertile et ouverte. Les noms des trois principales familles (Geagea, Tok et Khodra) témoi- gnent par ailleurs de l’appartenance incontestable de leurs ancêtres au village de Becharré situé à trente-cinq kilo- mètres. Leur sort fut celui de nombreux montagnards qui quittèrent le sol natal pour trouver subsistance ailleurs, forcés par l’exiguïté du territoire et la pénurie. L’agriculture rudimentaire et insuffisante de la montagne dans des sols difficiles d’accès, a généré de nombreux candidats à l’émigration lointaine. D’autres ont tenté de trouver une solution moins radi- cale en émigrant vers l’intérieur, vers des espaces plus cléments. L’histoire de Barka n’est qu’un chapitre de cette longue épopée de l’émigration: un berger de Becharré aurait découvert les terres – à l’époque fertiles et fores-

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lieu, ils n’en étaient pas les propriétaires. plir les offices de plus d’une église –, ont Ces derniers, les Misk, ne tardèrent pas à mis un frein à ces pratiques en interdisant réclamer leurs droits. Le problème fut de nouvelles constructions. Autre cause résolu par l’achat des terres par le neveu de discorde, l’exercice d’un même métier puis, progressivement, de l’ensemble du et les conflits d’intérêts qui en résultent et village par les autres habitants. que résume ce dicton populaire: «Il n’y a C’est dans ce rachat inégal des terres pas de mendiant qui aime un propriétaire qu’on peut voir l’origine des antago- de sébile». Ces conflits sont par ailleurs nismes actuels. Ils sont nettement percep- exacerbés par la nature même du métier tibles et se traduisent géographiquement de chevrier qui accule tout berger à être à par des aires quasi indépendantes les unes la recherche constante de nouveaux pâtu- des autres et dont la démarcation est rages et à empiéter – souvent – sur les symbolisée par l’existence de plusieurs terres voisines. lieux de culte – en dépit d’une même En apparence, l’histoire de Barka ne appartenance confessionnelle – injustifiée serait en rien différente de celles de ces pour un village de trois cent cinquante villages qui vivent au rythme des que- familles. Les autorités ecclésiastiques, relles politico-familiales et des dissen- voyant là des signes de dissensions inac- sions claniques qui freinent des projets de ceptables et difficiles à gérer – le clergé développements d’utilité publique. Pour- n’était pas en nombre suffisant pour rem- tant, Barka va suivre une voie particu-

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lière. routh ou à Tripoli. Situé dans un envi- La venue au village, pour servir la N om br eu ses son t l es ronnement chiite, le village n’intéressait paroisse, d’un père jésuite hollandais, guère les candidats aux élections, ce qui Nicolas Kluiters aura marqué à jamais la familles qui ont dû, explique le manque d’intérêt qu’on lui a manière de penser des habitants. Le père a u fi l des a n s, longtemps porté. Sa modernisation fut Kluiters insuffle un nouvel esprit qui ainsi très lente: privé d’eau et d’électricité contribuera à l’oubli des anciennes ran- s’établir ailleurs jusqu’en 1945, ce n’est qu’en 1954 qu’il cœurs. À défaut de réunir les principaux sortira de son isolement avec l’ouverture acteurs des conflits qui avaient ensan- expérimenté les résultats tangibles des d’une route permettant aux chevriers glanté le village, le prêtre réussit à mettre forces mises en commun pour le dévelop- d’écouler les produits de leur élevage face à face certains membres des familles pement de leur village, avaient compris dans les villages environnants. Et il fau- qui se vouaient une haine aux relents que la mise à l’écart des rivalités fami- dra attendre 1959 pour qu’il soit appro- d’éternité. L’arrivée de ce prêtre accom- liales garantissait la survie de la commu- visionné en eau potable. Quant à la route pagna ou s’accompagna de la venue des nauté dans des conditions optimales. qui conduit à Becharré, elle ne sera tracée ONG. La mort de l’homme de religion, Et pourtant, dans ce village où les sources qu’en 1977. assassiné dans un des villages des envi- de revenus étaient insuffisantes, de nom- En dépit de ce désintérêt, les habitants du rons en 1985 – période d’exacerbation breuses familles ont été, au fil des ans, village ont pris leur destin en main. Ils communautaire et de méfiance vis-à-vis amenées à partir pour s’installer ailleurs. ont compris que tant que l’unique élevage de tout étranger – ne gomma pas ce nou- Si 2200 personnes vivent aujourd’hui à pratiqué reste celui des chèvres dans des vel état d’esprit. Les habitants, ayant Barka, plus de 800 se sont établies à Bey- montagnes de plus en plus désertifiées,

L’ORIEN T-EXPRESS 69 SEPTEM BRE 1997 ex trêm es

l’hémorragie de l’exode rural sera diffi- cile à contenir. Cette situation contraint nombre de bergers à se convertir, en temps de guerre, à la culture du hashish, culture qui n’est pas d’un grand apport financier pour le paysan mais qui est simple et peu coûteuse. La fin des hostili- tés marque le retour vers l’élevage tradi- tionnel de chèvres, source d’incalculables dommages à l’environnement, désormais insuffisant à maintenir sur place les habi- tants du village. Vint alors l’idée de diver- sifier l’élevage et d’introduire de nou- velles cultures. Afin de réaliser ces objectifs, des travaux d’intérêts publics furent entrepris comme l’ouverture de la route vers les montagnes, l’achat par le village grâce à son «comité de développe- ment» d’un droit sur l’eau de Ouyoun- Korkoch, ce qui permit aux habitants de conséquence la surface de terres irriguées. ferme coopérative moderne qui permet- réhabiliter leurs terres dans les mon- Dernièrement, un canal en ciment reliant tra de tenir les chèvres dans un lieu tagnes et de pratiquer la culture des ver- Ouyoun-Korkoch au réservoir a été bâti unique, loin du village et des forêts et gers en terrasse, ainsi que la construction et des méthodes d’irrigation modernes d’introduire de nouvelles formes d’éle- d’un réservoir d’eau pour emmagasiner le ont été adoptées qui prennent en compte vage. Le partage équitable des gains, libé- surplus non utilisé afin de mieux le répar- le manque d’eau dans les hauteurs. rera les bergers qui pourront alors varier tir saisonnièrement et d’augmenter en Aujourd’hui un projet existe de créer une leurs activités et multiplier leurs sources

L’ORIEN T-EXPRESS 70 SEPTEM BRE 1997 ex trêm es

voisinage avec les villages non chrétiens alentour, nombre d’habitants investissent désormais à Barka. L’environnement plu- riconfessionnel et l’ancrage dans la plaine ouverte vers l’extérieur, à la différence de la montagne repliée sur elle-même, ont certainement contribué au développe- ment par les habitants du village d’une vision inédite de la vie commune. Loin de l’étroitesse d’esprit et du cloisonnement de revenus. de ceux qui, continuellement préoccupés Ce village actif a réussi non seulement à Aujourd’hui, Barka par la crainte de l’autre, oublient d’ex- concevoir des projets avant-gardistes ploiter les chances d’un avenir meilleur, pour la région mais surtout à les réaliser. offr e une vi si on les habitants de Barka ont démontré qu’il Barka possède son propre dispensaire, devient parfois possible d’enterrer dissen- très efficace, fondé avec l’aide de l’Ordre i nédi te de sions familiales et querelles politiques au souverain de Malte et ouvert à tous les profit de l’intérêt de tous. Et c’est peut- villages environnants, et son supermar- vie commune être pour cette raison que les villageois ché coopératif, extrêmement bien appro- directement versés à la caisse du village. entretiennent avec autant de ferveur le visionné. Les aides des ONG, les aides Les aides des ONG sont toujours fructi- souvenir du père Nicolas dont la photo- privées ou publiques sont investies avec fiées par des initiatives personnelles et des graphie trône dans l’espace de réception efficacité, chose assez rare au Liban. La donations privées en biens fonciers, en de toute maison qui se respecte. Il vient totalité des sommes perçues est consacrée espèces ou en journées de travail béné- remplacer le portrait de l’ancêtre de la à des projets collectifs afin d’éviter toute vole. lignée, se transmuant ainsi en père fonda- dépense inutile et gratuite. Les fonds Grâce à ces efforts et à ces réalisations teur de l’ensemble de la communauté vil- communs comme les crédits privés sont ajoutés au retour des relations de bon lageoise.

L’ORIEN T-EXPRESS 71 SEPTEM BRE 1997 transcultures AR-EM PICTS Cidade Beiteddine de fado

LYA, C’EST SÛR, UNE ÂME PORTUGAISE. Au fil des siècles, elle a pris forme sur les rives Idu Douro et du Tage, aux confins américains et africains, et sur les océans. Tiraillée entre l’immensité du monde et les limites du territoire, entre l’infini du rêve et la réa- lité pinailleuse, entre la grandeur de l’histoire révolue et la misère des désillusions, l’âme portugaise cherche ses déchirures. Elle les trouve dans la saudade, elle les exprime dans le fado. Chant lusitanien bien sûr, mais universel aussi, nourri tout au long des siècles par les influences arabe, africaine, celle du lundum brésilien ou des troubadours provençaux. Et c’est peut-être parce que ce chant-là parle des joies et des blessures de chacun qu’il réussit à être aussi spontanément intelligible. «Le jour je suis Albuquerque, mais le soir je ne sais plus qui je suis.» Accompagnée par la guitare portugaise et la guitare classique (la viola), mais aussi par l’accordéon et le violon, Misìa chante le Portugal, ses auteurs, ses compositeurs, Anto- nio Lobo Antunes qui, de livre en livre, dialogue avec Lisbonne (N asci para morrer contigo, déchirant), Vitorino Salomé (Tragedia da rua Gavias, un fado avec en toile de fond le Bairro Alto lisboète, quartier trémolo s’il en est). Elle s’en éloigne parfois, reprend le Cubain Silvio Rodriguez (L’Unicornio), pour revenir de plus belle à Amalia Rodriguez (l’éternel Lagrimas) et y va d’une complainte sur le principe du Fado Tri- plicado (ici en hommage aux complaintes des dames d’Alfama, miséreuses et magni- fiques).

ÇA SE PASSE À BEITEDDINE, ÀL’ÉTÉ 1997. Une coiffure à la Louise Brooks, une peau à la blancheur surnaturelle, Misìa semblerait tout droit sortie d’un film de Pabst des années 20, n’était la richesse de l’éclairage de la scène aux reflets magiques. Parfois, sur la musique d’un fado traditionnel, elle revient sur un texte classique. Un extrait des Lusiades de Luis de Camões. Immense, majestueux poème national du Portugal, par- tie intégrante du patrimoine littéraire mondial. Et Fernando Pessõa, immarcescible: Je te revois encore une fois – Lisbonne et le Tage et tout le reste – moi, le passant inutile de toi et de moi-même.

ANISHAMMOUD A. K.

L’ORIEN T-EXPRESS 72 SEPTEM BRE 1997 transcultures ANISHAMMOUD AR-EM PICTS

ANISHAMMOUD ANISHAMMOUD

L’ORIEN T-EXPRESS 73 SEPTEM BRE 1997 transcultures

«Hide and Seek», technique mixte, 54x65 cm. «Lilly», technique mixte, 110x140 cm.

L’esprit rectangledu

N MONOLITHE ERRANT QUI DE TOILE EN TOILE IRRADIE OU ABSORBE U LA TENSION DIFFUSE. Bruissement de couleurs, éruptions de formes hybrides et striures d’aurore boréale le cernent et rendent encore plus obsédante la présence sourde de cette masse archaïque mais réfléchie qui croît ou décroît en fonction d’un ordre extralucide. La dernière expositon d’Aram Jughian offre au regard un rapport de force qui change de centre de gravité à chaque nouvelle configuration. L’at- traction/confrontation se fait dans le même temps flux d’énergie, équi- libre, répulsion, rejet, duel et réconciliation perpétuels, régénération de la forme par le chaos tenu en respect par la force irrémédiable du contour, de l’angle, du pensé. L’expression est d’abord échevelée, flot- tante, lunatique, en apesanteur, puis mise sous contrôle, domptée mais d’autant plus énervée par le rectangle qui s’invite et prend place sans manifester le moindre désir d’osmose. Suprématie. O. B.

Couleurs d’été, Galerie Janine Rubeiz, du 13 au 30 août. «Duell & Reconciliation», technique mixte, 2(85x90 cm).

L’ORIEN T-EXPRESS 74 SEPTEM BRE 1997 transcultures

«Paint of Fury», technique mixte, 110x180 cm.

«Danielle», technique mixte, 110x140 cm.

«Regeneration», technique mixte, 85x90 cm. «Sweetest of them all & Thorn», technique mixte, 2(85x90 cm).

«Elain & Willem de Kooning», technique mixte, 85x90 cm. «Faim», technique mixte, 54x65 cm.

L’ORIEN T-EXPRESS 75 SEPTEM BRE 1997 transcultures Walid Akl Aimez-vous Haydn? Quand le pi ani ste évoque sa découver te de la musi que, son assi dui té a u t r a v a i l , ses en gou em en t s r u sses, i l a ppa r a î t da n s t ou t e son exigence. Surtout, il raconte à Hala Kassir sa grande histoire, l’i ntégrale H aydn. U ne œuvr e musi cale magi stralement r evi si tée.

OUS VOUS ÊTES MIS AU PIANO ce qui me passionne le plus. RELATIVEMENT TARD. Mais Malheureusement je ne peux Vvous n’y êtes pas allé par quatre pas tout jouer, c’est une ques- chemins. O n dirait que vous tion de temps. Il y a la Fantaisie avez choisi d’imprimer à votre de Schumann qui me passionne, parcours un accelerando agitato la Sonate de Liszt, la Sonate de qui vous a mené droit vers cette Brahms etc. Il arrive un moment fameuse carrière de concertiste. où il faut choisir. Comment ce choix s’est-il L’autre partie c’est celle où je opéré? Est-ce l’amour de la cherche à explorer des sentiers musique ou la facilité avec inconnus de moi-même et du laquelle vous avez abordé le public mais pas n’importe quoi. piano qui vous a tout de suite Il y a des millions de choses décidé à suivre cette voie? inconnues qui ne valent rien. Ce qui m’a déterminé à me lan- cer dans la musique, c’est le fait Parmi les œuvres que vous d’avoir découvert tard mais très interprétez, vous avez surtout vite que c’était ma voie. Je ne enregistré la musique de compo- pense pas que j’avais des facilités siteurs russes (Borodine, Rach- particulières, ni que la carrière maninov, Scriabine, Prokofiev). me paraissait un élément Sont-ce ceux qui vous attirent le convaincant, parce que c’était plus? très aléatoire. Je sentais que c’était mon commencé tard le piano. Mais bizarre- J’ai eu une époque très russe c’est vrai chemin, ma vie, qu’il ne fallait pas que je ment j’ai trouvé qu’entre 14 et 17 ans dont une partie reste très vive en moi. m’égare ailleurs. J’ai donc mis en place j’étais au même niveau que mes collègues Vous pouvez y ajouter Moussorgsky et tout ce que je pouvais, très vite, pour à Paris qui avaient entamé l’instrument à Tchaïkovsky mais je suis tout aussi pas- essayer d’accomplir au maximum ce que 6 ans. Ça pose des questions. Je ne dis pas sionné par ceux que nous connaissons je souhaitais faire. À 16 ans, j’ai laissé qu’il faut suivre mon exemple mais si on tous: Chopin, Brahms, Liszt, Schumann. tomber l’école, ce qu’on estimait dans les commence à 12 ans ce n’est pas déses- familles, à juste titre d’ailleurs, comme un péré. La psychose qui prétend qu’il faut Les romantiques donc? sacrilège et j’ai commencé à me concen- commencer à travailler dès l’âge de 6, 7 Et aussi Scarlatti, Bach, Haendel et trer sur la musique tout en prenant des ans n’est pas justifiée d’après moi. Haydn. À propos de Haydn, je me trou- cours privés de littérature et d’histoire qui vais une fois avec une personne que me paraissaient indispensables à ma for- Votre répertoire est très vaste mais vous j’aime beaucoup, c’était il y a pas mal mation. C’est ainsi que j’ai pu accélérer le aimez toujours découvrir de nouvelles d’années, au moment où j’étais en train rythme de ma vie et rattraper les retards. musiques et jouer des œuvres mal d’enregistrer toute l’œuvre de Haydn. connues du public... Elle me dit: Q uelles sortes de retards? Vous voulez J’ai partagé ma vie en deux. En premier, – Il paraît que tu enregistres l’intégrale. dire des retards techniques d’exécution? ma vie professionnelle et pianistique, Je réponds: Les retards provoqués par le fait que j’ai celle où je puise dans le répertoire connu – Oui, tout Haydn.

L’ORIEN T-EXPRESS 76 SEPTEM BRE 1997 transcultures – Tu veux dire Haendel. «Mais tu es fou, ça ne marchera jamais, joué. Ça a été pris dans l’esprit de l’ency- – Non Haydn. personne n’achètera, en concert c’est clopédie complète de Haydn en concert. Elle reprend: nul.» Tout le monde me disait cela, même Mais je ne dirais pas qu’il y a des œuvres – En es-tu sûr? les personnes les plus éminentes. Il y avait mineures et des œuvres majeures. Il y a C’est extraordinaire. Ça veut dire que de quoi se décourager. Cela m’inquiétait des œuvres très importantes et très spec- cela faisait six ans que j’étais plongé dans mais je persistai et j’ai fini par tout enre- taculaires et d’autres, petites œuvres les millions de pages de Haydn et il était gistrer. Quand ça a vu le jour en 33 tours, exquises, qui ressemblent à des moments pensable, pour elle, que je jouais peut- le compact disc venait de conquérir le privilégiés de la vie, tel un matin doux et être du Haendel sans le savoir! monde. Il a fallu tout remettre sur com- paisible où l’on se sent bien. pact. Mais à partir de ce moment-là, coup Restons avec Haydn, que vous n’avez pas de théâtre, ce fut le succès, beaucoup plus Vous avez déjà entamé un premier fini de nous présenter. En plus des qua- que pour des disques isolés avec les tubes, concert Haydn, au printemps dernier. Et torze CD déjà enregistrés et qui retracent les grands chefs-d’œuvre... et ça se ven- à notre grande surprise, Haydn sortait toute son œuvre pianistique, vous venez dait beaucoup. Ce coffret de 14 CD s’est enfin de son cadre, celui d’un composi- de découvrir une transcription pour vendu à près de 5 000 exemplaires ce qui teur sévère, académique. Vous l’avez piano du Q uartet l’Empereur qui vien- veut dire 70 000 disques. En musique rendu, sous vos doigts aux attaques ner- dra compléter l’intégrale des soixante- classique, et du Haydn, il faut reconnaître veuses et précises, très subtil et surtout deux sonates et autres œuvres pour que c’est incroyable. Je réédite aujour- très vivant. La musique défilait et le piano. Q u’est-ce qui vous a amené à vou- d’hui cette intégrale pour une immense public vous suivait jusqu’à la toute der- loir enregistrer toute l’œuvre de Haydn? maison américaine, Koch Discover. Je nière note. C’est une grande question et une grande vais rajouter des œuvres qui ont été Vous me faites un immense compliment affaire. Ma façon de travailler mon piano découvertes entre-temps. La nouvelle édi- parce que quand je dis qu’il est sévère ou n’a pas changé depuis que je suis étu- tion comportera donc 15 CD. austère j’en parle comme je l’ai toujours diant. J’y passe ma journée et, vers 1 connu, à travers les institutions et par de heure du matin – je me couche assez tard grands maîtres. J’ai travaillé avec Yvonne –, je déchiffre des pièces que je ne connais «Je ne joue pas Lefébure et Germaine Mounier qui sont pas pendant une ou deux heures. Je Haydn d’une façon d’immenses personnages, et Haydn était n’avais jamais pensé déchiffrer la négligé. Ainsi pour 99% des gens, Haydn musique de Haydn parce que je croyais spectaculai r e, je le joue garde un aspect très ennuyeux qu’on ne que c’était pareil à toutes les sonates comme i l est écri t» peut pas ignorer. Moi je n’essaye pas de qu’on nous faisait jouer épisodiquement jouer Haydn de façon spectaculaire pour et assez lamentablement dans les écoles et le rendre intéressant, je le joue comme il même au conservatoire national supé- Ce long travail a effectivement porté ses est écrit. C’est ça qui est incroyable. Il est rieur de Paris où l’on joue Haydn comme fruits puisque votre intégrale est jugée plein d’imagination. Il faut savoir un exercice de style ennuyeux. Puis un mondialement comme la plus intéressante qu’avant Haydn il ne se passait pas jour, je tente le coup. J’avais un livre de et fait aujourd’hui figure de référence. grand-chose en musique. Haydn a été Haydn dans ma bibliothèque. J’essaye ces Ça me touche beaucoup. Maintenant je révolutionnaire. sonates, je découvre que la première est dois dire qu’il existe deux intégrales très belle, la deuxième très intéressante, la Haydn, faites respectivement il y a 20 et Mozart a peut-être effacé quelque peu troisième, la quatrième etc. À la ving- 30 ans. L’une par un grand pianiste autri- l’impact de Haydn? tième je me dis, tiens c’est superbe tout chien, Rudolf Buschbinder et l’autre par Mozart est son élève et curieusement ça. J’achète le second volume, puis le troi- un Anglais, John McCabe. Mais l’une et dans ses dix-neuf sonates pour piano il sième, un volume de fantaisie et je com- l’autre restent incomplètes. À l’époque où n’arrive pas à la cheville de Haydn dans mence à comprendre que c’est un abîme. ils ont enregistré, ils n’avaient probable- ses sonates. Il y a cinq ou six sonates seu- Il a écrit une quantité phénoménale et ment pas eu accès à tous les manuscrits. lement qui sont magnifiquement réussies. d’une qualité fantastique. Je me suis alors Donc la mienne reste, ne serait-ce que du Mozart dans ses opéras, c’est le ciel, dans posé la question: comment la musique de point de vue documentaire, la plus com- les symphonies, dans beaucoup de Haydn est restée ignorée pendant deux plète et la seule totale. musique de chambre, dans son requiem. cents ans alors que l’homme lui-même est Peut-être que, par rapport au public, si connu? C’est à partir de ce moment-là Vous projetez durant ces deux saisons de Haydn a souffert d’une éclipse, mais elle que j’ai pris la décision d’enregistrer toute jouer au Liban toutes les sonates de n’était pas justifiée. sa musique pour piano. Haydn. C’est un travail que vous avez Vous savez, Busoni dit que la Sonate déjà entrepris aux États-Unis et au pathétique de Beethoven est une révolu- Vous avez pris la décision... Luxembourg. Allez-vous réellement tout tion parce que jusqu’à sa 7e sonate, Bee- Tout seul, sans le moindre sponsor, sans jouer en public ou bien vous contenterez- thoven restait très imprégné du classi- le moindre financier, sans le moindre vous de certaines œuvres disons cisme de Haydn, Mozart et Haendel. encouragement. J’en ai parlé à une amie, majeures? D’autant plus qu’avec la sortie Dans la 8e, la pathétique, il a fait une et, d’une manière artisanale, nous avons des CD, on risque peut-être d’avoir un bombe atomique, toutes les constructions essayé de trouver des financements uni- effet de saturation? de la sonate ont changé, les harmonies quement pour l’enregistrement sur bande C’est une bonne question. Il y a huit ans, sont révolutionnaires, les sfozando sou- sans même espérer produire le disque. Au j’ai décidé d’envisager ce deuxième coup dain sont colossaux. On ne peut pas jouer fur et à mesure que je continuais, mes de folie: jouer tout Haydn en concert. cette sonate de façon traditionnelle. À amis, les pianistes, oui les pianistes, les Cela fait douze récitals. En Amérique et chaque fois, ça doit être une révolution, musiciens professionnels me disaient: au Luxembourg, j’ai effectivement tout elle doit être une bombe à tous les coups.

L’ORIEN T-EXPRESS 77 SEPTEM BRE 1997 transcultures Or, tout ce qu’a fait Haydn est une travaillez avec une équipe de personnes ça fait musique de salon... Jusqu’à l’âge bombe pour l’époque et sa musique doit spécialisées pour le sortir bientôt sur CD- de 22 ans, il était pianiste. Il improvisait être révolutionnaire tout le temps. Rom. Qu’est ce qui vous a poussé à vous en concert. Il a écrit une vingtaine de Quand il dit sfozando c’est un sfozando. intéresser de si près à la musique de pièces et des pièces à quatre mains qui Haydn ne donne pas beaucoup d’indica- N ietzsche? sont magnifiques, des lieder, un chœur... tion mais il faut bien regarder le texte et J’ai toujours cherché... Un jour un type C’est une vraie révélation. le mettre dans son contexte. Quand il y a me dit: «J’ai entendu une pièce de un crescendo, il faut le faire, un accele- Nietzsche, c’est nul». J’ai eu envie de Est-ce que vous pensez encore pouvoir rando, un prestissimo, il faut y aller. À vérifier, je ne savais même pas que découvrir de nouvelles sources? l’école on nous dit: Non, pas trop, pas Nietzsche écrivait des pièces de musique. Je ne sais pas, je crois que je ne découvri- assez, tranquille, reste en mesure!... J’ai mis du temps à trouver et j’ai décou- rai pas grand-chose parce qu’on ne peut vert une musique «pas nulle du tout»... pas refaire le monde. Je les ai tous regar- Sa musique est classique mais on devrait Certaines pièces sont même très intéres- dés de fond en comble. Il y a un domaine l’interpréter comme le Beethoven orches- santes. Je donne actuellement la totalité inépuisable, celui des transcriptions, mais tral? de son œuvre en un récital. J’ai voulu je n’ai pas envie de plonger là-dedans. Il Je dirais même comme Prokofiev; par montrer que cet homme universellement y a un nombre considérable de transcrip- moment il y a certaines sonates qui connu, avait une vie intime musicale très tions faites par des compositeurs du annoncent Prokofiev. J’ai fait une confé- intense, très sophistiquée et paradoxale- XIXe siècle sur des thèmes d’opéras du rence en Californie sur l’influence de cer- ment à l’antipode de sa philosophie. Sa XVIIIe et qui sont toutes oubliées. Je taines sonates de Haydn sur l’œuvre de musique n’a rien à voir avec la philoso- n’entrerai pas dans ce nouveau monde. Prokofiev. Mais vous venez de dire à phie planétaire de l’homme. C’est délicat, C’est moins intéressant que les décou- juste titre que c’est un classique. C’est un vertes authentiques. Ce sont presque des classique pour vous maintenant mais il «L’œuvr e musi cale de œuvres de prouesse de concertistes et non n’était pas classique quand il existait. Il pas des œuvres de musique pure. Mais faut maintenir l’aspect révolutionnaire de N i etzsche, une vrai e par ailleurs je vais bientôt jouer un pro- son écriture. C’est pour ça qu’il me pas- gramme où je regroupe au cours d’un sionne. révélati on» même concert des œuvres de Nietzsche, Rousseau, Boris Pasternack, et de Vous allez donc donner une série Frederico Garcia Lorca. C’est for- de concerts où vous ne jouerez midable. Quatre hommes de que du Haydn et vous tenez abso- lettres dont on ignore complète- lument à le faire de mémoire. Il y ment l’aspect musical. a pourtant un problème de mémo- risation. Pensez-vous que les gens Parmi les villes européennes ou réagissent à cet effort? les États-Unis votre choix s’est Moi, je fais l’effort pas pour porté sur la France. accomplir un exploit mais parce Je suis allé à Paris, pour mes que j’ai remarqué que jouer études, à l’âge de 16 ans et ma l’œuvre de Haydn de mémoire, en culture française fait que je suis étant détaché des problèmes maté- très à l’aise dans une ville qui est riels d’une partition, d’une feuille la plus belle de la terre et qui est qui tourne, donne une concentra- aussi impitoyable quant à la tion et à l’artiste et à la salle infi- concurrence que riche en infor- niment plus puissante qui rend mations. Mon choix était donc service à l’œuvre. Le prix est cher fait. à payer mais je le paye puisque je le fais. Paris est effectivement une des Haydn est plus inquiétant que les villes où il y a le plus de concur- autres parce qu’il est très délicat et rence et peut-être aussi la plus la moindre erreur peut être fatale. sévère vis-à-vis des jeunes... On ne peut pas se rattraper, Pour l’enseignement? Moi, je ne comme dans Rachmaninov ou crois pas au diplôme. C’est la for- dans des formules grandioses où mation qui est importante. Il y a un arpège est disséqué en 50.000 l’École Normale qui ne donne pas variations ce qui vous donne le de limite d’âge et il y a les profes- temps de se retrouver. Ici on n’a seurs privés. Maintenant si on est pas le temps. Ce sont des notes obsédé par un prix, c’est une trop claires ça n’est pas symé- autre affaire. Je n’ai jamais trique et ça ne se suit pas d’une obtenu le moindre concert parce manière logique. que j’avais la licence de concert de l’École Normale. Ce sont des Vous avez préparé une autre inté- diplômes nécessaires pour l’ensei- grale, celle des œuvres pour piano D. R. gnement. Ça permet d’ouvrir une du philosophe Nietzsche et vous «Un chef d’orchestre sur deux est antipathique» petite école comme quand un

L’ORIEN T-EXPRESS 78 SEPTEM BRE 1997 transcultures médecin accroche ses diplômes autres. C’est une autre science. pour donner une sécurité à ses J’ai fait une fois un concert de clients. Le prix des conservatoires musique de chambre, la Truite de de Paris ou de l’Académie de Schubert avec le Quatuor Bartok. Londres, ça n’aide pas non plus. C’était très intéressant mais j’ai Seuls les trois grands prix interna- trop de travail, trop de choses que tionaux, Prix Tchaïkovsky, Prix je voudrais faire seul, donc je suis Reine Elisabeth, Prix Chopin, obligé de choisir pour faire le peuvent vous lancer un peu mais maximum de ce que je veux. ça ne va pas plus loin. Ce qu’il faut c’est un enseigne- Un prix W alid Akl va bientôt être ment sérieux et être soi-même très institué. Le Mouvement de Soli- courageux et doué. C’est une car- darité pour le Liban y travaille rière difficile, je préviens tous ceux avec l’aide d’institutions fran- qui veulent plonger là-dedans. Il y çaises et libanaises. J’espère qu’il a beaucoup de problèmes à sur- aura l’envergure que vous souhai- monter dont le problème financier tez certainement lui donner. Ce parce que pendant longtemps on sera pour vous une façon d’en- ne gagne pas tellement d’argent. courager les jeunes à travailler la Comment tenir le coup si on n’est musique et à développer leur sens pas soutenu par une famille for- artistique. tunée. Aucune chance. Il faut se À chaque fois que je viens jouer mettre à l’enseignement. À moins au Liban, de jeunes pianistes me D. R. d’avoir la possibilité de faire les téléphonent. Ils sont doués, ils deux. «Jouer de mémoire donne une concentration plus sont sensibles, courageux mais puissante à l’artiste et à la salle.» n’ont pas d’argent. Ils veulent Et les disques? aller à Paris, Londres, enfin dans Les disques c’est pour la gloire. Mais ça une ville où ils peuvent avoir un ensei- amène des concerts. L’intégrale de gnement solide. Haydn ne m’a rien rapporté mais indi- «For m er un or chestr e Je n’ai pas la prétention, loin de là, de rectement presque 90% de mes concerts c’est magni fi que, résoudre ce problème mais pourquoi ne en viennent. pas faire une modeste tentative pour m a i s c’est u n e aider ceux qui à l’issue de ce concours, en Vous avez rarement joué avec des remportant ce prix, pourraient obtenir orchestres? autr e car ri èr e» une bourse d’étude à l’étranger. Les chefs d’orchestre, il y en a un sur Ce serait magnifique pour moi. Ça serait deux qui sont très antipathiques. La direction d’orchestre ne vous a jamais extraordinaire de savoir que c’est faisable tenté? même pour quelques personnes. Et si vous appréciez le chef d’orchestre? Non, heureusement... C’est très beau Alors là, c’est magnifique. Ça m’est bien sûr. Former un orchestre, en sortir arrivé. J’ai eu des chefs d’orchestre qui tous les sons, l’amener à une interpréta- ALID AKL SE PRODUIRA À LA m’ont compris, qui m’ont suivi. On avait tion superbe et utile c’est magnifique GROTTE DE JEÏTA le vendredi 19 la même respiration. Malheureusement mais c’est une autre carrière. Faire les Wet le samedi 20 septembre, à 21 ça ne peut pas être toujours comme ça. deux, comme Baremboïm c’est l’excep- heures, dans le cadre des Rencontres Travailler un concerto, ça prend un an tion qui confirme la règle. Mais c’est très musicales de Jeïta. Ce sera le troisième parfois et arriver le soir du concert pour très rare. programme Haydn, série de douze jouer avec un emmerdeur qui me dit: Je n’ai pas une formation réelle et je ne récitals consacrés à l’intégrale de son «Ah! le tempo, moi c’est pas mon veux pas faire n’importe quoi. Bien sûr, œuvre que donne Akl au Liban. Au tempo». C’est à lui de me suivre et c’est on peut diriger comme ça mais pour quoi programme: le conflit. faire? Pour faire un numéro? Placido Vendredi: Rachmaninoff, Prélude en Domingo, par exemple, s’est mis à diriger sol majeur n°5, Prélude en sol dièse C’est à lui de vous suivre? une ouverture mais pour quoi faire? Pour mineur n°12, Moment musical en mi Ah oui, oui, là je suis catégorique. Le manier la baguette? Il a battu la mesure. mineur n°4, Moment musical en si concerto est une œuvre pour piano et C’est l’avis de tout le monde. C’est pas mineur n°3, Prélude en si bémol orchestre c’est-à-dire que le soliste est là grave d’ailleurs, on l’adore toujours. majeur n°2, Scriabine, Étude en do accompagné par l’orchestre. Le chef doit dièse mineur, Étude en ré dièse mineur mettre en place l’orchestre et rester dans Pour un pianiste, il est peut-être néces- n°12, Haydn, Sonate 47 en si mineur, l’ombre du soliste ce soir-là. saire de jouer avec d’autres instrumen- Adagio de la sonate 38 en fa majeur, Si le chef croit qu’on est dans une sym- tistes. Sonate 39 en ré majeur. phonie, il se trompe. Les grands chefs Ah oui, la musique de chambre est indis- Samedi: Haydn, Sonate 47 en si concoivent ainsi le concerto. Ce sont les pensable. La musique de chambre plus mineur, Sonate 38 en fa majeur, petits chefs d’orchestre qui commencent que les concertos. Le concerto est un solo Sonate 39 en ré majeur, Sonate 32 en à faire leur petit numéro. tandis que dans la musique de chambre, sol mineur, Sonate 33 en do mineur. il y a un mélange, on se fond avec les

L’ORIEN T-EXPRESS 79 SEPTEM BRE 1997 transcultures Michel Khleifi: Arab is beautiful U ne enfance à N azar eth, l’exi l i ntéri eur et le dési r de changer les choses, la pensée sclérosée de la soci été arabe. Le dépar t et la découver te du ci néma... Le réali sateur de N oces en Gali lée expli que à Omar Boustany ce qui a susci té son besoi n de parler vrai , de fai r e parler les gens. Et de rêver.

© YTO BERRADA OMMENT DEVIENT-ON UN CINÉASTE DE DIMENSION INTERNATIONALE Cquand on a grandi à N azareth, qu’on est un Palestinien d’Israël? Nazareth, c’était un très grand ghetto arabe. Comme beaucoup de gens dans le monde, nous n’étions pas nécessairement mobiles. Mais nous, nous étions conscients que nous ne pouvions pas sor- tir de chez nous sans autorisation mili- taire. Durant toute mon enfance et jus- qu’au milieu des années 60, jusqu’en 1967 en fait, les adultes, les «grands» comme on dit en arabe, étaient dans l’in- terdiction de sortir, de se mouvoir sans autorisation militaire. Il y avait des masses de gens, des queues interminables, d’ouvriers notamment qui, quotidienne- ment, attendaient cette autorisation pour pouvoir aller travailler, gagner un peu d’argent ou rentrer chez eux aider leurs familles. Tu voyais ça de loin, tu voyais ça de près, tu vivais ça, tu sentais les pleurs, tu sentais la peur, tu comprenais qu’il y avait la mise en route d’un État occupant. Durant toute mon enfance, il y avait tout le temps deux choses qui étaient des phénomènes typiques d’un pouvoir dictatorial: les coupures d’élec- tricité et les couvre-feux.

Comment rencontre-t-on le cinéma dans un tel contexte? Le cinéma était là. C’était surtout le cinéma hollywoodien. À Nazareth, il y avait une salle, puis deux salles, puis à nouveau une salle où on voyait des masses de films parce qu’on payait un tic- ket pour deux films. J’ai donc avalé tous les westerns possibles et imaginables, tout Frankenstein, tout Laurel et Hardy, tout Chaplin, comme n’importe quel gosse de ces années-là. On voyait aussi tous les

L’ORIEN T-EXPRESS 80 SEPTEM BRE 1997 transcultures péplums italiens, Hercule, Maciste, les rentes valeurs. Je viens d’une histoire par- moment-là. Nazim Hikmet, Eluard, Ara- Colosses de Rhodes, etc. J’avais une cul- ticulière. J’étais plutôt dans un milieu gon, Molière, Steinbeck, des écrivains ture magnifique. communiste. Mon père était communiste. libanais, égyptiens, Hamlet, Othello et On avait toutes les revues et les journaux l’œuvre de Shakespeare. C’était ma Et le cinéma arabe? du Parti communiste israélien dont Naza- mosaïque, un melting-pot de culture. Pen- Le cinéma arabe jusqu’en 1967, c’était reth était le foyer. J’étais entre une mère dant trois ans – j’avais alors 16 ou 17 ans simplement quelques films de chanteurs pieuse comme la plupart de nos mères et – je faisais l’aller-retour comme ouvrier comme Farid al-Atrache et Abdel Halim un père communiste. Se trouver n’était dans un garage à Haïfa. J’étais le seul Hafez et certains films qui étaient restés pas facile. Il fallait balancer entre un sen- ouvrier à avoir tout le temps un livre et d’avant 1948. timent archaïque qui vient du fond des des journaux. Et les journaux sportifs, temps et des idées modernistes puissantes parce que j’aimais beaucoup le foot. Q uels sont les premiers films qui t’ont et fragiles à la fois. Bien plus tard, un ami Donc, après 67, il y a eu des discussions, marqué? nazaréen qui me faisait une interview, des débats. Nous étions tout jeunes mais La première fois que j’ai senti que le m’a ouvert les yeux là-dessus. Il m’a dit nous avions constitué des cercles de cinéma c’est autre chose que tous ces wes- qu’au fond, dans mes films, il y a tout le réflexion. Pourquoi la défaite s’est-elle tern et autres divertissements, c’est avec temps une préoccupation d’intégration produite? C’était la grande question. America America d’Elia Kazan, qui m’a des contraires plutôt qu’une volonté d’ex- Nous étions tous d’accord pour un chan- choqué, qui m’a bouleversé. Ma sœur clusion des éléments. Il me semble que gement culturel profond, gagner d’abord venait de se marier et voilà que je vois c’est quelque chose qui vient de cette la bataille de la culture et de l’éducation America America. Le milieu d’Elia Kazan enfance pleine d’émotions et de forces avant de faire quoi que ce soit. C’est ce ressemble au mien: une famille orientale, complètement manichéennes: qui a déterminé mon départ. en l’occurrence, pour moi, arabe, pour Israéliens/Palestiniens, Arabes/Juifs, com- J’ai commencé à faire du théâtre. Mais je eux, grecque/turque. Nous, on était beau- munisme/religion, D. R. coup plus pauvres que ces familles, on jeunes/adultes. n’avait ni or, ni tapis, mais les ambiances étaient les mêmes et surtout l’échange des C’est pour fuir les contraires que émotions, des regards. J’avais l’impres- tu as choisi de partir? sion que ce monsieur-là avait pénétré J’ai finalement choisi de partir mon âme, qu’il avait vu ce que j’avais vu. pour pallier le mauvais choix Je me suis dit, très naïvement à l’époque que j’avais fait avant. À 14 ans, et sans a priori, qu’on pouvait faire autre j’ai quitté l’école, c’était un chose avec le cinéma qu’un simple film de choix décisif. C’était mon choix. spectacle. Le divorce avec le cinéma J’étais brillant comme lycéen et d’Hollywood et, plus généralement, de j’ai tout fait pour échouer, bête- divertissement est venu peu à peu. À une ment. Je le regrette jusqu’à certaine époque, tout le monde parlait de maintenant. C’était une révolte, Hitchcock. Les gens disaient: «Il y a un c’était l’adolescence. Une révolte Hitchcock». C’était la première fois que contre l’école, contre l’aspect je me rendais compte qu’un réalisateur sadique de l’éducation. Pas seu- c’est plus important que le sujet ou les lement au niveau des coups acteurs. Mais le vrai divorce a commencé qu’on recevait, mais tout le sys- «Vers la fin de l’Intifada, les enfants étaient perdus.» vers 1967, 1968. C’était un bouleverse- tème de l’éducation était un sys- ment dans ma vie. C’était la guerre de 67, tème qui vous obligeait à être passif. Tu voyais que les gens ne pigeaient rien du pour moi une date charnière, un nouveau apprends et tu fermes ta gueule... Ça a tout au théâtre et j’ai voulu me former. départ. La fin du temps de l’innocence. donné une révolte incontrôlée, incons- Comme j’avais un métier, j’ai voulu deve- Tout d’un coup, pour moi, le monde s’est ciente à l’époque. Je me rends compte nir spécialiste en Volkswagen – je tra- dévoilé. Plus de mystères mais quelque aujourd’hui que c’était une révolte contre vaillais au garage Volkswagen – et tout de chose de simple, clair, net: on ne peut plus tous les systèmes de pouvoir. Pourtant, je suite après je pensais assurer mon auto- rêver, il faut travailler pour le change- ne suis pas anarchiste, je suis plutôt un nomie et gagner ma vie. Je pensais alors ment. Et le changement ne vient pas homme libre. partir en Allemagne, me spécialiser et étu- comme ça. Très rapidement, en trois ans, dier le théâtre le soir. Le hasard a fait que j’avais élaboré trois scénarios possibles Q uand tu es parti pour rattraper ce choix, j’ai atterri en Belgique et qu’il y avait là- pour mon évolution: ou bien accepter le tu voulais déjà faire du cinéma? bas une atmosphère post-Mai 68, une fait accompli israélien et donc être parmi Non, ça s’est passé un peu par hasard. ouverture magnifique. Là, je tombe dans la masse et attendre le changement dans Entre-temps il y avait eu 67. Même après une manifestation contre les premières toute sa lenteur, ou bien aller vers l’autre avoir quitté l’école, je n’ai jamais quitté la lois qui limitaient les droits des étudiants extrême, c’est-à-dire la lutte armée, ou culture. La lecture était une passion. étrangers. Je me suis retrouvé vraiment bien encore partir. Et c’est ce qui m’a J’avais lu Autant en emporte le vent de par hasard avec tous ces jeunes comme convenu, l’aventure de l’exil. Margaret Mitchell, Dostoïevski, Tche- Charlot dans Les Temps Modernes. Ils kov, Lorca, Naguib Mahfouz, Souheil m’ont emmené à la police parce qu’ils L’exil pour échapper à la stagnation, Idriss, Émile Habibi bien sûr, les poètes avaient compris que je n’avais pas de pour changer d’environnement, élargir palestiniens de l’époque. Dernièrement je papiers. Alors, on m’a demandé: mais ton horizon? me suis rendu compte qu’au fond, mon qu’est-ce que vous voulez étudier? Je À cette époque, j’étais ballotté entre diffé- capital intellectuel s’est formé à ce savais que, pour les études artistiques, on

L’ORIEN T-EXPRESS 8 1 SEPTEM BRE 1997 transcultures n’avait pas forcément besoin d’un bacca- l’homme arabe aime le discours, le verbe, Toujours. lauréat et qu’on pouvait passer un exa- qu’il fallait donc aller directement chez les men d’entrée. Alors, j’ai répondu du gens qui expriment l’expérience à travers Une image à un moment donné mais pas théâtre. Ils ont écrit théâtre sur le papier les sentiments. J’ai appris à regarder la de mémoire. et ils m’ont dit que je devais apprendre le Palestine, à écouter la Palestine, et les Peut-être qu’elle laisse une mémoire. Mais français. Je me suis présenté à l’INSAS, êtres humains, à regarder un arbre, le ciel, sa production, c’est l’oubli. Parce qu’une l’Institut national des arts et des spec- les éléments qui font la vie. J’ai pris image chasse l’autre, un son chasse tacles à Bruxelles – où je suis devenu plus conscience qu’il fallait décoloniser la vie. l’autre. En Europe et notamment en Bel- tard enseignant – et j’ai réussi. J’ai emma- Remettre la politique à sa place. La poli- gique, il y avait dans le documentaire télé- gasiné une masse de savoir et je me suis tique est un élément de la vie, elle n’est visé une obsession de l’objectivité. Or le ouvert à plein de choses. Et j’ai découvert pas la vie. Elle n’a pas le droit d’avoir une cinéma est un art subjectif. Et quand tu as le cinéma à ce moment-là. Je suis devenu mainmise sur la vie. une volonté absolue d’objectivité, tu un cinéphile conscient, pas un cinéphile annules l’expression. Quand Pasolini cite passionné. La rupture avec le cinéma O n parlait beaucoup à l’époque de Les Milles et une N uits, il dit: «La vérité spectacle s’était produite avant, bien sûr. cinéma vérité. existe dans plusieurs rêves». Il fallait Après 67, j’avais déjà cessé de voir des Oui, c’était toute l’expérience du cinéma exprimer les rêves. films de Abdel Halim Hafez et je cher- de gauche européen. Le travail de chais des films où on peut apprendre Godard, de Chris Marker, L’O livier de Ici et Ailleurs de Godard, ça a été un film quelque chose de plus. Serge Le Péron. Il y avait tout un mouve- important pour toi? Mais j’ai étudié la mise en scène de ment qui m’a influencé. Moi, je suis le C’était bouleversant pour moi. Un chan- théâtre pas de cinéma. Je ne savais même résultat de toute une époque de débat gement radical, dans le sens où j’ai com- pas que le cinéma pouvait traduire une théorique et esthétique. Et aussi de l’expé- pris que la théorie dans le cinéma n’ac- telle expérience. Le cinéma, c’était pour rience du cinéma palestinien qui était sur- cable pas le cinéma mais libère le cinéaste. moi Gary Cooper, Paul Newman ou Mar- tout basé à Beyrouth. Un cinéma qui était Elle lui donne une conception, une force, lon Brando. Quand je suis entré à l’IN- beaucoup moins orienté sur la vie que sur elle le mène à la liberté. Les cinéastes qui SAS, je me suis rendu compte que c’était le discours politique. Je me suis rendu n’ont pas de théorie ne sont pas des autre chose. À l’INSAS, j’ai rencontré compte de la place de la Palestine dans la cinéastes libres. d’autres étudiants du monde arabe qui géographie audiovisuelle. Je me suis dit la allaient devenir des réalisateurs. Il y avait D’un autre côté, tu as voulu aussi ne pas Borhan Alaouié, Jean-Claude Codsi qui rester dans la théorie, en dépassant les étaient en quatrième année, les Tunisiens «Toute personne qui discours. Avoir le bagage de la théorie et Ben Mahmoud et Nouri Bouzid. Ces a travai llé pour li bér er l’utiliser à ta manière. quelques Arabes qui étaient là m’ont dit Je ne suis pas un grammairien. Je suis très de m’inscrire en cinéma. Je me suis inscrit le langage m’a ému» mauvais dans les langues, même en arabe. en cinéma et en théâtre et quand après Je suis entre les langues, entre le langage. avoir réussi, j’ai dû choisir, j’ai opté pour cause est juste, mais c’est la manière dont Je navigue, je suis un passeur. Comme je le théâtre. on la défend qui n’est pas juste. le disais l’autre jour au colloque consacré à Edward Saïd, je suis le et. Ça aussi, ça Avant La Mémoire fertile, qui est consi- Tu as voulu dépasser les discours pour vient d’Ici et Ailleurs. Le et qui lie les déré comme ton premier film, qu’as-tu aller vers les gens? choses. Entre l’ici et l’ailleurs. réalisé? Il fallait redonner la parole aux gens. Mon travail de fin d’études c’était une C’était le contraire de ce qui se passait à Une position inconfortable, en marge des adaptation d’une pièce en un acte d’Émile l’époque. Je me souviens qu’au bout de uns et des autres... Habibi, Hal al-Dunia, que j’ai appelé mon second ou troisième reportage, il n’y Les gens ont peur de la marginalité. Deux Houdoud (frontières). Déjà. J’avais avait plus de leaders politiques, il n’y réalisateurs m’ont profondément inspiré, rajouté une phrase dans laquelle l’enfant avait plus que des gens. Les gens de la vie. ou plutôt aidé. Ce sont des amis. Je les dit au grand-père: «Mon père ne revien- Je me souviens que les Arabes, notam- appelle chaque fois que je veux faire un dra pas avant que vous ayez traversé vos ment les Palestiniens mais pas seulement, film. Pas au téléphone. Je relis leurs écrits. propres frontières». L’idée du passeur, des Libanais, des Syriens, qui étaient des Il y en a d’autres mais ce sont ceux-là l’idée de sortir de ses propres démons militants, me reprochaient de montrer des principalement qui ont aidé ma forma- avant d’aller vers le monde. J’avais écrit gens qui parlent de leur expérience. Ils tion: Pasolini et Godard. Ce sont des en 1975, un projet de reportage sur Ikrit voulaient des discours. Et moi, j’étais amis, comme les livres. Parce qu’il y a des et Kfar-Biram, deux villages, maronites complètement tourné vers les gens. livres qui sont des amis. Des amis de entre parenthèses, près de la frontière l’âme. Toute personne qui a travaillé pour libanaise détruits par les Israéliens, sur la Une orientation que tu as prise après ton libérer le langage m’a ému. Pasolini m’a lutte de leurs habitants pour y revenir. Et expérience de la télévision? appris qu’un artiste plein, c’est-à-dire pas puis j’ai eu cette idée simple: pour faire un Quand j’ai compris qu’il y a une limite à seulement un intellectuel organique, est film, il faut d’abord apprendre le métier. l’expérience télévisuelle, que le langage un artiste total dans le sens où il est Alors je suis entré à la Radio-télévision télévisuel est malgré tout prisonnier de la conscient de sa citoyenneté, de sa respon- belge. J’ai fait cinq reportages. Là, je me logique de pouvoir. Que ce soit un pou- sabilité, du mouvement des choses autour suis éveillé à quantité de questions. La voir pluraliste ou dictatorial ou simple- de lui. Et de l’exigence qu’il peut s’impo- relation entre l’œil qui est la continuité de ment un pouvoir médiocre, commercial ser à lui-même pour trouver l’équilibre, ce la pensée, la caméra qui est le médium et ou financier. Pour moi, la télévision ne point que tout le monde cherche entre le la réalité des gens. J’ai aussi appris que peut être que l’expression d’un pouvoir. fond et la forme. Cet artiste plein est quel-

L’ORIEN T-EXPRESS 82 SEPTEM BRE 1997 transcultures qu’un qui peut marginaliser la société. Oui, le Liban, c’est mes gens. Je ne me un mépris pour la génération de mon Même si elle le considère comme un mar- sens pas différent. J’ai eu toujours cette père. Pour moi, il y avait un désengage- ginal, au fond, c’est lui qui marginalise la obsession de savoir comment nous accep- ment d’avec cette génération. En 1982, société. tons, toi, moi, lui, elle, que le projet sio- donc, j’ai senti que ce petit goût amer de niste ramasse des gens de toutes sortes mépris que je ressentais envers mon père, En la confrontant à elle-même, en met- pour créer un projet national et nous, dès c’est parce qu’il me semblait qu’il n’avait tant en place une distanciation? que nous avons des petites différences pas lutté, qu’il m’avait légué une cause Voilà l’expérience culturelle radicale de d’accent, nous n’arrivons pas à construire tellement difficile et complexe, avec les Pasolini. Godard, dans le même genre, un projet commun. plus grandes alliances de puissances. En disait: Oui je suis marginal, mais c’est la 1982, je me suis vu en lui, je l’ai compris. marge qui tient le papier du livre dans C’est pour cela que tu as voulu donner la Pourtant, j’ai milité, j’ai emmené La lequel il y a les idées. Il ne faut pas avoir parole à ces deux femmes? Mémoire fertile dans toutes les villes pos- peur de la marginalité. Depuis mon pre- Oui, pour répondre à l’univers des sibles. On faisait des meetings pour soute- mier film, je me suis intéressé aux gens hommes, violent et destructeur. La nir les peuples libanais et palestinien un qui sont dehors et dedans, à la fois hors et Mémoire fertile est un film construit au peu partout. Tout à coup, j’ai réalisé à dans la société: la veuve dans La Mémoire féminin. C’est une structure horizontale. quel point les choses étaient complexes et fertile, les personnages de Cantique des À l’époque, je pensais même à la diffé- j’ai éprouvé de la compassion. Non seule- pierres, de N oces en Galilée. rence de structure physiologique entre ment pour mon père, mais pour moi et l’homme et la femme, à la différence de pour l’humanité. La Mémoire fertile était le résultat de plaisir et de jouissance. La jouissance de cette démarche? Alors, Noces en Galilée, La Mémoire fertile était c’est le choix de continuer une réponse à la guerre la lutte autrement? civile libanaise, en relation N oces en Galilée, c’est dialectique avec la Pales- notre incapacité à recon- tine bien sûr. Pas la Pales- naître la valeur de l’indi- tine politique comme phé- vidu. Cela répondait à un nomène faisant partie malaise en moi: nous intégrante des contradic- sommes capables de célé- tions du Liban et du brer les cadavres mais monde arabe. Il faut ban- jamais les corps vivants. nir la médiocrité du N oces en Galilée est une racisme, tous les racismes réponse à toutes ces forces social, local, racial. Il faut du monde arabe qui font regarder l’autre autre- des grandes métropoles de ment, regarder le monde deux, dix ou douze mil- autrement. lions d’habitants, de grands villages. Au lieu Et ce rejet de l’autre, d’opérer des changements

c’était la guerre libanaise D. R. et d’imposer la pensée pour toi? «La Mémoire fertile, un film construit au féminin.» multiple des grandes cités C’est très simple. Moi, je sur les villages. Les gou- viens d’une famille qui n’est même pas de l’homme est verticale, ça monte et ça des- vernants dans le monde arabe utilisent la petite bourgeoisie, une famille popu- cend comme un volcan. La femme, c’est leur pouvoir comme un pouvoir villa- laire palestinienne, chrétienne orthodoxe, horizontal, elle est proche de la nature, de geois. Avec tout ce qui s’ensuit: triba- bon et alors? Nous on ne vit pas le phé- l’eau. C’est comme quand on jette une lisme, confessionnalisme, médiocrité, nomène confessionnel comme au Liban. pierre dans l’eau, ça produit des vagues à petitesse. Le village était bon quand la Mais un jour que j’étais à Nazareth, sur le l’infini. La Mémoire fertile est conçu société reposait exclusivement sur l’agri- balcon, j’ai vu la voisine d’en face, à comme ça. C’est aussi l’influence de culture. Et la société arabe était basée sur quelques mètres, c’était une musulmane. Deleuze, de Mille plateaux. Plus tard, j’ai le commerce, jamais sur l’industrie. C’est Et là, je me suis dit qu’il fallait faire lu que c’est également une idée mystique là notre problème. D’un coup, les com- quelque chose. Il fallait parler autrement de soufi musulman. Ibn ‘Arâbi en parle merçants, au lieu de passer de la force du du monde. très bien. Tous les éléments sont à la fois capital commercial à l’industrialisation, dépendants et indépendants les uns des ont cédé devant l’arrivée à la ville des vil- Tu percevais la guerre libanaise comme autres. lageois sous la casquette militaire. Toutes un conflit entre chrétiens et musulmans? les relations sociologiques sont devenues J’avais quotidiennement des nouvelles de Là on débouche directement sur un villageoises. La pensée unique, quoi: Tu massacres, d’assassinats, de destructions. aspect de Noces en Galilée? n’es pas avec nous, donc tu es contre Je crois qu’il faut dire les choses comme C’était inconsciemment la préparation de nous. C’est une pensée complètement elles sont, qu’il faut faire sien le deuil, N oces en Galilée. Deux ans après La paranoïaque. Je suis parti d’une situation qu’il faut rendre compte. C’est quelque Mémoire fertile, il y a eu l’invasion israé- totalement villageoise, symbolique, le chose qui a existé. lienne du Liban. Et c’est là qu’est née en mariage du fils d’un chef de village, mais moi, l’idée de N oces en Galilée. Jusqu’à j’ai créé, par l’évolution des actes drama- Tu voulais montrer une autre réalité? 1982, j’avais quelque part, enfoui en moi, tiques du film, des positions multiples.

L’ORIEN T-EXPRESS 83 SEPTEM BRE 1997 transcultures absolument dire: Arab is beautiful. Je me été la peur fondamentale. C’est la vérifi- Pour ébrécher l’étouffement de cette pen- disais pourquoi avoir peur d’être beau? cation du propos du film: nous avons plus sée figée? J’avais découvert une chose très simple: peur du sexe que de l’ennemi. On fait la Dans le film, elle n’est plus figée, elle tout le monde nous aime sauf nous. Nous paix avec l’ennemi et jamais avec le sexe, explose d’une manière juste parce que la avons peur de notre beauté, nous avons jamais avec le peuple. Je ne peux toujours multiplicité a été admise. Quand nous peur d’assumer notre corps, notre vie. pas projeter publiquement le film en admettons la multiplicité, nous chan- Notre environnement, nos traditions, Palestine, et pas du fait des Israéliens. geons la société. Dans le cas contraire, notre architecture, nos habits, le rapport nous restons des jouets dans les mains du avec la lumière, la manière d’être au niveau Et en O ccident, est-ce que tu as eu des pouvoir. de la musicalité de la vie. Comment se fait- problèmes avec les milieux sionistes? il que nous soyons les seuls à ne pas avoir Oh oui. Ils ont distribué des tracts contre Q u’est-ce qui, dans le film, introduit cette confiance. Le rapport avec la femme, avec moi au Festival de Cannes, à New York. J’ai multiplicité? soi. Pourquoi, au fond, nous autres Arabes reçu des menaces de mort du Front de libé- C’est le respect pour l’être humain, pour avons peur de la liberté? Quels sont les ration du peuple juif. Ils ne me pardonne- son corps, pour sa sexualité, pour sa joie, spectres qui nous habitent? Peut-être n’arri- ront jamais un film comme Le Cantique des sa tristesse. À quoi sert la lutte si tu ne verons-nous jamais à chasser ces spectres. pierres. Non seulement les milieux sionistes, défends pas la vie? L’intimité de l’être Au moins pourrions-nous les neutraliser. mais sionistes de gauche également. Mais n’est pas symbolique. Il fallait casser cette Pourquoi n’arrivons-nous pas à produire tout ça est anecdotique. Comme toute idée. Il faut comprendre que j’ai un pro- une littérature qui aide à la psychanalyse société dominante, ils veulent qu’on reste à jet à long terme. J’ai filmé la mémoire collective? Pour moi, N oces en Galilée avait la frontière de leur pensée. sous l’occupation dans Maaloul, qui cet objectif: toucher le subconscient collectif compte beaucoup pour moi, j’ai raconté l’histoire sous l’occupation. Entre l’his- toire vécue et le discours historique. C’était en 1983 ou 1984. Et puis la joie sous l’occupation et la peine dans Le Cantique des pierres. Et dans le Conte des trois diamants, mon dernier film, c’est l’enfance sous l’occupation. Je filme la Palestine dans les différentes périodes de l’année. Hiver, été, printemps, automne.

Et le blocage sexuel du jeune marié, cela signifie bien quelque chose dans ce contexte d’occupation? Eisenstein dit quelque chose de très beau: «Celui qui veut peut voir la complexité du monde dans une goutte de rosée.»

Alors tu peux voir si tu veux la com- D. R. plexité du monde arabe dans l’impuis- Noces en Galilée. sance de ce jeune homme. Ce serait une métaphore mais c’est un acte concret. et individuel. J’ai vu un public de toutes les Dans Le Cantique des pierres, tu alternes Chacun peut en faire une métaphore à couches sociales arabes et mêmes françaises la fiction, avec une histoire d’amour et le son gré. On peut en faire une lecture phi- réagir. Parce que le film touchait des choses documentaire. Pourquoi ce choix? losophique. Je voulais travailler sur la dif- ancestrales comme la virilité, la virginité. Et C’est comme pour N oces en Galilée, il férence entre symbole et métaphore. pas seulement chez les Arabes. faut déséquilibrer la vie pour arriver à la Entre symbole et expression. Dès lors, vie, déséquilibrer l’expression pour arri- toutes les interprétations sont ouvertes. Noces en Galilée est un film qui a été très ver à l’expression. Dans la langue arabe, N oces en Galilée est un film sur l’ouver- bien reçu en O ccident. Pourquoi? nous sommes souvent exilés à l’intérieur ture. C’est une architecture des sens, une C’est un film qui a explosé, qui est tombé de notre propre langue. Il y a une géné- géographie humaine. à un moment qui convenait à l’histoire. ration d’intellectuels qui parlent l’arabe Mais ça a été pareil dans le monde arabe. classique et qui commettent pourtant Dans cette architecture des sens dont tu J’ai vu au Caire, lors d’un festival, une beaucoup de fautes. Quand on passe de parles, les personnages israéliens sont dizaine de projections avec mille ou mille l’arabe parlé à l’arabe écrit, on passe particulièrement intéressants. Le gouver- deux cents personnes. Il n’y avait pas un presque d’une langue à l’autre. Dans neur militaire d’origine alépine qui bruit dans la salle. Les gens étaient N oces en Galilée par exemple j’ai voulu raconte son expérience de la cuisine enthousiastes à la fin. C’était un vrai film retranscrire un langage pluriel. Chaque arabe. La soldate qui s’évanouit et se arabe. Mais le film a été interdit un peu personnage parle une langue différente retrouve au milieu des femmes arabes partout dans le monde arabe. Comme le de l’autre. Il y a celle de l’intellectuel, entourée de parfums et de chuchotements père qui interdit la jouissance à son fils, la celle des paysans, des citadins, etc. Dans et qui semble oublier un temps son habit société arabe nous interdit de jouir dans Le Cantique des pierres, j’ai fait s’entre- militaire et redécouvrir les sens, la vie. la lutte, dans le travail, dans la liberté. Au choquer la langue écrite et la langue par- À l’époque, il me semblait qu’il fallait lieu de faire passer ce film partout, ça a lée. Un cantique est un chant poétique,

L’ORIEN T-EXPRESS 84 SEPTEM BRE 1997 transcultures donc la partie cantique était en arabe lit- Le Caire comme Cinecittà du monde émerger une force adaptée à ce corps téraire. Mais les pierres, c’est la réalité, arabe? nouveau. On ira alors vers une dissolution le langage parlé. Reportage et fiction réelle de l’idée sioniste. J’entrevois une sont donc cohérents dans ce type d’ap- Il faudrait un tel centre. Si Le Caire n’en lutte dure, plus dure encore qu’avant, proche. a pas la capacité, ce sera peut-être Tunis parce que la lutte ce n’est pas simplement ou Beyrouth. Il faut réfléchir à toutes la mort. La lutte pour la vie est encore plus Dans ton dernier film, Le Conte des trois sortes d’options. Concernant le Liban, on difficile. C’est un meilleur et plus grand diamants, tu as choisi de parler de l’en- est à mon avis à un stade de précinéma défi. C’est beaucoup plus facile de prendre fance. Est-ce que le moment en était libanais, et même dans une préexpression une bombe ou un Kalachnikov et d’aller venu? de cinéma libanais. Borhan Alaouié a fait mourir. La lutte pour la survie profonde Vers la fin de l’Intifada, les enfants ce qu’il devait faire. Pour ce que j’ai vu, il dans la dignité et sans armes, comme en fin étaient perdus. D’abord parce qu’au bout semble que la nouvelle génération tâte le de compte ce monde arabe impuissant, de quatre ou cinq ans d’Intifada les gens terrain mais je crois à la capacité des cette lutte-là sera très âpre. Je ne suis pas étaient appauvris au niveau financier et Libanais qui sont des gens étonnamment pessimiste. Je ne sublime pas une idée, un au niveau de l’éducation. C’est une erreur pleins de paradoxes. Une grande capacité rêve de la Palestine, je sais que la Palestine fondamentale pour une société de casser existe. Parce que nous existons, toi, moi, deux éléments vitaux comme l’éducation «N e ja m a i s se lui, elle. Comme dans La Mémoire fertile et l’économie. Si nous payons un tribut quand la vieille dame dit: «La terre reste à tellement cher à la politique israélienne, compromettr e avec sa place, donc on ne vendra pas». On entre c’est aussi parce que nous nous sommes le pouvoir en tant dans une nouvelle phase d’une lutte pro- appauvris intellectuellement. fondément déséquilibrée. Mais plus vite on qu’homme de cultur e» connaîtra notre lieu dans ce déséquilibre équilibré, plus vite on aura la force de changer l’intérieur de nous-mêmes. Dès lors, Israël ne pourra plus échapper à l’idée de la justice. Il faut toujours que nous allions résolument vers l’idée de justice et ne pas la dissimuler derrière des lois et des signatures qui sont le résultat d’un rapport de force.

Q uel serait le rôle d’un homme de culture palestinien dans un tel contexte? J’estime faire partie de la culture arabe avant tout. J’ai aussi la chance et la mal- chance de porter le drapeau du peuple palestinien. C’est ma responsabilité. Pour moi, ce n’est pas un drapeau qui flotte, c’est quelque chose dans le cœur qui va

D. R. rester vivant et que personne ne pénétrera. «On entre dans une nouvelle phase d’une lutte profondément déséquilibrée.» Il y a une génération qui est derrière nous. Je suis dans la quarantaine et je pense qu’il Donc ces mythiques diamants perdus en d’ouverture et de mouvement qui coha- faut être à l’écoute de ces jeunes qui ont Amérique du Sud, c’est... bite avec des réflexes de fermeture et de entre quinze et trente ans, voir leur mou- C’est l’ouverture, le voyage initiatique vers position bornée. C’est à la fois magni- vement de pensée, voir où ils vont, voir le savoir, le sens, la liberté. Vers soi. Le pou- fique et saisissant. Je commence à comment nous pouvons échanger, voir de rêver, d’aimer et d’être libre... connaître le Liban et je suis impressionné apprendre d’eux. Comment ils peuvent par ce contraste radical entre l’ouverture nous stimuler. Je crois que l’époque des Comment vois-tu le cinéma arabe aujour- et la fermeture. frontières est finie, qu’il faut construire d’hui? l’idée de la nation, petite ou grande, Nous sommes nombreux dans tous les pays Et la situation en Palestine aujourd’hui? comme une idée de liberté et de plura- arabes à travailler dans la même direction. L’état de la culture palestinienne? lisme. Mon choix, c’est de garder ma Mais on ne peut toujours pas parler d’un Q uelles évolutions pressens-tu? liberté, de ne jamais me compromettre cinéma arabe. Les Tunisiens sont peut-être La situation est à mes yeux catastro- avec le pouvoir en tant qu’homme de cul- les plus avancés dans la constitution d’un phique, lamentable à tous les niveaux. ture. Dans mon dernier film, c’est un cinéma national. Dans l’autre sens, on ne Nous sommes entrés dans une phase enfant qui m’a appris la spiritualité de la peut que remarquer l’effondrement progres- d’apartheid. Mon intuition me dit que la lutte. Quand tu travailles de manière juste sif d’un cinéma égyptien qu’il faudrait abso- société israélienne va nous avaler. J’es- et que tu t’exprimes de manière juste, que lument renouveler. Je pense que le cinéma père que je me trompe. À la limite, ce tu es sincère et pas plein de haine, quand égyptien devrait s’ouvrir à nous, les n’est pas si grave parce que quand on tu luttes par amour pour les éléments de la cinéastes de la périphérie, Libanais, Palesti- t’avale, tu commences à faire partie du vie, alors tu dévoiles la vérité aux gens. On niens et Syriens. Il faut retourner au Caire et corps. Mais je crois qu’ils vont mettre en te croit. À partir de là, mon projet c’est de travailler au Caire. C’est la meilleure solu- place un vrai système d’apartheid. Après continuer. Comme tout révolutionnaire, je tion. cinq ou dix ans, je crois qu’on verra suis milliardaire en projets!

L’ORIEN T-EXPRESS 85 SEPTEM BRE 1997 transcultures Le Spleen de Guizeh: anatomie d’une restauration

LE CAIRE – CHRISTOPHE AYAD Sphinx est le plus vieux malade de l’hu- d’être beaucoup plus solides mais qui Pour que le sphinx manité: il réclame des soins permanents. provoquent des phénomènes d’éclate- Nous avons fait tout ce qu’il était pos- ment de la roche.» Ce sont paradoxale- garde la tête sur les sible pour le sauver, pour arrêter le pro- ment les restaurations récentes qui ont le épaules, c’est le cessus de dégradation.» plus endommagé la statue. Comme aime à le répéter Zahi Hawass, Le Sphinx a failli y passer. La campagne branle-bas «le Sphinx a le cancer, c’est un grand de restauration des années 1982-1987 de com bat. malade». La pierre dans laquelle il est est un véritable catalogue de ce qu’il ne taillé, un calcaire marneux, est non seu- fallait pas faire: multiplication des comi- Le gouver nement lement très fragile mais aussi sensible à tés d’experts destinés à diluer les respon- l’humidité. Au fur et à mesure que les sabilités plutôt qu’à définir les solutions égyptien mobilise années passent, des plaques entières appropriées, processus de décision tor- s’écartent, se dissocient, ce qui met en tueux, ouvriers livrés à eux-mêmes, tra- exper t et ar chéologues danger la structure même du monument. vaux bâclés afin de respecter la date pour une opér ati on Manque de chance, la nappe phréatique d’inauguration officielle... «Chacun s’est s’est rapprochée dangereusement de la défaussé sur son supérieur de peur de déli cate. statue depuis que les premières maisons prendre une mauvaise décision», résume du village de Nazlet al-Samman ont rat- un observateur occidental. Résultat: un ETTE FOIS-CI, C’EST PROMIS: d’ici la trapé le site archéologique. Mais les fac- désastre esthétique doublé d’un fiasco Cfin de l’année, le Sphinx aura teurs naturels n’expliquent pas tout. scientifique. Un an seulement après la retrouvé sa jeunesse. Encore un petit lif- L’homme a eu parfois la main lourde. fin des travaux de restauration, des ting du flanc gauche, un traitement pour «Le Sphinx est un monument en perpé- blocs commençaient à se détacher. le dos en piteux état et la septième mer- tuelle restauration, explique Michel Comble du ridicule: une partie de veille du monde sera officiellement sau- Wuttmann, restaurateur à l’Institut fran- l’épaule s’effondre en 1988. «Les sels vée. Zahi Hawass, le responsable en chef çais d’archéologie orientale (IFAO). Dès présents en grande quantité dans le du plateau de Guiza, a des trémolos le N ouvel Empire, on a remplacé des ciment se sont mis à cristalliser. La dans la voix lorsqu’il évoque le célèbre parties du parement. Puis les Grecs et les pierre mère a commencé à éclater et à lion couché à tête humaine: «Le Sphinx Romains sont intervenus. Mais, alors rejeter les blocs de pierre en surface», se ne nous appartient pas à nous seuls qu’on utilisait sous l’Antiquité des maté- souvient avec effroi Chawqi Nakhla, Égyptiens. Il fait partie du patrimoine de riaux assez proches de la pierre d’ori- l’archéologue qui supervise la restaura- l’humanité. Nous porterions une respon- gine, tout s’est gâté au XXe siècle. O n tion actuelle. Ahmed Qadri, le respon- sabilité écrasante si nous l’avions laissé s’est mis à recourir à des ciments de type sable de l’Organisme des Antiquités de se dégrader de façon irréversible. Le ordinaire qui présentent l’avantage l’époque, est prestement démissionné.

Le Sphinx leur est tombé sur la tête «Combien de fois faudra-t-il le répéter, s’emporte Zahi Messie, lui-même incarné en Osiris. L’Occident missionnaire Hawass dans son petit bureau niché au pied des Pyramides, dans toute sa splendeur. Un passage particulièrement gratiné le Sphinx n’est qu’une statue, la représentation divinisée du du livre en dit un peu plus sur son auteur: «Toute une vie pharaon Khéphren.» Le lion à visage humain est le gardien grouille au pied des Pyramides. Arabes demi-nus et gesticu- chargé de protéger l’ensemble funéraire de Khéphren. lants, guides bruyants, mendiants sans vergogne, marchands D’ailleurs, dans son prolongement, et anciennement reliée de tout et de rien qui vous assaillent et vous étourdissent sans par une chaussée, on trouve la Pyramide de Khéphren. Mais arrêt.» Sans commentaire. il y a toujours des hurluberlus, prophètes et histrions pour Les «scientifiques»: Deux Américains, l’écrivain John refuser de croire que le Sphinx a été construit entre 2600 et Anthony West et le géologue Robert Schoch, de l’Université de 2500 avant J.-C. par les anciens Égyptiens. Revue de détail. Boston, sont absolument persuadés que le Sphinx a été Les «mystiques»: Georges Barbarin, obscur et prolifique écri- construit entre 5000 et 7000 avant J. -C, soit bien avant la vain français des années 60, se propose dans un galimatias date généralement admise. Leur théorie se base principalement ésotérico-religieux de découvrir «les lois que le vulgaire ne sur la contestation du rythme d’usure de la pierre et la certi- connaît pas». À force «d’avancer dans sa propre Pyramide et tude que l’on peut repérer des traces d’érosion pluviale. Ce qui d’interroger son Sphinx intérieur», Barbarin découvre enfin ferait remonter la statue à l’époque où le Sahara était arrosé la vérité: le Sphinx n’est rien d’autre que l’annonciateur du par des pluies, soit bien avant les Pharaons. Malgré Charlton

L’ORIEN T-EXPRESS 86 SEPTEM BRE 1997 transcultures © DARGAUD. © Au fur et à mesure que les années passent, des plaques entières s’écartent, se dissocient...

«N ous avons compris la gravité de la 1982-87, on n’avait utilisé que 390 éolienne a grignoté plusieurs dizaines de situation et nous avons immédiatement blocs pour refaire la queue contre 1852 centimètres depuis le début du XXe décidé de convoquer une réunion des lors de l’actuelle restauration. siècle. Plusieurs solutions sont possibles meilleurs experts internationaux en «Cela nous a permis de retrouver une mais aucune n’est réellement satisfai- 1992», raconte Zahi Hawass. «Nous finesse de contour totalement absente de sante. La première consisterait à placer avons écouté tous les avis et choisi la la précédente restauration», souligne une légère couche de mortier qui encais- meilleure soltution possible.» Dès 1989, avec une fierté non dissimulée Emad serait le plus gros de l’érosion mais rien artistes, ingénieurs et archéologues – une Fahmi, l’archéologue qui dirige le chan- ne dit que le mortier ne risque pas de se quarantaine de personnes en tout – se tier. La restauration est même allée un détacher par plaques entières au bout de sont mis au travail. Il a fallu d’abord peu trop loin, estiment certains, choqués quelques années et d’emporter avec lui retirer les gros blocs de pierre apposés de voir certaines parties du monument des morceaux du monument. Il serait sur la surface puis gratter le ciment qui tapissées de briques claires. Emad Fahmi aussi possible de placer un revêtement s’était infiltré parfois jusqu’à trois se veut rassurant: «Avec le temps, le de briques mais esthétiquement, ce serait mètres de profondeur. Ensuite, les monument reprendra sa patine natu- une hérésie. Dernière solution: l’applica- artistes ont modelé au polystyrène les relle». tion de produits chimiques à base de sili- contours de la statue effacés par la pré- Le bureau de l’archéologue, au pied du cate organique qui ont la propriété d’en- cédente restauration, trop grossière. Le Sphinx, est tapissé de courbes en cou- serrer la pierre dans une résille ultra ciment a été totalement proscrit au pro- leurs: ce sont les mesures de pollution, résistante. Cette technique est connue fit d’une très fine couche de mortier de températures, d’humidité et de varia- depuis une quarantaine d’années, on la naturel. Cette technique a l’avantage tions saisonnières effectuées par la Fon- maîtrise bien et elle se révèle très efficace d’être complètement réversible. Enfin, dation Paul Getty. Elles sont très utiles sur le grès, un peu moins sur le calcaire. les restaurateurs ont choisi d’apposer pour comprendre le phénomène qui Le problème, c’est que la silicate coûte des blocs de calcaire aux qualités le plus inquiète le plus les archéologues aujour- très cher et surtout que ses effets sont proches possible de la roche d’origine et d’hui: l’érosion du cou et de la poitrine. irréversibles. Une deuxième réunion de dimensions beaucoup plus La tête n’est pas prête de s’écrouler sous internationale d’experts pourrait se pen- conformes. Ainsi, lors des travaux de son poids, mais tout de même, l’érosion cher sur la question.

Heston qui a donné sa caution à l’entreprise des deux Améri- contre l’égyptologue: livres, cassettes vidéo, conférences et cains, leurs arguments ne sont pas très convaincants. même des sites web sont mis à contribution. Ils comptent Les «enquiquineurs»: Pour eux non plus, le Sphinx n’est une cellule très active au Caire, animée par deux Améri- pas l’œuvre des Égyptiens mais celle des survivants de l’At- cains, un Belge et un Anglais. «Tout cela est un non-sens lantide, continent mythique détruit par un catalysme. Ils se total», s’exclame Zahi Hawass que l’évocation des élucu- seraient enfuis en Égypte où ils auraient construit le Sphinx, brations de Cayce a le don de faire sortir de ses gonds. «Je ainsi que les Pyramides d’ailleurs. L’auteur de cette théorie? n’ai rien contre les adeptes des théories N ew Age de tous Edgar Cayce, un gourou-guérisseur, mort il y a une cin- poils mais là, ils dépassent les bornes. Croient-ils sérieuse- quantaine d’années. Mais ce n’est pas tout: les hommes de ment que si nous avions découvert le moindre indice d’une l’Atlantide auraient caché dans le Sphinx des documents de présence antérieure aux Pharaons nous l’aurions cachée? Je la plus haute importante sur «les secrets de la vie». Bientôt, ne peux pas délivrer un permis de fouille à chaque illuminé l’année prochaine plus exactement, l’humanité en prendra qui se pointe avec une nouvelle théorie au sujet du Sphinx connaissance, lorsque la prétendue «Salle des archives» qui ou des Pyramides. N ous avons déjà assez à faire comme ça les abrite sera enfin découverte. Alors le «Grand Retour» pour préserver les monuments des atteintes de la pollution pourra se produire. Seul petit problème: Zahi Hawass et du tourisme de masse. Q uant à la fameuse cavité secrète refuse obstinément de délivrer un permis de fouille aux dis- qu’ils évoquent, il s’agit d’une fissure aisément identifiable ciples de Cayce. sur les images scannées que nous avons.» Ces derniers ont lancé récemment une campagne de presse

L’ORIEN T-EXPRESS 87 SEPTEM BRE 1997 transcultures sainte tradition. Par petits coups d’abord. Simplification de la métrique, variation Bris de langue, du rythme ou réduction des contraintes de la rime, c’est surtout la sérénité du débris d’âge monde qui en prend un sacré coup. Bien sûr, il y a le faux tourmenté comme Nizar Kabbani avec ses éternels jeux de Quoi de neuf dans la poési e arabe? U ne collecti on l’amour et de la nostalgie, mais il y a en for mat de poche lancée par la plus audaci euse aussi Khalil Haoui, Abdul-Wahab al- Bayyati et d’autres pour exprimer toute des m a i son s d’édi t i on beyr ou t hi n es. L’occa si on la détresse face au déclin arabe, sans de r epr endr e langue avec le chi ‘r et de découvri r compter les poètes palestiniens. Mais même avec Mahmoud Darwiche, la poé- une nouvelle génération. sie est encore musicale, le poème est «dit» et pourquoi pas déclamé (dernière- LYAD’ABORD LES CLASSIQUES, ceux qui assez typé. ment à Jarash en Jordanie) devant une Icontinuent de ferrailler avec rimes et Comme la «révolution poétique» a mis assistance dont le nombre et l’ardeur métrique et ne concoivent la poésie que un petit siècle pour trouver écho sous nos feront sans doute pâlir d’envie les chan- scandée de source. Une de leurs plus émi- latitudes, il a fallu attendre les années 50 teurs les plus à la mode. C’est une poésie nentes figures, l’Irakien Mohammad pour voir pointer les premières ruptures qui s’écoute, le poème Beyrouth de Dar- Mahdi Al-Jawahiri vient de s’éteindre avec la sacro- wiche sur cassette est un véritable plaisir. dans son incompréhensible exil syrien. Avec Adonis, le tarab (transport) se On a vu récemment, et des meilleurs, réduit mais les grandes préoccupations battre la tribune en vers parfaits lors de la (notamment Tradition-Modernité ou commémoration de l’un des Orient-Occident) restent le pivot leurs, Elias Abou-Chabké. d’une expérience poétique par trop Qu’ils s’appellent Saïd Akl ou intellectuelle. Démunis de «cause» Omar Abou-Richa, leur langue et libérés presque entièrement de est bien assise, leur monde toute séquelle formelle, cer- aussi. En bons «porteurs de tains poètes libanais dont la feu», ils se sentent investis d’une figure de proue est Ounsi al- mission mobilisatrice autour Hajj ont vécu la difficulté d’être d’une grande cause, en l’occur- simplement... poètes devant l’É- rence et pour la plupart, le réveil ternel, confrontés à l’Amour et à et les luttes de la nation arabe. la Mort. L’expression de leur individualité En cette fin du siècle, une nou- se limite à une sorte de ghazal velle génération veut faire

extraits Dépourvu de toute mort J’ai appris la peur. Blanche... La peur... il faut bien du temps pour au sommeil prématuré Lorsque la lassitude me prit, en apprendre les rites La guerre avait commencé à s’éterni- Et une fois initiés, la vie est déjà der- Blanche. ser rière nous. Non point de la blancheur immense Et j’étais devenu timide Des fois j’écris et indifférente de la neige dans les Écumant les cafés Mais je préfère que quelqu’un d’autre vastes plaines mais comme un cor- Et pratiquant le bavardage. le fasse beau qui luit parmi des milliers de Las, je ne l’étais pas tout à fait, Moi je retiens seulement ce que les pélicans! Je ne me suis pas adonné au vin autres écrivent Et je n’ai pas fui la compagnie des Parce que je ne parviens pas à m’as- Quelles niaiseries aurais-je pu croire gens, seoir ainsi, en te les inventant? Quelles tombes Je me confondais seulement en Dépourvu de toute mort. t’aurais-je indiquées du doigt pour excuses. (...) t’assurer que mon âme ressemble à Et parce que je passais beaucoup de une épitaphe qui se rouille sous la temps au lit pluie? Et que je vaquais à ne rien faire Bilal Khbeiz, ‘An marad wâlidi wal- De quels anges aurais-je enrichi tes Et que je n’avais pas le temps d’aimer harr allazi lâ yutâq,(«De La Maladie rêves pour que tu t’abandonnes à un Et que les choses de la vie me filaient de mon père et de l’insoutenable cha- sommeil prématuré et que tu me entre les doigts leur») laisses seul comme un livre dont tu

L’ORIEN T-EXPRESS 88 SEPTEM BRE 1997 transcultures entendre sa voix. Cette poésie constitue, sans doute, un second souffle pour la ten- Chi‘r contre-notes dance de la revue (Poésie) fondée JABBOUR DOUAIHY dans les années 60 par Youssef al-Khal. Certains y voient une forme ultime de la déconstruction. Si l’écriture poétique est toujours sen- sible, le poème, lui, n’existe plus. Ce sont Ambivalences les chantres du quotidien, ils n’ont plus de mission, ils cherchent à exprimer l’an- OS GOUVERNANTS NE PARVIEN- tout et nous avons quelquefois honte goisse et la dérision avec un registre peu N DRONT DÉCIDÉMENT jamais à éla- de cette manière d’être. Les lynchages dépoussiéré. La femme est omniprésente borer une véritable politique de l’émi- chroniques dont sont victimes les et le moi dominant. La seule «cause» est gration, frileux et attentistes qu’ils Libanais dans les capitales africaines une cause personnelle. La langue est bri- sont dans tout ce qui relève des ques- ne nous scandalisent pas: nous com- sée, l’âme aussi. Sommes-nous en train tions dites d’ordre national et cupides prenons comment nos compatriotes d’assister au passage de la poésie arabe dans le décompte et le partage com- savent se faire la part belle, corrom- au «déclamé» au «lu», de l’oral à l’écrit? munautaires. S’ils chantent, avec des pant ceux qui tiennent les rênes du Dar al-Jadid ne semble pas sous-estimer stéréotypes éculés, les louanges de pouvoir et exploitant le faible et le phénomène puisqu’il consacre à ces cette conquête du monde par les l’ignorant dans des économies chao- «nouveaux poètes» une collection intitu- Libanais – Claude Lévi-Strauss en a tiques et des systèmes politiques peu lée «Atnab» en petit format blanc avec même trouvé un aux confins de portés sur le sprincipes d’intérêt titre rouge encadré. Avec sept titres parus l’Amazonie, il le dit dans Tristes Tro- national. ensemble récemment, la collection se rap- piques, qui faisait l’épicier auprès des Même incertitude devant une autre proche de la trentaine de recueils. Les indigènes aux début des années 40 – ambassade, celle de l’image. Nous Libanais n’y ont plus le monopole (cinq ils dénient à la diaspora tout «droit sommes ainsi comblés de savoir que seulement: Hamzé Abboud, Bilal Khbeiz, de cité» (et surtout de vote) autre que les spectateurs des pays du Golfe Hassan al-Zein, Bassem Zeitouni et... le rapatriement des devises et l’ac- n’ont d’yeux que pour les chaînes Chakib Khoury, doyen d’âge du groupe), cueil chaleureux qu’elle est invitée à libanaises qui émettent par satellite, on y trouve des Saoudiens, et c’est assez réserver aux politiques en tournée nous nous gargarisons d’entendre intéressant, des Syriens (Hussein Ben outre-mer. que tel homo phallus yéménite vou- Hamzé) et des Égyptiens (surtout Karim Mais nos responsables, que ce soient drait troquer sa femme contre la Abdul-Salam) ce qui est plus habituel. ceux du Palais Bustros ou de l’autre minette qui croise et recroise les Dar al-Jadid a encore reçu un bon ministère, celui des Émigrés toujours jambes dix fois par minute, le samedi nombre de manuscrits en attente. Moins en quête de domicile fixe, ne sont pas soir, sur le plateau de Future T.V. ils sont lus, plus ils écrivent. Pathétique et seuls à tirer à hue et à dia dans ce N’y a-t-il pas un petit goût de admirable. domaine. Moi, le premier. Et à revanche dans l’assiduité des specta- J. D. chaque visite d’une délégation en teurs syriens aux programmes liba- provenance de Rio de Janeiro où nais jusqu’à s’en refiler des enregis- nous sommes, paraît-il, très nom- trements vidéo? Nous sommes tous breux et très bien placés, je ne peux sous le coup de cette «conquête de m’empêcher de penser à une autre l’Arabie par Haïfa» et pourtant nous conquête, «La Découverte de l’Amé- ne voulons pas nous identifier au rique par les Turcs ou comment contenu, nous crions à la débilisation n’as pas achevé la lecture? l’Arabe Jamil Béchara, défricheur de programmée, nous jurons ne plus Retourné et ouvert terres vierges, venu en la bonne ville vouloir allumer le poste que pour le Ouvert à la page heureuse d’avoir été d’Itabuna pour satisfaire aux nécessi- Journal de vingt heures, et nous déni- mouillé par ton regard...!? tés du corps, s’y vit offrir fortune et grons le tout-à-la-pub et l’argent- Quelles bêtes fauves aurais-je élevé mariage ou encore Les Fiançailles roi... pour les voir laper mes blessures sous d’Adma», long titre et court roman La schizophrénie fait des ravages. Le ta fenêtre entrouverte tandis que mon du grand maître de la littérature bré- blanc-au-nez-fort-ami personnel-du- fantôme rôde en solitaire aux alen- silienne Jorge Amado et dont la tra- président ivoirien, c’est nous et les tours de ta jupe légère? Vers quelles duction en français par Jean Orrec- pionniers du début du siècle qui ont mers t’aurais-je emmenée pour que tu chioni est parue chez Stock en 1992 battu la campagne américaine ou voies... et semble très peu connue du public ceux qui ont fondé des journaux en Le bleu de ma solitude concerné. Il paraît que l’auteur des Égypte, c’est nous aussi. L’éclectisme Et le blême de mes jours. «Deux Morts de Q uinquin-La-Flotte et le savoir-faire technologique et (...) fréquente la communauté libanaise médiatique, c’est nous, de même que de Bahia et ne sait pas, lui non plus, l’inénarrable platitude des jeux télél- Hussein Ben Hamzé, Rajul nâ’im fî s’il doit admirer la réussite des phoniques version Simon Asmar. thiyâb al-ahad, («Un Homme «Syriens» ou mépriser leur manque D’ailleurs, pourrait-il y avoir ceci endormi dans sa tenue du de scrupules et leur système D super- sans cela? Pas sûr. Assumons donc ou dimanche»). amélioré. bien renions. Je serai le premier à ne (Traduction: J. D.) Voilà, nous sommes fiers d’être par- pas savoir m’y décider.

L’ORIEN T-EXPRESS 89 SEPTEM BRE 1997 transcultures Onan en emporte le vent Pour ceux qui s’imagineraient encore que L’Orient-Express pratique la masturbation intellectuelle, un traité définitif fait le point sur la plus vieille habitude du monde. En posant la supériorité inébranlable des manuels en la mati èr e.

JE ME SUIS RASSIS AU BUREAU ET J’AI je me suis masturbé... et à plusieurs REPRIS LE STYLO. Impossible d’écrire. reprises!” Cet aveu d’un crime abject «Fermant les yeux, j’ai vu la fille d’hier, doublé de récidive m’aurait coûté la vie allongée sur le lit, son corps blanc et en Espagne sous l’Inquisition, m’aurait rond, sa chevelure: j’embrassais chaque valu la prison au X VIIIe siècle, la bas- partie de son corps, promenais ma joue tonnade et des sévices corporels au X IX e sur sa cuisse et la reposais contre son et du mépris ou une forte réprobation il sein. J’ai glissé une main entre mes y a peu.» Et pourtant elle tourne. Depuis jambes et j’ai commencé à me caresser. À la nuit des temps. Car ce que cet éloge de la fin, j’ai soupiré profondément et je me la folie masturbatoire, féminine et mas- suis affalé sur ma chaise, épuisé, fixant le culine, nous apprend au premier chef, papier d’un regard vide. Peu après, je me c’est l’historicité de notre perception, de suis levé, enjambant avec précaution les notre culture de cette pratique toute en traces laissées sur le carrelage, au pied de doigté. la chaise, et j’ai été à la salle de bains. J’ai Longtemps, l’autocomplaisance en lavé mes chaussettes, ma chemise, et je autarcie semble avoir été pratiquée sans les ai accrochées à la fenêtre. (...) Puis j’ai complexe, comme une grivoise inclina-

allumé une cigarette, je me suis étendu © COLL. PART., GALERIE D. TEMPLON, PARIS. tion naturelle, sans que quiconque y sur le lit et j’ai dormi.» Quand, en février trouve prétexte à jaser ou à juger. Il n’est 1966, l’écrivain égyptien Sonallah Ibra- François Rouan, «Bourrage de crâne n°4», que de citer le grand Jules César dans ses him fait paraître au Caire Cette odeur-là, 1992-93. Peinture à la cire sur toile, 150 Commentaires pour en prendre acte: x120 cm. son premier écrit, il ne se doute pas que «Au solitaire elle tient compagnie; à l’es- son livre sera purement et simplement comme on dit en arabe, est tue, calom- seulé elle sert d’ami; elle est bienfaisante interdit et qu’il devra attendre 1986 pour niée, au mieux raillée. Même après la au vieux et à l’impuissant. Ceux qui sont voir publiée une édition arabe non expur- révolution sexuelle des années 70 et la sans le sou deviennent riches grâce à cette gée. libération des mœurs invoquée un peu majestueuse occupation». Ou le non Sur le moment, les mots laideur, grossiè- partout, la masturbation demeure moins grand Michelange s’adressant à un reté, vulgarité, dégoût, sont prononcés çà taboue, empreinte à la fois de vilénie et de autre Jules, le pape, deuxième du nom: et là et certains portent même l’ouvrage ridicule. «S’humilier est noble, se cultiver utile, se au président Nasser pour lui montrer «à C’est pour renverser la vapeur, face à maîtriser viril, mais pour l’âme vraiment quel niveau de vulgarité et de décadence cette mauvaise réputation éclose dans grande et inspirée, ce sont de pauvres et étaient tombés les communistes», mou- l’Occident des Temps modernes, que, piètres substituts à l’art d’abuser de soi». vance politique à laquelle appartenait à dans un petit opuscule intitulé, non sans Ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’un citoyen l’époque l’auteur des Années de Z eth. Si panache, Éloge de la masturbation, que le de Genève, médecin réputé et ami de Vol- la critique de la société dérange, c’est la psychiatre et anthropologue français Phil- taire et de Rousseau lance la croisade scène où le personnage s’ébranle fugace- lipe Brenot a choisi d’attaquer, contre l’acte d’abus de soi. C’est le ment vers le plaisir qui taraude censeurs recherches historiques et littéraires à l’ap- fameux Docteur Tissot (Samuel Auguste et bien-pensants de tout poil. On se pui, cette question hautement épineuse. David André de ses prénoms) qui, après révulse sur le mode outré: ôtez cette mas- Foin de rodomontades et de chuchote- avoir publié De la santé des gens de turbation que je ne saurais voir! ments, dans le propos de cet enseignant lettres et un Essai sur les maladies des En la matière, l’Orient ne se distingue en sexologie, le ton est donné dès les pre- gens du monde, largement diffusés dans guère de l’Occident. Ici et là, la «mau- mières lignes: «Je l’avoue ici publique- l’Europe de l’époque, fait paraître en vaise habitude» ou l’«habitude secrète» ment et comme un acte expiatoire: “O ui, 1758, son Testamen de morbis ex manus-

L’ORIEN T-EXPRESS 90 SEPTEM BRE 1997 transcultures tupratione («Essai sur les maladies pro- duites par la masturbation»). Le docte traité paraît conjointement chez le même éditeur de Lausanne avec L’O nanisme ou discours philosophique et moral sur la luxure artificielle et sur tous les crimes relatifs, ouvrage d’un prédicateur, idéo- logue d’une secte rigoriste, le pasteur Dutoit-Membrini. Tissot et Dutoit-Mem- brini se sont partagé la tâche en un édi- fiant feu croisé: à l’un le diagnostic scien- tifique, à l’autre l’admonestation morale et spirituelle. La version moderne de l’anathème contre branleuses et branleurs est lancée. Dès lors, elle n’aura plus de cesse de jeter l’opprobre sur l’une des plus vieilles tentations tactiles de l’humanité. En réalité, toute cette hystérie hygiéniste et puritaine a commencé un peu plus tôt. C’est par le spermatozoïde que le scan- dale arrive. Le véritable élément déclen- cheur de cette prise de conscience mastur- bophobe, c’est la découverte de la gamète mâle par Leeuwenhoek en 1677, une découverte qui installe la vie au centre d’un débat désormais livré aux moralistes et aux philosophes de boudoir. En 1710, dans la foulée, paraît à Londres, une bro- chure anonyme, que Tissot attribue à un certain docteur Bekkers: «Onania ou le péché infâme de la souillure de soi et toutes ses conséquences affreuses chez les deux sexes, avec des conseils moraux et physiques à l’adresse de ceux qui ont déjà eu préjudice de cette abominable habi- tude». Quelques années seulement après la diffusion d’Onania ou... Voltaire en recense déja vingt-quatre éditions. Même si le docteur Bekkers n’est qu’un charla- tan qui a eu la main heureuse en faisant

fortune avec ses inventions thérapeu- D. R. tiques, une «teinture revigorante» et une Marcel Duchamp, «Porte pour Gradiva», 1968. Réplique en plexiglas de l’original de 1937. «poudre prolifique», pour soigner le mal, la machine est en marche pour instituer triomphant. Le mépris de tout ce qui est Genet et bien d’autres, des chansons en profondeur l’idéologie qui va prévaloir «primitif» est d’ailleurs récurrent dans les populaires aux toiles de Titien et de en la matière et qui perdurera jusqu’au discours des bons docteurs; cette habi- Modigliani, l’auteur picore, dans un vaste XXe siècle, celle du «ça rend sourd, ça tude «dépravée» est naturelle chez les pri- patrimoine littéraire et artistique, cita- rend fou». mitifs et maladive du fait de la civilisa- tions et confidences, bref tout ce qui était En une démonstration engagée et minu- tion, estime en 1893 le docteur Fournier: voué à rester dans l’ombre, qui était tieusement documentée, Philippe Brenot «Les maladies qui sont le produit des occulté par les vulgates académiques retrace la genèse d’une cabale, aussi bien excès de l’onanisme deviennent plus fré- d’une culture pourtant féconde en trans- en remontant les fils conducteurs histo- quentes à mesure que les sociétés gressions et défis. Jean Genet dans N otre- riques de la morale sexuelle occidentale modernes atteignent un plus haut degré Dame des fleurs: «Bien m’en prit d’élever qu’en mettant en lumière le rôle néfaste de civilisation». Onan le barbare, quoi! l’égoïste masturbation à la dignité de qu’ont pu jouer médecins et scientifiques Dans un deuxième temps, a contrario, culte! Q ue je commence le geste, une soucieux de réguler les comportements Brenot explore la culture vivante, celle transposition immonde et surnaturelle sexuels de leurs contemporains à coups des poètes et des écrivains, celle du décale la vérité. Tout en moi devient ado- de théories et d’écrits aussi hasardeux que peuple, de ses humoristes et de ses chan- rateur». L’empire des sens, seul au contraignants. En incriminant entre sonniers, cette culture qui déborde monde. Et Onan soit qui mal y pense. autres choses un onanisme somme toute dogmes scientistes et vertus officielles. De débonnaire, c’est l’érection d’une civilisa- Sapho à Diderot, de Baudelaire à Céline, OMAR BOUSTANY tion propre sur elle et consciente de sa d’Apollinaire à Charles Bukovski, en pas- marche vers le progrès qui est l’objectif sant par Rousseau, Sade, Zola, Gide, ÉLOGE DE LA MASTURBATION – PHILIPPE BRENOT, Zulma, 1997, 124 Pages. des faiseurs d’opinion du XIXe siècle Aragon, Julien Green, Henry Miller, Jean

L’ORIEN T-EXPRESS 91 SEPTEM BRE 1997 transcultures Tout le suc du monde D e ci tés alangui es en vi lles i mprobables, Olivier Rolin n’en finit pas de nous faire dégu st er ses i t i n ér a i r es. Tou jou r s à l a © SYLVIE BISCIONI.© SYLVIE bonne températur e. Rolin, ou l’esprit du voyage.

ANS L’A LEPH, UNE DE SES PLUS s’y faisant presque partout des amis. Et culturels qu’en y arrivant, on semble D CÉLÈBRES NOUVELLES, l’écrivain c’est un recueil de textes de voyages, don- avoir perdu toute antenne et tout sens de argentin Jorge-Luis Borges racontait l’his- nés à diverses revues depuis quinze ans, l’orientation référentielle et géogra- toire d’un homme penché sur la dix-neu- qu’il publie cette année, un recueil intitulé phique, ou encore les villes des antipodes, vième marche d’un escalier de Buenos- Mon galurin gris, en hommage évident à Ushuaïa et Punta Arenas, si sombres et si Aires, l’œil collé à un trou dans le bois Blaise Cendrars, et sous-titré Petites Géo- brumeuses bien qu’elles soient en Terre par lequel il lui était donné de voir, non graphies. de Feu, qu’on se demande si elles existent point un spectacle unique, comme par un Autant le dire tout de suite, Mon galurin vraiment et comment. vulgaire trou de serrure, mais tous les gris est un délice, une des plus agréables, Avec ce livre, Olivier Rolin se situe indu- spectacles possibles, un trou permettant des plus drôles et aussi, imperceptible- bitablement dans la lignée de Blaise Cen- d’avoir tous les points de vue possibles ment, des plus savantes lectures que l’on drars ou de Paul Morand. Voyageur sur tous les points de l’humanité et sur puisse conseiller. Non seulement pour curieux et vertigineusement cultivé, il ne toutes les activités humaines simultané- l’été, puisque l’été est, selon un lieu com- rapporte jamais la réalité mais l’écrit, au ment. mun tenace, la période où l’on voyage, sens fort du terme, la sculpte avec le Ce spectacle panoramique absolu, mais pour n’importe quand et pour qui- maillet délicat de la langue, la redéfinit expression du vieux rêve d’omniscience conque désire quitter précisément ces par les mots, lui donne une saveur et un que l’homme n’avait jamais conféré qu’à lieux communs, tant géographiques que sens nouveau qui font que chaque lieu et Dieu seul, Olivier Rolin en fit, en 1993 littéraires. chaque humanité qu’il décrit en ressor- l’objet d’un roman inoubliable, L’Inven- Les textes du livre sont homogènes quant tent neufs, doués d’une réalité insoup- tion du Monde. En cinq cents pages à leurs sujets puisqu’ils sont presque tous çonnée. Dans un style baroque, luxueux, insensées et fabuleuses, le romancier consacrés aux villes. À première vue, Oli- truffé d’allusions littéraires, mais sachant racontait avec une verve et un style vier Rolin a une prédilection pour les aussi et surtout serrer au plus près les inépuisable de richesses, de trouvailles et villes qui partent, qui retournent au détails les plus sinueux et les plus délec- d’allusions littéraires, plusieurs milliers limon, comme il le dit souvent, et plus tables de la réalité, des choses et des êtres, d’événements et de faits probables, arri- précisément les villes qui furent grandes, Olivier Rolin déconstruit ou reconstruit, vés simultanément sur tous les points du riches, et qui ne sont plus aujourd’hui que comme on voudra, les villes, les paysages globe le 21 mars 1989. Inventaire littéral l’ombre somptueuse ou sinistre d’elles- et les attitudes humaines, procurant de de la vie des hommes sur la Terre dans sa mêmes. Ainsi en est-il d’Alexandrie, par savoureux moments de lecture aux prodigieuse diversité et sa permanente exemple, si vieille et épuisée qu’elle paraît curieux et aux avides de littérature non ressemblance avec elle-même, l’Invention sans cesse au bord de l’effondrement, ou galvaudée. Et puis, soyons clairs, on est du monde transformait «l’existence de Trieste qui semble ne plus exister que ici en bonne compagnie et par le fait minutieuse» de la planète en une fresque dans les livres, souvenir littéraire que la même, on rit beaucoup. L’itinéraire, de foisonnante, une histoire unique, délec- réalité ne sous-tend plus. Ceci est aussi le bar en bar, dans La Havane, suivant l’iti- table, monumentale. cas de Goa dont il ne reste plus que les néraire éthylique des personnages de Gra- Pour rédiger cet hommage inouï à l’im- églises au milieu de la forêt et plus la ham Green ou la promenade dans les perceptible et vaste humanité, Olivier moindre trace de tout le reste, ou encore faubourgs populaires du Caire en compa- Rolin eut recours à des centaines de cor- de Moscou, déchet lamentable d’une gnie d’un farfelu à la recherche d’un gara- respondants dans tous les coins du globe. époque qui eût dû être glorieuse. À côté giste capable de faire disparaître l’imper- Des correspondants qui lui firent parve- de ces villes crépusculaires, il y a aussi les ceptible bruit de moteur de sa Bentley nir des quotidiens dans toutes les langues autres, les villes tangibles bien sûr, Lis- 1950, sont des moments inoubliables. dans lesquels il piocha les faits divers et bonne, pour un quartier incendié de Comme tout le livre, d’ailleurs. les petites histoires incroyables ou laquelle Rolin propose un insolite projet CHARIF MAJDALANI inédites dont il fit le matériau de son de reconstruction, ou Athènes, si magnifi- grand œuvre. Mais Olivier Rolin n’est quement revisitée. Mais il y a également M ON G ALURIN G RIS, PETITES G ÉOGRA- pas seulement un consommateur d’éphé- dans le livre ce qu’on pourrait appeler les PHIES – O LIVIER ROLIN, Seuil, 1997, 265 mérides. Il est, on l’aura deviné, un voya- villes invisibles, comme Tallin, si exté- pages. geur impénitent qui a parcouru la terre en rieure à tous nos réseaux et nos référents

L’ORIEN T-EXPRESS 92 SEPTEM BRE 1997 transcultures Seul, comme Napoléon Si Jean-Paul Kauffmann a choisi de r etracer le der ni er exi l de l’Emper eur déchu et r eclus, c’est aussi pour confronter ces i ntersti ces de l’hi stoi r e qui le hantent,

l’i mpui ssance des hommes devant le ver ti ge © M. GUILLARD. du t em ps qu i s’a r r êt e L’ancien otage à l’épreuve de la mémoire.

N A DIT QUE LE JOURNALISTE JEAN- finit lui aussi par admettre que l’exil hélé- pour Napoléon, il l’est aussi pour Kauff- O PAUL KAUFFMANN, en écrivant La nien exprime bien la vanité de l’homme et mann, qui nous montre le champ de Chambre noire de Longwood, sur l’exil sa fin souvent tragique devant le poids de bataille d’Eylau tel qu’il se présente de Napoléon à Sainte-Hélène, tentait de l’Histoire. aujourd’hui, situé dans cette enclave décrire son propre enlèvement, au Liban. Mais La Chambre noire de Longwood russe de la Lituanie qui faisait jadis partie L’explication peut être vraie, pour autant n’est pas seulement une réflexion histo- de la Prusse orientale. En contemplant le elle est insuffisante et occulte le véritable rique. C’est aussi la découverte d’un lieu cimetière d’Eylau, il dira: «Rien de ce qui intérêt du livre. Certes, Kauffmann a étrange, une île oubliée au milieu de est révolu n’est inaccessible. Je sentais cherché à comprendre et à faire ressortir l’océan Atlantique, sans port ni aéroport, que la présence était moins incertaine, les phénomènes de l’isolement et de l’en- coupée du reste du monde. Sainte-Hélène l’onde prenait consistance, elle s’appro- nui, mais surtout il les aura placés dans le est une prison naturelle où les quelques chait de moi. Elle m’avait frôlé, j’avais contexte d’un lieu, d’un élan et d’une des- véritables prisonniers sont plus ou moins senti son haleine glacée.» tinée historiques. libres de circuler à leur aise, l’ennemi C’est pourtant un autre passage, un peu On le sait: pendant sa détention, Kauff- principal étant non pas la réclusion mais plus loin et toujours sur Eylau, qui met la mann, n’avait à lire que le deuxième tome l’ennui. Malgré sa fascination pour les bataille en perspective, et qui expliquera de Guerre et Paix dans lequel Tolstoï vestiges napoléoniens, Kauffmann décrit d’une certaine manière pourquoi Kauff- s’interroge sur l’Histoire, au sens large du l’île sans la moindre nostalgie. Et Long- mann a écrit son livre: «O n ne saurait terme. Pour l’auteur russe, les événements wood, la résidence de Napoléon entre déplacer impunément ce que le temps a si historiques sont pareils à une vague tou- 1815 et 1821, devient un lieu damné où bien ordonné. Il est dangereux de déré- jours grandissante, dans laquelle chaque l’humidité, le vent et les termites s’achar- gler l’harmonie de ce qui a été détruit. La être, aussi insignifiant soit-il, a un rôle à nent pour effacer toute présence porte entrouverte, j’avais rebroussé che- jouer, participant ainsi à cet éternel mou- humaine. Nous pouvons alors com- min, effrayé. Il ne faut pas trop séjourner vement qui devient Réalité. Dans cette prendre ce qui a tué Napoléon, vainqueur dans les intermittences du temps.» C’est version humaniste de l’Histoire, explique de tant de grandes batailles, les petites là qu’on visualise bien Jean-Paul Kauff- Tolstoï, seul est admirable l’homme qui batailles, quotidiennes celles-là, contre mann dans sa chambre noire de la ban- accepte son insignifiance par rapport au des adversaires infiniment patients: le lieue-sud de Beyrouth, obligé de séjour- cours des événements. Et pour lui, Napo- temps, les insectes, les Anglais, et surtout ner dans l’intermittence du temps avec, léon sera à jamais un arrogant charlatan, la Mémoire. en face, une porte entrouverte et derrière, tandis que Koutousov, son principal rival La mémoire, Kauffmann l’examine à par- l’haleine glacée de la mort. Et finalement, russe, incarnera, par sa modestie tir d’un angle des plus intéressants: celui on comprend cette fascination de Kauff- extrême, la véritable grandeur. de la bataille d’Eylau, en 1807. Cette vic- mann pour Napoléon et son désir urgent C’est cette théorie, en quelque sorte, que toire française, sanglante, cachait en réa- de raconter le sort de l’Empereur: c’est Kauffmann reprend à son compte. Les lité une défaite et avait démontré pour la qu’on leur avait infligé à tous deux la pire dernières années de Napoléon furent ter- première fois que la Grande Armée des punitions, celle de revivre quotidien- riblement humiliantes, surtout après la n’était pas infaillible. Napoléon ne s’en nement ce qui avait été détruit. magnificence d’antan, quand l’Empereur était jamais vraiment remis, voyant là, tenait l’Europe entière entre ses mains. peut-être, l’annonce d’une défaite inéluc- MICHAEL YOUNG Pour Tolstoï, la gloire de Napoléon table. Plus tard, à Sainte-Hélène, il en n’était qu’un mirage, le résultat d’un parlera peu, malgré les tentatives répétées concours de circonstances et d’une bonne du comte Henri-Gatien Bertrand, l’un des L A CHAMBRE NOIRE DE L ONGWOOD – fortune. Et si Kauffmann se sent plus quatre «évangélistes» de l’exil, d’en tirer JEAN-PAUL KAUFFMANN, La Table Ronde, proche de l’Empereur – quel prisonnier quelque chose. Paris, 1997, 351 pages. ne sympathiserait pas avec un autre? – il Mais si le retour au passé était difficile

L’ORIEN T-EXPRESS 93 SEPTEM BRE 1997 transcultures Des confessions et des hommes I l y a di x a n s ét a i t a ssa ssi n é l e phi l osophe m a r xi st e Ma hdi ‘A m el . Son a n a l yse du syst èm e con fessi on n el et de ses fa u x-sem bl a n t s, récemment par ue en françai s, r emet quelques véri tés en place.

C’est par une mise en perspective de société libanaise comme «société plu- prétexte pour remettre en cause cette textes politiques écrits entre 1983 et rale», avec Antoine Messara, sur les idéologie confessionnelle, et en premier 1984 par des sociologues et historiens communautés comme «identités collec- lieu le théoricien de cette pensée, Michel libanais de différents courants de pensée tives bien nettes», avec Nassif Nassar et Chiha, qui ne voyait le Liban que que Hassan Hamdane, (Mahdi ‘Amel), enfin sur le système confessionnel en comme un «pays de minorités confes- dont on commémorait il y a plus de tant qu’étape transitoire, «une voie de sionnelles associées» sans jamais envisa- deux mois le dixième anniver- ger le «dépassement de cette saire de la mort, poursuivait, association». Une vision que en 1986, son analyse de la récuse en bloc Mahdi ‘Amel nature du système politique pour lequel la communauté libanais. Préfacé par Georges est un «rapport politique» et Labica et présenté par Mar- non une essence primaire. wan Mansour al-Khoury L ’É- Reste que, dix ans après, tat confessionnel est une ten- l’analyse qui est faite dans tative de déconstruction de L’État confessionnel paraît à l’idéologie confessionnelle qui bien des égards fort éclairante sous-tend l’État libanais. En et augure, en quelque sorte, de recourant au structuralisme ce qui allait se produire dans althussérien, et en confrontant le Liban de l’après-Taëf. Sur- les discours des intellectuels. tout lorsque Mahdi ‘Amel Pour Mahdi ‘Amel, le confes- montre l’impossibilité qu’il y a sionnalisme, défini ici dès le à réformer l’État libanais sans premier chapitre de l’ouvrage supprimer au préalable le sys- (la définition figurait en der- tème confessionnel et qu’il nière partie dans l’édition ori- met en garde contre toute ginale arabe) est «la forme solution qui tendrait à établir historique qui détermine le de nouveaux équilibres entre système politique par lequel la les «bourgeoisies» des diffé- bourgeoisie libanaise exerce rentes communautés, car ces sa domination de classe». équilibres sont fondés sur l’af- Dans ce sens, le système faiblissement des prérogatives confessionnel conditionne des unes au détriment des l’existence de l’État libanais autres. Et lorsqu’il note que comme État bourgeois puis- «les confessions ne sont que qu’il permet à la bourgeoisie de grandes machines pour de «garder prise sur le cours D. R. faire tuer les pauvres par les de la lutte des classes en maintenant les modernité permettant d’accéder ulté- pauvres et enrichir les riches et les sei- classes laborieuses prisonnières d’un rieurement à la laïcité», avec Bassam al- gneurs de la guerre», il ne fait que rapport de représentation à son égard». Hachem. Il donne aussi la parole à cer- décrire la nature des alliances «locales». Dès lors, «ces classes laborieuses» ne tains de ses «camarades» marxistes – Celles-là mêmes qui gouvernent aujour- peuvent être représentées politiquement Massoud Daher, Ahmad Baalbaki et d’hui le Liban. comme telles, mais en tant que commu- Fawaz Traboulsi – dont les recherches ZIAD MAJED nautés dont les rapports politiques sont historiques, sociologiques et politiques médiatisés par ces «élites bourgeoises». portent sur la question confessionnelle. Et de conclure: la nature de l’État liba- Se posant en interlocuteur critique, nais, à la fois confessionnelle et bour- Mahdi ‘Amel montre comment le L ’É TAT CONFESSIONNEL – M AHDI ‘AMEL geoise, conduit à une démocratie confes- confessionnalisme va jusqu’à infiltrer la traduit de l’arabe par Marwan Mansour al-Khoury avec le concours du Centre sionnelle qui ne sert que la bourgeoisie plupart des travaux de recherches, y national des lettres, éditions La Brèche, dominante. compris ceux des marxistes. 1996, 277 pages. L’auteur engage ensuite le débat. Sur la Finalement, ces auteurs lui servent de

L’ORIEN T-EXPRESS 94 SEPTEM BRE 1997 lebanese dream O M AR BO USTAN Y

ARAYA, C’EST COOL. UN PETIT 2000? Un jeu pointu, affûté, FCÔTÉ SUISSE ALÉMANIQUE et un précis. Tu construis des ponts, petit côté village de cow-boys dans Va savoir des routes, si les gens râlent tu les Rocheuses. Et quelques écri- lâches la police ou tu hausses les teaux en arabe, mais pas trop. Drôle d’idée d’ailleurs. En été, y a des soirées, c’est fun. Et puis, c’est un sujet de conversa- i ls d oi ven t j ou er t ou s les soi r s tion, ça meuble. Avant de «monter», y a plein de gens qui viennent te demander: «Tu montes à quelle heure?», puis ils à Sim City 2000, les infrastructure te disent: «Moi, je monte plus tard». Une fois en haut, le sujet change: «Tu descends quand, demain ou ce soir?». boys pendant que nous on Après en général, on t’assène un truc festif du genre «Moi je si gn e d es pét i t i on s descends tout de suite, j’en ai marre, dans quarante minutes, je suis à Beyrouth». Précisons qu’il s’agit le plus souvent de impôts sinon tu les hausses aussi, relax. Maître du monde la même personne qui monte plus tard et qui descend plus quoi. Tu peux donner ton nom à l’aéroport genre Saddam tôt. Des gens qui ont la bougeotte, et qui sont au même International Airport. Géniteur d’une ville, c’est pas beau, moment à plusieurs endroits et surtout en retard partout. ça? Un jeu qui prend aux tripes. D’ailleurs, ça vient peut-être L’ubiquité noctambule, ça s’appelle. Ou somnambule si vous du ventre de la ville, cette espèce de spleen qui suinte par les voulez. Style: j’ai été vu à la même heure, disons 2h12 du pores et qui s’il avait une face aurait des airs de Miss Riviera matin, au Disco Seventies, rue de Phénicie, et au Magnum à camouflée en terracotta warrior. Du ventre au nombril, il n’y Ehden. Chaud, chaud, chaud. En fait, c’est la claustro qui a qu’un pas. Celui qu’on peut franchir allègrement en se pro- guette, alors faut s’agiter. Le fameux spleen de Beyrouth menant à Beyrouth le soir dans les endroits où il faut être. dont plus personne ne parle parce que c’est un lieu commun, Du Caracas au JPaul’s et du JPaul’s au Caracas, on passe par le postulat de départ, l’axiome à gober très vite. le ventre et, une fois arrivé, on voit des nombrils. CQFD.

LÀ, LES THÉRAPIES DIVERGENT. Y A CEUX QUI EN FONT UNE, SÉRIEUSEMENT, PARAÎT QUE BEYROUTH EST T HE PLACE TO BE POUR S’OCCUPER. Y a ceux qui passent des nuits blanches sur pour la vie nocturne d’après l’hebdomadaire Elle. Elle le Net à communiquer avec des Kachmiris ou des Chinois de manque pas d’air à balancer des infos brûlantes comme ça, Vancouver, avec le Dalaï-lama en exil à Dharamsala ou, elle: APRÈS IBIZA C’EST BEYROUTH POUR LES pour les plus subversifs, avec l’Armée zapatiste de libération. FÊTARDS. Nous, on n’avait pas remarqué mais bon puis- Y a ceux qui font du sport dans des country-clubs huppés: le qu’elle le dit, y a peut-être des choses qu’on sait pas. Ah j’y squash, ça fait suer, ça détend. Y a ceux qui font de la philo, suis, ça doit être les quatre drag queens qui sont venus amu- pour mieux comprendre l’univers qui les entoure, ça fait suer ser la galerie à une zoo-party pour petits minets. Après la aussi. Y a les techno-lobotomisés qui tressautent lascivement magnifique voix de Misìa vibrant l’âme portugaise à Beited- sur des nappes de coassements synthétiques sans être effleu- dine, je me suis retrouvé à faire le tour des boîtes avec Til- rés le moins du monde par la mort de Nusrat Fateh Ali man et Jay, deux journalistes du Stern, le grand magazine Khan, le dieu du qawwali. Y a ceux qui partent à la décou- allemand basé à Hambourg, qui faisaient eux aussi un repor- verte de notre-beau-pays: «J’ai marché cinq heures dans la tage sur le night clubbing DANS LE LIBAN DE L’APRÈS- montagne, c’est magnifique, après je vais dans le Akkar, et GUERRE. Eh bien, faut croire que c’est pas si mal le night puis j’emmène Knut et Kurt, des amis autrichiens à life: ils ont dit« it’s too hot for us». Textuel. Qaraoun, tu viens?» Y a ceux qui préparent des révolutions mégasubversives autour de piscines placides. Y a ceux qui M AIS ALORS, QUOI? BEYROUTH CITY 2000, ÇA VA ÊTRE IBIZ A boivent pour oublier et qui oublient ce qu’ils ont bu. Et puis OU CALCUTTA, Singapour ou Téhéran, Corleone ou La y a les autres: ceux qui font des trucs et qui ont l’air d’y Défense? Va savoir. Miami Vice ou Schizophrenia Beach? En croire à fond. Pas le moindre symptôme à l’horizon, radieux tout cas, on y va. On sait pas où, mais on y va. C’est ça le d’ailleurs. Le secret? Ils ne se sont aperçus de rien, les vei- spleen, exactement: tu vas quelque part, tu sais que tu vas y nards! Bon, c’est vrai, il paraît qu’il y a des ondes positives, arriver, tu sais pas comment, tu sais pas où c’est. Sur la des machins comme ça qui vous revigorent un homme, qui route, tu entends des hauts-parleurs qui disent TOUT VA vous font rayonner une femme. Mouais, la Karma structure BIEN, ON ARRIVE BIENTÔT, VÉRIFIEZ SI VOTRE quoi! En attendant que les solidaires aient fini l’infra-one. BILLET EST CONFORME. Conforme à quoi? à qui? Per- sonne ne vous le dira. Ou alors j’ai oublié. Tant pis, c’est vrai AU FAIT, ILS DOIVENT JOUER TOUS LES SOIRS À SIM CITY 2000, que le spleen c’est comme l’amnésie. Bon, je m’arrête là, ça les infrastructure boys pendant que nous on signe des péti- vaut mieux. Au cas où on arrive quelque part, je prefère être tions pour avoir les municipales auxquelles on a droit, conforme. Impossible, la mission? J’ai tout prévu. comme le dit si bien la voix rauque de Paul Achkar. Sim City Cette page s’autodétruira dans les trente secondes.

L’ORIEN T-EXPRESS 95 SEPTEM BRE 1997 transcultures Chauffe, Marcel!

Gotli b demeur e le grand maî tr e du gag gri nçant, à base de coup de crayon assassi n et de texte cor rosi f. Malgré un der ni er album conçu sur pilote automatique.

UE DIRE D’UN AUTEUR sans lequel godossiers (la première bande dessinée C’est ainsi qu’il devient lui-même scé- Q tous les humoristes actuels sans héros) sur des scénarios de Gos- nariste émérite pour ses amis Alexis seraient probablement des experts- cinny. Ce dernier, de plus en plus pris (Cinémastok – tomes un et deux) et comptables à l’heure qu’il est? Com- par ses séries (Astérix, Lucky Luke, Nikita Mandryka (Clopinettes). mencer peut-être par rappeler que ce Iznogoud…), abandonne Gotlib en lui En 1972, commençant à se lasser des responsable de la plus grande révolu- «conseillant» de rédiger dorénavant restrictions que lui imposait le jeune tion de l’histoire de la BD humoristique ses propres scénarios: le résultat, public de Pilote, il s’associe à Man- adulte a lui aussi subi quelques Rubrique-à-brac (cinq tomes) et Trucs dryka et Claire Bretécher pour fonder influences à ses débuts: celle de certains en vrac (deux tomes) dépassera toutes L’Écho des Savanes (qui, notons-le, dessinateurs (dont Harvey Kurtzman et les espérances… n’a rien à voir avec son homonyme René Goscinny), tout comme celle actuel, sorte de revue pour adoles- de divers artistes n’ayant rien à cents attardés). Mais, trois ans plus voir avec le neuvième art (les Mon- tard, il laisse tomber L’Écho pour thy Python, Frank Zappa, Georges se consacrer à sa maison d’édition, Brassens, pour ne citer que ceux- Audie (Amusement, Umour, Ila- là). Après une production à tout le rité, Dérision Et toutes ces sortes moins «gentille» (Gai-Luron), il de choses), et surtout à son propre rejoint en 1965 l’hebdomadaire magazine Umour et bandessinée, Pilote, pour lequel il crée Les Din-

L’ORIEN T-EXPRESS 96 SEPTEM BRE 1997 transcultures l’incomparable Fluide Glacial, directe- insecte, aujourd’hui si célèbre, servait, ment inspiré du Mad Magazine de à la base, à cacher le dénuement absolu Kurtzman! De trimestrielle, la revue du décor, que Gotlib a toujours eu en devient, après quelques numéros, men- sainte horreur. suelle et voit défiler aussi bien les Dans la lignée des Rubrique-à-brac grands noms de la bande dessinée publiés chez Dargaud, Rubrique-à-brac (Franquin, Bretécher, Masse…) que des Gallery, ce «tout dernier Gotlib» se nouveaux venus qui feront leur bon- veut fracassant, malheureusement il ne homme de chemin (Binet, Goossens, casse rien. C’est que, précisons-le, papa Solé…). S’y sentant parfaitement à Marcel, de son propre aveu, n’y a pas l’aise, Gotlib détruit tous les acquis de fait grand-chose. Mais comme c’est le l’humour et crée une nouvelle école nom qui rapporte gros, on a soigneuse- basée sur le second degré et l’absence ment évité de mentionner sur la cou- totale de censure. Hélas, après verture ceux de Marie-Ange quelques œuvres inoubliables comme Guillaume, critique d’art, et de Phi- Superdupont («le héros 100% fran- lippe Ravon, infographe, à qui l’on çais») et ses incessants combats contre doit en fait la réalisation de cet opus, l’anti-France, Pervers Pépère ou toutes qui aurait certainement pu être digne les joies de l’exhibitionnisme, les Rhââ d’intérêt. Et s’il faut saluer la géniale Lovely («livres d’images pour adultes») initiative de Gotlib de publier un tel – trois tomes – et une version «hard» ouvrage, mélange de bande dessinée, de Gai-Luron (La bataille navale ou d’humour et de galerie d’art (d’où le Gai-Luron en slip) où titre; on y retrouve, l’on voit notre héros ban- entre autres, Michel- der pour la première fois Ange, David, Manet, depuis quinze ans, Gotlib Renoir, Ingres et Van abandonne toute activité Gogh), on ne peut que graphique pour se consa- déplorer le coup de crer entièrement à l’écri- marketing de Dargaud, ture. Parallèlement aux bien évidemment excellents éditos de réussi, parce que Got- Fluide Glacial (dont un lib, ben... c’est Gotlib certain nombre sera après tout! Et dire que repris dans Écrits fluides, même les petits des- rires glaciaux aux édi- sins-clins d’œil (les tions J’ai Lu en 1992) angelots, le fou qui qu’il continue de rédiger, repasse le plafond, etc.) il publie chez Flamma- ont simplement été rion en 1993 J’existe, je «repris» d’anciennes me suis rencontré, hila- Rubrique, souvent col- rante autobiographie de lés en douce, et, his- sa tendre enfance. toire d’avoir le touch, Très vite devenu un des même s’ils sont colo- maîtres incontestés du riés pour l’occasion! neuvième art, Marcel D’aucuns seront sûre- Gotlieb de son vrai nom ment furieux de s’être (dont il supprimera faits aussi lâchement volontairement le «e»), rouler par des éditeurs fera l’objet de plusieurs sans vergogne. Mais, ouvrages, notamment tout de même, pour ceux de Numa Sadoul ceux-là et pour tous les (Gotlib) et de son fidèle autres, une cure collaborateur Yves Fré- sérieuse s’impose. Une mion (Sur les traces de cure qui consisterait Marcel Gotlib), et il lui simplement à plonger sera consacré une rétros- dans l’intégrale Gotlib. pective en 1992, Euro- GotilbLand, dans le NADINE CHÉHADÉ cadre du vingtième Salon & MAZEN KERBAGE d’Angoulême qu’il prési- dait. Ajoutons à cela qu’il avait aussi goisse de Pierre Tchernia, et qu’il voit participé au scénario du film Les Vécés actuellement sa fameuse coccinelle R UBRIQUE-À-BRAC G ALLERY – étaient fermés de l’intérieur interprété adaptée en dessins animés. Faut-il vrai- G OTLIB, Dargaud 1997. par Coluche, à celui de Bonjour l’an- ment le rappeler? Cet impertinent

L’ORIEN T-EXPRESS 97 SEPTEM BRE 1997 transcultures Manières de l’art

EVENU PRESQUE UN CLASSIQUE, aujourd’hui dans sa quatrième édition, L’Histoire mon- D diale de l’Art est un ouvrage complet, une véritable somme qui n’omet rien, pas même la présentation en fin de volume, à l’usage des simples curieux et des dilettantes, d’un glossaire exhaustif agrémenté de schémas explicatifs. C’est une thèse générale à deux versants qui com- mande l’ouvrage. Pour les deux auteurs, H. Honour et J. Fleming, il s’agit d’abord de se défaire d’un lieu commun tenace et infiniment ressassé, celui qui pose comme finalité pre- mière à l’art le plaisir esthétique. Selon ce postulat, l’œuvre d’art est considérée sous le seul angle de sa valeur vénale et marchande qui l’assimile à un simple décor lié au prestige social. Elle est alors ornement isolé, au mieux production singulière autosuffisante qui s’explique- rait par la seule référence aux affres existentielles de son auteur – traitement que lui infligent généralement les collectionneurs, les marchands d’art et une grande partie de visiteurs ama- teurs. C’est en réalité par delà le plaisir esthétique ressenti immédiatement qu’une œuvre doit être perçue et comprise. Voie d’accès obligée aux soubresauts culturels qui scandent une his- toire singulière, elle ne peut être appréhendée que par rapport à un «imaginaire» culturel et social précis : «Dans toute société humaine, l’art constitue un élément de l’édifice complexe des croyances et des rituels, des codes moraux et sociaux, de la magie ou de la science, du mythe ou de l’Histoire». Le peintre, l’architecte ou le sculpteur, font ainsi partie d’un réseau immense de significations qu’ils tentent nonobstant, et chacun à sa manière et selon ses propres facultés, de desserrer, de moduler et de pervertir. C’est ce que veulent de démontrer les auteurs de ce dictionnaire encyclopédique, qui est aussi livre de chevet que l’on pourrait placer sous le signe du foisonnement et de la clarté. FADI BACHA L ’H ISTOIRE M ONDIALE DE L’A RT – H UGH H ONOUR ET JOHN FLEMING, Bordas,1997, 896 pages.

Le corps retrouvé

MMENSEPROBLÈME QUE CELUI DE LA MIMÈSIS pour les artistes renaissants. Comment Ien effet rendre «parlant» ou comment reproduire exactement la réalité extérieure et naturelle? Comment en l’occurrence peindre ou sculpter un corps en mouvement, un corps qui succombe ou qui chavire, un corps assailli par les émotions, le rire, la joie ou la tristesse? Comment donner l’illusion juste d’un vrai visage triste ou joyeux, d’un muscle qui se tend ou qui se relâche? Comment rendre infiniment élo- quent – par quel moyen, selon quelle couleur, suivant quel filigrane – un caractère, une subjectivité forte et présente, une attitude? Ces questions sont toutes à l’orée d’une véritable «invention» caractérisée par la production, à petites enjambées, d’un véritable simulacre du corps réel. Dans L’Invention du Corps, Nadeije Laney- rie-Dagen explore les multiples facettes de cette «invention» ainsi que les dates de naissance plus ou moins approximatives des unes et des autres. Tout commence vers le trecento. Ce n’est qu’à cette époque que les artistes commencent à bousculer la barrière métaphysique et religieuse qui ne concevait le corps que sous l’insanité de son aspect matériel et abyssalement opaque. La lumière étant de nature divine et de qualité subtile, elle ne pouvait être que pervertie au contact de la matière, puis- qu’elle se trouvait incontinent transformée en ombre ou en ténèbres. Rendre compte du relief et de la densité physique des corps, par le modelé, le clair-obscur et la représentation des ombres portées ne pouvait apparaître que comme une sublime transgression. C’est avec la découverte de la perspective toutefois que l’investigation du corps va connaître une véritable flambée. Elle aboutira à toute une flopée d’in- novations radicales, et à ce que, plus justement, l’auteur analyse comme une véri- table révolution picturale qui sera comme l’odyssée homérique du retour du corps vers lui-même, vers ce qu’il est en réalité. Cet ouvrage à la lecture passionnante va décliner ainsi, l’une après l’autre toutes les images et représentations possibles du corps: du gracieux au monstrueux; du mouvant au figé et raide, du corps en déli- quescence, éventré ou dépecé au corps bouffi et débordant de chair, du corps comme simple contenant organique promis à une prompte dégénérescence au corps comme fondement rationnel, du corps muet enfin au corps expressif et parlant. F. B. L ’I NVENTION DU CO RPS – N ADEIJE LANEYRIE-DAGEN, Flammarion; 256 pages. 495F.

L’ORIEN T-EXPRESS 98 SEPTEM BRE 1997 transcultures Le secret et le paradoxe Louise, Jacques L EST DES ARTISTES QUI RESTENT LONGTEMPS DANS LES MARGES DE L’HIS- et... Graax ITOIRE DE L’ART parce qu’ils s’inscrivent difficilement dans la courbe d’évolution normale et convenue de celle-ci. C’est le cas de L. Lotto, VEC UN TITRE AUSSI ÉLOQUENT, N ous revien- peintre du Quattrocento finissant et du Cinquecento, dont on sait peu Adrons à Beyrouth, nous sommes en droit de choses jusqu’à ce jour, sinon qu’il était une sorte de nomade épris d’attendre, encore une fois, un roman inspiré de d’introspection, solitaire et mélancolique. Toute sa vie, Lotto a dû se «l’exil» parisien signé par un parfait franco- déplacer d’un endroit vers l’autre en fonction des commandes qu’il phone. Même si la capitale libanaise est la desti- décrochait, faisant maints allers-retours entre Venise et Rome, Trévise nation finale de l’héroïne et que le Liban, en et Bergame, Recanati et Ancône. Il est né, il a vécu et il est mort, guerre, reste quelque part un repère de sérénité, semble-t-il, selon le destin transparent et édulcoré d’une ombre. Il a vu Elie-Pierre Sabbag essaie de chercher ailleurs la le jour sous le ciel céruléen de Venise en 1480, et s’est assoupi indigent, raison d’être de son premier roman. en 1556, sous celui des Marches, dans un monastère de Lorette où il Louise, c’est le prénom de la Libanaise, est fille avait été admis comme oblat. Il a connu une période remplie de figures de notable. Elle est très tôt attirée par Paris où écrasantes: Raphaël et Michel-Ange, Léonard de Vinci, Giorgine, elle poursuit ses études en compagnie de Nayla, Titien... Personnage secret et mystérieux, L. Lotto semble avoir tra- se marie avec Jacques, un Français de France ou versé son époque sans égard aucun, sinon de façon biaisée et acces- plutôt de... Tôtes en Normandie, et s’installe, soire, pour tous les soubresauts idéologiques, théoriques et philoso- oubliant famille et patrie déjà en guerre. Louise phiques qui étreignaient et bousculaient ses coreligionnaires en semble comblée: son mari l’aime, elle a une fille peinture. Tout le long, il est resté lui-même, rien que lui-même, per- et surtout des amis merveilleux, comme le sonnalité double en réalité, et pour le moins complexe. C’est ce qui res- peintre Graax, Espagnol de Barcelone et fils de sort de la monographie signée Jacques Bonnet, qui vient de paraître danseuse. Mais le bonheur est court: Louise, sor- aux éditions Adam Biro. Ici, aucune place n’est laissée à l’esprit du tie faire des courses, est écrasée par un échafau- temps. Jacques Bonnet s’intéresse peu aux idées, aux innovations ou dage en métal qui se défait à son passage. Elle aux découvertes incessantes et circulantes qui ont marqué le XVIe n’en meurt pas mais perd tout usage de son siècle italien. Il ne s’inté- corps. Elle est même resse pas non plus, ou si incapable de parler. peu, à la question des Sabbag prend le parti influences subies par de nous introduire Lotto. Son discours se dans l’intimité de veut en réalité moins cette grande infirme scientifique qu’indubita- et de relayer sa nou- blement «amoureux». velle perception des J. Bonnet veut avant autres et d’elle- toute chose, nous faire même. La famille entendre la voix de tient un bon moment Lotto, cerner au plus autour d’elle mais la près sa singularité fon- tendresse de Jacques cière. Ils nous montre un ne peut que s’émous- Lotto humaniste et ser et il se lie d’amitié attentif aux moindres puis d’amour avec détails de la vie quoti- une collègue de tra- dienne; un Lotto versa- vail; sa fille Nadia s’envole de son côté; ses tile et changeant avec parents donnent peu de signes de vie, confrontés une tendance à l’humour qu’ils sont au drame de la guerre civile. Même et à l’espièglerie, qui Graax qui ne cesse de la portraiturer finit par campe un artiste intelli- aller chercher ailleurs... Louise est livrée aux gent et paradoxal qui use infirmières de métier et préfère rentrer au Liban. des archaïsmes et des La fin, que vous découvrirez seuls, est plus apai- credos en vigueur pour sante et les amis sont toujours plus disponibles les retourner implicitement contre toute norme, contre toute que les parents, mari et fille compris. L’art, contrainte. Alors que certains peintres évoluent dans la continuité et l’amour, l’amitié, la vie, la guerre et surtout l’in- dans la permanence, d’autres le font dans le mouvement. L. Lotto fait firmité dans un roman au rythme parfois diffi- partie de ces derniers. Il est resté cet inlassable investigateur, pour qui cile, à l’écriture discrète qui évite les points chaque tableau est une expérience nouvelle, presque une aventure, un d’orgue et les effets de mélodrame qui peuvent artiste jamais satisfait, curieux d’innovations, voire peintre d’avant- guetter ce genre d’histoires ainsi que le psycholo- garde. gisme qui alourdirait ce carré de relations (père, mère, frère, mari, fille, belle-mère...) déjà trop F. B. chargé. J. D. L ORENZZO L OTTO – JACQUES BONNET, Ed. Adam Biro, 1997, 116 ill. en cou- N OUS REVIENDRONS À BEYROUTH – ELIE-PIERRE SAB- leurs, 208 pages, 336 F. BAG, Arléa, Paris, 1997, 220 pages.

L’ORIEN T-EXPRESS 99 SEPTEM BRE 1997 n bdotes

LE LI VRE DE LA JUNGLE DE HARVEY KURTZMAN HARVEY KURTZMAN Albin Michel 1997

LA PREM I ÈRE FO I S Q U ’HA RV EY S’EST PRÉSENTÉ À qui sera le reflet de sa conception de «MOI, il m’a donné une grande claque l’humour, parodiant avec génie les prin- dans la gueule (métaphoriquement, bien cipaux films et séries américaines (Mic- sûr car il n’y a pas plus gentil garçon que key, Blanche Neige, Superman): Mad lui) en me faisant découvrir Mad Magazine (allez, aplaudissez maintenant!). En qu’il créa dans les années cinquante. Par la 1956, il se brouille avec l’éditeur de Mad , suite j’ai fait sa connaissance pour de vrai.» William Gaines, qui ne veut pas lui laisser En quelque sorte la naissance de Fluide entière liberté dans la conception édito- Glacial, la plus grande revue de bandes riale de la revue. Il lui laisse le magazine dessinées humoristiques car, figurez-vous, et va à la recherche de nouveaux hori- cette phrase appartient, ni plus ni moins, au zons. Il autofinance ainsi avec l’aide de maître absolu de la B.D. européenne ses amis la revue Humbug. C’est en 1958 underground et non moins créateur génial qu’il publie Jungle Book (eh oui, c’est un de ladite revue. J’ai nommé: Gotlib (là, bouquin qui date, mais qui n’a pas pris quelques applaudissements seraient les une seule ride). bienvenus). Plus sérieusement, et en De quoi s’agit-il? Quatre récits parodiant remontant la chaîne jusqu’au bout, disons les détectives privés, les hommes d’af- qu’au commencement il y avait Harvey faires, les cowboys et autres héros, sous Kurtzman. Ensuite, et par influences inter- le titre: Le livre de la jungle, ou du singe posées, vinrent René Goscinny, Marcel Got- à l’homme!(et vice versa). Considéré par lib, Nikita Mandryka, Jean-Marc Reiser, beaucoup comme le chef-d’œuvre de Georges Wolinski et toute la vague des Kurtzman, cette BD est le livre de chevet auteurs prônant la suprématie de l’humour d’un bon nombre d’auteurs humoris- au second degré, absurde et fendard. tiques. En 1960, ça le reprend. Il crée un Preuve en est la préface de Wolinski à cette nouveau magazine, Help!, en s’associant merveille qu’est Le livre de la jungle de Har- avec la Warren Publishing. Ce magazine, vey Kurtzman.. L’album s’ouvre sur ces outre les signatures des plus grands mots: «La génération des artisans de l’hu- noms de la B.D. humoristique américaine mour à laquelle j’appartiens doit beaucoup (Bill Elder, Robert Crumb ou Gilbert Shel- à Harvey Kurtzman qui a révolutionné la ton), publie des textes dus notamment à bande dessinée dans les années 50. la plume de Woody Allen ou Terry Gil- Cavanna était un lecteur de Mad lorsqu’il a liam. Excusez du peu. Cette aventure créé Hara Kiri et Goscinny s’est inspiré de la s’arrête hélas en 1965. Dans le même formule à la même époque en préparant le temps, Kurtzman entreprend Little Annie premier numéro de Pilote.» Fanny pour Playboy, série qu’il enrichit Le fait est là: Kurtzman est sans conteste le jusqu’en 1988. Art Spiegelman a ainsi pu créateur du plus grand mouvement humo- le considérer comme le «parrain incon- ristique du neuvième art. Il trouve sa voca- testé de l’underground des sixties. Kurtz- tion très jeune, en dessinant sa première man a eu une influence primordiale sur la œuvre à la craie, sur les trottoirs de New renaissance de la B.D. européenne. Mais York. C’est à l’âge de quinze ans qu’il com- sa contribution majeure a été de former mence à publier ses dessins, avant d’enta- toute une génération de petits Améri- mer ses premières séries (Magno and cains, à qui il a appris de penser, au lieu David, Flat Foot Burns) trois ans plus tard. de prendre la réalité des médias pour la Entre 1946 et 1949, il réalise Hey Look! vraie réalité. » Harvey Kurtzman est mort (repris en français en 1975 dans Fluide Gla- en février 1993. Puissent nos enfants lire cial sous le titre Hé les mecs!), une compi- ses livres. lation de gags parus dans de nombreux comic books. En 1952, il crée le magazine, MA ZEN KERBAGE

L’ORIEN T-EXPRESS 100 SEPTEM BRE 1997 n bdotes VENI N DE FEMMES pimentent une vie de couple, sauf qu’ici ça PRADO se termine systématiquement mal et même L’Écho des Savanes/Albin Michel 1996 tragiquement, le suicide étant la solution la plus radicale pour oublier la femme qu’on Elle fait partie des grands de ce monde aime. Le stress étant le grand mal du XXe (ceux qu’on mesure au nombre de millions siècle, Prado délaisse ici ses satires humo- qu’ils ont à leur actif). De quoi lui permettre ristiques (Chienne de vie, Quotidien déli- d’avoir toute une série de voitures, d’ap- rant) pour brosser un quotidien de plus en partements, de cartes de crédit et... un plus angoissant, et les merveilleux amou- amant plus jeune qu’elle. Lui, il a fait la reux qui se bécotaient sur les bancs bêtise d’en tomber amoureux. Il essaye de publics deviennent des ennemis pour qui la convaincre de l’accompagner à un dîner. disputes et soupçons sont les deux Elle refuse, lui expliquant qu’elle ne peut mamelles de la vie de couple. s’afficher, sans nuire à ses affaires, avec un Prado troque ici sa plume habituelle et ses jeune universitaire. Il insiste. Elle le quitte. Il couleurs pour un graphisme plus réaliste, la suit au dîner, et se suicide devant ses accompagné d’une superbe palette mono- yeux en se jetant dans la mer, dans la voi- chrome qui rappelle Trait de craie, le long ture qu’elle lui avait offerte. Elle pense alors avec consternation récit qu’il a publié chez Casterman avec la collaboration de à l’assurance et aux rumeurs qui suivront l’événement. Luna. Venin de femmes est donc une succession d’histoires Comme les sept autres courts récits qui constituent cet album, observables avec délectation chez le voisin d’en face, qui celui-ci tente de démontrer que tous les malheurs des hommes vous feront réfléchir à deux fois avant de vous lancer dans cette viennent des femmes. Des histoires de couples, parfois mariés, merveilleuse aventure qu’est la vie à deux. souvent amants, ayant pour seul point commun des pro- blèmes. Quels genres de problèmes? Eh bien tous ceux qui M. K.

PRO FESSI O N: PÈRE AU FO YER plaisir que d’étrenner un nouvel aspirateur (ADAM – TOME 1) à l’occasion de son anniversaire. Maman, BASSET c’est le régime métro-boulot-dodo, sur- Éditions Humour Libre 1997 veiller la dépense, acheter (en cachette) la revue «Potins» pour son mari qui, lui, a fina- Un couple, deux enfants, bientôt un troi- lement décidé de se convertir à la rédac- sième, une petite voiture et quelques diffi- tion du Régime Newman. cultés financières: voilà le portrait type Ap rès les Repérages, les éditions Dupuis se d’une famille de la classe moyenne, et de lancent ici dans une nouvelle collection, où quoi faire une B.D. humoristique, où l’on plusieurs jeunes talents débutent. Humour narre, le plus souvent sous forme de strips, Li b re se veut drôle avant tout, preuve étant les déboires familiaux des personnages et le «smile» qui couvre la page 3, et innova- de leur entourage. teur à l’occasion. C’est ainsi que l’on trouve Adam se conforme bien à ce type de bande dessinée, plus ou chez Basset certaines particularités techniques qui ne se moins inspiré, dans la forme, de la redoutable Mafalda de conforment pas tout à fait à celles du running strip classique: Quino. À un détail près: ici, c’est le père qui prépare les repas, jouant sur les entre-images (espace séparant deux cases suc- fait la vaisselle, repasse et passe l’aspirateur, tandis que cessives), négligeant souvent les bandes de quatre cases pour maman, femme d’affaires, entend bien poursuivre sa carrière, des pages entières de bandes à deux cases, un premier gag même après la naissance de son petit dernier. Le monde à étant généralement, par une sorte de rejet graphique, formé l’envers? Mais non. Disons qu’Adam n’a pas vraiment choisi sa par la case initiale (une bande) et la petite case de la bande profession de père au foyer, mais que, chômeur depuis peu, il qui suit (deux cases), Basset semble maîtriser son graphisme, essaye tant bien que mal de s’adapter à sa nouvelle situation. bien plus que son scénario d’ailleurs. On peut facilement imaginer les gags qui en découlent: papa Adam. Profession: père au foyer ou comment les structures ne cuisine pas toujours très bien, mais il sait parfaitement se socio-économiques en viennent toujours à influencer la créa- débarrasser des taches les plus récalcitrantes, il se réunit régu- tion artistique? lièrement avec ses copines ménagères, et rien ne lui ferait plus NADINE CHÉHADÉ

L’ORIEN T-EXPRESS 10 1 SEPTEM BRE 1997 ziry ab

D élaissan t pour un tem ps les aveurs chem ins de la tradition S culinaire arabe, Z iryab s’en du voyage va retrouver les sources de la richesse ottom an e. Turqueries en tous gen res D e l’Ottom an et de ses bienfaits Turquie, la cuisine comme un humanisme

A-T-IL UNE GRANDE CUISINE TURQUE, comme on l’entend Ysouvent dire? On peut en douter. En revanche, il existe bel et bien une grande cuisine ottomane. Et la distance qui sépare celle-ci de celle-là n’est pas uniquement chronolo- gique. La première, en effet, suggère d’emblée une identité ethnique. Elle est forcément limitée, répétitive, étriquée. La seconde, au contraire, évoque un immense empire. C’est dire qu’elle est l’œuvre de peuples divers: Turcs, Grecs, Arabes, Arméniens, Kurdes, sans oublier toute la macédoine des Balkans, ni celle du Caucase, ni les juifs sépharades qui, chassés d’Espagne par les rois catholiques, ont trouvé refuge en terre d’Islam. Métissage culinaire dont l’ampleur n’a pas besoin de démonstrations savantes. Attablez-vous seulement devant un mezzé, dans un restaurant quelconque de Salo- nique, Ankara, Alep ou Beyrouth. Vous constaterez d’abord que les trois quarts des petits plats sont les mêmes, à quelques nuances près. Et qu’autour de vous, pour reprendre une remarque de Raymond Queneau, les verres n’ont généralement pas la couleur rouge du vin mais celle, blanche, de l’arak. J’y pensai, nostalgique, en feuilletant l’un des derniers livres paru sur le sujet*. En dépit d’un titre inadéquat, il ne pou- vait que me ramener à cette tradition. D’abord, parce qu’il dit, sans en avoir l’air, ce que les Turcs doivent aux autres. Ainsi, le marché aux épices d’Istanbul, en souvenir d’un temps révolu, est qualifié d’«égyptien»; le fromage de brebis

Kasar, lui, est andalou, rapporté par les Sépharades; et on DR

Avec l’aimable autorisation de Q antara, le magazine de l’Institut du monde arabe.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 2 SEPTEM BRE 1997 mange en Turquie des poules circassiennes, un riz persan, En notre temps de folie tribale, ethnique, confessionnelle, il un foie d’Albanie et maintes choses grecques, arméniennes n’y a pas meilleur antidote que cette culture d’empire. Grâce ou arabes qui n’affichent pas leur nationalité. De même, on à la gastronomie, je n’hésite d’ailleurs pas à le proclamer mesure un peu ce que les autres doivent aux Turcs, et qui est haut et fort: l’ottomanisme, par bien des aspects, est un considérable: le yaourt, les dolmas (farcis), les böreks humanisme. (feuilletés), les kebabs, les lahmacuns (autrement dit les lahm bi-‘ajîn)... À moins que certains de ces mets ne soient issus de la cuisine arabe médiévale, elle-même issue de la * Alain Mordelet, Cuisine des palais d’O rient, 129 recettes, du cuisine persane. Bosphore au Caucase, Éditions de l’Aube, 1994.

Chypre, la statue du Commanderie

ES BLONDES NUDITÉS DU N ORD, HIER ANGLAISES OU SUÉ- c’est qu’il ressemble par certains aspects au Xérès d’Es- LDO ISES, aujourd’hui plutôt slaves, qu’on voit bronzer pagne, étant comme lui élevé dans des fûts rangés par ordre idiot au soleil de l’île d’Aphrodite ne s’intéressent évidem- d’âge. Chaque fois qu’on prélève du vieux vin, on remplit le ment pas à ce que Chypre a de meilleur: ses produits laitiers fût avec du vin plus jeune tiré du fût d’à côté, ce dernier et son vin. Je le regrette d’autant plus que, me trouvant sur étant lui-même rempli avec du vin plus jeune encore, et ainsi place, je ne savais plus où donner de la tête. Les brebis, les de suite. De la sorte, chaque génération se charge de l’édu- chèvres et la vigne m’attiraient vers les côteaux, et j’étais cation de celle qui la suit. comme happé, en même temps, par les rondeurs étrangères Quel que soit, cependant, son intérêt propre, j’avoue que le et néanmoins épanouies qui se faisaient griller sur les plages Commanderie m’a d’abord séduit par le rôle éminent qu’il d’Aya Napa. Cruel dilemme... joua dans l’histoire du Levant. On raconte, en effet, que le Il n’empêche que j’ai pu consacrer quelques jours, fort sultan Sélim II, dit le Poivrot, n’a décidé de conquérir agréables au demeurant, aux vins de Chypre, et plus préci- Chypre, en 1570, que pour pouvoir en boire à satiété. Mais, sément au fameux Commanderie dont je savais qu’il portait pendant qu’il picolait, l’Europe se préparait à prendre sa l’appellation contrôlée la plus vieille au monde. Déjà chanté revanche, et ce fut Lépante, dès l’année suivante. Quant au par Hésiode au VIIIe siècle avant J.-C., il devint ce qu’il est général qui prit l’île, Lala Mustapha Pacha, il sera nommé lorsque Richard Cœur de Lion, après avoir conquis l’île, la par la suite gouverneur de Damas où il laissera une nom- vendit en 1191 aux Chevaliers du Temple. La renommée du breuse descendance. Je connais bien l’un de ses arrière- Commanderie n’a cessé depuis de s’affirmer, et il y en a arrière-petits-enfants. Il est d’ailleurs, comme moi, chroni- même qui prétendent, mais c’est peu probable, qu’il fut à queur gastronomique... l’origine de trois vins sublimes: le Madère, le Marsala de Sicile et le Tokay de Hongrie. Ce qui est sûr, en revanche, ZIRYAB

L’ORIEN T-EXPRESS 10 3 SEPTEM BRE 1997 carte postale M IC H AEL YOUNG Washington

CAPITALECAPITALE D’EMPIRED’EMPIRE PlusPlus qu’unequ’une ville,ville, lala capitalecapitale desdes États-UnisÉtats-Unis estest peut-êtrepeut-être uneune idéeidée produiteproduite parpar l’histoire.l’histoire. Si Si lala citécité patriciennepatricienne estest néenée dansdans l’abstraction,l’abstraction, sursur lesles rivesrives dudu Potomac,Potomac, auau courscours dede deuxdeux siècles,siècles, lesles hommeshommes ontont reprisrepris leursleurs droits.droits. Et,Et, malgrémalgré lala façadefaçade immaculéeimmaculée dede lala toute-puissancetoute-puissance dede l’Amérique,l’Amérique, unun ventvent d’anarchied’anarchie guette.guette. © GÉRARD SIOEN

L’ORIEN T-EXPRESS 10 4 SEPTEM BRE 1997 NE VILLE FICTIVE. UNE VILLE QUI DONNE L’ILLUSION de fleuve du même nom dans le Southwest, témoigne des pro- U concentrer dans ses frontières toute la force de l’Em- blèmes sociaux de la capitale: en 1992, 26% des habitants pire dont elle est la capitale. Au centre de ce jeu de miroirs, vivaient au seuil de pauvreté alors que la moyenne pour la il y a le pouvoir – une chimère. Tel un mirage, Washington ville tout entière était de 15% . Sur les collines noires d’Ana- la Puissante s’est évaporée il y a bien longtemps, pour deve- costia repose, en guise de provocation, l’imposant hôpital nir entièrement contenue dans son passé. Être un fantas- Saint-Elizabeth, un asile fédéral pour les aliénés. tique bazar de pouvoirs n’implique pas nécessairement, Même dans les quartiers blancs, cependant, Washington est pour une ville, la possession de cet élan vital qui est l’es- une ville où la violence n’est jamais loin. Le samedi soir, la sence du pouvoir. Washington, la capitale, la ville jadis en capitale semble vomir les tensions accumulées durant la voie de devenir, se trouve, en cette fin de siècle, à bout de semaine. Les voitures roulent plus vite, les clients sont plus souffle, affaiblie, étourdie. Si son mythe demeure vivace, la agressifs et des bandes de jeunes sillonnent les rues, telles matière, elle, se dégrade. Il n’y a pourtant que la matière des tribus en guerre, cherchant à tout prix une boîte de nuit, pour raconter la vérité d’une ville. Il n’y a qu’elle pour un bar, une soirée. C’est comme s’il était nécessaire de tolé- balayer les apparences qui font qu’une ville devient si faci- lement un mensonge. Si Washington a été construite principalement à cause du Potomac, il n’en demeure pas moins que la ville moderne s’est développée dans le sens contraire du fleuve. Rarement une ville entourée de tant d’eau en a aussi peu profité, du moins esthétiquement. Jusqu’à il y a dix ans, il n’y avait presque pas de restaurants sur le Potomac, et même aujour- d’hui le fleuve demeure bien plus la barrière sud de la ville qu’un lieu vers lequel les habitants, cherchant une ouverture dans la masse urbaine, affluent. À la manière du Potomac, qui fait office d’isolant, le Rock Creek, ce cours d’eau qui transperce la partie ouest de la capitale, ainsi que la magnifique forêt qui l’entoure, sont devenus un mur naturel isolant les quartiers à majorité blanche du Northwest des quartiers plus mixtes à l’est.

Cela, pourtant, n’était pas l’objectif initial puisque l’établis- © GÉRARD SIOEN sement du parc était surtout destiné à sauvegarder des Le cimetière d’Arlington, toutes les guerres de l’Amérique. espaces verts dans le centre de la ville. La nouvelle Rome a aussi son Tibre. Tiber Creek fut jadis l’une des artères fluviales les plus importantes de Washing- ton puisque c’est à travers elle que des matériaux ont été transportés pour construire le Capitole, l’imposante bâtisse sur les hauteurs de la ville qui abrite le Congrès américain. Suprême arrogance, le Tibre et son extension, le Washing- ton Canal, seront recouverts en 1873, pour cause de santé et d’hygiène, par une artère aujourd’hui appelée Constitu- tion Avenue. C’est là, en quelque sorte, la morale de Washington: une ville construite sur et par l’eau, mais pour laquelle l’eau n’a que rarement présenté une panacée aux problèmes du jour.

IL FAUT DIRE QUE LA GÉOGRAPHIE HUMAINE DE WASHINGTON n’est pas rassurante. La ville est aujourd’hui ségréguée de fait et le potentiel de violence ne peut être sous-estimé. Dans © GÉRARD SIOEN les années 80, Washington était connue sous le nom de Coup de batte devant la Maison Blanche. «Murder capital» des États-Unis, une expression déjà utili- rer périodiquement un chaos contrôlable pour mieux faire sée en 1941 par la revue N ewsweek à la suite d’un meurtre. avaler le conformisme excessif de la capitale, avec ses bri- Cependant, c’est dans les quartiers noirs du Southwest et du gades amidonnées d’avocats, de banquiers et de fonction- Southeast qu’ont lieu aujourd’hui le plus grand nombre de naires. Le dimanche, il est vrai, on retourne chez soi: c’est crimes, très loin des agréables agglomérations blanches plus le jour du sport à la télévision. à l’ouest de la ville. Aujourd’hui, avec ses 554 000 habi- Aux tensions raciales s’ajoute un problème de taille: la tants, Washington a une population à 65% noire. Dont la représentation. Il y a plus de deux siècles, déjà, les colonies grande majorité vit dans les quartiers moins affluents du américaines se sont révoltées contre l’Angleterre parce Northeast, Southeast et Southwest, tandis que la région du qu’elles payaient des impôts sans être représentées au parle- Northwest est à 81% blanche. ment de Londres. Pourtant, c’est un fait, à ce jour, Ainsi, la région d’Anacostia, qui se trouve de l’autre côté du Washington n’a toujours pas une voix au Congrès améri-

L’ORIEN T-EXPRESS 10 5 SEPTEM BRE 1997 cain. La ville est une aberration de la démocratie. plus grande autonomie fiscale. En contrepartie, le Congrès Les racines du problème existaient dès le début de la répu- impose une série de restrictions à la ville, principalement blique. Puisque la capitale fédérale ne pouvait être sous la financières, et continue à garder un œil souverain sur le juridiction d’un seul État – cela n’aurait jamais été admis gouvernement local. par les autres – on décida, très tôt, de la placer sous la Cette tension ambiante entre pouvoir local et pouvoir fédé- tutelle du Congrès par le biais d’un droit «exclusif de légi- ral fera qu’en 1996, le Congrès établira un conseil de sur- férer». Cependant, cela a créé un imbroglio constitutionnel. veillants, nommé par le président Clinton, pour assumer En devenant un territoire fédéral, une bonne partie des pouvoirs locaux. Washington a effectivement sacrifié plu- La ville jadis en voie Cela est principalement dû au manque de sieurs des droits essentiels qu’ont les États confiance qu’éprouvait alors le Congrès américains, en premier le droit à une de devenir, se trouve, en pour l’irrépressible maire démocrate de représentation dans les deux chambres du cette fin de siècle, à bout Washington, Marion Barry. Bien qu’at- Congrès. En guise de compensation, une trapé, il y a sept ans, en flagrant délit en autorité municipale a été établie en mai de souffle train de fumer du crack dans un hôtel de 1802. la ville, Barry était sorti de prison après Ce n’est que plus de 170 années plus tard qu’une réforme a six mois de détention et, en 1994, avait facilement gagné à été tentée. En 1973, le District of Columbia accepte une nouveau les élections pour la mairie. forme d’autonomie, connue sous le nom de «home rule». La popularité de Barry s’explique. Historiquement, l’indé- Désormais, Washington aura un délégué à la Chambre des pendance politique de la capitale a été limitée, en bonne Représentants, mais ce dernier n’aura pas le droit de vote. partie, pour des raisons raciales. Dans une ville où la popu- Avec cela, les autorités municipales se sont vu accorder une lation noire augmentait régulièrement, il était pendant long-

Une histoire d’eau ASHINGTON EST NÉE EN RÉALITÉ À N EW YORK. C’est Georgetown, ville indépendante à l’époque, aujourd’hui Wlà, à la table du secrétaire d’État et futur président quartier chic de la capitale, avait connu aussi la prospé- Thomas Jefferson, en 1790, qu’il a été décidé d’établir la rité. Établie en 1751, elle avait vécu du tabac jusqu’en capitale des États-Unis dans le Sud. Jefferson, le patricien 1793, quand une série de développements en avait réduit de Virginie, avait invité chez lui le secrétaire au Trésor de les exportations au quart. À la fin du XVIIIe siècle, elle New York, Alexander Hamilton, et deux membres du continuait à servir de port d’embarquement pour les Congrès, eux aussi de Virginie, Richard Bland Lee et exportations agricoles du Maryland, et avec ses 4 900 Alexander White. Hamilton accepta alors de rallier le sou- habitants la ville était bien plus vivable que Washington, tien des États nordistes pour situer la capitale sur le fleuve dont elle était séparée par cinq kilomètres d’une route Potomac, entre la Virginie et le Maryland, à condition que fracturée. les États sudistes votent pour que le gouvernement central Malgré tous les espoirs, en 1820 Washington – désormais – qui cherchait alors à contrôler l’inflation – assume les nommée le District of Columbia – était économiquement dettes contractées par les États durant la révolution. faible. Le commerce et l’industrie manufacturière Ce compromis négocié, il ne restait plus George Washing- n’avaient pas véritablement progressé et la capitale conti- ton qu’à choisir le lieu exact de la nouvelle capitale. Ayant nuait à dépendre financièrement du gouvernement fédé- sa plantation à Mount Vernon, sur le Potomac aussi, à ral. C’est pour cela qu’un groupe d’hommes d’affaires une vingtaine de kilomètres au sud de la capitale actuelle, décide de construire un canal de Washington jusqu’à la le président avait peu de chances de choisir un lieu plus à vallée fertile de l’Ohio. L’attrait principal du nouveau l’est, comme l’y autorisait pourtant l’Acte de résidence. Ce Chesapeake and Ohio Canal est qu’il serait de 95 kilo- qui semblait surtout l’avoir convaincu c’est que le site mètres plus court que le Erie Canal, entre l’Ohio et New était facilement accessible par terre et par mer, détail York. important au XVIIIe siècle où, comme le souligne l’incon- Mais déjà les problèmes s’accumulent. Le coût initial du tournable historienne de Washington, Constance projet ayant été estimé à 22 millions de dollars, somme McLaughlin Green, les communications étaient difficiles. faramineuse à l’époque, les investisseurs choisissent de L’expérience des deux villes portuaires d’Alexandria et de construire un canal moins long et moins cher jusqu’à Georgetown avait sans doute aidé Washington à prendre Cumberland, dans le Maryland. C’est principalement le sa décision. Alexandria, à une dizaine de kilomètres au train – ce nouveau moyen de transport terrien – qui met- sud de Washington en direction de Mount Vernon, était tra fin au rêve des investisseurs de Washington. Une com- une ville de 5 000 habitants, établie par des commerçants pagnie ferroviaire, la Baltimore and Ohio Railroad, est de tabac et de blé. En construisant un réseau routier jus- établie en même temps que le C & O Canal, et présente qu’au sud de la vallée de la Shenandoah, ils avaient réussi l’avantage de pousser jusqu’à Ohio. Avec cet échec, les à prendre le contrôle d’une bonne partie de l’exportation espoirs de faire de Washington un entrepôt portuaire de blé et de farine de Virginie. régional se noient à jamais.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 6 SEPTEM BRE 1997 temps difficile à l’establishment blanc d’ac- corder le droit de vote aux habitants. Si les relations entre Noirs et Blancs ont quand même changé depuis les années 60, lorsque les derniers bastions de la ségrégation raciale furent démontés, un véritable pro- blème persiste. Le pouvoir, dans cette capi- tale à majorité noire, est devenu l’otage des tensions qui opposent la compétence muni- cipale aux droits civiques: tant que le Congrès continuera de penser que l’auto- rité municipale est incompétente, celle-ci continuera à justifier l’absence de véritables droits civiques. De plus, cette accusation d’incompétence se situe dans une atmo- sphère raciale tendue et semble viser sur- tout la communauté noire qui forme une grande partie de l’électorat. Ce mélange de chantage politique de la part du Congrès et de riposte souvent démagogique de responsables Noirs pour- rait être fatal à l’avenir de Washington qui demeure une ville affreusement mal inté- grée.

POUR L’ESSENTIEL, LA VILLE ACTUELLE EST CONFORME AU PLAN initial de l’ingénieur français Pierre-Charles L’Enfant: le Capi- tole, la Maison-Blanche, Scott Circle, Dupont Circle et le Mall sont tous claire- ment visibles. Pour L’Enfant, Washington sera une ville bâtie autour de grandes places dont partiront des routes dans toutes les directions. Mais L’Enfant a un tempérament d’artiste. Il changera ses plans maintes fois, ce qui retardera la préparation d’une carte offi- © GÉRARD SIOEN cielle. Le président, conscient du danger de Le Federal Triangle, quartier des ministères. tout retard dans le développement de la ville, finira par remplacer L’Enfant par Andrew Ellicott de le reste, cependant, il était nécessaire pour le gouvernement Baltimore. de vendre aux enchères les terrains qu’il s’était appropriés Dès le départ, il a fallu trouver des fonds pour construire mais qui n’étaient pas destinés aux bâtiments officiels. Les Washington. Les États du Maryland et de Virginie ont revenus devaient aller à la construction de nouveaux bâti- ensemble offert la somme de 192 000 dollars. Pour couvrir ments. Une première vente ayant échoué, il était important que L’Enfant finisse son plan pour que de futurs investis- Le charme discret de Georgetown. seurs sachent ce qu’ils allaient acheter. L’épisode est révélateur car il démontre que dès le début un lien organique s’était établi dans la capitale entre la richesse de la ville et la propriété privée. Comme l’a écrit Constance McLaughlin Green, «l’histoire économique de W ashington à la fin du X IX e siècle devient une histoire d’immobilier». En effet, ayant réalisé que la capitale ne serait ni un centre industriel ni un port régional, les hommes d’affaires de Washington, à partir de 1878, acceptent de mieux en mieux que la ville devienne un «centre de savoir et de culture», dépendant surtout des revenus attirés par la présence du gouvernement fédéral. Presque naturellement cette attitude a favorisé la spécula- tion immobilière. Le contexte national y était pour quelque © GÉRARD SIOEN chose. Entre 1879 et 1901, Washington devient, en réalité,

L’ORIEN T-EXPRESS 10 7 SEPTEM BRE 1997 plan original de L’Enfant sont rétablis, dont le Mall qui est relié au Rock Creek Park, au zoo ainsi que, dans l’autre direction, aux terrains du Capitole. Ces développements concordent avec les célébrations du centenaire de Washing- ton en 1901. Aujourd’hui, ces années d’expansion semblent bien loin. Depuis l’avènement du «home rule», l’immobilier est devenu un des symboles les plus flagrants de la fragilité du système fiscal de Washington. Si l’expansion immobilière a grassement aidé l’économie locale au début des années 80, cela est principalement dû à la croissance économique dans le reste du pays. Cependant, Washington est une ville où une grande partie des revenus municipaux sont générés par l’impôt sur la propriété et sur les sociétés, ce qui représente une base financière assez maigre en période de crise écono- mique. D’autant plus que 43% des terrains imposables de la ville appartiennent au gouvernement fédéral et donc sont exempts d’impôts. Avec un déficit budgétaire estimé en 1994 à 335 millions de dollars et une bureaucratie hypertrophiée, Washington © GÉRARD SIOEN risque aujourd’hui l’effondrement économique. Cela non La Library of Congress, un temple du savoir. seulement bloquerait pendant longtemps le mouvement de la ville vers une plus grande autonomie mais affecterait négativement les relations entre les différentes composantes de la capitale. En 1968, Washington a été la scène d’émeutes violentes de la part de la sous-classe noire à la suite de l’assassinat de Martin Luther King. Il ne faut pas l’oublier: même dans cette capitale d’Empire, la violence est toujours un moyen efficace de signaler que le partage des terres est inégal.

LA GUERRE EST RENTABLE, WASHINGTON L’A PROUVÉ. De 1812 à aujourd’hui, la capitale est devenue, en période de guerre comme en période de paix, une ville vampire, se nourrissant de sang pour assurer sa croissance. Quelques exemples. En 1812, un conflit oppose l’Amérique à l’Angleterre. © GÉRARD SIOEN Napoléon, alors tout-puissant en Europe, tente d’imposer Une rue de Georgetown, quartier résidentiel. un blocus aux îles britanniques. Les Anglais ripostent en la capitale d’un empire intérieur en plein essor. Une fois la annonçant que tout bateau allant vers le continent européen guerre civile américaine finie, la république n’est plus mena- devra d’abord s’arrêter en Angleterre. Pris entre deux feux, cée d’éclatement et peut entamer le processus d’expansion. les Américains déclarent la guerre à l’Angleterre en juin. Il devient commode d’habiter Washington, ou du moins d’y Après quelques batailles navales, les deux pays entament avoir une résidence, puisque c’est là que les décisions se des négociations dont l’échec mènera à l’occupation de prennent. La saison à Washington, comme celle à Moscou, Washington par les troupes britanniques en août 1814. Le devient de rigueur, même si le cœur est à Saint-Pétersbourg. Capitole est incendié ainsi que la Maison-Blanche, les De nouveaux projets immobiliers font que la capitale com- départements du Trésor et de la Guerre et un pont qui mence à s’étendre vers les banlieues: les quartiers de Kalo- enjambe le Potomac. rama, Chevy Chase, Cleveland Park et Tenleytown, bien C’était exactement ce dont Washington avait besoin. Cette loin du centre de Washington, sont construits. Aujourd’hui, gifle ne fera que renforcer sa stature, puisque l’idée de trans- ils font partie intégrante de la capitale. férer la capitale ailleurs – qui fut longtemps discutée après La propriété devient un des critères les plus solides pour 1800 – sera définitivement écartée. Mieux encore, la recons- définir le statut social. Les propriétaires, dans les nouveaux truction arrêtera le dépérissement de la ville. Des fonds quartiers, sont inclus quasiment d’office dans la Elite List, seront débloqués pour reconstruire les bâtisses détruites, cette espèce de version washingtonienne du Livre d’O r tandis que la ville verra une certaine floraison culturelle et vénitien, définissant qui dans la ville est fréquentable. scientifique. Détail intéressant: l’ancien président, Thomas Cependant, le boom immobilier affecte aussi les quartiers Jefferson, vendra la plupart de son impressionnante collec- moins huppés, plus loin du centre, même si l’appréciation tion de livres à la bibliothèque du Congrès pour remplacer des terrains est moins fulgurante. Bientôt, le Congrès décide ceux qui avaient été brûlés. Ainsi commencera le plus grand de prendre des mesures pour embellir la ville: des détails du rassemblement de livres au monde.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 8 SEPTEM BRE 1997 © GÉRARD SIOEN Le mall traditionnel.

Les deux guerres mondiales de ce siècle ont un effet sem- tagone, sera érigé de l’autre côté du Potomac pour caser les blable sur Washington. Ils en ont fait le centre névralgique penseurs militaires américains. La population augmente en d’une machine immense qui, pour la première fois, faisait la parallèle avec les nouvelles responsabilités internationales guerre de l’autre côté des mers. C’est pendant la Première de la République. En 1950, la population de Washington guerre mondiale que Washington devient, réellement, la sera de quelque 900 000 âmes, presque 40% de plus qu’au- capitale d’un empire, le centre financier mondial ayant été jourd’hui. déplacé de Londres à New York en 1914. C’est, comme le souligne un observateur UN SOUVENIR BANAL. C’EST UNE CHAUDE anglais cité par Constance McLaughlin SO IRÉE D’ÉTÉ. Green, la «plus nouvelle et la plus crue Même si les relations En rentrant chez lui, un homme passe des capitales, mais qui, pourtant, dans entre Noirs et Blancs sous la statue du corpulent général Win- cette période difficile demeure la plus field Scott, le héros de la première guerre importante ...» Cependant, la nouvelle ont changé, un vrai expansionniste des États-Unis, celle Rome n’a que 350 000 habitants en avril problème persiste contre le Mexique en 1846-47. Soudain, 1917. Un an plus tard, elle en aura il s’arrête, interdit, devant la scène fan- 526 000. Un frisson d’importance ne tasque que lui offre le cercle de lumière cesse de traverser la ville; plus que jamais Washington est dessiné par le réverbère: la tête découpée d’un poisson «the place to be». regardant droit devant lui et reposant sur son menton par C’est avec Franklin Roosevelt et Harry Truman pourtant on ne sait quel miracle d’équilibre. que Washington acceptera, finalement, son destin de capi- L’homme s’étonne, puis continue sa route. C’est plus tard tale impériale. L’aspect physique de la ville change. Pendant seulement qu’il comprendra: même dans cette capitale, qui les deux guerres mondiales, le symbole le plus flagrant, et le se veut celle du monde, l’insolite, l’absurde perce parfois plus laid, de l’expansion américaine est la présence, dans les pour souligner la vanité des prétentions de grandeur. La grands parcs publics, de «tempos», ces bâtiments tempo- tête du poisson et le ventre de Scott s’affrontent dans un raires construits à la va-vite pour abriter l’arrivée soudaine face-à-face burlesque. La nuit sérieuse et pondérée de la d’une bureaucratie de guerre. Après 1941, le système rou- capitale impériale est interrompue par un rire. tier est étendu, un nouvel aéroport est construit et, signe des temps, le plus grand bâtiment ministériel du monde, le Pen- MICHAEL YOUNG

L’ORIEN T-EXPRESS 10 9 SEPTEM BRE 1997 L’ORIEN T-EXPRESS 110 SEPTEM BRE 1997 coin ledes bulles

L’ORIEN T-EXPRESS 111 SEPTEM BRE 1997 place n et

DE L’ART, PAS DU BIDON Bon, il est vrai, du combinat du Riviera aux rues suaves de Aïn al-Remmaneh, les nombrils des jeunes filles sont à l’air cette année. Mais, honnêtement, qui s’en plaindrait? Pour vraiment bien faire les choses, faudrait voir à pas seulement mouler le haut dans du mini XXS, mais aussi à porter du détendu en bas, genre battledress bien cossu. Une vérification de routine sur www.widemedia.com/fashionuk devrait calmer les doutes de toutes les amazones du quartier quant à la validité up to d ate de leur panoplie. Attention, les dernières tendances du streetwear branché londonien ne doivent pas être toujours sui- vies à la lettre. Les garçons pourront s’inspirer du dossier spé- cial dans lequel l’art pilaire est abondamment commenté et illustré par de gros plans sur des modèles variés de saksouké. Les filles, en revanche, ne devraient pas se lancer dans une coloration en vert pomme de leur chevelure. Qu’elles se rassu- rent, leur nombril exposé suffit à les rendre intéressantes.

Entre les aquarelles de peintres du dimanche et les esquisses DAMAS, VISITE GUIDÉE d’organes au néocolor d’artistes sous Prozac, les galeries bey- routhines se cantonnent parfois à répondre à la forte demande de décoration des vestibules. Si par hasard l’envie vous prenait de zyeuter un art plus en phase avec la réalité contemporaine, allez traîner du côté de la favela [www.favela.org]. Contraire- ment à ce que son nom pourrait faire croire, cette galerie vir- tuelle ne vous fourguera pas de l’Arte povera ou de l’Art récup’. Du classique portfolio à des performances en direct (c’est à ça que ça sert l’Internet) en passant par des œuvres interactives, des artistes reconnus comme Chris Maker côtoient des postmodernes ironiques et encore underground comme Masami Teraoka. Vous savez, celui qui s’applique à créer des estampes japonaises dans la tradition de l’art et y introduit des éléments actuels. Comme cette geisha dans son bain qui ouvre avec ses dents des emballages. Des emballages de préserva- tifs. Pendant que vous zonez tout l’été entre la maison familiale, la F. UK plage et les bistrots, y en a qui chôment pas côté touristique. La balade aurait même tendance à se transformer en pèlerinage pour certains, et pas toujours dans la vallée de la Kadisha. Damas par exemple, la plus vieille cité habitée sans disconti- nuité, voilà un objectif honorable. Suivez le guide sur www- personal.umich.edu/~kazamaza, ça vous évitera de mouiller votre chemisette dans le service et de poireauter deux heures à la frontière. Bon, bien sûr, le Souk Hamidieh et la Mosquée omeyyade, c’est bien joli. Ok, ok, vous avez déjà donné. Inté- ressons-nous donc à des sites plus contemporains. Damas regorge de magnifiques exemples d’architecture moderne comme la bibliothèque Assad. La visite est commentée, ne riez pas! Genre: la bibliothèque Assad, la plus moderne au monde, temple de la civilisation, phare du savoir et de la connaissance. Toutes sortes de choses qu’on savait déjà. ABDALLAH RAAD

L’ORIEN T-EXPRESS 112 SEPTEM BRE 1997 les m ots. /

croises 9sse-tête

Horizontalement: de n a b ih badawi I. Au lieu qu’elle les supplante, les politiciens la rendent vaine et 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 inutile. II. Dit non avec véhémence. Contact mental et méditatif avec le Verbe. III. Appréhender. Son père pourtant ne s’appela pas Râ. IV. De bonne compagnie. Prend feu facilement. V. Exige une réponse pour passer le test. Cassent pour atteindre le cœur. VI. Agent de liaison. Axe principal. Avant le routage. Curieux per­ sonnages. VII. Ne permet pas de passer inaperçu. VIII. Plie mais ne rompt pas. Auxiliaire impératif. IX. Obsédais. C-à-d. X. Font des promesses. XI. On ne sait pas, on ne peut pas. XII. Font les troupeaux. Ne craint pas le feu.

Verticalement: 1. Politique quotidienne. 2. Groupement autour d’un particule. Début de cycle. 3. Entame la couronne. Avis succinct. Solution des mots croisés du n° 21 4. Pour bébés itinérants. Retour à la langue mère. 5. Côtoie sa sœur sans racisme. Résumé d’histoire. grille 1 Horizontalement: 6. Partie de couronne. A la corde au cou. Forme de pouvoir. I. Restauration. — II. Appellations. — III. Sil. Sorti. — IV. Spermes. Aare. TVA. 7. Définir spécifiquement. — V. Alésèrent. Ox. — VI. Son. Nère. Ami. — VII. Io. TT. Épelas. — VIII. Entraînement. —IX. Rainera. Ça. — X. Épair. Ricain. — XI. Nuitée. Eilet. — 8. Goûté au sel. Fait actuellement la une en live. S’échangent s’ils ne XII. Tête. Meneuse. sont pas mis à table. 9. Bêtes noires des orateurs. 1er sujet. Verticalement: 1. Rassasiement. — 2. Épiploon. — 3. Spleen. Trait. — 4. Te. RS. Traite. — 5. 10. Fasse peau nette. Surchargent. Alimentaire. — 6. UL. Ère. In. EM. — 7. Rasséréner. — 8. Ato. Népérien. — 9. 11. Plus grave quand on est là Tirât. Émacié. — 10. Iota. Ale. Alu. — 11. Oniromancies. — 12. NS. Existante. 12. Pas tels. Jour de l’an aussi. grille 2 Horizontalement: I. Professionnel. — II. Éon. Nouveauté. — III. Rugueuse. IEAA. — IV. Saut. Sit in. BD. — V. Oglio. Attelle. — VI. Neel. Anée. Air. — VII. NS. Ivre. Mets. — VIII. Star. Assise. —IX. Lacétone. Tnec. — X. lia. Aso. De. Ma. — XI. Télé­ Horizontalement: commander. — XII. Acérées. Ste. I. Louangeurs professionnels. Verticalement: II. Mal rasé. N’a ni foi ni loi. Toujours heureux. 1. Personnalités. — 2. Rouages. Alex. — 3. Ongulé. Scalpa. — 4. Utilité. EEC. — 5. Ene. Vatacre. — 6. Sous. Arrosoir. — 7. Susiane. Nommé. — 8. Ivette. III. «Off limits». Amener au larmes. AE. Mée. — 9. OE. Items. Dans. — 10. Naine. Estent. — 11. Nue. Latin. Des. IV. Usent d’usus. — 12. Établissement. — 13. Leader. Écarté. V. On en a le souffle coupé. Assura les fins de mois. VI. Terre mère. Prêt à se mettre à la tâche. Ne laisse aucun doute. VII. Sottes enFrance, se font sauter en Belgique. Sorti. VIII. Coco mais pas Chanel. Court à la cour. But de ruée estivale. IX. N’est pas tabou. Charge. Source. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 X. But de I. Vise toujours un but. XI. Située à l’étude. Mal séant. XII. C’était vous. On s’y mettait avant l’étude. Et ont trop pris. XIII. Victime entre autres du tabagisme.

Verticalement: 1. Apôtre très particulier et convaincu. 2. Approprié. Redoutable pour la vigne. 3. Armé pour l’érection. Domiciles à éviter. 4. Met tout le monde d’accord. Gaines. Envoie en air. 5. Vengeance de bar. Début de fleuve. Eternel pendu. 6. Rafferni et lustré. Derions la peau. 7. Ciblé par I et 1. Amuse en Chine à l’anglaise. 8. Ne peuvent jamais être stupides comme leurs aînées. 9. Tira le fil dans l’espace. Sujet de chute. 10. Pacifiquement in. Salut. 11. Diffuser pour écouter ou voir. 12. Patrie philosophique. Utile à l’œil. 13. Agir pour le chômage par exemple. Garde l’anonymat.

L’ORIENT-EXPRESS SEPTEMBRE 1997 113 la frim e de l’orien t-ex press LE CHARME DISCRET DE LA (PETITE) BOURGEOISIE

ÉJÀ TOUTE PETITE, IL LUI ARRIVAIT, CERTAINS JOURS PLUVIEUX, d’envier Marie, leur D brave cuisinière qui restait bien au chaud devant ses fourneaux à mitonner son énième ragoût, alors qu’il lui fallait, elle, montée à l’aube grise dans un autocar gris pour affronter, dans un pull gris qui gratouillait de partout, d’affreux problèmes de trigonométrie auxquels elle ne comprenait rien. Tout ça pour devenir une jeune fille de bonne famille, «sortie» des meilleures écoles. À son grand étonnement, son goût pour la médiocrité et la vie pépère était partagé par d’autres victimes de la réussite sociale à tout prix. Sa meilleure amie, une fille H LA LA LA LA... HIER, brillante et ultradouée, lui confia un jour que pour tout projet d’avenir, elle ambi- AQU’EST-CE QU’IL A FAIT tionnait de devenir petite couturière pauvre mais digne et propre à Furn al-Chebbak. CHAUD. On pouvait même Une autre copine, une Sud-Américaine piquante et sensuelle qui rendait fous les pas se mettre à l’ombre, il n’y hommes, envisageait, pour être «tranquille» de devenir obèse et de passer sa journée avait pas de soleil. C’était la devant la télé à dévorer des chocolats en regardant des telenovelas. Un peu pour retar- nuit. On fermait les fenêtres, der l’échéance fatidique de l’entrée dans la vraie vie, elles jouaient à ces jeux, comme on étouffait. On ouvrait les on joue à se faire peur, bien au chaud dans leurs vies rangées d’étudiantes B.C.B.G. fenêtres, alors là, les odeurs, Aucun de ces rêves paisibles ne s’était réalisé. Mais quelques années plus tard, il lui les bruits, les chats, les rats. arrivait encore de regarder avec envie ses voisines en peignoir qui papotaient tran- quillement le matin sur leur balcon autour d’une «rakwé», alors que, véritable cari- Même la voisine de l’im- cature de la femme des années 80, elle démarrait en trombe, sanglée dans son tailleur meuble de gauche qui se met noir, un tas de dossiers en souffrance sur les bras. Leur vie lui semblait toujours aussi à faire des drôles de Arrgh, délicieuse. Arrgh... Et maman, excédée: Alors parfois, les yeux fermés, elle se laissait aller à imaginer une autre existence. Elle «Ah non, encore le voisin de serait «La femme de Tony», comme on est prof ou journaliste. Ni beau ni laid, son l’immeuble de gauche qui héros, petit fonctionnaire, serait seulement incroyablement banal. Elle l’aimerait. torture sa femme». Et tante D’ailleurs, n’ayant pas lu «Fragments d’un discours amoureux», elle ne penserait Adèle: «Torture, torture, il la même pas qu’il pourrait en être autrement. Elle aurait, suprême réussite, deux garçons triture oui. C’est dégoûtant.» qu’elle aimerait aussi, Elizabeth Badinter n’ayant jamais pourri son esprit avec l’idée Tante Adèle, c’est simple, que l’instinct maternel n’existait peut-être pas. Sa maison serait petite mais très propre tout la dégoûte: les voisins, avec des napperons brodés sur les accoudoirs des fauteuils. Elle planterait de la les bébés, les chiens, la poli- menthe sur son balcon et s’amuserait de la voir pousser si vite. Elle aimerait aussi tique, les speakerines de la Dieu, mais surtout la Sainte Vierge, qu’elle confondrait un peu avec sa pauvre télé. Tout. N’empêche. maman, une sainte femme aujourd’hui décédée. D’ailleurs, elle ne serait jamais en Quand on est allé se coucher, proie au doute sur l’existence du Très-Haut. Ne lisant pas de revues médicales, elle ne je l’ai vue, moi, ouvrir douce- serait jamais hypocondriaque et n’irait chez le médecin qu’à l’article de la mort. Elle ne se maquillerait jamais, Tony n’aimait que le «naturel», la «peinture» étant réser- ment, tout doucement la vée aux speakerines de la télé qu’il semblait pourtant apprécier. Elle porterait des fenêtre. La fenêtre de gauche. HANAN ABBOUD

robes en Diolen lavables sans repassage et sortirait en «sabots» pour choisir ses cour- candide sucre gettes. Elle serait calme et douce et ne professerait aucune opinion personnelle, s’en remettant pour cela entièrement à Tony. La politique l’ennuyerait, d’ailleurs, c’est une histoire d’hommes. Elle ne comprendrait pas grand-chose au combat des femmes pour se libérer de Dieu-sait-quoi et trouverait tout naturel de faire tous les jours cuisine, vaisselle et repassage. Les débats des féministes à la télé l’assommeraient et elle zap- perait vite sur Estrelita, son héroïne préférée, une orpheline, la pôvre. Elle passerait l’été dans le petit village de Tony à la montagne, à rendre des visites de condoléances avec sa belle-mère. N’ayant pas le souci de vacances éducatives pour ses fils, elle se contenterait de les lâcher dans la nature où ils s’amuseraient à poursuivre les chats de la voisine, en se refaisant une santé avec «le bon air de là-haut». Elle ne se fatiguerait ni à séduire ni à briller, n’aurait ni plan de carrière ni ambitions, ni goûts marqués ni passions. Elle porterait un cabas au marché et ne comprendrait rien à la mécanique, à l’électricité, au droit et aux maths. Elle n’aurait rien à prouver et aucun défi à rele- ver à part celui de réussir les «maamoul» de Pâques aussi bien que sa sœur aînée. Elle n’aurait aucune angoisse du temps qui passe et vieillirait doucement sans lifting. Elle mourrait sans jamais avoir été ministre, mais vous non plus! NADA NASSAR-CHAOUL

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