Villa Europa Sous la direction de Valérie Deshoulières

Numéro 2/2011

En collaboration avec Virginie Geisler & Jeanne Marie Ruffing

universaar Universitätsverlag des Saarlandes Saarland University Press Presses Universitaires de la Sarre © 2011 universaar Universitätsverlag des Saarlandes Saarland University Press Presses Universitaires de la Sarre

Postfach 151150, 66041 Saarbrücken

ISSN 2190-7811 gedruckte Ausgabe ISSN 2190-7838 Online-Ausgabe ISBN 978-3-86223-006-8 gedruckte Ausgabe ISBN 978-3-86223-007-5 Online-Ausgabe URN urn:nbn:de:bsz:291-universaar-171

Projektbetreuung universaar : Isolde Teufel

Gestaltung Umschlagseiten und Satz: Julian Wichert

Abb. auf den Seiten 15, 57, 81: artolog http://www.flickr.com/photos/artolog/396556709/, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/ Attribution-ShareAlike 2.0

Gedruckt auf säurefreiem Papier von Monsenstein & Vannerdat

Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek: Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über abrufbar. SOMMAIRE

Avant-propos par Charles Malinas, Directeur de l’Institut français d’Allemagne 9

La Villa Europa : une preuve tangible de l’amitié franco-allemande par Dr. Susanne Reichrath, Coordinatrice aux Affaires culturelles du Land de Sarre 11

Pour une Europe vertigineuse par Valérie Deshoulières, Professeur à l’Université de la Sarre et directrice de l’Institut d’Études françaises 13

I. Passages d’Europe

L’Europe des Gobelins ou l’art de tisser des liens par Marie-Hélène Bersani 17

Le hêtre, le bouleau… et le banian – Tristesse européenne, pédagogie du vertige Entretien avec Camille de Toledo par Valérie Deshoulières 21

L’Europe avant et après la Chute du Mur : images d’Épinal par Antonio Gacia 31

Le roman européen sied-il à l’extermination ? par Charlotte Lacoste 37

L’Europe ? Impressions politiques Questions à Claude Mouchard & réponses dans le désordre 47

II. Terres d’encre

Christine de Suède, l’Européenne de la musique par Philippe Beaussant, de l’Académie française 55

Le Christ de Londres par Yannick Haenel 61

La partie de chasse par Hédi Kaddour 69 Trois fois notre musique (à Sarajevo) par Tiphaine Samoyault 73

Quéquette bicot (à Venise) par Jean-Marie Blas de Roblès 75

III. Ponts des arts

Tempêtes sous un crâne

Guillaume II face au miroir par Svenja Huschle 79

Piaf ou le vilain petit canard de la chanson française par Jennifer Puhl 81

Mascha Kaléko : Berlin nevermore ! par Katharina Schäfer 85

Romy à Paris par Cécile Andries 87

Friducha l’anatomique par Clara Waldeck 91

Névroses de « la liste »

Le Père Les gens gâtés Ton premier est le prunier… par Sarah Materna 93

Marguerite-et-Simplicité Vanille par Dea Rakovac 99

Un matin, tôt Les plats de mon pays par Antoine Agblevor 103

Bomber par Jonathan Watkins 107

Ainsi irai-je : Trois haïkus pour Jean-François Manier par Antoine Agblevor, Sarah Materna et Dea Rakovac 109 La Juliette, singleton – Ensemble à un élément

Siddharta De l’autre côté En Arizona Un instant Blason par Juliette Gollner 111

Si longtemps l’Allemagne : « bref » du XX e siècle par Alain Lance 113

Présentation des auteurs 115

JGILGIIUGULIGUIGUL - GUGLGUIGLGULIgug JGILGIIUGULIGUIGUL - GUGLGUIGLGULIgug Ce numéro est dédié à Otto von Habsburg (1912 –2011) dont la vie fut vouée à l'Europe

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AVANT -PROPOS par Charles Malinas Directeur de l’Institut français d’Allemagne

Ce deuxième numéro de Villa Europa entrelace la culture française à l’étranger, et singulière - dans une belle dynamique les contributions de ment en Allemagne. Si, de longue date, des ac - prestigieux auteurs français et d’étudiants alle - tions se construisent en partenariat avec des ins - mands qui savent les lire, les étudier et les titutions allemandes, tant privées (fondations) aimer. C’est une belle initiative que cette revue que publiques (administrations), nous voulons qui engage l’échange entre nos cultures dans un à présent généraliser cette démarche et de ses plus beaux aspects, celui de la littérature. construire systématiquement avec nos parte - L’échange, voilà le maître-mot de l’action de naires des projets communs permettant un l’Institut d’Études françaises de Sarrebruck et échange culturel dans tous les domaines : édu - de son infatigable directrice. Échange, partena - catif, scientifique, et artistique. Avec une Europe riat, coopération, autant de termes pour désigner qui se parachève et dans un monde de plus en un principe qui à présent doit guider tous ceux plus ouvert, c’est une nécessité qui répond à qui participent à l’action culturelle. Il s’agit en l’attente des publics et, en particulier, de la jeu - effet de partager et faire naître de ce partage nesse. l’envie d’aller vers l’autre. C’est pourquoi je voudrais remercier ici tous L’Institut d’Études françaises de Sarrebruck les partenaires de l’Institut d’Études françaises, est issu de la coopération entre le Land de Sarre, à commencer par nos amis du Land de Sarre, de la Ville et l’Université de Sarrebruck, l’Univer - la Ville et de l’Université de Sarrebruck, de leur sité française et l’Institut français d’Allemagne. disponibilité et de leur esprit d’ouverture. Pour - Il fait partie de la famille des onze centres suivons ensemble ce chemin, sachons nourrir la franco-allemands qui illustrent bien l’esprit de dynamique franco-allemande en pensant aux partenariat. prochaines générations. Cette coopération culturelle franco-alle - mande est à un tournant de sa longue et belle histoire. En vient de naître l’Institut fran - çais, qui regroupe dans une agence culturelle unique les activités assurées auparavant par le ministère des Affaires étrangères et européennes et Cultures France ; en Allemagne, le regroupe - ment des onze instituts français sous l’égide de l’Institut français d’Allemagne vient de s’ache - ver, et la fusion de celui-ci avec le service cul - turel de l’ambassade de France est également presque complète. Ces profonds changements visent à mieux promouvoir, et dans le même esprit d’échange,

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LA VILLA EUROPA : UNE PREUVE TANGIBLE DE L’AMITIÉ FRANCO -ALLEMANDE par Dr. Susanne Reichrath Coordinatrice aux affaires culturelles du Land de Sarre

Je ne suis certainement pas la seule à avoir at - programme culturel suscite l’enthousiasme non tendu, avec impatience, la parution du deuxième seulement des fidèles de la maison, mais aussi numéro de la revue Villa Europa que les amis de nouveaux venus qui découvrent avec intérêt fidèles de l’Institut d’Études françaises de Sar - et parfois avec passion des écrivains, des musi - rebruck ont eu la joie de découvrir l’année der - ciens, des peintres et, depuis peu, des artisans nière. de renommée internationale. Une fois de plus, sa Directrice, Valérie Nous ne pouvons qu’espérer que la diffusion Deshoulières, également Professeur à l’Univer - de la culture française en Sarre demeure une sité de la Sarre, et ses collaboratrices ont réussi priorité et qu’elle donne à l’adjectif « intercul - à éditer un ouvrage qui reflète bien la renais - turel » tout son sens. Car l’amitié franco-alle - sance de l’Institut et le dynamisme de son mande vit d’abord à travers la valorisation de la équipe. Une fois de plus, une initiation, voire culture et du patrimoine de nos deux pays qu’un une exploration de nouvelles contrées littéraires pont non pas sépare mais relie. Afin que ce dia - nous est offerte. En un mot, grâce à elles, il nous logue se poursuive, l’Institut d’Études fran- est permis aujourd’hui de découvrir de nou - çaises est également tourné vers la génération velles facettes de l’art et de la culture français. de demain avec un cercle de lecture pour en - Merci pour ce beau cadeau ! fants. Le Land de Sarre, le plus français de tous les Chers lecteurs, chers passionnés de l’Europe, Länder de la République Fédérale d’Allemagne, je vous souhaite beaucoup de plaisir dans la dé - se réjouit d’avoir œuvré pour que l’Institut couverte de ce deuxième numéro de Villa d’Études françaises puisse prendre ses quartiers Europa ! dans la Villa Europa. C’est une adresse excep- tionnelle regroupant plusieurs institutions franco-allemandes dont (notamment) l’Univer - sité Franco-Allemande, un lieu qui concentre ses efforts sur la coopération concrète entre les institutions d’enseignement supérieur et de re - cherche de toutes les régions d’Allemagne et de France. Grâce à cette marque de confiance, l’Institut d’Études françaises de Sarrebruck a pu recevoir de précieuses aides favorisant son suc - cès. Le pari lancé en 2006 a donc été gagné ! Aujourd’hui, le public de l’IEF connaît une augmentation régulière. La qualité de son

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POUR UNE EUROPE VERTIGINEUSE par Valérie Deshoulières Professeur à l’Université de la Sarre Directrice de l’Institut d’Études françaises de Sarrebruck (Villa Europa)

Dans l’essai qu’il a consacré à « la tristesse eu - pour échapper à la mélancolie ». Une image le ropéenne », Le Hêtre et le Bouleau (Seuil, hante qui lui dicte ces mots : celle des visages 2009), Camille de Toledo, dont le nom dit assez d’une foule hébétée, frappée de stupeur par un l’exil et l’essaimage, brosse un amusant portrait présent ambivalent, ce Mur qui tombe (la liesse d’Umberto Eco en djinn du Parlement euro - des retrouvailles) et qui, dans le même temps, péen : on le voit passer furtivement entre les réduit le passé des témoins en poussière (le dé - tables pour débrancher les fils de la traduction sarroi face au vide). C’est pour cela qu’elle erre. simultanée. Une malice mise au service, para - On appelle astasie, nous rappelle-t-il en passant, doxalement, d’un grand projet linguistique : il « le poids totémique des crimes qui pèse sur s’agirait, au-delà des identités et des territoires l’esprit et le corps » : crimes de guerre passés nationaux, de bâtir une Europe dont la langue (Charlotte Lacoste, Tiphaine Samoyault) ou pré - commune serait, non point l’Esperanto, mais la sents (Claude Mouchard), dont la non-repro - Traduction. Langue des identités multiples qui, duction pourrait obnubiler la pédagogie du seule, pourrait nous aider à « tourner la page du XXI e siècle et nous interdire d’expérimenter XX e siècle », à dépasser « son exacerbation na - tout avenir possible, si l’art ou l’artisanat ne ve - tionale et identitaire » et les catastrophes histo - naient interrompre le Cercle ourobore de la Mé - riques qu’elle a engendrées. Si la tristesse flotte moire. « J’ai compris, écrit Imre Kertész dans dans l’air de la première partie de l’ouvrage, L’Holocauste comme culture (Actes Sud, 2009), méditation sur l’ordre politique et émotionnel que si je voulais affronter les lieux qui changent de l’Europe après la Chute du mur, c’est le bon - et ce moi qui s’estompe, je devais tout recréer en heur d’un nouveau rêve qui innerve la seconde, m’appuyant sur ma mémoire créative ». originale exhortation à la pédagogie du Vertige. Une mémoire créative : tel serait le secret de À cette stimulante école pour funambules, cha - cette « chute ascensionnelle » située au cœur des cun comprendrait enfin que, dans le mythe bi - textes que nous publions aujourd’hui. Un blique de la Tour de Babel, la multiplicité des homme qui tombe, auquel poussent des ailes langues est un don, plutôt qu’un châtiment. Par (Yannick Haenel) ; un chien qui se noie, dont « Europe vertigineuse », il faut entendre ici une l’auréole se propage à tous les hommes, faibles, Europe multilingue ouverte sur le monde. mais de « bonne volonté » (Hédi Kaddour). Il y Le deuxième numéro de Villa Europa suit le a toujours un chemin de traverse à emprunter, double mouvement de cet essai marquant : il re - une marge à savourer, un pont à franchir pour garde à la fois du côté des « fantômes » et de perdre l’instinct grégaire, même à Venise (Jean- celui des « enfants ». Se souvient (la tristesse Marie Blas de Roblès). Antonio Gacia nous le européenne n’est autre que notre mémoire) et murmure – les images d’Épinal ne sont pas, imagine (une insurrection de l’être à partir d’une malgré la locution figée, réductibles à des cli - consommation excessive d’histoire). Camille de chés – et Marie-Hélène Bersani nous le raconte Toledo le répète à l’envi : « Il faut à l’esprit un – les tapisseries des Gobelins illustrent l’His - ailleurs, une terre à peupler de désirs, de rêves toire et, simultanément, la fabriquent. Nous les 14 Valérie Deshoulières avions invités tous deux dans le cadre de la nou - rendu à « la Juliette », jeune fille rayonnante velle rubrique de l’Institut français consacrée souffrant de la solitude au début du second se - aux Métiers d’art. Tant il est vrai que la Culture mestre 2011 et ayant peu à peu compris, au fil suppose d’être simultanément à l’écoute de la des semaines et des aveux de nos intervenants, Création et de la Tradition. En bref : ne suivons la possibilité de l’apprivoiser en mettant sa pas les foules car, à Venise comme à Berlin, bonté au service des handicapés. Remercie - elles ne savent pas toujours où elles vont. Affir - ments aussi à Jean-François Manier, fondateur, mons au contraire nos idiosyncrasies pour avec Martine Mellinette, des éditions Cheyne, mieux tisser des liens. Plus rapide que les fonc - de passage à Sarrebruck, en janvier dernier, avec tionnaires de Bruxelles, car plus audacieuse et sa malle chargée de livres, des objets d’art as - plus libre, la Reine Christine, monarque hors surément, et auquel mes étudiants ont eu envie normes franchissant les frontières de l’Europe à de rendre hommage sous « formes brèves » cheval et habillée en homme, parle français, al - comme Alain Lance, autre invité prodigue à lemand, italien et latin aussi bien que suédois remercier, les y avait initiés dans son (Philippe Beaussant). Elle a Descartes pour ami panorama du XX e siècle. et Rome pour église. Sa conversion au catholi - Que ma fidèle et minuscule équipe : Élise Le cisme n’entame en rien, cependant, la cartogra - Bréquier, Sandra Fuhrmann et les deux sta - phie poétique de sa vie. À , en la voyant giaires les ayant successivement assistées (Ge - ainsi galoper, que les pays sont seulement faits sinne Freymann, Guillaume Magron) reçoivent pour être traversés… en musique. ici toute ma reconnaissance ; l’Institut français Quant à la vie de bohème menée sous les leur doit son dynamisme comme son harmonie. « ponts des arts », qu’une nouvelle fois les étu - De douces paroles de reconnaissance aussi à diants fréquentant « l’Atelier de création litté - Charles Malinas, esprit infiniment curieux et raire » que j’ai l’heur d’animer à l’Université de plastique, à Philippe Cerf, intercesseur infatiga - la Sarre soient remerciés. Plusieurs sections, ble, à Patricia Oster-Stierle, sœur fidèle à l’éner - pardon ! courants – le terme est plus fluide – gie léonine, à Susanne Reichrath, toujours bien - sont représentés ici : les « Tempêtes sous un veillante. Et bien évidemment à Virginie Geisler crâne » se sont levées dans le sillage de celle or - et à Jeanne Marie Ruffing, mes assistantes pas - chestrée par Yannick Haenel dans son roman sée et présente, sans lesquelles ces pages Jan Karski (Gallimard, 2009), présenté à l’Ins - seraient restées lettres mortes. Quant à Sarah titut français en mai 2010 ; les « Listes » ont été Materna, graine d’écrivain poussée actrice en dressées en écho à celle de Jennifer Tremblay, quelques mois, grâce à Martin Haberstroh, met - lauréate du Concours d’écriture dramatique teur en scène de La Liste de Jennifer Tremblay contemporaine Primeurs 2010, dont l’Institut dans le cadre du Festival de Théâtre Étudiants français est fidèlement partenaire depuis cinq Grafiti, elle ne perd rien pour attendre : rendez- ans, aux côtés du Staatstheater de Sarrebruck, vous en janvier pour un supplément à Villa de la Radio sarroise (SR 2) et du Théâtre du Europa, actes d’un colloque intitulé L’Europe. Carreau – Scène nationale de Forbach et de l’Est Le Texte et le Lieu . Entre Camille de Toledo et mosellan. Qu’elle soit elle aussi remerciée pour Bertrand Westphal, toujours plus ou moins en la générosité de sa présence parmi nous comme route pour Berlin, elle jouera son rôle, c’est de son soutien à distance. Et puis, hommage soit certain. I. P ASSAGES D’E UROPE JGILGIIUGULIGUIGUL - GUGLGUIGLGULIgug 17

L’E UROPE DES GOBELINS OU L’ART DE TISSER DES LIENS Marie-Hélène Bersani

Aux manufactures des Gobelins et de Beauvais de 775 tapisseries. Pour l’ensemble du XVIII e l’art se constitue dans l’entrelacement des fils, siècle, le nombre sera de 1686. des couleurs, des dessins et des savoirs. Il a le Beauvais, bien que manufacture royale, caractère créatif et transformateur de l’Homme fonctionne différemment des Gobelins qui tra - qui se manifeste avec une énergie rare et une in - vaillent presque exclusivement pour le Roi et discutable originalité. Tout y est connaissance, ses résidences. Beauvais, elle, a pour mission de tradition, expérience et sensibilité. Dans chaque répondre aux commandes des particuliers, de tapisserie se discerne l’histoire de la croyance faire concurrence aux ateliers flamands et de au savoir-faire humain. Ce n’est pas seulement trouver par elle-même des moyens d’existence la beauté qui nous émeut, c’est la force de dans la vente de ses productions. C’est donc une l’histoire que chaque œuvre nous révèle. Ainsi, entreprise privée qui bénéficie de grands avan - les arts et métiers réinventent le monde et le tages, de subventions et protection royales. temps dans lesquels nous vivons. Comme pour les Gobelins, un peintre d’excep - Louis XIV ambitionnait de faire de la France tion aide, plus qu’aucun autre, à propager et à un centre majeur de production et d’invention. assurer la notoriété de Beauvais : François Bou - Ainsi, tous les efforts furent portés sur la refon - cher. dation des manufactures déjà existantes et l’éta - Louis XIV et Colbert ont alors l’idée de sou - blissement de nouvelles : les Gobelins et Beau - tenir et de promouvoir l’industrie nationale tex - vais. En 1663, la destinée des Gobelins est tile en menant deux actions conjointes. D’une confiée à Charles Le Brun. Ce peintre dispose part, les manufactures devront meubler les pa - de grands moyens pour transformer en quelques lais français du territoire comme ceux de années les Gobelins en un centre de création l’étranger. D’autre part, ils décident d’attirer d’une immense et fastueuse production destinée l’attention et l’admiration des étrangers par le à l’am eublement des résidences royales et rayon- biais des cadeaux diplomatiques : « Sous cette nant dans toute l’Europe. La manufacture com - direction on voyait exécuter dans les Gobelins prend 250 tapissiers répartis dans plusieurs tout ce qui fait aujourd’hui la magnificence des ateliers, à la tête desquels se trouve un chef qui Maisons royales, et tout ce qui a servi à régaler, dépend directement de Le Brun, qui vérifie tout. […] les Ambassadeurs des potentats de Le Brun conçoit, lui-même, un ensemble de ten - l’Europe », dit Guillet de Saint-Georges devant tures qui comptent parmi les plus célèbres réa - l’Académie royale de Peinture en 1693. Cette lisations de l’art français. Grâce, notamment, à politique ingénieuse va permettre la promotion la formidable impulsion donnée par Le Brun, la ainsi que la diffusion de la production, autant en production officielle atteint en 30 ans le chiffre France qu’à l’étranger. La plupart des Tentures 18 Marie-Hélène Bersani

(suite de plusieurs tapisseries racontant une his- 1892, Christian IV du Danemark ; 1895, Nico - toire) sont tissées en de nombreux exemplaires. las II de Russie mais aussi Elisabeth, Impéra - Elles sont toutes facilement identifiables et re - trice d’Autriche, le Pape Léon XII, la Reine Vic - connaissables, chacune est revêtue d’une mar - toria... Beauvais participe, elle aussi, à cette que particulière, une sorte de label, de logo politique en livrant chaque année aux Affaires avant l’heure. La célébrité des Gobelins et de étrangères au moins une tenture de 5 ou 6 piè - Beauvais atteint son apogée au XVIII e et ces, accompagnée parfois de mobilier recouvert s’étend alors à toute l’Europe. Tous les grands en tapisserie, pour être envoyée dans les cours personnages de passage à Paris visitent les Go - européennes. De 1754 à 1779, la manufacture belins. Cet usage se poursuit au fil des siècles : fournit 122 tapisseries, 23 sofas, 7 écrans et 150 le 15 juin 1717, visite du Tsar ; le 10 janvier fauteuils. 1805, visite du Pape. Les commandes privées, en dehors des ca - Les présents diplomatiques sont des cadeaux deaux diplomatiques, ont également largement de congé offerts aux ambassadeurs étrangers ou participé à propager et à asseoir le prestige du bien des présents en reconnaissance d’une né - savoir-faire français. Elles sont à la fois le gociation. Des tapisseries sont aussi offertes aux moyen d’une diffusion et le résultat probant du ambassadeurs français pour l’ameublement de grand rayonnement de l’art textile français. Au leurs ambassades (1744, La Rochefoucauld fur et à mesure que la réputation des manufac - pour son ambassade à Rome ; 1768, le Baron de tures s’étend, de nombreux souverains et de ri - Breuteuil, ambassadeur en Hollande, pour le pa - ches particuliers étrangers adressent leurs com - lais du Roy). Aux Gobelins, les cadeaux diplo - mandes, notamment à Beauvais dont c’est la matiques occupent une place très importante, vocation principale. On note d’ailleurs que même si le service du roi utilise la majeure par - Beauvais dispose d’un magasin à Leipzig qui lui tie de la production. À la demande de Louis permet d’avoir un accès supplémentaire au mar - XIV, la liste de ces cadeaux est consignée dans ché européen. Diverses mesures sont prises au un registre conservé aux Affaires étrangères. Ce niveau de l’État pour faciliter l’acquisition et registre révèle l’ampleur de cette politique, plus l’exportation des tapisseries, concourant ainsi à de dix pour cent des réalisations des Gobelins augmenter la diffusion et par conséquent la re - leur sont consacrées. Les noms des bénéficiaires nommée des Manufactures en Europe. sont prestigieux, parmi eux on relève : 1669, Les registres de fabrication des différents di - Ferdinand II Duc de Toscane ; 1681, Potemkin, recteurs de la manufacture donnent une idée du ambassadeur de Russie ; 1717, Pierre le Grand ; nombre de ventes, du goût et de la clientèle. On 1726, Duc de Brunswick ; 1736, Frédéric Guil - peut lire dans un mémoire rédigé avant 1690 laume I Roi de Prusse ; 1745, Prince de Campo « vendu une tenture à Brusselle, à Monseigneur Florido, ambassadeur du roi d’Espagne ; 1758, le duc de Bavière, estant gouverneur alors du Comte de Woronzow, grand chancelier de Rus - Pays-Bas, et a préféré ma fabrique à celle de sie ; 1760, Comte de Colloredo Salsbourg ; Brusselle ». De 1726 à 1769, 102 tapisseries, 1761, Lord Foley ; 1766, Starhemberg, ambas - sièges et tentures sont vendus. Ce chiffre n’est sadeur d’Autriche ; 1771, Cardinal Des Lances, pas exhaustif, le nombre de tapisseries par ten - aumônier du Roi de Sardaigne ; 1775, Archiduc ture n’est pas toujours indiqué et les ventes fai - Maximilien ; 1778, Comte Onesti, camérier du tes aux particuliers de moindre renom ne sont Pape ; 1784, Gustave III de Suède ; 1786, Fer - pas détaillées. Les peintres qui plaisent le plus et dinand II, Archiduc d’Autriche et Frédéric Au - dont les noms reviennent le plus souvent sont guste III de Saxe ; 1807, Frédéric I de Würtem - Oudry et Boucher. La clientèle est glorieuse, on berg, ; 1807, Comte Romanzoff ; 1810, Duc de relève à plusieurs reprises les noms des Rois de Parme Maximilien I Roi de Bavière ; 1825, Pologne, de Suède, de Prusse, du Danemark, de Marquis d’Orisla, ambassadeur du Portugal ; Naples, d’Espagne, du Prince et de la Princesse 1826, Joseph II Autriche ; 1840, Christine, d’Esterhazy de Budapest. On trouve aussi men - Reine d’Espagne ; 1868, François-Joseph ; tion de ventes au Nonce du Pape, à Monsei - L’Europe des Gobelins ou l’art de tisser des liens 19 gneur le Duc de Savoie et à des nobles alle - rants et recherches plastiques les plus variés. mands. Au XIX e siècle, Beauvais vend surtout On compte plus de 25% d’artistes européens aux Anglais. tissés dans les manufactures de 1960 à nos Les expositions universelles vont elles aussi jours. Les pays les plus présents sont l’Allema - jouer un rôle non négligeable dans la perpétua - gne avec des artistes comme Hartung, Rinke, tion du rayonnement et du prestige des manu - Gerz, Arp, Gäfgen, la Belgique avec Corillon, factures en Europe. Les Gobelins et Beauvais Alechinsky, Ubac, Seuphor, l’Espagne avec Ar - vont y participer de façon constante : Londres roya, Chillida, Clavé, Plensa, Picasso, Miro, Pe - en 1851, médaille d’honneur pour Beauvais à layo, la Grèce avec Prassinos, Fassianos, la Paris en 1855, Londres en 1862, Paris en 1878, Hongrie avec Vasarely, Schöffer, Rozda, l’Italie exposition internationale à Amsterdam en 1883, avec Del Ré, Gilioli, Torti, Magnelli, Maglione, exposition universelle à Paris en 1889. les Pays-Bas avec Boezem, Van Velde, la Rus - Aujourd’hui, l’influence des manufactures sie avec Delaunay, De Staël, Poliakoff, Lans - se manifeste autrement. La réputation du savoir- koy, Chagal, la Suède avec Dietman, Bergman. faire français, s’appuyant sur une tradition d’ex - On compte aussi des pays tels que la Suisse cellence quatre fois séculaire et ouverte sur la (Honegger), l’Angleterre (Tremlett), la Croatie modernité, attire les artistes européens qui per - (Knifer), l’Islande (Erro), la Pologne (Gleb), la çoivent dans l’art textile un nouveau mode d’ex - Roumanie (Hajdu) et le Portugal (Vieira Da pression. À partir de 1952, ce sont les abstraits Silva). et les non figuratifs qui vont ouvrir la voie à une J’évoquerai pour conclure l’exceptionnelle longue lignée d’artistes européens : Gustave commande passée par la Cour royale du Dane - Singier (Belgique), Pierre Grim (Ukraine), Fer - mark en 1990 à l’occasion du 50 e anniversaire dinand Springer (Berlin). Le mouvement va de la Reine Margrethe. Cette commande est par - prendre toute son ampleur après la mise en place ticulièrement symbolique des liens qui, au cours par Malraux du service de la création artistique des siècles, se sont tissés entre les manufactures en 1959 et la réforme de la commission d’achats et l’Europe depuis Louis XIV. La réalisation de de modèles. La commission va, outre l’élabora - 17 tapisseries destinées à décorer la salle d’hon - tion de choix d’acquisitions plus cohérents et neur du château de Christiansborg à Copenha - dynamiques, s’attacher à établir les conditions gue réunit, à elle seule, plusieurs des aspects du d’une relation ouverte et efficace avec les artis- rayonnement en Europe des Gobelins et de tes. Jusqu’à la première moitié du XX e siècle, Beauvais : la renommée, la diffusion, le savoir- l’univers de l’artiste, créateur du modèle, et faire, l’artiste européen. L’ampleur de cette l’univers du licier, tisseur du modèle, sont dis- commande se situe dans le contexte des gran - tincts. Les deux mondes ne se rencontrent pas. des commandes prestigieuses passées aux ma - Or, l’œuvre textile est une œuvre collective : qui nufactures royales des siècles précédents. La dit collective , dit coopération, concertation. La tenture renoue avec la grande tradition des nouvelle méthode de travail, qui s’installe aux tapisseries – la première tenture de l’« Histoire manufactures, abordant le processus de dialo - du Roi » d’après Le Brun comprenait 14 pièces gue nécessaire à la transposition d’une techni - tissées de 1665 à 1680. La conception de la ten - que à une autre en instaurant un échange fruc - ture de l’« Histoire du Danemark », confiée au tueux entre le créateur et son interprète, sculpteur danois Bjorn Norgard, retrace en effet interpelle, questionne les artistes. Ils saisissent l’histoire danoise des Vikings à nos jours sur dans cette dialectique l’enjeu stimulant et le une surface totalisant 225 m 2. vaste champ d’expression qui s’offre aux cou -

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LE HÊTRE , LE BOULEAU … ET LE BANIAN TRISTESSE EUROPÉENNE , PÉDAGOGIE DU VERTIGE

Entretien avec Camille de Toledo par Valérie Deshoulières

Question 1 immersion dans l’ antre des langues qui nous Yves Hersant, qui a beaucoup écrit et sur l’Eu - permettent de nous tenir en amont de cette rope et sur la mélancolie, nous rappelait ré - illusion culturelle du langage, de la maîtrise ; cemment, dans une conférence prononcée à la illusion qui est à la source de toutes les cons- Villa Europa, que le mot « mélancolie » n’exis - tructions hégémoniques : C’est à nous parce tait pas dans la langue japonaise – n’en que nous avons inventé un mot pour le dire , concluons pas pour autant que le sentiment cor - affirmation qui est d’ailleurs très souvent le fruit respondant au mot n’ait pas cours en Orient. de l’ignorance des autres langues et des autres Pensez-vous que la « mélancolie » soit une spé - mythes. Nous le voyons : il y a une circulation cificité occidentale, voire européenne ? mondialisée d’états de l’âme, d’humeurs. Et cette humeur de mélancolie – son liquide – L’histoire de la « mélancolie » est d’abord une s’écoule sans barrière de spécificités et/ou d’es - histoire médicale. À l’image de la « nostalgie » pèces. Vous aurez remarqué d’ailleurs que, dans qui fut également définie, dans les premiers Le Hêtre et le Bouleau, je ne parle pas de « mé - temps, comme une maladie, et qui est devenue, lancolie », mais de « tristesse ». La « mélanco - avec les années – comme la mélancolie – un soft lie » a une histoire européenne parce que des feeling mondialisé lié à une culture-monde de médecins, des écrivains, des peintres lui ont l’exil, de l’arrachement et de la déterritorialisa - donné, au fil des siècles, une certaine forme qui, tion. Pendant toute mon éducation, j’ai mis à elle, est le fruit de constructions culturelles et distance ces refrains de « spécificité ». À l’Ins - de savoirs – souvent d’erreurs transmises. Ici, titut d’études politiques de Paris – IEP – la doxa les classifications, les divisions grecques, aris - des professeurs ne cessait de marteler l’idée totéliciennes, la théorie des humeurs, puis le d’une « spécificité française ». Dans spécificité, clivage entre âme et corps. Maladie de l’âme, je ne peux m’empêcher d’entendre espèce, spe - maladie du corps. Constructions qui apparais - cies , donc le sous-texte d’une génétique cultu - sent dépassées dans un horizon d’inséparation relle dangereuse. Celui qui nomme la chose – la – je renvoie ici aux travaux de mon ami Domi - médecine nommant le mal mortel de « mélan - nique Quessada – si l’on se réfère à une vision colie » – tend à se l’approprier. Ainsi en est-il totale, unifiée de la vie, vision à laquelle l’in - du médecin nommant la maladie – la mélanco - terdépendance générale des êtres et des choses lie. Il voudrait croire que la chose est « spéci - nous conduit : ce que je désignerai comme l’ho - fique ». Ce serait dire alors que la « dépression » rizon indien de l’Europe après sa « décentrali - ou la « névrose » sont des espèces viennoises de sation ». Mais encore une fois, séparons le pou - la douleur psychique. C’est une absurdité. Nous voir de nommer – classer, cataloguer, analyser – devons nous tenir en-deçà des langues qui nom - du droit de propriété sur les choses et décentrons ment, classent et s’approprient des objets- nos histoires culturelles en pensant à partir du langues. C’est la sagesse du traducteur et son non-lieu des langues, dans l’antre des langues. 22 Camille de Toledo

Question 2 a un récit qui est remis en cause. Le récit ou, si Dans votre essai Le Hêtre et le bouleau – Essai vous voulez, le mythe de l’origine. C’est, j’ima - sur la tristesse européenne (Seuil, 2009), vous gine, ce qui fut longtemps énoncé comme une évoquez les Européens comme des « hêtres » pensée de l’arbre : arbre généalogique. Arbre et aux feuilles caduques. Vous écrivez précisé - souche et racine. Tout un langage qui visait à ment : « nos "essences nobles " sont le fruit de circonscrire des groupes humains, des peuples, fables. "Grosses racines ", dit le dictionnaire, des nations en disant : voici le récit de votre grosses ficelles, je pense, "qui se répartissent continuité, la preuve de votre spécificité. Contre dans toutes les directions " et que nous devons, ces reconstructions historiques – souvent trans - si nous voulons renouveler nos feuilles après la formées en mythes nationaux – le cosmopoli - chute, remplacer par d’autres fables. Il me re - tisme a échoué. Sa destruction coïncide avec la vient alors l’image du banian, l’arbre post-co - destruction du judaïsme européen et se pro - lonial par excellence et l’arbre diasporique, longe, aujourd’hui, dans la traque aux sans- dont les branches replongent vers le sol pour re - nations. Le XX e siècle fut, dans sa première prendre racine plus loin, dans une autre langue, moitié, le triomphe meurtrier d’une pensée de dans une autre terre, arbre de l’exil et des ar - la race et/ou de la nation. Or, ce que nous rachements multiples, en série, arbre par-delà voyons, depuis la Chute du Mur de Berlin, en la nostalgie… » Europe, c’est la renaissance de ce spectre. Ob - Gilles Deleuze dans Mille plateaux opposait session des origines, des lignées. Fixation et la pensée de l’arbre à celle du rhizome. Deux exacerbation des récits nationaux. Puissance des visions du monde, bien différentes, y étaient as - extrêmes droites. Rejets de l’Islam européen et sociées, l’une plutôt placée sous le signe de la des migrants post-coloniaux. Rejets des tsiganes filiation et de la tristesse, l’autre sous celui du – apatrides – des sans-papiers, sans origines. cousinage et de la jubilation. À quelles visions Épuisement de l’idée européenne comme un es - du monde associez-vous le hêtre et le banian et pace par-delà ou en-deçà des nations. C’est pour pensez-vous que « la pensée du banian (ou du contrer cette pente « civilisationnelle » – qui ne rhizome) » ou de l’unité plurielle ou de la glo - dit plus « race », mais « culture » – que j’en ap - balisation ne soit qu’une fable supplémentaire ? pelle à une pensée du banian – soit une pensée de l’arbre inversée. C’est aussi pourquoi nous Je suis conscient qu’il y a un risque dans ce que travaillons, au sein de la Société européenne des je vais vous dire – risque d’un décrochage par Auteurs, à rendre habitable cette entre des rapport à la pensée humaniste classique qui langues et des cultures. Faire de l’entre, un garde en vue l’horizon d’une vérité, contre les antre. Un refuge où nous sommes tous l’ autre croyances, les illusions – mais il me semble que de l’autre. L’espace-monde comme l’espace- nous devons nous y confronter si nous voulons européen est un espace de traductions et d’in - comprendre le XXI e siècle : Nous circulons dé- traduisibles qui nous somment de reprendre sormais dans un écosystème de fictions où les sans cesse le travail de passage, d’une culture à savoirs que l’on croit « positifs », établis, ne l’autre. Mais l’espace-européen, comme l’es - sont qu’une strate supplémentaire, un récit pace-monde, est aussi, de façon coïncidente, un glissé entre une multitude de récits, d’histoires, espace d’hybridation. C’est donc ce vertige – lesquels forment ensemble les sédiments – la translangue & syncrétisme culturel – qui doit croûte des fictions – où nous vivons. C’est une faire l’objet d’un mythe pour l’avenir. Un mythe façon de pointer le vertige comme horizon de diasporique, post-colonial, un mythe créole si nos vies. Habiter le vertige, résider dans l’ antre vous voulez ou métèque. Un mythe pour l’en - des langues , qui est aussi l’entre-vrai . Se guérir chevêtrement , pour une pol y-i dentité. Je renvoie de la nostalgie, c’est-à-dire la voir également ici au chant de la coupure – Genè§e 1, 2, 3, 4, comme le fruit d’une fable – nostalgie d’un 5… – qui traverse mon livre : Vies pøtentielles . faux, fausse enfance, faux souvenirs adoptés Au texte qui clôt Le Hêtre et le Bouleau : Uto - comme vrai. Or, dans cet horizon fictionnel, il y pie linguistique ou la pédagogie du vertige . Le hêtre, le bouleau… et le banian 23

Mais aussi, au « mythe » dés-originé que l’on Frères Karamazov, une phrase qui date de la fin trouve chez Magris – dans cette quête irrésolue du XIX e siècle : « Je voudrais voyager en Eu - des sources du Danube – que je reprends dans rope, Aliocha , dit Ivan le libéral, le moderne, Visiter le flurkistan ou encore dans la figure l’européen, mais je sais que je n’y trouverais d’Ulrich de l’ Homme sans qualités . Ou enfin qu’un cimetière. » Là encore, je ne crois pas que dans ce monument emblématique de l’histoire ce soit une spécificité européenne. Les États- littéraire : ce chapitre IX du Don Quichotte où Unis sont un cimetière d’Indiens. L’Allemagne Cervantès « avoue » être seulement le traduc - et la Pologne sont aujourd’hui un cimetière juif. teur de son livre en renvoyant au manuscrit d’un La France fut longtemps un cimetière de la jeu - auteur arabe-maure du nom de Cidi Ben Ha - nesse de 1914-1918. Je pense à ces monuments mete. C’est bien cette pensée de l’arbre inversé aux morts qui sont dans les villes et les villages et de la traduction que nous devons inscrire dans de France. J’ai cité cette phrase de Dostoïevski l’horizon indien de l’Europe. Je pense ici aussi en exergue de mon livre parce qu’elle semble à un titre de Gary – Les racines du ciel. Dans Le commenter, par anticipation, « l’œuvre » de Hêtre et le Bouleau, essai sur la tristesse euro - Peter Eisenman à Berlin. Dans son Holocaust péenne , j’ai donc construit un triptyque. Le bou - Denkmal , le mémorial de l’extermination édifié leau, arbre témoin de l’extermination , que l’on comme un temple négatif – la tête en bas – à la retrouve dans la littérature des survivants du gé - fin du parcours mémoriel, il y a une grande carte nocide des Juifs européens, mais aussi dans les de l’Europe des lieux de mémoire consacrés aux témoignages du Goulag. Le hêtre que j’écris victimes juives du nazisme. Cette carte est im - également h-être : arbre de la h-antise, de l’en - pressionnante, car la totalité de l’espace euro - voûtement qui désigne le présent de l’Europe, péen semble ainsi couvert – recouvert – par la incapable de quitter spirituellement le XX e siè - carte-mémoire . Je peux, pour ma part, vous ré - cle et qui fait de la h-onte , sa raison d’h-être : sa pondre ceci : c’est l’inertie mémorielle dans la - nouvelle fierté. Nous Européens sommes supé - quelle nous avons grandi, où le XX e siècle était rieurement honteux de ce que nous avons fait, sans cesse convoqué et enseigné, qui nous entend-on, paradoxalement ; ce qui s’incarne conduit aujourd’hui, au contraire, à revoir l’Eu - par le développement d’une industrie mémo - rope comme un champ de possibles, d’expéri - rielle réalisant une synthèse inédite du musée et mentations et d’utopies. D’une part, pour nous du divertissement, de la mémoire et de l’amné - arracher au refrain du « tout a déjà été écrit » sie, de la honte et de la fierté : ce que j’ai et « plus rien ne peut être écrit après ça ». Il est nommé amnémoire. Et enfin, cette troisième fi - notable de penser que le XX e siècle s’ouvre gure dont je souhaiterais voir l’avènement au avec la question « Que faire ? » – question de XXI e siècle. Le banian : arbre postcolonial & Lénine, de la révolution, qui conduira au totali - diasporique – et vous avez bien sûr raison de tarisme, mais également question d’espoir, penser à Édouard Glissant – dont les racines ne d’émancipation – et le XXI e siècle, lui, avec la cessent de replonger dans la terre, qui pourrait question : « Qu’avons-nous fait ? » Or, ce que nous aider à dé-nationaliser & hybrider l’Eu - j’ai entrepris par la poésie, le roman, l’essai, rope : une pédagogie non pas pour les élites c’est précisément de ré-investir le cimetière mondialisées, mais pour tous les enfants à naître, comme un terrain de jeu : à l’image des gamins citoyens-traducteurs d’un espace dés-originé. qui courent entre les stèles abstraites du Holo - caust Denkmal et y jouent à cache-cache. En Question 3 cela, Berlin est le topos idéal des possibles, car Pensez-vous vraiment, à l’instar de Dostoïevski le XX e siècle y a laissé des friches, des trous, dans Les Frères Karamazov, que l’Europe ne des no man’s land , des dents creuses. En plus soit qu’un cimetière ? des strates de mémoires sédimentées – mon - tagnes et collines de gravats de la Seconde C’est une phrase que Ivan adresse à son frère, Guerre mondiale – il y a des lieux vides, des Aliocha, le silencieux, le croyant, dans les lieux-trous où les enfants peuvent jouer. 24 Camille de Toledo

Concrètement, je pense aux fermes urbaines de des hospices et des maisons de retraite de la Mauer Park, à des terrains de jeux, des tobog - vieille Europe. Dans ce sens, on pourrait dire gans coupés dans des troncs d’arbres. C’est une que la réalité européenne du début du XXI e siè - ville qui se prête à inventer le XXI e siècle. Mais cle est à l’image de ces maisons d’anciens : un au-delà de Berlin, c’est l’Europe tout entière qui lieu de mémoire et de corps voûtés, des visages doit choisir : entre une mise en scène préfabri - de la hantise, de l’envoûtement, comme le sont quée de son passé, de ses mémoires – le devenir- nos corps lorsque nous n’y sommes plus qu’à musée de l’Europe où l’Histoire est une chose moitié. Je pense ici à un passage de mes Vies pø - que l’on regarde comme des spectateurs, des tentielles : touristes, derrière des lunettes 3D – et un espace de rêveries et de révolutions – révolution des Les lits, ici, sont équipés de sangles qui pen - traducteurs que j’appelle de mes vœux, pédago - dent au-dessus des malades comme des gi - gie du vertige, poly-identiés, croisements et fra - bets. Les grooms polis d’un vingtième siècle ternisations intellectuelles et littéraires trans - fantomatique ont été remplacés par de langues – où nous pouvons vivre, vivre parmi braves infirmières allemandes. Et du matin les morts, en jouant avec eux, avec la force et au soir, dans les deux ascenseurs, ce ne sont les aspirations qu’ils nous ont transmises. pas des valises, des cris d’enfants, mais une danse de corps effondrés qui s’accrochent à Question 4 l’idée qu’ils pourraient survivre. Vous écrivez, dans le même essai : « Nous vi - vons à l’intérieur des cimetières du XX e siècle, Il y a, ici, non plus opposition, mais synthèse et la Chute du mur, en mettant fin à la tension entre les « déambulateurs » et ceux qui se sou - qui agitait, de part et d’autre du miroir, nos so - viennent et oublient : le spectre, le spectral. La ciétés en quête d’espérances, a consacré le très vieille Europe, qui entre dans le grand âge triomphe d’une réalité non plus ‘‘ déambula - et se replie dans l’obsession des origines, le pays toire ’’ , mais ‘‘ spectrale ’’ ». Qu’entendez-vous perdu ou les fantômes de la vieillesse. Souvenirs, précisément par ces deux adjectifs ? fantômes avec lesquels nous nous débattons, qui tiennent lieu d’horizon, hélas, de politique. J’ai dû reprendre la lecture pour voir exactement ce que cet adjectif « déambulatoire » visait. Il Question 5 est, si je ne me trompe pas, employé à deux re - Quels sentiments génèrent en vous les termes prises et chaque fois dans le même sens. Page « civilisation » et « mémoire »? 8, lorsque je décris cette « déambulation », juste après la Chute du Mur de Berlin. C’était cela, la Pour « civilisation », il me vient surtout à l’es - réalité de l’événement de la Chute du Mur de prit les écrits de Norbert Elias et l’image de la Berlin, passés les cris de joie : une réalité de la fourchette comme instrument – technique – de déambulation. Des silhouettes marchant, sans civilisation. Tout un appareillage éthique et ju - direction, suivant leurs propres jambes. Il faut ridique et technologico-comportemental – l’ha - donc repenser à cette dimension de l’après – bit, les manières – qui permet de produire l’il - après l’existence médiatique de la Chute – cette lusion d’une évacuation de la violence. En ce déambulation qui montre des corps libres, ayant sens, on pourrait dire que le sommet de la civi - quitté le monde communiste, mais dont la lisation, c’est Proust, son attention aux détails marche semble interrogative : « Et maintenant, les plus infimes du comportement. C’est en ce où allons-nous maintenant ? » Le chemin pris sens, je crois, que certains parlent de processus par cette déambulation, nous le savons désor - de civilisation : comment nous apprenons à mais, a été celui d’un retour à l’identité, aux ré - nous servir d’une fourchette... Mais nous sa - cits nationaux. Ce retour que nous devons vons, à l’issue du XX e siècle, que la cruauté pro - contrer par un autre récit. Mais en lisant votre fite à égalité de ces processus de domestiquage . question, j’ai surtout pensé au « déambulateur » Nous savons que les techniques de l’assassinat Le hêtre, le bouleau… et le banian 25 et du massacre évoluent et profitent des « pro - vous lu Les Bienveillantes ? Qu’en avez-vous grès » de la civilisation. Il n’y a donc aucune po - pensé ? sitivité, aucune évacuation de la violence, mais Aucune lecture – pas même celle d’Hannah plutôt une sophistication du crime qui permet Arendt – n’est nécessaire pour comprendre les toujours de le rendre acceptable – invisible – catastrophes du XX e siècle. Il suffit de se repré - aux contemporains. Cette invisibilité du crime senter une famille où il ne reste qu’un seul fils – le langage technocratique qui le rend invisi - ou une seule fille. Il suffit de saisir – photogra - ble – sont, nous le savons, au fondement même phiquement – la coupure du XX e siècle. Le reste du génocide des Juifs européens. Même si n’est qu’une littérature de l’effroi, une tentative quelque chose était visible , l’invisibilité de la de mise en mots de l’impensable. En ce sens, destruction perdura jusqu’à la tentative d’effa - une littérature de l’échec et de l’humilité où la cement des preuves et le silence, après la béance nous regarde et nous pense plus que Seconde Guerre mondiale . L’Europe, pour se nous ne parvenons à la penser. Toute écriture de sauver des gouffres du XX e siècle et de cette re - pionniers – comme fut celle de Hannah Arendt versibilité barbarie-civilisation , a suivi une voie – est une écriture humble, qui puise sa force pré - mémorielle. Matérialiser ce qui s’est passé. Ce cisément dans son humilité. Je ne parviendrai qui s’est progressivement énoncé sous les jamais à comprendre, mais c’est bien cet in - termes de devoir de mémoire ou, en Allemagne, compréhensible contre lequel je me dresse et de maîtrise de la mémoire. Ce que j’ai appelé dans lequel je puise la force d’écrire ; car sinon, dans deux de mes essais – dont Le Hêtre et le à quoi bon traverser cette existence, si ce n’est Bouleau – un pouvoir de mémoire – temps d’un pour, d’une certaine manière, tenter quelque gouvernement mnémonique. C’est la phrase : chose, une ligne, un mot, contre le silence et Plus jamais ça qui gouverne nos régimes depuis l’effroi. Dans le climat, l’écosystème du XXI e des décennies et prétend avoir évacué la vio - siècle, l’industrie narrative, fictionnelle et mé - lence. La mémoire est devenue, pour la foi morielle s’emploie à combler cette béance. Re - pédagogique des démocraties européennes, la construction, restauration, images de synthèse, garante d’un régime de tolérance et de non- spectacles du passé, etc. Cette industrie – à la - violence. Mais au lieu de cette non-violence, ce quelle appartient pleinement Les Bienveillantes que l’on voit est, au contraire, une tolérance – est une industrie où le passé devient le maté - infinie à la violence : politique des frontières, riau d’un divertissement de masse. J’ai lu inté - politiques migratoires, résurgence des thèmes gralement Les Bienveillantes. C’est la première identitaires et des crimes racistes, techniques de occurrence, en France, d’un blockbuster litté - contrôle et de surveillance. C’est donc en termes raire. Une superproduction. En ce sens, c’est un d’invisibilité qu’il faut comprendre ces termes livre qui se situe du côté du plein, du recouvre - « civilisation » et « mémoire » : présent où seul ment. C’est contre ce plein – dans l’image du apparaît ce qui fut – les crimes passés – tandis film – que la littérature et la pensée peuvent que ce qui survient – les crimes présents – continuer de s’écrire, en déplaçant, en quelque échappe à la pensée. Vous me demandez quels sorte, le drame vers les marges, vers l’exégèse. sentiments m’inspirent ces termes de « civilisa - Une archéologie et une contre-écriture, pour tion » et « mémoire » : une profonde défiance. creuser, creuser dans la machine à produire des Ils sont les mots d’une sophistication sociale et histoires. Pour excaver dans les strates du di - culturelle de l’aveuglement. vertissement. C’est à cette éthique de la création que je m’emploie, lorsque je parle de contre- Question 6 écrire. Le packaging ahrendtien des Bienveil - Pensez-vous que la lecture d’Hannah Arendt lantes me fait penser au packaging debordien soit nécessaire pour comprendre les catas - de Matrix ou au packaging postmarxiste de Ti - trophes du XX e siècle et croyez-vous que tanic ou Avatar , les films de James Cameron. Jonathan Littell, l’auteur des Bienveillantes , ait Mais trop de choses ont déjà été écrites sur ce vraiment lu Hannah Arendt ? Vous-même, avez- roman et il est préférable de ne pas ajouter du 26 Camille de Toledo bruit au bruit. Par contre, ce que nous pouvons en rendre compte, nous oublions les gouffres. tirer comme vigilance éthique de la création – Nous croyons sincèrement pouvoir les combler. dans le lien que la création entretient avec la C’est la fonction même de « la reconstruc - mémoire et le passé – tient dans la question sui - tion » des châteaux et des cathédrales dans l’an - vante : les œuvres présentes ou à venir sont-elles cienne Europe communiste depuis 1989. Par ce du côté du plein narratif ou font-elles apparaître geste – comme par les discours de « préférence le vide, l’effacement, l’ellipse ? C’est en répon - nationale » – des gouvernements donnent l’im - dant à cette question que nous pouvons dire : pression que le désenvoûtement est à portée de Les Disparus de Mendelsohn sont une œuvre main, que la hantise et l’impuissance sont des d’art du XXI e siècle tandis que Les Bienveil - horizons dépassables . Voilà pourquoi j’ai dit – lantes sont juste une forme imprimée de past- dans un texte non publié à ce jour, L’âge de la ertainment. consolation , que nous « sortons » du livre de Stig Dagerman. Aujourd’hui, la reconstruction- Question 7 restauration nous propose le mensonge d’une Pourquoi écrivez-vous que la façon dont les na - refondation nationale, la vision léchée, vernie, tions européennes ont cherché à se consoler du d’un parc à thème identitaire. Je dis, dès lors, XX e siècle est « désolante » ? Estimez-vous, au qu’il y a un risque-matière dans cette architec - fond, que, pour reprendre le titre d’une réflexion ture de la consolation. Quelque chose dans célèbre de Stig Dagerman, « notre besoin de l’édifice menace la structure entière de l’Europe consolation [soit] impossible à rassasier »? de Bruxelles. Au lieu de construire – ou recons - truire – à partir du vide, de l’effacement ou de la Que nous disait Stig Dagerman de notre état eu - destruction, les élites politiques nous vendent à ropéen après la Seconde Guerre mondiale ? nouveau du plein : c’est la laideur morale de « Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point l’Europe entière qui est engagée. À moins fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention qu’une autre idée – l’Europe comme espace de d’un dieu : on ne m’a pas non plus légué la fu - traduction et d’hybridation – s’y oppose. Il faut, reur bien déguisée du sceptique, les ruses de pour cela, mobiliser les intelligences, les filles et Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de fils des croisements culturels, ceux qui vivent l’athée. Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle dans une réalité postcoloniale pour contrer cette qui croit en des choses qui ne m’inspirent que Europe des nations et de Bruxelles devenue ni le doute, ni à celui qui cultive son doute comme plus ni moins qu’une machine réactionnaire. si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de té - nèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même Question 8 car je suis bien certain d’une chose : le besoin Votre mère a-t-elle influencé votre perception de de consolation que connaît l’être humain est im - l’Europe ? possible à rassasier. » Voilà quel était l’état spi - rituel de l’Europe après la Seconde Guerre mon - Ma mère – il nous faut hélas attendre la mort de diale : la reconnaissance simultanée de notre ceux qui nous ont portés et élevés pour le re - besoin de consolation et l’impossibilité d’y ré - connaître – a orienté, teinté tout ce que je sais, pondre. Il aura donc fallu toutes ces années, de tout ce que je crois. Mon père, sous un autre l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui, pour que la jour, a aussi semé tout ce qui pousse désormais démagogie politique s’empare à nouveau plei - en moi d’imagination, de rêve et d’espoir. Il y a nement des instruments de la consolation au un tropisme européen puissant dans la famille premier rang desquels : une nation-pride. Voilà de ma mère. Un tropisme méditerranéen – les où nous en sommes : nous sortons dangereuse - Juifs d’Espagne, de Tolède du côté de mon père. ment du livre de Stig Dagerman. Peut-être est- Ma mère, dont je suis si fier et qui m’a donné il encore posé sur la table de chevet de l’être eu - une leçon éternelle de vertu, de fidélité au fil des ropéen, mais nous le consultons plus rarement. ans – ce que je n’ai pas assez dit, pas assez, de De plus en plus rarement. Petit à petit, sans nous son vivant – ma mère, donc, se trouvait auprès Le hêtre, le bouleau… et le banian 27 de Rostropovitch, ce jour où il a joué au pied du extrêmes ont détruit et j’inclus ici tout ce qui fut Mur de Berlin pour célébrer la liberté. Fêter, détruit par le colonialisme et le soi-disant uni - fêter la liberté. C’est elle qui m’a rapporté versalisme ? Le yiddish était, pour des millions l’anecdote de ces gens qui jetaient des pièces en d’européens, la langue d’un cœur battant, d’une pensant que le violoncelliste, le grand dissident culture, d’une poésie, d’une littérature. L’invo - de l’URSS, Rostropovitch, était, en fait, un quer pour dire : nous devons reconstruire à par - mendiant. Elle avait gardé un souvenir heureux tir de cette disparition, dans l’entre des langues, et puissant de cette journée. Le sentiment c’est une manière d’appeler l’esprit et le cœur à d’avoir touché l’Histoire, d’avoir vécu au plus une Europe – et s’il le faut, contre Bruxelles & près d’un événement historique. C’est moi, à contre les nations – une Europe comme espace distance, qui en ai gardé un souvenir triste ; de de traduction ; la traduction qui est, dans la cette tristesse paradoxale qui ouvre le livre Le continuité du yiddish – également la langue de Hêtre et le Bouleau. Ce qui, dans les Suites de l’entre : entre des nations, entre des frontières, Bach jouées par Rostropovitch, était finalement entre un texte de départ et un texte d’arrivée. si éloquent : je pense encore à cette déambula - Certains ont pu dire que le yiddish était un tion des gens de l’Est, puis aux fantômes du créole européen. Je crois beaucoup en cette ma - XX e siècle qui se sont également échappés des nière de penser l’Europe au XXI e siècle : brèches du Mur et enfin, les mémoriaux de la comme un espace créole, où nous sommes tous, honte européenne que l’on a édifiés, jusqu’à ce sans considération de nos lieux de naissance, que l’on voit renaître ces affreux démons natio - des hommes traduits et en traduction. Mais que naux, identitaires, dont la guerre en ex-Yougo - signifie, plus encore, ce rappel au yiddish : dans slavie fut, en quelque sorte, l’alarme. Autant l’histoire des nations européennes, il y a conver - dire, désormais, non plus de la tristesse, mais gence des projets nationaux – au XIX e siècle – cette fois, de la laideur. Une extrême laideur po - et l’affirmation d’une littérature et d’une langue litique, tissée de peurs et de xénophobies qui souveraine par la construction d’Académies et nous oblige à répondre, par l’art et l’écriture, au- de corpus . On peut penser à l’unité italienne, al - delà du politique. lemande. C’est bien cet inséparable de la langue et de la nation, de la nation et de l’histoire litté - Question 9 raire, qu’il faut mettre en pièces. C’est, entre au - Vous suggérez, à la fin de votre analyse de « la tres, pour cela que nous nous battons pour la tristesse européenne », que l’utopie européenne création d’une Académie européenne de la Tra - pourrait bien se confondre avec « l’utopie lin - duction, afin de mobiliser symboliquement des guistique » jaillie du h de la « hantise », autre - vies, des œuvres, pour faire avancer cette idée ment dit avec le (ré)apprentissage généralisé de de l’Europe, espace de traduction. Dans ce l’hébreu. Est-ce une boutade ? cadre, on pourrait alors user du mot arabe nahda , renaissance : renaissance depuis ce lieu L’hébreu ! Non. Je ne parle pas de l’hébreu, de l’entre. Nahda des cultures et des traducteurs, mais du yiddish ! C’est le yiddish , langue dé - s’appuyant sur un croisement linguistique, une truite, langue de l’entre des langues, langue par- reconnaissance de l’hybridation. Imaginez un delà les frontières et en-deça des nations, qui instant que l’arabe et l’hébreu et leurs alphabets était parlé d’un bout à l’autre de l’Europe, de deviennent langues européennes. Imaginez que Strasbourg aux shtetls de Russie. Langue vic - ce qu’on appelle encore la France adopte plus time, langue sacrifiée parce qu’elle travaillait à d’une langue nationale, ce qu’il naîtrait comme rebours ou dans le sous-texte des nations. Cela dé-paysement. Nous devons à la fois dé-natio - n’a rien d’une plaisanterie. Est-ce une plaisan - naliser – dans chaque pays – et promouvoir la terie que d’invoquer le corps mort du judaïsme Traduction contre les tenants d’une Europe européen – qui s’exprimait en toutes les civilisationnelle. Autrement dit, jouer Tolède langues, mais aussi, en yiddish ? Est-ce une bou - contre Rome. L’espace d’un croisement – une tade d’invoquer ce que les nations européennes pensée andalouse – contre l’universalisme 28 Camille de Toledo abstrait et arrogant – tous ceux qui réduisent et nation-pride . Cette scène de Rostropovitch l’Europe à la seule tradition judéo-gréco- fêtant la liberté est une icône, qui méritait au chrétienne. moins une exégèse. Dans mon cas, l’exégèse est reliée à une histoire familiale. Je garde chez moi Question 10 la photo de Rostro au pied du Mur, et dans l’an - Les Suites de Bach jouées par Rostropovitch de - gle, derrière lui, le visage de ma mère. Je me vant un vestige, un pan du mur encore debout, dois d’ailleurs de vous citer une phrase que je vous plongent-elles dans la tristesse ou dans la n’ai pas gardée pour mon livre – car la citer au - joie ? Ou, tout simplement, vous donnent-elles, rait sans doute été un trop grand rapt du sens – tout en lestant votre réflexion, une raison d’es - mais en parlant de ce jour, dans le journal Le pérer ? De croire en l’Europe ? Monde, bien des années plus tard, Rostropo - vitch disait ceci – je vous cite la phrase de mé - Je crois en une force de l’esprit et du corps hu - moire : « Je pensais jouer quelque chose de gai, main. Force de désaliénation, de guérison, de et je ne sais pas comment, tout est devenu si sursaut, qui surprend et déjoue la statistique et la triste... » Notre espoir, pour nous comme pour mathématisation de l’homme. Je crois aussi – les enfants de l’Europe à naître, c’est de retrou - foi naïve, sans cesse contre-dite par les médias, ver les chemins de la liberté – hors des produc - le bruit et l’usage commun des mots dans les tions politiques du chagrin. médias – dans un pouvoir des mots ; cette foi renvoie à un temps du verbe incarné, quelque Question 11 chose qui, dans l’Ancien Testament, reposait sur À vous lire, l’utopie européenne serait d’abord la coïncidence du mot et de la chose. « Il dit : « linguistique » : « Nous devons, proclamez- pluie et il se mit à pleuvoir. » Ce pouvoir de la vous – cela tient en effet du manifeste – imagi - langue, pouvoir de métamorphose. Je n’ai au - ner une société de toutes les traductions, une cune foi en l’Europe comme entité politique ou école en phase avec la modernité, accompa - système administrativo-technocratique. Encore gnant notre éclatement identitaire et non le une fois, je n’attends rien de Bruxelles. Rien de déplorant, accompagnant nos fêlures, nos bon. Par contre, je crois fermement en un cycle déchirures, non en les accentuant ». Quelle est historique nouveau, qui sera porté par les jeunes cette utopie linguistique ? Quelle est cette générations croisées de l’Europe. Filles et fils Europe de « traducteurs » dont vous rêvez ? qui doivent donner un sens à cet enchevêtre - ment de cultures et ces chambres vides où ils Je le redis ici, comme je l’ai écrit dans le livre : ont grandi. Je compte qu’il faudra une trentaine ce n’est pas un projet d’avenir, au sens où l’on d’années avant que ces idées, pour l’heure mi - emploie le mot « utopie » habituellement. L’uto - noritaires, d’une Europe des traducteurs pro - pie – u-topos – c’est le non-lieu. Or, je l’affirme, duisent des conséquences politiques concrètes. nous vivons dans ce non-lieu. Quelques familles Les Suites de Rostropovitch – la Sarabande de la européennes de souches anciennes – ce qui se 3e Suite – sont un moment-image et un percepte présente sous le nom de « nations » ou de très puissant au sens où Deleuze – je crois – em - « nous » à la différence de « eux », les étrangers ployait ce mot. Un percepte, à la croisée de la – croient encore qu’ils sont « chez eux », dans perception et du concept. J’ai traité ce moment l’espace familier de « leur langue », mais tout comme un percepte : un moment de la sensa - cela est le fruit de l’aveuglement. Le présent, ce tion, anti-sensationnelle, où l’on peut lire toute sont les serres de Dubaï, le Louvre d’Abu l’ambiguïté qui donne naissance au premier Dhabi, un déplacement d’écosystèmes entiers, cycle historique du XXI e siècle. Cycle européen un transfert de langues et de langages, où nous de la hantise que je définis comme celui de la vivrons tous dépaysés, dans ce que Volodine dé - restauration- reconstruction et qui se marque, signe comme un monde post-exotique. Je tra - concrètement, par des politiques réactionnaires vaille depuis quelques mois à un conte : L’his - et des régressions identitaires. Entre fantômes toire de l’enfant qui avait deux langues. Il Le hêtre, le bouleau… et le banian 29 raconte l’histoire d’un gamin qui a deux langues les personnages des Mille et une nuits. Nous dans la tête, deux langues qui se croisent et se pouvons adopter une pédagogie de l’altérité et disputent, à l’image de ses parents qui ne ces - de la traduction. Une pédagogie qui nous aide - sent de s’engueuler devant lui. Il vit la réalité rait à nous recoller. C’est ce que je nomme « pé - existentielle de la séparation, de la division ; au - dagogie du vertige ». Faire de l’ entre un refuge, trement dit, ce que produit la modernité. De la un lieu habitable. Prenez, par exemple, ce qui a séparation, de la division. Dans ce conte, les pour nom « instruction civique » où des maîtres personnages des Mille et une nuits viennent l’ai - ânonnent les principes républicains. Remplacez- der, le soir, pour s’endormir et lui racontent ce le par un cours de traduction – où des gamins qui leur est arrivé lorsqu’ils sont passés d’un apprendraient à travailler à partir de la langue bord à l’autre de la mer, lorsqu’ils ont été tra - de l’autre , dans la tension d’une traduction. Et duits ; ils se sentaient mal, mal à l’aise, souf - maintenant, étendez cette vision aux cours frant, comme lui. C’est à partir de ce mal de la d’histoire – une histoire libérée du prisme de la modernité et de la division que nous devons nation – au cours de littérature, aux espaces pu - imaginer les pédagogies à venir. Il y a deux ma - blics. Vous obtenez une simple reconnaissance, nières d’aider l’enfant qui avait deux langues. dans l’enseignement et la formation, du non-lieu L’une est celle que nous entendons partout, ces où nous vivons. Entre fictions et fictions, entre temps-ci, en Europe : adoptez totalement la cul - langues de départ et langues d’arrivée, entre la ture d’accueil ou rentrez « chez vous », oubliez culture de la mère et la culture du père, etc. la moitié de vous-mêmes. Cette pédagogie de Ainsi, le petit garçon du conte retrouve le som - l’intolérance – qui prend le nom hypocrite d’in - meil, car il a trouvé une école adaptée à ce tégration – est celle des nations apeurées, des monde où nous sommes, quoiqu’on en dise, vieilles souches enracinées et pourries de l’Eu - condamnés à vivre. rope. Au contraire, nous pouvons faire comme

ROSTROPOVITCH par Antonio Gacia LE MUR DE BERLIN par Antonio Gacia 31

L’E UROPE AVANT ET APRÈS LA CHUTE DU MUR : IMAGES D’É PINAL par Antonio Gacia

La tradition d’hier gnie » – entre Nicolas Pellerin, Charles Pelle - Jean-Charles Pellerin, cartier-dominotier à Épi - rin, son fils, né en 1827, Pierre-Germain Vadet, nal à la fin du XVII e siècle, fabriquait des jeux gendre de Nicolas Pellerin, et Léon-Joseph de cartes et imprimait des estampes. Sa présence Letourneur-Dubreuil, gendre de Pierre-Germain est à relier à un privilège accordé à Épinal et à Vadet. Nancy, seules villes de Lorraine, au XVI e siè - Les administrateurs successifs de l’entre - cle, autorisées à héberger des maîtres cartiers. prise concourent au développement de nou - Jusque dans les années 1800-1810, il imprime velles techniques. Après la xylogravure, la sté - ainsi cartes et images pieuses. Peu à peu, on voit réotypie, la lithographie, utilisée à titre exclusif se développer, à côté de l’estampe pieuse, des vers 1854-1855, et la chromolithographie font scènes de genre, et l’image religieuse semble leur apparition dans les ateliers. La production céder le pas aux productions illustrant des évé - évolue : l’image-illustration devient image en - nements populaires. fantine. Au moment où l’on réédite la Biblio - C’est l’illustration qui, sous le poinçon de thèque bleue, apparaissent les planches de grand graveurs comme Réveillé et Georgin, permet à format à douze ou seize vignettes. Les dessins Jean-Charles Pellerin d’asseoir sa notoriété, sont exécutés par des dessinateurs de profes - l’épopée napoléonienne accomplissant le reste. sion, tels Charles Pinot, avant 1860, Legros, De fait, le Premier Empire fournit aux graveurs Phosty, Chauffour dans les années 1890... Les les thèmes les plus variés et les plus mobilisa - dessinateurs parisiens finissent par connaître les teurs de l’opinion publique. Il est alors possible besoins de l’imagerie spinalienne et plusieurs d’acheter aux colporteurs une scène de bataille d’entre eux proposent leur service, à moins que, ou un portrait de l’Empereur, obtenu à partir du comme Pinot, ils trouvent Pellerin peu recon - bois gravé selon la technique de l’épargne, puis naissant et le quittent. colorié aux pochoirs. Malgré la restauration de En 1860, en effet, Charles Pinot, dont les la monarchie et par voie de conséquence de la qualités artistiques sont pour beaucoup dans censure, les séries d’estampes impériales assu - l’expansion commerciale des années 1850, part rent la prospérité de la fabrique Pellerin. avec plusieurs employés de Pellerin fonder sa En 1822, son fils, Nicolas Pellerin, et Pierre- propre entreprise – Ch. Pinot et Sagaire. La Germain Vadet, son beau-frère, lui succèdent. même année, Charles Pellerin fait construire, La fabrique de cartes cède définitivement la rue Léopold-Bourg, un immeuble avec un grand place à la fabrique d’images. L’Imagerie d’Épi - magasin et, place du Quartier, un bâtiment de nal prend alors de l’ampleur. On embauche de quatre étages où l’entreprise s’installe. Proba - 1832 à 1846 près de 40 ouvriers, alors que les blement stimulée par la concurrence Pinot, images Pellerin sont diffusées dans le monde l’Imagerie Pellerin multiplie les contacts et les entier. Le 30 octobre 1858, la société est consti - commandes auprès des dessinateurs parisiens, tuée en nom collectif – « Pellerin et Compa - tant pour les planches enfantines que pour les 32 Antonio Gacia créations publicitaires. La vente des images historiques et les récits des événements politi - d’Épinal s’effectuait alors par le colportage, les ques marquants : la guerre de 1870, la Com - librairies et les représentants à l’étranger. mune. L’image Pellerin se distingue alors par un Le colportage fut le moyen de diffusion le certain engagement politique et moral et devient plus utilisé. Pour les images d’Épinal, la plupart un symbole de valeurs. Épinal, capitale de des colporteurs venaient exclusivement du l’imagerie populaire, eut, de 1880 à 1896, l’idée même village : Chamagne (), d’où leur d’adapter ses images au courant scientifique nom de « chamagnons ». Les colporteurs allaient d’une époque en pleine industrialisation. L’ori - de village en village, une hotte (sorte de petite ginalité de la série encyclopédique Glucq des armoire à deux portes) sur le dos, parfois ac - Leçons de choses illustrées, née de l’association compagnés d’un âne qui portait les marchandi - de l’Imagerie Pellerin et de l’éditeur publiciste ses. Ils s’arrêtaient sur la place du village, chan - Glucq, est d’avoir apporté un aspect totalement taient une complainte et déballaient leurs novateur aux thèmes iconographiques canton - marchandises : brochures, images, journaux, nés à l’histoire, à la religion et aux contes de chapelets, médailles, mercerie... Très souvent, fées. L’idée de Glucq et de l’imagier fut de rem - ils faisaient du troc et échangeaient ces mar - placer les héros des histoires racontées en chandises contre des chiffons destinés aux pa - images par des « produits de consommation », peteries, des peaux de lapin pour les fabriques répondant ainsi d’une façon simple et efficace de chapeaux de feutre. Les images multicolores à la curiosité des milieux populaires et bour - de Pellerin obtinrent un grand succès, tout geois fascinés par l’industrialisation. L’école comme les brochures de la Bibliothèque bleue étant devenue obligatoire depuis 1882 et les ou les almanachs. Les colporteurs n’avaient pas sciences physiques et naturelles étant introdui - le monopole de la vente des images de Pellerin. tes sous le nom de « leçons de choses » dans Le catalogue de 1842 précise les conditions de l’enseignement primaire, le thème des images vente à usage des libraires. Les images d’Épi - reliées en un volume de cinquante planches nal ont eu un succès dépassant les frontières de porta sur l’observation des objets ou de la na - la France et engageant Pellerin à assortir ses ture associée aux découvertes scientifiques et à images de textes en langues étrangères : images leurs applications : histoire du fer, du verre, du bilingues pour l’Allemagne, puis images desti - gaz, du sucre... Mais ces images gardaient tou - nées à l’exportation, rédigées entièrement en jours un caractère publicitaire et malgré l’en- une autre langue, diffusées par des correspon - thousiasme des instituteurs, le gouvernement dants étrangers. n’encouragea pas l’entreprise. Le coût du projet À la fin des années 1880, Pellerin met à la n’apporta pas le succès escompté et, en 1896, disposition de Gaston Lucq, dit Glucq, dessina - Glucq dut céder ses parts de propriété à l’Image - teur parisien, son expérience d’imprimeur en rie Pellerin qui retira à l’iconographie toute al - chromolithographie. Sans doute, cette associa - lusion publicitaire, la réactualisa et la moder - tion permit-elle à Pellerin de surmonter les évé - nisa. Elle intitula la nouvelle production parue nements de l’année 1888 : l’incendie des ate - en 1905 : « Série encyclopédique Glucq des le - liers de coloriage, puis le rachat de l’entreprise çons de choses illustrées ». Après la Première concurrente Olivier-Pinot. Après la mort de Guerre mondiale, la série évolua peu, puis s’es - Pierre-Germain Vadet (1870), le départ de Léon- souffla. Joseph Letourneur-Dubreuil (1880), le décès de Le 29 mars 1895, les statuts de la société fu - Charles Pellerin (1887) et l’achat de la maison rent modifiés pour permettre l’admission d’un Pinot à Mme Olivier, la société se trouve officiel - nouvel associé, Hubert Gourier, mari de la deu - lement administrée par Georges Pellerin, fils de xième sœur de Georges Pellerin. Jusqu’à l’ap - Charles, né en 1852, et Pol-Charles-Marie proche de la Première Guerre mondiale, Payonne, époux de sa sœur Marie-Louise. l’imagerie, installée dans de nouveaux locaux La Troisième République voit l’apparition quai de , à Épinal, édifiés en 1896- des portraits légendés de grands personnages 1897 (ceux qu’elle occupe encore aujourd’hui), L’Europe avant et après la Chute du Mur : images d’Épinal 33 développe ses séries historiées et ses jeux de rement et les descendants de son fondateur Jean- construction. À côté de ses activités de création, Charles Pellerin sont contraints de déposer le Pellerin conforte sa position d’imprimeur-pu - bilan. blicitaire auprès des libraires et des petits com - En 1984, cinq jeunes dirigeants d’entreprise merçants. Le verso des images est imprimé avec et un groupe de cinquante actionnaires spina - un texte rédigé par le client. La Grande Guerre liens décident de recapitaliser l’Imagerie pour provoque la fermeture partielle de l’usine mais, faire renaître ce patrimoine si cher au cœur des malgré cela, Georges Pellerin honore les com - Spinaliens. Eric Staub, l’un des jeunes repre - mandes qui lui parviennent de Suisse ou d’Al - neurs, est nommé naturellement Président-di - gérie. recteur général. Il assure immédiatement une di - À la mort de Georges Pellerin en 1918, la so - rection judicieuse et économe, préserve ciété se trouve gérée par Pol-Charles-Marie fidèlement le caractère propre de la maison, le Payonne, Maurice et Émile, ses fils, Hubert et coloris au pochoir, et adapte ces réalisations aux Jean Gourier et Élisabeth Dumont, née Gourier. techniques d’impression modernes. Dès 1989, Le 18 décembre 1920, la société prend le nom l’Imagerie d’Épinal retrouve ses racines dans de « Payonne, Gourier et Cie, ancienne maison l’expression graphique et artistique de son épo - Pellerin ». Le 14 mai 1921, Hubert Gourier cède que et s’assure la collaboration d’un premier ar - 1/250e du capital à Max Prud’homme, mari de tiste, Antonio Gacia. D’autres suivront : Jean- la fille de Pauline Vadet et de Léon Letourneur- Paul Marchal, Isabel Yung, Clair Arthur, Debreuil. Pol Payonne disparaît ; le 1 er juin Guillaume Roussel, Olivier , Patrick 1921 naît l’« Imagerie Pellerin S. A. ». Dans les France, Sidonie Hollard, Thierry Desailly et années 1920, l’activité reprend : la maison crée Anne Logeais. des albums-toiles pour les enfants, mais la con - Au début du XXI e siècle, l’Imagerie d’Épi - currence se développe sur toute la librairie et nal développe trois activités : l’édition d’images l’imagerie. On tente de renouveler les ententes d’Épinal, bien souvent en relation avec l’actua - commerciales déjà entreprises au début du siè - lité ; l’atelier artisanal, qui accueille plus de cle entre imagiers : Vagné et fils, à Pont-à- 200 000 visiteurs par an ; la création d’images Mousson ; Alfred Delhalt, à Nancy ; Alexandre d’Épinal pour des entreprises ou des institu- Capendu, éditeur et dépositaire parisien. On tions, à l’occasion d’un événement particulier. songe à engager des procès contre les éditeurs Malgré les développements d’une culture et allemands. Hubert Gourier meurt en 1934 et d’une société tournées vers les moyens de com - laisse à la tête de l’entreprise ses neveux, Mau - munication les plus performants, l’image d’Épi - rice et Émile Payonne. nal conserve une place privilégiée. La Seconde Guerre mondiale interrompt à nouveau les activités de l’Imagerie, qui repren- La création d’aujourd’hui nent avec difficulté dans les années 1950. Les hebdomadaires de littérature enfantine ainsi que Pendant les cinq premières années qui ont suivi les éditeurs comme Hachette proposent des ar - la « reprise » de l’Imagerie, outre le travail con - ticles qui plaisent davantage à la clientèle. L’en - sidérable d’archivage de milliers d’images, des - treprise est administrée par René Simon, petit- sins originaux, bois, pierres lithographiques, fils d’Hubert Gourier, au départ en retraite des pochoirs, etc., de la remise en état et la sauve - frères Payonne, en 1954. garde des machines et des locaux, la production Au début des années 1980, l’imagerie con - imagière fut essentiellement consacrée à la naît un essor médiatique relatif en éditant des réimpression des anciennes images, à la con - artistes aussi reconnus que Tardi ou Fred et en fection de divers albums : compilations de bénéficiant d’une couverture télévisuelle quoti - Séries comme les « Images de Glucq » ou les dienne via l’émission pour enfants « Récré A2 » « Images Politiques » ou « Publicitaires », à la sur Antenne 2 (aujourd’hui France 2). Cepen - carterie et divers objets traditionnels (horloges, dant, l’entreprise s’écroule peu à peu financiè - pots à crayons, jeux de tarots, etc.). 34 Antonio Gacia

C’est seulement en 1989, lors des Célébrations Deux images pour un mur du Bicentenaire de la Révolution Française, que l’Imagerie fut sollicitée par les concepteurs de Comme tant d’autres imageries dans le monde, l’Espace d’exposition aux Tuileries, à Paris, là l’Imagerie d’Épinal a toujours créé ses images où s’érigèrent les Tours de la Liberté et de la avec le temps « nécessaire » à leur réalisation : Fraternité. C’est ainsi que l’Imagerie, avec les célèbres batailles napoléoniennes sont nées, l’aide de Philippe Séguin, eut l’honneur de par exemple, cinquante années après les événe - « tapisser » les grandes palissades (plus de ments. 8 000 m 2) installées dans ces jardins avec des reproductions de gravures en noir et blanc de Novembre 1989, un samedi matin. planches de soldats, des dizaines de motifs répétitifs qui illustrèrent cette manifestation. Le mur de Berlin était tombé dans la nuit du L’opportunité nous était alors donnée d’occuper jeudi au vendredi précédent. Rien ne laissait en - un espace d’exposition en haut de la Tour de la trevoir que notre Imagerie, comme cette partie Liberté (celle qui est aujourd’hui installée à du monde, connaîtrait elle aussi une formidable Saint-Dié-des-Vosges), et c’est à partir de là que avancée. l’idée nous vint de concevoir une « nouvelle Ce samedi matin, mon ami Bernard Houot, image », sur le thème de la Révolution. Cette conservateur des Antiquités et Objets d’Art du image devait compléter une présentation département des Vosges, me suggéra de créer d’images anciennes sur des thèmes similaires. une image qui serait une forme d’hommage à Créer une nouvelle image… Mais comment cet événement crucial. Je ne réagis pas instan - réaliser aujourd’hui une « Image d’Épinal » ? tanément, mais au fil de la journée prenait déjà Fallait-il la réaliser comme autrefois, par un seul forme, non sur le papier mais dans mon esprit, dessin, ou bien par une série de vignettes, une série de « vues » : l’explosion de joie po - comme tant de nos illustres prédécesseurs pulaire, les chaînes qui sautent, le mur qui s’ef - l’avaient fait ? La solitude face à la feuille fondre, les couleurs d’un drapeau, les inscrip- blanche, je l’ai ressentie avec tout le poids de tions sur le béton… Toutes ces images me deux siècles d’histoire… Mais l’idée qui m’est hantaient, jusqu’à ce que je puisse donner le pre - venue « naturellement » me fut dictée par l’his- mier coup de crayon très tard le dimanche soir, toire même de l’Imagerie : cette « vieille et achève mon ouvrage le lendemain matin, après dame », comme nous aimons l’appeler affectu - une nuit blanche éprouvante mais magnifique. eusement, avait toujours su rester contempo - Le week-end suivant, l’Imagerie inaugurait raine. Les images nouvelles devaient refléter les deux journées « portes ouvertes » et le lundi, événements d’aujourd’hui. Et pour que mes nous donnions une conférence de presse pour images racontent l’histoire d’aujourd’hui, je de - annoncer l’événement. Je montrais ma réalisa - vais me débarrasser quant à moi des carcans tion au Président de l’Imagerie, Eric Staub, qui, d’une mise en page trop rigide. C’est avec des sans hésitation, la présenta quelques heures plus enchevêtrements d’images, en jouant avec les tard aux journalistes. Le lendemain, l’image fi - transparences, en respectant les simples règles gurait sur quatre colonnes à la une de L’Est d’équilibre, de composition et d’harmonie de Républicain sur toutes ses éditions, ainsi que La couleurs, que je désirais renouveler la produc - Liberté de l’Est pour les Vosges. La maquette tion de l’Imagerie d’Épinal. Ainsi, une nouvelle de l’image avec toutes ses couleurs ! version de la Révolution Française vit le jour, Elle fut également montrée par les chaînes en juin 1989. françaises de TV et l’agence AFP la transmit aux journaux nationaux et allemands. Der Spie - gel la reprit aussi sur un bon tiers de page, Libération sur une demi-page, et une bonne par - tie de la presse régionale en France s’en fit très rapidement l’écho. L’Europe avant et après la Chute du Mur : images d’Épinal 35

Le succès fut immédiat, les commandes au immergé dans cette ville bouillonnante et atta - rendez-vous, et, enfin, partout, on découvrait chante, où, avec la reconstruction, le moder - que notre Imagerie d’Épinal était toujours vi - nisme a trouvé une place prépondérante : le vante, qu’une image d’Épinal était autre chose verre, les nouvelles structures, les nouveaux bâ - qu’une expression figée, désignant au sens fi - timents, la réhabilitation des anciens quartiers, guré une vision emphatique, traditionnelle et ses ruelles, ses impasses, ses larges avenues ver - naïve de la réalité. doyantes, je voulais tout montrer simultané - Cette création fonda le renouveau de l’Image - ment. rie et bénéficia d’une couverture médiatique C’est ainsi que j’ai composé l’image de unique. Philippe Séguin, alors Président de 2004, à partir d’une première image, déjà épui - l’Assemblée Nationale et député-maire d’Épi - sée, en y apportant une expérience personnelle. nal, l’érigea en symbole du rassemblement entre D’une image l’autre : la même liesse populaire la France et l’Allemagne. Un tournant dans la et la planète s’élevant, au pied du Mur, du vio - politique d’édition et d’impression de l’Image - loncelle de Mstislav Rostropovitch. Une note rie, liée directement à l’actualité. plus grave sous la jubilation ? Ce jour-là, oui, nous étions tous berlinois et La réunification, européens… quinze années plus tard…

C’est sans rideau de fer et sans Mur que je dé - couvre donc Berlin et les vestiges de ces années de honte. Pour cette nouvelle image, je me suis

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LE ROMAN SIED -IL ÀL’EXTERMINATION ? par Charlotte Lacoste

La question du droit du roman sur l’histoire, et rature, les spécialistes de la chose littéraire pré - de la littérature sur l’archive, s’est trouvée ré - férant à l’éloquence maigre de ces récits non ro - gulièrement portée sur le devant de la scène lit - mancés le style fleuri des écrivains dignes de ce téraire ces dernières années. La parution des nom dont les fresques achalandées offraient des Bienveillantes de Jonathan Littell , en particulier , vues imprenables sur l’horreur. a lancé un débat qui a rebondi avec Jan Karski La Shoah peut-elle constituer un sujet de de Yannick Haenel, et qui n’est pas près de se roman ? Les survivants de l’extermination, qui tarir. Alors que Claude Lanzmann faisait jadis sont peut-être les premiers à s’être posé la ques - de la fiction sur l’extermination un « crime tion, y ont apporté des éléments de réponse, eux moral », beaucoup semblent aujourd’hui consi - qui n’ont cessé de s’inscrire en faux contre une dérer, à commencer par Lanzmann lui-même, certaine représentation – tapageuse, pathique, que la mort des derniers témoins rend nécessaire édifiante – de l’horreur, déniant à la Littérature une perlaboration de l’événement par le me - le droit de revisiter (pour ne pas dire réviser) dium romanesque, et se félicitent donc que l’Histoire qu’ils avaient vécue dans leur chair. nombre de romanciers s’emparent de la matière Mais leur voix est aujourd’hui en passe d’être de l’extermination pour nourrir leur œuvre. En recouverte par celle, plus alerte, des écrivains face, les détracteurs des Bienveillantes contes - professionnels. tent cette manière-là de présenter l’histoire de La Shoah peut-elle constituer un sujet de la destruction des Juifs d’Europe, estimant que roman ? Elle le peut : le romancier a tous les l’on ne gagne rien à l’observer par les yeux d’un droits, dont celui de se confronter aux sujets les nazi non-repenti qui met tout en œuvre pour plus délicats. Mais dans la mesure où les ques - convaincre ses lecteurs qu’ils auraient agi exac - tions éthiques – et la Shoah en pose quelques- tement comme lui sous le III e Reich. La thèse unes – sont traitées par l’auteur d’un roman dans défendue leur paraît louche, et grossières les fi - des dispositifs esthétiques, il convient d’évaluer celles romanesques qui la soutiennent. la légitimité ou la pertinence de ces derniers. Le On ne saurait comprendre le débat qui s’ou - romancier a tous les droits. Reste que le devoir vre aujourd’hui sans l’inscrire dans la continuité du critique, c’est d’apprécier l’usage que l’au - de l’une des batailles littéraires du XX e siècle, teur fait de cette infinie liberté. D’où cette ques - celle qui avait opposé les témoins survivants tion : le roman comme genre sied-il à l’exter - soucieux de dire la vérité, toute la vérité et rien mination ? C’est ce que nous examinerons ici que la vérité sur leur expérience en décrivant le en essayant de cerner au plus près les enjeux et plus précisément possible, avec les mots les plus les écueils de la mise en roman de la Shoah. clairs, les conditions de leur agonie commune, Je rappellerai dans une première partie les aux auteurs de romans de guerre puis d’exter - étapes et surtout les enjeux de la bataille qui op - mination – ces derniers donnant en priorité la posa, tout au long du XX e siècle, les témoins et parole au bourreau. Peine perdue : le genre du leurs défenseurs aux tenants de la fiction guer - témoignage ne parvint pas à s’imposer en litté - rière et génocidaire. Puis j’examinerai, dans une 38 Charlotte Lacoste seconde partie, les procédés qui sont à l’œuvre leur mission de témoigner mais qui ont eu la fa - dans le roman de Littell, que l’on peut retrou - veur du public – et notamment les romanciers. ver dans de nombreuses productions contempo - En effet, on entre alors dans l’ère du best- raines (romans, pièces de théâtre, essais, films), seller avec Gaspard (Goncourt 1915), Le Feu ce qui fait des Bienveillantes un véritable symp - (Goncourt 1916, quatre-vingt-dix ans avant Lit - tôme de notre temps. tell) et Les Croix de bois (prix Fémina 1919), autant de romans que Jean Norton Cru juge fal - 1. Une bataille littéraire du XX e siècle : la vé - sificateurs : « Unissons-nous contre cette fausse rité de l’expérience du mal contre l’horreur littérature et faisons-lui une guerre acharnée. vendeuse Les poilus ont écrit assez de belles pages de vé - rité vécue pour la remplacer : il ne s’agit que de 1.1. Témoignage versus roman : remise en se rendre compte qu’elles existent. » (Jean Nor - perspective historique ton Cru 2006 : 50) L’une des ambitions de Té - Un genre correspond toujours à une pratique so - moins est de périmer une certaine conception et ciale spécifique et apparaît dans des conditions une certaine esthétique de la guerre, celle qui re - historiques précises. En l’occurrence, la nais - cycle depuis des siècles une imagerie kitsch et sance du témoignage en France coïncide avec éculée de la bataille – décrite par Barbusse l’avènement de la violence de masse et a lieu au comme un « sombre et flamboyant orage » – cours de la Première Guerre mondiale, soit à une littérature littérairement médiocre et don - l’occasion d’une guerre longue , impliquant une nant une image plutôt séduisante de la guerre. armée de civils composée de millions de ci - Et Jean Norton Cru est loin d’être le seul, pen - toyens instruits grâce aux progrès récents de dant la Première Guerre, à s’inquiéter de l’ima - l’alphabétisation et donc capables de relater leur gerie de pacotille que véhicule la littérature de expérience. guerre. Max Deauville, qui vit la guerre en L’on se doit d’évoquer ici quelqu’un qui joua première ligne, partage l’idée que les témoins un rôle essentiel dans la réflexion sur le témoi - doivent prendre la plume pour rectifier les gnage, Jean Norton Cru, rescapé de la Grande représentations : Guerre qui passa vingt-huit mois dans les tran - chées et quinze ans à s’interroger sur la forme […] si nous nous taisons, d’autres viendront que ses compagnons d’armes avaient choisi de qui dénatureront les faits bien plus que nous donner à leurs écrits, et qui peut être considéré ne pourrions le faire. Ils s’en empareront. Ils comme l’accoucheur du genre : dans Témoins , s’en serviront. Ce seront des armes dange - gigantesque ouvrage critique paru en 1929, il re - reuses dans leurs mains. Ils nous dépeindront père une trentaine de livres dont les auteurs, la guerre sous des couleurs rutilantes. Ils fe - pour faire pièce aux légendes glorieuses dont se ront apparaître à nos yeux une fresque ma - nourrissent à l’unisson romans de guerre et gnifique. Ce n’est là qu’un jeu pour les presse patriotique, ont tenu la promesse faite à poètes. Par des images colorées, des phrases, leurs camarades tombés au front de faire connaî - des mots sonores, ils nous décriront notre tre aux vivants le visage de la guerre réellement époque sous un jour tel que nous voudrions vécue. En décrivant le plus précisément possible y revivre. […]. Prenons garde, autour de les conditions de leur agonie commune, ils ont nous se lève la phalange redoutable des im - inventé une nouvelle manière, sobre et précise, posteurs, et si par malheur quelqu’un d’entre de dire la violence et la mort : « je les présente eux a du génie, il fera naître chez nos des - comme témoins dans toute la force du mot », cendants le désir de revivre une époque sem - écrit Jean Norton Cru, qui tente – le geste est blable à la nôtre. Il les y précipitera. (Deau - fondateur – d’attirer l’attention de ses contem - ville 1930 : 325-330) porains sur la qualité de ces textes passés ina - perçus lors de leur parution, tout en critiquant La « phalange redoutable des imposteurs », dont la prose de ceux, fort nombreux, qui ont failli à il parle, ce sont les écrivains de métier qui n’ont Le roman sied-il à l’extermination ? 39 fait que fantasmer la guerre sans jamais l’ap - Peu après la parution de La mort est mon mé - procher, mais aussi d’anciens poilus qui ont vu tier de Robert Merle, qui inaugure la série des la guerre, et qui pourtant ont narré une guerre romans sur l’extermination en plaçant déjà au d’un autre siècle. Le diagnostic de Jean Norton cœur de son dispositif narratif la figure d’un Cru concernant cette catégorie-là de faux-té - nazi autodiégétique, Jean Cayrol monte au cré - moins est sans appel : ils ont été victimes d’in - neau pour défendre, vint-cinq ans après Jean toxication littéraire. S’ils ont recyclé le matériau Norton Cru et dans les mêmes termes que lui, épique à disposition , c’est parce que l’image ces « livres essentiels » que sont les témoi - que la tradition littéraire a donné du combat, de gnages ( L’espèce humaine de Robert Antelme la souffrance et de la mort est tellement ancrée et L’homme et la bête de Louis Martin-Chauffier dans les esprits qu’elle tend à se substituer, dans notamment), qui ont été éclipsés par les romans la mémoire des rescapés, à la réalité de leur ex - sensationnalistes. Les cibles de Jean Cayrol et périence, tellement plus médiocre . de Jean Norton Cru sont d’ailleurs parfois les Seulement voilà : la guerre gesticulante à la mêmes : Erich Maria Remarque par exemple, baïonnette et au couteau plaît au public, qui n’a critiqué pour À l’Ouest rien de nouveau par Jean que faire de l’entreprise de démystification en Norton Cru et pour L’étincelle de vie par Jean quoi consiste le témoignage et plébiscite large - Cayrol. ment le roman. La vérité semble décidément inaudible ou, pour le dire autrement, il n’existe Une bonne intrigue concentrationnaire, un pas encore de public pour le témoignage dans la bourreau-maison, quelques squelettes, une France de l’entre-deux-guerres. légère fumée de Krema au-dessus de tout Une bataille s’engage : face à Jean Norton cela et nous pouvons avoir le prochain best- Cru critiquant les méthodes des romanciers à seller qui fera frémir l’Ancien et le Nouveau succès et leur opposant le projet éthique des té - Monde. (Cayrol 1953 : 575) moins, les spécialistes de la chose littéraire font front. Roland Dorgelès (l’auteur des Croix de « On en est au folklore » tonne Cayrol en 1953. bois ) se moque des « souvenirs insignifiants » Seize ans après, Roger Errera salue sa « lucidité que Cru porte aux nues, ces « pauvres reliques quasi-prophétique », déplorant que la censure, que des survivants vieillis sortiront un jour du ti - qui a frappé les témoignages sur la torture en Al - roir » et qui n’ont d’intérêt « que pour leurs si - gérie, ait épargné la fiction génocidaire qui pour - gnataires ». Bref, les romanciers ripostent, invo - suit sa carrière fulgurante : « nous en voici arri - quent la Muse contre les témoins, et voient en vés au second stade, constate Errera : celui du Cru, bizarre collectionneur de récits sans forme et best-seller », qui se caractérise ainsi selon lui sans panache, « la lèpre incurable des créateurs ». Le même scénario se reproduit peu ou prou Peu importent les témoins et les historiens, au début des années 1950 : alors que les rares le respect des hommes et celui des faits : il survivants qui, à leur retour des camps, ont tenu s’agit de fabriquer, puis de vendre, selon des leur promesse de témoigner se sont tus, faute recettes éprouvées, un produit . d’audience et d’éditeurs, la « phalange redouta - Après Treblinka , de J.F. Steiner, voici ble des imposteurs », appâtée par l’odeur des aujourd’hui, à propos du programme nazi camps de la mort, renaît de ses cendres. Délais - d’euthanasie et des expériences médicales sant les « amusements littéraires ayant la guerre pratiquées dans les camps, Et la terre sera pour thème » comme disait Jean Norton Cru, les pure , de Sylvain Reiner. Même éditeur romanciers de l’extrême se rabattent sur la ma - (Fayard), même collection, on est tenté tière concentrationnaire, dont Jean Cayrol re - d’ajouter : même auteur, tant les procédés marque ironiquement qu’elle est plus apte à sont visibles. (Errera 1969 : 919) « fournir un beau sujet d’histoire pittoresque et renouveler les thèmes littéraires en décrépi - Le roman Treblinka (1966), consacré par une tude » – une aubaine. préface dithyrambique de Simone de Beauvoir, 40 Charlotte Lacoste vient alors d’être salué par toute l’intelligentsia Jonathan Littell, qui prétend nous révéler « les française comme le chef-d’œuvre incontourna - mécanismes expliquant qu’une communauté ble sur l’extermination du fait d’un minutieux étatique puisse se trouver impliquée dans un travail de collection des sources en amont. Or crime de masse », est-il passé pour un super-his - son auteur, Jean-François Steiner, ancien para torien : dans Les Bienveillantes , assure Claude en Algérie et journaliste au Nouveau Candide , Lanzmann, « tout est vrai, avec une précision qui épousera la petite-fille du chef des armées absolument rigoureuse ». Mais quand on le ti - d’Hitler et apportera un soutien sans faille à tille sur tel ou tel point de détail (car de fait, le Papon lors de son procès, outre qu’il multiplie roman comporte un certain nombre d’erreurs les erreurs factuelles et trafique les chiffres, a factuelles), le romancier sort son joker : « c’est fourbi là un roman antisémite, qui développe les un roman », « c’est de la littérature pure », ré - thèmes de la « lâcheté juive », de la « cupidité pond Littell quand une question l’embarrasse, juive », et du « surhomme germanique ». L’his - plaidant le droit à l’irresponsabilité du roman - torien Léon Poliakov s’avise de la mystification, cier. C’est trop facile, disent les témoins qui eux mais toute la critique de l’époque s’y est laissé s’astreignent à une absolue précision et qui prendre. s’élèvent contre la « littérature » ainsi conçue. Il est des cas extrêmes de révisionnisme lit - 1.2. Fiction, falsification et extermination téraire (en faisant mourir John Demjanjuk dans Les griefs que les témoins ont émis contre la fic - Treblinka , Steiner a couvert sa fuite aux États- tion guerrière puis génocidaire sont d’ordre Unis), mais la réécriture de l’Histoire com - éthique aussi bien qu’esthétique , attendu que mence bien plus tôt aux yeux des témoins – pour eux, l’un et l’autre ne font qu’un. dans le simple fait de substituer au temps Première remarque : les romanciers de l’ex - amorphe du traumatisme qu’ils endurèrent, un trême bénéficient d’un immense crédit. Jean temps de la récurrence qui fait échec à l’événe - Norton Cru notait déjà que c’est par la fiction mentialité, la cadence harmonieuse et les topoi que les hommes connaissent la guerre (ou d’une narration classique. Le romancier, croient la connaître), et qu’alors que le public conteste Jean Cayrol, pétrit sa matière première, se défie du témoignage, il a tendance à prendre « un peu gluante et poisseuse aux doigts », en le roman de guerre au sérieux. Jean Cayrol hé - extrait « ce qui fait le plus concentrationnaire » rite du paradoxe : « Du moment où un homme et compose à partir de là un scénario digne de ce de lettres refait un camp de concentration à sa nom, alors même que le sujet fait échec à ce guise et en suivant sa propre imagination », il a type de pseudo-reconstitution fictionnelle : l’ex - toutes les chances de recueillir la confiance des périence du pire, dit encore Cayrol, « ne peut lecteurs – quant aux témoins : « On ne leur de - être la trame achevée d’un roman, avec des ar - manda que de prêter serment et de dire la vérité, rangements d’écriture et une pensée simplement rien que la vérité, toute la vérité, et on ne les crut consciencieuse ». L’argument n’est pas plate - pas » (Cayrol 1953 : 576). Or, dès lors que la ment moralisateur : il se fonde sur la vérité de fiction fait référence à ces sujets, une responsa - l’expérience, que l’on ne peut pas tailler comme bilité particulière incombe aux romanciers, res - une tragédie de Racine ou un jardin à la fran - ponsabilité que néanmoins ils déclinent car elle çaise sans la dénaturer radicalement. Le résultat entrave leur liberté sans laquelle leur œuvre ne de cette révision du tempo de l’extermination saurait irradier la vérité esthétique supérieure c’est, exemplairement, La Liste de Schindler de qu’ils prétendent nous délivrer. Résultat : les fic - Steven Spielberg, dont chaque minute s’enfle tionneurs jouent sur deux tableaux, tout en d’une action dont les tenants et aboutissants jouissant de la liberté absolue de l’artiste, ils bé - nous sont sursignifiés, jusqu’au happy end final. néficient d’un crédit supérieur à celui que l’on Enfin, au défaut d’intrigue et de photogénie accorde à un témoin fiable, voire à un historien, du témoignage, s’oppose l’orgie d’images adé - ce qui fait décidément du roman sur l’extermi - quatement macabres qui font le propre du kitsch nation un genre propice aux falsifications. Ainsi guerrier puis génocidaire : des pieds du mort qui Le roman sied-il à l’extermination ? 41 se détachent quand on lui vole ses chaussures, échec, les critiques ont beaucoup apprécié le dans Le Feu , obligeant le voleur à récurer les procédé consistant à se servir de l’extermination bottes à la fourchette, aux enfants qui avalent comme d’une Matière fabuleuse et à lui faire leurs doigts glacés dans le faux-témoignage de subir un traitement déréalisant en la compilant Binjamin Wilkomirski en passant par les dépor - avec L’Orestie d’Eschyle, American Psycho , tés congelés ranimés entre deux femmes nues Des hommes ordinaires de Browning , Tintin et chez Sylvain Reiner, les scènes morbides et gra - les dialogues platoniciens, entre autres. Ils ont veleuses font partie de l’« horizon d’attente » de ainsi repéré les intertextes, sans toutefois s’in - ces romans conformistes – tant et si bien que ces terroger sur la pertinence du traitement mythi - scènes, souvent à base de cannibalisme, de né - fiant de ces sources – sans se demander , par crophilie ou de scatologie, se mettent à fonc - exemple , si la mise en parallèle du génocide des tionner comme des indices de faux-témoi - Juifs et de la malédiction des Atrides avait gnages. Les témoins contestent : outre que ces quelque valeur explicative… scènes sacrifient à une logique du spectacle qui Puis vient le temps de la décoration, des était celle des nazis eux-mêmes, elles leurrent « broderies de l’invention » dont s’affligeait l’imagination du lecteur en lui donnant à mou - Jean Cayrol. « Les détails, dit Littell, c’est la dre son propre grain. Enfin , l’utilisation inten - dernière couche, c’est comme la finition d’un sive de motifs horrifiques concourt à frapper tableau ». Le texte est donc émaillé de citations l’horreur d’irréalité – soit, en la banalisant, à la des Pères de l’Église, de vomissements décora - déréaliser –, contraignant en retour les survi - tifs et de macchabées sexys. Il faut dire qu’à vants à taire toute « particularité atroce » dont ils l’étymon des Bienveillantes , on trouve la photo auraient été témoins comme dit Louis Martin- en noir et blanc d’une pendue élégante, décro - Chauffier, car ces détails horrifiques fonction - chée dans la neige et rongée par les chiens (le neraient dans le témoignage comme un « effet motif de la femme en décomposition – morte ou de fiction ». vive, mais toujours désirable – est un topos de Cette réflexion (qui mériterait d’être plus ce genre de romans, depuis Eudoxie dans Le amplement développée) des témoins et de leurs Feu ). Oubliées les admonestations de Primo défenseurs sur les « pratiques suspectes » des Levi : « Laissez les femmes des camps tran - romanciers (comme disait Raul Hilberg) a été si quilles, elles n’étaient pas des actrices sexy !» bien oubliée aujourd’hui qu’il n’en a pas du tout (La Stampa , 1977). Au stade du best-seller, di - été question à la sortie des Bienveillantes , salué sait Roger Errera, il s’agit de vendre un produit, à la fois comme le premier chef-d’œuvre litté - et au besoin de créer la demande, éventuelle - raire du XXI e siècle et comme « l’instrument le ment en jouant sur le potentiel romanesque que plus fantastique pour éclairer l’histoire » dans recèle le personnage du nazi. les siècles à venir. 2.2. Le nazi gentleman : un miroir tendu au lecteur 2. Les Bienveillantes : roman-symptôme Dans les productions romanesques sur la Shoah, qui font la part belle au bourreau, le nazi est tou - 2.1. La composition du roman jours pourvu des mêmes qualités standard. Le Littell a procédé par strates. Il est parti de ma - personnage de Maximilien Aue les cumule tériaux de base hétéroclites (journaux, photos, toutes. romans, ouvrages historiques) qu’il a laborieu - sement recopiés ou tendancieusement révisés – 2.2.1. Un homme ordinaire on en a de nombreux exemples : la bienveil - Maximilie Aue est avant tout un homme ordi - lance d’Albert Speer vis-à-vis des Juifs à Dora naire. C’est lui-même qui nous le dit (nous est de son cru. sommes ses « frères humains », à sa place, nous Alors que Jean Cayrol contestait le principe aurions fait exactement la même chose), et Lit - même de la composition romanesque sur ces su - tell, qui partage la plupart des idées de son jets dont il estimait qu’ils mettent la fiction en 42 Charlotte Lacoste narrateur, nous le confirme : les bourreaux sont regardant son nombril, où gît la bête donc). comme nous. Comme eux, nous rêvons d’as - Drôle de conception du crime de masse et cu - souvir la pulsion meurtrière qui nous taraude car rieuse manière de le prévenir que celle égale - l’homme ne s’abstient d’assassiner ses sembla - ment de Patrick Rotman dans un film au titre bles que tant que la société l’en empêche ; emblématique , L’ennemi intime , dans lequel il lorsqu’elle lève ses limites, c’est le meurtre gé - montre « comment un jeune homme ordinaire, a néralisé. C’est bien vu : par là, il exploite l’un priori incapable de faire du mal à une mouche, des plus grands fantasmes de notre époque, peut commettre des actes inimaginables et celui qui veut que chacun de nous soit un meur - même parfois – souvent ? – y prendre du plai - trier en puissance. sir. » « L’ennemi intime » : le danger vient de En effet, reprenant le titre d’un ouvrage de l’intérieur, il grossit en nous comme un ulcère, l’historien Christopher Browning, on aime à af - parce que nous sommes ainsi faits, naturelle - firmer de nos jours que les meurtriers de masse ment voués au mal, auquel on nous explique sont « des hommes ordinaires ». Le syntagme qu’en sus on prend plaisir. Catharsis singulière - surgit immanquablement lorsque l’on évoque ment dépolisante, qui ne saurait nous faire ou - Adolf Eichmann par exemple. Il faut dire que la blier toutefois que le ventre fécond « d’où a formule a du potentiel : des hommes qui nous surgi la bête immonde » dans la pièce de Brecht, ressemblent en tout point et deviennent du jour n’est pas celui des individus, naturellement en - au lendemain des meurtriers sans l’avoir pré - clins au mal, mais le ventre du système politico- médité – sans même l’avoir vu venir – l’idée économique qui a produit l’immondice, à savoir n’est pas sans charme, et surtout, elle nourrit ce le capitalisme. syllogisme boiteux, qui est dans l’air du temps : Pour donner une assise plus sérieuse à leur les bourreaux sont tous des hommes ordinaires, thèse, les montreurs d’hommes ordinaires invo - or les hommes ordinaires, c’est nous tous, donc quent la fameuse « banalité du mal » d’Hannah nous sommes tous des bourreaux. L’idée que Arendt. Mais ils ont si mal lu Eichmann à Jéru - tout être humain nourrit en lui un monstre prêt salem (1966) qu’ils déforment la démonstration à bondir est à la mode. Littell s’en inspire sans arendtienne et font du mal une chose banale et modération. Il n’est pas le seul. C’est cette facile à commettre, comme en atteste toute même thèse qu’a exposée en janvier 2008 l’histoire de l’humanité, preuve ultime que l’on Jacques Vergès, au théâtre de la Madeleine dans a « ça » en nous. Hannah Arendt, pour sa part, sa pièce Serial plaideur (reprise en 2011) : les ironisait contre « ceux qui ne se sentiront pas en assassins « sont nos semblables et nos frères » paix tant qu’ils n’auront pas découvert un en vertu de la « malédiction qui nous pousse ‘‘Eichmann au fond de chacun [d’eux] ’’ », tâ - [tous] au crime ». chant de mettre en garde contre les extrapola - Les auteurs qui exploitent ce motif du jail - tions métaphysiques que l’on pourrait faire de lissement du monstre prétendent nous rendre ses analyses, qui par ailleurs nous en appre - service : Max Aue est proposé au lecteur des naient bien plus long sur le meurtre de masse Bienveillantes comme modèle d’identification, que Les Bienveillantes . En effet, on feint de le afin que l’on redécouvre grâce à lui et par le redécouvrir à chaque roman qui fouille la psy - biais d’une anamnèse faussement socratique ché des nazis, mais on sait bien comment on fa - « notre potentialité de bourreau » (ce sont les brique des meurtriers aux ordres – grâce à un mots de Littell). De même Éric-Emmanuel « effort soutenu d’endoctrinement massif » Schmitt tente-t-il, dans son roman La part de comme le montrait justement Browning, et à l’autre (2001), d’éveiller le petit Führer qui est force d’abrutissement. C’est cela qu’Arendt en - en nous, de faire « sentir à chaque lecteur qu’il tendait par « banalité du mal » : en court-circui - pourrait devenir Hitler. » Ainsi prévenus qu’un tant sa propre réflexion, Eichmann parvient à se monstre se prélasse dans nos entrailles, nous se - faire croire à lui-même que les tâches qu’il ac - rions mieux à même de le neutraliser (comme complit quotidiennement sont banales, mais si l’on prévenait les égarements totalitaires en elles ne le sont pas, pas plus qu’Eichmann n’est Le roman sied-il à l’extermination ? 43 un homme ordinaire ; Arendt insiste au contraire la nôtre, fut autrefois dénoncé par Arendt (dont sur l’« abîme » qu’il y a entre les actes du gé - Littell néanmoins se réclame). nocidaire et « la potentialité de ce que les au - Il faut dire qu’aujourd’hui, on se moque vo - tres auraient pu faire ». lontiers de ceux qui, par le passé, accréditèrent Cette conception métaphysique de la vio - l’idée d’une morale universelle : les philosophes lence politique redéfinie comme la réalisation des Lumières en général, et Emmanuel Kant en de la part diabolique de l’homme appelle plu - particulier, ridiculisé en 2008 par Michel On - sieurs objections : un nazi n’est certes pas un fray dans Le Songe d’Eichmann . Il s’agit d’un monstre au sens tératologique du terme ; il a dialogue pseudo-platonicien dans lequel Onfray forme humaine, en effet, et des circonstances at - s’en vient défendre le « droit à la philosophie » ténuantes, certainement – ce qui n’empêcha pas des nazis. On y voit un Eichmann bien sous tout Hannah Arendt de déclarer en son temps que par rapport expliquer à Kant que sa morale im - les actes qu’il a perpétrés, Eichmann s’était lui- prègne l’hitlérisme et que le nazisme doit tout à même exclu de l’humanité. Car précisément : à la philosophie rationaliste. À force de faire du réintégrer les criminels dans l’humanité, et à in - nazi un homme dans lequel tout un chacun doit verser la perspective en faisant de tout innocent pouvoir se reconnaître, l’imaginaire contempo - un coupable en puissance, et des génocidaires des rain est en train de réinventer la figure d’Eich - innocents qui ont simplement eu la malchance de mann, en l’aseptisant, en le moralisant, et en le pouvoir réaliser le potentiel de destruction mas - pourvoyant d’une culture . sive qui est en nous, on brouille les responsabili - tés et l’on exonère les vrais coupables. 2.2.3. Un puits de culture Afin de faire la preuve de la richesse du système 2.2.2. Un être moral de valeurs nazi, Littell a en effet doté son héros Pour que l’identification au nazi fonctionne, Lit - d’une culture encyclopédique, réactivant par là tell nous en fabrique un point trop répugnant. Il le cliché du nazi cultivé que l’on ressasse au - a ainsi doté son héros d’un parcours honora - jourd’hui ad nauseam . ble qui va du pire (Babi Yar) vers le meilleur Max Aue n’aime rien tant que Rameau et (Aue travaillant dur à réduire le taux de morta - Couperin dont Eichmann, fin mélomane égale - lité dans les camps). C ela n’a guère été relevé ment, lui fait passer des partitions sur fond de par la critique, mais ce nazi est un Juste, Shoah par balles. Il connaît aussi Platon par puisqu’on le voit sauver de la mort quelque dix- cœur et lit frénétiquement Flaubert en pleine dé - huit mille Juifs, ce qui fait de lui – prodige de la route des armées allemandes. Et il n’est pas le fiction – un superhéros au sens hollywoodien du seul érudit du roman puisque le moindre offi - terme, un Schindler dix-huit fois plus puissant cier de la Gestapo est capable, dans Les Bien - que l’original, qui lui n’en sauva qu’un petit veillantes , d’improviser un exposé sur l’histoire millier… Et pour que la rectitude morale de son du judaïsme polonais. Bref, le fait d’être des héros nazi n’échappe pas au lecteur, Littell y in - « hommes ordinaires » n’empêche pas les nazis siste : Aue « a une morale », il est « conscien - romanesques d’être culturellement très au-des - cieux », c’est « un idéaliste piégé par ses sus de la moyenne (le genre permet les contra - idéaux », etc. Objectif de Littell : montrer dictions). Moralité : « la culture n’est pas un « qu’il y eut des temps où une alliance avec les rempart contre la barbarie ». Le roman en dé - nazis était une option éthique, au même titre que montre même un peu plus : non seulement la le fait d’être démocrate ». Et de fait pour Littell, culture ne sert à rien, mais elle est la voie royale qui considère que rien ne fonde la morale, le na - qui mène à la barbarie. zisme est un système de valeurs comme un autre : Aue « fait du nazisme avec autant de sin - 2.2.4. Un modèle d’intelligence cérité que moi j’ai fait de l’humanitaire », dit-il. Quatrième qualité du génocidaire : l’intelli - Ce relativisme idéologique qui fait la part belle gence. Si Eichmann se caractérisait avant tout à la « morale » nazie, simplement différente de pour Arendt par son incapacité à penser et à par - 44 Charlotte Lacoste ler qui lui donnait un air clownesque, Max Aue passionner pour le nazisme), victime de sa triste lui est plutôt loquace et accumule les tirades condition de génocidaire (on voit couler dans philosophiques. Les Bienveillantes des larmes de SS frappés Le problème, c’est qu’à force de regarder d’impuissance sexuelle à l’issue des tueries), vé - philosopher les nazis et de trouver que leurs ritable martyr de l’extermination donc, et raisonnements sont imparables, on finit par comme si cela ne suffisait pas après tant de raisonner comme eux. Dans leur film consacré souffrances endurées, il est encore persécuté à Adolf Eichmann Un spécialiste. Portrait d’un pour ses forfaits par les Erinyes vengeresses criminel moderne (1999) , constitué à partir des qu’incarne… le lecteur lui-même. En effet, dans seules archives du procès Eichmann, Eyal Sivan le procès en réhabilitation de Max Aue, secrète - et Rony Brauman prennent le parti de suivre ment instruit dans le cours du roman par Max Eichmann dans le moindre de ses raisonne - Aue lui-même, qui se livre à un véritable plai - ments : « On a pris la position, la décision, de doyer pro domo , les « bienveillantes » c’est croire Eichmann. Ce n’était pas une position nous, lecteurs, constitués en jurés et sommés de théorique ; […] on croit qu’Eichmann dit la vé - l’absoudre. La référence à l’ Orestie , qui mettait rité. » Résultat, ils se mettent à penser comme aussi en scène un procès, fonctionne ici comme lui, c’est-à-dire à considérer qu’il n’est pas an - un véritable traquenard narratif : soit nous per - tisémite, que les actes qu’il accomplit sont ba - sistons à penser qu’Aue est coupable, mais alors nals, et qu’il n’est en somme qu’un petit fonc - nous nous rangeons du côté des hideuses tionnaire qui fait bien son travail. Enfin, Erinnyes, représentantes d’une justice archaïque Brauman et Sivan en viennent même, pour pou - – preuve ultime que nous sommes des mons- voir donner du héros l’image d’un « homme or - tres –, soit nous choisissons d’être magnanimes dinaire » (et non d’une brute épaisse), à faire des comme le sont les jeunes dieux de l’ Orestie et coupes au montage visant à humaniser le crimi - nous acquittons le pauvre génocidaire. Le lec - nel – ne retenant par exemple de la déposition teur se retrouve donc piégé par les efforts du témoin Franz Meyer que la partie où il pré - conjoints du narrateur qui, loin d’apporter un sente Eichmann comme un gentilhomme, et non « témoignage », produit un plaidoyer à décharge celle où il se comporte comme une brute. Ce qui qui contraint les lecteurs à la bienveillance, et donne au film des allures de procès en appel. On de son avocat, Littell, qui entend raviver notre mesure l’ampleur du problème : réinventé, nature prétendument meurtrière en suscitant presque réhabilité, Eichmann apparaît moins l’identification au nazi. comme un anti-modèle possiblement cathar - Pour conclure, insistons : les choix narratifs tique qu’un référent permettant à tout un cha - de Littell, ses présupposés idéologiques et ses cun de se dédouaner préventivement. partis-pris éthiques et esthétiques font de lui un digne héritier des romanciers de l’extermina - 2.2.5. Une victime exemplaire tion, trafiquants de témoignages et autres trafi - Enfin, dernière carte abattue par les romanciers queurs de scènes stupéfiantes surfant sur la der - de l’extermination pour nous intéresser à leurs nière mode de l’épouvante lucrative. Et c’est héros, ils font du bourreau une victime. pourquoi la réception, elle-même spectaculaire, Dans Les Bienveillantes , Max Aue est vic - des Bienveillantes en dit bien plus long sur notre time de son passé (une enfance difficile : des pa - époque – sur les goûts du jour, sur les errements rents désunis, une famille recomposée, une sœur de la critique et sur les tocades du lectorat – que irrésistible que l’on a soustraite à ses ardeurs), le roman ne nous en apprend sur les rouages du victime des circonstances (qui l’on conduit à se crime de masse. Le roman sied-il à l’extermination ? 45

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L’E UROPE ? IMPRESSIONS POLITIQUES

Questions à Claude Mouchard & réponses dans le désordre

1) Croyez-vous en l’existence d’un homo euro - cident tend plutôt à l’appeler « crise », mais peanus présent d’Helsinki à Lisbonne, de Tal - croyez-vous à une union politique arabe ? linn à Barcelone, de Dublin à Naples, lequel L’onde de choc de la révolution tunisienne qui s’identifierait à un désir maximal de liberté ? a touché l’Égypte a-t-elle selon vous, plus ou autant qu’ éveillé le monde arabe réveillé au 2) Pensez-vous corrélativement que l’Union eu - sein du monde arabe le sentiment du nationa - ropéenne demeure aujourd’hui la principale lisme ? terre d’asile du monde et qu’elle aille, en tant que telle, vers plus de libertés ? 7) Certains intellectuels, tant français qu’ara- bes, craignent une dérive de cet éveil, notam - 3) Le 9 mai 1950, Robert Schuman devait pro - ment l’instauration d’un totalitarisme radical. noncer les mots suivants : « L’Europe ne se fera Qu’en pensez-vous ? pas d’un coup, ni dans une construction d’en - semble : elle se fera par des réalisations 8) Estimez-vous que l’Europe, au lendemain concrètes créant d’abord une solidarité de d’une telle mutation, cesse de constituer un mo - fait ». Comment voyez-vous cette « solidarité de dèle pour la jeunesse du monde arabe ? Autre - fait »? ment dit, que celle-ci souhaite et puisse se constituer un avenir dans son propre pays ? 4) Quel est pour vous le « marqueur » le plus simple de l’appartenance démocratique ? 9) Pensez-vous que la société européenne soit, comme l’ont écrit Marcel Gauchet ou encore 5) Dans son dernier essai Un petit coin de pa - Camille de Toledo, en proie au désenchante - radis (Grasset, 2011), Alain Minc estime que ment ? l’Union européenne était au départ un être anti- sartrien : son essence précédait son existence ; elle serait devenue aujourd’hui, au fil des dé - Il me serait difficile de répondre frontalement à cennies, un animal sartrien : son existence pré - vos diverses questions sur l’Europe. cède son essence. Il écrit plus précisément : C’est au ras du sol que se situent mes douteuses « La tendance des Européens est à l’autodéri - tentatives (que je n’ose appeler poético-poli - sion et une telle tendance alimente l’indiffé - tiques). Les hauteurs vertigineuses où plane rence, voire le mépris des autres à notre Alain Minc, que vous citez, me sont inaccessi - endroit ». Que vous inspire cette réflexion ? bles. Mes perceptions ou appréhensions tâtonnantes 6) Avez-vous été « surpris » par ce qu’il est de l’« Europe » ressembleraient plutôt à celles convenu d’appeler « l’éveil du monde arabe »? d’un insecte sans ailes : palpations d’antennes, Ce que le monde arabe nomme « éveil », l’Oc - tacts de pattes, chocs à l’aveugle, remâchements 48 Questions à Claude Mouchard par mandibules minimes, attractions et répul - bien là un aspect de ce qui m’interdit de parler sions de halos d’odeurs parmi les éboulis de la trop vite, unilatéralement. (Tout prophétisme terre noire du temps. sombre, au demeurant, ne se donne-t-il pas, en Vous m’aviez posé d’abord, il y a quelques se démentant ipso facto lui-même, une position mois, d’un coup, sans spécifications, la question avantageuse ?) de l’« Europe ». J’avais alors découvert que, quel que fût mon désir de le faire, j’étais inca - Comment, aujourd’hui, « quelqu’un comme pable de vous envoyer la moindre réponse... moi » Pourtant, je n’étais pas resté inerte. La honte de (par ces mots que je me répète, je tente de faire ne pouvoir vous répondre m’avait fait secréter de mon cas, le plus quelconque qui soit, une pe - d’innombrables non-réponses. tite puissance pulsatile, une respiration – sensations, pensées, paroles – * recevant-restituant, pour le pire ou parfois le meilleur, « Je voudrais ne plus penser si ça se résout en réalisant densifiant localement paroles tout de suite comme ça. Il est des pen - l’élément commun ) sées, Julie, pour lesquelles il ne devrait pas y peut-il se retourner avoir d’oreilles. Il n’est pas bon qu’elles crient sur ce mélange confus ou soudain furieux au - tout de suite dès leur naissance, comme des en - quel, de fait, fants. » C’est Danton qui parle de la sorte, dans comme des millions d’autres La mort de Danton de Büchner. (c’est-à-dire aussi selon mille différences in - L’impulsion m’était un instant venue de mettre fixables) cette réplique en épigraphe de ces quelques il « appartient » ? notes ou de ces brefs constats d’échec. Mais comment oser me réclamer de Büchner, ce * si jeune homme qui eut du « politique » une per - ception désespérée peut-être, mais fulgurante ? Appartenances – française, européenne, « oc - cidentale » ? * « Notre héritage n’est précédé d’aucun testa - Des « pensées » ? Je n’en suis, hélas, pas là. ment .» Des « sensations politiques » : c’est là, me dis- Cette phrase de René Char, citée en particulier je aujourd’hui, ce qu’il me faudrait réaliser par Hannah Arendt, surcommentée par bien d’abord... d’autres, je la comprends ou la prends ici, au - Comment formuler, trop immédiates, tout de jourd’hui d’une manière sans doute trop simple. suite aveuglées, ces captations de tensions spa - « Testament » ? Ce serait la prétention – nota - tio-temporelles qui vibrent en-deçà des dis - riale – à expliciter et à fixer, voire à détenir uni - cours ? voquement ce qui vient du passé, ce qui relève Dans de pareilles sensations – celles de de l’appartenance « héritée ». C’est ce dont ont « quelqu’un comme moi » (plus particulière - relevé les entreprises sur l’identité nationale : de ment : un homme né en France en 1941) – conti - quoi briser les reins de tout ce qui pourrait être nuent d’affluer, en provenance du siècle dernier partagé. au moins, et de plusieurs générations, les souf - fles de ce que « l’humanité européenne » (si ces L’absence ou l’ignorance active de tout testa - mots ont un sens, ce dont, en fait, je doute) a ment induiraient, au contraire, des confronta - produit de ravages en son propre sein et au- tions fortes au passé, à tout l’inévitablement dehors. reçu mais opaque – à l’« héritage ». Certes, ces souffles empoisonnés ne sont pas les Il s’agirait, toujours à nouveau, de prendre le seuls à venir ou revenir. Et précisément, c’est risque de fouiller ce passé : conflictuellement, L’Europe ? Impressions politiques 49 de manière à recevoir de lui de quoi lutter contre * lui. En quelles formations-formulations capter et * réaliser les « sensations politiques » qui errent aujourd’hui dans des espaces plus ou moins La tension politique de toutes les sensations, communs ? pour quelqu’un dans mon cas – selon une ap - Il y faudrait des phrases rapides, tressautantes, partenance factuelle mais révulsée à la France, capables de se tracer allusives dans le présent à l’Europe, ou au prétendu Occident –, son goût plein de rémanences ou d’imminences. S’y ré - ferreux, fut et demeure constante. véleraient (moins en s’y disant qu’en s’y concrétisant) des enveloppes inaperçues et dou - Elle était à l’œuvre dès les attachements pre - teuses, des lignes d’inflexions de l’« entre » tou - miers au monde. jours nouveau, des crêtes évasives d’événe - Elle aura été ments soudain en feu… – dans l’air même à respirer (durant les années quarante ou cinquante), * dans le ciel trop clair d’un dimanche soir au- dessus des murs en briques des jardins La non-appartenance (c’est ici un autre sens ou le soleil bas cernant la masse noire rouillée d’appartenance, mais peut-être non sans d’un gazomètre, connexions avec le précédent) à un domaine – ou survolant des masses de lilas qui avaient été, c’est-à-dire à un plan quelque peu homogène de en pleine nuit, trois ou quatre ans plus tôt, inon - confrontabilité, ou à de l’entre-reconnaissance, dés de la lumière, couleur de soufre, de fusées celle-ci fût-elle conflictuelle – voilà ce que com - éclairantes – portent des notes comme celles-ci (dans leur po - une demande insaisissable, sition même, obstinée, quoique flottante). une voix de sphinx hurlant mais inaudible. Serait-ce qu’elles sont animées d’un désir de non-appartenance, ou que, de l’appartenance, * elles sont incapables ? De quoi est faite leur bizarrerie peut-être agres - Elle s’imposa à vivre à tout moment, cette ten - sive ? sion du XX e siècle, avec les multiples versions Pas plus qu’elles ne peuvent s’intégrer à un do - de la guerre (il faudrait retrouver et ouvrir cer - maine reconnu (philosophie, critique, poésie, tains moments très singuliers, comme chucho - etc.), elles ne peuvent se constituer en un en - tés, d’ Europe 51 de Rossellini), sentie avant semble circonscriptible et présentable... d’être sue – comme une réalité puis comme une menace de recommencement –, dans les années * quarante et suivantes, puis dans les guerres co - loniales, Indochine, Algérie…, ou dans la Interruptibilité : vivre , sentir , penser les inter - Guerre froide et son infiltration au sein de mul - sections, les irruptions, les interruptions... En tiples conflits locaux, ou dans l’évanouissement tant qu’Européen ? ou en tant que résistant à de la confrontation Est-Ouest laissant place à l’Europe ? d’autres confrontations... Il s’agit de résister à l’Europe forteresse, celle N’est-ce là que choses du passé ? Tout cela ne où les « anciens parapets » de Rimbaud ont s’est peut-être arrêté qu’en apparence ; qu’est-ce laissé place à des barbelés et à maintes autres qui se sera poursuivi, en Afrique, dans des conti - formes de refoulements, de rétentions (avec nuations opaques et sanglantes où « nous », l’aide, il y a si peu, de Khadafi, par exemple) ou Français ou Européens, aurons été et sommes, d’abandons de masses de non-Européens à la fût-ce à notre insu ou malgré nous, partie pre - mort, à la noyade ? nante ? 50 Questions à Claude Mouchard

Aujourd’hui, de manière infra-politique – coupure. On tomberait dans l’essentialisme dif - irresponsable ? –, j’étoufferais à continuer à férentialiste si l’on visait seulement le spéci - vivre une vie où je ne serais pas libre d’être fique, à l’inverse on en resterait à des pétitions intersecté par d’autres existences imprévisibles d’un universalisme abstrait si l’universel n’était (venues de loin) ou prévisibles (se trouvant là pas mis à l’épreuve des effectivités concrètes, pour des raisons historiques massives). des réverbérations de l’altérité. » Ce désir de liberté-là serait-il un héritage euro - Simplement, il m’est évident, comme à qui - péen ? Ce serait, à tout le moins, contre d’autres conque, que la réalisation des « intersections » héritages européens. Ou, en France, contre d’au - dont parle Fethi Benslama aura été souvent sac - tres Français, aujourd’hui, durement. cagée par les pouvoirs européens. Il est non moins évident que les réponses euro - * péennes aux récents soulèvements auront été misérables : non seulement de la part des pou - [...] Et comme ça, je n’ai pas répondu à ton voirs, mais de la part des opinions européennes, appel, je n’ai de l’opinion française en particulier, comme si pas frappé à ta porte ?... mais toi, toi m’as-tu celles-ci étaient éreintées… appelé, Je ne peux, face au retranchement (grossière - vraiment ?... et tu m’aurais ouvert la porte, ment fantasmatique, mais non sans maints vraiment ?... cruels effets) de l’Europe dans ses parapets, que Et tout le monde peut dire : je n’avais pas recopier quelques propos de Balibar où (dans d’autre voie et là Pour l’Europe altermondialisatrice, Thèses – j’ai rencontré qui j’ai pu !... [...] » sur le site internet « L’autre campagne » ; voir aussi : Étienne Balibar, Europe Constitution De Signoribus, Ronde des convers : 1999-2004 Frontière , coll. Poches de résistance, éd . du Pas - (Verdier 2007, trad. M. Rueff) sant, 2005) il parle « d’une désastreuse incapa - cité collective des populations européennes, * dans leur majorité, à imaginer des politiques al - ternatives qui est indissociable de l’incertitude Voici quelques autres non-réponses (éparses, portant sur l’identité politique de l’Europe. » voire hétéroclites) – à vos questions ou à côté de vos questions : « ... imaginer des politiques alternatives » ? À l’imagination politique, la reconnaissance – ou Les « printemps arabes »?J’aurai été, comme plutôt la réalisation verbale des « sensations po - quiconque, en proie à cent émotions. litiques » – pourrait-elle fugitivement contri - Je lis Fethi Benslama, et son tout récent livre buer ? Soudain la révolution ! De la Tunisie au monde arabe : la signification d’un soulèvement . (Voilà Pensant à l’Algérie d’aujourd’hui mais aussi longtemps déjà que je lis cet auteur, et pas seu - d’hier (et cette fois, c’est le livre de Benjamin lement sur les pays arabes – par exemple , son Stora La guerre invisible, Algérie, années 90 article déjà ancien, l’un des plus justes qui qu’il me faudrait suivre), je ne peux éviter – soient, sur L’espèce humaine ). comme sans doute quiconque de mon âge – de Je me contente ici de citer un passage de son ou - laisser revenir le temps de la guerre d’Algérie vrage paru en 2002 (Aubier – nouvelle édition et la manière dont celui-ci fut vécu (au prix de Champs Flammarion 2004) : La psychanalyse tant de dénégations et de mensonges collectifs) à l’épreuve de l’Islam : en France. « Les intersections entre la culture européenne En 1961, je découvris, brutalement, le bidon - et celle de l’islam sont fort nombreuses, à condi - ville de Nanterre, stupéfait, soudain, de l’état où tion de les entendre au double sens de l’ inter - on faisait croupir des travailleurs (et leurs fa - sectio , c’est-à-dire à la fois la rencontre et la milles) qu’on prétendait français. L’Europe ? Impressions politiques 51

Et c’est alors qu’eut lieu le 17 octobre 1961. Im - Mitteleuropa : est-ce qu’on peut encore penser, possible, pour « moi », d’en finir avec cette dé - sous ce nom, à ce qui, comme dans une nuit couverte et avec cet événement. Impossible seu - centrale, a été engendré ou subi là tout au long lement pour « quelqu’un comme moi » (de mon du vingtième siècle ? âge, de ma formation, etc.) ? Il est trop évident Peut-on voir un Européen exemplaire en que la société française et nos « dirigeants » (ce György Kurtág : sa musique, y compris la plus mot a, aujourd’hui, quelque chose de grisâtre) récente, si dense, si « réalisante », me semble n’en ont pas fini avec ça. (autrement que celle de Ligeti) intégrer les di - visions et tensions multiples du monde où le « Européens » au-dehors ? Que faire au - compositeur est né ; elle nous fait sentir ce que jourd’hui de ce que les Européens ont fait ces multiplicités humaines ont de plus fécond d’eux-mêmes dans le monde ? quand elles ne sont pas exploitées par les pires Et à quel prix s’identifiait-on comme « Euro - ou les plus médiocres (comme certains de nos péen » tout en vivant, en naissant et mourant, « dirigeants » actuels) pour le pire. dans des pays africains ? Dans les photos de David Goldblatt, l’inscrip - La démocratie comporte ou devrait comporter tion « European » apparaît dans des lieux pu - (ce n’est pas une définition) la capacité d’une blics en Afrique du Sud pour y intimer le res - société à vivre ses divisions internes, à vivre pect de la discrimination… d’elles sans qu’elles donnent lieu à une domi - Évoquant l’Afrique du Sud au temps de la sor - nation massive ou masquée d’une partie de la tie de l’apartheid, Achille Mbembe écrit (dans société (ou d’un mode de vie) sur les autres. Sortir de la grande nuit , p. 46-47) : Ces divisions internes et l’« entre » qui s’y re - crée toujours ne sauraient être hétérogènes aux « Beaucoup de Blancs ne savaient où ils avaient divisions « entre » sociétés : c’est aussi de la cir - été durant toutes ces années obscènes. Tout se culation entre ces « entre » que vit la démocra - passait comme s’ils venaient de sortir tout droit tie ; c’est de s’en priver qu’elle dépérit. de l’asile. D’autres ne voulaient rien savoir. Pas même le nom du pays qu’ils habitaient et dont, Trop abruptement, je dérobe de l’aide à un non- théoriquement, ils étaient à présent les citoyens. Européen, l’historien bengalais Dipesh Chakra - Expatriés mentaux, ils ne cessaient de se ra - barty. Dans « Where is the Now ? » (texte lu sur conter des histoires. Bien que vivant ici, ils ap - le site Internet Critical Inquiry ), il nous oriente partenaient en vérité à un « ailleurs », l’Europe, vers une manière de penser, ou sentir, ou vivre, qu’ils s’étaient efforcés de reproduire ici, selon une pluralité active : presque à l’identique, comme autrefois les co - « Ce n’est qu’en reconnaissant l’opacité du pré - lons anglais sur les bords du Potomac. Le pou - sent politique que nous configurerons un main - voir politique leur ayant échappé, la plupart tenant assez pluriel pour n’être pas épuisé par d’entre eux cherchaient à tout oublier le plus une définition unique. » vite possible, à se refaire, vaille que vaille, un semblant de vie. »

J’ai des réticences envers le ton (où je n’ai pu que dériver) de certaines, au moins, des lignes qui précèdent. L’indignation ou la récrimination semblent supposer que celui qui parle est au- dehors de ce dont il parle, ou encore qu’il y au - rait une instance au dehors, au-dessus, à pren - dre à témoin de sa douleur. Il est trop clair qu’il n’existe aucune position de cette nature.

II. T ERRES D’ENCRE

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CHRISTINE DE SUÈDE , L’E UROPÉENNE DE LA MUSIQUE par Philippe Beaussant, de l’Académie française

Christine de Suède est l’un des personnages les Descartes de venir lui enseigner un peu de phi - plus étonnants de tout le XVII e siècle, qui pour - losophie ? (Pour être vraiment Alexandre, ne tant n’en manque pas. Elle a surpris ses contem - faut-il pas s’asseoir aux pieds d’Aristote, alors porains, qui l’ont admirée ou détestée et ont pourquoi pas Descartes ?...) Lorsqu’il arrive à écrit sur elle des vérités et des mensonges. Dans Stockholm, elle lui fait écrire le livret d’un bal - un sens ou dans l’autre, selon ce qu’ils étaient, let de cour, La Naissance de la Paix . Dommage croyaient, savaient ou ne savaient pas. Et par la que la musique soit perdue : on aimerait la suite, sachant ou ne sachant pas, on a continué jouer… Quand c’est du Descartes, quel rêve ! à écrire, en bien, en mal, en l’admirant ou en En réalité, Christine de Suède est le plus vi - s’indignant. vant exemple de la complexité du XVII e siècle Il est vrai qu’elle a tout fait pour qu’on n’y et il se pourrait bien que ce soit la multiplicité comprenne rien : et si ceux qui l’ont connue sont des facettes de son personnage qui fasse que son si perplexes, que pouvons-nous faire, après trois instabilité, ses caprices, soient l’expression siècles et demi, alors que même les faits avérés même de sa sensibilité exceptionnelle aux de sa vie ne cessent de se contredire ? Mais jus - contradictions de son temps – que nous avons tement, le plus intéressant dans ce personnage, bien tort de croire homogène et bien « clas - ce sont ses contradictions, ses changements sique ». d’humeur, ses bizarreries, ses extravagances, Et d’abord, quelle reine a jamais su parler qui semblent refléter la diversité de son temps , avant quinze ans le suédois, l’allemand, le fran - car le XVII e siècle n’est pas ce que l’on pense çais (à la perfection), l’italien, l’espagnol, l’an - trop souvent. Quel rapport entre Descartes et glais, le latin, le grec, et même un peu d’hébreu Spinoza ? Entre Mansart et le Bernin ? Entre et d’arabe ? Peut-on mieux pénétrer la diversité Poussin et Rembrandt ? Entre un jésuite et un de son temps qu’en en parlant toutes les janséniste ? Entre les romans précieux que l’on langues ? adorait (le best -seller du siècle : le Grand Cyrus Le premier texte écrit que l’on ait de sa main de Mademoiselle de Scudéry, comment croire date de ses sept ans : « Nous, soussignée, nous cela ?) et les tragédies de Corneille ? Mais pré - engageons par la présente à parler latin avec cisément : Christine de Suède se voyait comme notre professeur à partir de lundi prochain ». un héros de tragédie (quand elle s’est fait bapti - Elle a sept ans, mais le « nous » de majesté ser, elle a ajouté à son nom Alexandra ; pendant confirme bien qu’elle est reine, et qu’elle le sait. trente ans de sa vie, elle signe sur ses milliers Les petites filles jouent à être des princesses ou de lettres Christine-Alexandra) ; mais qui se des reines comme dans les contes : pas elle. À souvient que dans le Grand Cyrus , Cléobuline, sept ans, on l’appelait « Majesté » et on baisait c’est elle : Mademoiselle de Scudéry la voyait l’ourlet de sa robe. Il y a un petit paragraphe comme une héroïne de roman, pas de tragédie… dans ses Mémoires où elle dit qu’elle adorait Et Descartes ? Quelle reine a jamais demandé à ça… « Nous, Christine, roi (pas reine : roi …) 56 Philippe Beaussant de Suède, des Goths et des Vandales… ». quand elle viendra en France : elle est trop ner - veuse…). S’étonnera-t-on qu’elle dansera tou - * jours les rôles de Pallas, d’Athéna, les déesses L’un des moyens les plus efficaces pour appro - sans hommes ? cher de l’esprit et de la sensibilité de Christine Dans les années 1648- 16 54, qui précèdent de Suède consiste à déchiffrer ses rencontres immédiatement son abdication, tout se com - avec la musique de son temps. On traverse toute plique – comme si la musique était véritable - l’Europe, on entend tout ce qu’elle a aimé, avec ment un calque, une transcription ou un signal, passion, et cela se passe dans le temps – entre de ce qui se passe en elle. 1630 et 1689. C’est le plus merveilleux miroir Six Violons du roi de France sont appelés à qui puisse refléter ses coups de cœur, ses folies Stockholm, puis un chanteur. Puis la plus ra - et se rêves secrets : et l’on comprend du même dieuse des chanteuses françaises : Anne de la coup comment elle-même est un miroir de son Barre. Et Descartes qui écrit le scénario de son temps. ballet, et esquisse des livrets (quel malheur * qu’on ait perdu la musique qui se joua sur des Pour Christine, la musique commence avant sa paroles qui ne devaient pas vraiment dire « Je naissance ; lorsque son père, le grand Gustave chante, donc je… »). Adolphe, s’en alla incognito , déguisé en simple Et brusquement, tandis que Christine an - gentilhomme, pour découvrir sa future épouse nonce son abdication, puis y renonce, se fait Marie-Eléonore de Brandebourg. Il s’aperçut couronner, avec la musique de seize Violons alors qu’elle adorait la musique (la musique al - français, et des chanteuses pour le Veni Spiritus lemande, bien sûr…) et que sa cour à Stockholm de Düben, voici qu’arrivent des Italiens, recru - était fort déficiente sur ce sujet. Il reconstitua tés à la demande de la reine par Alexandre Cec - aussitôt sa Chapelle royale, fit venir vingt-trois coni : dix-huit Italiens, conduits par Vincenzo musiciens allemands, Andreas Düben à leur Albrici. Pas de chance : on ne sait pas ce qu’ils tête. La musique de la petite enfance de Chris - ont joué… tine, c’est celle-là : allemande, austère, grave, Et puis voici venir son abdication… polyphoniquement parfaite, et religieuse. Pourquoi ? La musique de ses dix ans, c’est une vraie Qui l’a fait avant elle ? Personne, si ce n’est révolution. Son père est mort, qu’elle aimait Charles Quint malade, qui se réfugie dans un tant. Oxenstierna, qui est chargé de son éduca - couvent pour y mourir. Être reine à six ans, c’est tion, revient de France. Il a vu la cour de Louis une chose. Abdiquer à vingt-huit ans, au XVII e XIII et, à quelques jours près, il aurait pu assis - siècle, c’est un coup de tonnerre dans l’Europe ter au Ballet de la Merlaison , dont le roi avait entière, que nous ne pouvons plus imaginer au - composé la musique, réglé la chorégraphie, des - jourd’hui. À Stockholm, on pleure ou on l’inju - siné les costumes et où il dansait le rôle d’une rie. On ne comprend pas. servante d’auberge. Peut-être se trouve-t-il que la musique, jus - Et voici la cour de Stockholm convertie au tement, peut nous donner un signe, un signal, un ballet à la française, considéré désormais possible diagnostic. Ce n’est pas le trône qu’elle comme l’une des formes essentielles de la vie déteste. Ce n’est pas son titre de reine, qu’elle de cour. Un maître français est aussitôt requis, ne cessera de revendiquer jusqu’à sa mort. Ce Antoine de Beaulieu : c’est lui qui enseigne à la n’est pas la cour. Peut-être pas l’ennui des céré - jeune cour et Christine , à onze ans , voit danser monies et des honneurs… ses cousins dans le premier ballet représenté à C’est l’Italie… Stockholm, en 1638 : le Ballet des Plaisyrs des Il est clair qu’elle rêve de Rome. Pas seule - Enfans sans Soucy . Il y en aura beaucoup d’au - ment pour la beauté, pour l’art, pour cette pein - tres : nous en connaissons tous les livrets, mais ture dont elle possède deux ou trois cents ta - pas la musique. C’est là que Christine va bleaux, ni pour cette musique plus légère et qui apprendre à danser (pas très bien, dira-t-on se moule sur les élans du cœur, mais pour Christine de Suède, l’Européenne de la musique 57 quelque chose de plus profond encore et d’éloi - gia de Cesti, dont la reine va immédiatement gné de la rigueur grise et triste de la religion du faire son musicien particulier et qui travaillera nord, le luthérianisme obligatoire – religion pour elle à Rome. d’État en Suède. On se demande comment donner une idée Et voilà Christine qui abdique, ce que per - simple de cet opéra fou, sorte de concentré de sonne, il faut insister, n’avait jamais fait, à part tout ce que contient le mot « baroque », mais Charles Quint à demi mourant. Elle passe le démultiplié, déployant en tous sens l’inattendu, pouvoir à son cousin Charles Gustave, va se l’étrange, le folâtre, l’émouvant, le pathétique promener pendant qu’on l’intronise et , parfois frôlé sans qu’on sache comment on en puisqu’on a préparé pour elle toute une flotte, est venu là… elle s’en va, en catimini , déguisée en homme, et Le fils du roi de Chypre (l’île de Vénus, ne à la frontière saute le ruisseau, à ce qu’on ra - l’oublions pas…), Lucimoro, a été enlevé tout conte, en disant : « me voilà libre… ». bébé par des pirates turcs, comme cela se faisait Christine chevauchant (c’est une virtuose) souvent dans ce temps-là. Il ne sait donc pas déguisée en garçon : ce n’est pas le moindre des qu’il est fils d’un roi et on l’appelle Selino. Il a étonnements de ses contemporains. Hambourg, épousé en secret la belle Argia, fille d’un autre Anvers, Bruxelles. roi, et ils ont un enfant. Mais le volage Selino Nouvelle étape musicale. L’Archiduc Léo - (Lucimoro) la quitte pour entreprendre, comme pold fait jouer pour elle, à sa demande, le pre - Ulysse, son Odyssée. Peut-être rêve-t-il juste - mier opéra chanté en Belgique. Il se ruine en dé - ment de Circé ? Il arrive dans une île et, comme cors et mise en scène. C’est le premier opéra par hasard, c’est Chypre, où il est né. Là, il qu’ait vu Christine : Ulysse dans l’île de Circé , tombe raide amoureux de la belle Dorisbée, fille d’un compositeur bien peu connu, Zamponi. du roi. Comment se douterait-il que c’est sa Elle en réclame une deuxième représentation. sœur ? Mais Argia est partie à sa recherche et C’est ainsi à Bruxelles, par la somptuosité d’un pour ce faire, elle s’est déguisée en garçon, et décor d’opéra, de ses machines volantes et de s’est choisi le nom de Laurindo. Dont la belle ses vocalises, que l’Italie dans sa splendeur est Dorisbée tombe amoureuse au premier regard. apparue à Christine. Ce dont elle rêvait depuis Et le père d’Argia, lui aussi parti à sa recherche, tant d’années (Dante, Pétrarque, le Tasse, Ra - débarque, ne la reconnaît pas puisqu’elle est phaël, Titien, le Bernin…) lui a été offert en mu - Laurindo, tombe amoureux de Dorisbée, que sique : et pas n’importe comment, puisque le courtise ostensiblement Argia/Laurindo pour premier opéra raconte l’histoire de Circé, la ma - embêter son mari, qui ne l’a pas reconnue non gicienne… Vénus, Mercure, Ulysse, les vents, plus… Nous n’en sommes qu’aux premières les matelots changés en statues, tout le monde scènes de l’Acte I : il faut comprendre que tout est là, et le duo d’amour de Circé et d’Ulysse cela n’est pas si futile, mais que c’est grave et est à fendre le cœur… destiné à l’émotion et non au sourire. Christine verra et entendra mieux encore, à D’abord, se souvenir que tout le XVII e siècle Innsbruck. C’est là, que, sur ordre du Pape, elle est rempli de déguisements, de travestissements, se convertit officiellement au catholicisme, dans et que ce n’est pas destiné à provoquer le co - l’étonnante Hofkirche, au milieu des statues de mique, mais à poser la question du moi. Qui bronze de tous les empereurs, rois et grands suis-je, moi ? Qui est Perdita dans le Conte d’hi - ducs. Mais le plus étonnant est le spectacle ver ? Et la Miranda de La Tempête ? Et gl’In - qu’on donna pour elle le lendemain et qui, par gannati ? Et The New Inn de Ben Johnson ? Et ses yeux et ses oreilles, pénétra si fort dans son Cléagénor et Dorisbée de Rotrou ? Le Prince âme qu’elle en redemanda aussitôt une seconde Déguisé de Scudéry ? Mélite de Corneille ? représentation, pour le lendemain (de neuf Mais ce qui donne sens à ce jeu d’amour et heures du soir à trois heures du matin…) ; de hasard, c’est la musique de Cesti : l’ Argia est comme à Bruxelles, le Grand Duc s’était ruiné l’un des plus grands opéras du XVII e siècle, en décors et en musique pour la création de l’ Ar - d’une diversité étonnante, esquissant ce qui de - 58 Philippe Beaussant viendra quelques décennies plus tard l’opposi - et composant dans l’imagination et la sensibi - tion du récitatif et de l’aria, la conduisant et la lité de Christine un cheminement musical qui construisant pour nous faire venir, le plus sou - paraît une réplique de sa propre vie intérieure. vent possible, les larmes aux yeux, même si nous savons que tout est faux. Une sorte de * chaîne continue, qui semble tourner sur elle- Mais Christine était une femme d’action : c’est même, accrochant par le cœur, la séduction, la même l’une des caractéristiques essentielles de tendresse, le désir, la colère, tous les person - son personnage, et l’une des causes du désordre nages attachés en rond, dans une sorte de ronde, de sa vie. Elle avait abdiqué, mais ce n’était pas les yeux bandés, naïfs comme des enfants pour ne rien faire. C’est vrai en musique comme (« Promenons-nous dans les bois, voyons si le pour le reste. L’opéra est devenu l’une des ses loup n’y est pas… »), jusqu’aux larmes. passions : c’est donc elle qui va ouvrir le pre - Voilà ce qu’on offre à Christine, à Innsbruck, le mier théâtre public à Rome. lendemain de la cérémonie solennelle de sa En effet, dans la cité papale, toute représen - conversion. Et elle en redemande pour le lende - tation publique était interdite, que ce soit de main… théâtre ou d’opéra. La Vita umana avait été * jouée « en privé » (il y avait quand même beau - L’étape suivante se passe à Rome, bien que de - coup de monde…) dans le palais Barberini, sur puis Innsbruck on ait multiplié spectacles, leur théâtre dit « des quatre fontaines ». Mais il concerts et cavalcades à chaque étape. Pour le se trouve que le Cardinal Rospigliosi, celui-là Pape, la reine convertie était un événement même qui avait écrit le livret de la Vita umana , d’une portée considérable. Ordre était donné de devint pape : et en 1670, Christine eut l’autori - recevoir somptueusement ce symbole du re - sation de transformer en théâtre public une tournement de l’hérésie. vieille prison située sur les bords du Tibre. Le Et à Rome, après la confirmation au Vatican, lieu s’appelait la Tor di Nona ; le théâtre prit son c’est l’opéra chez les Barberini : mais cette fois nom. Il ne durera que quatre ans : le pape sui - un opéra philosophique, mystique, parabolique : vant le fera fermer… Mais ces quatre saisons La Vita umana, overo il trionfo della Pietá , sur sont les moments les plus brillants de la vie mu - un livret du Cardinal Rospigliosi (futur pape), sicale profane à Rome. avec une somptueuse musique de Marco Ma - Pendant quatre ans, durant l’hiver, on a donc rappoli qui deviendra, lui aussi, l’un des musi - représenté des opéras à la Tor di Nona. On y re - ciens de Christine. C’est l’exact inverse de l’ Ar - trouve les musiciens que Christine a entendus et gia . Les personnages, ce sont l’Innocenza, la aimés : Cesti, dont on chante la Dori, et plus Colpa, il Piacere, et quelques autres aussi abs - tard Marazzoli. Mais tous les opéras que l’on re - traits que ceux de l’ Argia étaient vivants ; mais présente durant les trois premières années sont ils ne le sont pas moins, par la musique. Elle en des reprises : ils ont en effet été joués (et re - fait de vraies personnes, avec des émotions, des joués) à Venise. C’est que l’on n’improvise pas affections. Marappoli n’y est pas pour rien. un répertoire. Mais le spectacle non plus, dont les gravures Le plus intéressant est de voir que le premier sont parvenues jusqu’à nous et qui étonnent. Au opéra composé et joué pour Christine sur son dernier acte (pour le triomphe de la piété, bien théâtre, c’est l’ Alcasta , sur un livret d’Apolloni sûr) le décor représentait tout Rome, les bords et une musique de Pasquini. Il ressemble du Tibre et le Château Saint Ange qui s’embra - comme un frère à l’ Argia , avec déguisements et sait d’un feu d’artifice éblouissant. travestissements (la princesse Alcasta, habillée Ce qui est étonnant dans la succession de ces en homme, le prince Lico, en jupe sous le nom spectacles donnés à l’intention de Christine, de Liarta…). Tout se presse comme si ce qui c’est cette sorte d’itinéraire mental qu’elle sem - avait touché Christine à Innsbruck restait inscrit ble construire, alors que seul le hasard en est la dans sa mémoire et dans son cœur, et qu’elle cause. Non seulement mental, mais esthétique, n’avait de cesse de le faire revivre. Christine de Suède, l’Européenne de la musique 59

* à la Bibliothèque du Conservatoire de Paris, à Mais elle va aller plus loin encore. Non seule - Modène, à Turin… Et c’est là qu’on trouve une ment elle va avoir à son service quelques-uns histoire d’amour entre deux jouvenceaux, di - des plus grands de son temps (Corelli, son pre - rectement venus du balcon de Roméo et Juliette mier Violon, à dix-huit ans, et qui lui dédiera (d’ailleurs Christine précise que Clori et Da - son opus 1), mais, toujours femme d’action, elle mone se réjouissent ensemble dans la fraîcheur veut faire la musique. On ne sait pas grand- d’une douce nuit sopra un balcone …), suivie chose de ce qu’elle « faisait » : elle chantait, d’une longue méditation entre l’Amour, le avec, dit-on, une belle voix de contralto et pre - Temps, la Raison et la Fortune – comme si nait des leçons avec les chanteurs de la Sixtine ; Christine ressortait du fond d’elle-même une elle voulait s’initier à l’art du violon et c’est Co - mixture de l’ Argia et de la Vita umana … relli qui lui montrait comment tirer l’archet… Et puis sa dernière œuvre, juste avant de Ce qui est plus intéressant, c’est Christine li - mourir, qui ne fut jamais mise en musique, la brettiste. Elle n’a pas fait grand-chose, mais tout Pastorale d’Endymion , qu’elle a conçue, fait est significatif. Elle a écrit un petit livret, pour écrire par Alessandro Guidi, puis complétée lequel Stradella a composé la musique : Clori e elle-même en insérant des vers et des tirades. Damone , avec en sous-titre La Forza delle Endymion ? Le ravissant berger que Séléné (la Stelle . C’est là qu’on peut voir Christine au tra - lune…) venait contempler en silence toutes les vail… Avec son écriture presque indéchiffrable nuits et qui demanda à Jupiter de le laisser dor - (trop vite, toujours trop vite…) elle écrit un scé - mir toute sa vie, pour n’être contemplé que de la nario, le recopie, le donne à son secrétaire, ra - lune… Comme un petit message en musique au ture, rajoute, recommence… Puis elle le donne Cardinal Azzolino, que Christine adora trente à Sebastiano Baldini pour qu’il l’arrange, le cor - ans… de manière aussi ardente et aussi pudique rige encore : en tout seize manuscrits, dispersés qu’une pleine lune amoureuse.

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LE CHRIST DE LONDRES par Yannick Haenel

Une nuit, en 2004, j’étais perdu quelque part, au Skoda dans un paysage de hangars ; je me suis sud de la Pologne, ou plutôt à l’est, disons sud- donc garé au bord de la route, sur le parking est. On répète souvent la phrase d’Alfred Jarry : d’un entrepôt ou d’une grande surface, je ne sais « En Pologne, c’est-à-dire nulle part. » On sait pas, il était deux heures du matin, j’ai com - moins que dans la préface d’ Ubu roi, il nuance mencé à prendre des notes pour mon roman. Et son propos : la Pologne, dit-il, est un « quelque là, tandis que je pensais en souriant que la litté - part interrogatif ». J’étais donc perdu quelque rature s’écrivait partout, même à deux heures du part, et dans ce quelque part, c’est vrai, je m’in - matin sur un parking de banlieue du sud-est de terrogeais. Non seulement je me demandais où la Pologne, une phrase m’est revenue. Je dis j’étais, car les panneaux routiers étaient deve - « revenue », mais je ne sais pas si je l’avais déjà nus pour moi illisibles, mais surtout je me de - lue ou même écrite ; je dis « revenue » parce mandais ce que je faisais là, au fin fond de l’Eu - qu’au fond, lorsqu’on commence à écrire, les rope, dans une petite voiture de location. Ce choses ne font que ça : revenir. On les rencon - voyage avait trop duré : l’Allemagne, la Répu - tre, elles tournent sur elles-mêmes, et avant de blique tchèque, la Pologne, des dizaines de jour - venir se déposer sur une page, elles s’éloignent, nées d’errance, des centaines et des centaines de vont vivre loin de nous, elles échappent à notre notes pour un roman, ce « roman européen » désir quelques secondes, quelques heures, par - que je rêvais d’écrire après W. G. Sebald, le fois des jours, des mois, des années entières, roman d’un trentenaire français qui avait lu Se - pour réapparaître et s’ajuster impeccablement à bald, et qui voulait enchaîner, continuer la route la phrase qu’on est en train d’écrire, comme si au début du XXI e siècle, du cœur de Paris à elles avaient été là depuis toujours, en réserve, celui des fosses communes de l’Histoire, en Po - veillant discrètement sur notre attente, comme logne. l’hirondelle qui protège Ulysse dans l’ Odyssée , Je tournais en rond dans une zone indus - et qui est une incarnation d’Athéna. Bref, parmi trielle, sans parvenir à entrer dans la ville dont ces choses que j’aimais, et qui se tenaient prêtes le nom même s’était évaporé. Au fond, me di - à entrer si besoin était dans mon roman, sans sais-je, ce que tu cherches est inatteignable, le que je le sache, et sans même que je sache si elle « cœur du XX e siècle » n’existe pas, l’Europe m’accompagnait depuis longtemps ou si elle ve - n’a pas de centre, Sebald est mort, la littérature nait de naître, il y avait une phrase, ou plutôt s’écrit partout, et pour toi elle doit s’écrire là où deux : une phrase suivie d’un morceau de tu es, à la place exacte que tu occupes, dans ce phrase : « Ce jeune homme-là portait en lui le quelque part interrogatif qui n’est ni un pays ni message le plus important du monde. Briser ses un continent, mais un moment de la mémoire du lignes. » Je ne sais si les deux phrases se sui - temps. vaient réellement, ni même si elles avaient un La « place exacte » que j’occupais à ce mo - rapport l’une avec l’autre, en tout cas c’est ainsi ment précis, c’était celle du conducteur d’une qu’elles sont arrivées cette nuit-là dans ma voi - 62 Yannick Haenel ture, sur le parking polonais. Je les ai donc re - des roches est le vert des chairs mortes, de la copiées, en les prononçant à voix haute : « Ce corruption, des pierres moisies. jeune homme-là portait en lui le message le plus Et là, surgies de je ne sais où, du front noble important du monde. Briser ses lignes. » de Noé peut-être, les phrases de Pologne, celles Ces deux phrases me plaisaient, elles m’ont du parking, sont venues sur mes lèvres : « Ce poursuivies durant la fin de mon voyage, je me jeune homme-là portait en lui le message le plus les répétais souvent, pour le plaisir ; il me sem - important du monde. Briser ses lignes. » J’ai ble même qu’elles apparaissent dans le roman souri. Après tout, le cloître vert de Santa Maria en question, tel que je l’ai finalement composé, Novella est lui aussi un quelque part interroga - de retour de voyage, à partir de mes notes. tif. Les bons lieux, pour peu qu’on se concentre, pour peu qu’on se rende disponible, suscitent la * venue du temps. Cette fois-ci, j’étais moins impressionné par Sept ans plus tard, c’est à Florence, en Italie. Un ces phrases que par leur retour ; car entre-temps, matin de février glacial, avec du soleil. Je suis je n’avais pas seulement publié le « roman eu - entré dans l’église Santa Maria Novella , près de ropéen » que je voulais écrire (et qui, finale - la gare, pour voir une fresque inachevée de ment, n’était peut-être pas tellement un « roman Paolo Uccello ; elle est peinte sur un mur du européen », mais un roman très français), mais Chiostro Verde , le « cloître vert », qui jouxte également un livre sur un homme qui, en un l’église. On ne peut le visiter que le matin, je sens, « portait en lui le message le plus impor - suis déjà venu plusieurs fois pour rien, les ho - tant du monde », un homme qui avait tenté raires changent tout le temps, je veux absolu - d’alerter le monde sur l’extermination des Juifs ment voir cette fresque. d’Europe, et dont les lignes – celles de sa vie, J’ai tourné longtemps sous les arcades du celles des pays qu’il avait traversés – avaient ef - cloître ; je regardais la fresque de loin, je m’ap - fectivement été brisées. Ces phrases qui prochais. Au centre du cloître, il y a un puits, m’étaient venues en Pologne s’étaient donc fi - trois cyprès. L’harmonie ne vieillit pas ; la clarté nalement réalisées dans un livre, elles l’avaient fleurit en rond. J’étais étonné qu’on laisse le so - annoncé ; mais voici qu’elles revenaient. leil frapper le mur d’Uccello. Il a peint quelques Lorsque je les ai prononcées, dans l’air lu - scènes du Déluge : c’est un chaos, plein de fré - mineux et glacial du cloître vert, m’attendant à nésie, dont Dieu semble absent. On voit d’un les voir se matérialiser en lettres d’or à travers la côté l’arche flottant sur les eaux, de l’autre buée qui sortait de ma bouche, j’ai compris que l’arche échouée, les flots se retirant. Au milieu : je ne savais toujours pas d’où elles venaient. des cadavres blafards, quelques vivants qui se Ces phrases continuaient à me faire signe pour débattent, et Noé, majestueux, qui regarde ail - une raison précise, elles avaient quelque chose leurs. C’est vert, orange, gris. Les corps s’effa - à me dire, une chose que ni le roman européen cent, certains ne sont déjà plus que des silhou- français, ni le livre sur le messager tragique ettes vidées de leurs couleurs, perdues dans le n’avaient comblée, une chose encore à venir, temps. On n’est pas sûr de reconnaître Noé, qui demanderait de ma part un effort de mé - bientôt la fresque entière sera ruinée de blanc, moire, une nouvelle disponibilité. Allais-je en - lisse comme la Terre après le Déluge ; alors on core écrire un roman ? Ces phrases, cette buée, n’y verra plus rien, et peut-être accèdera-t-on à cette annonciation de parking et de cloître, ce qui tourmentait celui qu’Artaud appelle n’était-ce pas, chaque fois, un prélude à l’écri - « Paul-les-Oiseaux » : une transparence de la ture ? peinture, la transparence même de l’origine. Je regardais donc la fresque, j’essayais de * comprendre pourquoi Uccello, au lieu du salut, de la colombe et de la rédemption, a peint l’en - Je rentrais chez moi – joyeux, déprimé. Écrire fer ; je me disais : ce vert de Fiesole qui vient un nouveau livre, très bien, pourquoi pas, rien Le Christ de Londres 63 de mieux, mais j’étais épuisé, et d’ailleurs de milliers de lecteurs (mais personne, lisant les n’étais-je pas venu en Italie pour me reposer ? même livres, ne lit les mêmes phrases, et celle- L’écriture est une lutte qui vous ôte toutes vos ci, pour moi si importante, paraît peut-être insi - forces, afin de vous en offrir de nouvelles ; je gnifiante, et négligeable, à la plupart des lec - n’étais pas prêt à cette métamorphose, à cette teurs de Mrs Dalloway ). concentration de souffles contradictoires, à ce C’était étrange de voir cette phrase imprimée dialogue avec les démons. Je voulais voir les dans un livre après l’avoir vue trembler dans la églises, les tableaux, les fresques ; dormir dans lumière dorée d’un phylactère. Je tournai les les jardins de Boboli ; profiter de la lumière de pages à la recherche de l’autre phrase : « Briser Toscane, et oublier les luttes. ses lignes ». Peut-être l’avais-je inventée, peut- Il me fallait pourtant répondre à cette phrase, être était-elle d’un autre auteur. Très vite, une à ces deux phrases qui, le soir de la visite au page plus loin, je tombe sur elle. Ce n’est pas cloître vert, étaient devenues lancinantes. « briser ses lignes » que Virginia Woolf a écrit, Comme je venais d’emménager à Florence, je mais : « déchirer ses lignes ». Et c’est bien à n’avais pas encore rangé ma bibliothèque ; cer - propos de ce jeune homme, celui qui porte le tains livres étaient encore dans des cartons, et la « message le plus important du monde ». plupart s’entassaient sur mes étagères sans ordre. Ce soir-là, ne parvenant pas à m’endor - * mir, je décidai de finir les cartons. À chaque fois, ça prend des heures : on tombe sur des li - Bien entendu, je me suis mis à relire Mrs Dal - vres qu’on n’a pas ouverts depuis très long - loway. Ce jeune homme s’appelle Septimus temps, des livres qu’on est heureux de retrou - Warren Smith, c’est le héros secret du livre – ver, à qui l’on consacre du temps, et qu’on se son filigrane sacrificiel. Si Mrs. Dalloway ne se met parfois carrément à lire ; ainsi, parmi cette suicide pas, si, à la fin, la mort glisse sur elle foison de livres désirables, avais-je commencé comme une pensée impossible, c’est parce ce soir-là à lire un roman de Roberto Bolaño qu’un autre s’est occupé de mourir à sa place , et dont j’avais oublié l’existence : La littérature cet autre, c’est lui – le jeune homme : Septimus nazie en Amérique, puis j’avais ouvert La vie Warren Smith. des Troubadours , puis Un homme qui dort de On le rencontre dès les premières pages du Georges Perec, puis Sam Dunn est mort, mer - roman : il marche dans les rues de Londres, il a veilleux petit roman du futuriste Bruno Corra, la trentaine, le teint pâle, avec un « manteau puis La Mission de Heiner Müller, enfin Mrs râpé », et cet air d’inquiétude « qui rendait in - Dalloway de Virginia Woolf. quiets même les parfaits inconnus ». À ce mo - Je me suis endormi sur le divan avec ces li - ment-là, une rumeur a commencé à circuler : vres, et vers huit heures la lumière du jour m’a cette voiture arrêtée le long du trottoir, en face réveillé. En ramassant les volumes qui s’entas - de Mulberry, à Bond Street, tandis que Mrs . saient sur le divan, j’ai ouvert Mrs Dalloway Dalloway essaie de choisir des fleurs pour la ré - pour voir un peu quelles phrases j’avais souli - ception qu’elle organise, pourrait être celle de gnées lors de ma précédente et très ancienne lec - la Reine. Les stores sont tirés, personne n’a vu ture. Et là, soulignée en rouge – au crayon de le visage à l’intérieur de la voiture. Clarissa couleur rouge –, je tombe sur la phrase du cloî - Dalloway regarde ; et sur le trottoir, Septimus tre, la phrase du parking, la phrase qui m’a fait Warren Smith, accompagné de sa femme, une écrire deux romans : « Ce jeune homme-là Italienne aux grands yeux, regarde ; tout le portait en lui le message le plus important du monde regarde. Septimus est « terrifié par toutes monde. » ces choses qui convergeaient progressivement Cette phrase qui me poursuivait depuis sept sous ses yeux vers un point central ». Son esprit ans était une phrase de Virginia Woolf, une s’embrase : « comme si – écrit Virginia Woolf – phrase d’un des livres les plus célèbres au une chose épouvantable affleurait, sur le point monde, une phrase qui sans doute était connue de jaillir au milieu des flammes. » 64 Yannick Haenel

La tension requise par cet instant ordinaire, qui, vert au bleu, où « les intervalles entre eux ont soudain, dans une rue de Londres, se blasonne autant de sens que les sons », où les feuillages en épiphanie souveraine (en discrète et proba - ont une fraîcheur d’oiseau, où des rubans de ble théophanie), bouleverse le jeune homme, soie s’enroulent dans les airs, où les nuances dont on devine que la sensibilité est déjà forte - s’ajoutent aux nuances, et brillent, formant un ment sujette au trouble : « N’était-ce pas lui trésor dans lequel Clarissa et Septimus, sans se qu’on regardait, qu’on montrait du doigt ? » se connaître, se rencontrent pourtant, et tournoient, demande-t-il. De quel étrange royaume Septi - comme des fleurs en feu, dans une dimension mus Warren Smith est-il donc le héros pour voilée, où des fils relient les êtres les uns aux ainsi se confondre lumineusement avec le pas - autres, où l’on peut « prendre son expérience et sage de la Reine d’Angleterre, pour ainsi dé - la faire tourner, lentement, dans la lumière », où clencher sur lui-même une telle émotion que le les cœurs, à travers leurs attentes, à travers le monde vacille, frémisse, menace de prendre feu détail des vies, à travers le moindre frisson, (au point, si l’on en croit sa femme, qu’il s’écrie s’écoutent, et – sur un plan mystique –, se soudain : « Je vais me tuer ») ? connaissent (c’est Mrs . Dalloway, à la fin du livre, qui emploie le mot « mystique »). * * Peut-être n’existe-t-il que deux questions im - portantes : est-ce que quelqu’un nous écoute ? L’histoire de Septimus est racontée en parallèle Et : y a-t-il une issue ? Ces deux questions n’en avec celle de Clarissa Dalloway ; la réception, font qu’une ; elles ne se posent, et ne trouvent de qu’elle prépare minutieusement tout au long de réponse, qu’à travers chaque vie qui en fait l’ex - la journée, est le moment où elle rencontrera périence. Septimus : mais Septimus, alors, sera mort – elle Des lueurs sortent-elles de l’abîme ? C’est rencontrera sa mort. possible ; encore faut-il être penché sur lui – et, Mrs . Dalloway ne vit-elle pas, depuis le avant de l’interroger, être capable d’écouter début, sur le même plan que Septimus ? Qu’à cette voix étrange, cette musique du néant que chaque instant le monde vacille, frémisse, et Rimbaud nomme le « virement des gouffres ». menace de prendre feu ; que le secours n’existe Le savoir ne sauve pas, mais en dehors du sa - qu’à travers la perception extrême d’un point voir – du savoir amoureux, du savoir sur l’exis - d’abîme, lorsque naissance et mort semblent tence –, rien n’existe. Celui qui perçoit ces une même chose ; et qu’à ce point, quand l’in - nuances qui, provenant de l’abîme, ne s’adres - tensité est si forte qu’elle devient un danger, on sent à personne, entre aussitôt dans la voie ef - se mette vraiment à vivre – elle le sait, ce sont frayante des prophètes : c’est un homme dont ses pensées : « Elle avait toujours le sentiment les extases sont des expériences du néant. Une qu’il était très, très dangereux de vivre, ne se - phrase m’avait accompagné en silence pendant rait-ce qu’un seul jour. » C’est Mrs . Dalloway plusieurs années pour me conduire à un jeune qui le pense, mais on dirait Septimus : « Elle poète fou. Qu’avait-il donc à me dire ? Quel passait au travers des choses comme une lame était son message si important ? de couteau ; et en même temps elle était en de - hors de tout, et elle regardait. » * * L’hiver florentin est coupant ; j’avais attrapé froid au cloître vert ; je restai au lit deux jours et Septimus est persuadé qu’il a commis un crime lus Mrs Dalloway. J’avais oublié à quel point ce affreux, et qu’il a été condamné à mort par la livre crépite de couleurs : on y respire à travers nature humaine. Il ne veut pas avouer son crime les miroitements d’un vitrail. C’est un livre il - aux médecins, d’ailleurs il ne parvient pas à s’en luminé, où l’existence passe à chaque instant du souvenir. Sa tête est pleine d’arbres et d’oi - Le Christ de Londres 65 seaux, de vers de Shakespeare et de mots grecs. autres, au point de croire qu’il en est responsa - Les oiseaux lui parlent en grec, et lorsqu’il ob - ble. serve les arbres, il voit le monde prendre feu. Des fleurs rouges poussent alors à travers sa * chair. Ses pensées, Septimus les inscrit au dos d’enveloppes. Il voit des visages sortir des murs, Au cœur de l’abandon, il y a – offert par le péril annonce souvent qu’il va se tuer, et dit aussi – « un luxe, un isolement sublime ; une liberté « connaître la signification du monde » – le se - que ne pourront jamais connaître ceux qui sont cret suprême : « D’abord, que les arbres sont vi - liés. » Ainsi la solitude de Septimus est-elle vants ; ensuite, que le crime n’existe pas ; puis aussi sa chance : les flots de sang n’entrent pas l’amour, l’amour universel. » dans ce cercle où la richesse vous prodigue son Si Septimus porte en lui « le message le plus ouverture infinie. Il y a des révélations que seul important du monde », c’est qu’en un sens il est un « banni » comme Septimus, « qui errait aux le messie. À ce sujet, le docteur Holmes, censé confins du monde » et « regardait derrière lui le soigner, ne cesse d’ironiser, comme tous ceux les régions habitées », peut connaître. S’il en - qui ne comprennent pas qu’il est dangereux de tend les morts, si les morts sont avec lui, c’est vivre : « Quand un homme entre dans votre ca - parce que pour lui la mort n’existe pas. Là où binet et vous dit qu’il est le Christ (fantasme les morts existent, la mort cesse. Écoutez vos courant), qu’il a un message, comme en ont la morts. plupart, et menace, comme souvent, de se tuer, C’est eux qui font de Septimus un élu. On vous invoquez la mesure ; vous ordonnez du sait que l’élection et la condamnation sont les repos au lit ; du repos dans la solitude ; du si - deux aspects d’une même figure. D’où la souf - lence et du repos ; du repos sans amis, sans li - france de Septimus. D’où son destin de captif : vres, sans messages. » vivre, dans son cas, c’est endurer sans répit l’at - Mais le repos ne peut rien pour Septimus : taque du mal. Son âme est la proie du monde ce qu’il lui faudrait, c’est le lointain – entrer spirituel : les esprits se battent autour de lui, cer - dans le lointain : « Loin des gens – il faut aller tains le favorisent, d’autres le menacent. Sa vie loin des gens, dit-il (en bondissant). » C’est-à- et sa mort sont au pouvoir des esprits, comme dire, contrairement à ce que préconise le doc - celle de Julien l’Hospitalier dans Flaubert, ou teur Holmes, au plus près des amis, des livres, de Lenz dans Büchner, qui, lui aussi, ne cesse des messages. de se jeter par la fenêtre. Ce qu’il faudrait, en somme, c’est parvenir à s’éloigner de l’espèce humaine, et de ceux qui * vous pourchassent en hurlant dans les steppes : car la nature humaine, dit Septimus, est une Il y a quelques semaines, en préparant un long « brute repoussante, aux narines rouges de voyage vers l’Australie, où je devais parler de ce sang ». Les humains, écrit-il, n’ont « ni bonté, ni messager polonais auquel j’avais consacré un foi, ni charité au-delà de ce qui sert à accroître roman, et dont la figure de saint ne cessait de le plaisir de l’instant. Ils chassent en meute. me hanter, je cherchais une phrase dans un livre Leurs meutes arpentent le désert et disparaissent de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui s’appelle en hurlant dans les étendues sauvages. » Qu’est-ce que la philosophie ? Ils parlent, à un Est-ce que c’est cela le message de Septi - moment, des « personnages conceptuels », et mus ? Un savoir sur la criminalité de l’espèce ? parmi eux, ils repèrent l’idiot – celui qui déjoue Il connaît le filigrane, ainsi est-il entré en com - mystérieusement le cogito . La figure classique munication avec le fond – avec ce meurtre qui de l’idiot, telle qu’elle culmine dans le roman habite chaque atome du monde. Le moindre ins - de Dostoïevski, n’est plus, selon eux, adaptée à tant abrite un crime, les hommes sont des as - notre époque : ce qu’il faudrait, c’est inventer sassins qui vivent dans l’oubli. Lui, au contraire, un « nouvel Idiot ». Et pour caractériser cette est un innocent tourmenté par le crime des figure à venir, Deleuze et Guattari ont cette 66 Yannick Haenel formule : « Celui qui veut qu’on lui rende tales en feu, peut-être, pleine de détours, de compte de chaque victime de l’Histoire ». À bouts d’océan, et d’étoiles. C’est sûrement cela mes yeux, cet homme – disons le prince Mych - « le message caché dans la beauté des mots », kine qui aurait un savoir sur l’extermination – comme dit Septimus : ce « signal secret », qu’on c’est Jan Karski : le messager polonais dont je se passe, d’une génération à l’autre, dit-il, et qui ne cessais de parler, et dont j’étais devenu, à est déjà dans Dante, dans Eschyle, dans mon tour, le messager. S’il existe quelqu’un qui Shakespeare. ne supporte pas l’existence du mal, et qui ne Alors bien sûr que le nouvel Idiot, c’est lui : cesse de demander raison aux gouvernements Septimus Warren Smith, « Seigneur venu re - de leur passivité face à l’extermination des Juifs nouveler la société », écrit Virginia Woolf, d’Europe, c’est bien lui – « avec son air de re - comme s’il s’agissait du Christ : celui qui prend venir du pays des morts », comme disent De - sur lui tous les péchés, tous les crimes, l’impu - leuze et Guattari à propos du nouvel idiot. reté même du monde ; et dont la joie de vivre, la Celui qui s’engage à endurer spirituellement souffrance, la folie se concentrent sur l’unique le massacre entre dans une voie étrange, noc - acte qui pour lui ait un sens : rédimer l’espèce turne, qu’on appelle la sainteté ; et dans cette humaine. voie se cherche, en des termes inconnus, avec Septimus habite dans l’interstice, entre la vie des phrases encore à écrire, une pensée qui pré - et la mort. C’est le lieu même du supplice, mais cède la pensée. c’est aussi l’espace du rite, celui qui vous consa - cre. Et c’est précisément parce qu’il est entré * dans la vie sacrée qu’à la fois Septimus reçoit et qu’on lui prend. Sa nature est sacrificielle – Dans l’avion, je pensais au « nouvel Idiot », à c’est-à-dire qu’il est exposé, d’une manière ef - Jan Karski, à une sainteté possible à l’époque frayante, à la mort (sa sensibilité le destine à être de la mort de Dieu. J’avais apporté Mrs Dallo - sans défense), et en même temps soustrait à ce way, dont je n’avais pas encore terminé la lec - que Georges Bataille appelle « le cauchemar ture. Il faut vingt-trois heures pour aller à Mel - global de la société humaine ». bourne ; je me plongeai dans le livre, espérant Cet interstice est aussi celui du langage – et oublier l’angoisse du vol. Virginia Woolf écrit, de sa dimension intérieure. Septimus se tient là, à propos de Septimus : « Toutes les puissances comme un oiseau, dictant à sa femme ses écrits déversaient leurs trésors sur sa tête ». Est-ce que « sur la guerre ; sur Shakespeare ; sur de grandes c’est un saint ? Son cœur est intact, ses affole - découvertes ; sur l’inexistence de la mort ». ments sont ceux de l’innocence. Le langage Il évolue en lisière, au bord d’un vide qu’il s’offre à lui comme une prière venant du ne cesse de frôler depuis sa fenêtre. Il est sé - royaume des morts. Il est seul, avec les arbres et paré , c’est-à-dire qu’il tranche : « Sa main était les oiseaux, avec Shakespeare et les Grecs, avec ici ; les morts étaient là », écrit Virginia Woolf. Lucrezia, sa femme, qui l’accompagne et qui (Septimus fait partie de ceux qui sont penchés sait . Seul comme on l’est si l’on accorde son sur l’abîme ; c’est pourquoi il se tient, d’une ma - existence – quelque chose de son existence – à nière aussi fatale, dans la parole.) Dieu. « Les expériences solitaires que l’on tra - Son suicide consistera très simplement à ne verse seul dans sa chambre », note-t-il. À l’ex - plus séparer ; ainsi tombera-t-il dans le vide. trême de la solitude, il n’y a plus besoin de verbe, les phrases sont devenues nominales, les * choses se nomment. Septimus entend des « messages du royaume Si Septimus saute par la fenêtre, c’est parce des morts », qu’il s’efforce de transmettre, mais qu’il y est poussé. Personne ne saute par la fe - à qui ? – et comment ? Dans quelle langue peut- nêtre sans raison. Septimus a peur du docteur on faire vivre les morts qui chantent derrière les Holmes, en qui il voit un criminel. L’obsession massifs de rhododendrons ? Une langue de pé - de Holmes pour la respectabilité, son acharne - Le Christ de Londres 67 ment à n’envisager que ce qui est « convena - Gnostique perdu dans un monde convenable, ble », son incompréhension militante pour tout où les conventions sont criminelles. ce qui sort du cadre – poésie, amour, folie –, font de lui le représentant même de la société : * il a horreur de ce qui lui échappe, ainsi condamne-t-il l’attitude de Septimus, c’est-à- À la fin du livre, quelqu’un vient dire à Mrs. dire son existence même. Dalloway : « Un jeune homme s’est suicidé ». Holmes surgit dans l’appartement de Septi - C’est là, pendant sa réception, en pleine mon - mus ; Lucrezia l’empêche de voir Septimus, elle danité, que Mrs. Dalloway devient Septimus : sait que celui-ci ne le supporte pas ; Holmes non seulement elle comprend son geste, mais l’écarte, et monte l’escalier. Dans la chambre, elle se met à penser, comme lui, au caractère in - en haut, Septimus l’entend. Pas Holmes – sur - tolérable de la vie – à « l’existence du terrible tout pas lui. Septimus se lève, ouvre la fenêtre, dans chaque parcelle de la vie », comme dirait s’assied sur le rebord : « Il attendrait jusqu’au Malte Laurids Brigge, un autre poète à la sensi - dernier instant, écrit Virginia Woolf. Il ne vou - bilité absolue. lait pas mourir. La vie était belle. Le soleil D’abord son empathie fait d’elle un buisson chaud. Mais les êtres humains… ». Au moment ardent : « Chaque fois qu’elle entendait parler où Holmes arrive à la porte, Septimus crie : d’un accident, aussitôt son corps le revivait « Vous l’aurez voulu ! », et se jette – « avec vi - brusquement ; sa robe prenait feu, son corps gueur et violence » –, sur les grilles, où son brûlait. » corps vient se déchirer. Ensuite, elle voit la scène, elle s’avance jusqu’aux derniers instants de Septimus : « Il * s’était jeté par une fenêtre. Le sol s’était préci - pité vers lui. Son corps était traversé de piques La mort de Septimus Warren Smith me fait mal. rouillées qui le meurtrissaient au hasard. Il gisait J’y pense souvent. Pour la conjurer, j’appelle à là, avec un battement sourd qui cognait, cognait, moi l’image d’Yves Klein sautant dans le vide : cognait dans son crâne, puis le noir l’avait suf - je me persuade qu’on peut sauter dans le vide foqué. » sans mourir. Je sais que l’art a à voir avec ce Grâce à Septimus, Mrs . Dalloway comprend point d’intersection entre le saut, le vide et la que la mort est un abri, car elle protège, et sau - mort. Je sais qu’il invente là une brèche, peut- vegarde la seule « chose qui compte » : « une être un salut. Moi aussi, je veux qu’on me rende chose qui dans sa vie à elle était enrubannée de compte de chaque victime de l’Histoire. Je veux bavardages, mutilée, voilée », une chose qui ré - comprendre le suicide de Gilles Deleuze, lui qui siste à toutes les manières qu’ont les humains a eu l’intuition du « nouvel Idiot », et s’est jeté de fraterniser dans l’inessentiel. par la fenêtre. Je consacre mes insomnies à veil - La mort part avec la « chose », intacte. C’est ler sur le suicide de Bernard -Vadel, pourquoi celle de Septimus ressemble tellement sur celui de Primo Levi, sur celui d’amis dispa - à un bond – ce « bond hors du rang des meur - rus, sur des êtres imaginaires qui tous portent en triers », dont parle Kafka à propos de l’écriture. eux « le message le plus important du monde ». Et puis voici que Mrs . Dalloway elle-même Seul Jan Karski ne s’est pas suicidé. fait le bond. Sa pensée bondit, loin des évi - Quelle sorte d’étranger y a-t-il dans la pen - dences serviles. Elle a l’intuition que la sée de Septimus, qui l’ouvre ainsi à l’horizon « chose » est précisément ce qui ne meurt pas. logique du suicide ? Son savoir, cette connais - En un éclair, elle coïncide avec cette « chose » sance intraitable qu’il a de l’espèce, relève de la qui renverse les coordonnées. Cet éclair a la pâ - gnose : Septimus Warren Smith est un gnostique leur de cendre d’un ciel au crépuscule. Mrs . – c’est-à-dire quelqu’un dont l’esprit est tra - Dalloway comprend, comme si sa pensée se je - versé par un temps parallèle. tait d’une fenêtre : « La mort était un défi. La mort était une tentative de communiquer, quand 68 Yannick Haenel les gens sentaient qu’il leur était impossible « Avait-il plongé en tenant son trésor ? » La rup - d’atteindre ce centre qui, mystique, leur échap - ture des frontières s’appelle la béatitude. Elle ne pait ; la proximité devenait séparation ; l’extase se formule pas. L’avenir s’illumine à sa place. s’estompait ; on était seul. Il y avait un enlace - Je comprenais enfin qu’il n’y a pas de mes - ment dans la mort. » sage ; celui qu’on me destinait depuis des an - nées, qui se faufilait entre parking et cloître avec * l’obstination d’un revenant, et poussait son in - terrogation dans mes phrases, c’était lui : Septi - Ce « centre mystique » qui palpite au cœur de mus. Le message, c’est le messager – son exis - l’existence, et que l’image des fleurs en feu re - tence à travers le temps, une existence lance à travers les phrases, comme un secret fé - ininterrompue, qui passe de corps en corps, et minin, relève de l’extase. Vivre, c’est s’accor - se poursuit aujourd’hui, sous d’autres noms. der à la dimension extatique de l’existence ; et Alors oui : Septimus a plongé avec son peut-être, la rencontrer grâce aux phrases qui ne trésor – il n’a pas cédé. En même temps, son tré - cessent de venir et de revenir. sor est ici, il s’ouvre dans la transmission. Ceux C’est pourquoi, avant même de se jeter dans qui pensent à Septimus, qui sont requis par ses le vide, Septimus avait déjà sauté. Ainsi saute- visions, deviennent-ils à leur tour le messager ? t-il à l’intérieur de son saut : « Je me suis pen - ché par-dessus bord et je suis tombé, pensa-t-il. * J’étais mort, et pourtant me voilà vivant main - tenant ». Septimus s’adresse à vous, comme les oiseaux se sont adressés à lui ; il vous parle dans la * langue des annonciations. Écoutez Septimus, ouvrez vos oreilles aux messagers : vous enten - À l’atterrissage, je flottais dans une extase. drez chanter les nuances. Le monde à venir est J’avais lu pendant tout le voyage. Je lisais, composé de phrases qui vous ouvrent un che - m’endormais, lisais. Ma lecture était tissée de min. La vérité s’épanouit comme des fleurs en sommeil. J’étais bouleversé par la rencontre feu. Le buisson doit être traversé. Ce centre mystique de Mrs . Dalloway et de Septimus, qui mystique, ce point d’extase qui s’abrite en vous, est comme un point allumé dans une fleur : quel nom lui donner ? La dernière phrase de « Blanche, violette, rouge, orange profond ; Mrs Dalloway est une question : « Qu’est-ce qui chaque fleur semble brûler de son propre feu ». me remplit de cette extraordinaire émotion ? ». À la fin, Mrs . Dalloway pose une question : 69

LA PARTIE DE CHASSE par Hédi Kaddour Extrait d’un roman en cours d’écriture, The Preponderants

Mahbès, septembre 1923. sont redressés, la vie a repris sous le ciel nu. Trois jours après, en pleine campagne, à qua - Les nuages sont venus en milieu d’après-midi, rante kilomètres de la ville, l’eau courait tou - avec des éclairs. Un orage massif et dense, un jours à gros bouillons dans le lit de l’oued, mais fleuve d’en haut. Les premières gouttes ont le chien n’a pas hésité à plonger, avant que Gan - commencé à s’écraser au sol, larges comme des tès ait eu le temps de crier stop ! Raouf, Gantès capsules de limonade, et soudain l’eau s’est et les autres chasseurs ont vu le teckel disparaî - mise à tomber en cascade et à courir partout, tre dans l’eau jaune. Raouf s’est entendu hurler emportant d’abord le plus léger, la poussière, les Kid ! et Gantès lui a fait signe de ne plus rien cailloux, puis quelques arbustes et, dans les dire. Raouf a compris : laisser le chien aller de rues, tout ce qui n’avait pas été rangé, chaises, l’avant, sa seule chance désormais, mais faible. tables, étals, pastèques de marché, carrioles Un homme se serait laissé emmener par le cou - d’enfants, parasols, et l’angoisse a pris quand, rant, se contentant de nager en diagonale vers la au bout d’une heure à peine, on a vu flotter une rive opposée ; mais Kid ne voulait pas s’éloi - charrette sans attelage, puis des ânes ventre en gner de son but. l’air, gonflés comme des baudruches. L’eau em - Ç’avait été jusque-là une partie de chasse à portait tout ça dans son grondement, vers le peu près normale. On cherchait à renouer avec ravin, vers l’oued dont les eaux montaient une passion après la catastrophe. Le début de comme pressées de rejoindre celles qui tom - beaucoup de parties de chasse : une longue baient. marche décourageante, quelques cailles qu’on À trop demander la pluie, on avait réveillé osait à peine ramasser après le tir, on avait les eaux de l’Enfer, elles se sont mises à arra - honte. cher des murs, des maisons, celles du ravin, mé - – C’est ça, la chasse ? avait demandé Raouf. langées aux tonnes de détritus de la décharge à À dix-neuf ans, il n’avait encore jamais chassé. ciel ouvert, et la briqueterie, et la guérite en ci - Il n’y tenait pas, mais Gantès lui avait proposé ment à l’entrée du pont entre la ville arabe et la d’accompagner le groupe. Sans arme. Raouf ville européenne, tout a été emporté à gros avait compris : ça n’était pas une proposition bouillons, des heures durant. Quelques hommes pour le décider, mais la condition posée par les luttaient, mouraient, avec ou sans cris, en ten - autres chasseurs ; un Arabe, pourquoi pas ? sur - tant d’en sauver d’autres, en pleine rue, de l’eau tout un fils de notable. Mais sans arme. jusqu’au cou ; les autres se rencognaient, la tête – Vous verrez, jeune Raouf, avait ajouté dans les épaules sous les trombes. Gantès, c’est assez prenant. Ça vous changera Puis la pluie s’est arrêtée, les nuages se sont de vos livres de bachelier, de vos idées. Elles ne clairsemés, ils ont fini par disparaître. Le mal - vont pas très bien en ce moment, vos idées, heur a cessé d’agir ; il s’est laissé regarder et on hein ? Hugo, Cheikh Abdou, Lénine, par qua - a enterré une vingtaine de morts. Les gens se rante-cinq à l’ombre… et les journaux… en 70 Hédi Kaddour arabe, en français, ça doit faire un drôle de mé - Mais Kid a replongé, perdrix entre les dents. lange, la révolution, la prière, la nation, le passé Tout le monde a vu que ça allait être encore plus glorieux qui est en même temps celui où on n’a dur qu’à l’aller, parce qu’une perdrix tenue entre pas été foutu d’inventer quelque chose de plus les mâchoires, ça n’est pas seulement son poids, efficace que la balayette, l’indépendance, le vi - surtout pour un teckel, c’est que ça laisse entrer lain colon et son école, dont on profite, allez, beaucoup d’eau dans le chien, de l’eau boueuse. venez prendre le goût des poursuites au grand Et le courant ne mollissait pas. Quelqu’un a dit air. Et si vous avez envie d’un fusil, on verra. toute cette eau, la putain de sa mère, d’où elle Au bout de deux heures, le groupe avait sort ? quelques secondes, puis la voix s’est ré - enfin réussi à repérer une belle compagnie de pondu à elle-même et où elle va surtout ? et trop perdrix qui leur avait donné du fil à retordre. Il vite… il n’en restera pas une goutte pour les avait fallu une heure pour les tourner, et les per - blés… De temps en temps, un chasseur jetait un drix s’étaient envolées avant qu’on fût à portée. regard vers Gantès, son visage livide. Kid val - Personne n’avait compris, ou plutôt personne dinguait dans l’eau enragée, disparaissait, réap - n’avait cherché d’explication, on n’allait pas paraissait, sans lâcher la perdrix. Gantès a com - commencer à s’engueuler. À la jumelle, on avait mencé à marcher à grands pas vers l’aval, Kid a pu voir les bestiaux se poser à plus d’un kilo - moins cherché à lutter contre le courant, le mètre et demi. groupe suivait Gantès. Nouvelle marche de contournement, plus Un homme a lancé il s’asphyxie, il n’y arri - large cette fois. Une heure et demi pour réussir vera pas , Raouf a cru que Gantès allait se jeter à bien venir contre le vent, chiens silencieux, sur lui. C’était l’homme que Gantès avait re - tenus au pied, et enfin libérés par des « va » chu - gardé en disant fusil de merde , un gros type, chotés, avançant à ras du sol, pattes pliées, avan - avec beaucoup de menton qui lui tombait sous çant par centimètres, le nez plein d’odeurs vi - la bouche. L’homme n’aurait pas dû parler d’as - vantes, l’arrêt, et soudain le fracas des ailes en phyxie, il aurait pu se taire, mais il n’avait pas panique, l’envol à bonne portée cette fois, les répliqué au fusil de merde de Gantès et voilà tirs. Gantès avait fait un doublé, le seul. qu’il réussissait à faire encore plus mal qu’une Huit perdrix étaient tombées, sept du bon réplique, tout en ayant l’air de ne faire qu’une côté de l’oued, la huitième de l’autre. Tous les simple constatation. Mais tous les chasseurs sa - autres chiens du groupe, de grands braques, se vent que ce genre de constatation ça ne se sont arrêtés au bord de l’eau. Instinct de conser - contente pas de constater, il n’y arrivera pas , ça vation. Pour Kid, le teckel de Gantès, l’instinct appelle le malheur. Gantès s’est maîtrisé, il n’a du chasseur a été le plus fort. On ne l’a plus vu. pas donné de gifle à celui qui appelait la noyade. Le jaune de l’eau c’était une argile épaisse qui On voyait Kid de moins en moins. À un mo - ne pouvait qu’alourdir le poil du chien. On a ment l’oued a fait un coude, ça a rapproché Kid revu un sommet de petite tête fauve, et plus rien. de la berge, il a posé une patte contre une racine, On a cru voir un bout de museau, puis plus rien, Gantès a couru, mais Kid a été renvoyé au mi - un bout de museau encore ou d’oreille, plus lieu du courant. Un des braques a aboyé, à voix rien. cassée, un autre a geint, comme si lui aussi sa - Et voilà le teckel à plus de cent mètres en vait ce qui se passait pour Kid ; il n’a pas hurlé aval, grimpant juste ce qu’il lui fallait de pente à la mort parce que les chiens savent que ça sur l’autre rive, s’ébrouant, courant, remontant énerve les maîtres, mais c’était tout comme. Et l’herbe pauvre le long de l’oued, queue dressée son maître a crié ta gueule . Certains chasseurs à la verticale, jappements enroués d’eau. Il l’a se sont arrêtés, essoufflés. L’un d’eux a décro - vite trouvée, sa perdrix tombée du mauvais côté. ché sa gourde, il l’a tenue quelques secondes à Fusil de merde ! a dit Gantès. Il ne parlait pas hauteur de son ceinturon, n’a rien fait d’autre et d’une arme mais du chasseur dont les plombs l’a raccrochée. avaient laissé assez de force à l’oiseau. Kid, Kid, on ne comprenait pas très bien ce qu’il assis ! reste ! a crié Gantès, reste ! avait fait. L’aller, bien sûr c’était l’instinct du La partie de chasse 71 chasseur, le désir de proie. Peut-être aussi un pouvait répéter allez, toutoune, fais pas l’œuf, désir de teckel, montrer aux autres chiens, aux allez . Dans la voix, il y avait de plus en plus de braques, l’aristocratie de la chasse, ce qu’on sait résignation. Puis le ton a changé et Raouf a faire quand on est petit, avec de grandes oreilles compris que Gantès s’adressait maintenant à lui, et une voix ridicule. C’est peut-être pour ça que il s’est rapproché, Gantès lui parlait de Kid tout Gantès n’a pas surveillé son chien alors que en caressant le chien, une espèce d’oraison fu - c’est un des meilleurs chasseurs de la région, il nèbre, il est né ici, par quarante à l’ombre, il le connaissait, il savait ce qu’il était capable de supporte tout, il est d’une résistance formida - faire, c’était dangereux, mais quelque chose ble, et je le sors deux heures par jour, deux chez Gantès n’avait peut-être pas résisté à l’idée heures de campagne jusqu’à l’ouverture de la de laisser Kid montrer ce qu’il savait faire, les chasse, dans la pierraille, c’est le seul chien qui chasseurs ont l’orgueil de leur chien, et les ne revienne jamais de l’ouverture avec des chiens celui de leur maître, c’est pour ça que pattes en sang, il est très bon sur le perdreau, certains d’entre eux plongent quand il ne fau - tant qu’on ne lui demande pas l’impossible, je drait pas. Mais le retour ? À quoi bon en rajou - ne lui ai pas demandé, je ne voulais pas qu’il ter ? Ce n’était pas la crainte, certains maîtres traverse . Raouf n’a rien dit. battent le chien qui tarde à rapporter, ils en font Gantès caressait son chien d’une main, et de des crétins dociles, mais personne n’avait ja - l’autre il ramassait de la pierraille, la montrait à mais vu Gantès battre un chien, et son Kid, il en Raouf, la caillasse… du terrain pauvre, ça fait était gâteux. du gibier vif, calculateur, endurant… cette per - Plus tard, en reparlant de cette histoire, les drix… elle savait qu’il fallait mettre l’oued entre gens diraient que le chien avait été stupide de elle et les chiens… elle savait… à moitié morte vouloir retraverser, que Gantès aurait été capa - là haut, elle a encore trouvé moyen . La voix de ble de rester des jours sur l’autre rive, à attendre Gantès s’est cassée. Il regardait le ciel. On n’en - l’accalmie. Non, c’est le dressage, disaient la tendait presque plus la respiration de Kid. Il fai - plupart des chasseurs : Gantès avait dressé Kid sait maintenant très chaud, un air brûlant, sans la au rapport pendant des années, et le chien avait tension de la chasse. On va rentrer , a dit Gantès, fait non seulement son devoir, mais sa joie, de en prenant le chien dans ses bras. Au bout d’un revenir vers son maître la gueule pleine, il n’al - moment, il a commencé à trébucher comme s’il lait pas s’en priver, même au prix d’une noyade. ne voyait pas devant lui. Raouf a compris : les Quand il a finalement été sur la berge, Kid a larmes. Il lui a pris Kid. traîné la perdrix devant Gantès, et il s’est couché Quand ils sont arrivés aux voitures, Raouf a d’un seul mouvement sur le côté. Il vomissait croisé les regards des supplétifs laissés en sur - de l’eau jaune par saccades, avec un gros bruit veillance, des regards morts, il s’est mis à leur de boyaux. Il ne pouvait plus se lever. Gantès a place, dans leur tête, le fils du caïd porte le chien écarté la perdrix. Raouf l’a contemplée un ins - du colon . Il a cherché un éloge de chien de tant, elle était belle, devait faire son demi kilo, chasse dans sa mémoire, le poème d’Ibn Rabi’a, bec rouge, joues gris pâle, ventre jaune ; les la gazelle cernée par des chiens qui savent mou - pattes aussi étaient rouges. Le chasseur qui rir sous sa corne, des chiens aux oreilles tom - l’avait tuée n’osait pas s’approcher. C’est un bantes, tout étriqués et bien dressés , voilà ce autre qui a fini par la ramasser, pour la lui don - qu’il allait réciter aux supplétifs, un hommage à ner sans un mot. des chiens écrit par un seigneur, mais il n’était Les chasseurs sont repartis le long de l’oued. pas sûr qu’ils comprendraient cet arabe vieux de Pas Gantès. Il s’était accroupi, il marmonnait, il quatorze siècles, il n’a rien dit ; pour ces n’a pas cessé de caresser les flancs de Kid qui hommes, le chien c’était un animal mauvais, n’arrivait plus à se relever et respirait à tout pe - celui qui chasse les anges envoyés du ciel. tits coups entre deux vomissements. Raouf ob - Gantès a dit à Raouf ils ne sont pas contents, servait du coin de l’œil. Il s’est éloigné. Gantès ils se refont une fierté sur votre dos. Il a repris pouvait ainsi croire qu’il ne l’entendait pas, il son teckel dans les bras. Il avait toujours ce 72 Hédi Kaddour réflexe : dès qu’il sentait qu’un écart s’installait entre Raouf et des gens du peuple, il faisait tout pour le lui faire sentir. Raouf en a voulu à Gan - tès, il n’a pas répliqué, il a laissé Gantès à son chien, à sa douleur. Ils se sont mis à l’arrière de la voiture, Kid entre eux, sur la banquette, à moitié enveloppé dans un torchon. Fonce ! a dit Gantès à son chauffeur. La voiture est partie sans précaution sur la piste de Mahbès. Kid en était maintenant aux convulsions silencieuses. Gantès savait que la dernière n’allait pas tarder. 73

TROIS FOIS NOTRE MUSIQUE (À SARAJEVO ) par Tiphaine Samoyault

18 décembre 2010, je vois Notre musique de 1994, faisant soixante-six morts et beaucoup de Jean-Luc Godard pour la deuxième fois. Les fe - blessés. Isn’t it about time ? nêtres du Centre André Malraux donnent sur le Comment pourrais-je commencer à parler si marché Markale, dont l’animation fournit au vous ne m’entendez pas ? demande Godard aux film l’occasion de plusieurs scènes colorées. Sur personnes qui sont venues l’écouter. Comment l’écran de la télévision et derrière la fenêtre, faisions-nous alors pour nous faire entendre ? même image, mêmes passants et mêmes fruits. J’avais vingt-six ans, je n’avais jamais été tou - Pour une fois, ce dédoublement du réel par chée directement par la guerre, mais de manière l’image ou par la fiction ne dit pas la médiation oblique j’avais le sentiment d’avoir été formée mais l’imbrication des mémoires. Nous sommes par elle. Elle me déterminait, me semblait être en décembre 2003. Jean-Luc Godard est invité une part de mes souvenirs, j’avais besoin de voir aux Rencontres européennes du livre qui se tien - ce qu’elle était. Non par cet héroïsme résistant nent à Sarajevo, à l’initiative de Francis Bueb auquel je m’identifiais adolescente, mais en et du Centre André Malraux. Il est accueilli à conscience assez exacte de ce que je venais l’aéroport par une jeune femme. Il est reçu à chercher là : du réel et des traces. J’écrivais l’ambassade de France. Il neige. Il y a d’autres alors dans un carnet : « Qu’est-ce qui fait ainsi invités : Juan Goytisolo, Mahmoud Darwich, désirer se placer dans des situations extrêmes ? Pierre Bergounioux. L’écrivain doit se contenter En reconnaissant qu’on le fait pour soi-même, de raconter ce que les autres font. Nous sommes on diminue certes la portée du don, mais on la en décembre 2010. Je suis invitée aux Rencon - comprend mieux. On gêne moins, finale - tres européennes qui s’appellent maintenant de ment. » En voyant Notre musique pour la pre - la culture, à l’initiative de Francis Bueb et du mière fois, je m’étais aperçue que je n’avais ja - Centre André Malraux. Je suis accueillie à l’aé - mais vu aucune image de Sarajevo depuis. Je roport par une jeune femme. Je suis reçue à la n’y étais jamais retournée parce que j’ai eu peur résidence de l’ambassade. Il neige. Il y a d’au - d’éprouver de la nostalgie pour la ville que tres invités : Irène Jacob, Alain Bergala, Jérémy j’avais connue, presque vide, absolument noire Lecoq. Champ, contrechamp. La vérité a deux la nuit et silencieuse après le couvre-feu, et que visages. Nous sommes en décembre 1995. Je ne le fait d’avoir vu la guerre de plus près m’inter - suis pas vraiment invitée. Francis Bueb est déjà disait d’éprouver ce sentiment. Je devais cet em - là, au même endroit, dans un centre qui ne s’ap - pêchement aux personnes que j’avais croisées pelle pas encore officiellement André Malraux. alors et dont tout l’être était engagé : je veux La France n’a pas de représentation diploma - dire leur corps, leur identité, leur histoire et leurs tique dans cette ville. Il neige. Le marché n’est liens (perdus, distendus ou réinventés). Les oc - l’occasion d’aucune scène colorée. Trois étals casions, je les avais eues, mais elles me sem - tout au plus. Cigarettes ? Quelques pommes ? blaient trop occasionnelles. Je n’avais jamais L’impact de l’obus qui y a explosé le 5 février voulu retourner à Sarajevo. Je reconnaissais 74 Tiphaine Samoyault pourtant tous les endroits : le marché, le petit Il y avait dans le fait de savoir ne pas occu - jardin au-dessus de la mairie, la route très droite per une place dans le monde une conviction du qui conduisait à l’aéroport, la grand-rue, même « jamais plus » qui dirigeait à la fois la pensée ainsi animée. De tous les films que Godard avait et l’avenir qu’on a malgré tout naturellement fait ces dernières années et que j’avais vus, lorsqu’on est jeune. Cette conviction impliquait c’était la première fois que je m’identifiais aux deux certitudes contradictoires : plus jamais ça personnages, que je marchais avec eux dans des et plus jamais dans ça. Notre responsabilité était lieux référentiels. Cela m’en donnait une idée de faire que le crime ne se reproduise pas : la peut-être un peu fausse finalement, ou partielle, conscience de ce qui s’était passé, de l’horreur mais me procurait un plaisir personnel pas du absolue du génocide, des millions de morts de la tout désincarné. Et je trouvais le titre particuliè - guerre nous donnait une sorte de devoir d’hu - rement fort, « notre musique », nos images, manité. En même temps, cette vigilance était ce notre histoire, ce qui résonnait dans nos têtes à qui nous effaçait de l’histoire telle qu’elle s’était présent. « Il faut à la fois restaurer le passé et toujours écrite : s’il n’y avait plus de crime, s’il rendre possible le futur, marier la souffrance n’y avait plus d’ennemi, s’annulaient en même avec la culpabilité. » temps la possibilité de la résistance, l’espoir que En décembre 1995, j’avais passé des heures nous aurions eu de choisir le bon camp. Qu’il y dans cet appartement où se rêvait une autre Eu - eût quelque part en Europe une ville où l’on rope et où aujourd’hui, en décembre 2010, je massacrait les habitants au nom de leur ethnie vois Notre musique pour la deuxième fois. La et de leur religion pouvait faire qu’on s’indignât. guerre s’achevait. Les bombardements sem - Instruits par cette obligation du « jamais plus », blaient terminés. On entendait encore des tirs nous, certains d’entre nous, devions penser, dire sur les lignes de front à proximité. Les balles ou faire quelque chose. En le faisant, nous des snipers étaient encore concrètes. Il fallait avions la compensation de rencontrer un mo - montrer de la prudence dans les zones très dé - ment l’histoire. De cela j’avais honte. Car cette couvertes (ponts et places), dans les tramways. compensation était démesurée. Je veux dire Les certitudes, elles étaient bêtement politiques. qu’elle était sans commune mesure avec le très Nous savions qui était l’agresseur, qui ne voulait peu de choses que nous pouvions faire et qui de pas voir, qui se trompait et qui trahissait. Nous toute façon ne servait pas à grand-chose. avions raison. Mais les incertitudes étaient pour C’est la raison pour laquelle pendant quinze moi bien plus massives. Pourquoi avais-je ans, je me suis absentée. J’ai quitté ce que j’étais choisi d’avoir raison ? Qu’est-ce que j’étais venue chercher là. En revenant aujourd’hui, j’ai venue savoir à Sarajevo, de moi et des autres ? l’impression que j’ai quelque chose à compren - Pourquoi n’étais-je pas tranquillement chez dre et qu’il me faudra le dire. moi, avec le plus grand nombre ? Pourquoi est- ce que je penchais ? Et vers quoi ? 75

QUÉQUETTE BICOT (À VENISE ) par Jean-Marie Blas de Roblès

Place San Marco. Ceux-là qui s’allongent torse Canal en perspective et la sensation à couper le nu sur les dalles, saupoudrés de sésame, et se souffle d’effleurer Cythère. Une évidence de font, riant, picorer la peau sans voir qu’ils res - beauté nue, de féerie, comme on ne la perçoit semblent à des cadavres couverts de charo - qu’au désert ou dans certaines symétries du gnards ébouriffés ; les obèses anglo-saxons, leur rêve. Les ocres des palais rongés à la base par le graisse promenée sous les dentelles de pierre, jade âcre de la lagune, l’air marin au détour d’un les classes d’adolescents en goguette – bonnets ossuaire de pierre blanche dont les arcades trem - à grelots et profs exaspérés –, le regard morne blent dans le soleil, la laque noire des gondoles des amoureux qui s’essayent au soupir devant qui révèle soudain leur vraie nature de pirogues le moindre pont, les trains de gondoles remplies mortuaires, de corbillards aux allures de Stein - de péquenots avachis et qui prennent l’air suffi - way, les jardinets de pins en équilibre au-dessus sant de tous ceux qui se retrouvent un jour sur des toitures, ceux-là mêmes qu’on distingue à une gondole, le troupeau de grand-mères japo - l’arrière-plan du Miracle de la Sainte-Croix , naises sur fauteuil roulant, cérusées sous leurs entre ces hautes et massives cheminées en ombrelles salies de guano, les queues intermi - forme de château d’eau que je croyais jusque-là nables devant la basilique, à vous ôter jusqu’à inventées par Carpaccio, les queues de cheval l’idée d’y pénétrer un jour, les Quatre Saisons bichonnées des conducteurs de Vaporetto, le grincées jusqu’à l’écœurement sur les parvis, hors-bord des pompiers, sirène hurlante, qui l’incroyable profusion de pacotille dans les bou - passe à fond la caisse sur le canal et lève des dé - tiques où se presse la foule jacassante des tou - ferlantes d’eau glauque sur les embarcadères, le ristes : masques innommables de vulgarité – cul de la belle Vénitienne qui lave son canot, à plumes, pompons, paillettes et faux satin –, gon - quatre pattes et en se trémoussant au son de la doles en plastique, verroterie de Murano à dé - radio, tandis que son mec, tête rase, lunettes gueuler, caleçons imprimés d’une biroute où noires, téléphone entre deux pieux d’amarrage l’on reconnaît celle du David de Michel-Ange, striés de vert et rouge ; le glas qui sonne la mort faux papier marbré, miniatures de merde pour du pape et rend plus fruité tout-à-coup, et même collectionneurs de cochons ou d’éléphants de un peu plus frais, le verre de Pietramarina que je merde, et partout, écrit ou répété sur tous les suis en train de boire à la fenêtre de ma cham - tons, Venezia, Venise, Venice, Venedig , comme bre, l’odeur du marché aux poissons déserté, un long râle de pute fatiguée. celle de la polenta au noir de seiche, celle des Et cependant, malgré ces hordes affligeantes courettes où l’iode de l’Adriatique se mêle à qui tournent sans discontinuer autour de San l’urine et au salpêtre, l’acajou rutilant des taxis Marco – et en suivant les flèches, s’il vous – des Rivera flambant neuf qui se croisent au plaît –, il suffit de faire un pas de côté, un millimètre dans le dédale des canaux –, simple écart vers l’obscurité de n’importe quelle l’énorme soutien-gorge noir qui pendait au-des - traboule pour se retrouver seul avec le Grand sus de l’eau, dans une ruelle de Canareggio, 76 Jean-Marie Blas de Roblès juste après le nez de fer d’une statue de Maure, Tétrarques en porphyre rouge volés à Constan - la sieste sur le banc d’un jardin public, avec tinople par les mercenaires de la quatrième croi - l’ombre d’Hermès qui bougeait lentement sur le sade, et puis encore, dans le silence absolu d’un corps de la femme aimée, l’insoutenable petit canal du Dorsoduro, ce geste de gondolier concentré de dimanche sur les quais de la Giu - qui s’arc-boute sur sa rame, pose un pied sur le decca – Tabacci chiusi – et l’image de cette ventre d’une Vénus à l’angle d’un palais jaune jeune fille assise sur une chaise devant sa porte, et pousse de tout son poids pour aider à faire visage tourné vers un dernier rayon de soleil, virer l’embarcation… hochant la tête en cadence, les yeux vides, shoo - De retour à Bezons, hier au soir, alors même tée à je ne sais quoi, envahie tout entière par la que je n’étais toujours qu’une chiure de mouche rengaine des Ten Years After qui tourne sur un dans la stricte lumière d’un Canaletto, voilà que pick-up derrière les volets entrouverts ; la j’oublie mes clefs de voiture sur la portière. Dix Tempête de Giorgione (à l’Accademia) ou les minutes plus tard, elles avaient disparu. Pas de Polichinelles de Tiepolo (au Ca Rezzonico) double, bien entendu, et c’est quéquette bicot qui « valent à eux seuls le voyage », l’absence pour trouver une gondole… de voitures et de trottoirs, l’accolade des III. P ONTS DES ARTS

TEMPÊTES SOUS UN CRÂNE

NÉVROSES DE « LA LISTE »

AINSI IRAI -JE : T ROIS HAÏKUS POUR JEAN -F RANÇOIS MANIER

LA JULIETTE , SINGLETON – E NSEMBLE À UN ÉLÉMENT

SI LONGTEMPS L’A LLEMAGNE : « BREF » DU XX E SIÈCLE

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TEMPÊTES SOUS UN CRÂNE GUILLAUME II FACE AU MIROIR par Svenja Huschle

Ce vent dans les arbres… Quelle tempête ! Ça derrière leur Empereur vont anéantir l’ennemi. hurle comme un loup, un loup affamé qui L’armée m’est toujours fidèle et les Allemands convoite la chair des hommes. Comme la soutiennent la monarchie. La révolution n’abou - guerre, un loup monstrueux et insatiable. Je lui tira à rien ! Scheidemann, Liebknecht. Pffh ! ai déjà donné beaucoup de chair humaine à ava - une république en Allemagne ! Et cette grève ler. Combien de corps ? Des centaines, des mil - générale, c’est ridicule ! Ça sera bientôt fini. Ce liers, des millions ? Ah ! malheur ! Que va-t-il n’est qu’un petit groupe d’extrémistes. La flotte, arriver à ma chère patrie ? Humiliation, oppres - elle, ma flotte me fait toujours confiance. Groe - sion. Ils vont dire que c’était ma faute. Ils veu - ner avec son idée stupide que je devrais partir lent que j’abdique. Ils veulent me forcer à m’en au front et me battre... Pour mourir dignement aller. Ils me harcèlent. Ils m’accusent de priver sur le champ de bataille au lieu d’affronter ces mon peuple de la paix et de prolonger sa souf - quelques révolutionnaires à Berlin. Il y a tou - france. J’ai conduit les meilleurs hommes de ma jours des hommes qui me restent fidèles ! Cela patrie à la mort. De jeunes hommes, presque en - fera bientôt des troupes et je vais marcher avec core des enfants qui ont quitté les leurs pour elles sur Berlin. On va écraser cette petite aller se faire tuer par l’ennemi. J’ai vu leurs émeute. Le seul vrai régime politique fort, c’est familles. Les femmes et les enfants qui atten - la monarchie. Il faut la maintenir à tout prix ! dent un frère, un mari ou un père chéri qui ne Et Ludendorff, die Feldwebelfresse . Ah ! ce traî - reviendront jamais. Sacrifiés pour la patrie. Je tre !! Demander l’armistice aux Américains, les entends la nuit. Ils m’appellent. Ils me de - parlementer... Quel lâche ! J’aurais dû le ren - mandent pourquoi. Culpabilité… Procès… voyer beaucoup plus tôt. Je ne capitulerai ja - Accusé, peine de… Non !! Exil. Je ne pourrai mais ! Impossible. Ni envers les ennemis de le supporter… l’extérieur ni envers les ennemis qui veulent dé - Mais qu’est-ce qui te prend de penser des truire le système de l’intérieur. choses pareilles ? Arrête ! Sale pessimiste, vieux Ou bien… Trop dangereux… Rester seule - lâche ! Aie confiance. La victoire est proche. On ment roi de Prusse ? Abandonner le trône impé - va les écraser. Les Allemands sont un peuple rial ? Nein !! Ich gehe nicht ; tue ich es, dann fort. La guerre, ça coûte cher en hommes. Souf - zerfällt das Reich, also ist es meine Pflicht zu france pour la patrie, fidélité à la monarchie. bleiben, wo ich stehe und, wenn es so sein muß, Darum auf ! Zu den Waffen ! Jedes Schwanken, mit dem Volk unterzugehen. Il faut que je reste jedes Zögern wäre Verrat am Vaterlande. 1 Le auprès de mes troupes. Les soldats ont besoin combat continue. Pour la raison d’État , l’indi - de leur Empereur, d’un pouvoir fort. vidu ne compte pas. L’union de nos forces nous Confiance ! apportera la victoire. Les Allemands réunis Mais tu sais pourtant bien ce qui est arrivé à ton pauvre ami Niki. Détrôné, massacré avec toute sa famille par de maudits socialistes, des 1 Discours « An das deutsche Volk » prononcé par Guillaume II en 1914. anarchistes ! Ils s’y entendent à manipuler la po - 80 Svenja Huschle pulace. Rappelle-toi ce que la grande et fière Rus - Heil dir im Siegerkranz, sie est devenue. L’ancien idéal de l’autocratie… Herrscher des Vaterlands! Dictature du prolétariat. Mon Dieu ! Fini le tsa - Heil, Kaiser, dir ! […] risme, d’un jour à l’autre. D’abord, l’abdication Fühl in des Thrones Glanz forcée, puis l’emprisonnement et finalement Die hohe Wonne ganz, l’exécution silencieuse. Sois prudent, Guillaume ! Liebling des Volks zu sein! Il faut se méfier. Il peut y avoir des traîtres par - Heil Kaiser, dir ! […] tout. Qu’est-ce que c’est ? Tiens – quelqu’un a ou - blié de fermer une fenêtre. Ou alors… Pas de Mais qu’est-ce qui reste de tout cela ? Des sou - paranoïa, surtout, sinon c’est la fin de tout ! cis, des rides, des cheveux gris, des moustaches Je suis épuisé, à bout de forces... J’ai mal au en berne. Et un peuple en révolte. Le chemin est bras. Depuis toujours. Qu’elle est laide et dou - long du projet à la chose. C’est de qui ça ? loureuse cette malformation de naissance. Hmmm, je ne me souviens plus… Ton grand- L’Empereur d’Allemagne est un handicapé, un père était un homme admirable. Un grand Em - estropié. Que n’aurais-je donné pour être en pereur. Il a montré le pouvoir de l’Allemagne bonne santé ! Comme les autres. Pourquoi Dieu au monde entier ! Il a unifié le peuple allemand m’a-t-il imposé ce fardeau ? Quelle faute com - sous l’égide d’un Empereur prussien. D’abord, mise par mes parents dois-je payer ? Ou est-ce il a combattu l’Autriche, ensuite la France. En une épreuve qui m’est personnellement desti - quelques mois, l’affaire fut réglée. Bataille réus - née ? J’ai voulu démontrer ma puissance mal - sie à Sadowa contre l’Autriche en 66, glorieuse gré cela. Se tenir debout droit dans ses bottes, victoire à Sedan contre Napoléon III en 70, contre vents et marées. Cacher cette horreur à siège de Paris et armistice favorable pour les Al - la masse. Toujours craindre que quelqu’un ne le lemands... un pauvre petit groupe de républi - découvre et se moque du petit infirme. Il était cains occupant la capitale française. Et ensuite, une fois un Empereur bancal qui ruina son pays proclamation triomphale de l’Empire allemand pour devenir un surhomme… Quelle honte si dans la Galerie des Glaces à Versailles. Un bal - j’entrais dans les livres d’histoire ainsi décrit ! let de miroirs. D’illusions. Le professeur brossant mon portrait à ses élèves Cette guerre-là est bien différente : je ne en ces termes : « L’Empereur Guillaume II cesse de maltraiter mon peuple. Mais après tout, conduisit l’Allemagne à l’abîme. C’était un psy - je n’ai jamais dit que je la voulais, cette guerre. chopathe infirme dont toute l’Europe se mo - Jamais, jamais ! Je n’y suis pas pour grand- quait ! » chose, au fond ! Je ne pouvais pas savoir Calme-toi ! De l’eau te rafraîchira… Re - jusqu’où cela irait. Tout le monde était sûr que garde ce visage. Vieil homme ! Tu avais tant ce serait un affrontement-éclair. Personne ne d’ambitions, tant de rêves. Tu vois ce portrait ? pouvait savoir… Tous ces malheurs, ces cruau - Ce jeune homme fort et fier. Admiré de tous. En tés inhumaines. Cruautés techniques, scienti - pleine forme. Sa grandeur et sa puissance ! fiques inventées par les hommes qui transfor - L’Empereur idéal et glorieux. Les yeux per - ment la guerre en un affrontement impersonnel. çants, sûr de lui. Tu voulais leur montrer que On ne voit plus son ennemi, on le tue de loin. l’Allemagne était un pays fort. Un Empire. Une Ce n’est plus un combat glorieux et digne. Il n’y grande puissance possédant une flotte invinci - a plus de héros. Ce n’est qu’une sale boucherie. ble qui serait le symbole de notre force écono - Des montagnes de morts. Qui aurait pu prévoir ? mique et militaire. L’uniforme. Les médailles. Qui est là ? Qui ose me déranger ? On m’a Comme c’était beau à l’époque ! Les bals où trahi ! Maintenant, j’en suis sûr. tous les grands se réunissaient pour fêter, au La belle histoire prend fin ici. nom du régime, la famille impériale. Les défilés militaires, les parades, la musique et la rue... La rue bordée d’une foule enthousiaste qui m’ac - clame, qui fait un ban pour son Empereur. 81

TEMPÊTES SOUS UN CRÂNE PIAF OU LE VILAIN PETIT CANARD DE LA CHANSON FRANÇAISE par Jennifer Puhl

Quelle belle journée ! Quel beau ciel au-dessus core. Nos voix qui tranchent la froideur, la froi - de moi ! Presque pas un nuage, mais un plein deur des jours et des soirs que nous avons pas - soleil. Avec ce soleil, on aurait envie de boire la sés dans les rues de Paris. vie à petites goulées, sous le ciel superbe . Il ne fait pas trop froid. Au contraire, pour un mois C’est nous les mômes, de février, il fait chaud. Une belle journée vrai - Les mômes de la cloche, ment. Si douce. Si tendre. Et silencieuse. Le Clochards qui s’en vont, long du talus, mâchant un brin d’herbe et jupe Sans un rond en poche ; collée, elle regardait d’un air triomphant ce C’est nous les paumées, jeune homme imberbe au corps presque enfant Les purées de paumées, qui la désirait. Les arbres qui bougent dans le Qui sommes aimées un soir n’importe où. vent, le vent qui caresse les herbes et ma peau. Nous avons pourtant Harmonie. Bien-être. Calme-toi un peu… C’est L’cœur pas exigeant, tout mon corps qui sourit. Le parc m’offre une Mais personne n’en veut. grande plaine de vert. Le vert. Couleur de l’es - Ben, tant pis pour eux ! poir. Malgré tous les spectacles et mon expé - rience, j’ai peur. C’est un spectacle spécial, ce La musique, ma musique, chante l’énergie et soir. Un sentiment étrange. Comme si je rentrais l’espoir, l’espoir de pouvoir oublier la froideur, à la maison, retrouvais un endroit connu, fami - la tristesse. Si la tristesse était rare encore… lier, mais tout en sachant que quelque chose a Mais, la vie à Paris, les rues, les gendarmes, changé. Qui manque. La douleur dans ma poi - c’est une aventure, et, franchement, qui se sent trine revient. Ce trou dans mon cœur. Mais je triste en pleine aventure ? Nous étions heu - suis forte. Je peux l’oublier. Je vais revenir en reuses. Cette vie toute simple nous satisfaisait scène ce soir. Je partage ma vie avec la scène et nous voyions la vie très claire comme ce ciel depuis longtemps. Oui, c’est elle, ma maison. au-dessus de moi, maintenant. Une aventure, Jadis, c’était autre chose. La scène me faisait vraiment. Mais juste un début. Mon début. Peut- vraiment peur. Comme mes débuts me parais - être l’a-t-elle trouvé cet homme charmant, beau sent loin. Toutes ces journées que j’ai passées à et riche. Hmmm , surtout riche. Cet homme errer dans les rues. Mes débuts avec Momone, qu’elle a cherché dans les rues de Paris. Et puis, avec « papa » Leplée. Momone. Chère Si - plus tard. Une vraie chasse au prince charmant. mone… Ah, je voudrais bien savoir ce qu’elle Cet homme-là. Une lame acérée dans ma poi - fait aujourd’hui, juste maintenant. Je ne l’ai pas trine. Le souffle me manque. Mais je veux sau - vue depuis un certain temps. Depuis un événe - ver la face. Je suis forte… Tu fais des progrès, ment très précis. Cette dispute. Ne pense pas à dis-donc, chère Édith ! Oui, elle l’a peut-être cela, Édith. Tu dois te concentrer pour les écou - trouvé, son chéri. ter encore une fois. Oui, je peux les écouter en - 82 Jennifer Puhl

J’sais pas son nom, je n’sais rien de lui. ni au vert de l’herbe. Un signal, une mise en Il m’a aimée toute la nuit, garde, attention ! C’est rouge. Un petit ballon. Mon légionnaire ! C’est rouge, rond et fortement tendu. Pourquoi Et me laissant à mon destin , n’éclate-t-il pas ? Bizarre. Le ballon se promène Il est parti dans le matin, dans le parc. Je suis assise et je ne bouge pas. Plein de lumière ! Mais le ballon s’élève. S’élève dans la même di - Il était mince, il était beau , rection. Une petite corde relie le ballon à la Il sentait bon le sable chaud, terre. Non, pas à la terre. À un petit garçon don - Mon légionnaire ! nant la main à une femme blonde. Sa mère, je Y avait du soleil sur son front suppose. Il marche d’une façon vraiment propre Qui mettait dans ses cheveux blonds aux enfants. Un mélange de danse, de sauts et de De la lumière ! pirouettes. Gauche, droite, gauche, droite, gauche, gauche, droite, droite. Un rythme qui se répète. Padam Padam … Un rythme simple, Bonne chance à toi, Momone. Et aussi bonne mais clair et captivant. Il ferait un bon musicien, chance à moi. Toujours nerveuse. Ah ! ce ce petit. Et le ballon bouge à son rythme. Quel concert, ce soir. Le public m’attend. Édith Piaf. âge a-t-il ? Quatre ans ? Cinq ans ? Et ses vête - La Môme Piaf qui est devenue une vedette. ments ! Formidable ! Un petit costume bleu, des C’est mon public. Je ne dois pas le décevoir. Et chaussettes blanches et des chaussures noires. surtout, ne pas me décevoir moi-même. J’aime Un costume style marin : un bob blanc en guise tant cette ambiance, cette tension qui me fait de couronne ! Oui, un vrai petit marin, un vrai trembler, m’agite, me fait rire, me rend joyeuse. petit Milord. Mais voici qu’une pierre inter - La musique, c’est ma source de vie, mon en - rompt le rythme limpide de sa promenade mu - thousiasme. Oui, la musique me fait vivre de - sicale et sa chorégraphie. Sa mère le tire par la puis des années. Depuis toujours, peut-être. main pour éviter qu’il ne tombe, mais le rythme C’est de la musique qui coule dans mes veines. est brisé. Et c’est la chute. Mon grand-père était artiste. Moi aussi. Mon Un vrai désastre ! Le ballon. Juste échappé manège à moi . La scène m’attend. des doigts du petit Milord . Le ballon qui monte, L’atmosphère du parc change. Le scénario har - lentement mais sûrement. Il poursuit son che - monieux se transforme. Où est le tchiptchip ? Les min vers le ciel. Mais vous pleurez, Milord ? oiseaux ? Remplacés. Remplacés par un murmure Oui. L’amour, ça fait pleurer . Et le ballon qui doux, mais pénétrant. Je revois la ville en fête et ne cesse de monter. Le ciel, des nuages blancs, en délire, suffoquant sous le soleil et sous la joie, un ballon rouge. Une tache rouge dans le ciel et j’entends dans la musique les cris, les rires qui qui détruit l’harmonie naturelle, c’est étrange. éclatent et rebondissent autour de moi . Ils sont Le rouge s’éloigne, cependant. Quel contraste tous là. Les grands et les petits. Les vieux et les avec ce bleu. Le ballon s’éloigne du petit gar - jeunes. Les parents et les enfants. Et, perdue çon, des larmes coulent sur ses joues. Il semble parmi ces gens qui me bousculent, étourdie, dés - si désespéré. Si seul. Oui. L’amour, ça fait pleu - emparée, je reste là, quand, soudain, je me re - rer . Tu as aimé, tu as partagé ta vie avec tourne, il se recule. Et la foule vient me jeter entre quelqu’un. Pour lutter contre la tristesse, la mé - ses bras… Seule, perdue parmi tous ces gens, ces lancolie et l’ennui de la vie. Une belle journée ? familles. Douleur dans la poitrine. Dans mon N’importe quoi ! Tu es seul. Ici et maintenant cœur. Sois forte ! Quelle bonne idée de passer et tu le resteras toujours. Tu as aimé et mainte - cette journée au parc, en famille. Je le ferai aussi. nant tu te sens encore plus seul qu’avant. Un jour. Peut-être. Un sourire caresse mon visage. L’amour, c’est quelque chose qu’on prête à Une vie calme et stable. J’ai encore tant à faire. quelqu’un pour un certain temps. Pour un temps Tant à atteindre. Beaucoup à prouver. très court, mais ça n’a pas de prix. Qu’est-ce donc ? Quelque chose qui n’ap - partient ni au bleu du ciel, ni au brun des arbres, Piaf ou le vilain petit canard de la chanson française 83

Tout ça, c’est très joli, visage, tes yeux. Tu dois disparaître ! Te voir Mais quand tout est fini, m’arrache la poitrine. Le cœur. Si tu veux, Qu’il ne vous reste rien prends-le. Mais disparais ! Ton regard me pique Qu’un immense chagrin… les yeux. Cette douleur ! Arrête ! Mais pourquoi Tout ce qui maintenant ton regard brûle-t-il mon cœur ? Oui, tu me Te semble déchirant brûles. Et je ne peux pas résister. Regarder ton Demain sera pour toi visage. Chercher tes yeux. Je suis la phalène, at - Un souvenir de joie. tirée par la lumière. La lumière qui apporte la mort. Tu es la méduse, mais je n’ai pas froid. Je Mon enfant, mon petit, tu as de la chance. Ne brûle. cache pas ta douleur. Montre-la, au contraire. Voici, l’entrée de l’hôtel. Lève le bras, Montre-la bien au monde. Ne masque pas tes Édith ! Cache ton visage. Personne ne doit te émotions. Ne les mets pas en cage. Crie-les à voir comme ça. Fragile. Faible. Vaincue. La sor - chacun. Tu dois t’égosiller. Ne garde pas ta dou - cière au bûcher. Condamnée par un visage. Ac - leur pour toi, car si tu la gardes, elle va t’em - cusée par l’amour. Ton amour. C’était où cette poisonner. Je te le dis. Dans l’amour, il faut des chambre ? Et où est donc cette maudite clé ! larmes… Il faut tant et tant de larmes. Pour Cesse de jurer. La pauvre sainte Thérèse ne t’ai - avoir le droit d’aimer. Et le ballon continue à dera jamais si tu parles comme un pécheur. La s’éloigner, s’éloigne de nous, de moi, du petit chambre est sombre. La solitude suinte par les Milord , de moi et de lui. Moi et lui. Je me lève murs. Je parle comme un pécheur ? Oui, je suis et me retourne. Je commence à courir. Clac - une pécheresse. Regardez-moi bien, je suis si clac. Clac -clac . Enfuie-toi. Pas de douleur. Cela pauvre. Regardez mes mains, des mains de pau - ne me touche pas. Mais ce trou dans ma poi - vre. Et regardez tous mes péchés. Et mon vieux trine, dans mon cœur. Cela ne doit pas me tou - cœur las de tricher. Oui, je suis coupable. Je t’ai cher, pourtant. Pas maintenant. Plus envie. Plus demandé de revenir plus tôt. Je t’ai demandé de de force. Le rouge persiste. Et me poursuit. revenir chez moi. Je n’étais pas capable d’at - Quitte le parc, Édith. Dépêche-toi. Allez. tendre. J’étais si égoïste ! Tu ne voulais pas au Plus vite ! Tu serais plus rapide si tu n’avais pas début. Ta tournée n’était pas encore finie. Pour - tant bu. Tout a un prix. Et maintenant, tu dois quoi ne m’as-tu pas dit « Édith, chérie », comme payer l’addition. À bout de force et je n’ai tu l’as toujours dit, « Édith, chérie, sois pa - même pas encore atteint la sortie du parc ! Mes tiente. ». Mais tu as cédé. Parce que je t’ai sup - genoux. Un vrai pudding. Cette douleur dans plié. Parce que je t’ai dit « Prouve-moi que tu ma poitrine. Pas assez d’air pour remplir le trou. m’aimes vraiment. Que tu m’aimes comme tu Le trou dans mes poumons. Dans mon cœur. me le promets, comme tu me le jures tout le Maudites chaussures ! Ce cadeau de Marlène va temps. J’ai besoin de toi. Il y a tant de travail causer ma chute. Je ne sens plus mes doigts de ici. Mon public attend beaucoup de moi. » Je pied. Je laisse le bleu et le vert derrière moi. suis roi et je règne, Bravo ! Bravo ! J’ai des Maintenant, voici le gris de la ville. Les mu - rires qui saignent, Bravo ! Bravo ! « J’ai besoin railles sont si dures. Froides. Mortes. Oui, je te d’une pause. J’ai besoin de toi. » J’étais déses - vois. Dans les murs, dans le gris. Ton visage. Ne pérée car nous ne nous étions pas vus depuis me regarde pas comme ça. Avec ces yeux câ - longtemps. Presque un an. Seulement inter - lins. Aimants. Passionnés. Tout ça, c’est d’la rompu par quelques rendez-vous courts et frus - faute à ses yeux, aux tiédeurs des matins, à son trants. Rien ne suffit à l’amour. Justement le corps près du mien. Tout ça, c’est d’la faute aux temps. Oui, je l’admets. J’étais désespérée. beaux jours, c’est d’la faute à l’amour. Le ciel J’avais besoin de tes bras, de tes mains. Quand était trop bleu. Pardonne-moi. Je t’en prie. Par - il me prend dans ses bras, qu’il me parle tout donne-moi. Ton visage me poursuit et le chemin bas, je vois la vie en rose. Mais je voulais voir devant moi disparaît. Justement toi. Et moi. aussi si tu viendrais si je t’appelais. Et tu as Nous deux. Ensemble. Je ne veux pas voir ton cédé. Mais pourquoi ? Pour rien. Seulement 84 Jennifer Puhl pour une gamine. Pour une gosse sans patience. Ce qui me reste, c’est ton visage. Mon Dieu, Qui ne respecte pas les vœux des autres. Non, mon Dieu, mon Dieu ! Laissez-le-moi encore un pas les vœux des autres, mais les vœux de celui peu, mon amoureux… Ton visage, là, devant qui compte beaucoup plus que tout le reste du mes yeux. Ce qui me reste, ce sont mes larmes. monde. Le monde ne vaut rien comparé à toi. Mes souvenirs. Mais tu n’es pas perdu. Car cette Tu étais la terre et moi, la lune tournant autour voix qui fait chanter mon corps, c’est toi aussi. de toi. Tout peut s’écrouler, maintenant. Tout Tu es partout, car tu es dans mon cœur. Tu es peut s’enflammer. Je brûle. Avec mon trou dans partout, car tu es mon bonheur. Pour tous, je mon cœur. C’est peut-être ça, l’amour, le grand suis La Môme , mais pour toi , j’étais le rossignol. amour ! Tes mains grandes et fortes. Musclées Qui chantait déjà pour Roméo et Juliette. Mais et douces. En même temps. Tu m’as protégée. je ne te suivrai pas comme Roméo suit Juliette, Tu m’as protégée de tous. Du stress du travail – comme Juliette suit Roméo. Je ne suis pas en - tu étais mon île de repos, des admirateurs col - core prête. Trop à faire encore. À atteindre. À lants – tu étais mon Lancelot, de moi-même – prouver. Tu m’as prouvé que tu m’aimais. tu étais mon ange. Tu étais, tu étais, tu étais. Je Maintenant, c’est mon tour ! Je vais te rendre ne veux plus penser « étais », plus sentir immortel. En t’enfermant dans ce qui me reste « étais », plus dire « étais ». « Marcel !» de cœur. Et maintenant, admets-le, Édith. Tu n’es pas Et je vais prouver au monde que je t’aime. venue au parc à cause du concert, ce soir, au Ce soir même. Au Versailles . J’ m’en fous pas Versailles . Tu n’as rien à craindre sur scène. mal, il peut m’arriver n’import’ quoi : J’ai mon C’est toi-même que tu crains. Car tu es une amant qui est à moi. Et ce que les gens pensent meurtrière. Tu as tué l’amour, et l’amour te tue de nous, ça m’est égal, j’ m’en fous. Mes genoux à son tour. Cette blessure béante dans ma poi - tremblent encore. Les médicaments m’aideront. trine. Mon cœur a volé en éclats avec ton avion. Seulement ce soir, seulement aujourd’hui. Lou était si pâle ce matin. Quand il m’a raconté Écoute-moi, mon ange. Écoute bien. Ma bouche ce qui s’était passé. Le pauvre. J’ai dit des est pleine de terre, la tienne est pleine d’amour, choses affreuses et je lui ai donné des coups de je garde l’espérance de te revoir un jour. Ce poings pour le faire taire. Si un jour tu brisais soir, je chanterai seulement pour toi. Pour mon - notre amour, si un jour tu partais pour toujours. trer au monde que je n’appartiens qu’à toi. Ce Cette pensée était si absurde. Et pourtant, c’est soir, je t’offrirai mon hymne à l’Amour. Et puis, arrivé. un jour, je mourrai moi aussi , mais

C’est fou c’ que j’ peux t’aimer, Nous aurons pour nous l’éternité C’ que j’peux t’aimer des fois. Dans le bleu de toute l’immensité. Des fois, j’ voudrais crier, Dans le ciel, plus de problèmes. Mon amour, Dieu réunit ceux qui s’aiment. Mon amour. 85

TEMPÊTES SOUS UN CRÂNE MASCHA KALÉKO : B ERLIN NEVERMORE ! par Katharina Schäfer

68 th Street, Hunter College. Please step back. oiseaux qui venaient picorer sur mon balcon. À The doors open to the right . Berlin, où je chantais à tue-tête, la nuit, avec Tous ces jeunes, quelle énergie ! Et quelle mes amis, au café du coin. À Berlin, où j’ai confiance en eux ! Bourrés d’idées et d’idéaux : composé mes premiers poèmes, écrit mon pre - l’enfer de l’espérance. Mal peignés, à cause du mier livre. À Berlin, où Chemjo et moi… Il était vent, et osant tout. Un sourire à voler le bleu du si facile de croire en la vie. Je suis partie et ja - ciel. Un cœur en rut dans la poitrine. Comme mais plus je ne reviendrai. Jamais plus : Paris, moi autrefois… Moi aussi, j’ai pensé que le New-York… N’importe où… Mais Berlin : ne - monde m’ouvrirait ses portes. Moi, la petite hé - vermore ! Je ne suis plus allemande. C’est en ritière de Heinrich Heine, notre roi. Ils m’ont Pologne que je suis née. Je peux le proclamer chassée, moi aussi. Schon wieder bin ich fort - désormais. Je n’en ressens plus aucune honte. gerissen / Vom Herzen, das ich innig liebe … C’est une raison, au contraire, pour me mainte - Oui, comme je t’ai aimée, Berlin, mais tu m’as nir à flots. Mais quelle vie , vraiment ! Mes nerfs trahie. Schon wieder bin ich fortgerissen – / ont été mis à rude épreuve ! Vois-tu, Heinrich, O wüßtest Du, wie gern ich bliebe… Les autres, nous sommes les enfants de la même tragédie. au café, avaient raison, c’est comme si la ville Tes nerfs à toi ont fini par lâcher. Et vous, les tout entière bruissait en moi. Je me souviens de jeunes, ne voyez-vous pas que le bonheur court l’air… Quelle chute ! Du sommet de la gloire plus vite que vous et qu’il va vous échapper au ruisseau du quartier : quelle vallée de larmes comme il m’a échappé ? Am Himmel jagen il me fallut traverser ! Mascha Kaléko, la jeune hin die Sterne / Als flöhen sie vor meinem fille qui sait jouer avec les mots et dessine des Schmerze – / Leb wohl, Geliebte ! In der Ferne,/ châteaux en Espagne. Mascha Kaléko, la jeune Wo ich auch bin, blüht Dir mein Herze… fille qui ne mâche pas ses mots et parle droit In der Ferne . Au loin… Ne comprenez-vous comme la Justice. Mademoiselle Talent, jadis ; pas que votre espoir est illusoire ? La réalité Madame Personne, désormais. Dis-moi, Hein - nous rattrape toujours et nous n’y pouvons rien. rich, quand tu fus à Paris, tu voyais le ciel Elle nous dévore. Bienvenue au Royaume de la chaque soir se couvrir de nuages, une tache de Nuit : la beauté nous quitte, l’énergie aussi. Tout bleu… et par-ci, par-là, de petits morceaux de nous abandonne. Vous fermez les yeux et refu - rose et de rouge. T’es-tu demandé si tes amis, sez de voir que le monde ne ressemble pas au tes amours et ta ville voyaient les mêmes bazar oriental de vos rêves, avec ses poudres nuages ? Regardais-tu la lune quand tu as écrit : d’or et ses saveurs de sable, ses occasions à sai - Wie gern ich bliebe ? sir aux cheveux. Racial segregation : un mons - Moi, la lune, je ne la regarde pas, de peur d’y tre brun se cache sous l’étal. Il est impeccable - voir des âmes mortes, condamnées à l’oubli. ment coiffé, il a les mains jointes et le regard C’est arrivé, cette chose-là, au cœur de notre baissé. Il épie sa proie. Il attend… Un signe de pays, dans ta patrie. À Berlin, où j’observais les faiblesse et il vous avale. 86 Katharina Schäfer

Mais où est donc passée ma sœur de souf - comme cela avec Steven… Steven ? Mon œil ! france ? Elle doit bien les connaître , ces his - Son nom est Eviatar. Un Jacob ! Dont les frères toires-là ! La voilà… Que vois-je ? Le jeune et les sœurs ont été trahis. Dont tout le monde a homme comme il faut l’a chassée de son détourné le regard. Dire quelque chose… Dire. siège… Un étudiant en pleine force a chassé de Chemjo, mon cher rocher, que ferais-tu à ma son siège une femme au bout du rouleau… Oui, place ? Jadis, je lui aurais dit ses quatre vérités toi ! Avec ton foulard de poète, ton manteau de sans tarder… Serais-je devenue aussi lâche que banquier et ton chapeau de papa… Tu fais valoir lui ? Non, Mascha, non, pas ça… Pense à Lea… tes droits et tu brandis ta carte, mais que sais-tu La voici devant toi et elle aussi te juge… Il y a du droit ? La compassion, c’est dans ton cœur toujours quelqu’un pour démasquer nos péchés, qu’elle pousse ses racines. Pas besoin de la loi sais-tu ? Sois un tigre et feule ! Un individu et pour comprendre ça. Je t’observe… Il y a tou - parle ! Tu as toujours haï les mouvements de jours quelqu’un pour démasquer nos péchés, foule. Tu as toujours méprisé la marche des sol - sais-tu ? Et ne vas surtout pas te prendre pour dats. Jamais ta main n’a effleuré celle d’un nazi. un idéaliste avec ton beau costume ! Tu as beau Les autres. La doxa . Toi, c’est pour la Poésie paraître sage, j’ai entrevu le monstre en toi. Tu que tu te bats… Alors relève-toi ! es lâche et stupide comme les autres. Moi, je me 59 th Street Lexington Avenue. Please step moque de la loi. Tu n’avais pas le droit de lui back. The doors open to the right . demander de te céder sa place. Je vais te… Mais Mais il vient de descendre, le jeune homme que dire avec ce fort accent allemand… On ne comme il faut. Et le Poème te reste sur l’esto - sait jamais sur qui on peut tomber… Daddy’s mac. good boy … On a déjà assez de problèmes 87

TEMPÊTES SOUS UN CRÂNE ROMY À PARIS par Cécile Andries

Lumière, grande, blanche et dorée : la salle de lui propose. Et à moi ? Que propose-t-on ? bal. Rien ! Ah si… de chanter en italien une petite Du bleu, du rose, des paillettes, des dames chanson ! aux robes encombrantes, le bruissement du Non son finito sai tissu, les pas qui glissent sur le parquet, les ta - non so dirti come e quando lons qui le martèlent ; il grince, comme s’il se ma vedrai che cambierà tordait de douleur. L’odeur de la colophane dans preferirei l’air. Elle aussi craque, s’émiette et devient poussière lorsque les pointes des souliers vien - Prefe… Preferi… Preferi… Preferirei… Ça y nent l’écraser d’un coup sec. est ! Ça recommence. Que font-ils ? Ils forment un grand cercle au - « La diction, Romina ! La diction ! ». C’est tour d’elle. Leurs dents blanches brillent. Ils me ce que Visconti me répète tous les jours quand regardent. Ils disent : « Majesté ! Majesté ! Ma - il ne fait pas régner un silence de mort dans la jesté ! ». De plus en plus fort. À ma gauche, à salle, accablé par ma prestation, ou quand il ne ma droite, derrière moi, de tous les côtés. « Ma - rit pas de manière sarcastique. jesté ! Majesté ! Majesté ! ». Les mots se heur - Je ne veux plus être une Puppele autri - tent dans ma tête. Je m’assois sur le trône chienne. Je veux parler français sans faire de massif, rouge, dur et doré qu’ils m’avancent. fautes, sans accent à couper au couteau ! Je veux J’entends pour la énième fois : « Qu’as-tu chanter en italien comme une madone. Ça fait Sissi ? Tu es toute pâle ? ». C’est lui ! C’est trois mois. Trois foutus mois que je répète, bal - Franz ! Non, ce n’est pas lui ! C’est Karlheinz. butie, hésite, trébuche et tombe. Ça fait trois Oui, c’est l’oncle Karl. Aucun mot ne sort de ma mois qu’ils rient, se taisent, soupirent et bâil - bouche. Je ne parviens pas à lui donner la ré - lent. Trois mois que le mot « nul » m’assaille à plique. Ma tête est lourde. Elle va tomber, je l’issue de chaque répétition. Quand je sors, il est crois. Maudite perruque ! là. C’est comme écrit sur mon front. Je le traîne Et ces étoiles en diamant, là, qui brillent. Je dans les rues sombres de Paris, comme je traîne voudrais les arracher et puis les jeter ! Oui, c’est ma colère. Je l’entends partout. Il sonne comme ça, les jeter… Elles se cognent sur le bois de la le lourd ploc… ploc des gouttes d’eau qui tom - commode de notre chambre. Elles tombent. Ra - bent, là, dans l’évier de la cuisine. C’est lui qui masse-les, Romy. Mets-les dans une boîte et la chaque nuit fait briller les étoiles en diamant sur boîte, cache-la au fond de la commode sous une la commode, comme pour me dire que j’ai eu pile de vêtements. Tu n’en as plus besoin. Plus tort. Tort de tout quitter. Tort de ne pas avoir jamais tu n’en auras besoin. écouté, Mami, Papa, Wolfi. Ce qui est le pire Aujourd’hui tu vas chanter ! Et tu ne déce - pour moi, c’est la honte. Oui, la honte. La honte vras pas Luchino. Alain dort d’un sommeil que je dois leur faire. C’est pareil. Je vois ce mot lourd ; il rêve sûrement à tous ces rôles qu’on partout. Écrit en grand sur les murs blancs de 88 Cécile Andries notre appartement. Là, dans ma tasse de café Je vais la répéter encore et encore cette chanson noir, entre la confiture rouge, le beurre, les tar - et je serai prête ; la fredonner dans les rues de tines et les croissants. Tout à l’heure, quand Paris parmi la foule, la circulation… Tout ça Alain se lèvera, quand il me sourira, je le verrai m’électrise. aussi sans doute. Honte, de ne pas être aussi Sortir ! Oui, sortons ! Sortons, le texte et bonne que lui. Honte de ne pas être capable de moi. Ensemble. De concert. D’harmonie. Oui, prononcer correctement la moindre tirade en mais sortir... Pas comme ça, pas maintenant, pas français. Et peur. Peur du regard de ma fa - en robe de chambre. Les feuilles se froissent mille… Ah, ça oui. Et par-dessus tout du regard sous ma main crispée. Je les pose sur le canapé. de grand-mère Rosa. Rosa, ma douce et tendre Il faut s’habiller, se coiffer, se maquiller, vite et grand-mère. Elle, l’égérie du théâtre autrichien. bien. Mais que porter ? Que porter pour ne pas Acclamée, admirée, distinguée par l’Empire, ressembler à une enfant ? Il y a bien là ces ma - par l’Empereur lui-même quand elle avait mon gazines de mode qui traînent sur la table. Pleins âge. Elle qui, à quatre-vingt-cinq ans, met en - de photos, de bijoux, de parfums, de mini jupes core le feu aux planches du Burgtheater de et de mannequins toutes plus parisiennes les Vienne. unes que les autres. Je veux être parisienne, moi Et moi… Moi je vais réduire notre réputa - aussi ; voyons, comment sont-elles habillées ces tion en cendres. Et ils auront tous raison. La fa - filles qui défilent pour Mademoiselle Coco ? Je mille, le peuple entier… La presse allemande en vois, mais je ne possède rien de tout ce que ces fera ses choux gras. Ils pourront me dévorer filles portent. Des perles ? Presque chaque man - toute crue, moi la traîtresse, moi qui ai quitté nequin en possède. Oui, quelque part au fond de mon pays par amour, moi qui ai osé rêver d’une la commode. Pour le reste une robe noire, c’est autre vie. Eh bien ! Je ferai couler leur encre ; ce toujours bien, ça fait classique, des collants sera là mon seul titre de gloire. Mon Dieu, tous parce c’est encore l’hiver, des talons ; du rouge ces doutes... à lèvre… Oui, du rouge ! Ça, ça fait femme ! Si Vite ! Vite ! Une gorgée de café. Une ciga - Luchino ne voit aujourd’hui encore en moi rette sur le balcon. Une bouffée, deux bouffées. qu’un bébé, qu’une poupée sucrée, c’est fichu. Inspiration. Expiration. Je ne suis plus Puppele ! Je veux chanter sa chanson et la chanter aussi Je peux le faire. Je le sais. Je le sens. Après tout fort que je pourrai. Il verra à qui il a affaire… ce n’est qu’une chanson. Ce ne sont que des En métro ? En taxi ? mots. Je sais parler. Je sais chanter. Alors, je vais Non ! À pied. J’ai bien assez de temps avant chanter là, sur mon balcon ! Là, sous le soleil la répétition. La journée est froide, mais enso - exactement , face au beau, au grand Paris. À nous leillée. Texte en main, bien emmitouflée… Je deux Paris ! Paris, Paris qui me console ! marche d’un pas rapide. Le vent froid me pique Qui me console de Visconti quand il joue les au visage et me fait avancer encore plus vite. tyrans jusqu’à faire couler mes larmes ; d’Alain Dieu, comme j’aimerais que le printemps arrive. quand il rit de mon accent, quand il me dit : Je remonte l’avenue de Messine. Les voitures « Ne t’en fais pas, Puppele, ça viendra. » Ah ! klaxonnent. Ma vedrai che cambierà. Je croise que je le hais quand il me dit ça ! Mais lui, le des passants. Eux aussi ont froid. Je ne vois que grand Paris, ne me reproche rien. Non. Pas de leurs yeux, là entre leurs écharpes et leurs cha - « ça viendra », parce qu’il vient vers moi spon - peaux. Certains se frottent les mains pour se tanément. Il me porte, il m’emmène, il m’exalte. réchauffer. Place de Rio de Janeiro. Preferirei sapere che piangi. Ah ! les beaux quartiers ! Les ma vedrai che cambierà bâtiments haussmanniens, la pierre beige et preferirei sapere che piangi lisse ; des balcons en fer forgé noir ; des masca - che mi rimproveri di averti delusa rons qui me font la grimace. Ça ressemble un e non vederti sempre così dolce peu à Vienne… Oui ! Comme dans les rues der - accettare da me tutto quello che viene rière la Rathaus. Comme l’immeuble de papa. Che mi rimproveri di averti delusa . Les grandes Romy à Paris 89 grilles noires et dorées du parc Monceau. Les descends les escaliers. L’odeur chaude du arbres nus. Les premiers bourgeons se laissent métro. Les gens qui sortent en masse de la rame deviner sur leurs branches. Les oiseaux ne chan - me croisent, me bousculant au passage. Ligne tent pas. Il fait trop froid. C’est moi qui chante ! 2, ligne bleue, direction Nation. Mon ticket au poinçonneur, des confettis blancs à ses pieds. Je E non vederti sempre così dolce descends encore d’un niveau. Sous la voûte de accettare da me tutto quello che viene faïence blanche, les grandes lettres de la station Mi fa disperare il pensiero di te brillent sur un fond bleu nuit… e di me che non so darti di più V : Victoire. I : Interprétation. L : Luchino. vedrai, vedrai L : labeur. I : Impulsion. E : Énergie, R : Rage, S : Soleil. Le métro arrive. Les portes s’ou - J’aime ce parc. J’y passe une minute… Ou bien vrent ; des gens pressés descendent… Je suis les est-ce une heure ? Le temps s’arrête chaque fois autres passagers ; je monte. Direction Nation. que je le traverse… Quand je contemple la co - Les portes se ferment d’un coup sec. Ding ! lonnade, le petit lac, les rosiers tout autour, les C’est parti ! Prochaine station : Rome. Je suis pigeons un peu partout, les statues pensives une tragédienne, une actrice ! J’ai une destina - dans la lumière verte. Je salue Chopin et Mau - tion, un destin ! passant en passant. Je m’arrête devant Musset. Ne t’en fais pas ! Un jour, je rejouerai l’une de No, non son finito sai tes pièces ! Ma diction sera parfaite, et mon jeu non so dirti come e quando subtil. On m’offrira des fleurs à la fin, je rece - vrai des télégrammes de félicitations… Peut- Arrêt. Ding ! Départ. Prochaine station : Place être que le Général m’en enverra un lui aussi. de Clichy. Le rythme saccadé des roues sur les On se pressera aux portes de ma loge pour me rails me berce. On croise une autre rame. Une faire signer des contrats ! La rotonde est là. ou deux ampoules grillées dans le wagon. Ça C’est l’entrée du parc… Mais pour moi c’est la clignote. Ma un bel giorno cambierà. Blanche. sortie. Je dois m’en aller. Aller chanter. Ils descendent, je descends, nous descendons. Je me laisse porter par le flot des voyageurs. Je Vedrai che cambierà monte les escaliers, j’aperçois les ailes du Mou - forse non sarà domani . lin Rouge. Un instant, juste un, je les regarde. Mon texte ne ressemble plus à rien, le papier est Le boulevard de Courcelles… Voitures, bus et froissé, presque déchiré. vélos. Les marchands de journaux sur le trottoir, les vendeurs de marrons, les promeneurs em - Quando la sera me ne torno a casa busqués derrières les vitres des cafés, les chaises non ho neanche voglia di parlare tournées vers l’extérieur… Ils regardent le spec - tacle de la rue. Les cafés crème du matin… Tout Je descends d’un pas décidé la rue Blanche. Le cela me rappelle une autre chanson : Montpar - théâtre est proche. Je vais chanter. Je vais bien nasse, le café du Dôme, les faubourgs, le quar - chanter. Je passe à côté d’une boulangerie… Ça tier latin, les Tuileries et la Place Vendôme … sent bon le pain chaud. J’entends le bruit du Mais ce n’est pas celle-ci que je dois chanter ! marteau du cordonnier un peu plus loin, la si - Concentre-toi, Romy… rène des pompiers. Un vieillard avec une canne déambule devant moi. Je le dépasse. Vite ! Je Ma un bel giorno cambierà dois aller chanter. Une femme aux longs che - vedrai, vedra veux blonds court sur le trottoir d’en face. Elle est comme moi : pressée. Peut-être qu’elle aussi, Villiers. Métro. J’ai trop rêvé. Il faut que je saute elle a une chanson à chanter. Le marchand de dans le premier train, sinon je vais arriver en re - fleurs. Une colonne Maurice, là, juste à côté du tard et il n’y aura pas de répétition du tout ! Je théâtre avec sa grande affiche : 90 Cécile Andries

che hai sognato un giorno per noi La sonnette d’un vélo retentit. « Le glas sonne vedrai, vedrai pour moi ». Ma gorge se serre. J’avance à petits vedrai che cambierà pas vers la porte cochère. J’enfouis les paroles forse non sarà domani chiffonnées au fond de ma poche, je pousse la ma un bel giorno cambierà porte. Mon cœur bat fort, déchire ma poitrine. vedrai, vedrai J’ai chaud. Machinalement, je tire sur mon non son finito sai écharpe. J’entre. Le hall est tapissé de velours non so dirti come e quando de rouge. J’entends à peine le bruit de mes pas, ma vedrai che cambierà descends dans l’arène. Tout le monde me salue preferirei sapere che piangi avec tant d’égards… Tout le monde sauf lui, che mi rimproveri di averti delusa sauf Il Maestro . Confortablement assis au troi - e non vederti sempre così dolce sième rang, il m’observe lorsque je me débar - accettare da me tutto quello che viene rasse de mon manteau, me dit : « Je t’attendais, mi fa disperare il pensiero di te Romina ». e di me che non so darti di più Un rond de lumière éclaire le centre de la scène. vedrai, vedrai Je m’y plante. Mes genoux tremblent. Mes lè - vedrai che cambierà vres sont sèches. Aucun son ne sort de ma forse non sarà domani bouche. Le texte ! Il faut que je le chante. Je le ma un bel giorno cambierà connais par cœur. Voyons… C’est quoi le début vedrai, vedrai déjà ? La lumière m’éblouit, j’ai les mains no, non son finito sai moites, je sens des fourmis dans mes pieds. Et non so dirti come e quando lui, il s’impatiente. Lui, il crie : « Dernière ma un bel giorno cambierà. fois ! », « plus jamais la chanter », « ta mère en Autriche », « rentrer chez toi » ! Ce n’est pas On m’applaudit. On m’applaudit ! La salle est possible. Ce n’est pas possible. Réveille-toi, pleine. Je ne distingue aucun visage. La lumière Romy ! Je porte une robe noire, des perles, j’ai m’éblouit encore. Mais on m’applaudit. On jette même des talons et du rouge à lèvre de femme. des roses sur la scène. Nous saluons… Une fois, Je ne suis plus Puppele . Je suis Romy Schnei - deux fois, trois fois... Ma main dans celle der . Je suis la petite fille de Rosa Albach Retty. d’Alain, sa main dans la mienne. Il me sourit, je Je suis une actrice ! Que l’on joue la musique lui souris. Et puis, c’est moi seule qui salue… qui va avec ces fichues paroles, bon sang ! Et Une fois, deux fois, trois fois. C’est moi qu’on elles me reviendront. Piano. rappelle… Ça dure longtemps. Je ne saurais dire combien de temps, mais longtemps. À tel point Quando la sera me ne torno a casa que je ne sais plus si je dois réapparaître ou dis - non ho neanche voglia di parlare paraître. Maman est là, à contrecœur, mais elle tu non guardarmi con quella tenerezza est là. Luchino m’honore d’un de ses baise - come fossi un bambino che ritorna deluso mains charmeurs. Romina est promise à une si lo so che questa non è certo la vita grande carrière… À ce qu’il paraît. 91

TEMPÊTES SOUS UN CRÂNE FRIDUCHA L’ANATOMIQUE par Clara Waldeck

Lève-toi ! de moi. Et en parlant de travail, il faudrait Lève-toi, maintenant ! penser à y aller, maintenant ! Elle serait bien Sa jambe part trop vite et son visage se tord. restée entre les légumes et les fromages, mais D’accord, d’accord, je vais faire comme a dit le non : il faut ramener du fric à la casa . Je vais petit docteur : une jambe après l’autre, pas de encore jouer à la maîtresse aujourd’hui. Mais précipitation . Deuxième tentative, deuxième quelle idée d’avoir accepté un truc pareil ! Moi, grimace. Bon sang, on donne vraiment des professeur ! Ils me font rire. Moi, expliquer les diplômes à n’importe qui de nos jours ! La rudiments de la peinture à l’huile à des gamins troisième tentative est la bonne et une fois hors qui ont la moitié de mon âge mais en savent plus du lit, Frida commence sa journée en se deman - sur l’histoire de l’art que moi et Diego réunis. dant laquelle de ses robes sera assez large pour Ah ! non mais vraiment, c’est... surréalistoïde ! cacher son nouveau corset orthopédique. Frida range ses emplettes dans son cartable. Elle aime voir les premiers rayons du soleil Bon, cette fois, c’est parti ! Elle regarde les es - à travers les arbres de Coyoacán. Il n’y a pas de caliers devant elle et serre les dents. Un pas raison pour que le soleil fasse la grasse matinée après l’autre. Ça a l’air tellement facile. Sauf alors que je m’active déjà depuis une heure. quand on s’appelle Frida la boiteuse. Allez, Tout le monde au boulot ! Artistes, astres, arti - avance ! La jambe gauche se lève, le genou se sans, marchands, tout le monde ! Les teintes de plie et le pied se pose docilement sur la première la ville lui donnent souvent des idées de com - marche. À ton tour, patte folle ! La jambe droite mandes à passer au marchand de couleurs. To - s’avance. Trop rapide, incontrôlable. La douleur mate, rouge, carmin, piment, vert, olive, maïs, monte jusqu’aux yeux. Frida s’appuie à la citron, pastèque, amarante, tabac, chocolat... rampe. Une fois les muscles chauffés, ça ira Festin pour les pinceaux. Le marché la fait se mieux . Des enfants la dépassent en criant. Elle lever tôt, trop tôt ! Même les lendemains de les regarde monter les escaliers quatre à quatre. cuite. Mais c’est de plus en plus rare. Une Elle les envie. Elle entend vaguement une larmichette de liqueur par jour. J’ai fait des pro - chanteuse de rue à la voix rauque et puissante. grès, quand même ! C’est pas la mer à boire, Todos me dicen el negro, Llorona, negro pero mais certains soirs, j’ai quand même besoin cariñoso. Yo soy como el chile verde, Llorona, d’un petit, tout petit remontant. La tentation est picante pero sabroso. Son pas prend peu à peu trop grande. Et 5 pesos pour des cacahuètes. 10 le rythme de la chanson et quand elle arrive en pesos pour des tortillas . Ça fera pas de vieux haut de l’escalier, Frida se retourne pour voir le os : dès que Diego aura aperçu les paquets, il chemin parcouru. Bueno. n’y aura plus qu’à compter jusqu’à 100 et il ne Ses chaussures font un bruit terrible sur le restera plus rien. Diegito, mon gosse ! Les que - pavé de Coyoacán. De temps en temps, son pied sadillas sentent terriblement bon, comme celles tape trop fort et elle ne peut retenir un « hiro de de mamita Matilde. Qu’est-ce qu’elle lui p... ! ». Mais lève-toi plus haut saleté de gui - manque ! Mais j’ai du travail et Diego a besoin bole ! La douleur s’installe en bas de la colonne 92 Clara Waldeck vertébrale. Encore. Frida s’arrête, reprend son s’emballe, son cœur, son cœur bat comme un souffle. Elle lâche son sac, pose ses mains sur beau diable. Un dernier effort. Adelante ! son dos et s’étire. La pena y lo que no es pena, L’école est là, à quelques mètres. Mais le Llorona. Todo es pena para mi. Ayer penaba banc est encore plus près. Frida s’effondre. por verte, Llorona, y hoy peno porque te vi. C’est fini. Je ne peux pas faire ça tous les Un instant, elle pense à rebrousser chemin. matins. J’en crèverais ! Elle se laisse aller con - Non ! Sois forte. Elle observe son reflet dans tre le dossier. Son corps se calme peu à peu. une fenêtre : les cheveux détachés, mal peignés, Dicen que no tengo duelo, Llorona, porque une robe noire ample et sans motif. Je fais peur no me ven llorar. Hay muertos que no hacen à voir. Il n’y a plus de gamins dans les rues : les ruido, Llorona, y es más grande su penar . La cours ont commencé. Mais la douleur est tou - douleur est toujours là, présente, piquante, jours là. Je devrais peut-être aller voir le sourde et puissante. Il va falloir que je peigne boucher et lui demander de me découper le pied pour payer l’opération. Cette fois, je n’y échap - et me rafistoler la colonne. Frida lève les yeux perai pas. Je suis bien curieuse de savoir com - au ciel. Elle inspire profondément et serre les ment ils comptent la recoller, ma colonne. Avec poings. Dernière ligne droite. Je ne m’arrête de la glu ? De l’enduit et une truelle, peut-être ? qu’une fois arrivée à l’école. Ce soir, j’ouvre une bouteille de tequila Cuervo. Ma jambe est au moins aussi lourde que le Tant pis pour les économies, au diable les tronc du cyprès du bout de la rue. Quand je bonnes résolutions. J’en ai besoin. Frida se re - serai à sa hauteur, je m’arrête. Juste un instant. dresse à grand-peine , laisse retomber sa tête sur Allez, courage ! Tu n’es pas une petite vieille le côté. Il faut que je peigne ma colonne, alors. après tout. On verra dans dix ans comment tu Je vais pouvoir leur peindre un beau dessin avanceras sur ton fauteuil à roulettes. Si tu n’as avec les radios qu’on va me faire pour 300 pas passé l’arme à gauche d’ici là, hein ? Allez, pesos lundi prochain. Une belle colonne toute avance au lieu de penser à des bêtises. Arrivée cassée, une carcasse en ruines ! A un santo au cyprès, Frida s’immobilise et s’appuie contre Cristo de fierro, Llorona, mis penas le conté l’arbre. Ay de mi, Llorona, Llorona, Llorona, yo. ¿ Cuáles no serían mis penas, Llorona ? llevame al rio. Tápame con tu rebozo, Llo - Que el santo Cristo lloró. Quelques pas encore rona, porque me muero de frío. Des oiseaux et j’y suis. Quelques pas et mon calvaire sera se font bruyamment la cour et s’envolent vers fini. L’école lui tend les bras. De grands bras un lapacho quelques mètres plus loin. Il me tout en pierre. L’école nationale de peinture et faudrait des ailes. Comme ça je n’aurais plus de sculpture, la Esmeralda. Tu peux rire de moi, besoin de marcher et je pourrais me passer de grand temple des arts de Coyoacán. Tu fais le ces charcutiers qui veulent à tout prix m’al - malin avec ta grande façade taillée comme chez longer sur leur table d’opération, m’endormir les Grecs. Mais souviens-toi que comme moi, tu et me disséquer vivante. Je ne serais plus redeviendras poussière. Comme moi, tes belles obligée de peindre à la chaîne pour engraisser colonnes te trahiront et plieront sous ton poids. tous les diplômés de médecine du pays ! Frida Comme moi. Frida reprend son sac, le plaque reprend son cartable. Dernier baroud d’hon - fermement contre sa poitrine, essuie sa joue et neur. On y est presque de toute façon, je vois se relève. déjà l’école. Elle repart, se traîne, serre les No creas que porque canto, ay Llorona, dents, les poings, s’obstine. Allez Frida ! Les tengo el corazón alegre. También de dolor se muscles se tendent, les os obéissent, la sueur canta, ay Llorona, cuando llorar no se puede. roule dans son dos, la respiration 93

NÉVROSES DE « LA LISTE » LE PÈRE par Sarah Materna

Entrée :

Haricots, noix, lardons, salade mélangée à la sauce méfiance

L’endroit est charmant 7 heures du soir Dehors, la première neige Nous voici Bonsoir papa, comment vas-tu ? Il porte un manteau beige De belles chaussures en cuir Un charme de vieux loup Je me rappelle mon quatrième hiver Le jardin sous une couche blanche Et fraîche Je disais que je trouvais ça beau La neige, les diamants de la neige Tout à coup Papa m’a répondu : Ne sois pas matérialiste comme ça ! Cette fois, on se serre la main Les règles sont nouvelles Le cérémonial a changé C’est un poisson que je lui tends Papa est loin D’être vilain Mais il commence à prendre du « pâté » Comme dirait maman Il n’aura jamais de double-menton Cependant Tu as toujours ce teint malsain Au lieu de m’asseoir, je compte les réverbères Tout va bien ? demande le serveur Papa veut savoir si on a le droit de fumer Malheureusement pas Le serveur se dit navré Et papa qu’il « fera avec » 94 Sarah Materna

Le serveur s’éloigne Et les yeux de papa deviennent des fentes étroites Des fermetures-éclair Tu as déjà été voir un dermatologue ? Ce n’est pas beau pour une fille d’être blanche comme ça Ta mère, elle en dit quoi ? Et comme apéritif ces messieurs-dames prendront… ? Un Martini, s’il vous plaît Ohlala ! un Martini, ben mince alors ! Pour moi ce sera un chocolat chaud Avec de la chantilly Si ça fait apéro ou pas il s’en fout Dès que l’occasion se présente il commande un chocolat Pour s’en plaindre ensuite Le chocolat parfait n’existe pas. On trinque avec du Martini et du chocolat Tu bois du Martini maintenant ? Je dis que oui, Même si ce n’est pas tout à fait vrai, Et j’ajoute qu’il en existe trois sortes différentes, Et que comme ça, ça change un peu Les autres, ils prennent aussi du Martini ? Qui ça les autres ? Tes amis, tes amours, tes emmerdes… Sais pas Tu t’en fous, tu ne fais pas gaffe ? Tu sirotes ton Martini T’es contente Comme une vache dans son pré Ce n’était pas une question de sa part Hein ? Plus un mot, il s’en va Quelques minutes plus tard Je le vois dehors Il fume une cigarette

Plat principal :

Steak Tartare perplexe 95

NÉVROSES DE « LA LISTE » LES GENS GÂTÉS par Sarah Materna

Meine Damen und Herren, hier ist das Erste Deutsche Fernsehen mit der Tagesschau

Notre minuscule salon prend l’ampleur du monde

La planète défile devant son fond bleu

Le clown tristounet sur mon pull

Passionné par l’actualité

Tchernobyl explose, l’est nous coûte cher, Steffi Graf impeccable dans sa tenue blanche

Mercredi 4 mai, nuageux, de courtes éclaircies

Une tarte aux clémentines forme le centre de gravité de notre univers

Mon grand-père prononce de tristes paroles

L’est va nous coûter cher, très, très cher

Tous les deux jours, une tarte nouvelle apaise son chagrin

Chocolat, framboises, café

Nous sommes gâtés

Ce sont des fous qui vivent à l’est : ils roulent dans des voitures en carton

Ce soir, il va reconstruire le vieux Berlin au bord de mon lit

Le Berlin des années 20

Le Berlin scintillant

Le Berlin des gaufres et des berlines noires, spacieuses

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NÉVROSES DE « LA LISTE » TON PREMIER EST LE PRUNIER ... par Sarah Materna

Ton premier est le prunier Et à qui tu donnes la permission Sous ses fruits, tu croyais que tout était possible De t’aveugler Tes doigts étaient des bonshommes Comme ça Qui s’occupaient des prunes Tu as froid Planter – c’est le pouce On est au mois d’août Arroser – c’est l’index On te demande si... Voir pousser – le majeur Tu dis que tu ne sais pas Récolter – l’annulaire Non, je ne sais pas ce qui s’est passé hier Manger – l’auriculaire Beaucoup de choses sans doute Faire pareil, c’était juste et bon croyais-tu Hier Comme sous la terre Ton second est le cerisier Tu sais qu’il y a une vie sous la vie sous la vie... Là, derrière la maison, derrière tout Quelque part, il existe un homme Les créatures minuscules habitant sous la terre qui arrose un prunier La voisine idiote avec son parasol Tu ne sais pas à quoi il ressemble Ta mamie toujours formidable Tu ne sais pas grand-chose jusqu’à ce que… Vers de terre Ton quatrième est le châtaignier Fourmis La patience et l’indifférence Des milliers de petites pattes qui tournent C’étaient ses qualités dans leur propre mélancolie Elle a disparu dans son ombre Et qui remuent la poussière Cela ne lui ressemblait pas Il y a une vie sous la vie Elle s’est endormie sous le châtaignier Sous la vie On te dit de rentrer à la maison Sous les racines Elle t’a oublié aussi. Sous la vie Arroser – c’est l’index Sous les branches On ferme la porte Sous la vie On te laisse regarder la télé Cette découverte te fatigue Puis ce sera la fête aux prunes Tu t’endors contre le mur ensoleillé Tu t’en fous de la télé Tu as encore de la terre sous les ongles Voir pousser – le majeur Quelque chose , sous le châtaignier , Tes troisièmes, c’étaient les sapins l’a prise par la main Ils sont plus grands que toi S’occuper des prunes, c’est tout ce qui compte Plus nombreux aussi Quand tu vois des châtaigniers tu t’écartes Leur vert cache le jaune que tu aimes La douceur du prunier 98 Sarah Materna

Tu ne l’oublieras pas Le pouce, il fait quoi déjà ?

Le dernier est le magnolia Il est de taille modeste Chaque printemps tu projettes des histoires Sur le blanc de ses feuilles Appuyée contre son tronc tu t’endors enfin Tu rêves en blanc Un rêve blanc et juste Pendant que quelque part Un Déguste sa prune 99

NÉVROSES DE « LA LISTE » MARGUERITE -ET -S IMPLICITÉ par Dea Rakovac

Elle s’appelle Marguerite. Soudain, un bruit : « Marguerite-et-Simplicité » Rhododendron. Répète son amant. Puis, un tremblement. Elle déteste être simple. Ses pétales tombent Elle déteste son nom : Marguerite. rouges Marguerite-et-Simplicité. à ses pieds légers, légers… Elle aimerait être un bouquet Du rouge à ses pieds. à elle seule un bouquet auprès de son amant. Elle voudrait être Rose. Être une rose, Elle voudrait être toutes les femmes de son séduisante amant infidèle, comme du rouge à lèvres. toutes les nuances, Une calla , toutes les fragrances, Élégante, élancée un mélange charmant comme la reine fatale d’un pays glacé. Recherché Un iris, Unique Noble, digne Fou comme celui que la seigneurie de Florence Et pas du tout. a choisi pour symbole. Sa simplicité, elle voudrait l’oublier, Elle voulait perdre son nom montrer des nuances plus délicates, Qu’il se dilue dans son âme. afficher ses couleurs même. Elle détestait son nom. Être une tulipe, Elle détestait son âme. joyeuse de vivre au milieu d’une foule colorée. Ses pétales tombent Une violette rouges Timide, délicate à ses pieds un enfant caché dans un château de papier. légers, légers… Du rouge à ses pieds. Elle déteste être simple. Elle s’affaisse. Elle déteste son nom. Ne veut plus être personne. Marguerite-et-Simplicité. Ne veut plus être rien. Ne veut plus être que Marguerite-et-Simplicité.

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NÉVROSES DE « LA LISTE » VANILLE par Dea Rakovac

Sa voix de corbeau le matin tôt 7h30 du matin. Bonjour. fait froid dans le dos. Désagréable début de journée. Soleil à travers les rideaux. À liquider. Biscuits trempés dans le café. Journal sur la table sale. On y est. Presque. Parfum vanille. Moi, dans le miroir. Moi, en voiture. Claude Doublet Moi, en salle de classe. Présent achève son petit-déjeuner. 8h30. Bonjour à tous. Coca-Cola, croissant. Dans l’air, la douceur se mélange Prenez place, on commence. à l’ordure. Quel jour sommes-nous aujourd’hui ? Merci. On y est. Presque. Parfum vanille. Sortez vos livres, vos stylos, vos cerveaux. Jean-François Armange Corinne Falconet Présent Elle est là ? Non ? Il porte toujours la même chemise. Merci, Monsieur Doublet. Ça fait deux semaines. Tant mieux, je déteste son parfum, Il doit sentir mauvais. lavande cultivée dans des champs en plastique. La sueur, cette traîtresse. On y est. Presque. Parfum vanille. On y est. Presque. Parfum vanille. Henri Labarbe Désirée Audoux Présent Présente Il est assis auprès d’elle. Elle a déjà sorti ses cahiers. Il sent la sueur lui aussi. Appliquée, tatillonne. L’acide menace la vanille. Et toi, ma petite au parfum de violette, Je dois la sauver. eau de toilette de supermarché. Monsieur Labarbe, voulez-vous Détends-toi. changer de place ? Vous bavardez trop. On y est. Presque. Parfum vanille. Merci. Ça n’est pas vrai, pas du tout. Christophe Creuzard Tant pis. Présent Impatience. 102 Dea Rakovac

On y est. Presque. Parfum vanille. Ses lèvres de papier Sa peau de soie sauvage Sandrine Le Pomellec Ses seins délicats Présente Nudité de velours Une petite fille déguisée en femme. Plaisir Rouge à lèvres, Chanel n°5. Parfum vanille. Si on lui pressait le nez, Ma tête est pleine de violons, il en sortirait du lait. un rêve de musique – piano Pourri. de plus en plus rapide – forte qui s’ affaiblit – rallentando Enfin, nous y voilà. Parfum vanille. et cesse doucement – pianissimo Silence. La beauté incarnée. Jacqueline Lespérance. Je ferme les yeux pour voir. Silence. Vanille : ici, partout. Désir… Jacqueline Lespérance Sa voix de fleurs. Silence. Silence. Une fée rescapée de la barbarie. Pardon ? Son nom, un voile soyeux. Sa voix, un parfum de vanille. J’ai froid. Désir... Elle n’est pas là. Encore une fois. Elle ne viendra plus. Jacqueline Lespérance. Ce silence m’étouffe. Silence. Mademoiselle Falconet, je dois vous parler. Sa voix parfumée. Vous autres, ouvrez vos livres, à la page 110. J’en voudrais encore. J’en voudrais plus. Lisez jusqu’à la page 112. Comment allez-vous, Mademoiselle ? Rimbaud. Larme . Non, je ne peux pas. « Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, Mais j’en voudrais encore. ciel couvert » Désir… Gazon sans fleurs. Un nuage m’enveloppe tout doucement. Elle ne viendra plus ? Ses yeux bleus, Pourquoi ? en un instant Elle est loin ou bien morte ? elle est là, « Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, Un frisson court dans mon dos. ciel couvert » Que je dois oublier, Oublier son parfum vanille… Mademoiselle Lespérance est enceinte.

Ses yeux de verre bleu L’orchidée a perdu ses pétales. Ses yeux de ciel Ni fleurs, ni épices Ses mains qui perlent Plus de vanille Ses cheveux dans mes mains Pour mon plaisir. 103

NÉVROSES DE « LA LISTE » UN MATIN TÔT par Antoine Agblevor

Un matin tôt il s’éveilla Pleura amèrement Un bébé dans son lit. L’amour maternel lui manquait certainement. Des cactus ornaient son pagne Qui ne lui disaient rien L’amour maternel lui manquait certainement. Un hibiscus sur un mur Ressemblait à sa maman Beau comme elle L’amour maternel lui manquait certainement. La gerbera , la lobelia près de son lit Ne la lui rendraient pas L’amour maternel lui manquait certainement. Quand il sera grand C’est à un adonis qu’il pensera Il pleurera. Le pot d’ acacia dealbata à côté de son lit Ne le protégerait pas. La seule fleur qui l’aurait protégé Est morte à sa naissance. Toute la journée, pleura amèrement, On dirait une absinthe. Personne, pas même son père, pour le consoler, L’amour maternel lui manquait certainement. C’est l’histoire d´un bébé qui, Un jour, pleura amèrement La mort de sa maman, Il manquait d’amour.

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NÉVROSES DE « LA LISTE » LES PLATS DE MON PAYS par Antoine Agblevor

Mon premier est l ’Akoumè Mon troisième est Yébésséssi De l ’eau bouillante et de la farine de maïs Nom local Une pâte que l’on consomme Un plat très pimenté presque tous les jours Tomate, poissons La base de notre alimentation. Très pimenté et très amer On peut l’assaisonner d’une sauce aux légumes Pas pour les enfants Huile de palme par ici Même les parents pleurent Huile d’arachide par là Des larmes d’oignons Chacun selon son goût On pleure, on rit et on boit de l’eau et les goûts sont nombreux Pour calmer la brûlure. Car toute la famille partage le repas Les enfants, les parents et les vieux Mon quatrième est Fufu Le midi comme le soir. Nom local Adémèdéssi est le nom de la sauce Un plat de fête difficile à préparer Susceptible de l’accompagner. Morceaux d’ignames cuits pilés dans le mortier. Gombo , une autre sauce . Il faut de l’énergie : Fétridéssi : nom local Deux équipes en présence Huile de palme par ici L’une pour piler, l’autre pour la sauce Huile d’arachide par là Une sauce bien pimentée Et puis, les poissons… Fêtes de Noël et de fin d’année À table ! Au goût relevé.

Mon second est Djongoli Mon cinquième est Véyi Nom local Nom local Des haricots cuits et de la farine de maïs Haricots cuits toujours, toujours Même bien assaisonné Huile de palme par ici Ce plat n’est pas léger Huile d’arachide par là Huile de palme par ici Farine d’igname. Huile d’arachide par là Un plat ordinaire mais non sans saveur On mange : on est armé pour la journée Un plat de résistance Avec une cuiller ou avec les doigts. Un plat résistant Les enfants s’en amusent Pesant sur l’estomac mais s’en lassent aussi vite. Mais on en redemande À table !

Bomber 107

NÉVROSES DE « LA LISTE » BOMBER par Jonathan Watkins

Il était une fois Deux rangées de chênes Qui peignaient en couleur Entendu l’explosion... Le chemin de la maison Et j’ai vu l’éclair Et la maison, au bout du La lumière mangée chemin La langue japonaise Selon la saison Les visages hagards des Un autre arbre y poussait Américains Ce sont là des souvenirs Good-bye USS Arizona d’enfance Sous le ciel noyé par la Les séquoias fusillade Les branches par ma fenêtre C’est ce que je croyais Les chansons des oiseaux, Seraient toujours rouges Les feuilles des palmiers le matin Aussi rouges que le Sont parties en fumée La balançoire à pneu Golden Gate Au milieu de décembre La palissade blanche N’étaient plus Les jeux des enfants Je suis à la maison Ne seraient jamais plus J’entends encore leurs rires Des femmes crient Vertes Les feuilles du châtaigner En voyant leurs maris Dans mon souvenir Seraient toujours vertes Au printemps, les feuilles sont... Et puis des ananas Puis ce furent les palmiers Toujours vertes Aux feuilles toujours vertes ? Aux feuilles toujours vertes Le soleil californien, Vertes comme C’est ce que je croyais brûlant Le Pacifique est rouge Au soleil hawaïen Et puis un jour Dont les rayons me Le sable a gelé dans le Les feuilles de route réchauffaient sablier Qui voltigeaient dans mon Mais le sable a passé dans bombardier le sablier Deux rangées d’orangers B-17 : Coulé ! Peignent en couleur La tête à l’envers Le chemin de la maison Le noir total Au bout du chemin Le mal de mer Dans cet engin qui tangue Des feuilles toujours vertes Au lieu du Paradis Seront, j’espère, Et puis Les seuls souvenirs de mes enfants

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AINSI IRAI -JE : TROIS HAÏKUS POUR JEAN -F RANÇOIS MANIER

Ainsi irai-je par Antoine Agblevor

Ainsi irai-je jusqu’à toucher le ciel Découvrir ton cœur Être ton cœur.

Ainsi irai-je fouiller dans mes souvenirs les plus lointains Les années de dur labeur dans ce petit village 1981 au Togo Perdre le nord Retrouver la rose Des vents contraires.

Ainsi irai-je ... plus loin que Limoges par Sarah Materna

Ainsi irai-je plus loin que Limoges Dans une chambre blanche Pour l’emplir d’hypothèses Plus loin que Limoges Ce sera en face, à côté et derrière Marqué sur la porte.

Ainsi irai-je par Dea Rakovac

Ainsi irai-je en pleurs embrasser la mer et boire… Le chagrin salé de ma fée.

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LA JULIETTE , SINGLETON ENSEMBLE À UN ÉLÉMENT par Juliette Gollner

Siddharta Détrompez-vous, ce n’est qu’un simulacre ! Dans l’ombre du figuier grandit Siddhartha Sa robe fleurie cache un cul de coca. Le vide il cherche de tout cœur On en croise sur les bureaux, Il passe par le jeûne et la douleur Les tables de chevet, au fond des sacs à main, Par l’amour et l’argent Et dans les poubelles ; Mais il se rend compte Avec sa nacre brodée de fleurs. Nous aussi grâce à lui Elle est là pour tenir l’intenable. Que rien ne sert de faire ou de ne pas faire Sa mission accomplie, Il vaut mieux se laisser faire Certains la gardent, d’autres la jettent. Voici une belle leçon de vie Belle à croquer, son jus est doux et sucré, Qu’on peut lire ou ne pas lire C’est une bouteille de thé blanc aux myrtilles Elle viendra au moment propice . et à la poire.

De l’autre côté Un instant Des grappes de gens assis à des tables Le vent claque Sur les trottoirs. L’eau danse Détendus, élégants, Écume autour du silence Ils boivent de l’Orangina et du bon vin blanc. Sarreguemines n’est pas grande Mais qu’est-ce qu’elle est jolie ! Blason À la sortie de l’école Mes sourcils sont deux chats Oubliés l’ordre et la rigueur Qui jouent, dansent et se répondent. On se retrouve il y a 30 ans. Lorsqu’on les surprend, Le marchand de glace ambulant Ils prennent peur et font le dos rond. Crie, rit, encaisse et sourit. Et lorsqu’ils veulent se câliner, Jeux de marelle, rires et pleurs Ils ont beau réfléchir longuement, Le voilà, le vrai bonheur ! Ils n’y arrivent pas et se mettent en colère ! Il est de l’autre côté . Celui de gauche s’appelle Hector, L’autre s’appelle Léon. Hector est beaucoup plus souple que Léon En Arizona Il s’étire dans tous les sens. À mi-chemin entre porcelaine Léon essaie de l’imiter de Saint-Pétersbourg et vase chinois, En vain ! Debout sur le comptoir, elle fait envie Je me dois de les garder unis. Comme une paysanne en tenue de fête. Car si la jalousie a raison de leur amitié, On en trouve à 5 euros. Ils iront se nicher dans le creux de mes tempes. C’est bon marché, me dites-vous ?

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SI LONGTEMPS L’A LLEMAGNE : « BREF » DU XX E SIÈCLE par Alain Lance

Et cependant il ne m’est jamais arrivé De chercher un hébergement à Eiselfing D’acheter de beaux timbres à la poste de Bentwisch De commander une vendange tardive à Dobra De réciter un poème de Brecht à Prebitz D’achever mon cigare à Windischeschenbach D’écouter un oratorio à Hüttenrode De discuter de politique à Quakenbrück D’être réveillé par le cri des geais à Klanxbüll D’oublier ce que j’étais venu faire à Irsch De ne pas trouver de dictionnaire à Zwota.

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PRÉSENTATION DES AUTEURS

Philippe Beaussant zioni di oggi nelle manifatture di Gobelins e Après une carrière de professeur – il a en effet Beauvais , in Catalogue de l’exposition, Flo - enseigné le grec, le latin et la littérature fran - rence, Palais Pitti, 2008) et régulièrement com - çaise classique –, Philippe Beaussant, flûtiste, a missaire des expositions présentées à la Galerie créé, en 1977, l’Institut de « Musique et de des Gobelins. Elle est venue nous présenter la Danse anciennes », puis dirigé le Centre de mu - tradition de la tapisserie et de la dentelle fran - sique baroque de Versailles. Aux côtés d’André çaises. Les Gobelins ne représentent en effet Isoir, Jean-Claude Malgoire, Sigiswald Kuijken, qu’une partie d’un ensemble plus vaste com - Gustav Leonhardt, Nikolaus Harnoncourt, puis prenant : le Mobilier national, la Manufacture de Philippe Herreweghe et William Christie, il de Beauvais, la Manufacture de la Savonnerie, fut l’un des principaux artisans du renouveau de partagée entre Paris et Lodève, ainsi que deux la musique baroque composée entre 1580 et ateliers-conservatoires de dentelle, l’un situé à 1750. On lui doit donc, en résumé, « l’intrusion Alençon, l’autre installé au Puy. Le nom des de la viole de gambe dans le paysage audiovi - Gobelins est indissociable du « Siècle de Louis suel français » : un parcours retracé dans des pu - XIV » ; grâce à Charles Le Brun, soutenu par blications marquantes : Versailles, Opéra (Gal - Colbert, sont « tombés du métier » de véritables limard, 1981), Vous avez dit « baroque »? chefs -d’œuvre qui constituent simultanément de (Actes Sud, 1989), Lully, le musicien du soleil précieux documents historiques. (Gallimard, 1992. Prix Goncourt de la biogra - phie). Ce passionné de musique est aussi ro - Jean-Marie Blas de Roblès mancier : Le Biographe (Gallimard, 1978), Né en 1954 à Sidi-Bel-Abbès, Jean-Marie Blas L’Archéologue (Gallimard, 1979), La Belle au de Roblès a mené des études de philosophie à bois (Gallimard, 1990), Héloïse (Galli - la Sorbonne et d’histoire au Collège de France. mard, 1993. Grand prix du roman de l’Acadé - Puis, il obtient un poste au Brésil comme ensei - mie française), Stradella (Gallimard, 1999), Où gnant et directeur de la Maison de la Culture en étais-je ? (Gallimard, 2010). Membre de Française à l’Université de Fortaleza. En 1982, l’Académie française, il a été élu au fauteuil de il reçoit le Prix de la nouvelle de l’Académie Jean-Francois Deniau le 15 novembre 2007 et française pour son recueil La Mémoire de riz . reçu sous la Coupole le 23 octobre 2008 par En poste à l’Université de Tien-Tsin, en Chine Pierre Rosenberg. populaire, il révèle aux étudiants les pensées de Jean-Paul Sartre et de Roland Barthes. En 1987, Marie-Hélène Bersani paraît son premier roman L’Impudeur des Diplômée de l’École du Louvre et de l’Univer - choses (Seuil). Son second roman Le Rituel des sité de Paris IV-Sorbonne, Marie-Hélène Ber - dunes est publié en 1989 (Seuil). C’est à Taiwan sani est directrice du département de la produc - (Alliance française de Taipei) qu’il commence tion de la Manufacture des Gobelins et son troisième roman Là où les Tigres sont chez responsable des modèles et du fonds textiles eux (éd. Zulma), récompensé par le Prix Médi - moderne et contemporain. Reconnue comme cis en 2008, l’année de la publication d’un re - l’une des spécialistes du tissage en France, elle cueil de textes critiques Méduse en son miroir est l’auteur de nombreuses contributions scien - (Mare Nostrum) . Membre de la Mission Ar - tifiques consacrées aux productions de la Ma - chéologique Française en Libye depuis 1986, il nufacture ( Argazi d’autore da Picasso alle crea - a régulièrement participé aux fouilles sous-ma - 116 Présentation des auteurs rines d’Apollonia de Cyrénaïque, de Leptis Hédi Kaddour Magna et de Sabratha, en Tripolitaine. Dans ce Agrégé de lettres modernes, traducteur de l’an - domaine, il est aussi l’auteur de plusieurs ou - glais, de l’allemand et de l’arabe, Hédi Kaddour vrages de vulgarisation et directeur de collec - a enseigné la littérature française à l’École Nor - tions. Son dernier roman La Montagne de mi - male Supérieure de Lyon et l’écriture journalis - nuit (Zulma, 2010) revient sur l’obsession de tique au Centre de Formation des Journalistes, l’Origine dans le contexte nazi. puis à l’École des Métiers de l’Information. Chroniqueur à la NRF, il a publié de nombreux Antonio Gacia recueils de poèmes ( Le Chardon mauve , Ipo - Après des études à l’École des Beaux-Arts de mée, 1988 ; La Fin des Vendanges, Gallimard, Barcelone, Antonio Gacia a été graphiste et di - 1989 ; La Chaise vide , Obsidiane, 1993 ; Jamais recteur artistique dans diverses agences de pu - une ombre simple , Gallimard, 1994 ; Les Fi - blicité (Paris, Nancy, Épinal). Depuis 1967, il leuses , Le Temps qu’il fait, 1995, avec des des - collabore étroitement avec l’Imagerie d’Épinal sins de Renée Mayot) et un recueil d’articles en tant que directeur artistique et créateur consacrés à des poètes aussi divers que Baude - d’images. Depuis 1984, il a ainsi créé plus de laire, Joseph Brodsky, Jules Supervielle, André 300 images, s’inspirant le plus souvent de l’his - Frénaud…, L’Émotion impossible , en 1994, toire et de l’actualité. Les œuvres qu’il a consa - avant de publier, en 2005, son premier roman, crées en 1989 à la Chute du mur de Berlin et à Waltenberg , salué comme un événement litté - Rostropovitch ont relancé l’activité de l’Image - raire (Prix Goncourt du premier roman). Il a pu - rie de manière significative. blié en 2010 un second roman, Savoir-vivre (Gallimard, collection « blanche »). Yannick Haenel Auteur notamment d’ Introduction à la mort Charlotte Lacoste française (Gallimard, 2001) et d’ Évoluer parmi Ancienne élève de l’École Normale Supérieure les avalanches (Gallimard, 2003), Yannick Hae - de la rue d’Ulm, agrégée de lettres modernes, nel a reçu le Prix Décembre (2007) et le Prix Charlotte Lacoste enseigne la littérature fran - Roger Nimier (2008) pour Cercle , une épopée çaise du XX e siècle et la littérature comparée à philosophique européenne soutenue par Phi - l’Université de Nancy 2. Son ouvrage, Séduc - lippe Sollers, avec lequel il a collaboré. De 1997 tions du bourreau , publié aux PUF en 2010, in - à 2005, il a co-animé la revue Ligne de risque terroge la capacité de la littérature à créer de avec François Meyronis. Deux engagements lit - l’intime à partir d’un massacre collectif. Les téraires portant déjà le « projet Karski ». Son pages qu’elle consacre aux Bienveillantes de Jo - roman, Jan Karski (Gallimard, 2009. Prix du nathan Littell (Gallimard, 2006. Prix Goncourt, roman FNAC et Prix Interallié), a été au centre Grand Prix de l’Académie française) et, plus d’un débat mouvementé avec Claude Lanz - précisément, au rapport de fascination à la cul - mann, l’ayant accusé d’avoir falsifié l’Histoire. ture développé par Max Aue, le protagoniste du Cette œuvre, emblématique d’une nouvelle gé - roman, nous ont paru d’une grande lucidité po - nération d’écrivains désireux de s’interroger li - litique et éthique. Nous l’avions invitée dans le brement sur une époque dont tous les témoins cadre d’un séminaire d’enseignement proposé disparaissent, a fait l’objet d’une mise en scène aux étudiants de l’Université de la Sarre inti - par Arthur Nauziciel au Festival d’Avignon en tulé : « Littérature et histoire – la Shoah peut- 2011. Son dernier ouvrage, Le Sens du calme , elle constituer un sujet de roman ? ». publié au Mercure de France en 2011, est un au - toportrait en treize « moments », illustré par des Alain Lance tableaux, des dessins et des photographies. Alain Lance est né le 18 décembre 1939 à Bon - secours, près de Rouen. Enfance à Paris. Études d’allemand à Paris et Leipzig. Il a publié une di - zaine d’ouvrages de poésie, dont Distrait du dé - Présentation des auteurs 117 sastre (Ulysse fin de siècle, 1995. Prix Tristan Tiphaine Samoyault Tzara 1996). En 2000 est paru un choix de ses Professeur de littérature comparée à l’Univer - poèmes sur plus de trois décennies, intitulé sité de Paris VIII-Vincennes, ancienne élève de Temps criblé , dans la collection « Les Ana - l’École Normale Supérieure, ancienne pension - lectes » chez Obsidiane/Le Temps qu’il fait, naire de la Villa Médicis, Tiphaine Samoyault a (Prix Apollinaire 2001). En 2004 est paru Brefs voué sa vie à la littérature, qu’elle la commente du vingtième (Tarabuste) et en 2005, chez le comme essayiste ( Excès du roman , éd. Maurice même éditeur, Quatrains pour Esteban . Dernier Nadeau, 1999 ; L’Intertextualité, mémoire de la livre paru : Longtemps l’Allemagne , chez Tara - littérature , Nathan, 2001 ; Littérature et mé - buste (éd. augmentée, 2009). Il a également tra - moire du présent , Nathan, 2001 ; La Montre duit de l’allemand, souvent en coopération avec cassée , Verdier, 2004) ou qu’elle la pratique Renate Lance-Otterbein, plusieurs récits et es - comme romancière ( La Cour des adieux , éd. sais de Christa Wolf, des livres de poèmes et de Maurice Nadeau, 1999 ; Météorologie du rêve , prose de Volker Braun et deux romans de Ingo Seuil, 2000 ; Les Indulgences , Seuil, 2001 ; La Schulze. Co-auteur de plusieurs anthologies Main négative, Argol, 2008). Conseillère édito - consacrées à la poésie française, iranienne et riale au Seuil, elle collabore régulièrement à hongroise, il est membre, depuis 1970, du co - France Culture et à La Quinzaine littéraire . mité de rédaction de la revue Action poétique et, depuis 2005, du comité de la revue Europe . Il a Camille de Toledo dirigé le domaine allemand des éditions Alinéa Également réalisateur et vidéaste, Camille de de 1985 à 1988. Après avoir enseigné le fran - Toledo a notamment publié Archimondain, joli - çais en Iran, l’allemand à Paris et dirigé des ins - punk. Confessions d’un jeune homme à contre - tituts culturels français en Allemagne, Alain temps (Calmann-Lévy, 2002) ; Vies et Mort d’un Lance a été Directeur de la Maison des écrivains terroriste américain (Verticales, 2007) ; L’In - de 1995 à 2004. Membre correspondant de version de Hieronymus Bosch (Verticales, l’Académie des Arts de la Saxe, il a reçu en 2005) ; Visiter le Flurkistan ou les Illusions de 2006 le Deka-Bank-Preis du Literaturhaus la littérature monde (PUF, 2008). Sous l’hété - Frankfurt . ronyme d’Oscar Philipsen, il est l’auteur de Rêves , un livre-disque avec la chanteuse Keren Claude Mouchard Ann (La Martinière, 2004). Maurice Olender l’a Professeur émérite à l’Université de Paris VIII- déjà accueilli à deux reprises dans sa collection Vincennes, rédacteur en chef-adjoint de la aux éditions du Seuil, « La librairie du XXI e siè - Revue Po&sie , traducteur de l’allemand, (Rilke, cle » pour un essai : Le Hêtre et le bouleau Robert Walser, Nelly Sachs…), de l’anglais (2009) et un roman : Vies pøtentielles (2011). (Wallace Stevens…) et d’autres langues, Claude Pour Camille de Toledo, le XXI e siècle est celui Mouchard est l’auteur de textes critiques ( Flau - de la « traduction », langue des identités multi - bert , Balland, 1986. En coll. avec J. Neefs ; La ples et gage de longévité pour une Europe ou - Shoah : témoignages, savoirs, œuvres , volume verte sur le monde. C’est dans cette perspective co-dirigé en 1999 avec A. Wieviorka – Actes qu’il a fondé, en compagnie d’intellectuels et d’un colloque organisé à Paris VIII ; Qui si je d’artistes aussi combattifs que lui, la « Société criais… Œuvres-témoignages dans les tour - Européenne des Auteurs » (SEA), dont l’esprit mentes du XX e siècle , Laurence Teper, 2007) et plane, nous l’espérons, au-dessus de ce second poétiques ( L’Air , Circé, 1997 ; Papiers ! Pam - numéro de Villa Europa . phlet-poème , Laurence Teper, 2007). Son enga - gement pour la défense des « sans-papiers » Cécile Andries, Svenja Huschle, Jennifer n’est pas seulement théorique : il accueille ré - Puhl, Katharina Schäfer et Clara Waldeck , gulièrement, avec l’aide de sa compagne, des étudiantes à l’Université de la Sarre, ont été déshérités de toutes provenances (Darfour, membres de l’ Atelier d’écriture & d’action cul - Chine…) dans sa propre maison, à Orléans. turelle durant le semestre d’été 2010. 118 Présentation des auteurs

Antoine Agblevor, Sarah Materna, Dea Ra - kovac et Jonathan Watkins , étudiants à l’Uni - versité de la Sarre, ont été membres de l’ Atelier d’écriture & d’action culturelle durant le semestre d’hiver 2010 -2011.

Juliette Gollner a été membre de l’ Atelier d’écriture & d’action culturelle durant le se - mestre d’été 2011.

Le français n’est pas la langue maternelle de tous. La plupart d’entre eux n’avaient jamais écrit.