« S’enraciner en Périgord ou la technique de l’occupation selon François Augiéras. »

seance VIII Nelly Fray

Dernier ouvrage de FrançoisAugiéras,Domme ou l'essai d'Occupation, écrit vers 1970 et publié à titre posthume en 1982, onze ans après la mort de l’auteur, ponctue une carrière littéraire assez peu comprise par ses contemporains,mais portée aux nues par quelques inconditionnels. Ayant perdu l’espoir d'être reconnu comme écrivain, Augiéras aborde avec Domme sa dernière aventure littéraire. Il y évoque ses tentatives pour vivre loin des hommes, dans le déni des valeurs occidentales et chrétiennes, une vie de liberté absolue et agressive.Ce sera son « essai d’Occupation ».

A-t-il vécu l'expérience de Domme, la vie dans la caverne glacée dominant la rivière , les médita- tions dans les jardins à l'abandon de la porte des combes ? S'est-il faufilé par effraction dans la Chambre royale sous les ruines du château où, pensait-il, les grands courants tellu- riques se rejoignent ? Sans doute, du moins les lieux existent bel et bien,Nelly Fray les a parcourus en compagnie de Paul Placet, l'ami de toujours et le témoin privilégié de la vie d’Au- giéras. Il semble légitime d'appréhender cet « essai d’Occu- pation » comme un nouvel appartenir, une façon inédite d’habiter les lieux, de les investir de pouvoirs magiques, de les ensorceler en quelque sorte pour en faire le réceptacle de l’oeuvre à naître. Comment s’échapper de cette grotte-tom- beau,où l’on se fait oublier au risque de disparaître tout à fait, sinon en faisant de cette caverne un lieu de germination et de création ? L’abri contre les intempéries est aussi le terrain d’une expérimentation artistique jamais tentée.Dans Domme ou l'essai d'Occupation, Augiéras va s’attacher aux étapes de cette création qu'il traduira en lieux : la grotte, l’acropole, le jardin de la porte des Combes jalonnent ces étapes. S'enraciner à Domme en Périgord, la technique d'occupation selon François Augiéras

Dernier ouvrage de François Augiéras, Domme ou l'essai d'Occupation, publié à titre posthume en 1982,onze ans après la mort de l’auteur, ponctue une carrière littéraire assez peu comprise par ses contem- porains, mais portée aux nues par quelques inconditionnels. Son premier ouvrage, Le Vieillard et l'enfant, publié à compte d’auteur en 1949 avant d’être retravaillé par Augiéras pour paraître aux éditions de Minuit en 1954, avait remporté un succès d'estime au parfum de scandale. Il a été cité par les plus grands, à com- mencer par Gide. La mort de celui-ci ne lui a pas permis de défendre, comme il aurait pu, la réputation du jeune Augiéras. De son vivant, l'auteur n'a jamais eu droit à l’accueil qu'il aurait sans doute souhaité pour son oeuvre. Dans Domme, c'est un homme usé, seul, qui fait un bilan amer. L'auteur de La trajectoire, roman de formation autrement appelé Une adolescence au temps du Maré- chal, ne nous a pas habitué à ce ton désabusé, à un tel aveu d'échec de son existence terrestre. Ses ouvrages sont pleins d'un enthousiasme parfois naïf, qui tourne à l'autosatisfaction, au culte de soi. L’auteur s’y pré- sente comme un être destiné à une vie aventureuse et à la gloire.C’est un autoportrait complaisant qu'Au- giéras trace tout au long de son oeuvre. Il s’y construit un personnage d’une « féroce intelligence », trans- gressif, sans doute tel qu’il voulait se voir ou qu’on le voit. Mais ce n’est pas le cas dans Domme. L'auteur est à bout de souffle : « Le coeur rompu, et la santé ruinée, je me vois, à quarante ans, seul, incurable, indigent, admis dans un hospice ». Telle était en effet sa misérable condition quand il séjournait dans cette bastide du Périgord noir et écrivait son ultime ouvrage. Sans argent et n'ayant pas accédé à la réputation artistique à laquelle il aspirait,Augiéras était alors un auteur sans lecteur ou presque, un peintre qui laissait ses toiles, en particulier ses petites icônes, en lieux sûrs, chez des amis qui sauraient bien les ressortir... le moment venu. Il mourra à 46 ans des suites d’un infarctus. C'est donc ayant perdu l’espoir d'être reconnu par ses contemporains qu'il aborde sa dernière aven- ture, son expérimentation d’une vie différente, son « essai d’occupation », comme il l’appelle.A-t-il vécu l'ex- périence de Domme, la vie dans la caverne glacée dominant la rivière Dordogne, les méditations dans les jardins bordés de murets de la porte des combes ? S'est-il faufilé par effraction dans la « Chambre royale » sous les ruines du château où, pensait-il, les grands courants telluriques se rejoignent ? Sans doute, du moins les lieux existent bel et bien, je les ai parcourus en compagnie de Paul Placet, témoin privilégié de la vie d’Augiéras.De plus, ses biographies en attestent. Serge Sanchez, dans François Augiéras, le dernier primitif, édité chez Grasset en 2006, situe à deux brèves périodes la vie à l’hospice et les séjours dans la grotte, là où l’auteur en fait un récit linéaire durant tout un printemps et un été.Mais nous verrons qu’avec Augiéras, la durée est toujours sujette à caution, le temps pouvant sous sa plume se concentrer et se dilater à l’envi. Son récit de Domme débute à la fin de l’hiver, quand il cherche un abri contre les intempéries, et s’achève au plus fort de l’été, le laissant méditer dans quelque jardin écrasé de lumière. Plus précieux encore, le témoignage des lettres nombreuses laissées par Augiéras. Et surtout les souvenirs de Paul Placet qui a érigé, à Sarlat où il vit aujourd’hui, un « lieu de culte, de travail, de méditation » à la gloire d’Augiéras. Donc, cet « essai d'occu- pation » est une sorte de condensé de plusieurs périodes de la vie de l’auteur. Condensé est le terme, tout y paraît extrême : aussi bien la solitude d’un ermite ou d’un étrange Maldoror en Périgord, que les extases à plusieurs mètres sous terre lorsque l’auteur, ou plutôt son double de papier, médite et appelle de ses voeux l’émergence d’une civilisation nouvelle, venue des astres.Dans ce livre, chaque page est un cri, un appel dé- sespéré, pour ne pas disparaître tout à fait dans les profondeurs de cette caverne d’oubli. Domme est à lire comme une tentative de survivre, ou tout simplement d’occuper l’espace, ce qui voulait dire pour Augiéras être lu, compris, « admis dans une unité idéale » pour plagier Paul Placet.

Aujourd’hui, Paul Placet me sert de guide dans la grande caverne, la chambre royale d’Augiéras. © Nelly Fray

« Je ne suis plus qu’un esprit dans cette chambre royale, un esprit vaste, heureux, isolé du monde, libéré de toute entrave. » © Nelly Fray

« Un champ d’Energie émane de la roche : un des plus stables à l’ouest del’Europe.» © Nelly Fray Il me faut d’abord appréhender cet « essai d’occupation » comme une nouvelle façon d’habiter les lieux, de les investir de pouvoirs magiques, de les ensorceler en quelque sorte, comme s’ils étaient le réceptacle de l’oeuvre à naître. Comment s’échapper de cette grotte-tombeau, où l’on se fait d’abord oublier avant de disparaître tout à fait, sinon en en faisant un lieu de germination et de création ? L’abri contre les intempé- ries est aussi le terrain d’une expérimentation artistique jamais tentée. Dans Domme, Augiéras va s’attacher aux étapes de la création. Il les traduira en lieux : la grotte, l’acropole, le jardin de la porte des Combes. Des lieux réels, mais aussi des ilots et « des modalités d’occupation et d’insularisation » (p. 288), commentera Jacques Isolery, dans FrançoisAugiéras, Trajectoire d’une ronce. PourAugiéras, il n’était possible de créer qu’à la condition de « s'incarner dans le monde des formes », comme il le dit dans son roman La trajectoire. Ainsi se conçoit l’écriture de Domme ou l'essai d'occupation dont Augiéras, épistolier, rend compte étape après étape, en particulier à Jean Chalon auquel il adresse des lettres de 1968 à 1971 : la période de Domme. La première partie de cette présentation s’attache à ses commentaires envoyés à Jean Chalon à propos de l’oeuvre qu’il est en train de composer. Comment ancrer l’écriture d’une expérience singulière, sinon en fai- sant des lieux réels des étapes dans l’écriture de cette expérience ? La question se pose pour Domme,mais aussi pour toute l’oeuvre d’Augiéras. Dans une deuxième partie, je propose une lecture du roman Domme à travers sa symbolique. Je ferai ré- férence à l’essai sur l’imagination de la matière de Gaston Bachelard qui propose une interprétation de la grotte, du serpent, de la racine, de l’eau matricielle, du feu purificateur... selon d'anciens mythes pas seule- ment occidentaux. Ces mythes primitifs sous-tendent l’oeuvre entière, mais Domme est sans doute l’ouvrage qui les convoque le plus directement. Enfin, en guise de conclusion, je reprendrai les termes de l’interview de Paul Placet que j’ai réalisée en mars dernier à Sarlat, dans un lieu,mi bureau mi musée, consacré à son ami peintre et écrivain. Des commentaires de première main qui me semblent indispensables pour comprendre le rapport au lieu sorcier, au Périgord occupé par Augiéras.

I. Genèse de Domme dans les lettres à Jean Chalon

La correspondance de François Augiéras avec l’écrivain journaliste Jean Chalon, alors correspondant au Figa- ro littéraire, va durer quatre ans. Sa première lettre est datée du 3 février 1968. Jean Chalon, dans sa préface au recueil réunissant les lettres d’Augiéras, intitulé Le Diable ermite, lettres à Jean Chalon 1968-1971, situe étrangement cette première lettre au 13 mars. Ce genre d’approximation ou de contre-vérité est fréquent concernant la vie et l’oeuvre d’Augiéras. Sa dernière lettre n’est pas datée, mais il est facile de la situer quelques semaines seulement avant l’attaque qui emporta François Augiéras. Il se trouve que ces quatre an- nées sont précisément celles qui ont vu la création de son dernier ouvrage, Domme ou l’essai d’occupation. Augiéras en parle dans ses lettres : il relate aussi bien la genèse de son manuscrit que l’expérience qui préside au récit. En cela, la correspondance suivie avec Jean Chalon est un document précieux d’analyse de l’oeuvre en cours de création.Augiéras y donne les thèmes qui seront les lignes de force de son roman. Il y détaille notamment les différentes acceptations du verbe « occuper » qui nous permettront de mieux saisir cette notion clef de son dernier roman.

1)Occuper l’espace pour « laisser le plus de traces possible »

Tout ce que l’auteur écrit dans Domme, il l’a vécu. Sa correspondance témoigne que l’auteur cher- chait à « laisser le plus de traces possible » : envoyer des lettres, à des amis comme à des inconnus, révèle une façon toute personnelle d’occuper l’espace. Il avait à peine plus de 40 ans, il allait mourir à 46 ans, « en pleine puissance de ses moyens intellectuels », dira son ami Paul Placet. Seul le temps semble raccourci dans Domme ou l’essai d’occupation.Tout le reste est issu d’une expérience brute, juste transcrite dans le roman et, auparavant, dans les lettres que l’auteur envoyait à ses amis. D’après sa correspondance, FrançoisAugiéras serait revenu deux fois à l’hospice de Domme. Indigent, sans famille, n’ayant pas atteint les sommets de gloire auxquels il se sentait prédestiné, il passera les dernières an- nées de sa vie d’hospice en hospice, à Montignac, à Carsac-Aillac ou à Domme pour ne pas quitter le Périgord inspiré, celui des cavernes peintes, auquel il tenait tant. Trois ou quatre années avant sa mort, il travaillait avec la conscience de faire oeuvre, avec l’urgence de lui trouver un public. Sa première lettre à Jean Chalon en témoigne. La correspondance sera suivie, nous offrant de fait le synopsis de Domme. Par contre, Chalon s’abstiendra de rencontrer le Diable ermite dans sa caverne ou ailleurs, comme il l’invitait à le faire. Il est res- té le lecteur rêvé, le partenaire idéal qui était investi de la mission de faire connaîtreAugiéras, de faire publier son oeuvre.Chalon sera son exécuteur testamentaire.Obsédé par sa mort, comme il l’écrit dans une lettre datée du 3 août 1969, Augiéras voulait se prémunir contre l’oubli grâce à des défenseurs désignés.Chalon en sera un, comme Placet. « Je suis maladivement obsédé par l’idée de la mort, de là mon désir de laisser le plus de « traces » possibles entre les mains de mes amis », écrira-t-il à Chalon. Par les lettres qu’il lui adressait, nous comprenons la place qu’il occupait à Domme, sa mise en scène et en mots de sa vie d’ermite ou qui se voulait telle, dans l’ouvrage qu’il consacre à cet épisode de sa vie, le dernier. Il y a du calcul dans tout ce qu’entreprendAugiéras. Les lettres permettent de saisir dans leur quasi simultanéité l’expérience et l’écriture de cette expérience. 2)S’occuper pour oublier sa solitude

Les lettres à Jean Chalon attestent en effet de l’authenticité de ce qui est raconté dans Domme. Dès le 4 mai 1969, il lui écrit : « Me voici à l’hospice de Domme , dans la situation d’un Zénon à l’hospice de Bruges ! Fort heureusement pour moi, j’ai découvert une étroite caverne parmi les rocs dominant la vallée de la Dordogne ; j’ai là ma retraite, en à pic de plus de 150 mètres audessus de la rivière. J’écris un nouveau livre dans cet antre sauvage.Quant à mon effarante solitude : mieux vaut ne pas en parler ! » (4/5/1969) Plus tard, il lui parlera dans une lettre non datée de son « expérience passionnante, mais assez dure, en rai- son du temps froid et pluvieux » dans sa caverne. Il sera plus précis encore avec son ami Placet avec lequel il a entretenu de façon quasi ininterrompue pendant 20 ans une correspondance intime. « 8 à 9 heures dans une étroite caverne : est-ce que tu « imagines réellement » ce que cela demande de courage. », lui écrit-il par exemple. A l’attention de l’ami intime, il parle de souffrance, d’abnégation, de « dure épreuve » mais égale- ment d’une existence qui serait « l’un des « sommets » de ma vie ». Les Lettres à Paul Placet, publiées chez

Fanlac, permettent de suivre le parcours intérieur de cette période : une chute et un envol. L’expérience sera transposée dans son récit Domme ou l’essai d’occupation, à tel point que l’on peut légitimement se demander si la correspondance ne permet pas d’organiser des notes en vue de la rédaction d’un prochain ouvrage. Augiéras avait besoin d’un lecteur, ou de l’idée d’un lecteur. Il donne les clefs à son interlocuteur, comme s’il cherchait à le guider sur sa voie.Dans la deuxième lettre envoyée à Jean Chalon, il lui parle de ses « ruses » et de ses « ficelles » qui « sont la conséquence de ma solitude, une tentative souvent maladroite, -pas toujours-, de « retrouver les autres hommes »,mon étrange destinée en des pays lointains m’ayant dangereusement isolé. » (3/3/1968) Une idée qu’il reprendra tout au long de la correspondance : celle d’un être dangereusement seul, prisonnier d’une solitude choisie : « Cette vie, face au ciel, seul dans cette grotte : une expérience, après tant d’autres. L’impitoyable logique de ma destinée semble m’avoir conduit à un minimum d’intégration sociale, coïncidant à un maximum d’intégration cosmique ! » (10/5/1969) C’est dans ce contexte de profonde solitude à Domme qu’Augiéras entreprendra la rédaction de son dernier roman.Comme dans ses lettres, celui-ci décrit un lieu d’exception, « un grand village fortifié, tout en haut des falaises rocheuses dominant la Dordogne, (qui) est proche de Sarlat» (11/7/1969). Si Augiéras a fait de ce nid d’aigles un lieu mythique, à placer parmi les hauts lieux de sa carte du Périgord sacré, il n’invente rien.Dans son roman, la description de Domme est si précise qu’il est facile de marcher dans ses pas. La caverne à flanc de roche existe, de même l’abri souterrain creusé dans une roche veinée. La chambre royale peut se visiter, à la condition d’obtenir l’autorisation de la municipalité de Domme. Les « vieux jardins à demi revenus à la sauvagerie, devant l’antique porte des Combes » (11/7/1969) sont toujours là, inchangés, avec leurs murailles, leurs anciens jardins potagers, leurs murettes de pierres perdues dans les hautes herbes où filent de grands serpents. L’oreille attentive y perçoit même le bruit continu de l’eau d’un réservoir qui se déverse dans la nature, comme mentionné dans le roman.

3)Un engagement total dans l’écriture d’un nouveau livre

Si, à la faveur de l’échange épistolaire, nous pouvons facilement dater l’expérience de Domme, il est plus dif- ficile de savoir quand et comment l’ouvrage qui la relate a été écrit. Beaucoup de précisions pour les oeuvres peintes, peu pour les écrits. Juste, en date du 24 août 1969 : « Ici, je passe des nuits infernales dans cet hos- pice, et des jours divins dans ma caverne. Je suis engagé à fond dans un nouveau livre. » Un engagement qui ne signifie évidemment pas facilité d’écriture. Une lettre ultérieure formule une bonne résolution : « Dès l’automne, je me fourre au lit, n’en bouge plus, et j’écrirai rapidement le nouveau livre qui me hante. » Un voeu pieu en fait. Six mois s’écoulent. Après un nouveau voyage sur l’île de Patmos et au Mont Athos, en Crète, Augiéras revient au point de départ, à l’hospice de Montignac-sur-Vézère.On suppose le désespoir de ce retour en arrière, dans l’hospice des vieillards et des indigents,même si, comme me l’a précisé Paul Placet,Augiéras se serait trouvé mieux à Montignac « où il avait tout un grenier pour son usage et un lit pour écrire, passée la turbulence du balayage. » C’est pourtant un cri de victoire qui salue la fin de son manuscrit. « J’ai achevé mon nouveau livre, très au point maintenant ; je le crois « très accrocheur », une véritable his- toire… dont on veut connaître la fin ; une immense poésie, bien-sûr, mais du réel, beaucoup de réel ! Du sus- pens jusqu’à la dernière page. C’est nouveau chez moi. » (17/3/1971) A partir de ce moment, Augiéras va se battre contre l’indifférence générale. Son dernier ouvrage serait, selon lui, le plus abouti, le mieux à même de séduire ses contemporains. Le livre aura du succès un jour,mais sa pu- blication sera tardive, au printemps 1982 par la maison d’édition Fata Morgana, onze ans après la mort de l’au- teur. Alors, Augiéras encourage inlassablement son correspondant à se faire l’avocat de son livre auprès des maisons d’éditions.Ce faisant, il se fait dans sa correspondance le premier des commentateurs de Domme. Jusqu’à aujourd’hui, il y a seulement deux critiques de l’oeuvre d’Augiéras (Philippe Berthier,Augiéras, l’ap- prenti sorcier, et Jacques Isolery, FrançoisAugiéras, trajectoire d’une ronce), sa vie étant plus appréciée que son oeuvre.Toutefois, Paul Placet m’indique de récents travaux de recherche sur la vie et l’oeuvre d’Augiéras. Tout récemment, Bertrand Guest a soutenu un Master de littérature comparée à l’Université de Bordeaux 3, sous la direction de Jean-Paul Engélibert : « Penser une vie en forêt, topologie et utopie de l’exil naturel dansWalden de Henry David Thoreau,DerWaldgang de Ernst Jünger et Domme ou l’essai d’Occupation de FrançoisAugiéras. » En 1991, Renaud Borderie a soutenu son mémoire de Maîtrise sur LeVieillard et l’enfant (direction Roger Navarri). En 1989, Pierre Moreno a étudié « Le culte de la pureté dans l’oeuvre écrite de FrançoisAugiéras ». Il faut citer aussi,MaryseValette : « L’image de l’aventurier dans Domme »,mais aussi plu- sieurs études sur l’oeuvre peinte et des dossiers consacrés à Augiéras dans les revues Le Magazine littéraire (avril 2006), Le Festin… Cela étant, les commentaires d’Augiéras sur ses oeuvres nous sont précieux : « Dès que possible je t’enverrai cette nouvelle oeuvre. Car j’aimerais avoir ton opinion !, écrit-il à Chalon. J’ai souvenir de t’avoir envoyé la préface qui expose très clairement ma « situation » à Domme,mon « essai d’occupation », l’apparition d’une civilisation « différente » autour des années 20 de l’ère du Verseau, après l’ère chrétienne… Il me semble avoir abouti à un livre assez commercial…,sans avoir renié de mes profondeurs, tout au contraire ! » (12/4/1971) Pour défendre son livre, le commentateur Augiéras insiste sur le caractère réaliste de son récit. Il est vrai qu’il a l’intention de le destiner à l’éditeur Robert Laffond qui a lancé une collection de récits relevant du réalisme fantastique et de la science-fiction « où je serai peut-être à ma place », espère-t-il.Aussi, il insiste beaucoup sur le caractère autobiographique de l’ouvrage,mais aussi sur ses excès.Une expérience hors normes serait peut-être à même de retenir un éditeur et de plaire à son époque ! Ses commentaires destinés à Chalon sont à entendre comme une tentative de séduction par l’oeuvre, pour la survie de l’oeuvre, celle-ci étant chargée de poursuivre ce qu’Augiéras a commencé par vivre. Il lui écrit le 26 avril 1971 : « Comme tu pourras t’en rendre compte… ma vie à Domme… fut assez mouvementée ! Une bien étrange et vigoureuse aventure ! Je n’ai pratiquement rien inventé ! J’attends avec impatience ton opinion sur ce texte dans lequel j’avoue plusieurs des aspects assez inquiétants de mon caractère…, plusieurs de mes profondeurs un peu démen- tielles. » Plus loin, il parlera du « récit d’un combat, d’une lutte haineuse, féroce et sans pitié d’un côté comme de l’autre » sans dire quelles sont les forces en présence. Le sans logis contre les habitants de Domme ? Le narrateur contre lui-même ou contre un très hypothétique et désiré lecteur ? Augiéras contre le sort qui s’acharne contre lui, le maintenant dans son hospice détesté, dans un état indigne ? Le païen contre Dieu ? Le corps contre l’âme ?Même après une lecture attentive de Domme, on doute.

4) L’occupation comme déclaration de guerre

Dans ses lettres, prenant Chalon à témoin, il frôle parfois la paranoïa : « tu sais maintenant comment et pour- quoi les « Hommes » ont tenté de m’avoir…,ont passé à la contre-attaque…après la grande aventure des cavernes de Domme. » Pour aussitôt rajouter : « la publication de ce livre pourrait me donner réellement une place extraordinaire dans les lettres actuelles » (17/05/1971) Avoir une place à occuper, à défaut d’y vivre, un lieu d’où se revendiquer, à défaut d’une maison natale, serait le couronnement d’une vie d’errance.Augiéras n’a jamais voulu poser ses valises, il ne s’agit pas de cela,mais asseoir une réputation qui l’ancrerait dans le grand courant de la création artistique. Alors, il se bat pour sa place. Il accepte tous les qualificatifs à condition que son oeuvre rencontre son public. Dans les années 1970, le lecteur veut du fantastique, alors va pour le « réalisme fantastique ». Il plébiscite les oeuvres d’anticipation et bien, « celle-ci sort des sentiers battus ». Il parlera même de « texte hippie de première grandeur ! » dans une lettre écrite le 2 septembre 1971 qui revendique : « simplement, je vois que je suis de mon siècle, et j’avais à coeur de le dire. » Il défend auprès de Chalon, son avocat en littérature : « Je crois l’ouvrage capable d’une assez large audience ; il est très percutant ; passablement agressif, ce qui est dans le goût de l’époque. » (14/7/1971) Augiéras faisant de l’oeil à ses contemporains, leur vendant ce qu’ils attendent… On croit rêver ! Dans une lettre qu’il m’envoyait il y a quelques semaines, son ami Paul Placet commente ainsi cet épisode où Domme était « en souffrance d’éditeur » : « Augiéras mesurait à ce moment-là la distance de ces préoccupations avec la sensibilité de son époque », étant près à tout pour faire publier son manuscrit.Mais il s’agit tout de même, là encore, de haute lutte. Il écrit à Chalon, lors de son dernier voyage à Tunis, dans un sursaut d’orgueil peut- être : « ça ne me déplaît pas qu’il faille batailler pour ce texte… terriblement agressif et provocateur. Je ne sais pas si tu te rends compte pleinement qu’il s’agit d’un texte virulent, très méchant… de haute magie agressive ! Ce qui plaira à bien des lecteurs… quand il sera publié ! J’attends beaucoup de ce livre. » (lettre non datée). De retour à nouveau, depuis Sarlat, poste restante, un constat d’échec : « Je suis brûlé dans ce Périgord que j’aime ! »Terrible conscience, entre le sentiment d’être de son siècle et celui d’être dans « l’in- capacité de m’adapter au monde moderne », comme il l’écrit à Jean Chalon depuis l’hospice de Montignac. Dans le cas de Domme, la « contestation agressive » du narrateur, une sorte d’extraterrestre qui fuit « une civilisation qui lui est étrangère » ne peut se concevoir sans la volonté tragique de l’auteur d’être lu, d’être reconnu pour ce qu’il est : un homme qui a sacrifié à l’oeuvre. Les dernières lettres à Chalon, quelques se- maines avant sa mort, résument l’amertume d’un homme dont la vie est un acte de provocation envers ses contemporains. Les transgressions de « ce clandestin » sont à entendre comme le refus d’une société triviale et consumériste et la recherche d’une communauté d’esprit. Mais fallait-il que celle-ci le reconnaisse, lui fasse la place de choix à laquelle il aspirait. Il écrit le 21 novembre 1971, un mois avant sa mort : « Je n’arrive pas à prendre contact avec le monde des hommes ! Je reste toujours dans une sorte de clandestinité : en Tunisie, j’ai vu souvent mes livres chez des gens cultivés…, qui ne m’ont pas invité,même à déjeuner ! » Amer constat pour celui qui se voulait berger des âmes. L’oeuvre était son moyen pour guider ces âmes vers l’univers cosmique, libre de tout engagement, rêvé parAugiéras.Mais il lui fallait des partenaires pour cela. L’oeuvre devait lui en fournir.A moins que ça ne tourne mal pour lui.Depuis l’hospice de Montignac, sa dernière adresse, il écrivait à Chalon : « La non publication de ce livre me gêne terriblement dans l’idée que je suis accoutumé de me faire au sujet de mon destin : j’ai accepté, - ou appelé-, de dangereuses aventures, toujours avec cette arrière-pensée : ça deviendra des livres ! Si ça reste en manuscrit,ma vie à Domme ne fut qu’une cruelle et bien inutile aventure. » Une phrase qu’il faut avoir en tête lorsqu’on entreprend une lec- ture critique du roman Domme ou l’essai d’occupation. Si Augiéras vivait ce qu’il écrivait, il le faisait en ayant l’oeuvre en tête. Forcément, cela se ressent à la lecture du récit d’une expérience destinée à être lue ! Le roman est une pose d’artiste, pas dans le sens d’un dandysme, d’une coquetterie, mais parce son écriture est immanente à l’expérience. Augiéras ne fait rien au hasard. C’est en visionnaire qu’il envisage d’ancrer son existence à Domme, dans la pleine conscience de l’oeuvre à venir.

II. La technique de l’occupation des lieux au service de l’écriture

Occuper un lieu, pourAugiéras, répondait au besoin qu’il avait de « s’incarner dans le monde des formes ». Le mystique était aussi un terrien qui, comme le souligne Placet, avait besoin de la réalité pour construire un univers selon ses rêves. Il était de ceux, me dira Paul Placet, qui ont besoin de voir une tasse pour pouvoir la peindre. Il lui fallait vivre des aventures pour nourrir son oeuvre. FrançoisAugiéras alternait d’ailleurs départs et retraites durant lesquelles il écrivait et peignait. Il écrit dans La trajectoire : « Repartir enAfrique : est-ce un vouloir vivre insatiable ? Je crois plutôt qu’il s’agit d’un curieux désir de perpétuelles métamorphoses. Mon moi profond demeure immobile ; mes tendances, tous mes possibles, les oeuvres qu’ils appellent, je les regarde vivre (…) Mais qu’il est séduisant le pouvoir de s’incarner dans le monde des formes ! », p. 243-244. Il semble qu’à la fin de sa vie, François Augiéras ait trouvé le moyen de voyager immobile à la faveur de la mé- ditation. Parce qu’il vivait, pour les écrire, des voyages imaginaires, ils s’incarnaient, devenaient réalité.Car siAugiéras devenait mystique, c’était en rêveur de la matière, pour parler comme Bachelard. Et cette « ima- gination de la matière », il lui donnait une forme et une finalité au-travers de lieux hautement symboliques. Dans Domme, la caverne est tout à la fois un abri protecteur où méditer et créer et le symbole de la gestation de l’oeuvre.Deux lectures du roman sont possible, l’occupation réelle des lieux par le narrateur qui s’y réfu- gie dissimulant une occupation plus symbolique, dans les labyrinthes de son subconscient. Le roman Domme proposerait ainsi un nouveau voyage, non plus au MontAthos ou au pays des morts,mais à l’embouchure des mots et des phrases. 1) « Je suis bien dans ma tombe »

Premières pages de Domme : l’aveu d’un désespoir fait place à un hymne à la liberté.Une liberté totale, effrayante, écrit l’auteur car elle « m’effraie et m’attire à la fois, comme le vide au bord duquel je me suis allongé. » Pour se préserver de cette liberté morbide,Augiéras va chercher un refuge. Il a un véritable réflexe de primitif, quand il veut se terrer pour fuir les autres hommes qu’il redoute. En plus de vivre libre, il lui faut « vivre en paix », dit-il,mais dans une étrange paix de reclus, au plus profond de la terre pour s’isoler des hu- mains.Un isolement quasi-total proche de la mort. Une caverne comme dernière demeure est une possibilité que le narrateur semble tout à la fois envisager et rejeter dans le récit qu’il fait de son « essai d’occupation ». Bien d’autres cavernes apparaissent dans l’oeuvre d’Augiéras.Ainsi, les grottes peuplées d’ ermites du Mont- Athos ou le blockhaus où le narrateur de La trajectoire manque mourir asphyxié à cause des siccatifs qu’il a emporté pour y peindre. L’expérience de la caverne a quelque chose de mystique : « Je suis bien dans ma tombe (…) ma tombe me plaît », fera dire Augiéras à son narrateur quasi empoisonné par sa création sans objet, pour lui-même et pour d’éventuels découvreurs de ces étranges fresques dans un blockhaus perdu dans quelque désert d’Afrique du nord. Pour bien saisir la symbolique de la caverne et de ses avatars, je me référerai souvent à Gaston Bachelard qui, dans son essai sur les images de l’intimité qu’il a nommé La terre et les rêveries du repos, en montre toute la complexité dans les mythologies primitives. Il y a du soulage- ment dans ce cri du narrateur : « J’ai ma grotte ! » (p. 36). Le projet nait d’abord d’un désir de protection : « Trouver rapidement une retraite où je serai à l’abri des intempéries, où je pourrai vivre en paix, un peu loin des humains.» (p. 19). Tout le vocabulaire de la tanière, de la retraite sûre vient corroborer cette première hypothèse d’un abri pro- tecteur.Très vite, le vocabulaire de la protection laisse place à celui de l’inconfort, de la contrainte physique. Le corps ne peut se tenir debout dans cet antre étroit, le narrateur est contraint de se plier à la dimension de cet espace réduit. La grotte est « si basse que je ne peux m’y tenir debout. Je m’assois tout au fond », p. 20. Bientôt, elle va devenir un de « ces lieux oubliés des humains » (p. 23), un « trou dans le roc » (p. 29) et « un triste royaume » (p. 36) qui ressemblera de plus en plus à un tombeau.Mais si son occupant en devient le prisonnier, c’est pour mieux éprouver que sa caverne s’ouvre sur l’infini : elle est « ouverte largement sur l’espace » (p. 20), sur « l’un des plus beaux paysages de cette planète », p. 21.C’est ce que Bachelard nomme « le rêve d’une immensité ancrée », celui d’« une demeure d’univers. » (p.118) Le narrateur se terre si bien dans cette « maison onirique » (rêve typique, nous dit Bachelard de celui qui souffre de n’avoir pas de maison natale) qu’il se retrouve pris à son propre piège : la vie commence à se reti- rer de cet espace étroit qui semble l’ensevelir peu à peu.D’autant que la pluie incessante rend son abri contre les intempéries peu efficace et perméable. Il ne joue plus son rôle protecteur et le narrateur se retrouve au bord du vide comme au début du récit, avant d’avoir trouvé sa caverne. « Glissant dans la boue, au risque de choir dans le vide qui commence à deux pas de mon antre, je pénètre dans ce trou du roc. La voûte est humide ; de lourdes gouttes d’eau en quatre ou cinq endroits, toujours les mêmes. » (p. 37) Et le temps s’écoule au rythme des gouttes de pluies. La grotte se fait sablier pour mieux dire que la fin est proche.C’est alors que, dans un dernier sursaut de vie, le narrateur peut créer.Du moins, tapant deux pierres l’une contre l’autre, il créé une musique sans âge. Il est le créateur d’avant la création. Il revit : « Je deviens ce bruit, il me tire hors de moi (…) Je ne suis plus qu’une âme qui passe du côté des forces du Monde. » (p. 38) Création et chamanisme sont indissociables chezAugiéras, me rappelle Paul Placet dans la lettre qu’il m’envoie : « les appels, les invites avec des chants proférés, hurlés,murmurés, le besoin d’un appareil musical jusqu’à simplement deux cailloux heurtés manifestaient son chamanisme et sa certitude d’un environne- ment hanté, habité. » Il aura ce même type de réflexe de survie par la création lorsqu’il se sera enfoncé encore plus profondément dans la terre dans la grande caverne, sa « retraite au plus secret de la pierre » (p. 63), sa « retraite absolue », comme il l’appelle encore. Ces grandes toiles qu’il peint au coeur même de la roche le protègeront d’un abandon à ce pays de l’oubli où le temps et l’espace sont abolis. Sous les ruines du château de Domme, lui- même détruit puisque « dans son état de délabrement, (il) ne semble pas avoir été élevé par les Hommes,- mais par des êtres disparus, emportant avec eux les secrets d’une architecture inconnue » (p. 66).Ce « lieu fermé sur soi » propose une solution définitive puisqu’il n’est plus connu de personne. Effacé de la carte de Domme, des repères humains, il correspond à la haute idée que se fait Augiéras des lieux sacrés. Un lieu à la dimension de son ambition créatrice, de ces toiles peintes qui revêtent une dimension sacrée elles-aussi. Il a enfin trouvé le lieu qu’il cherchait. « J’ai découvert un site immense, secret, où je viendrai quand je voudrai, sans risque d’être inquiété jamais. » Un caractère définitif qui l’attire, lui fait accepter sa condition de gisant dans l’outre-tombe.Tel « un géant dans sa chambre de pierre », il a dépassé sa condition de mortel. Les vi- pères ne lui font plus peur, à demi-conscient, il s’abandonne à « un très pur sommeil » sous les silhouettes rassurantes de ces oeuvres peintes sur toile. Son oeuvre accomplie, il rentre en son corps. Etrange involution pour celui qui se voit mourir jusqu’à ce que la conscience de l’oeuvre à venir le ramène à la réalité. Même au fond des cavernes, Augiéras ou plutôt le narrateur de Domme, son double de papier, n’en a pas fini avec la vie tant qu’il n’a pas couché son expérience par écrit. Il reste un auteur à naître, n’ayant pas encore trouvé son lecteur, il doit encore tenter de le convaincre, une dernière fois.Dans le roman, la renaissance se manifeste, comme celui qui meurt en rêve se réveille au moment ultime. L’antre est alors le lieu de la mé- tamorphose où l’homme Augiéras meurt pour que l’écrivain vive. « Il faut savoir rentrer dans l’ombre pour avoir la force de faire notre oeuvre » (p.193), résume Gaston Bachelard dans son chapitre intitulé « La grotte ».

2) « Je voulais naître à nouveau »

La grotte comme matrice universelle où il faut se perdre pour revivre autrement. Bachelard y voit un arché- type agissant dans l’inconscient de tous les hommes et un mythe primitif et s’en explique. « D’une caverne, dans certains mythes, sortent lune et soleil, tous les êtres vivants. En particulier, la caverne est anthropogo- nique. Dans un mythe du Pérou, une grotte est appelée « maison de production». (p. 202) Plus loin, il dira que la grotte est « à la fois la première demeure et la dernière demeure. Elle devient une image de la maternité, de la mort. L’ensevelissement dans la caverne est un retour à la mère. » (p. 208) Dans le cas d’Augiéras, la mère n’est pas une figure biologique mais tutélaire, c’est la terre-mère des mythes primitifs, celle qui gouverne les moissons abondantes et le cycle des saisons. Augiéras faisait partie du grand tout, il meurt et renaît sur terre. Dans son roman La trajectoire, il avait déjà envisagé la possibilité d’une nouvelle naissance qui redistribuerait les cartes de la destinée. C’est dans un lit peu confortable chez son ami Paul Placet aux Eyzies qu’il a cette étrange révélation : « J’étais aussi bien que dans un ventre maternel, je voulais naître à nouveau, cette fois-ci, non pas au hasard d’une procréation,mais avec le maximum de chance d’aboutir du côté d’un progrès de la vie. », p296. Moins directe que dans La trajectoire, l’allusion au ventre maternel se comprend dans l’allégorie de la grotte. Enveloppe autant que cercueil, la « grande caverne » est le lieu de toutes les gestations. C’est un lieu propice aux involutions : plusieurs fois le narrateur fera allusion à son corps, comme si celui-ci se confondait avec les parois rocheuses. Dans François Augiéras, Trajectoire d’une ronce, Jacques Isolery concède le rapport de « l’imaginaire bachelardien » d’Augiéras en lien avec l’ambivalence de l’eau. L’eau de la rivière qui miroite en contrebas, l’eau qui s’évapore au-dessus des prairies réchauffées par un soleil matinal, l’eau profonde qui se condense sur les parois de la grotte sont d’une même nature. Pour citer Isolery : « La poétique augiéras- sienne de l’eau est liée à celle de l’antre et de la chose matricielle ambivalente, image de la mère porteuse de mort mais aussi pourvoyeuse de visions. La mélancolie dont elle imprègne le paysage relie le souvenir maternel du deuil aux puissantes concrétisations de l’art. », p. 248. Tout un rêve païen grâce auquel il lui arrive d’échapper à sa condition, à sa situation d’ermite perdu dans les profondeurs de la terre, de s’échapper de son corps pour n’être qu’un pur esprit. Ainsi, a-t-il tendance, dit-il, « à n’habiter qu’assez peu dans mon corps ». Être « hors de soi » (p. 44) permet d’échapper à sa condition de mortel, de se souvenir de ses vies anté- rieures,d’abolir le temps et l’espace. « J’ai vécu dans les tombes, l’âme heureuse et à demiconscient, mon corps abandonné à un très pur sommeil. Cette fois-ci, quand je rentre en mon corps, il me faut un long moment pour savoir où je suis, pour me souvenir de mon état présent, sur cette planète, dans cette chambre de pierre : c’est le vieil étonnement, l’instant d’hésitation, la perte de toute mémoire, bientôt suivie de la joie de renaître.» (p. 69) Dans les limbes de la conscience, l’être s’échappe de son corps comme de son tombeau glacé. Il s’accouche en quelque sorte pour entrer dans une vie sans limite où il se souvient de ses états antérieurs et envisage un homme du futur, représentant d’une communauté interplanétaire. La grotte, et plus encore le labyrinthe souterrain dans lequel il se glisse, représente l’être complet et complexe, fait de tissus de chair, d’entrelacs d’os, de veines,mais aussi d’un psychisme compliqué avec ses parts d’ombre d’où naissent les véritables créations. Séjournant dans cette caverne humaine, le narrateur retourne aux origines de l’être, de tout être, pour naître à nouveau, transformé. Il n’est sans doute pas banal qu’il ait choisi d’habiter cette grande ca- verne en journée, puisque la nuit, il rejoint son hospice. Ce lieu de genèse, où s’accomplit la décantation du vécu pour ne retenir que ce qui servira à l’oeuvre, est une expérience de pleine lumière. Les grottes ne sont jamais obscures chez Augiéras, puisqu’elles sont les lieux inspirés de la conscience.

3) Serpent et racine : un «glissement des images vers la parole »

Réconcilier le ciel et la terre faisait partie des projets d’Augiéras qui ne se proposait pas moins de participer à l’émergence d’une nouvelle civilisation. Il accusait l’ère chrétienne d’avoir corrompu l’homme, de l’avoir coupé d’un sens inné du sacré.Aussi, le serpent et l’oiseau se trouventils très souvent réunis dans l’oeuvre. Ils disent bien entendu l’antagonisme de celui qui adorait aussi bien les étoiles que les profondeurs de la terre, qui attendait un salut du ciel autant que des grands courants telluriques qui s’enchevêtrent sous Domme. Dans son roman, il établit un campement où réunir les symboles.Ainsi, sur les hauteurs du village, il installe des blocs de pierre en offrande au ciel. Il ne ressent pas la fatigue exigée par ce dur labeur, dit-il, « en raison de ma joie de me sentir déjà presque chez moi en ces lieux oubliés des humains, où j’ai bien l’intention de vivre dans la seule compagnie des oiseaux, des serpents. J’ai découvert un prodigieux champ de forces tel- luriques où je pourrai puiser à l’infini. », p. 23 Si le serpent – « le plus terrestre des animaux », d’après Bachelard – incarne des forces souterraines, vague- ment menaçantes, l’oiseau est la métaphore de l’envol, de l’élévation. Dans le bestiaire d’Augiéras, ils ne s’opposent pas. Ils symbolisent deux aspirations complémentaires, l’une entraînant vers des sommets de la pensée, l’autre vers les tréfonds de la conscience. «Abîmes et sommets, obscurité et transparence, toutes les ambivalences de l’âme que le sage aimerait réconcilier », écrit Serge Sanchez dans sa biographie d’Augiéras. Réconcilier les antagonismes, le serpent et l’oiseau, les abîmes et les sommets, seront nécessaires à celui qui veut faire oeuvre. Ainsi, de magnifiques pages sont consacrées à l’envol dans Domme. Une colombe, un clair matin de printemps, semble un heureux présage au narrateur. « Elle a quitté les pigeonniers dont je sais l’existence sous les falaises de Domme ; elle a deviné un ciel clair et pris son vol en direction de l’espace. », p. 48.On l’aura compris, pourAugiéras, l’ascension compte plus que l’oiseau, son chant ou la beauté de son plumage. La colombe est le double céleste de cette couleuvre qui semble sortir de l’instrument de musique bricolé par le narrateur pour produire une musique céleste sous terre.C’est presque par magie qu’apparaît le serpent comme né des sons. « Depuis un moment, une longue couleuvre verte descend lentement d’une faille, comme une corde doucement balancée. Elle vient des sous-bois, et pénètre avec précaution dans ma caverne froide, sans crainte en raison de mon total silence et de mon immobilité. Soudain, elle tombe lourdement sur le sol.», p. 83. Animal de la pesanteur, ce maître des lieux revendique son domaine naturel. La couleuvre est « peut-être l’habitant de cette caverne, depuis toujours », précise l’auteur, puisqu’elle a le pouvoir d’apparaître et de disparaître dans les profondeurs du souterrain. Egalement celui de séduire:- Domme raconte une étrange parade amoureuse entre le narrateur et la couleuvre, ce serpent femelle : « Je ne lâche pas son regard, et moi aussi, par mimétisme, je commence à me balancer doucement ; cela devient une très lente parade amoureuse, mais elle s’éloigne en laissant de profondes traces dans le sable, et dispa- raît vers l’entrée de ma grotte. », p. 83. Le serpent, « à la fois le signe du mal souterrain et du mal moral, l’être macabre et le séducteur », au sens de Bachelard (p. 268), incarne ici le dédale mental où l’auteur s’enfonce chaque jour pour faire oeuvre. Elle est en harmonie avec les modulations des sons qui sortent de cet étrange instrument de musique créé à partir d’une table de nuit. Le serpent renvoie aux méandres, que ce soient ceux de la rivière Dordogne en contre- bas ou ceux de la conscience créatrice. Avant même la production de signes, au stade larvaire du texte qui n’est encore qu’à l’état de « traces dans le sable » mais qui s’écrit déjà, dans le for intérieur du narrateur-er- mite. Le serpent incarne le « glissement des images vers la parole ». Bachelard n’hésite pas à dire que « En littérature, le serpent vit de s’exprimer : c’est un long et morbide discours. », p. 273. Dans Domme, le serpent est tout à la fois un danger pour l’être qui veut vivre dans les labyrinthes souterrains et un animal qui se laisse séduire. L’affronter, le charmer, c’est aussi dépasser des peurs ancestrales. Paul Placet me rappelle qu’Augiéras avait la phobie de cet animal. Mais la couleuvre est aussi la seule créature sensible à la musique d’Augiéras. Il opère un glissement de la création vers une possible réception : un rêve sinueux d’être entendu, de charmer, de trouver une écoute. En cela, le serpent, animal en métamorphose, ouvre sur tous les possibles. Jacques Isolery y verra un souvenir de paradis et le symbole d’un vitalisme mor- tifère effréné : « Liés au Paradis, que de serpents hantent ces récits, comme d’insaisissables réincarnations ! Dans la confusion végétale, ils ondulent,muent et se multiplient à l’envi, aussi glissants que le rapport de l’auteur à son narrateur, de celui-ci à son personnage, à ses doubles et à son lecteur. », p. 261. Les serpents, présents dans tous les romans, sont les signes d’une nature agissante qui reprend ses droits. Ils sont des racines animalisées capables de renverser les ordres, de restaurer le lien entre le ciel et les profondeurs de la terre.Comme le serpent, la racine puise en profondeur, elle va travailler chez les morts,mais elle porte aussi au ciel les sucs de la terre, nous apprend Bachelard. « Aux confins de deux mondes », comme il le dit, de l’air et de la terre, elle est précisément entre l’oiseau et le serpent Dans Domme, la racine illustre aussi le travail de la pensée en action, capable d’aller puiser dans ses recoins obscurs pour faire naître les fleurs et les fruits de l’oeuvre future. Le mot racine aiderait « à aller à la racine de tous les mots » (p. 294). Elle donnerait du sens aux intuitions, comme à tout ce qui n’apparaît pas clairement à la conscience. « La racine doit s’enfouir plus profondément au sein de la complémentarité élémentaire », p. 297, commente Jacques Isolery, celui qui dit « je » ayant besoin d’explorer plus en profondeur la roche dans le but d’y trouver de secrètes connexions : un lac souterrain et d’immense couloirs. Elle est en réalité l’outil métaphorique pour explorer les ramifications de la psyché. Celui qui a la volonté de faire de sa vie, de son expérience, un tremplin à la création, se doit d’y creuser son matériau. Il se fait racine luimême en occupant les espaces souterrains, désertés par les humains qui vivent en surface. Mais l’action de la racine n’est pas si simple. Elle peut se heurter à la complexité. Les racines deviennent alors un « entrelacs inextricable » (p. 65), associée pour le narrateur de Domme aux vipères « qui sifflent et ne sont pas disposées à (me) laisser passer » et aux taillis, « un immense nid de vipères ». Bref elles métaphorisent ce qui fait barrage à la pensée claire, à son expression. La racine peut aussi bien apparaître dans le texte comme un moyen de « puiser à l’infini », de descendre « jusqu’aux ultimes profondeurs de (mon) âme ». Rien ne s’oppose alors à une communication intime avec les profondeurs du moi et qu’il s’acharne à appeler « âme ». Régulièrement, dit-il, il cherche à entrer en contact avec son âme.Alors, dit-il,« je parlerai avec elle ; et j’adorerai l’Univers qui est Dieu. » (p. 23) La racine rivalise avec les énergies souterraines et « des forces plus mystérieuses, des courants de pensée » (p. 89) dont le narrateur dit ressentir l’influx sous Domme. Sa puissance est telle que « des marches dislo- quées par l’effort des racines ne montent qu’en direction du ciel. » (p. 66) Capable d’ébranler les fondements les plus solides, en l’occurrence ceux de l’ancien château de Domme, elle est l’alliée de l’auteur projetant d’agresser la communauté des humains. La racine est un des symboles forts d’Augiéras,mais elle est à associer à toutes ces représentations ser- pentines qui traversent l’oeuvre. Il y a les sinueuses « eaux de la paisible Dordogne coulant cent cinquante mètres plus bas. » (p. 17). Il y a aussi ce feu de la Saint-Jean qu’Augiéras allume de façon à rappeler d’anciens rites. Il trace au sol des signes mystérieux avec de l’essence. Puis allume un bien étrange spectacle : « un serpent de feu court sur le sol, rampe, diverge soudain en de multiples ramifications, atteint le grand cercle, qui s’embrase à son tour. » (p. 98) Le signe, le serpent, la racine et ses ramifications réunies dans une scène centrale du roman, où tout semble converger. Par le feu, le narrateur échappait, l’espace d’un instant, à la mort symbolique, à la conscience de son échec en tant qu’écrivain. Il lui faut surmonter le découragement pour reprendre son travail. « Un couloir s’enfonce plus avant dans la pierre. Je m’y engage en rampant », écrit Augiéras peu après sa découverte de la « Chambre royale » : cet endroit sublime où la création est enfin possible. Isolery voit dans cette scène un « devenir-serpent ou racine (qui) prélude à la mort symbolique du héros à lui-même, à travers les registres sensoriels de la pétrification : froid, immobilité, obscurité totale, silence effrayant participent à cette « nuit de tombe » où s’efface toute notion de l’Espace et du Temps » afin que puisse agir « l’influx du grand cristal ». », p. 300. Des scènes mystiques qui approchent au plus près de la mort de l’âme pour dire aussitôt après la joie de renaître au grand jour et de repartir au combat. Il faut y lire aussi la naissance de la peinture, de la musique et de l’écriture qui dépend de la capacité de l’être à s’abstraire, à s’absenter du réel pour s’isoler dans ses propres labyrinthes inconscients.Augiéras est allé très loin dans l’expression de la genèse de l’art comme un acte d’agression envers son époque. Il l’a mise en mot et en scène, dans les couloirs souterrains de Domme.

4) Occuper tout l’espace à défaut de lui appartenir

Septième chapitre d’un roman qui en compte treize, la scène de la nuit de la Saint-Jean d’été est centrale. Elle apparaît comme un sommet dans l’entreprise d’Occupation, une scène où l’auteur peut laisser libre cours à son agression du présent. Il s’agit de brûler le passé, de se jeter dans le nouveau. La scène est jubi- latoire,Augiéras semble convoquer tous les mythes et les symboles pour cette fête païenne dont il détient le secret. Ses oeuvres pourraient donner lieu à de multiples interprétations : symboliques, psychologiques, politiques car sa tentative d’agression à l’égard des humains pourrait être prise au pied de la lettre... Il ne s’in- terdit même pas de faire le lien avec l’Occupation allemande, figée à tout jamais dans l’inconscient collectif, comme l’acte d’agression par excellence, puisqu’il s’éprouve lui-même comme l’ennemi de ces paisibles ha- bitants en Sarladais. Il occupe tous les espaces de l’imaginaire, de la même façon qu’il joue avec la polysémie des mots et les interprétations possibles de ses textes. Il ne dédaigne pas non plus de laisser croire qu’il y a une part de magie dans son projet d’occupation, un sens secret qu’il s’agirait de décrypter.Augiéras, être polymorphe revendiqué, souhaitait aussi qu’on le recon- naisse dans tous les personnages.Ainsi, Céline, la fille du feu et Krishna, l’enfant jardin qu’il croisera en effet dans son étrange aventure de Domme, seront aussi des projections de lui-même à différents moments de son existence. On retrouvera ces personnages sous d’autres noms dans ses romans précédents. L’occupation des lieux était une occupation universelle. Pas une façon d’habiter, le mot est déplacé pour Au- giéras, comme nous l’a assuré Paul Placet, ni même de s’enraciner comme je l’ai sous-entendu dans le titre de ma communication,mais de s’emparer. Ecrire revient à s'emparer. Dans un autre de ses livres, dans LeVoyage des morts, il souligne : « j'aimais prendre, saisir,m'emparer, arracher à l'univers entier ses images les plus belles», p. 197. Son « écriture hantée » avait-elle d'autres but que de sublimer le présent, de se l'approprier, être et lieux réunis. «Je me servais des livres ; ils étaient d'abord pour moi des objets qui m'accordaient à l'univers, avec lesquels je vivais, que je brûlai s», p. 194, dira-t-il toujours dans LeVoyage des morts. Vers la fin de sa vie, l’auteur avait un rêve dont il avait fait part à son ami Placet : celui d’habiter un château d’eau désaffecté sur la côte de Jor à . Ce fantasme de devenir propriétaire, de se poser enfin quelque part sur ses terres d'élection dont les limites sont marquées par les rivières Vézère et Dordogne, il ne le ré- alisera pas.T out juste arrivera-t-il à concrétiser ses désirs d’élévation et d’ouverture sur un espace infini à Domme : dans une grotte.

« Plein sud : la porte des Combes. » © Nelly Fray

« Les larges méandres de la Dordogne créent déjà une puissante concentration de forces électromagnétiques.» © Nelly Fray «Le château : une masse immense et qui n’a plus de nom ; un amoncellement de dalles renversées, de murs encore debout. » © Nelly Fray

Au plus profond de la terre, il se sentait pousser des ailes, car il s’éprouvait en lien avec des civilisations in- connues, la conscience d’avoir déjà vécu à Domme dans une vie antérieure et d’être attendu quelque part dans un futur imaginaire. Augiéras n’a jamais cherché à appartenir à Domme, à s’intégrer dans cet es- pace-temps trop étroit pour lui, il détestait autant qu’il aimait ce Périgord de la paysannerie besogneuse, mais il s’est emparé d’une certaine idée qu’il se faisait de Domme comme centre de l’univers, à la croisée des espaces et des temps. Le présent lui donne raison. Aujourd’hui,Domme, où il a sa tombe, lui appartient.

Domme, où François Augiéras a sa tombe, lui appartient. © Nelly Fray III. Interview de Paul Placet

La première fois que j’ai rencontré Paul Placet, c’était chez lui à Sarlat le 17 mars 2012. Je tenais à vérifier au- près de lui, qui a bien connu François Augiéras, a écrit de concert avec lui et a souvent commenté son oeuvre, la justesse de mes commentaires sur l’épisode ayant précédé l’écriture de Domme. Il a bien voulu répondre à mes questions et, à sa façon,me conduire sur d’autres pistes.

Pourriez-vous qualifier le style de François Augiéras ? Avant son style, il y a sa voix. Savez-vous mon rêve qui est vieux et qui me tient toujours : là quand j’écoutais Augiéras, j’aurais souhaité l’enregistrer, tant sa puissance, sa vitalité passaient par la voix. Un de mes regrets est que cette voix extraordinaire se soit perdue.Quant à son style…Rien ne ressemble plus à Augiéras qu’une de ses oeuvres. Il y avait chez lui cette conviction qu’une peinture pouvait participer de sa vie. Elle avait une espèce d’intimité, de présence.D’ailleurs, le compagnon que j’ai connu exprimait mieux par la peinture sa jeunesse, sa présence, sa vitalité.Alors que l’oeuvre… C’est un autre domaine. La meilleure peinture d’Augiéras a été faite à partir de 1960. S’il avait pu avoir son atelier pour y travailler. Enfin, on ne peut utiliser le mot « habiter » pour Augiéras. Ce mot ne va pas du tout.

Quel est son rapport avec les lieux justement ? S’il n’habite pas les espaces, il dit les occuper. Qu’entend-il par « occupation » ? Occuper veut dire pour lui habiter presque l’instant. Et l’instant, pour Augiéras, est toujours bref. Beaucoup de personnes rencontrées ont été de simples expériences pour lui, Nivière a été une expérience. Seule l’amitié pour Placet et Any Bonneval a duré. Any Bonneval, c’est chez Fanlac qu’il la rencontre. Elle a toujours été critique avec lui.Avec Placet,Augiéras parlait de l’Odyssée d’Homère, des navigations aussi loin que possible du milieu matriarcal.Annie Bonneval lui parlait de façon franche, directe, critique. Il y a eu entre eux une correspondance extraordinaire, qui malheureusement reste introuvable, un échange au niveau de l’analyse des livres, sur un plan strictement intellectuel. Any n’applaudissait pas et Augiéras aurait voulu un état de guérilla permanent.Avec les plus grands (Gide, Etiemble…), les échanges épistolaires n’ont jamais dépassé trois lettres.Augiéras attaquait, il voulait l’individu nu avec lequel guerroyer.

On a parfois l’impression avec les créations d’Augiéras d’être en présence de tentatives, il utilise d’ailleurs sou- vent le mot « essais », lesquels ne seraient jamais menés à leur terme. Augiéras a énormément dispersé, de façon volontaire : il dispersait ses manuscrits, ses peintures pour qu’une ou deux choses soient retrouvées.Quand il disparaît, il est à l’hospice de Montignac. Il laisse dans le grenier sa bi- bliothèque, des livres, pas beaucoup, des lettres, des brouillons.Tout ça s’est dispersé. J’y suis allé onze ans après sa mort, avec José Corréa, il y avait les assiettes qui lui servaient de palettes, des vêtements… Des amateurs de Paris et d’ailleurs venaient et repartaient avec… Heureusement que des gens sont passés et qu’ils ont emporté. Une femme en 1974, elle avait alors 25 ou 28 ans, faisait un film sur leTarn-et-Garonne. Elle apprend qu’un peintre était mort à l’hospice et elle décide de ramener deux pleins cartons de souvenirs de lui. Elle les confie à la concier- gerie. Quand elle revient pour les prendre, il n’y en avait plus qu’un. Elle m’a donné des photos de peintures inachevées et des pages du manuscrit de Domme ou l’essai d’occupation. Finalement,Augiéras avait raison de faire confiance à la dispersion.

Ses admirateurs, comme ses détracteurs, ne confondent-ils pas la vie et l’oeuvre ? Mais ils n’ont pas tort.Augiéras n’a pas écrit trois phrases qu’il n’ait pas d’abord vécues. Il n’a pas été un écrivain ou un peintre, il a d’abord été un vivant pour connaître, s’avancer, expérimenter. Le seul roman à être à peine transposé, c’est l’Apprenti sorcier. Quant au reste, c’est un journal. Domme c’est son journal entre le café, l’hospice et les grottes où il s’installe pour chanter, écrire, et prendre ses distances. A Domme, je crois qu’il y est allé trois fois. Je suis même allé à El Goléa, où j’ai rencontré le colonel, son oncle. Je ne me suis jamais tellement préoccupé de faire la biographie d’Augiéras car celle-ci ne peut-être qu’approximative. Evidemment, c’est difficile, voire impossible, de rétablir les cheminements d’une vie et d’une pensée.C’était un homme de spectacle, à condition qu’il y ait en regard de la scène que peu de personnes, deux ou trois élus, dans le sens des affinités électives, lui suffisaient. Il aimait le théâtre à la condition de jouer devant un public choisi.

Qu’aimait-il donc dans cette campagne périgourdine, en particulier celle du Sarladais, qu’il a tant louée dans ses oeuvres ? Il aimait les rituels agraires. L’intéressait non pas la paysannerie besogneuse,mais ses anciens rites, sa sorcellerie -que l’on songe aux crucifixions d’oiseaux, aux épouvantails, aux croyances liées aux plantes, au maïs, aux orties- son paganisme en somme. C’est un peu pareil avec les curés, il les aimait sans les aimer, il les aimait au-travers du lieu sacré, la chapelle et les lieux où l’on officiait étaient parmi ses obsessions absolues. Enfin, quand je dis qu’il les aimait, c’était un peu une attitude de chat face à une souris : la conscience d’avoir des griffes et de pouvoir n’en faire qu’une bouchée. J’ai assisté à des scènes mémorables où Augiéras s’élevait contre une foi insolente. Un jour, des scouts avaient campé à Commarque. Ils avaient laissé une croix de bois plantée dans le sol.Augiéras, pris de fureur, a détruit cette croix. Il n’acceptait que les divinités païennes et celles des temps futurs aussi et le Christ n’avait aucune place parmi elles. Le Sarladais est pour lui un lieu d’exception où il estimait avoir déjà vécu en des vies antérieures. C’est un pays qui est beau, qui possède laVézère, des édifices religieux, des grottes, des falaises et la forêt partout où retrouver la sauvagerie des premiers occupants. Nous sommes positionnés sur le 45e parallèle nord, pourquoi ne pas y voir le signe d’une bénédiction du ciel ? Augiéras n’a pas beaucoup voyagé en , Paris, à Arcachon une fois dans sa vie, en Creuse… Quand il était en France, il demeurait en Sarladais, le leitmotiv à ses yeux de la région inspirée.

Quant à Domme, il en fait un pays sacré, sous-tendu par des forces telluriques, « un gigantesque échiquier », selon ses mots… Il avait la profonde conviction d’avoir déjà vécu à Domme. Je l’ai entendu vingt fois me répéter la chose. Dans un siècle antérieur, il avait été là fils de hobereau issu de la petite noblesse.Après des études classiques, il était mort très jeune. S’il lui arrivait de fantasmer, là c’était vraiment senti.Vous faites la différence, n’est-ce- pas, quand quelque chose est dit par jeu ou quand ça vous prend au ventre. Il avait l’idée d’une permanence à Domme. Pourtant,Augiéras disait aussi avoir vécu en Egypte. « Je rentre chez moi après 4 000 ans d’absence», m’écrit-il quand il pense partir pour l’Egypte. L’image du précepteur et de son élève lui tenait à coeur, il avait vécu, pensait-il, cette situation à Domme.Alors, il a transposé cette scène dans sa peinture, en représentant le maître et l’élève dans une école de Mésopotamie.Ainsi, il la revivait ailleurs. « Je rentre chez moi », il me l’écrit encore en 1971, quand il pense à l’Inde et à l’Orient. Rien de paradoxal car Augiéras a un parcours sinueux,mais pas dans le sens d’une fragilité : ses sinuosités étaient lucides, comme un labyrinthe contrôlé.

François Augiéras avait-il besoin de mythes pour façonner la réalité ? En d’autres termes, s’est-il créé une vie telle qu’il aurait aimé qu’elle soit ? Je n’aime pas faire de mal à Augiéras, mais l’imaginaire, il n’en avait pas beaucoup. Il avait besoin de voir une tasse avant de la peindre. Il fallait qu’il vive ou que d’autres aient vécu ce qu’il racontait, pour pouvoir les racon- ter. Il était capable de parler de l’Egypte à partir de ce qu’il avait lu sur ce pays. Il avait une facilité naturelle pour faire illusion par son élocution, ses connaissances et par sa présence. Une force de persuasion extraordinaire. Il jubilait par personne interposée.A Madagascar, j’avais pêché une raie énorme. Augiéras prenait presque l’affaire pour lui. Il en a tiré, en 1968, un dessin qu’il m’a donné.Mais il n’y avait pas de calculs derrière tout cela, il vivait pour son propre plaisir, pas pour faire oeuvre.

Pensez-vous que son dernier roman,Domme ou l’essai d’occupation, soit son testament littéraire ? Non absolument pas. Le début de Domme évoque un transfert : il envisage de disparaître d’ici pour s’incarner un peu plus loin. Ce n’était pas par désespoir qu’il quittait Domme,mais pour aller vers un meilleur. Mais cela ne fait pas de Domme une oeuvre testamentaire pour autant. Le testament littéraire d’Augiéras existe et il révèle quelque chose d’étonnant. L’auteur cite les romans méritant de passer à la postérité. N’y sont men- tionnés que la version de 1958 duVoyage des morts, le chapitre « El Goléa » du Voyage, plus le chapitre d’un printemps au Sahara dans La trajectoire. Il ne demande qu’une chose : que ces morceaux soient réunis dans la même oeuvre. Le plus surprenant est que dans ce testament, pas un mot sur la peinture, la peinture n’existe pas. En 1971, la peinture était dispersée, elle l’est toujours. Dernière clause de ce testament,Augiéras voulait être brûlé, incinéré. Est-ce que j’ai eu raison de le faire enterrer dans le cimetière de Domme ? Bon j’ai brûlé un peu d’Augiéras. Est-ce que vous l’imaginez incinéré à Notre-Dame-de-Sanilhac ? Ce qu’il voulait, c’est un bûcher funèbre. C’est une décision que j’ai regrettée. Il m’avait souvent dit : « je te fais confiance, c’est toi qui conduira sur mes sentiers. »

Et si Augiéras avait eu le temps de poursuivre son oeuvre, qu’aurait-il écrit après Domme ? Nous aurions un livre sans doute très proche du premier, Le Vieillard et l’enfant, avec un glissement des rôles. Augiéras se serait incarné dans l’image de l’oncle, du « vieillard ». Il aurait situé l’action en Sarladais, dans une grotte aménagée ou le bloc de ciment d’un château d’eau à l’aménagement sommaire : pas de meubles,mais des livres, des objets d’art, des télescopes et des appareils ultra-sensibles pour la communication extrême. Il au- rait connu l’ère de la toute-puissance informatique, il aurait sûrement imaginé une guérilla sur la toile, on peut imaginer qu’il se serait servi des outils actuels pour une passe d’armes à l’échelle planétaire. Par ailleurs, dans son récit, il y aurait eu un serviteur, une sorte deViet à la mitraillette et peut-être plus de confort qu’il n’en a eu dans sa vie réelle. Augiéras rêvait d’une couche sommaire où il aurait pu écrire, rêver, se nourrir. Il parlait sou- vent d’une marmite de soupe qui serait idéalement cachée sous son lit et où il pourrait puiser à volonté. Cette marmite nourricière, avec du tabac et du thé, de l’alcool pour de très rares fêtes, une table et du matériel pour peindre, représentaient une vie possible. Et bien sûr, comme toujours, il aurait écrit à partir de cette vie. Il aurait sans doute continué à réunir dans ses pages le mystérieux, la puissance et les multiples possibilités qu’il a sentis en Sarladais.

Finalement, qu’est-ce qui était de taille à retenir Augiéras ? La nuit, les couleurs, la présence de l’univers étaient de nature à faire rêver Augiéras. Le Sarladais des lieux sacrés, des chapelles, des grottes, la forêt et la Vézère le retenaient, il y revenait toujours. Et puis , la Maison de l’Aurore, en aplomb de la falaise, regardait la Vézère. De là, on regardait l’espace. Si Augiéras voyait la transformation du site des Eyzies aujourd’hui, le bâtiment moderne du musée de la Préhistoire, il aurait applau- di.Tout ce qui était très moderne était de nature à le séduire.Dans le même temps, il était capable d’éprouver une extraordinaire exaltation à la présence du religieux,mais un religieux antérieur ou postérieur à l’ère chrétienne. Un religieux très vaste en fait, à la fois conservateur et d’anticipation. Le mot sa- cré irait mieux. Augiéras est celui qui s’empare de tout : de Saint-Amant-de-Coly, du bénitier, du grenier. Qu’est- ce qu’il y fait ? Il monte sur les coupoles, il s’empare du servant, le jeune garçon de 16 ans, et même de l’harmo- nium pour faire un boucan de tous les diables.

Nelly Fray

N. Fray est rédactrice en chef d'un hebdomadaire de Dordogne intitulé Réussir le Périgord. Elle participe aux travaux de recherche du laboratoire CLARE. Elle a soutenu, il y a un peu plus de dix ans, un doctorat de littérature comparée sur le sujet "Temps et transgression dans les oeuvres deV.Woolf et N. Sarraute".