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Dans les rues de Chicago au début du xxe siècle, sous le regard inquiet de son frère aîné Ben, un policier, le jeune Tony Guarino, montre d’évidentes dispo- sitions pour les activités délictueuses. Vite nommé second d’un caïd local, puis revenu balafré de la Pre- mière Guerre mondiale, il va connaître une ascension fulgurante au sein de la pègre, avant d’en devenir le big boss. Façonnée par la violence, sa vie s’achèvera de la même manière, dans un face à face tragique avec son propre frère.

La réédition d’un grand classique des années 1920, pre- mier roman de gangsters inspiré de la vie d’Al Capone, adapté par en 1932 puis modernisé par Brian De Palma en 1983.

Né en 1902, fils d’un imprésario de théâtre, Maurice Coons, alias Armitage Trail, quitte l’école à seize ans pour se consacrer à l’écriture. Très jeune, il vend déjà ses histoires à des magazines pulps et rédige le contenu de plusieurs numéros de revues policières. C’est Chicago qui nourrira l’univers de son roman , dans lequel il décrit les gangs siciliens et les quartiers mal famés de la ville. Après être monté à New York, puis Hollywood pour écrire des films, il meurt en 1930 d’une crise cardiaque. Scarface sera adapté à deux reprises au cinéma : en 1932 par Howard Hawkes et en 1983 par Brian De Palma.

Armitage Trail

Scarface

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Franck Reichert

Collection fondée par François Guérif

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payot-rivages.fr

Ouvrage publié sous la direction de François Guérif

Titre original : Scarface

Couverture : © Vincent Roché

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 1992 pour la traduction française © Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018 pour la présente édition

ISBN : 978-2-7436-4458-1 À Leo Margulies

Armitage Trail était le pseudonyme de l’écrivain américain Maurice Coons. Fils d’un imprésario de théâtre qui dirigeait les tournées en province de la New Orleans Opera Company tout en fabriquant des meubles et des silos agricoles, Maurice Coons devait abandonner ses études à seize ans pour consacrer tout son temps à écrire des romans. Vers dix-sept ou dix-huit ans, il vendait déjà ses histoires à des revues. À l’âge de vingt et quelques années, il rédigeait la totalité du contenu de plusieurs numéros de divers magazines policiers, sous un assortiment de pseudonymes variés. Et, à vingt-huit ans – après être monté à New York pour écrire encore plus de nouvelles, puis à Holly­ wood pour écrire des scénarios de films – il mourut subitement d’une crise cardiaque, dans le Paramount Theater, un cinéma de Los Angeles downtown. À l’époque de sa mort, il pesait 158 kilos, portait une moustache noire fournie, et des borsalinos à la Barrymore. Il vivait seul, dorloté par un merveilleux chauffeur noir et un homme de maison du nom de Ford. Son frère, l’humoriste Hannibal Coons, devait lui survivre. Maurice Coons amassa le matériau de Scarface à l’époque où il vivait à Chicago, période au cours de

9 laquelle il fréquenta un grand nombre de gangs sici- liens locaux. Pendant une paire d’années, Coons passa la majeure partie de ses nuits à sillonner le ter- ritoire des gangs de Chicago, avec un avocat de ses amis, et ses journées assis dans le solarium de son appartement d’Oak Park, à écrire Scarface. Il ne devait jamais rencontrer Al Capone, qui lui inspira son immortel personnage, mais Capone était on ne peut plus vivant à la parution du livre. Lorsque Howard Hugues envisagea de produire un film tiré du roman, Coons souhaitait qu’Edward G. Robinson incarnât le rôle principal, à cause de sa ressemblance avec Capone mais, Hollywood étant ce qu’elle est, ce fut , un homme d’un aspect pour le moins différent, qui finit dans la peau de ­Scarface. L’auteur devait mourir avant la sortie du film, et ne le vit donc jamais. Mais Al Capone le vit bien, par contre, et , le grand scénariste, dut trouver très rapidement les mots qu’il fallait pour convaincre ses nervis que le personnage de Scarface n’était pas inspiré de lui. Le seul autre roman d’Armitage Trail qui soit par- venu jusqu’à nous est The Thirteenth Guest (1929) 1. Ces deux romans préfigurent tant le roman « hard- boiled » que le magazine Black Mask. Maxime jakubovski

1. Le Treizième Invité. 1

Tony Guarino, destiné à devenir le plus grand de tous les chefs de gang célèbres d’Amérique, n’avait que dix-huit ans lorsqu’il commit son premier crime sérieux. Et, comme c’est souvent le cas, la cause en était une femme. Mais quelle femme ! Tony n’avait aucun mal à l’imaginer, alors qu’il se tenait dans l’allée ­obscure menant depuis la porte blindée qui se trouvait à l’entrée des artistes de ce petit théâtre burlesque de quatre sous, jusqu’à la rue. Une grande blonde sculp- turale, aux cheveux dorés, au teint blanc et rose, et aux longues et gracieuses jambes blanches. Il avait de nombreuses fois admiré ces jambes, lorsqu’elle exécutait son numéro de danseuse, et elles ne man- quaient jamais de déclencher en lui un frémissement électrique, qui le laissait comme asphyxié. La porte de l’entrée des artistes s’ouvrit à la volée, projetant un rectangle de lumière jaune sur la meute d’hommes trop élégants et de garçons mûrissants qui attendaient là, comme autant de loups, leur proie pour la nuit. Puis la porte se referma tout aussi bruta- lement, replongeant l’allée dans la pénombre, et une fille traversa la foule rapidement, vive et aérienne, comme oublieuse des mains qui se tendaient pour la

11 retenir, et des voix rauques qui proféraient de brutales avances. C’était elle ! Qui, sinon Vyvyan Lovejoy, pouvait user d’un parfum aussi capiteux, aussi sensuel ? Tony plongea à sa suite, vers les lumières et les bruits qui désignaient la rue. Elle fit une pause sur le trottoir, silhouette souple et élancée, vêtue de façon voyante d’un ensemble d’un vert éclatant, à la jupe à la fois trop courte et trop moulante, et toute rutilante d’un tas de bijoux en toc. Les gens dotés d’une saine vision du monde l’auraient sans difficulté reconnue pour ce qu’elle était, une balise trompeuse, alléchante et dangereuse mais, pour Tony, elle n’était, tout simplement merveilleuse, que quelque chose qu’il lui fallait posséder et ­idolâtrer. Il vint se mettre à sa hauteur et ôta sa casquette. C’était là l’une des choses qu’il avait apprises au cinéma, le seul précepteur qu’il ait jamais eu. – Bonsoir, Miss Lovejoy. Elle tourna vers lui le visage qu’il trouvait si ravis- sant. Il était totalement incapable de voir que son teint était encore plus toc que ses bijoux ; incapable de dis- tinguer les ravages de la débauche, sous les couches de fond de teint et de poudre ; de remarquer les lignes cruelles, autour de la bouche trop rouge, ni l’impi- toyable cupidité d’un nez plutôt épais, et maquillé. Tandis qu’elle le toisait, le mépris affleura sur son visage effronté et durci, et un étrange éclat scintilla dans ses yeux verts. – Toi ! fit-elle. Encore. – Non… Déjà ! Tony rit à ce qu’il considérait comme un brillant trait d’esprit : – Et je continuerai à venir ici tous les soirs, jusqu’à ce que vous m’ayez filé un rencart.

12 La fille émit un petit son bref et sans joie, qui res- semblait plus à un grognement qu’à un rire. – Non mais vous vous rendez compte le culot d’ce sale petit morveux ? questionna-t‑elle, comme si elle s’adressait à un public, mais ses yeux verts plon- geaient droit leur regard froid dans les yeux noirs et pleins de défi de Tony. Un moutard qu’a même pas une bagnole à lui et qui voudrait que je lui donne rendez-vous, moi. Dis donc, sale gosse, tu sais qui c’est mon p’tit ami, un peu ? – Non, et je m’en bats l’œil, rétorqua Tony avec la fougue toute je-m’en-foutiste des Latins. Tout c’que j’sais, c’est qu’ça va être moi ! – Eh ben, c’est Al Spingola. À l’intérieur de Tony, quelque chose devint subi- tement glacé. Al Spingola était le nom d’un des plus gros caïds de la ville, un homme dénué de toute pitié, mais nanti de gros revenus, d’un tas de malfrats dévoués à sa cause parce qu’ils le craignaient et qu’il les payait bien et, de plus, c’était lui-même un rapide de la gâchette. Un homme dangereux ! – Bah ! J’parie qu’il est pas plus excitant qu’ça, répliqua Tony avec entêtement. – Peut-être bien, concéda Vyvyan. Mais, au moins, il sait offrir à une fille des choses un peu plus subs- tantielles que des baisers… Quand t’auras un gros paquet d’oseille de côté, le môme, et une grosse voi- ture, repasse dans l’coin et peut-être qu’on pourra causer. Elle rit encore, et descendit sur la chaussée, tandis qu’une grosse voiture de maître déboulait, étince- lante, et se rangeait, à sa hauteur. Tony, derrière elle, esquissa un pas en avant. Puis il pila, reconnaissant l’homme qui était au volant. C’était Al Spingola. Un type lourdement charpenté, trapu et ramassé,

13 aux yeux durs, sombres et impitoyables, à la bouche cruelle, aux lèvres épaisses et brutales, élégamment vêtu de gris, et dont la cravate s’ornait d’un énorme diamant. Comme tout un chacun le savait, la partie essentielle de son costume reposait douillettement contre sa hanche, un revolver d’acier bleu au museau camus, qu’on apercevait rarement mais qui, quand ça se produisait, ne manquait pas d’être entendu par tous, et bien senti. Tony réalisa que de dire un mot de plus à Vyvyan signifierait alors pour lui une mort cer- taine. Pas sur le moment, bien entendu, la place étant un peu trop publique. Mais on découvrirait son corps dans quelques jours, dans une venelle écartée. Spingola décocha un regard à Tony, pendant que la fille montait dans la voiture. Et le garçon se sentit glacé et nerveux jusqu’au moment où le coûteux véhicule se fut éloigné, ronronnant, à grande vitesse. Spingola, comme tous les gens de son espèce, condui- sait toujours à toute allure, réduisant ainsi d’autant sa disponibilité à servir de cible. Tony regarda la voiture filer et disparaître, puis il se recoiffa de sa casquette et alluma une cigarette. Ayant tourné le coin de la rue pour entrer dans une salle de billard qui était son principal repaire, il prit place sur une des chaises hautes pour réfléchir à la chose qui constituait son premier problème d’adulte. Son esprit, d’ordinaire, était alerte et précis, et l’en- chaînement de ses pensées vif et solide. Mais, à pré- sent, dévorante, accablante, ravageuse, la fringale de sa première passion en ternissait le tranchant. Bien sûr, il avait déjà connu un certain nombre de liai- sons avec les filles du quartier ; il ne pouvait en être autrement pour un aussi joli garçon que lui. Néan- moins, ces liaisons ne l’avaient jamais entièrement satisfait. Il avait envie de quelque chose de plus

14 grandiose, de moins juvénile que les émotions super- ficielles et purement physiques que ces filles lui procuraient. Il faisait, de façon presque choquante, beaucoup plus vieux que son âge, comme presque toujours les garçons dans un tel environnement. On lui donnait vingt-cinq ans, à cause de son regard sagace, du pli cynique de sa bouche, et de la barbe adulte qui portait une ombre appuyée sur ses joues bistrées. Et il disposait déjà, sur l’humanité et ses, errances, d’un bagage plus conséquent que celui que n’en acquièrent la plupart des hommes en une exis- tence entière. On aurait pu le larguer, fauché comme les blés, dans n’importe quelle ville au monde, sans que pour autant il saute un seul repas. Et sans même avoir, pour ce faire, à recourir au vol ; le vol est l’argument des gens sans cervelle. Il nourrissait un grand mépris pour les voleurs ; et tout particulière- ment pour l’espèce qui se contente de larcins à la petite semaine. – Dis donc ! chuchota une voix aigre, dans son oreille. Tony leva les yeux sur un museau de rat, surmonté d’une casquette à carreaux sale et chiffonnée. – Alors ? questionna-t‑il froidement. – On est quelques-uns à vouloir sortir un peu du trou, pour aller dépouiller des stations d’essence, annonça l’autre garçon d’une voix graillonnante. Ça te dirait, d’te joindre à nous ? – Non. – On partage tout à égalité, hein ! – Non, j’ai dit. J’vais pas risquer d’me faire pincer pour deux malheureux dollars. – Oh ! y aura bien plus que ça, Tony. Y a toujours cinquante ou soixante dollars qui traînent, dans ces boîtes. Et on sera jamais que quatre, environ.

15 – Calte ! gronda Tony, hargneux. Avant que j’t’en colle une. L’autre fila sans demander son reste, en marmot- tant. Pour les autres garçons qui traînaient leurs lattes dans ce billard, Tony restait une vivante énigme. Ils n’arrivaient pas à devenir ses intimes, à se lier avec lui comme ils se liaient entre eux. D’ailleurs, l’idée ne leur en serait pas venue. Ils étaient conscients d’une différence ; tout comme lui-même l’était. Mais aucun d’entre eux n’en connaissait la vraie raison. Un psy- chologue aurait pu l’expliquer en avançant que Tony disposait sur les autres de l’avantage d’un « titrage mental » supérieur, et que là résidait ce qui distingue un meneur d’hommes de ceux qui suivront toujours le troupeau. La plupart des garçons du quartier se livraient la nuit à des expéditions illégales. Jamais sur leur propre circonscription, bien sûr, parce qu’ils s’en seraient immédiatement aliéné le magistrat. Tandis qu’en raz- ziant seulement les territoires extérieurs, leur propre juge – au cas où ils se faisaient arrêter – se pointait au commissariat, leur faisait un sermon sur la jolie réputation qu’ils se taillaient dans leur quartier, et les aidait à sortir du trou. Ensuite, le jour des élections, tous ces petits malfrats, non contents de voter quinze ou vingt fois, se répandaient par hordes dans toute la circonscription et menaçaient tout le monde de san- glantes représailles si le juge n’était pas réélu avec une confortable majorité. Et les gens, conscients que ces menaces étaient bien réelles, réélisaient le juge, même s’ils réalisaient très bien qu’il n’était qu’une fripouille véreuse. Tony avait toujours refusé de participer à ces raids nocturnes pourvoyeurs de gains illicites. Ces « minables larcins » – ainsi désignait-il avec mépris

16 ces déprédations – ne l’intéressaient nullement. Il voulait devenir un « gros bonnet », un chef, et peut-être même un politicien. Il était dévoré par la soif de commander, par une grande faim de pou- voir, de richesses. Et il entendait bien jouir un jour de tout ça. Entre-temps, bien qu’on ne lui connût pas le moindre travail, et qu’il se refusât à verser dans l’ornière criminelle où se complaisaient les gars du quartier, il s’habillait mieux qu’eux et semblait dis- poser de tout l’argent dont il avait besoin. Nombreux étaient les garçons qui se posaient des questions à ce sujet mais, dans la mesure où il s’obstinait à ne par- ticiper à rien, il semblait bien que cette énigme soit destinée à rester entière car, dans le quartier, per- sonne ne s’avisait jamais d’enquêter sur les sources de revenus de qui que ce soit, fût-ce un ami intime. Et Tony n’avait pas d’amis intimes. Des éclats de voix se firent soudain entendre à l’entrée de la salle de billard et plusieurs costauds entrèrent. Quelques personnes présentes essayaient déjà de filer à l’anglaise par la porte de derrière, mais c’était pour se heurter aux balaises qui entraient de ce côté et être refoulées à l’intérieur. Des policiers, bien sûr, et qui allaient vérifier les identités. Sachant qu’ils n’avaient rien contre lui, Tony observa, légèrement amusé et envahi par un senti- ment de vertueuse innocence, les flics qui traversaient la salle enfumée et chichement éclairée, tapotant des hanches, posant des questions, décochant parfois sur la vilaine bouche du mariole qui osait répliquer une copieuse manchette du revers de la main. Comme il l’avait prévu, personne ne tenta de le molester. – Le gosse est okay, fit un homme qu’il reconnut pour être le lieutenant Grady, du commissariat du quartier. C’est le frère de Ben Guarino.

17 – Ça veut strictement rien dire, rétorqua un homme massif, aux yeux froids, dont les manières de dur per- mettaient de l’identifier comme appartenant au Quar- tier Général. – Pour Tony, si ! aboya Grady. Jusqu’à main- tenant, on n’a jamais retenu la moindre infraction contre lui, que ce soit dans cette circonscription ou dans les autres. – Merci, lieutenant ! sourit Tony. Je peux vous offrir un cigare, à vous et aux garçons ? Tous éclatèrent de rire à cette repartie. Chacun d’entre eux était assez vieux pour être son père, mais ça ne l’empêchait pas de les traiter de « garçons » et ils adoraient ça. Avec toute la dignité et la componc- tion d’un juge en train de siéger, Tony guida la foule des policiers jusqu’à l’entrée de la salle de billard, et il leur paya un cigare à tous. Puis tous échangèrent avec lui des « Bonne nuit ! » enjoués, et repartirent. Déjà, Tony avait bien saisi les multiples avantages que vous procurait une bonne « réput. » auprès des flics. Il n’ignorait rien non plus, de surcroît, du grand pouvoir qu’une dette, fût-elle aussi minime qu’un cigare, pouvait vous octroyer sur les gens. Tony acceptait rarement qu’on lui fasse une fleur, d’où qu’elle vienne, mais, quand ça se produisait, il s’ef- forçait de renvoyer l’ascenseur et, dans la mesure du possible, de multiplier par deux la taille du bouquet, de manière à effacer son ardoise morale pour, simul- tanément, placer son créancier en position de débi- teur. Il avait l’âme et la tournure d’esprit d’un maître politicien. Tony prit soudain conscience que l’atmosphère enfumée et confinée de la salle de billard lui avait donné la migraine, et décida de rentrer chez lui. Hormis quelques oasis d’exception, telles que la salle

18 de billard, le quartier était un désert glauque, à l’air raréfié et sentant le renfermé. Les lumières de la rue étaient clairsemées et les rares qui brillaient étaient de l’espèce désuète et crachottante qui, comme nombre de gens, fait beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Il n’avait pas plu ce soir-là ; néanmoins, une humi- dité malsaine régnait dans l’air. Les vieux immeubles croûlants, avec leurs fenêtres aveugles et condam- nées du rez-de-chaussée, semblaient se pencher avec malveillance sur les rues étroites et malpropres. Une rue, qui servait le jour de marché aux marchands de quatre-saisons, était jonchée de cartons, de papiers, et de déchets répugnants. Une silhouette furtive, chas- seur ou chassée, se pressait de temps en temps dans la rue. Une voiture, très rarement, passait à vive allure, éveillant des échos qu’on pouvait entendre, dans ces rues silencieuses, à des blocs de là. La tension sourde d’une menace omniprésente pesait sur tout ça, un indéfinissable rien, mais qui forçait l’éventuel étranger au quartier qui reniflait ce rien à regarder par-dessus son épaule, sans raison apparente. C’était là le royaume où sévissaient les gangs, leur bouillon de culture, leur aire et gîte, et l’un de leurs terrains de chasse de prédilection. Et c’était aussi le quartier de Tony, le seul décor qu’il ait jamais connu. Mais, ce qu’il ne pouvait voir, c’est qu’un enchaînement grandiose de circonstances, un réseau trop ­inextricable pour qu’il soit en mesure de ­l’appréhender, avait graduellement sculpté son devenir, depuis le jour de sa naissance, et qu’il était à peu près aussi difficile pour lui d’éviter de terminer dans la peau d’un gangster que pour un prince du sang d’éviter de finir sur le trône. Tony atteignit la petite épicerie que tenaient ses parents, et au-dessus de laquelle vivait sa famille,

19 marcha jusqu’à la porte au-delà, introduisit sa clé dans la serrure, et grimpa à grand bruit les marches souillées et privées de tapis. Une lampe était allumée dans la salle à manger, qui tenait lieu en même temps de salon-fumoir. Assis dans un vieux rocking-chair rafistolé au fil de fer, Ben Guarino lisait le journal, ses jambes revêtues de l’uniforme bleu et ses pieds chaussés des lourdes chaussures à bouts carrés repo- sant sur la nappe sale à carreaux rouges et blancs. Son revolver, niché dans son étui, pendait à sa ceinture- cartouchière, laquelle était suspendue au dossier d’une autre chaise branlante, où reposaient également sa vareuse et sa casquette. Lorsque Tony entra, Ben leva les yeux. C’était un type massif, allant sur la trentaine, nanti d’une bouche mauvaise et d’une mâchoire brutale, au regard noir et provocant, et dont les yeux pétillaient d’un éclat effronté. Pour tout un tas de raisons, qu’il gardait toutes soigneusement pour lui, Tony pressentait que son frère réussirait très bien dans sa carrière de flic. Pour Tony, la seule chose qui distinguait un poli- cier d’un gangster, c’était l’insigne du premier. L’un comme l’autre sortaient du même type de quartier, avaient reçu à peu près la même éducation, parta- geaient à peu près les mêmes idées, s’étaient connus d’ordinaire avant que leurs chemins ne divergent, continuaient de se côtoyer après, et faisaient bien la paire, tant que le gangster disposait d’assez d’oseille. – D’où qu’tu sors, à c’t’heure ? demanda Ben, de but en blanc. – En quoi c’est tes oignons ? rétorqua Tony qui, se rappelant ensuite qu’il était sur le point de lui demander une faveur, adopta un ton moins martial : J’cherchais pas à te contrer, Ben. Mais j’ai une saleté de migraine.

20 – T’as encore fait une descente au rade de O’Hara, je présume ? – Eh ben, faut bien trouver quelque part où aller, le soir, non ? Et le seul autre endroit, c’est une espèce de dancing farci d’une tripotée de minables bécasses sans cervelle. – On devient difficile, rapport aux filles, à c’que je vois, hein ? – Oui. – Eh bien, tant mieux, répondit Ben en grimaçant un sourire. Rien de tel pour propulser son homme plus vite en haut de l’échelle – ou au fond du trou – que de se faire couver par une femme avec un peu de classe. Soudain, ses pieds vinrent frapper le plancher des vaches et il se pencha en avant, plongeant droit son regard dans les yeux de son frère : – Dis donc, paraît que tu livres des colis pour Smoky Joe ? Alors ? – Et même ? – Parce que tu sais pas que ces colis contiennent de la came, peut-être ? – Non. J’en savais rien. Mais maintenant que je le sais, ça va lui coûter plus chaud. – Laisse tomber ce truc. – Oh ! bon, d’accord. Je suppose qu’un flicard est venu pleurer sur ton épaule en te racontant ça. Okay. Il peut l’avoir, sa petite commission, si ça lui chante. J’ai mieux à faire. – Ouais. Faut croire ! admit Ben, sèchement. À entendre les bruits qui courent, paraîtrait aussi que tu fais le pet devant le tripot de Mike Rafferty ? – Oui. Et pourquoi pas ? C’est une façon tout à fait correcte de faire quelques dollars, non ? Tu préfére- rais peut-être que j’aille braquer, comme les autres gars du secteur ?

21 – Bien sûr que non. Il se pencha en avant, pour parler sérieusement, cette fois-ci : – Va pas te mettre dans des embrouilles graves, Tony ; ça bousillerait ma réputation, là-haut. – Pas question. T’inquiète pas pour moi. T’as bien assez à faire à veiller sur toi-même ! – Ça veut dire quoi, ça ? – Rien, rétorqua Tony d’un ton égal, avec un petit sourire, prenant plaisir à voir le visage de son frère refléter soudain la panique. Juste un petit tuyau amical, de la part d’un type qu’en sait plus long que tu peux croire. – Qui ? demanda Ben, la voix rauque. – Moi. Tony sourit encore et fit tomber d’une chiquenaude les cendres de sa cigarette sur le sol nu : – Dis donc, Ben… je peux t’emprunter ta voiture, demain soir ? – Non. Je m’en sers. C’est mon jour de repos. – Après-demain soir, alors ? – Non. Tu t’attirerais probablement des ennuis avec. Les gosses et les caisses, ça va pas ensemble. – D’accord. De toute façon, j’aurai probablement la mienne très bientôt, et aussi facilement que t’as eu la tienne. Sur cette cinglante repartie, Tony alla se coucher, cla- quant la porte derrière lui. Comment un type gagnant 150 dollars par mois pouvait acquérir honnêtement une voiture qui coûtait près de 3 000 dollars, voilà qui dépassait l’entendement de Tony. Néanmoins, tous les flics roulaient dans de grosses voitures, et les capi- taines étaient à la tête de chaînes d’immeubles de rap- port, et envoyaient leurs gosses terminer leurs études en Europe.

22 L’étrange quiétude, de courte durée, qui, à cette heure de la nuit, s’abattait sur la maisonnée Gua- rino était un baume au cœur de Tony. C’était le seul moment des vingt-quatre heures du jour qu’il pou- vait passer à la maison sans avoir l’impression d’être sur le point de tourner cinglé. Le reste du temps, tout n’était que bruit… bruit, et bruit encore. Il se demanda si les maisons des autres étaient aussi peu accueillantes, aussi inhospitalières que la sienne ; toutes celles où il était entré l’étaient, en tout cas. Il se déshabilla rapidement et grimpa dans le lit sinistre qu’il partageait avec Ben. Il voulait être endormi avant que Ben vienne se coucher, pour ne plus avoir à discuter encore. Mais son esprit vaga- bondait à une vitesse affolante, et ne cessait de le ramener à Vyvyan Lovejoy. Le seul fait d’y penser suffisait à le rendre tour à tour brûlant et glacé, pour, en refluant, le laisser tout fiévreux, tout secoué ­d’expectative. Il l’aurait ; personne ne pourrait l’en empêcher – pas même Al Spingola. Que celle qu’il aimait appartienne à un autre ne fai- sait pas pour Tony la moindre différence. L’existence entière était une lutte et seul le plus fort avait droit à la sauce. D’ailleurs, n’avait-elle pas dit qu’elle consenti- rait à lui parler s’il avait une voiture et du fric ? Eh bien, il aurait l’un et l’autre, et il serait demain soir devant l’entrée des artistes.