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Espaces et pratiques des grands restaurants en

Vincent Marcilhac ATER à l’Université -Sorbonne Laboratoire ENeC (UMR 8185)

Introduction

Les historiens ont montré que le « grand restaurant » est une invention française (Spang, 2001), dont le modèle parisien s’est rapidement diffusé dans toute l’Europe au cours du XIX e siècle. Le « grand restaurant » a été peu étudié en sciences sociales et sa définition reste encore bien floue (Etcheverria, 2011, p. 10). Cet article vise, à travers une démarche géographique, à mieux caractériser les spécificités de ce type d’établissement de restauration à l’échelle de la France. Se pose d’abord le problème méthodologique de la classification et des critères de classification pour distinguer le « grand restaurant » des autres établissements de restauration. Une approche qui ne retiendrait qu’un seul critère -le prix- pour définir le « grand restaurant » n’est pas suffisant : la qualité gastronomique des plats, la théâtralité du lieu, la qualité du service sont des critères sont autant de critères à intégrer dans la définition du grand restaurant. Cette remarque permet de bien le différencier du « restaurant de luxe » et du « restaurant gastronomique » : l’un et l’autre ne sont pas nécessairement répertoriés dans les guides, à la différence du « grand restaurant » qui est à la fois un « restaurant gastronomique » par le raffinement culinaire des mets et un « restaurant de luxe » par les tarifs, le décor somptueux et la qualité du service. Quelques travaux ont permis d’esquisser une méthodologie pour aborder une étude géographique des grands restaurants en France. Le mémoire universitaire de François Blanchon (1988) et l’article scientifique de Guy Chemla (1989) se sont appuyés sur la comparaison des classements de plusieurs guides ( , Gault-Millau, Champérard, Bottin Gourmand) pour définir le « restaurant gastronomique ». Cette méthode nous semble pertinente (à l’exception de l’usage de l’expression « restaurant gastronomique », que nous remplaçons par « grand restaurant »), car les guides ont un rôle central dans l’expertise de la qualité et dans la construction de la réputation d’une grande table. De plus, le fait de s’appuyer sur quatre guides, dont les conventions de qualité gastronomique diffèrent, s’inscrit dans une démarche critique, en évitant d’établir des établissements à étudier qu’à partir du seul Guide Michelin, qui est encore aujourd’hui le guide gastronomique de référence en France 1. Les critères pour sélectionner un restaurant sont extrêmement subjectifs et varient d’un guide à l’autre. Si le goût est un critère primordial, d’autres sens comme la vue, l’odorat et le toucher, interviennent dans l’appréciation d’un plat. Le décor, le volume sonore, la qualité de l’accueil et du service, sont autant de critères à prendre en considération dans la définition d’un « grand restaurant ». Afin de pouvoir mettre notre travail en perspective avec les études réalisées précédemment par Guy Chemla et François Blanchon, nous avons utilisé les mêmes guides (édition 2008) pour sélectionner les établissements étudiés : ce sont les restaurants ayant obtenu au moins 2 étoiles au Guide Michelin , 3 toques et 17/20 au Gault-Millau , 3 points au Champérard , 3 étoiles au Bottin Gourmand . Leur démarche est commerciale et vise à satisfaire leurs lecteurs. Les critères de classement diffèrent donc selon les types de lecteurs auxquels s’adressent ces guides. Ainsi, le Gault-Millau prend davantage en compte la créativité que le Guide Michelin , tandis que le décor est pris davantage en considération dans ce dernier. Nous avons ainsi pu sélectionner 33 restaurants 2. Trois autres établissements ont été rajoutés à notre étude, afin de prendre en compte un regard exogène, avec le classement international (2008) réalisé par le magazine britannique Restaurant depuis 2002 : la Maison Troisgros à Roanne (42), l’Atelier de Joël Robuchon (75007) et le restaurant au Plaza Athénée (75008) à Paris.

1 C’est ce qui explique l’intérêt de quelques géographes dans les années 2000 pour l’étude du Guide Michelin , d’autant que les spécialités mentionnées par les restaurants étoilées depuis les années 1930 constituent une base de données riche. 2. On peut s’étonner de l’absence du restaurant les Prés d’Eugénie dans notre sélection. Cette « anomalie » tient au fait que depuis 2003, le Guide Champérard ne note plus le restaurant de Michel Guérard, en raison de l’opposition de Marc de Champérard pour la « cuisine minceur ».

1 Afin de mieux définir les caractéristiques du « grand restaurant », nous avons étudié les 36 restaurants sélectionnés 3, en utilisant trois types de ressources : les sources écrites (guides gastronomiques, livres, revues spécialisées, mémoires universitaires pour les restaurants de Michel Troisgros, d’Alain Passard et de Michel Bras), les sites internet des restaurants étudiés, et un questionnaire envoyé aux chefs des 36 restaurants 4. Nous avons reçu 15 réponses : 11 chefs (4 à Paris, 7 en province) ont répondu à notre questionnaire 5, 3 ont répondu négativement (restaurant à Mionnay, restaurant le Petit Nice à Marseille, restaurant la Côte Saint Jacques à Joigny). Enfin un chef (Guy Savoy) nous a répondu en nous fournissant des informations et des documents, mais sans répondre au questionnaire. Le questionnaire s’inspire de la méthode élaborée en 1988 par Fanny Berland pour l’étude géographique du restaurant gastronomique Troisgros à Roanne. L’analyse comporte trois volets : une géographie des lieux, une géographie des acteurs, une géographie des produits. En mars 2009, Alain Passard, qui n’avait pas répondu à notre enquête, a accepté de répondre à un questionnaire simplifié comportant cinq questions 6. Il a été élaboré à partir des données rassemblées par François Blanchon en 1988, afin de pouvoir établir une comparaison. Les caractéristiques du « grand restaurant » sont présentées en trois volets (les lieux, les acteurs, les produits), selon une méthodologie établie en 1988 par Fanny Berland, qui a été la première étudiante en géographie à écrire un mémoire universitaire sur un grand restaurant, la Maison Troisgros à Roanne. Nous nous appuyons également sur la notion de « scénario » (Gomes, 2008), désignant une scène où l’acte alimentaire est théâtralisé et ritualisé, pour analyser l’expérience gastronomique du luxe alimentaire dans les grands restaurants.

Géographie des lieux

Sur les 36 établissements étudiés ( cf. figure 1), 17 sont des restaurants parisiens, l’ et la Gironde comptent respectivement deux établissements. Les Alpes-Maritimes, l’Aveyron, les Bouches- du-Rhône, la Drôme, l’Ille-et-Vilaine, le Jura, la Loire, la Haute-Loire, le Lot-et-Garonne, la Marne, la Moselle, le Haut-Rhin, la Saône-et-Loire, l’Yonne, comptent chacun un établissement. Enfin, la cité- Etat de compte également un établissement de cette catégorie.

3. Voir la liste en annexe 1. 4. Voir le questionnaire en annexe 2. 5. Yannick Alléno, Georges Blanc, Michel Bras, Didier Elena, Jean-Paul Jeunet, Jacques Lameloise, Guy Martin, Régis Marcon, Anne-Sophie Pic, Michel Rostang, Alain Solivérès. Notons qu’en 2009, Didier Elena a quitté le Château les Crayères (Reims) et Jacques Lameloise a pris sa retraite. Notons également qu’Olivier Roellinger a fermé son restaurant étoilé en décembre 2008 et que Jean-François Piège a quitté le Crillon en août 2009. 6. Voir le questionnaire simplifié en annexe 3.

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Figure 1. Localisation des 36 restaurants étudiés en 2008 (Marcilhac, 2008).

Une géographie des lieux doit d’abord montrer le lien entre le chef et le restaurant (cf. figure 2). Sur les 14 chefs-propriétaires de province, 12 sont originaires de la région d’implantation de leurs restaurants : seuls Michel Trama à Puymirol et Jacques Chibois à Grasse se sont implantés respectivement dans le Périgord en 1978 et sur la Côte d’Azur en 1982. Sur les 12 chefs-propriétaires originaires de la région d’implantation de leur restaurant, 10 ont repris le restaurant familial, dont la notoriété remonte à plusieurs générations, constituant ainsi de véritables dynasties familiales. Ils forment de véritables institutions, des hauts-lieux de la gastronomie française. C’est le cas de Anne- Sophie Pic (la existe à Valence depuis 1936, même si la dynastie familiale remonte à la fin du XIX e siècle), de Michel Troisgros (les Troisgros sont implantés à Roanne, près de la gare, depuis 1930), de Marc Haeberlin (la famille est implantée à Illhaeusern depuis 1882), de Jacques Lameloise (la famille est implantée à Chagny depuis 1920), de Jean-Georges Klein (famille implantée à Baerenthal depuis le début du XX e siècle), de Jean-Michel Lorain (famille implantée à Joigny depuis 1945), de Georges Blanc (la famille est implantée dans le village de Vonnas depuis 1872) et de Gérald Passédat (la famille est implantée à Marseille depuis 1917). Jean-Paul Jeunet (famille implantée à Arbois depuis le milieu du XX e siècle) et Régis Marcon (famille implantée à Saint- Bonnet-le-Froid depuis 1948) forment la deuxième génération et n’ont pas été précédés d’une notoriété antérieure. Pour les deux autres chefs (Michel Bras et Olivier Roellinger) originaires de la région d’implantation de leurs restaurants, le premier a d’abord repris le restaurant familial à Laguiole avant de créer un nouvel établissement à l’extérieur de la ville au début des années 1990, le second n’est pas issu d’une famille de restaurateurs, mais il a fondé son restaurant gastronomique dans sa

3 maison natale à Cancale en 1982. Sur ces quatorze chefs, trois seulement ne sont pas issus de familles de restaurateurs : Jacques Chibois, Olivier Roellinger et Michel Trama. Sur les quatorze chefs- propriétaires en province, un seul est implanté dans une métropole (Gérald Passédat à Marseille), trois sont implantés dans des villes moyennes (Anne-Sophie Pic à Valence, Jacques Chibois à Grasse et Michel Troisgros à Roanne), les dix autres sont implantés dans des petites villes, des bourgs et des villages.

Figure 2. Liens entre les chefs et les restaurants provinciaux étudiés en 2008 (Marcilhac, 2008).

Sur les 36 restaurants étudiés, 25 sont intégrés dans des hôtels. Les 11 établissements qui ne sont pas associés à un hôtel sont tous des restaurants parisiens, dont 6 appartiennent à des chefs- propriétaires. En province, de plus en plus de chefs-propriétaires diversifient leurs activités dans l’hôtellerie de luxe, afin d’équilibrer ou d’augmenter le chiffre d’affaires de leur entreprise, notamment en fidélisant la clientèle du soir : dans notre enquête, Michel Bras a indiqué qu’environ 50% de la clientèle du dîner est logé dans son établissement. En Alsace, Marc Haeberlin a fait construire l’hôtel dans le parc de son restaurant l’Auberge de l’Ill. Cette observation montre que la définition du luxe alimentaire tend à prendre un sens plus englobant et à se rattacher à l’hospitalité du lieu. Notre étude a porté sur les trois espaces qui composent le grand restaurant : les salles à manger, les cuisines, les caves.

4 Les salles à manger, des espaces de représentation

Ces restaurants ont une capacité moyenne de 40 à 60 couverts par service, mais cela cache de grandes disparités : Pascal Barbot ne peut accueillir plus de 25 clients par service dans son restaurant du XVI e arrondissement (l’), alors qu’Alain Solivérès chez Taillevent en accueille plus de 70 par service. Le nombre de salles à manger varie de 1 à 5 selon les établissements : les restaurants de Jean-Paul Jeunet et de Michel Bras comptent une salle alors que le restaurant Taillevent à Paris en compte 4 et le restaurant Lameloise à Chagny-en-Bourgogne en compte 5. La plupart des restaurants gastronomiques ont deux à trois salles à manger. Le décor de ces salles est très varié d’un établissement à l’autre. Les restaurants des grands palaces parisiens, appartenant le plus souvent à de grands groupes, sont marqués par un décor luxueux et ostentatoire : le décor classé aux monuments historiques des restaurants le Grand Véfour (fondé en 1784) et Les Ambassadeurs (restaurant de l’Hôtel de Crillon, sur la ) qui ont longtemps appartenu à la Société du Louvre (filiale du groupe Taittinger qui a été repris par le fonds d’investissement américain Starwood Capital en 2005 7), le décor du restaurant le Pré Catelan appartenant au groupe Lenôtre, les décors des restaurants Bristol, Le Cinq à l’hôtel Georges V, Alain Ducasse à l’hôtel Plaza Athénée et aux plafonds et aux murs de style Louis XVI, le fondé pendant la Révolution Française dont le décor est de style Second Empire ou encore le restaurant Taillevent 8 dont le décor a été réaménagé en 2004 dans un style contemporain. Ces établissements parisiens où le luxe ostentatoire du décor s’inscrit dans un style classique (dorures, marbre, etc.) ne sont pas seulement des espaces de représentation sociale, ce sont aussi des « espaces émotionnels ». L’étonnement du client est provoqué par le mélange éclectique de l’ancien et du moderne : ainsi, au Meurice, le mobilier du designer contemporain Philippe Starck, ou encore au Grand Véfour, la modernité des couverts et des plats. De plus en plus de grands restaurants optent délibérément pour un décor contemporain et épuré, tant à Paris qu’en province faisant appel aux designers et architectes les plus célèbres : Jean- Michel Wilmotte chez Guy Savoy à Paris, Jacques Garcia aux Loges de l’Aubergade à Puymirol chez Michel Trama (d’autres grands chefs, comme Joël Robuchon pour son restaurant à Monaco, ont fait appel à Jacques Garcia), Jean-Michel Brouillat à Saint-Bonnet-le-Froid chez Régis Marcon, ou encore Patrick Jouin qui a travaillé au Plaza Athénée pour Alain Ducasse et à l’Auberge de l’Ill pour la famille Haeberlin. Certains chefs-propriétaires de province remplacent le décor de style régional par un décor de style contemporain, comme Anne-Sophie Pic à Valence en 1999. D’autres, au contraire, mettent en avant le régionalisme dans le décor de leurs établissements : le style bressan du restaurant Georges Blanc à Vonnas ou du restaurant Alain Chapel à Mionnay, le style malouin de la Maison de Bricourt à Cancale, le style provençal de la Bastide Saint Antoine à Grasse, le style bourguignon du restaurant Lameloise à Chagny. Certains essaient de faire une synthèse entre modernité et régionalisme, comme Michel Bras à Laguiole : l’architecture de son établissement, construit au début des années 90 par Eric Raffy, est inspirée du buron aubracien, avec une décoration épurée dans un style contemporain. Ce modèle a été imité par Régis Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid dans les années 2000 avec la construction de son nouvel hôtel-restaurant Régis et Jacques Marcon qui prend la structure d’une ferme traditionnelle composée d’une maison de maître, d’une grange et d’une écurie. D’autres enfin, personnalisent le décor de leurs établissements en exposant leurs collections d’objets rares comme Michel Rostang ou des œuvres d’artistes contemporains comme les peintures de Bram van Velde, Pierre Alechinsky et Daniel Humair et la sculpture de Jean-Pierre Rives chez Guy Savoy ou encore un décor plus classique avec les tapisseries d’Aubusson et les miroirs qui ornent les salles du restaurant de Bernard Pacaud (place des Vosges à Paris). Certains restaurants étoilés intègrent les paysages dans le décor de leurs établissements. A Paris, il n’y a guère que la Tour d’Argent et le Jules Verne, repris en décembre 2007 par Alain Ducasse, qui soient dotés d’une véritable vue panoramique sur la capitale, mais ils n’ont pas été

7. La vente par ce fonds d’investissement d’une dizaine d’hôtels prestigieux (dont le Crillon) et d’établissements gastronomiques (dont Les Ambassadeurs au Crillon et le Grand Véfour) au Saoudien Mohamed Al-Jaber par son groupe JJW Hotels & resorts basé à Guernesey est en cours, mais elle donne actuellement lieu à un litige. Cette situation explique en partie le départ du chef Jean-François Piège en août 2009. 8. Dirigé durant trois générations par la famille Vrinat, avant que la famille Gardinier, également propriétaire du Château les Crayères à Reims, n’en prenne le contrôle en janvier 2011.

5 sélectionnés dans notre étude. Par contre, certains chefs parisiens font référence aux paysages de production dans la décoration, comme Alain Passard qui dispose des légumes de son potager comme éléments de décoration sur les tables de son restaurant. Dans notre étude, il s’agit surtout d’établissements situés en province qui ont bâti leur réputation sur une cuisine identitaire, de « pays » (plutôt que de terroir). Ainsi, la salle à manger du restaurant de Michel Bras (Etcheverria, 2011) associe le goût à la découverte du pays de l’Aubrac (Etcheverria, Bras, 2004) où les clients sont invités à s’évader par la vue panoramique sur le paysage minéral et par les menus de la carte (« évasion & terre », « découverte & nature »). A Saint-Bonnet-le-Froid, Régis Marcon l’a imité en ouvrant en 2005 son nouveau restaurant gastronomique dans une architecture où la pierre, le verre, le bois dominent avec une vue panoramique sur les monts volcaniques d’Auvergne et sur les bois environnants (Marcilhac, 2011). La Bastide Saint Antoine à Grasse a un panorama sur l’Estérel et la Baie de Théoule tandis que la Côte Saint-Jacques à Joigny offre depuis peu une vue panoramique sur la Vallée de l’Yonne (au lieu d’être tournée vers la route nationale 6), Jean-Michel Lorrain ayant déplacé la maison familiale de quelques dizaines de mètres. Deux établissements seulement ont une terrasse avec une vue sur un jardin, où les clients sont servis plusieurs mois par an : la Maison Pic à Valence et la Bastide Saint Antoine à Grasse. Nous constatons que les salles de ces établissements sont de beaux espaces, où l’esthétique tient une place importante. Ce sont en général des espaces clos, peu ou pas visibles de l’extérieur, répondant ainsi au désir de discrétion de la clientèle. Ce sont des lieux qui ne sont accessibles que sur réservation (plusieurs semaines ou plusieurs mois à l’avance pour le dîner). Alors que les salles à manger des grands restaurants sont des espaces de représentation, les cuisines de ces établissements ont longtemps été occultées, comme les coulisses d’un spectacle gastronomique où le rôle principal est joué par le client. Au cours des dernières décennies, la place et le rôle des cuisines dans les grands restaurants ont évolué.

Les cuisines, laboratoires ou scènes de théâtre ?

La cuisine est un lieu stratégique du grand restaurant. Sa situation par rapport aux salles, sa superficie et son agencement peuvent avoir des répercussions importantes sur la qualité du service et des mets présentés aux clients. Dans la plupart des établissements, la cuisine est située au même étage que les salles. Une telle disposition facilite le service, qui est plus rapide, et la coordination entre la brigade de cuisine et la brigade de salle. C’est un enjeu essentiel pour ces établissements, où l’on ne peut pas se permettre la moindre improvisation quant à l’organisation du travail, car la qualité des plats servis s’en ressentirait. Néanmoins, certains d’entre eux, notamment à Paris, doivent faire face à des contraintes spécifiques dans ce domaine, comme par exemple au Grand Véfour où les cuisines sont au sous-sol de l’établissement, et les salles au rez-de-chaussée et à l’entresol. Chez Guy Savoy, la cuisine, très réduite en superficie, est sur deux étages, la pâtisserie étant en sous-sol : au rez-de-chaussée, où sont préparés les entrées et les plats, dix-huit personnes travaillent dans moins de 30 m 2. Les sept autres membres de la brigade travaillent à la pâtisserie en sous-sol. Force est de constater que la taille des cuisines varie fortement d’un établissement à l’autre, de quelques dizaines de mètres carrés chez Alain Passard ou Pascal Barbot à Paris, à quelques centaines de mètres carrés chez Georges Blanc à Vonnas ou Anne-Sophie Pic à Valence. La superficie moyenne des cuisines est comprise entre 100 et 200 m 2 : 120 m 2 chez Jacques Lameloise, 130 m 2 au Grand Véfour, 200 m 2 chez Régis Marcon etc. Nous observons là encore une opposition entre Paris et la province : les cuisines des grands restaurants parisiens appartenant à des chefs-propriétaires sont beaucoup plus petites que celles des chefs propriétaires de province : 60 m 2 chez Michel Rostang à Paris, 300 m 2 chez Anne-Sophie Pic à Valence. Cette différence s’explique principalement par le prix du foncier, beaucoup plus élevé à Paris. Les cuisines du restaurant Troisgros ont longtemps été considérées comme un modèle, comme l’écrivait Henri Gault en 1986 : « les plus belles du monde, les plus intelligemment agencées et parmi les plus grandes ». Les cuisines sont de plus en plus souvent visibles par les clients 9, qui peuvent ainsi admirer le travail de la brigade autour du chef, telle une

9. Le premier chef français qui a fait de la cuisine une scène de théâtre est Jacques Maximin en 1989 à Nice. Pour Priscilla P. Ferguson (2005), « l’ostentation culinaire » est d’abord apparue aux Etats-Unis : « de lieu-coulisse par excellence, les cuisines sont transformées par les restaurants de l’avant-garde en un lieu semi-public ».

6 représentation théâtrale (Ferguson, 2005). C’est le cas chez Joël Robuchon ou chez Michel Rostang à Paris, mais aussi chez Michel Bras (une porte vitrée transparente sépare la cuisine de la salle) en province. Alors que le rôle et la place des cuisines dans les grands restaurants ont évolué, passant de l’occultation à l’ostentation culinaire, les caves des ces établissements restent, en raison notamment de la valeur des flacons qu’elles contiennent, des espaces sanctuarisés qui sont un marqueur de prestige et de standing particulièrement protégé.

Les caves, des espaces sanctuarisés

Les caves des établissements étudiés contiennent plusieurs dizaines de milliers de bouteilles (en moyenne autour de 50 000, comme le restaurant Le Cinq dont la cave est située à quinze mètres de profondeur), avec plusieurs centaines (autour de 800), voire plusieurs milliers de références (plus de 3000 aux restaurants Taillevent et Georges Blanc). Ce sont des espaces auxquels l’accessibilité est limitée à quelques employés (sommeliers) du restaurant et les systèmes de sécurité sont en général très performants (caméras, alarmes, etc.) 10 . C’est le cas par exemple à l’Ambroisie (place des Vosges à Paris), où l’accès unique à la cave est protégé par une alarme et une porte blindée. Rares sont les restaurants qui font voir ou visiter leurs caves, pour des raisons de sécurité (plusieurs caves de grands chefs parisiens, comme Alain Dutournier et Michel Rostang, ont été cambriolées en 2009), sauf dans les établissements situés dans des régions de grands vignobles : c’est le cas par exemple de l’Hostellerie de Plaisance à Saint-Emilion où les clients peuvent admirer la cave à vins en même temps qu’ils mangent.

L’analyse de la localisation et de l’agencement des grands restaurants en France fait apparaître des spécificités quant au cadre géographique dans lequel se déroulent la production et l’expérience de consommation de la française, dont le scénario fait intervenir différents acteurs.

Géographie des acteurs

Les grands restaurants sont des entreprises qui comptent plusieurs dizaines d’employés. Ceux- ci sont essentiellement des hommes, d’origine provinciale, et dont la carrière est caractérisée par une forte mobilité géographique, dont la montée à la capitale est une étape incontournable. Notre analyse porte sur trois types d’acteurs : les chefs, les brigades et les clientèles 11 .

Les chefs

Dans notre étude réalisée en 2008, nous avons pu observer que différentes classes d’âge sont représentées parmi les chefs des grands restaurants. Ce sont tous des chefs nés durant les Trente Glorieuses (1945-1975), à l’exception de Georges Blanc. - la jeune génération a entre 35 et 45 ans. Aucun d’entre eux n’est autodidacte, à l’exception d’Anne- Sophie Pic, qui a pu bénéficier néanmoins d’une longue tradition familiale. Elle est d’ailleurs la seule à être issue d’une lignée de restaurateurs et elle est la seule de cette génération à être propriétaire de son établissement, si ce n’est Pascal Barbot, associé à Christophe Rouhat. La plupart d’entre eux officient à Paris. - la génération intermédiaire a entre 45 et 55 ans. Ce sont des chefs souvent connus du grand public (Ducasse, Troisgros, Passard, Haeberlin, Savoy, etc.) et souvent entrepreneurs, à l’exemple d’Alain Ducasse et de Guy Savoy. Ce sont des chefs issus souvent d’une lignée de restaurateurs comme Michel Troisgros, Marc Haeberlin, Jean-Paul Jeunet et Jean-Michel Lorain.

10. La première « cave sanctuarisée » est sans doute celle de la Tour d’Argent, en 1940 : Claude Terrail mure alors la cave du restaurant pour qu’elle ne soit pas pillée par l’occupant allemand. Celle-ci est aujourd’hui protégée par plusieurs zones de sécurité et des portes cadenacées en fer forgé. 11. Sur l’analyse sociologique des différents acteurs de la grande restauration, voir l’analyse d’Isabelle Terence (1996) dans Le monde de la grande restauration en France .

7 - la génération la plus âgée a entre 55 et 65 ans. Ce sont tous des chefs-propriétaires, souvent issus de familles de restaurateurs (Blanc, Rostang, Lameloise, etc.). Paradoxalement, c’est dans cette classe d’âge que l’on trouve le plus de chefs autodidactes (Michel Trama et Michel Bras). Certains d’entre eux préparent leurs enfants à leur succéder comme Michel Bras, qui a associé son fils (Sébastien Bras) comme chef (comme d’ailleurs Régis Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid) ou Michel Rostang qui a confié les cuisines de l’une de ses annexes à sa fille Caroline. A l’inverse, Jacques Lameloise prépare sa succession en confiant progressivement les cuisines de son établissement familial à un jeune chef talentueux (36 ans), Eric Pras, second de cuisine chez Régis Marcon jusqu’en juin 2008.

Dans notre échantillon de 36 restaurants, la plupart des chefs ont reçu une formation spécifique. Ils ont fait en général une école hôtelière pour y décrocher un CAP cuisine et/ou pâtisserie: l’école hôtelière de Nice (Passédat, Jeunet, Rostand) et celle de Grenoble (Troisgros, Marcon) reviennent fréquemment dans la formation des chefs étudiés. Puis ils font leur « tour de France » des grandes tables, en rentrant en apprentissage chez les plus grands chefs : Alain Chapel (mort au début des années 1990) à Mionnay, la famille Troisgros à Roanne, et Michel Guérard à Eugénie-les-Bains, sont incontestablement des chefs qui ont beaucoup influencé la haute cuisine française ces dernières décennies car nombre de grands chefs actuels sont passés par ces établissements au cours de leur formation. A eux s’ajoute le pâtissier Gaston Lenôtre (décédé en janvier 2009) qui a formé des chefs comme Jacques Lameloise, Alain Ducasse ou Jean-Paul Jeunet. Les restaurants de Roger Vergé (Alain Ducasse et Michel Troisgros) à Mougins, de Louis Outhier à La Napoule (Chibois, Savoy) et Jean Delaveyne à Bougival (Chibois, Passédat), puis pour la génération suivante, ceux de Alain Ducasse (Didier Elena, Jean-François Piège, Alain Solivérès), de Joël Robuchon (Thierry Marx et Frédéric Anton) d’Alain Senderens (Christian Le Squer, Jean-Georges Klein, Alain Solivérès) et d’Alain Passard (Pascal Barbot et Jean-Georges Klein) à Paris, ont été des hauts-lieux de formation des grands chefs français. Traditionnellement, ce tour de France peut s’étendre à l’Angleterre, à la Suisse et à la Belgique : Michel Troisgros, Jean-Georges Klein et Jacques Lameloise sont passés par l’Hôtel Savoy à Londres tandis que d’autres ont fait une étape dans la Confédération Helvétique auprès de grands chefs comme Fredy Girardet à Crissier (Jean-Michel Lorain) et à Lausanne (Michel Troisgros), ou à Genève (Guy Savoy). Dans notre étude, nous ne comptons que trois chefs autodidactes : Michel Bras (dont la mère était néanmoins restauratrice à Laguiole), Olivier Roellinger (qui a fait des études scientifiques) à Cancale et Michel Trama (qui a fait des études artistiques) à Puymirol (après avoir quitté Paris et son restaurant de la rue Mouffetard). Nous pourrions ajouter deux autres chefs qui se sont formés tardivement : Anne-Sophie Pic, issue d’une dynastie familiale de grands chefs, qui était destinée à une carrière commerciale et de gestion, avant la mort soudaine de son père au début des années 1990 ; Jean-Georges Klein qui, après des études hôtelières, s’est formé à la cuisine sur le tas en suivant des stages chez Senderens, Lenôtre, Gagnaire et surtout Ferràn Adria, tout en servant en salle dans le restaurant familial avant de passer en cuisine. De plus en plus de jeunes chefs ont une formation internationale, qui dépasse les frontières de l’Europe : Etats-Unis, Japon, Australie, parfois au service de grands chefs français comme Alain Ducasse à New York (Didier Elena a été chef exécutif du restaurant Alain Ducasse The Essex House de 2000 à 2004) ou Alain Chapel à Kobé (Philippe Jousse). Thierry Marx et Pascal Barbot ont un itinéraire professionnel totalement atypique par rapport aux autres grands chefs français : l’expérience professionnelle à l’étranger ou loin de la métropole, durant leur service militaire (Liban pour Thierry Marx, Nouvelle-Calédonie pour Pascal Barbot) puis durant leur vie professionnelle (quatre ans au Japon pour Thierry Marx et deux ans en Australie pour Pascal Barbot), loin de l’influence des grands chefs français (même s’ils sont passés par les cuisines des grands maîtres de la gastronomie française comme Alain Chapel et Joël Robuchon pour Thierry Marx, et Alain Passard pour Pascal Barbot). Dans une moindre mesure, Eric Frechon a également été marqué par son expérience professionnelle à l’étranger, car il a été second de cuisine dans la brigade du chef espagnol Manuel Martinez près de Malaga durant deux années. La formation des grands chefs français tend à se mondialiser, d’autant qu’ils ouvrent de plus en plus leurs restaurants à des apprentis (ou « compagnons ») étrangers et qu’ils parlent de plus en plus souvent anglais. Cette formation de plus en plus internationale montre surtout que la gastronomie n’est plus l’apanage de quelques pays européens. La formation des grands chefs a évolué : elle s’est internationalisée et elle est plus longue pour la jeune génération d’aujourd’hui. On

8 note une influence grandissante des cuisines asiatiques sur les grands chefs français (Thierry Marx, Olivier Roellinger, etc.).

Depuis une quarantaine d’années, la condition sociale des grands chefs a profondément changé. Ils sont passés du statut d’artisans à celui d’artistes reconnus et honorés, qui ont désormais droit aux plus hautes distinctions, à l’exemple du chef Paul Bocuse élevé au grade de chevalier de la légion d’honneur en 1975. Ils aspirent à la notoriété et à la reconnaissance de leur « génie », ou plus modestement de leur talent culinaire. Leurs établissements portent de plus en plus souvent leurs noms : sur les 36 restaurants étudiés, onze portent le nom de famille, voire le prénom, du chef en activité : Georges Blanc, Bras, Pierre Gagnaire, Jean-Paul Jeunet, Jacques Lameloise, Régis Marcon, Pic, Joël Robuchon, Michel Rostang, Guy Savoy et Troisgros. Ce sont essentiellement des chefs-propriétaires (à l’exception de Pierre Gagnaire). Il faut ajouter à ces onze établissements le restaurant Alain Chapel (aujourd’hui décédé) à Mionnay. Pour les établissements qui ne portent pas le nom du chef, les clients ne vont pas à la Côte Saint-Jacques ou à l’Arnsbourg, ils vont « chez Jean-Michel Lorain » ou « chez Jean-Georges Klein ». L’ère de la communication et de la médiatisation a contribué au développement du vedettariat (Chemla, 1990) parmi les grands chefs. Ce sont d’abord les émissions gastronomiques à la télévision qui favorisa à partir des années 1950 une médiatisation des grands chefs ; le chef du Grand Véfour, Raymond Oliver, anima de 1953 à 1968 Arts et magie de la cuisine , ouvrant ainsi la voie d’une certaine « starisation » des grands chefs. Les émissions gastronomiques animées par Joël Robuchon s’inscrivent dans cet héritage, tandis que les émissions de téléréalité culinaire diffusées à des heures de grande écoute sont apparues en France depuis 2005 et ont renforcé le vedettariat de nouvelles générations de grands chefs incarnée par Cyril Lignac, Jean-François Piège, Frédéric Anton et Thierry Marx. A l’étranger, et notamment en Angleterre ou aux Etats-Unis, on observe le même engouement médiatique pour les grands chefs, comme l’Ecossais au Royaume-Uni ou le Français Eric Ripert aux Etats-Unis. La célébrité des grands chefs est aussi construite par les rubriques gastronomiques des magazines spécialisés, en passant par les livres de recettes et les guides gastronomiques et touristiques (au premier desquels le Guide Michelin ). Rares sont ceux qui restent à l’écart du tourbillon médiatique (à l’exception peut-être du très discret Bernard Pacaud, au restaurant l’Ambroisie, situé place des Vosges à Paris). La forme la plus courante de diversification est la publication de livres de recettes, ce qui leur apporte certes un petit appoint de revenus, mais cela leur permet surtout d’asseoir leur notoriété auprès de l’opinion publique. Georges Blanc et Joël Robuchon totalisent respectivement une quinzaine d’ouvrages, Alain Ducasse une dizaine. L’autre activité, souvent complémentaire de la restauration, est celle de l’hôtellerie. Comme nous l’avons vu, les chefs-propriétaires de province développent de plus en plus cette activité, car c’est souvent la condition sine qua non pour remplir le restaurant pour le dîner, en particulier dans les régions enclavées. Une boutique est parfois annexée au restaurant : elle est parfois intégrée dans l’établissement, comme dans le Relais & Château Michel Bras, parfois située à proximité comme la « Cave Taillevent » localisée à quelques rues du restaurant (ainsi que dans le grand magasin Printemps Haussmann, mais le corner de la « Cave Taillevent » a été fermé en avril 2009, faute de rentabilité) ou encore la boutique d’épices d’Olivier Roellinger à Cancale 12 . Certains, comme Michel Bras, proposent des produits locaux (couteau « Michel Bras » fabriqué par un partenaire japonais, vin de Marcillac, gentiane d’Aubrac, cistre 13 , etc.), d’autres proposent au contraire des produits exotiques comme les épices d’Olivier Roellinger. Une autre manière de diversifier leur activité est d’ouvrir d’autres restaurants annexes ou bistrots satellites 14 : leur essor serait lié à la crise de la restauration de luxe au tournant des années 1990 qui poussa nombre de chefs à ouvrir des annexes. Des chefs comme Michel Rostang 15 (avec son premier « bistrot d’à côté » en 1987) ou Guy Savoy (qui a ouvert sept « bistrots-

12. Après la fermeture de son établissement étoilé en décembre 2008, il a développé son concept de boutiques d’épices, notamment à Saint-Malo et à Paris (rue Sainte-Anne dans le II e arrondissement). Les épices Roellinger dans une quinzaine d’épiceries fines en Bretagne (Pont-Aven, Quiberon, Rennes, Perros-Guerrec, Morlaix), mais aussi au Mans, à Reims, à Toulouse, à Paris, ainsi qu’à l’étranger en Suisse (Gland), en Belgique (Bruges) et aux Pays-Bas (Amsterdam). 13. Plante cueillie sur le plateau de l’Aubrac. 14. Voir l’article du Professeur Guy Chemla dans cet ouvrage. 15. Il a récemment étendu ce concept à l’étranger, avec l’ouverture en 2008 d’une brasserie à Dubaï.

9 restaurants » entre 1987 et 1997) à Paris, comme Georges Blanc (à Vonnas, Bourg-en-Bresse, Lyon Mâcon) ou Michel Troisgros (le Central à Roanne et plus récemment la Colline du Colombier à Iguerande) en province illustrent ce phénomène. Il se poursuit aujourd’hui, comme l’illustre le chef du Pavillon Ledoyen, Christian Le Squer, qui a ouvert en avril 2008 son propre bistrot dans le XVI e arrondissement de Paris. Un autre moyen de développer et de rentabiliser le restaurant consiste à ouvrir d’autres commerces alimentaires comme un salon de thé et une boutique d’épices (Olivier Roellinger), une boulangerie-pâtisserie (Régis Marcon), ou encore des écoles de cuisine comme Alain Ducasse (trois écoles de formation, et une quatrième en 2010 à Monaco). Chez Georges Blanc, il y a à la fois une cave à vins, une boutique « arts de la table et déco » et enfin un spa. Certains chefs ont développé une activité de conseil pour des restaurants étrangers : c’est le cas par exemple de Michel Bras depuis 2002 au Japon. Pour les chefs propriétaires, la rentabilité du grand restaurant doit être assurée par une diversification de leurs activités. C’est ce que Michel Bras, Régis Marcon, Georges Blanc et Michel Troisgros ont compris, avec en 2007-2008 une rentabilité supérieure à 5%, alors que les chefs- propriétaires à Paris ont une rentabilité bien inférieure 16 , tout en pratiquant des tarifs beaucoup plus élevés. Ce succès, ces chefs de province le doivent à leur stratégie d’entreprise. Ils tirent partie de leur situation enclavée pour développer l’hôtellerie de luxe, afin de prolonger la durée du séjour, et ainsi transformer l’étape gastronomique en une forme de pèlerinage touristique. Ils mettent en avant l’authenticité plutôt que le luxe dans le cadre de leurs établissements. A proximité de l’établissement gastronomique, ils ouvrent d’autres commerces alimentaires (boulangeries, épiceries, caves à vins, etc.) ou d’autres établissements de restauration (restaurants, bistrots, brasseries) qui s’adressent à une clientèle plus modeste. Si l’obtention d’une troisième étoile au Guide Michelin est souvent synonyme d’une augmentation des réservations, les investissements dans un luxe ostentatoire destiné à une clientèle très fortunée s’avèrent hasardeux : Pierre Gagnaire dans les années 1990, Marc Meneau et Michel Trama 17 plus récemment, en ont fait l’amère expérience. D’autres grands chefs, comme Alain Senderens et Joël Robuchon, ont délibérément abandonné la course à la troisième étoile, ce qui n’a pas nui à leur réputation tout en permettant à leurs établissements d’être plus rentables.

Les brigades

Ces grands restaurants ont des structures de PME, employant de quinze à quatre-vingt-dix personnes. Le personnel est divisé en deux « brigades 18 » très hiérarchisées : la brigade de cuisine et la brigade de salle. Si la brigade de cuisine est très majoritairement constituée d’hommes, la brigade de salle peut comporter des femmes pour les activités liées à l’accueil ou au service. Dans le cas des chefs- propriétaires, la brigade de salle est en général dirigée par l’épouse du chef. Si certains chefs- propriétaires limitent la masse salariale de leur entreprise, comme Jean-Paul Jeunet et Pascal Barbot (une quinzaine d’employés dans l’établissement) ou, dans une moindre mesure Gérald Passédat (26 employés, 13 en cuisine et 13 en salle), Jacques Lameloise (30 employés, 13 en cuisine, 17 en salle) Michel Rostang (30 employés), d’autres emploient plus de 60 personnes (60 chez Jean-Michel Lorain, 65 chez Michel Bras, 80 chez Georges Blanc). Les restaurants des palaces parisiens ont les plus grosses masses salariales : 90 employés (70 en cuisine, 20 en salle) au Meurice, 70 employés au Cinq en 2008. La plupart des grands restaurants ont entre 40 et 50 employés (44 au Grand Véfour, 47 chez Guy Savoy, 48 chez Régis Marcon, 49 au Taillevent et au Château les Crayères, 50 chez Anne-Sophie Pic, chez Marc Haeberlin et au Pré Catelan, 52 chez Joël Robuchon, etc). En général, la brigade de cuisine est plus nombreuse que la brigade de salle. Certains chefs ont organisé leurs brigades en se basant sur une logique géographique : ainsi, chez Guy Savoy, la brigade de salle est composée d’un personnel issu des différentes aires géographiques, et le poste de chacun est destiné à quelqu’un du même continent, ou de la même aire

16. « Trois étoiles les recettes de la bonne gestion », dans L’Expansion , n° 728, mars 2008, p. 96-98 17. Qui a perdu sa troisième étoile au Guide Michelin en mars 2011. 18. La métaphore militaire souligne l’organisation hiérarchique des grands restaurants, où chacun a une fonction particulière et un grade spécifique. Sur les relations dans les brigades et entre les brigades, voir Isabelle Terence, op. cit.

10 culturelle que son prédécesseur 19 : ainsi, le maître d’hôtel du restaurant Guy Savoy (en septembre 2009) est allemand, et son successeur doit être d’origine anglo-saxonne ou germanique. L’expérience professionnelle au sein des brigades de cuisine est de plus en plus internationale. En 2008, le second de cuisine et le sous-chef au Grand Véfour ont un itinéraire professionnel qui s’étend sur plusieurs continents : Thierry Molinengo a travaillé entre 1988 et 1992 dans différents restaurants gastronomiques en tant que chef de partie ou de second de cuisine en Angleterre et en Californie tandis que Thomas L’Hérisson a été chef de partie entre 1996 et 2001 dans différents établissements gastronomiques en Irlande du Nord, en Suisse et en Australie. On observe la même évolution parmi les sommeliers : si le chef sommelier au Grand Véfour, Patrick Tamisier, a fait une carrière professionnelle exclusivement française (13 ans à la Tour d’Argent de 1977 à 1990, et depuis 20 ans au Grand Véfour), le sommelier Fabien Hacques a eu un parcours professionnel plus complexe, d’abord en province en 1993-1994 (Nantes, Saumur, Le Mans, Deauville), près de Laval où il est né en 1972, puis dans les palaces et grands restaurants parisiens (Les Ambassadeurs, Lucas carton) de 1994 à 1997, avant de travailler dans les restaurants londoniens de Marco Pierre White sous l’autorité de sommeliers français (Claude Douard puis Yves Sauboua) de 1997 à 1999, puis enfin de rejoindre Paris (restaurant Jacques Cagna de 1999 à 2003 et le Jules verne) et d’entrer au Grand Véfour en 2004. Alain Ronzatti, sommelier de Michel Rostang depuis 1986, a auparavant travaillé en Angleterre, aux Etats-Unis, et sur la Côte d’Azur. Bien que la localisation des grands restaurants soit toujours très concentrée à Paris, force est de constater que les brigades sont constituées principalement de provinciaux. De même, parmi les chefs-propriétaires parisiens de notre étude, tous sont d’origine provinciale. « Monter à Paris » est une étape souvent incontournable à l’issue de la formation et dans la carrière professionnelle, à l’exemple de Virginie Giboire, premier commis au Grand Véfour (en 2008) : née en 1985 en Bretagne, où elle passe un baccalauréat général en 2003, elle entre l’école supérieure de cuisine française à Paris, où elle décroche des stages dans des grandes tables parisiennes (Carré des Feuillants, Table de Lancaster, Grand Véfour) 20 . Si la mobilité professionnelle (et donc géographique) est importante dans les brigades des grands restaurants, nous pouvons observer des nuances. Cette mobilité est beaucoup plus forte chez les commis, qui ne restent que quelques mois dans les établissements, qu’en haut de la hiérarchie. Nous observons une plus forte mobilité dans les restaurants gastronomiques parisiens, notamment ceux des palaces : sur les neuf restaurants de palaces parisiens que nous avons étudiés en 2008, deux d’entre eux ont changé de chefs (George V et Les Ambassadeurs) et le chef-adjoint de Yannick Alléno au Meurice, Philippe Mille, est devenu chef au Château les Crayères à Reims en 2010. Cette mobilité est un peu moins marquée dans les restaurants de province, où les chefs cherchent à fidéliser leur personnel, comme nous l’écrit Michel Bras : « le second de cuisine a commencé son apprentissage au restaurant, n’en est jamais reparti : promotion interne de tous les encadrants. Comme le second de cuisine, le sommelier a gravi tous les échelons ».

Les clientèles

A partir des réponses à notre questionnaire, nous avons pu faire apparaître un certain nombre de similitudes et de contrastes dans l’étude de la clientèle des 36 établissements étudiés. Parmi les points communs, il faut mentionner une certaine homogénéité dans les réponses reçues concernant le profil socioprofessionnel des clients : il s’agit principalement d’une clientèle masculine (en particulier au déjeuner) entre 40 et 60 ans qui exerce une profession libérale (chefs d’entreprises, avocats, etc.). La clientèle du dîner est davantage constituée de couples ou d’amis, elle est plus internationale et plus fortunée que celle du déjeuner : les formules du déjeuner, d’un bon rapport qualité/prix pour ce type d’établissement, n’existe pas pour le dîner. Cela est d’autant plus vrai pour les restaurants gastronomiques de province où les convives du dîner séjournent souvent à l’hôtel de l’établissement. Néanmoins, ce sont les différences entre les clientèles des restaurants parisiens et celles des établissements de province qui sont l’élément le plus caractéristique des réponses reçues. Les

19. Entretien avec le maître d’hôtel du restaurant Guy Savoy, septembre 2009. 20. Curriculum vitae transmis par Guy Martin, chef du Grand Véfour, mars 2008.

11 restaurants provinciaux ont une clientèle très majoritairement française (plus de 80% dans les restaurants de Régis Marcon et de Michel Bras localisés dans des territoires enclavés du Massif Central). Cette proportion diminue dans les établissements plus proches des frontières (comme l’Arnsbourg en Moselle où la clientèle étrangère, principalement suisse et allemande, représente 40% du chiffre d’affaires) et dans les restaurants plus facilement accessibles depuis la capitale, soit en raison d’une bonne desserte par les réseaux de communication (Maison Pic à Valence), soit en raison de leur proximité par rapport à Paris (Château les Crayères à Reims) ou à Lyon (Georges Blanc à Vonnas). A Paris, la répartition de la clientèle s’inverse : les clients étrangers sont majoritaires chez Taillevent et au Grand Véfour. C’est là une différence importante des grands restaurants pariens avec les grands restaurants français implantés grandes métropoles mondiales comme New York, Tokyo, ou Londres, où la clientèle locale constitue la part la plus importante : c’est le cas par exemple à l’Osier, célèbre restaurant français de Tokyo, où 98% de la clientèle est locale et japonaise 21 . La clientèle française des restaurants provinciaux n’est pas locale, mais principalement régionale ou nationale. Il s’agit donc d’une clientèle dont le lieu de résidence est situé à plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de kilomètres du lieu d’implantation du grand restaurant. Cela a incité nombre de chefs propriétaires à diversifier leurs activités vers l’hôtellerie, à l’exemple de Michel Bras dans l’Aveyron et de Marc Haeberlin en Alsace. Dans ces deux établissements, la clientèle du dîner est constituée pour une part importante (environ 50% chez Michel Bras) de la clientèle qui séjourne à l’hôtel. Peut-on parler pour cette clientèle française des établissements provinciaux d’un « pèlerinage gourmand» ? Autrement dit, leur venue dans ces établissements correspond-t-elle à un voyage spécifique ou plutôt à un « détour » par rapport à leur itinéraire ? Le travail effectué par Estelle Tousch sur le restaurant de Michel Bras et les entretiens que nous avons réalisés avec divers chefs nous conduisent à retenir la deuxième hypothèse : en ce sens, ces restaurants, souvent trois étoiles au Guide Michelin , valent davantage le détour que le voyage. Néanmoins, certains restaurants gastronomiques de province, comme la Maison Pic à Valence ou le Petit Nice à Marseille, ont, avec l’arrivée du TGV, de manière ponctuelle, des clients qui font spécifiquement l’aller/retour depuis Paris pour aller manger dans ces établissements. A Paris, au contraire, la clientèle française des grands restaurants est essentiellement locale. La clientèle étrangère des restaurants provinciaux est surtout d’origine européenne. Les nationalités les plus mentionnées lors de notre enquête sont les Anglais, les Belges, les Suisses et les Allemands. Il est probable que la conjoncture économique et financière de notre étude (été 2008) marquée par un euro fort et un dollar faible accentue la part de la clientèle européenne. Ainsi, en 1999- 2000, les Américains (Etats-Unis) étaient les principaux clients étrangers (près d’un tiers) du « Relais et Château Michel Bras » à Laguiole alors qu’en 2007-2008 ils représentent une infime partie, loin derrière les Anglais, les Belges et les Suisses. La clientèle étrangère des restaurants parisiens est plus diversifiée : les clients européens sont nombreux, mais ceux en provenance d’Amérique du Nord (Etats-Unis) et d’Asie (Japon) sont également présents. Les restaurants parisiens sont nettement plus chers que les établissements provinciaux. Les restaurants parisiens affichent en 2008 pour la plupart d’entre eux des menus du soir à plus de 250 euros alors que les grandes tables de province ont rarement des menus qui dépassent 200 euros. Cette différence notable s’explique à la fois par le prix du foncier et par la présence d’une clientèle française et étrangère plus fortunée dans la capitale. A Paris, les restaurants appartenant à des chefs-propriétaires pratiquent des prix plus élevés que les restaurants de palaces (longtemps considérés comme des établissements chers et de qualité gastronomique moyenne). L’objectif de rentabilité est impératif pour les chefs propriétaires alors que les restaurants de palaces correspondent davantage à une politique de prestige du groupe propriétaire : « si les restaurants étoilés adossés à de grands groupes hôteliers ne gagnent pas d’argent ou s’ils ont une faible rentabilité, peu importe, car l’essentiel pour eux n’est pas là. En effet le chef étoilé est devenu un atout et un symbole de la qualité et du prestige du groupe hôtelier » (Drouard, 2010).

Au centre du spectacle gastronomique qui se déroule dans le grand restaurant, se trouve le produit, sélectionné et transformé par le chef, selon des techniques transmises dans les brigades de ces

21. « Bruno Ménard nous raconte son Japon », dans le magazine 3 Etoiles , n° 25, avril-mai-juin 2010, p. 90-101.

12 établissements. Les accords mets et vins ont une place de choix dans la grande restauration française.

Géographie des produits

La connaissance des réseaux d’approvisionnement de produits de qualité est un enjeu stratégique pour les grands restaurants. La présence du plus grand marché de produits frais au monde, Rungis, à proximité de la capitale constitue un atout important, permettant aux chefs de disposer de produits rares et exceptionnels tout au long de l’année.

Provenance des produits

Nous observons un certain nombre de points communs et de différences dans l’approvisionnement des restaurants gastronomiques étudiés. En premier lieu, pour des produits spécifiques comme les crustacés ou les volailles, il est à noter que la qualité du produit est déterminée par son origine géographique : en effet, les réponses des chefs à notre questionnaire mentionnent majoritairement les « volailles de Bresse » et les poissons et crustacés en provenance des côtes bretonnes. Le Marché d’Intérêt National de Rungis est un lieu d’approvisionnement privilégié pour les établissements parisiens, mais aussi pour les grands restaurants situés à proximité de la capitale (Château les Crayères à Reims) ou bien reliés à celle-ci (Maison Pic à Valence). Il s’agit du plus grand marché au monde (Chemla, 1994), où l’on ne peut être qu’émerveillé devant le spectacle de ce foisonnement de produits frais du monde entier 22 . Des grands restaurants étrangers, notamment anglais 23 et irlandais, s’approvisionnent en partie au Marché de Rungis, car c’est le lieu où l’on trouve les produits alimentaires les plus rares et les plus insolites, comme les « mini-légumes » (Chemla, 1994, p.181), en vogue dans les épiceries fines et les grands restaurants parisiens au début des années 1990. Les réponses des chefs parisiens à notre questionnaire manquent parfois de précision, mentionnant souvent « Rungis », sans préciser le nom de leurs fournisseurs. Pour les poissons les crustacés et les mollusques, certains chefs font appel aux services de la Société Blanc ou du groupe Atlantys (département Reynaud Gastronomie), pour les fruits et légumes certains chefs s’approvisionnent à Paris Select 24 ou aux Vergers Saint-Eustache, et pour des produits plus festifs comme le foie gras cru, certains s’adressent à la Maison Masse. Outre ces sociétés, ils se fournissent également en circuits courts parmi les 300 producteurs de la ceinture verte présents à Rungis. Il est à noter que plusieurs chefs se ravitaillent chez des fournisseurs communs, reconnus pour leur savoir-faire et la qualité de leurs produits : Ainsi le maraîcher Joël Thiebault approvisionne en légumes les restaurants parisiens Guy Savoy, Pierre Gagnaire, l’Astrance (P. Barbot), Bristol (E. Frechon) et les Ambassadeurs (J.-F. Piège, jusqu’en août 2009), mais aussi le Château les Crayères à Reims (la carte du printemps 2009 mentionne les légumes « Joël Thiebault »). Les asperges de Villelaure en , produites par la famille Blanc depuis les années 1920, sont présentes en 2008 sur les cartes de Jean-François Piège (chef du Crillon jusqu’en août 2009) et d’Alain Solivérès à Paris. De même, la « boucherie Desnoyer » (Hugo Desnoyer) et la « poissonnerie du Dôme » de Jean-Pierre Lopez dans le XIV e arrondissement de la capitale ravitaillent certains grands restaurants parisiens comme celui de Pierre Gagnaire, de Pascal Barbot ou d’Alain Passard (son restaurant ne propose qu’un plat avec de la viande). La fromagerie du maître-affineur Bernard Antony à Vieux Ferrette en Alsace fournit les restaurants de Marc Haeberllin dans le Bas-Rhin et de Jean-Georges Klein en Moselle, mais aussi des établissements sur toute la France comme ceux d’Alain

22. Visite du Marché de Rungis (de nuit) au printemps 2007, avec le professeur Guy Chemla et des étudiants de l’Institut des Hautes Etudes du Goût de Reims. Le pavillon de la marée et le pavillon des fruits et légumes nous ont particulièrement impressionnés. Deuxième visite à Rungis en décembre 2010. 23. C’était déjà le cas au début des années 1990. Guy Chemla cite le restaurant français « le Gavroche », alors seul établissement triplement étoilé dans la capitale britannique. 24. C’était déjà le cas au début des années 1990 (Chemla, 1994, p.199). Aujourd’hui encore Paris Select est le principal fournisseur de primeurs de l’enseigne Fauchon.

13 Ducasse, d’Alain Passard et de Pierre Gagnaire à Paris. D’autres grands chefs parisiens privilégient des fromagers de la capitale, comme la fromagère Marie Quatrehomme (Meilleur Ouvrier de France) qui a aujourd’hui trois fromageries dans la capitale, la « Fromagerie Boursault » (dans le XIV e arrondissement) ou encore Laurent Dubois (dans le XV e arrondissement). Il en est de même pour les confitures de la pâtisserie de Christine Ferber à Niedermorschwihr dans le Haut-Rhin. La redécouverte de produits locaux devient alors une source d’innovation culinaire. Certains chefs ne s’adressent presque exclusivement qu’à des fournisseurs locaux et régionaux et dont le lien identitaire au lieu où est implanté leur établissement est très fort. Jean-Paul Jeunet à Arbois s’approvisionne principalement dans des commerces de sa région, comme la poissonnerie Saint- George à Lons-le-Saunier et la fromagerie Pourchet à Pontarlier. Il est à noter que les grandes tables de province mentionnent tous un approvisionnement local pour les fruits et les légumes (deux d’entre eux, Pic à Valence et Châteaux les Crayères à Reims mentionnent également Rungis). Ils s’adressent également à des commerces locaux et des producteurs de leurs régions pour les fromages.

Cartes et menus

Nous avons pu analyser les cartes de l’été 2008 de 35 établissements sur 36. L’Astrance de Pascal Barbot n’a pu être étudiée car le menu et la carte changent tous les jours. Le constat général est celui d’une moindre empreinte du régionalisme culinaire et d’une certaine uniformisation des cartes sous l’effet des modes et de l’imitation. On peut aussi l’expliquer par le « mouvement de fétichisation », qui réduit la grande cuisine à quelques dizaines de best-sellers 25 (Poulain, 2002, p. 29-30). Les produits emblématiques de la grande cuisine, comme la truffe noire (melanosporum ), le foie gras (de canard), le caviar (osciètre), ou encore la poularde de Bresse, sont présents, quelque soit la saison, sur les cartes. Les épices (gingembre, curry, safran, etc.) sont à la mode, même sur les cartes des grandes tables de province : « le turbot poché-poêlé dans un beurre au curry doux » (Michel Bras), « le bar en écailles grillées aux épices douces » (Guy Savoy), 26 etc. Cela traduit une influence grandissante de la cuisine asiatique sur la haute cuisine française 27 . Les herbes (thym, oseille, fenouil, basilic, aneth) et les fleurs (verveine, jasmin, etc.) sont également très en vogue : ainsi chez Thierry Marx et Jean-Georges Klein (deux adeptes de la « cuisine moléculaire »), le homard bleu est associé à la verveine. La formation de plus en plus internationalisée des chefs et le phénomène d’imitation expliquent des ressemblances frappantes entre les cartes des grands restaurants. De plus, nombre de grands chefs s’approvisionnent chez les mêmes fournisseurs, dont les noms sont fièrement affichés sur les menus : les légumes de Joël Thiebault (Carrières-sur-Seine) sont mentionnés jusqu’à Reims (Château les Crayères), les huîtres de « chez Cadoret » sont servies dans les grands restaurants parisiens (Pierre Gagnaire, Meurice) et les volailles « Mieral » sont à la fois sur les cartes à Paris (Michel Rostang) et en Alsace (Auberge de l’Ill), tandis que le pigeonneau de « chez Grémillion » est proposé sur la carte du Château les Crayères à Reims et à l’Osier de Tokyo par Bruno Ménard. Les fromages de Bernard Antony sont mentionnés chez Jean-Georges Klein à l’Arnsbourg (qui fut en 1988 le premier établissement gastronomique à proposer des fromages de cet affineur aujourd’hui mondialement reconnu) ou chez Alain Passard à l’Arpège. Un autre facteur freine l’inventivité et la créativité : les plats emblématiques de l’histoire de grands restaurants parisiens (« caneton Tour d’Argent », « Pigeon Prince Rainier » au Grand Véfour) et provinciaux 28 (« loup Lucie Passédat », « loup au caviar Jacques Pic », « saumon soufflé Auberge de l’Ill », « escalope de saumon à l’oseille » chez Troisgros, etc). L’analyse des cartes et des menus (été 2008) fait apparaître un nouvel ordre des mets. Les crustacés et les mollusques sont les produits les plus mentionnés sur les cartes des grands restaurants. Les homards sont présents sur toutes les cartes, à l’exception de celle de Régis Marcon (qui a proposé, certaines années, un « cassoulet de homard aux lentilles vertes du Puy » ou encore une « potée auvergnate avec le homard bleu »). En général, ils sont désignés par leur variété (homard « bleu »),

25. Notons que nous observons l’inverse concernant la carte des vins de ces établissements. 26. Du reste, les deux chefs cités ont respectivement ouvert un restaurant gastronomique au Japon (sur l’île d’Hokkaido en 2002 pour Michel Bras) et à Singapour (en 2010 pour Guy Savoy). 27. L’analyse des appellations culinaires sur les cartes des restaurants triplements étoilés depuis la fin du XX e siècle (en 1989, 1999 et 2009) témoigne également d’une influence italienne. 28. Dans ces derniers, les plats emblématiques sont le plus souvent liés à l’histoire familiale de l’institution gastronomique.

14 mais certains chefs font référence à l’origine géographique (« homard breton » ou « homard de Chausey », archipel situé au large de la baie du Mont Saint-Michel). Certains chefs associent le nom de la variété de homard avec une référence géographique dans la présentation du plat : « rouelles de homard bleu au beurre de Sauge » au Meurice, « homard bleu grillé, beurre à la cancalaise » chez Troisgros. Thierry Marx et Jean-Georges Klein associent le homard à la verveine. Les langoustines de Bretagne sont également très prisées par les grands restaurants, ainsi que les écrevisses. Viennent ensuite les huîtres (« en nage glacée », spécialité de Guy Savoy), en provenance notamment de Bretagne (Cancale et Riec-sur-Belon près de Pont-Aven, où est installée la famille Cadoret, chez qui se ravitaillent Yannick Alleno et Pierre Gagnaire) ou du bassin de Marennes-Oléron en Charente- Maritime (Gérard Gillardeau), les coquilles Saint-Jacques en provenance de Bretagne (notamment de la baie de Saint-Brieuc) et le tourteau (Jousse, Blanc, Passédat, Martin, Frechon, Gagnaire, Solivérès, Rostang). Enfin, les crevettes grises, les crabes, les oursins, les palourdes et les araignées de mer sont mentionnés sur quelques cartes. Parmi les produits de la mer, certains poissons très prisés par les chefs, comme le bar, le turbot, la sole, le rouget, le saint-pierre (« saint-pierre retour des Indes » chez Olivier Roellinger), le loup (« loup Lucie Passédat », « loup au caviar Jacques Pic »), mais aussi le saumon (« saumon soufflé Auberge de l’Ill », « saumon à l’oseille » chez Troisgros) et le thon rouge 29 (Chibois, Bras, Klein, Frechon, Gagnaire, Lorain). De plus en plus de grands restaurants proposent également des poissons moins nobles : la raie (Haeberlin), le cabillaud (Elena, Martin) ou la morue 30 (Trama, Robuchon), la daurade (Passédat, Martin), la sardine (Haeberlin, Robuchon, Lorain, Anton, Troisgros), le maquereau (Marx, Jeunet), le hareng, l’anchois (Robuchon), le merlan (Passédat, Elena, Robuchon, Frechon), etc. Les produits de la mer proposés dans les grands restaurants viennent principalement des côtes bretonnes, et parfois méditerranéennes notamment pour les restaurants situés dans la région Provence Alpes Côte d’Azur. Les cartes de certains établissements, situés sur le littoral, proposent en 2008 quasi exclusivement des produits de la mer : c’est le cas du Petit Nice à Marseille et de la Maison Bricourt à Cancale 31 . L’itinéraire de certains chefs peut expliquer leur goût pour les produits de la mer, comme Christian le Squer (chez Ledoyen à Paris) qui privilégie les produits de sa Bretagne natale. Parmi les autres produits de la mer qui sont traditionnellement présents sur les cartes des grands restaurants, le caviar tient une place importante. Sur les 36 restaurants étudiés, douze établissements le font figurer sur leurs cartes. Il s’agit principalement de caviar osciètre (sept restaurants) en provenance d’Iran, mais aussi de caviar d’Aquitaine (quatre établissements). Parmi les produits d’eau douce, les poissons des lacs et des rivières sont peu mentionnés sur les cartes des grands restaurants tandis que les cuisses de grenouille sont proposées dans un quart des établissements étudiés. Parmi les viandes, l’agneau (des Pyrénées, d’Aveyron, de Pauillac, de Lozère ou des Préalpes), le veau (du Limousin, de Corrèze ou du Velay) et les volailles (pigeonneau, poularde de Bresse, canard de Challans ou des Dombes, etc.) sont les plus mentionnés. Si le régionalisme alimentaire peut influer sur la carte des établissements de province (bœuf d’Aubrac et agneau allaiton d’Aveyron chez Michel Bras, saucisse de Morteau chez Jean-Paul Jeunet et volaille de Bresse chez Georges Vonnas, pigeon de la Drôme chez Pic, etc.), force est de constater que l’approvisionnement en viande est déterminé d’abord par la réputation de l’éleveur (Paul Renault en Bretagne ou encore Marie Leguen de Montpon-Ménestérol dans le Périgord, Patrice Grémillon dans la Vienne) ou de l’abatteur (Jean-Claude Mieral approvisionne en volailles de Bresse nombre d’établissements gastronomiques comme l’Auberge de l’Ill en Alsace et le restaurant Michel Rostang à Paris) ou du boucher, à l’exemple d’Hugo Desnoyer dans le XIV e arrondissement de la capitale. Le parcours professionnel du chef peut également influer, comme Guy Savoy qui s’approvisionne en veau à Bourgoin-Jallieu (chez Robert Morel), ville où il a passé son enfance et où il a commencé sa carrière. Les escargots ne sont proposés que dans quatre restaurants, dont deux établissements bourguignons : Lameloise et la Côte Saint-Jacques (Jean-Michel Lorain). La truffe et le foie gras,

29. Le thon rouge a été retiré de la plupart des cartes des grandes tables suite à la polémique sur sa surpêche en janvier 2010. De fait, le thon rouge est devenu en quelques décennies un produit de luxe en raison de sa raréfaction, alors que le saumon tend à se banaliser. 30. Les appellations « morue » ou « cabillaud » désignent en fait la même espèce. 31. Le restaurant étoilé d’Olivier Roellinger a fermé ses portes définitivement en décembre 2008.

15 traditionnellement associés au luxe alimentaire, sont, comme nous l’avons déjà souligné, très présents sur les cartes des grands restaurants. Le foie gras de canard est beaucoup plus proposé que le foie gras d’oie, à l’exception des grandes tables de l’Est de la France comme l’Arnsbourg en Moselle et l’Auberge de l’Ill dans le Haut-Rhin. Quant à la truffe, c’est principalement la célèbre truffe noire (tuber melanosporum ) en provenance du Sud de la France (Provence et Périgord), et parfois la prestigieuse truffe blanche ( tuber magmatum ) en provenance d’Italie (Piemont et Toscane), mais aussi la truffe grise de Bourgogne ( uncinatum ) que Jacques Lameloise propose comme un produit régional. En été, la « truffe de la Saint-Jean » ( tuber aestivum ) apparaît de plus en plus souvent sur les cartes des grandes tables. La saisonnalité est un élément fondamental de la carte des grands restaurants. Les cartes changent d’une saison à l’autre. Cela permet non seulement d’avoir des produits frais et de qualité, mais aussi de répondre à l’exigence d’innovation culinaire et de mode alimentaire de la clientèle (Lipovetsky, Roux, 2003). De plus en plus de grands chefs ont leurs potagers, comme Olivier Roellinger, Régis Marcon (« jardin bio »), ou encore Alain Passard. Les fruits et les légumes prennent une nouvelle importance sur les cartes, aussi bien les créations végétariennes d’Alain Passard que le « gargouillou de jeunes légumes » de Michel Bras. Ils sont le plus souvent désignés par leur provenance géographique : « asperges vertes de Pertuis » ou « de Villelaure », « citrons de Menton ». Les champignons, en particulier les morilles et les cèpes, sont de moins en moins un accompagnement : Régis Marcon leur a donné toute leur place dans la « grande cuisine ». L’innovation provient soit de la redécouverte de variétés locales de fruits et légumes, soit de l’intégration dans les plats de légumes et de fruits exotiques comme la noix de coco. Mais ce qui caractérise plus particulièrement les cartes des grands restaurants en 2008, c’est la présence aux côtés de produits nobles de mets qui sont traditionnellement considérés comme ordinaires. Ainsi, chez Jean-Michel Lorain, le « boudin noir fait à la maison et purée mousseline à l’ancienne », ou encore « l’œuf à la coque » chez Alain Passard. On note également que la nouveauté provient essentiellement des condiments, avec un retour des épices (gingembre, curry, safran), des herbes (aneth, ciboulette, basilic, persil, fenouil, coriandre, thym) et des fleurs (ciste, gentiane, agastache, jasmin, verveine). Si le régionalisme culinaire est plutôt en recul, certains établissements, en général ceux implantés dans les territoires ruraux ou éloignés de Paris, proposent une « gastronomie de terroir » : cela concerne aussi bien les légumes, les fruits, les viandes (bœuf d’Aubrac ou Charolais, agneau d’Aveyron ou du Limousin selon le lieu d’implantation de l’établissement) les poissons (poissons méditerranéens et bouillabaisse chez Gérald Passédat) et les fromages (fromages de l’Aveyron chez Michel Bras, d’Ardèche et d’Auvergne chez Régis Marcon, du Jura chez Jean-paul Jeunet, ou fromages de Savoie chez Guy Martin, originaire de cette région). Ainsi, cette « gastronomie de terroir » proposée par ces établissements réconcilie la grande cuisine issue de l’héritage aristocratique, et la cuisine régionale, d’origine paysanne : On observe que les noms des producteurs apparaissent de plus en plus fréquemment sur les cartes des restaurants. Cette reconnaissance du travail des producteurs par les chefs montre un nouveau souci de distinguer le produit par une signature et de valoriser son caractère artisanal dans un contexte où le développement de l’agro- industrie alimentaire et du mode de vie urbain conduisent les consommateurs à idéaliser son rôle. Force est de constater que les grands restaurants connaissent depuis plusieurs décennies une crise, qui est liée à la fois à l’évolution de la clientèle, plus regardante sur les prix pratiqués, et aux chefs qui cherchent une solution à leurs difficultés dans une course à la créativité. Pour évaluer l’innovation culinaire dans les grands restaurants étudiés (36 établissements), nous avons procédé de la manière suivante : à partir des guides Michelin de 1970 (début du mouvement de la « ») et 2008, nous avons d’abord sélectionné les établissements qui existaient déjà en 1970 et qui étaient déjà classés deux ou trois étoiles Michelin : Restaurant Alain Chapel à Mionnay Restaurant Georges Blanc à Vonnas Restaurant Pic à Valence Restaurant L’Auberge de l’Ill à Illhaeusern Restaurant Lameloise à Chagny Restaurant Troisgros à Roanne Restaurant le Grand Véfour à Paris Restaurant Taillevent à Paris

16 Restaurant Ledoyen à Paris Restaurant Plaza Athénée à Paris

A partir des trois plats emblématiques proposés par les chefs de chaque restaurant au Guide Michelin en 1970 et 2009, il s’agit d’évaluer dans quelle mesure ces restaurants ont intégré les principes de la « nouvelle cuisine » en nous basant sur la classification proposée par Hayagreeva Rao, Philippe Monin et Rodolphe Durand (2005). Le premier changement qui apparaît à la lecture est la désignation des plats, qui est beaucoup plus détaillée en 2009 qu’en 1970. La rhétorique culinaire met davantage l’accent sur la dimension sensorielle : le chaud/froid, le cuit/le cru, la texture (« croustillant »), le goût (« acidulé », « aigrelette »), les couleurs. Il est moins mis l’accent sur la légitimité d’un personnage célèbre dans la désignation du plat 32 . Dans les établissements étudiés, quand il est désormais fait référence à une « caution » du plat, c’est celle du chef qui l’a inventé : le loup au caviar « Jacques Pic » ou la mousseline de grenouilles « Paul Haeberlin ». Les accompagnements et les aromates ont une place beaucoup plus importante dans le modèle gastronomique français aujourd’hui. Les légumes, les féculents ou les champignons, qui constituent traditionnellement des accompagnements, peuvent désormais être l’élément principal d’une spécialité d’un chef étoilé. Alors qu’en 1973, Jacques Lameloise citait « les escargots de Bourgogne » parmi ses spécialités, il parle aujourd’hui des «pommes de terre ratte grillées aux escargots de Bourgogne ». Dans ces maisons, gardiennes de « l’institution gastronomique » en 1970, l’adoption des nouvelles règles culinaires s’est traduite par la disparition de la mention des « quenelles » ou « terrines » de brochet, du « gratin de queue d’écrevisse», et autre « chausson », ou « crêpe », dont faisait mention le guide Michelin. Les références au régionalisme culinaire (marmite dieppoise, crêpe vonnassienne) sont beaucoup moins présentes, ou combinées à l’exotisme alimentaire : « Epeautre du pays de Sault en risotto » (Taillevent), « thon bluefin mariné et marbré au lard colonnata » (Pic), « foie gras de canard en écorce d’épices, chutney figue-tomate à la cardamome » (Blanc). Les poissons de rivière (truite, brochet) mentionnés en 1970 parmi les spécialités ont été remplacés par des poissons de mer. Pour ces dix établissements, nous avons cherché à évaluer la créativité des chefs aujourd’hui en comparant les trois spécialités mentionnées dans les Guides Michelin 2007, 2008 et 2009. Quatre établissements renouvellent chaque année les trois spécialités mentionnées sur le guide : ce sont la Maison Troisgros, la Maison Pic, le restaurant Georges Blanc et le restaurant Alain Chapel. Trois renouvellent partiellement les spécialités mentionnées : l’Auberge de l’Ill, le Grand Véfour et le restaurant Taillevent. Trois mentionnent systématiquement les trois mêmes spécialités : le Plaza Athénée, Ledoyen (avec une seule exception en 2009, liée à la nouvelle obligation de mentionner un dessert parmi les spécialités), et le restaurant Lameloise. Quand on compare les 36 établissements étudiés, on constate que l’antériorité de la réputation gastronomique des dix établissements précédents n’implique pas plus de conformisme culinaire. L’âge ou la filiation familiale des chefs ne sont pas corrélés à la créativité culinaire : chaque année, Georges Blanc, Anne-Sophie Pic, Michel Troisgros proposent des spécialités nouvelles au Guide Michelin , tout en maintenant sur leur carte les plats qui ont fait la réputation de leur maison. Les grands restaurants les plus enclavés renouvellent moins les spécialités mentionnées que les autres établissements. La carte du Grand Véfour (printemps 2008) montre la volonté de concilier la tradition et l’innovation, la « cuisine classique » et la « nouvelle cuisine ». Nous noterons la « touche personnelle » du chef (« Guy Martin vous propose ») sur la carte de cet établissement, avec la mention des fromages et du gâteau de Savoie (où le chef est né). Cette institution gastronomique séculaire propose sur sa carte les plats qui ont fait sa réputation, à l’exemple du « Pigeon Prince Rainier III », et les produits emblématiques du luxe alimentaire français (truffes, foie gras, poulet de Bresse, caviar osciètre, homard etc.). Mais elle fait la part belle à la « nouvelle cuisine » : la rhétorique culinaire poétique évoque les saveurs (« pain torréfié », « aubergine acidulée »), les couleurs (« cornue jaune », « asperges blanches et vertes ») et la texture (« légumes croquants », « tendre purée », « croustillant », « radis croquants ») ; les fruits, les légumes, les herbes aromatiques, les épices et des ingrédients exotiques (« sumac », « quinoa ») sont associés dans les plats, qui sont élaborés selon une logique de

32. Dans sa thèse (1985), Jean-Pierre Poulain a comptabilisé 218 appellations culinaires avec des noms de grands personnages de la cuisine, des arts et des lettres et de l’aristocratie dans L’art de la cuisine française au XIX e siècle d’Antonin Carême (1833).

17 transgression et d’acclimatation culinaire en rupture avec les règles de la « cuisine classique ». Face à cette complexification des appellations culinaires sur les cartes des grands restaurants, on observe ces dernières années une réaction de certains chefs qui, à l’instar d’Alain Ducasse au Plaza Athénée, réduisent les appellations culinaires à leur plus simple expression (« homard, pommes de terre », « bar, citron, fenouil », « langoustines rafraîchies, caviar », ou encore « poularde rôtie, girolles » sur la carte de l’été 2011). La carte du Grand Véfour, qui ne comporte qu’une vingtaine de plats, est simplifiée par rapport à celles d’autrefois, avec seulement quatre rubriques principales (« entrées », « poissons », « viandes », « desserts ») et une rubrique supplémentaire et spécifique au Grand Véfour, « les classiques ». Il s’agit d’une carte de saison (tous les établissements gastronomiques actuels ont des cartes saisonnières, mais c’était déjà le cas de beaucoup d’entre eux au XIX e siècle), comme le montre la mention « légumes printaniers ». Bien qu’étant un restaurant de palace, le Grand Véfour est l’un des plus chers de la capitale, et donc de France. Néanmoins, il faut noter que les prix pratiqués sont proportionnellement moins élevés que ceux pratiqués dans les premiers restaurants de luxe de la fin du XVIII e siècle : la carte des frères Véry à la « Maison Egalité » du printemps 1790 (Pitte, 2008) mentionne des plats compris entre 10 et 22 livres, à une époque où le salaire moyen d’un ouvrier parisien était d’environ 1 livre 33 par jour.

La carte des vins

La cave la plus impressionnante est la cave Taillevent qui contient autour de 350 000 bouteilles (ce qui en fait la deuxième cave de la capitale, après celle du restaurant La Tour d’Argent qui compte environ 450 000 bouteilles 34 , 15 000 références dans une cave sur deux niveaux s’étendant sur près de 1 300 m 2). Elle a été créée dans les années 1980 dans une rue située à proximité du restaurant. Un corner de la cave Taillevent a été implanté au grand magasin Printemps Haussmann, mais il a fermé en avril 2009, en raison du manque de fréquentation. D’autres établissements gastronomiques s’approvisionnent à la « Cave Taillevent ». Georges Blanc a aussi constitué une cave ouverte au public à proximité de son restaurant gastronomique, afin de diversifier ses activités. La cave de Georges Blanc est exceptionnelle, avec des vins extrêmement rares : Château d’Yquem 1890 en collection, ou encore les millésimes 1919 et 1945 respectivement à 10 000 et 11 000 euros la bouteille ; Petrus 1947 à 11 000 euros. Ayant reçu une formation de sommelier (reçu parmi les premiers au concours des meilleurs sommeliers de France en 1970), Georges Blanc produit son propre vin (Domaine d’Azenay) à Azé-en-Mâconnais depuis 1985, comme le font également Michel Guérard (Prés d’Eugénie) à Eugénie-les-Bains ou Jean-André Charial (l’Oustau de Baumanière) aux Baux-de- Provence. La carte des vins des restaurants localisés dans des régions viticoles est en grande partie déterminée par l’implantation du restaurant : le client est invité à découvrir les terroirs viticoles de la région. Ainsi, l’Alsace est la région viticole la mieux représentée dans la cave de l’Auberge de l’Ill à Illhaeusern, le Jura est la région viticole la mieux représentée chez Jean-Paul Jeunet à Arbois, la Bourgogne est la mieux représentée au restaurant Lameloise à Chagny et Jean-Michel Lorain à Joigny, et la vallée du Rhône chez Régis Marcon. Les vins et alcools régionaux sont également bien représentés chez Michel Bras à Laguiole (vins de Marcillac, gentiane). Les cartes de vins des restaurants parisiens sont aussi réputées pour des régions viticoles spécifiques, en fonction du sommelier. Ainsi, le restaurant Guy Savoy est réputé pour sa carte de vins d’Alsace. Certains restaurants gastronomiques de province ont même eu un rôle majeur dans la reconnaissance de vignobles locaux : c’est le cas de la Maison Troisgros qui a promotionné les vins de la Côte Roannaise. avait d’ailleurs mis en place une collaboration avec le domaine de Robert Sérol, et celle-ci se perpétue aujourd’hui avec son fils Stéphane à Renaison (à dix kilomètres à l’ouest de Roanne).

33. En comparaison, le salaire horaire minimum en France en 2010 est de 8,86 euros brut, ce qui équivaut à environ 7 euros net. Les plats les plus chers sur la carte du Grand Véfour représentent deux jours et demi de travail d’un salarié payé au S.M.I.C. (Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance). Le prix du « Menu Plaisir » correspond à peu près à une semaine de travail au salaire minimum en 2010. Notons qu’à Paris, le salaire horaire d’un ouvrier est actuellement bien plus élevé. 34. Avant la vente aux enchères de 18 000 bouteilles (environ 4% de la cave de la Tour d’Argent) en décembre 2009.

18 Pour chaque région viticole, les cartes des vins des établissements gastronomiques comportent un certain nombre de références communes incontournables pour des restaurants de ce standing. Pour les vins d’Alsace, les domaines Trimbach, Muré, Ostertag 35 , Beyer et Hugel sont les plus souvent cités. Pour les vins du Languedoc-Roussillon, le domaine d’Alain Chabanon (Coteaux du Languedoc, quatorze hectares), le domaine de la Grange des Pères (vin de pays de l’Hérault, produit par Laurent Vaillé sur un domaine de onze hectares) et le domaine de Trévallon (vin de Pays des Bouches-du- Rhône) sont référencés. Pour les vins de la vallée du Rhône, ce sont les domaines Paul Jaboulet Aîné (Hermitage) et Jean-Louis Chave (Hermitage) en côte-du-rhône septentrional, Château de Beaucastel (Châteauneuf-du-Pape) Clos des Papes (Châteauneuf-du-Pape) et le Domaine de la Janasse (Châteauneuf-du-Pape) en côte-du-rhône méridional. Pour les vins de la vallée de la Loire, la comparaison des cartes des vins ne permet pas de distinguer des noms de domaines tant les choix des grands restaurants sont hétéroclites : seul le domaine de Didier Dagueneau (Pouilly-Fumé), décédé en septembre 2008, est mentionné régulièrement en 2008. Les grands restaurants se doivent de proposer les meilleurs crus de et de Bourgogne 36 : Château d’Yquem en Sauternes, Pétrus en Pomerol, Lafite Rothschild en Pauillac, Château Margaux (Margaux), Romanée-Conti (Montrachet Grand Cru, Grands Echezeaux Grand Cru, Romanée-Conti), la Vougeraie (Clos-Vougeot Grand Cru). Enfin, parmi les vins de Champagne, les marques Krug, Dom Pérignon, Moët et Chandon, Bollinger et Roederer sont les plus référencées dans ces établissements. Nous voyons donc qu’à côté des vignobles de prestige, les vins provenant de régions viticoles peu reconnues, mais qui portent la signature d’un vigneron talentueux, sont de plus en plus souvent proposés. Le lien entre les vignobles de prestige et la gastronomie reste important : la famille Gardinier, propriétaire du restaurant Château les Crayères, a possédé les marques de champagne Pommery et Lanson, avant de s’implanter dans le vignoble bordelais à Saint-Estèphe. De même, Gérard Perse, propriétaire de l’Hostellerie de Plaisance à Saint- Emilion, possède deux châteaux dans la prestigieuse appellation. Ce qui apparaît comme nouveau, c’est la part grandissante des vins issus de petites appellations et des vins étrangers, en provenance d’Italie, d’Espagne, du Portugal, d’Autriche ou d’Allemagne (etc.), mais aussi du Nouveau Monde. Cela s’explique par un constat simple : la qualité du vin s’est améliorée tant en France qu’à l’étrange et le bon vin n’est plus l’apanage des grands vignobles. Le restaurant qui présente le plus grand nombre de références étrangères est, selon nos observations, celui de Georges Blanc à Vonnas, avec des vins en provenance des Etats-Unis (Opus One, Stag’s Leap, Ridge, Mondavi, etc.), d’Australie (Penfolds Grange, etc.), d’Argentine, du Chili, d’Uruguay, d’Afrique du Sud, de Roumanie, d’Autriche, de Hongrie, de Grèce, du Portugal, d’Italie, d’Espagne, de Suisse et d’Allemagne. Si les grandes régions viticoles françaises (Bordeaux, Bourgogne, Champagne, Alsace) sont bien représentées, avec des vins exceptionnels qui peuvent atteindre plusieurs milliers d’euros (2 900 euros pour une bouteille de Montrachet Grand Cru 2004, du Domaine de la Romanée-Conti, au restaurant Lameloise, alors que la même bouteille est à 4 100 euros chez Georges Blanc), on observe que les cartes des établissements gastronomiques s’ouvrent de plus en plus à des vignobles moins prestigieux (Languedoc, Roussillon, etc.) dont les bouteilles sont proposées à une trentaine d’euros. Des vins de pays et même des vins de table sont proposés aux clients : chez Taillevent par exemple, le vin de pays des Collines Rhodaniennes ou le vin de table Hegoxuri ; chez Jacques Chibois à Grasse, les vins de pays de l’île Saint-Honorat et des Alpes- Maritimes ; chez Gérald Passédat, à Marseille, le vin de table du Var et le vin de pays des Bouches-du- Rhône ; chez Régis Marcon, le vin de pays des Coteaux de l’Ardèche. De plus en plus d’établissements gastronomiques proposent du vin au verre ou en demi-bouteille, alors que les magnums sont moins présents dans les caves et sur les cartes des grandes tables.

35. Le premier chef étoilé à avoir proposé les vins d’André Ostertag est Guy Savoy, au milieu des années 1980, grâce à son sommelier Eric Mancio. Le restaurant de Guy Savoy reste réputé aujourd’hui pour ses vins d’Alsace. 36. Notons que les grands restaurants ont généralement, à l’exception des restaurants bourguignons, plus de références de vins de Bordeaux que de vins de Bourgogne : la carte du restaurant Taillevent 2008 (non exhaustive) présente 102 références pour les vins de Bordeaux (87 en bordeaux rouge, 15 en bordeaux blanc) et 82 références pour les vins de Bourgogne (36 en bourgogne blanc et 46 en bourgogne rouge). En 1790, la carte du restaurant des frères Véry (Pitte, 2008) mentionne davantage de vins de Bourgogne que de vins de Bordeaux (la distinction entre vins rouges et vins blancs n’est pas visible, néanmoins la mention « vin de Bourgogne rouge et ordinaire » laisse penser que les « grands » vins de Bourgogne étaient des vins blancs).

19 Conclusion

A l’issue de cette étude sur les grands restaurants français, nous pouvons esquisser une typologie de ces établissements, prenant en compte les lieux, les acteurs, les produits et les plats proposés. Les deux premières catégories correspondent aux restaurants parisiens : Ce sont les restaurants de palaces d’une part, les restaurants de chefs propriétaires d’autre part. Si leur clientèle et leur localisation sont identiques, leur cadre (superficie, décor) et leur personnel (chefs, brigades) ne sont pas les mêmes, car les sociétés ou les riches propriétaires des palaces parisiens peuvent assumer des coûts de fonctionnement très élevés pour des établissements de restauration qui sont d’abord une vitrine et une image de marque. Les deux autres catégories correspondent aux restaurants de province, associés le plus souvent à des hôtels : ce sont d’une part les « institutions gastronomiques » situées sur l’axe Nord-Sud (Alsace, Bourgogne, Vallée du Rhône, Côte d’Azur) avec des chefs issus de prestigieuses dynasties familiales (Haeberlin, Troisgros, Pic) ; d’autre part des établissements enclavés, localisés à l’ouest d’une ligne Paris-Lyon-Marseille, tenus par des chefs autodidactes ou n’étant pas descendants d’une lignée de grands cuisiniers, souvent originaires du lieu d’implantation du restaurant, qui réinventent la gastronomie en puisant dans la cuisine régionale et les produits locaux. Ces restaurants ont un rôle important dans la dynamique de développement local, car la clientèle aisée de ces établissements reste le plus souvent une nuitée et favorise le commerce local et les activités de loisir autour du tourisme gastronomique et du tourisme vert. L’avenir du luxe alimentaire en France est dans la réinvention des terroirs et des traditions alimentaires qui ont fait la renommée de la gastronomie française. Cette typologie peut être affinée par celle esquissée par Rémy Knafou (2008). Ainsi, les « institutions gastronomiques » de province correspondent principalement à ce que Rémy Knafou appelle le « grand restaurant étape », tandis que « les établissements gastronomiques enclavés » correspondent à ce qu’il appelle « le grand restaurant- destination ». Les restaurants parisiens ainsi que le Petit Nice à Marseille, et dans une moindre mesure le Château les Crayères à Reims, seraient à intégrer dans le type du « grand restaurant métropolitain » ; tandis que les restaurants Alain Chapel et Georges blanc près de Lyon ainsi que les restaurants l’Hostellerie de Plaisance et Cordeillan-Bages près de Bordeaux pourraient être classés dans la catégorie du « grand restaurant périmétropolitain ». Notre étude comporterait un seul « grand restaurant de station », le Louis XV à Monte Carlo. Il est à noter que cette typologie est fluctuante dans le temps : la Maison Troisgros qui était dans le passé un « grand restaurant-étape » près de la très fréquentée route nationale 7, est aujourd’hui de plus en plus un « grand restaurant-destination », car la construction de l’autoroute a fait de cette étape sur la nationale 7 un angle mort du territoire. De même le Château les Crayères à Reims peut de plus en plus être considéré comme un grand restaurant « périmétropolitain » : les produits proviennent en partie de Rungis, la carte fait référence à des producteurs de la région parisienne comme Joël Thiebault et le TGV place Reims à moins d’une heure de la capitale.

Bibliographie

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Article accepté à paraître dans V. Marcilhac et V. Moriniaux (dir..), Les établissements de restauration dans le monde , Paris, L’Harmattan (coll. Géographie et cultures)

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