Marcilhac. Espaces Et Pratiques Des Grands Restaurants En Francecnu

Marcilhac. Espaces Et Pratiques Des Grands Restaurants En Francecnu

Espaces et pratiques des grands restaurants en France Vincent Marcilhac ATER à l’Université Paris-Sorbonne Laboratoire ENeC (UMR 8185) Introduction Les historiens ont montré que le « grand restaurant » est une invention française (Spang, 2001), dont le modèle parisien s’est rapidement diffusé dans toute l’Europe au cours du XIX e siècle. Le « grand restaurant » a été peu étudié en sciences sociales et sa définition reste encore bien floue (Etcheverria, 2011, p. 10). Cet article vise, à travers une démarche géographique, à mieux caractériser les spécificités de ce type d’établissement de restauration à l’échelle de la France. Se pose d’abord le problème méthodologique de la classification et des critères de classification pour distinguer le « grand restaurant » des autres établissements de restauration. Une approche qui ne retiendrait qu’un seul critère -le prix- pour définir le « grand restaurant » n’est pas suffisant : la qualité gastronomique des plats, la théâtralité du lieu, la qualité du service sont des critères sont autant de critères à intégrer dans la définition du grand restaurant. Cette remarque permet de bien le différencier du « restaurant de luxe » et du « restaurant gastronomique » : l’un et l’autre ne sont pas nécessairement répertoriés dans les guides, à la différence du « grand restaurant » qui est à la fois un « restaurant gastronomique » par le raffinement culinaire des mets et un « restaurant de luxe » par les tarifs, le décor somptueux et la qualité du service. Quelques travaux ont permis d’esquisser une méthodologie pour aborder une étude géographique des grands restaurants en France. Le mémoire universitaire de François Blanchon (1988) et l’article scientifique de Guy Chemla (1989) se sont appuyés sur la comparaison des classements de plusieurs guides ( Michelin, Gault-Millau, Champérard, Bottin Gourmand) pour définir le « restaurant gastronomique ». Cette méthode nous semble pertinente (à l’exception de l’usage de l’expression « restaurant gastronomique », que nous remplaçons par « grand restaurant »), car les guides ont un rôle central dans l’expertise de la qualité et dans la construction de la réputation d’une grande table. De plus, le fait de s’appuyer sur quatre guides, dont les conventions de qualité gastronomique diffèrent, s’inscrit dans une démarche critique, en évitant d’établir la liste des établissements à étudier qu’à partir du seul Guide Michelin, qui est encore aujourd’hui le guide gastronomique de référence en France 1. Les critères pour sélectionner un restaurant sont extrêmement subjectifs et varient d’un guide à l’autre. Si le goût est un critère primordial, d’autres sens comme la vue, l’odorat et le toucher, interviennent dans l’appréciation d’un plat. Le décor, le volume sonore, la qualité de l’accueil et du service, sont autant de critères à prendre en considération dans la définition d’un « grand restaurant ». Afin de pouvoir mettre notre travail en perspective avec les études réalisées précédemment par Guy Chemla et François Blanchon, nous avons utilisé les mêmes guides (édition 2008) pour sélectionner les établissements étudiés : ce sont les restaurants ayant obtenu au moins 2 étoiles au Guide Michelin , 3 toques et 17/20 au Gault-Millau , 3 points au Champérard , 3 étoiles au Bottin Gourmand . Leur démarche est commerciale et vise à satisfaire leurs lecteurs. Les critères de classement diffèrent donc selon les types de lecteurs auxquels s’adressent ces guides. Ainsi, le Gault-Millau prend davantage en compte la créativité que le Guide Michelin , tandis que le décor est pris davantage en considération dans ce dernier. Nous avons ainsi pu sélectionner 33 restaurants 2. Trois autres établissements ont été rajoutés à notre étude, afin de prendre en compte un regard exogène, avec le classement international (2008) réalisé par le magazine britannique Restaurant depuis 2002 : la Maison Troisgros à Roanne (42), l’Atelier de Joël Robuchon (75007) et le restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée (75008) à Paris. 1 C’est ce qui explique l’intérêt de quelques géographes dans les années 2000 pour l’étude du Guide Michelin , d’autant que les spécialités mentionnées par les restaurants étoilées depuis les années 1930 constituent une base de données riche. 2. On peut s’étonner de l’absence du restaurant les Prés d’Eugénie dans notre sélection. Cette « anomalie » tient au fait que depuis 2003, le Guide Champérard ne note plus le restaurant de Michel Guérard, en raison de l’opposition de Marc de Champérard pour la « cuisine minceur ». 1 Afin de mieux définir les caractéristiques du « grand restaurant », nous avons étudié les 36 restaurants sélectionnés 3, en utilisant trois types de ressources : les sources écrites (guides gastronomiques, livres, revues spécialisées, mémoires universitaires pour les restaurants de Michel Troisgros, d’Alain Passard et de Michel Bras), les sites internet des restaurants étudiés, et un questionnaire envoyé aux chefs des 36 restaurants 4. Nous avons reçu 15 réponses : 11 chefs (4 à Paris, 7 en province) ont répondu à notre questionnaire 5, 3 ont répondu négativement (restaurant Alain Chapel à Mionnay, restaurant le Petit Nice à Marseille, restaurant la Côte Saint Jacques à Joigny). Enfin un chef (Guy Savoy) nous a répondu en nous fournissant des informations et des documents, mais sans répondre au questionnaire. Le questionnaire s’inspire de la méthode élaborée en 1988 par Fanny Berland pour l’étude géographique du restaurant gastronomique Troisgros à Roanne. L’analyse comporte trois volets : une géographie des lieux, une géographie des acteurs, une géographie des produits. En mars 2009, Alain Passard, qui n’avait pas répondu à notre enquête, a accepté de répondre à un questionnaire simplifié comportant cinq questions 6. Il a été élaboré à partir des données rassemblées par François Blanchon en 1988, afin de pouvoir établir une comparaison. Les caractéristiques du « grand restaurant » sont présentées en trois volets (les lieux, les acteurs, les produits), selon une méthodologie établie en 1988 par Fanny Berland, qui a été la première étudiante en géographie à écrire un mémoire universitaire sur un grand restaurant, la Maison Troisgros à Roanne. Nous nous appuyons également sur la notion de « scénario » (Gomes, 2008), désignant une scène où l’acte alimentaire est théâtralisé et ritualisé, pour analyser l’expérience gastronomique du luxe alimentaire dans les grands restaurants. Géographie des lieux Sur les 36 établissements étudiés ( cf. figure 1), 17 sont des restaurants parisiens, l’Ain et la Gironde comptent respectivement deux établissements. Les Alpes-Maritimes, l’Aveyron, les Bouches- du-Rhône, la Drôme, l’Ille-et-Vilaine, le Jura, la Loire, la Haute-Loire, le Lot-et-Garonne, la Marne, la Moselle, le Haut-Rhin, la Saône-et-Loire, l’Yonne, comptent chacun un établissement. Enfin, la cité- Etat de Monaco compte également un établissement de cette catégorie. 3. Voir la liste en annexe 1. 4. Voir le questionnaire en annexe 2. 5. Yannick Alléno, Georges Blanc, Michel Bras, Didier Elena, Jean-Paul Jeunet, Jacques Lameloise, Guy Martin, Régis Marcon, Anne-Sophie Pic, Michel Rostang, Alain Solivérès. Notons qu’en 2009, Didier Elena a quitté le Château les Crayères (Reims) et Jacques Lameloise a pris sa retraite. Notons également qu’Olivier Roellinger a fermé son restaurant étoilé en décembre 2008 et que Jean-François Piège a quitté le Crillon en août 2009. 6. Voir le questionnaire simplifié en annexe 3. 2 Figure 1. Localisation des 36 restaurants étudiés en 2008 (Marcilhac, 2008). Une géographie des lieux doit d’abord montrer le lien entre le chef et le restaurant (cf. figure 2). Sur les 14 chefs-propriétaires de province, 12 sont originaires de la région d’implantation de leurs restaurants : seuls Michel Trama à Puymirol et Jacques Chibois à Grasse se sont implantés respectivement dans le Périgord en 1978 et sur la Côte d’Azur en 1982. Sur les 12 chefs-propriétaires originaires de la région d’implantation de leur restaurant, 10 ont repris le restaurant familial, dont la notoriété remonte à plusieurs générations, constituant ainsi de véritables dynasties familiales. Ils forment de véritables institutions, des hauts-lieux de la gastronomie française. C’est le cas de Anne- Sophie Pic (la Maison Pic existe à Valence depuis 1936, même si la dynastie familiale remonte à la fin du XIX e siècle), de Michel Troisgros (les Troisgros sont implantés à Roanne, près de la gare, depuis 1930), de Marc Haeberlin (la famille est implantée à Illhaeusern depuis 1882), de Jacques Lameloise (la famille est implantée à Chagny depuis 1920), de Jean-Georges Klein (famille implantée à Baerenthal depuis le début du XX e siècle), de Jean-Michel Lorain (famille implantée à Joigny depuis 1945), de Georges Blanc (la famille est implantée dans le village de Vonnas depuis 1872) et de Gérald Passédat (la famille est implantée à Marseille depuis 1917). Jean-Paul Jeunet (famille implantée à Arbois depuis le milieu du XX e siècle) et Régis Marcon (famille implantée à Saint- Bonnet-le-Froid depuis 1948) forment la deuxième génération et n’ont pas été précédés d’une notoriété antérieure. Pour les deux autres chefs (Michel Bras et Olivier Roellinger) originaires de la région d’implantation de leurs restaurants, le premier a d’abord repris le restaurant familial à Laguiole avant de créer un nouvel établissement à l’extérieur de la ville au début des années 1990, le second n’est pas issu d’une famille de restaurateurs, mais il a fondé son restaurant gastronomique dans sa 3 maison natale à Cancale en 1982. Sur ces quatorze chefs, trois seulement ne sont pas issus de familles de restaurateurs : Jacques Chibois, Olivier Roellinger et Michel Trama. Sur les quatorze chefs- propriétaires en province, un seul est implanté dans une métropole (Gérald Passédat à Marseille), trois sont implantés dans des villes moyennes (Anne-Sophie Pic à Valence, Jacques Chibois à Grasse et Michel Troisgros à Roanne), les dix autres sont implantés dans des petites villes, des bourgs et des villages.

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