L’ÉDITO DE FRANÇOIS MITTERRAND

POLITIQUE & TÉLÉVISION NUMÉRO 15 La maquilleuse m’a composé un fond de teint, ce odeurs de poussière d’été. Les mots dansaient dans POLITIQUE & que je n’aime guère. Elle m’a expliqué que c’était indis- ma tête et restaient au niveau du larynx. Et le peu qui pensable. Je deviens docile en vieillissant. Petit bout en sortait échappait aux normes grammaticales. Sale d’aimable conversation. Un coup de peigne. Top. On affaire ! Cet examen raté, faute d’avoir émis un son clai- TÉLÉVISION commence. Impossible de s’y résigner. Si bien qu’assis rement articulé, je ne cesse pas de le passer. Aujourd’hui TOUCHE PAS À MON POSTE ! sous l’œil brûlant des projecteurs, il reste à concentrer encore, parler en public déclenche en moi une sorte de sa mémoire sur les points de repère d’un texte soigneu- refus. L’excès de langage est un procédé coutumier à qui sement préparé à parler, sans perdre le fil qui menace à veut faire diversion. tout instant de casser. Cet effort vide le regard. La bouche PATRICK s’ouvre ou se ferme sur un discours qui essaie de rattraper Mais je reviens au règlement des émissions télévisées. la pensée quand il ne la précède pas, ce qui provoque Chaque essai simule le direct. C’est-à-dire que, de la POIVRE une série de mouvements disharmoniques comme un seconde où l’orateur se tait, le film ne peut être retouché. play-back mal ajusté. La liaison malencontreuse, le bafouillage, l’éternuement, le saignement de nez, l’évanouissement sont désormais D’ARVOR Après un temps, qui paraît toujours long, pendant lequel inexpugnables. « Les monarques sont les techniciens font leurs réglages, un opérateur annonce moins impressionnants à haute voix le compte à rebours : 10, 9, 8, 7, et s’arrête à 3. Pour notre dernière intervention du deuxième tour de Silence. Une lampe rouge fixée sur la caméra s’allume : l’élection présidentielle de 1965, le général de Gaulle et qu’ils ne l’étaient » c’est parti. Je n’apprécie pas beaucoup cette attente du moi, seuls en lice, avions un crédit de huit minutes. Je déclic. Les traits se feignent. Je me ferme en moi-même n’ai pu employer le mien qu’après une heure et demie plutôt que d’hésiter entre des attitudes dont aucune ne d’immobilité, pupilles brûlées par les projecteurs qui me sera naturelle au bout de trois secondes. J’entends déjà dardaient. Chaque fois que je m’élançais, j’étais arrêté le commentaire du lendemain : « Vous aviez l’air trop dur, net par un « incident technique » provenant soit du son, trop crispé, au début, ensuite ça s’est arrangé. » Essayez soit de l’image. J’en avais mal au dos, la langue sèche et donc ! L’oral de mon premier bac hante parfois encore les idées brouillées. Pierre Badel, qui me conseillait, finit mes rêves. Je me vois face à l’examinateur, dans cette par menacer de casser la baraque. Je pus terminer d’une salle de la faculté des Lettres de Poitiers, aux bonnes traite. —

Sources : La Paille et le Grain, Flammarion, 1975 L’Abeille et l’Architecte, Flammarion 1978

3 4 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX

6 POLITBURO JEAN-LUC MÉLENCHON par Édouard Philippe

10 JE T’AIME MOI NON PLUS LÉA SALAMÉ « Je dois ma carrière à Michel Charasse »

18 POUR QUI VOTEZ-VOUS ? LAURENT BINET

24 GRAINE DE STAR ARNAUD DROUOT Les enchères montent

28 L’INTERVIEW D’UN CHARLES CHARLES-ANGE GINÉSY « On a une diarrhée législative hallucinante ! » © PATRICE NORMAND POUR CHARLES/DG © PATRICE 5 6 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX POLITBURO

MÉLENCHON OU L’ÉLÉGANCE DU HÉRISSÉ par ÉDOUARD PHILIPPE Député républicain et maire du Havre

’est certainement parce qu’il ne l’a jamais rencontré qu’Édouard Philippe peut tracer en toute équanimité un portrait vif et sincère de Jean-Luc Mélenchon. Ce fidèle juppéiste ne partage évidemment pas grand-chose, idéologiquement parlant, avec le leader du Parti de gauche. C Et pourtant, en grattant un peu… illustrations Anne-Gaëlle Amiot

À droite, on aime bien Mélenchon. vouloir rétablir le féodalisme ; je suis attaché à mon pays, Il est la gauche que nous avons toujours adoré détester. il me soupçonne de trahir l’humanité ; je suis gaulliste, il Celle d’avant Emmanuel Macron. La gauche de la gauche, abhorre les institutions de la vème. les « bolcheviques ». Bref, je suis de droite, et le fait que certains dans ma Pour être tout à fait honnête, on aime surtout les bol- famille politique me reprochent de ne pas l’être assez ne cheviques depuis qu’ils ne font plus si peur et qu’ils ne me fera jamais rentrer en grâce auprès d’un bolchevique : sont plus si nombreux. Et pour être totalement franc, il veut voir ma tête fichée sur une pique. Au sens imagé on les apprécie d’autant plus qu’ils sont, pour le PS, une du terme, s’entend. Enfin j’espère. mauvaise conscience et un reproche constant. Je ne connais pas Jean-Luc Mélenchon, je crois même ne J’ajoute qu’on les connaît bien au Havre. Nous en avons l’avoir jamais croisé. mis du temps à faire tomber « la plus grande municipalité Je lui dois pourtant quelque chose, même s’il ne l’a pro- communiste de » : trente ans ! bablement jamais su. Un de mes amis était son assistant Précisons-le quand même, ce nom de « bolchevique » parlementaire et nous préparions ensemble un concours. n’a pas sous ma plume de caractère insultant. Péjoratif, C’était l’été. Le bureau du sénateur était libre. Nous l’avons peut-être. Mais pas insultant. squatté pendant un mois, nous avons beaucoup travaillé Car, soyons clair, ce mot signale un adversaire. Plus et nous avons fini par l’avoir, ce concours. Peut-être grâce exactement, c’est le bolchevique qui m’a depuis toujours à la tranquillité estivale du palais du Luxembourg. Ou à désigné comme son ennemi. Je défends la liberté indivi- l’esprit des lieux ? duelle, c’est pour lui de l’égoïsme bourgeois ; je crois à la J’espère qu’il continuera à ignorer cette anecdote : il n’est responsabilité de chacun, il y voit le refus des ambitions jamais agréable de s’apercevoir qu’on a réchauffé une collectives ; je suis contre l’égalitarisme, il me suspecte de vipère en son sein. suite p. 8

7 8 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX JEAN-LUC MÉLENCHON

Qu’est Jean-Luc Mélenchon dans le fond ? Un tribun que Jean-Luc Mélenchon nous crie depuis des années. qui court les plateaux de télévision le couteau entre Dans le désert et en vain. les dents, interpellant les institutions internationales, Un homme qui prend la politique, c’est-à-dire les idées, au conspuant les banques et sommant les capitalistes de lui sérieux. Un tribun qui veut en appeler à la raison autant donner une corde pour les pendre ? Trop simple. qu’aux émotions, un homme hérissé par la société du Négligeons les engagements trotskystes de sa jeunesse ; spectacle, par la frivolité des discussions, l’inanité des tout le monde sait que c’est une excellente formation. débats et l’inculture des commentateurs. Un Léon Bloy Mettons de côté sa fascination pour les défilés militaires fanatiquement laïc, un Bernanos farouchement répu- de la place Rouge ; c’est un amoureux des grands spec- blicain exaspéré que « la colère des imbéciles remplit le tacles. Oublions, un instant seulement, ses emballe- monde ». ments successifs pour tous les gauchismes pourvu qu’ils Non, décidément, Mélenchon n’est pas le bolchevique soient méditerranéens ; ses enthousiasmes impardon- qu’on décrit et qu’il aurait peut-être souhaité être. nables pour toute expérience totalitaire, pour peu qu’elle Un montagnard, certainement. Ni Robespierre, ni Saint- soit tiers-mondiste et qu’elle se dise « socialiste » ; la révo- Just, mais Danton, avec sa faconde, son audace, ses lution est toujours plus belle au soleil. Oublions momentanément les exagé- rations, les injustices, les outrances et les dérapages. Que reste-t-il, quand on gratte sous le Que reste-t-il, quand on gratte sous « bolchevique » ? le « bolchevique » ? Peut-être l’essentiel. Peut-être l’essentiel. Un républicain, un républicain total Un républicain, un républicain total qui n’est qui n’est attaché au « socialisme » attaché au « socialisme » que parce qu’il y voit, que parce qu’il y voit, comme le disait Jaurès, l’accomplissement de la Répu- comme le disait Jaurès, l’accomplissement blique « jusqu’au bout ». Un vrai bolche- de la République « jusqu’au bout ». vique ne saluerait pas la victoire d’un adversaire. Mélenchon le républicain le fait, et s’incline devant elle. Comme nous savons le faire. Un patriote, habité par une idée certaine de la France et outrances, sa certitude d’être parmi les meilleurs et sa de sa vocation. Oh bien sûr, son patriotisme est interna- tristesse d’être le seul à le savoir. tionaliste, il est universaliste, il est jacobin, il ne supporte Et il nous manquera, Mélenchon. ni les enracinements, ni les identités. Il n’est pas le mien, Parce qu’un jour, las de porter des idées que personne mais il n’est pas moins sincère et je le respecte. La France, ne veut plus entendre, et fatigué de devoir se battre Je pense qu’il ne m’en voudrait pas, en revanche, de le blique. Et il terrorise les médias, alors que j’en suis encore pour Mélenchon, est une « nation politique », une idée, une plus contre ses amis que contre ses adversaires, il nous qualifier de «bolchevique ». à être reconnaissant aux micros de se tendre vers moi. étincelle pour éclairer le monde quitte à y mettre le feu, quittera, Mélenchon. D’abord parce que ce que peut penser de lui un – encore Ensuite, parce qu’il lui est quand même arrivé de comme les soldats de l’an ii. Ce patriotisme-là aussi a fait Il plaquera tout, laissera tout tomber, ira « bayer aux cor- jeune – député de droite lui est probablement indif- l’assumer ce substantif propre à épater le bourgeois et à la France. neilles » ou se replonger dans ses livres de philosophie. férent. Il aurait raison : nous ne boxons pas dans la émoustiller les journalistes. « Dans notre bande, il y a les Un homme capable d’une vision et d’un dessein. Sont-ils Bien sûr il se précipitera vers un micro pour l’annoncer. même catégorie. Il a été candidat à la présidence de la bolcheviques et les mencheviques. Toi, tu es un menche- si nombreux à raisonner à l’échelle du monde et à penser Et comme Danton, dans un dernier mouvement d’orgueil République, je laboure le terrain ; il tente d’ébranler « le vique, un branleur », assenait-il à un collaborateur qui ne les espaces maritimes ? Sarkozy avait eu cette intuition et de regrets, il nous dira : « Quand même, ma tête, elle n’en système », j’apporte modestement ma pierre à un édifice ; le suivait pas dans sa rupture avec le Parti socialiste. avec le Grand Paris, l’Axe Seine et les ports de la Manche. valait pas la peine ? » — il veut fonder une vième République quand je serais Et enfin, parce que ça lui ferait sans doute plaisir. Les océans sont à la fois l’avenir et le problème de l’hu-

heureux que nous retrouvions simplement « la » Répu- Il ne m’en voudrait pas, mais aurais-je totalement raison ? POUR CHARLES ANNE-GAËLLEAMIOT © manité et la France gâche sa vocation maritime, voilà ce

9 10 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX JE T’AIME... MOI NON PLUS LÉA SALAMÉ « Je dois ma carrière à la télévision à Michel Charasse » Des passes d’armes, j’en ai eu des milliards » , dit Léa Salamé. Pour la journaliste formée sur les chaînes d’info (Public Sénat, France 24 puis i-Télé), la saison passée aura été celle de la “consécration. Confirmée à son rôle de polémiste chez Laurent Ruquier dans « On n’est pas couché », elle a rejoint la matinale de France Inter où chaque jour, elle est chargée du 7h50. Interviews musclées, mal vécues, grands moments ou scoops, Léa raconte tout à . Ou presque. Charles Propos recueillis par Philippe Antoine portraits Philippe Gomont

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« J’ai été invitée à deux reprises à l’Élysée, à déjeuner avec François MICHEL CHARASSE Hollande. Je me suis retrouvée à ACCÉLÉRATEUR DE CARRIÈRE sa table, à l’écouter me confier qu’il m’écoute chaque matin sur France Inter. « Je dois indirectement ma carrière à la télévision à François Hollande peut se montrer plutôt Michel Charasse. C’était en 2003, je travaillais comme charmant et c’est bien le vrai danger programmatrice pour la chaîne Public Sénat. Mon travail consistait à appeler des personnalités politiques pour de ce genre de rencontres. » les faire venir en plateau. Autant dire que ça ne m’inté- ressait pas beaucoup. Trois mois après mes débuts se tient le congrès de l’Association des maires de France à la porte de Versailles. C’est un événement important pour Public Sénat, la chaîne des territoires. On avait un LE CHARME DE plateau sur place. Je devais aller chercher des têtes d’af- fiches connues dans la salle pour les amener à parler FRANÇOIS HOLLANDE en direct. J’y vais et je vois au loin Michel Charasse, à l’époque sénateur. J’arrive devant lui, je lui fais tout un petit numéro au Je me revendique de tradition journalistique anglo- culot en expliquant que bien sûr, on adorerait avoir saxonne. Je n’aime pas déjeuner avec les politiques. Je son expertise en plateau. Je ne lui dis pas que c’est sais que lorsque l’on travaille au service politique d’un pour Public Sénat, il ne me le demande pas non plus. grand média, c’est un passage obligé. C’est un exercice Très enjoué, il accepte et me répond : “Aucun problème, très perturbant. J’ai été invitée à deux reprises à l’Élysée, je vous suis mademoiselle” Ce que je ne savais pas, c’est à déjeuner avec François Hollande. C’est une personne qu’à l’époque il était fâché à mort avec le président de humainement très sympathique. On peut lui reprocher Public Sénat, Jean-Pierre Elkabbach. Charasse refusait plusieurs choses sur le plan politique stricto sensu, de mettre les pieds sur la chaîne depuis deux ans. À mais ni sa répartie ni son capital sympathie. Je me suis mesure qu’on approche, il se rend compte que je l’avais retrouvée à sa table, à l’écouter me confier qu’il m’écoute invité sur le plateau de Public Sénat. Il s’arrête net et chaque matin sur France Inter. Je peux légitimement en me dit : “Hors de question que je mette un seul pied sur douter mais quand il fait référence à trois de mes récentes cette chaîne.” Je suis liquéfiée, je le conjure de ne pas me interviews, ça montre sa maîtrise. On se retrouve à parler faire ça, j’y vais au culot total, je sors toutes les excuses d’actualité, sans prise de notes. François Hollande peut possibles. Finalement, au bout de plusieurs minutes, il se montrer plutôt charmant et c’est bien le vrai danger me concède : “Bon allez, deux questions et on n’en parle de ce genre de rencontres. À contrario, il m’est arrivé de plus !” Il va en plateau et Elkabbach, dans son bureau déjeuner avec des hommes politiques beaucoup moins à Paris, voit Charasse sur sa télévision, en direct sur sa sympathiques et de les juger à l’aune de leur caractère. chaîne. Il appelle le rédacteur en chef comme un dingue C’est un danger : on n’en a rien à faire qu’ils soient et demande : “Comment avez-vous fait pour ramener charmants, on attend seulement qu’ils soient compé- Charasse !?” Elkabbach me convoque le lendemain dans tents et qu’ils présentent un bon bilan. Quand je peux son bureau. Je me suis dit que j’allais me faire engueuler. éviter ces situations, je les évite. Notre profession souffre Il me reçoit une minute et dit : “Demain, vous passez à déjà suffisamment, il faut éviter au maximum les risques l’antenne. Vous faites le flash.” de connivence. illustrations Benjamin van Blancke

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« est très compliquée à interviewer, c’est un personnage très charismatique. Il ne faut pas tomber dans la facilité en l’attaquant sur son supposé laxisme, encore moins sur les questions de l’insulte raciale pour ne pas lui offrir cette position de victime. »

SEULE FACE LE SCOOP À CHRISTIANE PHILIPPOT TAUBIRA

Les gros coups journalistiques se préparent bien en Recevoir Christiane Taubira, c’est un gros coup. Elle parle amont. Il vous faut une excellente programmatrice qui peu à la télévision. Elle est très compliquée à interviewer, n’hésite pas à “harceler” les politiques. Pour Florian c’est un personnage très charismatique. Il ne faut pas Philippot, qui m’a donné l’exclu sur France Inter au su- tomber dans la facilité en l’attaquant sur son supposé jet de la révélation de son homosexualité par Closer, laxisme, encore moins sur les questions de l’insulte c’est différent. Il faut remonter à 2013, je présentais un raciale pour ne pas lui offrir cette position de victime. Il débat d’actualité “On ne va pas se mentir” sur i-Télé. À fallait donc éviter toutes les choses qu’on lui accole tra- l’époque, Philippot m’appelait régulièrement pour y par- ditionnellement. Je l’interroge sur sa position : “Mais où ticiper, pour me dire qu’il était “scandaleux qu’un parti êtes-vous ? Vous vous planquez Christiane Taubira. Sur représentant 25 % des Français n’ait pas la parole.” J’étais l’affaire Dieudonné, on ne vous a pas entendue. Sur Charlie de son avis mais la politique de la chaîne à l’époque était Hebdo, vous vous êtes si peu exprimée. Que faites-vous ?” de ne pas inviter le FN. Je me suis battue avec ma direc- Elle s’est montrée très tendue après mes questions. Notre tion pour infléchir cette position. Arrive l’épisode Clo- échange était serré. Mais outre la tension, c’est peut-être ser. Je propose à Patrick Cohen d’inviter Philippot pour la première fois où je me suis sentie seule sur le plateau. Je réagir. Il me dit qu’il faut évidemment essayer. J’envoie le dis d’autant plus que j’estime Aymeric Caron pour son alors un texto à Philippot et il me répond tout de suite : professionnalisme. Il fait le job, il mord au mollet et ne “Laissez-moi le week-end et je viens lundi matin.” On allait lâche jamais. Je me rappelle sa passe d’armes avec Najat avoir l’exclusivité par rapport à tous les autres médias. Je Vallaud-Belkacem au sujet de l’éducation. Mais face à passe mon week-end à préparer l’interview. C’est com- Taubira, je trouve qu’il a troqué sa casquette de journa- pliqué, il s’agit d’affaires privées. J’opte pour une formule liste pour celle de militant. Je pense qu’il ne s’en est pas originale : “Bonjour, ce matin vous êtes en colère ou vous rendu compte, tout comme Laurent Ruquier. J’ai au final êtes soulagé ?” Lui qui est toujours placide et dans le total eu le sentiment de me trouver ce soir-là sur un plateau contrôle était très affecté, ça se voyait. C’est la première Taubira-compatible. Je n’avais pourtant aucune envie de fois que je le voyais aussi stressé. On était loin de l’in- “me faire Taubira”. J’avais envie d’une interview musclée terview radio traditionnelle où le rapport entre les per- en évitant les clichés et autres facilités. Je leur ai dit à la sonnes est quasi animal. fin de l’émission : “Vous m’avez laissée seule ce soir.” J’ai mal vécu cette interview même si elle est réussie. © BENJAMIN VAN BLANCKEVAN © BENJAMIN POUR CHARLES

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LA LEÇON DE TÉLÉVISION ZEMMOUR DE JEAN-LUC MÉLENCHON LE DOUTE

J’ai interviewé deux fois Jean-Luc Mélenchon pour “On C’est de loin l’interview la plus compliquée qu’il m’ait été n’est pas couché”. Il est venu une première fois lors de donné de faire. J’ai travaillé un an avec Éric Zemmour sur la huitième émission de la saison. J’étais très stressée. i-Télé. J’animais “Le Match hebdomadaire” entre lui et « Je prends le livre de Zemmour Mes débuts ont été très difficiles. Cette émission est une Nicolas Domenach. Nos relations étaient bonnes, j’avais et je m’appuie dessus comme un arène. Ça n’a rien à voir avec les interviews que je menais beaucoup aimé arbitrer leurs débats. Au mois d’avril sur les chaînes d’info. Arrive Jean-Luc Mélenchon, ce 2014, Zemmour me prévient qu’il prépare un livre pour bouclier. Je lui demande : “Vous bateleur et très bon client pour les médias. J’étais très la rentrée. Il me répète : “J’ai une bombe, ça va défourailler, êtes en train de réhabiliter Pétain anxieuse de me retrouver face à lui dans les conditions je vais tout faire péter avec ce livre. Ça va être du Kärcher.” avec ce livre, pourquoi faites-vous de cette émission : une heure où nous pouvons tous les Il me confie son titre (Le Suicide français − NDLR), me deux développer notre argumentation. Je me suis tout demande ce que j’en pense. Il conclut : Je vais tout faire ça ?” Le passage est extrêmement de suite dit que ça allait être compliqué. J’avais préparé valser, tu verras.” En juin, Laurent Ruquier m’appelle pour tendu. Je sais qu’à partir de ce toute une séquence où je lui disais : “Vous vous déclarez rejoindre “On n’est pas couché”. À partir de ce moment- moment, la promotion de ce livre anti-système mais vous en faites intégralement partie ! Vous là, je sais qu’on recevra Éric Zemmour en plateau, pour la sera totalement enraillée. » avez table ouverte partout !” Je me suis lancée dans cette sixième émission (le 4 octobre 2014 − NDLR) de la saison. joute verbale et j’ai alors fait ce qu’il ne faut jamais faire Ce n’est pas un ami mais je sais que je vais risquer très en télévision, m’énerver. J’ai commencé à le pointer du gros. Je reçois le bouquin et je me rappelle être partie en doigt, à me rapprocher de ma table et lui asséner : “Vous week-end à Besançon. Je lis le livre et là... je sursaute. faites partie du système M. Mélenchon, que vous le vouliez Je connaissais Zemmour : ses obsessions sur l’Islam, ou non !” Lui a été très malin. Il m’a regardée en train les femmes, les homosexuels. Rien ne m’étonnait dans de m’exciter toute seule et m’a dit : “Vous devriez vous ce livre, c’était un condensé de sa personne. Jusqu’à regarder à l’image, avec votre doigt pointé sur moi, l’image ces quelques pages au milieu de l’ouvrage, le fameux n’est franchement pas belle.” Il avait mille fois raison. chapitre concernant le maréchal Pétain et la remise Le lendemain, de nombreux sites Internet ont repris en cause du régime de Vichy tel que l’écrivain Robert la séquence en expliquant qu’il m’avait ridiculisée. Je Paxton l’avait raconté dans son livre référence. Je me n’avais pas ce sentiment-là. Certes, il m’avait remis à ma demande ce que cherchait à faire Zemmour. J’ai appelé place d’une façon assez maligne, mais je ne me sentais de nombreux historiens pour me préparer au maximum pas ridiculisée. Mais c’est la règle du jeu. Là où Jean-Luc pour cette interview. Je savais que je devais être préparée Mélenchon a été extrêmement fort, surtout quand on à 110 %. Ce passage est de la nitroglycérine. Arrive le connaît ses relations tourmentées avec les médias, c’est soir du plateau. Il faut savoir que nous ne communi- le fauteuil central. Il y a énormément de tension, il s’est partir de ce moment, la promotion de ce livre sera totale- de le voir écrire sur sa page Facebook, le lendemain, un quons pas entre nous, avec Laurent Ruquier et Aymeric déjà engueulé avec Michel Denisot un peu plus tôt. Il doit ment enraillée. Il y a eu un torrent de réactions, jusqu’au post pour expliquer : “On me raconte que j’ai ridiculisé Léa Caron, au cours de la semaine. On se parle juste quelques être une heure du matin. La fin de l’interview arrive. Je président de la République en personne. C’est là que j’ai Salamé. Pas du tout, c’était une émission vive et j’ai répondu minutes avant l’antenne pour se mettre d’accord sur ce me demande alors : “Est-ce que j’y vais sur Pétain ?” Je mesuré la force de ce type d’émission. Je me suis dit que à ses questions.” Il m’avait défendue. J’ai trouvé ça chic qu’on va dire sur chaque invité. Caron avait préparé des reconnais un vrai moment de doute. J’hésite et je dois j’avais bien fait. Si je n’en avais pas parlé, j’aurais fait une de sa part. Les observateurs ne sont pas toujours dans chiffes sur l’immigration ; Ruquier voulait le lancer sur admettre que j’ai peur. Je fais signe à Ruquier qu’il me erreur journalistique et quelqu’un d’autre l’aurait fait à le juste. Ils ont besoin d’imaginer qu’il s’agit d’un match, le mariage pour tous. Quant à moi, je les préviens que je reste une dernière question avec le doigt. Lui me fait com- ma place. Je ne regrette rien. » — d’un combat dans lequel l’un tue l’autre : “Mélenchon : vais parler de Pétain. Ils me regardent tous les deux, l’air prendre que j’exagère, que nous sommes déjà en retard. Je 1 – Salamé : 0.” Six mois plus tard, nous l’avons reçu à de dire : “Mais de quoi tu parles ?” En fait, ils n’avaient pas me lance, je prends le livre de Zemmour et je m’appuie nouveau pour son livre sur l’Allemagne. Ça c’est très bien vu ce passage, car cela ne concerne que quelques pages dessus comme un bouclier. Je lui demande : “Vous êtes passé, j’ai beaucoup appris de cette erreur. Celui qui sort en milieu d’ouvrage. C’est drôle d’ailleurs de voir Ruquier en train de réhabiliter Pétain avec ce livre, pourquoi faites- de ses gonds a perdu d’avance. lire le passage incriminé en direct. Zemmour arrive sur vous ça ?” Le passage est extrêmement tendu. Je sais qu’à © PHILIPPE GOMONT POUR CHARLES

17 18 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX BULLETIN

POUR QUI VOTEZ-VOUS, LAURENT BINET ?

ans la rentrée littéraire, on ne trouvera pas roman plus politique que celui de Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset). Une fable drolatique sur le pouvoir des mots qui imagine par quel mystère François Mitterrand l’emporte sur Valéry Giscard d’Estaing en 1981. Cet art de la rhétorique, l’écrivain avait pu l’observer de près, en suivant François Hollande durant sa campagne présidentielle pour en faire un livre intitulé Rien ne se passe comme prévu. Pour , D il revient sur cette expérience et nous dit pour qui il vote. Charles propos recueillis par Arnaud Viviant portraits Patrice Normand

Laurent Binet : Mon père et ma mère se sont connus à 2007, je fais pénitence. On arrête de déconner et je vote la cellule du PC du xvième arrondissement. C’étaient de Ségolène Royal dès le premier tour. Puis en 2012, comme jeunes communistes. Mon père l’est resté, il a toujours sa je le raconte dans mon livre Rien ne se passe comme prévu, carte. Il a même réussi à se faire élire conseiller municipal j’ai voté Hollande au premier tour, alors que j’étais plutôt dans cette petite ville très bourgeoise qu’est Saint-Ger- tenté par un vote Mélenchon, que tous mes amis votaient main-en-Laye. En 1981, pour l’élection de Mitterrand, pour lui, ce qui fait qu’aujourd’hui ils se foutent bien de j’avais 9 ans mais je me souviens encore du cri de joie de ma gueule… Bref, on ne peut pas dire que j’ai eu jusqu’à ma mère, et je me souviens encore mieux de 88, où Mit- présent des choix tactiques très heureux. Mais ce qui me terrand avait déjà beaucoup déçu. Mais comme on sortait frappe, c’est que j’ai finalement marché dans les traces de de deux ans d’un Chirac dur, avec Pasqua et Pandraud au mon père que j’ai toujours entendu pester : « Plus jamais ministère de l’Intérieur, on était tout de même contents. je ne voterai socialiste, plus jamais je ne voterai pour ces Dans la mesure où j’ai grandi dans une époque où la sociaux-traîtres » et puis le faire quand même au second gauche emportait les élections, je n’ai absolument pas tour. J’ai été en colère contre Mitterrand, puis en colère compris ensuite comment Chirac avait pu être élu en contre Jospin, mais rétrospectivement, je signerais 1995, pour moi c’était une anomalie. Et voir des jeunes aujourd’hui des deux mains pour que Hollande fasse le dans la rue crier de joie, ça me dépassait complètement. dixième de ce qu’a réalisé Mitterrand et le quart de ce que En 2002, je vote Besancenot au premier tour, et comme Jospin a mis en œuvre. tout le monde, je suis abasourdi par le résultat. Alors, en

19 20 Charles Charles RENSEIGNEMENTS savoir que l’ex-petite amie de Pierre Moscovici, quand Même si c’est également la faute des journalistes. Qu’il GÉNÉRAUX LAURENT elle a appris son mariage, a fait un tweet comminatoire faille attendre qu’un Grec dise : « Mais la dette de l’Alle- BINET en évoquant les ventes de Merci pour ce moment. De toute magne n’a-t-elle pas été annulée en 1953 ? » pour que tout évidence, dans la politique française, il y aura un avant et le monde se penche sur le sujet, c’est un peu triste... En un après Valérie Trierweiler ! revanche, qu’on n’emploie plus l’imparfait du subjonctif Vous ne l’avez donc pas du tout aidée à écrire son me dérange moins, de la même manière qu’aujourd’hui livre, contrairement à la rumeur qui a couru ? pour moi, un livre paresseux ou faible, c’est un livre écrit Vous êtes vraiment déçu par Hollande ? Ayant suivi avec beaucoup d’intérêt la série The West Non, absolument pas. La rumeur s’est dégonflée assez au passé simple, un temps qui a eu son heure de gloire, Oh oui. La déception est intersidérale. J’avais bien intégré Wing, je voulais voir ça en vrai. Une campagne, c’est vite, heureusement. Mais là, j’ai vu comment les jour- mais qui n’est plus de nos jours qu’un marqueur littéraire que le PS était décevant par nature, mais ce degré-là tout de même un championnat de rhétorique qui dure nalistes pouvaient raconter n’importe quoi ! On s’en aussi scolaire que dépassé. Je ne trouve pas tellement de trahison est invraisemblable ! C’est d’ailleurs ce qui un an. On marque des points, on en perd. Je voulais voir doute mais quand on y est confronté, ça fait un choc ! grave que Sarkozy écorche les mots. Ce qui me dérange m’a convaincu de l’intérêt de mettre en place une vième aussi la relation qui se nouait entre les journalistes et Les journalistes sont tellement à courir derrière Internet chez lui, ce n’est pas la forme, mais le fond. S’il mettait République. Au début, j’avoue que cela me semblait un le politique, car même si les réseaux sociaux ont un peu qu’ils ne font plus leur métier comme ils le devraient. Ils en œuvre une politique de justice sociale, il pourrait gadget institutionnel, mais en fait, dans n’importe quel changé la donne, ce sont eux qui font l’interface avec le ne vérifient rien, ils s’en foutent. C’est d’ailleurs Valérie bien dire dix fois par jour « Casse-toi, pauv’ con » que je ne pays parlementaire, Hollande aurait déjà été désavoué et public. Or quelle que soit la couleur politique de leurs Trierweiler qui m’avait raconté cette règle que lui avait m’en soucierais pas. De toute façon, ceux qui arrivent au débarqué par sa majorité. Sauf que là, avec ce système journaux respectifs, ils se comportaient en supporteurs. exposée un vieux journaliste : « Une fausse rumeur, un sommet sont des tribuns. Par exemple, Valérie Trierwei- présidentiel et le 49.3, il peut en toute impunité trahir Hollande était leur champion. Il faut dire que les enjeux démenti : deux informations. » Le problème, c’est qu’il n’y ler m’avait dit qu’elle n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi tout le monde et pour commencer son propre camp. professionnels sont importants pour eux. La plupart a aucun moyen de se disculper d’une Même Merkel, la dirigeante la plus puissante d’Europe, des journalistes qui suivaient Hollande étaient jeunes. rumeur, ça reste comme une tache, doit voir sa politique validée par le parlement. Pour moi, L’une d’entre elles m’expliqua que les journalistes expé- surtout avec l’hystérie qui règne sur Hollande aura été le cheval de Troie de Manuel Valls qui rimentés, chevronnés, s’occupaient du pouvoir en place, les réseaux sociaux. « Dans n’importe quel pays parlementaire, lui, au moins, avec ses 5 % à la primaire, avait annoncé donc de la droite. Mais que si la gauche l’emportait, cela Ce que raconte votre nouveau la couleur. Alors, bien sûr, c’est un peu de notre faute et signifiait pour eux des perspectives de promotion. En roman, La Septième Fonction du Hollande aurait déjà été désavoué et débarqué notamment de la mienne. Je voyais bien que Valls était même temps, cette journaliste redoutait qu’on lui retire langage, c’est que la politique repose par sa majorité. Sauf que là, avec ce système tout le temps fourré avec Hollande durant la campagne, Hollande et qu’on la foute chez les écolos ! C’était inté- essentiellement sur la rhétorique. ce qui n’était pas un signe très rassurant. Mais Aquilino ressant. Oui. Pour l’écrire, j’ai revu les débats présidentiel et le 49.3, il peut en toute impunité Morelle qui, à l’époque était identifié comme un proche Vous êtes passé par Valérie Trierweiler pour du second tour de 1974 et 1981. Il trahir tout le monde et pour commencer son d’Arnaud Montebourg, m’avait dit pendant la campagne, écrire ce livre. Comment cela s’est-il passé ? est clair que dans le premier temps, propre camp. » pour me rassurer : « OK, Valls est le dir’ com de la campagne Très simplement. Je l’ai rencontrée une fois, elle m’a Giscard « tue » Mitterrand, et que sept de Hollande, mais c’est moi qui écris ses discours ! » Bon donné le mail de Hollande. Je l’ai rencontré une fois, et ans plus tard, ce dernier prend sa évidemment quand on voit aujourd’hui où en sont l’un et puis voilà. revanche. Bien sûr, comme on connaît l’autre. Vous avez un avis sur la destinée de Valérie Trie- le vainqueur, il est difficile d’être La dérive d’Aquilino Morelle, ses histoires de rweiler ? objectif. Mais tout de même, en regardant ça d’un œil bon en meeting que François Hollande. J’avoue que j’étais chaussures, tout cela n’était-il pas prévisible dès le Cela illustre un changement d’époque par rapport à un peu professionnel, en 1974 Mitterrand n’est pas bien ; sceptique. Mais au Bourget, même s’il singeait Mit- départ ? Danièle Mitterrand ou Bernadette Chirac. Un change- derrière ses grosses lunettes il est nul. Alors qu’en 1981, il terrand dans la gestuelle, il est vrai qu’il était très fort, Non, franchement non. Il était très fier de ses racines ment aussi de la presse qui, autrefois, n’aurait pas osé a bien bossé, il est meilleur tandis que Giscard est un peu qu’il faisait vibrer avec ses grandes envolées lyriques. ouvrières espagnoles, ses chaussures ne brillaient pas publier les photos. Honnêtement, ce qui lui est arrivé est trop sûr de lui. À un moment d’ailleurs, les journalistes ne Soulever les foules, ce n’est pas donné à tout le monde. spécialement et il avait un vrai discours de gauche. En extrêmement violent et sa réaction à travers son livre est l’écoutent même plus, il est largué. Dans une dictature, ce Aurélie Filippetti, par exemple, pour qui j’ai beaucoup de revanche, pour Cahuzac, je l’avais senti. J’avais vu la une bonne chose pour la cause des femmes. Certains ont pouvoir des mots s’appelle la propagande. En démocra- sympathie, en sera peut-être capable un jour mais pour réunion des économistes où il s’était prononcé contre la cité la phrase de Beaumarchais : « Quand le déshonneur tie, il porte d’autres noms mais reste tout aussi patent. l’instant je ne l’ai jamais vue être à la hauteur des per- restructuration de la dette grecque, et je m’étais dit : « Lui, est public, il faut que la vengeance le soit aussi. » Eh bien Ce n’est évidemment pas la même chose de parler de libé- formances d’un Hollande en meeting. En revanche, je le il n’a pas l’air d’être un gros gauchiste. » Il était clairement voilà un programme parfaitement appliqué ! D’autres ralisme plutôt que de loi de la jungle, de flexibilité ou de trouve moins bon à la télévision quand il est interviewé du côté des créanciers, ce qui n’a rien d’étonnant quand ont parlé de dignité. Celle de Bernadette Chirac consis- précarisation, de restructuration plutôt que de licencie- par un journaliste et qu’il surjoue la gravité présiden- on possède un compte caché à Singapour. Or durant sa tait à fermer sa gueule. Bon, on ne peut pas dire que ment... tielle. Enfin, je peux toujours admirer ces gens pour leur campagne, Hollande préférait écouter ces gens-là plutôt cela servait exemplairement la cause des femmes. Il est Vous n’êtes pas frappé par la pauvreté progressive talent oratoire, mais politiquement ils me dégoûtent. que Thomas Piketty qui, sans être un bolchevique, est compliqué aujourd’hui de demander à une femme d’être du langage politique ? Est-ce que ce sentiment de trahison n’est pas tout de même plus à gauche qu’eux. une potiche, de la traiter n’importe comment quand on Je distinguerai deux choses : la culture et la langue. On exacerbé par le fait que vous ayez écrit sur la Qu’est-ce qui vous a donné envie de suivre la est à ce degré d’exposition et de responsabilité. Je crois peut déplorer une baisse du niveau culturel, mais aussi de campagne présidentielle ? campagne de François Hollande et d’en faire un livre ? la connaissance de l’histoire chez Hollande ou Sarkozy. Si bien sûr, et d’ailleurs je prends ma part de faute

21 22 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX LAURENT BINET

et de manque de lucidité. Car ce qui était intéressant travaillé pendant trois mois sur son projet somme toute chez Hollande, c’est qu’il exhibait toujours sans fard sa modeste d’encadrement des loyers, Hollande lui avait stratégie. Il disait très tranquillement, ayant retenu les lâché en plein Conseil des ministres : « Mais on est sûr que leçons de Mitterrand, qu’une élection au premier tour se ça marche, ce truc ? Parce que j’ai discuté avec des agents gagne à gauche pour un candidat de gauche. C’est une immobiliers et ils me disent que non. » Si Hollande avait phrase qui aurait dû m’inquiéter La duplicité de Hollande discuté avec des locataires, il n’aurait peut-être pas eu la est apparue à plusieurs moments de la campagne, même chanson. Oui mais voilà, il discute avec des agents notamment lorsqu’il va en Angleterre pour dire : « Je ne immobiliers. Et c’est ce qu’on voit aussi dans le livre de suis pas dangereux, ne vous inquiétez pas, les marchés, la Valérie Trierweiler. Manifestement, aller déjeuner dans City, tout ira bien. » On entend bien là le double discours. la famille de sa compagne, chez les pauvres Massonot, Mais on est tellement dans un esprit de supporteur, on a ça l’emmerdait. Alors qu’aller dans la villa avec piscine tellement envie qu’il gagne, que l’on se dit que c’est aux de Bernard Arnault, ça le ne dérange pas. Je pense donc autres qu’il ment ! Dès le début de son mandat, il y a eu qu’il s’agit d’une complicité de classe. Hollande n’est pas des signes inquiétants : le fait par exemple qu’il signe un locataire, c’est un propriétaire, il a sa villa à Mougins. le Traité européen alors qu’il avait dit qu’il le renégo- Certes, il ne fait pas de la spéculation immobilière mais il cierait, le fait qu’il augmente la TVA. Mais pour moi, la vraie cassure, cela a été Florange. Car pour le coup, j’étais là quand il y est allé durant la campagne. « Manifestement, aller déjeuner dans la famille Il va voir les ouvriers, ils le mettent sur la camionnette, il fait son grand de sa compagne, chez les pauvres Massonot, discours, il va ensuite bouffer une ça l’emmerdait. Alors qu’aller dans la villa merguez avec eux. C’était un moment avec piscine de Bernard Arnault, ça le ne fort, émotionnel, avec des résonnances historiques. Il avait des accents de dérange pas. Je pense donc qu’il s’agit tribun à la Jean Jaurès quand il était là d’une complicité de classe. » sur sa petite camionnette. Tout ça pour le voir ensuite lâcher Florange sans vergogne alors que le pauvre Monte- bourg se démenait, pour moi cela a été le point de rupture. a plus d’empathie et de compréhension pour des proprié- Je me rappelle qu’à l’époque, l’entourage de Hollande taires comme lui que pour le locataire qui galère avec son essayait encore de me faire croire à une inversion du loyer à 600 euros par mois. calendrier comme étant absolument géniale. Autrement Vous n’êtes plus en contact avec lui ? dit, contrairement à la règle qui veut qu’on fasse d’abord Non, je ne l’ai pas revu depuis l’élection. La seule avec qui voter les réformes de gauche avant de revenir à plus d’or- j’ai gardé le contact, c’est Valérie Trierweiler. Et puis de thodoxie, Hollande faisait le contraire. Il faisait d’abord temps en temps, j’ai des nouvelles de Filippetti. Ce qu’il voter les choses qui fâchent, mais dans les deux dernières s’est passé, c’est qu’en juin 2014, Le Nouvel Obs m’avait années de son mandat, on allait voir ce qu’on allait voir, demandé de réagir à la phrase de Michel Sapin quand il il mettrait la barre à gauche toute ! À l’époque, j’étais déjà avait dit : « Je vais faire un peu de provocation : notre ami, sceptique. Maintenant je sais que politiquement il ne c’est la finance. » J’en avais profité pour faire un beau texte peut pas le faire et que sur le plan idéologique il ne veut de rupture qui s’intitulait Plaisir de trahir, joie de décevoir. pas non plus le faire. La trahison, elle est là. Hollande est Après cela, Duflot m’a contacté, et Mélenchon aussi. exactement comme Sarkozy dans la description qu’en Plutôt la gauche de la gauche, donc faisait Emmanuel Todd : fort avec les faibles et faible Oui, à laquelle je vais retourner après m’être égaré un

© PATRICE NORMAND POUR CHARLES © PATRICE avec les forts. Cécile Duflot m’a raconté qu’après avoir peu. —

23 24 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX GRAINE DE STAR

LES ENCHÈRES MONTENT SUR DROUOT

ilitant à 15 ans, conseiller municipal à 19 ans et directeur adjoint d’un cabinet ministériel à 25 ans, Arnaud Drouot est devenu en quelques années la coqueluche du Parti socialiste à Marseille. Peuchère, M il ira loin, celui-là ! par Myriam Brando

« C’est l’une des valeurs montantes du Parti », explique- socialistes de Salon-de-Provence et s’implique dans les t-on à la permanence du PS marseillais qui semble tout mouvements sociaux contre le CPE. « Je suis devenu le miser sur ce visage poupon. À 27 ans, Arnaud Drouot est chef de bande des manifestations de mon lycée. On bloquait le plus jeune chef de la section socialiste de Marseille, l’établissement puis on attrapait le premier train pour mais il a déjà douze ans de militantisme derrière lui. faire des descentes à Marseille. » Benoît Payan, conseiller Pour sa part, il observe avec un certain recul le parti qui municipal et départemental, confirme cette détermina- l’a accueilli au début de ce siècle : « Au Parti socialiste, tion : « Je me rappelle qu’Arnaud, quand il avait 15 ou 16 on commence à prendre conscience qu’il faut former de ans, venait en bus de Salon puis en métro pour participer nouveaux cadres. En France, on est politiquement jeune à à une réunion. Il ne manquait jamais un évènement. Même 50 ans. À 30 ans, on peut être conseiller d’arrondissement. très jeune il avait cette petite flamme qui fait toute la dif- Alors qu’en Italie, on est chef de gouvernement à 39 ans par férence. Je savais que de militant il deviendrait cadre du exemple », analyse-t-il en écrasant sa cigarette pour en parti. » Des manifestations aux réunions, ce fils d’institu- allumer une autre. teurs apprend à diriger une équipe locale de jeunes socia- « Depuis la Libération, Marseille n’a eu que trois maires. listes. « Je gérais l’humain. On avait une équipe de bénévoles Dans ce contexte, il est difficile de faire émerger une nouvelle avec qui on organisait des réunions, des évènements et des génération. Ma classe d’âge en vient à être représentée petit formations. » Quatre ans plus tard, il est élu conseiller à petit. C’est pas facile, mais c’est pas immuable non plus », municipal délégué à la jeunesse à Lambesc, petit village lâche-t-il avec des yeux brillants. provençal de 10 000 habitants. Sa première victoire. « La mairie n’était pas en bon état de fonctionnement, c’était MASTER EN INGÉNIERIE POLITIQUE archaïque. Il n’y avait pas de service culturel ou de jeunesse, C’est à 15 ans que naît son engagement politique. À même pas de garderie.» Entre deux conseils municipaux, il peine entré au lycée, il crée le Mouvement des jeunes occupe les bancs de Sciences Po d’Aix-en-Provence

25 26 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX ARNAUD DROUOT

le management du changement. Pour nous, l’objectif était de l’on croise sur le marché. Ils viennent des beaux quartiers l’ancienne ministre. « Ce n’était pas une nomination, se transformer le sympathisant en militant, le recruter dans parisiens, ont fait Science Po puis l’ENA avant de rejoindre défend l’intéressé. Le soutien de Marie-Arlette ne suffisait une équipe et le rendre visible pour récolter des coordon- un cabinet ministériel. Leur rapport à la réalité est distordu. pas. J’avais une feuille de route, une formation, ainsi que nées d’adhérents mais aussi de simples curieux pour les Il faut un lien avec le terrain et pas seulement avec son mon expérience du terrain et des débats. J’ai expliqué aux informer sur la campagne. Grâce à ce travail, j’ai fait le tour chauffeur, même si le système en décide ainsi. » adhérents que j’avais passé ma vie au PS. » Il est élu avec de France. » 65 % des voix lors d’un vote interne pour un mandat de UNE MUNICIPALE AU KÄRCHER trois ans. LA RENCONTRE En mars 2013, Marie-Arlette Carlotti se déclare candidate Au cours de la campagne, il fait tout naturellement la à la mairie de Marseille en vue des élections municipales Arnaud Drouot veut aujourd’hui surtout participer à la rencontre de sa voisine de bureau, Marie-Arlette Carlotti, de 2014. Arnaud est de la partie et devient son colistier « normalisation » de la politique marseillaise. « La manière chargée par François Hollande de veiller à l’égalité entre pour le iiième secteur. « On a fait une campagne un peu de faire de la politique est différente ici. Il reste encore des hommes et femmes. L’entente est immédiate entre décalée. J’avais trouvé un slogan : “La bonne Maire”, mais dérives... Quand je travaillais à Paris, j’entendais souvent : les deux sudistes. Souvent, ils prennent le même TGV elle l’a refusé car elle est une personne très laïque, très pro- “Ah vous les Marseillais !”... Mais je ne crois pas au par- pour redescendre à Marseille. C’est dans les wagons gressiste ». Le troisième secteur est une zone décisive ticularisme. J’imagine que les méthodes de la droite dans de la SNCF qu’ils bâtissent les prémices d’une relation pour l’élection. Les deux camps s’y livrent une bataille les Hauts-de-Seine sont encore pires », lance-t-il avec un durable, autant sur le plan personnel qu’au niveau pro- sans merci. « J’avais eu l’idée d’aller à la rencontre d’une sourire provocateur. Notre contexte social est lourd. Je et décroche un master en ingénierie politique. « C’est un fessionnel. Après la nomination de Carlotti à la tête du population oubliée: les personnes qui travaillent la nuit. pense que nous n’avons jamais eu autant de raisons d’être tampon recherché sur le CV, mais on apprend tous la même ministère délégué chargé des personnes handicapées et Donc de 20 heures jusqu’au petit chose. Le militantisme et le terrain ont été mon véritable de la lutte contre l’exclusion dans le gouvernement de matin, nous étions en ville pour enseignement. » Jean-Marc Ayrault, Arnaud Drouot devient son chef de aborder des pêcheurs, des pompiers, En 2012, c’est l’année du changement : il intègre le QG cabinet adjoint. Il a 25 ans. des jeunes qui sortaient de boîte de parisien du candidat François Hollande. « C’était un stage « L’ambiance dans le cabinet était très familiale. Marie- nuit, des éboueurs. Une autre fois, « Arnaud a un grand avenir politique à Marseille. rémunéré de dernière année d’étude. Ma candidature s’est Arlette Carlotti a su casser les liens hiérarchiques. Tout le j’avais organisé une nuit entière faite par un concours de circonstances. Un ami de Lambesc monde était à égalité, il y avait une très bonne entente et on de "clean tag". En fait, on avait fait C’est un porteur d’idées, une locomotive, pas un a été recruté comme conseiller dans la campagne. C’est un a tous gardé ce lien très fort », confie Christophe Pierrel, un pochoir pour Marie-Arlette, on simple wagon » expert en cartographie donc pas du tout un politique. Il m’a à l’époque chef de cabinet de la ministre, et aujourd’hui avait loué un Kärcher et on écrivait appris que le staff de Hollande recherchait une personne. chef adjoint de celui du Président de la République. Si par terre toute la nuit au jet d’eau. Marie-Arlette Carlotti J’ai envoyé un CV et une lettre de motivation et j’ai été l’atmosphère était joyeuse, l’emploi du temps n’en restait Il y avait un double message : faire reçu. C’était assez étonnant de débarquer à Paris avec mon pas moins celui d’un ministre. « Je pouvais bosser jusqu’à de la politique autrement et surtout baluchon et de me retrouver dans le quartier du pouvoir. soixante-dix heures par semaine, raconte Arnaud Drouot. dénoncer la saleté de la ville. C’était J’ai squatté beaucoup de canapés, puis d’hôtels avant de Quand j’ouvrais les yeux le matin, c’était pour répondre aux plutôt rocambolesque », pouffe- trouver un appartement. » Il intègre le pôle numérique et premiers textos et je pouvais rester au bureau jusqu’à 2 ou t-il. Malgré une campagne audacieuse, le duo Carlotti/ de gauche. Je crois que la politique sert à l’intérêt général, à mobilisation, et travaille avec trois chercheurs français 3 heures du matin. C’était un poste de rêve, mais il faut y Drouot perd l’élection. Le lendemain, Jean-Marc Ayrault élever les gens. Aujourd’hui, entre les discours décomplexés d’un cabinet de conseil pour la mobilisation. « On se com- croire pour dormir deux heures par nuit. Mon travail était présente la démission de son gouvernement. Marie- de Sarkozy et l’évolution du FN, il faut aussi expliquer aux plétait bien, je leur apportais la connaissance du parti, ils très vaste. Je pouvais préparer une note pour une réunion Arlette Carlotti perd son ministère et Arnaud Drouot son gens les bassesses de la politique. Je pense rester à Marseille faisaient des études pour améliorer l’impact du militan- avec le Premier ministre et juste après devoir réparer la télé- travail. « Ça a été un moment très dur. Je m’étais beaucoup dans le futur. Ici, les enjeux sont différents que dans les tisme, comme le porte-à-porte. On pense que la politique, au vision. Il faut trouver des idées, réagir à l’actualité, préparer investi à Marseille. Le dimanche on perdait les élections et autres villes où l’ordre du jour du conseil municipal porte sens noble du terme, est de convaincre. Parfois ça ne marche l’agenda de la ministre qui est une tâche très politique, le lundi je perdais mon job. C’est comme dans les films… Tu sur la construction de pistes cyclables. À Marseille, on se pas. On faisait donc des calculs au niveau des bureaux de préparer ses déplacements et tout le protocole qui les prends un petit carton et tu ramasses vite tes affaires. » bat encore pour les quartiers, les écoles. » La conclusion vote pour créer un processus visant à réduire “l’abstention- accompagne. Mais notre cheval de bataille a été la gestion Commence alors une petite traversée du désert pour revient naturellement à Marie-Arlette Carlotti : « Je suis nisme de gauche”. On était chargés d’organiser les équipes du courrier. Nous étions le ministère le plus sollicité. Et on Arnaud Drouot. Il continue à s’investir localement tout sûre qu’Arnaud a un grand avenir politique à Marseille. C’est de bénévoles, de créer une stratégie de mobilisation et de voulait répondre à 100 % des lettres. Même si leur demande en pointant chaque mois à Pôle emploi. Une nouvelle un porteur d’idées, une locomotive, pas un simple wagon. » mettre en place des opérations militantes et numériques. est farfelue, les gens attendent au moins une réponse. On fois, Marie-Arlette Carlotti joue un rôle décisif dans — C’est-à-dire structurer des formations dans toutes les a dû batailler pour imposer cela aux conseillers politiques, sa carrière. « J’ai plus que confiance en Arnaud. Je lui ai

sections de PS, leur apporter des outils pour accompagner car ils n’ont pas la même relation avec l’électeur moyen que © DG donc demandé de prendre la tête de ma section », raconte

27 28 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX L’interview d’un Charles

TU PARLES... CHARLES-ANGE GINÉSY

harles-Ange Ginésy est le digne fils de son père, Charles Ginésy. Il est actuellement maire de la station des sports d’hiver Péone-Valberg, comme son père l’a été ; vice-président du Conseil départemental des Alpes-Maritimes comme le fut son C père, et député des Alpes-Maritimes comme son père en aura été longtemps sénateur. Pourtant, ce républicain, copain de Christian Estrosi, laisse entendre le blues de l’élu local menacé par les lois pour la modernisation de la vie publique : non-cumul des mandats, diminution drastique du nombre de maires et de députés. Du coup, il se prononce tout à trac pour la suppression du Sénat.

Propos recueillis par Arnaud Viviant

29 30 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX CHARLES-ANGE GINÉSY

Vous-même, combien de mandats avez-vous ? Ce que vous êtes en train de me dire, c’est que vous Nice, puis de la gestion, si bien que j’ai une maîtrise d’éco- Le maximum autorisé par la loi. Je suis maire d’une êtes pour la suppression du Sénat ? nomie. J’aspirais à vivre en montagne, là où je suis né, et commune de moins de 1 000 habitants, ce qui me permet En l’état actuel des choses, oui. L’intelligence voudrait comme mon père était maire, j’ai décidé de l’aider. Voilà de cumuler avec le mandat de vice-président du conseil qu’on garde ce lien de proximité entre les élus et leurs comment cela a commencé. Je gérais l’hôtel de famille, et général, et le mandat de parlementaire. Ce qui est drôle, électeurs. Mais on se dirige vers tout autre chose : la en même temps je suis resté pendant dix ans directeur des c’est qu’au dernier recensement, la commune de Péone a diminution du nombre de députés. Actuellement, nous remontées mécaniques. J’ai alors compris que la station dépassé les 1 000 habitants si bien qu’aujourd’hui, je ne sommes 577 et on voudrait arriver à 350 députés. C’est de Valberg ne pouvait prospérer qu’en ayant à la tête de la Avant votre père, y avait-il des hommes politiques pourrais pas me représenter. Bon, j’en discutais encore du moins le dernier chiffre que j’ai entendu. Tenir des cir- commune un exécutif fort. Le mandat de maire, ce n’est dans votre famille ? ce midi avec des collègues, cette loi sur le non-cumul conscriptions à plus de 100 000 habitants, c’est un éloi- pas faire de la politique mais simplement se mettre au En faisant des recherches généalogiques, il est ressorti des mandats met fin au bicamérisme en France. Dès lors gnement. Or les mandats nationaux en souffrent déjà, il service d’un développement local. Seulement voilà, l’élu un Ginésy député au xviiième siècle. Mais qu’est-ce que qu’on dit à un sénateur, qui est pourtant le parlemen- est absurde d’aller plus loin dans cette logique. Comme du territoire rural ne peut pas se passer de la solidarité ça voulait dire, député, à cette époque ? Visiblement, il taire des collectivités territoriales, qu’il ne peut plus être l’a dit très justement Jean-Louis Debré, si on continue territoriale que représente en termes de péréquations montait une fois par an à Paris. Quant à mon père, il est maire, pour quelles raisons défendrait-il plus qu’un autre comme ça, on va créer des députés élu pour la première fois conseiller municipal en 1957, et les territoires ? Cela n’a plus de sens. Dans l’absolu, la « hors sol ». C’est dommage, car on a il a terminé son mandat de sénateur en 2007. Par ailleurs, navette entre le Parlement et le Sénat, puis la commis- vraiment tout pour bosser à l’Assem- il était président du Conseil général des Alpes-Maritimes. sion mixte paritaire, c’est intéressant, mais à condition blée. C’est d’une richesse incroyable. Il a succédé en 1989 à Jacques Médecin quand ce dernier, que les débats soient libres de toutes les organisations de On est nourris par des intellectuels « J’aspirais à vivre en montagne, là où je suis avec ses ennuis, est parti à Punta del Este (Condamné partis politiques. Mais ce n’est plus comme ça que cela se qui viennent assurer des débats, né, et comme mon père était maire, j’ai décidé pour plusieurs affaires de corruption, Jacques Médecin passe dans notre vème République. Les choses ont dérapé. par des auditions, par des gens qui évite la prison ferme en s’exilant en Uruguay – NDLR). Quoi qu’on en dise, la parole n’est pas moins libre, mais sont en responsabilité. Ce matin, de l’aider. Je gérais l’hôtel de famille, et je suis Il avait été élu pour la première fois au conseil général elle est plus contenue dans l’expression. Par exemple, j’étais en commission de Dévelop- resté pendant dix ans directeur des remontées en 1961, et en était le vice-président depuis une bonne cet après-midi, je vais très vraisemblablement prendre pement durable et l’on recevait dizaine d’années. Sa fidélité à l’assemblée départemen- une position qui ne sera pas celle du oui sur le vote de la le nouveau PDG d’Air France qui mécaniques. J’ai alors compris que la station tale est donc sans faille de 1961 à 2013. Il décide de se Grèce. (La rencontre a lieu le 15 juillet 2015, juste avant nous expliquait la politique de sa de Valberg ne pouvait prospérer qu’en ayant retirer à cette date pour des raisons de santé. le vote à l’Assemblée nationale sur l’accord entre la Grèce compagnie. Cela permet de prendre à la tête de la commune un exécutif fort. » Vous marchez vraiment dans les pas de votre père. et l’Europe – NDLR). J’ai mes raisons. Quand j’entends le pouls économique du pays, d’être Est-ce lui qui a vous passé, et le virus, et le relais ? Tsipras dire : « Cet accord n’est pas un bon accord, je l’ai au fait de l’actualité pour pouvoir De façon étonnante, il y avait chez mon père un paradoxe. conclu parce que j’avais le couteau sous la gorge », je me légiférer. Mais celui qui s’installe Il tenait absolument à ce que je ne fasse pas de politique, dis que ce type se fout de nous ! Pour quelles raisons le dans ce confort intellectuel perd mais en même temps il avait une certaine fierté dès lors parlementaire français que je suis irait apporter sa voix à aussi la connexion avec le terrain. Or le député, c’est bien financières la caisse départementale qu’est le Conseil que j’en faisais un peu. Il a toujours cherché à faire en cette situation-là ? Que va peser mon vote ? Rien ! Je suis la courroie de transmission entre le pouvoir et la popula- général des Alpes-Maritimes. Sans lui, point de salut sorte que je lui succède, mais pas sur un mandat national. convaincu que le oui va l’emporter à droite. Ceux qui vont tion qu’il est censé représenter. Par exemple, en tant que pour ma station de Valberg. Ce n’est donc pas la carrière Bien sûr, il s’est réjoui quand je suis devenu député, mais voter non seront en marge du système. Je me suis battu maire de Péone, je m’aperçois aujourd’hui qu’avec la loi politique qui m’attirait, mais la défense des intérêts de pour lui le plus important, c’est quand il m’a transmis sur la loi NOTRe (Nouvelle Organisation territoriale NOTRe, j’aurai d’énormes difficultés à mettre en place la l’endroit où j’avais décidé de vivre ma vie. C’est ainsi que son écharpe de maire. Mais il m’a bien fait transpirer ! de la République) la semaine dernière. Le vote contre loi sur l’eau et l’assainissement. Depuis vingt ans, aussi j’ai mis le pied à l’étrier. Imaginez : je suis élu conseiller municipal en 1989, je n’a rien changé ! On n’a pas obtenu d’amendements, on bien la droite que la gauche essaie de faire en sorte qu’il Il y a quelqu’un d’important dans votre parcours deviens rapidement son premier adjoint à la demande de n’a rien eu. Ce qui veut dire que le débat parlementaire y ait moins de 36 000 communes en France. Moi, je pense politique, c’est Christian Estrosi. son premier adjoint. À l’époque, il m’avait fait miroiter sa aujourd’hui n’a plus rien à voir avec ce qu’on a connu au que ces communes sont la richesse de notre pays ! Christian arrive dans le paysage politique en 1986, pour place pour 1995, mais en fait il est reparti pour un tour, et début de la vème République où les oppositions permet- Revenons à vous. Comment êtes vous entré en une élection au Conseil général des Alpes-Maritimes, si sa santé le lui avait permis, je ne doute pas qu’il aurait taient au parlementarisme de faire avancer les choses. politique ? soutenu par Jacques Médecin. En 1988, il se présente à brigué un nouveau mandat. Il avait ça dans le sang, il ne Alors avoir deux chambres pour faire la navette, je trouve Je n’étais pas du tout fait pour me lancer en politique. Je la députation. Et moi qui ne voulais absolument pas faire lâchait pas volontiers ses mandats et il serait profondé- que cela coûte très cher à la France. Peut-être avons-nous n’en avais ni le caractère, ni la volonté, ni la formation de politique, je le soutiens. Pourquoi ? Parce que c’était ment malheureux dans notre époque de non-cumul. des économies à faire de ce côté-là. scolaire et universitaire. J’ai fait une école d’hôtellerie à un ami. J’allais le voir courir, j’étais moi aussi un

31 32 Charles Charles RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX CHARLES-ANGE GINÉSY vertu, celle d’apporter un caractère novateur à une UMP ne fait pas de la politique que pour ses intérêts person- usée, qui avait pris des coups de tous les côtés et qu’il nels, on en fait aussi pour des idées. Certes, on ne va pas fallait changer. Autre défaut, mineur, il est repris par tout mourir bêtement pour des idées, mais de là à en changer le monde. À l’Assemblée, les communistes sont commu- tout le temps… On n’est pas obligé d’avoir en permanence nistes et républicains, les écolos sont écologistes et répu- la course à l’échalote ni de faire des lois sur tout. On a blicains… Pour la compréhension et la clarté, cela n’aide une diarrhée législative absolument hallucinante ! Dès pas. Cela dit, la personnalité de Nicolas Sarkozy a imposé qu’il y a un chien écrasé, crac, on fait une loi ! C’est un ce nom aujourd’hui et dans le public, je crois que tout le système qu’on dénonce d’année en année et qui pourtant monde a compris que lorsqu’on dit Les Républicains, on continue ! parle de la ligne Sarko. L’un des grands matches de ces régionales va se J’ai vu qu’en 2012, pour la présidence de l’UMP, dérouler chez vous, en région PACA, avec Christian vous aviez voté en faveur de Fillon. Estrosi contre Marion Marechal Le Pen. Comment le Oui. J’étais plutôt pour Fillon que pour Copé à cette sentez-vous ? époque. Je pensais qu’il fallait un homme d’expérience et Plutôt bien. Avec des inquiétudes, quand même. Marion un rassembleur, pouvant parler au centre. Et Jean-Fran- Maréchal est quelqu’un qui présente bien, qui parle bien, çois Copé, à qui je reconnais d’immenses qualités, n’avait qui a une culture politique évidente. Elle a un handicap, pas cette vertu. Soyons clair. Quand je fais ce choix, le revers de la médaille : elle est trop jeune, elle manque j’ignore tout des affaires qui vont sortir : Bygmalion et compagnie. Après, je regrette la manière dont cette élection a été organisée. Depuis, je garde une certaine « On a une diarrhée législative absolument fidélité à François Fillon, même si hallucinante ! Dès qu’il y a un chien écrasé, Bruno Le Maire ne démérite pas et si Juppé est bourré de qualités. Mais crac, on fait une loi ! C’est un système qu’on en politique, j’ai toujours pensé qu’il dénonce d’année en année et qui pourtant fallait garder une certaine conduite continue ! » passionné de moto, on faisait des virées ensemble. Alors ou au conseil départemental. Je prends l’avion le soir. Le dans la durée. Je parlais de décon- je casse les pieds à mon père sur le thème : j’ai un copain mardi et le mercredi, je fais mon travail de parlementaire. nexion entre le peuple et la classe qui arrive en politique, il faut que tu t’impliques et que tu Le jeudi matin, je reprends l’avion pour Nice, je fais mon politique, mais cette dernière serait le soutiennes. Mais mon avis a moins compté que celui de travail au conseil départemental, et je remonte à Valberg mieux reconnue si elle arrêtait de Jacques Médecin qui lui a demandé la même chose. le vendredi pour travailler le week-end dans ma circons- changer d’avis sans arrêt. Si on veut que les gens nous d’expérience. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut que des Votre père était donc un baron local du RPR. cription. Je fais mon métier avec passion. J’affirme que soient fidèles, il faut que nous-mêmes restions fidèles vieux pour gouverner notre pays, mais elle est quand Absolument. Cela dit, j’ai été RPR avant mon père, dès c’est un métier car la loi de décentralisation de 1981 a à un certain nombre d’idées et ne pas en changer au même très jeune. Néanmoins, elle surfe sur une lame de 1974. Car à l’époque, celui qui me plaisait dans l’action, obligé les élus locaux à se professionnaliser. Il faudrait moindre courant d’air. fond, à savoir que le Front national n’a jamais été aux c’était un jeune ministre de l’Agriculture qui s’appelait d’ailleurs à ce sujet créer un vrai statut de l’élu. Chirac en Vous ne visez pas Nicolas Sarkozy, là ? affaires. Mais moi qui ai fait quatre campagnes légis- . Mon père était sur une orientation plus a souvent parlé mais cela ne s’est jamais fait. L’élu doit Jamais ! Je ne me le permettrais pas ! (Rires) latives et deux campagnes régionales avec Christian centre droit. Il était très barriste. Puis il est entré au RPR. surgir du peuple, mais voilà : quitter son boulot parce Comment les sentez-vous, ces primaires à droite ? Estrosi, je peux vous dire qu’il est une véritable machine Mais avant cela il ne voulait pas prendre d’engagement qu’on s’est fait élire au risque d’être battu aux élections C’est trop tôt pour en parler. On y verra plus clair après les politique. Il a une telle capacité à occuper le terrain, à politique. Il trouvait que la politique des partis tuait suivantes, cela inquiète. Il faut donc protéger l’élu. élections régionales. On verra comment le paysage sera passer les bons messages aux bons moments, à organiser l’action que l’on peut mener au profit de nos territoires et Parlons un peu de politique : que pensez-vous du et quels seront les candidats définitifs. Pour l’instant, de bons réseaux et à donner une dynamique à sa de leur aménagement. Il se voulait l’élu de tous. Il n’a pris nom Les Républicains ? une multitude de personnalités se lèvent, jusqu’à campagne qu’il sera dans le coup et battra sans conteste sa carte au RPR qu’en devenant sénateur. Moi, il ne m’a pas séduit. J’étais sceptique, surtout à Christian Estrosi qui, de temps en temps, dit qu’il y Marion Maréchal Le Pen. Après, je ne suis pas madame Comment se passe une de vos semaines ? cause de sa résonnance américaine. En France, nous ne irait bien. Nous verrons. Ce que je souhaite, c’est que ce Irma. — Le lundi matin, je fais le travail d’organisation à la mairie. sommes pas dans cette configuration où démocrates processus de primaire, que Nicolas Sarkozy n’a accepté

Puis je descends l’après-midi pour des rendez-vous à Nice et républicains s’affrontent. Après, je lui reconnais une © DR que dos au mur, n’abîme pas celui qui va être élu. On

33 34 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION

36 COUVERTURE PATRICK « Les monarques sont moins POIVRE impressionnants D'ARVOR qu'ils ne l’étaient »

46 RENCONTRE 58 ENTRETIEN ÉRIC ALAIN ZEMMOUR DUHAMEL L’élu du public À armes inégales

70 ENQUÊTE 84 INTERVIEW LE MÉDIA- JEAN-MARIE TRAINING CAVADA Voulez-vous coacher avec moi, « Ce qui manque à la télévision, ce soir ? c’est le fond »

94 PORTRAIT 104 RÉCIT LE BEAU HOUSE SERGE OF CARDS Moati raconté de l’intérieur La série qui révolutionne la télévision © ISAAC NORMAND POUR CHARLES BONAN/PATRICE 35 36 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ENTRETIEN Les monarques sont moins impressionnants qu’ils ne l’étaient

Patrick Poivre d’Arvor a été, presque sans interruption, le principal visage de l’information française de 1975 à 2008. Il a résisté aux monarques que furent Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac. Dans cet entretien exclusif, le journaliste raconte comment on lui a souvent proposé à droite comme à gauche de faire de la politique, ce qu’il a toujours refusé. Finalement, c’est Nicolas Sakozy qui aura sa tête, une fois élu président de la République. Et PPDA n’en revient toujours pas.

Propos recueillis par Clémence de Blasi portraits Samuel Guigues

37 38 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION PATRICK POIVRE D’ARVOR « Je me suis rendu compte très vite que j’aimais mieux la fonction de témoin

où vous vient votre intérêt pour la chose politique ? de l’histoire à celle d’acteur. » Je crois que c’est une réaction à Mai-68… J’habitais à ce moment-là une chambre de bonne dans le Quartier latin. J’étais très excité, comme tous les jeunes gens de mon âge, au milieu de cette ébullition. Je regardais ce qu’il se passait, surtout parce qu’il y avait des voitures ' d’Europe 1, de RTL… Ça me fascinait assez, leur travail ! Seul Valéry Giscard d’Estaing répond à la lettre de pied à l’étrier ? Et puis je suis allé voir les barricades. Au fond, je me suis votre grand-mère, et vous le rencontrez… Je reste trois ans et demi à France Inter, de 71 à fin 74, et là Drendu compte très vite que j’aimais mieux la fonction de témoin de l’histoire à celle Ce n’est pas lui que je rencontre, c’est Charles-Noël je fais mon trou, je deviens un ami de Jean-Marie Cavada d’acteur. Très vite après les événements, j’ai ressenti un véritable contrecoup. On Hardy, un préfet. Il vient me tester un peu, m’interroge que j’aimais beaucoup, d’Yves Mourousi qui m’a pris un assistait à une récupération de tous les mouvements, qu’ils soient communistes sur mes idées, et me dit : « Il faut que vous vous lanciez peu sous son aile alors qu’il présentait le journal de 13 – alors qu’ils y étaient très hostiles au départ – ou gauchistes, qui, eux, avaient en politique. Comme vous êtes à Reims et qu’il n’y a pas de heures. J’ai fait à peu près tous les petits jobs qu’on peut beaucoup poussé la contestation. Il y avait aussi les trotskystes, les maoïstes, bien républicains indépendants à Reims, créez le mouvement des faire quand on démarre dans ce métier, c’est-à-dire les d’autres encore… C’est certainement cela qui m’a fait réagir. Assez vite, je me suis Jeunes républicains indépendants ! » C’est comme ça que ça flashs de nuit, les journaux très tôt le matin… Et puis un dit : « Je ne serai jamais un de ces moutons ! » Sinon, ma passion de l’actualité vient a commencé. J’ai rencontré Valéry Giscard d’Estaing plus jour le directeur de l’information meurt, on le remplace sûrement du fait qu’enfant, j’écoutais beaucoup la radio. À l’époque, RTL s’appelait tard. à son poste dans la journée par le titulaire de la revue de encore Radio-Luxembourg. Ma première grosse indignation, je l’ai connue à 8 ou 9 Comment se passe la création du mouvement ? presse, Roger Gicquel, et on cherche alors un successeur ans, pendant l’intervention soviétique en Hongrie. Je me suis un peu construit à ce C’est simple, au début j’étais tout seul ! J’ai acheté pour pour cette revue de presse. On fait appel à moi. Ensuite, moment-là. 500 francs une 2CV d’occasion, et j’ai sillonné les quatre tout s’est emballé ! À l’époque, votre grand-mère envoie deux lettres, l’une à Valéry Giscard départements de la Champagne-Ardenne. J’étais assez Le Front national est créé par Jean-Marie Le Pen d’Estaing, l’autre à François Mitterrand. Dans ces lettres, elle leur parlait de étonné de voir que finalement, c’était assez facile. En en 1972. Pendant longtemps, les journalistes se vous… à peine six mois, on est devenus la deuxième fédéra- demandent s’il faut ou non le recevoir dans leurs Oui, elle leur parlait de moi comme d’une pépite inexploitée ! (Rires) Cette démarche tion la plus importante en nombre d’adhérents, derrière émissions. Vous faites le choix de l’inviter… de ma grand-mère était très étonnante ! Elle me l’a révélée ensuite. Après sa mort, la fédération d’Auvergne. C’était un peu normal. En À l’époque, aucun journaliste n’acceptait de dialoguer j’ai retrouvé du papier pelure, j’ai pu voir ce qu’elle leur avait écrit. À peu près la Auvergne, Giscard était sur ses terres ! Moi je ne voulais avec Jean-Marie Le Pen. Seul Tapie a accepté ce même chose aux deux. C’était bien avant que l’un et l’autre deviennent présidents ni du gaullisme vieillissant ni du gauchisme qui m’avait challenge. Ça a donné une émission invraisemblable, de la République ! Elle leur avait écrit que j’étudiais le polonais, le serbo-croate, le beaucoup énervé pendant 68. très regardée. Je pense qu’il faut donner la parole à tout russe, que j’étais un garçon formidable ! C’était très beau, c’était la passion d’une C’était la première fois que vous vous encartiez ? le monde, c’est capital. Mais sans être dans l’agressivité grand-mère provinciale pour son petit garçon qu’elle voulait voir arriver à Paris dans Première et unique fois ! Cette expérience a duré un an et à tout prix. Plusieurs de mes amis, comme Franz-Olivier les meilleures conditions. C’est pour cette raison qu’elle m’a offert des heures d’équi- demi à peu près, deux ans maximum. J’ai eu la chance de Giesbert, m’ont dit avoir regretté de l’avoir pris au collet tation – elle estimait sans doute qu’il fallait savoir monter à cheval – et qu’elle m’a gagner le concours d’Inter. Il s’appelait « Envoyé spécial », dès le début de l’interview, car leur parole n’était plus payé un smoking. c’était un concours pour devenir journaliste. Le jour crédible. Il faut disposer les projecteurs selon plusieurs Parce qu’elle voyait en vous un politique ? où je m’y suis inscrit, en 1970, j’ai arrêté la politique. Il angles, pour que chacun se fasse une opinion. Non, je pense qu’elle voulait pour moi une belle destinée, une destinée stendha- n’était pas possible de travailler dans une radio publique Votre première interview d’un président de la lienne. Mais c’est vrai, on parlait beaucoup de politique dans la famille. Ma mère et d’avoir en même temps une activité politique. Je le République, c’est justement avec Valéry Giscard était gaulliste, mon père antigaulliste, donc ça se frittait beaucoup ! Mon grand-père, considère toujours, d’ailleurs. d’Estaing auquel votre grand-mère avait envoyé une lui, était plutôt radical-socialiste. Et comme on habitait un quatrième étage et que De France Inter, vous passez à Antenne 2, et lettre. Quel souvenir en gardez-vous ? les grands-parents étaient au troisième, il y avait là un bain propice aux discussions ! devenez chef du service politique. Qui vous a mis le Giscard était déjà assez directif, et moi déjà assez

39 40 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION PPDA « Nicolas Sarkozy, lui, m’a demandé en 2009 d’être numéro 2 aux élections régionales en Île-de-France. Je ne l’avais pas revu depuis mon départ de TF1, quand même assez houleux… »

rétif. On s’est un peu accrochés, mais j’ai tenu bon. À même proposition de la part de Jacques Chirac, qui était l’époque, j’étais très sauvage, très timide ; souvent les Premier ministre et allait être son concurrent ! Une autre timides sont un peu insolents, ils en rajoutent. Peut-être fois, Mitterrand m’a fait part de sa volonté de faire un était-ce ma façon d’exister. Giscard avait l’habitude d’être gouvernement d’ouverture, avec Michel Rocard comme servi. La période de De Gaulle n’était pas loin encore, on Premier ministre, et m’a invité à me tenir prêt. Ils vous était toujours en monarchie. Aujourd’hui encore, rien n’a demandent toujours de vous tenir prêt. Ils ne s’engagent changé. Sauf qu’évidemment les monarques sont moins jamais totalement. Il m’avait dit que je serais très bien à impressionnants qu’ils ne l’étaient à l’époque ! la francophonie. Vous voulez dire que la fonction présidentielle a Vous avez reçu des propositions à gauche… perdu de sa superbe ? à droite, aussi ? Oui, bien sûr ! À l’époque de Pompidou, Giscard d’Estaing Au centre, d’abord ! Un jour François Bayrou me convie à ou Mitterrand, on vouvoyait les présidents, ils étaient déjeuner, au restaurant Chez Edgar. Pendant le repas, il très intimidants ! Après, le rapport avec eux a changé. m’annonce que « le centre, à Paris, n’existe pas. Il faut abso- D’abord sous Chirac.... , et puis encore plus avec Nicolas lument qu’on ait quelqu’un qui l’incarne pour se présenter Sarkozy et François Hollande… aux municipales. » En l’occurrence contre Chirac. Il m’a fait Est-il vrai que Mitterrand vous a proposé d’être une première proposition, dans le genre : « Sois prêt pour tête de liste aux européennes, puis une place au gou- les municipales. » Là encore, j’ai décliné. Nicolas Sarkozy, vernement ? lui, m’a demandé d’être numéro 2 aux élections régio- Oui, il me l’a proposé en 1983, pour les élections euro- nales en Île-de-France. C’était il n’y a pas si longtemps, péennes de 1984. La proposition est arrivée par l’un de en 2009. C’est Valérie Pécresse qui m’avait reçu. Comme ses conseillers, François de Grossouvre. Puis il a essayé je lui avais dit non, j’ai reçu un coup de téléphone de de me « marier » avec Edgar Faure et Maurice Faure, me Sarkozy. Je ne l’avais pas revu depuis mon départ de TF1, disant qu’on allait faire un triumvirat… Son idée était quand même assez houleux… Lui aussi m’a dit : « Tiens-toi surtout d’embêter la droite, d’avoir une liste de centre prêt, je vais faire un remaniement, d’ailleurs j’ai dit la même gauche pour lui mordre un peu les mollets ! J’ai refusé, chose à David Douillet ! » Lorsqu’on reçoit ce genre de pro- parce que dès la première minute le projet est devenu positions, on peut être tenté, cela flatte un peu l’ego. Et politicard. L’annonce dans ce bureau, sous les mansardes puis assez vite quelque chose en vous fait que vous en de l’Élysée, me faisait penser à un complot. Et puis revenez. J’aime ce qu’a été le comportement de Françoise après, j’ai reçu un appel d’Edgar Faure pour me dire qu’il Giroud : vous êtes pendant un certain temps dans un acceptait de me céder sa place. Moi, je ne réclamais centre de décision, en l’occurrence le ministère de la rien… À cette période, Mitterrand tente vraiment de me Culture, et puis vous regagnez votre liberté de journa- séduire. En 1988, il me demande d’être son intervieweur liste, et vous écrivez sur ce que vous avez vécu ! Une telle officiel dans le cadre de la campagne présidentielle. Là manière d’agir n’est pas forcément loyale, mais quand on encore, j’ai refusé : je ne voulais pas donner l’impression engage un journaliste, il faut savoir ce qu’on fait. On doit

© SAMUEL GUIGUES POUR CHARLES de choisir mon camp ! Une heure plus tard, je reçois la s’y attendre.

41 42 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION PPDA

« Dès le lendemain de l’interview, je croise le propriétaire de TF1, Martin Bouygues. Il me dit : “Toi, t’es pas prêt d’être réinvité à l’Élysée !” Je lui demande s’il tient cette info du président lui-même. Nicolas Sarkozy était son meilleur ami à l’époque. Il est même le parrain de son dernier fils. Lui : “Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, je ne l’ai pas eu…” Je n’en croyais pas un mot. »

Vous avez dit de Chirac qu’il est le président que view, je croise le propriétaire de TF1, Martin Bouygues. vous avez le plus maltraité, pourquoi ? Il me dit : « Toi, t’es pas prêt d’être réinvité à l’Élysée ! » Je Comme saint Sébastien, il recevait les flèches ! Je me lui demande s’il tient cette info du président lui-même. souviens d’une interview. C’était le jour où il avait décidé Nicolas Sarkozy était son meilleur ami à l’époque. Il est de se représenter, en 2002. En Avignon, il annonce publi- même le parrain de son dernier fils. Lui : « Non, ce n’est pas quement qu’il va être à nouveau candidat à la présiden- ce que je voulais dire, je ne l’ai pas eu… » Je n’en croyais pas tielle. Le soir même, il vient dans mon journal. C’était un mot. J’ai même répondu : « C’est étrange, jusqu’alors il la première fois qu’un président de la République en me semblait qu’avec ton père, Francis Bouygues, ce n’était exercice se déplaçait au JT de TF1. Il était un peu fatigué, pas à l’Élysée de choisir les interlocuteurs du président de la il avait la grippe… Ma première question a été : « Alors, République ! » J’ai compris ce jour-là que le ver était dans c’est pour échapper à la justice que vous vous représen- le fruit. tez ? » Mes flèches n’ont pas cessé. Et il encaissait, encais- Vous auriez imaginé que cette interview vous sait, encaissait… Mes propos étaient un peu musclés et coûterait votre carrière ? en face il n’y avait aucun répondant. Vers la fin j’ai eu un Je ne l’aurais pas imaginé une seconde, parce que fran- peu pitié, donc j’ai commencé à me calmer, mais c’était chement je n’avais pas fait preuve d’une impertinence très étrange. Curieusement, Chirac est le président qui majeure, il ne faut pas exagérer ! On ne s’en est jamais m’en a le moins voulu. Alors qu’avec Mitterrand comme vraiment expliqués, parce que je ne l’ai pas revu. Si ce avec Sarkozy, de temps en temps mes rapports ont un n’est quand il m’a proposé cette place de numéro 2 pour peu dégénéré. Eux, n’oubliaient pas. les régionales. Justement, votre départ soudain de TF1, en 2008, Entre un journaliste et le président de la Répu- fait suite à une interview de Nicolas Sarkozy. Vous blique, s’agit-il d’un rapport de force ou de séduction ? dites qu’il a l’air d’être « excité comme un petit garçon en Les hommes politiques sont toujours dans la séduction train de rentrer dans la cour des grands ». Votre éviction tout azimut. J’en accepte complètement la règle. Avec de la chaîne est-elle politique ? François Mitterrand, nos rapports avaient commencé Sur le moment, je n’ai pas voulu le croire. Le motif est dans l’aigreur, le conflit. Puis il y a eu un moment de quand même dérisoire ! Malheureusement, plus les jours grâce – ou de grâces –, et une dernière période beaucoup passaient et plus dans le camp de Sarko on me disait qu’il plus dure. Bérégovoy m’a dit que lors du dernier Conseil était remonté contre moi. J’ai donc assez vite compris ce des ministres de 1993, le dernier de la gauche au gou- qu’allait être mon infortune. Dès le lendemain de l’inter- vernement, Mitterrand avait dit devant tous ses

43 44 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION PPDA « Après le débat, Ségolène Royal m’a dit que Sarkozy ne regardait que moi, ministres réunis : « À qui devrais-je remettre mon épée de était compliqué. Après le débat, elle m’a dit que Sarkozy que c’était bien la preuve que… général vaincu, à Monsieur Chirac ou à Monsieur Poivre n’avait regardé que moi, que c’était bien la preuve que… d’Arvor ? » Il me paraît invraisemblable que des patrons Oh la la ! Stop ! Mais le débat a été assez intéressant : Oh la la ! Stop ! Mais le débat a été assez intéressant : acceptent encore de faire du zèle pour plaire aux hommes une Royal flamboyante, jamais là où on l’attendait, et un une Royal flamboyante, jamais là où on l’attendait, politiques. Mais c’est comme ça… Sarkozy étonnamment calme, presque passif, ce qui n’est et un Sarkozy étonnamment calme, presque passif, Qu’en est-il de l’indépendance journalistique, pas du tout dans sa nature. Il y a eu de très jolis moments. si le président de la chaîne est le meilleur ami du J’étais content d’y être. C’était comme une danse. ce qui n’est pas du tout dans sa nature. Il y a eu président de la République ? Vous croyez au retour de Sarkozy en 2017 ? de très jolis moments. C’était comme une danse. » C’était justement tout mon combat ! Nicolas Sarkozy Depuis le début, je sais qu’il ne pense qu’à ça. Il considère venait tout juste d’être élu, il était le meilleur ami de qu’il a été battu de manière indue par quelqu’un qui ne notre propriétaire, et il me paraissait très important le vaut pas. Il est dans la revanche et jusqu’au bout il de montrer de manière claire qu’il y avait une cloison essayera de se battre pour l’obtenir. Tout va se jouer étanche entre TF1 et lui. Or, à ce moment-là, la cloison lors de la primaire. Si elle est très élargie, d’autres que n’était pas si étanche que cela… À cette époque, TF1 sou- lui auront leur chance. Si elle se limite aux aficionados, interviews se rapprochent plus de la com’ que de l’info. haitait engager un nouveau directeur de l’information, aux militants, si elle rassemble en dessous de 500 000 J’y trouve moins de plaisir qu’il y a quelques années. estimant que celui en poste n’était pas assez souple. Moi ou 700 000 votants, il a de fortes chances de la gagner et La façon d’interviewer les hommes politiques j’ai dit : « Holà, holà ! » Je l’ai beaucoup répété en interne de se retrouver alors au second tour de la présidentielle. a-t-elle changé ? et je pense que mes confrères m’en ont été reconnais- Face à Marine Le Pen, vraisemblablement. Tout pour lui Oui. Sous de Gaulle, il y a longtemps eu une révérence sants. J’étais une sorte de bouclier face à un désir de tout est possible à nouveau. invraisemblable envers eux. Puis il s’est produit un petit changer… L’indépendance journalistique est dans la tête Vous avez dit que de tous les présidents de la vème moment d’impertinence, avec une école dont je fais des journalistes. Et beaucoup comme moi ont mis le holà. République, François Hollande est le plus mysté- partie avec d’autres. Mais je n’aime pas l’idée de l’inter- Cependant, certains cèdent parce qu’ils ont la colonne rieux. Pourquoi ? view punching-ball. On n’obtient pas grand-chose de la vertébrale plus souple que d’autres. Il tient ça de Mitterrand, qui dévoilait assez peu ses sorte, les politiques se referment comme un poing, ils Vous n’en avez pas tiré trop de rancœur ? intentions. Sarkozy est beaucoup plus cash, dans tous ne donnent plus grand chose d’eux-mêmes, ce n’est pas On m’a retiré la perfusion de manière assez violente. Je les sens du terme. Il met les choses sur la table, d’une payant. n’ai pas aimé ça. Ce que je n’ai pas aimé non plus, c’est manière qui peut parfois choquer. Hollande croit en sa Un présentateur de JT subit-il une forte pression que dans le même temps on m’empêchait de faire mon baraka, il a un curieux rapport avec la chance. Il fait ce de la part des politiques qu’il reçoit ? métier sur d’autres chaînes… qu’il faut. Il n’y a pas un jour en ce moment sans qu’il Je n’ai jamais donné les questions à l’avance. Le premier à On vous aurait proposé le JT de France 2 ? ne se déplace quelque part, il laboure. Il a pratiquement m’avoir demandé mes questions, c’est Giscard. Il m’a dit : On m’a fait un grand nombre de propositions. France 2 évité la primaire qui lui pendait au nez il y a six mois au « Qu’avez-vous prévu ? » Je lui ai répondu que je ne savais mais aussi M6, BFM… J’ai eu beaucoup de propositions sein du PS. Il se battra jusqu’au bout. Comme en 2011- pas encore. « Comment ! Vous ne savez pas encore, vous sympathiques. Mais elles ont toutes été retirées au bout 2012, il espère à nouveau passer par un trou de souris n’avez rien préparé ? » Il a essayé de me mettre dans l’em- d’un certain temps. Je me suis dit que la rancune était en obtenant de bons résultats sur le chômage et en barras, alors que je savais très bien ce que je voulais lui plus tenace que je ne le pensais. J’ai dit les choses, et ça comptant sur des évènements extérieurs pénalisant pour poser comme questions. De toute façon, ces bêtes-là sont m’a valu beaucoup d’ennuis parce que ma chaîne s’est ses rivaux. C’est un homme politique redoutable. suffisamment fortes pour s’en sortir. De la même façon, je retournée contre moi, m’a fait un procès pour diffama- Y a-t-il un homme ou une femme politique qui suis radical pour le off. Pour moi, il n’existe pas. — tion, pour dénigrement… J’ai eu droit à la totale ! Mais j’ai vous a surpris ? dit ce que j’avais à dire, donc je n’ai aucun regret. Simone Veil. Elle était très difficile à interviewer, parce Juste avant l’élection, vous animez les débats qu’elle ne savait jamais terminer ses phrases ! Mais d’entre-deux-tours entre Sarkozy et Royal, qu’en rete- avec elle, vous sentiez que vous étiez dans les altitudes. nez-vous ? Aujourd’hui, malheureusement, les surprises sont inexis- Dès que le débat a commencé, toutes les règles ont sauté tantes. Les gens sont cadenassés. Ils ont leurs éléments parce que Ségolène Royal refusait de s’y soumettre. Tout de langage, peur des bourdes et des petites phrases. Les

45 46 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ENTRETIEN L’ÉLU du public Il laisse entendre que c’est arrivé un peu par hasard, mais Éric Zemmour a considérablement modifié les règles du jeu du journalisme politique à la télévision. De façon simple : en ne posant plus de questions aux politiques, mais en conversant l’air de rien avec eux. C’est-à-dire en leur distribuant sa pensée. Et en outrepassant toujours ce qu’il nomme le « politiquement correct », comme si la télévision était un ring dont on pourrait enlever les cordes... Comme il le raconte pour , on a bien invité Éric Zemmour à se lancer en politique.Charles Mais à quoi bon en faire, quand on en fait déjà ?

Propos recueillis par David Doucet portraits Arnaud Meyer

47 48 Charles Charles « Les téléspectateurs m’ont choisi POLITIQUE & TÉLÉVISION car j’énonçais clairement ce qu’ils pouvaient ÉRIC ZEMMOUR penser confusément. J’ai utilisé la machine de propagande de l’émission de divertissement en une machine de contre-propagande. » rench noir boutonné jusqu’au col, teint hâlé digne d’un retour de vacances, Éric Zemmour débarque à vive allure dans l’enceinte du Figaro, ce jeudi 27 août. Avec difficulté, il passe les portiques de sécurité en tenant dans chaque main des sacs surchargés de livres. « Ce sont ceux de mes enfants que je vais refourguer », sourit-il en anticipant l’une politique que les chaînes de télévision ont recruté des édi- savez, le moment où il s’exclame : « Ah mais bien sûr. » de nos questions. Après s’être délesté de ses affaires, l’édi- torialistes pour débattre aussi. Par nature, la télévision Alors je me suis dit : « Ok, on va jouer le jeu et on va contre- T torialiste du Figaro magazine nous conduit à la cafétéria réclame des débats spectaculaires et ils sont venus me carrer leur propagande. » Comme les artistes jouent un rôle de l’immeuble. Au moment de s’asseoir, l’un de ses collègues le ramène à la chercher pour ça. Moi, je suis tombé dedans par hasard. politique, je vais les amener sur ce terrain et nous verrons « littérature » : « Tu as lu le bouquin de Geoffroy Lejeune durant tes vacances ? » J’ai été nourri de ces émissions durant mon adolescence. qui est le plus à l’aise. La constatation que la politique Le « bouquin » en question est l’œuvre d’un journaliste de Valeurs actuelles qui Spontanément, j’ai donc cherché à rejouer les débats avait déserté les émissions qui lui étaient dédiées, mais a imaginé l’arrivée accidentelle d’Éric Zemmour au pouvoir en 2017. Il rit ner- politiques que j’avais connus. Dans l’émission « Ça se qu’elle était encore présente dans les émissions cultu- veusement. « Oui, c’est bizarre de se voir en personnage de fiction. » Véritable dispute » sur I-Télé avec Christophe Barbier puis Nicolas relles, est d’ailleurs à l’origine de mon livre Le Suicide fantasme de la France réactionnaire, starifié par la télévision et sanctua- Domenach, ensuite chez Laurent Ruquier dans « On n’est français. Je suis devenu l’adversaire des artistes de risé par le succès de son livre Le Suicide Français, ce journaliste est plus que pas couché ». Au lieu de poser des questions aux invités, gauche et, comme la plupart n’ont pas un grand niveau jamais à la lisière de la politique. je conversais avec eux. Et d’ailleurs souvent Ruquier me idéologique, c’était encore plus facile de débattre avec disait : « Alors Zemmour, où est votre question ? » Et je n’en eux. Au début de l’émission, les invités étaient mis en En 1994, Paul Amar avait suscité un scandale en distribuant des avais pas. confiance par Laurent Ruquier et tenaient leur discours gants de boxe à Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie sur le plateau du Lors de vos débuts à « On n’est pas couché », on politiquement correct habituel. C’est dans un second journal télévisé de France 2. Vingt ans plus tard, est-ce que vous n’avez sentait que vous n’étiez pas très à l’aise lorsque vous temps que j’intervenais pour démolir leur argumenta- pas le sentiment que la confrontation cathodique version sport de deviez parler du livre d’une célébrité qui sortait une tion sur un terrain politique. À ce moment-là, soit ils combat s’est institutionnalisée ? Et d’y avoir contribué ? biographie ou un programme minceur. s’énervaient, soit ils répondaient, soit ils se repliaient Comme je suis plus vieux que vous, j’ai vu les premiers débats télévisés en J’étais plus à l’aise pour parler politique. Dans les dans une forme de mutisme. J’ai eu les trois cas de figure. France dans les années 70. Je pense bien sûr au fameux débat entre François premières émissions d’« On n’est pas couché », je ne De Jacques Weber qui voulait me casser la gueule à des Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Dans l’émission « Cartes sur rentrais d’ailleurs qu’au moment de l’interview. Comme actrices qui fondaient en larmes. table », l’homme politique était opposé à deux journalistes, en l’occurrence cette séquence a eu beaucoup de succès, la productrice Qu’est-ce qui a vous a déterminé à mener ce Alain Duhamel et Jean-Pierre Elkabbach. Il n’y avait pas de gants de boxe Catherine Barma m’a dit : « Il faut que tu rentres avant et combat politique ? mais c’était très spectaculaire. C’était féroce, pugnace. Il y avait des gros que tu fasses toute l’émission. » Au fur et à mesure, j’ai pris C’est une réflexion progressive. J’en parlais souvent à plans sur les visages comme au cinéma. Je me rappelle encore l’opposition mes marques et j’ai compris que les émissions de diver- Éric Naulleau, j’avançais un peu au hasard. Ainsi, lors de entre Georges Marchais et Jacques Chirac en 1974. J’avais 15 ans. C’était un tissement étaient devenues des machines idéologiques l’invitation de Grand Corps Malade, pour me préparer, je duel magnifique ! Quand Marchais dit : « On vous présente comme un jeune depuis les années 80. Les artistes sont devenus les commence à lire les textes de ses chansons et je me rends loup, mais vous avez du retard » et que Chirac rétorque : « Entendre ça de la premiers porte-paroles du politiquement correct et de la compte qu’elles sont à la fois très puériles et politiques. Je bouche d’un léniniste, ça ne manque pas de sel. » C’était très fort sur le plan doxa dominante féministe, bien-pensante ou gay-frien- découvrirai après l’émission qu’il est le fils d’un dignitaire télévisuel, et politiquement. Aujourd’hui, les vrais débats n’ont plus lieu dly. Certains le font consciemment, d’autres inconsciem- communiste de Seine-Saint-Denis. Du coup, lors de l’in- entre politiques car le clivage droite-gauche n’existe plus. Depuis le traité de ment, mais ils le font tous. terview, j’ai brocardé ses textes sous ces deux angles. Il Maastricht, les débats sont soporifiques et les différences très ténues. Vous avez donc tout de suite trouvé un intérêt a été désarçonné car il avait l’habitude d’être sans cesse La différence, c’est que les débats se font entre éditorialistes et politique à vous confronter à des artistes ? encensé. moins entre politiques. Oui. Quand j’ai compris ça, je me suis senti comme l’ins- Aujourd’hui, Laurent Ruquier dit regretter vous

La nature a horreur du vide. Il y a eu une telle baisse du niveau du personnel MEYER POURARNAUD CHARLES © pecteur Bourrel dans Les Cinq Dernières Minutes. Vous avoir donné « la parole durant cinq ans » parce qu’il

49 50 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ÉRIC ZEMMOUR « J’essaye de contrebalancer la doxa qui me semble délirante. Je pense comme Aristote que lorsqu’un roseau est trop penché à droite, il faut l’incliner totalement dans l’autre sens pour qu’il redevienne droit. Je suis obligé de taper très fort sur l’immigration ou l’islam parce que les gouvernants nous coupent des réalités. »

estime que vous avez contribué à la dédiabolisation travail d’assimilation, tout était possible. À partir de cette du Front national. affaire, je me suis dit que c’était fini et que cette inté- Il a aussi regretté ses regrets donc ce n’est pas grave, gration ne fonctionnerait pas, que l’histoire réussie des tout ceci est anecdotique. Il ne faut pas tomber dans le immigrations passées ne se reproduirait pas. Pour moi, nominalisme. Ce n’est pas moi qui ai convaincu le public. le voile est un marqueur identitaire qui veut dire : « Nous Les téléspectateurs m’ont choisi car j’énonçais claire- ne souhaitons pas être Français. » Il y a trente ans, quand ment ce qu’ils pouvaient penser confusément. Je n’ai rien je disais ça dans des dîners, je me faisais écharper. banalisé mais je suis très content si j’ai réussi durant cinq Aujourd’hui, les mêmes personnes reconnaissent que j’ai ans à retourner l’opinion. Je pense avoir fait du judo dans raison. cette émission. J’ai utilisé la machine de propagande de Dans ce même livre, vous dites voir en Bruno l’émission de divertissement en une machine de contre- Mégret un héritier du Général de Gaulle. Vous écrivez propagande, et tant mieux si je suis parvenu à mes fins. qu’il serait l’homme qui opérerait « la transmutation Bernard Zekri qui vous a embauché à I-Télé estime du Front national en un nouveau RPF. » que la télévision vous a changé. Vous n’êtes plus Oui, je le pensais à l’époque mais dans le conflit entre le garçon timide et doutant de vous de vos débuts. Mégret et Le Pen, j’ai simplement sous-estimé l’énergie Votre expérience à la télévision a-t-elle changé votre politique du second. Mais qu’est-ce que fait Marine Le rapport au monde ? Pen aujourd’hui sinon du Bruno Mégret ? Elle applique sa Je ne sais pas. Honnêtement, c’est très difficile de stratégie et se réfère même au gaullisme avec la stratégie répondre à cette question. Je pense que j’ai pris confiance de Florian Philippot. en moi. J’essaie toujours d’être meilleur. Dans mes livres La radicalisation de vos positions sur l’islam et aussi, je crois que j’ai progressé. À chaque fois que je fais l’immigration vient-elle des critiques que vous avez quelque chose, je mets la barre toujours plus haut. essuyées ? En relisant Le Livre noir de la droite que vous avez Les attaques m’ont poussé à approfondir mon socle de écrit en 1998, on se rend compte que votre corpus connaissances. Aujourd’hui, j’essaye de contrebalancer idéologique a peu évolué mais que sur l’immigration la doxa qui me semble délirante et totalement détachée ou l’islam, votre discours s’est considérablement de la réalité. Je pense comme Aristote que lorsqu’un durci. Comment l’expliquez-vous ? roseau est trop penché à droite, il faut l’incliner tota- C’est la situation qui s’est durcie. J’ai commencé à avoir lement dans l’autre sens pour qu’il redevienne droit. Je ces convictions dès « l’affaire des foulards islamiques » en suis obligé de taper très fort sur l’immigration ou l’islam 1989 lorsque trois collégiennes musulmanes ont refusé parce que les gouvernants nous coupent des réalités. Mes de retirer leur voile en classe. Avant, je me disais qu’étant grandes disputes avec Nicolas Domenach lors de nos

© ARNAUD MEYER POURARNAUD CHARLES © moi-même de famille juive d’Algérie et ayant fait ce débats télévisés, c’était lorsqu’il disait que la société

51 52 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ÉRIC ZEMMOUR

« J’ai décidé de ne pas employer les mots qui nous sont imposés par les médias et de recourir à ceux qui nous sont interdits. Je ne me laisse plus imposer mon vocabulaire. Si j’ai envie de dire “race”, je dis “race”. Si j’ai envie de dire “envahisseur”, je dis “envahisseur”. Je n’emploie pas le mot “gay” mais le mot “homosexuel”. Je refuse que l’on m’impose sémantiquement une idéologie. »

s’était droitisée sous mon influence ou celle de Nicolas Au fil de vos apparitions télévisées, vous avez Sarkozy. C’est faux, c’est l’UMP qui s’est centrisée. multiplié les phrases polémiques. De votre déclara- C’est la vieille thèse défendue par Charles Pasqua tion sur « les races humaines » sur le plateau d’Arte en pour expliquer l’émergence du FN dans les années 2008 à celle sur Canal + en 2010 où vous affirmez que 80… « la plupart des trafiquants sont noirs et arabes », on a le Et il avait raison. Jacques Chirac puis Alain Juppé sentiment que vous vous êtes sciemment transformé ont tellement « centrisé » le RPR qu’ils ont laissé un en « machine à provoc ». boulevard au Front national. Durant des années, ils ont Je ne me mets jamais dans cet état d’esprit. Je ne me laissé un électorat populaire en déshérence. Cet électorat dis jamais : « Ce soir, je vais faire une provocation. » Sim- se retrouve aujourd’hui dans le programme défendu par plement, j’ai deux principes : dire toujours le fond de ma le Front national. Le seul élément qui retient encore pensée et refuser les mots dictés par le politiquement certains électeurs, c’est la sortie de l’euro. correct. Le référendum de 2005 où vous êtes l’un des rares Votre propos ressemble beaucoup à celui tenu journalistes appartenant à un grand média à faire par Jean-Yves Le Gallou, théoricien de l’extrême campagne en faveur du non a-t-il renforcé votre droite (inspirateur de la préférence nationale – ndlr) sentiment d’avoir raison, seul contre tous. et ancien cadre du FN, qui estime que le combat est Oui, c’est un moment charnière que j’ai payé d’ailleurs très aujourd’hui sémantique. cher car j’ai été placardisé au Figaro. C’est lors des débats Je le connais bien et je partage ce combat. Comme lui, autour de ce référendum que je commence à débattre à la j’essaye de combattre la « novlangue » imposée par les télévision avec des politiques pour la première fois. Je me médias. Ma première chronique de rentrée sur RTL était souviens d’un moment formidable où je me suis retrouvé d’ailleurs sur le mot « migrant » par exemple. Je pense sur un plateau avec François Hollande, Christine Boutin qu’il y a des mots comme « sans-papiers » qui nous sont et un autre journaliste en faveur du oui. Durant toute imposés et d’autres qui nous sont interdits comme l’émission, François Hollande a refusé de débattre avec « race ». J’ai décidé de ne pas employer les mots qui nous moi. Il ne parlait qu’à Boutin. Après l’émission, j’ai été sont imposés par les médias et de recourir à ceux qui vers lui et je lui ai demandé : « Pourquoi tu as refusé de nous sont interdits. Je ne me laisse plus imposer mon dialoguer avec moi ? ». Il m’a répondu : « Parce que tu ne vocabulaire. Si j’ai envie de dire « race », je dis « race ». Si suis pas les mêmes règles que nous. » Il sous-entendait que j’ai envie de dire « envahisseur », je dis « envahisseur ». Je je ne respectais pas les codes des politiques entre eux. Il n’emploie pas le mot « gay » mais le mot « homosexuel ». Je était donc d’autant plus en danger. Or François Hollande refuse que l’on m’impose sémantiquement une idéologie.

ne veut jamais se mettre en danger. MEYER POURARNAUD CHARLES ©

53 54 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ÉRIC ZEMMOUR « Je crois que le discrédit journalistique ne vient pas

Tout au long de votre carrière, vous vous êtes placé discussions. En l’occurrence, le scoop de 2002, je ne l’ai de la non-neutralité mais du fait que 80 à 90 % des journalistes sur tous les sujets de société clivants : le féminisme, même pas sollicité. Dans le cadre d’une conversation à pensent strictement la même chose. Lors de la présidentielle l’immigration, l’islam, Vichy. Ça ressemble beaucoup bâtons rompus avec Jean-Marie Le Pen, il me dit : « Vous de 2012, plusieurs écoles de journalisme avaient réalisé à un positionnement marketing. savez, j’ai déjà vu Chirac en privé dans l’entre-deux tours de Je n’essaie pas de créer des explosions médiatiques, la présidentielle de 1988. » Ensuite, j’ai été vérifié auprès un sondage auprès de leurs étudiants, 95 % s’apprêtaient j’essaie seulement de ne pas me laisser imposer mes mots de Pasqua et j’ai publié l’information. à voter pour François Hollande. » et mes sujets. Je pense que si je subis autant de critiques Est-ce que vous avez eu des retours de Jacques aujourd’hui, c’est parce que j’attaque le système au cœur, Chirac après l’écriture de la biographie (L’Homme qui à savoir ses maux. Je prends les tabous les uns après les ne s’aimait pas − NDLR) que vous lui avez consacrée ? autres et je tire dessus. Je reconnais que c’est volontaire De manière indirecte puisque j’ai eu le droit à un commu- et délibéré. Mais ce n’est pas une stratégie marketing, niqué de l’Élysée qui affirmait que tout ce que je disais c’est une stratégie idéologique. était faux. Claude Chirac avait également demandé ma En prenant systématiquement le contrepied de tête auprès du patron du Figaro. Mais quelques mois Quand Alain Duhamel avait été suspendu de RTL qu’avec cette une, Le Nouvel Observateur s’est davantage tous les sujets, vous rentrez dans la forme de pensée après la sortie de l’ouvrage, j’ai croisé Bernadette Chirac et France télévisions lors de la campagne présiden- abîmé que moi. automatique que vous dénoncez. lors d’un salon du livre. Elle m’avait dit : « Votre livre est tielle de 2007, vous aviez pris sa défense en déclarant On a l’impression que vous prenez ces attaques Il y a un risque d’adolescentisme, vous avez raison. J’en faux, Chirac ne se déteste pas du tout, je le connais mieux que « la neutralité était un rideau de fumée cachant comme des médailles dont vous vous enorgueillis- suis conscient et j’essaie de le conjurer par l’approfon- que vous. » Je lui avais répondu : « Dès fois, on voit mieux de une idéologie dominante. » Vous ne pensez pas que la sez. dissement de mes connaissances. Je lis régulièrement loin que de près. » Après cela, elle avait tourné les talons. montée de la défiance envers les médias au sein de Oui parce qu’elles prouvent que j’ai touché juste. Ça ne me de grands classiques et des essais historiques qui me Quel rapport vous entreteniez avec Jacques l’opinion provient du manque de neutralité des jour- blesse pas. Ça fait très longtemps que la bien-pensance ramènent à l’essentiel. Chirac ? nalistes ? n’a pas été autant contestée et ils n’aiment pas ça. Vous vous voyez comme un penseur ou comme un À une période, je suivais le RPR donc j’étais tout le temps Je crois que le discrédit journalistique ne vient pas de la À une période, vous disiez avoir de bonnes grand lecteur ? avec lui. À vrai dire, j’avais l’impression que je l’exaspé- non-neutralité mais du fait que 80 à 90 % des journalistes relations avec Jean-Luc Mélenchon. Comment Je pense que l’on ne peut pas penser sans lire les autres. rais un peu. Il avait eu des mots très durs pour moi. Il pensent strictement la même chose. Lors de la présiden- avez-vous pris le fait qu’il soit à l’origine de la Après, j’espère être utile au débat intellectuel. Ce que pouvait vous balayer d’un mot en rigolant. Et après, il ne tielle de 2012, plusieurs écoles de journalisme avaient polémique qui a mené à votre éviction d’I-Télé avec les gens me disent quand ils ont lu Le Suicide français, vous parlait plus durant une demi-heure. C’est un faux réalisé un sondage auprès de leurs étudiants, 95 % s’ap- son billet de blog où il dénonçait vos propos sur les c’est que je leur ai permis de mieux appréhender leur gentil. prêtaient à voter pour François Hollande. Je pense que la musulmans dans le Corriere della Sera. époque. La plupart des gens rejettent instinctivement la Avec quels hommes politiques aviez-vous les neutralité est impossible, vos questions ne le sont pas, J’ai été déçu. Je n’en ai pas parlé avec lui car il m’évite modernité mais ils ne savent pas comment lutter contre. meilleures relations ? même si vous essayez d’avoir une réserve et c’est sans sur cette question mais je pense que son billet de blog Je leur fournis des arguments. J’essaie tout simplement Avec Philippe Séguin, Charles Pasqua et Jean-Pierre Che- doute très bien comme ça. Le problème vient de l’unifor- était un coup bas et qu’il n’était pas très digne. D’ailleurs d’être utile. J’espère avoir une influence politique sinon vènement. J’ai entretenu de bonnes relations avec Alain misation idéologique des médias. quand I-Télé a annoncé mon éviction, il était très ennuyé vaut mieux être footballeur professionnel. Madelin, Gérard Longuet, Philippe Léotard, Jean-Marie Si dans dix ans, il y a 100 000 petits Zemmour qui et il a fait une déclaration publique pour dire que c’était Votre statut à la télévision vous convient-il ou Pen ou bien encore Valéry Giscard d’Estaing, Jean-Chris- pensent comme vous, le problème sera identique. scandaleux. Je pense qu’il a agi ainsi parce qu’il fulminait regrettez-vous l’époque où vous sortiez des scoops tophe Cambadélis, Jean-Luc Mélenchon, Julien Dray, etc., Oui, vous avez raison (rires). Ça exaspéra sans doute les suite au débat que nous avions eu ensemble quelques comme lors de la campagne présidentielle de 2002 où même si je les vois moins aujourd’hui. gens mais je tiens à les rassurer, nous ne sommes pas jours plus tôt sur RTL. Ses proches, des gens du Front de vous aviez révélé que Jacques Chirac avait rencontré C’est vrai que vous avez été assesseur du président prêts d’y parvenir. Pour des raisons sociologiques, ça gauche, lui ont reproché de ne pas l’avoir remporté. Et je Jean-Marie Le Pen en 1988. de jury lors du concours d’entrée de Florian Philippot n’arrivera jamais. pense qu’il a voulu me le faire payer. Je ne suis pas un journaliste qui sort des scoops, ça ne à l’ENA en 2006 ? Lorsque Le Nouvel Observateur vous a mis en cou- Est-ce que vous ne changez pas de métier lorsque m’intéresse pas. Le scoop a toujours été une conséquence Oui c’est vrai mais je n’en ai pas de souvenirs précis, il y verture avec Dieudonné et Alain Soral, plusieurs vous êtes érigé en débatteur d’un homme politique de mes discussions avec des politiques. Ce que je fais avait tellement d’étudiants. Je me rappelle surtout que fois condamnés pour antisémitisme, en titrant « LA comme Jean-Luc Mélenchon ? aujourd’hui à la télévision, c’est ce que je faisais avant cette session trimestrielle avait été épuisante et très HAINE », est-ce que vous avez été blessé ? C’est Mélenchon qui m’a proposé ce débat ! Il m’a dit en privé avec les politiques. Je ne pose pas de questions, longue. Florian Philippot en a de meilleurs souvenirs que Il faut avoir une capacité d’indifférence. Il faut accepter qu’il voulait débattre avec moi, qu’il était en désaccord je n’essaye pas d’obtenir des informations. Ce qui m’inté- moi (rires). Il m’a dit qu’il avait essayé de deviner ce sur de prendre des coups lorsque l’on est dans le débat public total avec Le Suicide français mais que c’était un livre resse, c’est la compréhension de l’action et de la pensée quoi je pouvais l’interroger. Il avait peut-être réussi. et que l’on prend des positions hardies. Il faut accepter et important. Je trouvais que c’était tout à son honneur, politique. L’information venait naturellement au fil des se caparaçonner. Les insultes ne m’affectent plus. Je crois que c’était démocratique, donc j’ai accepté. D’autres

55 56 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ÉRIC ZEMMOUR « Bien sûr, il y a toujours un rêve intellectuels, comme Alain Finkielkraut ou Michel Je monte en grade, vous voyez (rires). Tout cela m’amuse, de faire de la politique. Onfray, ont été placés face à des hommes politiques. À c’est une pochade, un jeu. Que je sois devenu l’un des Mais quand j’étais petit, partir du moment où l’on a des convictions et des idées, il porte-paroles des classes populaires, c’est sans doute faut accepter de débattre pour les défendre. Je trouve ça vrai et c’est ce que je souhaite. Maintenant, les hommes je rêvais aussi d’être Platini, plutôt sain. J’aurais dû faire un autre débat avec François politiques ont de telles contraintes d’organisation, de or je ne l’ai pas été. Qu’est devenue Fillon mais c’est la rédaction d’I-Télé qui l’a empêché parti, d’argent, que ce n’est pas pour moi. C’est devenu un la politique ? Le pouvoir n’est plus à l’Élysée pour des raisons de basse boutique. La direction de la métier trop corseté… chaîne ne voulait pas que j’aille faire de l’audience chez Quand on aime la politique, on se projette toujours mais à Bruxelles. Alors à quoi bon ? BFM. C’est une réaction assez médiocre de leur part. à la place des gens que l’on suit. Et puis si j’ai raté Est-ce que vous vous sentez encore journaliste ? Bien sûr, il y a toujours un rêve de faire de la politique. Ça dépend de ce que l’on entend par « journaliste ». Mais quand j’étais petit, je rêvais aussi d’être Platini, or l’ENA, c’est peut-être J’utilise des méthodes journalistiques pour trouver des je ne l’ai pas été. Qu’est devenue la politique ? Le pouvoir qu’il y a un sens à cela. » informations et je continue à écrire ou à produire des n’est plus à l’Élysée mais à Bruxelles. Alors à quoi bon ? éditos à l’oral. Chateaubriand disait que sa profession Et puis si j’ai raté l’ENA, c’est peut-être qu’il y a un sens était journaliste. En France, le journalisme a toujours été à cela. au croisement de la littérature et de la politique, je me Dans un portrait publié dans Le Monde, votre ami place dans cette filiation. Philippe Tesson dit que vous êtes devenu « un militant Alain Finkielkraut m’a dit qu’il ne pensait pas que de vous-même et votre propre objet. » comme moi… classe politique médiocre. Actuellement, la génération vous puissiez devenir un homme politique parce que Je trouve ça très injuste et assez médiocre comme attaque Certains vous reprochent d’avoir « détabouisé » politique des trentenaires est minable, politiquement, vous « n’aimez pas les compromis et que vous tenez trop même si c’est quelqu’un que j’aime beaucoup. Je ne suis des thèmes de l’extrême droite comme le « racisme culturellement, mais aussi historiquement. Quand on à votre liberté de parole. » pas un militant de moi-même, je défends une cause et des anti-blanc » ou le « grand remplacement ». Vous plonge dans l’Histoire, même récente, c’est une évidence. Je suis d’accord. De nombreux politiques me disent qu’ils convictions. Je prends des risques pour ça, j’ai été viré de l’assumez ? Ce n’est pas trop dur de continuer à vivre quand on pensent comme moi mais qu’ils ne pourraient pas dire plusieurs médias dans lesquels je me sentais plutôt bien. Si j’ai réussi à imposer ces thèmes dans le débat est aussi pessimiste ? ce que je dis. Les disciplines de parti les contraignent Tout ceci n’est pas sans conséquences… public, je m’en félicite. J’en suis ravi, c’était volontaire. Je suis désespéré et c’est vrai que parfois on doit me au silence. Rien ne me retient de faire de la politique et RTL vous a reconduit malgré les pressions d’une Je pense qu’il y a une évolution de la parole. Mes amis trouver désespérant. Mais vous savez, l’optimisme est tout me retient à la fois, c’est une réflexion. Mais je ne me partie de la rédaction. Est-ce que votre succès vous qui m’agonisaient d’injures dans les années 80-90 me souvent criminel, car il se moque des souffrances des pose pas la question de mon engagement politique tous prémunit aujourd’hui de futures évictions ? disent aujourd’hui que j’ai raison. populations qui le subissent, contraintes et forcées… — les matins. Non, parfois les passions l’emportent sur la raison, Pourtant selon une enquête Ipsos publiée l’année D’après L’Express, Marine Le Pen vous a proposé comme l’a écrit Pascal. J’ai été viré d’I-Télé, de l’émission dernière, 62 % des Français interrogés affirmaient d’être candidat lors des élections européennes de phare de la chaîne. RTL a décidé de me reconduire parce avoir une mauvaise opinion de vous… 2014. Vous auriez pu devenir député européen… qu’il y a une direction intelligente et bienveillante. Et ça Dans le même sondage, 37 % des Français disaient être C’est Dupont-Aignan qui me l’a d’abord proposé. J’ai change tout. d’accord avec moi. Alors vous savez… réfléchi à leurs propositions mais je ne souhaite pas Le premier secrétaire du Parti socialiste, Jean- Vous aimez la France actuelle ? rendre publiques nos discussions. On a le droit de discuter Christophe Cambadélis, a estimé qu’il y avait Pas vraiment. Je n’aime pas ce qu’elle est devenue. de l’éventualité de faire de la politique et ils ont le droit de une « zemmourisation de la société. » Est-ce que vous Votre nostalgie ne vire-t-elle pas à une forme me proposer d’en faire. Mais aujourd’hui la question ne se pensez avoir remporté la bataille culturelle ? d’anachronisme ? pose pas. On confond volontairement deux choses : l’opinion et C’est le risque. Mais si l’on ne se réfère pas à nos grandes En 2011, l’écrivain Frédéric Deslauriers vous la représentation. Dans le peuple, je pense qu’effective- heures du passé, on ne refait rien de grand. Je n’aime pas projetait en ministre de la Culture du Front national ment, une sensibilité conservatrice, voire réactionnaire, cette France déclinante, médiocre, divisée, qui se hait. si vous étiez élu en 2012 dans son livre Les Deux-cents a gagné. Mais chez les grands patrons, les politiques, les On a toujours du mal à évaluer le présent. jours de Marine le Pen. Aujourd’hui, le journaliste journalistes, les intellectuels, je n’ai rien gagné du tout. Peut-être que dans trente ans, on verra en Hollande Geoffroy Lejeune songe à votre arrivée accidentelle La classe dominante continue d’imposer sa doxa au un Machiavel. au pouvoir dans Une élection ordinaire. La fiction pré- peuple et je reste le vilain petit canard. Sauf que le peuple Parce que le niveau politique aura encore baissé ! Hollande, cède-t-elle la réalité ? ne les écoute plus et privilégie de plus en plus de gens c’est un Mitterrand aux petits pieds. Nous avons une

57 58 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ENTRETIEN à armes inégales

La carrière d’Alain Duhamel, 75 ans, commence à l’ORTF, lorsqu’il anime l’émission « À armes égales », suspendue trois ans plus tard par le pouvoir. Depuis, il est devenu avec son ami Jean-Pierre Elkabbach une figure de référence de l’interview politique en France. Un genre qu’il juge aujourd’hui dénaturé par le média-training, au détriment de la parole vraie.

Propos recueillis par César Armand portraits Patrice Normand

59 60 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ALAIN DUHAMEL « Aujourd’hui, les hommes politiques ne répondent plus du tout de la même manière que lorsque j’ai commencé. À l’époque, il y avait encore des relations quasi hiérarchiques entre le personnel politique et les journalistes ous avez présenté ou participé à de nombreuses de la télévision publique. Ils nous regardaient émissions politiques depuis 1970. Quels change- ments avez-vous pu observer dans le comporte- presque comme des collaborateurs ! » ment de vos invités ? Aujourd’hui, les hommes politiques ne répondent plus du tout de la même manière que lorsque j’ai Vcommencé. À l’époque, il y avait encore des relations quasi hiérarchiques entre le personnel politique et les journalistes de la télévision publique. Ils nous regardaient presque comme des collaborateurs ! Désormais, les choses à menacer. Actuellement, le plus professionnel demeure laborateurs m’appelle. Il me dit : « Que se passe-t-il ? Nous se sont inversées : ce sont les hommes et les femmes politiques qui sont Nicolas Sarkozy. Il arrive en sachant exactement ce n’avons pas reçu les questions ! » Si cela prouve que d’autres demandeurs. Dès qu’un de leurs amis ou rivaux est interrogé, ils estiment qu’il veut dire. Il soigne ses formules et imagine tous les journalistes envoient les questions, je lui réponds : « Vous comme étant indispensable qu’ils soient entendus eux aussi. En revanche, thèmes qui peuvent sortir tout en faisant de très bons ne recevrez pas les questions car il n’est pas question que leur façon de s’exprimer a changé. En mal. Avant, ils parlaient de manière numéros. Puis, il téléphone, même quand l’émission s’est je vous les envoie. » Ce à quoi il réplique : « Le Président spontanée tout en étant préparés. Maintenant, ils adoptent un langage mal passée. Avant lui, seul Giscard, très doué pour la télé- sera mécontent. » L’émission se passe bien. À la fin, je vais convenu, produit du média-training et des conseillers en communication. vision, prenait autant de plaisir que lui à y venir. voir Giscard et lui demande : « Pourquoi vos collaborateurs Les plus importants d’entre eux font désormais une interview par jour si Avez-vous, au contraire, le souvenir d’un respon- m’ont-ils demandé les questions à l’avance ? » Il tombe des bien qu’ils sont devenus des professionnels de la chose, bien plus profession- sable politique qui soit venu sans la moindre prépa- nues : « Jamais je n’ai demandé ça ! » avant de sortir une nels que leurs intervieweurs. Cette dérive malsaine se fait au détriment de ration ? formule typiquement giscardienne : « Pourquoi voulez- la vérité. François Mitterrand reste celui qui improvisait le plus. Il vous que je demande les questions puisque je connais déjà Georges Marchais venait avec son cahier et ses notes soulignées. était ainsi inégal dans ses prestations : très bon quand il les réponses ? » Avez-vous interviewé d’autres politiques aussi bien préparés ? était inspiré, très mauvais quand il n’était pas en forme. Et vous comment préparez-vous vos entretiens ? Rappelez-vous que le Parti communiste était une composante essentielle Il avait une éloquence naturelle, supérieure à la verve de Avez-vous changé vos pratiques avec l’expérience ? de la société de par sa puissance politique, syndicale et culturelle. Georges Marchais, mais préparait beaucoup moins ses émissions. Les interviews sont différentes, selon qu’elles sont Marchais lui-même avait un talent et un charisme originaux avec un ton Michel Rocard, lui, se préparait mal. Très intelligent, réalisées seul, à deux ou à plusieurs. Avec Jean-Pierre combatif et pittoresque. C’était, en plus, une vraie bête de scène. Il avait très rapide, très volubile, il partait dans tous les sens. Elkabbach, tout nous différencie mais nous nous compris avant tout le monde que les grandes émissions de télévision mar- Un homme comme Édouard Balladur se préparait bien, entendons très bien. Nous préparons une liste de quaient davantage les électeurs que les meetings. Aussi, il en faisait un mais était très sage dans l’expression. Dans un autre questions ensemble, dont nous avons chacun le double, enjeu considérable et s’y préparait pendant des semaines. Il était aidé par registre, Jacques Chirac détestait la télévision, n’y était et le premier qui en pose une sait que le second pourra ses secrétaires et planchait avec eux sur ce qu’il voulait dire. Ainsi, il arrivait pas naturel, et a été un précurseur de la langue de bois. rebondir sur la réponse du politique. Une forme d’inter- avec des dizaines de pages écrites, avec de multiples couleurs. À l’époque, Comment préparez-vous les émissions avec les view à deux têtes, en somme. Pour ma méthode person- les interviews des plus grands responsables politiques n’avaient pas lieu politiques ? Est-ce qu’il arrive qu’ils vous demandent nelle, c’est Giscard qui m’a incité à faire quelque chose de tous les jours, mais tous les deux ou trois mois. Un qui ressemblait à Georges les questions à l’avance ? risqué, de difficile et en même temps d’excitant : l’absence Marchais, c’était Bernard Tapie. Lui aussi avait un charisme et une verve C’est arrivé qu’ils demandent les questions, mais cela ne de papier. Il arrivait toujours sans notes et répondait naturels tout en travaillant beaucoup. Il n’était pas très agréable à inter- débouche sur rien. Je m’y refuse toujours. Une fois, deux ainsi. Un jour, nous nous sommes retrouvés à quatre viewer, comme les grandes stars, et il essayait de créer des rapports de jours avant l’émission « Une heure avec le Président » face à lui avec nos questions et nos relances, et cela a

force, voire d’intimidation. Au moment du maquillage, il commençait déjà NORMAND POUR CHARLES © PATRICE organisée avec Valéry Giscard d’Estaing, un de ses col- créé un déséquilibre dès le début. Depuis, je pose

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« Après 1981, le nouveau PDG d’Antenne 2 me dit : “Il vaut mieux qu’on ne te voie pas à la télévision de 1981 à 1982. Dans un an, il faudra lancer une émission. Réfléchis à ce que tu voudrais faire.” C’est comme ça que j’ai élaboré la formule de “L’Heure de vérité”, la seule émission que j’ai conçue. »

mes questions sans document, ce qui permet de rebondir Je ne dirais pas que c’est Edgar Faure qui a voulu la fin de plus facilement et d’être plus à l’écoute pour retrouver un l’émission, mais c’est vrai qu’il avait massacré sa prépa- autre angle au cas où. ration. Persuadé qu’il ne ferait qu’une bouchée de Gaston Parlez-vous avec eux avant ou après les Defferre, il avait peu travaillé, passé du temps agréable émissions ? De quoi discutez-vous ? avec une jeune femme et pris un bain avec un verre de Je les ai tous vus en dehors des émissions. C’est une whisky l’après-midi même. Gaston Defferre, à l’inverse, source d’information essentielle pour en avoir plus s’était enfermé un mois à la campagne avec sa femme que les autres. Certes, il y en a avec qui je me suis bien Edmonde Charles-Roux et avait appris, par cœur et à la entendu, d’autres moins bien, mais il le faut. Longtemps, minute près, ses réponses. C’est donc en réalité le gouver- j’ai été maquillé dans la même pièce que les invités. Cela nement de l’époque qui a dit : « Les duels ne sont pas faits ne se fait plus, c’est un progrès ! Les propos d’avant sont, pour être perdus par le gouvernement » et cela a signé la fin malgré tout, très convenus. Seul Bernard Tapie m’a mis d’« À armes égales ». Ils nous ont quand même aussitôt en garde : « Si vous me poussez là-dessus, vous allez en proposé une autre émission qui n’a duré qu’une saison. prendre plein la figure ! » Il y en a un avec qui j’étais en bons Après 1981, le nouveau PDG d’Antenne 2, Pierre Des- termes, c’était Raymond Barre. Pendant des années, nous graupes que je connaissais bien puisqu’il m’avait proposé avons enseigné à Sciences Po le même jour et à la même d’intégrer sa maison de production, me dit : « Il vaut heure, bien avant qu’il ne devienne ministre. Nous nous mieux qu’on ne te voie pas à la télévision de 1981 à 1982. retrouvions dans l’ascenseur et bavardions après les Dans un an, il faudra lancer une émission. Réfléchis à ce cours dans la salle des professeurs. Lorsqu’il était mon que tu voudrais faire. » C’est comme ça que j’ai élaboré la invité, il arrivait une demi-heure avant et me disait qu’il formule de « L’Heure de vérité », la seule émission que j’ai avait regardé un western, en faisant des commentaires conçue. Cela l’intéresse et il me dit : « C’est mieux que tu ne sur les acteurs. Ou bien il était content d’avoir trouvé la présentes pas. Serais-tu d’accord pour que ce soit toi qui un opéra en trois versions qu’il allait écouter dans son commences les interviews ? » J’étais d’accord. La présenta- bureau un après-midi. Même en marchant vers le studio, tion ne m’intéresse pas : j’ai même refusé de présenter le il commentait un article de la presse étrangère. 20 heures au milieu des années 1980. Ce que j’aime, c’est Votre première émission « À armes égales » a dû se l’interview, le commentaire et l’éditorial. terminer sous la pression d’Edgar Faure, mécontent En 2007, vous avez été écarté d’« À vous de juger » d’avoir « perdu » contre Gaston Defferre. Que s’est-il après la sortie d’une vidéo de Sciences Po où vous passé ? Avez-vous subi d’autres évictions sur disiez vouloir voter pour François Bayrou. Y a-t-il eu

demande des politiques ? une demande politique en coulisses selon vous ? NORMAND POUR CHARLES © PATRICE

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« Désormais, les jeunes ambitieux politiques se font connaître des journalistes des chaînes d’info en continu. Ils peuvent s’imposer dans une émission alors que nous, nous avions le temps et l’espace pour trier. »

Si je n’avais pas été suspendu, il y aurait eu une polémique politique. J’ai fait une centaine de conférences à Sciences Po et jamais je pensais pouvoir être filmé. En fait, les jeunes UDF ont publié cette vidéo sur leur site le jour où je devais interviewer François Bayrou avec Olivier Mazerolle. Il y a eu une polémique parce que j’avais été évincé. Si cela n’avait pas été le cas, il y aurait quand même eu une polémique. J’avoue que sur le moment, cela ne m’a pas trop fait plaisir puisque je n’aime pas rater les campagnes présidentielles, mais je n’en suis pas mort. À ce propos, vous avez animé les débats de l’entre- deux-tours de 1974 et de 1995. Que se passe-t-il hors antenne ? En 1974, c’est une première à l’initiative de Michel Bassi et de moi-même. Suite à un tirage au sort, je me retrouve à la présentation avec Jacqueline Baudrier, une bonne professionnelle connue pour ses convictions gaul- listes, ce qui équilibrait. Je suis enchanté d’y participer mais nous devons respecter les conditions des candidats Giscard et Mitterrand. Ils attendent de nous que nous soyons des chronomètres entraînés à nous taire. Cela doit en outre être un duel total entre deux personnes. Dans le studio, Jacqueline Baudrier est tétanisée et Mitterrand de très mauvaise humeur car la télévision lui a déjà joué des tours. Quant à Giscard, il est tendu puisqu’il sait que s’il réussit, il peut gagner, et que s’il échoue, il peut perdre. L’écoute a été très forte et a sans doute joué sur le résultat serré de l’élection. (Valéry Giscard d’Estaing a remporté 50,81 % des voix contre 49,19 % à François

© PATRICE NORMAND POUR CHARLES © PATRICE Mitterrand – ndlr). En 1995, le rendez-vous est entré

65 66 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ALAIN DUHAMEL « Quand nous survolions la France en hélicoptère, Mitterrand nous livrait une description géographique de chaque canton ou presque. De là, il désignait une église romane méconnue ou un restaurant pour déjeuner au calme. Il y avait toujours une part de séduction mais il n’invitait pas tout le monde. Cela ne l’empêchait pas d’être très désagréable avec nous au cours d’une émission quelques jours plus tard. »

dans les mœurs. Jacques Chirac a une forte avance dans m’assène : « C’était une émission de sous-secrétaire d’État ! » les sondages, ce qui rend Lionel Jospin assez décontracté. Je rétorque : « C’est l’émission qu’a voulu faire le président À mon arrivée, je vais saluer les deux candidats. Quand je de la République. Si vous avez des remarques, c’est à lui que m’approche de la loge de Jospin, j’entends un grand éclat vous devez les faire, et non à moi. » Depuis, mes relations de rire collectif. Avec la demi-douzaine d’accompagna- avec Dominique de Villepin ne se sont jamais amélio- teurs présents, ils viennent de se rendre compte que sa rées. Déjà, en 1981, Jacques Chirac, furieux, avait passé veste n’est pas assortie au pantalon, mais c’est minime et un savon au PDG d’Antenne 2, Maurice Ulrich, devant ils en rient. Devant la loge de Chirac, sa fille Claude monte Jean-Pierre Elkabbach, pour lui dire : « Cette télévision la garde. À l’intérieur, Chirac a la tête entre les mains, fait campagne pour Giscard ! » Ce qui était ridicule car la les coudes posés sur la table de maquillage. Le regard personne qui comptait, à ce moment-là, était François naufragé, il me dit : « Tout va se jouer maintenant. Si je suis Mitterrand. Chirac ne savait pas encore qu’il ferait de mauvais, je gâche tout. Sinon, je peux gagner. » L’émission a Maurice Ulrich l’un de ses conseillers les plus écoutés. été très courtoise, voire trop détendue. À la fin, Jospin et Est-il vrai que Jean-Marie Le Pen a été votre invité Chirac plaisantent ensemble – cette séquence a ensuite à « L’Heure de vérité » sur demande du président Mit- été diffusée par Canal+, sans doute transmise par un terrand ? Qu’est-ce qui vous a fait accepter ? Vous technicien de France Télévisions – alors que Giscard et a-t-on par ailleurs incité à convier quelqu’un ? Mitterrand s’étaient dit au revoir sèchement vingt et un Ce n’est pas tout à fait exact. Le président de la République ans plus tôt. a écrit une lettre aux dirigeants de la chaîne pour dire que Après une émission avec Jacques Chirac à l’Élysée, chaque sensibilité devait s’exprimer, sans évoquer telle Dominique de Villepin, alors secrétaire général, vous ou telle émission. C’est nous à « L’Heure de vérité » qui a traité de tous les noms. Qu’est-ce qui s’est passé ? avons voté – la seule fois dans ma carrière audiovisuelle ! Avez-vous vécu d’autres crises en coulisses ? – pour savoir si nous devions l’inviter ou non. Résultat : Cette émission a lieu le 26 octobre 1995. Moins de six nous avons accepté le principe à trois contre deux. Nous mois après son élection, où il avait promis le gaullisme avons même failli l’inviter le 6 février (Le 6 février 1934, social, il va annoncer la réduction des déficits, soit les ligues nationalistes d’extrême droite défilent dans l’inverse de ses promesses de campagne. À la sortie, les rues de Paris contre le pouvoir – ndlr) mais heureu- je suis démaquillé puis emmené dans un petit bureau sement nous avons décalé le tournage une semaine plus du Palais. Là arrive quelqu’un aux cheveux ébouriffés, tard. Il y a eu des manifestations, des contre-manifesta-

© PATRICE NORMAND POUR CHARLES © PATRICE furibard et tempétueux, que je ne connais pas et qui tions, la police et la gendarmerie autour du studio. Sinon,

67 68 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ALAIN DUHAMEL « Il m’a été proposé d’entrer en politique. On m’a sollicité pour devenir député européen, ce qui n’est pas absurde au vu de mes convictions. il y a toujours des hommes et des femmes politiques qui avaient lu les mêmes livres que lui et qui s’intéres- Les deux bords politiques m’ont offert qui vous invitent à déjeuner pour vous expliquer à quel saient aux mêmes sujets. Il s’y sentait si bien qu’il restait une circonscription pour me faire point ils seraient contents de participer à votre émission. parfois dormir. élire député. Selon moi, les qualités éventuelles Ils pensent que cela va vous apprivoiser si nous nous Cela a-t-il continué quand il devenu chef de l’État ? entendons mal, ou qu’ils vont vous séduire si nous nous Une fois président, il n’est plus venu. En revanche, très d’un journaliste ne sont absolument pas celles entendons bien. Après, vous êtes libre d’agir comme souvent, le vendredi ou le samedi matin, il nous appelait d’un homme politique. Un bon journaliste est un mauvais vous voulez ! Désormais, les jeunes ambitieux politiques Jean-Pierre Elkabbach et moi, et nous disait : « Vous se font connaître des journalistes des chaînes d’info en n’avez pas envie d’aller faire un tour en Normandie ou en homme politique en puissance, et réciproquement. » continu. Ils peuvent s’imposer dans une émission alors Bourgogne ? Ce sera l’occasion de parler. » Nous allions que nous, nous avions le temps et l’espace pour trier. visiter les églises et les cimetières qu’il connaissait tous Autre circonstance : à chaque élection présidentielle, des par cœur. Quand nous survolions la France en hélicoptère, partis politiques nous demandent d’inviter tel respon- il nous livrait une description géographique de chaque sable en plateau plutôt qu’un autre. Ils vous téléphonent canton ou presque. De là, il désignait une église romane en vous assurant que ce serait mieux pour eux. C’est une méconnue ou un restaurant pour déjeuner au calme. Il parle donc très franchement. Il sait que s’il formule des Le Monde diplomatique et Acrimed vous ont à situation que j’ai vécue au moins une bonne dizaine de y avait toujours une part de séduction mais il n’invitait analyses devant moi, elles ne se retrouveront pas dans la plusieurs reprises présenté comme l’un des symboles fois. Là encore, vous n’êtes pas obligé de céder ! pas tout le monde et c’était une marque de sympathie de presse le lendemain. d’une « élite omniprésente dans les médias ». Qu’en pen- François Mitterrand s’est invité parfois chez vous. sa part. Cela ne l’empêchait pas d’être très désagréable Vous a-t-on déjà proposé d’entrer en cabinet ou de sez-vous ? Racontez-nous. avec nous au cours d’une émission quelques jours plus devenir conseiller de l’ombre ? Que pensez-vous des Je ne lis plus Le Monde diplomatique depuis le départ de Nous avons fait un livre ensemble, important pour tard, ou nous-mêmes de signer des éditoriaux critiques journalistes qui sont passés de l’autre côté comme Claude Julien (Directeur du Monde diplomatique de 1973 lui comme pour moi (Ma part de vérité, Fayard, 1969 – la semaine suivante. Beaucoup d’hommes politiques Jean-Marie Cavada ? à 1990 – ndlr) et je n’ai jamais regardé de ma vie le site ndlr). Nous nous connaissions donc très bien. Il aimait sont très contents quand on leur pose des questions qui Il m’a surtout été proposé d’entrer en politique. On m’a Acrimed. Omniprésent, je l’ai été ; désormais, je suis beaucoup parler avec les journalistes en général, avec les arrangent. Lui, par contre, avait un peu de mépris sollicité pour devenir député européen, ce qui n’est pas plutôt discret. — les férus d’histoire en particulier. C’est même l’homme pour les journalistes qui posaient des questions un peu absurde au vu de mes convictions. Les deux bords poli- politique que j’ai vu le plus souvent dans ma vie. Je crois trop faciles. Nous avions des liens amicaux personnels, tiques m’ont offert une circonscription pour me faire élire que j’ai dû le rencontrer une centaine de fois en tête-à- dont l’originalité était que ce n’était pas du tout des liens député. J’ai également reçu d’autres propositions mais tête. Malgré mon image giscardienne, dès son arrivée politiques. De 1981 à 1982, nous nous sommes vus de pour d’autres choses à d’autres moments. Par exemple, à l’Élysée en 1981, il m’a téléphoné en me rassurant : manière régulière et de façon tout à fait intéressante et un ministre important m’a dit : « Si vous écriviez mes « Il paraît que vous avez quelques troubles à la télévision. sympathique. Quand j’ai sorti en 1982 mon livre La Répu- discours, je serais généreux. » Je lui ai répondu : « Vous allez Dites-vous bien que notre relation ne changera pas. Nous blique de monsieur Mitterrand où j’écrivais en conclusion faire des économies. Il n’y a aucune chance que je les écrive. » continuerons à nous voir. » Ce qui s’est produit. C’était un qu’il fallait changer de politique économique, cela n’a Même si ce n’est pas absurde quand vous analysez les homme de rites. Chaque été, il aimait prendre la route rien changé entre nous. affaires publiques, je n’ai jamais envisagé un instant entre Latché et sa maison dans le Lubéron. Comme il ne Possédez-vous des liens amicaux avec d’autres ces options et je les ai toujours refusées sur-le-champ. passait pas très loin de chez nous dans les Cévennes, il personnalités politiques ? Selon moi, les qualités éventuelles d’un journaliste ne lui arrivait de m’appeler en me disant : « Je passe dans le Bien sûr ! Il en existe pour qui j’ai de la considération, sont absolument pas celles d’un homme politique. Un coin et je serais content de venir. » Je l’invitais à déjeuner d’autres pour qui j’ai de la sympathie personnelle, a bon journaliste est un mauvais homme politique en et il acceptait volontiers. Il aimait beaucoup ces maisons fortiori quand les sensibilités et les cultures se ressem- puissance, et réciproquement. Pour mes confrères, si cela de famille où l’on pouvait passer des heures à table à blent. Mais il en reste encore beaucoup qui ne m’intéres- correspond à leurs envies et à leurs convictions, je n’ai bavarder. C’était, au fond, un peu son milieu, même sent pas du tout. rien à ajouter. Cela signe juste la fin de leur carrière jour- si nous étions protestants et qu’il était catholique. Il Jouez-vous toujours au tennis avec Lionel Jospin ? nalistique. Être élu quelque part ou entrer dans un gou- appréciait cette ambiance avec des gens cultivés dont la Oui, une fois par trimestre. Nous continuons à nous voir vernement, puis redevenir éditorialiste, cela n’existe pas. plupart n’était pas – voire pas du tout – de son avis, mais régulièrement. Je ne trahirai jamais sa confiance et il me

69 70 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION ENQUÊTE Voulez-vous coacher avec moi, ce soir ? Certains s’en méfient, d’autres s’en abreuvent : les séances de coaching et de média-training destinées aux politiques leur permettent de s’entraîner et de perfectionner leur communication. Mais pourquoi les intéressés ont-ils honte d’en parler ? Histoire d’un mythe politique qui a muté depuis trente ans, sous l’effet des chaînes d’info en continu et des réseaux sociaux.

par Jérémy Collado ilustrations Clément Quintard

71 72 Charles Charles POLITIQUE « Les hommes politiques se font coacher par des professionnels & TÉLÉVISION MÉDIA-TRAINING de la com’ mais ne souhaitent pas que s’évente le secret, de peur d’être taxés de manipulateurs de l’opinion ou pire, d’apparaître comme des robots insensibles, qui rabâchent des discours convenus dépourvus d’humanité et soufflés a langue française décrit le « tabou » comme une chose « dont par un autre. » on ne doit pas parler, par crainte ou par pudeur », un « interdit » qui agit à la manière d’une règle religieuse et dont la trans- gression provoquerait la colère des dieux. Au départ, le mot est rapporté dans les bagages des explorateurs célèbres du xviiième siècle, qui constatent alors, au fil de leurs voyages la prise de parole publique », mais aussi des recommanda- ceux-là. Ils forment là une sorte d’aristocratie. « Alain Ldans les îles à l’autre bout du monde, que le tabou protège l’harmonie d’une tions pour répondre habilement aux interviews radios ou Juppé travaille beaucoup seul. Il aime bien s’approprier un société. Si on le viole, le châtiment est automatique. Il en va ainsi du « média- de presse écrite. Le plus gros problème, c’est d’abord que les sujet et façonner un message lui-même », confie son bras training » des hommes politiques, qui cachent aux électeurs la raison de leur politiques ont peur des journalistes. Il faut donc les démys- droit Gilles Boyer, à voix basse, comme s’il dévoilait un efficacité sur les plateaux de télévision : comme n’importe quels acteurs de tifier. Ensuite, c’est le manque de confiance en soi -et l’in secret. « Mais il ne fait pas de “média-training” avec des théâtre, les élus répètent et s’entraînent. Ils se regardent, puis se corrigent. compréhension pour l’extérieur : certains politiques pensent gens de l’extérieur, ni aucun jeu de rôles, poursuit-il. On ne Ils se font coacher par des professionnels de la com’ mais ne souhaitent pas qu’on est là pour les écouter éternellement... » fait pas plus de répétitions avec moi dans le rôle du jour- que s’évente le secret, de peur d’être taxés de manipulateurs de l’opinion ou naliste et lui dans le rôle de l’interviewé. C’est toujours pire, d’apparaître comme des robots insensibles, qui rabâchent des discours Pire : sans travail préalable, la plupart des politiques informel. Vous savez, il y deux manières d’appréhender les convenus dépourvus d’humanité et soufflés par un autre. oublient vite le message clé qu’ils veulent faire passer choses : certains politiques se demandent ce qu’il faut dire dans une interview, en se laissant glisser par politesse sur tel ou tel sujet et ne partent pas de leur propre convic- DÉGONFLER L’OMERTA dans le jeu des questions-réponses. Il n’y a donc aucune tion. Ils partent de ce qu’ils estiment avoir intérêt à dire. Pourtant aujourd’hui, le média-training s’avère essentiel à la modernité magie dans ces séances de travail appelées pompeuse- Avec Juppé, on fait le raisonnement inverse. Ensuite on politique et médiatique. C’est un système fortement concurrentiel, asservi ment « média-training » (l’anglicisme de « formation aux regarde quelles phrases sont les plus efficaces. » par les exigences économiques de rentabilité, qui n’admet que peu d’erreurs. médias ») qui sont également destinées aux dirigeants de Les producteurs télé n’invitent que des « bons clients ». Et ne prennent pas le grandes entreprises. Non, il n’y a aucune magie, tout juste LES RECETTES ET L’ARRIÈRE-CUISINE risque de plomber leurs audiences deux fois de suite avec des mauvais. Quant quelques « techniques » destinées à ne pas sombrer dans Sauf qu’en fouillant un peu, on s’aperçoit que les arrière- aux politiques, ils doivent s’armer pour répondre à des journalistes qui adorent le tonneau des Danaïdes médiatique qui « lèche, lâche, cuisines des politiques ne sont pas toujours aussi les torturer et raffolent en même temps de ces bêtes de cirques qui vont leur lynche » comme le disait Jean-François Kahn. Aux jour- propres que celles, apparemment immaculées, d’Alain mâcher le travail tout en régalant l’audimat. Des politiques qui se battent dans nalistes Aurore Gorius et Michaël Moreau, le président Juppé. D’abord « il n’y a pas de recettes toutes faites » qui l’arène face à leurs adversaires, mais aussi contre leurs camarades, prêts à les PS de la région Île-de-France Jean-Paul Huchon a ainsi se plaquent uniformément sur les politiques, garantit remplacer au pied levé s’ils se révélaient « plus vendeurs ». raconté avec une franchise déconcertante ses débuts Jean-Luc Mano, un des papes du système, ancien jour- difficiles à la télévision : « Les média-trainings m’ont naliste et directeur de l’information de France 2, recon- Cela justifie-t-il pour autant l’omerta qui règne autour du sujet ? Si l’on en croit beaucoup aidé parce que j’étais timide. Et puis je n’ai pas une verti dans le secteur de la com’ depuis près de dix ans. Qui les communicants, le « média-training », c’est simplement apprendre à parler gueule de cinéma, je ne suis pas Brad Pitt. » Sous cet angle, prévient d’emblée et cabotine par la même occasion : « Je correctement pour bien se faire comprendre. Et maîtriser ses mots, donc son les choses paraissent donc limpides, voire anodines et ne donne jamais les noms de mes clients ni aucun exemple image. Tout simplement. « Contrairement à ce que l’on croit, on ne naît pas bon presque ridicules. précis. Je peux vous parler des situations, vous expliquer client. N’importe quel type qui passe à la télévision sans entraînement peut vite des cas sur lesquels j’ai travaillé mais jamais aucun nom. donner l’impression d’être un idiot, jure Philippe Moreau-Chevrolet, président D’autres, eux, se vantent carrément de ne jamais y avoir Pourquoi ? C’est une relation qui leur appartient... »

de MCBG Conseil, dont la société facture des séances personnalisées d’aide « à POUR CHARLES © CLÉMENT QUINTARD recours. L’ancien Premier ministre Alain Juppé est de

73 74 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION MÉDIA-TRAINING

En 1988, après avoir dominé le premier tour de la présidentielle, François Mitterrand s’envole alors aux DOM-TOM et avertit les journalistes le matin même. Ils embarquent à bord de l’avion présidentiel dans lequel un studio a été installé pour préparer le débat du second tour face à Jacques Chirac. Les portes sont fermées mais, d’un coup, Mitterrand sort, claque la porte et s’emporte : « Il est fou cet Emmanuelli, complètement fou ! Il joue Chirac et dit des choses que même Chirac n’oserait jamais dire. Je suis sûr qu’il les pense, en plus... »

Lui commence toujours pas une copieuse interview avec ses clients, de « trois ou quatre heures », « pour savoir ce qu’il en sort : j’appelle ça le presse-citron ! » La véritable intention de la manœuvre paraît tout à fait naturelle : être au plus près de l’humain, sentir le bonhomme derrière l’armure, pour éviter de calquer des mots qui ne correspondent pas à la personne plantée en face de lui. « Certains politiques sont des pages blanches. Mais moi, je ne suis pas nègre des idées, s’emporte-t-il. Je travaille sur la valorisation de leur propre matière. Vous ne ferez jamais des Rolls avec des 2CV. Si le produit est mauvais, l’emballage n’y changera rien. »

Produit, valorisation, emballage : la novlangue des communicants pose un fait. Eux font du marketing. Ils vendent un kit adaptable aux bourses et aux profils mais leur vrai job, c’est le commerce. Pas la politique. Ce que Philippe Moreau-Chevrolet résume d’une formule honnête quoique déroutante : « On n’est pas là pour produire des idées mais pour donner des techniques pour aider le politique à être élu. Point. » « Moi, je me définis

© CLÉMENT QUINTARD POUR CHARLES © CLÉMENT QUINTARD comme un lave-vitres : je fais briller les politiques sans

75 76 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION MÉDIA-TRAINING « Moi, je me définis comme un lave-vitres : je fais briller les politiques sans laisser de traces. laisser de traces. On doit voir le résultat à l’antenne sans profond, et les méthodes ne sont pas les mêmes, répètent voir qu’ils sont passés chez moi », témoigne Daniel Murgui- ces coachs de l’image, pour mieux couper court aux accu- On doit voir le résultat à l’antenne sans voir Tomas, média-trainer depuis plus de vingt ans, qui s’était sations d’uniformisation. qu’ils sont passés chez moi. » acquis une certaine renommée de journaliste à la fin des Daniel Murgui-Tomas années 80, avant de basculer dans le camp « ennemi ». LA SPONTANÉITÉ DE JOSPIN Dans sa besace, il nous détaille ses « produits » : soit « Le plus drôle dans le média-training, c’est quand je fais une séance de trois heures, qui suffit à valider quelques jouer à mon client le rôle de son opposant, pour qu’il se mette notions basiques et enlever les défauts d’un politique dans sa tête et imagine les phrases les plus dures qu’on pour lui trouver son style. « Dans ce cas-là, on fait l’in- pourrait lui envoyer, raconte Jean-Luc Mano. Je les force à terview type France 3 », lâche-t-il. Soit trois fois trois dire des trucs horribles sur eux-mêmes et à défendre le bilan arrivé à l’entretien sans savoir que Mitterrand avait reçu les qui rappelle finalement les méthodes d’autrefois, alors heures, si le politique a une « photogénie » qu’il s’agit de de leur adversaire. C’est un moment qui détend l’atmosphère putschistes ! Trois dépêches étaient tombées avant de rentrer que le système politique a changé sous l’effet d’Internet, faire prospérer par des exercices plus poussés. Soit, enfin, en général. » Le plus souvent, c’est aux fidèles qu’il revient dans le bureau. Sur le coup, l’attaché de presse n’avait pas notamment. « Ce qui leur manque, c’est du travail, juge carrément cinq fois trois heures « pour en faire un tout- de jouer ce rôle des plus risqués. On les envoie au casse- fait ce boulot. Et lui a cru que j’avais fait ça pour l’exercice ! » simplement Moreau-Chevrolet. Contrairement à Sarkozy terrain », souriant sans être bavard, complet sans être pipe. En 1988, après avoir dominé le premier tour de la Toujours est-il que le résultat ne fut pas transcendant : ou Royal, qui sont des bêtes médiatiques, ils n’ont pas ennuyeux, et capable avec ça de jouer l’acteur sans qu’on présidentielle, François Mitterrand s’envole alors aux Lionel Jospin n’est jamais devenu une bête de scène, travaillé leur rapport au peuple. Donc ça n’imprime pas. » puisse discerner les coutures. DOM-TOM et avertit les journalistes le matin même. Ils contrairement à Nicolas Sarkozy ou Ségolène Royal, qui embarquent à bord de l’avion présidentiel dans lequel un fut un temps conseillée par Dominique Besnehard. Sans le savoir, ils ont répété ce que leurs prédécesseurs Deux types de clients poussent la porte de son cabinet. studio a été installé pour préparer le débat du second tour ont fait, il y a déjà bien longtemps : s’installer face caméra, Celui qui fait partie du sérail mais qui veut progresser, face à Jacques Chirac. Les portes sont fermées mais, d’un Lorsqu’elle entre à l’Élysée pour devenir conseillère de soliloquer puis visionner la cassette afin d’atténuer ses pour accéder à une responsabilité nationale. Et puis les coup, Mitterrand sort, claque la porte et s’emporte : « Il est l’ombre de François Mitterrand, Ségolène Royal semble défauts. Une méthode « à la papa » que François Hollande inconnus, candidats aux élections locales, qui ne s’at- fou cet Emmanuelli, complètement fou ! Il joue Chirac et dit encore traversée des dogmes étriqués que lui a transmis n’a pas rechigné à utiliser pour préparer ses débats pour tendaient pas à être si exposés et ne sont pas prêts à des choses que même Chirac n’oserait jamais dire. Je suis sûr son père, qui n’accepte les femmes qu’à la maison et les primaires socialistes et la présidentielle de 2012. endosser un costume visiblement trop grand pour eux. qu’il les pense, en plus... » « bien mariées. » Elle a l’allure d’une bonne sœur sortie du Ce jour-là, autour de la table, il y avait des hommes Ils constatent que leurs propos sont déformés et veulent couvent, la queue de cheval tirée en arrière. Près de vingt qui avaient fait preuve de leur talent, mais qui rappe- redresser le tir. Évidemment, leurs besoins ne sont pas Mais une des plus grandes histoires de com’ de Mano, c’est ans après, son ascension fulgurante en fait une comète laient une autre époque, peut-être bénie d’ailleurs, de la les mêmes. encore Jospin. Ce que le ministre puis premier secrétaire qui démontre à quel point la démocratie d’opinion se politique : le journaliste Claude Sérillon et le réalisateur du Parti socialiste recherche alors, quand il va voir son nourrit désormais de slogans de communicants. Mais Serge Moati. Le premier, ami de longue date du président, Un jeune politique encore un peu vert va espérer une ami, c’est la spontanéité. Elle lui fait cruellement défaut. là encore, Royal n’admettra pas qu’on affirme que joua même son « sparring-partner. » Pour l’entre-deux « structuration d’image », comme on stipule dans le Elle lui manque même comme l’eau manque au désert, Besnehard fut son Pygmalion. Pourtant, en trente ans tours de 2012, ce fut Guillaume Bachelay qui s’y colla. Et milieu, tandis qu’un autre, plus expérimenté, s’offrira les parce qu’il ne parvient pas à se lâcher ni à éteindre le de collaboration branchée sur courant alternatif, selon la joua le rôle de Sarkozy. Le fabiusien a l’art de trousser des services d’une vigie qui l’alertera sur les sujets de société poids des conventions qui l’empêche d’être relâché face chaleur des relations qu’ils entretiendront, il ne cessera bons mots. Mais là encore, François Hollande n’assuma et le guidera pour une séquence précise. Christine Boutin aux caméras : « Je n’ai jamais été son conseiller, contraire- de la conseiller sur sa voix, mal placée, ses silences dif- rien : « Il n’y a pas besoin d’inventer un personnage, il existe. dit s’être transformée (régime et changement de coiffure) ment à ce que disent certains, commence par se défendre ficilement gérés ; et puis ses phrases alambiquées qui lui Donc il n’y a pas à simuler, à préparer d’une façon qui serait après avoir vu sa marionnette dans les Guignols. Xavier Mano. Il m’a demandé à titre amical de l’aider deux ou trois font perdre le fil de ses histoires. une répétition », contestera-t-il. Tabou ? Bertrand, lui, a pris des cours de théâtre, quand Bruno Le fois. Maintenant, y’a prescription ! » À l’orée de ces années Maire ou Laurent Wauquiez ont demandé conseil pour 90 où Internet n’existe pas encore, les méthodes sont Comme Ségolène Royal, ils sont nombreux aujourd’hui à EFFICACITÉ ET UNIFORMITÉ modifier leurs gestes et leur diction. «Ma méthode ultime, artisanales. Rien ne fuite, ou presque. « On commence le maîtriser les codes du langage à la télévision : d’Eduardo Si les méthodes sont aujourd’hui plus fines, elles ne si je puis dire, c’est la même que celle de Xavier Bertrand, média-training et je lui dis à la fin de l’interview que Mit- Rihan Cypel à Florian Philippot, en passant par Guillaume datent pas d’hier. Car le média-training est vieux comme abonde Murgui-Tomas. Il utilise beaucoup les détourne- terrand va recevoir les putschistes polonais. Je lui demande Peltier ou François Kalfon, ces politiques inondent les les médias. De Gaulle, l’un des premiers, comprit l’impor- ments dialectiques, c’est-à-dire qu’il ne cristallise pas sur s’il pense qu’il faut aussi recevoir Pinochet, comme ça vous chaînes d’info en continu de leurs analyses, de leurs tance de la radio et s’y prépara. En 1965, son adversaire le mot piège dans la question, mais sur le mot confort qui aurez fait le tour des dictateurs. Il bafouille, puis on passe interprétations et de leurs visages de quasi gendre idéal. centriste Jean Lecanuet, fervent croyant du pouvoir lui permet de reprendre la main. Dans cet exercice, il est à autre chose ; à la fin de l’interview il débriefe et me dit que Tous ont grimpé dans leurs partis grâce à leur poids cathodique et harnaché de ses dents blanches à faire excellent ! » L’éventail est large, du superficiel au plus ma question n’avait aucun sens. En fait, je découvre qu’il est médiatique. Avec un risque : être dans une « mécanique » pâlir les ménagères, s’attacha les services de Michel

77 78 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION MÉDIA-TRAINING « Ce qui a changé, c’est quand DSK et Cahuzac ont eu des prises de parole sans âme. Il vaut mieux prendre des risques et montrer des aspérités, car les gens cherchent aujourd’hui une authenticité. Désormais, il faut serrer les mains des gens à travers la télévision. » Philippe Moreau-Chevrolet

Bongrand, le pape de la com’ de l’époque. Il s’agissait sée de parler. Aujourd’hui, il y a un discrédit des politiques alors d’apprendre à « parler dans le poste ». Ses 3 777 120 car ils parlent tous pareil, ils usent tous des mêmes détour- voix ne suffirent pas à l’envoyer au deuxième tour... Pour nements dialectiques, croit savoir Daniel Murgui-Tomas, beaucoup, Lecanuet est resté ce JFK français dont le qui distingue deux types de média-training. Il y a le destin fut amputé, même s’il maîtrisait avant les autres média-training à la papa, qui est générationnel. Ils parlent les codes de son époque. « La politique, ça a toujours été tous pareil avec les mêmes ficelles. Certains de mes aînés l’art d’aimer les gens, convainc Moreau-Chevrolet. Prenez ne savaient travailler que pour un genre d’émission, comme Mitterrand, il s’est révélé grâce à Jacques Pilhan, qui l’a incité “L’Heure de vérité” par exemple, alors qu’il faut savoir à assumer ce qu’il était. Quant à Chirac, Roger Ails l’a révélé préparer les politiques à plein de genres aujourd’hui. » Pom- lui aussi. Après son passage aux États-Unis à la fin des peusement, il appelle sa méthode le « neuro média-trai- années 80, il n’était plus aussi caricatural qu’avant. Vous ning », une communication non verbale inspirée de Joseph préférez quoi ? Un poisson froid ou quelqu’un qui vous Messinger, qui accéda jadis à l’Assemblée nationale grâce séduit ? » Les balbutiements des années 60 sont alors très à une carte spéciale fournie par celui qui présidait alors cadrés. Et l’impact de la com’ d’alors n’a rien à voir avec l’institution, un certain Jean-Louis Debré : « Il a dénombré avec ce qu’il est aujourd’hui.. Mais en vérité, quel est son huit grandes familles, huit profils, du techno au novateur, réel impact sur le vote ? en passant par le tribal, comme Nicolas Sarkozy, et ainsi il a croqué tous les députés. On voit ceux qui ont eu recours L’un de ceux qui incarne la caricature de la com’ politique à du mauvais média-training et qui ont des gestes faux. pense qu’elle n’a qu’un effet relatif. Jacques Séguéla est le Aujourd’hui, ce qui plaît à l’électeur moyen que je rencontre à concepteur du slogan et de la campagne « La Force tran- la plage, ce sont ceux qui parlent avec leurs tripes, pas ceux quille » de François Mitterrand, en 1981. De son propre qui jouent un jeu. » aveu, tout ça n’est pas très efficace : « J’ai trop d’estime pour les citoyens de quelque bord, de quelque pays qu’ils Les méthodes à l’ancienne ont vieilli, comme ces séances soient, pour imaginer qu’ils puissent se laisser berner par types où l’on pose pendant trois heures en répétant les un slogan », écrit-il dans son livre Le Pouvoir dans la peau, mêmes formules usées. « Il s’agit désormais de rendre les publié en 2011 aux éditions Plon. Selon lui, « le com- politiques co-auteurs de leurs personnages. Il faut qu’ils municant n’est que le transmetteur » : « Qu’il se garde de soient interprètes et metteurs en scène. Il faut que ça sonne vouloir jouer les maîtres du jeu ; la communication politique en bouche », juge Murgui-Tomas. Terminés la petite salle doit rester à sa place, ni vice, ni vertu, ni manipulation, ni mal éclairée, le trépied sur laquelle une caméra qui filme miracle, juste un micro. » est installée et les séances de visionnage semblables à des rites de torture. Le média-training à la papa a vécu. Enfin pas si simple... « Un média-training qui n’enseigne On joue désormais sur la « sensibilité », on vante la

© CLÉMENT QUINTARD POUR CHARLES © CLÉMENT QUINTARD que des codes médiatiques, ça donne une manière uniformi- « distance » et on cultive la « sincérité » du personnage :

79 80 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION MÉDIA-TRAINING

« Le média-training à la Euro RSCG, c’est un massacre. On les transforme en machines pour qu’ils récitent un message, c’est tout simplement honteux. Ça nie l’humanité de celui qui parle et de ceux qui écoutent. Au contraire, il faut essayer de comprendre ce que l’homme politique a dans le ventre. Le média-training, c’est comme une psychanalyse : on a le droit à une forme de travail secret. » Philippe Moreau-Chevrolet

« Ce qui a changé, c’est quand DSK et Cahuzac ont eu des En trente ans, ces « spins doctors » un peu particuliers prises de parole sans âme, comme des robots, tranche comme Stéphane Fouks ont considérablement appauvri Philippe Moreau-Chevrolet. Cette façon d’entraîner les le débat politique. On se moque désormais de ces béni- gens est condamnée. Il vaut mieux prendre des risques et oui-oui qui récitent comme des petits enfants une leçon montrer des aspérités, car les gens cherchent aujourd’hui bien apprise et bien mâchée par des communicants, qui une authenticité. Désormais, il faut serrer les mains des ont filtré la parole politique au point de la banaliser. De la gens à travers la télévision. » Pour lui, « le média-training ringardiser. De la ridiculiser. « Le Petit Journal » de Canal + à la Euro RSCG, c’est un massacre. On les transforme en n’a rien inventé : il leur a suffi de ramasser les morceaux, machines pour qu’ils récitent un message, c’est tout simple- en s’abaissant à collectionner les séquences où les poli- ment honteux. Ça nie l’humanité de celui qui parle et de ceux tiques martèlent leurs messages, parfois d’une année à qui écoutent. Au contraire, il faut essayer de comprendre ce l’autre, sans même changer une seule virgule. Les plus que l’homme politique a dans le ventre. Le média-training, grands « communic’-acteurs », dans le jargon des com- c’est comme une psychanalyse : on a le droit à une forme de municants, que sont Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, travail secret. » ont pu même se faire prendre au piège. Depuis, les journa- listes se font un plaisir de briser le masque confectionné Euro RSCG (le « S » vient de Séguéla, rappelons-le...), par les communicants, qui ont dû rectifier le tir et ont devenu Havas Worldwide, a longtemps régné en maître perdu de leur aura mystique glanée dans les années 80. dans le secteur jusqu’à refuser, désormais, tous les Seule certitude inébranlable : sans les « média-training », contrats qui se proposent à eux, car trop risqués et pas la politique serait à coup sûr beaucoup moins drôle. assez rémunérés. « Il faut s’interroger sur les conditions d’exercice d’une activité qui représente 1 % du chiffre d’af- LE CHANGEMENT, C’EST MAINTENANT faires d’Havas Worldwide et 99 % de ses emmerdes », expli- Car le vrai changement s’appelle Internet, les chaînes quait en 2013 face au journal Le Monde Stéphane Fouks, d’info en continu et la multiplication des supports. Les patron de la boîte, rocardien et ami de Manuel Valls. médias sont voraces. Pires qu’hier, d’ailleurs, tant ils sont L’agence facturait tout de même, autrefois, 3 500 euros assiégés par les contraintes économiques et les obliga- HT pour 2h30 d’exercices. L’expérience, ça se paie. tions de résultats. « La parole médiatique, c’est la nourri- ture donnée à un monstre qui n’arrête jamais », expliquait le

ministre de l’Économie Emmanuel Macron dans une POUR CHARLES © CLÉMENT QUINTARD

81 82 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION MÉDIA-TRAINING « Certains politiques prennent sur leurs deniers personnels, interview à l’hedbomadaire Le 1. « Il considère au début que « Pendant des années, j’ai fait du média-training à la leur cagnotte ou leur réserve parlementaire. Mais la plupart cette parole est intéressante. Puis il en demande davantage. demande d’agences de communication, Euro RSCG essen- veulent que ce soit pris en charge par l’agrément. Dans ce cas, Il prend ce que vous lui donnez, jusqu’au moment où il vous tiellement », admet par exemple Jean-Luc Mano, qui ne se rejette, considérant qu’il a tout entendu. » Les politiques dédouane pas mais tient à détailler. « Quand j’étais journa- je me tourne vers un organisme qui fonctionne comme société d’aujourd’hui doivent s’armer pour des dizaines de cibles liste, je le faisais rarement. Je coachais Michèle Alliot-Marie, de portage. Le problème, c’est que certains sont différentes, qui requièrent des techniques elles-mêmes avec comme règle de ne jamais avoir à l’interviewer, de ne des satellites de partis politiques. Ainsi, l’argent revient particulières. jamais l’avoir en face de moi, de ne pas écrire un papier sur elle, ajuste-t-il. Quand le sujet était en lien avec quelqu’un directement dans les caisses des partis. C’est bien fait, non ? » Emmanuel Macron, comme Marine Le Pen, Jean-Luc avec qui je travaillais, j’avais pour règle de le dire. Et quand Un professionnel du secteur Mélenchon ou bien d’autres, utilisent, peut-être même j’étais à BFM, je faisais trois média-trainings par an. Je ne sans le savoir, toutes ces astuces qui leur offrent la faisais pas d’antenne, sinon je me serais désisté. » faculté de maîtriser les codes de l’expression publique : du « disque rayé », qui répète en boucle au risque d’énerver, En 2004, pour sortir de l’ambiguïté, Mano lance sa propre au « drapeau », que le politique plante pour mettre en boîte de communication : « Only Conseil ». Très exclusif, Une somme est donc réservée à la formation. Et des ballet s’est déroulé à Vitry-sur-Seine en région parisienne. valeur un mot-clé, jusqu’au « block and bridge », qui fait donc. « En fait, j’ai un truc de riche, glisse-t-il. Il se trouve organismes agréés permettent d’accueillir des commu- Quelques mois avant la présidentielle, Alain Krivine mine de répondre à la question mais dérive benoîtement que j’ai créé un cabinet parce qu’on a commencé à me nicants payés par l’argent public. « Certains politiques demande à Marcel Trillat, ancien journaliste à l’ORTF, vers une autre... À force d’entraînement, tous finissent demander des conseils. Je n’ai pas de service commercial et prennent sur leurs deniers personnels, leur cagnotte ou réalisateur de documentaires et soutien de longue date par user de ces tours sans même s’en rendre compte. « Il je ne recrute pas mes clients. Ça n’est même pas une question leur réserve parlementaire, confie un professionnel du du PCF, de coacher un peu son jeune poulain. À l’époque, existe une façon de parler froide, sans aucune illustration, d’éthique. On m’appelle et l’on me connaît par le bouche à secteur. Mais la plupart veulent que ce soit pris en charge Olivier Besancenot n’est qu’un facteur militant peu expé- qui n’est pas concrète. C’est un mal français : c’est l’erreur oreille. Il y a même des clients politiques que je refuse... » par l’agrément. Dans ce cas, je me tourne vers un organisme rimenté. Il va pourtant crever l’écran et tutoyer les 5% de de Descartes, juge Daniel Murgui-Tomas. On se méfie de Ancien coco, Mano s’est ainsi retrouvé à conseiller la qui fonctionne comme société de portage. Le problème, c’est suffrages exprimés. ce qui est émotion et on illustre peu nos propos. Aux États- Principauté pour redorer l’image de Monaco, ce rocher de que certains sont des satellites de partis politiques. Ainsi, Ce jour de mai 2002, Krivine convie ce joli petit monde à Unis on donne trois exemples pour un concept, alors qu’en riches trop souvent caricaturé dans les médias. Ou l’art l’argent revient directement dans les caisses des partis. C’est un déjeuner et sollicite Marcel Trillat pour qu’il apprenne France c’est trois concepts pour un exemple. » « Une bonne de gérer les paradoxes. bien fait, non ? » à Besancenot comment placer sa voix, comment communication, c’est quand on parvient à mettre la fonction s’asseoir et où fixer son regard. Une sorte d’éducation au au-dessus de sa personne, tout en réussissant à communi- À son tableau de chasse, des politiques de droite, comme La désormais sulfureuse société Bygmalion, dirigée par langage et à la gestuelle télé qui n’a pris que quelques quer sur soi », conclut Moreau-Chevrolet. Michèle Alliot-Marie ou Christian Estrosi ; mais aussi des amis proches de Jean-François Copé, bénéficiait de minutes. « Mais c’était juste un coup de main, sûrement des politiques de gauche, connus pour leur réticence à ce fameux agrément. Mieux : pour boucler leurs fins de pas une séance de média-training, élude Alain Krivine, qui CONFLITS D’INTÉRÊTS ? la com’, comme Lionel Jospin et Bertrand Delanoë. Un mois, certaines écoles de journalisme se laissent tenter commente aujourd’hui la scène avec nonchalance. On a Qui mieux que les journalistes peuvent transmettre éclectisme qui peut faire sourire. « Je me suis établi une par le média-training. C’est ainsi que l’ESJ Lille a, en toujours dit aux candidats de la LCR de se débrouiller tout toutes ces recettes ? C’est là la dernière voûte de ce règle : je peux faire Coca-cola sans boire du Coca-cola. Je partie, renfloué ses caisses. À Paris, le prestigieux CFJ a seul ! Besancenot, il parle à la télé comme dans son bureau système, la poutre qui fait tenir l’ensemble de l’édifice. peux donc faire un candidat en lui disant que je ne voterai carrément créé une antenne, le CFPJ (« l’expert médias et de poste, c’est-à-dire de façon très spontanée. Et je pense que Derrière le média-training se cache souvent un ou une pas pour lui », justifie Mano. Plus récemment, l’homme communication », comme il se présente sur son site), qui c’est aussi ça que les gens aiment. » journaliste. Qu’il mette à profit son expérience de retraité s’est mis au service des ambitions au moins parisiennes délivre des cours à des chefs d’entreprise ou des poli- Besancenot a naturellement la spontanéité qu’aucun ou même qu’il soit encore en poste : « On m’a déjà contacté de la quadra des Républicains : Nathalie Kosciusko-Mori- tiques, tandis qu’un étage en dessous, des profs appren- média-training ne permettra d’acquérir. Mais l’anecdote pour en faire, raconte une journaliste d’à peine 30 ans, zet. Dieu reconnaîtra les siens. nent aux journalistes comment contourner les éléments révèle à quel point cette technique est un tabou parmi les embauchée dans une chaîne de télévision française, qui de langage des politiques. Cocasse. politiques. La faute aux électeurs, qui demandent l’im- assure avoir toujours refusé. Ce sont souvent des grosses « FORMATION LÉGALE » possible à des élus sommés d’être efficaces, performants boîtes de communication qui te demandent d’intervenir Mais pourquoi s’en priver, quand l’argent ne vient pas Mais le plus simple semble toutefois de demander conseil et sincères en même temps. « La preuve qu’on n’a jamais eu ponctuellement. J’ai eu accès à des listes, avec des noms : « directement » des politiques ? En effet, avec l’agré- à des amis bien attentionnés. Pour éviter les conflits d’agence à notre service, c’est quand même Philippe Poutou ! certains touchent plus de 1 000 euros la demi-journée ! ment délivré par le ministère de l’Intérieur, les politiques d’argent sans passer entre les gouttes du conflit d’inté- poursuit Krivine. Il n’a jamais eu d’entraînement, jamais. Forcément, ça donne envie. Si j’étais en culture et pas en peuvent légalement se former à l’art de la com’. Et gra- rêts, se contenter d’échanger avec des copains fidèles et Mais contrairement à Besancenot, il travaille comme répa- politique, j’accepterais peut-être. Mais là, c’est impossible. » tuitement. La loi prévoit qu’un élu puisse avoir accès peu bavards est une bonne astuce. Les bons comptes font rateur dans une usine Ford. C’est un autre style... » — D’autres n’ont pas les mêmes scrupules. à ces services sans que cela ne lui coûte un centime. toujours les bons amis. C’est ainsi qu’en 2002, un étrange

83 84 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION INTERVIEW Ce qui manque à la télévision, c’est le fond !

Jean-Marie Cavada est passé par tous les postes du journalisme : présentateur, reporter, rédacteur en chef, animateur vedette, puis dirigeant de chaînes, télévisées ou bien radiophoniques. Avant de se lancer en politique. Dans le privé comme dans le public, sous Giscard comme sous Mitterrand, l’ancien présentateur de « La Marche du siècle » a vécu ô combien, ainsi qu’il le raconte ici, les pressions du pouvoir. Tout en sautant toujours comme un cabri, du début jusqu’à la fin de ses mandats, en criant sur sa chaise : « L’Europe, l’Europe, l’Europe ! » Mais a-t-il eu vraiment tort ?

propos recueillis par Astrid de Villaines portraits Nadège Abadie

otre enfance a été douloureuse. A-t-elle compté dans la construction de votre carrière ? Ma famille a été détruite à la fin de la guerre. Cavada, ça commence avec moi. Il n’y en a pas au-dessus, ni V même à côté. Viennent ensuite mes enfants, ma fille et mon fils, tous les deux journalistes. J’ai été élevé par l’Assistance publique, sous tutelle dans plusieurs familles. Des petits paysans de montagne dans les Vosges, des ouvriers textiles, des gens qui exploitaient un bistro. La traversée de ce monde-là m’a forgé une sorte d’ « orgueil de l’humilité ». Qu’est-ce qui fait que vous devenez journaliste ? Un instituteur, M. Saint-Étienne, m’a conduit au collège. Un professeur me fait aller au lycée et à la fac. Ils ont construit ma

85 86 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION JEAN-MARIE CAVADA

« J’ai commencé à la radio locale carrière et mon ascension sociale. Je leur dois tout. Ils ont J’étais à France Inter. Pierre Desgraupes, le patron de la de Saint-Dié-des-Vosges avec une voix épouvantable, construit cette force orgueilleuse que j’ai toujours eue en première chaîne, me propose de rentrer dans l’équipe. moi. Rien ne me paraît impossible dans la vie. Je lui dis : « D’accord mais à une condition : m’occuper métallique et même un accent vosgien ! Qu’est-ce que vous voulez faire de votre vie à ce des affaires européennes avec votre titulaire, Maurice L’un des patrons de la station m’envoie moment-là : journaliste ou politique ? Werther. » Il me répond : « Les affaires européennes n’inté- D’abord, je suis très séduit par un grand avocat qui vient ressent personne, mais si tu veux la place de Werther je te la prendre un cours de diction et de théâtre. plaider pour un crime dans les Vosges. Et puis, mon pro- donne. » Je lui dis : « Non, ce garçon ne m’a rien fait. Je reste Petit à petit, on me confie une émission. fesseur de français me conseille de regarder du côté du à France Inter. » Il était sidéré parce que tout le monde J’ai 21 ans. » journalisme. À Saint-Dié-des-Vosges, le journalisme se voulait aller à la télévision. réduit au bureau de L’Est républicain. Je vais voir, je fouille C’est donc sur la 2 que vous atterrissez. un peu et j’oublie. En faculté de Lettres à Nancy, j’avais En 1972, Pierre Sabbagh m’appelle. Un mythe de la télé- besoin de gagner un peu d’argent pour vivre. J’écris une vision. Les premiers directs du Tour de France, depuis lettre à trois endroits : La Poste, la radio locale et L’Est un train lancé à 160 kilomètres à l’heure, c’est lui. Il me La Grande Vadrouille. Je deviens rédacteur en chef des Vous voulez-dire que Jean-Pierre Elkabbach a fait républicain. La Poste ne m’a jamais répondu, L’Est républi- propose d’être présentateur et chef du service internatio- magazines et nous lançons un programme formidable la campagne de Giscard ? cain me répond, mais trop tard. Je suis donc allé à la radio. nal, ce qui comprend la diplomatie, l’économie interna- qui s’appelait « C’est-à-dire ». Je me fâche ensuite pour des Non, il a fait la campagne de tout le monde. Il s’est dit ami Qu’est-ce que vous y faites ? tionale et la défense. Je lui dis : « Et l’Europe ? » Il ajoute raisons politiques avec la chaîne. Pression de la maison de tout le monde mais en raison de cela il a été écarté des Mon travail consiste à trier le courrier. Au bout d’un « Bah ! Si vous voulez. » Giscard qui trouvait qu’on était un peu trop mendésistes, nouvelles rédactions. Il est revenu à la force du poignet et moment, j’ai le droit de trier les disques. Et puis comme On vous appelle, on vient vous chercher, c’est que et c’est vrai qu’on l’était, mais pourquoi ne l’aurait-on pas de la relation politique. En 1977, il réussit à instaurer des j’écrivais bien à leurs yeux, j’ai commencé à faire des vous avez quelque chose de plus que les autres, non ? été ? Jullian, mon PDG, me fait savoir qu’il est obligé, sous bons rapports avec la maison Giscard qui l’avait pourtant papiers avec une voix épouvantable, métallique et On dit parfois que les journalistes sont interchan- la pression du pouvoir politique, de prendre Elkabbach. exilé au départ. même un accent vosgien ! L’un des patrons de la station geables. Soit comme mon alter ego, soit comme mon patron. Je Il se sert du politique pour faire carrière en m’envoie prendre un cours de diction et de théâtre. Petit Dans le monde où vous vivez, oui. Dans le mien… il fallait lui dis : « Ne te fatigue pas, aucune des deux solutions n’est quelque sorte ? à petit, on me confie une émission. J’ai 21 ans. en vouloir, se bagarrer, être très bon, sortir des infos, faire bonne, mais j’en ai une troisième : mon avocat. » C’est vous qui le dites. Mais je ne vous démens pas. Quelle était votre spécialité ? de bons papiers, ne pas rechigner au travail. Nous étions Où est Jean-Pierre Elkabbach à ce moment-là ? Vous quittez donc Antenne 2 mais gardez un pied Je m’occupais des affaires européennes. Déjà ! Ce n’était très sollicités. Et les conventions sociales n’étaient pas Il est à France Inter. Il revient à la télévision dont il avait dans l’entreprise… pas un métier à temps complet puisque le Parlement celles d’aujourd’hui. Il n’y avait pas cinq semaines de été plus ou moins écarté en raison de… (Silence) Il avait Je produis une émission à caractère historique qui siégeait une fois par trimestre. Cela me passionnait. congés plus trois, il n’y avait pas les RTT, ce qui pour les indisposé tout le monde pendant la campagne de 1974. Il s’appelle « Un homme, un jour ». Une émission mensuelle Les gens me prenaient pour un fou, car à l’époque on journalistes fracassent la vigilance. Aujourd’hui dans revient en février 1977, à ma place puisque je pense qu’il qui traite des grands épisodes historiques, les plus vous disait déjà : les affaires européennes ça n’intéresse l’audiovisuel public, on travaille 186 jours par an, soit ne peut pas y avoir deux patrons. Il en faut un seul. contemporains possible. Watergate, Diên Biên Phu, la personne. Ce qui me mettait dans des colères… Ce n’est un jour sur deux. Il aurait fallu augmenter les salaires Vous le connaissiez ? première opération du cœur. C’était formidable. pas acceptable, ça. C’est nul. Et puis je termine rédacteur et dire : les congés, ce sera cinq semaines. Va pour huit Oui. On avait été rédacteurs en chef adjoint en même Vous faites ensuite un détour par le cinéma, à en chef. semaines, puisque l’actualité ne s’arrêtant pas le samedi temps. Mais disons que… son univers n’était pas le mien. Paramount. Pourquoi ce choix de carrière ? Très jeune, vous vous sentez européen : comment et le dimanche vous êtes censés être mobilisables. Dans C’est-à-dire ? En 1982, je quitte la télévision parce que la gauche ayant naît exactement cet engagement ? beaucoup d’entreprises publiques, il y des récupérations C’est tout. (Rires) gagné, et alors que j’ai de très bonnes relations avec Je ne l’ai pas formulé. J’étais européen sans le savoir. en plus. Tout cela ne tient plus debout. Un journaliste qui Ce qui vous agace alors, c’est que l’on vous impose Mitterrand ou Mauroy, elle n’est pas capable d’endiguer L’Europe dans ma jeunesse revenait à dire : « Plus jamais travaille 186 jours par an, il ne sait plus ce qu’il se passe. un nouveau chef ou que cela vienne du pouvoir l’envahissement des syndicats. Dans une entreprise, les la guerre ». J’ai vu sous mes yeux des obus tirés. Je me En 1975, vous démarrez Antenne 2. Tout se passe politique ? syndicats ne peuvent pas diriger, sinon ça ne marche pas. souviens d’une forêt en face de moi dans les Vosges faite bien, jusqu’à un problème politique… Les deux ! Et même les trois. Un, ma façon de voir les Vous quittez TF1 où vous étiez devenu directeur d’arbres mutilés. Il n’y avait plus que les troncs. Les bom- Le 1er janvier 1975, les chaînes issues de l’ORTF sont dis- choses n’est pas la même que celle de ce garçon. Deux, de l’information en 1981 à cause des syndicats ? bardements avaient tout coupé. sociées. Un très grand éditeur français, Marcel Jullian, est le pouvoir politique met un désordre inacceptable dans Non, à cause de tout ce bazar que la gauche n’était pas Vous arrivez à Paris en 1969, vous commencez nommé président d’Antenne 2. Il avait édité les mémoires notre rédaction et trois, nous avions bien fait notre capable de maîtriser. Ce n’était pas une hostilité politique, à France Inter et puis, très vite, la télévision vous de guerre du général de Gaulle. Il est aussi le dialoguiste travail. Donc, je ne vois pas pourquoi… C’est donc un coup j’ai toujours eu de très bons rapports avec la gauche. Mais rattrape. et scénariste de plusieurs films de Gérard Oury comme fourré. Alors c’est non, et je m’en vais. je suis allé dire au directeur de cabinet de Mitterrand :

87 88 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION JEAN-MARIE CAVADA

« En 1982, je quitte la télévision parce que la gauche n’est pas capable d’endiguer l’envahissement des syndicats. Dans une entreprise, les syndicats ne peuvent pas diriger, sinon ça ne marche pas. »

« Dans un mois, à 18 heures, le jour de mon anniversaire, je avoir des ennuis. » Je lui dis : « Mais justement, vous êtes serai parti. » Nous allons donc trouver un successeur pour là pour ça. Vous avez accepté ce poste, c’est le moment ! » que cela ne s’effondre pas totalement. Enfin, c’était le bordel. Qu’est-ce qui vous dérangeait, qu’est-ce qui D’où vient l’idée de « La Marche du siècle » ? n’allait pas ? Au début des années 1980, à New York, j’assiste à une Les ordres venaient du ministère de la Culture et de conférence au centre de recherche sur les grandes la communication. Il fallait engager untel, etc. Les pandémies d’Atlanta, à propos du VIH. Sur l’estrade, les syndicats assuraient leur relais. Les syndicats étaient médecins se tournent vers les malades pour leur dire plutôt de gauche. Ils étaient le bras séculier de l’exécutif. vers quelles conclusions ils pourraient s’acheminer. Et Quels syndicats par exemple ? les malades disent : “Non, pas ça. Plutôt ça.” Les malades En général. prennent le pouvoir. Je me dis que quelque chose est Quels types de pressions subissez-vous en tant en train de se passer qui ne se limitera pas à l’étude du que directeur de l’information de TF1 ? Sida. En 1987, j’expérimente une émission où les gens Un beau jour, il est midi, le journal est à 13 heures. Mon concernés par une thématique sont à égalité de parole président de l’époque, M. Boutet, me dit la chose suivante : avec les spécialistes de celle-ci. Ça devient « La Marche « Nous avons invité dans le journal de 13 heures le ministre du siècle ». Ça a duré quinze ans. du Temps libre. » Je lui dis : « Mais pour le 13 heures de quel En 1994, vous créez La Cinquième, quelle en a été jour ? » « Tout à l’heure », me dit-il. Je lui réponds : « Non, la genèse ? ça ne va pas être possible. D’abord, la moindre des choses En 1993, La Cinq, privée, fait faillite et le réseau est libre. aurait été de m’en avertir. Deuxièmement, s’il a du “Temps Jack Lang donne la soirée à Arte, mais avant 19 heures, il libre”, et bien qu’il continue. Et troisièmement, il n’y aura pas y a de la neige sur l’écran. Je me dis : « Oh y’a bon, on va faire deux incidents de ce genre M. le président. Je vous rappelle quelque chose avec ça ! » Jack Lang dépose une demande que le directeur de l’information de TF1 est membre du au CSA, et comme nous sommes à six mois des élections conseil d’administration et a autorité indépendante sur l’in- et que la gauche est donnée perdante sans coup férir formation. » Donc évidemment nos rapports deviennent dans les sondages, le CSA de l’époque, courageux mais un peu durs et pour l’enfoncer je lui dis : « Vous permettez pas téméraire, lui refuse, en disant : « Avant les élections que je prenne votre téléphone ? » J’appelle le ministre en on ne va pas… » Donc pas de projet. Moi je continue mon question, M. André Henry, qui avait été un copain de émission « La Marche du siècle » qui marche très bien, le classe de la petite ville de Cornimont dans les Vosges. bonheur ! On était à l’école primaire ensemble. Et devant mon Mais La Cinquième a finalementvu le jour… président médusé, je lui dis : “Écoute, tu ne te déranges Balladur arrive au pouvoir et me fait dire : « Vous aviez un pas, on verra quand tu prendras tes mesures bien entendu, projet de chaîne de la connaissance, est-ce que vous accepte-

© NADÈGE ABADIE POUR© NADÈGE CHARLES mais pas là.” Je raccroche et le président me dit : « Je vais riez de le faire ? » « Aucun problème Monsieur le Premier

89 90 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION JEAN-MARIE CAVADA « Regardez la biologie d’une chaîne d’information : tout est égal à tout et quand il n’y a pas de grande actualité, ministre, mais à deux conditions : nous allons aller très vite, Cinquième, ce qui était impossible : Arte était une société nous sommes au mois d’avril, la chaîne sera à l’antenne le 13 franco-allemande. Il invente cette idée pour mettre la le rien vaut plus que tout. On a dessaisi les journalistes, qui se sont décembre. » Avant Noël, cadeau de Noël ! main dessus. Ça a marché. J’en ai eu des batailles dans laissé faire, d’un des axes très importants de leur existence : Ce n’est pas grand-chose pour créer une chaîne ! ma vie, j’en ai eues ! moi journaliste, je suis responsable de juger ce qui est important En effet. Pas une seule chaîne n’a été montée aussi Juppé aurait donc dit : « Dégagez-moi Cavada ? » vite. Pourquoi je fais ça ? Parce que les présidentielles Pas du tout. Sous la pression de Clément, je crains que de ce qui ne l’est pas. » arrivant, je ne voulais pas que la chaîne en soit l’otage, Juppé n’ait dit : « Je veux Clément, il faut inventer la fusion. » que Balladur dise : « Regardez comme je suis grand et formi- Il se peut même que l’idée ait séduit mais, s’ils avaient dable, je viens même de faire créer une chaîne de télévision. » connu le métier, ils se seraient rendu compte que c’était Tout comme ses adversaires. impossible. Encore une fois, le politique envahit le pro- Comment ça se passe exactement ? fessionnel et met le bazar. Au bout de trois ans et demi je importants de leur existence : moi journaliste, je suis Oui. J’en ai eu plusieurs. Il me dit : « Vous n’allez pas y arriver. » Je lui réponds : « Si, m’en vais. On me propose la direction de RFO, la chaîne responsable de juger ce qui est important de ce qui ne Qui ? si ! » Pour y arriver je ne veux aucun technocrate de Bercy Outre-Mer. Allez savoir pourquoi j’accepte ! J’avais soif de l’est pas. Tout ne doit pas avoir le même espace. Dans les Trois, c’est drôle. Je suis très lié avec Michel Rocard. C’est dans les pattes. Je veux un seul interlocuteur, le ministre voir autre chose. J’avais envie de me désintoxiquer des chaînes d’information, tout a le même espace. On va vers un de mes deux meilleurs amis. du Budget, à défaut son directeur de cabinet, donc franchouillardises, j’en avais marre. des rédactions avec de moins en moins de journalistes. Depuis combien de temps ? Sarkozy ou Pierre Mariani. Il avale un peu, là je vois bien Vous prenez ensuite la tête de Radio France. Vous Ce n’est pas normal, c’est dangereux. Pour savoir ce que Vingt-cinq ans. C’est un peu un maître pour moi. Dans qu’il déglutit, mais il me dit : « Bon, d’accord. » avez déjà dit que c’était votre poste préféré. C’est pense M. Hollande pendant un conseil de défense, on met la vie publique, les gens qui m’ont vraiment intéressé Que créez-vous exactement avec France 5 ? toujours le cas ? un mec devant l’Élysée. Mais s’il était en plateau et qu’il s’appellent Jacques Delors, Mendès, évidemment, mais Je me suis inspiré des chaînes américaines de la côte C’est une des trois choses les plus jolies de ma vie. Radio passait plus de temps à enquêter, l’information serait je ne l’ai pas connu, et Rocard qui a été le président dont Est des États-Unis : Discovery, Learning Channel, Arts France, France 5, évidemment mon bébé de télévision, et aussi bonne ! la France a manqué. Un grand monsieur, avec des idées and Entertainment. Je voulais faire un composite de ce « La Marche », le magazine le plus connu que j’ai fait, qui À quel moment vous vous dites : « Je vais faire de remarquables. Lui m’avait un peu donné envie. Il était bouquet pour faire une chaîne de la découverte et de a rencontré le public. la politique » ? député européen, déjà. Il présidait la commission des la connaissance. En interne, il y avait des éditeurs de Trouvez-vous qu’aujourd’hui certains pro- D’abord je ne suis pas sûr de « faire de la politique ». Je Affaires culturelles à Bruxelles. programme, comme un éditeur de bouquins. La produc- grammes de télévision sont innovants ? suis plutôt un acteur de la vie publique, côté vie publique, Vous le rencontrez dans le cadre de vos fonctions ? tion était extérieure. Je prenais, en plus, l’avis d’un conseil Je ne suis pas un détracteur absolu de la télévision d’au- alors que pendant trente-cinq ans c’était côté médias. Non, dans le cadre amical. d’orientation des programmes composé de personnalités jourd’hui. Il y a plein de choses très intéressantes. Ce qui En 2004, j’ai l’impression d’avoir fait tout ce que j’avais à Vous devenez amis et vous vous dites : je veux bénévoles : Jean-Denis Bredin pour les questions de loi et manque vraiment, c’est le fond. Sur TF1, dont le journal faire. Je n’aime pas trop épuiser mon plaisir quelque part faire la même chose, ça me tente… de constitution, Jacqueline de Romilly pour toute la lit- est très bon, les espaces pour traiter les sujets qui forment parce qu’après je sens que je vais être sec et que ça ne Je savais que ça me tentait depuis longtemps. Michel térature. Je voulais faire une chaîne comme on fait une le jugement du citoyen n’existent plus. L’un des défauts m’intéressera plus beaucoup. Il faut partir avec un petit Rocard fait partie des trois personnes qui m’ont maison d’édition. J’avais mis une troisième condition : ne de la privatisation de 1987, c’est d’avoir mis les journaux regret. Donc je suis parti de Radio France avec un petit convaincu de le faire. Le deuxième s’appelle Alain Juppé. pas être, dans le démarrage de la chaîne, sous l’autorité d’information sous la mesure de l’audience. Cela ne veut regret. Je me suis présenté aux élections deux mois plus Il est venu me voir et il m’a dit : « Jean-Marie, c’est une du CSA. Je l’obtiens. rien dire. Je mets mon cul sur la commode, avec trois faits tard et j’ai été élu. chose qui est faite pour vous. » C’était en 2003, donc bien Qui vous dit oui ? divers derrière, et j’aurai la meilleure audience. La plus Que se passe-t-il dans votre tête ? Vous l’aviez après notre différend lié à Clément. Bayrou aussi me J’en avais fait part à Balladur qui a fait suivre. Je voulais grande chaîne de ce pays, TF1, n’a aucun correspondant prévu depuis longtemps ? parle à ce moment-là. Mais lui, comme un mec qui fait la une chaîne hors des systèmes de pressions et de pouvoirs. à Bruxelles ! Je m’étais dit qu’un jour… Non, je n’avais rien calculé, cour à une fille, il ne me lâche pas. Il m’appelle, il m’invite J’ai eu comme alliées les télévisions privées et comme Que pensez-vous des chaînes d’information en vraiment. En octobre 2003 j’ai commencé à me dire : à déjeuner, à petit-déjeuner, etc. Il ne me lâche pas parce adversaire la télévision publique qui s’est dit : « Merde, ils continu ? « Bon, j’ai rempli mon contrat avec le CSA, avec l’entreprise, qu’à la fois j’en ai envie et je suis très méfiant. Je sais que vont faire remarquer combien l’image de la 2 et de la 3 se C’est un deuxième électrochoc, après la privatisation la numérisation est en route… Il y a un moment où je ne je vais rentrer dans un système dont je ne serai pas le dégrade.» Ce qui était vrai. de 1987, auquel les chaînes publiques se sont très mal vais pas passer toute ma vie à être un spectateur au bord patron. Je veux donc un supplément de liberté pour être Pourquoi quittez-vous La Cinquième en 1997 ? préparées. Regardez la biologie d’une chaîne d’informa- de la rivière, il faut que j’aille faire quelque chose. » C’était moi-même, apporter à l’organisation dans laquelle je vais Le pouvoir politique me pousse dehors pour mettre tion : tout est égal à tout et quand il n’y a pas de grande évident que ça allait être… les affaires européennes. et qu’elle aussi m’apporte, de la liberté notamment. Je Jérôme Clément, un copain de Juppé, à ma place. Jérôme actualité, le rien vaut plus que tout. On a dessaisi les Est-ce que quelqu’un est venu vous en parler ? En dis à Bayrou : « Je veux être libre. Je ne veux pas de garde- Clément est à Arte, il invente une idée de fusion avec La journalistes, qui se sont laissé faire, d’un des axes très général on se fait démarcher à ce niveau-là… chiourme autour de moi. » Ça s’est passé d’ailleurs

91 92 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION JEAN-MARIE CAVADA « Bayrou me parle comme un mec qui fait la cour à une fille, il ne me lâche pas. Il m’appelle, il m’invite à déjeuner, à petit-déjeuner, etc. Il ne me lâche pas parce qu’à la fois j’en ai envie et je suis très méfiant. Je sais que je vais rentrer dans un système dont je ne serai pas le patron. »

ici, ou pas très loin, au bar d’un grand hôtel. On discute Ce n’est pas que je change, c’est qu’il y a des transfor- longtemps, plusieurs mois. Une fuite est même organisée mations. L’UDF se scinde parce que Bayrou ne fait rien par quelqu’un de chez lui, pendant que je suis encore à de ses 18,5 %. La majorité s’en va pour faire Le Nouveau Radio France, donc je me fâche. Je lui dis : « Si c’est ça, Centre, je les suis. Le Nouveau Centre s’allie à l’UDI, je terminé. » Se passent deux ou trois mois et petit à petit ça suis vice-président du Nouveau Centre, je les suis. En se renoue. Nous discutons et l’affaire se fait. fait, ce n’est pas moi, mais les costumes qui ont changé. Comment ? Moi, je n’ai pas bougé. Sauf l’été dernier où j’ai quitté les Bayrou me dit : « Il y a une très belle circonscription, ma partis politiques. J’ai quitté l’UDI. région, le Grand Sud-Ouest. Est-ce que ça t’intéresse ? » Je Pourquoi ? lui dis : « Écoute, j’habite Paris, moi. » Il me dit : « Mais tu Le premier parti de France, ce sont les abstentionnistes. as une maison de vacances à Arcachon ? » Je lui dis : « Oui, Le deuxième parti de France, ce sont les extrémistes de mais j’y suis cinq ou six fois dans l’année. » Il répond : « Ça gauche et de droite. Trente-cinq pour cent à eux deux, n’a aucune importance, tu as un nom, les gens t’aiment bien, ce n’est pas rien. Tous les autres partis classiques sont vas-y ! » Ça été un bonheur extraordinaire. Je me sou- derrière. Il y a un drame absolu et dangereux qui finira viendrai toute ma vie de cette campagne au printemps, mal. entre Bordeaux et Toulouse, c’est le verger de la France. Quelle est votre prochaine étape ? Le Long de la Garonne, les arbres étaient en fleurs. Trois Je veux participer au relèvement de la société française mois plus tard, après l’élection, les cerises avaient mûri. qui est très avachie dans un jacobinisme et une surad- C’était magnifique ! La beauté du paysage m’avait donné ministration qui la paralysent. Ce n’est pas le pays qui beaucoup de courage. Parce qu’une campagne électorale, est malade, ce ne sont pas les gens qui sont en mauvais c’est épuisant. état. C’est le système. Le pouvoir est détenu par un profil Et puis vous êtes élu… de personnes proches de ce qu’on appelait la noblesse de Non seulement je suis élu, mais on obtient deux députés. robe en 1784. Des gens ayant à peu près les mêmes for- Moi en tête de liste et Mme Laperrouze en numéro mations et qui, petit à petit, se sont partagé les grands deux, confortablement élus. Et donc c’est le bonheur, pôles de pouvoir. Il n’y aura pas de changement dans ça marche. Et je découvre Bruxelles. En arrivant, on est ce pays si les électeurs ne retournent pas massivement comme un bleu devant l’instituteur. J’apprends, j’ap- aux urnes en essayant de trouver des gens de confiance, prends, j’apprends. En tant que membre de la commission propres politiquement, et concrets politiquement. C’est à et en siégeant dans les conseils des ministres, comme cela que je veux participer. — représentant du Parlement. Pourquoi changez-vous régulièrement de forma-

© NADÈGE ABADIE POUR© NADÈGE CHARLES tion politique ?

93 94 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION PORTRAIT Le beau Serge Notre collaborateur Jérémy Collado a travaillé pendant deux ans avec le réalisateur Serge Moati. Pour , il dresse un portrait à la fois intimeCharles et professionnel de celui qui, après avoir été à l’âge de 25 ans le conseiller pour la télévision de François Mitterrand, a inventé avec ses documentaires, puis ses émissions en plateau, un nouveau rapport entre politique et télévision.

portraits Matthieu Deluc

95 96 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION SERGE MOATI Depuis trente ans, Serge balade sa caméra erge Moati picore dans mon assiette. Il a une bonne excuse : en coulisses et accouche les politiques en plateau. la table déborde de plats exotiques. Poulet aux noix de cajou, crevettes et bœuf au citron... Ici, au Lotus Blanc, rue de Le jour de sa première émission sur LCP, j’ai joué Harlem Désir Bourgogne, à quelques encablures de l’Assemblée nationale, en plateau, pour la répétition. Pas facile : je ne suis ni d’origine on mange vietnamien. Et surtout, on fait confiance au chef. martiniquaise, ni socialiste ; et encore moins acteur. Celui-ci a parsemé le mur en pierre de portraits à sa gloire en compagnie du Tout-Paris, le monde politique venant ici En quelques secondes, j’ai tout avoué. depuis près de quarante ans. Claude Bartolone, Michèle Alliot-Marie, Arnaud Montebourg, Jacques Chirac : il les a tous fait poser, peu importe leur parti. Comme à chaque fois, SSerge a posé sa serviette par-dessus son ventre pour éviter de tacher sa cravate rouge vif. Il tentera ensuite d’effacer les dégâts avec un petit peu d’eau. Entre deux où Serge est malheureux comme les pierres. « L’impor- céder. J’en ai presque eu peur... « L’interview, c’est comme SMS, il grignote dans chacune des assiettes, assaisonne le tout de piment vert, tant, c’est d’écrire son histoire », répète-t-il, encore au res- la maïeutique de Platon, remet Serge, un peu cuistre, en la mine grave et à peine démaquillé des mains jusqu’au nez : « On fait comme ça taurant, mais cette fois à Boulogne-Billancourt, sur les revoyant le “pilote” envoyé par la chaîne. Il faut créer les en Tunisie. Manger, c’est partager », lâche-t-il, sans trop convaincre les deux autres quais de Seine où ses bureaux ont déménagé après 2012. conditions d’une révélation de la vérité : c’est ce que j’appelle convives, assis sur la petite banquette vermeille. Son histoire, il la trimballe depuis plus de cinquante ans. “l’empathie”. On doit être avec, souffrir avec, sans limites, Si bien qu’à 69 ans, il n’a toujours pas pris sa retraite. Il mais surtout sans rien montrer à l’autre. Et le soir, il faut Nous sommes au début du mois d’octobre 2011 et Serge Moati vient de replonger. n’est pas en paix ; et enchaîne donc les projets, curieux se laver de tout ce qu’on vous a dit pendant la journée. Un Après la fin de « Ripostes », son émission culte sur France 5, en 2009, il a traîné et insatisfait de tout. « Souvent, on m’a présenté dans la jour Le Pen m’a dit : “Mais Moati, vous n’arrêtez jamais de son spleen dans une émission de cinéma pendant deux ans. Pour les profanes, il presse comme un boulimique, s’offusque-t-il un jour, alors filmer !” Je lui ai répondu : “Mais puisque vous n’arrêtez n’a jamais quitté l’écran. Mais cette fois, ça y est : La Chaîne parlementaire lui a que l’on prépare son texte. Si je n’étais pas si enveloppé, je jamais de jouer devant ma caméra !” » proposé une émission hebdomadaire. Ce jour-ci, plus d’une heure à débattre des suis sûr que personne ne dirait ça ! » Et il sourit. Un jour, primaires et de la gauche avec Harlem Désir, Pierre Laurent et Jean-Vincent Placé : je lui fais remarquer qu’il loue une maison à l’année en Comme Nicolas Hulot, Serge Moati se regarde et s’admire « Vous êtes bien, vous êtes vraiment bien sur LCP : la chaîne qui, dit-on, voit la politique Tunisie. Qu’il pourrait s’y reposer, écrire, bayer aux cor- un peu dans ses émissions. C’est parfois énervant. C’est en grand ! » Les gestes sont encore là. Les mots n’ont pas changé. La parole est un neilles. Son regard suffit à me convaincre : s’il est heureux aussi ce qui fait son charme. Mais ses codes ont largement peu fourbue mais, très vite, la langue reprend son envol : « C’est comme le vélo hein, sur sa terre natale, plier les gaules équivaudrait pour lui à fait leurs preuves. « Fais des plans de coupe sur moi et sur ça ne s’oublie pas. » Il est fier. Comme un gamin. Surtout heureux de foncer dans mourir à petit feu. C’est un junkie : il ne peut tout simple- mon visage, en très gros plan », ordonne-t-il à ses réalisa- les coulisses d’une année présidentielle qui se dessine déjà sous nos yeux. Ainsi ment pas décrocher. teurs, avec un ton qui brusque les plus jeunes. Aux débats chaque semaine, ou presque, avant ou après l’enregistrement de son émission présidentiels télévisés qui opposèrent jadis Mitterrand à « Objectif Élysée » puis « PolitiqueS », dans les sous-sols du parlement, nous nous COMME NICOLAS HULOT Giscard, il les avait interdits. Il sait que bien tournés, ces retrouverons autour d’une bonne table. Et de plusieurs bouteilles de vin. L’élection présidentielle de 2012 devait être sa « dernière » plans peuvent détruire une carrière. Ou plus simplement campagne. « La der des ders, promis juré. » Il l’annonce affaiblir un argument. La longévité à la télévision cache De lui, on sait tout, depuis le temps qu’on le connaît. Il fait partie du patrimoine même dans la presse, le témoin de ses exploits. Il faut toujours des secrets. Elle cache aussi des recettes et une télévisuel français. Comme ces enfants qui n’ont jamais grandi et sont devenus dire que depuis trente ans, Serge balade sa caméra en marque de fabrique que ces drogués de l’écran appliquent artistes, Serge a fait sa psychanalyse sur les plateaux de télévision, dans ses films coulisses et accouche les politiques en plateau. J’ai pu voir efficacement. Chez eux, le rituel est primordial. Quand ou dans ses livres. Oubliant la pudeur, il a aspergé son œuvre d’anecdotes person- sa méthode, c’est impressionnant. Le jour de sa première on filme des politiques, il faut surtout être discret, se nelles, de légendes plus ou moins romancées. De questions auxquelles il n’a jamais émission sur LCP, j’ai joué Harlem Désir en plateau, pour faire oublier, se glisser dans les coins. Pas facile quand répondu, aussi. « Il faut spiritualiser ses états de maladie », prophétisait Nietzsche. la répétition. Pas facile : je ne suis ni d’origine martini- on porte des lunettes rouges, vert pomme ou même en Serge signerait des deux mains. À chaque fois, tout commence à 11 ans, à Tunis, quaise, ni socialiste ; et encore moins acteur. En quelques écailles ; et qu’on s’habille chez feu Arnys. Quelques jours

quand ses deux parents meurent soudainement. C’est le départ à l’orphelinat, POUR CHARLES © MATTIEU DELUC secondes, j’ai tout avoué. Impossible de lui mentir, j’ai dû après la fermeture de la célèbre marque de costumes,

97 98 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION SERGE MOATI Son vrai prénom, à Serge, le fils, c’est Henry. Il a pris le nom de son père à sa mort. Le même père Serge était apparu au bureau, la mine déconfite : « J’ai où les ambitieux sont parfois plus hauts qu’ils ne le envoyé dans les camps pour la triple « faute » parlé avec Fillon. Il est désespéré lui aussi... » Et pour les devraient. Pour lui, en particulier, plus dure sera la chute : dizaines de paires de lunettes ? « C’est moins par coquette- on ne fait pas illusion toute sa vie. d’avoir été juif, socialiste et franc-maçon. rie que parce que je les perds toutes. » « Tu fais quoi ce soir ? me lance-t-il en glissant une tête Tout ce que sera Serge, à son tour. dans mon bureau. Quand j’arrive dans sa boîte, Serge réalise sept films sur – Rien de spécial, pourquoi ? la présidentielle, en collaboration avec plusieurs auteurs. – Alors tu vas accompagner Serge en tournage. Y a Un par mois. Du congrès de Tours de Marine Le Pen au personne. Enfin si ça te dit... » meeting du Bourget de François Hollande, des marchés Si ça me dit ? Deux heures plus tard, nous filons dans du Nord à la forêt béarnaise de François Bayrou, lui et Paris, assis dans la voiture de Serge conduite par son ses équipes sont absolument partout. C’est titanesque. chauffeur, direction le xivème arrondissement où les Quelques jours seulement après mon arrivée, je décore fidèles de Montebourg se réunissent pour visionner le mon bureau rue François Ier, en face d’Europe 1, entre débat entre camarades. Leur chef viendra après. Comme première fois, en mai 68. Trois ans après, il deviendra son adolescente, a de l’affection pour lui. Comment ne pas l’avenue Montaigne et les Champs-Élysées. Je sors de toujours, Serge veut tout préparer. Il griffonne et surligne conseiller pour la télévision. en avoir pour un homme qui fait des documentaires Sciences Po Paris. J’ai les yeux qui brillent mais je suis mal Le Monde, passe des coups de fil, teste ses bons mots et improbables sur Arte pour brosser le portrait d’Aharon peigné. Je ne connais personne en télévision. Pas mon écoute la radio. Arrivé sur place, ça va dégénérer. « Une JUIF, SOCIALISTE ET FRANC-MAÇON Appelfeld, écrivain israélien qui a connu le ghetto et la milieu. La dernière fois que j’ai vu Serge Moati dans ma petite mousse ? » glousse Montebourg. Nous tournons Passée la migraine de ma gueule de bois, je retrouve déportation ? Ou qui se met en scène sur France 5, faus- vie, c’était dans le salon de mes parents en Normandie. avec la petite caméra de Serge des interviews à la Serge à son bureau, dans le viiième arrondissement, où sement ingénu, pour poser ses « Questions sur le désir J’étais adolescent et je regardais fidèlement « Ripostes » sauvette. Presque rien ne sera gardé au montage. je ne distingue aucun écran de télévision. Je lui fais masculin » en interviewant... son propre fils ! pour combattre mon coup de blues du dimanche soir. remarquer, moins timide qu’avant : « Quand j’étais Un membre de son équipe, imbuvable tant il s’arroge les On se glisse ensuite au QG de Manuel Valls, impasse du directeur de France 3, j’avais même les chaînes régionales Bref, j’entre dans son bureau. Et là, c’est une mine d’or mérites de Serge tout en disant qu’il n’a « aucun respect » Trésor ; et discutons avec ses fidèles. Puis nous dérivons, sur mon poste, ce qui énervait beaucoup mes chefs locaux, décorée par Salvador Dalí. Un cabinet de curiosités, un pour lui, me demande de le suivre. Il n’a pas l’air d’avoir de bar en bar, où Serge cabotine. Il est reconnu, ce qu’il rembobine-t-il. Je leur téléphonais pour leur dire : “Ton bordel organisé et coloré ; avec des feuilles qui volent un confiance en lui, semble même jouer un rôle et me titille adore. C’est Roch Hachana, la nouvelle année juive : on journal, tu peux te le carrer hein”… Mais c’est vrai qu’au- peu partout. Des affiches coloniales de 2 à 3 mètres de sur Sciences Po, ce truc de « l’élite parisienne ». À vrai dire, se souhaite tous « Shana Tova ». Puis nous échouons jourd’hui, je n’ai même plus de télévision dans mon bureau ! haut sur les murs, des canapés en cuir blanc, des lampes je suis d’accord avec lui : je n’ai jamais été très à l’aise finalement, avec son chauffeur, au fond d’un restaurant C’est dingue pour moi, parce que quand même, en tant que de bateau, des livres jusqu’au plafond. Et dans la biblio- dans ce temple de la bourgeoisie, où le niveau de certains mystérieux, sur des canapés en velours mauve. Des filles ponte de l’audiovisuel public... » Et il éclate de rire. Sur sa thèque, l’extrait du Journal de Tunis, encadré : « Bienvenue fut franchement décevant. Mais ce type m’agresse. sont en train de lire Proust et Flaubert devant un thé à porte d’entrée, il a tenu à accrocher cette petite affiche au camarade Henry Moati ! » C’est Serge, le père de Serge, Imaginez un garçon genre « médecin de province », le jean la menthe. Ambiance surréaliste, un peu salon du xviième. noire, barrée de fines lettres blanches : « De haut en bas qui a fait paraître l’annonce. Car son vrai prénom, à remonté jusqu’au nombril, coupe au bol et mallette en Il est déjà tard. En reconnaissant Serge, le patron nous de l’échelle sociale, l’exemple est la plus belle forme de l’au- Serge, le fils, c’est Henry. Il a pris le nom de son père à sa cuir noir, qui parle trop vite pour être sincère. Forcément, a invités à partager une bouteille de Saint-Joseph avec torité. » Dans le couloir qui mène à l’entrée, des photos de mort. Le même père envoyé dans les camps pour la triple on se méfie. du foie gras. Il nous parle de politique, de malbouffe, Serge, des articles du Nouvel Obs, des prix (dont un Sept « faute » d’avoir été juif, socialiste et franc-maçon. Tout d’éducation citoyenne et de résilience. C’est passionnant. d’or), des bibelots à n’en plus finir. Mais je n’ai encore rien ce que sera Serge, à son tour. Je ne tarderai pas de découvrir que ses idées sont plus « Cyrulnik m’a donné des raisons de vivre », lance le type, vu. « Collectionner, c’est tromper la mort », résume Serge. à droite que l’UMP. Un jour, je le surprendrai même en parti de rien. « Tu sais que tu parles à un orphelin là ? » Plusieurs fois par semaine, je vais retrouver mon train de mimer des chants clamés du fond de la gorge par lui rappelle Serge. Vers 1h30 du matin, nous repartons Les premières fois, je me faufile discrètement jusqu’à son rédacteur en chef et tous ceux qui participent à l’écriture les identitaires de Touraine, seul dans son bureau, face chacun de notre côté, Serge à pied et bientôt en taxi, bureau, les mains pleines de livres et de dossiers, guidé de l’émission, assis sur des chaises transparentes dans ce à une vidéo YouTube... Pas sûr qu’il jouait un rôle cette puisque son chauffeur est parti dormir. La rue est encore par Sonia, sa fidèle assistante, qui m’a pris sous son magnifique bureau où l’on fait et défait le conducteur. Le fois, tellement fasciné par ces nazillons aux idées aussi pleine de bruits. « C’est toujours comme ça les tournages, aile. Du matin au soir, elle répond à une sorte de bipper pied !... jusqu’à ce que ce rédacteur en chef s’en aille pour courtes que leurs cheveux. Mais qu’importe, ce soir-là, on ne sait jamais où on va aller. C’est la différence avec les téléphone tout droit sorti des années 80, enchaîne clope laisser la place à l’imbuvable ambitieux qui m’a parlé c’est le premier débat télévisé des primaires socialistes ; émissions où tout doit être calé », conclut-il. Ça, je l’ap- sur clope et peste contre « Sergio », qui lui en fait baver. On l’autre fois ; l’autre Rastignac de Tours dont les méthodes et je n’ai pas encore connaissance de tous ces détails qui prendrai après. J’ai 22 ans. Je me rappelle que Serge avait est tous un peu solidaires mais dans le fond, cette petite sont moins enviables. Bien plus tard, j’apprendrai que en disent long sur la fabrique de la télévision, ce monde 22 ans quand il a rencontré François Mitterrand pour la femme de 50 ans, bobo dans l’âme, au visage d’éternelle comme le célèbre Patrick Buisson, il enregistrait les

99 100 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION SERGE MOATI « L’œil de la caméra est subjectif. Méfiez-vous de ceux qui se prétendent objectifs et font des films ou du journalisme : il n’y a pas de documentaire neutre. »

conversations. Bizarrement à l’époque, ça ne choquait AFP, dont il s’enorgueillissait du temps de « Ripostes ». personne. « Ça peut toujours servir », me murmure-t-il un Pour un présentateur télé, la dépêche AFP est une sorte jour, entre deux portes, en se dandinant de façon ridicule. de Graal médiatique. Une reconnaissance de son travail : Mon sang se glace. Il s’imagine qu’aux Prud’hommes, « la « on » (ses confrères) parle de lui et de son émission. bande pourra toujours servir ». Or sur LCP, difficile d’attirer la célèbre agence, trop occupée à scruter les déclarations tapageuses des soirées Chez Serge Moati, la semaine est précise, calibrée, milli- ennuyeuses animées par David Pujadas. « Twitter, c’est métrée. « Quand j’écris une émission, c’est comme si j’écri- l’AFP du xxième siècle, lui dis-je un jour. Ça vous permet vais un scénario, dit-il souvent. Il y a des personnages et de maîtriser ce qui sort. Et c’est comme envoyer des SMS moi, je suis le metteur en scène. Je ne suis pas là pour juger ce pour vous... » Jusqu’ici, sa directrice de com’ s’en servait que disent les invités, mais pour les mettre dans les bonnes uniquement de façon institutionnelle. Depuis sa prise conditions pour parler. » C’est à peine s’il ne note pas les en main, il a dépassé les 30 000 abonnés. Il les appelle didascalies. Ce qui vaut à ses journalistes de laborieuses même les « Moatweeteurs », un mot que sa fidèle DG lui semaines de corrections. Le mercredi matin, on rature ce a trouvé pendant une réunion. Je comprends maintenant qu’on a écrit le mardi. Le mercredi soir, on corrige ce qu’on pourquoi, un jour, Louis Jouvet a dit qu’ « on ne peut pas a corrigé le matin même. Et le jeudi, on recommence à parler sérieusement à la télévision ». zéro, avec Libé sous les yeux. Jusqu’au dernier moment, on ajoute des bouts de phrases, on enlève ce qu’il y a dans SALUT ET FRATERNITÉ le prompteur, on le remet, on vérifie les dernières infor- Les documentaires sont la soupape de Serge. « Je n’aurais mations sur Internet. En deux ans, j’ai usé des dizaines jamais dû présenter d’émission, j’étais producteur ! » jure-t- de stylos. Jeudi, émission. Jeudi soir, diffusion. Et coups il. Finalement il y a pris goût, mais son obsession de la de téléphone en cavale toute la soirée : « Vous avez noté perfection et du détail le pousse à tout diriger. En docu- ce qu’il a dit ? Vous avez vu sur Twitter ce que j’ai écrit ? Y mentaire, il se laisse faire, même si après les tournages a des réactions ? » C’est compulsif. Une vraie drogue. Et il veille au grain lors du montage. « L’œil de la caméra est tout tourne, toujours, autour de Serge. C’est une sorte de subjectif. Méfiez-vous de ceux qui se prétendent objectifs gourou, brillant et insupportable ; maître de lui-même et font des films ou du journalisme : il n’y a pas de docu- et incroyablement dépendant du regard des autres et mentaire neutre, professe-t-il. Le but du documentaire, surtout de ses équipes. S’il a besoin de chacun de nous c’est d’avoir du recul, d’être au-dessus, c’est éduquer, faire pour travailler, vendre des projets, les finaliser, Serge prendre conscience aux gens. » n’a besoin de personne pour avoir sa patte, son identité : sa marque de fabrique lui appartient. Conséquence : la Un matin avant le tournage de son film sur le désir transmission est difficile. masculin, produit par le talentueux Clément Lebateux, je le rejoins chez lui, près de Saint-Germain-des-Prés. À ce stade, je vais d’ailleurs livrer un secret dont je suis C’est sa femme qui m’ouvre et me fait passer au salon. plutôt fier : c’est à cause de moi que Serge Moati est sur Là, je découvre Serge, habillé en survêtement rouge

© MATTHIEU DELUC POUR CHARLES © MATTHIEU DELUC Twitter. Afin d’absoudre son obsession des dépêches et noir, des Air Jordan blanches au pied, en train de

101 102 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION SERGE MOATI Quand il tourne, il est constamment dans la fiction. Il s’intègre dans le scénario, s’oublie, ne sait plus vraiment qui il joue ni qui il est, puisqu’il est au fond plusieurs personnes en même temps. C’est beau et effrayant à la fois.

Lorsqu’on réfléchissait au gimmick de fin qui pourrait De retour de la Mutualité où j’ai entendu le discours ponctuer son émission sur LCP, je lui rappelais ce mot émouvant de Nicolas Sarkozy (peut-être le seul discours que me répétait mon grand-père, à Honfleur, quand j’étais véritablement « présidentiel » de son quinquennat), je enfant : « Alors, citoyen sans culotte ! Salut et fraternité ! » m’assois avec Serge et son monteur, pour fignoler la Je ne comprenais pas bien le sens de cette maxime des dernière partie du film. Comme toujours, il pinaille. L’ob- libres penseurs de la Révolution française : dans la rue, session du détail. On pourrait en faire une psychanalyse. c’est ainsi que s’alpaguaient les révolutionnaires coiffés Je n’ai rien à dire. On ne me demande rien d’ailleurs : je d’un bonnet phrygien. Dans la bouche de mon grand- débute. J’apprends, tout simplement. À 5 heures du père, un fils de rien, socialiste par tradition et conviction, matin, le montage se termine. Comme s’il avait peur de qui n’avait pas fait d’études par manque d’argent, ça avait mettre un point final à une histoire, Serge veut retra- un sens. La formule a souvent plu aux chevènementistes vailler chaque plan, chaque coupe, presque chaque invités dans l’émission, qui l’avaient reprise du temps du image. Le film est finalement livré à 15 heures, après Ceres. Ça me fait toujours sourire d’entendre aujourd’hui que Serge a posé son commentaire en voix off. Au petit pédaler sur un vélo d’appartement ! Je me souviens de ma de l’entre-deux-tours ? Bien moins qu’on ne le pense... Serge terminer son émission sur ces mots qui étonnent matin, on débouche et on rebouche les bouteilles de vin, première réaction : j’étais écroulé de rire. Puis je me suis « C’est pas parce qu’on est militant de gauche qu’on doit mal systématiquement ses invités. on se goinfre de chips, on contemple les cassettes vidéos repris. C’était mon patron quand même, et un homme filmer le FN, expose-t-il, en privé. Il faut être une éponge et qui contiennent les milliers d’heures de rush, on mélange d’un certain âge. En voyant le regard brillant de Serge, le cœur battant en même temps. Moi, je ne suis pas fasciné ON EN A CHIÉ PUTAIN ! tout, le passé et le présent, le futur qui s’esquisse et qui je continuais de rigoler. Au fond lui aussi, ça le faisait par l’information en soi ; mais j’aime plutôt réfléchir à la Le soir du 6 mai 2012, j’ai passé une nuit entière avec Serge verra certains s’éloigner. marrer de ressembler à un vieux joueur de NBA sur le manière de la transmettre en jouant, par émotion, avec de la Moati. Après avoir tourné à la Mutualité et à Bastille, ses retour. Ce jour-là, j’ai vraiment su que Serge était fou, mise en scène, pour mieux la faire passer. » Ainsi Serge s’est équipes sont rentrées au bureau. Imaginez 30 personnes Tout le monde s’embrasse. « On en a chié putain ! » Et mais d’une folie créatrice : il n’avait jamais honte de se construit une carapace, un personnage qui l’a dépassé. qui ont tout partagé pendant des mois de tournage, les tout le monde fond en larmes dans les bras de Serge, qui mettre en scène. Son surmoi avait explosé avant même Quand il tourne, il est constamment dans la fiction. Il galères, les retards, les montages, les négociations avec nous en a quand même fait baver. Derrière son petit œil d’exister. Mais il n’est pas totalement dupe. Serge a une s’intègre dans le scénario, s’oublie, ne sait plus vraiment la chaîne et les candidats... Là, tout le monde se retrouve bonhomme, il cache quand même un côté autoritaire autodérision, même si elle est bien enfouie derrière des qui il joue ni qui il est, puisqu’il est au fond plusieurs pour une dernière ligne droite : le montage du film qui bien corsé, balancé par les sourires et les embrassades. tonnes d’orgueil. Il a tout traversé : les vœux présiden- personnes en même temps. C’est beau et effrayant à la sera diffusé le lendemain du deuxième tour de l’élection Notre plus belle récompense, c’est qu’il a aussi pleuré. On tiels de François Mitterrand, les dîners avec les Fabius fois. Il est resté ce petit garçon qui avait décroché un rôle présidentielle. J’ai vu Alix Morin, une des journalistes de l’a eu, comme il avait su tirer des larmes en loge à Mit- dont il me montrait des photos jeunes, dans leur bel dans Les Quatre Cents coups de François Truffaut, dont l’équipe, souffler à Serge la phrase qui lancera le film : terrand, juste avant son deuxième débat face à Giscard. appartement, les soirées électorales... Il a tout vécu avec les photos de tournage sont exposées dans les couloirs de « C’était juste hier et c’est déjà de l’histoire. » Si la transmis- Au fond de moi, je crois que cet homme n’a pas encore cette sorte d’insouciance enfantine, de désinvolture de son bureau. Mais pas seulement un petit garçon mignon sion est parfois difficile avec Serge, il aura su faire autre lâché toutes ses larmes. Il est prêt à y retourner. Jusqu’à ceux qui ont souffert et osent tout, pour mieux combler et enfantin. Il est aussi capable des pires colères. Il peut chose : insuffler à ses équipes une écriture, un moule quand ? Lui-même ne le sait sans doute pas. Est-ce ce qu’ils ont perdu. être irritant, sévère. Et fait parfois confiance aveuglé- dans lequel chacun s’intègre plus ou moins bien, sans vraiment original de finir comme Molière ? — ment, ce qui s’avère une vraie qualité dans les moments toutefois copier l’original ; et tout en gardant cette part A-t-il vraiment des convictions, comme on l’en accuse difficiles. d’humilité nécessaire face à ces hommes qui ont marqué Jérémy Collado parfois, lui qui a mis en scène les vœux présidentiels de l’histoire de la télévision.

Mitterrand, qui a organisé les premiers débats télévisés POUR CHARLES © MATTHIEU DELUC

103 104 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION SÉRIE tout sur House of Cards Produite par le site de streaming Netflix, lancée sans pilote, juste à partir des métadonnées des abonnés du site, la série House of Cards, diffusée en France sur Canal +, révolutionne plus la télévision que la représentation de la politique. Néanmoins, avec son personnage de politicien sans scrupule incarné par Kevin Spacey, elle rompt avec ses prédécesseurs, notamment The West Wing, en validant dans la scélératesse la désillusion démocratique des années Obama.

par Vincent Dozol

105 106 Charles Charles À l’origine du phénomène, il y a un livre. POLITIQUE & TÉLÉVISION Michael Dobbs, ancien directeur de cabinet HOUSE OF CARDS du parti conservateur britannique et assistant spécial du Premier ministre Margaret Thatcher, démissionne après les élections de 1987. « Le tueur au visage poupin de Westminster », c’était son surnom.

e premier épisode de House of Cards commence par un cris- sement de pneus et le choc d’un accident de voiture. Après l’impact, on devine l’agonie d’un chien. S’ouvrent alors les portes boisées d’une maison de Washington D.C. Un homme (Kevin Spacey) apparaît, chemise blanche immaculée, il se une page blanche, « F. U. », insulte anglaise en abrégé, La version américaine nous plonge dans les intrigues précipite vers l’animal en détresse. Le plan est en légère contre- qui deviennent les initiales de son politicien de fiction, de Francis Joseph « Frank » Underwood, représentant Lplongée, l’œil de la caméra juste au-dessus du chien, qui reste hors cadre. L’homme Francis Urquhart. Le livre, publié en 1989, est un succès démocrate du cinquième district de la Caroline du Sud, relève la tête, se met à parler tout seul. Il fixe directement la caméra et nous lance : d’édition. Dobbs écrit deux suites, To Play the King (1992) whip (« fouet » en anglais) de la majorité à la Chambre « Je n’ai pas de patience pour les choses inutiles. Un moment comme celui-là exige et The Final Cut (1994). La trilogie est adaptée par Andrew des représentants : l’élu qui s’assure de la cohésion et de quelqu’un qui agit, capable de faire des choses désagréables et nécessaires. » L’homme Davies pour la BBC en trois parties de 1990 à 1995, avec l’obéissance d’un groupe parlementaire, numéro deux étrangle le chien. « Voilà, plus de souffrance. » Ian Richardson dans le rôle-titre. « Rien n’est éternel » sont du parti après le chef de la majorité. Le président Garret les premiers mots d’Urquhart à la télévision à l’automne Walker, nouvellement élu, lui a promis le portefeuille « Vous ne pouvez pas faire ça, vous allez perdre la moitié de l’audience en trente 1990. La même semaine, Margaret Thatcher est forcée à de secrétaire d’État (ministre des Affaires étrangères), secondes ! » avaient été mis en garde les créateurs de la série. En quelques plans, démissionner. Depuis, Michael Dobbs fut fait Lord par le avant de renoncer à le nommer. La revanche du congress- House of Cards dévoile ses intentions. La noirceur est assumée, tout en brisant Premier ministre David Cameron en 2010, signant son man peut alors débuter. une ancienne convention de Hollywood : on ne tue pas les animaux de compagnie. retour en politique. Mais les scénaristes de la série sont du côté du prédateur et disposent d’une « Underwood », comme Oscar W. Underwood (1862- grande liberté créative. Ils écrivent pour Netflix, ancienne société de location de En 2011, la société Media Rights Capital et le cinéaste 1929), élu de l’Alabama, premier whip démocrate, chef du films, devenue plateforme payante de diffusion audiovisuelle en ligne (streaming), David Fincher signent un contrat avec Netflix pour l’adap- parti à la Chambre puis au Sénat. Ou comme la célèbre souvent présentée comme le « futur de la télévision ». tation américaine de House of Cards. Avec 4,5 millions de marque américaine de machine à écrire, fondée en 1897. dollars par épisode, le studio s’engage à produire deux Les scénaristes ont longtemps été considérés comme des Depuis ses débuts en 2013, House of Cards (disponible en France sur Canal +) est un saisons de 13 chapitres, autant qu’une suite de cartes à inconvénients nécessaires à l’industrie hollywoodienne, succès critique et public. La saison 1 a remporté trois Emmy Awards, une première jouer. La série regroupe une équipe prestigieuse, dont un avant de prendre le pouvoir à la télévision. Le célèbre pro- pour une série non diffusée à la télévision. Par sa popularité, elle se distingue couple de stars hollywoodiennes au cœur de l’histoire, ducteur Jack Warner les qualifiait de «schmucks (ploucs) des nombreuses séries qui se déroulent à Washington D.C., dans ou en marge du Kevin Spacey et Robin Wright. David Fincher réalise les with Underwoods ». L’entreprise Underwood a aussi milieu politique, telles que Veep, Scandal, Alpha House, Madam Secretary ou State deux premiers épisodes et établit les codes visuels de ce produit en masse la carabine M1 pendant la Deuxième of Affairs. House of Cards est aujourd’hui la deuxième série la plus regardée sur thriller auxquels tous les réalisateurs de passage (Joel Guerre mondiale. Cette machine à écrire est physique- Netflix aux États-Unis. Schumacher, Jodie Foster, James Foley) doivent se tenir. ment présente dans la série et joue un rôle majeur dans Aucun plan ne doit être tourné caméra à l’épaule. La pho- le destin du président des États-Unis. Frank l’a reçue de À l’origine du phénomène, il y a un livre. Michael Dobbs, ancien directeur de tographie de la plupart des scènes d’intérieur se teinte son père, un planteur de pêches, avec cette injonction : cabinet du parti conservateur britannique et assistant spécial du Premier ministre d’un bleu glacial et d’un jaune inquiétant. Pas de voix off « Cette Underwood a construit un empire. Va maintenant Margaret Thatcher, démissionne après les élections de 1987. « Le tueur au visage ni de flashbacks. David Fincher, formé par la réalisation construire le tien. » poupin de Westminster », c’était son surnom. En vacances à Malte, « sur le point de publicités et de clips musicaux, est aussi un génie du de devenir une petite note de bas de page dans l’histoire », ruminant son éviction, marketing : les affiches et extraits de la série jouent avec Pour le scénario, David Fincher embauche Beau il décide d’écrire le roman d’une vengeance visant à se débarrasser d’un Premier l’iconographie politique de la mémoire collective améri- Willimon, un dramaturge de 35 ans – cheveux ébouriffés,

ministre, « rien de plus qu’une petite thérapie privée ». Il inscrit deux lettres sur DROITS RÉSERVÉS. TOUS © 2013 MRC L.P. II DISTRIBUTION COMPANY caine. Le lancement de la série est un succès éclatant. barbe éparse sur un visage rouge, cernes profonds –

107 108 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION HOUSE OF CARDS « Ton héros peut faire de nombreuses mauvaises actions, plein d’erreurs, peut être flémard et ressembler à un idiot, aussi longtemps qu’il est l’homme le plus intelligent de son milieu et qu’il est bon dans son travail. C’est ce que nous demandons à nos héros. »

qui admire Les Illusions perdues de Balzac et nourrit une une goutte de Richard iii et une pincée de Hannibal Lecter ». « fascination bizarre pour Washington ». Pack Beauregard Pour l’incarner, David Fincher n’a que Kevin Spacey en Willimon n’y a pourtant jamais travaillé au cours de tête, avec lequel il a tourné Seven (1995). L’acteur, qui ses années en politique. Il participe en 1997-1998 à la assure la direction artistique du théâtre londonien Old campagne du démocrate Chuck Schumer pour le Sénat. Vic, est alors sur le point de partir pour une tournée de Il est ensuite stagiaire en 2000 pour la campagne de la 18 mois de la pièce Richard iii (1597) de William Shake- future sénatrice de New York, Hillary Clinton. Puis il s’est speare, mise en scène par Sam Mendes. « Les poètes sont mis au service de Howard Dean, candidat aux primaires les législateurs non reconnus du monde », selon Percy démocrates en 2004. Son niveau de responsabilité Bysshe Shelley. On ne pouvait rêver meilleure répétition politique est limité : il est en charge de l’organisation des avant House of Cards. événements publics et de contacts sporadiques avec la presse. Ces différentes expériences le poussent à s’inter- L’adresse directe à la caméra, cette « rupture du quatrième roger sur la nature du pouvoir politique et son intersec- mur », est tirée de la série originale britannique, elle-même tion avec le pouvoir personnel. En 2005, Beau Willimon inspirée par Richard iii. Ce dispositif a déjà été utilisé par écrit Farragut North, comme l’arrêt de métro des juristes, Laurence Olivier pour son adaptation télévisée en 1955. lobbyistes et experts des think tanks de Washington La série anglaise Vote, Vote, Vote for Nigel Barton (1965) D.C. La pièce est adaptée en long-métrage, The Ides of montrait aussi un conseiller politique retors faisant ses March (Les Marches du pouvoir, 2011), réalisé par George confidences directement à la caméra. House of Cards Clooney. Beau Willimon décroche ainsi une nomination s’inspire également de Macbeth (1623) dans sa représen- à l’Oscar, et suscite l’attention de Hollywood. tation du mariage de Frank et Claire Underwood. Les pièces historiques du Barde sont avant tout des Pour écrire ce « film de treize heures » qu’est House of études du caractère humain. Lorsque Richard iii se Cards, il s’éloigne de la série britannique mais garde la présente « determined to prove a vilain » (« déterminé à réponse fétiche du antihéros : « You might very well think être un scélérat »), il montre qu’il contrôle sa destinée that, I couldn’t possibly comment. » (« Vous pouvez très bien et fait preuve d’une hardiesse illusoire. Comme cette le penser, je ne peux pas faire de commentaire. ») La règle pièce n’entretient qu’un rapport lointain avec la rigueur de David Chase, créateur de The Sopranos, est appliquée historique, House of Cards n’est pas une étude détaillée de avec soin : « Ton héros peut faire de nombreuses mauvaises la mécanique de Washington D.C. C’est un méta-drame, actions, plein d’erreurs, peut être flémard et ressembler à un conscient de son identité théâtrale. Frank Underwood idiot, aussi longtemps qu’il est l’homme le plus intelligent est la volonté faite homme, un personnage qui sert une de son milieu et qu’il est bon dans son travail. C’est ce que intrigue sur la conquête et l’occupation du pouvoir. « Le nous demandons à nos héros. » Selon son créateur, Frank portrait de cet homme est très riche et attrayant. Il possède à

© 2013 MRC II DISTRIBUTION COMPANY L.P. TOUS DROITS RÉSERVÉS. TOUS © 2013 MRC L.P. II DISTRIBUTION COMPANY Underwood, « c’est deux cuillères de Lindon B. Johnson avec la fois une monstruosité totale et un charme authentique.

109 110 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION HOUSE OF CARDS « Bill Clinton raconte avec humour que House of Cards est à 99 % réaliste. Le 1 % d’erreur est la rapidité avec laquelle une loi sur l’éducation est votée. » Kevin Spacey

Cette combinaison est au cœur de ce qui fait le succès d’un « L’environnement de House of Cards va bien au-delà de politicien. Underwood est d’emblée un personnage que mon expertise », explique Beau Willimon au festival l’on a envie de suivre », explique le critique et essayiste Vulture en juin dernier. Il écrit avec son équipe de six américain Daniel Mendelsohn. Contrairement à la scénaristes pendant sept mois, filme et monte la série plupart des Difficult Men (pour reprendre le titre de l’essai pendant les sept mois suivants. Quand le tournage de Brett Martin) qui peuplent la fiction télévisée moderne commence à Baltimore, la moitié d’une saison seulement – les anti-héros Tony Soprano, Al Swearengen, Dexter est scénarisée. Jay Carson, un ami de Willimon rencontré Morgan ou Walter White – le représentant Underwood à l’Université Columbia, est le consultant politique de n’est pas contraint par un quelconque déterminisme : il la série. Il est chargé de maintenir la crédibilité de la choisit d’incarner le mal. Il est le seul à nous parler. Héros représentation de ce milieu. Selon les besoins de l’intri- et conteur, il séduit par l’abject. Son discours direct au gue, il recommande des experts en sécurité nationale spectateur favorise l’identification. Son intelligence ou en diplomatie russe, issus de son réseau politique, et est supérieure à l’ensemble de ses collègues : on admire partage des anecdotes tirées de sa propre expérience. Jay son succès en devenant insidieusement complices de la Carson est l’ancien directeur de la communication de conspiration. la Fondation Clinton et l’ancien conseiller de presse de Hillary Clinton pour sa campagne des primaires démo- « C’est une représentation appuyée des mécaniques de la crates de 2008. « Mon travail politique est derrière moi », politique américaine : tordre des bras, faire du lobby, arriver explique-t-il aujourd’hui. Il se contente de donner et de à des compromis, pousser dans une certaine direction. On lever des fonds pour la campagne présidentielle de Mme s’approche de ce qui est intéressant en politique : montrer Clinton. combien c’est parfois compliqué et approximatif, loin d’être noir ou blanc. C’est une description de cette zone grise Avant que ne débute le tournage de la première saison, morale, soit 90 % de ce qui se passe à Washington. La l’équipe de House of Cards a fait le tour de la capitale popularité des contes qui traitent de l’acquisition acharnée fédérale. Les décorateurs ont pris des centaines de photos du pouvoir s’explique par notre expérience de citoyen : ces des bureaux parlementaires, pour pouvoir les recréer en narrations reflètent ce que l’on sait, ou du moins ce que studio. « En arrivant sur le plateau de tournage, j’ai eu l’in- l’on suspecte, des réalités désagréables et souvent illicites croyable sensation de me retrouver dans mon ancien bureau de la politique et du pouvoir », selon Daniel Mendelsohn. au Sénat, quand je travaillais pour le chef de la majorité Tom Assister à ce jeu de massacre est réjouissant. Le specta- Daschle », explique Jay Carson. Kevin Spacey a rencontré teur pardonne les actions les plus grotesques des com- et étudié des dirigeants du Congrès, dont Kevin McCarthy, ploteurs, du moment que la tension dramatique en sort whip de la majorité républicaine de la Chambre, et Steny

© 2013 MRC II DISTRIBUTION COMPANY L.P. TOUS DROITS RÉSERVÉS. TOUS © 2013 MRC L.P. II DISTRIBUTION COMPANY renforcée. Hoyer, whip de la minorité démocrate. Spacey,

111 112 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION HOUSE OF CARDS

« Nous n’avons absolument pas de programme politique. Frank Underwood est un personnage complexe, qui se trouve être démocrate mais qui pourrait tout à fait être républicain. » Jay Carson, consultant politique de la série

soutien et donateur du Parti démocrate, est aussi un ami réaction positive du monde politique. Les élus défilaient de Bill Clinton depuis son premier mandat (le New York pour serrer la main de Kevin Spacey. Certains continuent de Times parle de « bromance », contraction de « brother » et demander des DVD de la série avant la sortie d’une nouvelle « romance »). Kevin Spacey participe à des actions phi- saison », explique Jay Carson. lanthropiques de la Fondation Clinton contre le Sida. Ils apparaissent discrètement ensemble sur l’une des photos La dramatisation de la quête du pouvoir n’est pas un sujet du bureau de Frank Underwood. En jouant le personnage, nouveau. Daniel Mendelsohn retrace son histoire depuis Kevin Spacey a enregistré un message vidéo pour le 68ème la pièce L’Orestie d’Eschyle, dont la première représen- anniversaire de l’ex-président. Selon l’acteur, Bill Clinton tation eut lieu en 458 avant Jésus-Christ. « Je ne crois raconte avec humour que House of Cards est « à 99 % pas que House of Cards soit progressiste ou conservateur. réaliste. Le 1 % d’erreur est la rapidité avec laquelle une Faire de Frank Underwood, un élu démocrate de Caroline du loi sur l’éducation est votée. » Les moyens expéditifs des Sud, un État conservateur, c’est un choix brillant. La série politiciens de fiction laissent le 42ème président rêveur : cherche à transcender les positions politiques et toucher « Quand j’étais aux affaires, j’aurais aimé être informé sur la quelque chose de plus profond, les logiques non partisanes possibilité d’éliminer des gens et de s’en tirer sans problème. de la quête du pouvoir », explique Daniel Mendelsohn. Pensez à toutes les opportunités que j’ai manquées ! Si peu Jay Carson insiste : « Nous n’avons absolument pas de de temps, si nombreuses les personnes qui le méritaient. » programme politique, nous ne soutenons pas un camp en particulier. Frank Underwood est un personnage complexe, Certains élus ont rapidement témoigné leur affection qui se trouve être démocrate mais qui pourrait tout à fait pour cette série très noire. Le représentant Kevin être républicain. La série est une exploration du pouvoir. McCarthy a ainsi publiquement déclaré : « Si je pouvais C’est une des raisons du succès considérable que la série juste tuer un membre du Congrès, je n’aurais plus à m’in- connaît ». L’acte politique le plus saillant de la série reste quiéter du prochain vote ». Le dîner de l’association des l’apparition de Pussy Riot, les activistes punk russes, correspondants de presse de la Maison Blanche de 2013, pour un épisode de la troisième saison. grande messe où Hollywood et Washington se moquent Pour l’écrivain Michael Dobbs, ce n’est pas important du microcosme politique, était placé sous le patronage que « l’action se déroule à Westminster ou Washington de la série. Dans le sketch vidéo promotionnel, autour – ce pourrait être Pékin ou Moscou – parce que c’est une de Kevin Spacey, on retrouve de véritables politiciens histoire de passions, d’ambitions, de faiblesses et de (Valerie Jarrett, Jay Carney, John McCain, Michael méchancetés, ce qui est universel et presque intemporel. » Bloomberg) et des journalistes célèbres (Charlie Rose, Le générique d’ouverture de la série, réalisé par time-

Mike Allen). « Nous avons été très étonnés et flattés de la lapse (effet accéléré en photographie qui permet DROITS RÉSERVÉS. TOUS © 2013 MRC L.P. II DISTRIBUTION COMPANY

113 114 Charles Charles POLITIQUE & TÉLÉVISION HOUSE OF CARDS Si House of Cards ne révolutionne pas la représentation de la politique à l’écran, politique pour notre temps, comme À la Maison Blanche la rupture se trouve plutôt dans son modèle était emblématique de la fin des années 1990, le début des années 2000. Nous cherchons vraiment à explorer les faces de production et de diffusion. Netflix compte obscures des hommes qui ont choisi de se consacrer entiè- 62 millions d’abonnés dans 50 pays. Aux heures de pointe, rement à la politique. Dans la série, on peut enfin voir un le site regroupe environ 30 % du trafic des vidéos politicien qui accomplit des choses, au lieu de justifier son inaction face aux difficultés. Il y a une part universelle dans en ligne en Amérique du Nord, ce que cet homme incarne. En France et ailleurs, les citoyens soit deux fois plus que YouTube. ne sont pas plus contents de leurs systèmes politiques que nous. Frank Underwood est passionnant à regarder car il gratte nos plaies », explique Jay Carson, admirateur d’À la Maison Blanche, qui ne manquait pas une seule diffusion depuis son bureau au Sénat. « Face aux frustrations de la politique démocratique contemporaine, qui est lente, compli- produit puis diffusé chaque semaine. PourHouse of Cards, qu’une série télévisée américaine soit annulée au milieu de représenter le temps qui passe), présente différents quée et faite de blocages, c’est un soulagement de regarder nul besoin de pilote ou de tests publics, il faut se pencher de sa diffusion faute d’audience), et peuvent ainsi écrire angles de la capitale fédérale, totalement dépeuplée, un programme qui passe outre les voix conventionnelles et sur les mégadonnées de ses clients. Netflix concurrence un épisode sans se soucier de la réaction des annonceurs plongeant progressivement dans l’obscurité. Seuls les qui inflige sa volonté. Frank Underwood n’a pas la patience directement les chaînes du câble. L’entreprise produit ou être obligés de terminer sur un coup de théâtre pour bâtiments historiques, les mémoriaux froids et figés et des processus difficiles de négociations, il fait comme il aujourd’hui plus de contenu original que la chaîne HBO : s’assurer de la présence des téléspectateurs la semaine les réseaux de transport de la ville sont visibles. Le logo veut, ce qui satisfait nos fantaisies et notre réalité », selon 36 séries sont actuellement diffusées et en développe- suivante. de la série, que l’on aperçoit à la fin de la séquence, est Daniel Mendelsohn. ment. Ces programmes sont des produits d’appel pour un drapeau américain inversé, stylisé et sans étoiles. convaincre de nouveaux clients et inciter ses abonnés à Netflix produit en ce moment Marseille, une série En langage militaire, le retournement d’un drapeau est Si House of Cards ne révolutionne pas la représentation rester fidèles jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle saison. Lors française qui s’intéresse de nouveau à la politique. un signe de grande détresse. Par extension, l’inversion de la politique à l’écran, la rupture se trouve plutôt dans du festival international de télévision d’Edinburgh en Gérard Depardieu, Benoît Magimel, Géraldine Pailhas et de ce symbole sacré signifie que l’État est en péril, une son modèle de production et de diffusion. Netflix compte 2013, Kevin Spacey a prévenu les chaînes : il faut changer Nadia Farès sont annoncés au casting. Les producteurs subversion des institutions et des idéaux politiques. 62 millions d’abonnés dans 50 pays (les trois quarts sont de modèle ou dépérir. Il s’agit d’éviter les erreurs de l’in- Dan Franck et Pascal Breton planchent sur une histoire Certains protestataires américains érigent le drapeau de aux États-Unis). Aux heures de pointe, le site regroupe dustrie de la musique. « Donnez aux gens ce qu’ils veulent, de succession électorale du maire de la cité phocéenne, cette façon pour montrer leur déception ou témoigner environ 30 % du trafic des vidéos en ligne en Amérique quand ils le veulent, dans la forme qui leur convient, à un aux affaires depuis 25 ans, qui doit faire face à un jeune d’un sentiment d’exclusion. du Nord, soit deux fois plus que YouTube. Netflix dépense prix raisonnable, et ils seront prêts à payer pour ça plutôt loup. Netflix et la presse parlent déjà d’un House of beaucoup d’argent pour acheter les droits de diffusion que de pirater », a-t-il expliqué. Cards méridional. Jean-Claude Gaudin est sur le point de « Ce n’est pas The West Wing (À la Maison Blanche, série de programmes produits par d’autres. Jusqu’en 2013, la s’abonner. — diffusée de 1999 à 2006) de papa ! », s’est exclamé Kevin firme n’avait sorti qu’une série confidentielle, Lilyham- House of Cards est la première série disponible en inté- Spacey dans une tournée promotionnelle. House of Cards mer, sur la retraite en Norvège d’un mafieux new-yorkais. gralité (13 épisodes) le jour de sa sortie (ce qui échappe peut être vue comme une réponse cynique à la série pro- La plateforme possède cependant un avantage compéti- au public français, qui peut attendre la diffusion de la gressiste d’Aaron Sorkin. À la Maison Blanche était un pro- tif déterminant. Avant de tourner une minute de House version doublée en français sur Canal +). Le tout sans longement de l’optimisme clintonien pendant les années of Cards, l’entreprise savait qu’elle tenait un triomphe. coupure publicitaire. L’internaute est invité à devenir Bush Jr., une bulle d’idéalisme peuplée de gens brillants En analysant et recoupant les données de visionnage accroc et à dévorer l’ensemble des épisodes en un aux services de la Nation plutôt que d’eux-mêmes. House de ses abonnés, le site de streaming connaissait déjà week-end (on parle de binge-watching, dérivé du binge- of Cards reflète de son côté les désillusions post-Obama, le goût du public pour les films de David Fincher, Kevin drinking, pour arriver le plus vite possible à l’ivresse). et répond par la fiction au verrouillage (gridlock) du Spacey et pour la série originale de la BBC. Il suffit donc Cette stratégie modifie les pratiques de consommation processus législatif dominé par le Parti républicain. La de combiner ces éléments en un programme de prestige. audiovisuelle, mais aussi l’écriture même de ces fictions. 113ème législature du Congrès (2013-2015) est l’une des Dans une production télévisée classique, un épisode En livrant une saison d’une traite, les scénaristes s’af- moins productives depuis la fin de la Deuxième Guerre pilote est d’abord commandé par une chaîne. S’il passe franchissent temporairement de la pression tradition- mondiale. « Je crois que House of Cards est une série une série de projection-tests, le reste de la saison est nelle de l’audimat chaque semaine (il n’est pas rare

115 116 Charles Charles 117 Charles

© PATRICE NORMAND POUR CHARLES CULTURELLE RÉVOLUTION EN IMAGESP. 146 une bonneraisondesemasquer Les auteurssouspseudoonttoujours RÉPUBLIQUEP.SOUS LA 136 2017, LEPOUVOIR DEL’IMAGINATION P. 118 MAËL RENOUARD Charles 118 demande à des écrivain(e)s d’imaginer, Charlesde comploter, de sublimer sous la forme d’une nouvelle, 2017 la présidentielle de 2017. Politique-fiction ? Si l’on veut… LE POUVOIR En tout cas, à coup sûr, le pouvoir de l’imagination. DE L’IMAGINATION Cinquième de la série : MAËL RENOUARD

RÉVOLUTION CULTURELLE 2017 N°6 L’HYPOTHÈSE DE L’AUTOMNE de Maël Renouard

Notes au Président de la République conservées dans le dossier de Pierre Sanwitz, agrégé de lettres modernes, préfet, conseiller à l’Élysée entre juin 2013 et octobre 2016. (Archives nationales, cotes 20260546/1-20260546/2).

Maël Renouard, né en 1979, a enseigné la philosophie à la Sorbonne et à Normale Sup, puis a été nommé conseiller technique en charge des discours au cabinet du Premier ministre, entre 2009 et 2012. Il a reçu le prix Décembre 2013 pour son premier ouvrage de fiction, La Réforme de l’opéra de Pékin. Il a publié dans n°3 des souvenirs de ses années de « plume » à Matignon,Charles et dans n°9 une nouvelle évoquant la figure de l’ancien présidentCharles du Conseil Félix Gaillard.

portrait PATRICE NORMAND 120 Charles

119 120 Charles Charles Presidence geables, aussi bien en matière de continuité dans la gestion des affaires publiques de la qu’en matière de compétitivité au plan international. Republique Le 25 janvier 2016 À titre anecdotique, je me souviens que, dans une note de bas de page de son Histoire Le Conseiller politique de la Cinquième République, sortie en 2011, Arnaud Teyssier, l’un de mes anciens condisciples à l’ENA, cite une observation d’un baron du gaullisme (Pierre Sudreau, si ma mémoire est bonne) disant que les majorités sortantes sont presque - NOTE - toujours reconduites quand les élections ont lieu à l’automne et presque toujours écon- à l’attention de Monsieur le Président de la République duites quand les élections ont lieu au printemps1. Notre calendrier électoral n’est pas (sous couvert de Monsieur le Secrétaire général) particulièrement favorable au pouvoir en place !

OBJET : Élections présidentielles et législatives de 2017. Perspectives. Pierre Sanwitz

Le scénario d’une reconduction de la majorité lors des élections de 2017 appa- raît, à un peu plus d’un an des échéances, toujours plus compromis. En l’état actuel des sondages, et dans l’hypothèse où la candidate du Front national ne serait pas qualifiée au second tour, le représentant de l’opposition est donné vainqueur, quel qu’il soit. L’étude de BVA rendue publique hier, selon laquelle M. Bertrand ainsi que Mme Kosciusko-Morizet l’emporteraient s’ils étaient en situation de vous affronter au second tour, ne laisse pas d’être préoccupante. Au stade équivalent de son man- dat, M. Sarkozy, qui se trouvait également en butte à des perspectives de réélection peu favorables, disposait cependant d’un « noyau dur » plus étendu ; et l’on sait ce qu’il en est advenu.

Au-delà des caractéristiques propres à chaque mandature, il est frappant de constater à quel point les majorités sortantes peinent depuis trente-cinq ans à être reconduites dans notre pays. Il y a là une donnée sociopolitique qui semble dépasser les idéologies et les personnalités. L’impopularité du pouvoir en place est devenue une sorte de phénomène structurel. L’alternance s’impose comme une loi naturelle, avec une régularité implacable.

Il serait à mon sens opportun d’intégrer à votre stratégie une réflexion sur les moyens de conjurer cette fatalité, ne serait-ce qu’en la mettant davantage en évi- dence afin que l’opinion puisse prendre conscience de ses conséquences domma-

1 Annotation manuscrite du président de la République : un trait vertical en marge, à droite du texte.

Maël Renouard121 122 Maël Renouard Charles Charles Presidence « Il avait – écrit Peyrefitte – découvert une sorte de loi naturelle : depuis le début de la de la iiième République, la majorité en place gagnait les élections à l’automne et les Republique perdait au printemps. À l’automne, les citoyens sont inquiets de l’hiver qui vient Le 2 février 2016 et ont des réflexes conservateurs : on vote pour les sortants. À l’approche du Le Conseiller printemps, la sève monte, on se croit tout permis, on sort les sortants. »

Pierre Sanwitz

- NOTE - à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous couvert de Monsieur le Secrétaire général)

OBJET : Influence des saisons sur les résultats des scrutins nationaux.

Comme suite à votre demande, je vous adresse pour information quelques préci- sions concernant l’observation mentionnée dans ma note de conjoncture du 25 janvier.

1. Son auteur n’est pas Pierre Sudreau, comme je le croyais à tort, mais Roger Frey. Roger Frey a été ministre sans discontinuer de 1958 à 1972 (notam- ment de l’Intérieur), puis président du Conseil constitutionnel durant le sep- tennat de Valéry Giscard d’Estaing. Il est décédé en 1997.

2. Sa remarque au sujet de l’influence des saisons sur l’issue des élections est rapportée par Alain Peyrefitte2 dans ses verbatim de la présidence gaul- lienne, sous la forme suivante :

2 Annotation manuscrite du président de la République : un est ajouté, de manière à ce qu’on lise , puis cette correction est raturée.

Maël Renouard123 124 Maël Renouard Charles Charles Presidence saisonnières, qu’il considère avec amusement. Il a déjà pensé en 1965 que le de la Général aurait dû dissoudre dès qu’il avait été réélu. Republique 3. Peyrefitte revient donc à la charge, à la faveur d’un aparté sur le pont du Le 3 février 2016 croiseur De Grasse, dans l’océan Pacifique, au large de Mururoa où ont lieu Le Conseiller les premiers essais nucléaires français. Le Général est venu y assister en personne. L’explosion programmée ayant dû être reportée au lendemain à cause d’un vent trop fort, la délégation installée à bord du navire a devant elle une longue journée vacante, propice aux conversations à bâtons rom- pus. C’est ainsi que Peyrefitte peut avoir avec le général de Gaulle, face à la mer, une discussion sur les institutions de la vème République, qui sont neuves et dont la pratique est encore à bien des égards ouverte, pour ne - NOTE - pas dire incertaine, beaucoup plus qu’on ne se le représente rétrospective- à l’attention de Monsieur le Président de la République ment. Il lui demande en particulier, conformément à la « mission » dont il est (sous couvert de Monsieur le Secrétaire général) convenu avec Roger Frey, s’il ne serait pas tenté de dissoudre l’Assemblée quelques semaines plus tard : « Vous prendriez l’opposition à contre-pied, vous abrégeriez la fin de législa- ture, toujours pénible. Vous introduiriez en France les traditions anglaises, qui donnent à l’exécutif la faculté de procéder à la dissolution au moment le plus favorable pour lui. » OBJET : Éléments de contexte concernant la « loi de Frey ». De Gaulle proteste que la dissolution doit être réservée à des situations de crise, et que nous ne sommes pas les Anglais – comparaison qui au lieu d’agir comme un argument supplémentaire, a peut-être achevé de le préve- Vous avez souhaité recevoir quelques éléments de contexte supplémentaires nir contre cette idée. concernant la « loi de Frey » dont je vous ai fait parvenir les termes dans ma note d’hier. Je vous prie de bien vouloir les trouver ci-après. Au surplus, j’ai diligenté auprès des services de l’Assemblée nationale une en- quête historique dans les archives électorales de la iiième République, puisque telle est, 1. En septembre 1966, les législatives de 1967, qui sont prévues pour le mois selon Roger Frey, la base empirique de son induction. Je dois en recevoir les premiers de mars, occupent déjà les esprits. Frey croit sincèrement que le général de résultats au début de la semaine prochaine. Gaulle doit prendre l’initiative de dissoudre avant l’échéance, pour qu’elles aient lieu dans la saison où le conservatisme a tendance à l’emporter, en Cependant, il n’est pas nécessaire de se plonger dans un passé très lointain pour vertu du phénomène régulier qu’il dit avoir observé. Mais il ne réussit pas à remarquer que, depuis sa formulation, la loi de Frey n’a cessé de se vérifier avec une le convaincre ; il se voit même opposer une fin de non-recevoir assez rude. précision étonnante.

2. Il ne s’avoue pas vaincu, cependant. Il s’ouvre de son intuition à Peyrefitte, 1. En mars 1967, l’intuition de Roger Frey a été très près de se réaliser. Le pou- qui a, dit-on, l’oreille du Général, et le prie de lui en toucher un mot à nou- voir gaulliste ne l’a emporté qu’avec une marge très faible. Moins de dix ans veau. Peyrefitte aussi, à vrai dire, est partisan d’un remaniement légèrement après la naissance de la vème République, près de vingt avant la première co- anticipé, bien qu’il n’accorde pas tant d’importance au motif des humeurs habitation, une Assemblée hostile au président de la République aurait déjà

Maël Renouard125 126 Maël Renouard Charles Charles pu être élue. Enfin, vous avez souhaité disposer d’éléments de comparaison avec quelques grandes démocraties étrangères, notamment celles qui sont caractérisées par une 2. Depuis 1978, les Français n’ont cessé, à chaque élection législative, d’évincer moindre défiance à l’encontre des majorités en place. les majorités sortantes. 2007 a été la seule exception. Mais, cette année-là, le candidat du parti au pouvoir a précisément eu l’habileté de se présenter 1. L’exemple le plus remarquable est certainement celui de l’Allemagne. Mme comme un homme en rupture avec beaucoup de choses, et notamment avec Merkel est au pouvoir depuis plus de dix ans. Elle a été réélue deux fois. le précédent chef de l’État. L’animosité que l’opinion croyait percevoir entre Avant elle, M. Kohl s’est maintenu pendant seize ans au poste de chancelier M. Chirac et M. Sarkozy était telle que ce dernier, à certains moments de fédéral. Or les élections législatives allemandes ont toujours lieu au mois distraction, pouvait facilement passer pour le représentant de l’opposition3. d’octobre. M. Schröder, certes, n’a pas effectué de deuxième mandat ; mais Quant aux deux présidents de la République qui ont été réélus, ils ne l’ont été son score en automne a été bien supérieur à ce que les prévisionnistes dai- qu’au terme de périodes de cohabitation qui les ont pour ainsi dire transfor- gnaient lui accorder au printemps. Il lui a manqué peu de chose en définitive més en adversaires du pouvoir en place. pour être réélu contre toute attente. Son cas n’entre donc pas en contradic- tion avec la loi de Frey. Bien qu’il ait perdu, on peut mesurer un « effet au- 3. Tous ces scrutins défavorables aux majorités sortantes ont eu lieu au prin- tomne » sur sa performance. temps. Or, c’est là une circonstance absolument fortuite et même contraire à ce qui aurait dû se produire si les choses avaient suivi normalement leur 2. Aux États-Unis, depuis 1980, tous les présidents américains, à l’exception de cours. La première élection présidentielle au suffrage universel, en 1965, M. Bush en 1992, ont été réélus, lors de scrutins qui se déroulent toujours en avait en effet été organisée en décembre. Elle fut favorable au général de automne, selon un calendrier que la mort ou l’impeachment d’un président Gaulle qui se représentait4. Mais c’est dans toute l’histoire de la vème Répu- ne modifie en rien, puisque le vice-président est précisément là pour le rem- blique la seule occurrence d’un grand scrutin national ayant lieu à l’automne placer sans que l’on ait besoin d’organiser des élections anticipées. (ou au début de l’hiver). Par la suite, la démission du Général puis le décès de ont bouleversé les calendriers et provoqué de manière 3. Le Royaume-Uni peut apparaître, en revanche, comme un contre-exemple. contingente la tenue des élections au printemps. Les dates de nos élections Les majorités y sont régulièrement reconduites. Depuis 1979, il n’y a eu que procèdent encore de ces événements. deux alternances, bien que les élections législatives se soient toujours dé- roulées au printemps5. 4. Seule une dissolution volontaire aurait pu rompre avec la tradition du prin- temps et expérimenter l’automne afin de voir si son atmosphère ne serait pas effectivement plus propice à la reconduction des sortants. Curieuse- Pierre Sanwitz ment, cette opportunité n’a pas été saisie en 1997. M. Teyssier, séguiniste élégant et mélancolique, observateur désabusé des vacuités contempo- raines, auteur de trois monographies sur le cardinal de Richelieu, se moque dans son Histoire politique de la Cinquième République – dont j’ai fait mention dans une note antérieure – de cette méconnaissance de la loi de Frey, dont les conséquences ont été fulgurantes et imparables.

3 Annotation manuscrite du président de la République : un point d’interrogation dans la marge, 5 Annotation manuscrite du président de la République : « Mais qu’est-ce que le printemps, en à droite. Angleterre ? » 4 Annotation manuscrite du président de la République : « Ce ne fut pas une réélection à propre- ment parler. En 1965, le GdG se présentait pour la première fois au suffrage universel. Jamais un président n’a été réélu de la même façon qu’il avait été élu, hors cohabitation. »

Maël Renouard127 128 Maël Renouard Charles Charles Presidence de la Republique Le 17 mars 2016 2. L’article 7 de la constitution prévoit, cependant, des dispositions spéciales : Le Conseiller « Si, dans les sept jours précédant la date limite du dépôt des présentations de candidatures, une des personnes ayant, moins de trente jours avant cette date, annoncé publiquement sa décision d’être candidate décède ou se trouve empê- chée, le Conseil constitutionnel peut décider de reporter l’élection. - NOTE - à l’attention de Monsieur le Président de la République « Si, avant le premier tour, un des candidats décède ou se trouve empêché, le (sous couvert de Monsieur le Secrétaire général) Conseil constitutionnel prononce le report de l’élection.

« En cas de décès ou d’empêchement de l’un des deux candidats les plus favorisés au premier tour avant les retraits éventuels, le Conseil constitutionnel déclare qu’il doit être procédé de nouveau à l’ensemble des opérations électorales ; il en est de même en cas de décès ou d’empêchement de l’un des deux candidats restés OBJET : Comité Vendémiaire. Réunion du 16 mars6. en présence en vue du second tour. » Le cas ne s’étant jamais produit, il est difficile d’établir exactement ce que recouvre la notion d’empêchement d’un candidat (que l’on ne saurait assimi- ler à celle d’empêchement du président de la République, qui apparaît dans La réunion de notre comité Vendémiaire qui s’est tenue hier soir dans le petit le même article 7, et encore moins, naturellement, à la procédure anglo- salon jaune7 a fait notamment apparaître les points suivants : saxonne de l’impeachment). Un accident, une maladie, une mise en examen ou une incarcération, voire un retrait volontaire pour des raisons person- 1. Par quelque angle que l’on aborde le problème, l’hypothèse d’un report des nelles particulièrement douloureuses, peuvent-ils être considérés comme élections présidentielles au mois d’octobre 2017, sur le modèle du calen- un motif d’empêchement susceptible de provoquer le report de l’élection ? drier allemand, apparaît peu envisageable si elle émane d’une décision prise Si l’interpellation de M. Strauss-Kahn à New York, puis l’interdiction qui lui au sommet, non seulement parce que l’opinion, dans une large mesure, ne a été faite de quitter le territoire américain, étaient intervenues peu avant manquerait pas de la ressentir comme un passage en force, de sorte que tout le premier tour des élections de 2012, le Conseil constitutionnel aurait-il le bénéfice de l’atmosphère automnale serait perdu, mais aussi parce que les considéré que ce candidat était manifestement « empêché » et qu’il se trou- marges institutionnelles dont vous disposeriez pour ce faire seraient, mal- vait dans l’obligation de prononcer le report du scrutin ? Probablement. gré la mansuétude du Conseil constitutionnel, extrêmement faibles pour ne pas dire nulles.

6 Il semble que d’autres réunions aient précédé celles-ci. Aucune autre note à ce propos n’a cepen- dant été retrouvée dans le dossier du conseiller Sanwitz aux Archives nationales. 7 Annotation manuscrite du président de la République : « Voir si l’on ne devrait pas aussi associer MH (et GZ). En parler avec eux. »

Maël Renouard129 130 Maël Renouard Charles Charles 3. Si un candidat issu de la majorité ou favorable à celle-ci devait, pour une Presidence raison qui resterait à déterminer, être « empêché » avant le premier tour des de la présidentielles de 2017, il faudrait encore s’assurer, sous réserve de la plus Republique extrême discrétion, que le Conseil constitutionnel puisse être en mesure de Le 28 avril 2016 proroger la date des élections au-delà de l’été8. Le Conseiller

Pierre Sanwitz

- NOTE - à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous couvert de Monsieur le Secrétaire général)

OBJET : Comité Vendémiaire. Fuites dans la presse.

Dans l’attente des résultats de l’enquête interne que vous m’avez confiée, en liaison avec le chef de cabinet, afin de faire la lumière sur les fuites ayant conduit à la divulgation prématurée des hypothèses de travail du comité Vendémiaire, une étude rapide des publications montre que l’ampleur de la tourmente médiatique repose sur la seule répercussion de l’article du Canard enchaîné de la semaine dernière (« Pluviôse 1er voudrait mettre la campagne au Frey »). Aucun autre organe de presse n’a eu accès à des informations supplémentaires.

Bien que cet article n’ait pu être rédigé que grâce à une source très bien informée, l’absence de tout document écrit faisant la preuve de l’existence de cette « officine sur- réaliste » (sic !) a jusqu’à présent facilité la tâche des ministres et des personnalités qui se sont relayés pour opposer un démenti catégorique.

8 Annotation manuscrite du président de la République : « Le scrutin ne doit-il pas avoir lieu au plus tard trente-cinq jours après que le report a été prononcé ? »

Maël Renouard131 132 Maël Renouard Charles Charles L’un des aspects les plus délicats de ces fuites a trait au sentiment de défiance assurément. créé au sein de la gauche (cf. l’article du Monde : « Les spéculations autour de “l’empê- chement ” d’un candidat de la majorité sèment le trouble au Parti socialiste et chez ses 3. M. Le Maire apparaît dans une position intermédiaire. Sa jeunesse relative alliés », et celui de Libération : « Dans la majorité, on s’interroge pour savoir qui-qui-qui- et le renouveau qu’il entend incarner seraient en adéquation avec l’atmos- serait-mangé »). Il conviendrait de désamorcer au plus tôt les tentations de fronde ou phère de mai ; mais le personnage supérieurement sérieux qu’il campe pour- de dissidence auxquelles pourraient succomber certains francs-tireurs de la majorité. rait aussi bien être à son aise en automne. Vous avez sans doute lu, toujours dans Le Canard enchaîné de cette semaine, que M. Sarkozy inclut son an- Votre déplacement à Sauveterre-en-Champagne, après-demain, pourrait être cien ministre de l’Agriculture parmi « ceux qui croient que les Français vont l’occasion d’une première prise de parole de votre part à ce sujet. Bien que la théma- élire le mec qui tire la tronche d’enterrement la plus longue à Colombey début tique initiale de votre visite soit de présenter vos objectifs en matière d’aménagement novembre. » numérique des territoires ruraux à l’horizon 2020, vous ne manquerez pas d’être inter- rogé sur le comité Vendémiaire lors du point presse qui se tiendra à l’issue. 4. Enfin, concernant le Front national, de nouvelles dissensions s’y font jour entre les tenants de la ligne historique incarnée par M. Le Pen et ceux qui Vous pourriez, notamment, faire en sorte de donner corps subtilement à l’hypo- forment autour de sa fille l’actuelle direction du parti. Les propos de M. Le thèse d’une manipulation issue des rangs de l’opposition, et ce, d’autant plus que l’on Pen disant que « les socialo-communistes ont toujours eu besoin du printemps peut entrevoir des lézardes dans l’hostilité en apparence unanime avec laquelle elle pour gagner » n’ont suscité pour tout écho, de la part de Mme Le Pen et de M. réagit depuis une semaine à ces révélations : Philippot, soucieux de donner des gages de sérieux dans leur rapport aux institutions, qu’un silence embarrassé. 1. La presse a déjà relevé que plusieurs des figures de l’opposition ayant an- noncé leur candidature aux primaires se montreraient, en privé, moins défavorables à un scrutin présidentiel tenu à l’automne qu’elles ne l’ont affirmé publiquement. MM. Fillon et Juppé auraient confié à des proches Pierre Sanwitz qu’ils se demandaient si les traits de caractère que l’opinion leur prête ne recueilleraient pas plus aisément les faveurs de l’opinion dans la grisaille de l’automne. Selon Le Canard enchaîné de cette semaine, M. Sarkozy les aurait appelés, devant certains de ses collaborateurs, « les candidats de novembre. »

2. L’entourage de M. Sarkozy, en revanche, semble plutôt compter sur la « montée de sève » printanière, dans l’hypothèse où l’ancien président de la République serait désigné pour vous affronter en définitive. Sa campagne victorieuse de 2007 demeure associée, dans la mémoire des militants et des sympathisants, à ces emblèmes solaires que furent les lunettes noires Ray- Ban, les polos Ralph Lauren à logo ostensible et le single de Mika qui avait, cette année-là, enthousiasmé les foules9. Les stratèges qui conseillent M. Sarkozy ont, semble-t-il, déjà prévu de raviver subtilement ces souvenirs dans l’inconscient collectif, pour tirer parti de la nostalgie que cela ferait naître ; un bouleversement du calendrier électoral les désarçonnerait 9 Annotation du président de la République : un point d’exclamation en marge.

Maël Renouard133 134 Maël Renouard Charles Charles Presidence Vous donneriez à l’opinion le sentiment d’accomplir une forme de sacrifice, en de la remettant votre mandat en jeu avant l’heure ; vous pourriez arguer qu’une durée d’un Republique peu plus de quatre ans se rapproche de ce qui est depuis longtemps la norme dans Le 25 août 2016 ces grandes démocraties modernes que sont les Etats-Unis et le Royaume-Uni ; enfin, Le Conseiller vous prendriez de court l’opposition, qui n’aurait pas le temps de désigner son candidat et verrait ses prétendants se jeter dans un affrontement chaotique probablement in- descriptible, puisque le calendrier du scrutin officiel, en entrant en collision avec celui des primaires, réduirait de facto celles-ci à néant, au moment même où elles s’apprê- tent à commencer10.

- NOTE - Pierre Sanwitz à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous couvert de Monsieur le Secrétaire général)

OBJET : Élections en automne. Autre hypothèse.

Les difficultés de tous ordres qui entouraient le report des élections présiden- tielles à l’automne 2017 ont conduit à l’abandon rapide de cette hypothèse et à la dis- solution du comité Vendémiaire avant l’été. Le but de la présente note n’est pas de re- lancer cette piste, mais de porter à votre connaissance une autre idée, dont la mise en œuvre se heurterait probablement à moins d’obstacles.

En définitive, probablement parce que son pouvoir de dissoudre l’Assemblée na- tionale a depuis toujours accaparé l’attention, on a, à ma connaissance, rarement en- visagé l’hypothèse dans laquelle le président de la République se retirerait lui-même avant le terme de son mandat, afin de susciter des élections présidentielles anticipées où il aurait l’intention de se représenter ; il procéderait ainsi à la manière du Premier ministre britannique, lequel peut prendre l’initiative d’organiser plus tôt que prévu le scrutin législatif, comme pour poser la question de confiance à ses électeurs, en allant au-devant d’eux. Vous vous souvenez également que M. Tsipras, en Grèce, avait fait un choix similaire il y a moins d’un an.

10 Annotation manuscrite du président de la République : « Idée intéressante. À creuser. M’en re- parler lundi. » RÉVOLUTION CULTURELLE SOUS LA RÉPUBLIQUE Le masque & la plume

« On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », avait coutume de répéter François Mitterrand, empruntant cette phrase au cardinal de Retz. S’il prisait particulièrement cette maxime, c’est que le président de la République en connaissait la valeur : il l’avait éprouvée lui-même, avec les révélations de Pierre Péan sur sa jeunesse pétainiste. Les auteurs sous pseudo ont toujours une bonne raison de se masquer. Pour remuer le couteau dans la plaie ou simplement porter le fer face à leurs adversaires, ces chevaliers blancs de la langue usent de tous les stratagèmes. Ils perpétuent une sorte de tradition française qui veut encore espérer dans le pouvoir de la littérature. En voici trois exemples.

par Jérémy Collado

137 138 Charles Charles RÉVOLUTION CULTURELLE SOUS LA RÉPUBLIQUE L’Énarchie de Jacques Mandrin aux éditions La Table ronde de combat (1967)

Véritables auteurs : les serviteurs de l’État Alain Gomez, Didier Motchane et Jean-Pierre Chevènement

Il se murmure qu’à Belfort, les trois motifs les plus camarades, gentilles demoiselles et jeunes messieurs qui “Mais, Mandrin, vous savez ce que c’est ? régulièrement cités par certains électeurs du Front n’avaient pour la plupart pas vécu ce que nous venions de – La gabelle, n’est-ce pas ? national pour justifier leur vote sont : l’assistanat, les vivre, même si certains avaient fait leur service militaire. – C’est... c’est le... braquemart ! immigrés et « les énarques » ! Jean-Pierre Chevènement, Pour nous, l’ENA apparaissait comme une énorme jésui- – Ah mais ça, ce doit être dans le Nord-Pas-de- inventeur du mot avec ses camarades de l’ENA et fonda- tière. L’institution nous paraissait tout sauf respectable, Calais, M. Mollet...” teurs du CERES, Alain Gomez et Didier Motchane, s’en d’autant plus qu’on n’apprend rien à l’ENA ! C’est un amuse aujourd’hui. Il s’enfonce dans son siège, derrière concours, l’ENA, c’est tout ; un parcours d’obstacles pour À l’époque, la France avait besoin d’un bon coup de son bureau de la Fondation Res Publica qu’il préside, rue ceux qui sont déjà en haut. En voyant les élèves, tout balai et, à bien des égards, c’est un livre qui anticipe de Bourgogne, et ironise : « Mais à Belfort, ils n’en avaient nous paraissait dérisoire, comparé à la période sanglante Mai-68, même si nous n’étions pas soixante-hui- jamais vu un seul d’énarque ! » de l’Algérie. On avait l’impression d’être à Clochemerle. tards. C’était surtout un livre pour rire, un peu facile, Nous écrivions déjà pour Combat, dirigé à l’époque par court et marrant. Il faut être inspiré pour écrire un Retour en arrière, quelques semaines avant Mai-68. En le journaliste Philippe Tesson. Nous avions tous les livre comme ça, qui fait 115 pages nerveuses... Quand 1967 précisément, à leur sortie de l’école, trois rebelles se trois des pseudos ; Motchane écrivait sous le nom de nous sortons le livre, en 67, la vème République n’en fendent d’un pamphlet au titre pompeux : L’Énarchie ou Dragon, Gomez était Lancier et moi, je m’appelais Isidore est qu’à ses débuts mais elle semble déjà à bout de les Mandarins de la société bourgeoise. Un démontage en Hugo. C’était un peu pompeux. Un jour, Tesson nous souffle. C’était une société très difficile à prendre au règle des codes de l’administration et du ballet des ego dit : “Vous voulez pas faire un truc sur l’ENA ?” Ça nous sérieux ; et l’ENA avait à peine 20 ans. Donc ce livre et des « roquets » de l’élite sociale, qui se déchirent au a pris trois semaines. On s’est divisé le travail : Gomez a était une petite grenade dans une institution dont le concours d’entrée d’une école où, selon Chevènement, fait la première partie, “l’énarchisant”, moi la deuxième, vice est l’inégalité qui en résulte à la sortie, à cause de « on n’apprend absolument rien ». « Là-bas, je n’ai appris qu’à “l’énarchiste”, et Motchane la troisième, “l’énarque”. Ce ce classement qui prétend déterminer le destin de tous servir le vin, avec un petit coup sec du poignet pour éviter qui est bien fait, c’est qu’à la lecture, on n’a pas l’impres- ses élèves. Que le sort soit jeté pour des gamins de 22 de tâcher la nappe » lance-t-il, le sourire taquin. L’ancien sion de changer d’auteur d’un chapitre à l’autre, le style ans, c’est atroce, vous ne trouvez pas ? étudiant de la promotion Stendhal (1963-1965) dans et le ton ne changent pas du tout. laquelle on retrouve Lionel Jospin et Jacques Toubon Pour le pseudo, c’est venu simplement : “Mandrin”, car D’autant plus qu’à l’ENA, on notait l’habitus, comme déroule la suite de l’histoire : c’était un brigand sympathique qui s’attaquait à ceux qui disait Bourdieu. On notait la “manière d’être”. Pour collectaient la “gabelle”, l’impôt sur le sel sous l’Ancien le reste, au niveau des matières enseignées, c’était Jean-Pierre Chevènement : « Avec Motchane et Gomez, Régime. Mandrin distribuait le sel aux pauvres ; il était très pauvre : l’ENA représente un effondrement de nous nous étions rencontrés à l’École des officiers d’in- du côté des opprimés. Aujourd’hui, on dirait qu’il était la culture. Les élèves qui y sont n’ont aucune culture. fanterie en 1961. Mais nous avons surtout fait ensemble “populiste” ! Et pourquoi Jacques ? Ça, je n’en sais rien... Mieux, avec ce livre, on anticipait déjà le pantouflage : la guerre d’Algérie pendant deux ans. Le retour à la vie Ce dont je me souviens, c’est qu’on avait offert un exem- ceux qui entrent à l’ENA sont de plus en plus mus par civile a été très compliqué. On a donc intégré l’ENA. plaire de notre livre à Guy Mollet ; et qu’il nous avait des mobiles financiers. C’est une anticipation du désen-

Nous nous sentions beaucoup plus mûrs que nos petits répondu la chose suivante : © DR gagement de l’État, de son affaissement. On n’est

139 140 Charles Charles RÉVOLUTION CULTURELLE SOUS LA RÉPUBLIQUE De la reconquête de Caton aux éditions Fayard (1983)

Véritable auteur : le journaliste André Bercoff

pas encore dans le système néolibéral, certes, mais on Aux abords du boulevard de Grenelle, André Bercoff y entre doucement. C’est aussi la raison pour laquelle sort d’un déjeuner visiblement bien arrosé. C’est le notre livre a eu un débouché politique : quatre ans après, moment idéal pour le faire parler de sa plus grande nous faisions le congrès d’Épinay avec François Mit- imposture, celle de « Caton », qui se déroule dans les terrand. D’ailleurs, L’Énarchie lui avait beaucoup plu. années 80 mais a rebondi à la fin des années 2000. Au Mais l’aventure la plus longue Je me rappelle qu’il avait dit, en le lisant, “Ce sont des « Grand Journal » de Canal +, le chroniqueur Jean-Michel et la plus connue, c’est évidem- barbares !” parlant des élèves de l’ENA comme des gens Aphatie s’offusquait alors qu’un des candidats, en l’occur- ment De la reconquête, publié en qui ne sont pas entrés dans la civilisation. rence François Hollande, ait pu participer à la superche- 1983 chez Fayard, grâce à Claude Durand. Jacques Attali, rie. Pour lui, quelle différence entre les lettres anonymes alors conseiller à la présidence de la République, était un D’emblée, L’Énarchie a été un grand succès, surtout pour et les livres du même acabit : ils méritaient tous deux de vieil ami. Je le connaissais depuis 1975. Nous sommes en un premier livre : environ 25 à 30 000 exemplaires se sont finir à la poubelle. septembre 1982 et nous assistons ensemble au Festival écoulés, vous imaginez ? Mais très vite, la supercherie du film américain à Deauville. Il me dit : “Le président a a été découverte, par des indiscrétions lancées dans la Au téléphone, Bercoff avait prévenu : « Ce n’est pas un pensé à toi – Ah... – Il a lu le livre que tu lui avais consacré, presse par Philippe Tesson, je crois. Je n’ai jamais trop su faux livre politique, c’est même tout l’inverse, c’est un vrai celui écrit avec le pseudo de Philippe de Comine. Il a aimé. pourquoi ni comment il a vendu la mèche. Ça n’est pas livre politique ! » En face à face, à l’Atome Café, il se fait avait mis, on s’est peu plantés d’ailleurs : y avait pas mal Il y aura bientôt les municipales. Tu pourrais pas faire un très grave. En revanche, je n’ai pas le souvenir d’avoir encore plus direct. Attention, il est permis de douter de la de gens devenus ministres, mais en 1981 ! livre de politique-fiction à ta manière ?” Je lui dis d’abord été payé. On ne reculait devant rien ; et on était déjà très véracité exacte de certaines anecdotes : que je vais y réfléchir mais franchement, au départ, ça fiers d’avoir lancé ce petit brûlot révolutionnaire. Et fina- Le livre s’est vendu à 150 000 exemplaires : un succès ne m’intéresse pas de reproduire une imposture. Je l’ai lement, cinquante ans après, on a inventé un mot qui est André Bercoff : « En réalité, avant Caton, il y avait eu colossal. On l’avait fait sous pseudo, parce qu’il fallait déjà fait. Mais je suis tenté de faire autre chose. Alors passé dans le langage. Aujourd’hui, le mot “l’énarque” Philippe de Comine, un pseudo que j’avais inventé en donner l’impression d’être dans le sérail, de connaître ce j’imagine le récit d’un mec de droite, proche de Barre ou exprime quelque chose de la coupure entre le peuple et m’inspirant de l’historien célèbre. On est en août 1977 milieu de l’intérieur. Et puis surtout, c’était plus drôle. Le Giscard par exemple, qui raconterait les deux premières les élites. Ce système comporte un vice évident : il se et tout le monde pense que la gauche va gagner les succès du bouquin doit plus au contexte de l’époque : il y années de la gauche au pouvoir. Un type genre Ancien contente de reproduire les inégalités sociales existantes, élections municipales de mars 1978 ; qu’il y aura alors une avait une vraie peur de la droite que la gauche l’emporte. Régime. J’appelle Fayard, ils sont d’accord pour faire un laissant le pouvoir aux élites déjà établies. Car d’où cohabitation avec Valéry Giscard d’Estaing. En voyant Si bien que sans couverture médiatique, à part quelques pamphlet. En sous-titre, on avait mis : Pour vaincre la viennent les gens de l’ENA ? De Sciences Po, majoritai- le Programme commun se signer entre Mitterrand, papiers dans la presse, on a quand même réussi à en gauche, il faudra aussi se débarrasser de la droite. En fait, rement. Et d’où venaient les gens de Sciences Po dans Marchais et Fabre, on s’était demandé ce que donnerait écouler jusqu’à 7 000 par jour. On était seulement quatre j’ai détourné la commande. Attali n’a rien écrit, il a juste les années 60 ? Des beaux quartiers de l’Ouest parisien. un gouvernement dirigé par le Premier ministre, François dans la confidence : mon éditeur, deux journalistes suggéré l’idée de départ. Et c’est lui qui m’avait mis en C’est la raison pour laquelle ce livre n’a pas ébranlé mes Mitterrand. L’éditeur Pierre Belfond avait le titre en tête : et moi. Ça n’a pas fuité parce qu’on ne disait rien. Le contact avec Fayard, puisque Claude Durand était déjà camarades de promo. Ça les faisait même rire. La supers- Les 180 jours de Mitterrand. Il me dit : “À toi de faire le bouquin se vend bien jusqu’en octobre ; pile le moment son éditeur. tructure était suffisamment consciente de ses privilèges reste !” Le plus drôle, c’est qu’à la culture, dans ce livre, on où le Programme commun s’effondre... On passe alors pour ne pas s’offusquer outre mesure des quelques orties avait mis Jack Lang... Or à l’époque, il n’était personne : il à 100 exemplaires vendus par jour ! Les gens ont arrêté C’était amusant de s’appeler Caton ; le sénateur romain, que nous lui jetions. Pourtant, de notre côté, on pensait dirigeait seulement le théâtre Chaillot et on avait balancé d’acheter le livre le jour où la perspective de voir un gou- le juste, qui dit la morale et le droit, car ma thèse, dans le vraiment qu’on allait changer le monde... » — son nom comme une blague. Souvent, quand je le revois, vernement de cohabitation s’éloignait. J’ai dévoilé l’im- fond, était d’expliquer comment la gauche allait gérer le

il me dit : “Je te dois mon ministère !” Sur tous ceux qu’on © DR posture à ce moment-là chez Pivot. capitalisme avec ferveur. Qu’après la gauche, la droite

141 142 Charles Charles RÉVOLUTION CULTURELLE SOUS LA RÉPUBLIQUE Les Meilleures Blagues de François Hollande n’aurait plus qu’à ramasser les morceaux. Et depuis 83, a reçu une lettre de Caton. Il était fier comme Artaban. de Jean-Pierre Gouignart on voit que la “parenthèse” libérale ne s’est toujours pas Mais je n’avais rien envoyé... aux éditions L’Opportun refermée, que la gauche Macron fait la même chose que (2012) la droite ! Sauf qu’il y avait un détail important à régler Une autre fois, c’est Pierre Mauroy qui s’offusque de ce avant de sortir le livre : comme je n’étais pas économiste, livre. Il explique qu’il a été écrit pour démonter la gauche, Véritable auteur : le comédien et réalisateur Camille Saféris je ne voulais pas raconter des conneries sur les chiffres. ce qui est faux. Toujours est-il qu’il a mis deux agents J’ai donc demandé à Attali de me dégoter un gars pour les des RG pour retrouver Caton ! Les deux gars ont tourné vérifier à ma place. Et c’est là qu’il m’a présenté un petit et sont allés trouver Michel Jobert, qu’ils soupçonnaient Comment une blague de potache devient un succès beurre. » « Combien faut-il de Ségolène Royal pour changer mec rondouillard et très sympathique, avec lequel je suis d’être l’auteur. Il n’a ni confirmé ni infirmé... Pendant un de librairie et piège des journalistes en pleine efferves- une ampoule électrique ? Une seule. Elle tient l’ampoule resté en contact pendant dix ans. Il avait été conseiller à an, l’histoire est incontournable. Le pseudo jouait un cence d’une campagne présidentielle. En 2012, Camille fixement et le monde tourne autour d’elle. » Seul problème, l’Élysée, il a vérifié les chiffres. Ce type, c’était François rôle très important car il fallait que les gens fantasment. Saféris veut s’amuser et imagine le best of des meilleures l’imposture paraît tellement grosse qu’on imagine mal Hollande. Puis un jour, j’ai dévoilé l’histoire chez Pivot, c’était en histoires drôles de François Hollande : « Comment fait quelqu’un la prendre au premier degré. Et pourtant... décembre 1983. La veille d’ “Apostrophes”, où Caton Rachida Dati pour tuer un oiseau ? Elle le jette du haut L’auteur n’en est pas à sa première tentative, d’ailleurs : Le livre sort en 1983. Pendant trois semaines, il ne se était invité, je dîne chez Lipp. Pivot me voit et m’alpague. d’une falaise. » « À quoi reconnait-on qu’un éléphant du PS passe rien. On se dit “merde, c’est un fiasco”. Et puis tout Il me dit : “Demain, je reçois Caton. Tu sais pas qui c’est ? a séjourné dans le frigo ? Il y a des traces de pattes dans le Camille Saféris : « J’ai toujours eu une fascination d’un coup, on a quatre pages dithyrambiques dans Libé. – Non – Mais du coup, combien de chaises je dois mettre ? pour les impostures littéraires. Je suis très admiratif de Serge July écrit même : “Ce livre est l’auberge espagnole des Et s’ils sont plusieurs ?” Je lui ai répondu : “Bah si c’est Romain Gary par exemple, qui a obtenu deux fois le prix fantasmes politiques” ! Là, on commence à demander des Les Compagnons de la chanson, mets onze chaises !” Le Goncourt, ce qui est interdit, sous deux noms différents. interviews de Caton. Mais évidemment, il fallait rester lendemain, je débarque sur le plateau. Et Pivot me lance : Quand Émile Ajar reçoit le prix, personne n’est au courant anonyme. Alors on avait imaginé un stratagème avec “Encore toi !” En tout, on a vendu 120 000 exemplaires du de l’imposture chez Gallimard. Mais que fait Gary ? Il se Claude Durand : les journalistes devaient l’appeler, lui bouquin, c’était colossal ! suicide quelques mois après en disant à son éditeur de envoyer les questions, j’y répondais et je lui renvoyais les révéler l’imposture après sa mort, s’il en a envie. C’est-à- réponses. Y avait pas Internet : on faisait tout ça à l’écrit, La seule chose qui avait fuitée, c’est une photo qu’on dire qu’au lieu de dire à tout le monde qu’il s’est bien foutu bien sûr. On l’a fait pendant plusieurs semaines car il n’y avait faite, Claude Durand et moi, au Parc Monceau. de leur gueule, il n’y a pas de jubilation égocentrique de avait que quatre ou cinq personnes dans la confidence. J’avais mis un chapeau et je m’étais caché derrière lui. sa part : c’est quelque chose de mystique, qui dépasse la Les gens étaient déchaînés, c’était très chaud. Puisque ma voix était connue, on avait aussi décidé qu’un logique humaine. C’est quelqu’un qui jubile d’exister sans porte-voix devait répondre aux interviews radios au exister. On en parlait dans les salons, dans les dîners en ville. nom de Caton. Et évidemment, c’est tombé sur François Pour moi, c’était un plaisir suprême, sexuel et même Hollande. L’histoire est ressortie en 2008 pour lui nuire, Je n’ai pas cette prétention mais j’ai fait environ 30 livres subliminalement érectif. Parfois, des gens parlaient de et à ce moment-là, je me suis porté à son secours car on depuis vingt-cinq ans, aussi bien des petits bouquins moi, devant moi... sans savoir que j’étais Caton ! Une fois, l’accusait d’être de droite ; c’était vraiment une mauvaise drôles que des romans ; et j’ai commencé à la fin des un journaliste m’a même affirmé qu’il connaissait l’iden- polémique, minable ; et sur le coup Jean-Michel Aphatie, années 90 cette série avec Les Meilleures Blagues du tité de Caton : “C’est Catherine Nay et Albin Chalandon !” Je qui racontait l’anecdote sur le plateau, a été grotesque. Dalaï-lama. En fait, quand on regarde cet homme, on voit me marrais. À Sciences Po, ils avaient installé une urne ; Pour moi, le journalisme de masque est fondamental. Le qu’il se marre tout le temps. Alors avec mon éditeur on dessus, c’était marqué : “Qui est Caton ?” Y avait une cin- plus important, c’est l’info que tu rapportes, pas la façon a imaginé que c’était parce qu’il racontait des blagues à quantaine de noms, jamais le mien, évidemment, puisque dont tu la rapportes. Comme ça, le journaliste Günter tout le monde. Le pire, c’est que ça n’a jamais été mon fort j’étais catalogué à gauche à l’époque et l’on n’imaginait Wallraff a révélé des choses extraordinaires dans son les blagues. J’aime assez peu le côté Carambar et cour pas que le bouquin puisse être écrit par quelqu’un de livre Tête de turc. » — d’école. Ça m’atterre plus qu’autre chose. Ce qui me plaît,

notre bord. Un soir chez Lipp, Cazes, le patron, me dit qu’il © DR c’est le côté mystique, l’esprit des “koan”, ces petites

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saillies drolatiques d’inspiration bouddhistes. À chaque tout. C’est dire la façon dont travaillent les journalistes... fois, il y a une petite morale dans la blague. En fait, pour les journalistes, il fallait créer un vague doute. On était en pleine effervescence de la campagne. Pour Les Meilleures Blagues de François Hollande, c’était Ils regardaient vite la couverture et ne se posaient pas surtout un joli coup d’édition. Rappelez-vous : on est en trop de questions. Le bouquin sort et en quelques jours, 2011 ; et on entend tous les surnoms distillés dans la Jean-François Gouignart est devenu ami avec plein de presse : Flamby (copyright Arnaud Montebourg − NDLR), fédérations PS qui, dès qu’ils voyaient Hollande marqué capitaine de pédalo (copyright Jean-Luc Mélenchon − quelque part, s’abonnaient facilement aux comptes NDLR) Et surtout “Monsieur Petites Blagues” (copyright même s’ils ne les connaissaient pas. Mon éditeur a pris Laurent Fabius − NDLR). Je me dis super, on aura une carte téléphonique prépayée, sans abonnement, peut-être un président qui a de l’humour, c’est génial. pour que Gouignart ait un numéro à appeler. Je me réveille un peu tard pour le sortir chez un éditeur “normal”, disons, mais un jour je me dis qu’il faudrait Au début, ça commence doucement. Sur RTL, Alba imaginer le recueil de ses meilleures blagues, une sorte Ventura explique que c’est le livre qu’on s’échange à l’As- de carnet secret dérobé par son ancien chef de cabinet semblée et qui fait rire les députés. Le jour de sa sortie, Gouignart en plateau. Comme j’ai bossé sur Canal + pour tellement le compte Facebook et la photo suintaient la quand il était premier secrétaire du PS. l’application iPhone qu’on avait créée était en tête de l’émission “Nulle part ailleurs”, mon réflexe c’est de dire à supercherie. Finalement, il s’est quand même vendu à l’Apple Store. Et puis quelques journalistes m’appellent, mon éditeur : “Viens, je mets une fausse barbe, une bedaine, 15 000 exemplaires alors que le tirage de départ était de J’ai envoyé cette idée par mail à Stéphane Chabenat, des grâce à ce faux téléphone qu’on avait pris. D’abord une et on joue le jeu à fond”. Je voulais venir grimé en Jean- 4 000 ! J’ai jubilé mais j’étais déçu de l'attitude du “Petit éditions de l’Opportun, qui m’a répondu tout de suite jeune journaliste du Figaro, qui se fait piéger. Pour moi, Pierre Gouignart et révéler la supercherie en plateau. Journal”. Je pense aussi qu’une partie des journalistes et m’a donné rendez-vous le lundi suivant. Il m’a dit : qui suis comédien, c’était pas compliqué de composer avait découvert la supercherie mais n’avait rien dit, n’a “C’est super, à condition de livrer le manuscrit dans trois une voix et un personnage. Puis tout s’est emballé le jour Mon projet, c’était de prévenir l’équipe du “Petit Journal”, pas eu envie de la dévoiler parce que ça apportait une semaines.” C’est ce que j’ai fait. Trois mois après, le livre où Mediapart a fait un article en Une de son site en disant leur dire que c’était une connerie mais qu’on devait la touche de bonne humeur dans une campagne où il se était publié et il a fait un carton. Pour le nom de l’auteur, qu’un conseiller de Hollande balançait ses meilleures jouer. Pour moi, ce n’était pas envisageable de ne pas les passait plein de choses. j’ai trouvé Jean-Pierre Gouignart un peu par hasard. On blagues dans un livre. Là, plusieurs médias ont suivi, prévenir, de débarquer en plateau et que Yann Barthès voulait quelque chose d’adipeux, mais surtout on voulait sans vérifier l’info, sans voir la supercherie. Le site Ozap dise : “Bah il est où Gouignart ? – Bah c’est moi !” C’était pas Le pire, c’est qu’Hollande ne fait jamais de blagues. Son que ça paraisse énorme et un peu absurde. On lui a créé a carrément foutu le feu, parce qu’ils ont une grosse correct. Mais quand on leur a révélé le truc, l’invitation a humour, c’est la répartie. Il est copain avec la bande du un profil Facebook et on a mis une photo d’un ex-ministre audience et qu’ils sont beaucoup lus par les journalistes. sauté. Ils ont été très frileux et je le regrette vachement. Splendid. Comme quand il dit au Salon de l’Agriculture du Tourisme turc. On s’est dit que le type ne pourrait Sur le moment, je suis très content de ce succès mais je À partir de là, on s’est démasqués à Ozap et j’ai eu droit à à un gamin qu’il ne verra plus Nicolas Sarkozy. Je pense jamais nous attaquer. suis surpris qu’on ne découvre pas le truc. C’est la preuve mon portrait “Le vrai auteur des blagues de Hollande”. Le que le livre a marché parce qu’il y avait cette méprise qu’on vit dans un pays très premier degré. De notre côté, plus drôle, c’est que le seul mec qui m’a invité à la télé, sur l’identité de “Monsieur Petites Blagues”, alors que le Donc on sort le bouquin, avec le profil Facebook, mais avec mon éditeur, on s’amuse et on est content du succès c’est Jacky du “Club Dorothée”, qui a une émission en livre était très formaté, pas crédible du tout. Je sais par vraiment c’est gros comme une maison cette histoire. du bouquin. direct sur IDF1. Avec lui, on a joué le truc à fond en parlant un ami journaliste que Hollande a eu le bouquin entre L’éditeur pose un bandeau dessus : “Les meilleures blagues de censure du pouvoir, etc. C’était énorme, d’autant plus les mains et ça l’a fait marrer. C’est peut-être le seul qui du président de la République”. Mais c’était dix jours avant Et un matin, mon éditeur m’appelle. Il a reçu un appel du que Jacky, c’est ma génération. ait vraiment rigolé de cette histoire, parce qu’en plus, ça l’élection de 2012 ! Je lui fais remarquer que si Hollande “Grand Journal” qui veut inviter Jean-Pierre Gouignart. l’humanisait et montrait qu’il pouvait aussi ne pas se n’était pas élu, il allait se retrouver avec un joli stock Sur le moment, je m’interroge, je lui demande s’ils savent Au final, mon éditeur a été sacrément courageux parce prendre au sérieux. » — d’invendus. Mais lui, il y croyait. En voyant le livre en que c’est une grosse connerie. “Non, apparemment ils qu’il a bouleversé son programme avec son distribu- librairie, j’étais content, mais je pensais que tout le monde l’ont pris au sérieux”, répond mon éditeur. Quelques teur parce que, sentant le bon coup, il a bouleversé son allait voir que c’était surtout une connerie ! Et bien pas du heures après, c’est “Le Petit Journal” qui veut faire venir Mais on n’imaginait pas que ça allait prendre comme ça,

145 146 Charles Charles RÉVOLUTION CULTURELLE EN IMAGES La marque les Républicains Depuis que Nicolas Sarkozy et ses lieutenants ont décidé de ravaler la façade de l’UMP en la nommant « Les Républicains », les attaques contre la nouvelle appellation ne cessent pas. L’offensive a commencé avec une pétition lancée par un avocat toulousain Christophe Lèguevaques, appuyé par quatre associations de gauche et des personnalités : Jean-Louis Bianco, Christian Sautter, Jean-Pierre Chevènement. S’ajoutent à ces contradicteurs cent quarante-trois particuliers dont un certain Paul Républicain, qui estime que l’ancien président n’a aucun droit d’utiliser son nom. Pourtant la marque « Les Républicains » a une longue histoire et un bien joli logo pour ratisser large.

par ZVONIMIR NOVAK © DR

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VARIATIONS SUR LES RÉPUBLICAINS EN BLEU-BLANC- Dans cette offensive anti-Sarko, les ROUGE MAJEUR socialistes sont donc à la manœuvre. Il n’y a rien de nouveau sous le ciel de France et le nom de Républicain Ils sont gonflés ! François Mitterrand est depuis toujours utilisé par les n’a-t-il pas osé s’attribuer sans le partis de droite. Sous la iiième Répu- moindre clignement d’œil le titre de blique, en 1903, un grand parti de la droite républicaine à la fois libérale « candidat des Républicains » et conservatrice est créé sous le nom à l’élection présidentielle de 1965 ? de Fédération Républicaine. Il marquera la vie politique française jusqu’en 1940 et obtiendra notamment 35 % e mardi 26 mai, le tribunal saisi en référé rend des voix en 1924 sous l’étiquette d’Union républicaine et son jugement : rien ne s’oppose sur le plan démocratique. juridique à la mue de l’UMP en « Les Républi- cains ». Le nouveau nom du parti est adopté À la Libération les droites sont mal, très mal. Elles sont à la hussarde le vendredi 29 mai au soir par K. O. debout. La faute aux siens qui, malgré les nombreux L 83 % de militants votants. Nicolas Sarkozy fait résistants issus de ses rangs, ont pour se venger du ainsi coup double. D’une part il enterre définitivement Front populaire glissé dans la Collaboration aux côtés du l’UMP, une créature qui n’est pas de son fait mais celui Maréchal Pétain. Opprobre et épuration sont au menu au d’un Jacques Chirac qui le déteste au plus haut point, et sortir de la guerre mais comment se refaire une virginité ? d’autre part il se débarrasse d’un logo qu’il n’a pas choisi, Un truc sémantique fera l’affaire. Le vocable républi- ce chêne scintillant choisi par Alain Juppé, son adversaire cain systématique- le plus dangereux. Nicolas Sarkozy a désormais un parti ment accommodé fait sur-mesure. D’ailleurs il estime que la polémique à toutes les sauces naliste des communistes qui cherchent à masquer leurs engagée par ses ennemis a réussi à installer avec succès permet aux libéraux amours moscoutaires ; il lui en cuira. Cette gauche, ce nouveau nom dans le paysage médiatique. qu’une simple question de communication mais qu’elles et conservateurs pourtant si attachée à la devise républicaine de Liberté- s’inscrivent entièrement dans l’histoire des droites fran- de revenir dans Égalité-Fraternité, a tendance à rejeter le terme de « répu- Dans cette offensive anti-Sarko, les socialistes sont à la çaises et du centre droit. Certains membres de la défunte l’arène électorale. blicain ». Elle lui trouve un goût trop prononcé pour la manœuvre. Ils sont gonflés ! François Mitterrand n’a-t-il UMP ajoutent que cette nouvelle appellation n’est pas Le sens de répu- collaboration de classes (beurk !) et elle préfère s’appuyer pas osé s’attribuer sans le moindre clignement d’œil le un clin d’œil idéologique au Parti républicain américain blicain devenant sur une lutte des classes érigée en dogme. Le champ est titre de « candidat des Républicains » à l’élection présiden- pour lequel leur président a de l’affection. Pour vérifier un synonyme de libre et la droite s’engouffre dans la brèche. tielle de 1965 ? Eux qui n’ont pas changé leur logo depuis les propos des uns et des autres, nous allons effectuer un patriotisme certifie L’un de ces nouveaux regroupements de la droite un demi-siècle, eux dont le mot d’ordre est « le change- voyage visuel au pays des droites du début du xxème siècle une fidélité sans française soutenus par les États-Unis s’appelle le Parti ment, c’est maintenant », s’agaceraient-ils de cette lubie à nos jours et traquer l’utilisation du terme « républicain » faille à la nation. républicain de la liberté (PRL). Fondé en 1945, il se de la droite à changer de nom tous les dix ans ? dans cette famille. Disons pour résumer que son emploi Quant à la gauche, présente à ses débuts comme un parti centriste pour ne Mais quel sens politique donner à ce choix « Les Répu- est incessant. Quant à l’utilisation du tricolore dans leurs elle prend le chemin pas s’attirer les foudres des épurateurs. Son programme blicains » et que cache son logo ? Face aux polémiques, symboles, n’en parlons pas, c’est une inondation, que inverse malgré la économique est libéral et de ce fait, il est le seul à oser

Nicolas Sarkozy répond que ses options ne sont pas dis-je, un raz-de-marée. © DR surenchère natio- s’opposer aux nationalisations par intérêt électoral.

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Son cri de guerre, son slogan présent sur ses documents les ennemis de la démocratie. Les fameuses affiches Le PRL se fait bientôt remarquer pour ses visuels, c’est celui de liberté qu’il ne faut pas entendre réalisées par André Wilquin, le créateur des célèbres saillies anticommunistes, le doigt pointé dans le sens d’émancipation sociale, mais dans celui de publicités d’Orangina et du paquebot Normandie, inter- sur les ennemis de la démocratie. Les mener tranquillement ses affaires sans l’intervention de pellent le citoyen sur la menace communiste et les l’ogre étatique. Une expression qui le relie directement à échecs du tripartisme. Ses positions trop marquées à fameuses affiches réalisées par André sa matrice américaine alors en position défensive face droite finissent par gêner et ses électeurs préfèrent se Wilquin, le créateur des célèbres à l’ours soviétique. Le PRL se fait bientôt remarquer rabattre sur d’autres partis de droite et du centre aux pour ses saillies anticommunistes, le doigt pointé sur discours plus enrobés. publicités d’Orangina et du paquebot Normandie, interpellent le citoyen sur la menace communiste et les échecs du tripartisme.

Une autre organisation de droite tente de se frayer un chemin dans la nouvelle République malgré un passé récent pour le moins confus. En effet le Parti républicain et social de la réconciliation française (PRSRF) cherche à ressusciter le défunt parti d’avant-guerre du colonel de La Rocque, assimilé à l’extrême droite et à la Collabora- tion. Un tract du PRSRF donne le la de ses ambitions avec une formule qui fera son chemin : « contre tous les tota- litarismes ». Une façon de dire que si le nazisme et le fascisme sont out en ces temps de reconstruction, le communisme reste le danger principal. Il va s’en dire qu’avec un tel programme et un parti communiste au faîte de sa puissance, ce nouveau parti prendra du plomb et des coups de matraque.

Le Mouvement républicain populaire (MRP) est lui aussi un produit de la Libération. Fondé en 1944 par Georges Bidault, il se définit comme centriste, recrute dans les milieux catholiques et a franchement le goût d’un parti démocrate-chrétien. Il réussit à se glisser dans une alliance stratégique appelée « le tripartisme » au côté des socialistes de la SFIO et des communistes avec une formule futée, certes tirée par les cheveux, mais parfai- tement bien adaptée à l’esprit de l’époque : « La révolution

© DR dans l’ordre et par la loi ». Son discours est alors très

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à gauche, mais quand cette coalition éclate, le MRP s’allie de ses affiches cultes réalisée par l’ancien illustrateur Nous sommes en pleine époque dare-dare avec des organisations de la droite modérée. Un vedette de Vichy Philippe Grach, dit Phili, illustre dans pompidolienne et le logo de l’URP classique dans cette famille centriste qui naviguait déjà à un triptyque les thèmes fondateurs du mouvement : la la Bayrou. Car de tout temps, ces républicains pop-cathos famille, la patrie et le social. a des accents technocratiques. ont cherché à dépasser le clivage gauche-droite, mais Croissance économique, constructions finalement c’est toujours la première porte à droite qu’ils Pour insister sur sa loyauté républicaine, le MRP s’ap- de logements, autoroutes à volonté, ont prise. Néanmoins le MRP nous a laissé un héritage proprie Marianne et en fait sa mascotte. Sa rhétorique graphique étonnant et c’est là une divine surprise. Il visuelle est ouvriériste pour se fondre dans l’air du temps les Républicains de progrès allongent nous ouvre les yeux sur la force d’un courant politique et un magnifique travailleur bodybuildé nous taille une des chiffres et font du business. quasiment disparu aujourd’hui : un catholicisme répu- république sur mesure. Mais son idéologie se découvre blicain, militant, non confessionnel et européen. L’une quand il nous propose des images inondées de bonheur,

de vie, d’amour et d’espoir. Les anges ne sont pas loin et l’abbé Pierre aussi. Le MRP disparaît en 1967, mais le terme de « républi- cain » poursuit cahin-caha son petit bonhomme de chemin à droite comme au centre.

Loin de l’angélisme, de la charité et des arcs-en-ciel de la félicité, l’URP (Union des républicains de progrès) est une espèce d’UMP avant l’heure. Ce regroupement des droites dominé par les gaullistes est constitué en 1967 pour préparer l’après gaullisme. Nous sommes en pleine époque pompidolienne et le logo de l’URP a des accents technocratiques. Croissance économique, constructions de logements, autoroutes à volonté, les Républicains de progrès allongent des chiffres et font du business. Jamais de mémoire de Républicains, les scandales n’ont autant

© DR fleuri.

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DES RÉPUBLICAINS PAS TRÈS GAULLISTES En 1962, Valéry Giscard d’Estaing lance les Républicains Les Jeunes Giscardiens s’encanaillent indépendants sous la forme d’une Fédération nationale et sortent des affiches psychédéliques des Républicains indépendants. C’est un drôle de cocktail qu’il invente là, composé de rescapés du pétainisme, de avec des barbus, des cheveux longs, modérés de tous bords et de libéraux fascinés par les et même Joan Baez au menu. dents blanches de Kennedy. Or la pâte va lever en utilisant divers ingrédients dont le principal composant est la séduction. Avenir, jeunesse, nouveauté et dynamisme, VGE a compris une partie du message de Mai-68 qu’il va s’employer à détourner. Effectivement ces Républicains indépendants n’ont peur de rien et pour porter un coup de vieux au gaullisme, ils s’amusent à utiliser les gra- phismes les plus tendance de l’après 68. Whaam ! Leurs productions visuelles sont alors surprenantes avec un s’encanaillent et sortent des affiches psychédéliques Giscard pop digne des dessins de Pravda la survireuse, avec des barbus, des cheveux longs, et même Joan Baez une BD culte de l’époque. Même les multiples sérigra- au menu. Les militants du Front national en perdent la phies d’Andy Warhol sont mises à contribution et le tête et ne se laissent pas impressionner par le ni blanc, ni visage de Giscard se retrouve multiplié par trois comme rouge mais tricolore de ces Républicains. Pour eux VGE les couleurs du drapeau national. Les Jeunes Giscardiens est un gauchiste, un rocker, un hippie. © DR

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Les excès modernistes des RI commencent sérieusement un peuple de droite excédé par les excentricités de leur militants réunis autour d’une table la clope au bec, mais Nous sommes en pleine époque à lasser un public de droite dépassé par les changements. président. Les autocollants se font plus sobres et les par des professionnels du marketing politique. Il ne faut pompidolienne et le logo de l’URP Les Giscardiens décident alors de changer d’images. affiches plus chics. donc pas s’étonner de son petit air de ressemblance Après la vague soixante-huitarde, ils s’amarrent à la avec celui des magasins Carrefour. Mais par quel bout le a des accents technocratiques. lame libérale conservatrice du mirage reaganien. En Le nouveau logo des Giscardiens nous offre de pré- prendre ? Avec son jeu de pleins et de vides et ses effets Croissance économique, constructions 1977, les RI se muent en PR, c’est-à-dire en Parti républi- cieuses indications. D’emblée, il apparaît comme un ovni très optical art, il faut le tourner dans tous les sens pour cain. Ce nouveau mouvement de centre droit se présente graphique, une figure très éloignée des codes habituels en trouver la signification. Tiens l’hexagone ! Tiens une de logements, autoroutes à volonté, comme libéral et profondément européen. L’imagerie de la représentation politique. Il surprend. C’est normal flèche ! Tiens les couleurs de la nation avec ce fameux les Républicains de progrès allongent giscardienne s’assagit et s’embourgeoise pour rassurer puisqu’il est l’un des premiers conçus, non pas par des bleu cobalt apprécié par Giscard ! Un logo abstrait qui des chiffres et font du business. parle certes aux classes supérieures avides de nouveauté, mais pour les classes populaires, c’est quoi ce schmil- blick ?

Après la défaite de Giscard aux présidentielles de 1981, le placards publicitaires de 4 mètres sur 3 tentent de vendre Parti républicain survivra-t-il ? Une nouvelle génération la République libérale à coup de jeux de mots discutables de jeunes loups débarque. Ils proclament que « le temps et de visuels dignes de l’église de scientologie. François des libéraux est arrivé ». Conduite par François Léotard, Léotard, le président du Parti républicain monte, monte la bande à Léo fait bientôt parler d’elle. Elle affiche sur dans les sondages et s’y voit déjà. Malheureusement la tous les murs de France son dynamisme carnassier et son publicité politique ne peut pas tout faire, l’étoile filante esprit d’équipe dans des mises en scène où son manque du libéralisme à la française s’écrase et disparaît. de naturel nous fait rire aujourd’hui. D’immenses © DR

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Conduite par François Léotard, la bande à Léo fait bientôt parler d’elle. Elle affiche sur tous les murs de France son dynamisme carnassier et son esprit d’équipe dans des mises en scène où son manque de naturel nous fait rire aujourd’hui.

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LE TRIPTYQUE DES BÂTONS Les dés sont jetés : le logo des Répu- à la rigolade. La rigidité formelle renvoie ici à l’alerte, au blicains sera tricolore et terriblement réveil et à l’autorité, un peu comme la croix de Lorraine rigide. Le R de Républicain est coupé avec ses lignes droites dressées en pleine Seconde Guerre en deux par un triptyque de bâtons mondiale par la Résistance française. Ce logo peut être qui fait référence aux couleurs natio- aussi interprété, tant il sort du graphiquement correct, nales. La barre rouge est décalée et comme un symbole, non pas politique, mais plutôt Le logo des républicains est martial dépasse les deux autres. Elle donne à militaire ou étatique. Il est martial et nous rappelle les et nous rappelle les logos de la fois du rythme à la composition et logos de l’Armée de terre ou du Trésor public. Manifes- l’Armée de terre ou du Trésor public. crée une rupture. Elle peut être lue comme un élément tement il veut être identifié à une institution de l’État et castrateur qui sépare les deux parties du R. Mais en quoi prendre un caractère officiel. Bien sûr, il nous fait penser Manifestement il veut être identifié à ce logo marque-t-il un changement ? Il rompt avec les à la couverture du dictionnaire Le Robert dont le R a des une institution de l’État et prendre un rondeurs habituelles des logos politiques qui circulent similitudes avec celui des Républicains. Mais la piste sur le marché du signe depuis des années. La faucille et américaine est aussi évoquée et certains ne se sont pas caractère officiel. Bien sûr, il nous fait le marteau des communistes, la rose au poing des socia- privés de remplacer Républicains par Répuricains. Le logo penser à la couverture du dictionnaire listes, le chêne de l’UMP, la flamme du FN et le tournesol du candidat Mitt Romney peut avoir quelques résonances Le Robert dont le R a des similitudes des Verts, tout n’est que courbes, arrondis et recherche avec celui des Républicains, mais ses courbes affirmées d’harmonie. La courbe, c’est bien connu en psychologie contredisent la rigueur du logo de Nicolas Sarkozy. Non ! avec celui des Républicains des formes, rassure. Elle se réfère au féminin, à la matrice Il faut chercher ailleurs. Observons bien le sigle du Ras- maternelle et à la sécurité. La rigueur des lignes droites et semblement Bleu Marine (RBM), la coalition électorale verticales que l’on retrouve dans ce nouveau logo penche mise sur pied en 2012 par Marine Le Pen. Le R tronqué plutôt du côté masculin et c’est là une rupture annoncée présente des similitudes avec le R du logo des Républi- avec les choix graphiques adoptés jusqu’ici. Il nous dit cains. Pur hasard ou introduction d’un message sublimi- que la récréation est terminée et que l’époque n’est plus nal à destination des électeurs du Front national ? Tout est envisageable, car les techniques subliminales sont vraiment utilisées dans la communication publicitaire comme dans celle de la politique. La stratégie visuelle de ce logo est peut-être là, celle de ratisser large pour récupérer tous les égarés de la République, des radicaux à la droite nationaliste, à commencer par ceux partis en nombre au Front national. L’avenir nous dira si le choix sarkozyste de la ligne dure se révélera être judicieux ou si la droite devra changer une fois de plus de logo, et de nom... — © DR

161 162 Charles Charles NUMÉRO 15 POUR S’ABONNER OU COMMANDER POLITIQUE DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DES ANCIENS NUMEROS Frédéric Houdaille REVUECHARLES.FR & TÉLÉVISION DIRECTEURS DE LA RÉDACTION Frédéric Houdaille & Alexandre Chabert Comment faire de la politique à la télévision et comment faire de la télévision avec la politique ? RÉDACTEUR EN CHEF Dans cet univers en perpétuelle mutation avec Arnaud Viviant les nouvelles technologies, le développement des DIRECTION ARTISTIQUE chaînes d’info en continu aussi bien que celui des David Garchey chaînes parlementaires, avec des émissions de divertissement où le personnel politique s’assimile COMITÉ DE RÉDACTION PROCHAIN NUMÉRO aux « people », comment faire exister un débat qui Majda Abdellah, César Armand, Clémentine Autain, Roselyne ne soit pas que communication et ressassement à Bachelot-Narquin, Olivier Bailly, François Bégaudeau, Antoine LE MERCREDI 6 JANVIER 2016 Bello, Taoufik Ben Brik, Frédéric Beigbeder, Lamia Belhacene, l’infini des mêmes éléments de langage ? Comment Anne Berest, Franck Berteau, Yves Bigot, Baptiste Bouthier, faire exister une vraie parole politique à la télé à Pierre-Yves Bournazel, Myriam Brando, Patrick Braouezec, Ian ÉDITIONS LA TENGO l’heure du média-training et des réseaux sociaux ? Brossat, Christian Brugerolle, Antoine Buéno, Bertrand Burgalat, 18 RUE OBERKAMPF, 75011 PARIS Mais aussi à l’heure où l’audiovisuel privé attise Simon Capelli-Welter, Mathilde Carton, Yan Céh, Alexandre Chabert, WWW.LA-TENGO.COM à nouveau la convoitise des grands capitaines Julien Chabrout, Ariane Chemin, Frédéric Ciriez, Jérémy Collado, CONTACT : [email protected] Alexis Corbière, Aurélie Darbouret, Clémence de Blasi, Astrid d’industrie ? TÉL. : 01 42 74 38 75 numéro 12 de Villaines, Mathieu Dejean, Katia Denard, Laurent Dominati, jacques chirac 50 ans David Doucet, Vincent Dozol, David Dufresne, Laureline Dupont, DIFFUSION-DISTRIBUTION LIBRAIRIES : de Vie AVEC politique Guillaume Durand, Mathias Énard, Marc Endeweld, Emmanuel ENTRETIEN EXCLUSIF : FLAMMARION - UNION DISTRIBUTION FRANÇOIS HOLLANDE Fansten, Olivier Faye, Guillaumé Fédou, Raquel Garrido, André DISTRIBUTION PRESSE : JEAN-MARIE CAVADA PPDA Gattolin, Thomas Gayet, François George, Cécile Guilbert, Pierre- MLP - DIFFUSION ET RÉASSORT : ALAIN DUHAMEL KEVIN SPACEY Simon Gutman, Pierre Guyot, Vincent Hein, Laurent Joffrin, Pierre Jouan, Chloé Juhel, Nicolas Kssis-Martov, Anne Laffeter, Lola KD PRESSE (01 77 35 74 51) SERGE MOATI ÉRIC ZEMMOUR Lafon, Sébastien Lapaque, Daniel Leca, Thomas Legrand, Jean- Yves Leloup, Emmanuel Lemieux, Jérôme Leroy, Anne Le Strat, PRIX DE VENTE AU NUMÉRO : 16 EUROS ET Alain Lipietz, Malika Maclouf, Maria Malagardis, Roger Martelli, ABONNEMENT 1 AN : 64 EUROS Pascal Mateo, Bénédicte Martin, Jean-Charles Massera, Mattis PUBLICATION TRIMESTRIELLE. LAURENT JEAN-PIERRE MAËL LÉA Meichler, Pierre Mikaïloff, Stéphanie Moisdon, Yann Moix, Arthur BINET CHEVÈNEMENT RENOUARD SALAMÉ Nazaret, Zvonimir Novak, Édouard Philippe, Emmanuel Pierrat, PARUTION EN OCTOBRE 2015 Laura Pouget, Maël Renouard, Denis Robert, Jean-Luc Roméro, Julien Rebucci, Joachim Salinger, Colombe Schneck, Shumona SITE INTERNET : REVUECHARLES.FR En couverture : Patrick Poivre d’Arvor par Isaac Bonan Sinha, Mathilde Siraud, Stéphane Sitbon, Jean Stern, Flore Vasseur, Camille Vigogne, Caroline Vigoureux, Hélèna Villovitch, Arnaud Viviant, Marin de Viry, Martin Winckler, Johann Zarca ISBN : 989-2-35461-082-1 N°CPPAP 0518K91805 PHOTOGRAPHES ACHEVÉ D’IMPRIMER EN SEPTEMBRE 2015 9 782354 610821 Nadège Abadie, Matthieu Deluc, Samuel Guigues, Arnaud Meyer, PAR IMPRIMERIE DE CHAMPAGNE, Patrice Normand ZI LES FRANCHISES 52200 LANGRES TRIMESTRIEL | AUTOMNE 2015 | 16 EUROS ILLUSTRATIONS ISBN : 978-2-35461-082-1 Anne-Gaëlle Amiot, Isaac Bonan, Benjamin van Blancke, N° D’IMPRESSION 0.1134 Clément Quintard DÉPÔT LÉGAL : OCTOBRE 2015

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