Études de lettres

3-4 | 2018 Aymon de Montfalcon Mécène, prince et évêque de Lausanne (1443-1517)

Bernard Andenmatten, Dave Lüthi, Jean-Claude Mühlethaler et Brigitte Pradervand (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/edl/1266 DOI : 10.4000/edl.1266 ISSN : 2296-5084

Éditeur Université de Lausanne

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2018 ISBN : 978-2-940331-69-7 ISSN : 0014-2026

Référence électronique Bernard Andenmatten, Dave Lüthi, Jean-Claude Mühlethaler et Brigitte Pradervand (dir.), Études de lettres, 3-4 | 2018, « Aymon de Montfalcon » [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 16 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/edl/1266 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edl. 1266

© Études de lettres Aymon de Montfalcon Mécène, prince et évêque de Lausanne (1443-1517) ÉTUDES DE LETTRES no 308 Revue de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne fondée en 1926 par la Société des Études de Lettres

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Volume édité par Bernard Andenmatten, Dave Lüthi, Jean-Claude Mühlethaler et Brigitte Pradervand

Revue Etudes de lettres Comité éditorial et scientifique de ce numéro Bernard Andenmatten, Université de Lausanne Dave Lüthi, Université de Lausanne Jean-Claude Mühlethaler, Université de Lausanne Brigitte Pradervand

Nous remercions chaleureusement les expert·e·s pour leurs lectures attentives.

Couverture Chavannes-près-Renens, Archives cantonales vaudoises, P Antitus, fol. 24r – Antitus, La Satyre Megere, Les Quatres Eages passees, Le Portail du temple Boccace ().

En arrière-plan : détail du monogramme AM ou MA au plafond de la chambre de l’évêque au château Saint-Maire, Lausanne. Photographie Rémy Gindroz.

Rédaction et mise en pages : Florence Bertholet et Catherine Chêne

Achevé d’imprimer en offset sur les presses des PCL Presses Centrales SA à Lausanne en décembre 2018

ISBN 978-2-940331-69-7 ISSN 0014-2026

© Université de Lausanne, Revue Études de Lettres, Lausanne 2018. Bâtiment Anthropole, CH-1015 Lausanne www.unil.ch/edl [email protected]

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Imprimé en Suisse TABLE DES MATIÈRES

Bernard Andenmatten, Dave Lüthi, Jean-Claude Mühlethaler, Brigitte Pradervand Introduction 7 Le prélat et le diplomate

Bernard Andenmatten Aymon de Montfalcon : être évêque vers 1500 23 Stéphanie Vocanson-Manzi Aymon de Montfalcon et l’Observance : la fondation controversée des couvents de Savigny, de Sainte-Catherine du Jorat et de Morges 47 Katrin Utz Tremp La défense d’une cause perdue. Le rôle de l’évêque Aymon de Montfalcon dans les procès Jetzer (Berne, 1507-1509) 63 Eva Pibiri Aymon de Montfalcon, ambassadeur de la cour de Savoie et du roi de : un spécialiste de la négociation 85 Grégoire Oguey La « petite Renaissance » d’Aymon de Montfalcon. Le goût de l’évêque et des milieux canoniaux pour l’Italie et les monuments 107 Un prince lettré en son château

Karen Straub Les peintures murales au château Saint-Maire. Autour des modèles allégoriques du prince-évêque 131 Jean-Claude Mühlethaler Sagesse proverbiale à l’usage d’une cour : le cheval de Jeunesse, le rocher de Fortune 151 Estelle Doudet Maître Antitus orateur 175 Philippe Frieden Du temple au portail : variations poétiques sur une image architecturale 195 Un évêque flamboyant et sa mémoire

Karina Queijo Quelle voix au chapitre pour l’évêque ? Commande artistique et aspects dévotionnels du portail occidental de la cathédrale de Lausanne (env. 1499-1536) 219 Kérim Berclaz La chapelle Montfalcon à la cathédrale de Lausanne 241 Marcel Grandjean L’évêque Aymon de Montfalcon, un constructeur novateur 259 Dave Lüthi Le portail occidental de la cathédrale de Lausanne : tradition et modernité d’un grand chantier gothique 291 Brigitte Pradervand Devises, armoiries et portraits d’Aymon de Montfalcon : un évêque en représentation 311 Adresses des auteurs 335 INTRODUCTION

Ce volume contient les actes du colloque organisé les 31 août et 1er sep- tembre 2017 à l’Université de Lausanne par les quatre éditeurs du pré- sent ouvrage 1. Il s’agissait de cerner la figure de l’un des plus intéressants prélats ayant occupé le siège épiscopal lausannois, entre Moyen Âge et Renaissance. Par sa carrière de diplomate, ses fonctions pastorales et sa charge de prince-évêque, mais aussi en raison de ses intérêts littéraires et artistiques, Aymon de Montfalcon nous est apparu comme pouvant se prêter particulièrement à un questionnement pluridisciplinaire, élaboré par des spécialistes de l’histoire politique et religieuse, de la littérature du Moyen Âge tardif et de l’histoire de l’art et de l’architecture.

Le prélat et le diplomate: une carrière bien documentée

Les sources concernant Aymon de Montfalcon sont relativement nom- breuses, diversifiées et bien identifiées, comme le démontrent les études réunies dans ce volume. À la fin du XVe siècle, l’usage de l’écrit, aussi bien dans les administrations épiscopale et communale lausannoises que dans celle du duché de Savoie, était suffisamment intense pour produire une documentation variée permettant de reconstruire la longue carrière d’un prélat savoyard devenu évêque de Lausanne. À côté des tradition- nels actes juridiques porteurs de droits, on possède ainsi de la correspon- dance, des registres de notaires et des sources comptables, même si des

. 1 Les organisateurs tiennent à remercier pour le soutien apporté au colloque et à sa publication la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, l’État de Vaud et la Fondation pour la protection du patrimoine culturel, historique et artisanal (Lausanne). 8 ÉTUDES DE LETTRES lacunes importantes sont à déplorer. Outre le manuscrit littéraire conte- nant ses œuvres et disparu lors de l’incendie de la Bibliothèque nationale de Turin en 1904 2, on peut citer son testament, actuellement introu- vable, qui aurait apporté nombre de renseignements explicites sur les intentions mémorielles du prélat. Enfin, comme souvent dans l’histoire de la Suisse romande médiévale, ce sont les sources narratives qui font défaut ou qui du moins n’ont pas été conservées. À cet égard, le fragment d’une page et demie du journal tenu en décembre 1494 par un membre de l’entourage épiscopal lors de l’un des nombreux déplacements du pré- lat dans le nord de son diocèse est aussi suggestif que frustrant 3. Malgré son caractère erratique, ce document fournit en effet une densité de ren- seignements sur les activités seigneuriales du prince-évêque, la compo- sition de son entourage – sa famille y est très présente – ou encore son intérêt pour Rome, celle de son temps, mais aussi la Rome antique et ses vestiges bien visibles dans sa seigneurie d’Avenches. Les principales étapes de la vie d’Aymon de Montfalcon, avant ou après son accession au siège épiscopal lausannois, sont assez bien connues, notamment grâce à l’article relativement précis de Maxime Reymond, paru en 1920 dans la Revue d’histoire ecclésiastique suisse 4. Ces données ont ensuite été largement reprises, aussi bien dans des articles de semi-vulgarisation, comme celui de Louis de Montfalcon dans la revue Le Bugey en 1968, que dans des notices plus scientifiques publiées dans Helvetia Sacra ou le Dictionnaire historique de la Suisse 5. Ces travaux avaient établi les principales étapes de la collecte de bénéfices ecclésias- tiques d’Aymon de Montfalcon et l’essor de sa carrière curiale au ser- vice de la Maison de Savoie. Toutefois, les contributions de ce recueil apportent de nombreux compléments inédits – ses études à l’université d’Avignon par exemple – et permettent d’insérer son parcours diploma- tique et ecclésiastique dans un contexte historique désormais bien connu grâce à des recherches récentes et de grande envergure, qu’il s’agisse

. 2 Cf. infra n. 7. 3. Ce fragment, conservé à la Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne, Mss. Hist. Helv. VI/48, no 30, est édité dans P. Rück, « Un récit de la captivité du Chapitre de Lausanne en février 1537 », p. 60 sq. et commenté p. 44 sq., n. 3. 4. M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 » et Les dignitaires de l’Église Notre-Dame de Lausanne jusqu’en 1536. 5. Helvetia Sacra, I/4, p. 489 sq. ; P.-L. Surchat, « Montfalcon (Montfaucon), Aymon de ». INTRODUCTION 9 du duché de Savoie durant les XVe-XVIe siècles ou de la principauté épiscopale lausannoise 6.

Un prince lettré en son château

Politique avisé et mécène averti, Aymon de Montfalcon « fut aussi », écrit Arthur Piaget en 1928, « protecteur des lettres et poète lui-même » 7. Dans cet article fondateur, le philologue neuchâtelois a publié quelques extraits du Procez du banni (1471) et de la Pastourelle, qu’il avait heureu- sement transcrits avant que le manuscrit ne périsse dans les flammes en 1904. Voilà le seul témoignage qui nous reste de l’activité littéraire du prince-évêque, à moins que le Debat d’entre le Gris et le Noir, conservé dans deux manuscrits 8 (BnF, fr. 25421 ; BnF, Rothschild 2798) ne soit vraiment de sa plume. Ces quelques fragments permettent néanmoins de mesurer combien le jeune Aymon a été marqué d’un côté par la veine allégorico-courtoise issue du Roman de la Rose 9 et, de l’autre, par l’œuvre d’Alain Chartier dont la Belle Dame sans mercy (1424) a suscité un débat littéraire 10 qui s’est prolongé bien au-delà du XVe siècle. Le prince- évêque est en phase avec les goûts de son temps et les peintures murales dans le corridor central 11 du château Saint-Maire en offrent l’éclatante confirmation. Sous la devise de l’évêque empruntée à l’Énéide (Si qua fata sinant), qui court le long de la frise, les « Enseignes » des Douze

. 6 Outre les travaux personnels des auteurs des études publiées dans le présent volume, on peut encore citer J.-D. Morerod, Genèse d’une principauté épiscopale ou, pour la cour de Savoie, Th. Brero, Rituels dynastiques et mises en scène du pouvoir. 7. A. Piaget, « Aymon de Montfaucon et sa cour littéraire », p. 447. Avant lui, E. Gorra, « Di un poemetto francese inedito del secolo XV », avait déjà édité une soixan- taine de strophes du Procez. Ce volume, tiré à seulement 124 exemplaires, est désormais consultable en ligne (). 8. E. Cayley (« “ Je ne suis que l’escripvain ” ») reproduit les feuillets illustrés à la fin de son article. 9. Voir P.-Y. Badel, Le Roman de la Rose au XIVe siècle. 10. Voir J. E. McRae, « A Community of Readers ». 11. Sur les enjeux de ce cycle de peintures, voir K. Straub, « “ Se riens y a qui soit de noble umbrage ” ». 10 ÉTUDES DE LETTRES

Dames de Rhétorique, de George Chastelain 12, font face aux Vertus du Bréviaire des nobles d’Alain Chartier. À l’idéal poétique exprimé par le rhétoriqueur bourguignon répond l’idéal aristocratique, tel que l’a défini le secrétaire de Charles VII dans ce qui fut un livre de chevet de la noblesse pendant plus d’un siècle. Éthique et esthétique : à travers les peintures murales, son mono- gramme et ses armoiries qu’on rencontre un peu partout dans le château, Aymon de Montfalcon donne de lui l’« image (idéalisée, faut-il préciser) la plus complète possible », livrant au visiteur « la plus probante affirma- tion du pouvoir » 13 princier. En même temps, il fait preuve d’humilité en laissant entrevoir les limites de toute gloire mondaine. La citation virgilienne n’est pas seule à dire le poids d’un destin souvent hostile : la dernière peinture sur la paroi nord du corridor, dans laquelle Adam et Ève tiennent un écusson où figurent les trois états de la société, sai- sit l’homme dans sa fragilité face à la mort et au temps ; dans la salle dite « des conférences », Jeunesse emportée sur un cheval fou va s’écraser contre le rocher de Fortune. Le même discours moral se retrouve sous la plume d’Antitus, chapelain du prince-évêque de Lausanne ; celui-ci place Le Livre de passetemps de la fortune des dez (une traduction du Libro delle sorti de Lorenzo Spirito Gualtieri) sous l’égide de Fortune, éclaire les aléas de l’histoire et de l’actualité politique par l’influence de la Furie dans la Satyre Megere (1499) ; enfin, il offre des exemples de revers de for- tune récents dans le Portail du temple Bocace (1501) en complétant la liste des nobles malheureux établie par George Chastelain dans le Temple de Bocace (1464) qui, de son côté, prolongeait le De casibus virorum illus- trium (1373) du Florentin. En ajoutant un portail au temple imaginé par l’indiciaire bourguignon, Antitus anticipe le geste créateur de son patron à qui l’on doit le portail « Montfalcon », commencé en 1515, lequel vient se greffer sur la façade ouest de la cathédrale. Qu’il s’agisse de construire

12. Il revient à M.-R. Jung (« Les “ Douze Dames de rhétorique ” », p. 230) d’avoir identifié le texte. Il considère à juste titre les peintures murales comme un témoin venant s’ajouter aux manuscrits qui nous ont transmis, les uns le texte complet des Douze Dame, les autres les seules « Enseignes » (les poésies identifiant les douze Vertus personnifiées). Une de ses élèves, E. Zinn-Bergkraut, a fourni, en 1976, une analyse littéraire très fouillée des Douze Dames dans un mémoire resté malheureusement inédit. 13. Les remarques conclusives de L. Hablot (« Le décor emblématique chez les princes de la fin du Moyen Âge », p. 165), s’appliquent parfaitement au programme iconogra- phique du château Saint-Maire. INTRODUCTION 11 ou d’écrire, d’architecture ou de littérature, la conception de l’art est fon- damentalement la même : le prince comme le poète affirment leur place dans le champ culturel en s’appuyant sur une tradition prestigieuse, qu’ils réorientent en l’actualisant. Alors qu’il était encore au service des ducs de Savoie, Antitus avait manifesté un intérêt certain pour l’Italie en traduisant l’Historia de duo- bus amantibus (1444) d’Eneas Silvius Piccolomini (le futur pape Pie II), puis le Libro delle sorti (1482) de Lorenzo Spirito Gualtieri. De son côté, Jean Robertet, rhétoriqueur au service des ducs de Bourbon, adapte les Triomphes de Pétrarque en français et se réclame, lui aussi, du De casi- bus, quand il exprime (en 1463) son admiration pour George Chastelain dans la partie épistolaire des Douze Dames de Rhétorique. Italie, Savoie, Bourgogne, Bourbonnais et, enfin, la cour de France, modèle par excel- lence pour toute la noblesse : au fil des articles réunis dans cette section, on découvre à quel point Aymon de Montfalcon et sa cour s’insèrent dans un vaste réseau politico-culturel. Avec ses goûts et ses intérêts, le prince-évêque de Lausanne est un représentant caractéristique de l’élite française au passage du Moyen Âge à la Renaissance ; pour lui, comme pour ses pairs, l’art est – à côté de l’action – une manière privilégiée d’affirmer son statut social et, au-delà, de se faire une place au soleil de l’Histoire.

Le mécène et le constructeur

Le rapport à l’art de l’évêque Aymon de Montfalcon est surtout connu grâce aux travaux de Marcel Grandjean qui, dès 1965, n’a cessé de mettre en lumière les différentes œuvres et les parties d’édifices commandées, payées ou exécutées par le prélat 14. À côté des témoignages majeurs, comme le portail de la cathédrale de Lausanne et les peintures de sa résidence épiscopale, le château Saint-Maire, étudiées bien plus tôt quant à elles 15, d’autres vestiges de sa commande, non moins prestigieux, mais moins monumentaux ont été réévalués plus récemment. Les vêtements liturgiques aujourd’hui conservés au Musée historique de Berne (fig. 1-2) ont ainsi été présentés à Lausanne et analysés par la même occasion, lors

14. M. Grandjean, La ville de Lausanne. 15. J.-A. Bohy, « Les peintures du château de Lausanne ». 12 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 1 — Vue des deux faces de la chape commandée par Aymon de Montfalcon pour la cathédrale de Lausanne. © Bernisches Historisches Museum, Berne. Photo : Stefan Rebsamen. INTRODUCTION 13

Fig. 2 — Scène de la Nativité sur le chaperon de la chape commandée par Aymon de Montfalcon pour la cathédrale de Lausanne. © Bernisches Historisches Museum, Berne. Photo : Stefan Rebsamen. 14 ÉTUDES DE LETTRES de deux expositions au Musée historique de Lausanne, en 1975 16, lors du 700e anniversaire de la consécration de la cathédrale, et plus récem- ment en 2001-2002, lors d’une exposition monographique 17. Quant aux stalles de sa chapelle (fig. 3), toujours en place à la cathédrale, elles ont fait l’objet de plusieurs études, jamais monographiques toutefois, hormis le livret très précoce de François-Noël Le Roy (1866) 18. De toutes ces études, que retenir ? L’approche stylistique met en évidence un amateur au courant des tendances les plus novatrices de son temps, tant dans le style appelé depuis lors gothique, que dans le goût à l’antique, qualifié de Renaissance. Si ce dernier se retrouve avant tout dans le domaine privé (peintures de Saint-Maire), les œuvres gothiques ne se cantonnent pas au domaine religieux : les cheminées qu’il fait installer dans ses deux châ- teaux démontrent ce mélange des genres que toute tentative de classifica- tion rend caduc. Gothique et Renaissance cohabitent comme autant de signes de la culture de l’évêque, à la fois inscrite dans la tradition, mais aussi dans la mode de son temps. Mais la tradition n’est pas une simple citation ou répétition du passé, elle se renouvelle, et le gothique flam- boyant des cheminées, qui n’a pas d’équivalent régional, comme celui du portail, échappe à la recherche précise de modèles, tant dans l’invention des formes que dans l’iconographie. On a relevé à plusieurs reprises les influences du sud des Alpes sur les peintures du château Saint-Maire et attribué à Aymon de Montfalcon la qualité d’avoir introduit la Renaissance en Pays de Vaud. Si le fait est incontestable, l’importation des formes nouvelles s’est faite par des chemins détournés et non en ligne directe depuis l’Italie qu’Aymon de Montfalcon connaît pourtant fort bien. C’est plutôt par l’inter- médiaire du réseau familial du prélat que les artistes ont été appelés à Lausanne. Les liens de parenté avec l’un des frères de son prédéces- seur, Benoît de Montferrand, originaire comme lui du Bugey, ont fait connaître à Aymon le texte savant des Douze Dames de Rhétorique : les « Enseignes », peintes et transcrites sur les parois du corridor, sont de la plume de George Chastelain, écrivain au service de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. C’est du côté de la cour de Bourbon qu’il faut chercher le modèle de l’allégorie de la Jeunesse allant buter contre le rocher de

16. Cathédrale de Lausanne. 700e anniversaire de la consécration solennelle. 17. A. Stauffer, D’or et de soie ou les voies du salut. 18. F.-N. Le Roy, Les stalles de la cathédrale de Lausanne. INTRODUCTION 15

Fig. 3 — Vue générale des stalles de la chapelle d’Aymon de Montfalcon à la cathédrale de Lausanne. Photographie Jeremy Bierer, 2018.

Fortune qui orne l’une de salles du château. Alain Chartier, auteur du Bréviaire des Nobles, dont le texte est également peint dans le corridor, était secrétaire du roi Charles VII. Quant aux relations avec les Flandres, un autre frère de Benoît, Jean de Montferrant, qui est d’ailleurs l’un des protagonistes du texte des Douze Dames de Rhétorique, avait une maison à Bruges et Aymon de Montfalcon s’est rendu à Bruxelles pour œuvrer au mariage de Marguerite d’Autriche et de Philibert le Beau… L’attachement familial de l’évêque ne se manifeste pas seulement dans ces choix littéraires, mais également dans les vestiges picturaux que l’on vient de remettre au jour dans le château. Attribués au même artiste que les peintures déjà connues du corridor, ils révèlent, dans une élégante mise en scène, les armoiries des parents de l’évêque suivies des alliances des frères d’Aymon de Montfalcon. L’évêque ne fait pas de Lausanne un centre artistique, loin de là, mais en revanche, la ville devient ce qu’il faut bien considérer comme une « double périphérie » 19, l’une de ces régions faisant cohabiter et se jux- taposer des œuvres a priori sans lien les unes avec les autres et donnant

19. E. Castelnuovo, C. Ginzburg, « Domination symbolique et géographie artistique dans l’histoire de l’art italien ». 16 ÉTUDES DE LETTRES naissance à une production originale. C’est avant tout dans le domaine de l’architecture qu’il faut chercher les traces les plus tangibles d’une influence des œuvres commandées par le prélat. À sa suite, de nombreux édifices opteront pour une architecture gothique flamboyante très raffi- née, notamment sous l’épiscopat de son neveu Sébastien 20. La Réforme mettra un terme au développement de cette tendance dont on peut toujours admirer les fleurons les plus significatifs. Ce qui doit frapper dans les œuvres figurées que l’évêque commande – et notamment pour les peintures de Saint-Maire –, c’est le jeu incessant entre les différents arts : littérature et peinture notamment se conjuguent et prouvent la culture remarquable du prélat et de sa cour. Cette fluidité des différents médias est très caractéristique du temps ; avec Aymon, elle prend pied en Suisse romande de manière flamboyante.

Bernard Andenmatten Université de Lausanne

Dave Lüthi Université de Lausanne

Jean-Claude Mühlethaler Université de Lausanne

Brigitte Pradervand

20. M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique. INTRODUCTION 17

BIBLIOGRAPHIE

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Hablot, Laurent, « Le décor emblématique chez les princes de la fin du Moyen Âge : un outil pour construire et qualifier l’espace », in Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseigne- ment supérieur public. 37e congrès, Mulhouse, 2006. Construction de l’espace au Moyen Âge: pratiques et représentations, éd. par Thomas Lienhard, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 147-165. Helvetia Sacra, I/4. Le diocèse de Lausanne (VIe siècle-1821), de Lausanne et Genève (1821-1925), et de Lausanne, Genève et Fribourg (depuis 1925), par un groupe d’auteurs, rédaction Patrick Braun, Bâle/ Francfort-sur-le-Main, Helbing & Lichtenhahn, 1988. Jung, Marc-René, « Les “ Douze Dames de rhétorique ” », in Du mot au texte. Actes du IIIe colloque international sur le moyen français, éd. par Peter Wunderli, Tubingen, Narr, 1982, p. 229-240 (Tubinger Beiträge zur Linguistik, 175). Le Roy, François-Noël, Les stalles de la cathédrale de Lausanne, Lausanne, T. Roussy, 1866. McRae, Joan E., « A Community of Readers : The Quarrel of the Belle Dame sans mercy », in A Companion to Alain Chartier (c. 1385- 1430) : Father of French Eloquence, ed. by Daisy Delogu, Joan E. McRae, Emma Cayley, Leiden/Boston, Brill, 2015, p. 200-222. Morerod, Jean-Daniel, Genèse d’une principauté épiscopale. La politique des évêques de Lausanne (IXe-XIVe siècle), Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, 2000 (BHV, 116). Piaget, Arthur, « Aymon de Montfaucon et sa cour littéraire », in Mélanges de linguistique et de littérature offerts à M. Alfred Jeanroy par ses élèves et ses amis, Paris, Droz, 1928, p. 447-467. Reymond, Maxime, Les dignitaires de l’Église Notre-Dame de Lausanne jusqu’en 1536, Lausanne, G. Bridel, 1912 (Mémoires et docu- ments de la Société d’histoire de la Suisse romande, 2e série/VIII). —, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », Revue d’histoire ecclésiastique suisse, 14 (1920), p. 28-39 et 99-111. Rück, Peter, « Un récit de la captivité du Chapitre de Lausanne en février 1537 », Revue historique vaudoise, 78 (1970), p. 43-67. Stauffer, Annemarie, D’or et de soie ou les voies du salut. Les ornements sacerdotaux d’Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, catalogue d’exposition, Berne, Musée d’histoire, 2001. INTRODUCTION 19

Straub, Karen, « “ Se riens y a qui soit de noble umbrage, / Qui soit de fruit ou de cler fenestrage / Pour decorer royal palais ou porge / Soit pris en gré ” », in Poètes et artistes. La figure du créa- teur en Europe au Moyen Âge et à la Renaissance, éd. par Sophie Cassagnes-Brouquet, Martine Yvernault, Limoges, Presses univer- sitaires de Limoges, 2007, p. 273-288. Surchat, Pierre-Louis, « Montfalcon (Montfaucon), Aymon de », in Die Bischöfe des Heiligen Römischen Reiches, 1448-1468. Ein bio- graphisches Lexikon, hrsg. von Erwin Gatz, Berlin, Duncker & Humblot, 1996, p. 489-490. Zinn-Bergkraut, Elisabeth, Les Douze Dames de Rhétorique, thèse dac- tylographiée (sous la direction du Prof. Marc-René Jung), Zurich, Romanisches Seminar, 1976.

Le prélat et le diplomate

AYMON DE MONTFALCON : ÊTRE ÉVÊQUE VERS 1500

Entre Moyen Âge et Renaissance, la carrière d’Aymon de Montfalcon présente les caractéristiques, parfois ambivalentes, du parcours d’un prélat issu d’une moyenne aris- tocratie ambitieuse, qui parvint, grâce à la protection de la Maison de Savoie, à caser l’un de ses rejetons à l’évêché de Lausanne, doté alors d’importants pouvoirs temporels. Cumulard de bénéfices mais très cultivé et attaché à ses origines monastiques, Aymon dirigea fermement sa petite principauté épiscopale et fut attentif aussi bien à ses préro- gatives temporelles qu’à ses fonctions d’ordinaire diocésain. S’il est difficile de péné- trer au cœur de sa spiritualité personnelle, on peut relever qu’il afficha avec ostentation son origine aristocratique et l’attachement à la grandeur de son lignage, en multipliant les insignes héraldiques et en opérant plusieurs fondations funéraires dédiées à saint Maurice et aux martyrs thébains.

1. Les évêques de l’Église latine vers 1500

L’historiographie religieuse concernant la fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle est abondante, mais elle souffre de différents problèmes de perspective. Le principal tient au fait qu’elle est située à la fracture de deux périodes historiques, du moins telles que les conçoit la recherche académique, soit le Moyen Âge et les Temps modernes. Pour la France par exemple, les travaux très détaillés de Vincent Tabbagh permettent une approche globale de l’épiscopat durant les derniers siècles du Moyen Âge, qui concerne aussi bien l’origine sociale des prélats, leur formation intellectuelle et leur action pastorale ou leur dévotion personnelle, 24 ÉTUDES DE LETTRES mais ils s’arrêtent pour la plupart au milieu du XVe siècle 1. Pour de nombreux médiévistes en effet, c’est cette époque qui marque le terme de la Chrétienté médiévale, avec l’échec du conciliarisme signifié par la fin du concile de Bâle, la reprise en main romaine et la conclusion des concordats avec les principales monarchies européennes. Quant au séisme du début du XVIe siècle, il devient affaire de modernistes, lesquels démarrent souvent leur récit en 1517 par exemple, date encore retenue par les jubilés ayant marqué en 2017 le 500e anniversaire de la Réforme. Une bonne illustration de cet angle mort historiographique est donnée par l’histoire du concile de Latran V (1513-1516), qui peine à s’affirmer entre les grands conciles du XVe siècle comme Constance et Bâle d’une part, Trente, le grand concile de la Contre-Réforme de l’autre. Peu de temps après sa clôture, ce concile a acquis une mauvaise réputation, aussi bien dans l’historiographie réformée que catholique, étant considéré comme une entreprise presqu’uniquement italienne et ayant démontré l’incapacité de l’Église romaine à prendre des mesures énergiques pour se réformer 2. Des recherches récentes estiment pourtant que 431 personnes avaient à un moment ou à un autre participé aux sessions romaines pen- dant les trois années que dura le concile 3. Parmi elles n’y figurait pas Aymon de Montfalcon, qui fut représenté lors de la seconde session par son procureur et secrétaire, originaire lui aussi du Bugey, Pierre Perrin 4. L’une des raisons principales de cette absence d’Aymon est probablement

. 1 V. Tabbagh, Gens d’Église, gens de pouvoir (France, XIIIe-XVe siècle) ; id., « Le corps épiscopal » ; je n’ai pu consulter que tardivement Évêques et cardinaux princiers et curiaux (XIVe-début XVIe siècle), éd. par M. Maillard-Luypaert, A. Marchandisse, B. Schnerb, recueil d’études consacrées surtout à des prélats bourguignons et italiens. 2. F. Rapp, « Le rétablissement de la papauté », spéc. p. 139-141. 3. Cf. les travaux de N. H. Minnich, en particulier « The Participants at the Fifth Lateran Council », qui revalorise le caractère œcuménique et réformateur du concile. 4. Et venerabilis vir dominus Petrus Perini, assertus procurator reverendi patris domini Aymonis episcopi Lausannensis, dedit mandatum eiusdem ad interessendum concilio […] sigillatum sigillo dicti domini episcopi (in J. D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, vol. 32, col. 716 B, session de mai 1512). Pierre II Perrin deviendra chanoine en 1515, cf. M. Reymond, Les dignitaires de l’Église Notre-Dame de Lausanne jusqu’en 1536, p. 410 sq. ; son frère Jacques sera aussi chanoine et séjournera à Rome, cf. la contribution de G. Oguey dans cet ouvrage. ÊTRE ÉVÊQUE VERS 1500 25 l’âge puisqu’à partir de 1510, on ne le voit pas davantage engagé dans des missions diplomatiques 5.

2. Profil biographique et réseau familial : « Ayme le chief des bons Montfalconnois »

Dans les années 1510 en effet, Aymon était âgé d’environ 70 ans, puisque l’on situe sa naissance dans les années 1440, peut-être 1443, si l’on interprète littéralement la lettre du pape Léon X du 12 octobre 1513, qui nomme Sébastien de Montfalcon coadjuteur de son oncle Aymon, ce dernier étant décrit comme un septuagénaire accablé par le grand âge 6. Par ailleurs, le testament de son père, Guillaume de Montfalcon, énu- mère le 7 août 1462 ses fils dont le cinquième, Aymon, est mentionné comme étant alors moine à l’abbaye bénédictine de Saint-Rambert-en Bugey 7. Contrastant avec la période avignonnaise, où la collation pontificale des bénéfices avait favorisé une certaine mobilité sociale et géographique qui pouvait franchir les frontières nationales pour s’étendre à l’ensemble de la Chrétienté latine, le recrutement du haut clergé au XVe siècle eut tendance à se restreindre aux membres d’une petite et moyenne noblesse établie relativement proche des sièges épiscopaux qu’elle convoitait 8. La famille des Montfalcon tire son nom d’une forteresse située vers Annecy 9. La branche dont est issu Aymon acquit par alliance la sei- gneurie de Flaxieu, près de Belley en Bugey, au XIVe siècle 10. Son père, Guillaume, avait épousé Marguerite, issue d’une ancienne famille savoyarde, celle des Chevron-Villette 11. Marguerite était la sœur d’Urbain de Chevron, évêque-élu de Genève – mais non reconnu –,

5. Cf. la contribution d’E. Pibiri dans cet ouvrage, p. 89, n. 20-21. 6. […] coadiutorem Aymonis episcopi Lausannensis, qui septuagenarius et senio gravatus existit (Leonis X. pontificis maximi regesta, p. 305, n° 4955-4961). 7. É.-A. de Foras, Armorial et nobiliaire de l’ancien duché de Savoie, vol. 4, p. 96 sq. 8. Cf. Tabbagh, Gens d’Église, gens de pouvoir (France, XIIIe-XVe siècle), p. 104. 9. É.-A. de Foras, Armorial et nobiliaire de l’ancien duché de Savoie, vol. 4, p. 92. 10. Ibid. ; sur Flaxieu, cf. M.-C. Guigue, Topographie historique du département de l’Ain, p. 151. 11. É.-A. de Foras, Armorial et nobiliaire de l’ancien duché de Savoie, vol. 4, p. 96-98. 26 ÉTUDES DE LETTRES puis archevêque de Tarentaise 12. Par ailleurs, l’une des sœurs d’Aymon, Alice, avait épousé Claude de Montferrand, frère de l’évêque Benoît de Montferrand, son prédécesseur sur le siège épiscopal lausannois 13. À l’époque d’Aymon, sa famille présente donc un profil social aristocratique certes, mais relativement modeste, ou du moins récent. Il n’est pas issu de la grande aristocratie princière, mais il appartient, comme plus de 96 % des évêques du royaume de France sous le règne de Louis XII (1498-1515), à la noblesse 14 ; il est issu d’une famille en phase ascendante, évolution manifestée par plusieurs indices. Il s’agit d’abord d’une politique matrimoniale ambitieuse, comme l’illustre l’alliance avec les Chevron-Villette, stratégie conduisant à une proximité avec des titulaires des sièges épiscopaux (Lausanne, Genève) situés dans l’orbite savoyarde ; par ailleurs, la protection de ce même pouvoir savoyard est déterminante pour la carrière d’Aymon. L’accession d’Aymon au siège épiscopal lausannois en 1491 ne doit donc pas être considérée comme un lot de consolation attribué à un cadet, mais comme un moment essentiel dans l’ascension d’une famille ambitieuse, étape suivie par l’érection, quatre ans plus tard, du village de Flaxieu en baronnie, par concession de la duchesse Blanche de Savoie datée du 31 août 1495 15. Cinquième fils de la fratrie, Aymon n’en est donc pas moins le « chief des bons Montfalconnois », comme le déclare avec emphase Antitus dans le poème qu’il dédie à son protecteur 16. La première attestation d’Aymon connue à ce jour est donc celle qui renvoie à son état de moine dans la très ancienne abbaye bénédic- tine de Saint-Rambert-en-Bugey. Aymon étant le cinquième fils d’une famille de la petite aristocratie du Bugey, une telle destination apparaît assez convenue et il est évidemment bien difficile de parler de vocation monastique dans son cas. Relevons tout de même qu’il va rester atta- ché à cette identité bénédictine puisque l’une des deux représentations de sa personne dans les stalles de la chapelle des martyrs thébains à la cathédrale le figure sous la protection de saint Benoît 17. Par ailleurs,

12. Helvetia Sacra, I/3, p. 106 ; Helvetia Sacra, I/5, p. 606. 13. É.-A. de Foras, Armorial et nobiliaire de l’ancien duché de Savoie, vol. 4, p. 96-98. 14. M. M. Edelstein, « Les origines sociales de l’épiscopat sous Louis XII et Francois Ier », p. 241. 15. M.-C. Guigue, Topographie historique du département de l’Ain, p. 151. 16. Antitus, Poésies, p. 25. 17. Illustration publiée dans ce volume, pl. XVI. ÊTRE ÉVÊQUE VERS 1500 27 il est encore qualifié de profès de l’ordre de saint Benoît à la fin de sa vie 18. À défaut de vocation religieuse, on peut du moins parler de profil intellectuel et supposer qu’à Saint-Rambert, le jeune Aymon acquit les savoirs de base dispensés habituellement aux novices. Mais Aymon sortit évidemment de son abbaye bugiste pour faire des études universitaires, à l’image des trois quarts des évêques français du XVe siècle qui étaient porteurs de grades académiques, pratiquement toujours de droit canon, les études en théologie étant très minoritaires et en principe le fait des quelques évêques issus des ordres mendiants 19. Aymon a donc fait des études de droit relativement poussées, puisqu’il porte dès le 11 décembre 1471 le titre de docteur en droit canon 20, grade probablement acquis à l’université d’Avignon où il est attesté comme étudiant trois ans plus tôt 21.

3. Les étapes d’une carrière bénéficiale dans l’espace savoyard

L’arrivée d’Aymon sur le siège épiscopal lausannois en 1491 pourrait ainsi être considérée comme l’aboutissement d’une chasse aux béné- fices dont notre prélat était abondamment pourvu. Lorsqu’il fonda en 1486 une chapelle dans le cimetière du prieuré chablaisien de Douvaine, Aymon est qualifié d’abbé commendataire de Hautcrêt, prieur de Ripaille, d’Anglefort et Douvaine, doyen de Ceyzérieu, aumônier de Saint-Rambert et célerier de Gigny ; si l’on y ajoute le prieuré de Coise, détenu dès 1473, ce ne sont pas moins de huit bénéfices, pour la

18. Lettre de Léon X relative au portail occidental publiée dans M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 704 sq. ; meilleure version avec date correcte du 21 février 1514 dans B. Hauréau, Gallia Christiana, col. 181-184. 19. V. Tabbagh, Les évêques dans le royaume de France au XIVe siècle, p. 95. 20. Archives cantonales vaudoises (ACV), C II 206, Vercelli, 11 décembre 1471 : nomination par le duc Amédée IX de reverendi oratoris et consiliarii nostri benedicti domini Aymonis de Montefalcone decretorum doctoris comme conseiller ducal à résidence permanente. 21. J. Verger, « Le rôle social de l’Université d’Avignon au XVe siècle », p. 494, n. 14, référence aimablement communiquée par Kathrin Utz Tremp ; une certaine logique institutionnelle a incité des auteurs (M. Reymond, P.-L. Surchat) à supposer qu’il avait étudié à Turin comme de nombreux prélats et autres officiers du duché, mais aucune référence n’a pu être retrouvée. 28 ÉTUDES DE LETTRES plupart bénédictins, qui étaient aux mains d’Aymon lorsqu’il obtint la mitre 22. S’il en abandonna quelques-uns après 1491, il obtint toutefois la commende des prieurés de Port-Valais (1492) et de Lutry (1496) ainsi que l’administration de l’évêché de Genève en 1497 et 1509, alors aux mains des cadets de la Maison de Savoie 23. On aurait pourtant tort d’assimiler simplement Aymon à ces derniers et de le ranger sans nuance parmi les cadets de familles aristocratiques, pourvus de bénéfices impor- tants avant même leur majorité civile et sans aucune compétence intel- lectuelle. En effet, Aymon a reçu son premier bénéfice, celui du prieuré d’Anglefort, en 1471, soit vers l’âge de 28 ans et après ses études, ce qui ne fait pas de lui un cumulard particulièrement précoce ; il l’a obtenu la même année que son poste de conseiller ducal, ce qui indique bien qu’il s’agit en fait de la rémunération de son office princier 24. Les autres béné- fices obtenus par Aymon étaient également étroitement liés à la dynastie savoyarde, les plus emblématiques à cet égard étant le prieuré de Ripaille, obtenu en 1476, la maîtrise de la chapelle ducale en 1490 25, ou encore l’administration de l’évêché de Genève déjà mentionné. Cumulard de bénéfices sans aucun doute, mais dans un contexte régional précis, celui du duché de Savoie dont Aymon est un officier important, ce qui, là encore, le distingue des clercs de l’époque avi- gnonnaise qui cherchaient à obtenir des bénéfices dans l’ensemble de la Chrétienté. À partir de la seconde moitié du XVe siècle au contraire, les bénéfices obtenus par un même personnage sont généralement situés dans un cadre étatique précis et ils sont acquis grâce à l’intervention du roi ou du prince auprès du Siège apostolique, opérations légitimées par les concordats conclus dès la fin de la période conciliaire. Dans le cas savoyard, l’accord qui liait la papauté aux Savoie est à cet égard particulièrement révélateur de l’importance acquise par la dynastie dans

22. « Rd Mre Aymon de Montfalcon, abbé de Hautcrêt », p. 360 ; pour la localisation de ces bénéfices et les dates de première attestation, cf. la notice biographique d’Aymon dans Helvetia sacra, I/4, p. 146-148. 23. Ibid. ; pour Genève, cf. Helvetia sacra, I/3, p. 135. 24. Cf. supra, n. 20. 25. ACV, C II 218, Turin, 1er juin 1490 : Blanche, duchesse de Savoie, confie au reverendo in Christo patri et consiliario nostro carissimo domino Aymoni de Montefalcone la charge de gubernatorem et magistrum capelle nostre, avec une pension de 300 florins de petit poids ; cette fonction lui sera confirmée le 15 novembre 1496, soit après son accession au siège lausannois (Ibid.). ÊTRE ÉVÊQUE VERS 1500 29 la nomination aux bénéfices. L’indult accordé le 10 janvier 1452 par le pape Nicolas V au duc Louis Ier concluait définitivement le pontificat du pape-duc Félix V-Amédée VIII et sanctionnait le contrôle par la dynas- tie de la collation des bénéfices dans le duché, socle durable sur lequel fut édifié ce que les historiens modernistes appelleront le « gallicanisme savoyard » 26. La nomination d’Aymon par le motu proprio du pape Innocent VIII du 16 mai 1491 fut donc la conséquence directe de l’interventionnisme savoyard et correspond à la logique institutionnelle légitimée par les accords entre le Siège apostolique et l’administration ducale au milieu du XVe siècle 27. On sait en revanche que tel n’était pas le choix du cha- pitre cathédral, qui avait élu François de Colombier, ni celui des villes de Fribourg et de Berne qui voulaient imposer un candidat alémanique, Jean Ambruster, alors que de son côté, l’empereur Frédéric III soutenait le trésorier Jean de Salins 28. Pourtant, la nomination d’Aymon s’inscrit aussi dans une tradition plus ancienne d’évêques de Lausanne originaires des États de Savoie, habitude qui remonte au premier quart du XIVe siècle, lorsque la haute noblesse vaudoise reconnut la suprématie de fait acquise par le pouvoir savoyard et renonça à revendiquer à son profit exclusif le siège lausan- nois, ce qui favorisa l’accession de prélats issus des familles influentes des États de Savoie 29. Au bas Moyen Âge, les prélats lausannois sont parfois issus des élites vaudoises mais ils sont le plus souvent savoyards (Jean Bertrand, Jean Michel), valdôtain (Guillaume de Challant), piémontais (Georges de Saluces), bressans (Louis de La Palud, Guillaume de Varax) ou encore, comme Aymon, bugistes (François Prévôt de Virieux, Benoît de Montferrand) 30. Cette intense circulation des évêques à l’intérieur de l’espace savoyard se poursuivit jusqu’à la fin du Moyen Âge, comme le montre bien sûr le cas de son neveu Sébastien, mais aussi celui d’un prélat qui joua un

26. E. Mongiano, « “ Fulsit lux mundo, cessit Felix Nicolao ” ». 27. Helvetia sacra, I/4, p. 146 sq., n. 8. 28. Détails et références dans M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 28-31. 29. J.-D. Morerod, Genèse d’une principauté épiscopale, en part. p. 359 sqq. 30. Cf. les notices correspondantes dans Helvetia sacra, I/4. 30 ÉTUDES DE LETTRES rôle très important dans le duché de Savoie, Claude d’Estavayer 31. Issu d’une branche cadette d’une grande famille seigneuriale du pays de Vaud savoyard, Claude d’Estavayer fut également un cumulard de bénéfices vaudois (prieuré de Romainmôtier, abbaye prémontrée du Lac de Joux, chapitre cathédral de Lausanne) et savoyard (abbaye de Hautecombe, la nécropole dynastique savoyarde) ; il accéda au siège épiscopal de Belley, qu’il occupa de 1508 à sa mort en 1534. Claude d’Estavayer fut aussi chancelier de l’ordre de l’Annonciade et ambassadeur, et il se rendit à plusieurs reprises à Rome où il participa au concile de Latran V évoqué plus haut 32. Dans ce sens, si Sébastien est bien le successeur de son oncle sur le siège lausannois, le véritable héritier du rôle joué par Aymon dans l’espace savoyard serait plutôt Claude d’Estavayer, en raison des nom- breux parallèles que l’on peut tirer entre les itinéraires des deux prélats, qu’il s’agisse de leur parcours bénéficial, de leur carrière diplomatique au service de la maison ducale ou encore de leurs intérêts culturels et artistiques 33. Lorsque Aymon accéda au siège épiscopal lausannois, il était relativement âgé puisqu’il avait dépassé la cinquantaine, alors que l’âge canonique pour accéder à l’épiscopat était fixé à 30 ans, norme minimale qui n’était pas toujours respectée dans le duché : Claude d’Estavayer devint évêque de Belley à 25 ans, alors que les cadets et bâtards de la dynastie savoyarde étaient des enfants ou des adolescents lorsqu’ils furent placés sur le siège épiscopal genevois 34. À Lausanne, Aymon occupa sa fonction pendant 26 ans, un long épiscopat qui est aussi caractéristique de cette époque. À partir de la seconde moitié du XVe siècle, la moitié au moins des évêques français restèrent en place pendant plus de 20 ans 35. Là encore, il s’agit d’une évolution qui se différencie d’avec la période avi- gnonnaise et du Grand Schisme, qui connut des déplacements fréquents. Conformément à la volonté d’un certain retour à l’idéal grégorien, l’évêque est lié à son église considérée comme son épouse spirituelle ; la

31. B. Andenmatten, « Claude d’Estavayer, évêque de Belley, chancelier de l’Annonciade (vers 1483-vers 1535) ». 32. N. H. Minnich, « The articipantsP at the Fifth Lateran Council », p. 195, no 381. 33. B. Andenmatten, « Claude d’Estavayer, évêque de Belley, chancelier de l’Annonciade (vers 1483-vers 1535) » et plus généralement La Renaissance en Savoie. 34. Le diocèse de Genève, en part. p. 103-113. 35. V. Tabbagh, Gens d’Église, gens de pouvoir (France, XIIIe-XVe siècle), p. 90. ÊTRE ÉVÊQUE VERS 1500 31 plupart des prélats de la fin du Moyen Âge demeurent sur le même siège épiscopal jusqu’à leur décès et sont enterrés dans leur cathédrale.

4. « Prince puissant faisant forger monnoye » : un prince-évêque face à ses sujets

Accédant au siège épiscopal lausannois, Aymon devenait prince d’Empire, ce qui le distinguait clairement des évêques français ou italiens de l’époque, lesquels avaient perdu la plupart de leurs prérogatives temporelles. En tant que prince d’Empire, Aymon était conditionné par sa sujétion envers l’empereur mais encore plus par sa dépendance, à la fois personnelle et institutionnelle, à l’égard du duc de Savoie. Redevable de sa carrière et de sa mitre à l’intervention de ce dernier, il devait essayer de contenir les inévitables ingérences savoyardes dans son petit État épis- copal, enclavé dans le duché. Ces immixtions étaient fondées juridique- ment sur le vicariat impérial qui, dès le XIVe siècle, faisait de la Maison de Savoie la représentante de l’empereur à Lausanne, notamment en matière de juridiction d’appel 36. Aymon affirma ses droits régaliens, notamment celui de battre monnaie, activité dont on trouve même un écho chez son poète de cour Antitus, qui évoque « un évêque de renom, prince puissant, faisant forger monnaie » 37. Les numismates ont effectivement relevé de nombreuses frappes monétaires opérées par Aymon, parmi lesquelles celle du ducat d’or, dont il existe au moins trois types différents, représentant au droit le buste de l’évêque et au revers les armoiries des Montfalcon (fig. 1) 38. Comme la plupart de ses prédécesseurs, Aymon fut confronté aux velléités d’indépendance de ses sujets, surtout les habitants de la ville épiscopale qui avaient comme modèle les villes libres de Fribourg et de Berne. L’épiscopat d’Aymon débuta dans un contexte difficile, en raison des relations plutôt mauvaises que son prédécesseur Benoît

36. Sur cette question très étudiée, cf. J.-D. Morerod et al., La Suisse occidentale et l’Empire. 37. J.-D. Morerod, Genèse d’une principauté épiscopale, p. 468, renvoyant à Antitus, Poésies, p. 59. 38. Catalogue des types monétaires dans D. Dolivo, Les monnaies de l’évêché de Lausanne, avec bibliographie antérieure ; sur le mode de représentation du prince, cf. la contribution de G. Oguey, dans cet ouvrage, p. 122, n. 50. 32 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 1 — Ducat d’or à l’effigie et aux armes d’Aymon de Montfalcon, Évêché de Lausanne, 1491-1517, MMC 36728, échelle 2:1. © Musée monétaire cantonal, Lausanne. de Montferrand avait entretenues avec les Lausannois. Ces épisodes sont bien connus, comme l’union de la Cité avec la Ville inférieure en 1481 39, ou encore les revendications des Lausannois pour affirmer leur identité propre, par le biais d’armoiries et de hérauts d’armes. Si l’union de la ville était un fait accompli qu’Aymon ne remit pas en question, la question du héraut d’armes ne fut pas réglée puisqu’elle revint à deux reprises pendant son épiscopat, en 1503 puis à nouveau en 1513 40. Les Lausannois désiraient notamment arborer des armoiries timbrées de l’aigle impériale, à l’exemple des villes libres de l’Empire, ce qui était évidemment inacceptable pour leur prince-évêque qui voulait que ses sujets reconnaissent l’autorité de l’Église de Lausanne et de son chef, en arborant un emblème épiscopal ou marial. On peut même se demander si la résurgence de ce conflit en 1513 ne doit pas être comprise comme une réaction des Lausannois face à l’ostentation héraldique de leur sei- gneur, qui semait avec profusion devise et armoiries personnelles sur les murs de son château et de la cathédrale. Il est évident qu’un prince aussi sensible au langage emblématique que l’était Aymon ne pouvait accepter d’avoir le dessous dans une confrontation héraldique avec ses sujets 41.

39. C. Thévenaz Modestin, Un mariage contesté. 40. M.-A. Valazza Tricarico, « Lausanne, ville impériale ? ». 41. Sur l’intérêt quasi obsessionnel d’Aymon pour son héraldique personnelle, cf. la contribution de B. Pradervand dans cet ouvrage. ÊTRE ÉVÊQUE VERS 1500 33

Ainsi, contrairement à l’opinion de Maxime Reymond qui brosse un portrait plutôt bienveillant du prélat en l’opposant à celui de son prédécesseur, Aymon ne semble pas avoir été spécialement conciliant avec ses sujets et il donne l’image d’un prince-évêque particulièrement imbu de la dignité attachée à sa fonction 42. Un demi-siècle plus tard – donc après la Réforme et la chute du régime épiscopal –, les Lausannois gardaient en tout cas la mémoire des « Grandes violences dans la ville de Lausanne par l’evesque de Lausanne Emoz de Montfaulcon, et par Bastyan de Montfaulcon son successeur faictes aux dictz de Lausanne » ; parmi ces « grandes violences » figure en bonne place le fait que le prince- évêque ait contesté aux Lausannois le droit de timbrer leurs armoiries de l’aigle impériale 43. On retrouve cette même impression d’autoritarisme, ou du moins de raideur institutionnelle, en lisant le fragment d’un journal tenu par un membre de l’entourage épiscopal, qui évoque le quotidien d’une tournée effectuée par Aymon dans le nord de son diocèse, en décembre 1494. Séjournant à Avenches, il se rend dans le village voisin de Faoug, dont il est également seigneur, et il contraint les habitants de renoncer au traité de combourgeoisie qu’ils avaient conclu avec Morat lors de la récente vacance du siège épiscopal et de lui restituer le document qui en faisait état 44. Toutefois, cette attitude va de pair avec une attention réelle portée aux affaires de ses sujets dont il essaye de pacifier personnellement les querelles internes, donnant ainsi l’image d’un seigneur tout à la fois paternaliste et autoritaire, dans une petite principauté épiscopale où les rapports de pouvoir étaient apparemment encore établis sur des contacts personnels 45.

42. M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 38. 43. C. Santschi, « La chronique lausannoise de Jean Vullyamoz », p. 24. 44. « Item le IXme jour dudict moys de decembre, comparurent par devant ledict [Seigneur] ses subgects du village de Foz en toute humilité, lesquelz furent par luy exhortez, et de luy eurent expres commandement, de luy apporté la lettre de la bourgeoisye qu’ilz avoient faicte avecques ceulx de Morat au temps du syege de Lausanne, lors vaccant, laquelle lectre ilz apporterent à mondict Seigneur le landemain, la luy rendant et à icelle renunçant etc. » (éd. P. Rück, « Un récit de la captivité du Chapitre de Lausanne en février 1537 », p. 60). 45. « Depuis passa temps en sadicte ville [Avenches], en oyant les quereles de ses subgectz, les pacifiant au mieulx qu’il peut » (ibid.). 34 ÉTUDES DE LETTRES

5. Aymon de Montfalcon, un prélat « médiatique » ?

Par ailleurs, Aymon était aussi un prince conscient des potentialités offertes par les différents modes de communication de son époque. Si l’on a vu qu’il faisait un emploi surabondant du langage héraldique, suivant en cela les usages des milieux aristocratiques et des cours prin- cières, son épiscopat connut aussi une production importante de livres imprimés. Si le premier ouvrage à l’usage de l’Église de Lausanne est un bréviaire réalisé à Genève en 1478, donc à l’époque de Benoît de Montferrand, la production de livres imprimés connut une nette accélé- ration sous l’épiscopat d’Aymon. Entre 1493 et 1510, il fit réaliser deux missels (1493 et 1505), deux bréviaires (vers 1495, 1503), ainsi qu’un livre d’heures (1507), deux manuels (livres contenant les formules sacra- mentelles, 1500, 1508/1510) et un recueil de constitutions synodales (1494) 46. Cette production apparaît comme importante quantitative- ment, ou du moins relativement soutenue. Elle se situe plutôt durant la première moitié de l’épiscopat. Pour mieux l’évaluer, il faudrait évi- demment la situer à l’intérieur de la production imprimée de l’époque. Relevons qu’à l’exception du premier missel imprimé à Lausanne en 1493, Aymon a fait réaliser ses livres à l’extérieur du diocèse, à Lyon, Paris, et surtout à Genève, dont il administra aussi le diocèse (1497, 1509). Aymon ne semble pas s’être soucié de faire imprimer des textes théologiques ou littéraires, dont on ne retrouve aucune trace. Sa production relève en fait de l’autorité de l’évêque en tant qu’ordinaire diocésain, qui appose son nom, ses armoiries et parfois même son portrait, comme dans le bréviaire de 1509, où il figure agenouillé au pied de Notre-Dame de Lausanne, elle-même surmontée des armoiries de l’évêché qui font ainsi pendant à celles du prélat (fig. 2) 47. Il s’agit d’une production de livres officiels, dont l’un des plus emblématiques est peut-être le deuxième livre imprimé, soit les constitutions synodales de 1494 48.

46. M. Besson, L’Église et l’imprimerie dans les anciens diocèses de Lausanne et de Genève jusqu’en 1525, vol. 1, p. 83 sqq. 47. Ibid., vol. 1, p. 120. 48. Ibid., vol. 2, p. 9-16. ÊTRE ÉVÊQUE VERS 1500 35

Fig. 2 — Vierge de Lausanne sur son trône avec la figure d’Aymon de Montfalcon priant. Estampe figurant en page de titre du Bréviaire de Lausanne, 1509, publié dans Marius Besson, L’Église et l’imprimerie dans les anciens diocèses de Lausanne et de Genève jusqu’en 1525, Genève, Librairie Jacquemoud, H. Trono, successeur, 1937, vol. 1, p. 120, pl. XIII.

Le prologue de ces constitutions synodales évoque les prédécesseurs d’Aymon et cite nommément leur premier compilateur, l’évêque du milieu du XVe siècle Georges de Saluces 49. Cette insertion d’Aymon de Montfalcon dans la succession des évêques lausannois peut être rapprochée de la compilation, sous son épiscopat, de la chronique connue sous le titre de « Descendence des évêques de Lausanne », écrite dans l’entourage de notre prélat, probablement par un chanoine 50. En

49. Ibid., vol. 2, p. 12. 50. […] prout omnia constant in antiquo libro reverendi patris domini episcopi Lausannensis Aymonis de Montefalcone (éd. in J. Gremaud, « Descendance des evesques de Lausanne, de leurs faitz et gestes », p. 354) ; C. Santschi, Les évêques de Lausanne et leurs historiens des origines au XVIIIe siècle, p. 145-158 ; cf. la contribution de G. Oguey dans cet ouvrage. 36 ÉTUDES DE LETTRES historien prudent, le mystérieux Ludovicus s’arrête en 1466, date du décès de Guillaume de Varax, ne traitant donc ni du controversé Benoît de Montferrand ni, malheureusement, de son protecteur et probable commanditaire, Aymon de Montfalcon. Le traitement des périodes anciennes atteste de quelques connaissances historiques et d’un certain sens critique 51 ; quant à la période postérieure au XIIIe siècle, il s’agit surtout d’un récit, écrit sur la base des documents d’archives, des droits acquis par l’Église de Lausanne grâce à la ténacité et à la générosité de ses prélats qui ont voulu laisser une trace de leur mémoire dans l’institution qu’ils dirigeaient. Il ne faut pas pour autant dénier toute sensibilité historique chez Aymon et son entourage, comme le démontre l’intérêt manifesté pour les vestiges romains d’Avenches 52.

6. Un ordinaire diocésain soucieux de ses prérogatives aux dévotions aristocratiques

À l’évidence, Rome n’est pas seulement pour Aymon de Montfalcon une référence antique ou artistique, c’est aussi la capitale de la Chrétienté latine, rôle que la ville avait retrouvé à partir de la fin de la période avignonnaise et de la résolution de la crise conciliaire du XVe siècle. Comme de nombreux prélats du début du XVIe siècle, Aymon peut ainsi être qualifié de romain, en raison notamment des contacts répétés qu’il entretenait avec le Saint-Siège, lesquels étaient d’autant plus étroits qu’il avait effectué des missions diplomatiques en cour de Rome pour le compte des Savoie bien avant son accession à l’épiscopat 53. Le lien avec Rome était par ailleurs régulièrement réactivé lors des « Grands Pardons », célébrés selon un rythme septennal dans la cathédrale de Lausanne, qui connurent leur apogée précisément sous l’épiscopat d’Aymon 54. Sanctionnées par la concession d’une bulle pontificale,

51. Ibid. 52. P. Rück, « Un récit de la captivité du Chapitre de Lausanne en février 1537 », p. 60 ; cf. la contribution de G. Oguey dans cet ouvrage. 53. « Item le merqredi Xe jour dudict moys [10 décembre 1494] fut expedié Perre Robirt de Paierne, lequel s’en alla a Romme, ayant lettres pour besoignier devers notre Sainct Pere… » (éd. P. Rück, « Un récit de la captivité du Chapitre de Lausanne en février 1537 », p. 60). 54. J.-D. Morerod, « Entre soumission à Rome et velléités identitaires », en part. p. 48. ÊTRE ÉVÊQUE VERS 1500 37 ces journées « d’indulgences » étaient l’occasion pour les visiteurs de la cathédrale de bénéficier de l’absolution de péchés graves, dont cer- tains étaient réservés habituellement au Siège apostolique. Si le « Grand Pardon » était en principe plutôt du ressort du chapitre cathédral, Aymon s’y intéressa de très près puisqu’il fit placer dans sa chapelle des martyrs thébains en 1514 l’une des deux tables de pierre proclamant le jubilé 55. Dans l’état actuel de la recherche, il est difficile de discerner les lignes directrices des préoccupations religieuses d’Aymon de Montfalcon comme ordinaire à la tête de son grand diocèse. On a évoqué plus haut son action législative, concrétisée par la promulgation des statuts synodaux en février 1494, lesquels furent ensuite imprimés à Lyon le 3 octobre de la même année 56. Le rôle joué à cette occasion par Aymon est davantage institutionnel que créatif, si l’on peut dire, puisque ces sta- tuts imprimés reprennent en fait ceux de Georges de Saluces, évêque de 1440 à 1461. En revanche, il n’y a pas d’indice qu’Aymon ait fait procé- der, comme son prédécesseur du milieu du XVe siècle, à une visite des paroisses de son diocèse, alors que des entreprises, probablement par- tielles, sont attestées pour Benoît de Montferrand en 1481 et 1484 et à nouveau sous l’épiscopat de Sébastien de Montfalcon en 1523 57. Si Aymon de Montfalcon apparaît dans quelques affaires de sorcellerie, c’est surtout pour y défendre ses prérogatives juridictionnelles d’ordinaire diocésain en matière d’hérésie. En novembre 1498, il protesta ainsi contre les chanoines lausannois qui avaient incarcéré des personnes accusées d’hérésie – en fait de sorcellerie – dépendant de leur seigneurie capitulaire de Dommartin. Il s’agissait surtout pour l’évêque de réaffirmer son droit de mener des procès inquisitoriaux dans son diocèse, nonobstant les exemptions que pouvaient lui opposer des seigneuries ecclésiastiques, tel le chapitre cathédral qui détenait également des éléments de juridiction

55. Ibid. 56. M. Besson, L’Église et l’imprimerie dans les anciens diocèses de Lausanne et de Genève jusqu’en 1525, vol. 2, p. 12, qui donne les dates de la promulgation et de l’impression ; dates erronées dans M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 34 sq., qui n’a pas tenu compte du style de l’Annonciation, pourtant explicitement mentionné dans l’incunable. 57. La visite des églises du diocèse de Lausanne en 1453, vol. 1, p. 40 sq. ; l’affirmation, p. 41, que « L’évêque Aymon de Montfalcon visita au moins partiellement son diocèse… » est manifestement une coquille, le contexte de la phrase et les sources citées se rapportant à Sébastien de Montfalcon. 38 ÉTUDES DE LETTRES spirituelle 58. Dans le célèbre procès Jetzer, instruit par la ville de Berne contre des frères dominicains de la ville, Aymon de Montfalcon apparaît comme déterminé à résister aux pressions bernoises et à respecter la pro- cédure, du moins tant que cette dernière se déroule dans sa résidence lausannoise du château Saint-Maire ; il semble en revanche plus effacé durant les phases bernoises de l’affaire, pour des raisons politiques, mais aussi linguistiques et plus généralement culturelles 59. À cette occasion, on constate chez l’ancien moine bénédictin Aymon, si ce n’est une sympathie, du moins une certaine solidarité avec les accusés, frères mendiants et issus comme lui du clergé régulier 60. Cette attitude n’est pas vraiment surprenante car, contrairement aux idées reçues, la vie régulière jouissait à la fin du Moyen Âge d’un réel pres- tige dans les milieux ecclésiastiques cultivés dont Aymon faisait partie 61. Si notre évêque ne franchit pas le pas en se retirant lui-même dans un monastère au soir de sa vie, à l’instar de nombreux intellectuels et hauts prélats des années 1490-1520 62, il prit une part très active à la fonda- tion de trois établissements relevant du même courant de l’Observance, typique du Moyen Âge finissant et soutenu aussi bien par les ecclésias- tiques que par les princes temporels 63. En revanche, Aymon de Montfalcon n’apparaît pas particulière- ment soucieux de conduire une politique de réforme générale du clergé de son diocèse, à la différence de quelques grandes figures épiscopales françaises de la fin du Moyen Âge et du début du XVIe siècle, comme François d’Estaing, évêque de Rodez, Jean Michel à Angers ou Guillaume Briçonnet à Meaux, dont les pieux souvenirs alimentèrent une vénération de type hagiographique 64. Comme on l’a vu plus haut, il n’en alla pas ainsi à Lausanne où la mémoire de l’évêque au XVIe siècle était franchement négative. La Réforme protestante et le changement de régime politique ont évidemment joué un rôle prépondérant dans

58. L. Pfister, L’enfer sur terre, p. 116-118, 279-287. 59. Voir la contribution de K. Utz Tremp dans cet ouvrage. 60. Ibid., p. 80 ; sur Aymon bénédictin, cf. supra, n. 18. 61. J.-M. Le Gall, Les moines au temps des Réformes. 62. Nombreux exemples cités ibid., p. 48-56. 63. Cf. la contribution de S. Vocanson-Manzi dans cet ouvrage. 64. B. Chevalier, « Réforme et réformes », en part. p. 225 sq. ; cf. aussi N. Lemaître, Le Rouergue flamboyant,p. 217-245 (sur François d’Estaing) et J.-M. Matz, « Rumeur publique et diffusion d’un nouveau culte » (sur Jean Michel, évêque d’Angers). ÊTRE ÉVÊQUE VERS 1500 39 ce phénomène, quelles qu’aient pu être les convictions personnelles de notre prélat sur l’Église et la vie religieuse de son temps, sentiments sur lesquels nous ne sommes en fait guère renseignés. En effet, malgré l’abondance et la diversité des sources, il n’y a guère de documents permettant d’approcher directement sa spiritualité ou ses préférences dévotionnelles, la plus importante lacune à cet égard étant sans doute l’absence de testament. On peut relever cependant une continuité remarquable dans la vénération manifestée envers saint Maurice et les martyrs thébains, choisis en 1504 comme patrons de sa chapelle fondée dans la cathédrale de Lausanne 65. Ce choix ne semble pas prioritairement dû à une quelconque proximité géographique avec l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune. Il s’agit d’une dévotion antérieure car le choix mauricien d’Aymon s’était déjà exprimé en 1486 lors de la fondation d’une chapelle funéraire dans le cimetière de Douvaine, contigu au prieuré dont il était le supérieur 66. La charte évoque le fon- dateur, mais aussi sa famille, dont le chef aura le droit de patronat sur la nouvelle institution 67. On sait que cette question refit surface lors de la création de la chapelle des martyrs thébains dans la cathédrale de Lausanne, demande sèchement refusée par le chapitre aussitôt après le décès de l’évêque 68. La dévotion mauricienne d’Aymon s’inscrit donc dans une perspective familiale, ce que confirme encore la construction de l’église paroissiale de Flaxieu à la fin du XVe siècle, édifice ayant lui aussi Maurice comme patron 69. Les raisons de cette dévotion mauricienne d’Aymon et de sa famille ne sont pas explicitement exprimées, mais l’on peut supposer une volonté d’imiter la famille ducale de Savoie qui avait considérablement développé l’emblématique mauricienne au cours du XVe siècle 70, les martyrs d’Agaune incarnant de fait les valeurs

65. Cf. la contribution de K. Berclaz dans cet ouvrage. 66. « Rd Mre Aymon de Montfalcon, abbé de Hautcrêt ». 67. […] ius patronatus, dotatio et presentatio predicte capelle […] pertinere debeat […] magnifico et generoso Hugonino de Monte Falcone, domino Flaciaci […] et successive domino Flaciaci qui pro tempore fuerit capiti armorum Montis Falconis et de genere de Monte Falcone […] (Ibid., p. 362). 68. E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 156. 69. M.-C. Guigue, Topographie historique du département de l’Ain, p. 151 : la source de cette affirmation n’a pas été vérifiée ; pour la perspective de collégiale, voir la contribution de D. Lüthi dans cet ouvrage. 70. L. Ripart, « Les saints de la maison de Savoie au XVe siècle ». 40 ÉTUDES DE LETTRES traditionnelles de l’ancienne aristocratie chevaleresque à laquelle les Montfalcon prétendaient appartenir. Ainsi, le terme de ce parcours nous ramène en quelque sorte à la très forte conscience familiale d’un évêque « chief des bons Montfalconnois », pour qui il édifie ce qui pourrait bien avoir été dans son esprit une collégiale destinée à perpétuer la mémoire de son lignage 71.

Bernard Andenmatten Université de Lausanne

71. Voir dans cet ouvrage les contributions de D. Lüthi et de K. Berclaz. ÊTRE ÉVÊQUE VERS 1500 41

BIBLIOGRAPHIE

Sources

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AYMON DE MONTFALCON ET L’OBSERVANCE : LA FONDATION CONTROVERSÉE DES COUVENTS DE SAVIGNY, DE SAINTE-CATHERINE DU JORAT ET DE MORGES

Attaché à l’Observance, tendance acquise vraisemblablement au contact de sa région d’origine, la Savoie, Aymon de Montfalcon va entreprendre la fondation de deux cou- vents dans le Pays de Vaud durant son épiscopat : les carmes de Sainte-Catherine du Jorat et les franciscains observants de Morges. Il mena à son terme également un pro- jet de fondation laissé en suspens par son prédécesseur, l’établissement du Tiers-Ordre franciscain de Savigny. Bien qu’appartenant tous trois à des ordres différents, ils ont néanmoins comme point commun d’être issus de la mouvance observante.

1. Situation des couvents mendiants en Savoie et en Pays de Vaud au XVe siècle

À l’entrée en fonction d’Aymon de Montfalcon en tant qu’évêque de Lausanne en mai 1491, le Pays de Vaud compte huit couvents considérés comme faisant partie des ordres mendiants 1. Leur fondation correspond à deux vagues bien distinctes. La première prend place au XIIIe siècle, lors de la création de ces ordres. Sont issus de cette période le couvent dominicain de Lausanne, ainsi que les trois couvents franciscains de

. 1 L’établissement des ermites de Saint-Augustin de Vevey, fondé entre 1297 et 1301, a été supprimé en 1312. Il ne peut donc pas être comptabilisé parmi les couvents existants dans la fourchette de temps étudiée. S. Vocanson-Manzi, Les ordres mendiants dans le Pays de Vaud (XIIIe-XVIe siècle), thèse en cours à l’Université de Lausanne sous la dir. du Prof. B. Andenmatten. 48 ÉTUDES DE LETTRES

Lausanne, Grandson et Nyon 2. Après une interruption de plus d’un siècle, au cours de laquelle aucune nouvelle communauté mendiante ne s’établit dans le Pays de Vaud, la seconde vague de fondations se situe au XVe siècle et s’inscrit dans le contexte de la réforme observante. Cette dernière correspond à une volonté, de la part d’une frange des frères, de revenir aux valeurs primitives qui avaient formé le terreau de la créa- tion de leurs ordres et donc de retourner à une observance stricte de leur règle. Les promulgateurs de cette réforme pointaient notamment du doigt les nombreux privilèges accordés aux différents ordres par la papauté, leur ouvrant la possibilité de pratiquer la pauvreté au quotidien de manière plus souple. Le système de rentes mais également de provi- sions et de greniers, entre autres, apparaissait, aux yeux de ces derniers, comme allant totalement à l’encontre des préceptes désirés et pensés par les fondateurs. À la suite de ces mouvements de réformes, apparaissent donc de nouveaux couvents dans l’ensemble du territoire européen, dont trois dans le Pays de Vaud : les clarisses réformées (colettines) de Vevey et d’Orbe 3, ainsi que les dominicains observants de Coppet 4. Dans le contexte plus large de la principauté savoyarde, les mendiants étaient présents avec une dizaine de couvents depuis le XIIIe siècle 5. L’Observance va leur donner l’occasion de densifier de manière consé- quente leur réseau d’établissements 6 et d’arriver à quasiment en doubler le nombre en un siècle 7. La caractéristique principale des couvents obser- vants, savoyards et vaudois, est qu’ils correspondent tous à de nouvelles fondations, aucun établissement antérieur de ces régions n’ayant accepté le passage à l’Observance 8. Les couvents vaudois du XIIIe siècle sont donc demeurés dans la mouvance conventuelle jusqu’à leur suppression, lors du passage à la Réforme de ces régions, entre 1536 et 1555.

. 2 La fondation de ces quatre couvents a lieu respectivement en 1234, 1258, 1289- 1298 et 1295-1296. 3. Vevey, 1422-1424 ; Orbe, 1426-1430. 4. Fondation en 1490. 5. Selon les calculs de J.-P. Leguay, la Savoie compte en 1500 un total de 21 couvents (« Urbanisme et ordres mendiants », p. 171). 6. Plus particulièrement pour les frères mineurs. Cf. É. Pierregrosse, « Foyers et diffusion de l’Observance dans les domaines de la Maison de Savoie (Piémont exclu) aux XVe-XVIe siècles », p. 255. 7. J.-P. Leguay, « Urbanisme et ordres mendiants », p. 169. 8. É. Pierregrosse, « Foyers et diffusion de l’Observance dans les domaines de la Maison de Savoie (Piémont exclu) aux XVe-XVIe siècles », p. 256. AYMON DE MONTFALCON ET L’OBSERVANCE 49

Au niveau de la chronologie, le XVe siècle amène des fondations de manière relativement régulière en Savoie avec deux vagues importantes, l’une entre 1413 et 1430 environ 9, et l’autre entre 1451 et 1481 10. Les établissements fondés par Aymon de Montfalcon dans le Pays de Vaud à la fin du XVe siècle se situent donc en droite ligne de ceux que nous venons de mentionner pour la Savoie, avec comme maître-mot l’Observance.

2. Les fondations observantes d’Aymon de Montfalcon

Comme nous venons de le voir, aucun établissement antérieur au XVe siècle n’a, dans le Pays de Vaud comme en Savoie, accepté le pas- sage à l’Observance. Par conséquent, si Aymon de Montfalcon avait pour ambition d’implanter l’Observance en terre vaudoise, il lui fallait d’em- blée imaginer la fondation de nouveaux établissements. Ancien proche de la cour de Savoie, il est tout à fait attendu que si volonté de fonder des couvents il y avait, ces derniers seraient observants ; et c’est ce qui se produisit. Selon l’ensemble de la documentation à notre disposition, il semblerait que l’évêque ait attendu environ trois ans après son arrivée dans sa nouvelle fonction lausannoise avant d’entamer des démarches dans ce sens. Trois couvents mendiants sont construits dans les pre- mières années de son épiscopat. Deux sont exclusivement de son fait : les franciscains colétans de Morges et les carmes de Sainte-Catherine du Jorat. Quant au troisième, le couvent du Tiers-Ordre franciscain de Savigny, les tractations en vue de sa fondation avaient commencé avant l’arrivée du nouvel évêque. Elles s’étaient cependant brutalement

. 9 Avec les fondations de dominicains à Chambéry en 1413, à Annecy en 1422, de carmes à Pont-de-Beauvoisin en 1419, de clarisses colettines à Vevey et Orbe en 1422 et 1424-1426 et d’ermites de Saint-Augustin à Thonon en 1427. Cf. notamment J.-P. Leguay, « Urbanisme et ordres mendiants », p. 170. 10. Avec les fondations de franciscains observants à Belley en 1451, à Myans en 1458, à Nice en 1460, à Chambéry en 1462, à Cluses en 1471, à Saint-Michel-de-Moûtier en 1471, à Pont-de-Vaux en 1472, à Sospel en 1480 et à Bourg-en-Bresse en 1481 ; pour les clarisses, il y a les fondations à Chambéry en 1471 et à Genève en 1474-1476 ; nous trouvons encore la fondation d’un établissement d’ermites de Saint-Augustin au Pont-d’Arve (Genève) en 1480. Cf. notamment É. Pierregrosse, « Foyers et diffusion de l’Observance dans les domaines de la Maison de Savoie (Piémont exclu) aux XVe- XVIe siècles », p. 260 et J.-P. Leguay, « Urbanisme et ordres mendiants », p. 170. 50 ÉTUDES DE LETTRES interrompues quelques jours seulement après les premières démarches, suite au décès de Benoît de Montferrand, prédécesseur d’Aymon de Montfalcon. Cet établissement n’était par ailleurs pas issu de la volonté de l’ancien évêque, mais d’une requête de Pierre de Roseto, vicaire de la province de Bourgogne et de Strasbourg du Tiers-Ordre franciscain. Aymon de Montfalcon n’a donc fait que reprendre le projet et l’a mené à son terme. Nous nous concentrerons par conséquent dans cette étude sur les deux fondations de Morges et du Jorat, tout en incluant de manière sporadique celle de Savigny.

2.1. Un choix : des mendiants observants

Le point commun évident entre les trois fondations mentionnées ci-dessus est l’Observance, bien que toutes trois ne correspondent pas à une même manière de la pratiquer et de la penser. Or, comme nous venons de le voir, Aymon de Montfalcon, de par son origine et ses rela- tions, a forcément été influencé par les couvents observants de Savoie. La littérature secondaire, et notamment Jacques Fodéré 11 qui écrit au XVIIe siècle, se plaît à voir un lien personnel entre Annable d’Antioche, premier gardien des frères mineurs de Morges, et l’évêque de Lausanne. En effet, ce prédicateur franciscain, reconnu pour ses talents d’orateur, était lié à la cour de Savoie qu’il avait rejointe à la suite de la duchesse Anne de Chypre 12. Le prélat lausannois aurait donc fait venir sur ses terres le frère Annable qu’il avait déjà entendu prêcher, celui-ci étant un prédicateur qui s’était apparemment déjà rendu dans la région. Le but de l’évêque était cependant de faire rester Annable afin que lui et ses sujets puissent bénéficier de ses prédications 13. Le prédicateur était

11. J. Fodéré, Narration Historique et Topographique de Couvents de l’ordre de S. François et Monastères de S. Claire érigez en la Province anciennement appelée de Bourgogne, à présent S. Bonaventure, p. 839-842. 12. B. Andenmatten, « Antioche, Annable d’ ». 13. « […] il frequentoit souvent ce beau et aggreable pays de Vaux, separé de celuy de Chablais par le lac de Geneve, le tout estant des Estats du Duc de Savoye, où pour ses predications il edifioit grandement le peuple, parmy lequel il acqueroit une belle reputation, par sa bonne vie, particulierement R. Aymond de Montfalcon Evesque de Lausanne l’avoit en une estroicte affection » (J. Fodéré, Narration Historique et Topographique de Couvents de l’ordre de S. François et Monastères de S. Claire érigez en la Province anciennement appelée de Bourgogne, à présent S. Bonaventure, p. 839, repris AYMON DE MONTFALCON ET L’OBSERVANCE 51 déjà religieux au couvent de Cluses, lui-même fondé, entre autres, par une figure importante de l’Observance, le frère Jean Bourgeois 14. Cette fondation morgienne se situe donc en droite ligne des couvents savoyards observants précédemment mentionnés. Cette filiation peut tout d’abord se voir dans le choix de l’ordre : des franciscains colétans, issus de la réforme de Colette de Corbie qui a notamment été à l’origine des couvents féminins réformés de Vevey et d’Orbe, mais également de nombreux autres en Savoie. Toutes ces fondations ont par ailleurs été soutenues par la Maison de Savoie. Ensuite, par la volonté de placer à sa tête le personnage d’Annable d’Antioche, lui aussi sorti des rangs de l’Observance savoyarde. Quant au choix du lieu, l’évêque avait décidé, dans un premier temps, d’implanter le couvent à Lausanne. Or, comme nous le savons, cette ville possédait déjà un couvent influent qui entre- tenait de bons rapports avec le Conseil de ville et qui, par ailleurs, avait rejeté à deux reprises le passage à l’Observance 15. Il était donc difficile de justifier l’implantation d’un nouveau couvent concurrent, tant au niveau de la doctrine que du partage de la zone terminaire et donc des quêtes et des dons. Par ailleurs, il semble que les habitants de Morges aient for- mulé expressément la requête d’avoir l’établissement dans leur ville. Pour cela, ils se sont adressés au duc Philibert de Savoie dont dépendait la ville ; ce dernier, par une lettre adressée à Aymon de Montfalcon et datée du 20 juillet 1497, demanda à ce que les frères mineurs s’installent dans cette localité 16. Il s’agit donc d’une implantation urbaine d’un couvent appartenant à une mouvance observante.

par A. Wildermann, « Morges », p. 400 et M.-P. Anglade, « Les cordeliers de Morges (1497- 1536) », p. 141). 14. J.-P. Leguay, « Urbanisme et ordres mendiants », p. 170 ; É. Pierregrosse, « Foyers et diffusion de l’Observance dans les domaines de la Maison de Savoie (Piémont exclu) aux XVe-XVIe siècles », p. 258. 15. S. Manzi, « Les couvents mendiants et les autorités laïques de Lausanne », p. 125- 127. 16. Selon J. Fodéré, « on [les habitants de Morges et le duc] luy representa que dans sa Cité de Lausanne, y avoit desja un beau Convent des PP. Conventuels, du mesme Ordre S. François, & qu’il seroit plus utile pour la commodité de ses Diocésains, de le faire autre part, mesmement en la ville de Morges, attendu le zele des habitans & la volonté du Prince » (J. Fodéré, Narration Historique et Topographique de Couvents de l’ordre de S. François et Monastères de S. Claire érigez en la Province anciennement appelée de Bourgogne, à présent S. Bonaventure, p. 840). 52 ÉTUDES DE LETTRES

Concernant les carmes du Jorat, la démarche fut quelque peu différente. Il semblerait qu’Aymon de Montfalcon ait convoqué, à l’Avent 1494, le frère Henri Riond afin de lui faire part de son projet de fondation 17. Ce frère s’est ensuite rendu aux États de Vaud, tenus à Moudon en février de l’année suivante, pour exposer le projet de fondation de l’évêque d’une institution à l’emplacement de l’ancien hôpital à demi-ruiné de Sainte-Catherine, dans les bois du Jorat 18. Le rattachement au courant de l’Observance de cet établissement se fait donc selon un biais tout à fait différent de celui de Morges. Le lieu choisi pour son emplacement détermine sa nature : il appartient à ce que l’on nomme communément les fondations « du désert » ou « désertiques ». En effet, elles ont comme caractéristique de se trouver dans une zone non urbaine, périphérique, éloignée du centre des localités, en l’occurrence de la ville de Lausanne, et surtout proche, voire à l’intérieur, d’une forêt, ici le Grand bois du Jorat. La forêt est justement perçue, dans l’imaginaire médiéval chrétien, comme apparentée au désert biblique dans lequel s’installe l’ermite ; celui-ci est alors à la marge entre nature et culture 19. Le Jorat doit donc être considéré comme un « désert-forêt » 20, dans lequel vivent, toujours selon l’imaginaire médiéval, aussi bien des voleurs, des brigands que des assassins, contraints de se cacher dans un monde en marge, que des âmes chrétiennes venues chercher la quiétude pour la prière 21. Le choix de ce bâtiment préexistant, l’hôpital Sainte-Catherine, pour accueillir le nouveau couvent n’est donc pas anodin : situé sur la route reliant Lausanne à Moudon, Fribourg et Berne 22, il permettra, selon la volonté de l’évêque, de favoriser le passage du Jorat 23 qui, pour les Lausannois du Moyen Âge, représentait un lieu dangereux, peuplé de brigands et d’étrangers 24. L’ordre des carmes a par ailleurs lui aussi

17. AVL, Corps de Ville, A 183 et A 183 bis, 5 février 1495. Je profite de cette occasion pour remercier chaleureusement Lionel Dorthe qui m’a permis d’élucider toutes les subtilités de ce document. 18. AVL, Corps de Ville, A 183 bis. 19. J. Le Goff, « Le désert-forêt dans l’Occident médiéval », p. 74 ; L. Dorthe, « Les brigands du Jorat aux marges de Lavaux, entre imaginaire et réalité », p. 123. 20. Ibid., p. 123. 21. Ibid., p. 124. 22. F. Huot, « Couvent (Ste-Catherine) du Jorat (Lausanne VD) », p. 1170. 23. AVL, Corps de Ville, A 183 bis. 24. L. Dorthe, « Les brigands du Jorat aux marges de Lavaux, entre imaginaire et réalité », p. 124 sq. AYMON DE MONTFALCON ET L’OBSERVANCE 53 connu des mouvements apparentés à l’Observance durant le XVe siècle. Preuve en est l’affiliation en 1432 de l’unique autre couvent de cet ordre en Suisse, à Géronde en Valais, au mouvement de réforme initié par Thomas Connecte en Italie, nommé la Congrégation de Mantoue 25. Cet établissement sera par la suite, en 1489, réintégré à la province de Narbonne 26 à laquelle sera également affiliée Sainte-Catherine du Jorat. Au-delà du lieu choisi pour son emplacement qui, comme nous l’avons vu, le rattache au mouvement de l’Observance par le biais des fonda- tions dites du désert, le couvent du Jorat pourrait donc avoir été affilié à l’Observance carme de par son rattachement à la province de Narbonne, puisque la réforme, menée par Jean Soreth, se propagea en France à partir des années 1460 27. Cependant, aucune source ne vient attester précisément cette filiation. Quant au couvent du Tiers-Ordre franciscain de Savigny, bien que n’ayant pas été à proprement parler désiré par l’évêque, il appartient, lui aussi à l’Observance. Tout d’abord de par son emplacement. Tout comme celui de Sainte-Catherine, le couvent du Tiers-Ordre se situe dans la zone du nord de Lausanne, touchant le Jorat, et il s’installe sur les bases d’une ancienne chapelle préexistante 28. L’établissement a été fondé dans un bourg abandonné depuis quelques temps par ses habitants, partis vivre plus au sud dans la région de Lutry, au bord du lac 29. Par ailleurs, les informations que nous possédons au sujet de son fondateur, Pierre de Roseto, laissent à penser qu’il appartient de plein droit au courant observant. Celui-ci était frère dans un couvent franciscain de l’Observance avant d’entrer, à une date indéterminée, dans le Tiers-Ordre 30. Fort de ces considérations, nous pourrions envisager de voir le problème à l’en- vers. La fondation de Savigny datant de mai 1491, elle est par conséquent

25. Thomas Connecte n’est pas seulement l’instigateur de la Congrégation de Mantoue, mais également le fondateur du couvent de Géronde. F. Huot, « Introduction générale », p. 1134 et « Couvent (Notre-Dame) de Géronde », p. 1138 sq. ; P. W. Janssen, Les origines de la réforme des carmes en France au XVIIe siècle, p. 26 ; M. de Sainte- Marie, « Carmel (Ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel) », cols 1084 sq. ; L. Saggi, « Carmelitani », cols 462 sq. 26. F. Huot, « Introduction générale », p. 1134 et « Couvent (Notre-Dame) de Géronde », p. 1138 sq. 27. P. W. Janssen, Les origines de la réforme des carmes en France au XVIIe siècle, p. 28. 28. A. Wildermann, « Savigny », p. 730. 29. Ibid. 30. J.-P. Bastian, « Réforme observante et emprise territoriale », p. 215. 54 ÉTUDES DE LETTRES antérieure à celle de Sainte-Catherine. Elle a donc pu être un modèle pour l’évêque qui, trois ans plus tard, décida d’installer d’autres frères, non loin de là, dans un couvent qui, cette fois, lui sera entièrement attribué.

2.2. Les premières pierres et les donations

Au-delà de la volonté de fondation, il fallait donner aux frères les moyens concrets et financiers de construire ces couvents. C’est bien évidemment Aymon de Montfalcon qui, dans les deux cas, est le principal donateur. Le prélat donna un pré aux franciscains de Morges, entre la fin du mois d’août et le début du mois de septembre 1497, terrain qu’il avait préa- lablement acheté en vue de la construction de l’institution, juste après avoir accepté de l’établir dans cette ville 31. Les carmes reçurent quant à eux 400 toises de terrain autour de la ruine de l’église de Sainte- Catherine, ainsi que l’affouage, l’usage du bois de construction et les droits de pâturage dans le reste de la forêt du Jorat 32. En revanche, dans un cas comme dans l’autre, des conflits retardèrent la pose de la première pierre de l’église. À Morges, alors que le duc de Savoie et les habitants avaient eux-mêmes réclamé l’installation des frères, c’est avec le curé de la localité, qui craignait d’être lésé par l’arrivée d’une concurrence men- diante, que les franciscains durent composer. Le conflit fut réglé en août 1498 par l’évêque lui-même qui proposa en dédommagement au prêtre une somme de 100 florins pour l’acquisition d’une rente de 5 florins annuels 33. Le geste symbolique de la pose intervint donc le 24 mai 1500, accompagné d’une donation de 4000 florins en vue de la construction de l’édifice 34. D’autres donateurs principaux concoururent financièrement à la construction du couvent de Morges. En premier lieu, nous retrouvons

31. J. Fodéré, Narration Historique et Topographique de Couvents de l’ordre de S. François et Monastères de S. Claire érigez en la Province anciennement appelée de Bourgogne, à présent S. Bonaventure, p. 840 sq. ; M.-P. Anglade, « Les cordeliers de Morges (1497-1536) », p. 142 sq. 32. AVL, Corps de Ville, A 186 et 187 ; Extraits des manuaux du Conseil de Lausanne (1383-1511), p. 114 ; F. Huot, « Couvent (Ste-Catherine) du Jorat (Lausanne VD) », p. 1170 sq. 33. Archives cantonales vaudoises (ACV), Minutaire Perceval Gruet, Dg 133, p. 67 sq. ; A. Wildermann, « Morges », p. 401. 34. ACV, Minutaire Perceval Gruet, Dg 133, p. 93 ; M.-P. Anglade, « Les cordeliers de Morges (1497-1536) », p. 144 ; A. Wildermann, « Morges », p. 401. AYMON DE MONTFALCON ET L’OBSERVANCE 55 bien évidemment Philibert, duc de Savoie, qui s’était personnellement impliqué dans la requête du choix d’emplacement de l’établissement. Il fit une donation annuelle de 100 florins d’or jusqu’à l’achèvement de la construction, que sa femme Marguerite d’Autriche continua à verser après sa mort survenue en 1504 35. L’autre donateur important fut le frère d’Annable d’Antioche, Georges, qui offrit 100 florins d’Allemagne 36. Les carmes durent s’armer de davantage de patience pour obtenir la première pierre de leur église. En effet, les relations étaient déjà très tendues entre l’évêque et les habitants de Lausanne du temps du pré- décesseur d’Aymon, Benoît de Montferrand 37. Or, il se trouve qu’une partie du Jorat, et en particulier le lieu choisi par l’évêque pour l’instal- lation des frères carmes, « appartenait de plein droit à la commune de Lausanne » 38. Les conseillers de ville s’élevèrent donc contre la première donation de terrains qu’Aymon avait faite en faveur du couvent 39, ce qui retarda fortement le début de la construction 40. En août 1510 intervint une modification de la première donation d’Aymon en faveur des carmes, afin de contenter les bourgeois de Lausanne. Les 400 toises se réduisirent à un enclos fermé et délimité. Pour le reste, les frères n’obtinrent que la première herbe sur les pâturages 41. Les nouvelles conditions furent

. 35 J. Fodéré, Narration Historique et Topographique de Couvents de l’ordre de S. François et Monastères de S. Claire érigez en la Province anciennement appelée de Bourgogne, à présent S. Bonaventure, p. 841. 36. Ibid. 37. C’est notamment durant cet épiscopat que la Ville inférieure et la Cité ont décidé de fusionner pour ne constituer plus qu’une seule communauté politique face au pouvoir du prince-évêque. Cf. à ce sujet C. Thévenaz Modestin, Un mariage contesté. 38. F. Huot, « Couvent (Ste-Catherine) du Jorat (Lausanne VD) », p. 1171. 39. Dans les extraits des procès-verbaux du Conseil de ville publiés par E. Chavannes, nous retrouvons le refus catégorique de ce dernier d’admettre la nou- velle fondation. En date du 17 août 1497, il est ainsi indiqué que : Prior cartusie nove (sic) que erigitur in hospitali beate Katharine presentavit litteras sue fondacionis et requi- sivit ven. consilium quod dignaretur laudare et approbare dictam fondacionem. Qua visa, predictum ven. consilium, quia locus et circonstancie dicte fondacionis pertinent pleno jure communitati Lausanne, venerabile. consilium ipsam fondacionem non admisit, in Extraits des manuaux du Conseil de Lausanne (1383-1511), p. 111 ; F. Huot, « Couvent (Ste- Catherine) du Jorat (Lausanne VD) », p. 1171. 40. Ibid. 41. Archives de la ville de Lausanne (AVL), Corps de Ville, K 2 ; Extraits des manuaux du Conseil de Lausanne (1383-1511), p. 115 ; F. Huot, « Couvent (Ste-Catherine) du Jorat (Lausanne VD) », p. 1171. 56 ÉTUDES DE LETTRES définitivement acceptées entre septembre 1511 et août 1512 par la ville et les frères 42. La construction de l’église ne semble pourtant pas être intervenue avant une décennie. Preuve en est l’existence d’un compte spécifique pro edificatione ecclesie conventus Sante Catherine in Joreto 43 datant des années 1522 à 1531 44. C’est le neveu d’Aymon, Sébastien de Montfalcon, monté sur le siège épiscopal de Lausanne en 1517, qui rassembla les fonds nécessaires à l’ouvrage 45. Quant aux bâtiments conventuels, ils avaient dû être habitables bien avant cette date. En effet, au moins une partie de l’ancien hôpital aurait servi aux frères et avait subi des réparations avec notamment le concours financier du Conseil de ville de Lausanne qui, en 1498-1499, offrit 4000 tuiles 46. Aucune donation pécuniaire ne semble avoir été faite par Aymon aux carmes, comme cela avait été le cas en 1500 pour les franciscains de Morges. Cependant, deux nouvelles donations intervinrent peu avant sa mort en 1517, constituées pour l’essentiel de poses de vignes 47. D’autres dona- teurs se manifestèrent pour l’édification de l’établissement, notamment Charlotte de Vergy, veuve de Jean d’Estavayer, bailli de Vaud, en 1514 48. Le cas de Savigny est à traiter complètement à part. Bien que n’étant pas issu de la volonté d’Aymon de Montfalcon, l’évêque en a pourtant facilité l’implantation. En juillet 1491, soit moins de trois mois après l’autorisation de Benoît de Montferrand, décédé entre temps, le prélat lausannois nouvellement élu accorda une indulgence de quarante jours aux fidèles qui se rendraient à Savigny pour y visiter la chapelle 49. Il

42. AVL, Corps de Ville, K 3, K 4, K 5 ; Extraits des manuaux du Conseil de Lausanne (1383-1511), p. 115 ; F. Huot, « Couvent (Ste-Catherine) du Jorat (Lausanne VD) », p. 1171. 43. ACV, C VI k 1, comptes pour l’édification du couvent de Sainte-Catherine, 1522-1531. 44. M. Grandjean, La ville de Lausanne, p. 314. 45. AVL, Corps de Ville, C VI k 1 ; M. Grandjean, La ville de Lausanne, p. 314 sq. ; F. Huot, « Couvent (Ste-Catherine) du Jorat (Lausanne VD) », p. 1171. 46. AVL, D 221, comptes 1498-1499, fol. 24 ; M. Grandjean, La ville de Lausanne, p. 314. 47. Extraits des manuaux du Conseil de Lausanne (1383-1511), p. 115 ; F. Huot, « Couvent (Ste-Catherine) du Jorat (Lausanne VD) », p. 1171. 48. ACV, D l 43, I, le 17 mai 1514 ; M. Grandjean, Lausanne, p. 400. 49. Archives communales de Lutry, Bleu F 27, Registrum, fol. 87-88v ; A. Wildermann, « Savigny », p. 730 ; J.-P. Bastian, « Réforme observante et emprise territoriale », p. 213 sq. AYMON DE MONTFALCON ET L’OBSERVANCE 57 renouvela son soutien afin de recueillir des fonds en vue de la réparation et de la construction des bâtiments conventuels à diverses reprises, en tout cas jusqu’en 1494 50. Même les conflits, qui avaient occasionné un procès retentissant tenu à Bâle et opposant les religieux de Savigny à l’évêque de Lausanne, mettent en lumière le soutien apporté par les deux prélats, d’abord Benoît de Montferrand, puis Aymon de Montfalcon, aux frères du Tiers-Ordre dans leur installation 51. En effet, l’évêque avait donné une chapelle au groupe de frères, outrepassant ainsi les droits sur les paroisses lausannoises qui appartenaient alors au chapitre 52. C’est bien ce dernier qui était impliqué pleinement dans le procès 53. Donation il y a donc bien eu de la part du prélat, même si celle-ci a porté à controverse.

Conclusion

Nous avons donc affaire ici à trois fondations mendiantes datant des années 1490-1500, dans le Pays de Vaud, à proximité de Lausanne et sorties de terre grâce au concours de l’évêque fraîchement élu : Aymon de Montfalcon, prélat soucieux de l’orthodoxie puisqu’il choisit la mouvance observante. Le prélat arrive en Pays de Vaud depuis la Savoie avec un modèle en tête : les couvents mendiants de l’Observance, et plus particulièrement celle mise en place par Colette de Corbie dans la pre- mière moitié du siècle. Or, il se trouve que, tout comme en Savoie, le Pays de Vaud ne connaît pas de passage à l’Observance pour les cou- vents « primitifs », fondés au XIIIe siècle. Les deux tentatives avor- tées de passage à l’Observance, notamment par le concile de Bâle, des franciscains conventuels de Lausanne en sont un bon exemple. En effet, dans les comptes des prieurs de la Ville inférieure de Lausanne, en date du mercredi 23 septembre 1439, nous trouvons des traces du paiement de repas pour des conseillers « qui donnèrent réponse à Maître François au sujet de la réformation prédite en la maison desdits religieux », soit les franciscains de Lausanne. La seconde mention, plus allusive, date d’octobre 1440 et concerne une rencontre entre un certain Nicod Festi et

50. A. Wildermann, « Savigny », p. 730 sq. 51. J.-P. Bastian, « Réforme observante et emprise territoriale », p. 222. 52. Ibid., p. 213. 53. Ibid., p. 223. 58 ÉTUDES DE LETTRES les conseillers de ville à propos d’une requête des frères mineurs. Le refus de passage à l’Observance a donc été soutenu par la ville, par le biais de ses conseillers, qui, du moins dans le premier cas, avait fourni le lieu de la rencontre et payé une partie des repas 54. La volonté de l’évêque d’établir dans un premier temps son nouveau couvent à Lausanne semble quant à elle motivée par une volonté d’asseoir son autorité. La décision de fonder un établissement mendiant réformé qui lui soit directement affilié, dans une ville qui en possédait déjà un resté fidèle au mouvement conventuel, en est un premier indice. Le fait que ce premier couvent entretienne des rapports étroits avec le Conseil de ville, avec lequel l’évêque est justement en conflit, n’est non plus pas anodin. Enfin, décider de fonder un second couvent, celui de Sainte-Catherine du Jorat, en empiétant sur les terres appartenant à cette même entité poli- tique, le Conseil de ville, n’est peut-être pas innocent non plus et démontre à nouveau une volonté d’affirmer sa puissance et ses prérogatives. En définitive, le couvent franciscain se fera à Morges et les terrains cédés aux carmes réduits au strict minimum. Le cas de Savigny semble également intéressant puisqu’il oppose cette fois-ci l’évêque au chapitre par le biais de la donation d’une cha- pelle qui relevait en réalité de l’autorité capitulaire. Par ces trois fonda- tions mendiantes dont il a soutenu l’installation, nous percevons l’image d’un évêque qui tente, sans grand succès, d’imposer ses prérogatives aussi bien à la ville qu’au chapitre, après l’épiscopat compliqué de Benoît de Montferrand. Souvenons-nous, par ailleurs, que sa nomination en tant que prélat lausannois n’était pas le fait du chapitre, à qui revenait en prin- cipe le droit d’élection, mais résultait d’une intervention directe du duc de Savoie qui avait plaidé sa candidature à Rome. Ces tensions entre l’évêque de Lausanne d’un côté et la ville et le chapitre de l’autre se ressentent donc également dans le cas des fondations conventuelles épiscopales. Son besoin d’asseoir son pouvoir à travers ces établissements ne va cependant pouvoir se concrétiser dans aucun des cas étudiés, que ce soit à Morges, dans le Jorat ou à Savigny.

Stéphanie Vocanson-Manzi Université de Lausanne

54. S. Manzi, « Les couvents mendiants et les autorités laïques de Lausanne », p. 125- 127. AYMON DE MONTFALCON ET L’OBSERVANCE 59

BIBLIOGRAPHIE

Sources

Extraits des manuaux du Conseil de Lausanne (1383-1511), publ. et annotés par Ernest Chavannes, Lausanne, 1881, p. 3-378 (Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande, 1e série/XXXV). Fodéré, Jacques, Narration Historique et Topographique de Couvents de l’ordre de S. François et Monastères de S. Claire érigez en la Province anciennement appelée de Bourgogne, à présent S. Bonaventure, Lyon, chez Rigaud, 1619.

Travaux

Andenmatten, Bernard, « Antioche, Annable d’ », in Dictionnaire historique de la Suisse (en ligne : ). Anglade, Marie-Pascal, « Les cordeliers de Morges (1497-1536) », Revue historique vaudoise, 22 (1914), p. 139-154. Bastian, Jean-Pierre, « Réforme observante et emprise territoriale : l’éphémère implantation du couvent du Tiers-Ordre de Saint- François à Savigny, diocèse de Lausanne, 1491-1531 », Revue historique vaudoise, 125 (2017), p. 201-236. Dorthe, Lionel, « Les brigands du Jorat aux marges de Lavaux, entre imaginaire et réalité », in La mémoire de Lavaux. Territoire, population, éducation, société, éd. par Jean-Pierre Bastian, Bière, Cabedita, 2014, p. 107-134. Grandjean, Marcel, La ville de Lausanne. Introduction, extension urbaine, ponts, fontaines, édifices religieux (sans la cathédrale), hospitaliers, édifices publics, Bâle, Birkhaüser, 1965 (Les Monuments d’art et d’histoire du canton de Vaud, 1). 60 ÉTUDES DE LETTRES

—, Lausanne. Villages, hameaux et maisons de l’ancienne campagne lausannoise, Bâle, Birkhaüser, 1981 (Les Monuments d’art et d’histoire du canton de Vaud, 4). Huot, François, « Introduction générale », in Helvetia Sacra, VI. Die Karmeliter in der Schweiz, bearbeitet von D. François Huot, redi- giert von Brigitte Degler-Spengler, Bern, Francke, 1974, p. 1133- 1136. —, « Couvent (Notre-Dame) de Géronde », in Helvetia Sacra, VI. Die Karmeliter in der Schweiz, bearbeitet von D. François Huot, redigiert von Brigitte Degler-Spengler, Bern, Francke, 1974, p. 1137-1169. —, « Couvent (Ste-Catherine) du Jorat (Lausanne VD) », in Helvetia Sacra, VI. Die Karmeliter in der Schweiz, bearbeitet von D. François Huot, redigiert von Brigitte Degler-Spengler, Bern, Francke, 1974, p. 1170-1175. Janssen, Petrus Wilhelmus, Les origines de la réforme des carmes en France au XVIIe siècle, La Haye, M. Nijhoff, 1963. Le Goff, Jacques, « Le désert-forêt dans l’Occident médiéval », in L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 59-75. Leguay, Jean-Pierre, « Urbanisme et ordres mendiants. L’exemple de la Savoie et de Genève (XIIIe-début XVIe siècle) », in Religion et mentalités au Moyen Âge : mélanges en l’honneur d’Hervé Martin, éd. par Sophie Cassagnes-Brouquet, Amaury Chauou, Daniel Pichot, Lionel Rousselot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 167-182. Manzi, Stéphanie, « Les couvents mendiants et les autorités laïques de Lausanne : des tentatives observantes à la sécularisation protestante (1436-1536) », in Religion et pouvoir. Citoyenneté, ordre social et discipline morale dans les villes de l’espace suisse (XIVe- XVIIIe siècles), éd. par Mathieu César, Marco Schmidt, Neuchâtel, Alphil, 2014, p. 117-136. Pierregrosse, Édith, « Foyers et diffusion de l’Observance dans les domaines de la Maison de Savoie (Piémont exclu) aux XVe- XVIe siècles », in Identités franciscaines à l’âge des réformes, éd. par Frédéric Meyer, Ludovic Viallet, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005, p. 255-273. AYMON DE MONTFALCON ET L’OBSERVANCE 61

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LA DÉFENSE D’UNE CAUSE PERDUE. LE RÔLE DE L’ÉVÊQUE AYMON DE MONTFALCON DANS LES PROCÈS JETZER (BERNE, 1507-1509)

Cet article se penche sur le rôle joué par l’évêque Aymon de Montfalcon dans les trois procès Jetzer, menés dans les années 1507-1509 à Lausanne et à Berne et concer- nant des apparitions de la Vierge Marie survenues dans la première moitié de 1507 dans le couvent des dominicains de Berne. L’accusé fut d’abord un jeune frère convers du nom de Hans Jetzer qui avait vu les apparitions, puis ce fut le tour des supérieurs du couvent, suspectés d’être leurs instigateurs. Aymon de Montfalcon essaya de rendre justice aux deux parties. Il voulut d’abord préserver le frère convers d’un traitement trop dur de la part de la ville de Berne ; il voulut ensuite épargner les supérieurs du couvent de la condamnation au bûcher, même s’il les considérait probablement comme coupables, entre autres, du crime de profanation d’hostie qui semble l’avoir particulière- ment préoccupé. Dans les deux cas, l’évêque de Lausanne défendait une cause perdue, peut-être aussi parce que, politiquement, il se situait du côté du roi de France qui était en train de perdre, à ce moment-là, la confiance – et les mercenaires – des Confédérés et de la ville de Berne.

Introduction

Pendant près de deux ans – de l’été 1507 jusqu’à la fin mai 1509 –, l’évêque de Lausanne Aymon de Montfalcon a été impliqué de manière continue dans les procès Jetzer, alors instruits à Berne. Il s’agit de l’his- toire d’un jeune artisan-tailleur du nom de Hans Jetzer qui fut admis en automne 1506 comme frère convers dans le couvent des dominicains de Berne où, durant le premier semestre de 1507, il eut de fréquentes appa- ritions de la Vierge Marie, accompagnée de saintes et de saints comme Barbara, Cécile, Catherine de Sienne et Bernard de Clairvaux ; ces per- sonnages plaidaient en faveur de la doctrine de la conception maculée de 64 ÉTUDES DE LETTRES la Vierge, défendue par l’Ordre des dominicains à l’encontre de celui des franciscains. Il s’ensuivit trois procès inquisitoriaux, instruits pour déter- miner qui était à l’origine des apparitions ; le premier fut dirigé unique- ment contre Hans Jetzer, les deuxième et troisième – le procès principal et le procès en révision – contre Jetzer et les quatre supérieurs du couvent des dominicains de Berne, qui furent finalement condamnés au bûcher et exécutés à Berne le 31 mai 1509. Si les biographes d’Aymon de Montfalcon ont effectivement eu connaissance de son intervention dans cette affaire, ils n’ont pourtant jamais vraiment approfondi la question. Dans la notice rédigée pour Helvetia Sacra, Laurette Wettstein se contente d’écrire que « de 1507 à 1509, il intervient au procès Jetzer en qualité de juge ordinaire puis de juge apostolique », alors que Maxime Reymond estime cette affaire suffisamment étudiée pour être davantage développée, tout en commet- tant quelques erreurs factuelles qui démontrent une connaissance bien superficielle du dossier :

En 1507 et 1508 [!], on le voit présider lui-même l’enquête contre les deux [en fait quatre] Dominicains de Berne qui, avec le novice Jetzer, avaient attaqué le dogme [!] de l’Immaculée Conception et s’étaient livrés à des sacrilèges qui entraînèrent leur condamnation. Cette affaire est trop connue pour que nous ayons besoin ici d’insister 1.

De fait, alors que les actes des trois [!] procès Jetzer avaient été édités en 1904 déjà, personne, hormis leur éditeur Rudolf Steck, professeur de Nouveau Testament à l’Université de Berne de 1881 à 1921, ne s’est donné la peine d’en faire une analyse sérieuse 2. En revanche, la question de la culpabilité des accusés a été abordée de manière plus approfondie. Le 31 mai 1509, les quatre responsables du couvent, soit le prieur Johann Vatter, le lecteur Stephan Boltzhurst, le sous-prieur Franz Ueltschi et le procureur Heinrich Steinegger furent exécutés, accusés d’avoir, entre autres, simulé devant le frère convers Hans Jetzer de fausses apparitions de la Vierge Marie. Jusqu’à la fin du

1. Helvetia Sacra, I/4, p. 146 ; M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 35. Tous mes remerciements au Prof. B. Andenmatten pour la traduction de mon article ! 2. Die Akten des Jetzerprozesses nebst dem Defensorium, hrsg. von Rudolf Steck (voir la bibliographie). LA DÉFENSE D’UNE CAUSE PERDUE 65

XIXe siècle, on a pensé que les quatre frères étaient effectivement cou- pables, avant que l’ecclésiastique catholique Nikolaus Paulus – connu par son ouvrage sur les indulgences médiévales – n’amorce en 1897 un ren- versement de perspective en parlant d’un meurtre judiciaire et en repor- tant l’ensemble de la culpabilité sur le convers Jetzer qui eut la vie sauve en 1509 3. Au cours du XXe siècle, la plupart des chercheurs l’ont suivi dans cette interprétation, y compris l’éditeur des procès, Rudolf Steck, qui est a priori le meilleur connaisseur du dossier. Depuis quelque temps, je conteste cette accusation unilatérale et infondée 4, même s’il ne sera pas question d’aborder ici la question de la culpabilité, mais plutôt d’étu- dier l’activité de l’un des nombreux juges intervenus dans cette affaire, l’évêque de Lausanne Aymon de Montfalcon, qui jugeait en parfaite connaissance de cause. Même après son accession au siège lausannois en 1491, Aymon de Montfalcon resta conseiller du duc de Savoie et l’un de ses plus impor- tants représentants auprès des Confédérés. C’est ainsi qu’il se rendit en décembre 1507 à Fribourg et à Berne, séjour qu’il rapporte lui-même au duc dans une missive 5. Il passa la première semaine de décembre à Fribourg et se rendit le samedi 4 décembre à Berne où il fut bien accueilli. Le dimanche, des délégués de Fribourg le rejoignirent à Berne, mais ils ne purent y rester, car ils devaient être présents à Fribourg le lendemain 6 décembre pour la Saint-Nicolas, ce qui constitue l’une des plus anciennes attestations de la célébration de cette fête 6. Pour sa part, l’évêque de Lausanne fut reçu ce même jour par le Petit Conseil de Berne, avec lequel il s’entretint de sa mission, soit le renouvellement de l’alliance entre la Savoie et Berne. Le Conseil ne prit pas immédiatement position,

. 3 N. Paulus, Ein Justizmord an vier Dominikanern begangen. Voir aussi id., Geschichte des Ablasses im Mittelalter. 4. K. Tremp-Utz, « Welche Sprache spricht die Jungfrau Maria ? » ; K. Utz Tremp, « Geschichte des Berner Dominikanerkonvents von 1269-1528 mit einer Darstellung der topographischen Verhältnisse in Kloster und Kirche zur Zeit des Jetzerhandels », « Eine Werbekampagne für die befleckte Empfängnis », art. « Bern (Männer) », art. « Jetzerhandel » ; je prépare une monographie sur l’affaire Jetzer qui devrait paraître en 2019. 5. M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 100- 102. Le rapport provient du recueil ACV, Ab 14, Affaires diplomatiques négociées par Aymon de Montfalcon pour le duc de Savoie, fol. 66-68 ; voir la contribution d’E. Pibiri dans ce volume. 6. K. Utz Tremp, « Un nom, des images, des reliques ». 66 ÉTUDES DE LETTRES probablement parce que le roi des Romains Maximilien Ier (1486-1519) avait fait des propositions aux Confédérés qui ne convenaient ni aux intérêts du duc de Savoie ni à ceux de l’évêque de Lausanne. Cependant, ce dernier était confiant dans le fait qu’elles seraient refusées, mais il savait que cela aurait un prix, et ceci d’autant plus que l’ambassadeur de France avait lui aussi déjà déboursé une somme importante, en plus de la pension habituelle… Le mercredi 8 décembre, fête de la Conception – pas encore Immaculée – de la Vierge, l’évêque célébra la messe dans la collégiale Saint-Vincent et mangea ensuite avec l’avoyer de Berne et les membres les plus éminents du Petit Conseil, ainsi qu’avec les délégués fribourgeois qui étaient revenus à Berne le jour précédent, sous la présidence de leur avoyer François Arsent (1507-1509). Tôt le lendemain matin se tint une séance de travail au sein du Petit Conseil, qui aborda effectivement de manière hésitante la question du renouvellement de l’alliance avec la Savoie, qui prit fin en mars 1508. Après un crochet par Soleure où il ren- contra le même climat distant, Aymon de Montfalcon retourna auprès de l’avoyer de Berne et il parla le lundi 13 décembre devant le Conseil des Soixante, le tout sans obtenir de résultat concernant le renouvellement de l’alliance avec la Savoie. Nous interrompons ici le résumé du rapport de l’évêque de Lausanne au duc de Savoie. Il passe sous silence le fait qu’Aymon de Montfalcon avait, le lundi 6 et le dimanche 12 décembre 1507, personnellement entendu dans sa résidence bernoise les témoins qui déposaient au pro- cès instruit contre le convers Hans Jetzer, cause qui avait commencé le 8 octobre précédent à Lausanne, comme nous le verrons plus bas 7. Il ne faut pas pour autant en déduire que l’évêque voulait dissimuler cette audition de témoins au duc de Savoie ; le prélat voulait simple- ment mettre en évidence dans son rapport les éléments qui concernaient plus directement la politique ducale et le renouvellement de l’alliance entre la Savoie et les Confédérés. L’audition des témoins se déroula dans la maison que les évêques de Lausanne possédaient à Berne depuis le milieu des années 1460, qui fut appelée ensuite Falken d’après le nom

7. Die Akten des Jetzerprozesses, I, p. 36-40 (6 et 12 décembre 1507). Le 12 décembre 1507, l’évêque de Lausanne consacra en plus le chœur nouvellement construit de l’église des dominicaines de Berne, voir Archives d’État de Berne, Fach Inselarchiv, 12 décembre 1507. LA DÉFENSE D’UNE CAUSE PERDUE 67 des deux évêques Montfalcon (et qui va de l’actuelle Marktgasse 11 à l’Amthausgasse 6). La maison détenait une licence d’aubergiste et les évêques y résidaient lorsqu’ils se rendaient à Berne. C’est là également qu’habitait en 1494 un certain Jakob Kaufmann qui rédigea son tes- tament en février 1506. Il y déclara qu’il était depuis environ 28 ans au service des évêques de Lausanne Benoît de Montferrand (1476-1491) et Aymon de Montfalcon, qu’il habitait dans leur maison de Berne et que ceux-ci lui devaient la somme de 400 livres pour son salaire et des travaux réalisés dans la demeure. Un certain Burkhart Schütz lui suc- céda, appelé l’aubergiste du Falken en 1515. Le dernier évêque résidant à Lausanne et neveu d’Aymon, Sébastien de Montfalcon (1517-1560), revendit en 1529 à la famille Reyff de Fribourg cette maison qui chan- gea encore plusieurs fois de propriétaires, jusqu’à ce qu’elle parvienne finalement en 1722 en mains de la corporation du Mittellöwen, pour finalement être vendue et démolie en 1904 8. Les Bernois protestants d’aujourd’hui ne peuvent pas imaginer que l’évêque de Lausanne possédait dans la seconde moitié du XVe siècle une maison dans leur ville et qu’il y séjournait régulièrement, car on a oublié que le diocèse de Lausanne s’étendait jusqu’à l’Aar et comprenait de ce fait aussi la ville de Berne. Pendant le procès Jetzer, l’évêque de Lausanne y demeura, épargnant de ce fait à la ville les frais de séjour supplémentaires qu’elle dut engager pour les autres juges 9.

Le procès Jetzer à Lausanne et à Berne (du 8 octobre 1507 au 22 février 1508)

Durant l’été 1507, Aymon de Montfalcon s’était déjà rendu à Berne, appelé par le Petit Conseil, toujours plus inquiet des événements surve- nus au couvent des dominicains. Au début de 1507 s’y trouvait un frère convers, l’artisan-tailleur Hans Jetzer, originaire de Zurzach, qui avait durant la nuit de curieuses apparitions : il avait d’abord vu un ancien prieur du couvent, Heinrich Kalpurg, qui souffrait au Purgatoire et demandait, par l’intermédiaire de Jetzer, que la communauté des frères intervienne par ses prières ; il avait aussi vu de nombreuses apparitions

. 8 M. Rageth-Fritz, Der Goldene Falken, p. 31 sq. 9. Die Akten des Jetzerprozesses, Beilagen 2, p. 659-664. 68 ÉTUDES DE LETTRES de la Vierge Marie et de saintes comme Barbara, Catherine de Sienne, etc. Durant la nuit du 24 au 25 mars, précédant la fête de l’Annon- ciation, la Vierge lui apparut et lui imprima un premier stigmate dans la main droite. Elle se manifesta ensuite régulièrement et, le 15 avril, elle métamorphosa dans sa main une hostie blanche en une hostie san- glante. Le 7 mai, Jetzer reçut les quatre autres stigmates (dans la main gauche, sur les deux pieds et sur le flanc droit) et, dès ce moment, il se livra quotidiennement vers midi à une sorte de jeu de la Passion, auquel beaucoup d’habitants de Berne assistèrent. Durant la nuit du 24 au 25 juin, la statue en bois de la Pietà de la chapelle de la Vierge située dans le chœur de l’église commença à verser des larmes de sang et à se plaindre à son Fils, qui se trouvait sur ses genoux, de ce que l’on com- mençait aussi à parler à son propos d’Immaculée Conception, privilège qui devait rester réservé à lui seul. Durant l’une des nuits suivantes, la statue prophétisa également que de grands malheurs allaient s’abattre sur la ville de Berne parce que cette dernière s’était emparée de l’église paroissiale Saint-Vincent au détriment de l’Ordre teutonique pour la transformer en collégiale et parce que les Bernois avaient renoncé aux pensions (par le Pensionenbrief de 1503), tout en continuant à en rece- voir par la suite. Cela provoqua un grand tumulte dans la ville dont les autorités s’adressèrent à l’évêque Aymon de Montfalcon, qui visita le couvent des dominicains le 21 juillet 1507, mais y fut mal accueilli et ne put calmer la situation, pas davantage que son vicaire général Baptiste de Aycardis, qui s’y rendit deux jours plus tard. À la fin du mois de juillet, les stigmates disparurent du corps de Jetzer et, durant la nuit du 12 au 13 septembre 1507, durant les matines, apparut sur le jubé – encore conservé de nos jours et décoré de peintures attribuées aux Maîtres à l’Œillet de Berne –, une Vierge couronnée 10 ; ensuite, il n’y eut plus d’apparition. Le Petit Conseil de Berne en savait pourtant assez de cette affaire pour arrêter Jetzer et l’envoyer au début du mois d’octobre à Lausanne, où l’évêque déclencha une enquête (inquisitio). Cette procédure n’allait pas de soi, si l’on pense que la ville avait conduit elle-même l’impor- tant procès des vaudois en 1399, sans consulter l’évêque de Lausanne, et qu’elle avait érigé l’église Saint-Vincent en collégiale en 1484/1485 contre

10. Die Akten des Jetzerprozesses, p. 665 sq. : aperçu chronologique. LA DÉFENSE D’UNE CAUSE PERDUE 69 la volonté expresse du prélat 11. Pourtant, au début d’octobre 1507, il ne lui restait pas d’autre solution que de demander l’aide de l’ordinaire dio- césain auquel elle avait déjà fait appel au cours de l’été. C’est ainsi que le 8 octobre, Jetzer fut interrogé pour la première fois à Lausanne, dans la stupha (chambre chauffée) du château Saint-Maire par une cour de jus- tice ; celle-ci était composée de l’évêque lui-même, de son vicaire géné- ral Baptiste de Aycardis, de trois chanoines, ainsi que d’Étienne Coste (1502-1509), le prieur du couvent des carmes de Sainte-Catherine du Jorat récemment fondé par Aymon de Montfalcon en 1497. Lors d’une deuxième audition le 15 octobre, le procès prit une tournure inattendue lorsque Jetzer fit état d’un serment, prêté précisément durant l’été pré- cédent aux délégués du supérieur de la province dominicaine de Haute- Allemagne, serment par lequel il s’engageait à garder un silence absolu sur les apparitions, ce qui lui fut accordé. À partir de ce moment, Jetzer commença à accuser les supérieurs de son couvent d’avoir eux-mêmes mis en scène les apparitions dont il avait été l’objet. Une nouvelle péri- pétie marqua la procédure lors de la quatrième audition lausannoise de Jetzer, le 20 novembre, lorsque celui-ci demanda d’abandonner l’habit de l’Ordre des prêcheurs et de se placer sous la protection de l’évêque, ce qui lui fut également accordé 12. Pour les Bernois, l’ensemble de la procédure se déroulait beaucoup trop lentement. Le 3 novembre, la ville adressa une lettre à l’évêque pour l’exhorter à soumettre enfin Jetzer à la torture, afin de faire écla- ter la vérité au grand jour 13, ce qui démontre une confiance bien naïve dans l’efficacité de la torture. Aymon de Montfalcon ne se laissa pour- tant pas démonter et poursuivit la procédure selon les étapes prévues. Le 22 novembre, au cours de la cinquième audience, Jetzer fut interrogé sur l’apparition de la Vierge couronnée sur le jubé du couvent au cours de la nuit du 12 au 13 septembre, épisode dont avaient été témoins les chanoines de Saint-Vincent de Berne Johann Dübi et Henrich Wölfli, ce

11. K. Tremp-Utz, Das Kollegiatstift St. Vinzenz in Bern, von der Gründung 1484/85 bis zur Aufhebung 1528 ; K. Utz Tremp, « Der Freiburger Waldenserprozess von 1399 und seine bernische Vorgeschichte ». 12. Die Akten des Jetzerprozesses, I, p. 3-14, 14-18, 26-29 (8 et 15 octobre, 20 novembre 1507) ; pour le couvent des carmes de Sainte-Catherine du Jorat, voir la contribution de S. Vocanson-Manzi dans ce volume. 13. Die Akten des Jetzerprozesses, Beilagen 2, p. 609 sq. no 4 (3 novembre 1507). 70 ÉTUDES DE LETTRES qui n’était évidemment pas un hasard non plus 14. Ce sont également ces deux chanoines qui seront entendus le 6 décembre 1507, lorsqu’Aymon se rendit en mission diplomatique à Berne pour le compte du duc de Savoie ; ensuite, le 12 décembre, le cordonnier Johann Koch sera entendu en tant que témoin d’un vol d’ornements décorant la Pietà de l’église, larcin que les dominicains et Jetzer essayeront par la suite de s’imputer mutuellement 15. Entre-temps, les Bernois étaient à bout de patience : par une lettre envoyée le 15 décembre à l’évêque, ils exigèrent, en invoquant des prétextes futiles, que Jetzer leur soit restitué. L’évêque ne s’en laissa pas compter et mena une dernière audition du prévenu qui eut lieu à nouveau dans le château Saint-Maire, plus précisément dans « la pièce située entre la chambre voûtée et la grande salle » 16. À la fin du mois de décembre 1507, il semble que Jetzer était de retour à Berne ; dès ce moment, son premier procès est entaché de grossières erreurs de procédure, dont la responsabilité incombe exclusivement aux Bernois. Tout d’abord, il fut auditionné le 29 décembre par le Conseil, sans que ce dernier en fasse établir le moindre procès-verbal ; ensuite, à l’instigation des dominicains, l’habit de l’Ordre lui fut retiré le 5 janvier 1508 17 – dans la maison du grand sautier Lienhard Schaller, le frère du secrétaire de ville Niklaus Schaller – alors qu’il s’en était lui-même déjà débarrassé à Lausanne le 20 novembre précédent. Ensuite, il y eut trois confrontations entre Jetzer et ses supérieurs, en présence du Conseil, les 7, 14 et 31 janvier, dont nous n’avons que des bribes pour la première, contenues dans le Manual du Conseil 18. Enfin, Jetzer fut brutalement torturé à trois reprises – les 5, 7 et 10 février – sans qu’une décision préalable (sentencia interlocutoria) n’ait été formellement émise et sans que l’usage de la torture ne soit mentionné dans les actes du procès

14. Die Akten des Jetzerprozesses, I, p. 30-34 (22 novembre 1507). 15. Voir supra, n. 7. 16. In camera existente inter crotam dicti castri et magnam cameram, Die Akten des Jetzerprozesses, I, p. 41-43 (22 décembre 1507) ; Akten, Beilagen 2, p. 612 sq. no 8 (15 décembre 1507). 17. Die Akten des Jetzerprozesses, Beilage 1 (Defensorium), p. 587 sq. chap. III/3. 18. Die Akten des Jetzerprozesses, Beilagen 2, p. 614-616 no 11 (7 janvier 1508), voir Akten, Beilage 1 (Defensorium), p. 591 sq. chap. III/6 (14 janvier 1508), et p. 593 sq. chap. III/7 (14 et 31 janvier 1508). LA DÉFENSE D’UNE CAUSE PERDUE 71 bernois 19. C’était en quelque sorte une conséquence fâcheuse du fait que Berne s’était tenu à l’écart de l’inquisition dominicaine et épiscopale de Lausanne pendant tout le XVe siècle – et avec cela aussi des modes de fonctionnement du procès inquisitorial. La phase bernoise du premier procès de Jetzer fut un parfait retour à la barbarie et déboucha de plus sur une impasse, car il devenait toujours plus évident que le convers ne pouvait pas être tenu pour seul responsable des événements qui s’étaient produits l’année précédente dans le couvent des dominicains. C’est pour- quoi Berne s’adressa le 12 février à l’évêque en le priant de revenir en per- sonne ou du moins d’envoyer son vicaire général. Ce dernier, Baptiste de Aycardis, présida le 22 février une dernière audition, cette fois non plus dans la résidence épiscopale du Falken, mais dans la maison du grand sautier Lienhard Schaller 20, ce qui signifie probablement que Jetzer se trouvait maintenant dans les mains du bras séculier. Il était désormais établi aux yeux de tous qu’il fallait instruire un nouveau procès, dans lequel devraient être aussi impliqués, au côté de Jetzer, ses supérieurs ; une telle entreprise ne pouvait être menée qu’avec l’accord du pape et sous l’autorité d’une juridiction extraordinaire. On a du reste l’impression que l’évêque Aymon était parvenu à cette conclu- sion bien avant le Conseil de Berne 21, qui avait toujours espéré régler la situation par un coup de force en se passant de l’intervention du pou- voir pontifical. Le 13 mars 1508, Ludwig Löubli, également chanoine de Saint-Vincent, fut envoyé à Rome, muni d’une liasse de lettres de recom- mandation. Tout cela ne présageait rien de bon pour les dominicains, car Löubli avait été le premier à déclarer, le 23 août 1507 – donc avant l’apparition en septembre de la Vierge couronnée sur le jubé de l’église –, que cette affaire concernant les Prêcheurs avec le frère Jetzer était une « coquinerie et une hérésie bien préméditées » 22.

19. Die Akten des Jetzerprozesses, I, p. 43-47 et 47-51 (5 et 7 février 1508) ; Akten, Beilage 1 (Defensorium), p. 599 chap. III/11 (11 février 1508). 20. Die Akten des Jetzerprozesses, I, p. 51-54 (22 février 1508), voir également Akten, Beilagen 2, p. 617 no 13 (12 février 1508). 21. Voir les lettres de Berne adressées à l’évêque de Lausanne : Die Akten des Jetzerprozesses, Beilagen 2, p. 613 no 9 (29 décembre 1507), p. 613 sq. no 10, p. 616 no 12 (7 et 14 janvier 1508). 22. Die Akten des Jetzerprozesses, Beilagen 2, p. 621-623 no 18-20 (13 mars 1508), voir également ibid., p. 608 no 1 (23 août 1507) : « ein erdachte lotterîe und ketzerî ». 72 ÉTUDES DE LETTRES

Le grand procès de Berne (du 26 juillet au 7 septembre 1508)

Le Petit Conseil et le Conseil des Soixante avaient souhaité, le 13 mars 1508, que pas moins de quatre évêques – ceux de Lausanne, Constance, Bâle et Sion – composent le tribunal extraordinaire chargé de juger l’affaire ; il n’en alla évidemment pas ainsi. Le pape Jules II ne désigna comme juges, le 21 mai 1508, que deux prélats, les évêques de Lausanne et de Sion, Aymon de Montfalcon et Matthieu Schiner (en fonction de 1499 à 1522), ainsi que le supérieur de la province dominicaine de Haute-Allemagne, Peter Sieber 23, personnage incontournable qui aban- donna toutefois le tribunal au cours du procès, car il n’était pas lui- même entièrement étranger à ce qui s’était passé dans le couvent bernois. La cour se constitua le 26 juillet 1508 dans la collégiale Saint-Vincent et s’établit le même jour dans le bâtiment adjacent de la prévôté. Le soin avec lequel on mena cette procédure montre clairement que l’on voulait éviter les erreurs du premier procès et que l’on désirait mener un pro- cès inquisitorial dans toutes les règles de l’art : le mandat pontifical du 21 mai 1508 rapporté de Rome par Ludwig Löubli fut solennellement transmis aux juges, qui l’ouvrirent et le transmirent aux notaires qui l’en- registrèrent dans leurs protocoles. Ludwig Löubli et Konrad Wymann, curé de Spiez, siégeaient en qualité de procureurs de la foi, ce qui ne présageait rien de bon pour les dominicains. Les procureurs de la foi exi- gèrent le transfert des accusés, soit Jetzer et les quatre supérieurs, du bras séculier dans les mains de l’Église, ce qui signifie que les frères passèrent de leur couvent, où ils étaient gardés par les sergents de ville, à la prévôté de Saint-Vincent 24. Le jour même (26 juillet 1508) débuta le procès contre Jetzer, qui dura jusqu’au 5 août. Les procès contre les quatre supérieurs durèrent du 7 août au 5 septembre ; ils disposèrent d’un défenseur en la personne d’un membre de la cour épiscopale de Bâle, Johann Heinzmann, ce qui est extrêmement rare dans un procès inquisitorial 25. Celui-ci ne put pourtant pas empêcher que, sur demande du procureur de la foi Löubli,

23. Die Akten des Jetzerprozesses, II, p. 59-61 ; Akten, Beilagen 2, p. 625 no 24 (21 mai 1508), voir également ibid., p. 621 no 18 (13 mars 1508). 24. Die Akten des Jetzerprozesses, II/1, p. 57-64 (26 juillet 1508). 25. Die Akten des Jetzerprozesses, II/2, p. 152 sq. (4 août 1508), voir K. Utz Tremp, Von der Häresie zur Hexerei, p. 633-635. LA DÉFENSE D’UNE CAUSE PERDUE 73 le tribunal décide le 18 août de soumettre les dominicains à la torture. En revanche, celle-ci ne fut pas appliquée à Jetzer qui l’avait déjà suffi- samment subie en février. Dans ces circonstances, le provincial domi- nicain quitta le tribunal, car il s’était opposé à ce qu’un tel traitement fût infligé à ses confrères 26. Les interrogatoires sous torture des frères eurent lieu du 19 août au 2 septembre, le tribunal se déplaçant selon les circonstances de la salle d’audience de la prévôté à une « cuisine basse », où les dominicains étaient soumis à la question. À la différence du pro- cès précédent, les séances de torture firent l’objet d’un procès-verbal très précis, ce qui permet de connaître très exactement quand ils subissaient le supplice de la corde, à combien de reprises et avec combien de poids attachés aux pieds 27. Un rôle très important dans le procès fut joué par l’audition de quelque trente témoins issus de la population bernoise ; contrairement aux procès de sorcellerie menés en Suisse romande au XVe siècle, ceux- ci n’intervinrent pas dans l’enquête préliminaire, mais au cours du pro- cès, du 12 au 19 août 28 ; leurs témoignages permirent de confondre les dominicains. Il s’agissait moins de découvrir qui avait mis en scène les apparitions dans le couvent – ce qui effectivement ne pouvait plus être établi avec certitude – que de montrer que les dominicains avaient depuis longtemps commencé à faire connaître ces dernières au-delà des murs de leur couvent ; le procureur de la foi Löubli s’attacha précisément à la fama, pour mettre les frères sous pression, à laquelle ils ne purent opposer aucune résistance une fois soumis à la torture. Lors de l’inter- rogation des témoins, qui ne comprenaient pas le latin, c’est l’évêque de Sion, Mathieu Schiner, de langue maternelle allemande, qui fonc- tionna fréquemment comme interprète. Il fut également chargé par le Conseil de prêcher le jour de l’Assomption (15 août) ; alors que le prieur des dominicains Johann Vatter, qui était un homme faible, hésitait et

26. Die Akten des Jetzerprozesses, II/2, p. 209 sq., 217-219 (17 et 18 août 1508). 27. Die Akten des Jetzerprozesses, II/2, p. 224 sq. (19 août 1508) – Akten, II/2, p. 322 sq. (2 septembre 1508). Pour le lieu de la torture, voir Die Berner-Chronik des Valerius Anshelm, 3, p. 142. 28. Die Akten des Jetzerprozesses, II/3, p. 329-339 (12 août 1508) – Akten, II/3, p. 382-384 (19 août 1508). 74 ÉTUDES DE LETTRES louvoyait, il lui fit des remontrances telles qu’elles le bouleversèrent et le firent s’écrouler 29. Pendant ce second procès, c’est donc l’évêque de Sion qui apparut sur le devant de la scène, alors qu’Aymon de Montfalcon resta plutôt à l’arrière-plan. Néanmoins, le procès ne se termina pas aussitôt puisque, alors que le procureur de la foi avait réclamé le 7 septembre un jugement exécutoire, les dominicains et leur défenseur contestèrent la validité de la procédure et se placèrent sous la protection et la miséricorde du Siège apostolique. Au vu de cette situation, les évêques de Lausanne et Sion demandèrent le même jour au Conseil de ville un sursis, afin de porter la cause devant le pape et de rendre un jugement en accord avec ce der- nier, sans que leurs arguments ne soient connus, puisqu’ils n’ont malheu- reusement pas été consignés dans le manual du Conseil. Le Conseil y consentit, certainement à contrecœur et sous la condition que les domi- nicains restent à Berne et que le jugement les concernant y soit aussi exé- cuté 30. Alors qu’il semble d’après ces éléments que les deux prélats aient été d’accord entre eux sur le jugement à porter sur cette affaire, on peut lire dans la Chronique de Diebold Schilling de Lucerne, écrite dans les années 1511-1513, qu’Aymon de Montfalcon voulait condamner les frères à la prison perpétuelle, alors que l’évêque de Sion était favorable à la peine de mort par le feu, position sévère qui le mettait en parfait accord avec la ville de Berne 31. Cela ne signifie probablement rien d’autre que l’évêque lausannois était le seul à ne pas vouloir l’exécution des domini- cains ; il n’obtint cependant satisfaction sur ce point qu’avec un procès en révision, qui se tint en mai 1509 et qui se termina par la condamnation à mort voulue par la majorité du tribunal.

Le procès en révision (Berne, du 2 au 31 mai 1509)

Le 24 septembre 1508, un nouveau messager fut envoyé à Rome, cette fois en la personne du second procureur de la foi, Konrad Wymann, qui

29. Die Akten des Jetzerprozesses, II/2, p. 291-294 (29 août 1508) ; Akten, Beilagen 2, p. 628 no 30 (12 août 1508). 30. Die Akten des Jetzerprozesses, II/2, p. 325 sq. ; Akten, Beilagen 2, p. 628 no 30 (les deux 7 septembre 1508). 31. Die Schweizer Bilderchronik des Luzerners Diebold Schilling 1513, p. 452 chap. 388. LA DÉFENSE D’UNE CAUSE PERDUE 75 avait durant le procès principal laissé le champ libre à Ludwig Löubli ; en échange des bons services qu’il avait rendus, ce dernier avait été récom- pensé par la ville de Berne qui lui avait conféré le 15 septembre la charge de doyen de Saint-Vincent 32. Des instructions données à Wymann, il ressort clairement que le Conseil de ville ne pouvait accepter d’autre issue pour les dominicains que la condamnation à mort. Puisque mani- festement Schiner prévoyait aussi de se rendre à Rome, Berne renonça à des consignes plus détaillées et recommanda à Wymann de se tenir à l’avis de l’évêque de Sion 33. Wymann séjourna durant tout l’hiver 1508- 1509 à Rome, où l’Ordre dominicain remuait ciel et terre pour épargner à ses confrères la condamnation au bûcher 34. Le 1er mars 1509 fut émis un nouveau mandat pontifical, chargeant les évêques de Lausanne et Sion, ainsi qu’un référendaire pontifical et auditeur de la Rote, Achille de Grassis, évêque de Città di Castello en Ombrie, de procéder à la révision du procès. Mathieu Schiner semble avoir été vexé qu’on lui ait infligé la présence d’un prélat italien et il se fit longuement prier pour se rendre à Berne, sachant certainement que le procès en révision ne pourrait pas avoir lieu sans lui 35. Le 2 mai 1509, le procès put enfin commencer. À cette occasion, on se donna encore davantage de peine que dans le procès précédent pour rendre la procédure inattaquable pour vice de forme. En particulier, on apporta encore plus de soin à la question de la traduction ; on engagea trois interprètes, dont au moins deux devaient assister en permanence aux auditions et dont les absences ou présences furent soigneusement consignées, du moins au début du procès ; par la suite, on recourut de nouveau à la solution pragmatique du procès précédent en faisant appel aux services de Schiner, ce qui lui redonna évidemment une très grande influence 36. Ludwig Löubli fonctionna à nouveau comme procureur de la foi. Le procès en révision, qui concerna aussi bien Jetzer que les quatre supérieurs, consista pour l’essentiel en une vérification des actes

32. K. Tremp-Utz, « Die Chorherren des Kollegiatstifts St. Vinzenz in Bern », p. 80. 33. Die Akten des Jetzerprozesses, Beilagen 2, p. 629 no 31 (24 septembre 1508). 34. Lettres de Konrad Wymann adressées à Berne, des 4 et 16 novembre, 14 et 21 décembre 1508, 10 janvier et 1er février 1509. 35. Die Akten des Jetzerprozesses, III, p. 408 sq. (1er mars 1509) ; Akten, Beilagen 2, p. 640-643 no 38-40 (9, 16 et 18 avril 1509). 36. Die Akten des Jetzerprozesses, III, p. 409 (1er mars 1509) ; K. Tremp-Utz, « Welche Sprache spricht die Jungfrau Maria ? », p. 236-240. 76 ÉTUDES DE LETTRES du procès précédent, même si de nouveaux éléments encore plus graves surgirent à cette occasion. Les frères n’avaient plus de défenseurs, mais ils ne furent pas soumis à la torture. Il arriva ce qui était prévisible en fonction des culpabilités et des rap- ports de force existants : les dominicains furent condamnés, le 23 mai 1509, à être défroqués et à être remis au bras séculier, ceci pour avoir créé des « illusions scandaleuses, étrangères à la foi catholique », pour avoir commis des sacrilèges, des empoisonnements, ainsi que pour avoir renié Dieu et invoqué des démons. Par le terme d’« illusions », il faut entendre les fausses apparitions que les supérieurs avaient mises en scène à l’intention de Jetzer, le sacrilège désignait le vol d’ornements dans la cha- pelle de la Vierge, l’idolâtrie renvoyait aux mises en scène des miracles concernant l’hostie que les supérieurs avaient également organisées et qui furent considérées comme des sacrilèges ; enfin, le reniement de Dieu et l’invocation des démons désignaient les pratiques de magie savante auxquelles les frères s’étaient livrés dans le couvent sous la direction du sous-prieur Franz Ueltschi. Quant à Jetzer, il fut condamné le 24 mai 1509 à être mis au ban de toute l’Allemagne ; il dut également faire le tour de la ville coiffé d’une mitre en papier et rester exposé pendant une heure sur une échelle devant la prévôté ou devant l’hôtel de ville 37. Les dominicains furent défroqués le 23 mai sur une estrade installée à la Kreuzgasse ; ils furent remis au bras séculier et leur exécution eut lieu le 31 mai suivant sur la Schwellenmatte, en contrebas de la ville, de l’autre côté de l’Aar, où fut installé le bûcher. Cet épilogue allait tout à fait dans le sens voulu par la ville, Schiner et probablement aussi par l’évêque italien, qui estima que les frères avaient bien mérité leur peine 38. Quant à Aymon de Montfalcon, nous ne possédons aucune trace fai- sant état de ses sentiments à l’égard de cette affaire et de son dénoue- ment. Toutefois, on en trouve probablement un écho dans un traité qu’il fit écrire par un franciscain français du nom de Jacques de Marchepallu, qu’il avait probablement connu lorsqu’il était administrateur du diocèse de Genève de 1497 à 1509, traité abordant la profanation de l’hostie par les dominicains (le Tractatus in elucidationem cujusdam hostie rubricate in urbe inclita Bern, fig. 1). Le texte aborde la question de savoir «si l’hos- tie consacrée après avoir été rougie artificiellement » conservait ses vertus

37. Die Akten des Jetzerprozesses, III, p. 526-530, 531-533 (23 et 24 mai 1509). 38. Die Berner-Chronik des Valerius Anshelm, 3, p. 161 sq. et 164 sq. LA DÉFENSE D’UNE CAUSE PERDUE 77

Fig. 1 — Dans la chapelle consacrée à la vierge Marie de l’église des dominicains à Berne, le frère convers Hans Jetzer est représenté étendu sur l’autel, avec les stigmates, devant une pietà qui tient son fils et verse des larmes de sang. À gauche de l’autel, un dominicain (de derrière) et trois spectateurs, dont probablement une femme (au milieu), la main et l’index levés. À l’arrière-plan, deux fenêtres vitrées et un crucifix. Frontispice du Tractatus in elucidationem cujusdam hostie rubricate in urbe inclita Berna, Jacobus de Marcepallo, Bâle, env. 1510. München, Bayerische Staatsbibliothek, Res/4 Dogm. 563 () © CC BY-NC-SA 4.0. 78 ÉTUDES DE LETTRES sacro-saintes. Marchepallu concluait par la négative, laissant au prélat le soin d’accepter ou de rejeter ces résultats et d’en remettre le jugement au Saint-Siège 39. Il n’est pas tout à fait exclu que Marchepallu, sur mis- sion de l’évêque de Lausanne, ait aussi accompagné les frères en tant que confesseur jusqu’à leur exécution 40 ce qui expliquerait la présence de certains éléments, transmis par le biais de la confession, dans le traité. En tous les cas, l’évêque de Lausanne pourrait avoir été préoccupé parti- culièrement par la profanation de l’hostie reprochée aux dominicains ; si l’hostie, transformée en une hostie sanglante dans les mains de la Vierge Marie, n’avait pas été consacrée auparavant, sa profanation pourrait avoir été moins grave. Pourtant on n’a aucun élément pour savoir si l’évêque de Lausanne s’est adressé par la suite au pape ; pour une mitigation de la peine en faveur des dominicains, il était de toute façon trop tard.

Le rôle d’Aymon de Montfalcon dans le procès Jetzer

Toute cette affaire avait cependant un arrière-fond politique puisqu’à l’époque du procès en révision, soit en mai 1509, les Confédérés débat- taient pour savoir s’il fallait renouveler la capitulation qui avait été conclue en mars 1499 pour dix ans avec le roi de France ou s’il fallait la remplacer par une alliance avec le pape. La question était de savoir si les Français pourraient conserver le duché de Milan avec l’aide des troupes confédérées ou bien en être chassés grâce à l’appui que ces der- nières apporteraient au pape. Dans ce contexte, Aymon de Montfalcon représentait les intérêts du roi de France et Mathieu Schiner ceux du pape. Dans la cour de justice du procès en révision – et probablement déjà lors du procès principal –, ces deux adversaires politiques déclarés siégeaient côte à côte et l’on attendait d’eux une collaboration fructueuse (voir pl. II). Les soutiens de la papauté furent du moins majoritaires lors du procès en révision, puisque Achille de Grassis représentait également les intérêts du pape. Cette constellation a joué un grand rôle dans la question de la culpabilité des frères, puisque presque tous les historiens qui, à la suite de Nikolaus Paulus, ont remis en doute cette théorie ont

39. H. Naef, Les origines de la Réforme à Genève, I, p. 179 sq. 40. Thomas Murner, Von den fier ketzeren, p. 149, vers 4204-4213. LA DÉFENSE D’UNE CAUSE PERDUE 79 tiré argument du fait que le pape voulait accéder aux souhaits de Berne pour s’en attirer les faveurs. Le premier à avoir contesté cette argumentation est Albert Büchi qui, dans sa biographie de Schiner, a établi et pensé qu’une présence simulta- née des trois prélats au cours du procès en révision aurait été impossible si la question du renouvellement de l’alliance avait vraiment joué un rôle 41. Sa démonstration est pourtant peut-être trop simpliste et les sources ne donnent pas une vision si limpide, dans la mesure où l’évêque de Lausanne avait déjà rencontré la diète confédérée rassemblée à Lucerne le 16 avril 1509 pour acquérir des soutiens en vue du renouvellement de l’alliance avec la France. L’évêque de Città di Castello, qui se trouvait déjà à Berne le 12 avril, vraisemblablement pour préparer le procès en révision, avait de son côté adressé une lettre à l’assemblée de Lucerne dans laquelle il demandait que la prochaine réunion ait lieu à Berne, ce qui se produisit effectivement le 14 mai 1509, en plein procès. À cette occasion, Achille de Grassis et Mathieu Schiner parlèrent les deux en faveur d’une alliance avec le pape, alors qu’Aymon de Montfalcon se prononça pour le renouvellement de l’alliance avec le roi de France ! 42 Dans ces circonstances, il est effectivement étonnant que lors du der- nier procès un jugement définitif ait pu être rendu, mais l’on ne doit pas oublier que les partisans d’une condamnation à mort étaient majo- ritaires : les évêques de Città di Castello et de Sion, ainsi que la ville de Berne. En revanche, Aymon de Montfalcon fut le perdant de l’af- faire, rôle qu’il retrouva peu de temps après pendant les diètes des 13 et 27 juin qui se tinrent à nouveau à Lucerne 43. À vrai dire, l’alliance entre le pape et les Confédérés ne fut conclue qu’au cours du mois de mars de l’année suivante, si bien qu’aucun lien immédiat ne peut être établi avec la sentence de mort prononcée contre les dominicains ; des indices indirects existent cependant. En 1511, Schiner fut récompensé pour son action diplomatique en recevant du pape son chapeau de cardinal, tout comme Achille de Grassis 44. Enfin, il faut également prendre en

41. A. Büchi, Kardinal Matthäus Schiner als Staatsmann und Kirchenfürst, I, p. 145. 42. Die Eidgenössischen Abschiede aus dem Zeitraume von 1500 bis 1520, III/2, p. 451- 453 no 328 (16 avril 1509), p. 458 sq. no 330c et k (14 mai 1509). 43. Die Eidgenössischen Abschiede aus dem Zeitraume von 1500 bis 1520, III/2, p. 464 sq. no 333, p. 466 no 335, p. 469 sq. no 338 (13 et 27 juin, 27 juillet 1509). 44. A. Büchi, Kardinal Matthäus Schiner als Staatsmann und Kirchenfürst, I, p. 256- 258. 80 ÉTUDES DE LETTRES considération le fait que, entre les deux rivaux, existait une grande diffé- rence d’âge. Alors que Schiner, né vers 1465, avait juste la quarantaine, Aymon de Montfalcon était âgé d’environ 50 ans au moment de son accession à l’épiscopat et qu’il avait donc dépassé la soixantaine en 1507 ; en 1509, il avait par ailleurs été bien malade 45. Si l’on en croit Maxime Reymond, Schiner aurait essayé en 1510 de contraindre Aymon à renon- cer à son siège épiscopal pour le remplacer par un Bernois, Nikolaus de Diesbach, prévôt de Soleure (1500-1526) et depuis 1498 protonotaire en cour de Rome, où il avait soutenu avec énergie durant les hivers 1507- 1508 et 1508-1509 les demandes des envoyés bernois Ludwig Löubli et Konrad Wymann relatives à l’affaire Jetzer 46. Le duc de Savoie bloqua la manœuvre de Schiner si bien qu’Aymon conserva son siège jusqu’à sa mort en 1517, même s’il fut aidé par son neveu Sébastien qui fut nommé coadjuteur en 1513 47. De tous les juges présents au procès Jetzer, Aymon de Montfalcon fut probablement celui qui se laissa le moins influencer par des considé- rations politiques et observa le plus scrupuleusement les règles du pro- cès inquisitorial, spécialement lors du premier procès contre Jetzer, où il officia comme juge unique et résista au Conseil de Berne qui vou- lait aussitôt imposer l’usage de la torture. L’évêque éprouvait peut-être aussi une certaine sympathie envers les dominicains ; il était lui-même un moine bénédictin alors que ses collègues étaient issus du clergé séculier. L’évêque de Città di Castello avait du reste exprimé, dans un mélange d’italien et de latin, sa vision critique des frères, qui sont « tous des paresseux qui se goinfrent aux dépens de la sainte Église » 48. S’il

45. M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 31. Voir également la contribution d’E. Pibiri dans ce volume. 46. Die Akten des Jetzerprozesses, Beilagen, p. 622 no 20, p. 623 no 21 (les deux 13 mars 1508) p. 629 no 31 (s. d., 23 septembre 1508), p. 629 sq. no 32 (24 septembre 1508), p. 633 sq. no 35 (5 novembre 1508). 47. M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 104 sq. La biographie d’Aymon de Montfalcon dans Helvetia Sacra, I/4, p. 146-148, ne connaît pas l’histoire de la tentative de déposition d’Aymon de Montfalcon par Matthieu Schiner. Elle semble remonter à des lettres conservées dans des archives pri- vées de la famille de Diesbach à Fribourg, voir M. Reymond, Les dignitaires de l’Église Notre-Dame de Lausanne jusqu’en 1536, p. 53. 48. Die Berner-Chronik des Valerius Anshelm, 3, p. 153 sq. : « Demnach im Apprellen kam gon Bern, von baepstlicher heilikeit verordnet und gesent, der bischof von Castel, mit namen Achilles de Grassis von Bononia [Bologna], ein hochgelerter treffenlicher LA DÉFENSE D’UNE CAUSE PERDUE 81 n’est pas possible de savoir s’il parlait de l’ensemble du clergé régulier ou seulement des frères mendiants, le fait que le prélat italien a fait cette remarque, selon le chroniqueur bernois Valerius Anshelm, en présence de l’évêque de Lausanne incite à pencher pour la première hypothèse !

Kathrin Utz Tremp

man, erfaren und guots alters, brucht zereden helfenbeinin zaen [pour parler, il utilise des dents en ivoire, c’est-à-dire un dentier, probablement encore une première à Berne !], nacher ein fuernemer cardinal, und, wie man sagt, von siner suenen und kinden wegen nit babst worden ; das den muenchen wol kam, dan er sprach, ouch vorm bischof von Losan : les freres toti quanti sunt pultroni et ecclesiae sanctae devoratores. » 82 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Sources

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Travaux

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Aymon de Montfalcon servit la Maison de Savoie lors de nombreuses ambassades entre 1471 et 1509 environ. Il fut envoyé de manière récurrente auprès des évêques de Sion au sujet des contestations pour les lieux et châteaux du Bas-Valais occupés par les Valaisans et revendiqués par la Savoie, ainsi que vers les Confédérés pour le renouvelle- ment des ligues. Son rapport privilégié avec les Suisses fut également exploité par le roi Louis XII, afin de les engager à accepter l’alliance avec la France. L’évêque de Lausanne peut ainsi être considéré comme un véritable spécialiste des affaires diplomatiques, bénéficiant d’un double ancrage qui fut utilisé avec profit par les ducs savoyards.

L’activité diplomatique d’Aymon de Montfalcon a déjà été quelque peu abordée par Édouard Rott en 1900 dans son Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des Cantons Suisses 1, ainsi que par Maxime Reymond en 1920 dans l’article qu’il a dédié à l’évêque de Lausanne dans la Revue d’histoire ecclésiastique suisse 2 ; toutefois, c’est par une approche de type biographique et événementiel que le sujet a été traité. Je me propose ainsi de replacer les ambassades d’Aymon de Montfalcon dans le contexte des pratiques diplomatiques de la fin du Moyen Âge, en m’arrêtant particulièrement sur le type d’affaires traitées, la configuration des ambassades auxquelles il prit part, les raisons de la

. 1 É. Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des Cantons Suisses, de leurs alliés et de leurs confédérés, I, 1430-1559. 2. M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 ». 86 ÉTUDES DE LETTRES longévité de sa carrière et la documentation qui nous est parvenue pour répondre à ces questions.

1. La documentation

Les ambassades d’Aymon peuvent être étudiées au travers de documents de typologies variées conservés notamment aux Archives cantonales vaudoises et aux Archives d’État de Turin. Cette documentation permet d’envisager certaines missions dans leur intégralité, depuis la nomination de l’émissaire jusqu’à la conclusion des pourparlers. Il s’agit ainsi de lettres des princes adressées à Aymon, de lettres de créance et de pouvoirs, d’instructions, de rapports de mission 3, de traités, d’un contrat de mariage et de lettres de nomination 4. La trésorerie générale de Savoie contient également les frais de certaines légations de l’évêque de Lausanne, mais il faut avouer que les informations obtenues par les comptes sont relativement pauvres, car il s’agit dans la grande majorité des cas de mentionner le nom des ambassadeurs, le lieu de destination, parfois le pourquoi de la mission (mais de manière succincte), la durée de l’ambassade et les sommes engagées. Il s’agit, de fait, de résumés des pièces comptables remises au trésorier par les ambassadeurs pour justifier leurs frais et se faire rembourser leurs débours. Ces textes comptables, fortement réduits, se démarquent de ceux que l’on trouve dans les registres du début et du milieu du XVe siècle dans lesquels les frais détaillés des émissaires étaient copiés, devenant ainsi extrêmement précieux pour mieux saisir le déroulement des affaires 5. Parmi cette documentation, il faut relever en particulier un registre composite intrigant, conservé aux Archives cantonales vaudoises sous la cote Ab 14 6 et intitulé Affaires diplomatiques négociées par Aymon

. 3 Un fragment du journal d’une mission à Fribourg d’Aymon, entre le 5 et le 20 décembre 1494, rédigé par un membre de son entourage, est publié dans P. Rück, « Un récit de la captivité du Chapitre de Lausanne en février 1537 », p. 60 sq. 4. Les recès de la Diète fédérale donnent aussi des informations sur les ambassades d’Aymon ; cf. A. Ph. Segesser (Bearb.), Die Eidgenössischen Abschiede aus dem Zeitraum von 1500 bis 1520. 5. E. Pibiri, En voyage pour Monseigneur, p. 36-38. 6. Numéroté par M. Reymond de 1 à 133. AYMON DE MONTFALCON, AMBASSADEUR 87 de Montfalcon, qui regroupe des papiers concernant les ambassades d’Aymon entre 1506 et 1509, en premier lieu pour des affaires auprès des Suisses et de l’évêque de Sion. Ces documents n’ont pas été réunis au XVIe siècle, tant s’en faut. En effet, ce registre a été composé par Maxime Reymond, directeur à titre intérimaire des Archives cantonales vaudoises (ACV) entre 1915 et 1942, qui réunit des documents individuels, parchemins et papiers, qu’il décrit en 1915 comme des correspondances diverses de l’époque savoyarde et épiscopale se trouvant à l’origine dans un carton. Ce regroupement documentaire eut lieu dans le cadre du travail d’inventaire lié au Plan général de classement des ACV adopté en 1915. Aucun document ne porte de cote ancienne, ce qui tend à démontrer que leur sélection fut opérée sur des masses jusqu’alors non considérées 7. Si Maxime Reymond fut à l’origine de ce registre composite, il n’en demeure pas moins que ces documents furent conservés, vraisemblablement par Aymon de Montfalcon. En effet, le nombre important de lettres du duc Charles II de Savoie lui étant personnellement adressées tend à nous pousser vers cette hypothèse. Il s’agissait donc pour l’évêque de Lausanne de garder la trace des missions qu’il avait effectuées et d’en faciliter le suivi. Ainsi, la correspondance avec le duc, les instructions et les rapports de mission côtoient certains doubles des lettres d’Aymon et des autres émissaires envoyées à Charles II 8, tout comme des copies de missives de souverains impliqués dans les affaires traitées 9, un procédé courant entre ambassades de princes alliés 10. Cette pratique diplomatique, consistant en la conservation et le classement de la documentation relative aux ambassades, fut utilisée de manière très variable par les cours occidentales qui se contentèrent le plus souvent d’archiver soigneusement les trêves, les traités ou encore les

. 7 Je tiens à remercier chaleureusement Monsieur Gilbert Coutaz, directeur des ACV, pour m’avoir communiqué ces informations. Voir également G. Coutaz, « Le plan général de classement des Archives cantonales vaudoises de 1915 », p. 68-70. 8. ACV, Ab 14, fol. 30r, 29 avril 1506. 9. Par exemple, la copie de la lettre du roi de France Louis XII adressée aux avoyers et aux Conseils de Berne, Fribourg et Soleure pour leur demander de servir de médiateurs entre la Savoie et l’évêque de Sion, ACV, Ab 14, fol. 18r, 13 avril 1506. 10. E. Pibiri, En voyage pour Monseigneur, p. 90. 88 ÉTUDES DE LETTRES contrats, sans y ajouter tous les documents qui avaient contribué à leur réalisation, car ils étaient jugés inutiles 11. En ce qui concerne la Savoie, ce type de dossiers diplomatiques, organisés autour d’une affaire en particulier ou des relations avec un prince, existaient déjà dans la première moitié du XVe siècle 12. Ainsi, deux registres débutés en 1426 13 et en 1431 14, s’étendant respectivement jusqu’en 1437 et 1436, concernent les affaires italiennes et notam- ment les négociations et les traités de paix liés à la ligue conclue par Amédée VIII avec Venise et Florence contre le duc de Milan 15. Ces recueils permettaient de vérifier le travail accompli par les émissaires, de faciliter la consultation et l’utilisation des textes, afin de garantir le succès des négociations présentes et futures par le recours aux anciens rapports de mission ou encore à la correspondance. Cette pratique n’était évidemment pas une spécificité savoyarde, car de tels registres existaient en Angleterre, dès la seconde moitié du XIIIe siècle, tout comme à Florence, à partir de 1431 16. Par contre, à la même époque, la France et la Bourgogne ne possédaient pas de ser- vice spécifique pour sauvegarder et archiver la documentation relative aux ambassades. Si certains dossiers diplomatiques furent constitués dans ces deux cours, il s’agit toujours d’une initiative personnelle des ambassadeurs qui conservaient ainsi la trace des négociations auxquelles ils avaient participé 17, comme le firent vraisemblablement Aymon de Montfalcon et sa chancellerie.

11. En 1880, Pietro Vayra, archiviste aux archives de Turin, mentionnait que seuls les actes publics étaient conservés autrefois par la Maison de Savoie et que toutes les corres- pondances étaient, après quelques années, détruites car jugées inutiles (cf. É. Charavay, « Rapport sur les lettres de Louis XI et sur les documents concernant ce prince conser- vés dans les archives de l’Italie, adressé à M. le Ministre de l’instruction publique », p. 461). 12. E. Pibiri, En voyage pour Monseigneur, p. 169-171. 13. Archivio di Stato di Torino, Corte (AST, C), Paesi, Milanese, Città e ducato, mazzo 2, n° 6, 1, 1426-1437. 14. AST, C, Materie politiche per rapporto all’interno, Provvedimenti sovrani, Estratti di Savoia, n° 8, 1431-1436. 15. E. Pibiri, En voyage pour Monseigneur, p. 12-14. 16. F. Senatore, « Uno mundo de carta », p. 108-110 et 118 ; D. E. Queller, Early Venetian Legislation on Ambassadors, p. 86. 17. A.-B. Spitzbarth, Ambassades et ambassadeurs de Philippe le Bon, troisième duc Valois de Bourgogne (1419-1467), p. 116 sq. ; F. Autrand, Ph. Contamine, « Naissance de la France », p. 110 ; F. Autrand, « L’enfance de l’art diplomatique », p. 211-213. AYMON DE MONTFALCON, AMBASSADEUR 89

2. Une longue période d’activité

Aymon servit les ducs de Savoie bien avant d’être nommé au siège épiscopal en 1491. En effet, son activité diplomatique est déjà attestée au début des années 1470, comme l’indique le texte de sa nomination au conseil ducal en 1471, dans lequel Aymon est qualifié par Amédée IX de « très cher orateur […] qui a œuvré depuis longtemps pour de durs négoces secrets » 18. Il assuma des missions jusqu’en 1509 au moins 19, alors qu’il était âgé de 66 ans environ, soit huit ans avant son décès 20. L’état de santé d’Aymon, qui est évoqué dans les lettres de Charles II dès 1507 21, fut sans doute l’une des raisons de la suspension de ses activités. Il fut ainsi un émissaire de la cour de Savoie pendant près de 40 ans, ce qui l’amena à servir plusieurs ducs, régentes et membres de la famille ducale, dans un contexte où les principats savoyards furent parfois très brefs de par le décès précoce de certains ducs, laissant des héri- tiers mineurs sous l’autorité de leur mère régente 22. Aymon fut ainsi choisi comme émissaire par Amédée IX, son frère Louis de Savoie, roi de Chypre, Charles Ier, François de Savoie, évêque de Genève, Blanche de Montferrat, duchesse de Savoie, Philippe II, Philibert le Beau, Marguerite d’Autriche et Charles II. Les missions d’ambassade d’Aymon de Montfalcon étaient des missions temporaires, car, à l’époque qui nous intéresse, les ambassades dites permanentes n’étaient de loin pas encore la norme. Si des légats résidents furent dépêchés, au milieu du XVe siècle, par Venise, Florence et Milan 23 dans les cours les plus prestigieuses, notamment celles du pape à Rome et du roi de France, les légations ponctuelles restèrent un des piliers de la diplomatie des États.

18. ACV, CII 206, 11 décembre 1471. Texte traduit par E. Pibiri. 19. La dernière ambassade d’Aymon de Montfalcon date, à ma connaissance, d’octobre 1509. Aymon fut envoyé à Berne pour traiter, notamment, de l’affaire Dufour, cf. ACV, Ab 14, fol. 130r ; A. Ph. Segesser (Bearb.), Die Eidgenössischen Abschiede aus dem Zeitraum von 1500 bis 1520, p. 472 sq. Dès 1513, Sébastien de Montfalcon, neveu d’Aymon, fut d’ailleurs nommé coadjuteur de son oncle par Léon X (cf. « Sébastien de Montfalcon », in Helvetia sacra, I/4, p. 148 sq. Sur l’affaire Dufour, cf. infra, n. 50. 20. « Aymon de Montfalcon », in Helvetia sacra, I/4, p. 146-149. 21. ACV, Ab 14, fol. 46r ; M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 105. 22. Th. Brero, Rituels dynastiques et mises en scène du pouvoir, p. 9-29. 23. F. Senatore, « Uno mundo de carta », p. 32 et 43 sq. 90 ÉTUDES DE LETTRES

Chaque envoi d’ambassade était le résultat d’une décision du prince et de son Conseil. La composition de la légation faisait l’objet d’un choix réfléchi, les personnes les plus susceptibles de mener à bien la mission étaient ainsi sélectionnées 24. Aymon ne se limita pas à défendre les intérêts de la Maison de Savoie. Il effectua également des missions diplomatiques pour le roi de France, Louis XII, entre 1505 et 1509 25. Ses liens avec la cou- ronne étaient anciens, car Aymon avait déjà été conseiller du roi Charles VIII en 1489 26. Servir deux princes n’était pas une pratique diplomatique inhabituelle, au contraire, un ancrage dans une autre cour pouvait devenir un argument de sélection au moment d’envoyer une ambassade 27.

3. Un ambassadeur de prestige et spécialisé

Les ambassades d’Aymon peuvent être classées en deux grandes catégories. En premier lieu, des missions de prestige qui consistaient à représenter le prince lors de la conclusion de mariages par exemple, de traités de paix ou encore de la prestation de l’hommage à l’empereur. L’évêque de Lausanne fut ainsi choisi en septembre 1496 par le duc Philippe II pour se rendre auprès de l’empereur Maximilien à Vigevano, alors que la situation était tendue entre les deux princes, la Savoie se trouvant géographiquement et politiquement entre la France et l’Empire qui s’affrontaient en Italie. L’ambassade savoyarde ne comptait pas moins de 150 personnes et montures 28. La même année, en novembre, lorsque le duc dépêcha son fils Philibert le Beau, alors âgé de 16 ans, auprès du

24. J.-M. Moeglin, « La place des messagers et des ambassadeurs dans la diplomatie princière à la fin du Moyen Âge », p. 12 et 14 ; J.-M. Moeglin (dir.), S. Péquignot (coll.), Diplomatie et « relations internationales » au Moyen Âge (IXe-XVe siècle), p. 374-380 et 389-418. 25. É. Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des Cantons Suisses, de leurs alliés et de leurs confédérés, I, p. 107, 152-154 et 166-168. 26. ACV, CI c3, 12 juin 1489. 27. E. Pibiri, « Le personnel diplomatique d’Amédée VIII de Savoie entre France et Bourgogne au temps de la guerre de Cent Ans (1410-1440) ». 28. Archivio di Stato di Torino, Sezioni riunite, camerale Savoia, inventario 16, Trésorie générale de Savoie (AST, TGS), n° 150, 1496-1497, fol. 273r-274r ; F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, t. III, p. 25 sq. AYMON DE MONTFALCON, AMBASSADEUR 91 roi de France Charles VIII qui se trouvait à Lyon, Aymon fit également partie de cette délégation visant à maintenir le fragile équilibre dans lequel se trouvait la Savoie 29. De même, en août 1501, ce fut à l’occasion du mariage de Philibert le Beau et de Marguerite d’Autriche qu’Aymon se trouva à la tête de l’imposante délégation, pas moins de 250 montures selon le chroni- queur bourguignon Jean Molinet, chargée de se rendre à Bruxelles pour ramener la future mariée en Savoie 30. S’il est difficile de confirmer les chiffres avancés par l’historiographe, car la trésorerie générale de Savoie ne mentionne pas le nombre de personnes composant la légation, il n’en demeure pas moins que la somme remise aux ambassadeurs avant leur départ pour Bruxelles implique une légation nombreuse : 12’320 flo- rins, dont 3000 uniquement pour Aymon 31. Le mariage par procura- tion entre Marguerite et le Bâtard René de Savoie 32, représentant du futur époux, fut d’ailleurs célébré à Salins par Aymon en personne le 28 novembre 1501 33. Si l’évêque de Lausanne fut certes à la tête de ces délégations, il était également accompagné par d’autres hauts dignitaires dont l’autorité et le prestige cumulés conféraient une solennité particulière à l’ambas- sade. Il s’agissait ainsi de légations composées d’un nombre élevé de personnes et de montures, nous l’avons vu, afin d’honorer le destina- taire de la légation, mais également de manifester la puissance ducale. Par exemple, dans le cadre de l’ambassade devant ramener Marguerite d’Autriche en Savoie, Aymon partit, entre autres, avec le maréchal de Savoie Hugues de La Palud, comte de Varax, le baron Amédée de Viry, Honoré de Bueil, Claude de Balleyson, Pierre de Bonvillars, président du Conseil de Chambéry, Angelino Provana, président patrimonial, François de Menthon, Alexandre, bâtard de Châteauneuf, et le secrétaire

29. AST, TGS, n° 150, 1496-1497, fol. 205v-207v ; F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, III, p. 27. 30. J. Molinet, Chroniques, II, p. 488. 31. AST, TGS, n° 153, 1500-1502, fol. 310r-312r. 32. Il était un fils illégitime du duc Philippe II de Savoie, cf. R. Crotti Pasi, «Filippo II, duca di Savoia ». 33. J. Molinet, Chroniques, II, p. 488 ; M. Bruchet, Marguerite d’Autriche, duchesse de Savoie, p. 35 ; AST, TGS n° 153, 1500-1502, fol. 397r-398r et 654r-673v. 92 ÉTUDES DE LETTRES

Dufour : des membres éminents du conseil ducal, de la noblesse et de la magistrature savoyardes 34. Les ambassadeurs étaient d’ailleurs principalement choisis parmi les conseillers, car ils étaient au courant des affaires politiques en cours et côtoyaient régulièrement leur seigneur. Les barons, les prélats et les nobles étaient ainsi nombreux à prendre part aux négociations diplo- matiques, tout comme les légistes qui étaient indispensables au sein des légations pour régler les questions d’ordre juridique. Les ambassades composées de conseillers nobles et de juristes conciliaient parfaitement les deux aspects des négociations. En premier lieu, celui du cérémonial et des usages de la cour, que les seigneurs maîtrisaient parfaitement, où l’accent était mis sur le prestige personnel et social. Dans un second temps, celui de la technique, prise en charge par les hommes de loi, dont le savoir était essentiel 35. Si les prélats et les grands seigneurs étaient choisis lors de négociations capitales, ils n’intervenaient toutefois qu’à la fin des pourparlers, pour en parfaire les dispositions et les concrétiser solennellement. Toute la préparation des affaires était assurée par de nombreuses ambassades réduites, composées fréquemment d’un conseiller ou d’un écuyer, d’un juriste et parfois d’un secrétaire, comme ce fut le cas lors du mariage austro-savoyard, où Simon de Chantrans, conseiller, et François Richard, secrétaire, furent mandés, en décembre 1500 déjà, pour travailler à l’accord qui ne fut conclu qu’en été 1501 36. Ces missions de prestiges ne furent toutefois pas les plus caractéristiques de la carrière diplomatique d’Aymon. En effet, ce dernier s’est surtout illustré par ses nombreuses ambassades auprès des Suisses, notamment entre 1491 et 1509 37, tout comme par celles auprès des

. 34 AST, TGS n° 153, 1500-1502, fol. 310r-312r, 699v-700r ; J. Molinet, Chroniques, II, p. 488 ; J. Dumont, Corps universel diplomatique du droit des gens, IV, partie I, p. 15 ; F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, III, p. 183 ; M. Bruchet, Marguerite d’Autriche, duchesse de Savoie, p. 31. 35. E. Pibiri, En voyage pour Monseigneur, p. 66. 36. F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, III, p. 180. 37. ACV, CII 220 bis ; ACV, CII 225 et CII 225 annexe ; ACV, Ab 14 ; AST, TGS, n° 151, 1497-1498, fol. 123r-125r ; A. Ph. Segesser (Bearb.), Die Eidgenössischen Abschiede aus dem Zeitraum von 1500 bis 1520, p. 155, 365, 472 sq., 298 et 428 ; F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, II, p. 471, III, p. 52 sq. et 84 sq. ; M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 99-103. AYMON DE MONTFALCON, AMBASSADEUR 93

évêques de Sion, entre 1489 et 1506 38, au sujet des contestations pour les lieux et châteaux du Bas-Valais occupés par l’évêque et les Valaisans et revendiqués par la Savoie. Les Suisses furent d’ailleurs également impli- qués dans ce litige, car ils opérèrent en tant que médiateurs, de même que la France. Nous voyons ainsi Aymon traiter avec les différents évêques de Sion, Josse de Silenen (1482-1496), Nicolas Schiner (1496- 1499) et Mathieu Schiner (1499-1522) 39. Si, lors de sa première intervention dans ce conflit en 1489 40, Aymon n’était pas encore évêque, c’est fort de sa nouvelle charge qu’il traita régulièrement avec ses homologues valaisans, directement ou lors de journées réunissant les émissaires des différents partis, de même que les médiateurs. Il se rendit ainsi à Aigle, Monthey et Sion, entre 1493 et 1495 notamment 41, alors que le ton montait entre le duc de Savoie et Josse de Silenen et que le recours aux armes était proche. En 1494, la duchesse de Savoie Blanche de Montferrat spécifie d’ailleurs dans les instructions à ses ambassadeurs qu’Aymon bénéficiait d’un statut spécial par rapport à eux, car il connaissait parfaitement le dossier et que, pour ce faire, il était habilité à procéder comme mieux lui semblerait avec l’évêque de Sion 42. C’est grâce à un rapport de mission d’Aymon à Charles II, rédigé en avril 1506, que l’on saisit le mieux la nature que pouvaient revêtir des négociations entre deux seigneurs prélats. Aymon mentionne en effet avec force détails qu’au cours de son ambassade à Sion, l’évêque Mathieu Schiner et lui entendirent la messe ensemble, burent de la malvoisie en sortant de l’église, firent bonne chère, participèrent à la fête des dames à

38. ACV, CII 216, 21 novembre 1489 ; ACV, CII 219 bis, 1493-1494 ; ACV, Ab 14, fol. 25r et 27r ; A. Ph. Segesser (Bearb.), Die Eidgenössischen Abschiede aus dem Zeitraum von 1500 bis 1520, p. 342 et 344 ; F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, II, p. 471 et 497-499 ; M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 104. 39. « Jost von Silenen, 1482-1496 » ; « Matthäus Schiner 1499-1522 », in Helvetia sacra, I/5, p. 223 et 233 ; A. Büchi, Kardinal Matthäus Schiner als Staatsmann und Kirchenfürst, p. 4 sq., 81 sq. et 90-104. 40. ACV, CII 216, 21 novembre 1489. 41. ACV, CII 219 bis, 1493-1494 ; F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, II, p. 498 sq. ; C. Santschi, « Les annales du notaire montheysan Claude Revilliodi, 1490-1525 », p. 46. 42. ACV, CII 219 bis, 1493-1494, doc. 2. 94 ÉTUDES DE LETTRES

Sion et que l’évêque le logea gracieusement chez lui 43. Malgré cet accueil chaleureux, Aymon rapporte que l’évêque de Sion lui coupa violemment la parole à plusieurs reprises, alors qu’il lui exposait les revendications ducales ; des revendications que Mathieu Schiner rejeta d’ailleurs d’un revers de main en assurant qu’aucune terre ne serait rendue. La réponse qu’Aymon fit à Mathieu Schiner expose parfaitement l’avantage de choi- sir l’évêque de Lausanne, prince spirituel et temporel, tout comme l’était l’évêque de Sion, pour que les négociations se fassent, non seulement sur un pied d’égalité, mais également qu’il soit possible de tenir tête au Valaisan. Ainsi, Aymon lui rétorqua avec aplomb et agacement qu’il entendait toujours la même « chanson » avec lui, qu’il ne fallait pas qu’il abuse, car jamais ce pays ne lui serait laissé et qu’il était impossible qu’il puisse le garder 44. La fonction épiscopale d’Aymon de Montfalcon fut également un critère de choix pour traiter avec les Suisses. Son autorité s’étendait en effet sur Berne, Fribourg et Soleure qui dépendaient de son diocèse. Ceux-ci le nomment d’ailleurs parfois dans les textes « notre seigneur l’évêque » 45. Aymon dirigea ainsi une bonne dizaine d’ambassades auprès des Suisses entre 1491 et 1509 46, en premier lieu auprès des Bernois et des Fribourgeois. Le renouvellement de l’alliance avec les Confédérés fut l’un des gros dossiers d’Aymon 47, mais de loin pas le seul qu’il dut gérer. Aymon apaisa aussi, en 1491, le mécontentement des Bernois face à la main- mise de la Savoie sur la nomination de l’évêque de Genève, Antoine Champion 48. Il traita, de même, de l’arbitrage des Suisses entre la Savoie et les évêques de Sion 49 et dut négocier âprement avec les Confédérés,

43. ACV, Ab 14, fol. 25r-26v, 27r-v. 44. ACV, Ab 14, fol. 25r. 45. É. Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des Cantons Suisses, de leurs alliés et de leurs confédérés, I, p. 153. 46. Cf. supra, n. 37. 47. ACV, Ab 14, fol. 30r-32r, 66r-69v, 113r-117r ; CII 220 bis ; CII 225 ; CII 225 annexe ; AST, TGS, n° 151, 1497-1498, fol. 119r-125r ; n° 150, 1496-1497, fol. 439-441r, 443v, 455r ; F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, II, p. 471, III, p. 52 sq. et 84 sq. 48. F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, II, p. 471. 49. ACV, ACV, Ab 14, fol. 47r-49r ; CII 219 bis ; F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, II, p. 497 sq. ; M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 99 sq. AYMON DE MONTFALCON, AMBASSADEUR 95 en 1508 et 1509, à la suite des faux documents que le secrétaire ducal Jean Dufour leur avait vendus, des documents qui stipulaient, entre autres, que le duc Charles Ier leur avait légué des sommes importantes et avait consenti en leur faveur une hypothèque sur plusieurs terres de son duché 50. Ce rapport privilégié de l’évêque de Lausanne avec les Suisses fut également exploité à trois reprises par le roi de France Louis XII entre 1505 et 1509, notamment parce qu’il n’y avait pas d’ambassade permanente de France auprès d’eux. Aymon était proche des souverains aux fleurs de lys, car il était déjà conseiller de Charles VIII en 1489. Ainsi, en novembre et décembre 1505, Amon fut mandé à Berne par le roi afin d’engager les conseillers de cette ville à accepter l’alliance avec la France ainsi que des pensions royales, tandis qu’en 1509, l’évêque de Lausanne travailla activement au renouvellement de l’alliance entre le roi et les Confédérés, alors qu’il avait été compromis par des négociations secrètes engagées par le roi Charles VIII. Dans ce contexte extrêmement tendu, les ambassadeurs de France n’osèrent pas dépasser Lausanne sans sauf-conduit et demandèrent à Aymon d’aller en personne présenter les articles du renouvellement d’alliance élaborés par le conseil du roi 51. Aymon assista ainsi, à Lucerne, à la diète du 16 avril 1509, à celle de Berne le 14 mai, et encore à Lucerne les 13 et 27 juin, avec Gaucher de Dinteville, ambassadeur du roi de France, cette fois-ci, mais sans parvenir à un accord 52. Quand il ne servait pas directement les intérêts de la France par des missions, Aymon favorisait les ambassadeurs du roi en les accueillant à Lausanne et en leur servant d’intermédiaire pour communiquer avec les Suisses. Ce fut le cas en mars 1507, lorsque Aymon écrivit à l’avoyer et

50. A. Ph. Segesser (Bearb.), Die Eidgenössischen Abschiede aus dem Zeitraum von 1500 bis 1520, p. 472 sq. ; É. Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des Cantons Suisses, de leurs alliés et de leurs confédérés, I, p. 175 sq. ; T. Scott, The Swiss and their Neighbours, chap. « The Dufour Affair », p. 89-95. 51. É. Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des Cantons Suisses, de leurs alliés et de leurs confédérés, I, p. 107 et 152-154. 52. A. Ph. Segesser (Bearb.), Die Eidgenössischen Abschiede aus dem Zeitraum von 1500 bis 1520, p. 458 sq., 464 et 472 sq. ; M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 105, 110, 115 et 165-168. 96 ÉTUDES DE LETTRES au Conseil de Fribourg pour leur demander d’envoyer des messagers à cheval pour conduire les ambassadeurs du roi à Lucerne 53. Si le roi de France utilisa Aymon pour ses liens avec les Suisses, le duc de Savoie profita aussi des bonnes relations que l’évêque entrete- nait avec Louis XII pour favoriser des négociations. En effet, en mai 1507, Charles II dépêcha Aymon vers le roi afin que la Savoie puisse s’approvisionner en blé dans le Languedoc, le Dauphiné et en Provence, obtenir une pension royale pour le duc et enfin solliciter l’arbitrage de Louis XII dans l’affaire qui opposait Charles II à son cousin, le bâtard René, qui réclamait que le comté de Villars en Bresse lui soit restitué, après en avoir été dépossédé en 1502 par Philibert le Beau 54. Aymon fut ainsi un maillon essentiel de la diplomatie savoyarde. Par la récurrence avec laquelle il fut envoyé auprès des Suisses et des évêques de Sion, il peut être considéré comme un véritable spécialiste 55, maî- trisant parfaitement ces affaires délicates de longue durée. Un tel suivi facilitait les négociations, tant dans leurs aspects pratiques que diploma- tiques, donnait lieu à une meilleure connaissance du dossier et contri- buait à instaurer un climat de confiance entre les partis. Ces missions répétées permettaient également de s’appuyer sur un réseau d’officiers connus, susceptibles de favoriser le succès des missions, notamment par une bonne information. Au XVe siècle déjà, les princes avaient saisi les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de cette pratique et eurent tendance à privilégier la continuité des rapports en envoyant à maintes reprises les mêmes émissaires auprès d’un seigneur et en se servant des doubles ancrages 56, comme ce fut le cas pour Aymon et ses liens avec la France.

53. É. Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des Cantons Suisses, de leurs alliés et de leurs confédérés, I, p. 108 et 155 ; M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 104. 54. ACV, Ab 14, fol. 40-42, 5 mai 1507. Sur cette affaire voir : Th. Brero, Rituels dynastiques et mises en scène du pouvoir, p. 23 sq. et 27. 55. Sur la question des ambassadeurs spécialistes, voir en dernier lieu J.-M. Moeglin (dir.), S. Péquignot (coll.), Diplomatie et « relations internationales » au Moyen Âge (IXe- XVe siècle), p. 411-417. 56. Cf. supra, n. 27. AYMON DE MONTFALCON, AMBASSADEUR 97

4. Les qualités de l’ambassadeur

Si les critères de choix des émissaires étaient évalués de manière particulière et individuelle, selon leur fonction, leur réseau ou encore leur double ancrage, leurs capacités propres étaient également fondamentales. Un discours théorique sur les qualités et les vertus requises indispen- sables à l’ambassadeur fut d’ailleurs formulé, pour la première fois au Moyen Âge, en 1436 par le juriste français Bernard du Rosier, futur archevêque de Toulouse, dans son Ambaxiatorum brevilogus 57. La loyauté, la discrétion, l’éloquence, l’impassibilité, la patience, l’humilité, la prestance, la capacité à écouter et la confiance devaient notamment faire partie des qualités possédées par l’ambassadeur idéal 58. Les lettres de nomination et les missives ducales, notamment, envoyées à Aymon donnent des indications sur la manière dont il était considéré par les princes de Savoie et sur les vertus qui lui étaient reconnues. Ainsi, l’on retrouve la fidélité, la confiance, la probité, la prudence, la sagacité, la prévoyance, mais sont également mises en avant la science, les connaissances et l’expérience d’Aymon, docteur en droit canon, tout comme sa grande élocution 59. Sur ce point, le rapport d’am- bassade de la journée qui eut lieu à Aigle entre les représentants de la duchesse Blanche de Savoie et ceux de l’évêque de Sion, le 12 janvier 1494, au sujet des contestations territoriales savoyardes sur le Bas-Valais, mentionne clairement qu’Aymon prit la parole solennellement au cours de la rencontre 60. La confiance dont Aymon bénéficiait à la cour de Savoie, ainsi que le bien-fondé de ses conseils furent également reconnus à maintes reprises. En effet, en 1494, la duchesse Blanche de Montferrat lui écrivit qu’elle se fiait à son jugement et acceptait, comme il l’avait suggéré, de défrayer les ambassadeurs des Ligues afin de favoriser les négociations et que pour ce faire elle avait ordonné au trésorier général de Savoie de prendre en

57. E. Pibiri, En voyage pour Monseigneur, p. 49. 58. A.-B. Spitzbarth, Ambassades et ambassadeurs de Philippe le Bon, troisième duc Valois de Bourgogne (1419-1467), p. 225-236. Cf. également B. Behrens, « Treatises on the Ambassadors written in the Fifteenth and Early Sixteenth Century » ; M. Bazzoli, « Ragion di stato e interessi degli stati » et en dernier lieu S. Andretta, S. Péquignot, J.-C. Waquet (éds), De l’ambassadeur. 59. ACV, CII 206, CII 208, CII 210, CII 218, CII 219 bis. 60. ACV, CII 219 bis, doc. 6. 98 ÉTUDES DE LETTRES charge les dépenses des ambassadeurs, comme l’évêque l’entendait 61. Il en va de même dans les lettres que Charles II adressa à Aymon. Ainsi, en 1508 et 1509, le duc remercia vivement l’évêque de Lausanne pour les recommandations qu’il lui avait faites dans le cadre des revendications territoriales de René, Bâtard de Savoie. Des recommandations qu’il mentionne d’ailleurs avoir suivies 62. C’est toutefois dans une missive de Charles II, datée du 19 juin 1507 63, que les compétences et la valeur d’Aymon de Montfalcon sont le plus manifestes. En effet, dans le cadre d’une énième rencontre avec les Suisses à laquelle le duc souhaitait dépêcher Aymon, Charles II exprime sa satisfaction de pouvoir compter sur l’évêque de Lausanne pour cette mission, alors que ce dernier avait été souffrant. Le duc écrit ainsi à Aymon, d’une manière sans doute quelque peu rhétorique, qu’il est fort joyeux de sa guérison « car il n’est pas homme de son état pour qui il a plus d’affection et pour qui il a le plus de déplaisir quand il va mal » 64. Il était évidemment surtout satisfait qu’Aymon puisse se rendre auprès des Suisses non seulement, comme il l’indique, « pour la grande confiance qu’il lui témoigne », mais surtout, car il sait qu’Aymon « connaît parfai- tement le dossier, qu’il agit toujours bien et mieux que les autres ». Pour cette raison, le duc n’avait pas voulu confier cette négociation à un autre émissaire.

5. Les techniques diplomatiques d’Aymon de Montfalcon

Les rapports d’ambassade rédigés par Aymon pour rendre compte de l’avancée des négociations décrivent la manière dont il gérait les pour- parlers. Avant tout chose, nous voyons l’évêque de Lausanne mener de véritables campagnes de renseignement pour saisir au mieux la situa- tion : il écoute, observe, organise de nombreux repas avec des per- sonnes influentes dont il apprend telle ou telle nouvelle qu’il transmet immédiatement au duc 65. Par exemple, en novembre 1497, lors de son

61. ACV, CII 219 bis, doc. 4. 62. ACV, Ab 14, fol. 58r et 110r. Cf. supra, n. 32 et 54. 63. ACV, Ab 14, fol. 46r. 64. Traduction E. Pibiri. 65. ACV, Ab 14, fol. 30r-31v et 66r-68r. AYMON DE MONTFALCON, AMBASSADEUR 99 séjour à Fribourg pour le renouvellement de la ligue entre la Savoie, Berne et Fribourg, l’évêque de Lausanne reçut à son logis pour un repas 72 Fribourgeois en trois jours, pour un montant de 12 florins, tandis qu’à Berne, en janvier 1498, ce ne sont pas moins de 192 repas qui furent offerts à des membres du Conseil pour le prix de 32 florins 66. Ces sommes furent d’ailleurs facturées au duc de Savoie, la table étant, et est toujours, un haut lieu des affaires diplomatiques. De même, Aymon n’hésitait pas à offrir des sommes importantes à qui pouvait favoriser sa mission. Ainsi, en décembre 1507, alors qu’il se trouvait à Fribourg, à nouveau pour le renouvellement des alliances 67, il promit 100 écus aux membres du Conseil de Fribourg « pource qu’ils ont toujiours plus de querelle que les aultres et que nous desirons les gaignier » 68. Il insista d’ailleurs auprès de Charles II pour qu’il s’attache, moyennant finance, l’avoyer de Fribourg, François Arsent 69, généralement contraire à la Savoie :

Je l’ay reduyt de sorte qu’il s’est offert d’estre votre bon et humble serviteur, et espere que tel il sera si a vous ne tient et pourveu qu’il vous plaise le bien traicter, car c’est ung homme de grant credit, de grant sens et bien soubtil, et qui est pour vous faire cy après de grans services 70.

L’évêque de Lausanne utilisa également sa charge ecclésiastique au profit de la réussite des négociations. Ce fut le cas en novembre-décembre 1505, époque où, alors qu’il se trouvait à Berne pour engager des conseillers de la ville à accepter des pensions du roi de France, Aymon n’hésita pas à délier de leur serment certains d’entre eux qui avaient pourtant juré

66. AST, TGS, n° 151, 1497-1498, fol. 119r, 123r. 67. ACV, Ab 14, fol. 66r-67r et 68r-69v. 68. ACV, Ab 14, fol. 69v ; M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 102. 69. E. Tremp, « Arsent, François ». Avoyer de 1507 à 1509, il épousa Margareta von Diesbach, fille de Wilhelm von Diesbach. Il fut, à Fribourg, le chef des partisans de la France dont il touchait d’ailleurs une pension. 70. ACV, Ab 14, fol. 69v ; M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 102. 100 ÉTUDES DE LETTRES solennellement de ne plus recevoir de pensions de l’étranger 71. La fin justifie les moyens !

6. Un ambassadeur récompensé

Les mérites diplomatiques d’Aymon, ainsi que ses services pour la Maison de Savoie, furent récompensés en diverses occasions. En effet, en 1471, Amédée IX le nomma conseiller pour avoir été orateur et pour ses immenses services et « choses secrètes » 72. Deux ans plus tard, devenu également conseiller de Louis de Savoie, roi de Chypre, il reçut la charge d’orateur et de procureur à la curie romaine avec un salaire annuel de 500 florins pour tenter de convaincre le souverain pontife d’aider le roi exilé de Chypre à reprendre son royaume perdu 73. Les reconnaissances suivirent en 1490 avec la nomination d’Aymon au titre de gouverneur et maître de la chapelle ducale, pour une rétribution de 300 florins par an, pour ses « très grands services ». Un poste qui fut confirmé six ans plus tard 74. Enfin, en 1508, Charles II lui fit remettre 1000 écus d’or en remerciement de ses peines auprès des Cantons suisses et du roi de France, alors qu’Aymon œuvrait sans trêve à ces affaires depuis 1506 75.

Conclusion

Ambassadeur de prestige lors de grandes légations de représenta- tion, mais également chargé de missions plus épineuses, Aymon de Montfalcon fut un homme rompu aux affaires diplomatiques, qui en connaissait tous les rouages.

71. É. Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des Cantons Suisses, de leurs alliés et de leurs confédérés, I, p. 152 sq. 72. ACV, CII 206, 11 décembre 1471. 73. ACV, CII 208, 24 décembre 1473. Sur Louis de Savoie et Chypre voir E. Pibiri, « Histoire de femme, histoire d’État », p. 449-451. 74. ACV, CII 218, 1er juin 1490 et 15 novembre 1496. 75. AST, C, Materie politiche per rapporto all’interno, Protocolli dei Notai della Corona, Protocolli Ducali Serie Rossa, n° 135, fol. 90. AYMON DE MONTFALCON, AMBASSADEUR 101

Suivant des dossiers sur la longue durée, tant celui des rapports helvetico-savoyards que celui des liens avec les évêques de Sion, l’évêque de Lausanne apparaît comme un véritable spécialiste dont les capacités furent reconnues et valorisées par les ducs de Savoie. Docteur en droit, seigneur temporel et spirituel, conseiller, Aymon conciliait toutes les facettes nécessaires aux négociations, tant par une maîtrise des usages de cour et du cérémonial que des pratiques juri- diques. Si, comme tous les ambassadeurs, Aymon reçut des instructions précises pour ses missions, il bénéficia toutefois d’une grande marge de manœuvre de par la confiance dont il jouissait auprès des ducs savoyards. Prélat choisi par ces derniers pour traiter d’égal à égal avec les princes, il n’en demeure pas moins que même en défendant leurs intérêts, l’évêque de Lausanne demeurait un grand seigneur qui tolérait mal qu’on l’in- terrompe ou qu’on lui manque de respect, comme nous l’avons vu avec la réponse peu diplomatique qu’il asséna à l’évêque de Sion Mathieu Schiner en 1506, une réponse qui aurait pu mettre le feu aux poudres, mais qui expose également la délicate tension entre le service au prince et le prestige personnel 76. C’est peut-être dans ce contexte qu’il faut replacer les instructions adressées à Aymon et à ses collègues en 1497 et 1498 au sujet du renou- vellement des alliances avec Berne et Fribourg 77, qui mentionnent précautionneusement qu’ils devaient s’y prendre « le plus doucement qu’ils pourront » 78 et qu’ils devaient répondre « le plus doucement, amyablement et en la meilliour façon qu’ils pourront » 79. Enfin, par ses ambassades, Aymon favorisa sa famille, en emmenant avec lui lors de certaines missions son neveu Pierre, qui fit partie de la légation qui alla chercher Marguerite d’Autriche en 1501 80, tandis que son frère Georges l’accompagna à plusieurs reprises à Berne en 1497 et 1498 81.

76. E. Pibiri, En voyage pour Monseigneur, p. 531-534. 77. ACV, CII 225 et CII 225, annexe. 78. ACV, CII 225, annexe, fol. 5. 79. ACV, CII 225, annexe, fol. 7. 80. J. Dumont, Corps universel diplomatique du droit des gens, t. IV, partie I, p. 15 ; M. Bruchet, Marguerite d’Autriche, duchesse de Savoie, p. 31. 81. AST, TGS, n° 151, 1497-1498, fol. 114v-125r ; AST, TGS, n° 152, 1499-1500, fol. 167r-168r ; F. Gabotto, Lo Stato sabaudo da Amedeo VIII ad Emanuele Filiberto, III, p. 84 sq., 106. 102 ÉTUDES DE LETTRES

Les liens privilégiés d’Aymon avec la ville confédérée ne se limitèrent d’ailleurs pas à la sphère diplomatique 82, mais se concrétisèrent au niveau familial, peu après son décès, par un mariage entre sa nièce Jeanne qui épousa, en 1519, Christoph von Diesbach, fils de l’avoyer Wilhelm von Diesbach 83, l’homme le plus fortuné de Berne, ambassadeur, tout comme Aymon, avec qui ce dernier avait traité en de nombreuses occasions. Une réussite, s’il en est.

Eva Pibiri Université de Lausanne

82. En décembre 1494, l’avoyer de Berne, Rudolph von Erlach, sollicita Aymon de Montfalcon pour qu’il prenne son neveu à son service, signe des bonnes relations qui régnaient entre eux. Aymon accepta « pour l’amour dudict Seigneur avoyer son oncle » (P. Rück, « Un récit de la captivité du Chapitre de Lausanne en février 1537 », p. 60 sq.). 83. B. Braun-Bucher, « Diesbach, Wilhelm von ». Wilhelm von Diesbach fut un fervent partisan de la politique francophile de Berne. Ses missions diplomatiques le conduisirent fréquemment en France et en Savoie ; H. R., Schmidt, Worber Geschichte, p. 218. AYMON DE MONTFALCON, AMBASSADEUR 103

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LA « PETITE RENAISSANCE » D’AYMON DE MONTFALCON. LE GOÛT DE L’ÉVÊQUE ET DES MILIEUX CANONIAUX POUR L’ITALIE ET LES MONUMENTS

En 1494, Aymon de Montfalcon s’émerveille devant les ruines d’Aventicum. Ce goût précoce pour l’Antiquité, il l’a cultivé bien avant de devenir évêque. Ses ambassades à Rome lui ont assurément fait voir les vestiges de nombreux monuments. Beaucoup de chanoines de la cathédrale entretiennent également des liens avec la capitale de la Chrétienté, dont l’attrait se mesure tout au long de l’épiscopat d’Aymon de Montfalcon. Ces contacts personnels ont favorisé le passage au nord des Alpes des idées et des goûts de l’humanisme, un rapport rénové au passé et de nouvelles lettres dans les inscrip- tions : les capitales romaines. Apposées sur des monuments gothiques, mêlées à d’autres graphies, elles se trouvent au carrefour d’une forme de syncrétisme caractéristique de l’épiscopat d’Aymon de Montfalcon.

Début décembre 1494 : après s’être rendu en mission à Fribourg pour le duc de Savoie, l’évêque de Lausanne Aymon de Montfalcon arrive à Avenches, ville dont il est le seigneur temporel. Il vient y régler plusieurs affaires, trancher différentes causes et s’accorde un peu de temps pour visiter les vestiges d’Aventicum :

Depuis, [l’évêque Aymon de Montfalcon] passa temps en sa dicte ville, en oyant les quereles de ses subgectz, les pacifiant au mieulx qu’il peut, et en visitant les antiquitez dudict lieu, qui sont presque une mer- veille 1.

1. Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne, Ms.h.h.VI-48, fol. 30r. Édition de l’en- semble du fragment chez P. Rück, « Un récit de la captivité du Chapitre de Lausanne en février 1537 », p. 60 sq. 108 ÉTUDES DE LETTRES

Alors que l’historiographie place essentiellement le développement de l’humanisme en Suisse occidentale au XVIe siècle, et souvent en lien avec la Réforme 2, l’émerveillement d’Aymon de Montfalcon pour la capitale des Helvètes à la fin du XVe siècle déjà doit interpeller. Si l’évêque appré- cie ces ruines romaines, c’est donc qu’il entretient des rapports cultu- rels assez étroits avec l’Antiquité et l’Italie. Du reste, de nombreux autres témoignages dressent le portrait d’un prélat humaniste sensible à une certaine imitatio de l’Antiquité, autour duquel se côtoient des chanoines fréquentant régulièrement Rome et l’Italie. Dans les lignes qui suivent, nous nous attacherons à en étudier les traces matérielles à travers leur intérêt pour le patrimoine archéologique et monumental ou les formes scripturaires renaissantes et à définir des liens personnels avec l’Italie. Revenons à l’émerveillement d’Aymon de Montfalcon devant Aventicum, que soulignent les historiens en même temps que son huma- nisme 3, et qui n’est pas sans rappeler un vers célèbre d’Aeneas Sylvius Piccolomini s’adressant à la ville de Rome : Oblectat me, Roma, tuas spec- tare ruinas 4. Si Aymon de Montfalcon fait là preuve d’une réelle pré- cocité, c’est également le cas du rédacteur de cette chronique hélas très partiellement conservée, qui a jugé bon de relater une activité relevant du plus pur otium au milieu d’un récit n’ayant trait par ailleurs qu’au nego- tium. Qualifier les antiquités d’Aventicum de « merveilles » reflète peut- être au moins autant le ressenti du rédacteur que celui de l’évêque. Ce témoignage est remarquable à un triple titre. Tout d’abord, c’est le premier, en Suisse occidentale, d’un intérêt « archéologique » pour des vestiges romains ; deuxièmement, c’est une occurrence particulièrement précoce en français du terme « antiquité » désignant explicitement des vestiges romains et non quelque chose d’ancien sans que cette ancienneté soit définie clairement 5 ; enfin, c’est un « quasi local », l’évêque et seigneur du lieu, voire le rédacteur dont on ignore tout, qui est le premier à rele- ver la qualité des vestiges d’Aventicum. Au XVIe siècle, ce ne seront que

2. Voir Th. Maissen, «Literaturbericht Schweizer Humanismus ». 3. C. Santschi, L’historiographie des évêques de Lausanne, des origines à Abraham Ruchat (IXe-XVIIIe siècles), p. 144. M. Grandjean, « Jalons pour une histoire de la conservation des monuments historiques vaudois jusqu’à Viollet-le-Duc », p. 75. 4. « Qu’il me plaît, ô Rome, de contempler tes ruines. » Voir par exemple G. Germann, « Respect et piété dans la conservation du patrimoine », p. 43 et n. 11. 5. Nous l’avions déjà relevé dans notre article « Les chanoines, vecteurs de l’huma- nisme ? », p. 126, n. 10. LA « PETITE RENAISSANCE » 109 des étrangers qui s’y intéresseront 6. Avant eux, les ruines d’Aventicum, qui sont toujours restées visibles, avaient régulièrement attiré les com- mentaires de chroniqueurs. Mais avec Aymon de Montfalcon, on assiste à un changement de paradigme : on quitte la déploration poétique des ruines que l’on trouve par exemple chez Godefroy de Viterbe 7 pour la fascination pour les vestiges d’une ancienne civilisation.

Le goût des monuments

L’évêque possède un réel intérêt pour les monuments et pour l’archi- tecture, comme en témoignent le portail occidental de la cathédrale de Lausanne, les décors qu’il fait apposer dans nombre de bâtiments ou son appréciation élogieuse de la toute nouvelle collégiale de Valangin qu’il vient consacrer lui-même en 1505 en la qualifiant d’ecclesiam […] belle constructam et eddificatam 8. Avant même son épiscopat, vers 1483, il fait construire une fontaine et une chapelle à Flaxieu (son lieu de naissance dans l’Ain) sur lesquelles il fait placer des inscriptions et rappelant qu’il en est le constructeur. On lit ainsi sur la fontaine : Has aedes posuit pre- clari sanguinis Aymo 9. Quelques lignes plus haut, il commence même par s’adresser aux Naïades dans un vers inspiré des Métamorphoses d’Ovide : Nayades vitreis lusus celebrate sub undis 10. Quelle est l’origine de ce goût d’Aymon de Montfalcon pour l’Antiquité et les monuments ? Effectivement précoce dans le cadre res- treint de la Suisse romande, il est homme de son temps. À Avenches même, il ne faut guère attendre plus d’une quinzaine d’années pour

6. Cf. infra. 7. Qua fuit urbs quondam grandis, velut altera Troia / Nomen Avenza fuit, quae peri- tura ruit. « Cette ville fut grande, jadis ; son nom était Avenches et comme une autre Troie, elle s’écroula, destinée à tomber en ruines. » Godefroi de Viterbe, Pantheon, Bâle, Jacobus Parcus, 1559, col. 230. 8. Archives de l’État de Neuchâtel (AEN), AS-P8.22. Cf. J.-D. Morerod, « Valangin, capitale ecclésiastique », p. 69. 9. « Aymon, au sang illustre, érigea ce monument. » M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 706. 10. « Naïades, célébrez vos jeux sous ces eaux transparentes. » Cf. Ovide, Métamorphoses, XIV, 555-558 ; ce passage est d’ailleurs lié à la légende d’Énée auquel Aymon aime décidément faire référence. 110 ÉTUDES DE LETTRES que les humanistes fassent de la Civitas Helvetiorum un terrain d’étude fructueux, en particulier pour la recherche d’inscriptions. Dès 1515, Glaréan vient y faire des recherches à l’invitation de Peter Falck, avoyer de Fribourg, diplomate et pèlerin de Jérusalem ; il sera suivi par Tschudi en 1536, édité par Stumpf en 1547 11, et par Philibert de Pingon en 1552 12. En 1506, à Aoste, le duc de Savoie subventionne la restauration de l’arc d’Auguste, démontrant son intérêt pour un monument antique, désirant peut-être en capter une part du prestige impérial romain 13. Dans les mêmes années (entre 1503 et 1510), un chanoine de la col- légiale de Neuchâtel, Jean de Cœuve, démontre un goût certain pour l’archéologie, l’épigraphie et l’étude du passé. Dans ce qui est un véri- table rapport de fouille rédigé en écriture humanistique et presque conçu comme une expérience personnelle tant la première personne du sin- gulier est présente dans son texte, il décrit la mise au jour d’une dalle funéraire à l’abbaye Saint-Jean de Cerlier (Erlach/BE) : mirari cepi et inde unguibus et cultro terram scopas et puluerem eiicere et euellere usque adeo quod et ymagines et scripturam lucide discernere potui 14. Il l’attribue à la comtesse Berthe, fondatrice de la collégiale de Neuchâtel grâce à l’inscription qu’elle porte et dont il fait le pivot de son argu- mentaire. Rejetant la tradition orale 15 et donnant un crédit inédit à une source archéologique et épigraphique, il est un témoin remarquable de

11. Voir R. Frei-Stolba, « Früheste epigraphische Forschungen in Avenches ». 12. Archivio di Stato di Torino, Storia della Real Casa, Categoria II, Mazzo 6, fol. 190v. Pingon est même le premier à dessiner l’un des vestiges d’Avenches, le cigognier, près d’un siècle avant Mathäus Merian ; nous préparons une étude à son propos. 13. M. Grandjean, « Jalons pour une histoire de la conservation des monuments his- toriques vaudois jusqu’à Viollet-le-Duc », p. 73. 14. « Je me pris de curiosité et de là à chasser et à dégager, avec mes ongles et un cou- teau, la terre, les brindilles et la poussière jusqu’à ce que je puisse distinguer clairement des images et une inscription. » AEN, RD-237, fol. 4v. Voir G. Oguey, « Les origines des Neuchâtel (XIe-XIIe siècles) », p. 212-214. 15. Hinc est quod non illam Burgundionum reginam Bertham quam credis nostre eccle- sie fundatricem crediderim sed alteram Bertham de illustri ac prepotenti comitum genere ortam esse fateor. « De là, j’aurais cru qu’elle n’était pas Berthe, cette reine de Bourgogne que tu crois être la fondatrice de notre église, mais je dis qu’elle est une autre Berthe, issue de la race de nos comtes illustres et très puissants. » Ibid. LA « PETITE RENAISSANCE » 111 l’évolution de la science historique à la Renaissance dans le diocèse de Lausanne et plus largement en Suisse occidentale.

La Descendance des évêques de Lausanne

Analysant finement l’inscription qui lui sert de source, Jean de Cœuve va nettement plus loin que le rédacteur de la Descendance des évêques de Lausanne, qui écrit justement sous Aymon de Montfalcon 16. Pour Louis – seul son prénom nous est parvenu : ego Ludovicus 17 –, les tombeaux des évêques présents dans la cathédrale de Lausanne constituent surtout des repères topographiques (les trois dalles côte à côte d’Henri, Amédée et Berthold, le beau-frère de la comtesse Berthe dont parle Cœuve) ; ceux qui portent une inscription peuvent cependant lui servir réellement de source (David, Henri). Quand il ne cite que le tombeau sans l’épitaphe, il est difficile de dire si c’est parce qu’elle n’existait déjà plus, était illisible, ou par trop redondante avec d’autres informations déjà en sa possession. L’utilisation relativement modeste que fait Louis des sources monu- mentales le rapproche de ce que Bernard Guenée dit de la méthode des historiens médiévaux :

Pour l’essentiel, ce que l’historien cherchait en général dans ces inscrip- tions funéraires, c’était des années de décès précises qui lui auraient autrement fait défaut 18. Louis n’en est pas moins intéressant et multiplie les sources pour par- venir à la rédaction de son ouvrage. Aymon de Montfalcon lui a fourni plusieurs livres de sa bibliothèque, comme le précise l’auteur lui-même 19. Louis devait de plus avoir accès à un minimum de littérature classique, en particulier aux Histoires de Tacite (editio princeps en 1470, cf. livre I, 68) où l’on trouve pour la première fois imprimé le fait qu’Aventicum était le gentis caput des Helvètes ; Louis écrit Aventicum caput Helvetiorum ;

16. C. Santschi, L’historiographie des évêques de Lausanne, des origines à Abraham Ruchat (IXe-XVIIIe siècles), p. 146. 17. J. Gremaud, « Descendance des évêques de Lausanne, de leurs faictz et gestes », p. 344. 18. B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, p. 88. 19. J. Gremaud, « Descendance des évêques de Lausanne, de leurs faictz et gestes », p. 354. 112 ÉTUDES DE LETTRES

à ses yeux, cela pouvait expliquer raisonnablement que le premier siège épiscopal s’y trouvait (et inde) 20. Les Histoires sont absentes du catalogue de la bibliothèque du chanoine François des Vernets 21, mais d’autres ouvrages à caractère historique comme Tite-Live (en latin et en fran- çais) sont présents. Par ailleurs, Louis est un utilisateur manifestement habitué des archives, qui sont pour lui une source essentielle, bien plus que la tradition orale. Cette familiarité avec les archives peut nous faire supposer qu’il pourrait bien être un des chanoines (éventuellement un chapelain) de la cathédrale, dont plusieurs portent le prénom de Louis vers 1500 22. En historiographe éclairé, Louis critique ses sources, notamment le Cartulaire de Conon d’Estavayer : il contrôle les actes vus par Conon et apporte les correctifs nécessaires ; il indique s’il n’a pas trouvé ce qu’il cherchait (nec potui invenire 23) ; il rejette les interventions divines. Il conserve néanmoins un rapport disons contourné à la tradition orale, qu’il n’écarte pas complètement, contrairement à Jean de Cœuve, comme en témoigne ces quelques mots : et quod fama famat non omnino perdit 24. Relevons encore que Louis rédige à la première personne du singulier et que même s’il ne signe pas véritablement son œuvre, il livre néanmoins son nom. L’intérêt pour les inscriptions dont font preuve Dubois, Cœuve ou Louis ne doit pas nous laisser de marbre, si l’on suit la conclusion très convaincante de Roberto Weiss pour qui l’épigraphie (comme science) est fille de l’humanisme, une fille évidemment née à Rome : « Lo studio dell’epigrafia classica è un prodotto dell’umanesimo » 25.

20. C. Santschi, L’historiographie des évêques de Lausanne, des origines à Abraham Ruchat (IXe-XVIIIe siècles), p. 152 sq. 21. Cf. infra. 22. La piste de Louis de Pierre pourrait être la plus prometteuse, sachant que ce chanoine se préoccupe de l’état des tombeaux, qu’il fait restaurer (cf. E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 551 sq.). Nous remercions Kérim Berclaz de cette judicieuse suggestion. 23. J. Gremaud, « Descendance des évêques de Lausanne, de leurs faictz et gestes », p. 346. 24. « Ce que colporte la rumeur n’est pas complètement perdu. » Ibid., p. 350. 25. Cité dans F. Vuilleumier Laurens, P. Laurens, L’âge de l’inscription, p. 13. LA « PETITE RENAISSANCE » 113

Le bibliophile et le Romain

Arthur Piaget traitait il y a cent ans de la cour littéraire d’Aymon de Montfalcon 26. L’évêque n’est pas la seule figure régionale dont on ait fait le centre d’un réseau. Depuis plus d’un siècle, l’historiographie fri- bourgeoise a construit un cercle humaniste – assez protéiforme – qui a ou aurait gravité autour de Peter Falck 27. Plus près de notre évêque, on ne doit pas négliger non plus la personnalité de François des Vernets, chanoine et cellérier du chapitre cathédral. Il était assurément proche d’Aymon de Montfalcon, dont il est le secrétaire dès 1503, faisait partie de sa suite, se trouve au centre d’une correspondance et sera, en 1544, l’interlocuteur de Stumpf en matière d’histoire épiscopale 28. Sa biblio- thèque a déjà été étudiée par Olivier Pichard, qui écrit un peu sévère- ment qu’« il ne faudrait pas faire de [Vernets] un humaniste » ; gageons que l’historiographie fribourgeoise n’aurait pas eu autant de scrupules pour un homme possédant une bibliothèque et un réseau ! C’est pour- tant un personnage sensible à la culture de l’Antiquité et à son imitatio qui se révèle à travers les deux catalogues de sa bibliothèque, qui com- porte plusieurs ouvrages de grammaire et de rhétorique typiquement humanistes, telles les Eleganciae linguae latinae de Lorenzo Valla. Vernets entretient de plus une correspondance nourrie avec le cha- noine Jacques Perrin qui réside souvent à Rome pour les besoins des procédures capitulaires auprès de la chancellerie pontificale. Cette cor- respondance relève, au moins partiellement, des epistolae familiares à la Pétrarque ou à la Leonardo Bruni, vu la teneur des propos échangés avec son ami Perrin. À la lecture de ces lettres, on découvre que Perrin vient en aide à Jean, neveu de Vernets, découvert en piètre état dans les rues de Rome. Il parvient à lui trouver rapidement un emploi dans les cuisines du cardinal de Naples, Gianvincenzo Carafa, dont Perrin était donc peut-être un familier, ce qui ne serait pas rien quand on connaît l’enver- gure de cette dynastie. En décembre 1536 – dans un contexte de passage à la Réforme dont les échos ne sont peut-être pas encore parvenus jusqu’à

26. A. Piaget, « Aymon de Montfaucon et sa cour littéraire ». 27. R. Binz-Wohlhauser, « Existe-t-il un cercle humaniste à Fribourg autour de Peter Falck ? » et Y. Dahhaoui, Peter Falck. 28. C. Santschi, L’historiographie des évêques de Lausanne, des origines à Abraham Ruchat (IXe-XVIIIe siècles), p. 193. 114 ÉTUDES DE LETTRES

Rome 29 –, il est nommé in extremis par le pape Paul III Farnèse prieur commendataire des prieurés de Rougemont et de Cossonay. Vernets semble s’épanouir plutôt sous l’épiscopat de Sébastien de Montfalcon, mais c’est bien sous celui d’Aymon de Montfalcon qu’il entre en fonction et qu’il est envoyé à Rome, au moins une fois comme mandataire avec le chanoine Étienne Dunant, rejoindre deux Lausannois qui y résidaient à Rome, François Vigoureux et Henri Savioz. Quel sou- venir Vernets garde-t-il de Rome ? Difficile de le savoir, mais une petite phrase que lui adresse Perrin à propos de son neveu nous indique que le séjour n’a pas forcément été qu’une suite d’agréments… : Aut si maius et litteris melioribus illum imbui cupis, ad te revoca, quoniam Romam nosti 30. Plusieurs autres chanoines ou délégués du chapitre ont envoyé des lettres à Vernets, qui se trouve donc être un point de convergence des liens du chapitre avec Rome. Par son intermédiaire, Perrin est l’un des premiers à introduire à Lausanne l’utilisation de l’humanistique, et avec elle une certaine culture romaine. Autour de lui, on trouve également le chanoine Laurent Cinquensoz, qui lui offre un exemplaire du De vita solitaria de Pétrarque – le seul ouvrage conservé de sa bibliothèque 31. L’ex libris du De vita solitaria, rédigé par Vernets en gothique, montre selon nous qu’il ne pratiquait pas – en tout cas pas couramment – l’écri- ture humanistique, dont il se serait à n’en pas douter servi pour ce genre d’écrit à l’instar de Falck.

Les chanoines, au cœur des liens avec Rome

De manière générale, les contacts avec l’Italie et plus particulièrement Rome semblent être essentiellement le fait de chanoines du chapitre. On le voit dans les procès-verbaux du chapitre, quand la raison de l’absence de certains chanoines est indiquée. Mais on le voit aussi dans les inven- taires des archives vaticanes : dans le peu maniable Schedario Garampi,

29. Archivio segreto vaticano, Reg. Vat. 1503, fol. 241r-242v. 30. « Ou bien, si tu désires mieux et qu’il soit mieux imprégné de lettres, rappelle-le chez toi, puisque tu connais Rome. » Archives cantonales vaudoises (ACV), C Va 2515, lettre du 1er juin 1530. 31. Bibliothèque cantonale et universitaire – Lausanne, ms U 1762. LA « PETITE RENAISSANCE » 115 on constate un accroissement évident des fiches concernant le chapitre cathédral dès le dernier tiers du XVe siècle et jusqu’à la Réforme. Chacune de ces fiches ne signifie pas forcément présence de Lausannois à Rome, mais les liens se multiplient ; et pour qu’une cause avance auprès de la chancellerie pontificale, mieux vaut être sur place… On connaît d’ailleurs plusieurs noms de délégués du chapitre à Rome à cette période, parmi lesquels : Pierre I Perrin, Pierre II Perrin et son frère Jacques, Henri Savioz, François des Vernets, François Vigoureux, Jacques Neyret, Amédée Mandrot, Jean Prévôt, Michel Barbey, Nicolas de Watteville, Jean Grant, Baptiste de Aycardis, André Provona… Ils sont si nombreux qu’on peut presque affirmer qu’il y a une représentation quasi permanente du chapitre à Rome pendant l’épiscopat d’Aymon de Montfalcon, puis celui de Sébastien. Cela se traduit forcément par une acculturation aux modes curiales, au moins pour des chanoines tels que Jacques Perrin dont les séjours à Rome se multiplient. Ils s’en trouvent être des vecteurs, conscients ou non, de l’humanisme au nord des Alpes.

Aymon de Montfalcon et Rome

Quant à Aymon de Montfalcon lui-même, qu’en est-il de ses séjours trans­ alpins ? Si ses séjours turinois ont dû être relativement nombreux 32, ce qui est assez naturel pour un Savoyard, on n’en connaît que deux pour ce qui est de Rome. Aymon de Montfalcon y est allé tôt dans sa carrière, comme ambassadeur du roi titulaire de Chypre Louis de Savoie auprès du pape Sixte IV en 1473 ou plus probablement 1474, sachant que le diplôme le nommant émissaire date du 24 décembre 1473 33. Quoiqu’on ignore tout du détail de ce voyage, on n’imagine pas que le jeune trentenaire Aymon de Montfalcon ne se soit pas frotté au monde de la Curie, qui est un des foyers de la culture humaniste. Peut-être en a-t-il profité pour obtenir son titre de protonotaire apostolique, attesté dès 1476 ; sans que ce titre revête un caractère exceptionnel, il dénote tout de même des liens minimaux

32. Ne citons pour exemple que deux mariages de la maison de Savoie pour les- quels il s’est rendu à Turin en 1496 et 1501 : Archivio di Stato di Torino, Corte, Matrimoni, Mazzo 17, fascicolo 1 et 2. En revanche, dans son article ici-même, Bernard Andenmatten établit qu’Aymon avait étudié en Avignon et non à Turin comme le sup- posait Maxime Reymond. 33. ACV, C II 208. 116 ÉTUDES DE LETTRES avec Rome. C’est de nouveau comme émissaire des Savoie, de la duchesse Blanche en l’occurrence, qu’il va retourner à Rome en 1489 34. Lors de ces deux séjours, il n’a pu manquer de voir les ruines qui parsèment la caput mundi, acquérant probablement à ce moment les bases du goût qui lui a fait poser des yeux admiratifs sur les vestiges d’Avenches. M. Reymond suppose encore un éventuel et en fait trop bref voyage à Rome en mai 1491, juste après l’annonce de sa nomination au siège de Lausanne, pour y régler certaines affaires 35. Nous en doutons fort, sachant que le 20 mai, il est à Turin et le 5 juin déjà à Lausanne… les deux semaines et demie qui séparent ces deux dates paraissent bien courtes pour faire l’aller-retour en laissant en plus le temps nécessaire à régler des affaires. On ne peut exclure d’autres séjours à Rome par la suite – voire avant. Mais dès son accession à l’épiscopat, l’activité diplo- matique d’Aymon de Montfalcon semble moins tournée vers le sud des Alpes que vers les cantons suisses et la France. Elle cesse dès 1510 envi- ron, en raison de son âge et de son état de santé ; signe de la faiblesse d’Aymon de Montfalcon, son neveu Sébastien est nommé coadjuteur dès 1513. En 1512 toutefois, il semble que tant Aymon de Montfalcon que son vicaire général soient absents, puisque Louis de Pierre est temporai- rement vice-gérant du diocèse 36 ; peut-être l’évêque a-t-il effectué à ce moment l’un de ses derniers voyages.

De la paléographie à la sigillographie

C’est durant le règne d’Aymon que l’écriture humanistique est utilisée pour la première fois dans le diocèse, notamment par Jean de Cœuve et Jacques Perrin, mais également, dans sa partie alémanique, par Peter Falck à Fribourg ou par certains chanoines de la collégiale Saint-Vincent à Berne 37. À la chancellerie épiscopale, les actes eux-mêmes restent

34. ACV, C II 218. L’acte est daté de 1490, mais mentionne le passage d’Aymon à Rome l’année précédente. 35. M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 33. 36. M. Reymond, Les dignitaires de l’Église Notre-Dame de Lausanne jusqu’en 1536, p. 413. 37. Nous remercions Kathrin Utz-Tremp de nous y avoir rendu attentif. Notre enquête mériterait d’ailleurs d’être nettement amplifiée pour la partie alémanique du diocèse. LA « PETITE RENAISSANCE » 117 fidèles à la gothique jusqu’en 1536, alors qu’une évolution est nettement perceptible dans les sceaux. En 1960 déjà, Claude Lapaire, prenant le contre-pied de certains de ses collègues d’alors, montrait à quel point les ecclésiastiques avaient joué un rôle essentiel dans l’adoption de formes esthétiques nouvelles :

La petite noblesse, les patriciens et les bourgeois se sont montrés très réticents à l’égard de la Renaissance. La plupart des communautés civiles ont systématiquement ignoré l’esthétique nouvelle. […] Par contre, les ecclésiastiques et certaines communautés religieuses ont acquis très tôt, dès 1510, des matrices modernes 38.

C. Lapaire insiste également sur l’influence presque exclusive de l’Italie jusque vers 1520 (la Savoie constituant naturellement un média possible), même si certaines de ses attributions à des ateliers ou orfèvres italiens reposent plus sur des impressions que sur des indices concrets. En ce qui concerne les sceaux vaudois, l’irremplaçable Donald Lindsay Galbreath analyse l’évolution paléographique des légendes en quelques lignes :

Le caractère employé est d’abord la capitale romaine avec mélange d’onciales. […] La minuscule gothique paraît pour la première fois en 1399 sous Jean Münch, mais les capitales se trouvent encore sous Jean de Prangins, un demi-siècle plus tard, pour réapparaître sous la forme d’onciale de la Renaissance sous Barthélemy Chuet, Julien della Rovere et les deux Montfalcon 39.

Malgré l’appellation un peu rustique d’« onciale de la Renaissance » pour les capitales romaines, D. L. Galbreath voit juste dans l’ensemble. C’est bien avec Barthélemy Chuet qu’elle apparaît, même si c’est unique- ment avec son sceau d’évêque de Nice sans aucune mention du siège de Lausanne 40. Puis, c’est au tour de Giuliano della Rovere d’en faire usage comme administrateur diocésain 41. Les deux matrices sont vraisembla- blement l’œuvre d’orfèvres du sud de la France (sinon d’Italie) dans le premier cas, et probablement romain dans le second. La chancellerie

38. C. Lapaire, « La pénétration de la Renaissance en Suisse, étudiée d’après les sceaux », p. 137. 39. D. L. Galbreath, Les sceaux des évêques de Lausanne, p. 21. 40. Ibid., no 53. Voir aussi C. Raemy Tournelle, « Barthélemy Chuet, un administra- teur apostolique sous les signes de la lune et du soleil ». 41. D. L. Galbreath, Les sceaux des évêques de Lausanne, no 54. 118 ÉTUDES DE LETTRES

épiscopale, dès les années 1460, avait donc régulièrement sous les yeux des sceaux à la « nouvelle mode ». Après un retour temporaire à la minus- cule gothique sous Benoît de Montferrand, Aymon de Montfalcon réintroduit la capitale romaine dans deux sceaux 42.

Les sceaux des Montfalcon

Le « grand sceau » 43, de type héraldique, est probablement en usage dès le début de l’épiscopat d’Aymon (fig. 1). Aymon de Montfalcon fait œuvre de pionnier en étant le premier, entre Rhône et Rhin, à se faire produire (probablement par un atelier local) un sceau utilisant, même de manière un peu inaboutie, la nouvelle écriture. Visuellement, la légende offre un léger « effet bâton » qui rappelle la minuscule gothique lapidaire, même si ce sont largement des capitales, parmi lesquelles on trouve cependant un « d » gothique et un « E » presque oncial qui sert d’abré- viation étonnante pour episcopi. Ce sceau sera recyclé par Sébastien dans les premières années de son épiscopat, les premières lettres de la légende étant regravées : « S[igillum].AVMO[nis] » devient « SEBA9 », avec un passage au nominatif qui rompt avec la suite de la légende, toujours au génitif… 44 Le « petit sceau » 45 est attesté depuis 1503 au moins. Comme le grand, on y trouve un « d » gothique, mais contrairement à lui, il est au nomi- natif (malgré un « S[igillum] » en tête de la légende qui demanderait un génitif). Ce qui est plus surprenant, c’est la forme « Lausanne » (au subs- tantif) plutôt que Lausannensis (l’absence de tout signe plaide contre une abréviation de cet adjectif par suspension) ; peut-être faut-il y voir un archaïsme délibéré, qui serait cohérent avec les rappels archaïsants des arcades d’aspect roman qu’Aymon de Montfalcon fait construire pour fermer le grand passage de la cathédrale. Chez Sébastien de Montfalcon, on trouvera une abréviation « epi » non pour episcopi, mais

42. Aymon dispose encore d’un signet gothique, attesté dès 1503 ; étant un moindre instrument de représentation, l’évêque a peut-être laissé l’orfèvre confectionner une matrice plus « habituelle ». Ibid., no 59. 43. Ibid., no 57. 44. Ibid., no 61. 45. Ibid., no 58. Légende : « S[igillum].AY[mo].dE.MONTEFALCONE.EP[iscopu]S. LAUSANE.ET.COMES ». LA « PETITE RENAISSANCE » 119

Fig. 1 — « Grand sceau » d’Aymon de Montfalcon. S[igillum].AVMO[nis].dE.MONEFALCONE.e[piscopi].LAUSANNISIS. ET.PRINCIPIS. Tiré de D. L. Galbreath, Les sceaux des évêques de Lausanne : 1115- 1536, Bâle, Birkhäuser, 1930, fig. 22. pour episcopus 46. Cette fragilité syntaxique ne manque pas d’étonner et s’accorde mal avec la culture littéraire évidente des Montfalcon. Les années 1490 voient apparaître des sceaux à légende à capitales romaines : celui d’Aymon, mais également ceux du chapitre cathédral de Bâle en 1495, de l’évêque de Constance et de Nicolas Schiner à Sion en 1496, puis de son neveu Matthieu en 1499. Dans les faits, c’est une pra- tique qui reste assez confidentielle, la grande majorité des sceaux étant de tradition gothique pour le type et gothique ou onciale pour l’écriture.

46. Ibid., no 62. 120 ÉTUDES DE LETTRES

Cette période ne connaît des sceaux renaissants que propriété d’ecclé- siastiques ; les communautés civiles ou des particuliers ne s’en doteront qu’à partir des années 1500, plus encore à partir des années 1510-1520. Dès 1511, le sceau du cardinal Matthieu Schiner, de facture romaine, va clairement surpasser les sceaux lausannois 47. Il ne fait que renforcer une certaine impression de médiocrité des sceaux d’Aymon, qui interpelle véritablement quand on voit le soin qu’il porte par ailleurs à son système de représentation (monogramme, devise et armoiries).

Les sceaux des chanoines du chapitre

Parmi les chanoines d’Aymon de Montfalcon, quelques-uns se sont dotés de sceaux dont la légende est écrite en capitales romaines. Le premier exemple est sans doute le plus beau : le sceau de Pierre I Perrin, qui est chanoine de 1481 à 1512 (fig. 2). Envoyé à Rome pour traiter d’affaires capitulaires auprès de la chancellerie apostolique, il s’y fait manifeste- ment graver une matrice sur laquelle une Vierge à l’Enfant et les saints Pierre et Paul (l’identification de ce dernier reste sujette à caution) se tiennent debout sous un fronton classique porté par deux colonnes tos- canes. La Vierge, même si ce n’est pas la Vierge de Lausanne, peut être là pour rappeler la patronne du diocèse d’origine de Perrin, Pierre et Paul rappelant la Ville éternelle et Pierre le prénom du chanoine. Jusqu’ici, un seul exemplaire de ce sceau est repéré, fragmentaire et apposé sur un acte pour un confrère qui n’avait pas le sien 48. De manière moins spectaculaire et d’une facture nettement plus proche des sceaux des Montfalcon, celui de François de La Faverge 49, chantre de la cathédrale, de 1504, présente une capitale romaine d’une belle régularité ; on plaiderait volontiers pour une production locale, dans la veine des Montfalcon, sensible à l’influence franco-savoyarde décrite par C. Lapaire.

47. C. Lapaire, « La pénétration de la Renaissance en Suisse, étudiée d’après les sceaux », pl. 55, 19. 48. D. L. Galbreath, Inventaire des sceaux vaudois, p. 203. A. Dufour, F. Rabut, « Sigillographie de la Savoie », no 129. 49. C. Lapaire, « La pénétration de la Renaissance en Suisse, étudiée d’après les sceaux », fig. 2. LA « PETITE RENAISSANCE » 121

Fig. 2 — Sceau du chanoine Pierre I Perrin. S.PETRI.P(errini canonici Laus)AN[n]ENSIS. Tiré de C. Lapaire, « La pénétration de la Renaissance en Suisse, étudiée d’après les sceaux », Revue suisse d’art et d’archéologie, 20 (1960), fig. 1, d’après A. Dufour et F. Rabut, «Sigillographie de la Savoie. Sceaux religieux », Memorie della reale Accademia delle scienze di Torino, classe di scienze morali, storiche et filologiche, (1882), Série II, t. XXXIV-XXXV, no 129.

Les monnaies

Afin d’éclairer plus complètement les influences à l’œuvre dans les sceaux, une étude numismatique s’imposerait ; nous nous contenterons d’ouvrir quelques pistes de réflexion. Ce sont en particulier les monnaies des évêques de Lausanne qui doivent attirer notre regard ; Benoît de Montferrand (1476-1491) le premier suit la mode initiée par Francesco 122 ÉTUDES DE LETTRES

Sforza de Milan dès 1462 qui veut rétablir l’usage antique en faisant figurer le portrait du gouvernant – qui plus est de profil – sur la mon- naie. Aymon et Sébastien de Montfalcon poursuivent dans cette voie 50. D’autres monnaies, de divers types, montrent par ailleurs l’introduc- tion graduelle de la capitale romaine dans les légendes. Comme pour les sceaux, on constate un parallélisme dans les usages des évêques de Lausanne et de Sion. Dès les années 1480, l’évêque sédunois Jost von Silenen frappera des monnaies d’inspiration italienne 51, une pratique que reprendra Matthieu Schiner qui, comme ses deux prédécesseurs, uti- lise largement la capitale romaine dans ses monnaies. On serait volon- tiers tenté d’y voir une concurrence rhodanienne entre les sièges de Sion et de Lausanne, particulièrement entre Matthieu Schiner et Sébastien de Montfalcon, dont les monnaies sortent du même atelier 52.

Les inscriptions

En ce qui concerne les inscriptions lapidaires, la capitale romaine fait une apparition massive durant l’épiscopat d’Aymon de Montfalcon, avec sa devise si qua fata sinant placée en de très nombreux endroits. C’est une capitale en général perlée et fourchue, d’un style assez particulier, au sein duquel on trouve des variations (fig. 3). Aymon de Montfalcon utilise très tôt cette écriture qui est un peu sa marque de fabrique et que l’on retrouve déjà sur la fontaine et l’église de Flaxieu dans les années 1470 53. Durant son épiscopat, elle couvrira les murs de la cathédrale (intérieurs et extérieurs), les stalles de la chapelle des martyrs thébains, le château Saint-Maire et de nombreux autres bâtiments épiscopaux. Cette écriture aura un avenir au moins dynastique, puisque Sébastien adopte la même pour l’inscription de sa devise à Lucens 54.

50. D. Dolivo, Monnaies du Pays de Vaud, nos 68, 75, 76, 77, 87. 51. Ch. Lavanchy, « Numismatique valaisanne », no 5. 52. Il s’agit dans les deux cas d’une pièce de 6 gros. Pour Matthieu Schiner (mort en 1522 et dont la monnaie est donc forcément antérieure à celle de Sébastien qui a dû s’en inspirer), voir ibid., no 15. Pour Sébastien de Montfalcon (millésime 1527), voir D. Dolivo, Monnaies du Pays de Vaud, p. 55, no 89 et n. 18. 53. M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, fig. 963 a et b. 54. Ibid., notamment fig. 389, 969, 971, 972, 975, 977, 987. LA « PETITE RENAISSANCE » 123

Fig. 3 — Exemple de capitales perlées, utilisées pour la devise d’Aymon de Montfalcon sur les stalles de la chapelle des martyrs thébains à la cathédrale de Lausanne. SI QVA FATA SINANT. Photographie Jeremy Bierer, 2018.

Parallèlement à cette capitale perlée, les inscriptions se caractérisent souvent par le mélange des influences. Si les stalles de la chapelle des martyrs thébains portent bien le Credo en capitales perlées, les noms des saints et apôtres sont quant à eux écrits en minuscules gothiques. Quant au monogramme de l’évêque, le « A » est une capitale romaine tandis que le « m » est oncial. Sébastien de Montfalcon poursuivra sur cette voie syncrétique dans le vitrail de l’église de Saint-Saphorin 55 sur lequel le nom du saint et la devise de l’évêque sont en capitales romaines, alors que le millésime, le nom de l’évêque et sa titulature sont en gothique, le tout pour un vitrail très renaissant porté par un remplage de facture gothique flamboyant. Dans le couloir central du château Saint-Maire, les inscriptions en gothique et en capitales perlées accompagnent un décor par ailleurs parfaitement renaissant. Deux monuments funéraires mêlent également des graphies. Dans la cathédrale, la plate-tombe de Guy Deprez de 1508 présente des initiales en capitales romaines dans une inscription par ailleurs en minuscules gothiques 56. La même année, à Grandson, la dalle du prieur Guillaume Bourgeois porte une inscription en minuscules gothiques sur le cadre avec un phylactère en capitales romaines 57. Le même phénomène est visible à la collégiale de Valangin (cadre en gothiques et phylactère en capitales romaines) 58. La première dalle conservée à ne porter que des capitales romaines est celle du chanoine Philibert de Praroman, mort

55. Ibid., fig. 401. 56. C. Huguenin, G. Cassina, D. Lüthi (dir.), Destins de pierre, no 17. 57. D. Lüthi (dir.), Le marbre et la poussière, no vd-51. Les capitales du phylactère semblent être encore influencées par l’onciale, mais l’analyse est rendue incertaine par une restauration lourde au XIXe siècle. 58. Ibid., no ne-72. Cette dalle date certainement d’entre la fin du XVe siècle et la Réforme. 124 ÉTUDES DE LETTRES en 1528 59. À l’église Saint-François se trouve la dalle d’un bourgeois de Lausanne mort en 1532 dotée d’une élégante inscription en capitales romaines jouant avec la taille des lettres 60. Si l’on considère le corpus des épitaphes romandes dans son ensemble 61, c’est justement vers 1530 que les inscriptions en capitales romaines commencent à supplanter en nombre les inscriptions gothiques. Si, dans le diocèse de Lausanne, les premières inscriptions lapidaires en capitales romaines sont quasi toutes postérieures à la spectaculaire épitaphe de Nicolas Schiner à Sion (1510) 62, elles sont toutefois bien plus précoces qu’en Bourgogne ducale, où la première inscription en capitales romaines ne date que de 1543 63. L’influence paléographique de ces ins- criptions est donc bien à chercher au sud ; c’est dans ce sens que vont deux dalles genevoises remarquées par Marcel Grandjean :

Les pierres tombales à présentation typiquement renaissante semblent avoir été rares, ou rarement conservées, dans la région. Par bonheur, celles qui ont survécu à Genève (vers 1517 et vers 1531) offrent une preuve irréfutable de l’introduction graduelle des modes ultramon- taines bien avant 1536, date de la Réforme dans la future « cité de Calvin » 64.

Aymon de Montfalcon, François des Vernets ou Jacques Perrin ne sont peut-être pas des humanistes de premier plan, mais ils ont été les témoins, les vecteurs et les acteurs de la culture humaniste dans le diocèse de Lausanne. Ils font partie de la cohorte des « humanistes

59. C. Huguenin, G. Cassina, D. Lüthi (dir.), Destins de pierre, no 19. 60. D. Lüthi (dir.), Le marbre et la poussière, no vd-70. Si nous rejoignons Dave Lüthi sur une retouche de la dalle au XVIIIe siècle pour y sculpter des armoiries, nous pen- sons que l’inscription du cadre et celle du phylactère datent bien du XVIe siècle, si nous suivons la transcription de Jean-Baptiste Plantin qui reproduit consciencieusement les variations de taille des lettres et les ligatures. 61. C’est-à-dire toutes les inscriptions publiées dans C. Huguenin, G. Cassina, D. Lüthi (dir.), Destins de pierre et D. Lüthi (dir.), Le marbre et la poussière. 62. D. Lüthi (dir.), Le marbre et la poussière, no vs-66. 63. G. Grillon, L’ultime message, p. 243. 64. M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 635. LA « PETITE RENAISSANCE » 125 mineurs », des lettrés de l’ombre auxquels les historiens prêtent volontiers attention depuis une vingtaine d’années 65. La forte présence de l’État savoyard dans le diocèse voire sur le trône épiscopal facilitant les échanges transalpins, une forme de concurrence avec Sion et les indices glanés à Genève ou en Bourgogne montrent que l’humanisme est ici d’abord le fruit d’une influence italienne avant d’être d’inspiration française ou allemande. Les rapports avec l’Italie se mul- tiplient dans l’entourage d’Aymon de Montfalcon et les effets s’en font sentir un peu partout dans le diocèse, dans l’architecture, les décors ou l’écriture. Tirant sa devise de l’Énéide et s’adressant aux Naïades, tout en fai- sant construire un monumental portail gothique, mêlant deux écri- tures jusque dans son monogramme, Aymon incarne la « coexistence pacifique » décrite par Marcel Grandjean.

Grégoire Oguey Université de Neuchâtel et Archives de l’État de Neuchâtel

65. Cf. C. Revest, « Benedetto da Piglio, l’humanisme et la curie à la fin du Grand Schisme », n. 5. 126 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

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LES PEINTURES MURALES DU CHÂTEAU SAINT-MAIRE. AUTOUR DES MODÈLES ALLÉGORIQUES DU PRINCE-ÉVÊQUE

Dans le corridor de l’ancien palais épiscopal de Lausanne, on peut encore admirer l’ensemble de peintures murales allégoriques qui fut commandé par le prince-évêque Aymon de Montfalcon au début du XVIe siècle. La source de ce décor peint est à cher- cher dans les poèmes allégoriques des Douze Dames de Rhétorique de George Chastelain et du Bréviaire des nobles d’Alain Chartier, transposés dans le média de la peinture monumentale. Des comparaisons avec les manuscrits enluminés éclairent la repré- sentation voulue par l’évêque. Se posent aussi la question du choix des textes et celle, corollaire, de leur transmission ; en y répondant, il nous sera possible d’avancer des hypothèses concernant les intentions présumées du commanditaire 1.

Prince-évêque de Lausanne à partir de 1491, Aymon de Montfalcon (vers 1440-1517) fit effectuer des travaux de transformation de son palais épiscopal, le château Saint-Maire. Cet édifice du premier tiers du XVe siècle, situé tout au nord de la Cité, servait de résidence aux évêques et fut conçu au départ comme un bâtiment isolé et solidement fortifié 2. Montfalcon modifia l’aspect du château par la construction d’un vesti- bule à l’ouest de manière à en faire une résidence plus représentative ; à l’intérieur, il fit rénover au premier étage la « chambre de l’évêque » dont la grande cheminée et le plafond, avec sa devise et son monogramme,

. 1 Je remercie Jean-Claude Mühlethaler pour sa relecture attentive et constructive. 2. Voir M. Reymond, « Les châteaux épiscopaux, les hôtels de ville de Lausanne », p. 162 ; M. Grandjean, La ville de Lausanne, p. 345-361. Le château Saint-Maire rem- plaça l’ancienne résidence épiscopale située à côté de la cathédrale, aujourd’hui Musée historique de Lausanne. 132 ÉTUDES DE LETTRES sont encore visibles. De surcroît, il commanda les peintures murales qui embellissent les parois des couloirs. Pour le corridor au rez-de-chaussée, Aymon choisit un ensemble sophistiqué de peintures allégoriques : les Douze Dames de Rhétorique sur la paroi nord, les Vertus des nobles sur la paroi sud (pl. IV). Vu leur état de préservation, l’analyse des peintures allégoriques rencontre quelques difficultés. Découvertes sous une couche de plâtre en 1908, elles étaient fortement endommagées, surtout dans la partie des figures qui fut complétée au cours d’une restauration après leur mise au jour 3. Les peintures couvrent l’ensemble des deux parois du corridor, soit 16 m sur environ 4 m de chaque côté 4. La composition est divisée en plusieurs registres superposés : la zone en bas comporte des caissons octo- gonaux encadrés de pointes de diamant et suivis d’une frise d’acanthes. Au-dessus, la partie principale se subdivise sur chaque paroi en treize panneaux par des arcades de troncs d’arbre dont les branches forment un encadrement ; sur la paroi nord, des colonnes les remplacent à deux reprises. Chaque panneau présente une figure féminine à mi-corps tenant un grand rouleau de parchemin chargé de trois strophes qui occupe toute la longueur de l’arcade. La zone principale finit par les mots SI QVA FATA SINANT (« si les destins le permettent »), une citation emprun- tée à Virgile qui fut utilisée par Aymon de Montfalcon comme devise personnelle 5, qui court tout le long du corridor. En haut est représen- tée une frise de rinceaux, de candélabres et de cornes d’abondance en alternance avec des centaures et des putti qui présentent des écussons.

. 3 Un graphique de la silhouette indique l’état fragmentaire et les parties conservées, consultable sur le site internet officiel . De plus, des photographies en noir et blanc (conservées au Service des bâtiments, monuments, et archéologie de l’État de Vaud à Lausanne) montrent bien leur état avant et après la restauration. Pour la découverte et la restauration effectuée vraisemblablement par le peintre et restaurateur d’art Ernest Correvon (1873-1965), voir J.-A. Bohy, « Les peintures du château de Lausanne », p. 58 ; M. Grandjean, La ville de Lausanne, p. 368 ; L. Rochat, Les peintures du corridor du château Saint-Maire à Lausanne, p. 7-10. Je remercie Lise Rochat qui m’a fait parvenir un exemplaire de son mémoire de maîtrise. 4. M. Grandjean, La ville de Lausanne, p. 368. 5. La citation est tirée du premier livre de l’Énéide (I, 18) ; voir M. Grandjean, La ville de Lausanne, p. 368 ; K. Straub, « “ Se riens y a qui de noble umbrage ” », p. 281. LES PEINTURES MURALES 133

D’autres frises d’acanthes et de rinceaux avec des écussons suivent au- dessus. Les frises se prolongent au-dessus de l’entrée (à l’ouest) ; deux figures supplémentaires avec des ailes tiennent un écusson aux armes du prince-évêque. Les personnifications féminines adoptent des attitudes variées et sont habillées plus au moins selon la mode en vogue autour de 1500 6. Leur représentation reste relativement générique et dans l’état actuel des pein- tures, seules cinq dames allégoriques se distinguent par des attributs. En conséquence, ce n’est qu’à l’aide du texte, soit des vers transcrits sur les murs, qu’on a réussi à identifier les personnifications de la paroi nord avec les Douze Dames de Rhétorique et celles de la paroi sud avec les Vertus des nobles 7.

Quand on entre dans le corridor, le cycle des peintures murales commence par les Douze Dames. Les vers sont tirés d’une correspondance entre des poètes et dignitaires des cours de Bourbon et de Bourgogne. Jean Robertet, alors secrétaire du duc de Bourbon et poète, est à l’origine de l’échange épistolaire avec George Chastelain, fameux auteur et historiographe à la cour bourguignonne, soutenu par

. 6 Vu l’état fragmentaire, il est difficile de déterminer la nature de leurs habits. Ils semblent comparables aux vêtements que l’on retrouve dans les tableaux français et fla- mands vers la fin du XVe siècle et encore au XVIe siècle, comme sur les tapisseries Los Honores réalisées pour Charles V à Bruxelles et achevées en 1523. On peut retenir plus particulièrement l’exemple de la tapisserie représentant Prudentia : voir G. Delmarcel, Los Honores, p. 60 sq., pl. 2.1. La datation des peintures murales est encore une question ouverte. Les anciens auteurs considéraient l’un des graffitis sur les murs, qui indique « 1500 », comme une date authentique : voir J.-A. Bohy, « Les fresques pré-renaissantes du château de Lausanne », p. 139, 141 ; M. Grandjean, La ville de Lausanne, p. 368. F. Elsig propose une datation vers 1510 sur la base du style des frises de grotesques (« La peinture en Savoie et en Franche-Comté durant la première moitié du XVIe siècle », p. 85). L. Rochat suppose qu’elles ont été effectuées après le voyage de Montfalcon à Bruxelles en 1501, lors des négociations en vue du mariage du duc de Savoie avec Marguerite d’Autriche (Les peintures du corridor du château Saint-Maire à Lausanne, p. 73 et 78). 7. A. Piaget considère les personnifications du côté sud comme les Vertus des nobles (« Aymon de Montfaucon et sa cour littéraire », p. 465) ; il revient à M.-R. Jung d’avoir identifié les allégories moins connues des Douze Dames de Rhétorique (« Les “ Douze Dames de Rhétorique ” », p. 230 sq.). 134 ÉTUDES DE LETTRES

Jean de Montferrant, un noble au service de Philippe le Bon 8. Le traité allégorique, avec les descriptions versifiées (les « Enseignes ») des douze Dames, représente la partie centrale de cet échange de lettres dont la date est estimée des années 1462/63 9. Le texte est connu, soit complet, soit en extraits, grâce à onze copies réalisées entre le XVe et le XVIIIe siècle qui proviennent toutes des Pays-Bas bourguignons 10. Quatre d’entre elles – dont trois en manuscrits indépendants – contiennent le texte intégral, y compris les illustrations représentant les suivantes de Dame Rhétorique. C’est le manuscrit (Cambridge, UL, ms. Nn. III.2) commandé par Jean de Montferrant, lui-même participant à l’échange épistolaire, qui a servi de modèle aux autres exemplaires illustrés. Dans ce manuscrit, réalisé à Bruges en 1467/68 et comportant quinze miniatures de style flamand, on trouve pour la première fois le cycle d’images « canonique » des Douze Dames de Rhétorique. Le manuscrit présente également à deux endroits les armes de la famille des Montferrand, ce qui a amené à identifier Jean comme étant le frère de l’évêque Benoît de Montferrand 11. La correspondance, ouverte au public aristocratique des deux cours, se présente comme un débat sur la création littéraire et le statut de l’au- teur 12. C’est à George Chastelain qu’on doit l’intervention allégorique des douze Dames dont les discours s’enchaînent pour formuler son idée de l’auteur idéal. Chacune des « compaignes de la Dame Rhétorique » 13 indique quelles sont ses connaissances et définit ses caractéristiques de manière métaphorique. Il s’agit de : Science, Eloquence, Profundité,

. 8 Cf. George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les Douze Dames de Rhétorique, p. 10-20 ; K. Straub, “ Les Douze Dames de Rhétorique ” in Text und Bild, p. 17-24. 9. Pour la datation du texte, voir M.-R. Jung, « Les “ Douze Dames de Rhétorique ” », p. 229 sq. 10. À l’exception de l’exemplaire conservé à Rouen, Bibliothèque municipale, ms. 1234. Comme il a appartenu à Jean Derval (mort en 1482), on a supposé qu’il avait été exécuté en Anjou avant 1482 ; voir D. Cowling, in Les Douze Dames de Rhétorique, p. 36-59, qui donne une description de tous les manuscrits. 11. Les armes des Montferrand (l’orthographe du nom varie) se trouvent au fol. 9 et sur les fermoirs d’origine : cf. C. Chavannes-Mazel, « The Twelve Ladies of Rhetoric in Cambridge (CUL MS Nn.3.2) », p. 144 sq. et 144-147 pour la datation des manuscrits ; K. Straub, “ Les Douze Dames de Rhétorique ” in Text und Bild, p. 228 et 237-240. 12. J.-C. Mühlethaler « Un manifeste poétique de 1463 », p. 84 ; E. Doudet, « Poétique en mouvement », p. 83 sq. 13. Cité d’après George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les Douze Dames de Rhétorique, p. 126, v. 137. LES PEINTURES MURALES 135

Gravité de Sens, Vieille Acquisition, Multiforme Richesse, Flourie Memoire, Noble Nature, Clere Invention, Precieuse Possession, Deduction Louable et Glorieuse Achevissance. Dans les manuscrits enluminés, la description de chacune des douze Dames commence systématiquement par une miniature présentant la personnification qui est accompagnée par l’inscription de son nom et d’une sorte de devise, tirée la plupart du temps de la Vulgate 14, elles- mêmes suivies de trois strophes en vers. Les Dames évoquent les condi- tions de la création littéraire en recourant à des métaphores dans un discours qui reste essentiellement abstrait. Seuls les noms de trois des dames – Eloquence, Flourie Memoire et Clere Invention – renvoient aux concepts de la rhétorique classique ; les descriptions ne comportent guère de vocabulaire se rapportant directement à l’acte d’écrire 15. Les Douze Dames offrent une poétique qui peut être considérée comme représentative de l’idée que se font de leur métier les « (grands) rhétoriqueurs » 16 au tournant des XVe-XVIe siècles. Ceux-ci étaient à la fois historiographes et poètes, servant de secrétaires et de chroni- queurs aux princes français et bourguignons. Se considérant volontiers comme des « orateurs » 17, ils revendiquaient une connaissance approfon- die de la première rhétorique (la prose) comme de la seconde (la poésie). Conscients de leur dignité d’écrivain, ils se sentaient obligés de s’engager dans les domaines politique, moral et culturel par l’écriture 18. Leur idée clé d’une compétence à la fois poétique et éthique est au cœur des « Enseignes » des Douze Dames. Les strophes font ressortir l’image du poète parfait qui devait avoir des connaissances universelles et se distinguer par ses capacités morale et intellectuelle, toutes néces- saires à la création littéraire. L’image de l’auteur savant, de bonnes mœurs, inspiré par la sagesse divine et lui-même créateur 19, se manifeste aussi dans les enluminures, étroitement liées au texte.

14. Voir J.-C. Mühlethaler, « La citation éclairante ». 15. J.-C. Mühlethaler, « Un manifeste poétique de 1463 », p. 84. 16. Voir P. Zumthor, Le masque et la lumière, p. 9-22. 17. Voir à ce sujet la contribution d’E. Doudet au présent volume. 18. P. Jodogne, « Les “ Rhétoriqueurs ” et l’humanisme », p. 160 sq. 19. J.-C. Mühlethaler, « Un manifeste poétique de 1463 », p. 99 sq. ; E. Doudet, « Poétique en mouvement », p. 96. 136 ÉTUDES DE LETTRES

Cet ensemble élaboré, comment a-t-il pu être transposé dans un media monumental ? En comparant le traité enluminé avec les peintures murales, on constate que le principe de présentation a été maintenu. Les peintures murales reprennent le schéma tripartite en image, citation transcrite sur une banderole et description de la personnification en vers. Examinons à titre d’exemple la troisième dame, Profundité. Elle fait suite à Science et Eloquence, toutes les trois formant un groupe dans la mesure où elles prennent pour sujet le savoir universel donné de Dieu. Dame Science se pose en représentante de la philosophie et de la sagesse divine ; Eloquence se rattache à la conception cicéronienne de la rhéto- rique en faisant ressortir la relation primordiale entre la sagesse et l’élo- quence au service du public, tandis que Profundité représente un savoir encyclopédique 20. Elle perçoit tout ce qui se trouve dans l’univers et dit d’elle-même que : « J’ay ciel, mer, terre en ma teste petite » 21. Profundité va au fond des choses, car elle est chargée de les interpréter. Guidée par la philosophie et la théologie, elle peut se servir du savoir avec discerne- ment afin d’assurer la paix et le salut des hommes sur terre 22. Le motif de circularité comme image du savoir encyclopédique 23 se manifeste aussi dans la phrase latine tirée de l’Ecclésiaste (24, 8), que nous citons dans sa traduction française : « J’ai parcouru seule la voûte des cieux et me suis promenée dans le fond des abîmes » 24. Dans les manuscrits enluminés, la miniature reprend le motif circulaire 25. Assise sur un trône, la dame est au centre, ses bras étendus forment une croix avec son corps ; à ses extrémités, on trouve quatre miroirs. Ainsi, on y lit – à gauche et à droite de ses bras – Lati-tudo, puis au-dessus de sa tête Longitudo et, sous ses pieds Profundum. La dame s’étend dans toutes les directions et c’est à elle que les miroirs renvoient

20. J.-C. Mühlethaler, « Un manifeste poétique de 1463 », p. 92 sq. ; George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les Douze Dames de Rhétorique, p. 30. 21. Cité d’après George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les Douze Dames de Rhétorique, p. 142, v. 15. 22. Ibid., p. 142 sq., v. 41-42. 23. J.-C. Mühlethaler, « Un manifeste poétique de 1463 », p. 92 sq. ; voir aussi K. Straub, “ Les Douze Dames de Rhétorique ” in Text und Bild, p. 113 et 115. 24. L’inscription en latin dit : Gyrum celi circuivi et in fluctibus maris ambulavi, cité d’après J.-C. Mühlethaler, « La citation éclairante », p. 75. 25. Les références se limitent ici au manuscrit exemplaire de Jean de Montferrant qui se trouve à Cambridge, UL, ms. Nn. III.2, la miniature de Profundité au fol 28v. Consultable sur le site . LES PEINTURES MURALES 137 leur reflet du monde. L’iconographie élaborée fait encore allusion à la vertu de la prudence, avec son attribut du miroir, et à la conception du microcosme pour visualiser l’idée du savoir encyclopédique 26. Dame Profundité perçoit par l’activité intellectuelle ; elle constitue le centre où les connaissances universelles se trouvent réunies 27. Par contre, la peinture à Lausanne ne correspond pas à la miniature. Ici, la personnification n’est même pas représentée comme une dame noble, mais comme une figure ailée (pl. V). Elle «semble plus angelique que humaine », comme Profundité est décrite dans la première strophe et comparée aux oiseaux, elle a l’« ele plus agile » ; en plus, elle « parvole la plaine », soit elle traverse en volant le ciel 28. Apparemment, l’image reprend avec les ailes le motif le plus concret que les strophes suggèrent 29. En outre, Profundité combine les savoirs philosophique et théologique qu’elle transmet pour le salut des hommes et en vue d’assurer (d’un point de vue politique) le bien commun. En dotant Profundité d’ailes, la peinture met en évidence sa fonction de médiatrice 30 : elle fait figure d’ange, de messager envoyé par Dieu. Multiforme Richesse – notre second exemple – représente les multiples dons de la nature et de Dieu, mais aussi les biens acquis par le travail juvénile, soit l’accumulation des connaissances gardées en mémoire. Les pierres précieuses et les fleurs signifient son trésor de vertus et de valeurs morales 31. La citation empruntée aux Proverbes (31, 29), mais transposée de la seconde à la première personne, affirme la supériorité de Multiforme Richesse 32 sur les autres femmes vertueuses. Dans la Bible, le verset fait

26. Profundité fait suite à la conception de l’homme comme reflet de l’univers, souvent représentée par l’homme (nu) à bout de bras et inscrit dans le rond du monde. Voir K. Straub, “ Les Douze Dames de Rhétorique ” in Text und Bild, p. 117-121. 27. J.-C. Mühlethaler, « La citation éclairante », p. 75 ; George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les Douze Dames de Rhétorique, p. 77. 28. Cité d’après George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les Douze Dames de Rhétorique, p. 142, v. 14, 4, 10. 29. Cf. George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les Douze Dames de Rhétorique, p. 77. 30. J.-C. Mühlethaler, « Un manifeste poétique de 1463 », p. 93. 31. Voir K. Straub, “ Les Douze Dames de Rhétorique ” in Text und Bild, p. 142 sq., avec références. 32. Multe filie congregaverunt divicias, ego supergressa sum universas, cité d’après J.-C. Mühlethaler, « La citation éclairante », p. 77. Cf. George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les Douze Dames de Rhétorique, p. 146, n. 181. 138 ÉTUDES DE LETTRES partie de la louange adressée à la bonne maîtresse de maison dont le prix « surpasse de beaucoup celui des perles » (31, 10), comparaison qui pourrait expliquer l’importance accordée aux pierres précieuses dans l’Enseigne : « Perles, saphirs, precieuses jacinctes… » 33. L’étonnante transformation de la ménagère soucieuse du bon déroulement des affaires en Multiforme Richesse thésaurisant les biens idéels s’inspire peut- être de la Glossa ordinaria : l’épouse vertueuse y est la figure de la sancta Ecclesia 34. Dans la miniature 35, la personnification est à nouveau présentée trônant et entourée de multiples signes de richesse : sa robe est brodée de perles, ses pieds posés sur un sac dont s’échappent des pièces d’or, dans ses mains, elle tient deux coffrets contenant l’un les «biens de nature » et l’autre les « biens de doctrine ». Sa tête dorée et auréolée évoque la gloire qui résulte de son assiduité juvénile. La miniature traduit le contenu des strophes dans son propre langage visuel. L’iconographie s’inscrit dans la continuité des représentations des vertus en se référant par exemple aux modèles de Largesse et de Prudence dont elle récupère le motif du sac aux pièces. Les pierres précieuses et les coffrets, allégories des richesses de l’esprit, renvoient plus précisément au domaine de la rhétorique en visualisant des métaphores propres à signifier l’ornatus dont les tropes (comprenant métaphore et allégorie) sont la manifestation la plus importante 36. L’idée d’une fortune multiple et débordante s’exprime sur le panneau peint à Lausanne par la corne d’abondance, symbole de la richesse hérité de l’Antiquité, remplaçant ici le coffre rempli de pierres précieuses et de fleurs 37, et que la Dame évoque dans la seconde strophe en faisant allu- sion à ses vertus (pl. VI). La dame est aussi habillée précieusement, elle porte des vêtements ornés, des bijoux et une parure embellie de perles

33. Cité d’après George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les Douze Dames de Rhétorique, p. 146, v. 9. 34. Patrologia Latina CXIII, p. 1114. 35. Cambridge, UL, ms. Nn. III.2, fol. 31v (). 36. Pour les références et les modèles iconographiques, voir K. Straub, “ Les Douze Dames de Rhétorique ” in Text und Bild, p. 144-155. 37. George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les Douze Dames de Rhétorique, p. 146, v. 10-11. LES PEINTURES MURALES 139 sur la tête, ce qui lui donne, conformément au texte, une apparence « plus que royale » 38. Les deux exemples suffisent à illustrer les différences entre les enluminures – qui complètent les strophes en les transformant dans leur propre langage – et les peintures murales. Certes, les strophes ainsi que les citations latines sont peintes sur la paroi, mais les images ne suivent pas l’iconographie élaborée des miniatures. Elles font figure de parents pauvres, car elles sont réduites à une variation des tenues et des vêtements ; il semble qu’elles ont été exécutées de manière indépendante, suivant un dessein qui leur est propre.

Ces remarques semblent être également valables pour les représentations des Vertus personnifiées des nobles d’après le Bréviaire des nobles d’Alain Chartier, écrit dans les années 1420-1425. L’œuvre du secrétaire et notaire de Charles VII est en général marquée par la réflexion sur les devoirs de la noblesse en ces temps où sévit la guerre de Cent Ans 39. Le Bréviaire offre le condensé de l’idéal aristocratique avec sa suite de treize ballades, au fil desquelles s’élabore une sorte de code d’honneur et de vertu pour la noblesse 40. Il s’ouvre par Noblesse qui se présente comme une princesse accompagnée de douze suivantes : ce sont les Vertus Foy, Loyauté, Honneur, Droicture, Prouesse, Amour, Courtoisie, Diligence, Netteté, Largesse, Sobriété et Persévérance 41. Les Dames servent de modèles, enseignant aux nobles la façon d’être à nouveau dignes de leur état 42. Même si le texte, conservé dans plus de cinquante manuscrits, a été largement diffusé, il ne possède pas de tradition iconographique. Il y a, à ce qu’on sait, un seul manuscrit (Paris, BnF, naf. 18145) qui comporte un cycle d’images représentant les Vertus des nobles, imaginé par Jean Poyer, enlumineur français dans les années 1490-1495 43. C’est le seul

38. Ibid., p. 146, v. 16. 39. E. J. Hoffman, Alain Chartier, p. 40 sq. et 9-33 pour la biographie de Chartier ; cf. Alain Chartier, The Poetical Works, p. 1-27. 40. E. J. Hoffman, Alain Chartier, p. 115. 41. Pour ce texte, cf. Alain Chartier The Poetical Works, p. 393-409. 42. Sur ce texte et son contexte (la crise de la chevalerie), cf. C. Taylor, « Alain Chartier and Chivalry ». 43. Cf. P. Charron, « Une mise en image du discours moral à la fin du Moyen Âge », p. 2. 140 ÉTUDES DE LETTRES point de comparaison possible pour les peintures murales du château Saint-Maire. Foy, la première compagne de dame Noblesse, décrit la hiérarchie du monde soumis à Dieu qui a assigné une place à chacun dans les trois états de la société. Bien que la peinture ait beaucoup souffert, on distingue encore une femme à la tête voilée, ressemblant à une religieuse (pl. VII). Dans sa main, elle tient le modèle d’une église comme le font les fondatrices dans la tradition iconographique. Par contre, la miniature correspondante montre une dame noble qui porte son regard au ciel où siège la Trinité 44. Les représentations de la quatrième Dame, Honneur, se ressemblent dans la mesure où l’on y trouve l’attribut du miroir. Mais il semble que cet attribut soit tout simplement inspiré du texte qui définitHonneur comme « mirouer ou il [s. e. le noble] se doit mirer » 45 poussé par un amoureux désir. Tandis que dans la miniature 46, la dame présente seu- lement l’attribut dans sa main gauche et tient probablement de l’autre la lettre de noblesse, l’idée de l’autoréflexion s’exprimant dans la peinture murale : Dame Honneur, en effet, contemple son reflet dans le miroir. En plus, elle tient un sac rempli de pièces dans l’autre main, ce qui se réfère à la description de l’Honneur comme « trésor de Noblesce, / Son espergne [épargne], sa richesce » 47. Pour résumer, force est de constater à travers ces brèves comparaisons que les miniatures ne sont pas à l’origine des peintures murales, ni pour les Douze Dames de Rhétorique ni pour le Bréviaire des nobles. Il semble plutôt que les images du décor peint répondent plus simplement au poème en s’inspirant des attributs que les vers assignent aux dames. Elles résultent d’une visualisation directe de certains mots présents dans les strophes, qu’on a sortis de leur contexte. De cette façon, les personnifications apparaissent sous une forme simplifiée et leurs caractéristiques ne suffisent pas pour les identifier à l’aide de leurs attributs. La composition semble due à la demande de reproduire sur

44. Paris, BnF, naf. 18145, fol. 93. Consultables sur le site . 45. Vers cité d’après Alain Chartier The Poetical Works, p. 397, v. 87. Concernant la miniature, voir P. Charron, « Une mise en image du discours moral à la fin du Moyen Âge », p. 9. 46. Paris, BnF, naf. 18145, fol. 95. 47. Cité d’après Alain Chartier, The Poetical Works, p. 397, v. 85 sq. LES PEINTURES MURALES 141 les parois le texte des deux poèmes dont les strophes occupent l’espace principal ; les représentations en dépendent.

La grande importance attachée au texte soulève la question de l’intention d’Aymon de Montfalcon, qui a fait décorer le corridor de ces deux poèmes, et de la manière dont il a pu en avoir connaissance. Le Bréviaire des nobles était très répandu jusqu’au XVIe siècle et son auteur fut admiré comme « le pere de l’eloquence françoyse » 48. Évidemment, Aymon de Montfalcon comptait aussi parmi ses nombreux admirateurs. Fin lettré, il a composé lui-même des poésies avant d’être nommé prince- évêque ; on lui attribue plusieurs poèmes influencés par l’œuvre d’Alain Chartier 49. Le choix d’un de ses textes comme décor du palais épiscopal pourrait donc s’expliquer par l’admiration générale dont jouissait ce poète français même en dehors du royaume 50. Quant au traité des Douze Dames de Rhétorique, plusieurs voies de transmission des Pays-Bas bourguignons à Lausanne semblent possibles. Il y a tout d’abord un lien de parenté : Aymon de Montfalcon appartenait à une famille noble du Bugey 51 et l’une de ses sœurs était mariée à un fils de la famille de Montferrand. Ainsi, Aymon était apparenté à Benoît de Montferrand, son prédécesseur au poste d’évêque de Lausanne et dont le frère n’était autre que ce Jean de Montferrant 52 qui avait participé à la

48. C’est ainsi que le présente Pierre Fabri dans son Grand et vray art de pleine rhétorique (1521) : voir F. Bouchet, « A Good Carter as Guide », p. 325. On connaît plus de cinquante manuscrits du XVe et XVIe siècle qui contiennent le Bréviaire des nobles : voir O. Robinson, « Alain Chartier : The Manuscript and Print Tradition », p. 247-250. 49. On lui attribue la Pastourelle et le Procès du banny a jamais du Jardin d’amours contre la volonté de sa dame dont il n’existe qu’une transcription moderne par extraits. Aymon a probablement aussi composé un autre poème intitulé Le Débat du Gris et du Noir (conservé dans deux manuscrits, Paris, BnF, ms fr. 25421 et ms Rothschild 2798) ; Cf. Antitus, Poésies, p. X sq. 50. Voir E. Cayley, A. Kinch (dir.), Chartier in Europe. 51. M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 31. 52. C. Chavannes-Mazel, qui a réussi à identifier Jean de Montferrant comme co- auteur et commanditaire du manuscrit de Cambridge, a proposé cette voie de trans- mission du texte à Lausanne (« The Twelve Ladies of Rhetoric in Cambridge (CUL MS Nn.3.2) », p. 140 sq. et 149 sq.). Une représentation de l’évêque Benoît de Montferrand et de son blason est conservée au château Saint-Maire, voir M. Grandjean, La ville de Lausanne, p. 365. 142 ÉTUDES DE LETTRES correspondance des Douze Dames de Rhétorique, commandant aussi le plus ancien manuscrit enluminé 53. Il serait également envisageable que Montfalcon ait eu connaissance des Douze Dames au cours des négociations qui se déroulèrent à Bruxelles autour du mariage du duc Philibert le Beau (1480-1504) avec Marguerite d’Autriche (1480-1530), fille de Maximilien erI et de Marie de Bourgogne. Aymon de Montfalcon avait été chargé de cette mission et c’est lui qui célébra le mariage par procuration en 1501 54. Même si Chastelain, l’auteur des « Enseignes » des Douze Dames, était déjà mort depuis quelque vingt-cinq ans, il était considéré comme un maître par les poètes franco-bourguignons. Parmi ces admirateurs se trouvait Jean Lemaire de Belges qui a été choisi plus tard par Marguerite d’Autriche pour superviser l’édification du monastère de Brou à Bourg-en-Bresse 55. Ce chef-d’œuvre de l’art gothique flamand a été conçu en mémoire de Philibert (mort en 1504) et fut destiné à abriter son tombeau ainsi que ceux de sa mère et de Marguerite. Il serait également possible que le poète Antitus Favre ait attiré son attention sur les Douze Dames. À partir de 1499 environ, il était au ser- vice d’Aymon en qualité de chapelain. Le poète franc-comtois compte parmi les savants et les hommes de lettres dont le prince-évêque s’en- tourait 56. Il semble qu’Antitus était familier de la littérature franco- bourguignonne 57, ce que laisse entrevoir le recueil de ses poèmes (conservés aux Archives cantonales vaudoises) contenant Le Portail du temple Bocace qui se présente comme une continuation du Temple de Bocace de George Chastelain, l’auteur des « Enseignes » des Douze

53. Cf. supra, p. 134. 54. Aymon était en relations étroites avec la maison ducale de Savoie pour laquelle il accomplit de nombreuses missions diplomatiques ; voir Helvetia sacra, I/4, p. 146. Au temps des négociations de mariage, il commanda une tapisserie à Bruxelles ; voir M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 », p. 99 et 107. Pendant la régence de Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, l’évêque fit fabriquer – toujours à Bruxelles – des parements liturgiques, actuellement conservés au Bernisches Historisches Museum ; cf. A. Stauffer, D’or et de soie ou les voies du salut. 55. Voir R. Meyenberg, Alain Chartier prosateur et l’art de la parole au XVe siècle, p. 38 ; M. Hörsch, Architektur unter Margarete von Österreich, Regentin der Niederlande (1507-1530). 56. Antitus, Poésies, p. XI. 57. É. Bousmar, « Faut-il restituer Antitus Favre à la littérature bourguignonne ? ». LES PEINTURES MURALES 143

Dames de Rhétorique 58. En outre, un de ses écrits porte la dédicace : « A tres reverend pere en Dieu, Amé de Montfalcon, evesque et prince de Lausanne […] » qui « desirez veoir gracieuses inventions poethiques » 59. Il confirme enfin le goût de l’évêque pour la poésie en parlant de « celluy qui ayme rethorique » 60. Cet intérêt littéraire, semble-t-il, se reflète bien dans le sujet choisi par le prince-évêque pour le décor de sa résidence. À cette époque, les thèmes allégoriques étaient « à la mode », sous forme de tapisseries ou de peintures murales. Les images des Vertus, mais aussi des cycles de per- sonnages historiques, ornaient les palais princiers. Ils servaient à mettre en scène leur pouvoir en représentant les modèles dont on prétendait s’inspirer. Un des exemples les plus connus est les Neuf Preux. Un texte du XIVe siècle, les Vœux du paon de Jacques de Longuyon, est à la source de l’ensemble de neuf héros qui incarnent toutes les vertus du parfait chevalier. Il s’agit de personnages issus d’une lignée royale : trois héros de l’Antiquité (Hector, Alexandre le Grand, Jules César) y côtoient trois héros de l’Ancien Testament (Josué, le roi David, Judas Maccabée) et des héros chrétiens, Arthur, Charlemagne et Godefroi de Bouillon. Ils repré- sentent souvent le bon gouvernement : ainsi, on retrouve les Neuf Preux comme décor des mairies aussi bien que des demeures aristocratiques comme le château de La Manta à Saluces, dont les fresques de la sala baronale furent réalisées dans les années 1410-1430 61. Ces personnages fameux étaient faciles à identifier, de même que des représentations des prophètes ou d’allégories comme les arts libé- raux ou les vertus cardinales, car ils possédaient une propre tradition iconographique. Contrairement à ces ensembles, les Vertus des nobles et les Douze Dames de Rhétorique n’étaient pas reconnaissables grâce aux seules images ; les strophes explicatives étaient nécessaires. Mais le fait que le texte occupe tellement d’espace est déjà – semble-t-il – une

58. Antitus, Poésies, p. XXV. Sur le recueil, cf. aussi la contribution d’E. Doudet dans ce volume. 59. La Satyre Megere, citée d’après Antitus, Poésies, I, v. 1-6, p. 3. 60. Les Quatre Eages passees, cités d’après Antitus, Poésies, II, v. 332, p. 41. 61. Sur les Neuf Preux et les peintures à la Manta, voir I. Rauch, D. Täube, H. Westermann-Angerhausen, Die gute Regierung, p. 11, 18-21 et 23 ; L. Rochat, Les peintures du corridor du château Saint-Maire à Lausanne, p. 72 ; S. Roettgen, Wandmalerei der Frührenaissance in Italien, p. 42-59, 447, 451 et 454, avec références. 144 ÉTUDES DE LETTRES sorte de déclaration en faveur de la suprématie de l’écrit. De surcroît, l’ensemble à Saint-Maire paraît être plus particulièrement lié à la per- sonne du commanditaire. Les deux cycles servent à exprimer un idéal au moyen de douze personnifications. Le nombre est connoté positivement, car il rappelle le nombre des apôtres (mais aussi des petits prophètes, des sibylles et des pairs de Charlemagne), un groupe élu appelé à propager l’Évangile 62. L’ensemble suit une structure circulaire. En entrant dans le corridor, le sens de la lecture commence à gauche par la première des douze Dames. Les Dames figurent non seulement l’idéal du poète qui est un créateur savant, guidé par la morale et inspiré par Dieu ; les poèmes manifestent aussi l’importance de la rhétorique dans le domaine politique en faisant écho aux orateurs de l’Antiquité – Cicéron et Quintilien – qui met- taient leur art au service du bien commun. Les Douze Dames s’adressent ainsi aux personnes responsables du bien-être du peuple, c’est-à-dire aux souverains et à leurs conseillers. Pour mettre en valeur la rhétorique, le texte fait aussi référence aux qualités du prince parfait décrit dans les Miroirs des princes, des manuels qui définissaient le bon gouvernement 63. À la fin du cycle des Douze Dames, on découvre un treizième panneau. C’est qu’à la différence des Vertus des nobles qui accompagnent Dame Noblesse, les Dames de Rhétorique se composent de seulement douze personnages, de sorte qu’il a fallu compléter la série par un dernier pan- neau sur la paroi nord. Ce treizième panneau énigmatique diffère visi- blement des autres en présentant un couple qui tient un grand écusson, entouré des banderoles (pl. VIII.1). Le couple peut être identifié par les noms inscrits à côté de leurs têtes : il s’agit d’Adam et Ève. Une identifi- cation étonnante puisque suivant leur iconographie courante, le premier couple est présenté soit nu, soit au travail après la chute. Cependant, ici, ils sont habillés à la façon de personnages dignes : Adam, à la barbe et aux cheveux longs, porte une robe boutonnée et coûteuse. Ève est vêtue d’une robe à larges manches, elle porte un collier de perles et sur sa tête une sorte de turban aux bandes de textile qui retombent sur les épaules. Néanmoins, les inscriptions semblent soutenir leur identification : elles indiquent sous la figure d’Adam « Mestres, clercs, villains et gentilz / Sont de nous deux filles et filz » et sous la figure d’Ève «Notre naissance

. 62 Voir J.-C. Mühlethaler, « Un manifeste poétique de 1463 », p. 86. 63. Voir K. Straub, “ Les Douze Dames de Rhétorique ” in Text und Bild, p. 256-261. LES PEINTURES MURALES 145 retenez / et l’ung l’aultre en amour tenez », c’est-à-dire « souvenez-vous de notre naissance / et aimez-vous l’un l’autre » 64. Sur l’écusson sont figurés, de haut en bas : le Pape avec la grosse clé entouré d’ecclésiastiques, l’Empereur l’épée en main et au centre, des personnages de la cour, en dessous un paysan qui conduit une charrue traînée par deux chevaux et enfin un bûcheron brandissant sa cognée 65. L’inscription au-dessus de l’écusson précise : « Cet escu fait signifiance/ Que nous fûmes d’une naissance / Et par sagement maintenir / Peut petit homme hault venir », et l’inscription au-dessus du paysan précise, qu’il n’est pas méprisé par les Papes ou les rois puisque tous les hommes sont issus du même moule 66. L’énoncé se lit comme une déclaration de l’égalité de tous les hommes devant Dieu 67 indépendamment de leur statut social. Bien évidemment, l’égalité est liée à une bonne conduite de vie selon les normes de la sagesse et de la morale chrétienne, mais dans un cadre strict d’une société bien définie par l’ordre des trois états telle que la présente l’écusson 68. C’est l’espoir du salut, soutenu par Adam et Ève, les parents du genre humain. En évoquant la chute, ils rappellent aux hommes qu’ils sont pécheurs et mortels. Au travers des inscriptions, le dernier panneau invite à un mode de vie chrétienne. Enfin, l’écusson présente le souverain ecclésiastique et le régent séculier à qui le prince-évêque était subordonné. En rassemblant les états de la société féodale, il renvoie en même temps aux fonctions d’Aymon de Montfalcon, lui qui appartient comme prince-évêque aussi bien au clergé qu’à la noblesse et est en charge du bien du peuple. Il semble donc logique que le tour dans le corridor continue, sur l’autre paroi, avec Dame Noblesse suivie de son groupe d’allégories.

Pour conclure, les peintures murales apparaissent bien comme un ensemble d’un temps de transition : les ornements, le décor pictural et la

64. Cité d’après J.-A. Bohy, « Les fresques pré-renaissantes du château de Lausanne », p. 134. 65. Ibid., p. 134. 66. « Papes, Roys ne me desgettez / Car d’ung mole [moule] fumes gettez » (Ibid.). 67. Ibid. 68. Cf. A. Taverney, « Les peintures et les inscriptions du corridor du château de Lausanne », p. 14 sq. Partant de l’écusson, A. Taverney interprète les personnifica- tions sur la paroi nord, soit les Douze Dames, avant leur identification par M.-R. Jung, comme des vertus bourgeoises. 146 ÉTUDES DE LETTRES devise tirée de Virgile les orientent vers la Renaissance. Elles représentent le goût personnel et l’admiration du commanditaire pour les textes d’Alain Chartier et de George Chastelain autant que ses fonctions, même si la référence à son office ecclésiastique se limite au treizième panneau. Avant tout, l’ensemble met la noblesse en relation avec la rhétorique 69. Même si elles sont détachées de leur contexte d’origine, les Douze Dames exposent des qualités morales et éthiques, le savoir et des connaissances universelles qu’on attend de l’élite aristocratique. Elles présentent un modèle, lequel inclut l’éloquence (la rhétorique) : s’y reflète la conception du prince parfait issue de la tradition médiévale des Miroirs des princes. Par leurs attributs, les personnifications s’inscrivent dans le sillage du modèle traditionnel des Vertus et des héros exemplaires. Ainsi, les peintures murales se rattachent par leur programme d’images aussi bien que par leur format aux représentations princières sous forme de tapisseries, fresques ou tableaux vivants qui servent à célébrer la vie idéale de cour. Mais, en fin de compte, il s’agit d’un cycle d’images nou- velles, inventé uniquement dans le but de décorer la résidence du prince- évêque de Lausanne. En commandant cet ensemble singulier, Aymon de Montfalcon se présente lui-même comme une sorte de créateur.

Karen Straub Conservatrice au Museum Schnütgen de Cologne

69. Voir M.-R. Jung, « Les “ Douze Dames de Rhétorique ” », p. 231. LES PEINTURES MURALES 147

BIBLIOGRAPHIE

Sources

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Dans la salle dite « des conférences » du château Saint-Maire se trouve une peinture qui n’a guère retenu l’attention des spécialistes. On y voit une femme nue, les cheveux au vent, assise sur un cheval fou en train de galoper vers le rocher de Fortune, ainsi que le précise le quatrain qui accompagne la représentation. Or, un dessin du magnifique recueil (BnF, fr. 24461) commandité par la puissante famille des Robertet, dont les membres ont servi les ducs de Bourbon et le roi de France, offre le pendant exact de la peinture voulue par Aymon de Montfalcon. Une lecture croisée des deux témoins permet d’en dégager les enjeux idéologiques convergents et d’établir, en élargissant l’enquête, des liens que le prince-évêque de Lausanne entretenait avec d’autres foyers culturels. Un esprit d’époque, celui d’une élite entre Moyen Âge et Renaissance, flotte au château Saint-Maire de Lausanne.

Ainsy dont qu’en Jeunesse estoye Sans tenir rigle ne compas 1.

Prince-évêque, ambassadeur, mécène, Aymon de Montfalcon fut aussi « poète amateur en sa jeunesse » 2. À elles seules, les peintures du corridor central du château Saint-Maire à Lausanne fournissent une preuve écla- tante de sa curiosité intellectuelle : le Breviaire des nobles, dû à la plume d’Alain Chartier, secrétaire du futur roi Charles VII, et qui fut le livre de chevet des nobles aux XVe et XVIe siècles, y fait face aux « Enseignes » des Douze Dames de Rhétorique, œuvre de George Chastelain, grand

1. Michault Taillevent, « Le Passe Temps », v. 71 sq., in Un poète bourguignon du XVe siècle, éd. R. Deschaux, p. 137. 2. F. Féry-Hüe, « Aymon de Montfalcon », p. 119 sq. 152 ÉTUDES DE LETTRES indiciaire de la cour de Bourgogne et figure de proue de ceux qu’on a appelés les « grands rhétoriqueurs ». L’évêque fait dialoguer, dans son « corridor-codex » 3, les textes phares des deux cours rivales dont il dépasse l’antagonisme en suivant la démarche de Chastelain qui n’a cessé de s’inspirer (mais sans jamais l’avouer ! 4) de l’œuvre de Chartier. Dans un geste d’appropriation, il les place sous sa devise personnelle, d’origine virgilienne (Æn. I, 18) : Si qua fata sinant, répété tout au long de la frise, traduit l’ambition du prince de réaliser à sa cour l’idéal à la fois éthique et rhétorique que transmettent les deux poèmes. Nous ne reviendrons ici que brièvement sur les décorations du corridor 5, préférant nous pencher sur une représentation que la critique a largement négligée. La peinture en question se trouve dans la niche à droite de la fenêtre axiale de ce qu’on appelle, faute de mieux, la « salle des conférences », située elle aussi au rez-de-chaussée (côté nord). Comme le programme iconographique du corridor, la peinture témoigne des liens que le prince-évêque de Lausanne entretenait avec d’autres foyers culturels. Qu’y voit-on ? (fig. 1) Une femme nue, les cheveux au vent, est assise sur un cheval, sans bride ni selle, en train de galoper vers ce qui est, nous le verrons, un rocher. « On a cru », est-il écrit sur le site du Patrimoine Vaudois 6, « à une allégorie de la Vérité ». Heureusement, l’énoncé laisse planer le doute : en effet, une femme nue ne représente pas nécessairement la Vérité, ni d’ailleurs Vénus, incarnation de la luxure au Moyen Âge. Il suffisait pourtant de suivre la même démarche qu’exige le décodage des peintures dans le corridor, c’est-à-dire de lire les vers transcrits dans le phylactère – lointain héritier des versus ad scripturas carolingiens – pour comprendre que le message est de tout autre nature :

3. Dans son étude consacrée aux Storie al muro, M. L. Meneghetti intitule le chapitre aux espaces peints des demeures seigneuriales : « Camera illa codex est ». Une formulation des plus heureuses ! 4. Sur la relation entre Chastelain et son maître inavoué, voir E. Doudet, Poétique de George Chastelain (1415-1475), p. 705-711. 5. À leur sujet, voir M.-R. Jung, « Les “ Douze Dames de Rhétorique ” » ; K. Straub, « “ Se riens y a qui soit de noble umbrage ” » ; J.-C. Mühlethaler, « Ein dichterisches und politisches Manifest in Lausanne ». Un mémoire de l’Université de Genève leur a été consacré : L. Rochat, Les peintures du corridor du château Saint-Maire à Lausanne. 6. . SAGESSE PROVERBIALE 153

Fig. 1 — Jeunesse et le rocher de Fortune, peints dans une niche de la salle des confé- rences du château Saint-Maire à Lausanne. Photographie Rémy Gindroz, 2018.

[Tan]t fier cheval sans selle ne sans frain (… … …) jour et nuit la traverse Povre Jeunesse en peril inhumain Contre le roch de Fortune diverse*. *hostile ; variable

L’inscription appelle plusieurs remarques. Commençons par relever qu’il s’agit d’un quatrain (décasyllabique), forme qui, du XIIIe au XVIe siècle, sert souvent de moule à des textes moralisateurs ou sentencieux. De cette poétique du docere témoigne notamment le Testament (en quatrains d’alexandrins monorimes) attribué à Jean de Meun et largement diffusé par le manuscrit 7, puis grâce à l’imprimerie. Considéré comme une œuvre de vieillesse, le Testament prend la forme d’un acte de contrition

7. Au sujet de ce texte, voir S. Buzzetti Gallarati (a cura di), Jean de Meun, Testamento e Codicillo. 154 ÉTUDES DE LETTRES doublé d’une renonciation aux écrits de jeunesse (le Roman de la Rose), jugés désormais vains et futiles, car – trop voués à la delectatio – ils négli- geaient l’utilitas. L’image d’une Jeunesse irréfléchie et irresponsable, emportée par un cheval non maîtrisé, telle qu’elle s’offre à nous dans la salle des conférences, fait écho à la critique exprimée en ouverture du Testament. Elle s’inscrit, plus généralement, dans une tradition moralisa- trice qui, s’inspirant de versets bibliques 8, met en garde contre les tenta- tions auxquelles l’homme est exposé dans sa jeunesse quand il ne quitte que trop facilement le droit chemin. C’est là, il faut bien l’avouer, un lieu commun qui, dans sa banalité passe-partout, est proche d’une sagesse proverbiale. Plus que le contenu, c’est donc le choix des métaphores, de nature visuelle, propres à frapper l’esprit, qui interpelle. Le « fier cheval », c’est-à-dire le cheval sauvage qui emporte Jeunesse n’est pas sans rappeler le fougueux cheval d’Orgueil, issu de la Psychomachie de Prudence, qui finit par jeter son cavalier à terre dans la tradition iconographique et littéraire médiévale 9. Les connotations néga- tives du cheval – animal pourtant emblématique de la chevalerie – se rencontrent déjà dans la Bible : il y est l’expression de l’orgueil humain, l’intellectus (Ps. 31, 9) lui fait défaut et c’est un animal particulièrement luxurieux (Jér. 5, 8-9), ce que relèvent également Aristote et, dans son sillage, les encyclopédies médiévales 10. La scène du château Saint-Maire s’éclaire à la lumière de la tradition qui fait du cheval le symbole de la meretricia procacitas 11 : soumise à l’empire des sens, incapable de les maî- triser, Jeunesse paie au prix fort sa quête effrénée de plaisirs. L’image de la nudité du péché, telle qu’on la connaît de la Bible, vient à l’esprit, l’idée de la luxure aussi, associée à la jeunesse chez Ézéchiel (Éz. 23, 21) ; mais la nudité renvoie ici avant tout à la vulnérabilité (pour ne pas dire à l’innocence) de la Jeunesse, à son manque de préparation face aux épreuves de la vie. La tendre jeune fille emportée par son coursier suscite en effet la pitié : les adjectifs « povre » et « inhumain » sont révé- lateurs à cet égard, car ils laissent transparaître l’empathie du locuteur

8. On pensera aux conseils de l’Ecclésiaste au jeune homme (Eccl. 12) ou à la fin misérable d’Absalom révolté contre son père David (II Sam. 18). Voir aussi Eccl. 11, 8-10 ; Ps. 25, 7 ; Jér. 31, 19 ; Lam. 3, 27 ; Éz. 23, 21. 9. Voir D. Hüe, « L’orgueil du cheval » et (aussi pour les remarques qui suivent) J.-C. Mühlethaler, Fauvel au pouvoir, p. 64-68. 10. B. Prévot, B. Ribémont, Le cheval en France au Moyen Âge , p. 283. 11. G. de Tervarent, Attributs et symboles dans l’art profane, p. 118. SAGESSE PROVERBIALE 155

(implicite), homme apparemment sage et avisé qui prévoit l’issue fatale de la folle chevauchée. Une attitude aussi bienveillante est inhabituelle chez les moralistes – il suffit d’ouvrir le chapitre dans lequel Christine de Pizan « se plaint de jeunesse » ! 12 – et se lit comme une note personnelle d’Aymon de Montfalcon. Si tel est bien le cas, la présence des armoiries de l’évêque, surmontées de la mitre, au plafond de la niche, n’est pas due au hasard. Comme dans le corridor où sa devise trône au-dessus des textes d’Alain Chartier et de George Chastelain, le prince-prélat s’approprie ici le quatrain, fort de l’autorité morale que lui confère sa dignité ecclésiastique. Mais la représentation de la salle se distingue dans la mesure où l’évêque fait ici figure de locuteur, voire d’auteur, puisque par les armoiries, il est la seule instance à laquelle le quatrain peut être rattaché. C’est à lui qu’on attribuera l’infléchissement de la leçon traditionnelle où perce une indulgence inattendue face aux errances de la jeunesse. Ce qui attend la malheureuse Jeunesse, c’est le « roch de Fortune » ! Moins souvent associé à la « diverse » (inconstante/hostile) déesse que sa célèbre roue, le rocher représente la dure réalité sur laquelle vient se bri- ser la démesure de l’homme sourd à la voix de la raison. Par la mise en garde qu’il véhicule, le quatrain de la salle fait pendant 13 au phy- lactère dans le dernier panneau de la paroi nord, à la fin du corridor central. Placé au-dessus de l’écusson triparti où sont représentés, dans la partie supérieure, le clergé et la noblesse et, dans la partie inférieure, le Tiers État (un paysan en train de labourer), il livre la senefiance de cette représentation traditionnelle de la société. Tous les hommes sont les descendants d’Adam et Ève :

Cet escu fait signifiance Que nous fumes d’une naissance Et par sagement maintenir Peut petit homme haut venir.

Nous avons là l’envers et l’endroit de la même leçon. L’ascension sociale est possible, mais à condition qu’on suive la voie de la sagesse sans se

12. Christine de Pizan, Le Livre de l’advision Cristine, p. 108 sq. À ce sujet, voir B. Ribémont, « Le regard de Christine de Pizan sur la jeunesse (à propos du Charles V) ». 13. Le rapprochement entre la décoration de la salle et les peintures du corridor a déjà été proposé par K. Straub, « “ Se riens y a qui soit de noble umbrage ” », p. 278 sq. 156 ÉTUDES DE LETTRES laisser séduire par les appâts trompeurs du monde en succombant au péché d’orgueil, lequel pousse le « petit homme » à s’élever au-dessus de ce que permettent ses mérites et son origine sociale. Voilà peut-être pour- quoi Adam et Ève, qui tiennent l’écusson, sont habillés en bourgeois res- pectables, contrairement à la tradition qui les représente soit nus (avant la chute), soit en train de travailler la terre à la sueur de leur front (après avoir été chassés du paradis). En cette toute fin du Moyen Âge, l’ambi- tion individuelle a donc droit de cité, elle peut même porter ses fruits pourvu qu’elle respecte le cadre imposé par une société habituellement méfiante face aux hommes nouveaux 14, ces parvenus dont on ne soupçonne que trop volontiers la moralité. La devise de l’évêque fait, elle aussi, écho à la leçon de la chambre. Si qua fata sinant (Æn. I, 18) laisse transparaître la crainte d’un homme qui se sait soumis à des forces qui le dépassent. Seulement, le registre change : au français s’oppose le latin, langue de l’érudition, à une morale proverbiale le modèle épique, à Fortune enfin lesfata , auxquelles sont soumis, chez Virgile, le héros et les dieux eux-mêmes. En arrachant à leur contexte les mots de Junon rêvant un avenir glorieux pour Carthage, Aymon de Montfalcon affirme – au-delà d’une apparente humilité – l’importance de ses propres projets. Il laisse percer ses ambitions poli- tiques et culturelles face à ceux qui savent lire les indices disséminés dans le château. Contrairement à la folle Jeunesse, qui n’est guère qu’un loin- tain souvenir et dont la nudité – comme celle, symbolique, du cheval 15 sans selle et sans bride – est incompatible avec la dignité d’un prince d’Église, notre évêque se présente sous les traits d’un homme sage et prudent, en marche vers l’honneur et la gloire. Aymon ne se place pas ou plus sous l’égide de l’inconstante Fortune, maîtresse des aléas de la vie et allégorie du hasard plutôt que ministre de la Providence divine 16. Des abîmes séparent cette divinité de ce que George Chastelain appelle, en utilisant le terme forgé directement sur le latin, « fat et vielle

14. Voir B. Bove, « Réflexions sur les hommes nouveaux et l’ascension sociale au Moyen Âge, de Leudaste à Jacques Cœur, en passant par Pareto ». 15. Agostino Paravicini a rappelé, lors de la discussion, que le cheval est considéré comme le double du souverain et se doit d’être bridé, sellé et paré aux couleurs du dignitaire qu’il porte. 16. Le statut de Fortune est flottant au Moyen Âge, tour à tour fille de Dieu ou divinité aveugle et imprévisible dont les clercs nient parfois jusqu’à l’existence : voir J.-C. Mühlethaler, « Quand Fortune, ce sont les hommes ». SAGESSE PROVERBIALE 157 destinee » 17. Le fatum, c’est ce qui est prédit et établi depuis toujours (il s’agit, chez Chastelain, de la vision apocalyptique de Childéric) ; la bien nommée « vielle destinee » se réalise fatalement un jour, que ce soit la fondation de Rome ou la chute de Carthage. De toute évidence, Aymon de Montfalcon se rêve une place dans les livres d’histoire ; « muny d’honneur, de sens et de sçavoir » 18 – comme le clame Antitus, son chapelain –, il se voit un destin sub specie aeternitatis. La carrière du prince-évêque, homme mûr et avisé, ne s’est pas brisée contre le rocher de Fortune. Il est tentant de lire le contraste entre la salle de conférences et le corridor à la lumière de la vie d’Aymon de Montfalcon. À une jeunesse dédiée aux plaisirs et à la poésie courtoise aurait succédé l’engagement du diplomate dans les affaires de son temps et la gestion de l’évêché. Le passage d’une jeunesse frivole à la sagesse de l’homme responsable relève toutefois trop du topos pour être pris pour un pur aveu de nature autobiographique. Le Testament de Jean de Meun, déjà cité, qui s’ouvre sur le rejet des écrits antérieurs au nom d’une attitude plus morale, est un modèle du genre. Le Passe Temps de Michault Taillevent, auteur bourguignon au service de Philippe le Bon, lui emboîte le pas. Le temps des « complaintes » succède chez lui aux « virelais de flours » qu’il a rédigés alors qu’il était jeune 19 ; il rejette la matière courtoise au nom d’une écriture morale, truffée de proverbes. « Telle plume, tel escripvain » (v. 91), conclut Taillevent, et c’est bien ce dont il s’agit : le changement de registre – du proverbial à l’épique et au latin pour Aymon de Montfalcon – est une posture littéraire 20 où s’inscrit symboliquement le passage de la jeunesse à l’âge adulte. C’est le même mouvement, de la folie à la sagesse ou, plus précisément, du règne de Sensualité à celui d’Entendement, qui marque le Séjour d’Honneur d’Octovien de Saint-Gelais, évêque d’Angoulême. Le récit, dédié au roi

17. George, Chastelain, Le Dit de Verité, p. 210, v. 548. Pour la vision de Childéric, attribuée par Chastelain à son père « Meronnee » (v. 545), voir la note à la page 174 de l’édition. 18. Antitus, La Satyre Megere, v. 77, in Poésies. Le vers se trouve dans les vers conclusifs du poème où se lit en acrostiche le nom de l’évêque : « Ayme de Monfalcon ». 19. Michault Taillevent, « Le Passe Temps », v. 86 et 89. Voir aussi la citation en exergue, tirée du même texte. 20. Sur cette notion, voir l’introduction théorique dans le volume dirigé par J.-C. Mühlethaler, D. Burghgraeve, Un territoire à géographie variable. 158 ÉTUDES DE LETTRES

Charles VIII, a la forme d’un pèlerinage de vie humaine 21 qui retrace les errements de l’Acteur, c’est-à-dire d’un moi, mais d’un moi dans lequel chaque lecteur peut se reconnaître. Les enjeux autobiographiques restent secondaires dans cette œuvre aussi bien qu’au château, que ce soit à cause du poids de la tradition morale ou de la portée générale du message, assurée par le recours à l’allégorie et son cortège de personnifications. Les implications personnelles des peintures ne sont donc perceptibles qu’à un cercle d’initiés, liés d’amitié avec Aymon, tandis que les invités de pas- sage à Lausanne y auront vu l’expression d’un idéal éthique et esthétique qui leur est familier. Le discours iconographique du château Saint-Maire est une mise en scène savamment orchestrée, laquelle offre au public l’image reluisante que le prince-évêque entend donner de lui-même en se coulant dans un moule connu, susceptible de parler à tous, mais qu’il adapte subtilement en prêchant – mine de rien – pour sa propre paroisse. Le poids de la tradition ou, plus précisément, les réminiscences littéraires s’invitent aussi dans la représentation de Jeunesse emportée vers le rocher de Fortune. Dans l’Anticlaudianus d’Alain de Lille 22, que suit Jean de Meun dans le Roman de la Rose, la maison de Fortune se trouve sur un rocher en pleine mer, battu par les vents 23 :

Une roche est en mer seanz Bien parfont, el milieu leanz*, *là-dedans Qui sus la mer en haut se lence*, *se dresse Contre cui la mers grouce et tence*. *gronde et lutte Li flot la hurtent et debatent* *percutent et battent Qui tous jours a li se combatent (…) 24. Le mouvement de la mer, comme l’élan du cheval, se brise contre la fermeté du rocher. Dans les Dictz moraulx d’Henri Baude (nous y

21. Voir Ph. Maupeu, Pèlerins de vie humaine, qui conclut le chapitre sur Octovien en rappelant qu’un récit allégorique n’a pas « la vocation de refléter le réel, du moins dans le sens le plus trivial du terme » (p. 589). 22. Citation et commentaire du passage, inspiré du De consolatione Philosophae de Boèce, chez Y. Foehr-Janssens, « La Maison de Fortune dans l’Anticlaudianus d’Alain de Lille », p. 136 sq. 23. Dans la satire anticuriale, cette description allégorique est appliquée (chez Pierre d’Ailly ou Eustache Deschamps) à la demeure du tyran : voir J.-C. Mühlethaler, « Le tyran à table », p. 51-55. 24. Le Roman de la Rose, v. 5917-5922. SAGESSE PROVERBIALE 159 reviendrons), qui datent de la fin du XVe siècle, une rubrique dépeint une scène comparable, fournissant des indications pour une future tapisserie : « ung homme dedans ung navire qui va hurter contre un roq ouquel a deux seraines », telle est l’illustration qui devra accompagner le quatrain décasyllabique – encore un ! – dénonçant les périls de la « mer / De ce monde » 25 instable et trompeur. Le contemptus mundi, encore et toujours ! Les trois descriptions allégoriques se servent d’éléments figuratifs apparentés, plus ou moins interchangeables, à travers lesquels s’exprime le conflit entre mouvement et stabilité. Elles répètent la même mise en garde : le rocher de Fortune ou celui des sirènes est l’écueil contre lequel se brise la course de l’homme leurré par le vain éclat des biens et plaisirs éphémères. Mais, dans le Roman de la Rose, les vers qui suivent dépeignent le rocher tour à tour submergé par les flots et dominant la mer par beau temps. Le rocher lui-même « ne retient nulle forme » (v. 5929), car il est instable et changeant, à l’image de la déesse qui l’habite. Le message est sensiblement différent au château Saint-Maire : Fortune a beau être qualifiée de « diverse », elle n’est pas saisie dans ses métamorphoses, mais apparaît comme un obstacle qui se dresse, stable et redoutable, sur le chemin de la jeunesse. Aymon de Montfalcon fut, on le sait, un fervent lecteur de Jean de Meun 26, mais sa source d’inspiration est à chercher ailleurs, plus près dans le temps et dans l’espace. La représentation de Jeunesse lui vient du même milieu auquel il doit de connaître les Douze Dames de Rhétorique. Les Douze Dames de Rhétorique sont, rappelons-le 27, le fruit d’échanges épistolaires qui eurent lieu, en 1463, entre Jean Robertet, secrétaire de Jean II de Bourbon, George Chastelain, au service de Philippe le Bon, et Jean de Montferrant, chambellan à la cour de Bourbon, qui servit d’intermédiaire entre les deux écrivains. Ce dernier était le frère de Benoît de Montferrand, le prédécesseur d’Aymon de

25. Henri Baude, Dictz moraulx pour faire tapisserie, p. 134 (v. 1-2). 26. Comme en témoigne le Dialogue entre le Gris et le Noir (BnF, fr. 25421), attribué à Aymon de Montfalcon (les lettres de son monogramme, « .M. et A », figurent au fol. 42v), où l’on retrace aussi bien les souvenirs de la Belle Dame sans mercy d’Alain Chartier que la présence de Danger ou Malebouche, personnifications empruntées au Roman de la Rose. 27. Nous renvoyons à l’introduction de D. Cowling à son édition des Douze Dames de Rhétorique. 160 ÉTUDES DE LETTRES

Montfalcon au poste d’évêque à Lausanne. Selon toute probabilité, il lui a fait connaître les Douze Dames qui, conservées dans des manus- crits richement illustrés, ne semblent guère avoir circulé hors des milieux curiaux 28. N’oublions pas Antitus Favre, chapelain du prince-évêque vers 1500 et auteur de vers inspirés par George Chastelain (Le Portail du temple Bocace). Il avait d’abord été chapelain à la Sainte-Chapelle de Dijon, peut-être même au service des ducs Valois 29 avant le rattachement du duché à la couronne de France en 1477. Les liens entre Lausanne et la Bourgogne sont multiples. Les échanges entre ces foyers littéraires qu’étaient les cours princières au XVe siècle mériteraient une étude systématique. Ainsi, Jean Robertet, mais aussi son maître, Jean II de Bourbon, lui-même poète à ses heures, ont séjourné à Blois, où ils ont transcrit, le premier une ballade, le second dix rondeaux 30 dans le manuscrit personnel de Charles d’Orléans. Jean Robertet est surtout l’auteur d’une adaptation en français des Triomphes 31 de Pétrarque, qu’on retrouve dans un recueil de dessins servant de modèles pour des tapisseries. Nous le connaissons grâce à deux manuscrits : le manuscrit 5066 (conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal), qui a appartenu à la famille Robertet, est une copie essentiellement fidèle 32 du manuscrit de luxe 33 (BnF, fr. 24461) destiné probablement à Charles III de Bourbon. Nous suivrons ici la version originale du recueil : elle est en partie de la main du fils aîné de Jean, François erI Robertet 34, notaire et secrétaire du duc de Bourbon qui était connétable

28. Voir la thèse fondamentale de K. Straub, “ Les Douze Dames de Rhétorique ” in Text und Bild, surtout p. 246-252. 29. La question est soulevée par É. Bousmar, « Faut-il restituer Antitus Favre à la littérature bourguignonne ? », p. 11-13. 30. Voir l’index des noms dans Charles d’Orléans, Poetry of Charles d’Orléans and His Circle. 31. Jean Robertet, Œuvres, p. 179-184. 32. Le manuscrit daterait de 1518 : voir Les Proverbes illustrés, p. 40 sq. et, pour les différences entre les deux manuscrits, p. 15 sq. et 44. 33. Pour les remarques qui suivent, voir F. Buttay-Jutier, Fortuna, p. 332-335. 34. François Robertet est aussi le scribe du BnF, fr. 12490, exécuté probablement avant 1514. Il contient une transcription partielle des Douze Dames de Rhétorique, la Doleance de Megere de Regnaud le Queux (dont s’est inspiré Antitus Favre pour sa Satyre Megere), les Triumphes de Pétrarque par Jean Robertet, des pièces lyriques de Jean Molinet, François Villon (dont une ballade est adressée au duc de Bourbon, fol. 96r), Octovien de Saint-Gelais, Clément Marot, ainsi que Plusieurs Diz pour faire tapisserie faiz [par] l’esleu Baude (fol. 118r). SAGESSE PROVERBIALE 161 de France (1515-1521) sous François Ier, avant qu’il ne se révoltât contre son suzerain et passât au service de Charles Quint. Ce puissant seigneur est célébré au fol. 141r pour sa bravoure à la bataille d’Agnadel en 1509. C’est autour de cette date que le recueil, fait d’unités disparates 35, aura été achevé (à l’exception de quelques ajouts postérieurs 36) après une pre- mière phase de rédaction qui remonte à 1500-1505 37. Il est donc de peu antérieur aux peintures du château Saint-Maire, exécutées probablement vers 1510 38. Le blason des Robertet 39 (d’azur à la bande d’or, chargée d’un demi- vol de sable, accompagnée d’une étoile en chef de deux pointes) se trouve au fol. 115r, intégré à une scène de caractère mythologique. L’écu est sus- pendu à un arbre à proximité d’Hercule enchaîné et de Cupidon assoupi avec, pour arrière-fond, le mont Parnasse à gauche et la ville de Thèbes à droite. Il ne saurait être question de saisir ici dans sa complexité le dessin qui accompagne l’épigramme (Dormit Amor, pharetreque iacent, requiescit et arcus) dû à la plume d’un humaniste italien 40. Contentons- nous de relever l’intérêt pour la matière antique, que les Robertet partagent avec Aymon de Montfalcon. Une esthétique comparable semble régner à la cour de Bourbon et à la cour de Lausanne : comme les peintures murales du château Saint-Maire, le manuscrit 24461 mélange les traditions médiévales et des compositions où souffle un esprit pré- renaissant. Après les Six Triumphes de Pétrarque, « translatés » en français par Jean Robertet, on trouve tour à tour des figures mythologiques (dieux et déesses antiques, les muses, les Sibylles), des énoncés moraux et des proverbes illustrés, des femmes de différentes nations, l’allégorisation des couleurs et, enfin, quelques femmes célèbres où se perçoit l’influence

35. Les Proverbes illustrés, p. 40 sq. 36. Par exemple le médaillon en l’honneur de François Ier (fol. 138v), après quelques feuillets restés blancs. 37. Hypothèse contestée par F. Buttay-Jutier, Fortuna, p. 336. Mais son argument (l’influence du Liber de ascensu, de 1512), basé sur une seule illustration, est-il déci- sif ? On retrouve le dessin illustrant les « degrez dangereux » de l’ambition aussi dans le Séjour d’Honneur d’Octovien de Saint-Gelais, œuvre dédiée à Charles VIII, mais dont cette copie (BnF, fr. 12783, fol. 153) date de 1508-1510. 38. Date avancée par K. Straub, « “ Se riens y a qui soit de noble umbrage ” », p. 276. 39. Voir la tapisserie aux armes de la famille Robertet, cat. 159, in France 1500, p. 312. 40. Voir G. Tournoy-Thoen, « Le manuscrit 1010 de la Biblioteca de Cataluña et l’humanisme italien à la cour de France vers 1500 », p. 76, texte n° 52. 162 ÉTUDES DE LETTRES des Héroïdes d’Ovide, qu’Octovien de Saint-Gelais venait de traduire en français à l’intention du roi Charles VIII. Le manuscrit exprime d’abord l’attachement de la famille Robertet à l’œuvre de Jean, le rhétoriqueur. Il témoigne aussi d’un intérêt certain pour Henri Baude 41, clerc des finances d’origine bourbonnaise, auteur de pièces de théâtre et de textes satiriques. Bien que son nom ne figure nulle part, certains de ses Dictz moraulx pour faire tapisserie sont inté- grés 42 à la section contenant les dits et proverbes 43 « en figure » 44. Ainsi, le quatrain déjà cité, qui évoque les marins séduits par les sirènes, est illustré au fol. 52r. Fortune par contre n’est guère présente 45 dans les dits de Baude, alors qu’elle hante littéralement les feuillets du recueil Robertet : l’implacable déesse s’invite dans les discours des personnages (fol. 76r, 87r), ailleurs elle est (aussi) représentée dans les dessins (fol. 9r, 55r), le plus souvent identifiable grâce à ses attributs : le bandeau qui lui couvre les yeux, l’arbre 46 de Fortune (fol. 50r) ou, évidemment, la célèbre roue (fol. 8v, 69r). Parmi les représentations du recueil, il y en a une qui ressort particulièrement, car elle est en position d’ouverture, se situant – dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale et dans l’exemplaire de l’Arsenal 47 – immédiatement après les feuillets consacrés aux muses. Or, le dessin, avec lequel commencent les Dits en figure, offre le pendant exact de la peinture au château Saint-Maire (fig. 2). Toutefois, le mouvement du cheval y est inversé : dans le manuscrit, celui-ci court de droite à gauche et non pas de gauche à droite comme dans la salle de l’évêque. Un tel non-respect du sens de la lecture est symboliquement

41. Voir P. Champion, « Maître Henri Baude, élu des finances et poète » et l’importante notice de J. Blanchard, « Henri Baude ». 42. Voir l’édition d’A. Scoumanne, déjà citée, p. 26 sq.. 43. Les proverbes strictu sensu se limitent aux fol. 69-97 : c’est la partie éditée par E. Rassart-Eeckhout et T. Van Hemelryck. 44. C’est le terme utilisé par le bibliothécaire qui a établi la Table du contenu du manuscrit de l’Arsenal (ms. 5066, fol. Av). 45. Elle figure dans la seule pièce IX de l’édition d’A. Scoumanne. 46. L’attribut, peu habituel, pourrait être un avatar de l’arbre du Paradis (le fruit défendu). Octovien de Saint-Gelais puise à la même source quand il décrit l’arbre de Vaine Espérance avec ses poires aliénantes (Séjour d’Honneur, p. 206-208). Image comparable encore chez Dante : les golosi tendent en vain leurs mains vers les branches d’un pommier chargé de fruits (Purg. XXIV, 103-111). 47. BnF, fr. 24461, fol. 37r ; Arsenal, ms. 5066, fol. 37r. SAGESSE PROVERBIALE 163 fort, car il traduit au niveau figuratif la folie de Jeunesse qui agit à l’en- contre de ce qu’enseigne la raison. Pourquoi donc ne pas avoir suivi le modèle ? L’explication est à chercher, nous semble-t-il, dans l’emplace- ment qu’occupe la peinture au château. Même si la niche crée un espace à part, le cheval entraîne Jeunesse loin de la seule fenêtre vers le coin le plus sombre de la pièce, là où se dresse le terrible rocher de Fortune. De la lumière à l’obscurité, c’est une autre symbolique qu’exploite habile- ment l’artiste (sur ordre du commanditaire ?) ; en plus, Jeunesse s’éloigne de la paroi où se trouve l’arbre généalogique des Montfalcon, vers lequel elle retourne pourtant la tête, contrairement à la Jeunesse du manus- crit, qui regarde droit devant elle. Au désordre de la jeunesse s’oppose l’ordre des alliances familiales, expression de la réussite sociale du prince- évêque ; s’opposent aussi, d’un point de vue stylistique, le registre bas (voir infra) et le registre élevé (la célébration dynastique). On retrouve, au château Saint-Maire, la structure en contrappunto, tel qu’on la connaît d’autres demeures seigneuriales en Europe 48 : dans le Palazzo del Popolo à San Gimignano (Toscane), les scènes de bon’amor (la vie conjugale) répondent aux scènes de folles amours (les malheurs qui guettent l’homme séduit par une courtisane) ; au château de La Manta (Piémont), la galerie des neuf preux et des neuf preuses, à la gloire des marquis de Saluces, font face à la Fontaine de Jouvence dont les scènes « carnavalesques », à l’érotisme marqué, rappellent le monde des farces ou des fabliaux. Le manuscrit nous fournit encore d’autres informations propres à éclairer la peinture du château. Deux inscriptions – absentes ou disparues à Lausanne – précisent que la jeune femme est l’allégorie de la Jeunesse, le cheval celle de la « voulenté », notion qui a ici le sens d’envie ou de désir – excessif 49, faut-il ajouter. C’est ce que nous avions compris : la scène représente la jeunesse en proie à ce que, dans le vocabulaire aristotélicien de l’époque, on appelle les « appétits ». Les deux termes clés figurent également dans le quatrain décasyllabique transcrit au-dessus du dessin :

48. M. L. Meneghetti, Storie al muro, p. 226-242. 49. Comme sous la plume d’Octovien de Saint-Gelais qui utilise, lui aussi, l’image du rocher : « Mais Fortune le fist descendre / Et getta sa nef pour tout voir / En la roche de Trop Vouloir » (Le Séjour d’Honneur, p. 161, v. 38-40). Le Séjour a été composé entre 1491 et 1494. 164 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 2 — Jeunesse emportée par le cheval Volonté (Paris, BnF, fr. 24461, fol. 37r). © Bibliothèque nationale de France. SAGESSE PROVERBIALE 165

Sur ce cheval qui Voulenté se nomme Sans bride va Jeunesse l’importune* *qui agit mal à propos Contre le roch perilleux de Fortune Ou jadis s’est precipité maint homme 50.

Même si le message de base se répète du manuscrit au château Saint- Maire, ni le texte ni la forme ne se correspondent. Dans le manuscrit, il s’agit d’un quatrain à rimes embrassées (abba) ; à Lausanne, on a opté pour des rimes croisées (abab), la forme que privilégie la partie des Proverbes en peinture dans le manuscrit. Du point de vue du contenu, la peinture murale se distingue en précisant que le cheval est « sans selle ne sans frain ». La variante est moins anodine qu’il n’y paraît, car elle cache une allusion érotique : « chevaucher sans selle » 51 est, au passage du Moyen Âge à la Renaissance, une métaphore courante pour désigner l’acte sexuel. Il y a là un aspect ludique indéniable : le quatrain pointe du doigt le triomphe du bas-ventre sur la raison plus qu’il ne déplore l’absence du « joug » si nécessaire à la jeunesse selon la Bible (Lam. 3, 27). Entre empathie et sourire grivois, la peinture du château se distingue d’énoncés comparables par un ton qui lui est propre. Le dernier vers du manuscrit introduit un élément inconnu au texte lausannois en suscitant l’idée d’une galerie de personnes abattues par Fortune, digne des exemples recueillis dans le De casibus virorum illustrium de Boccace. Il donne ainsi à la leçon une assise à la fois historique et générale, étendant la mise en garde à tout homme. Au château par contre, la folle Jeunesse se retrouve seule sur la sellette. Peut- être a-t-on jugé qu’il n’était pas nécessaire d’expliciter une leçon que chacun est capable de tirer par lui-même en se demandant en quoi la représentation le concerne. Mais le recentrement sur la figure de Jeunesse accentue le contraste avec les peintures du corridor central où se font face les Vertus de Noblesse et les suivantes de dame Rhétorique, autrement dit les qualités de ceux qui, par l’action ou par l’écriture, façonnent l’histoire. Passer de la niche à l’arbre généalogique de la salle, puis au corridor, c’est passer de la jeunesse – reléguée dans son coin – à l’âge mûr, de l’insouciance à la conscience, créant l’impression d’un vécu,

50. BnF, fr. 24461, fol. 37r. 51. Voir les exemples cités par le Dictionnaire du moyen français (Atilf) en ligne, entrée « chevaucher ». 166 ÉTUDES DE LETTRES d’une évolution personnelle. Pour topique que soit le parcours – c’est celui des pèlerinages de vie humaine (voir supra) –, le prince-évêque s’en est servi pour exprimer une leçon qui, s’inscrivant dans l’espace du château, porte la signature de son locataire. Aymon de Montfalcon fait siennes la sagesse proverbiale aussi bien que les valeurs prônées par les textes d’Alain Chartier et de George Chastelain. Les peintures sont l’ex- pression d’une sensibilité personnelle, car elles laissent entrevoir un moi, mais un moi qui, loin de se livrer dans son intimité, se veut exemplaire. Le programme du château Saint-Maire est en fin de compte un mani- feste de sagesse, un miroir de perfection : il reflète un idéal de vie, celui qu’a suivi le prince et dont les hôtes et courtisans sont censés s’inspirer à leur tour.

Cet idéal est un idéal partagé. La représentation dans la salle des conférences, tout comme la décoration dans le corridor central, témoignent que les cultures aux cours de Lausanne, de Savoie, de Bourgogne et de Bourbon ont bien des traits en commun. Mais le dit en peinture fait plus qu’offrir une confirmation de ce que historiens, spé- cialistes de l’art et de la littérature ont mis en évidence depuis un certain temps déjà. La représentation de Jeunesse situe Aymon de Montfalcon dans un cadre plus large, celui d’une élite française dont il partage les goûts. À l’époque, le Breviaire des nobles d’Alain Chartier est largement diffusé en France, voire en Europe 52 ; quant à l’intérêt pour les proverbes illustrés, il n’est pas l’apanage de la seule famille Robertet ou du prince- évêque. Ainsi, le manuscrit 24461 a directement influencé les peintures du château de Busset dans l’Allier 53 ; celles-ci ont été exécutées pour Pierre de Bourbon († 1529), neveu de Jean II de Bourbon, le protecteur d’Henri Baude. Nous restons, il est vrai, toujours dans le même milieu, mais force est de constater que le recueil a circulé – et bien circulé : ses dessins ont aussi inspiré les illustrations de ce joyau qu’est le Petit Livre d’Amour, offert par Pierre Sala à sa seconde épouse 54, Marguerite Bullioud. Ce notable lyonnais était officier sous Charles VIII, valet de chambre au

52. Voir les contributions de O. Robinson et de A. Kinch dans A Companion to Alain Chartier (c. 1385-1430), surtout p. 247-252 et 289-291. 53. A. Regond, La peinture murale du XVIe siècle dans la région Auvergne, p. 86-98. 54. Voir Pierre Sala, Petit Livre d’Amour, surtout p. 241-247. SAGESSE PROVERBIALE 167 service de Louis XII ; retiré des affaires, il conserva son titre d’écuyer sous François Ier, qu’il eut l’honneur d’accueillir dans sa demeure de l’Antiquaille en 1522. C’est à la cour de France qu’il aura eu connais- sance des Dits et proverbes en figure, soit par l’intermédiaire de François Robertet, soit grâce à son frère, l’influent Florimont 55, qui était secré- taire des Finances et homme de confiance de François erI . On connaît par ailleurs le goût du roi et de son entourage pour des recueils de petit format contenant des préceptes moraux et politiques, lesquels annoncent la vogue des emblèmes. L’œuvre de François Demoulins de Rochefort 56, précepteur de François Ier, puis grand aumônier de France, en offre un témoignage éclairant. Sa Vie de la belle et clere Magdalene (1516), composée pour Louise de Savoie et illustrée par Godefroy le Batave 57 (enlumineur de François Ier), comporte une série de médaillons, dans la bordure desquels se trouvent des sentences édifiantes en français, latin, grec ou italien. Comme le quatrain du château Saint-Maire, certaines d’entre elles dénoncent la folie des plaisirs mondains : Volubilia sunt bona mortalium (BnF, fr. 24955, fol. 8r), affirme l’une ; Sine dignitate non est venanda voluptas (fol. 10r), enseigne l’autre ! N’est-ce pas justement cette dignité qui manque à Jeunesse emportée, nue, sur un cheval sans bride qu’elle chevauche assise à califourchon, comme le font les hommes ? La scène en camaïeu, au cœur du médaillon illustrant la seconde sentence, représente aussi la Madeleine à cheval, mais habillée en femme noble et portant un épervier sur le poignet. Comme il se doit pour une femme respectable, elle chevauche à l’ama- zone, dans une position instable qui ne lui permet pas de guider le cheval et encore moins de le lancer au galop. La Madeleine dépend de l’écuyer qui tient la monture richement harnachée par la bride, lui indiquant le chemin à suivre… qui est celui de la perdition. La quête du plaisir prend ici la forme d’une dénonciation du paraître (le vêtement, la manière de monter le cheval, l’oiseau de proie), lequel cache l’être véritable de

55. Celui-ci se serait attiré les « faveurs royales en offrant à Madame l’ensemble des Ditz et Proverbes conservé dans le ms. », affirment E. Rassart-Eeckhout et T. Van Hemelryck, Les Proverbes illustrés, p. 41. 56. Ch. Bonnet, « Paroles et faits exemplaires antiques dans l’œuvre de François Demoulins de Rochefort ». Le manuscrit BnF, fr. 24955 est consultable sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France. 57. Au sujet de cet artiste néerlandais, voir L. de Laborde, « Godefroy, peintre de François Ier ». 168 ÉTUDES DE LETTRES la personne (le comportement scandaleux de la Madeleine), indigne du statut qu’elle affiche. Le manuscrit et la peinture murale se rejoignent néanmoins en condamnant l’un et l’autre l’empire des sens. Éthique et esthétique s’allient pour chanter un idéal princier. La cour de France sert de référence ; à Paris ou en province, les fonction- naires d’origine bourgeoise et leurs maîtres baignent dans la même ambiance culturelle. Seigneurs ecclésiastiques, villes et noblesse de robe sont, autour de 1500, un puissant facteur de diffusion artistique 58, que favorisent les liens personnels. Les artistes et les œuvres circulent, contribuant au rayonnement des centres régionaux. Lettrés au vernis humaniste, ayant chacun passé par l’Italie, Aymon de Montfalcon et Pierre Sala continuent néanmoins à s’inspirer de la littérature médié- vale : le premier suit les traces d’Alain Chartier et de Jean de Meun ; le second adapte la matière tristanienne et Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes au goût du jour. Les peintures du corridor offrent au public un speculum en l’invitant à lire le Bréviaire des nobles ; sous le voile d’un petit livre d’amour, l’ouvrage de Pierre Sala cache une dénonciation des vices curiaux 59, compréhensible seulement aux gens proches de la cour royale. Un esprit d’époque, celui d’une élite « entre Moyen Âge et Renaissance » – comme le précise le sous-titre de l’exposition France 1500 présentée au Grand Palais à Paris (oct. 2010 / janv. 2011) – flotte décidément au château Saint-Maire de Lausanne. Un esprit qu’incarne à sa manière Jeunesse sur son cheval fou.

Jean-Claude Mühlethaler Université de Lausanne

58. F. Joubert, « Les acteurs de la scène artistique », p. 40-42. 59. Voir P. Cifarelli, « Pierre Sala et le Petit Livre d’Amour (manuscrit Londres, BL, Stowe MS 955) », surtout sa conclusion, p. 76. SAGESSE PROVERBIALE 169

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MAÎTRE ANTITUS ORATEUR

Antitus est un auteur longtemps resté méconnu, en partie à cause de sa mobilité : chapelain bourguignon et traducteur d’œuvres de divertissement, il devient vers 1500 un écrivain engagé au service d’Aymon de Montfalcon. Pourtant, Antitus a toujours revendiqué une posture d’auteur cohérente, celle de l’orateur. L’article vise à montrer que les différentes facettes de sa carrière illustrent cette forme d’auctorialité prestigieuse, mais aussi qu’Antitus a construit son statut d’orateur en interaction avec son destina- taire, Aymon de Montfalcon. Leur relation privilégiée incite à mettre à l’essai la notion de comparution entre auteur et lecteur pour cerner les spécificités de la communication littéraire en moyen français.

Redécouvert depuis un siècle comme l’un des principaux animateurs de la cour regroupée autour du prince-évêque de Lausanne au tournant du XVe et du XVIe siècle, maître Antitus est longtemps demeuré un auteur aux traits flous. Après avoir été durablement confondu avec un type comique figurant le sot têtu dans le théâtre de cette époque 1, l’écri- vain a été intégré aux réseaux des Rhétoriqueurs, mais il reste considéré comme l’un de leurs représentants mineurs, en outre quelque peu margi- nalisé par son ancrage sur les rives du Léman. Son œuvre, oscillant entre des traductions de textes italiens à succès et des pièces de circonstance « tissées d’emprunts » à d’autres écrivains français et bourguignons 2,

1. La première mention d’Antitus est livrée par le Nouveau recueil de farces françaises des XVe et XVIe siècles, p. 52-56. Le rapprochement erroné de l’auteur avec le rôle théâtral éponyme a été corrigé par G. Paris dans un compte-rendu de 1881 (« Nouveau recueil de Farces françaises du XVe et du XVIe siècle », p. 284), mais il a longtemps perduré. Pour une mise au point bibliographique des études sur Antitus entre 1880 et 1997, voir É. Bousmar, « Faut-il restituer Antitus Favre à la littérature bourguignonne ? », p. 10, n. 1. 2. S. Lefèvre, « Antitus », p. 76. 176 ÉTUDES DE LETTRES montre de plus une diversité assez déroutante. Celle-ci s’explique par la carrière d’un clerc mobile qui fut d’abord chapelain à la Sainte-Chapelle de Dijon avant de rejoindre l’entourage d’Aymon de Montfalcon. Elle reflète aussi de manière plus générale les tensions qui traversent la lit- térature d’expression française autour de 1500, dont la pratique est complexifiée par l’émergence de nouvelles techniques de diffusion, comme l’imprimerie, et par le foisonnement des identités d’auteur pos- sibles en un temps où le prestige philologique d’humanistes comme Robert Gaguin côtoie l’autorité revendiquée par des écrivains politiques tels que Jean Molinet. Malgré l’apparente hétérogénéité de ses productions, Antitus les a placées sous l’égide d’un même statut auctorial, celui de l’orateur. Il se réclame de ce titre aussi bien dans les traductions imprimées parues sous son nom que dans les manuscrits offerts à Montfalcon. Vers le milieu des années 1490, il dit rédiger sous le contrôle des « vrais orateurs » L’Istoire des deux vrays amans Eurial et la belle Lucresse et c’est en « loin- tain imitateur des haulx, excellens et elegans orateurs » qu’il entreprend de composer Le Portail du temple Bocace pour l’évêque de Lausanne vers 1501 3. Or l’orateur n’est pas alors une posture d’auteur insignifiante : de la fin du XIVe siècle au milieu du XVIe siècle, la notion s’est affirmée comme l’idéal dominant du champ littéraire européen, tout en subsu- mant des théories et des pratiques multiples de l’auctorialité 4. En moyen français, le nom d’orateur pare d’abord l’écrivain qui s’en empare d’un prestige intellectuel, en suggérant une formation aux savoirs des clercs, une certaine stature morale et une maîtrise des règles de la rhétorique. Il suppose aussi une attitude engagée à l’égard des affaires publiques et de l’actualité. Il qualifie enfin des auteurs qui mettent leur talent au ser- vice d’hommes de pouvoir. Les divers sens que revêt l’auteur-orateur en moyen français, quoiqu’étroitement liés, ne sont pas équivalents et les textes d’Antitus les frôlent tour à tour, révélant chez leur rédacteur la recherche d’une identité d’écrivain.

. 3 [Aeneas Sylvius Piccolomini], L’Istoire des deux vrays amans Eurial et la belle Lucresse, fol. A2 ; Le Portail du temple Bocace, in Antitus, Poésies, p. 50. 4. L’âge des orateurs en Europe (1370-1550), projet sous ma direction à l’Institut universitaire de France, analyse le phénomène ; la présente contribution s’inscrit dans ce travail en cours. MAÎTRE ANTITUS ORATEUR 177

L’objectif de cette contribution est de comprendre comment Antitus a expérimenté la polysémie contemporaine de la notion d’orateur pour penser son auctorialité et quel rôle a joué Aymon de Montfalcon dans ses choix. Dans le sillage des recherches menées à l’Université de Lausanne sur l’histoire des poétiques de la communication littéraire en fran- çais 5, j’essaierai de montrer, à travers l’exemple d’Antitus et d’Aymon, comment un rapport singulier entre un auteur et son lecteur a pu se nouer grâce à la complexité d’un statut, l’orateur, que chacun d’eux incarne à sa façon. Ce rapport ayant modelé les modes de composition rhétoriques d’Antitus et influencé la confection des ouvrages offerts à l’évêque, je propose ici de l’étudier en tant que « comparution », notion qui suggère l’interaction concrète d’une instance de production et d’une instance de réception au sein des discours qui manifestent leur relation. À travers la comparution, la communication littéraire s’affirme à la fois médiate, puisqu’elle se tisse au fil d’une écriture et d’une lecture néces- sairement différées, et immédiate, dans la mesure où elle suppose une co-présence active, une co-évaluation publique de l’auteur et du lecteur. Pour explorer cette hypothèse, j’examinerai les postures auctoriales qu’Antitus a expérimentées dans ses prologues et dans ses épilogues entre 1494 et 1501, en observant la manière dont les paratextes des imprimés et des manuscrits travaillent la polysémie du statut d’orateur auquel il aspire. J’essaierai ensuite d’éclairer la reconfiguration de ce statut dans les œuvres d’Antitus spécifiquement dédiées à Aymon de Montfalcon afin d’évaluer les conséquences de leur relation sur la réalisation de l’œuvre.

Postures d’auteur dans les prologues et les épilogues d’Antitus : du traducteur à succès à « l’immitateur des orateurs »

Les premiers ouvrages conservés sous le nom d’Antitus sont des traductions imprimées d’ouvrages italiens relevant du passe-temps utile :

. 5 Sur la notion de posture comme forme d’investissement et de renégociation par un auteur de son statut dans le champ littéraire grâce à des moyens à la fois discursifs (ethos) et non discursifs (images), voir J. Meizoz, Postures littéraires ; sur son caractère opératoire pour l’étude des XIVe- XVIe siècles, voir J.-C. Mühlethaler, D. Burghgraeve, C.-M. Schertz, « Introduction», p. 22-24. 178 ÉTUDES DE LETTRES

L’Istoire des deux vrays amans Eurial et la belle Lucresse, publiée à Lyon vers 1494 et Le Livre de passe temps de la fortune des dez, dont l’une des éditions les plus anciennes, chez Jean Belot à Genève, date des environs de 1510. Il faut cependant souligner que l’attribution actuelle de cette dernière œuvre, qui connaîtra un triomphe et s’attirera les critiques iro- niques du Tiers Livre de Rabelais en 1546 6, est fondée sur la mention d’un traducteur du nom de « maistre Anthitus Favre » et sur le remploi d’extraits du prologue et de l’épilogue d’Eurial et Lucresse, notamment la signature en acrostiche de leur acteur, « maistre Antithus, chapelain » 7. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est difficile de savoir si les deux Antitus n’en font qu’un ou si un rédacteur portant le même prénom – complété d’un nom, « Faure » ou « Favre », qui n’est cité dans aucune autre œuvre de l’écrivain lausannois – a astucieusement détourné l’iden- tité d’un prédécesseur à succès. Ce détail problématique, sur lequel la critique n’a pas encore tranché, invite à observer de plus près la présen- tation que « maistre Antithus, chapelain » a fait de lui dans les paratextes d’Eurial et Lucresse, avant d’entrer au service d’Aymon de Montfalcon (fig. 1 et 2).

Fig. 1 — Signature en acrostiche du Fig. 2 — Signature en acrostiche chapelain Antitus, traducteur de L’Istoire d’Antitus Favre, traducteur du Livre des deux vrays amans Eurial et la belle de passe temps de la fortune des dez, Lucresse, Lyon, Jean de Vingle, vers 1494. Genève, Jean Belot, vers 1510.

. 6 « Le maudict livre du passe temps des dez » (François Rabelais, Le Tiers Livre, xi, p. 383). 7. [Lorenzo Spirito], Le Livre de passe temps de la fortune des dez (Bibliothèque de Genève, OD307, fol. 1, ). Les cou- plets de rimes accompagnant la signature en acrostiche sont identiques à ceux qui appa- raissent au dernier folio de la traduction de L’Istoire des deux vrays amans Eurial et la belle Lucresse, Paris, BnF, Rés. P Y2-2223 (Gallica : ). MAÎTRE ANTITUS ORATEUR 179

Si le Passe temps de la fortune des dez adapte « d’ytalien en françoys » le Libro delle Sorti (1482) de Lorenzo Spirito Gualtieri consacré aux pré- dictions tirées des jeux de dés, Eurial et Lucresse est une traduction « de latin en françoys » du célèbre conte amoureux composé par l’huma- niste Aeneas Sylvius Piccolomini en 1441. Par son geste de translation, « maistre Antitus, chapellain » affirme les compétences attendues d’un intellectuel maîtrisant le latin et capable de l’adapter élégamment en langue vulgaire pour répondre aux attentes d’un large public 8. Toutefois, un double jeu n’est pas impossible sur ce point. En effet, au contraire du choix opéré avant lui par Octovien de Saint-Gelais 9, Antitus ne conserve pas intacte la prose du conte latin qu’il traduit. Il l’agrémente d’insertions lyriques dont la virtuosité est soulignée par son prologue. Il est difficile de préciser si cette initiative stylistique est personnelle ou si elle a été ins- pirée par la version italienne, mêlant prose et vers, qu’Alessandro Braccesi a donnée d’Eurialus vers 1479. Le clerc Antitus a-t-il travaillé à partir de la seule source latine ? S’est-il aussi appuyé sur l’italien, comme le fera après lui l’auteur anonyme d’une Histoire d’Eurial restée manuscrite 10 – ce qui serait congruent avec la transposition « d’ytalien en françoys » du Livre de passe temps de la fortune des dez ultérieurement publiée sous son nom ? Bien que cette compétence, porteuse de nouveaux enjeux culturels à la fin du XVe siècle, ne soit pas sans conséquence sur un autoportrait d’auteur, il est impossible pour l’instant de l’intégrer avec certitude à la posture dessinée par Antitus dans les imprimés. Outre la présentation qu’il fait de lui-même en tant que clerc, traducteur et manieur de belle « rhétorique » versifiée, le rédacteur d’Eurial et Lucresse insiste à plusieurs reprises sur le statut d’« orateur ». Dans le prologue de l’ouvrage, le titre désigne d’abord l’auteur qui a inspiré à Antitus son récit, l’humaniste Piccolomini, dont sont vantées l’auctoritas et l’éloquence :

Comme Enee jadis grant orateur

8. L’Istoire des deux vrays amans Eurial et la belle Lucresse, fol. 1, suscription. 9. Octovien de Saint-Gelais, Euriale et Lucrèce ; la traduction date sans doute de la fin des années 1480 et a été publiée en 1493 par Antoine Vérard. 10. Cette traduction est contenue dans le manuscrit de Paris, BnF, ms. fr. 19178 ; F. Duval, « Une nouvelle traduction de l’Historia de duobus amantibus, Eurialus et Lucretia d’Aeneas Sylvius Piccolomini ». 180 ÉTUDES DE LETTRES

Le second Tulle des eloquens l’adresse 11.

« Vrays orateurs » sont également ceux qui liront le livre. Ces récepteurs « presens et absens » forment une communauté virtuelle à laquelle le traducteur dit soumettre son travail :

De ceste hystoire selon ce que j’en scens Ay prins l’audace faire translacion Me soubmettant aux presens et absens Vrays orateurs et leur correction 12.

Même si, par ces lignes, Antitus suggère qu’il est lui aussi un orateur à l’instar de sa source et de son public, il ne revendique pas explicitement cette posture, peut-être en signe de modestie. Le poète-traducteur présente plutôt l’histoire de deux amants unis puis séparés, comme un divertissement entrepris « à la priere et resqueste des dames » 13 et suscep- tible de faire réfléchir au difficile équilibre entre «les fais d’amour » vécus par les personnages et « la chose publique » qui retient Eurial. Toutefois l’insistance d’Antitus sur la portée morale du récit demeure discrète. Dans sa traduction Eurialus et Lucretia, Octovien de Saint-Gelais avait insisté bien davantage sur le lieu commun de la lecture utile :

Mais passer temps en bonne operation Et eschever du tout oysiveté 14. Tout en affirmant son respect d’un conte qu’il offre « sans adjouster ne minuer du sens », Antitus préfère inviter ses lecteurs à interpréter libre- ment ses sens possibles (« dont aux liseurs de ce laisse le choys ») et à entrer dans le jeu qui leur est proposé. Jeu que manifeste sa signature, cachée dans un acrostiche à déchiffrer en fin d’ouvrage :

A tous ceulx qui cecy liront Nous supplions treshumblement Tiennent telz termes qu’ils vouldront Hault ou bas, car moyennement

11. [Aeneas Sylvius Piccolomini], L’Istoire des deux vrays amans Eurial et la belle Lucresse, fol. A2v. 12. Ibid., fol. A2r. 13. Ibid. 14. Octovien de Saint-Gelais, Euriale et Lucrèce, p. 1, v. 15 sq. MAÎTRE ANTITUS ORATEUR 181

Il procede et rudement : Tout est fait en gros bourguynon. Vous nous pardonrez franchement Sans adviser de nous le nom 15.

Le chapelain-traducteur se construit ainsi une posture détournée d’orateur. Adaptateur et non auctor d’Eurial et Lucresse, il aiguise sans les résoudre les tensions entre la source intellectuelle du récit et sa thématique amoureuse. Il adresse son texte à des communautés interprétatives virtualisées par la diffusion imprimée, mais, les décla- rant seules capables de goûter sa virtuosité rhétorique, il offre à ces lecteurs à la fois complices et inconnus un statut oratoire que lui-même n’ambitionne pas ouvertement. Il est possible que cette présentation habile ait attiré sur le chapelain de Dijon l’attention d’Aymon de Montfalcon, à moins que ce ne soit la large diffusion d’Eurial et Lucresse ou encore les similitudes frappantes qui rapprochent l’intrigue de ce conte du Procez du Banni, un récit amoureux rédigé par le futur évêque vers 1471, au moment où il est nommé ambassadeur du souverain de Chypre Louis de Savoie 16. Mais même si on ignore les raisons de l’entrée d’Antitus au service de l’évêque de Lausanne, il apparaît qu’au contact de ce dernier, le chapelain a transformé assez nettement ses pratiques d’écrivain. Une première mutation significative est le changement des supports livresques destinés à Aymon. Antitus illustre le cas d’un écrivain qui a d’abord diffusé ses textes par l’imprimerie avant de les concevoir sous une forme manuscrite. À l’heure où la popularisation des impri- més commence à bouleverser les rapports de l’écrivain et de ses publics, désormais plus divers et plus vastes, la confection d’une œuvre manuscrite apparaît comme un choix concerté. Non reproductible mécaniquement, le manuscrit révèle plus qu’auparavant une dimension

15. [Aeneas Sylvius Piccolomini], L’Istoire des deux vrays amans Eurial et la belle Lucresse, fol. 91, je souligne. 16. Le Procez du banni a jamais du Jardin d’Amours était conservé dans un manuscrit de Turin disparu en 1904 ; il narrait la poursuite amoureuse par un jeune homme d’une dame-fée et leur bonheur avant qu’il ne soit contraint de la quitter pour devenir ambas- sadeur. Ce texte a été résumé par A. Piaget, « Aymon de Montfaucon et sa cour litté- raire ». Sur le succès de la traduction par Antitus d’Eurial et Lucresse et ses multiples versions imprimées, voir W. Kemp, « Des deux amans de Piccolomini ». 182 ÉTUDES DE LETTRES qu’avec Walter Benjamin on peut appeler auratique 17 : il implique à la fois une distance et une proximité entre la main qui écrit, celle qui copie et celles qui saisissent le livre pour le feuilleter ou le faire lire. Cette forme de mise en œuvre partagée, particulièrement goûtée par les milieux aristocratiques au début du XVIe siècle, s’exprime en images au sein même de l’objet. Au seuil des trois textes importants dédiés par Antitus à Aymon de Montfalcon et rassemblés dans le recueil factice de Lausanne apparaissent des miniatures illustrant le don du livre qui lie l’écrivain à son lecteur (pl. III) 18. Le geste est commenté dans les textes comme un signe de reconnaissance réciproque entre deux esprits vertueux :

Comme a celluy qu’en vertuz je congnois Tout assouvy, je transmectz ce present 19. Pour ce que bien vos vertuz recongnois De ce dictié vous fais humble present 20.

La posture d’auteur construite par Antitus est elle aussi modifiée. Les topoï de modestie qui opposaient le « lourd patoys » du chapelain et l’es- prit subtil des « seigneurs et dames » susceptibles de lire son livre imprimé laissent place au face-à-face entre le « parler rebelle » de l’écrivain et les exigences stylistiques de son patron, « celluy qui aime rethorique » 21. L’affirmation par l’auteur de ses compétences se modèle désormais sur le goût et les qualités d’Aymon de Montfalcon :

Considerant que desirez veoir gracieuses inventions poethiques… 22 Saichant les nouvelles inventions et factures dessus ma rude enclume d’une lourde taille… 23

17. W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, p. 32. 18. La Satyre Megere, Archices cantonales vaudoises (ACV), ms. P Antitus, fol. 1r ; Les Quatre Eages passees, fol. 18r ; Le Portail du temple Bocace, fol. 24r. 19. Épilogue de La Satyre Megere, p. 22. 20. Prologue des Quatre Eages passees, p. 25. 21. « Mon sens est gros et le parler rebelle […] ; de l’envoyer je me suis entremis / envers celluy qui aime rethorique / le bon prelat, le chief de mes amis », explicit des Quatre Eages passees, p. 41, v. 329, 331 sq. 22. Prologue de La Satyre Megere, p. 3. 23. Prologue du Portail du temple Bocace, p. 50. MAÎTRE ANTITUS ORATEUR 183

S’il se positionne toujours dans le sillage d’autorités littéraires, Antitus prend pour nouveaux modèles les orateurs que l’évêque de Lausanne a élus comme ses propres doubles. Connaissant l’admiration qu’Aymon porte à Alain Chartier, le poète emprunte au Quadrilogue Invectif l’un des plus célèbres autoportraits d’écrivain du XVe siècle 24. Il se présente à son prince comme « l’immitateur » contemporain de celui qui a été le premier « immitateur des orateurs » antiques au début du XVe siècle :

Alain Charretier, humble secretaire du roy nostre sire et de mon tres redoubté seigneur monseigneur le regent, lointaing immitateur des orateurs 25. A vous tres reverend pere en Dieu, monseigneur l’evesque et prince de Lausanne, Aymé de Montfalcon, je, vostre tres humble et obeyssant orateur et chappellain Antitus, chappellain et sommelier de la chap- pelle de tres hault, tres puissant et tres redoubté prince monseigneur leduc de Savoye […], par trop loingtain immitateur des haulx, excellens et elegans orateurs 26.

Enfin Antitus transforme le dispositif de l’acrostiche, qu’il avait déjà expérimenté 27. Clôture de l’œuvre où le nom d’auteur se cache dans les imprimés, celui-ci devient dans les textes manuscrits un espace où la signature de l’écrivain introduit celle de son destinataire, qui prend désormais sa place :

Aymer devons le prelat venerable Ycy nommé, qui est tout honnorable, Muny d’honneur, de sens et de sçavoir, Et le priser comme chief acceptable. De luy par tout la fame est tres notable. En vertu mect son tresor et avoir, Moyennant ce, bruit et l’or doit avoir. Offrir luy fault ce qu’a admerité.

24. L’admiration partagée par Antitus et Aymon pour Chartier n’a pas été rele- vée dans le pourtant très complet Companion to Alain Chartier éd. par D. Delogu, J. E. McRae, E. Cayley et paru en 2015. 25. Alain Chartier, Le Quadrilogue Invectif, prologue, p. 3. 26. Prologue du Portail du temple Bocace, p. 49 sq. 27. Cette différenciation d’usage de la signature en acrostiche se retrouve chez d’autres rhétoriqueurs contemporains d’Antitus, voir C. J. Brown, Poets, Patrons and Printers, p. 166-175, et pour l’inclusion des noms des destinataires, p. 175-183. 184 ÉTUDES DE LETTRES

Nom et renom tres bon doibt recepvoir Faveur ne peut ses nobles fais movoir. Antitus dict tout franc la verité. Lausanne en est prouveue par equité, Car Probité le conduit en ses faictz, Ou n’a reprinse, par sa nobilité. Nostre Seigneur l’eslise des parfaictz 28. C’est cette interaction à la fois matérielle et intellectuelle que je propose de qualifier de comparution, en entendant par ce terme récemment introduit dans les études théâtrales françaises 29 la co-présence au sein d’une œuvre de celui qui la produit et de celui pour qui elle est pro- duite, tous deux étant porteurs de champs de force (références cultu- relles, milieux sociaux, intentions politiques, etc.) à la fois convergents et divergents et par conséquent acteurs à parts égales de la fabrique du sens. La comparution désigne aussi les effets que peut avoir cette mise en rapport sur tous les aspects de la communication littéraire : l’édifi- cation d’une posture d’auteur négociée entre l’écrivain et son lecteur ; l’infléchissement des thématiques et des orientations idéologiques des textes ; la transformation de leurs modes de composition rhétorique. Il s’agit maintenant d’évaluer dans quelle mesure l’engagement d’Antitus aux côtés d’Aymon de Montfalcon a reconfiguré sur ces trois points la poétique de l’ancien chapelain dijonnais et a contribué à redéfinir son identité rêvée d’orateur.

La comparution d’Antitus et d’Aymon, ou l’orateur reconfiguré

C’est d’abord l’empan sémantique de la notion d’orateur qui est élargi, comme si la fréquentation d’Aymon ouvrait à Antitus l’accès à la polysémie qui a progressivement enrichi cette forme d’auctorialité. Dès la fin du XIVe siècle, « orateur » a dominé la vague de néologismes qui ont restructuré le champ littéraire vernaculaire autour de la position

28. Épilogue de La Satyre Megere, p. 22 sq., je souligne. 29. Comparution : « mise en pratique et en jeu des instances et des individus à l’intérieur d’un même lieu alors qu’ils ont conscience de leur(s) présence(s) et de leur co-présence afin qu’ils s’interrogent sur cette présence même », Ch. Biet, « Séance, assemblée, médiation spectaculaire et comparution théâtrale », p. 333. MAÎTRE ANTITUS ORATEUR 185 dominante accordée à la rhétorique. En moyen français, le titre d’« orateur » s’inscrit dans la perspective du vir bonus dicendi peritus cicéronien et désigne élogieusement l’intellectuel qui évalue, influence et régule la vie publique de son temps grâce à la puissance de son éloquence et de sa plume. Une telle acception, qui fait de l’orateur un savant engagé, un conseiller politique, un négociateur agissant en faveur du bien commun, est soulignée par Aeneas Piccolomini lorsqu’en 1440, dans son Libellus dialogorum de generali concili, il qualifie d’orator son ami Martin Le Franc, tout juste nommé prévôt de Lausanne 30. De fait, tout au long du XVe siècle, nombreux seront les écrivains-diplomates de langue française à assumer ce rôle valorisé, d’Alain Chartier à George Chastelain, de Martin Le Franc à Aymon de Montfalcon lui-même. Le chapelain Antitus n’appartient pas au cercle prestigieux des auteurs-ambassadeurs. Mais il place l’œuvre qu’il compose pour Aymon sous l’égide de Clio, muse de la régulation du temps 31, et entreprend de lui donner les couleurs de l’engagement civique. Dans la Satyre Megere en 1499, il fait ainsi l’éloge des tentatives de pacification de l’espace public qu’illustre la trêve conclue entre Louis XII et Maximilien d’Autriche. Il déplore les décès tragiques des puissants dans le Portail du temple Bocace en 1501. Il se fait satiriste afin de dénoncer l’âge de fer qui règne en 1500 dans les Quatre Eages passees :

Ce point icy bien desclairer vouldroye, Car a present on voit mille desrois. Ducz, comptes, princes sont rebelles et roids ; A devorer nulluy ne se veult faindre : Jacques Bonhom s’a beau crier et plaindre … 32

Pour celui qui se veut orateur-écrivain aux côtés de l’orateur-diplomate qu’est son lecteur, ces œuvres ne sont pas seulement des écrits de circons- tance, un qualificatif qui selon moi minore leur sens. Elles apparaissent plutôt comme des productions vouées à l’évaluation de l’actualité et à l’éventuelle transformation de ses vicissitudes en événements signifiants.

30. L’orator Martin Le Franc apparaît sous le nom de Martinus Gallicus dans le septième dialogue du Libellus ; voir M.-R. Jung, « Situation de Martin Le Franc », p. 15-17. 31. « Ce dict traictié, come Dame Clyo, la premiere des Muses, le m’a donné à concepvoir », Le Portail du temple Bocace, p. 50, l. 20-22. 32. Les Quatre Eages passees, p. 39, v. 290-294. 186 ÉTUDES DE LETTRES

Attentive aux aléas de Fortune, qui joue un rôle majeur dans le Portail du temple Bocace et dans la Satyre Megere, l’écriture d’Antitus s’ancre dans un temps présent qu’explique le passé récent et qui reste ouvert à un futur incertain. C’est la raison pour laquelle il laisse sciemment certaines de ses œuvres inachevées, à l’instar du Portail du temple Bocace : « n’aura ne fin conclusive ne closture a cause des cas fortuiz futeurs et a venir » 33. Mais aux côtés d’Aymon, Antitus ne s’affirme pas seulement comme un orateur ; il se veut aussi son orateur 34. Les dernières décennies du XVe siècle ont en effet vu se développer un nouveau sens de la notion, qui désigne les écrivains entrant au service d’hommes de pouvoir ou de cours princières pour s’en faire les porte-paroles. Une telle position sociale, parfois officialisée par un titre et des gages spécifiques comme c’est le cas dans la principauté de Bourgogne, implique une mise en œuvre particulière de l’acte littéraire. La mission de l’orateur princier est de glorifier les faits et dits de ses patrons en usant d’une polygraphie sus- ceptible de les mettre en valeur. Ses publications privilégiées sont donc des dictiés allégoriques commentant l’actualité politique, à l’instar de la Satyre Megere d’Antitus ; des traictiés consacrés à l’élucidation d’événe- ments choquants, tels les décès brutaux pleurés par le Portail du temple Bocace ; des poésies réflexives ou critiques sur l’état du monde. La volonté de ces auteurs de médiatiser et d’éterniser le présent par l’écriture, qu’illustre le développement exponentiel sous leur plume des épitaphes et des cimetières fictionnels 35, est équilibrée par un désir de publicisa- tion immédiate de leur talent, qui va de pair avec une nécessaire glori- fication publique de leurs maîtres. L’orateur princier est par conséquent régulièrement chargé de concevoir et de mettre en œuvre des spectacles politiques. C’est vraisemblablement en tant qu’orateur du prince-évêque de Lausanne qu’Antitus rédigea et fit jouer les «jeux » qui accueillirent Marguerite d’Autriche à Salins en novembre 1501. La Chronique de Jean Molinet indique de manière assez claire le rapport existant entre le rôle d’Aymon de Montfalcon, négociateur du mariage de Philibert II

33. Le Portail du temple Bocace, p. 51. 34. « Je, vostre tres humble obeyssant orateur et chapellain Antitus », Le Portail du temple Bocace, p. 49 sq. 35. Le Portail du temple Bocace d’Antitus, suite du Temple de Bocace de George Chastelain, appartient à ce corpus caractéristique des œuvres d’orateurs princiers ; voir H. J. Swift, Representing the Dead, p. 162-185 et la contribution de Ph. Frieden dans le présent volume. MAÎTRE ANTITUS ORATEUR 187 de Savoie avec la jeune princesse bourguignonne, et celui de metteur en scène confié à Antitus à cette occasion :

Le chief de ceste ambassade fut reverend pere en Dieu, Aymon de Montfalcon, evesque et prince de Lausanne […]. Et le lendemain [26 novembre 1501], furent joués aucuns jeus, composez par maistre Anthitus, fort prisiez et aggreables a Madame 36.

La co-présence de l’orateur et de son patron excède ainsi l’espace du livre pour se développer dans l’espace public. La comparution d’Antitus avec et devant Aymon a également lesté d’un nouveau sens un trait de sa personnalité littéraire esquissé dans les imprimés : l’identité bourguignonne du chapelain de Dijon. Antitus intégrait déjà cette caractéristique à sa persona de traducteur, s’excusant pour sa langue teintée de « gros bourguynon » 37. Les œuvres dédiées à Montfalcon transforment le détail biographique en positionnement idéo- logique. Ancien membre de la Sainte-Chapelle dijonnaise où se com- mémorait toujours vers 1490 l’Ordre de la Toison d’or, l’écrivain était sans doute depuis longtemps sensible aux souvenirs des anciens ducs Valois de Bourgogne 38, mais ce possible attachement personnel s’accen- tue d’évidence à la cour de Lausanne. Dans la Satyre Megere comme dans le Portail, la figure de Charles le Téméraire est dotée d’un rôle clef puisqu’elle inaugure dans ces deux œuvres l’évocation des grands hommes contemporains :

Le vaillant champion plain de renom, Charles, duc de Bourgoigne. S’avança, pour estre premier, Charles, duc de Bourgoigne, le Hardy Conquerant 39.

La proximité de l’écrivain avec la cour de Bourgogne transparaît encore dans la mise en scène des défunts qui réclament une épitaphe au

36. Jean Molinet, Chroniques, t. II, p. 488, 491. 37. [Aeneas Sylvius Piccolomini], L’Istoire des deux vrays amans Eurial et la belle Lucresse, fol. 91, épilogue ; strophe reprise à l’ouverture du Livre de passe temps de la fortune des dez : « tout est en parfait borguignon » (fol. 1). 38. É. Bousmar, « Faut-il restituer Antitus Favre à la littérature bourguignonne ? », p. 12 sq. 39. La Satyre Megere, p. 18, v. 301 sq. ; Le Portail du temple Bocace, p. 63. 188 ÉTUDES DE LETTRES rédacteur du Portail. Faisant couple avec Jean Borgia duc de Gandie, assassiné en 1497, apparaît par exemple un mystérieux jeune homme pendu en 1499 après avoir tenté de s’emparer du trône d’Angleterre. En écho aux spectres sans nom qui traversaient le Temple de Bocace de George Chastelain dont il s’inspire 40, Antitus préserve l’anony- mat du personnage et se dit incapable d’identifier celui qui prétendait être Richard de Shrewsbury. Il s’agit en réalité de l’imposteur Perkin Warbeck, dont l’ambition a été ardemment soutenue par la veuve de Charles le Téméraire Marguerite d’York et par le parti austro- bourguignon. Antitus reste prudemment discret sur ce qu’il pense de ce fauteur de trouble, mais il accepte de placer l’épitaphe de Warbeck « pres du portail » glorieux, à la différence du vicieux Borgia rejeté dans le désert 41. Il paraît donc vraisemblable qu’Antitus a repensé son identité bourguignonne et lui a donné un tour politique en fréquentant un Aymon de Montfalcon lui-même proche de la principauté et alors impliqué dans la négociation de fructueuses alliances entre la maison de Savoie et les Habsbourg. L’orateur du prince-évêque exalte souvent les liens d’amitié entre ces deux territoires et la description par Mégère des infortunes qu’elle a infligées aux Savoyards complète dans la Satyre l’évo- cation du fatal destin de Charles de Bourgogne 42. Un éloge insistant entoure les personnes qui ont mis en rapport les deux duchés, à l’image de Marguerite d’Autriche. La spectatrice enthousiaste des jeux organisés par Antitus en 1501 n’est-elle pas la petite-fille du Téméraire, devenue souveraine de la Savoie aux côtés du duc Philibert II après avoir été la veuve du malheureux infant Juan de Castille ? 43 C’est surtout Aymon de

40. « Le sievoient prestement deux corps muchiez et entoulliez en togues de dueil, jusques a non cognoistre visages ne personnes […], me fis ignorant aussy de leurs noms », George Chastelain, Le Temple de Bocace, p. 33-35. 41. L’identification de l’anonyme avec Perkin Warbeck a été proposée par É. Bousmar, « Faut-il restituer Antitus Favre à la littérature bourguignonne ?, p. 18 sq. Son argumentation est confirmée par les études récentes de cette imposture, même si ces dernières n’incluent pas toujours la mise en scène proposée par Antitus ; voir notamment G. Lecuppre, L’imposture politique au Moyen Âge, p. 45-47 et passim. 42. « Me doy je taire de la noble maison / tres excellente des bons ducs de Savoye ? », La Satyre Megere, p. 20, v. 331-332. 43. « Luy avoit donné en loy de mariage la plus noble des christiennes et la plus vertueuses en beaulté et en bonté assouvie, dame Marguerite d’Austriche, seule fille d’empereur en la chrestienté », Le Portail du temple Bocace, p. 70. MAÎTRE ANTITUS ORATEUR 189

Montfalcon lui-même qui est magnifié en tant que négociateur entre les deux espaces et « chief » de la dynastie des Montfalcon : « Aymé, le chief des bons Montfalconnois » 44. Une dernière conséquence de la comparution d’Aymon et d’Antitus est détectable dans l’évolution des modes d’écriture mis en œuvre par ce dernier. L’évolution du traducteur de sources italiennes à l’écrivain récrivant des modèles français et bourguignons peut être comprise, me semble-t-il, à cette lumière. Car si le traducteur est un orateur dans la mesure où, fort d’un savoir culturel et rhétorique, il l’offre à un public dont il peut façonner les opinions, l’écrivain engagé est orateur parce qu’il donne au temps présent une visibilité et, autant que possible, une intelligibilité. La reprise de textes circonstanciels antérieurs, rédigés dans la même visée et dans des contextes comparables, est pour lui un moyen de mettre l’actualité dans une perspective signifiante. Quand, dans la Satyre Megere, Antitus décrit la trêve signée entre Louis XII et Maximilien en 1499 en réutilisant précisément les lignes que Regnaud le Queux rédigea en 1469 à propos de la paix entre Louis XI et Charles de Guyenne, il ne faut donc pas y voir un déplorable manque d’originalité, mais une stratégie consciente de recyclage qui replie le passé pour mieux déplier et expliquer le présent où co-existent l’auteur et son lecteur 45. Plus encore, transformer son activité de translateur linguistique en geste de réécriture du français au français permet à Antitus de se situer dans un lignage d’écrivains, décision particulièrement importante à une époque où la littérature vernaculaire se pense de plus en plus comme un patrimoine. Il n’est pas indifférent que les pères choisis par Antitus lorsqu’il travaille à Lausanne soient les plus célèbres des orateurs franco- bourguignons au XVe siècle : Alain Chartier et George Chastelain. Leurs noms retentissent ensemble à l’orée du Portail :

Ou maistre George ? Je les plaings grandement. Ou maistre Alain, qui tres elegamment En rethorique fut dict des plus parfaictz ? 46 Les pères de la littérature contemporaine ne sont pas morts si leurs postures sont réinvesties et amenées à comparaître de nouveau au

44. Les Quatre Eages passees, p. 25, v. 5. 45. J.-C. Mühlethaler, « Satire et recyclage littéraire », p. 610 sq. 46. Le Portail du temple Bocace, p. 54, v. 52 sq.. 190 ÉTUDES DE LETTRES sein d’une relation orchestrée à parts égales par un écrivain et par son destinataire. À cet égard, la filiation qu’Antitus défend en recyclant les textes de Chartier, de Chastelain et d’autres est bien le versant littéraire d’une translation culturelle de la France et de la Bourgogne vers les rives du Léman, dont Aymon de Montfalcon organise à la même époque le versant artistique en faisant exécuter face-à-face les fresques du Bréviaire des nobles et des Douze Dames de Rhétorique au château Saint-Maire 47.

Conclusion

L’œuvre d’Antitus, aujourd’hui considérée comme mineure, fait pourtant jouer en mode majeur les questions qui travaillent l’auctorialité autour de 1500, moment particulièrement important pour l’histoire de la communication littéraire. Quantitativement et chronologiquement assez restreinte puisqu’elle se résume à quelques ouvrages publiés entre 1490 et 1510, elle offre l’occasion d’explorer un singulier parcours, évo- luant de Dijon à Lausanne, de l’imprimé au manuscrit, de la traduction de sources humanistes à une activité d’écrivain d’actualité et d’homme de scène. Cette mobilité a permis au Rhétoriqueur d’explorer les facettes de la posture auctoriale qu’il s’est choisie : être orateur pour maître Antitus, c’est se penser tour à tour en tant que passeur intellectuel, en tant qu’écrivain engagé, en tant aussi qu’auteur gagé et organisateur de performances politiques au service d’un prince. Or, si la carrière d’Antitus met clairement au jour les enjeux multiples de l’orateur, son intérêt ne se réduit pas selon moi à illustrer la richesse du statut d’auteur le plus valorisé dans la culture littéraire des XIVe- XVIe siècles. J’ai fait l’hypothèse que les recherches socio- stylistiques auxquelles Antitus s’est essayé, de ses réflexions sur la filia- tion littéraire dans laquelle il s’inscrit à sa réécriture constante d’œuvres antérieures, ont été stimulées par la relation qu’il a nouée avec Aymon de Montfalcon. Le « chief » des Lausannois n’est pas en effet un prince comme les autres. Il est lui aussi écrivain, poète ; cet amateur de beau style et d’art est, en tant qu’homme politique et que diplomate, un praticien professionnel de l’éloquence. Autrement dit, Aymon est un

47. Pour les liens entre ces deux textes, voir J.-C. Mühlethaler, « Un manifeste poétique de 1463 ». MAÎTRE ANTITUS ORATEUR 191 orateur. De ce fait, le récepteur privilégié d’Antitus a également été son modèle. L’évêque a incarné pour le chapelain aussi bien son supérieur et son destinataire que son inspirateur et son complice. Il a été le juge ultime mais aussi, dans une certaine mesure, le collaborateur des œuvres que l’auteur lui a présentées dans l’espace du manuscrit. J’ai proposé de qualifier de comparution de l’auteur et du lecteur cette co-présence consciemment assumée. Si le phénomène de comparution entre les instances de production et de réception d’une œuvre est transhistorique, ce n’est peut-être pas un hasard s’il a été particulièrement évident autour de 1500 et dans la cour réunie autour d’Aymon de Montfalcon. Loin d’être la barrière qu’on a voulu y voir entre Moyen Âge et Renaissance, le tournant du XVe et du XVIe siècle est un temps de confluences où entrent en concurrence plusieurs formes d’auctorialité, celle de l’érudit, du poète et de l’orateur notamment ; c’est aussi une période de mutations pour la diffusion des œuvres, la mécanisation de l’imprimerie rendant plus sensible la relation interpersonnelle induite par le don d’un manuscrit. En outre, la cour lausannoise d’Aymon, située entre le Milanais, la France et la Bourgogne et à l’interface de la Savoie et des cités suisses, apparaît comme un lieu d’intenses négociations politiques et culturelles, où sont questionnés affi- liations et héritages. La réussite du processus de co-création tenté par le prince-évêque et par son orateur est d’ailleurs démontrée par le fait qu’Antitus a rapidement été intégré au patrimoine littéraire d’expression française par ses contemporains. Le roi d’armes Habsbourg Nicaise Ladam et le poète chartreux Destrées comptent dès 1506 l’écrivain lau- sannois parmi les orateurs du temps. C’est après avoir rappelé le souve- nir des deux écrivains admirés d’Aymon de Montfalcon, « maistre Alain Chartier » et « George l’Aventurier », que Ladam clôt par Antitus la liste des célèbres auteurs « dont chacun Dieu ait l’ame » 48.

Estelle Doudet Universités de Lausanne et de Grenoble Alpes Institut universitaire de France

48. Nicaise Ladam, « Déploration sur la mort de Philippe le Beau », p. 27 sq. 192 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Sources

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Travaux

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Cet article voudrait tout d’abord mettre en évidence les liens qui unissent deux œuvres : le Temple de Bocace de George Chastelain et le Portail du temple Bocace d’Antitus, qui lui fait écho. Par ailleurs, on le voit dès leur titre, ces textes s’appuient sur une image architecturale, procédé courant à l’époque de leur composition. Ce qui l’est moins, c’est l’usage qu’ils font de cette image, qu’ils instrumentalisent au profit d’une pratique qui ressortit à l’imitation. Deux voies semblent se dessiner : d’un côté, celui de Chastelain, l’imitation est envisagée comme un détournement, voire un vol, de l’autre, elle se fait plus ludique, plus visuelle aussi, et confère au Portail une grande cohérence au sein du corpus auquel il appartient.

Du Temple d’Honneur rédigé par Froissart vers 1363 au Temple de Vertu achevé par François Habert en 1542 en passant par la Cité de Dames de Christine de Pizan (1404-1407) ou le Séjour d’Honneur d’Octovien de Saint-Gelais (1494), on ne compte plus les textes qui s’inscrivent entre la fin du XIVe et le début du XVIe siècle sous le signe d’un édifice dont ils projettent la structure architecturale à l’orée de leur récit 1. Temples, mais aussi séjours, prisons, labyrinthes, tous ces espaces construits forment un ensemble à la fois disparate et unifié en cette fin du Moyen Âge : disparate, car les édifices qu’ils projettent assurent souvent des fonc- tions diverses au sein de ces œuvres, métaphore du corps ou encore de l’État, et unifié, car dans tous ces exemples, un espace architecturé non seulement donne une cohésion au texte, mais le fait encore reconnaître dans une série qui au fil du temps ne cesse de s’agrandir.

. 1 Voir à ce sujet l’article important de D. Desrosiers-Bonin, « Le Temple des Grands Rhétoriqueurs ». 196 ÉTUDES DE LETTRES

Le Temple de Bocace de George Chastelain (1464) et le Portail du temple Bocace d’Antitus (1501) se rangent dans cet ensemble textuel de par le titre que leur auteur leur a donné. De plus, on le devine, le second s’inscrit dans une suite voulue par le premier et ce à quelque quarante ans de distance. Ce sont ces deux textes qui retiendront ici notre atten- tion. Je voudrais tout d’abord mettre en évidence la singularité qu’ils représentent tous deux dans l’ensemble de ces édifices textuels dont je viens d’égrener quelques titres en préambule. En reprenant les catégories établies par David Cowling, je tenterai de dégager les spécificités qui les distinguent au sein de cet ensemble qu’il a lui-même désigné sous le titre « The Text as a Building » 2. Dans un second temps, je voudrais aussi mieux cerner les enjeux que George Chastelain d’abord, puis Antitus assignent à l’usage de ces métaphores textuelles. David Cowling avance à juste titre que le premier indiciaire de Bourgogne engage son Temple de Bocace dans un travail d’imitation – ce qui en soi vaut déjà d’être souligné. On peut aller plus loin, me semble-t-il, dans l’analyse de sa pratique qui imite certes mais dévoie tout autant son modèle, celui que proposait Giovanni Boccaccio dans le De Casibus virorum illustrium. Quant à Antitus, on peut observer la grande cohérence poétique de son emploi du Portail au sein de sa pro- duction. C’est donc avant tout dans une perspective littéraire que je sui- vrai les modalités d’emploi de la figure architecturale. Pourtant, dans le cas d’Antitus, elle nous permettra aussi de mettre en évidence le rapport tout à fait singulier que l’auteur a entretenu avec son mécène, Aymon de Montfalcon et dont l’ombre semble envahir le corpus de son protégé. Et dans ce cas, la métaphore bâtisseuse sortira du champ de l’écriture pour retrouver des assises plus concrètes.

Comme David Cowling l’affirme dans son introduction, la simplicité de l’image architecturale dont ont abusé les auteurs de la fin du Moyen Âge cache mal une diversité et un foisonnement de pratiques qui, à l’inverse, déroutent. L’un des buts de son ouvrage a donc été de clarifier et de mettre de l’ordre dans cette profusion. Chacun de ses chapitres se pro- pose de réunir les textes par rapport à la fonction faîtière que l’image architecturale y élabore. Il dégage ainsi quatre grands ensembles : 1) « The Body as a Building » ; 2) « The State as a Building » ; 3) « The Building as

. 2 Voir D. Cowling, Building the Text. DU TEMPLE AU PORTAIL 197

Mind and Memory » et finalement 4) « The Text as a Building ». Seule cette dernière fonction retiendra ici notre attention puisque c’est sous son égide que se rangent le Temple de Bocace et le Portail du temple Bocace 3. Dans la pratique, cette catégorie réunit des textes qui se divisent en deux grands sous-ensembles : « The Text as a Building » à proprement parler et « The Writer as a Builder » 4. Cette distinction met l’accent sur la façon dont est rendue l’image architecturale : dans le premier cas, la construction est donnée d’emblée, puis décrite au long du récit en ses différentes parties. On approche ici de la figure de ekphrasisl’ , le bâti- ment jouant aussi le rôle d’un ornement. Cette option peut être illustrée par le premier temple de la littérature française, celui que rédige Jean Froissart et que nous avons déjà cité 5. Dans ce récit et sous une forme allégorique, on célèbre sans doute les noces entre Humphrey de Bohun et Jeanne d’Arundel qui eurent lieu au mois de mai 1363. Le temple est alors un objet d’admiration d’abord pour le narrateur, puis pour le lecteur. Dans le second cas au contraire, les temples, les cités sont présentés en train d’être construits. On élabore ainsi un mouvement qui épouse le fil du récit voire se confond avec lui. L’un des exemples les plus représenta- tifs du genre est la Cité de Dames de Christine de Pizan dont les exempla viennent s’agréger au corps du bâtiment, ordonnés par la métaphore matrice qui régit l’ensemble de son texte comme autant de pierres, pour bâtir le magnifique édifice 6 qu’elle destine aux femmes célèbres ou exem- plaires. La Cité est donc tout à la fois une ville bâtie par des femmes, par leurs histoires, et pour les femmes afin de les protéger des agressions extérieures et misogynes. Cette partition établie par D. Cowling permet de rendre compte des options choisies par George Chastelain et Antitus, le premier suivant le modèle – potentiel – de Froissart 7, le second s’inscrivant davantage dans

. 3 C’est d’ailleurs dans le chapitre qu’il consacre à cette métaphore que l’auteur aborde nos textes, l’un à la suite de l’autre (Ibid., p. 155-164). 4. Ibid., p. 139 sq. 5. Voir Jean Froissart, Le Temple d’Honneur, in Dits et Débats, p. 91-128. 6. Voir à ce sujet l’article de M. Zimmermann, « Utopie et lieu de mémoire féminine ». 7. On l’aura compris, je ne m’intéresse ici qu’à l’emprunt métaphorique des deux auteurs et non au lien intertextuel qui existe par exemple entre le De Casibus et Le Temple de Bocace ou Le Portail. 198 ÉTUDES DE LETTRES la lignée de Christine de Pizan. On peut cependant nuancer l’exemple d’Antitus. En effet, ce dernier ne se cantonne pas à un seul modèle. Il embrasse les deux catégories, celle du bâtiment achevé et celle qui le présente en construction, qu’il fait correspondre à deux parties de l’édi- fice : le Temple – comme chez Chastelain – est déjà achevé lorsque le narrateur parvient jusqu’à lui après avoir traversé une « vallee obscure, nubileuse,/Fort tenebreuse » 8. Il réserve au portail d’illustrer la seconde catégorie : là, pour la partie « originale » de son texte, Antitus choisit de présenter son œuvre en train de se faire et non pas déjà faite. Sans insister sur la démarche qui distingue l’émule du maître, on peut déjà faire remarquer que si cette présentation n’évoque pas nécessaire- ment une hiérarchisation entre le modèle et son imitation, elle souligne néanmoins leur différence sur le point de la finition : l’un, le modèle est achevé et doit donc être représenté comme un édifice construit, alors que l’autre est encore en train de se construire. Alternance du passé et du présent, du fait et du faire, de l’ornement et de l’action. L’imitation est donc comprise ici comme un acte qui procède à partir d’un acquis. Et pourtant, en choisissant le portail comme partie de l’édifice imitant, Antitus n’oblitère pas complètement la notion du décor, le portail se voulant aussi un ornement apposé à un édifice plus imposant. Enfin et toujours en relation avec la typologie établie par D. Cowling, il faut brièvement dire deux mots de la fonction « poétique » de ces textes. On l’a déjà mentionné, le Temple de Bocace est une imitation, mais c’est aussi une continuation du De casibus virorum illustrium de Boccace. Je reviendrai plus précisément à ces catégories plus tard, mais il me semble intéressant, dans un premier temps, de souligner plus que ne le fait D. Cowling cette particularité du texte de George Chastelain – et que partage et prolonge Antitus – en relation précisément avec l’usage d’une image architecturale. En effet, si l’on regarde l’ensemble des productions cité en introduction, on constate que ces temples, ces séjours, sont tous singuliers malgré leur titre qui les rapproche et les dédouble. À l’exception notable de Chastelain et d’Antitus, aucun de ces auteurs n’instrumentalise sa métaphore architecturale dans le but d’établir une suite ou d’imiter une œuvre antérieure. On peut certes les regrouper toutes à la suite du exegi

. 8 Antitus, Poésies, p. 52, v. 21 sq. Les références apparaîtront dorénavant dans le texte. DU TEMPLE AU PORTAIL 199 monumentum horatien, mais en aucun cas, cette génétique intertextuelle ne produit autre chose qu’une sorte de réseau ou de communauté textuels où le dénominateur commun se fonde sur une métaphore bâtisseuse. En resserrant ce corpus aux textes qui exploitent l’image du temple (Temple d’Honneur, Temple d’Honneur et de Vertus, Temple de Bonne Renommee), on constate une autre singularité : ils appartiennent tous aux poèmes de circonstance, configurant une sorte de sous-genre parmi les œuvres qui se composent à l’ombre d’un édifice. Les circonstances peuvent varier (mariage, décès), mais dans tous ces cas, le texte reçoit son impulsion d’un événement qui lui est totalement extérieur. On comprend que cette particularité entrave en quelque sorte la possibilité d’un écho avec une autre pièce dans un jeu intertextuel. L’éloge funèbre chanté pour un défunt précis, circonstanciel, ne doit en effet pas être mis en parallèle avec telle autre déploration, au risque de s’en trouver amoin- dri. Tous ces temples fonctionnent donc comme autant d’unités discrètes qui ne communiquent pas entre elles autrement que par leur titre qui les renvoie les unes aux autres sans pour autant les mélanger. Mais on le constate avec nos deux textes, cette dimension particulière ne suffit pas à expliquer leur originalité puisque toutes deux sont aussi des pièces de circonstance et même, dans le cas du Portail, une conso- lation dédiée à un oncle, Aymon de Montfalcon, à la suite du décès de son neveu, le jeune Louis, âgé d’à peine six ans. Il n’est d’ailleurs pas certain que l’on puisse objectivement cerner une motivation qui expli- querait ce choix ou plutôt pourquoi ces deux morceaux sont les seuls à associer métaphore architecturale et imitation alors même que la pein- ture, à la même époque, pratique un geste similaire en illustrant l’Ancien et le Nouveau Testament sous la forme de deux bâtiments dont l’un, de style roman, figure l’Ancienne Loi, alors que l’autre représente la Nouvelle, reconnaissable cette fois par son style gothique 9. L’imitation qu’orchestrent et le Temple de Bocace et son Portail est donc à mettre en évidence dans l’ensemble des textes qui choisissent une métaphore bâtisseuse comme principe de leur composition. Il faut maintenant nous approcher de ces architectures afin de mieux examiner le détail de leur facture et l’ampleur de leur dessein. Comme je

. 9 Sur ces représentations, contemporaines des deux textes qui nous occupent, voir E. Panofsky, Les primitifs flamands, sp. p. 255-259. 200 ÉTUDES DE LETTRES l’ai dit en introduction, je procéderai au cas par cas, en commençant par le Temple de Bocace de George Chastelain. Ce texte de l’indiciaire de Bourgogne est peu lu aujourd’hui comme en témoigne le nombre restreint de commentaires qui lui ont été consa- crés 10. Pourtant, la rencontre entre l’un des auteurs les plus célèbres du XIVe siècle et le chroniqueur attitré des ducs de Bourgogne, initiateur de l’une des plus importantes entreprises historiographiques du XVe siècle, aurait pu ou dû motiver la critique à se pencher sur ce texte. Peut-être est-ce cependant le contenu, dont le principe énumératif demeure sans doute peu attrayant, qui a maintenu à distance les lecteurs modernes 11. Liste de figures historiques qui rapproche ce texte de la production his- toriographique de son auteur, le procédé peut décourager. Quant au rapport que le Temple entretient avec le nouvelliste italien, il est certaine- ment trop ténu pour susciter un intérêt qui dépasserait la simple allusion. Pourtant c’est ce rapport et peut-être même cette faiblesse, cette dis- tance qu’il ménage avec Boccace qui vont nous intéresser ici. Imitation, donc, mais aussi continuation. C’est dans cette connivence que George Chastelain, à la suite d’une patiente réflexion, rattache son texte au De Casibus virorum illustrium de son devancier. Le lien avec le Florentin est d’ailleurs établi d’emblée :

C’est cy le temple de Bocace Miroer pour tous grans de la terre Auquel la reine d’Angleterre S’est venu rendre a tristre face (p. 3).

Le lecteur ne peut donc passer à côté du rapprochement. Reste à savoir maintenant ce que cache cette annonce, un peu trop accrocheuse. Le

10. À titre d’exemple, le site Arlima n’enregistre aucune étude sur le texte et Estelle Doudet, qui a consacré sa thèse de doctorat à l’indiciaire, cite à plusieurs reprises le Temple mais lui préfère presque toujours un autre exemple pour illustrer son propos. Voir cependant son ouvrage, indispensable pour une juste perception de la riche et complexe production de Chastelain : Poétique de George Chastelain (1415-1475). 11. À l’exception heureuse de son éditrice. Voir George Chastelain, Le Temple de Bocace, éd. S. Bliggenstorfer. C’est à cette édition que renverront toutes mes réfé- rences dans le cours de cet article. Cette frilosité des lecteurs n’a pas toujours été la même à l’égard du Temple de Bocace. Jusqu’au XVIe siècle, le texte est apprécié comme l’atteste l’édition dont il fait l’objet en 1517. C’est même l’un des textes les plus lus de l’indiciaire, au dire de D. Cowling (Building the Text, p. 155). DU TEMPLE AU PORTAIL 201 récit du Temple est assez complexe en raison d’un jeu d’emboîtements minutieusement aménagés. Au seuil du récit, le narrateur nous rap- porte un entretien qu’il a eu avec « une dame demenant grant dueil et soy complaingnant a moy de fortune » (p. 3). On sait qu’il s’agit de Marguerite d’Anjou venue se réfugier en Bourgogne en juillet 1463 à la suite de la déposition de son époux, Henri VI, et de ses démêlés avec Richard d’York. Cette dame demande au poète de lui écrire une œuvre consolatoire, ce qu’il refuse d’abord, puis accepte. La nuit suivante, plongé dans ses réflexions en relation avec cette commande, il s’endort et entend une voix qui l’enjoint d’abord de se lever et d’entreprendre l’œuvre demandée. À la suite de quoi, il se retrouve dans un cimetière divisé en trois parties triangulaires, lesquelles contiennent toute une série de personnes illustres, séparées selon leur religion. Ce n’est que dans un second temps qu’il remarque, placé au centre de cet espace parfaitement circulaire, un temple, rond lui aussi, vers lequel il se dirige. Dans l’édi- fice, il contemple des portraits qu’il comprend être ceux des personnages enterrés dans le cimetière. Son observation lui permet également de constater que ces illustres victimes de Fortune couvrent toute l’histoire, du couple adamique jusqu’à Jean II le Bon. Entre alors en scène une trentaine de « fantômes » qui viennent tous demander à pouvoir être eux aussi accueillis dans le temple. George Chastelain alterne ici des relations plus ou moins longues en fonction des personnes concernées. La répétition cependant ne peut être totale- ment évitée. Enfin, à la suite de Pierre de Grace, exécuté en 1327 après qu’il eut avoué avoir détourné des sommes importantes au trésor royal, la reine d’Angleterre – nommée cette fois – fait une entrée remarquée. Le narrateur qui décrit les faits signale une différence importante entre la reine et ceux qui l’ont précédée : elle est vivante, alors que les autres n’étaient que des « ymages faisant diction » (p. 79). Loin de s’adresser au narrateur qu’elle semble même ne pas apercevoir, la reine invoque Jean Boccace qu’elle désigne explicitement comme l’auteur de ce temple. Le dialogue qui s’engage entre la souveraine déchue et le poète florentin prend alors un tour vraiment consolatoire où Boccace, dans un premier temps, puis les vertus théologales et cardinales apportent un soutien à la malheureuse. Mais à la fin, en raison de son appartenance au monde des vivants, la reine se voit défendre l’accès au temple. George, attendant la réponse de la dame à une question de Charité, constate soudain que tout a disparu, seule la voix du début s’adresse une dernière 202 ÉTUDES DE LETTRES fois à lui pour qu’il devienne le secrétaire de ce « mystère » et qu’il mette en récit tout ce qu’il a vu et entendu, récit qui lui apportera, assure-t-elle, gloire et notoriété. Ce résumé souligne par sa longueur la relative complexité narrative du Temple 12. Il fait aussi apparaître certaines diffractions qui participent à cette complexité. L’entrée en fiction où le seuil se fragmente, se morcelle. La Reine dans ce montage se dédouble : une fois anonyme, à l’extérieur de la vision, une autre fois nommée, à l’intérieur du songe. Le début et la fin se répètent également. La voix mystérieuse à son tour se redouble, mais les mots qu’elle prononce créent une certaine confusion par leur ressemblance avec ceux de la Reine. En effet, lorsque cette voix s’adresse au début du récit à Chastelain, elle lui dit :

Lieve toy sus, o George, lieve toy et vieng obeir aux celestes ordonances sur toy decretees… (p. 7) Puis, achevant de s’adresser à Boccace, la Reine conclut :

Sus, lieve toy, esperit, rentre es arteres et veines de ton delessé corpz, et donnans aux membres leurs divers offices deus, prepare l’organe de ta bouce pour me prester parolle ! (p. 85) Tels deux Lazare qu’il faut (res)susciter, Chastelain et Boccace sont appelés à se lever. Finalement, ces deux instances féminines, l’une purement vocale, l’autre plus en chair tendent à se confondre et dès lors, le lecteur est plongé dans la perplexité de pouvoir les séparer alors même que le récit les présentait comme distinctes. Enfin, c’est Boccace lui-même qui subit un traitement similaire. L’inscription qui peut être lue au seuil du texte et que j’ai précédemment citée établit un lien entre l’édifice à venir et l’auteur du Décaméron. Dès lors, lorsque le lecteur et l’Acteur 13 aperçoivent un temple au milieu du cimetière, ils sont à même de l’identifier comme correspondant à ce qui leur a été annoncé.

12. L’éditrice note de son côté : « Il faut distinguer dans le Temple de Bocace trois niveaux du récit que nous appelons le cadre, la vision (fol. 321v) et le mystère (fol. 324). La partie centrale, le mystère, occupe cinquante-huit feuillets dans le manuscrit floren- tin (fol. 322-380v) ; elle est entourée par deux passages de longueur égale (fol. 321v et fol. 381). Le début et la fin du texte (deux fois trois pages) constituent le cadre du récit. Nous avons donc affaire à une structure tripartite très équilibrée » (p. 27 sq.). 13. Il faut ici s’entendre sur le terme que je viens d’utiliser. L’Acteur désigne ici, comme c’est souvent le cas, celui qui est à la fois le narrateur du récit que nous lisons DU TEMPLE AU PORTAIL 203

Dans un second temps, on découvre pourtant un autre Boccace, ressuscité d’entre les morts, qui intervient alors comme un personnage du récit et dialogue avec la Reine qui est venue le voir. C’est d’ailleurs lui qui dirige l’entretien et dans toute la seconde partie du récit, le temple, en tant qu’architecture, s’efface pour laisser la place à celui qui est dit en être le possesseur, voire le constructeur 14. C’est là précisément qu’une nouvelle ambiguïté surgit : quel est exactement le rapport qui unit Boccace à l’édifice décrit ? En intitulant son texte le Temple de Bocace, Chastelain a certainement joué sur une incertitude propre à cette structure grammaticale : nom et complément de nom. Comme la grammaire latine l’explicite déjà pour un cas similaire, Boccace peut s’entendre soit comme un génitif subjectif soit comme un génitif objectif. Dans le premier cas, Boccace est celui qui a voulu ou bâti le temple décrit. Dans le second cas, il est celui pour qui il a été fait. Or, si dans le cas du Temple d’Honneur de Froissart, les deux possibilités se cumulent, la bâtisse ayant pu être construite ou voulue par Honneur et en même temps lui être dédiée, le Temple de Bocace, dont le nom renvoie à un référent réel, au contraire d’Honneur, n’a pas été édi- fié, ni concrètement, ni poétiquement, ni même métaphoriquement. La première solution s’effondre donc comme non valide. Reste la seconde, plus vraie par rapport à l’entreprise de Chastelain qui a élevé un temple pour Boccace. Mais à la lecture du passage qui en rend compte, d’autres difficultés surgissent qui tendraient à invalider la conclusion qui vient d’être avancée. Lisons ce que rapporte l’Acteur :

Tant en avoit de telles histoires et en tel nombre, de tant et de tant de diverses conditions et qualitez, qu’en regardant sus, moins m’en sembloit possible le nombrer que le capter creable. Sur quoy, se interroguié j’estoie quelees estoient icelles ne de quel tempz, de quelees personnes ne de quel estat, je diroye que c’estoient les vies, et l’observateur, voire le participant de ce même récit. En ce sens, et du fait qu’il joue un rôle au sein de la diégèse, il mérite d’être appelé acteur, comme dans une pièce de théâtre. Le terme se trouve fréquemment employé dans les rubriques des manuscrits. 14. Quand la reine s’adresse à Boccace et parle du temple où il vient d’apparaître, elle dit : « et suy venue vers toy, miserable femme, reverender la tombe de ton repos et sacri- fier ma doloureuse cause en ton temple… » (George Chastelain, Le Temple de Bocace, p. 83 ; je souligne). 204 ÉTUDES DE LETTRES

les meurs et les mannieres de regner de ceux qui gisoient dedens l’attre soubz les tombeaux et desquelz, affin que la memoire n’en esvanuist, mes demorast en exemple au monde, une haulte curieuse main jadis les avoit fait droit la depaindre, leur imposant fin telle comme leur for- tune, et tel los a chascun comme il luy duisoit selon sa vertu. En quoy certes avoit eu dure labeur a tout compiler ensemble et longue traitte de tempz, car commenchant sur le premier homme, Adam, jusques au roy Jehan de France, la ou il finoit, tout l’entredeux y estoit compris dedens et encore s’y treuve (p. 23-25).

Certes, l’Acteur établit clairement un lien entre le temple et le cimetière : une volonté unique les a réunis. En revanche, Boccace n’apparaît nul- lement comme celui à qui serait dédié l’ensemble. Notre hypothèse est donc à revoir. À sa place, on mentionne une « haulte curieuse main » comme ordonnateur du tout. À qui appartient-elle ? Seules les notes de l’éditrice peuvent nous éclairer. La série des cas évoqués à la fin de la citation qui débute avec Adam et Ève pour s’achever sur le règne de Jean II, recouvre exactement ceux pris en compte par le récit inachevé du De Casibus virorum illustrium. Le contenu du temple et du cimetière correspond bien à l’œuvre de Boccace et la main « curieuse » qui a voulu exempter de l’oubli les vies fameuses doit être la sienne. En ce sens, le texte de Chastelain affirme que le temple est celui de Boccace au sens subjectif du complément, alors même que nous en avions rejeté la possi- bilité sachant que l’auteur italien n’avait jamais « bâti » un tel édifice. On voit l’impasse dans laquelle nous conduit l’indiciaire : son temple est à la fois celui de Boccace et n’est pas le sien. Le tour de prestidigitation qui se déroule sous nos yeux ne tient qu’à un fil, celui du nom. Or Chastelain ne nomme jamais Boccace : ni dans le passage cité où il évoque la beauté sans pareille du lieu, détaille son architecture et ses ornements exquis, évoque les histoires qui y sont peintes, mais tait l’identité du « noble historien » (p. 17) qui les avait réu- nies dans sa compilation ; ni dans le passage précédent le nôtre où, avant de franchir le seuil de l’édifice et soucieux de précision quant à sa vision, l’Acteur nous donnait in extenso les six strophes de cinq vers décasylla- biques qui présentaient le lieu. À plusieurs reprises, un lien est fait dans ce texte entre le bâtiment et celui à qui il est dédié, mais ce dernier reste entièrement anonyme d’un bout à l’autre du poème. Encore une fois, le Temple de Bocace refuse de rendre explicite le lien qu’il entretient avec celui dont il porte le nom et qu’il est en train d’imiter et de continuer. DU TEMPLE AU PORTAIL 205

Un flottement similaire concerne cette fois les notions de continuation et d’imitation qui sont en jeu dans le même temps. Il faut donc main- tenant nous y intéresser. On en conviendra, ce sont deux pratiques distinctes. D’un côté, il est possible, voire fréquent, d’imiter sans continuer, de l’autre côté, toute continuation suppose jusqu’à un certain point un geste d’imitation, afin que les deux parties s’accordent au mieux, sans le moindre heurt. Pour autant, on ne dira pas que Jean de Meun « imite » Guillaume de Lorris lorsqu’il poursuit son récit. Il faut donc préciser ce qui a lieu dans le Temple de Bocace. Considérons dans un premier temps la continuation. Et d’abord, peut-on réellement parler de continuation ? On pourra répondre par l’affirmative si l’on considère l’état d’inachèvement dans lequel Boccace a laissé son texte. En effet, c’est généralement des œuvres dont le récit est resté en suspens qui ont été poursuivies ultérieurement : le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et le Conte du Graal de Chrétien de Troyes en sont les exemples les plus illustres. Or tous deux s’interrompent alors que leur héros n’a pas encore achevé sa quête, objec- tif que le texte avait clairement précisé auparavant. Mais on le voit, les choses ne se passent pas de cette manière avec le Temple de Bocace. En effet, Chastelain ne procède pas en s’appuyant sur le récit de son pré- décesseur pour le prolonger. Son geste de « continuateur » porte sur un élément précis : la liste des figures qui apparaissent à l’Acteur et viennent demander à pouvoir être comprises dans le Temple. Cette liste, et les noms qu’elle comporte, se situe à la suite exacte de celle de Boccace. C’est donc davantage à un prolongement chronologique que nous avons affaire qu’à une continuation. George Chastelain s’écarte ainsi de la pratique habituelle en proposant une version inédite du genre qui élabore un texte nouveau lequel, à un moment précis, reprend ce qui avait été laissé en suspens – la liste des cas exemplaires – et l’intègre dans un nouvel écrin. Quant à l’imitation, elle mérite notre attention, son modus operandi étant lui aussi en porte-à-faux. En prenant appui non pas sur le récit mais sur la liste des cas célébrés par Boccace, George Chastelain situe sa pratique entre deux principes. Son geste est double et tend à confondre continuation et imitation, car c’est bien en poursuivant la liste exemplaire que l’indiciaire tout à la fois prolonge le texte du De Casibus et le prend comme principe régissant sa propre composition. Mais ce n’est pas là toute l’originalité de l’opération, car celle-ci est de surcroît intimement dépendante d’un autre élément qui n’est autre que le temple. C’est grâce 206 ÉTUDES DE LETTRES

à lui que Chastelain peut engager ce double mouvement de continuation et d’imitation ; c’est lui qui fonde en quelque sorte cette poétique de l’entre-deux puisque c’est avec lui que concrètement les choses se mettent en place. D. Cowling l’a bien compris qui fait le constat suivant :

The metaphor of the text as a monumental structure permits Chastelain first to visualize Boccaccio’s text as a building and then to write his continuation within it in the form of a procession of unfortunates who approach the narrator, bewail their fate, and demand inclusion in the building 15.

J’ajouterai que, selon moi, cette visualisation du texte de Boccace va plus loin qu’une simple réification. Elle négocie aussi une sorte de déposses- sion du bien légué par l’auteur italien dont le texte est dans le même geste imité et détourné. La présence de l’édifice, signalée dès l’ouverture du texte, cristallise cette double intention en ce qu’elle fait signe du côté du De Casibus par son contenu, mais appartient en propre à celui qui en a eu l’idée, qui l’a « inventée », au sens rhétorique du terme. On pourrait objecter que l’effet de cadre, le court récit qui précède la vision, la voix mystérieuse qui transporte le dormeur au centre des tombes illustres, tous ces éléments déjà amorcent une réorientation du récit de Boccace. On répondra que si cette mise en place prépare le ter- rain à l’imitation qui va suivre, celle-ci ne débute à proprement parler qu’au moment où l’Acteur entre dans l’édifice et qu’il relate les histoires qui s’y trouvent représentées. Le premier signal intertextuel au sens strict du terme n’est donné qu’à l’instant où nous apprenons que ces histoires sont comprises entre Adam, Ève et Jean le Bon. Jusque-là, le titre donné en exergue ne renvoie à rien de concret quant à l’œuvre du Florentin et pour la bonne raison, déjà invoquée, que ce dernier n’a jamais écrit de texte comportant le mot temple – ou tout autre terme d’architecture – dans son titre. Ce que nous avons pu observer précédemment de l’effacement du nom de Boccace au moment où le temple est présenté pour la pre- mière fois est sans doute à mettre en relation avec cette imitation qui s’effectue à la barbe de celui qu’elle prend pour cible. En résumé, George Chastelain procède ici à une sorte de détournement qu’il pratique grâce à la métaphore du temple qui lui permet tout à la fois de créer un lien avec

15. George Chastelain, Le Temple de Bocace, p. 158. DU TEMPLE AU PORTAIL 207 son modèle tout en l’annexant à son projet personnel. Ce détournement est d’ailleurs précisé à la toute fin du récit quand, revenu de sa vision George entend à nouveau la voix inconnue. Elle réitère alors sa demande d’entreprendre une œuvre consolatoire dont il tirera le plus grand béné- fice. Là, de façon très explicite, le programme d’imitation qui lui est imposé est donné par cette instance vocale :

Tu annexeras aussy les histoires des mors personnages comparus icy en present aveucques celles de ce temple par depiction en tempz congru, et de bon voloir, tu ensievras en paine le original traitteur des malheu- reux, Jehan Bocace, par glorification de son œuvre, car ce il expete (p. 193-195).

On apprend ainsi que le geste d’imitation est un programme donné a posteriori à un récit qui vient justement d’en achever l’exécution. Nouvelle complication s’il en est. Ayant terminé son injonction, la voix s’éteint, le temple disparaît et le narrateur se retrouve sur le banc où il s’était endormi, tout habillé précise-t-il. Il fait alors une curieuse intervention qui sonne un peu comme une « trahison » par le biais d’une réserve qu’il émet sur ce qu’il vient de promettre à la voix. Il ajoute en effet :

Toutesvoyes, se j’ay empris et par commandement de narrer la substance du mistere et les parolles en rude assiete selon moy, n’ay promis toutesvoies, et de ce je me decharge, d’ensievir le noble docteur Bocace en son hault glorieux parler et dont apprés Petrarcque, son maistre, depuis les Romains n’a eu gaires de pareil (p. 197).

L’adverbe « toutefois », répété à deux reprises, cristallise cette réserve. Il porte sur le choix linguistique : Chastelain n’écrira pas en latin, mais en français ce qu’on lui a commandé. Cette « translation » ou ce dépla- cement est en même temps une affirmation forte, celle d’un auteur qui refuse d’écrire dans l’ancienne langue des clercs et possède une confiance suffisante dans la langue française – qui n’est d’ailleurs pas sa langue maternelle 16 – pour poursuivre l’œuvre de Boccace. Dès lors, le Temple de Bocace se déclare comme un détournement opéré à l’aide d’une

16. On consultera à ce sujet la partie que lui consacre E. Doudet dans son étude et qu’elle intitule : « Le choix de la langue » (Poétique de George Chastelain [1415-1475], p. 121-132). 208 ÉTUDES DE LETTRES métaphore architecturale – variation sur « The Text as a Building » – et d’une translation linguistique.

L’imitation contenue dans le Portail du temple Bocace d’Antitus est beau- coup plus aisément saisissable, et ce dès son titre qui n’est autre, gram- maticalement, qu’une reprise à l’identique de celui de Chastelain, auquel vient s’ajouter un nouvel élément architectural, par ailleurs parfaitement intégré à l’ensemble qu’il complète harmonieusement sans le heurter. Mais c’est déjà là une innovation, car si, comme nous venons de le voir, le Temple opère un geste similaire avec la « construction » de son propre édifice, on n’avait encore jamais observé de continuation exprimée sous la forme aussi explicite d’un ajout à la structure architecturale précé- demment choisie. Par la suite, le geste imitateur d’Antitus se laisse tout aussi facilement percevoir : annonce par un quatrain liminaire du titre de l’œuvre, intervention d’une voix – puérile cette fois – qui le somme d’écrire l’opuscule, songe et vision servant de cadre au récit, tonalité consolatoire de l’ensemble et défilé de personnages célèbres. Quelques différences toutefois distinguent l’imitation de son modèle : les quelque quarante années qui séparent les deux œuvres ont vu fleurir cette « école des grands rhétoriqueurs » 17, initiée d’ailleurs par George Chastelain, et avec elle le goût d’une forme, le prosimètre, dont s’était bien peu servi le grand George, mais qui s’est vue privilégiée comme forme totale par la génération suivante, notamment par Jean Molinet, second indiciaire des ducs de Bourgogne 18. Or c’est dans ce moule for- mel si prisé qu’Antitus choisit de couler son imitation. Comme je l’ai déjà dit, il distingue son Portail du Temple auquel il l’accole en décrivant la construction, le choix des matériaux et le présente ainsi comme une pièce en train de se faire et non comme un ornement achevé. Enfin, la fin du texte fait peut-être écho dans une certaine mesure au Temple de Bocace, mais aussi, et c’est plus original, au De Casibus. On apprend en effet dès le préambule que le texte restera inachevé :

17. Sur ce groupe littéraire qu’on a réuni a posteriori sous le nom de « grands rhétoriqueurs », voir les précisions apportées par P. Zumthor dans Le masque et la lumière. 18. Voir au sujet de cette forme l’article de C. Thiry, « Au carrefour des deux rhétoriques ». Paul Zumthor s’était déjà intéressé au prosimètre chez Molinet dans Le masque et la lumière, ouvrage consacré à la Grande Rhétorique. DU TEMPLE AU PORTAIL 209

Je me suis plus facilement et temerarement mis a l’adventure, pensant que toutes ces causes dessudictes considerees, tous liseurs et auditeurs de ce present traictié dict Le Portail du temple de Bocace, auquel n’aura ne fin conclusive ne cloture a cause des cas fortuiz futeurs et advenir, selon bonne et juste raison fondee en equité, je devray estre trop plus legierement envers tous par droit excusé (p. 51). Cette annonce vérifiée par la suite, peut faire écho d’un côté à l’inachèvement dans lequel se trouve le texte latin, mais parce qu’il se clôt sur le cas de deux frères, Ascanio Maria Sforza et Ludovic le Maure encore bien vivants lors de la rédaction du Portail, ces deux der- niers exemples, comme Marguerite d’Anjou, se voient refuser l’accès à l’édifice, ce qui rapproche singulièrement la fin du Portail de celle du Temple. Toutefois, c’est avant tout dans son traitement de la métaphore architecturale qu’Antitus se distingue de son prédécesseur. Contrairement à Chastelain, le chapelain d’Aymon de Montfalcon nous donne à voir la construction de son édifice :

Quant j’euz consentu a leur priere et commandement, consideray en moy de quelle matiere composeroye ce portail : qu’il fust consonant et approchant celle du temple et du cymitiere, que Malheur avoit livree de ses propres mains, et lors, par le chemin de Piteux Regrectz, des- cendiz en la Vallee de Misere, ou je trouvay le Rocq de Desespoir qui est une roche plus dure que marbre noir, ou Douloureuse Aventure laboroit incessamment des pierres dont elle faisoit journellement tom- ber de ce rocq. Disposay, a l’ayde de Malheur le masson, composer ce dict portail ; et fust detrempee la chaulx de Fureur par piteuses et trop doloreuses larmes, dont fut composé le mortier. Mais le fondement fut profondé si bas que le dict pourtail sera molt difficile a parfaire pour son extreme grandeur (p. 55). « Matiere », « roche », « marbre noir », « pierres », « chaulx », « mortier », « fondement », tous ces termes renvoient très concrètement à la construc- tion de l’œuvre qui dès lors s’érige en même temps qu’on en décrit les matériaux. Commentant cette partie, D. Cowling relève cependant plusieurs incohérences dans les détails du récit. Il est certain que la « structure » du Portail ne possède pas la solidité de celle élaborée par George Chastelain, mais la comparaison des qualités littéraires des deux auteurs, parce qu’elle est trop évidemment en défaveur de l’imitateur, ne vaut sans doute pas la peine qu’on s’y attarde trop. De plus, cette lectio 210 ÉTUDES DE LETTRES facilior de l’œuvre du protégé d’Aymon de Montfalcon nous empêche sûrement de mieux comprendre certains choix de l’auteur lausannois. Et d’abord, il est à remarquer que même si l’imitation que l’on découvre dans le Portail n’est pas complètement aboutie, elle s’intègre parfaitement à l’ensemble de l’œuvre de son auteur 19. Les trois pièces qui constituent l’essentiel de ce corpus offrent une variation intéres- sante sur le geste d’imitation que signale parfois leur titre : Satyre Megere qui reprend le texte de Regnaud le Queux la Doleance de Megere 20 ; le Portail et le Temple de Bocace et finalement les Quatre eages passees qui se présentent à la fois comme une reprise et une traduction du début du premier livre des Métamorphoses d’Ovide. Dans le texte qui nous occupe, on l’a dit, la relation à son pré-texte est explicite dès le titre, puis elle se confirme par les éléments soit struc- turaux soit de contenu que déploie Antitus. Mais on peut dire que dans ce cas, plus encore que dans les deux autres textes, l’imitation est affir- mée avec force. En effet, lorsque le narrateur de ce « sursonge » (p. 10) découvre le temple et le cimetière qui l’entoure, il prend le soin de lever le voile intertextuel qui pourrait en offusquer la paternité et attribue le temple à Boccace et le cimetière à Chastelain :

Du temple fut Bocace fondateur, Le collecteur d’histoires anciennes, Du cymitiere premier instituteur, Messire George es fortunes moyennes, Ou ilz descripvent des choses terriennes (p. 53, v. 41-45).

Cette étrange attribution appartient justement aux erreurs relevées par D. Cowling. Pourtant, même s’il peut sembler qu’elle révèle une lecture trop hâtive de Chastelain, elle respecte en partie la surface fictionnelle de ce qu’a voulu l’indiciaire qui parle lui-même d’un temple de Boccace. Par ailleurs, et c’est là quelque chose de plus intéressant, par son imi- tation et la façon très « naïve » qui semble la sienne, l’auteur du Portail défait, dénoue ce que Chastelain avait patiemment assemblé, mais en

19. Rappelons que toute l’œuvre d’Antitus est aujourd’hui contenue dans un seul manuscrit, actuellement conservé aux Archives cantonales vaudoises sous la cote P Antitus. 20. Sur les rapports entre ces deux textes, voir l’article de J.-C. Mühlethaler, « Satire et recyclage littéraire ». DU TEMPLE AU PORTAIL 211 l’occultant aux regards trop vulgaires. L’imitation d’Antitus s’effectue à ciel ouvert et non muciee en un coffre, comme l’auteur bourguignon en a pris l’habitude. Bien plus, si l’on accepte de suivre les principes de cette lectio difficilior du texte d’Antitus et de son œuvre en général, on pourra encore tenter d’interpréter sa pratique qui côtoie souvent de très près le plagiat 21, comme une façon de pousser à ses dernières limites la réécriture, notamment médiévale, dont le terme d’imitation n’est pour une part qu’une nouvelle façade terminologique. On en veut pour preuve cette étrange satire de Mégère qui sans vergogne reprend le texte de Regnaud le Queux mais dont les propos, à l’instar peut-être du Temple de Mars de Molinet, regrette la guerre et déplore la paix et la réconciliation toute fraîche entre Louis XII et l’empereur Maximilien Ier. Dans ce contexte, le terme de satire pourrait être entendu de façon ironique puisqu’au lieu de viser les travers de la société et de ceux qui la gouvernent, le texte s’amuse à en prendre le contrepied par la bouche de la Furie. N’y aurait-il pas quelque satire paradoxale en ce sens, paradoxe que le plagiat viendrait renforcer ? De même, dans le Portail du temple Bocace et comme le soulignait déjà Marc-René Jung 22, l’éloge funèbre d’un enfant aussi jeune que l’était Louis de Montfalcon, relève presque de la gageure. Quelles actions, quels hauts faits chanter qui auraient été accomplis en si bas âge ? L’œuvre consolatoire s’écrit au risque de l’impasse. La fin abrupte du texte pour- rait donc être la conséquence, voire la véritable raison de cette apparence d’inachèvement. On l’aura compris, les pratiques imitatrices de George Chastelain et d’Antitus n’ont pas les mêmes ambitions et ne se donnent pas les mêmes moyens pour parvenir à leur fin. Celle de l’indiciaire, tout en sous-main, constitue un cas particulier au milieu de ces morceaux encomiastiques en adaptant au jeu de l’imitation une métaphore jusque-là dédiée à

21. Il faut bien sûr faire attention en utilisant ce terme, largement anachronique pour l’époque. Disons quand même que la proportion entre ce qui est original et ce qui est repris, dans le cas de la Satyre Megere par exemple, penche nettement en faveur de l’emprunt. Certes, comme le fait remarquer Jean-Claude Mühlethaler dans l’article cité, Antitus choisit les passages qu’il insère dans son texte et laisse de côté une grande partie de l’original. Un art de la cueillette peut être observé, auquel vient se greffer la partie neuve du texte. 22. Voir M.-R. Jung, « Maître Antitus, rhétoriqueur », p. 186. 212 ÉTUDES DE LETTRES figurer les mises en abyme possibles de l’écriture 23. Pour Antitus, on a l’impression d’une sorte de retour en arrière tant son projet semble plus servile, plus proche de la réécriture médiévale. Et pourtant, on l’a vu, son geste est peut-être aussi irrévérencieux vis-à-vis d’une certaine pratique. En tous les cas, si la lectio proposée échouait à convaincre, elle mettrait en évidence la ligne ténue qui sépare réécriture, imitation, continuation et plagiat. Enfin, le Portail du temple Bocace, s’il n’est pas le projet ambitieux d’un poète novateur, révèle une autre influence, toujours médiévale certes, mais qu’on a souvent tendance à occulter au profit d’une lecture qui privilégie l’auteur et son écrit au détriment du lien qu’à cette époque, et pour longtemps encore, tout écrivain entretient avec son mécène. L’unique manuscrit qui contient les poésies d’Antitus souligne parfaite- ment cette dimension. Chaque texte, à l’exception de la ballade et des trois rondeaux, est précédé d’une illustration montrant Antitus dans la posture traditionnelle du don du livre 24. Pour un manuscrit de cette dimension (39 feuillets) et comportant en tout huit illustrations, on voit que la proportion d’images consacrées à la relation auteur-mécène est remarquablement élevée. De plus, si l’on se penche sur les prologues qui ouvrent les pièces les plus ambitieuses, on constate encore que l’auteur a systématiquement nommé son protecteur Aymon de Montfalcon et ce dans les premières lignes de chacun d’eux. Par souci de brièveté 25, on ne citera en exemple que l’ouverture de la Satyre Megere :

A tres reverend pere en Dieu, Amé de Monfalcon, evesque et prince de Lausanne, Antitus, vostre tres humble chappellain et serviteur, approchant l’an de grace mille cinq cens, considerant que desirez veoir gracieuses inventions poethiques, adresse a vostre tres reverende pater- nité La Satyre Megere, laquelle se complainct et lamente de la trefve et preparative de paix pourparlee entre l’invictissime roy des Romains tousjours auguste et le tres chrestien roy de France (p. 3 sq.).

23. Les deux buts ne sont pas contradictoires et Chastelain les vise tous deux. 24. Ces représentations se trouvent aux fol. 1, 18 et 24. 25. Le style assez prolixe d’Antitus, tout à fait conforme à son époque et dont les phrases ne se laissent pas aisément séquencer, oblige souvent à de longues citations. C’est notamment le cas de la dédicace contenue dans le Portail qui en forme l’ouverture et la première phrase et qui s’étend sur vingt-cinq lignes de l’édition moderne. Et encore, l’éditrice ne marque-t-elle pas d’un point cette pause. De fait, toute l’introduction peut être considérée comme ne formant qu’une seule phrase. DU TEMPLE AU PORTAIL 213

Si cette posture, répétons-le, n’a rien d’inhabituel, elle prend peut-être une nouvelle dimension en ce qui concerne le texte qui nous a occupés. En effet, le Portail du temple Bocace est sans doute aussi un hommage littéraire rendu à un projet très concret d’Aymon de Montfalcon. On sait que parmi les diverses entreprises monumentales commanditées par le prince-évêque de Lausanne, il y eut celui de parer la cathédrale d’une nouvelle entrée occidentale 26. Cet ajout n’est évidemment pas sans rap- peler celui de son protégé. Ce faisant, Antitus imiterait le geste de son mécène tout en le transposant dans un autre domaine artistique, celui de l’écriture. Ainsi et pour longtemps, le portail de lettres devait célébrer à distance le portail de pierre et, aere perennius, défier ensemble le temps.

Philippe Frieden Université de Genève

26. Voir entre autres l’introduction de M. Python à l’œuvre d’Antitus, qui évoque les entreprises monumentales du prince-évêque de Lausanne (p. xiv). 214 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Sources

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Travaux

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Un évêque flamboyant et sa mémoire

QUELLE VOIX AU CHAPITRE POUR L’ÉVÊQUE ? COMMANDE ARTISTIQUE ET ASPECTS DÉVOTIONNELS DU PORTAIL OCCIDENTAL DE LA CATHÉDRALE DE LAUSANNE (ENV. 1499-1536)

Les armes d’Aymon de Montfalcon présentes sur le portail occidental de la cathé- drale de Lausanne témoignent de l’implication de l’évêque dans cette entreprise archi- tecturale. L’analyse des sources textuelles documentant la genèse du portail, comme l’étude de son programme iconographique permettent de préciser l’étendue et les limites du pouvoir épiscopal dans ce projet, notamment face aux volontés du chapitre, traditionnellement en charge de l’entretien de la cathédrale, et dont le rôle, ici, ne doit pas être minimisé.

Si les armoiries présentes çà et là sur le portail occidental de la cathé- drale de Lausanne relient celui-ci aux deux derniers évêques du diocèse, Aymon (1491-1517) et Sébastien (1517-1536) de Montfalcon, elles ne ren- seignent cependant pas sur l’étendue du rôle épiscopal dans le cadre de cette commande, en particulier sur celui d’Aymon. En quoi a consisté son intervention ? Quelles ont été les limites de son pouvoir décisionnel ? L’analyse des sources conservées – notamment du Manual du Chapitre 1 – apportera ici quelques éléments de réponse. Le portail a en effet été le sujet de nombreuses discussions entre l’évêque et les cha- noines : le rôle de ces derniers ne doit donc pas être minimisé, ce d’autant

1. Archives cantonales vaudoises (ACV), Ac 13. Les extraits qui concernent le por- tail ont été repérés, transcrits, traduits et commentés dans E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 485-494. Nous les publions ici dans une version révisée d’après les textes originaux. 220 ÉTUDES DE LETTRES moins que l’entretien de l’édifice était normalement de leur ressort 2. Par ailleurs, l’étude du programme iconographique mettra en lumière les liens entre le portail et les principaux cultes de la cathédrale, ainsi que les dévotions personnelles de l’évêque, ce qui permettra d’évaluer les responsabilités de chacun à ce niveau également 3. Cette recherche se heurte à une difficulté de taille puisque le por- tail que le visiteur découvre aujourd’hui en arrivant au sommet des escaliers du Marché n’est plus – matériellement parlant – le portail du XVIe siècle, mais une copie réalisée dès la fin du XIXe siècle 4. Les quelque soixante-dix fragments originaux conservés et les photographies prises avant les travaux nous permettent cependant de cerner le portail médiéval et attestent que, tant d’un point de vue iconographique que structurel, la copie est globalement respectueuse de l’œuvre originale (voir pl. IX). L’entrée était surmontée d’une grande baie en tiers-point à quatre lancettes se prolongeant en un remplage flamboyant combi- nant des cœurs et des cœurs renversés, frappée des armes de Sébastien de Montfalcon sur son meneau central. Cette baie était bordée de deux voussures à claveaux historiés (scènes de la vie du Christ, de l’enfance de la Vierge et de l’Ancien Testament) séparés par des dais, encadrées par deux frises aux motifs végétaux et figuratifs variés (saints de la légion thébaine, sibylles, Vertus…). Voussures et frises se poursuivaient jusqu’au sol, formant les piédroits du portail et comportant là deux registres de niches. Le sommet de l’encadrement de la baie, en accolade et portant les armes d’Aymon de Montfalcon, empiétait sur une rangée de six niches abritant des statues en pied. L’ensemble était flanqué par deux pilastres- contreforts présentant plusieurs niches à dais. Un détail non négligeable

2. Comme l’indiquent les comptes du maître d’œuvre conservés, voir J.-D. Morerod, « Histoire de l’évêché de Lausanne et du Chapitre cathédral au Moyen Âge », p. 22. 3. Différents aspects du portail ont déjà été étudiés ailleurs. Concernant son analyse structurelle, voir dans ce volume les articles de M. Grandjean et de D. Lüthi ; pour une analyse iconographique détaillée, voir K. Queijo, « À la gloire de la Vierge… et de l’évêque », avec bibliographie. L’étude stylistique approfondie de la statuaire du portail reste à entreprendre ; voir pour l’instant : G. Cassina, « La cathédrale des Montfalcon », p. 64-82 ; C. Lapaire, « La sculpture », p. 207 sq. 4. Nous renvoyons le lecteur au catalogue d’exposition Déclinaisons gothiques, dans lequel il trouvera plus d’informations sur la réalisation de la copie du portail et sur son auteur, Raphaël Lugeon, ainsi qu’une analyse détaillée du programme iconographique. QUELLE VOIX AU CHAPITRE POUR L’ÉVÊQUE ? 221 distingue néanmoins la copie de l’original : le trumeau qu’elle arbore, absent de l’entrée médiévale ; nous y reviendrons 5.

1. La construction du portail

La création du « portail Montfalcon » s’insère dans les grands travaux de remaniement du massif occidental de la cathédrale au tout début du XVIe siècle. Jusqu’alors, celle-ci était traversée au niveau de la travée actuellement la plus occidentale de la nef par un passage routier voûté, voie directe depuis la ville basse vers la Cité-Dessus 6. La façade occiden- tale constituait une sorte de porche monumental menant, de l’autre côté de la route, à un portail donnant véritablement accès à l’intérieur de la nef. Aucun des espaces au rez-de-chaussée du massif ne semble avoir été consacré 7. L’entrée principale de l’édifice était alors le « Portail peint », au sud. Les travaux de remaniement du XVIe siècle ont mené à la situation que l’on peut observer de nos jours. Le passage routier a été supprimé et intégré à l’édifice avant 1504/1505 8, devenant l’actuelle grande travée occidentale et augmentant par la même occasion l’espace dévolu à la nef. Le mur séparant le passage de l’intérieur de la nef et l’ancien portail qui s’y ouvrait ont été démolis, impliquant la création du nouveau portail plus à l’ouest. Le rez-de-chaussée du massif occidental – dès lors intégré à l’espace de l’église – a vu son statut changer et a été investi par plu- sieurs chapelles 9 : la chapelle Saint-Joseph-et-Saint-Félix, fondée en 1500 par le chanoine Guillaume Colombet ; celle de la Passion et des apôtres Pierre et Paul, fondée par le chanoine Pierre Flory en 1502 ; enfin, celle dédiée à saint Maurice et aux martyrs de la légion thébaine, chapelle funéraire de l’évêque Aymon de Montfalcon, fondée en 1504 (voir pl. X).

5. Cf. infra, p. 225-226. 6. Toujours une référence pour la connaissance du massif occidental et du portail : M. Grandjean, « La cathédrale actuelle » et « Le magnum portale de la cathédrale de Lausanne et le passage routier de la “ grande travée ” », avec bibliographie et sources additionnelles à celles repérées par E. Dupraz. 7. M. Grandjean, « La cathédrale actuelle », p. 125 et 143. 8. Comme l’indiquent les millésimes sur l’extérieur du mur fermant l’arc de la grande travée au sud et sur l’encorbellement de la « chaire » de la tribune occidentale. 9. Voir l’article de K. Berclaz dans cet ouvrage, notamment p. 254. 222 ÉTUDES DE LETTRES

Tant l’évêque que le chapitre convoitaient donc ces nouveaux espaces. Il est toutefois impossible, en l’état actuel des connaissances, d’attribuer l’initiative de ce remaniement à l’un ou à l’autre.

1.1. Financement et durée du chantier

Bien que l’ancien portail occidental ait été démoli avant 1504/1505, le nouveau portail n’est toujours pas construit début 1514, alors même que l’extraction de certaines pierres a déjà commencé en 1512 10. Las, le chapitre s’adresse donc au pape Léon X. En février 1514, la réponse de ce dernier se fait l’écho des plaintes des chanoines (voir Annexe) : l’évêque Aymon de Montfalcon parle de rénover l’entrée de la cathédrale depuis près de quinze ans – donc depuis 1499 environ, ce qui coïncide avec la fondation de la première chapelle au rez-de-chaussée du massif occidental, en 1500 ; toutefois, en dépit de l’insistance du chapitre, il dépense son argent au profit de ses proches et délaisse la cathédrale qui, en l’absence de portail, reste ouverte à la pluie et au vent. Aymon s’était pourtant de lui-même proposé de financer l’ouvrage en guise d’acte de dévotion (devocione motus) 11. Les mesures coercitives ordonnées par le pape – forcer Aymon à déposer une garantie financière suffisante en lieu sûr, sous menace de confiscation de ses biens et de ses revenus –, parvenues à la connaissance du prélat fin mars 1514 12, portent finalement leurs fruits : en 1515, les maîtres maçons connus par la suite pour être responsables du chantier, François Magyn et Jean Contoz, sont attestés à Lausanne 13 ; en 1516, la chapelle Flory est renforcée par une nouvelle chapellenie dédiée aux

10. ACV, Ac 13, fol. 117r, 7 mai 1512 : mention de la « grande pierre » du linteau (cf. infra, n. 27). 11. ACV, Ac 13, fol. 3r, 25 septembre 1504 : Tractando de magno portali construendo et faciendo in decorem huius ecclesie quod pater reverendus dominus episcopus devocione motus se obtulit pluries facturum iuxta conclusionem per eosdem de modo faciendi edificio seu loco magis apto […] (E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 486-488). 12. ACV, Ac 13, fol. 326v, 31 mars 1514 : Item idem reverendus dominus episcopus et princeps petiit sibi tradi bullam ad videndum contesta in eadem et dictus dominus de Bargo magister fabrice tradidit sibi et hoc in manibus domini F. de Vernetis canonici prefati. 13. ACV, Dg 90, not. P. Deneschel, II, fol. 153, 19 novembre 1515 (M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 211 sq.). QUELLE VOIX AU CHAPITRE POUR L’ÉVÊQUE ? 223 saints Yves et Bernard 14 ; les travaux sont enfin assurément en cours le 13 janvier 1517, date à laquelle François Magyn demande à être enterré devant le portail « en construction » de la cathédrale 15. Le 10 août 1517, Aymon décède et c’est son successeur et neveu, Sébastien de Montfalcon, qui reprend la direction du chantier en même temps que celle du diocèse. En 1529, le portail n’est cependant pas encore doté de portes 16 et les travaux se poursuivent toujours en 1532 17, quatre ans avant que l’introduction de la Réforme n’impose un arrêt définitif au chantier, laissant le portail inachevé. Les loges des maçons ne sont supprimées qu’en 1539 18.

1.2. Emplacement

Les comptes rendus des délibérations du chapitre témoignent d’un sujet de discussion récurrent entre l’évêque et les chanoines en 1504, 1506, probablement en 1512 et une dernière fois en 1515 : l’emplacement du nouveau portail. Si depuis 1504, il est prévu de construire le portail à « l’extrémité de l’église », de sorte que les chapelles Colombet et Flory, fondées depuis peu,

14. M. Grandjean, « La cathédrale actuelle », p. 57, n. 43. 15. ACV, Dg 90, not. P. Deneschel, II, fol. 10v, 13 janvier 1517 : Ego Franciscus Magyn lathomus et burgensis Gebennarum habitator Lausanne […] eligo sepulturam in ecclesia cathedrali Beate Marie Virginis Lausanne prope portalle quod de novo in dicta cathedrali ecclesia erigitur et construitur (M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 358, n. 4). 16. ACV, Ac 15/2, Visite des chapellenies de la cathédrale, 1529, fol. 238v : [… la chapelle Saint-Joseph-et-Saint-Félix] pro fine est extra januam ecclesie cum novum portale sub quo est edificata nundum habeat suas januas factas licet usque adhec sit constructum idem portale (M. Grandjean, « La cathédrale actuelle », p. 57, n. 16). 17. Archives de la ville de Lausanne (AVL), Poncer Évêques no 27, 1532 : « […] quil [l’évêque] ne dheust plus faire tirer de pierre dessoub la place de Montbenon qu’est ung lieu commun, la ou feu monseigneur de Lausanne son oncle et son predecesseur l’avait faict tirer pour commencer le portal de l’esglise de notre dame, lequel monseigneur de Lausanne moderne continuoit d’achever » (E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 492). 18. ACV, Bp 32/1, 1539, fol. 163r : « Item a maistre loys pour derocher les loges des massons devant la grand porte de lesglise pour deux journees, 4s » (M. Grandjean, « La cathédrale actuelle », p. 52). 224 ÉTUDES DE LETTRES puissent intégrer l’espace ecclésial 19, il devient progressivement clair qu’il s’agit là d’une volonté du chapitre 20 et non de l’évêque. En 1515, il est écrit que, de son côté, Aymon préférerait placer le portail in introitu mino- ris porte, ce qui occasionnerait des dépenses moins importantes et ce qui lui avait visiblement été concédé 21 (peut-être en 1512) 22. La question est alors présentée avec une insistance qui trahit un sujet de discorde sérieux. Les termes in introitu minoris porte, peu clairs aujourd’hui, pourraient correspondre à deux emplacements possibles (voir pl. X). Le premier, au niveau de l’arcade s’ouvrant sur la nef et laissant les chapelles Colombet et Flory à l’extérieur de l’église 23 ; le second, au niveau de l’arcade entre le vestibule et le narthex à double abside, intégrant alors uniquement la chapelle Flory à l’intérieur de l’espace ecclésial. Dans les deux cas, on ne peut que constater la proximité directe du nouveau portail avec la cha- pelle privée d’Aymon, participant à sa mise en évidence : si l’on accepte le premier emplacement, la chapelle aurait été accessible directement

19. ACV, Ac 13, fol. 3r, 25 septembre 1504 : Fuit per eosdem reverendum dominum episcopum principem et capitulum dominos conclusum videlicet quod fiat in fine ecclesie ut melius ipsa ecclesia decoretur et ut capelle noviter per pater domini G. Columbeti et P. Flory canonicos respective edificate remaneant infra dictam ecclesiam (E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 486). 20. ACV, Ac 13, fol. 307r, 18 janvier 1506 : Prelibatus vero reverendus dominus epis- copus inseguendo eius bonam voluntatem et deliberacionem circa elevacionem et edifica- cionem portalis in exitu ecclesie iuxta magnum simballatorium fiendam proposuit dixit seque obtulit illud facturum ubi dictorum dominorum et capituli predicte fuerit voluntatis […] (E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 488). 21. ACV, Ac 13, fol. 173r, 2 mars 1515 : […] reverendus dominus episcopus […] se sponte obtulit facturum dictum portale infra vel extra dictam ecclesiam prout placuerit pre- fatis dominis licet alias fecit inter eumdem reverendum dominum episcopum et capitulum conventum et tractatum facere illud ab infra in introitu minoris porte dicti magni portalis. Qui dictum eumdem reverendum dominum episcopum exortaverunt et rogaverunt ut face- ret ab extra ut apud Deum et mundum habeat et consequatur maius meritum et res ipsa sit exellentior. Qui fuit contentus licet sit sibi maioris conste et expense maiores (E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 491 sq.). 22. ACV, Ac 13, fol. 121v, 11 octobre 1512 : Item ibidem fuit parte reverendi domini prefati lausannensis locutum de portali perficiendo videlicet quod placeat eisdem domi- nis fieri iuxta eius voluntatem cui fuit promissum et concessum prout sibi placuerit. (E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 489). 23. D’après M. Grandjean, l’existence du mur qui clôt la chapelle Montfalcon du côté sud, comme si l’entrée de la chapelle avait été prévue pour se trouver hors de l’église, serait un indice en faveur de cette première option (M. Grandjean, « La cathé- drale actuelle », p. 217, n. 81). QUELLE VOIX AU CHAPITRE POUR L’ÉVÊQUE ? 225 depuis l’extérieur, sans nécessité d’entrer dans la cathédrale, gagnant ainsi un statut hiérarchique non subordonné à celui de l’église-mère ; si l’on considère le second, le grand portail aurait été situé immédiatement devant la chapelle, et celle-ci aurait par la même occasion bénéficié de la splendeur de l’entrée monumentale. Chacune de ces options mériterait d’être approfondie à la lumière des liens structurels évoqués par Dave Lüthi 24 avec la typologie des portails des églises collégiales de Thouars, des Roches Tranchelion, de Montrésor ou encore d’Ussé – toutes des fondations funéraires privées architecturalement autonomes –, d’autant plus si son hypothèse qu’Aymon ait peut-être voulu à un moment donné fonder une chapelle collégiale s’avère correcte 25. La question de l’emplacement a ainsi été au cœur d’un problème que les chanoines et l’évêque ont mis des années à résoudre, ce qui a vrai- semblablement retardé la mise en œuvre du portail 26, finalement réa- lisé selon les souhaits du chapitre, à l’extrémité de l’édifice, entre les contreforts des tours occidentales.

1.3. Structure

La question de la structure du portail lausannois occupe les esprits plu- sieurs années déjà avant l’ouverture du chantier. En mai 1512, le cha- pitre s’interroge en effet sur la nécessité de fractionner la « grande pierre » du portail, qui vient d’être extraite de la carrière 27, une expression qui, comme Dupraz l’a, à notre avis, justement interprétée, ne peut désigner que du linteau. Décision est prise « de ne pas y toucher jusqu’à ce que le portail [soit] en construction au moins jusqu’à ce qu’il [ait] une apparence suffisante » 28. Il ne fait donc aucun doute qu’en 1512

24. Voir l’article de D. Lüthi dans cet ouvrage, p. 304-307. 25. Ibid., p. 304. Hypothèse également avancée par Kérim Berclaz dans sa thèse, en préparation. 26. C’est également l’avis de E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 492. 27. ACV, Ac 13, fol. 117r, 7 mai 1512 : […] fuit disceptantum super fractione facienda per operarios super magno lapide portalis construendo fuit conclusum quod non fiat aliqua lesio super dicto lapide donec constructo dicto portali saltem usque ad apparentiam condi- gnam etc. (E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 488). 28. Ibid., p. 488. Le fait que la structure du portail ait été laissée en suspens et ne soit pas complétement fixée avant le commencement du chantier n’est pas inhabituel à l’époque médiévale (K. Queijo, « À la gloire de la Vierge… et de l’évêque », p. 35). 226 ÉTUDES DE LETTRES déjà existait un projet élaboré du portail 29, prévoyant une entrée sans trumeau, et que ce projet a été fidèlement suivi, tout du moins sur ce point, puisque le linteau du portail Montfalcon réalisé est bel et bien un bloc monolithe monumental, en pierre de Saint-Triphon, aujourd’hui conservé au dépôt-lapidaire 30. Marcel Grandjean a montré à quel point la structure générale du portail-verrière lausannois est inhabituelle pour son époque, ne trouvant des analogies approximatives que dans une poignée de portails, notamment dans la région du Val de Loire 31. À l’époque médiévale, d’abord pour des raisons statiques, puis consé- quemment hiérarchiques, les trumeaux marquent les portails les plus monumentaux et/ou principaux, tandis qu’inversement, les portails de proportions étroites, secondaires et/ou latéraux, en sont généralement dépourvus. Les quelques exceptions tardives (comme Thouars et Albi) – qui jouent à notre avis sur l’aspect de l’exploit technique – optent tou- tefois pour un linteau à arc surbaissé 32. On comprend donc que l’option d’un linteau monolithe sans trumeau pour le portail lausannois, étant donné ses dimensions et son statut, fasse douter les chanoines, même si cette solution audacieuse a dû plaire puisqu’elle a finalement été adoptée. La permission accordée en octobre 1512 à l’évêque de réaliser le por- tail « selon sa volonté » 33 incite tout de même à se demander si le projet de portail à linteau monolithe n’aurait pas été prévu, à l’origine, non

29. E. Dupraz interprète l’expression de modo faciendi employée en 1504 (cf. supra, n. 11) comme « un plan » qui aurait déjà été adopté à cette date précoce (E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 486). 30. La lettre adressée le 7 octobre 1515 par le Conseil de Bresse à Marguerite d’Autriche, à propos des travaux à l’église de Brou, corrobore le fait qu’Aymon avait déjà exploité les carrières de Saint-Triphon pour « sa » cathédrale : « Madame, nous avons escript a mons. de Losanne pour avoir du marbre noir, et avons de luy repceu bonne responce par laquelle il vous offre le tout, et mesmemant celluy qu’il avoyt faict tirer pour son eddiffice. » (cité in M. Bruchet, Marguerite d’Autriche, duchesse de Savoie, p. 398, preuve LXX). À la fin du XIXe siècle, le linteau monolithe a perturbé les respon- sables de la restauration de la cathédrale, qui voyaient là le résultat d’une intervention de l’époque bernoise. D’où le choix de « rétablir » un trumeau « à la médiévale » pour la copie (C. Huguenin, « Le portail de Lugeon », p. 71). 31. Voir l’article de M. Grandjean dans cet ouvrage, p. 260-273. 32. Le portail de l’église de Saint-Saphorin en Lavaux (1517-1521), commande épis- copale de Sébastien de Montfalcon (M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 217-222), prend modèle sur celui de la cathédrale. 33. Cf. supra, n. 22. QUELLE VOIX AU CHAPITRE POUR L’ÉVÊQUE ? 227 pour l’emplacement souhaité par le chapitre, mais pour celui espéré par Aymon. Situé plus en retrait, ce portail aurait certainement été moins large et moins haut que celui finalement réalisé, puisqu’il aurait été situé sous le couvert du porche du XIIIe siècle, tirant parti des structures architecturales préexistantes (d’où le coût moindre relevé par l’évêque). L’absence de trumeau y aurait été plus rationnelle.

1.4. Maîtres d’œuvre

Le choix d’un maître d’œuvre « habile dans son art » 34 est une tâche qui incombe explicitement au chapitre dès janvier 1506 35. D’après les sources, le magister lathomus du portail de la cathédrale est Jean Contoz, signalé comme tel pour la première fois en 1521/1522 36 ; François Magyn, relié au chantier lausannois grâce à son testament en 1517 37, y est certainement son associé. Tous deux sont originaires du Faucigny (Haute-Savoie) et bourgeois de Genève. Entre 1506 et 1517, on ne trouve aucune allusion à un maître maçon spécifiquement engagé pour le portail, ce qui ne surprend qu’à moitié puisque le chantier est sans cesse repoussé. En 1514, l’estimation du prix des travaux demandée par le pape Léon X doit se baser sur l’expertise d’« architectes » visiblement externes (voir Annexe) ; si un maître du por- tail avait déjà été désigné à ce moment-là, il aurait dû être à même de fournir au moins un premier devis. Si l’on considère, par ailleurs, que le projet existe au moins depuis 1512 et que Contoz et Magyn sont attes- tés à Lausanne dès 1515 seulement 38, il faut alors en déduire que ces deux maîtres ont été engagés pour exécuter un projet préexistant, dont ils n’étaient pas les concepteurs.

34. E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 488. 35. ACV, Ac 13, fol. 307v, 18 janvier 1506 : […] ubi dictorum dominorum et capituli predicte fuerit voluntatis et quod mandarent pro uno magistro sufficienti lathomo in arte sua solveret in expensis dicti domini ratum habuerit gracias agendo. 36. M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 210-223 ; AC Lausanne, D 225, 1521-1522 : magistro Johani Contoz lathomo portalis ecclesie cathedralis (Ibidem, p. 358, n. 5). 37. Cf. supra, n. 15. 38. Cf. supra, n. 13. 228 ÉTUDES DE LETTRES

2. Programme iconographique et aspects dévotionnels

Pour comprendre qui de l’évêque ou du chapitre porte la responsabi- lité du programme iconographique, il est utile d’envisager celui-ci à la lumière des autres œuvres marquées des armes d’Aymon de Montfalcon réalisées pour la cathédrale, puis de le mettre en perspective avec les dévotions lausannoises de l’époque. Le programme iconographique est organisé en plusieurs cycles ou groupes figuratifs 39. Dans les claveaux des voussures se trouvent vingt- quatre scènes narratives, organisées en cinq cycles : une Enfance du Christ en dix scènes, commençant avec l’Annonciation et se finissant avec l’épi- sode de Jésus parmi les docteurs ; une Vie adulte du Christ, composée uni- quement du Baptême et du Lavement des pieds ; une Enfance de la Vierge (une scène non identifiée, la Rencontre à la Porte dorée, la Présentation de la Vierge, et son Mariage) ; trois scènes de l’Ancien Testament (le Meurtre d’Amasa ou Abner, le Sacrifice d’Isaac, et Jonas et la baleine) ; enfin, cinq épisodes de la Genèse (Création d’Ève, Tentation d’Ève, Expulsion du Jardin d’Éden et Ange de l’Expulsion, Travaux d’Adam et Ève). Les deux rangées de frises présentent sept Vertus, douze sibylles, douze saints guerriers de la légion thébaine, quatre scènes consacrées à Samson et de nombreux animaux fantastiques et figures isolées. Cinq statues de la galerie supérieure sont parvenues jusqu’à nous : saint Sébastien, saint Antoine, sainte Barbe, sainte Anne et sainte Catherine d’Alexandrie 40. Le programme du portail est donc relativement conventionnel. Il insiste sur Marie comme titulaire de l’église grâce aux cycles de l’Enfance du Christ et de la Vierge (fig. 1), et, comme de nombreux autres portails médiévaux, il fait recours au procédé typologique : les épi- sodes de la Genèse rappellent que la Vierge est « la nouvelle Ève », qui, en enfantant le Christ, a permis la réparation du Péché originel, tandis que les trois scènes vétérotestamentaires sont des types usuels qui préfigurent respectivement la Trahison de Judas, la Crucifixion et la Résurrection du Christ. Les Vertus, qui donnent des indications morales aux fidèles sur la façon de se comporter au quotidien dans le monde, conviennent

39. Pour plus de détails, voir K. Queijo, « À la gloire de la Vierge… et de l’évêque ». 40. La statue de saint Sébastien a été déposée entre 1768 et 1774, raison pour laquelle elle n’apparaît pas sur les photos du XIXe siècle. La statue de la sixième niche a été perdue ou n’a jamais été réalisée (Ibid., p. 33). QUELLE VOIX AU CHAPITRE POUR L’ÉVÊQUE ? 229

Fig. 1 — Vierge de l’Annonciation, conservée à la cathédrale de Lausanne. Photographie Claude Bornand, 1975. parfaitement à l’entrée d’un lieu consacré, de même que les saints de la galerie supérieure, très vénérés dans le diocèse 41.

2.1. Saint Maurice et les saints de la légion thébaine

D’autres aspects iconographiques sont en revanche propres au por- tail lausannois. La première spécificité est la présence iconographique répétée des saints soldats de la légion thébaine, puisque pas moins de douze d’entre eux y sont représentés (fig. 2). Bien que Maurice et ses

41. Ibid., p. 34. 230 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 2 — Un des saints de la légion thébaine, conservé au lapidaire de la cathédrale de Lausanne. Photographie Claude Bornand, 1975. compagnons bénéficient d’un culte particulièrement vivace dans le duché de Savoie 42 et que les dévotions vis-à-vis des ensembles de saints soient en vogue en ce Moyen Âge tardif 43, à Lausanne, leur nombre et leur mode de représentation, très individualisé, restent remarquables. Aymon de Montfalcon leur dédie sa chapelle privée et s’y fait représen- ter en compagnie de six d’entre eux en 1509, sur les stalles ; des fragments de vitraux retrouvés lors des fouilles du début du XXe siècle comportent la devise et les armes d’Aymon (17 fragments) et des représentations d’armures (22 fragments) 44, très certainement, des soldats de la légion.

42. M. Berardo, « Les diocèses et les saints du duché de Savoie ». 43. Nous remercions Bernard Andenmatten pour cette précision. 44. S. Leyat, R. Hasler, S. Trümpler, « Observations techniques et stylistiques », p. 47-50. QUELLE VOIX AU CHAPITRE POUR L’ÉVÊQUE ? 231

Ils se trouvent également sur deux dalmatiques portant les armes du prélat, réalisées entre 1513 et 1517 45. Avant d’être évêque, Aymon avait déjà présidé d’autres fondations dédiées à ces martyrs : en 1483, l’église Saint-Maurice de Flaxieu en Bugey ; en 1486, la chapelle Saint-Second de Douvaine 46. Il avait donc indéniablement un dévouement particulier pour ces saints, prenant peut-être pour modèle les choix dévotionnels de la Maison de Savoie 47, qu’il servait depuis de nombreuses années et à laquelle il devait d’ailleurs le siège épiscopal 48.

2.2. Les références à la Passion du Christ et à la croix

La seconde spécificité iconographique se trouve dans la mise en évidence de la thématique de la Passion du Christ et du motif de la croix par le biais de plusieurs stratégies visuelles. Comme dit plus haut, les épisodes de la Passion, s’ils ne sont pas représentés au premier degré, sont évo- qués typologiquement par la présence du Meurtre d’Amasa ou Abner, du Sacrifice d’Issac, et de Jonas et la baleine. Par ailleurs, ces trois scènes, situées sur les claveaux des voussures sud, font face, au même niveau des voussures nord, à des épisodes de l’Enfance qui rappellent eux aussi des versements du sang du Christ : le Massacre des Innocents (tentative de le tuer), la Circoncision (premier versement de sang concret) et la Présentation (souvent mise en parallèle avec le sacrifice eucharistique) 49. De nombreuses figures des frises comportent également des rappels : certaines sibylles, prophétisant plus précisément la Passion, sont représen- tées avec les Arma Christi ; le petit cycle de Samson (Samson détruisant le temple de Dagon, luttant à deux reprises avec le lion, puis enlevant les portes de Gaza) préfigure la victoire du Christ sur les ténèbres (fig. 3) ; le couple Église/Synagogue se trouve fréquemment au pied des représen- tations de la Crucifixion. D’autres personnages sont associés au motif de la croix : saint André (?) crucifié ; un abbé avec son chapelet terminé

45. Emportées par les Bernois en 1536, ces dalmatiques, ainsi qu’une chape et une chasuble sont aujourd’hui conservées au Musée historique de Berne. A. Stauffer, D’or et de soie ou les voies du salut. 46. M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 570 sq. 47. L. Ripart, « Les saints de la maison de Savoie au XVe siècle ». 48. Voir notamment l’article d’E. Pibiri dans ce volume. 49. K. Queijo, « À la gloire de la Vierge… et de l’évêque », p. 27 sq. 232 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 3 — Samson et le lion, conservés au lapidaire de la cathédrale de Lausanne. Photographie Jeremy Bierer, 2011. QUELLE VOIX AU CHAPITRE POUR L’ÉVÊQUE ? 233 par une croix ; les croix tréflées portées par les soldats thébains ; une Stigmatisation de saint François, particulièrement étonnante, puisqu’elle se trouve ici en dehors de tout contexte lié à l’ordre des frères mineurs… L’intérêt d’Aymon pour les ordres mendiants 50 pourrait expliquer la pré- sence du poverello sur le portail, mais le motif de l’apparition du Christ séraphique sur la croix et la vénération particulière des Franciscains pour la figure du Crucifié 51 ont probablement également dû jouer un rôle.

2.3. La cathédrale de Lausanne au XVe siècle et ses nouvelles dévotions

Une source en particulier apporte des indications indispensables à la compréhension de la situation dévotionnelle à la cathédrale de Lausanne en ce début du XVIe siècle, et donc de l’iconographie du portail. Il s’agit d’un projet de bulle préparé par le chapitre pour être soumis au pape Callixte III, datable de 1457/1458 environ, et concernant la volonté d’établir un Grand Pardon à Lausanne :

[…] il nous a été récemment exposé ce qui résulte des grands et divers miracles qui se sont produits et se produisent quotidiennement dans cette église, grâce à l’immense puissance de Dieu et par l’intercession et les mérites de la Vierge, sous le nom de laquelle l’église a été fondée. Dans cette église sont conservés un morceau du bois de la Croix salu- taire, une quantité non négligeable du sang miraculeux du très saint corps de notre Seigneur Jésus-Christ, ainsi que des reliques des mar- tyrs thébains et de nombreux autres saints. Voilà pourquoi une grande masse de gens se presse tant dans cette église, que dans une très dévote chapelle, sise près du grand autel, elle aussi fondée en l’honneur de la Vierge Marie, par dévotion et pour obtenir la pleine rémission de tous leurs péchés 52. Ce texte prouve que non seulement la Vierge, mais aussi – et surtout – les reliques de la Passion du Christ et des martyrs thébains – les deux seuls ensembles de reliques à être explicitement mentionnés – jouissent d’un intérêt majeur au milieu du XVe siècle déjà. Or, ces trois cultes sont

50. Voir l’article de S. Vocanson-Manzi dans ce volume. 51. P. Thoby, Le crucifix, des origines au Concile de Trente, p. 159 sq. 52. ACV, C V a 2101, ici selon la transcription de J.-D. Morerod, « Entre soumission à Rome et velléités identitaires », p. 49 sq. Nous remercions Kérim Berclaz d’avoir attiré notre attention sur ce texte. 234 ÉTUDES DE LETTRES précisément mis en avant par le programme iconographique du nouveau portail. Ils sont également rappelés par les stalles et les parements litur- giques offerts par Aymon de Montfalcon. L’évêque se fait portraiturer à deux reprises sur les dorsaux des stalles : une première fois présenté par six martyrs thébains à une figure que les chercheurs ont supposé être originellement celle d’un Christ de Pitié 53, une seconde fois présenté à la Vierge à l’Enfant. Les dalmatiques sont ornées de représentations de saints guerriers, les cols montrent la Sainte Face couronnée d’épines du voile de Véronique, et les bords inférieurs, des épisodes faisant systéma- tiquement intervenir la figure de la Vierge, ce qui d’après Annemarie Stauffer, constitue une spécificité lausannoise 54. À l’instar du portail, ces deux ensembles d’œuvres ne sont pas des objets destinés à l’usage personnel de l’évêque. Les stalles sont assignées aux chanoines 55. Les dalmatiques ne font pas partie des ornements attestés à la chapelle Montfalcon 56, ce qui les relie probablement avec le service du maître-autel 57 ; par ailleurs, elles sont traditionnellement revêtues par les diacres, et non par les évêques. Les dévotions privées d’Aymon de Montfalcon et les objets qu’il offre à la cathédrale – stalles, parements liturgiques et portail occidental – s’alignent donc sur les cultes phares de celle-ci.

3. Conclusion

Les tensions séculaires existant entre le chapitre et les évêques du diocèse de Lausanne ont déjà été mises en évidence 58. La construction du por- tail occidental de la cathédrale donne une occasion de plus d’observer

53. B. Pradervand, N. Schätti, « Les stalles », p. 189. 54. A. Stauffer, D’or et de soie ou les voies du salut, p. 11. 55. La visite de la chapelle Montfalcon en 1529 indique que l’évêque bénéficiait d’un siège séparé (ACV, Ac 15/1, fol. 229v ; J. Stammler, Le trésor de la cathédrale de Lausanne, p. 29). 56. Ibid. 57. Ibid., p. 186. A. Stauffer suppose au contraire que, étant donné la présence des martyrs thébains, les parements offerts par Aymon doivent être reliés au service de la chapelle Montfalcon (A. Stauffer, D’or et de soie ou les voies du salut, cat. 20). 58. J.-D. Morerod, « Histoire de l’évêché de Lausanne et du Chapitre cathédral au Moyen Âge », p. 20-23. QUELLE VOIX AU CHAPITRE POUR L’ÉVÊQUE ? 235 les jeux de pouvoir entre les deux partis, ici dans le cadre d’une situa- tion concrète, liée à l’entretien de l’église qu’ils doivent « se partager ». Même si de nombreuses incertitudes subsistent, les quelques points mis en lumière permettent d’esquisser une certaine répartition des responsabilités entre le chapitre et l’évêque. L’implication financière d’Aymon dans le remaniement du massif occidental, sa décision d’y installer sa chapelle, tout comme sa volonté que le nouveau portail se dresse au plus près du lieu où il serait enseveli démontrent l’importance de cette entreprise architecturale à ses yeux. De son côté, le chapitre examine le projet 59 et se réserve le droit de le faire modifier en cours de chantier ; il doit aussi se charger de trouver le maître qui s’occupera de l’exécution technique. Le choix de l’empla- cement, visiblement primordial, lui revient également. On peut sup- poser que le programme iconographique, qui annonce dès la façade les points forts cultuels spécifiques de la cathédrale lausannoise – les reliques de la Vierge, des martyrs de la légion thébaine et de la Passion du Christ –, a dû lui aussi recevoir l’aval des chanoines. On peut donc dire, pour employer des termes actuels, que le chapitre garde la maîtrise de « l’image » de la cathédrale. Si les sources ne nous permettent pas de suivre le détail des remanie- ments ni de dire à qui revient l’initiative de la transformation du massif occidental, il est aujourd’hui évident que le projet s’est adapté à une situa- tion dévotionnelle ayant beaucoup évolué depuis le XIIIe siècle. Il apparaît enfin clairement qu’en faisant coïncider sa dévotion privée avec les «nou- veaux » sujets de piété lausannois, Aymon de Montfalcon a habilement su tirer parti du rayonnement de la cathédrale pour son propre bénéfice.

Karina Queijo Université de Lausanne

59. Reste l’inconnue de la provenance de ce projet. Les liens d’Aymon avec les rois de France, qui depuis le milieu du XVe siècle avaient résidence dans le Val de Loire, à Amboise (L. Gaugain, Amboise, un château dans la ville), pourraient relier notre prélat au projet, pour autant que ce dernier provienne réellement de cette région. 236 ÉTUDES DE LETTRES

ANNEXE

Bulle du pape Léon X, rédigée suite à la plainte du chapitre de Lausanne (B. Hauréau, « Ecclesiae Lausannensis Instrumenta », no LXV, col. 181- 184)

Epistola Leonis papae ad episcopos Sedunensem et Bellicensem de restaura- tione Lausannensis ecclesiae.

Dilecte fili noster et venerabilis frater, salutem et apostolicam benedic- tionem. Exponi nobis fecerunt dilecti filii capitulum ecclesiae Lausannensis, quod videlicet ecclesia Lausannensis sumptuoso et firmissimo opere, etiam marmoreo, in portis et aliis locis fabricata fuisset, nihilominus venerabilis frater Aymo, modernus episcopus Lausannensis, a quindecim annis vel circa decursis, asserens se velle eamdem ecclesiam pulchriori et moderno opere decorare, portam et forsan alias illius structuras et aedificia etiam mar- morea, destrui et demoliri fecit, eamque, videlicet incoeptam, ulterius refi- cere non curans, et ruinis plenam dimittit, et quamvis ordinis S. Benedicti professor ac senio confectus existat, et ex eadem ecclesia et illius fructibus, reditibus et proventibus ecclesiasticis, annis singulis, quinque millia duca- torum auri, vel circa, percipiat, tamen, parum de suae animae salute cogi- tans, quae in refectione dictae ecclesiae exponere deberet suis consanguineis et forsanis, castris et aliis pro eis emptis, ac forsan pecuniam, quod sacrile- gum est, conferre, et matrimonium cum dicta ecclesia contractum foedare non erubescit, eam, propter dictam demolitionem, sordibus, pluvie et ven- tis quibus luminaria exstinguuntur subjici non curando. Cum autem, sicut eadem expositio subjungebat, praemissa sint mali exempli, et ex tar- ditate refectionis hujusmodi praedicta ecclesia in deteriores casus incidere posset, turpeque et abominabile sit ecclesiam praedictam, quae in finibus Helvetiorum plurimum est notabilis, a proprio praelato sic tractari, et, nisi a dicto Aymone vivente reficiatur, verisimiliter creditur quod ejus successor operis magnitudinem recusabit, ad cujus etiam perfectionem fabricae ejus- dem ecclesiae reditus brevi tempore non sufficerent, pro parte eorumdem capituli, ad quos hujusmodi cura pertinet, quodque propterea multotiens QUELLE VOIX AU CHAPITRE POUR L’ÉVÊQUE ? 237 praefatum Aymonem episcopum interpellari fecerunt, nobis fuit humiliter supplicatum ut in praemissis opportune providere de benignitate apostolica dignaremur. Nos igitur, attendentes canonicas sanctiones quibus praelati et rectores ecclesiarum eas non demoliri, nec destruere, et construere et reficere debent, hujusmodi supplicationibus inclinati, vobis per praesentes commit- timus et mandamus quatenus vos vel alter vestrum, per vos, vel alium, seu alios, si evocato dicto Aymone episcopo et dilecto filio Sebastiano de Monte Falcone, coadjutore cum futura successione, eidem Aymoni episcopo, et epis- copatus Lausannensis auctoritate apostolica, ut dicitur, deputato, et aliis qui fuerint evocandi, summarie, simpliciter et de plano, ac sine strepitu et figura judicii, sola facti veritate inspecta, appellatione remota procedendo, vobis de praedicta demolitione constiterit per idoneos et expertos architectos, per vos eligendos, quanta pecunia pro perfectione hujusmodi fabricae opus sit aestimari faciatis, ac praefatum Aymonem episcopum ut infra aliquem brevem terminum, arbitrio nostro moderandum, pecuniam sic aestimatam hujus modi apud locum securum, seu personam fide et facultatibus ido- neam, realiter et cum effectu deponat, moneatis. Alioquin, eodem termino elapso, omnia et singula castra et alia bona per praefatum Aymonem episco- pum, ex dictae ecclesiae et aliis proventibus ecclesiasticis, suo vel alio nomine empta et retenta, et consanguineis, vel aliis, directe vel indirecte collata libere apprehendatis et apprehendi faciatis, et in perfectione dictae fabricae exponatis, et nihilominus, quia verisimiliter eadem non sufficerent, omnes et singulos fructus, reditus et proventus praedictos, reservata eidem Aymoni episcopo portione congrua pro illius victu, nostro arbitrio moderanda, sub firmo et arcto sequestro, usque ad perfectionem praedictam, sub censuris et poenis in … ad compescendum contentis, observando ponatis, et illorum pretia, ut praefertur, deponi et custodiri, ac per idoneos et expertos magistros ad dictae ecclesiae perfectionem et continuationem procedi faciatis per cen- suras ecclesiasticas et alia juris opportuna remedia, oppositione… postposita compescendo, invocato etiam ad hoc, si opus fuerit, auxilio brachii saecula- ris, non obstantibus decretis Bonifacii Papae VIII, praedecessoris nostri, qui- bus inter alia cavetur ne quis ad civitatem ac ditionem nisi in certis exceptis casibus, nec in ullis ultra unam dietam a fine… ad judicium evocetur, seu ne judices a sede apostolica deputati, extra civitatem et ditionem in quibus deputati fuerant, contra quoscumque procedere, aut aliis, vel aliis, vices suas commitere praesumant. Datum Romae, apud S. Petrum, sub annulo piscatoris, die 21 Februarii MDXIII[I], pontificatus nostri anno primo. 238 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

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LA CHAPELLE MONTFALCON À LA CATHÉDRALE DE LAUSANNE

En 1504, Aymon de Montfalcon fonde une fastueuse chapelle sous la tour nord du massif occidental de la cathédrale. Les sources conservées montrent les moyens déployés par l’évêque dans sa fondation privée pour assurer sa mémoire (sépulture, legs et messes commémoratives), ainsi que la position stratégique qu’occupe cette chapelle au sein de l’espace ecclésial suite à d’importants travaux.

Un corpus exhaustif de testaments a récemment permis de découvrir les stratégies mémorielles des évêques de Lausanne entre 1301 et 1461 1. Cette chronologie, limitée par les aléas documentaires, excluait Aymon de Montfalcon, mort le 10 août 1517 et dont le testament – qui a proba- blement existé 2 – a disparu. D’autres sources existent en revanche, qui contournent cette perte. Elles dévoilent l’intérêt que représente la célèbre fondation, en 1504, de la chapelle voulue par cet évêque et dédiée à saint Maurice et aux martyrs thébains 3. Aymon de Montfalcon, prélat dont

1. K. Berclaz, Les voies de l’éternité. 2. Ibid., p. 28. Il n’est pas impossible que celui-ci ait disparu au moment où Sébastien de Montfalcon, neveu de l’évêque, fuit Lausanne suite à la Réforme ins- taurée à Lausanne en 1536, emportant avec lui une partie des archives épiscopales. Cf. J.-D. Morerod, Genèse d’une principauté épiscopale, p. 19 et G. Coutaz, « L’inventaire de 1394 des archives de l’évêque de Lausanne », en part. p. 115, n. 108. 3. Lors de la séance du 25 septembre 1504, les chanoines du chapitre accordent à Aymon de Montfalcon le droit de fonder et d’édifier une chapelle dans la cathédrale, et lui octroient un emplacement sous la tour nord du clocher en construction (qui ne connaîtra jamais d’achèvement) : Die vero mercurii vigesimaquinta dicti mensis septembris […] fuit R. D. episcopo per quos supra dominos capitulantes concess(us) locus infra dictam ecclesiam, videlicet quod possit […] edificare et fundare capellam suam, et hoc in fine dicte 242 ÉTUDES DE LETTRES l’importance à l’échelle du diocèse et de la cathédrale est bien connue 4, agit comme ses prédécesseurs en matière de commémorations. Ainsi, il s’agira dans un premier temps de souligner comment une fondation pri- vée, et de surcroît funéraire, devient un pôle d’attraction extrêmement important pour concentrer la mémoire du défunt grâce à différentes pra- tiques visant à sanctifier l’espace qui lui est consacré, participant par là même à la privatisation du lieu. Dans un deuxième temps, nous cher- cherons à éclairer la logique de l’emplacement de la chapelle dans l’édi- fice en fonction des pratiques liées à la piété et à la dévotion propre à la cathédrale au début du XVIe siècle. Mémoire individuelle et insertion dans l’espace ecclésial constitueront ainsi les deux axes d’analyse ayant trait à la chapelle Montfalcon.

1. Les sources à disposition

Plusieurs documents permettent de pallier la disparition du testament d’Aymon de Montfalcon et de questionner sa fondation funéraire. Nous en avons retenu quatre : ‒ l’acte de fondation de la chapelle, rédigé entre le 2 et le 10 août 1517, qui donne dans les détails les modalités des commémorations quotidiennes souhaitées par Aymon (nombre de chapelains et leurs salaires annuels) 5 ; ‒ le compte-rendu de la visite des autels et des chapelles de la cathé- drale en 1529 – celle de saint Maurice et des martyrs thébains étant inspectée le 8 décembre 6. Ce document, bien connu des historiens et beaucoup commenté depuis la fin du XIXe siècle, renseigne sur le mobilier liturgique de la fondation et sur les services quotidiens voulus par l’évêque ;

ecclesie sub novo simballatorio quod nond(um) est finitum. Cf. Archives cantonales vau- doises (ACV), Ac 13, fol. 3r-v, manual du chapitre de Lausanne, mercredi 25 septembre 1504. 4. M. Reymond, « Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne, 1491-1517 ». Cf. également l’article de B. Andenmatten dans ce même volume. 5. ACV, C Vb 993. 6. ACV, Ac 15/1, fol. 102r-105r et Ac 15/2, fol. 228v-234r (copie des 168 premiers folios du minutaire coté Ac 15/1 ; nous nous basons ici sur cette deuxième version). LA CHAPELLE MONTFALCON 243

‒ le manual du chapitre de Lausanne (1504-1519) consignant les décisions importantes prises par les chanoines lors de séances hebdomadaires 7. Cette source riche en informations sur la vie capi- tulaire indique les mesures relatives à la chapelle, à la mort et à la sépulture de l’évêque, ainsi qu’aux messes annuelles et leurs prix. Elle renseigne plus largement sur les multiples transformations que subit le massif occidental dès 1499, et dont l’évêque, de concert avec le chapitre, sera largement responsable. C’est dans ce contexte de réaménagements que la chapelle s’insère ; ‒ le nécrologe de la cathédrale, rédigé ou complété au début du XVIe siècle 8. Ce livre commémoratif de la communauté des fidèles de l’Église lausannoise recense de nombreuses messes d’anniversaire et commémoratives à l’intention des bienfaiteurs de la cathédrale, parmi lesquels figure Aymon de Montfalcon.

2. La chapelle d’Aymon de Montfalcon (1504) : une vitrine pour l’éternité

La fondation dédiée à saint Maurice et à la légion thébaine est un écrin privatisé pour manifester durablement l’existence d’Aymon. C’est là que l’évêque porte l’essentiel de son attention. La recherche d’une privatisa- tion est d’ailleurs particulièrement claire dans son repli sur elle-même : du côté du vestibule, une paroi percée d’une porte en ferme l’accès, tandis qu’une grille en fer forgé clôt son entrée du côté de la nef 9. Les sources illustrent donc avant tout à quel point cette chapelle représente un lieu funéraire et de commémoration. Le souvenir se manifeste ainsi sur deux plans : d’une part, ce qui a trait au visuel et au matériel avec la présence du tombeau et des legs spécifiques de l’évêque dans la chapelle ; d’autre part, ce qui découle de l’immatériel avec les nombreuses messes commémoratives récitées durant l’année.

7. ACV, Ac 13. 8. J. Gremaud, « Nécrologe de l’église cathédrale de Lausanne », en part. p. 99, 104, 171, 207 et 227. 9. ACV, Ac 15/2, fol. 230r-v : […] una parva janua de dicto ligno nucis sumptuose composita, minusiata cum uno parvo guicheto seu parva fenestra, respondente a dicto latere novi magni portalis, ferrata a directo dicte parve janue in cadro dicti altaris reposita, etc. […]. Aliunde dicta capella a parte navis ecclesie, in suo introitu, reperitur firmiter clausa ferratura seu talliis ferri a pede usque sursum, janua inibi existente et sera optimis. 244 ÉTUDES DE LETTRES

2.1. Le tombeau, le mobilier liturgique et le décor de la chapelle

L’ensevelissement d’Aymon de Montfalcon dans sa chapelle est certifié dans le manual du chapitre. Le mardi 11 août 1517, une notice nous apprend que l’on discute au sujet des funérailles dont l’évêque doit bénéficier ; ce même jour, le corps est enseveli à l’intérieur de la chapelle : Et exposuit qualiter herina die deffuncto quondam bone memorie reve- rendissimo domino Aymone de Montefalcone episcopo Lausannensi et principi, sicut eis placuit consilium petiit de modo eius corpus sepel- liendi funeralibusque et obsequiis eius faciendi, qui fuit consultum, quod sepelliatur et obsequie ac funeralia fiant tam honorifice et ut melius fieri poterit qui egit gracias. […] Consequenter, dicta die, finitis vesperis et vigiliis, ut decuit, fuit honorifice corpus prefati quondam reverendissimi d. Aymonis episcopi et principis infra dictam Lausannensem ecclesiam, videlicet in capella noviter per eum fondata inhumatum 10.

La présence matérielle du tombeau est confirmée à deux reprises dans le nécrologe, le 14 janvier et le jour de la Sainte-Trinité, qui mentionne des processions générales observées par les chanoines « sur le tombeau du révérend seigneur de bonne mémoire et père dans le Christ Aymon de Montfalcon » 11. Enfin, une chronique tardive de Jean-Baptiste Plantin atteste encore en 1656 la présence de son « effigie en bosse [qui se voyait encore] sur son tombeau » 12. La représentation funéraire, vraisembla- blement en ronde-bosse et associée au tombeau, se trouvait encore dans la chapelle plus d’un siècle après l’instauration de la Réforme en 1536 à Lausanne. Il serait faux de considérer cet événement comme facteur de destructions massives et incontrôlées de la part des protestants 13. De même, il serait étonnant que les Bernois autorisent la destruction des monuments funéraires des évêques, représentants de l’autorité lausannoise dont ils sont les successeurs immédiats 14. La conservation

10. ACV, Ac 13, fol. 237r. 11. J. Gremaud, « Nécrologe de l’église cathédrale de Lausanne », p. 99 et 227. 12. BCU, Ms., F. 1071 : J.-B. Plantin, De l’antiquité de la ville de Lausanne, p. 162. 13. Il a été démontré que les Bernois ont pris soin de consigner et de conserver sys- tématiquement, au niveau documentaire, les pièces pouvant établir les possessions de l’Église de Lausanne et appartenant désormais aux Bernois. Cf. J.-D. Morerod, Genèse d’une principauté épiscopale, p. 19 sq. 14. Nous remercions Gaëtan Cassina pour cette indication pertinente. LA CHAPELLE MONTFALCON 245 de six effigies funéraires épiscopales dans la cathédrale en témoigne 15. Aujourd’hui, celle d’Aymon de Montfalcon a disparu de la chapelle, mais il n’est pas impossible que l’une des effigies épiscopales préservées coïncide avec ce que nous savons du prélat. En effet, le gisant conservé aujourd’hui à l’angle sud-ouest du bras sud du transept correspond à plus d’un titre au tombeau du prélat : c’est un évêque, reconnaissable à sa mitre et aux restes de la hampe d’une crosse creusée contre sa poitrine. Pour des raisons stylistiques, chronologiques et typologiques, le rappro- chement entre ce monument et celui d’Aymon est permis. L’analyse de Gaëtan Cassina renvoie à une représentation datable stylistiquement de la deuxième moitié du XVe siècle, voire du début de la Renaissance 16 ; il s’agit de plus du seul prototype en ronde-bosse conservé – soit une technique décrite par Jean-Baptiste Plantin –, alors que les autres ves- tiges préservés dans la cathédrale et les sources d’archives concernant les monuments funéraires épiscopaux renvoient plutôt à des plates-tombes ou à des gisants en bas-relief ; enfin, le matériau calcaire rappelle la pierre du Jura utilisée par les sculpteurs des statues de la galerie du portail Montfalcon 17. Il n’est donc pas impossible que l’évêque ait pensé à faire construire son tombeau bien avant sa mort et les travaux du portail, afin de s’assurer de son exécution de son vivant. La présence de cet important monument à l’intérieur de la chapelle contribuait fortement à l’évocation du corps et donc à réactiver le souve- nir du défunt. La tombe rendait visible et tangible sa présence aux yeux des chanoines qui processionnaient devant elle à deux reprises au cours de l’année 18. Le nombre de ces chanoines était probablement impor- tant à ces occasions, comme le suggèrent les rares fragments de comptes de la fabrique de la cathédrale conservés, notamment celui de l’année 1530-1531, soit chronologiquement proche de la mort de l’évêque. Le document signale en moyenne 20 à 22 chanoines – sur les trente cha- noines que compte la cathédrale – se présentant en procession sur les

15. Cf. C. Huguenin, G. Cassina, D. Lüthi (dir.), Destins de pierre, p. 77-86 ; K. Berclaz, Les voies de l’éternité, p. 169-185. 16. C. Huguenin, G. Cassina, D. Lüthi (dir.), Destins de pierre, p. 81 et 162. 17. Ibid. 18. Cf. J. Gremaud, « Nécrologe de l’église cathédrale de Lausanne », p. 99 (14 jan- vier) et 227 (jour de la Sainte-Trinité). Les douze célébrations de l’évêque ne sont pas consignées dans le nécrologe, de sorte que l’on ne sait pas si d’autres processions avaient lieu à d’autres dates. 246 ÉTUDES DE LETTRES tombes des grands dignitaires ecclésiastiques 19. Il n’y est pas fait men- tion du tombeau d’Aymon de Montfalcon, mais l’importance d’un tel prélat autorise à déduire qu’une assistance de choix rehaussait le lustre donné à ces cérémonies. Nos recherches ont d’ailleurs montré que lors de ces occasions, la présence des chanoines est très recherchée autour des monuments épiscopaux 20. Un tel phénomène de visibilité se prolonge et s’exprime plus largement dans le décor et les legs réalisés au profit de la chapelle. Notre attention se porte ici spécialement sur ce qui procède de façon certaine de l’initia- tive de l’évêque. Il peut ainsi s’agir non seulement du matériel liturgique nécessaire aux célébrations commémoratives, mais aussi de tout orne- ment participant au lustre de la chapelle. Ces différents éléments contri- buent à la logique de l’entretien du souvenir d’un personnage important. Une grande partie du mobilier a aujourd’hui disparu, mais il est bien décrit dans la visite de 1529, qui insiste par ailleurs sur la qualité des dif- férents objets, dont les nombreux qualificatifs (« somptueux », « honora- blement », « beau », « décent ») dépassent de loin ceux attribués aux autres autels. Parmi les exemples les plus marquants, il convient de citer les stalles conservées et disposées dans la chapelle dès 1509. Celles-ci multiplient les références à l’évêque, par le biais de ses armoiries, de sa devise, de ses initiales ou encore de petits faucons sur le sommet des stalles 21. Par deux fois, Aymon est même représenté en fondateur à genoux devant saint Maurice et ses compagnons, patrons de la chapelle, ainsi que devant la Vierge et présenté par ses saints patrons Jean-Baptiste et Benoît. Gravée, sculptée, brodée ou encore peinte, la présence d’Aymon de Montfalcon est largement diffusée sur l’ensemble de sa chapelle et sur tous types de supports : la façade donnant sur le vestibule a conservé la devise et les armoiries de l’évêque au-dessus de la porte en noyer accompagnée de la date de 1504 qui marque l’année de la fondation de la chapelle 22 ; deux fenêtres décorées de vitraux figuraient à l’origine les

19. ACV, Aa 7/28, n° 3353 (cf. p. ex. fol. 100v-101r et 104r-v). 20. K. Berclaz, Les voies de l’éternité, p. 135-138 et 201-225. Le nécrologe de la cathé- drale confirme cette observation, cf. J. Gremaud, « Nécrologe de l’église cathédrale de Lausanne », passim. 21. Sur la représentation constante d’Aymon de Montfalcon, cf. plus largement l’ar- ticle de B. Pradervand dans ce volume. 22. ACV, Ac 15/2, fol. 230r (cf. supra, n. 9). LA CHAPELLE MONTFALCON 247 armes de l’évêque et celles de ses parents 23 ; enfin, un calice et une cha- suble de camelot violet étaient timbrés de ses armoiries 24. L’attention portée à l’identité montre l’effort particulier du défunt pour investir pleinement les lieux.

2.2. Les célébrations commémoratives

À l’image de ses prédécesseurs, Aymon de Montfalcon suit une ten- dance largement observée à Lausanne, consistant à fonder des messes commémoratives, répétées chaque année sur le principe de la perpétuité et moyennant un capital qui servira à financer ces célébrations par le versement d’un cens annuel 25. Le cens, ou la rente, correspond donc au prix annuel d’une messe. La notion de perpétuité est ici toute rela- tive, car le système des messes disparaît lors du passage à la Réforme en 1536. Cependant, ces célébrations – aussi appelées messes-anniver- saire – sont inscrites dans le nécrologe de la cathédrale ; elles figurent donc toujours dans le livre commémoratif grâce auquel nous connaissons leur nombre. Ainsi, le 10 août, jour de sa mort, des vigiles et une messe sont célébrées et des distributions sont faites aux chanoines « pour l’un des douze anniversaires fondés par lui » 26. Un deuxième anniversaire figure au 10 novembre, pour lequel on procède comme le 10 août 27. L’intérêt de ces notices réside dans la répétition, et surtout dans la régu- larité des messes : chaque 10 du mois a lieu une nouvelle célébration. Le premier anniversaire a lieu au jour de sa mort, suivi de deux anniver- saires au 10 septembre et au 10 octobre, mais qui ne figurent pas dans le nécrologe. Cette logique est confirmée le 10 novembre, puisque le

23. Ibid., fol. 230v : Tamen aliunde sunt ibi in dicta capella fenestre duplices cum ver- reriis sumptuosis, pulcris ymaginibus, cum armis dicti domini fondatoris et suorum paren- tum. 24. Ibid., fol. 230v-231r : Reperti fuerunt duo calices argentei cum patenis suis etiam argenteis […], altero calice magis alto cum armis fondatoris in pede desuper […]. Item una casula de camellotto violeto, foderata tela nigra, cum cruce de brodura ex filo aureo retro, et colona ante tantum, in qua sunt impressa arma domini fondatoris ab utraque parte […]. 25. Sur cette pratique systématique chez les évêques de Lausanne, cf. K. Berclaz, Les voies de l’éternité, en part. p. 201-225. 26. J. Gremaud, « Nécrologe de l’église cathédrale de Lausanne », p. 171. 27. Ibid., p. 207 (ut supra Xma augusti). 248 ÉTUDES DE LETTRES document indique ici qu’il s’agit du quatrième anniversaire célébré pour l’évêque. Dans les deux notices du nécrologe, la distribution aux chanoines est fixée à 60 sous, soit un cens ou une rente annuelle de 3 livres par messe. Nos recherches ont montré qu’à la fin du Moyen Âge, en Europe et à Lausanne particulièrement, le prix annuel d’une messe revient le plus souvent au 5 % du capital investi 28. Ici, le capital s’élèverait donc à 60 livres par messe. Les sources capitulaires conservées le confirment : le 19 août 1517, peu après la mort d’Aymon, le manual stipule que l’évêque a réservé aux chanoines un capital de 1200 florins de Savoie pour les douze messes-anniversaire 29, soit 100 florins par messe qui équivalent précisément à 60 livres 30. Bien que peu élevé, le cens annuel prévu ici (3 livres) correspond au prix d’une messe lausannoise, qui varie entre 3 et 8 livres pour un évêque, l’important n’étant pas nécessairement un mon- tant élevé, mais bien plus une répétition assurée sur l’ensemble de l’an- née 31. Avec ses douze messes soigneusement réparties, Aymon répond parfaitement à cette stratégie commémorative. Le manual précise au 19 août 1517 l’ajout vraisemblable de quatre messes-anniversaire supplémentaires pour un total de 400 florins de Savoie, soit à nouveau un capital de 60 livres par messe 32. Au total, l’évêque investirait donc dans seize commémorations annuelles, un nombre très important et largement supérieur à ses prédécesseurs. Ces célébrations lui assurent une grande notoriété puisqu’il s’agit de messes publiques dont l’apparat est conséquent, qui reproduisent à une échelle plus modeste la cérémonie de funérailles. Or, nous l’avons souligné, celles-ci sont réalisées de manière honorable 33. Il faut donc imagi- ner qu’elles bénéficiaient parfois de processions, avec une assistance de

28. K. Berclaz, Les voies de l’éternité, p. 207. 29. ACV, Ac 13, fol. 237v : Et quod per presens prefatos dominos requisiverat quatenus modo premisso eamdem fundationem auctorizatione dignaretur, quodque pro duodecim anniversariis dabat prefatis dominis duodecim centum florenos Sabaudie pro semel. 30. À la fin du Moyen Âge à Lausanne, le florin vaut 12 sous de monnaie locale. Pour obtenir une livre de monnaie de compte, 20 sous sont nécessaires, donc un florin équi- vaut à 0,6 livre. Cf. K. Berclaz, Les voies de l’éternité, p. 40, n. 113. 31. Ibid., p. 248. 32. ACV, Ac 13, fol. 237v : Et dominis celebrantibus dicte ecclesie, pro supportatione alicuius oneris et quatuor anniversariis, videlicet quatuor centum florenos similes pro semel. 33. Cf. supra, p. 244. LA CHAPELLE MONTFALCON 249 choix et l’utilisation d’un luminaire important, ainsi que des récitations particulières. Les sources sont le plus souvent avares en descriptions liturgiques, de sorte qu’aucune indication concernant Aymon de Montfalcon n’a été retrouvée, mais l’observation d’autres cas épiscopaux permet de suggérer qu’il en va de même pour un prélat de cette enver- gure 34. L’ensemble des messes met donc en lumière la qualité exception- nelle du défunt avec une série de gestes pensés spécifiquement pour lui, et dans un contexte architectural totalement conçu pour rappeler son identité. Parallèlement aux commémorations annuelles, certains évêques fondent encore des chapellenies, à savoir des messes régulières et hebdo- madaires, voire quotidiennes ; elles sont aussi basées sur le principe de la perpétuité et répétées sur l’ensemble de l’année, mais ces célébrations ne sont pas indiquées dans le nécrologe. Il s’agit cette fois de messes privées, récitées à voix basse par un ou plusieurs chapelains. Le caractère public disparaît donc au profit de l’intimité de la chapelle. Cette célébration est assurée ici par quatre chapelains chargés de réciter deux messes par jour avec récitations liturgiques à la fin de chaque messe, comme l’indique l’acte de fondation de la chapellenie :

[…] fundamus, erigimus et dotamus unam capellaniam […] in prefata ecclesia, videlicet in campanili sito prope anteriores fores eiusdem ecclesie a parte superiori et borea, in honore et sub invocatione sanctorum martirum Mauricii, Secundi, Candidi, Victorum (sic) et sociorum suorum totiusque sacre legionis Thebee predicte denominandam necnon et quattuor capella- nos sive rectores […], qui, et eorum successores, omni die duas missas sub- missa voce […] celebrare tamen dum tempus affuerit alta voce celebrandas et divine qualibet expleta missa psalmum « De profundis » cum colectis « Deus qui inter apostolicos, sacerdotes et fidelium etc. » super tumuro (sic) sive sepultura nostra in eadem capella fienda dicere obligantur, et ad hoc sunt adstricti 35.

Notons ici le nombre particulier de messes basses, qui témoignent à nou- veau du prestige du défunt. Nos recherches sur les évêques de Lausanne indiquent une fréquence maximale d’une messe quotidienne, quel que

34. Sur les gestes funéraires des évêques, cf. K. Berclaz, Les voies de l’éternité, p. 124- 146. 35. ACV, C Vb 993, p. 2-3. 250 ÉTUDES DE LETTRES soit le défunt 36. Par ailleurs, les récitations qui ponctuent ces messes renforcent la valeur salvatrice attribuée aux célébrations réalisées dans le cadre privé et « en présence » de l’évêque, puisque la chapellenie doit se faire sur son tombeau. Dans la liturgie, le De profundis est un psaume pénitentiel faisant partie des prières pour les morts, tandis que le Deus qui inter apostolicos est une oraison prononcée lors de l’office des morts 37. La visite de 1529 confirme les modalités souhaitées par l’évêque. Elle montre qu’après sa mort, ses volontés sont suivies à la lettre, ou pratique- ment. En effet, si le nombre de chapelains reste identique, le nombre de messes quotidiennes, lui, s’élève désormais à quatre. Il est possible qu’il s’agisse d’une erreur du scribe. Le chapelain interrogé par les commis- saires lors de la visite indique en tous les cas ne pas avoir vu l’acte de fon- dation 38. Cependant, les indications quant aux redevances coïncident parfaitement avec l’acte de 1517, de sorte que nous pensons à une réelle augmentation du nombre de messes, ajoutant un surcroît d’importance au prélat douze ans après sa mort. Assurément, Aymon de Montfalcon est l’évêque qui se distingue le plus parmi les dignitaires de l’Église de Lausanne en remplissant l’année liturgique de son souvenir. L’étude des différents moyens matériels et immatériels mobilisés dans la chapelle d’Aymon de Montfalcon montre ainsi le cumul des possibi- lités de « faire mémoire » par les multiples cérémonies, mais également de manière très tangible par l’impact visuel assuré par la tombe, par le décor et par les legs de l’évêque.

3. L’espace ecclésial et la chapelle d’Aymon de Montfalcon

À Lausanne, les sépultures épiscopales privilégient des lieux très fréquen- tés en raison d’un pèlerinage dédié à la Vierge qui s’organise dès le début du XIIIe siècle. Leur répartition entre le XIIe et le début du XVIe siècle indique une nette concentration dans la partie orientale de la cathédrale. Elles semblent suivre un parcours, que Werner Stöckli a proposé comme

36. Nous préparons actuellement une thèse de doctorat sur la cathédrale de Lausanne à la fin du Moyen Âge et sur les multiples manifestations de piété liées à celle-ci. 37. J. Avril, « La paroisse médiévale et la prière pour les morts », p. 57 sq. 38. ACV, Ac 15/2, fol. 232r. LA CHAPELLE MONTFALCON 251 hypothèse pour les chanoines (voir pl. X) 39. Il se peut que les pèlerins l’aient emprunté aussi, du moins en partie. On sait qu’ils avaient accès au bras nord du transept, et que de là, ils traversaient à genoux le déam- bulatoire vers la chapelle de la Vierge dans le bras sud du transept, point d’orgue et destination du pèlerinage. Hans von Waltheim, bourgeois et marchand de Halle, décrit en 1474 un tel parcours par une femme dans son carnet de voyage 40. Il faut donc supposer un chemin passant par le bras nord du transept et le déambulatoire, avec une éventuelle utilisa- tion préalable des galeries du cloître, avant de parvenir à la chapelle de la Vierge. Cette chapelle accueille dès le XIIIe siècle des reliques de la Vierge et une statue mariale réputée miraculeuse. Les tombes sont ainsi positionnées en fonction des différentes circulations et utilisations de l’espace ecclésial 41. Si cette répartition ne souffre aucune discussion jusque vers la fin du XVe siècle, la logique est perturbée dès le début du siècle suivant avec la fondation de la chapelle d’Aymon de Montfalcon dans la tour nord inachevée du massif occidental en 1504 42. Quelles raisons poussent alors subitement un évêque à aménager une chapelle fastueuse, mais reléguée bien au-delà du pôle oriental et de la vie liturgique centrée sur la chapelle de la Vierge ? L’éloignement de cette « constellation » de sépultures trouve une explication probable dans les importantes transformations d’Aymon au tout début du XVIe siècle dans le massif occidental où vient s’insé- rer la chapelle. Marcel Grandjean a étudié avec précision ces réaména- gements 43. Nous savons donc que la fermeture de la « Grande travée » entre 1504 et 1505 et la destruction d’un portail du XIIIe siècle dans le magnum portale aura pour conséquence d’harmoniser et d’homogénéiser tout l’espace de la cathédrale. Jusqu’alors, la zone du magnum portale n’était pas consacrée dans sa partie inférieure. Parallèlement, l’évêque

39. W. Stöckli, « Les fouilles archéologiques entreprises au nord de la cathédrale », p. 47. 40. F. E. Welti, Die Pilgerfahrt des Hans von Waltheym im Jahre 1474, p. 14 sq. 41. Sur l’agencement de ces tombes et leur lien avec la chapelle de la Vierge, cf. K. Berclaz, Les voies de l’éternité, p. 151-169 et « Le transept de la cathédrale de Lausanne (XIIe-XVIe siècle) », p. 130 sq. 42. Cf. supra, n. 3. 43. M. Grandjean, « Le magnum portale de la cathédrale de Lausanne et le passage routier de la “ grande travée ” » et « La cathédrale actuelle », p. 51-56 et 125-139. Cf. aussi les contributions de K. Queijo, de M. Grandjean et de D. Lüthi dans ce volume. 252 ÉTUDES DE LETTRES libère de l’espace au nord du massif occidental, permettant ainsi le pas- sage des chars et de la foule au-devant du massif où sera entamée dès 1515 la construction du portail monumental de l’évêque (voir pl. X) 44. Dès le début du XVIe siècle, l’évêque, de concert avec le chapitre, a cherché à faire de cette zone occidentale la nouvelle entrée principale de la cathédrale. Désormais, l’accès à la chapelle de la Vierge est plus axial, soit d’ouest en est, alors que jusqu’à cette date, l’entrée principale était encore assurée par le portail peint érigé sur le flanc sud de la cathédrale, présentant alors l’avantage d’être dirigé vers la porte Saint-Étienne d’où pouvaient arriver les pèlerins. Il semble par ailleurs que la disposition des trois statues au niveau de l’arcade du narthex (fig. 1) ait pu être une initiative d’Aymon de Montfalcon. En réutilisant des sculptures en pro- venance supposée du portail du XIIIe siècle, l’évêque aurait cherché à marquer l’entrée de la cathédrale par un ensemble qui convient bien au seuil d’un édifice religieux et à la fonction d’accueil qu’on lui prête 45. En effet, il profite de la présence de dais pour y placer les rondes-bosses représentant le roi Salomon, la reine de Saba et la Vierge à l’Enfant sur un trône de Sagesse 46. Ce schéma trinitaire assez classique renvoie à l’image de la victoire de l’Église : la reine de Saba est une préfiguration vétérotestamentaire de l’Église ; la Vierge est souvent perçue comme son incarnation, avec un discours qui s’intensifie au XIIe siècle 47, tandis que le trône de Sagesse sur lequel elle siège est volontiers associé à la sagesse exemplaire du roi Salomon. Cette figuration victorieuse remplit alors pleinement sa fonction d’accueil une fois le seuil du nouveau por- tail monumental franchi, et remplace avantageusement celle qu’occu- pait jusqu’alors le portail peint et son iconographie dédiée à la Vierge et au Christ. Ici, le programme est centré sur la Vierge en figure ecclé- siale, accueillant la communauté des fidèles en son sein et préfigurant la

44. Sur la chronologie précise de la construction de ce portail et sur les nombreuses délibérations que celui-ci a suscitées, nous renvoyons à l’article de K. Queijo dans ce volume. 45. Cet exemple de réemploi complète bien, selon nous, les exemples fournis par D. Lüthi à propos des récupérations que connaît la cathédrale au fil de ses réaménage- ments depuis le milieu du XIIe siècle et auxquelles s’adonne particulièrement Aymon de Montfalcon. 46. P. Kurmann (éd.), La cathédrale Notre-Dame de Lausanne, en part. p. 129-133. 47. Sur ce discours, cf. en premier lieu M.-L. Thérel, Le triomphe de la Vierge-Église et D. Iogna-Prat, É. Palazzo, D. Russo (dir.), Marie. LA CHAPELLE MONTFALCON 253

Fig. 1 - Grande entrée de la cathédrale de Lausanne, deuxième arcade et claustra don- nant sur la tribune avec la statue fragmentaire de la Vierge à l’enfant. Photographie Jeremy Bierer, 2012. 254 ÉTUDES DE LETTRES présence de la statue mariale à l’autre bout de l’église, dans la chapelle de la Vierge. Avant même la fin des travaux du massif occidental se manifeste le souci de créer un espace consacré sur l’ensemble de l’édifice par une petite agglomération de chapelles privatives entre 1500 et 1504, entre l’emplacement actuel du portail Montfalcon et la « Grande travée ». Il s’agit des chapelles des chanoines Guillaume Colombet et Pierre Flory, fondées respectivement avant le 7 octobre 1500 48 et le 10 novembre 1502 49 (voir pl. X). L’intégration de ces fondations privées à l’espace consacré a cependant mis du temps à se concrétiser puisque l’emplace- ment définitif du portail de l’évêque censé fermer l’édifice n’était pas encore établi en 1515 50, alors que les délibérations entre le chapitre et l’évêque remontent en tout cas à 1504. Les préoccupations des chanoines sont d’ailleurs clairement perceptibles lors de la séance capitulaire du 25 mars 1504, où les dignitaires insistent auprès de l’évêque pour que ce portail soit érigé à l’extrémité occidentale de l’église « afin d’y intégrer les chapelles nouvellement fondées par les chanoines Guillaume Colombet et Pierre Flory » 51. Si l’évêque a longtemps souhaité construire ce portail plus à l’inté- rieur du massif pour des raisons probablement financières, les faits nous montrent que le chapitre reste maître en sa cathédrale et que la décision finale lui revient. C’est dire surtout la valeur que l’on attribuait alors à cette zone préparée pour devenir un nouveau pôle sacré au moment où Aymon de Montfalcon était sur le point de fermer le passage routier de la « Grande travée » : sans attendre l’achèvement des travaux, de nouvelles chapelles y sont fondées, auxquelles viendra rapidement s’ajouter celle de l’évêque. Nous comprenons dès lors pourquoi cette fondation, à pre- mière vue très éloignée de l’activité liturgique de l’église, est en réalité aménagée dans l’un des lieux les plus importants et les plus en vue au

48. Chapelle dédiée aux saints Joseph et Félix mentionnée dans le testament de Guillaume Colombet en date du 7 octobre 1500, dans lequel elle est déjà qualifiée de noviter fondata. Cf. ACV, C Va 2363. 49. Chapelle dédiée à la Passion et aux saints Pierre et Paul, selon l’acte de fondation du 10 novembre 1502. Cf. ACV, C Vb 859. 50. ACV, Ac 13, fol. 173r (vendredi 2 mars 1515). Sur les nombreuses négociations entre le chapitre et l’évêque quant à l’emplacement du portail et le retard de sa construc- tion, voir la contribution de K. Queijo dans ce volume. 51. ACV, Ac 13, fol. 3r-v. LA CHAPELLE MONTFALCON 255 début du XVIe siècle, à l’entrée immédiate de celle-ci et bien visible des pèlerins grâce à ses systèmes d’ouverture (guichet sur la façade du côté du vestibule et grilles du côté de la nef permettant de voir l’intérieur de la chapelle) et à ses marquages visuels par le biais des armoiries et devise personnelle largement ventilées sur l’ensemble des interventions de l’évêque dans le massif occidental. L’activité des pèlerins entérine définitivement la position stratégique occupée par la chapelle au sein de l’édifice. Elle est à lier au dévelop- pement des indulgences, aussi appelées Grand Pardon, obtenues par les chanoines en 1450 et ayant lieu tous les sept ans, trois jours consécutifs durant la Semaine sainte de Pâques 52. L’importance de ce jubilé est bien illustrée par l’une des notices du manual du chapitre en date du vendredi 17 mars 1514, qui signale que, depuis que ces indulgences existent, le beffroi qui porte les cloches dans la tour sud du massif – donc à proxi- mité de la chapelle et du portail Montfalcon – a connu un net regain d’intérêt et a suscité des largesses de la part des pèlerins à tel point que le maître de la fabrique entend le détruire complètement pour le reconstruire à neuf 53. Le Grand Pardon était annoncé à Lausanne sur des pierres similaires à des tableaux qui contenaient les textes des indulgences. Or, en 1514, année de jubilé, deux tableaux sont signalés dans la cathédrale, l’un dans le chœur liturgique et l’autre dans la chapelle Montfalcon, deve- nue le nouveau pôle sacré de la cathédrale et visible des pèlerins venus en masse ! Cette attention accrue portée à l’entrée occidentale est très perceptible dans le manual du chapitre dans les semaines qui précèdent la semaine pascale et doit être mise en relation directe avec le Grand Pardon. On y discute à plusieurs reprises de la construction du portail 54.

52. Sur le système des indulgences ou du Grand Pardon, cf. E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 354-360 et surtout J.-D. Morerod, « Entre soumission à Rome et velléi- tés identitaires ». 53. ACV, Ac 13, fol. 323v : Tandem dominus Johannes de Bargo, magister fabrice, de voluntate dictorum dominorum capitulantium, dixit se velle facere descendere magnum simballum integrum deorsum de simballatorio, quia quando lucrabuntur indulgentie, istud simballum visitabitur ab omnibus visitantibus ecclesiam, et erit maior devotio facienda et largienda de bonis suis pro reparatione illius simballi. 54. Le 31 mars 1514, le chanoine Louis du Pas est envoyé au château Saint-Maire auprès de l’évêque malade afin de le supplier d’avancer la construction du grand portail (ACV, Ac 13, fol. 326v). Peu de temps auparavant, le 21 février 1514, une missive du pape Léon X est envoyée aux évêques de Sion et de Belley condamnant sévèrement la 256 ÉTUDES DE LETTRES

C’est dans ce contexte particulier que s’insère le projet de reconstruction du clocher à l’entrée de la cathédrale, un mois avant le début des indul- gences. De toute évidence, le chapitre souhaite activement réorganiser l’espace ecclésial en fonction du pèlerinage et réserver la part belle à la chapelle de l’évêque. À l’aube de nouveaux usages liturgiques, les adapta- tions nécessaires profiteront ainsi pleinement à cette fastueuse fondation épiscopale.

On sait désormais la manière dont Aymon de Montfalcon concevait sa mémoire à l’intérieur des murs de sa chapelle privative et comment celle- ci s’est insérée au sein de l’espace ecclésial. Les résultats montrent que cet évêque compte parmi les grands dignitaires lausannois. Son comporte- ment suit les tendances de ses prédécesseurs par une fondation funéraire et privative fastueuse réunissant de nombreux médias et moyens pra- tiques. La chapelle de saint Maurice et des martyrs thébains s’ancre alors dans la cathédrale et représente l’une des plus fastueuses fondations, si ce n’est la plus importante de l’histoire de cette cathédrale. Elle dépasse en somptuosité nombre d’entre elles et a peut-être été prévue un temps pour accueillir une liturgie spécifique 55. Dès sa fondation, elle fait partie intégrante de l’espace ecclésial et de sa liturgie qui évolue sensiblement au début du XVIe siècle et qui semble étroitement liée au développement des indulgences dès le milieu du XVe siècle. Le cas d’Aymon de Montfalcon reste probablement le plus embléma- tique et le plus homogène au niveau de la documentation, mais il montre qu’aujourd’hui encore la mémoire épiscopale lausannoise représente un formidable terrain d’enquête.

Kérim Berclaz Université de Lausanne

négligence d’Aymon de Montfalcon qui a laissé l’entrée à l’abandon depuis quinze ans (traduction partielle dans E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 489 sq., qui date toutefois le bref du pape de l’année 1513 par erreur). 55. C’est l’hypothèse d’une chapelle collégiale formulée par D. Lüthi dans ce volume. LA CHAPELLE MONTFALCON 257

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Le portail de la cathédrale de Lausanne et les cheminées des châteaux de l’évêque Aymon de Montfalcon, bien que fort différents de style, offrent le même problème de sources et de modèles. Leurs auteurs, ou mieux leurs « concepteurs », certainement étrangers, restent inconnus. Le premier dériverait apparemment d’une tradition venue du Val de Loire, comme nous l’avons rappelé récemment 1, et les secondes paraissent un cas rare du décor flamboyant final. Nous aimerions, dans un cadre recentré sur l’étonnante personnalité d’Aymon de Montfalcon, essayer de mieux situer ces œuvres et de leur donner un contexte plus élargi, sans pouvoir malheureusement lever toutes les incertitudes.

1. Le portail des Montfalcon

Prévu, semble-t-il, dès le début du XVe siècle et commencé finalement par Aymon de Montfalcon vers 1515, en tout cas avant 1517, après bien des réticences qui entraînèrent le chapitre de Lausanne à deman- der l’intervention de Rome en 1513 (?), le portail, conçu dans sa posi- tion actuelle à l’extérieur de l’ancien porche, continué sous son neveu Sébastien de Montfalcon, n’était pas achevé lors de l’introduction de la Réforme en 1536, qui en interrompit le chantier (pl. IX et XI). Il a été reconstruit de 1889 à 1909 et cette rénovation a été restaurée

1. M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 213 : « Ce type de portail colossal à tympan-baie agrandi aux dimensions d’une vaste fenêtre, à quatre formes ici, conception nouvelle pour la région, n’en est pas moins remarquable à l’époque du gothique flamboyant et paraît être originaire du Val de Loire ». 260 ÉTUDES DE LETTRES elle-même tout récemment. Les éléments connus de son histoire ont déjà été publiés et nous n’y reviendrons pas 2 : notons simplement que les acteurs de ce chantier étaient, selon les documents, de bons maîtres maçons-architectes d’origine genevoise, François Magyn et Jean Contoz, et que les sculpteurs, d’après les études stylistiques, seraient d’origine champenoise.

1.1. Un survol d’une typologie de portails mal connue

Le développement typologique – on ne peut pas vraiment parler de filia- tion – dont, malgré son éloignement géographique, relève la cathédrale de Lausanne, a été très peu étudié globalement depuis son précoce repérage par Roland Sanfaçon en 1971 3. Ce développement des portails n’est d’ail- leurs encore connu que par bribes et très dispersé, même s’il se rassemble, en partie seulement, autour du Val de Loire. Pour évoquer brièvement cette extension pluriséculaire, nous avons utilisé les publications les plus accessibles et surtout suffisamment illustrées, non exhaustives bien sûr 4. Fonctionnel, puisque ces portails donnent un peu de lumière à un vestibule, un porche ou sous une tribune, ce développement commence beaucoup plus tôt qu’on ne l’a signalé parfois, soit dans la seconde moitié du XIIIe siècle, à la cathédrale de Reims (fig. 1), «œuvre d’une modernité

2. Ibid., p. 213 et p. 571 sq., avec bibliographie. 3. R. Sanfaçon, L’architecture flamboyante en France, p. 125 sq., fig. 148-150. La bibliographie s’est un peu étoffée dès lors, spécialement sous la plume du même cher- cheur : voir R. Sanfaçon, « Le tympan dans les portails flamboyants en France », ainsi que « L’évocation des grands portails des cathédrales de Reims et d’Amiens dans les églises flamboyantes de Champagne et de Picardie », p. 459, fig. 1. – Dans «Le tympan dans les portails flamboyants en France » (p. 105, n. 1), R. Sanfaçon donne des indica- tions générales, non explicites, mais intéressantes : « À l’époque flamboyante, 20 pour cent des tympans sont évidés… Les tympans ajourés flamboyants sont fréquents surtout en Champagne et en Picardie, puis un peu moins en Normandie, Île-de-France, Val de Loire et Lorraine. On reste surtout dans le Nord de la France. Deux cents des 399 tym- pans ajourés datent du début du XVIe siècle ». Il ne mentionne pas la Bretagne. 4. Dont, systématiquement : Dictionnaire des églises de France, Belgique, Luxembourg, Suisse (DEF), Congrès archéologique de France (CAF), Le Guide du patrimoine, etc. – Il est à remarquer que les datations y restent souvent très approximatives, que l’état d’ori- gine n’est pas toujours assuré et que nous ne tenons pas compte de l’arcade extérieure des porches précédant les portails, parfois apparentés, comme à Bulat-Pestivien, dans les Côtes-du-Nord (DEF, IV/A, Bretagne, p. 13 sq.). – Merci de leur aide précieuse à Anne Golay à la BAA et à Lucile, ma petite-fille. UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 261

Fig. 1 — Portail principal de la cathédrale de Reims (Marne), vers 1255-1275. © Elena Tatiana Chis – Wikimedia Commons [CC BY-SA 4.0]. 262 ÉTUDES DE LETTRES incontestable si l’on en juge par exemple aux tympans vitrés du por- tail » 5, pourtant sans grande suite alors, sinon dans les remplages à rose qui se retrouvent à Metz 6 (Moselle) et à Avioth 7 (Meuse), et, sous une forme plus compliquée architecturalement, à Saint-Urbain de Troyes 8. Le premier des cas repérés plus tard, marquant d’ailleurs une étape décisive dans la série des portails-verrières, celui de Montaigu 9 (Aisne), date déjà d’un XIVe siècle typique et montre dans sa façade, en plus d’une monumentalité très affirmée, quelques-uns des principaux carac- tères distinctifs du type achevé qui concerne Lausanne : sa grande fenêtre et ses profondes voussures, dans ce cas encore sans aucune sculpture. Dans cette étape de développement typologique, Montaigu ne paraît guère avoir eu de suite immédiate, sauf dans les cas nettement plus modestes, mais tout à fait flamboyants, très disséminés et mal connus, qui perdureront. D’abord ceux qui ne concernent que les tympans ajou- rés en remplage sans former de véritables fenêtres : deux des plus anciens repérés se rencontrent vers 1400 à la porte extérieure de la cathédrale d’Albi, appelée « porte de Dominique de Florence », du nom de l’évêque constructeur, et à celle dite « de l’Évêque », datant de la fin du XIVe siècle, à la cathédrale d’Orléans 10 (Loiret). Plus tard, ils paraissent fréquemment

5. Y. Gallet, « Le style rayonnant en France (1240-1360) », p. 334. 6. Metz : DEF, V/A, Alsace, Lorraine, Franche-Comté, p. 94-98 (R. Lehni) ; S. Braun, Lorraine gothique, p. 130. 7. Avioth : DEF, V/A, Alsace, Lorraine, Franche-Comté, p. 7-9 : début XIVe-début XVe siècle ; fig. ud portail : S. Braun, Lorraine gothique, p. 107. – Et seulement beau- coup plus tard, ensuite : à Saint-Wulfran d’Abbeville (Somme) (voir infra n. 32), à Rethel (Ardenne : DEF, V/B, Champagne, Flandre, Artois, Picardie, p. 105 ; Le Guide du Patrimoine, Champagne-Ardenne, p. 308 sq., vers 1512 : gravure 1839 ; F. Meunier, Martin et Pierre Chambiges, p. 268, fig. 219) et à Varangéville (Meurthe-et-Moselle), après 1528 (CAF, Nancy et Lorraine méridionale 2006, p. 256 : en partie Renaissance). 8. Le Guide du Patrimoine, Champagne-Ardenne, p. 375 : relevé 1875 ; Les églises de Troyes, p. 72, élévation 1869 : « ces porches protègent chacun deux portes dont les gâbles ajourés se fondent dans le remplage des fenêtres » ; CAF, Troyes 1955, p. 111 sq. (F. Salet). 9. D. Sandron, Picardie gothique, p. 274-280, fig. p. 277. 10. CAF, Albigeois 1982, p. 31 sq. (J.-L. Biget) ; J. Legrez (dir.), Albi, p. 64-66 – J. Nivet, Sainte-Croix d’Orléans, p. 41 et 50 – D’autres cas, notamment en Morbihan, à Languidic (DEF, IV/A, Bretagne, p. 58) et à Hennebont (DEF, IV/A, Bretagne, p. 45 sq. ; CAF, Morbihan 1983, p. 81 et 85). Ou encore à Saint-Saturnin de Blois (Loir- et-Cher), avec un tympan actuellement vitré : F. Lesueur, Les églises de Loir-et-Cher, p. 64-66, pl. IX/A. UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 263 en Champagne méridionale, dans l’Aube 11. D’autres portails superposent une porte unique et une fenêtre étroite et élancée 12, ou une fenêtre moyenne 13, ou une fenêtre relativement large 14, ou même très large 15. En revanche un tympan ajouré en remplage, sans statue, mais coiffant deux portes se voit ou se voyait en tout cas, dans l’Aube 16, en Ardenne 17, dans l’Eure 18 et surtout dans le Morbihan 19. Mais avouons qu’il est difficile parfois de faire la différence entre un tympan et une fenêtre !

11. Comme à Balignicourt, Lhuitre (après 1508), Romaines et Voué : M. Beau, Essai sur l’architecture religieuse de la Champagne méridionale auboise hors Troyes, p. 212-218, en particulier p. 215 : « une trentaine de ces tympans sont des tympans-verrières », avec liste ; CAF, Troyes 1955, p. 196-215 (J. Thirion), avec fig. ; et autres articles sur St-Phal et Ervy. 12. Comme à Châteaudun (Eure-et-Loire) en 1461-1464 : R. Sanfaçon, « Le tympan dans les portails flamboyants en France », p. 166, fig. 66 : chapelle castrale. 13. Comme à Illiers-l’Évêque dans l’Eure, en 1503 (DEF, IV/B, Normandie, p. 87), à Vitré et à Torcé en Ille-et-Vilaine (DEF, IV/A, Bretagne, p. 152 et 157), à St-Germain d’Argentan, dans l’Orne, déjà au milieu du XVe siècle (CAF, L’Orne 1953, p. 102, fig. du portail sud après les bombardements et p. 97 [L. Prieur]), à Notre-Dame de L’Épine dans la Marne (Le Guide du Patrimoine, Champagne-Ardenne, p. 181, gravures ; CAF, Champagne 1977, p. 779-862 [A. Villes]), à Pontoise, près de Paris (É. Hamon, Une capitale flamboyante, p. 236, fig. 66), et à Cléry (Loiret), portails du transept vers 1450 et portails secondaires de la façade, au linteau plus accentué, après 1482 (Ph. Araguas, Cléry-Saint-André, la collégiale Notre-Dame, p. 9 et 12 ; J. Hugger, Substitution statt Reduktion, p. 25 et 27 ; CAF, Orléans 1930, fig. p. 314 sq.) ; et, plus au sud, le portail du chevet de la cathédrale de Moulins (Allier), après 1474 (CAF, Bourbonnais 1988, p. 9, sans fig. ; P. Ruffaud, Cathédrale de Moulins, avec fig.). 14. Comme à Cléry (Loiret) (portail principal : voir n. précédente), à Arques-la- Bataille (CAF, Rouen et Pays de Caux 2003, p. 19 sq., fig. 11-12, portails sud et nord), à Caudebec-en-Caux (Y. Bottineau-Fuchs, Haute-Normandie gothique, p. 119 ; CAF, Rouen et Pays de Caux 2003, p. 42 sq., fig. 1, 1510-1520 ? [F. Meunier]), et à Dampierre dans l’Aube (CAF, Troyes 1955, p. 224-229 ; Le Guide du Patrimoine, Champagne- Ardenne, p. 172 : gravure). 15. Comme à Saint-Ouen de Rouen (1re moitié du XVIe siècle, reconstruit en 1845) : R. Sanfaçon, L’architecture flamboyante en France, p. 180, fig. 218 (relevé de 1838),CAF, Rouen et Pays de Caux 2003, p. 249-251 (H. Decaën) ; et à Rochefort-en-Terre (1531) : CAF, Morbihan 1983, p. 208 sq. 16. À Nogent-sur-Seine : Le Guide du Patrimoine, Champagne-Ardenne, p. 243 : gravure. 17. À Charleville-Mézières : Le Guide du Patrimoine, Champagne-Ardenne, p. 147 : gravure. 18. À Louviers et à Pont-de-l’Arche : CAF, Évrecin et Lieuvin, en Pays d’Ouche 1980, p. 21-24 et 36 (F. Verdier) ; Y. Bottineau-Fuchs, Haute-Normandie gothique, p. 277. 19. À Languidic : DEF, IV/A, Bretagne, p. 58 – À Malestroit : CAF, Morbihan 1983, p. 120, fig. 9, avant 1531 ? ; DEF, IV/A, Bretagne, p. 71-73 : « porte avec un tympan 264 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 2 — Portails occidentaux de la cathédrale de Tours (Indre-et-Loire), 1437-1484. Photographie Dave Lüthi, 2012.

Un grand monument, et à ce titre le plus exemplaire alors dans le Val de Loire, la façade de la cathédrale de Tours (Indre-et-Loire) (fig. 2), plaquée entre 1437 et 1484 sur celle du XIIIe siècle, présente l’avant- dernière étape du développement en hauteur de ce type de fenêtre, mais les amples ouvertures se subdivisent en deux parties bien distinctes, même dans les portails latéraux 20. Cet exemple, qui servit sans doute de modèle au « Temple de Jérusalem » de Fouquet (vers 1470), trouvera son aboutissement au début du siècle suivant dans l’une des façades les plus aveugle », Litho de Benoist, XIXe siècle. À Hennebont : CAF, Morbihan 1983, p. 81, fig. 3 et p. 85. À Grand Champ : A. Mussat, Arts et cultures de Bretagne, un millénaire, p. 130, chapelle de Burgo, 1520-1540 (endommagé). Au Faouët (1489-1512) : DEF, IV/A, Bretagne, p. 30 ; E. Royer, Le Faouët, p. 21 sq., fig. chapelle Sainte-Barbe. – Il devait en aller de même aux portails de Quelven (Guern : Morbihan), 1476/1505, et de Vannes (Morbihan), 1504-1505, actuellement vitrés, mais sans remplage (CAF, Morbihan 1983, fig. p. 70 et p. 300 ; DEF, IV/A, Bretagne, p. 157 sq., avec litho), à Pluméliau, 1537-1539 (CAF, Morbihan 1983, p. 155 : « sous le porche, le beau portail ouest, avec son trumeau et son réseau ajouré en fleur de lis… », mais pas de fig.). 20. CAF, Indre-et-Loire 1997, p. 301-311 (Th. Rapin), fig. [mauvaises !] ; R. Sanfaçon, L’architecture flamboyante en France, p. 74 sq., fig. 84-85. – Guide du Patrimoine, Centre- Val de Loire, p. 607-613, avec fig. [bonne]. UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 265

Fig. 3 — Portails et façade occidentale de la Trinité de Vendôme (Loire-et-Cher), vers 1501-1508. © Manfred Heyde – Wikimedia Commons [CC BY-SA 3.0]. ajourées qu’on puisse rencontrer dans le gothique, celle de la Trinité de Vendôme (Loir-et-Cher) (fig. 3), datant de 1501-1508 (?), avec de grandes fenêtres remplaçant les tympans, mais ici subdivisées par une niche à statue 21.

21. Comme dans le Nord (voir infra p. 269 sq.). – Guide du Patrimoine, Centre-Val de Loire, p. 653 sq. ; R. Sanfaçon, L’architecture flamboyante en France, p. 54 et « Le tym- pan dans les portails flamboyants en France », p. 164, fig. 59 ; I. Isnard, L’abbatiale de la Trinité de Vendôme, p. 192 et 196 : vers 1501-1508. – S’y ajouterait, peut-être déjà au 266 ÉTUDES DE LETTRES

Le cas relativement simple, mais le plus monumental, apparaît à la collégiale de Thouars (Deux-Sèvres) (fig. 4), datant de 1505 à 1512 environ 22, où Sanfaçon remarquait déjà que « la fenêtre n’est plus que le tympan ajouré du portail, étiré sur toute la hauteur de l’édifice », comme on la rencontre aussi plus ou moins en réduction, par exemple au portail sud de Notre-Dame de Fontenay-le-Comte 23 (Vienne), fin XVe-début XVIe siècle, et, occupant toute la façade, aux églises de Langonnet 24 (Morbihan), de Tréhorenteuc 25 (Morbihan) et à la collé- giale de Guérande (Loire-Atlantique), fin XVe-début XVIe siècle 26, de même que, dans une disposition monumentale et particulière, avec un remplage à deux étages, à Gamaches 27 (Somme), 1er tiers du XVIe siècle. Reste pourtant dans cette lancée le cas exceptionnel de la cathédrale d’Albi, très éloignée géographiquement, qui possède un fameux portail- baldaquin, ensemble monumental comportant un vestibule placé dans l’une des nouvelles chapelles de la nef unique, et un immense porche extérieur tout ouvert, bien plus tardif qu’on ne le pensait. Effectivement milieu du XVe siècle, celui de St-Hilaire de Loudun, muré depuis 1577 (DEF, III/C, Poitou, Saintonge, Angoumois, p. 90 ; Y. Blomme, Poitou gothique, p. 181 sq.). – On pense que, sous son haut gâble, le portail à tympan, vitré après coup, de l’église royale St-Aignan à Orléans, consacrée en 1509, était sculpté (CAF, Orléans 1930, p. 52-70, fig. p. 68 [G. Chenesseau] ; J. Hugger, Substitution statt Reduktion, p. 75 et 225, fig. 65), mais celui de St-Euverte, aussi à Orléans, montre un remplage (CAF, Orléans 1930, p. 103). 22. Y. Blomme, Poitou gothique, p. 364-367 : travaux de sculpture en 1515 et commande des tombeaux en 1519 ; CAF, Deux-Sèvres 2001, p. 311 sq. (J. Guillaume) ; M.-B. Bouvet, H. Say-Barbey (dir.), Les chapelles royales, p. 63-67 : indulgences en 1516 ; fig. 6 : élévation de 1874 ; J. Noblet, « Les collégiales castrales à vocation funéraire en Poitou-Touraine », p. 106, n. 3, p. 112 sq. et 120, fig. 5-8 ; DEF, III/C, Poitou, Saintonge, Angoumois, p. 198, gravure 1669. 23. Y. Blomme, Poitou gothique, p. 157-164, fig. p. 161 ; M.-Th. Réau, Fontenay-le- Comte, capitale du Bas-Poitou, p. 32. Mais avec une statue en partie dans le remplage, comme dans le Nord de la France. 24. CAF, Cornouaille 1957, p. 119-125 (R. Legrand). 25. J.-M. Pérouse de Montclos, Architecture, vol. 2, VI, fig. 24 : « fenêtre en tympan » ; pas dans DEF, IV/A, Bretagne. 26. CAF, Haute Bretagne 1968, p. 183-194 (D. Rabreau), état ancien de la façade (dessin ?), p. 191 ; fig. après la grande restauration de 1876-1885 dans La collégiale St-Aubin, Guérande (Loire-Atlantique), SAEP, 1988. – L’église Saint-Germain de Rennes montre la même disposition en façade avec sa grande verrière terminée en 1545, mais les portes mêmes auraient été modifiées en 1840 (, consulté en juin 2018). 27. CAF, Amiens 1936, p. 438-441 (Ph. Des Forts). UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 267

Fig. 4 — Façade de la collégiale du château de Thouars (Deux-Sèvres), 1505-1512. © Selbymay – Wikimedia Commons [CC BY-SA 3.0]. 268 ÉTUDES DE LETTRES d’après l’héraldique, il fut construit très luxueusement sous les évêques successeurs de Louis d’Amboise, entre 1519 et 1550, mais ce dernier, qui parlait du portail dans son testament de 1485, l’avait peut-être projeté, voire commencé – ou son successeur direct de 1503 à 1510, son neveu Louis II d’Amboise. En ce qui concerne le portail, la haute fenêtre au moins, selon une conception sans doute issue du Val de Loire, où leur famille était bien implantée 28, rappelle celle de Thouars justement, sauf la niche à statue. À l’époque de l’évêque Aymon de Montfalcon (1491-1517), le type complet du portail-verrière commence déjà à se diversifier et à se dis- soudre 29, et tout spécialement, cas extrême, à la collégiale ruinée des Roches Tranchelion (Indre-et-Loire), construite dès 1510 environ et achevée avant 1527, où les ébrasements colossaux des voussures, pourtant élevés visiblement à l’imitation de Thouars, embrassent complètement un mur à peine ajouré d’un oculus 30. Rappelons, pour terminer ce survol, l’existence d’un autre groupe de portails flamboyants, matériellement tout aussi importants, mais proba- blement plus tardifs. C’est au XVIe siècle, dans les régions plus septen- trionales de la France où éclosent les grandes œuvres des Chambiges,

28. CAF, Albigeois 1982, p. 35-37, fig. 10-11 (J.-L. Biget) ; J.-L. Biget, « Les étapes de la construction, XIIIe et XIVe siècles », p. 66 et « Le baldaquin et l’entrée » ; R. Sanfaçon, L’architecture flamboyante en France, p. 126, fig. 150. 29. Même cas à la collégiale de Saint-Antoine-la-Lande (Saint-Marc-la-Lande, Deux-Sèvres), entre 1509 et 1512, où la remarquable façade-portail laisse également comme une survivance de cette typologie « ouverte », l’ample faux tympan ne s’ajou- rant plus que par deux couples d’étroites fenêtres doubles, non jumelées, chacun dans une archivolte : Y. Blomme, Poitou gothique, p. 322 sq. ; DEF, III/C, Poitou, Saintonge, Angoumois, p. 179 sq. ; Guide du Patrimoine, Centre-Val de Loire, p. 346 (bonne fig.) ; CAF, Deux-Sèvres 2001, p. 376 – Et comme à Saint-Armel de Ploërmel (Morbihan), où, dans la grande arcade, deux fenêtres surmontent les deux portes : DEF, IV/A, Bretagne, p. 96 (fig. gravure). Même disposition en gestation à Fontaine-sur-Somme : CAF, Amiens 1936, p. 38-45 (Ph. Des Forts) ; pas dans DEF, V/B, Champagne, Flandre, Artois, Picardie. – Dans certains cas, les « tympans » restés en simple mur ou remu- rés évoquent encore la possibilité ou le souvenir d’une ouverture comme à Plumergat, Taupont, Ambon, et Plouarnel dans le Morbihan et surtout à la cathédrale de Troyes (CAF, Troyes 1955, p. 26). 30. Les ruines de la collégiale des Roches Tranchelion, à 10 km d’Azay-le-Rideau : J. Noblet, « Les collégiales castrales à vocation funéraire en Poitou-Touraine », p. 106, n. 5 et p. 121, fig. 7, et au dos. – Guide du Patrimoine, Centre-Val de Loire, p. 546, fig. [bonne photo]. UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 269 aboutissant à la belle façade sud de la cathédrale de Senlis 31 (Oise), qu’a été repérée toute une série de portails un peu différents des exemples que nous venons d’évoquer. En règle générale, ils sont moins profon- dément ébrasés et surtout la niche à statue sortant du trumeau y coupe largement ou carrément le remplage, comme dans les chefs-d’œuvre flamboyants de Saint-Wulfran (1488-avant 1539) et de Saint-Gilles d’Abbeville 32 (Somme), ainsi qu’à la façade sud de Saint-Remi à Reims (Marne), remontant à 1506 environ 33. Nombreux sont les portails qui s’y distinguent par leur décor d’arcatures trilobées ou même de type cham- bigien, à retombées pendantes 34. La Somme présente de plus, dans la grande chapelle du Saint-Esprit à Rue, un cas rarissime datant de 1514

31. Dès 1530 : F. Meunier, Martin et Pierre Chambiges, p. 40, fig. 10, p. 236, fig. 176 et p. 240, fig. 180. – DEF, IV/D, Île-de-France I, 1987, p. 248 sq. 32. Cathédrale Saint-Wulfran d’Abbeville : M. Thibout, Églises gothiques en France, p. LI et pl. 120-121 ; CAF, Amiens 1936, p. 54 sq., fig. p. 72 sq. (G. Durand) : le portail nord de la façade était aux armes du cardinal Georges d’Amboise ; DEF, V/A, Alsace, Lorraine, Franche-Comté, p. 1 sq. (P. Roy) – Pour St-Gilles d’Abbeville : R. Sanfaçon, « L’évocation des grands portails des cathédrales de Reims et d’Amiens dans les églises flamboyantes de Champagne et de Picardie », p. 462. 33. Ibid., p. 459, fig. 1 ; CAF, Champagne 1977, p. 44 sq. (A. Prache), vers 1506 et fig. état avant 1914 ; CAF, Reims 1911/1, p. 62 sq. (L. Demaison) : « En 1506, Robert de Lenoncourt, l’un des premiers abbés commendataires de Sainte-Remi, rebâtit à l’ex- trémité méridionale une façade de style flamboyant » ; plan p. 60 sq. : 1506, p. 90 sq., sans fig. 34. Sur les œuvres des Chambiges et autour d’elles, voir maintenant : F. Meunier, Martin et Pierre Chambiges ; cet ouvrage fondamental montre la même disposition en particulier dans les portails de Saint-Pierre de Senlis (Oise), d’Avenay-Val-d’Or (Marne), d’Ervy-le-Châtel (Aube), 1502-1533, de Saint-Germain d’Amiens (Somme), de Saint-Gilles d’Abbeville (Somme), de Montdidier (Somme), de Marissel-lès-Beauvais (Somme), de Réthel (Ardennes), de Clermont-de-l’Oise (Oise), de Saint-Aspre de Melun (Seine-et-Marne), de Rozay-en-Brie (Seine-et-Marne), de Saint-Phal (Aube), de Rembertcourt (Meuse), de Rumilly-lès-Vaudes, dès 1527-1549 (Aube), ce dernier aux limites du flamboyant (aussi CAF, Troyes 1955, p. 305-312) ; on retrouve même parfois cette composition dans ceux qui relèvent déjà de la Renaissance. Ajoutons à cette liste Saint-Nizier de Troyes (Aube), de 1531 (Les églises de Troyes, p. 129 et 133). Quant aux portails de Conty (Somme) et de Savigny-sur-Aisne (Ardennes) (DEF, V/B, Champagne, Flandre, Artois, Picardie, p. 109), ils n’ont pas de niche à statues, ni dans les trumeaux ni dans les fenêtres. D’autres à l’ouest ont des remplages à statue, au moins partielle- ment : à la chapelle St-Jacques de Vendôme (portail déplacé et reconstitué : Guide du Patrimoine, Centre-Val de Loire, p. 658 sq.) et à Fontenay-le-Comte (voir supra n. 23). 270 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 5 — Façade de la collégiale du château d’Ussé (Indre-et-Loire), 1522-1538. © LonganimE – Wikimedia Commons [CC BY-SA 2.5]. environ, un portail intérieur complet à deux portes et remplage, d’une structure très légère, sans aucun vitrage ni menuiserie 35.

35. Cas réservé à l’arcade extérieure des porches, en Bretagne surtout : voir supra n. 4. – CAF, Amiens 1936, p. 268 sq., fig. p. 281 (M. R. Rodière), un peu analogue à l’arcade de la chapelle St-Jacques de Cléry (Loiret), de 1518 environ (Ph. Araguas, Cléry-Saint- André, p. 24). Dans la Somme se voit aussi un autre cas original : le portail central de 1510-1520 à l’étrange façade de l’abbatiale de Saint-Riquier, où le remplage du tym- pan vitré est remplacé par la dense ramification et les statuettes d’un ensemble sculpté représentant l’Arbre de Jessé : A. Magnin (dir.), Saint-Riquier, p. 163, fig. 3 et fig. à la UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 271

Fig. 6 — Façade de l’église de Montrésor (Indre-et-Loire), 1522-vers 1541. © Section d’histoire de l’art, UNIL.

Dans sa dernière étape, ce type s’adapte aux nouvelles modes renais- santes, comme à Saint-Symphorien de Tours (Indre-et-Loire), 1526-1531, dont les dispositions restent dans la tradition 36, ou simplement muni une, avec les études d’I. Isnard (p. 104-108) et de S. Guyot de Suduiraut (p. 190-195, fig. 34). 36. CAF, Indre-et-Loire 1997, p. 301-311, fig. (mauvaises !) (Th. Rapin). – DEF, III/D, Val-de-Loire, Berry, p. 166 ; Guide du Patrimoine, Centre-Val de Loire, p. 610- 613, fig. (bonne !). 272 ÉTUDES DE LETTRES d’un tympan ouvert et « vitré en éventail » comme à l’église flamboyante de Serans (Oise), du 2e quart XVIe siècle 37. En revanche, à la collégiale du château d’Ussé (Indre-et-Loire) (fig. 5), fondée en 1522 et consacrée en 1538 38, et à l’église de Montrésor (Indre-et-Loire) (fig. 6), fondée éga- lement en 1522, en partie construite en 1526 et achevée vers 1541 39, le portail, malgré la présence d’une haute fenêtre, se couvre d’une série de niches à statues ou de son propre tympan, mais alors fermé, court- circuitant ainsi le schéma fondamental du « tympan ajouré en fenêtre » 40. En résumé, durant sa longue histoire et dans ses étapes gothiques, rayonnantes, flamboyantes et renaissantes, le portail à tympan ouvert en remplage ou carrément remplacé par une fenêtre ne se manifeste guère en France qu’au nord d’une ligne allant de Poitiers à Nancy, touchant donc la Bretagne, le Poitou, le Val de Loire, la Normandie, l’Île-de- France, la Picardie, la Champagne et la Lorraine et laissant largement de côté les cas de tympans simplement vitrés de l’Auvergne 41, mais surtout

37. M. Bideault, C. Lautier, Île-de-France gothique, p. 377 sq. – Même cas à Varangéville (Meurthe-et-Moselle), après 1528 (CAF, Nancy, Lorraine méridio- nale 2006, p. 255-260, fig. 2 [P. Sesmat]), à Saint-Dyé-sur-Loire (Loir-et-Cher), vers le milieu du XVIe siècle (CAF, Blésois 1981, p. 377-380 [D. Hervier] ; Guide du Patrimoine, Centre-Val de Loire, p. 568), et même à St-Eustache à Paris (R. Sanfaçon, « Le tympan dans les portails flamboyants en France », p. 168, fig. 77). 38. Guide du Patrimoine, Centre-Val de Loire, p. 640 sq., fig. (bonne) ; J. Noblet, « Les collégiales castrales à vocation funéraire en Poitou-Touraine », p. 106, n. 7 et fig. 8. 39. J. Noblet, « Les collégiales castrales à vocation funéraire en Poitou-Touraine », p. 106, n. 7 – Guide du Patrimoine, Centre-Val de Loire, p. 455-458, fig. (très bonne) ; CAF, Tours 1948, p. 196 (J. Vallery-Radot) : « … fit déboucher la fenêtre de la façade ouest et refaire son réseau sur les dessins de l’architecte F. Roguet… ». 40. Même cas à Beaufort-en-Vallée (Maine-et-Loire), dont la photo a été publiée par R. Sanfaçon en 1971 (L’architecture flamboyante en France, p. 125), mais cette façade, de type flamboyant, a été rénovée en 1869-1872, voir DEF, III/D, Val-de-Loire, Berry, p. 15, avec gravure de 1874. Autre cas tout aussi flamboyant à Saint-Hilaire de Challement en Nivernais, consacré en 1538 (CAF, Nivernais 1967, p. 28-33 [J. Estelle]). Autre cas à l’église de Thouars même (portail sud : voir supra n. 22, CAF, Deux-Sèvres 2001, p. 314 [J. Guillaume]). 41. A. Courtillé, Auvergne, Bourbonnais, Velay gothiques, p. 71 : « Bien peu de ces tympans semblent avoir retenu le tympan évidé de mouchettes et de soufflets comme à la Sainte-Chapelle de Riom (p. 360, fig.), où les dimensions réduites facilitent ce parti, qui ne sera adopté au Marthuret que lors de la restauration du XIXe siècle » ; fig. des simples tympans actuellement vitrés de St-Gervais-sous-Meymont et de La Chapelle- Agnon : ibid., p. 71 et p. 438, de Valuejols (Cantal). – Hors région aussi un cas dans la Loire, terminé avant 1541, à Verrières-en-Forez (Patrimoine ogival de la Loire, p. 36 sq.). UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 273 les grands portails d’Albi et de Lausanne. Comme ce dernier constitue notre point de départ, on peut dire après ce survol qu’il s’inscrit dans sa période la plus expressive.

1.2. Le cas du portail des évêques de Montfalcon

À ce propos, revenons sur le cas le plus proche typologiquement de Lausanne et chronologiquement utilisable pour la comparaison, celui de la collégiale (l’église haute) du château de Thouars (Deux-Sèvres). Louis de la Trémoille, héritier des Amboise en 1487 du fait de sa mère Marguerite, la reconstruisit dès avant 1507 ; elle fut achevée vers 1515 par la sculpture, exceptionnellement riche, comme à Lausanne 42. Elle relève encore fortement du courant flamboyant, sauf dans la galerie à arcades supérieure, de caractère Renaissance. Les relations formelles sont évidentes, malgré des proportions bien dif- férentes, soit grosso modo de 1 à 4 à Thouars et de 1 à 2 à Lausanne 43 : suppression du tympan devenu une haute fenêtre à remplage, contre- forts, voussures avec niches à statues. Les contreforts sont à facettes visibles et à niches avec dais, mais à Thouars, ils commencent à la hau- teur de l’appui des fenêtres, donc beaucoup plus haut qu’à Lausanne, où ils partent du sol. Sur la porte unique, la fenêtre, nettement plus étroite, ne comporte que deux meneaux au lieu de trois à Lausanne et, de ce fait, est beaucoup plus élancée 44. En revanche, les arcatures festonnées en

Resterait, également en « outsider », le cas du portail du Chapitre au château de Biron (Montpazier, Dordogne), du 1er quart du XVIe siècle, dont une gravure pourrait laisser croire qu’il montre un tympan flamboyant à remplage et ouvert CAF,( Périgord noir 1979, p. 221-224, fig. 6), et qui se transformera en jour oblong dans l’architecture civile, comme on le voit déjà à Bourges (Y. Esquieu, J.-M. Pesez [dir.], Cent maisons médiévales en France, p. 275, no 39, à la rue Pellevoysin). 42. Voir supra n. 22. 43. À Thouars : 4 m en largeur sur 16 m en hauteur (à la pointe de l’accolade) ; et à Lausanne : 8,60 m sur 16 m. Soit grosso modo : 1 à 4 et 1 à 2. 44. À Lausanne s’est posé longtemps encore le problème de la restitution du linteau et de l’éventuel trumeau, qui occupa beaucoup la commission de la cathédrale en 1894 concluant à son absence : L. Gauthier, La cathédrale de Lausanne et ses travaux de res- tauration, 1869-1898, Annexe no 16, Commission 1894, p. 98-103 ; voir aussi p. 94-96 : H. de Geymüller, « Observations supplémentaires ». L’état sans trumeau ou pilier central apparaît déjà en tout cas sur le relevé de Gabriel Delagrange en 1767 (M. Grandjean, « Jalons pour une histoire de la conservation des monuments historiques vaudois jusqu’à 274 ÉTUDES DE LETTRES trilobes dans l’extérieur des voussures, fréquentes à la fin du gothique, n’ont de répondant, à la même époque et dans nos régions, qu’à l’actuelle cathédrale de Chambéry (avant 1506/1516), d’ailleurs dans une posi- tion oblique, originale, mais sans « retombées pendantes », un peu à la manière de Chambiges. La différence fondamentale de Thouars et de tous les types de portails connus avec celui des Montfalcon tient surtout dans l’implantation rare de ce dernier dans un « passage obligé ». Serré entre deux tours du fait de ses origines, puisqu’il ferme, tout à l’extérieur, le fameux grand porche ouvert du XIIIe siècle, lui-même bien conservé, il ne se remarque donc pas, comme souvent, par une saillie, qui n’existe pas, bien au contraire ! En ne tenant compte typologiquement que du portail et de ses vous- sures chargées à Lausanne, on constate que seuls les exemples de Thouars et d’Albi s’en rapprochent, tous deux avec une seule porte ! L’absence de trumeau à Lausanne, qui a tant intrigué les restaurateurs du début du XXe siècle, pourrait trouver sa source dans cette filiation même. Tous ces exemples sont donc, peu ou prou, issus du développement des portails de la cathédrale de Tours. Si le type du portail de Lausanne est maintenant mieux repérable, les relations entre les grands exemples essaimés autour du Val de Loire et l’évêque Aymon de Montfalcon ne sont pas encore établies par des documents. On n’ignore pas qu’il s’intéressait à l’art et à l’architecture de son époque et même hors de nos régions : il eut de nombreuses occa- sions de voyager, y compris après son élévation à l’épiscopat en 1491 et jusqu’en 1510. Bien intégré à la cour de Savoie depuis 1471, conseiller des ducs et duchesses successifs, dont il fut le représentant permanent à Rome en 1473 et pour lesquels il remplit de nombreuses missions diplo- matiques à Paris et chez les Suisses, il alla jusqu’à devenir le conseiller du roi Charles VIII en 1489 et l’un des porte-parole de Louis XII auprès d’eux en 1509. C’est lors de son passage à Bruxelles, en 1501, en vue du mariage du duc Philibert le Beau avec Marguerite d’Autriche, la fille de l’empereur, qu’il avait engagé deux tapissiers flamands pour Lausanne. Il avait gardé le contact avec cette dernière à propos de travaux artis- tiques, comme le confirme son échange de correspondance au sujet de la célèbre église funéraire de Brou à Bourg-en-Bresse (Ain), puisqu’au début

Viollet-le-Duc », fig. 2 ; J.-Ch. Biaudet et al. [éd.] La cathédrale de Lausanne, p. 63, fig. 61). UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 275 des travaux, en 1515, il lui avait procuré pour ce chantier 28 pierres de « marbre noir » de Saint-Triphon, dans le Chablais vaudois 45. Ce que nous aurions aimé découvrir tout spécialement, ce sont les liens d’Aymon de Montfalcon avec la famille d’Amboise, souvent aux commandes des réalisations nouvelles du Val de Loire et même ailleurs : seule une histoire renouvelée pourrait nous les confirmer plus précisé- ment, mais sa pratique de la cour royale lui en avait certainement donné l’occasion !

2. Les cheminées des résidences d’Aymon de Montfalcon

Ces trois belles cheminées 46 ouvertes « à la française » datent du règne d’Aymon de Montfalcon (mort en 1517), date confirmée par la présence de sa devise, soit à Glérolles (fig. 7 et 8) soit au château Saint-Maire à Lausanne (pl. XIII et fig. 9). Les trois s’apparentent également par leur forme et leur décor, assurément ouvrages d’un même maître non encore identifié, et trouvent déjà un correspondant décoratif à la cathédrale de Lausanne dans le parapet de la tribune et de sa « chaire », datées de 1505 et dues au même évêque 47 (fig. 10).

45. M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 770, n. 3. 46. La bibliographie utile sur l’histoire des cheminées médiévales n’est pas abondante et reste bien insuffisante. Pour un survol rapide de la question, on pourra consulter É. Sirot, Allumer le feu. Le choix d’exemples donné en relevés dans M. Diot, Cheminées, est plus étoffé dans sa version de 2007, mais ne suffit que pour une approche typo- logique. Le reste de nos indications est aléatoire car dépendant pour l’essentiel de demeures privées, difficiles à visiter même pour des professionnels : ce qui fut le cas pour nous justement à Glérolles. Et, ajoutons-le, souvent datées sans grande précision. 47. M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 573-578, fig. 970-971 ; L. Gauthier, La cathédrale de Lausanne et ses travaux de restauration, 1869-1898, p. 114 : en 1880, selon Sorbière Aîné, le parapet était déposé au-dessus de la chapelle St-Maurice et, à l’origine, « dans sa décoration, cette galerie renfermait dans le centre de chacun de ses côtés, les armoiries des Montfalcon en grand style, et telles que pour la taille, elles n’ont pas leurs pareilles dans tout l’édifice. Le petit buffet d’orgue repose sur un cul-de-lampe portant leur devise : Si qua fata sinant ». Parapet replacé ensuite en bordure de la tribune, sans doute en suivant le conseil de Viollet-le-Duc de 1872 qui demandait « l’enlèvement du buffet de l’orgue et le rétablissement des deux tribunes étagées qui surmontent le porche inté- rieur. Disposition unique et qui devrait produire un très grand effet » (Ibid., p. 72). 276 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 7 — Cheminée d’Aymon de Montfalcon au château de Glérolles. Photographie Claude Bornand, 1972. UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 277

Fig. 8 — Cheminée d’Aymon de Montfalcon au château de Glérolles. Photographie Claude Bornand, 1972. 278 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 9 — Cheminée d’Aymon de Montfalcon dans la chambre de l’évêque au château Saint-Maire à Lausanne. Photographie Rémy Gindroz, 2018. UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 279

Fig. 10 — « Chaire » de 1505 de la tribune de la cathédrale de Lausanne, due à Aymon de Montfalcon, aujourd’hui démontée et déposée au lapidaire. Photographie Claude Bornand, 1974. Ces cheminées ouvertes en forme d’armoire complètement encastrée ou en légère saillie avec manteau et hotte de même largeur s’élèvent droit jusqu’au plafond. Elles se situent donc à la jonction du type gothique, longtemps à hotte oblique, et du type qui deviendra la règle aux siècles suivants, avec hotte verticale, qui apparaît précocement, au milieu du XVe siècle, à l’hôtel de Jacques Cœur à Bourges 48 (fig. 11), et plus densément à partir de 1480 selon Martine Diot 49. Autre caractère particulier : toutes trois sont à hotte coupée par une niche à statue avec dais, sans doute d’inspiration religieuse – peut-être à cause du statut d’évêque d’Aymon ? – pas fréquente en tout cas dans les cheminées françaises connues 50.

48. J. Favière, L’hôtel de Jacques Cœur à Bourges, fig. p. 43 (1441-1451). On en trouve aussi au château de Culan (Cher), mais trop largement datée : M. Diot, Cheminées, p. 123 : 1re moitié du XVe siècle (?). 49. Ibid., p. 159. 50. Dans les hottes même peu élevées, on ne rencontre que rarement des séries de niches flamboyantes comme au château de Verdelle (Poillé-sur-Vègre, Sarthe) : Ibid., p. 155. 280 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 11 — Cheminée de l’hôtel de Jacques Cœur à Bourges (milieu du XVe siècle). © collection particulière. UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 281

2.1. Les fenestrages aveugles

Le décor choisi par Aymon paraît exceptionnel : il n’existe pas d’exemples comparables repérés pour l’instant ! Il se fonde essentiellement sur l’abon- dance des fenestrages aveugles et leurs dispositions spéciales. Beaucoup moins nombreux que dans les parapets, qui sont le plus souvent ajourés en remplages flamboyants, les fenestrages aveugles apparaissent surtout sur les façades des bâtiments, formant des allèges ou des « frises » sous les fenêtres des grandes résidences, en particulier à l’hôtel de Jacques Cœur à Bourges au milieu du XVe siècle, déjà cité 51, mais ils sont plus rares et plus tardifs quand ils constituent une décoration sculptée complexe, toute en verticalité, comme dans des tourelles d’escaliers, notamment à l’ancien hôtel Le Gendre à Paris 52, de 1499 à 1512 (?), et à celui des Échevins à Bourges 53, dès 1489, au château de Meillant (Cher) 54, dû à Charles II d’Amboise, neveu du cardinal, à la fin du XVe siècle et au début du XVIe, ainsi qu’au logis de l’abbé Jacques d’Amboise (1481-1510)

51. Voir supra n. 48. – Rares cas connus de parapets en mur non ajouré aux motifs analogues à ceux d’Aymon, à l’escalier « ouvert » du château de Châteaudun (Eure-et- Loire), après 1460 (CAF, Orléans 1930, p. 505 [Lesueur]), à l’escalier de la « Librairie » de 1479 dans la cathédrale de Rouen (Y. Bottineau-Fuchs, Haute-Normandie gothique, p. 298, avec fig.) et à la galerie de la maison des Bargues à Salers (Cantal). Lorsque les baies des tours d’escaliers peuvent se fermer, ces murs redeviennent des allèges ou des frises, comme le montrent celles de l’hôtel des Échevins à Bourges (voir infra n. 53) et celle du palais ducal de Nevers (Nièvre), plus tardive. – Rappelons que hors de France, dans un tout autre contexte, on rencontre, notamment à Fribourg (Suisse), dès avant la fin du XIVe siècle, ce type de décor déjà très flamboyant appliqué aux linteaux des fenêtres multiples : G. Bourgarel, Ch. Kündig, « Chronique archéologique 2004, Fribourg, Neuveville 46 » ; M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 16. – En feuilletant notre documentation sommaire apparaissent en Allemagne quelques cas, très disper- sés, de quadrillage en carrés losangés : dessus de portail de Tauberbischofsheim, 1474 (K. Gerstenberg, Deutsche Sondergotik, p. 96 et fig. 34), au clocher de Notre-Dame de Bamberg (B. Neundorfer, Pfarrkirche U. L. Frau, Bamberg, p. 2 sq.), à la subdivision d’une verrière à Notre-Dame de Frankfort, 1435-1434 (G. Binding, Masswerk, p. 332, fig. 375). 52. É. Hamon, Une capitale flamboyante, p. 19, fig. XVI, p. 32, fig. 6, p. 125-130, fig. 74-81 et p. 265, fig. 195-196. 53. CAF, Bourges 1931, p. 105-115, fig. p. 111 sq. (R. Gauchery). 54. Une tourelle à décor flamboyant et une autre à décor flamboyant puis renaissant : CAF, Bourges 1931, p. 154-174, fig. p. 169 et 171 (M. Dumoulin) ; fig. dans Album des châteaux de France, p. 230-235. 282 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 12 — Tours du logis d’Amboise à Cluny (fin XVe-début XVIe siècle). © collection particulière.

à Cluny 55, un chef-d’œuvre, où les fenestrages flamboyants aveugles qui tapissent littéralement le rez-de-chaussée des façades des tours-pavillons font place sans transition aux frises végétales de la Renaissance à l’étage (fig. 12). Disposés en registres horizontaux superposés et serrés comme à Lausanne et à Glérolles, ils ne se voient guère en France. Dans l’état de nos connaissances, un seul cas un peu analogue à ces cheminées, mais de style moins flamboyant, se rencontre au château de Culan (Cher) 56.

55. P. Garrigou-Grandchamp (dir.), La ville de Cluny et ses maisons (XIe-XVe siècles), p. 69-71, fig. 32. 56. M. Diot, Cheminées, p. 175 sq., cheminée de la salle des Gardes, 1er quart XVIe siècle – Ce décor monumentalement appliqué à l’hôtel de Jacques Cœur à Bourges au milieu du XVIe siècle (voir supra n. 48), est, en superposition et sans sculp- tures, esquissé à l’escalier d’honneur du château de Tarascon, au plus tard au milieu du XVe siècle : CAF, Avignon, Comtat-Venaissin 1963, p. 231 sq., fig. 8 (S. Pressouyre) ; F. Robin, Le château du roi René à Tarascon, p. 29 et 47. UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 283

Rares sont ceux qui montrent le même type de décor flamboyant : un registre analogue s’en voit pourtant au bas de la hotte de celle de l’hôtel des Échevins à Bourges 57, construit dès 1489. Il faut quand même noter que seules les tours-pavillons du logis d’Amboise à Cluny, dont il vient d’être question, présentent une telle superposition de registres, mais là déjà dans un style tout à fait renaissant. Également très rares paraissent les hottes entièrement couvertes de fenestrages aveugles flamboyants, comme à l’ancien prieuré de Manthes (Drôme) 58, mais se voit déjà, sous une forme massive et très peuplée, à l’hôtel de Jacques Cœur à Bourges au milieu du XVe siècle. Pour les cheminées d’Aymon de Montfalcon, le nombre des bandes ou registres correspond à leurs dimensions en hauteur, dépendantes elles-mêmes de la grandeur des pièces qui les accueillent : deux, trois ou quatre. Leurs tracés, très graphiques, ne sont que de deux sortes, mais disposés selon un ordre différent dans chacun des cas. La forme la plus utilisée est celle des accolades entrelacées en tête-bêche, incorporant des quadrilobes pointus au centre et ailleurs des trilobes ; la seconde consti- tue un registre horizontal de carrés « losangés » à quadrilobes de même type, angle contre angle 59. Dans les cheminées, la hotte s’encadre de gorges refouillées en légers rinceaux, remplacées au château Saint-Maire par la devise d’Aymon sous la corniche et au linteau, devise qui se retrouve au château de Glérolles au sommet et de chaque côté dans le cas le plus simple et qui, dans le cas plus chargé, orne les trois côtés ; le linteau lisse frappé seulement de ses armes dans un écu apparaît dans les deux derniers cas, l’un avec encadrement et l’autre pas. La différence, nécessitée par les dimensions plus larges, concerne les piédroits du manteau. Soulignés à l’extérieur par des colonnettes au fond

57. CAF, Bourges 1931, p. 105-115, fig. p. 109 (R. Gauchery). 58. Carte postale, début XXe siècle : sur un épais linteau à ondulations concaves se développent, autour d’un écu, deux registres étroits de trilobes et de quadrilobes ondu- lant, puis une série de fenêtres flamboyantes, surmontée par une corniche festonnée d’arcatures trilobées. 59. D’une manière générale, cette dernière est pourtant plus fréquente dans les para- pets ou les allèges que l’autre, qui ne se voit guère, même dans les nombreux fenestrages aveugles ou ajourés du mobilier de bois, comme dans les stalles qui, dans nos régions, n’en présentent qu’à l’abbatiale de Hauterive (1472-1486) et à la collégiale de Romont (1464-1468). 284 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 13 — Lucarne de l’aile orientale du château d’Ussé (Indre-et-Loire), 1485-1500. Tiré de CAF Touraine 1997, p. 376. d’une gorge, à bases bien marquées, mais sans chapiteau, ils s’élargissent à Lausanne pour former en plus un ample replat, s’adaptant ainsi un peu à l’esprit de la Renaissance, ce qui permet d’y inscrire une superposition verticale de carrés à quadrilobe, du type de ceux de la hotte. Constatons, pour conclure, qu’un décor de cette sorte, très rare lui aussi dans cette position, a un précédent au célèbre château d’Ussé, mais seulement dans une lucarne de l’aile orientale, datant de 1485-1500 60 (fig. 13), ce qui orienterait encore une fois les références artistiques d’Aymon de Montfalcon vers le Val de Loire…

60. CAF, Indre-et-Loire 1997, p. 369-385 et fig. 11, p. 376 (J. Guillaume et S. Lamirault-Sorin). Cet exemple n’offrirait guère de filiation sauf, si c’en était une, beaucoup plus tardive, au château de Lanquais, en Dordogne, vers 1570 (CAF, Périgord noir 1979, p. 130-145, fig. 7 et 10 [A. Chastel]). UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 285

Fig. 14 — Façade de la cathédrale de Chambéry, état actuel. © Florian Pépellin – Wikimedia Commons [CC BY-SA 3.0].

3. Conclusion

On constate donc peu de rapports entre le décor aveugle des éléments remaniés du « Grand portail » et le décor en partie en forte saillie et en ronde bosse du portail des Montfalcon, plus tardif. Mis à part quelques détails, ces décors aplatis ne sont que peu touchés par la nouvelle mode renaissante, il en va de même pour ceux des cheminées d’Aymon de Montfalcon. Ils demeurent tous dans le style de l’extrême fin du gothique flamboyant, mais gagné par l’abondance des signatures sous forme de devises épigraphiques ou d’armes familiales. Si les ouvrages des Montfalcon relèvent en partie des conceptions du Val de Loire et de ses alentours, beaucoup d’autres travaux aux églises situées également dans l’orbite politique savoyarde subissent des influences plus diverses. C’est justement le cas des grandes façades 286 ÉTUDES DE LETTRES contemporaines du portail des Monfalcon au début du XVIe siècle : celle de l’actuelle cathédrale de Chambéry, au centre du pouvoir ducal, si dif- férente et achevée vers 1506 – en tout cas avant 1516 61 –, mais aussi celle de Saint-Nicolas de Brou à Bourg-en-Bresse (vers 1512-1532), chef- d’œuvre brabançon dû à la volonté de Marguerite d’Autriche, duchesse de Savoie, pour lequel Aymon de Montfalcon était en relation avec elle en 1515, comme il vient d’être dit. Mais il faudra attendre la construc- tion de la façade de l’actuelle cathédrale d’Annecy en 1535 pour que la Renaissance se manifeste pleinement en Savoie, sous sa forme romaine, comme un véritable affichage du nouveau style.

Marcel Grandjean Université de Lausanne

61. Nos études reprises récemment permettraient de préciser l’origine du ou d’un des maîtres d’œuvre du portail monumental de l’actuelle cathédrale de Chambéry (fig. 14), le « maître Lambert de Chambéry », expert avec Henriet de Lyon sur le chantier de Brou à Bourg-en-Bresse en 1509, avant l’intervention décisive de Loys van Boghem (cf. M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 660). Nous avions proposé de l’identifier avec ce Lambert Daudiner (Daudemer), qui collabore dès 1467 à la construction de la cha- pelle-clocher de Yolande de France à la Sainte-Chapelle du château ducal de Chambéry avec le maître Blaise Neyrand, venu quant à lui de Saint-Pourçain en Auvergne et déjà en activité à Genève en 1464. Les attaches de « maître Lambert » avec Lyon laisseraient entendre qu’il avait eu une activité beaucoup plus large. En fait, ce serait bien le cas, puisque son nom Daudemer signifie – ce que nous ignorions alors – « audemarois », soit de Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais, en Flandre française (audomarus = Omer). UN CONSTRUCTEUR NOVATEUR 287

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LE PORTAIL OCCIDENTAL DE LA CATHÉDRALE DE LAUSANNE : TRADITION ET MODERNITÉ D’UN GRAND CHANTIER GOTHIQUE

Les modifications apportées au massif occidental de la cathédrale de Lausanne sous l’épiscopat d’Aymon de Montfalcon bouleversent profondément l’aspect et le fonction- nement liturgique de l’édifice. En dépit de leur nouveauté formelle, les parties ajoutées par l’évêque se placent dans une certaine forme de continuité dont on peut interroger le sens. Visiblement intéressé par le recours à l’histoire, sans doute dans la perspective d’asseoir son pouvoir, le prélat fait œuvre d’archéologue avant l’heure. Mais ce n’est peut-être pas son seul but : imprimer sa marque personnelle dans l’édifice dissimule sans doute des intentions restées sans lendemain, comme celle de fonder une collégiale privée.

La construction d’un portail à l’ouest de la cathédrale de Lausanne est un événement tant pour l’histoire du monument que pour celle de l’architecture régionale. L’évêque Aymon de Montfalcon apporte des modifications essentielles à l’église en lui donnant une forme sans doute plus conforme à ce que l’on attendait alors du siège du pouvoir épis- copal. L’étude minutieuse des sources et des artisans du portail menée par Karina Queijo et par Marcel Grandjean dans ce volume amène des éléments importants pour comprendre ce chantier et le situer dans son contexte architectural tant régional qu’international, mais toutes les questions concernant l’originalité de la forme du portail ne sont pas réso- lues pour autant. En recentrant le discours sur le rapport du portail à la cathédrale, de nouvelles pistes de réflexions émergent, qui devront être confrontées aux hypothèses antérieures pour en valider la pertinence. 292 ÉTUDES DE LETTRES

1. Le contexte monumental

Rappelons ici succinctement quelques éléments de la topographie du monument tout à fait étonnants, qu’Aymon de Montfalcon a fait dis- paraître lors des travaux qu’il commande en 1515 et qui expliquent en grande partie les dispositions réalisées par les architectes Magyn et Contoz. Depuis la fin du grand chantier des XIIe-XIIIe siècles, vers 1230 1, la cathédrale était percée à l’extrémité occidentale de sa nef par un passage routier reliant les parties sud et nord de la Cité et qui séparait la partie consacrée du massif occidental, sans fonction liturgique dans sa partie basse 2. Au niveau du triforium, une profonde tribune surmon- tait le passage et créait un lien visuel vers les chapelles hautes du mas- sif, étagées en tribunes selon un principe qui n’est pas sans rappeler les Westwerk carolingiens et romans. Ce dispositif pourrait être avant tout le fait des besoins visuels spécifiques impliqués par l’existence du passage large d’une travée et demie, fermé du côté du sanctuaire par un mur que perçait au moins un portail central (la véritable porte occidentale de l’église, en fait) 3. Les fidèles arrivant de l’ouest, par les escaliers du Marché notamment 4, se trouvaient donc confrontés à une façade certes inachevée, mais néanmoins monumentale – Alain Villes l’a récemment décrite comme un arc de triomphe dédié à la Vierge 5 – percée en son centre par une haute arcade encadrée par les deux contreforts latéraux des tours. Cette arcade surhaussée (deux niveaux de colonnettes la

1. Pour la chronologie, nous nous fondons sur l’étude fondamentale de M. Grandjean, « La cathédrale actuelle ». 2. M. Grandjean, « Le magnum portale de la cathédrale de Lausanne et le passage routier de la “ grande travée ” ». 3. La terminologie est ici essentielle : selon J.-M. Pérouse de Montclos, un portail est une composition monumentale comportant des portes, qui sont elles-mêmes des ouver- tures fermées par des vantaux permettant un passage. Un porche est un espace ouvert devançant une porte ou un portail. Le type d’entrées que l’on trouve à Lausanne est délicat à décrire puisque les baies qui la composent ne sont ni portes, ni portail : nous avons donc opté pour le vocable neutre d’arcade, comme Marcel Grandjean l’avait fait avant nous (J.-M. Pérouse de Montclos, Architecture). 4. Le mur de ville étant placé très près de la façade, le portail occidental n’était sans doute pas l’entrée la plus usitée : la création d’un porche au sud vers 1230 en remplace- ment d’une porte plus modeste semble montrer que l’accès depuis la Cité-Dessous était le plus emprunté. 5. A. Villes, « La cathédrale actuelle », p. 82 sq. LE PORTAIL OCCIDENTAL 293 portent) donne accès à un porche voûté portant la plus haute des tribunes du massif (fig. 1). Ce porche présente un plan unique en son genre : la travée centrale, carrée, est accostée de part et d’autre par deux absides dont la partie supérieure présente des colonnettes similaires à celles de l’arcade d’entrée. Elles supportent d’étranges demi-arcs diaphragme qui soutiennent des voûtains presque plats et qui donnent l’illusion d’une couverture similaire à celle du chœur, par exemple. Une arcade assez sobre, en arc brisé, surmontée d’une claustra de pierre devant laquelle est assise la Vierge en majesté – aujourd’hui fragmentaire – dans une niche à baldaquin, donne accès à une travée carrée 6. Celle-ci est délimi- tée par les ébrasements profonds de quatre piles flanquées de colonnettes supportant les voussures des arcs portant la voûte d’ogive, également sobre, de cet espace de transition, ouvert à l’origine sur ses quatre faces. Ensuite, il fallait traverser le passage routier aujourd’hui disparu, voûté sans doute lui aussi, pour arriver par une porte disparue, mais attestée par les sources, dans la nef elle-même. On ignore quels étaient les sys- tèmes de fermeture de ces différents espaces ; mais sans doute, au vu de la taille des baies, toutes celles du massif n’étaient que des arcades ouvertes, sans huisseries particulières, mais peut-être fermées par des grilles 7 ; seule la porte percée entre le passage routier et la nef devait être fermée par des vantaux de bois qui portaient peut-être l’une des deux appliques de bronze qui se voient aujourd’hui encore sur les portes néogothiques du portail rénové d’Aymon de Montfalcon 8. Lorsque le portail occidental est construit au XVIe siècle et le pas- sage routier bouché par deux murs latéraux, la géographie de la Cité s’en trouve profondément modifiée. Une maison sise près de la tour nord doit être détruite pour permettre le passage des personnes et des convois ; dorénavant, on doit donc contourner la cathédrale, ce qui donne encore plus de visibilité au portail à venir, puisque l’on passe presque forcément

6. Voir la figure 1 de l’article de K. Berclaz dans ce volume. 7. Elles semblent toutefois rares dans la région avant la fin du Moyen Âge (M. Grandjean, « Œuvres majeures de la ferronnerie en Suisse romande à la fin de l’époque gothique », p. 203). Un fragment de grille datée des XIVe-XVe siècles est conservé au lapidaire de la cathédrale (Cathédrale de Lausanne. 700e anniversaire de la consécration solennelle, p. 200, cat. 183). 8. S. Utz, « Dans la gueule du lion », p. 39. L’applique la plus ancienne date sans doute du début du XIIIe siècle, la seconde est une copie libre du XVIIe siècle. 294 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 1 — Revers du portail Montfalcon avec l’arcade du XIIIe siècle, premier « portail » de la cathédrale de Lausanne. Photographie Jeremy Bierer, 2012. LE PORTAIL OCCIDENTAL 295 devant lui 9 ; son rôle ornemental est donc majeur 10. Mais à l’intérieur aussi, cette création a des conséquences importantes : toute la succession des espaces d’entrée – une surface considérable : porche à absides laté- rales, vestibule entre les deux tours, puis ancien passage routier, soit près de 400 mètres carrés – se trouve intégrée à l’église, de même que les deux locaux situés sous les tours ; celui du nord deviendra d’ailleurs la chapelle de l’évêque Aymon de Montfalcon. L’omniprésence des signes attestant de l’intervention de l’évêque (armoiries, devise) ne manque pas de frapper ; ces « signatures » sont là pour rappeler que le prélat finance les travaux, mais ils peuvent aussi signifier l’intérêt qu’il trouve visible- ment à modifier, compléter et améliorer la cathédrale (même si le cha- pitre doit le remettre à l’ordre pour que les travaux avancent à un rythme régulier). C’est donc à la zone modifiée par ses soins dans son ensemble qu’il faut porter l’attention pour bien saisir l’importance de cette étape constructive et sa signification idéologique.

2. Et si le portail occidental était… lausannois ?

L’approche typologique développée dans ce volume par Marcel Grandjean montre que les modèles potentiels du portail ou, du moins, les ensembles les plus similaires se situent en France, notamment en Indre-et-Loire, et s’inscrivent pour les plus importants d’entre eux (cathédrale de Tours, Vendôme, Thouars, etc.) entre les années 1430 et 1540. Il demeure toutefois difficile de relier ces exemples lointains avec Lausanne, où la reprise du tympan ouvert en remplage constitue un hapax, ou presque 11. Si la carrière d’Aymon peut expliquer les liens avec la Loire notamment 12, celle des maîtres d’œuvre est trop peu connue pour amener des éléments de réponse ; originaires du Faucigny ou du

9. À l’est, il existe un chemin, mais il traverse le cimetière et donne sur la rue de la Cité-Derrière, moins importante. 10. … ut melius ipsa ecclesia decoretur dit le manuel du chapitre (ACV, Ac 13, p. 3, 25 septembre 1504, cité par E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 486, n. 3). 11. On retrouve sa version miniaturisée à l’église de Saint-Saphorin en Lavaux (env. 1517-1521), due à Jean Contoz, l’un des deux maîtres d’œuvres du portail lau- sannois (M. Grandjean, « Les architectes “ genevois ” dans le Pays de Vaud à la fin de l’époque gothique (1470-1533) »). 12. Voir à ce propos l’étude de M. Grandjean dans ce volume. 296 ÉTUDES DE LETTRES

Bas-Chablais, bourgeois de Genève, ils semblent actifs dans la région lémanique uniquement 13. Ils pourraient bien sûr avoir exécuté un plan envoyé d’ailleurs, comme c’est déjà l’usage dans la région depuis long- temps 14, mais la difficulté du chantier – l’adaptation d’un portail à une situation existante, unique et complexe – et le lien quasi organique exis- tant entre l’ancien et le nouveau portail parlent plutôt en faveur d’une œuvre imaginée par Magyn et Contoz et leurs maîtres de l’ouvrage. Si l’hypothèse d’un modèle extérieur n’est pas à exclure, on peut tout de même imaginer un autre cas de figure : celui d’un modèle local, en l’oc- currence situé dans la cathédrale même. Car à y regarder de plus près, le portail ajouté par Aymon n’est peut-être pas aussi moderne qu’il en a l’air.

2.1. Un portail en imitation ?

Rappelons rapidement les principales caractéristiques du portail, telles que décrites par Marcel Grandjean dans ce volume : monumentalité du parti, embrasure profonde de l’arcature, absence de trumeau et tympan largement ajouré, à riche remplage (voir pl. XI). La première caracté- ristique tient beaucoup à la morphologie si particulière du porche du XIIIe siècle, dont l’arcade antérieure surhaussée, comme on l’a déjà sou- ligné, forme une ouverture étroite et haute. Afin d’éclairer le vestibule désormais fermé, la solution employée – un portail à tympan ajouré – est particulièrement habile. Elle démontre le souci des maîtres d’œuvre de jouer avec la structure préexistante de manière très ingénieuse ; la profondeur de l’embrasure en découle également : elle répète la forme de niche de l’ancienne arcade d’entrée. Mais cela n’est pas tout : autre- fois, les fidèles voyaient, à travers le premier porche ouvert, la seconde arcade, celle surmontée d’une ouverture fermée par la claustra de pierre, qui forme une sorte de tympan ajouré 15, puis la troisième arcade, celle donnant dans le passage routier.

13. M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 211 sq. 14. En 1386, la comtesse Bonne de Bourbon reçoit des plans de Paris pour la construction du château qu’elle souhaite édifier à Ripaille, près de Thonon (M. Grandjean, « Le château de Vufflens », p. 118). 15. Les analyses archéologiques en cours mettent en doute l’authenticité de l’entier de ces éléments, qui semblent avoir été très retouchés ; selon Peter Kurmann, les figures LE PORTAIL OCCIDENTAL 297

L’absence de trumeau, si remarquable et apparemment si probléma- tique au moment du chantier puisqu’elle fait l’objet de discussion au sein du chapitre, est également un signe tangible de la reprise du type des « portails » préexistants : on n’a sans doute pas assez souligné l’originalité des trois arcades successives de l’église à ce propos. Sans trumeau, mais également sans linteau ni tympan, elles sont donc complètement libres, alors qu’elles auraient très bien pu montrer un dispositif plus riche, notamment afin de porter des figures dans les ébrasements et des scènes sur le tympan 16. Ici, c’est l’architecture qui prime, les faisceaux de colon- nettes se succédant en trois doubles rangées successives, accusant la pro- fondeur de l’ensemble, au détriment très clair de la sculpture, cantonnée aux chapiteaux des colonnettes et à quelques éléments de modénature. Reste la question de la quatrième arcade, celle qui donnait du passage routier dans la nef, servant sans doute de porte à l’église. Sa forme et son type ne sont pas connus hélas, les fouilles du début du XXe siècle ne s’étant pas préoccupées de cette question ; mais si l’on suit la logique impliquée par la succession des arcades sans trumeau du massif occiden- tal et leur rétrécissement progressif, on peut supposer que la porte don- nant dans la nef était aussi d’une forme très simple 17. Nous rejoignons ici, mais par un autre biais, l’hypothèse émise par Marcel Grandjean en 1975 à propos du mur séparant le passage de la nef :

L’existence des colonnettes orientales des faces intérieures des piles asy- métriques, qui ne reçoivent actuellement aucune retombée […] offre […] la possibilité d’envisager un mur percé d’une porte médiane, la « grande porte » citée en 1455, encadrée de deux arcades assez pro- fondes reposant d’une part sur les colonnettes maintenant inutiles des piles asymétriques et de l’autre sur les colonnettes qui auraient flanqué des contreforts ou un épaississement du mur autour de la porte ; on de la Vierge, de la Reine de Saba et de Salomon auraient pu être ajoutés justement par Aymon, pour « enrichir » le portail (P. Kurmann [éd.], La cathédrale Notre-Dame de Lausanne, p. 130). Peut-être l’aspect actuel de cette partie de la cathédrale ne date-t-il donc que du début du XVIe siècle ? 16. Dans une configuration un peu différente, on peut penser au portail intérieur de l’église de la Madeleine à Vézelay, entre le narthex et la nef, à trumeau et tympan (env. 1135-1150) ; il est toutefois bien plus large qu’à Lausanne, ceci étant justement permis par le recours à une structure à trumeau. 17. C’est aussi ainsi que l’ont représentée les concepteurs du plan publié en 1975 (M. Grandjean, « La cathédrale actuelle », p. 135). 298 ÉTUDES DE LETTRES

aurait ainsi une composition rappelant celle de la face interne du croisillon nord, dans sa partie inférieure 18.

Car, en effet, la porte nord du transept, qui donnait autrefois dans la galerie orientale du cloître, ne comporte pas non plus de trumeau et son tympan en arc brisé est plein, mais non décoré de sculptures (il pou- vait être peint en revanche). Enfin, si l’on se fie au plan d’Erasme Ritter (1763), la porte du jubé donnant accès au chœur liturgique était aussi à simple ouverture et se situait dans l’axe des quatre autres du massif occi- dental et du passage routier. On n’en connaît pas la forme, mais si l’on se réfère au jubé de l’église de Valère à Sion qui pourrait bien s’en inspi- rer 19, on a aussi affaire à une porte en arc brisé, sans tympan, similaire à celles décrites plus haut dans le massif. Les jubés à portail dotés d’un trumeau existent aussi, mais ils sont très rares 20. Constatons, à ce stade, la sobriété, mais aussi l’uniformité des diffé- rentes arcades connues servant de portail à la cathédrale, qui ne jouent pour exprimer leur fonction que sur des formes purement architectu- rales (colonnettes, modénature). La seule exception, pour le XIIIe siècle, c’est bien sûr le portail peint compris dans le porche rajouté en cours de chantier sans doute vers 1230, sur le flanc sud de la nef, en remplace- ment sans doute d’une porte sans trumeau 21. Ce remaniement cherche vraisemblablement à pallier la difficulté d’entrer dans l’église de ce côté- là, mais peut-être aussi le déficit d’un portail digne de ce nom à l’ouest. Alors que les autres portails font plutôt référence à des modèles anglo- normands – comme une grande partie de l’architecture de l’édifice du XIIIe siècle d’ailleurs 22 –, le nouveau portail, à trumeau, linteau et tym- pan figurés, est quant à lui beaucoup plus proche des exemples français contemporains. L’analyse des portes et portails de la cathédrale d’Amiens de Dieter Kimpel et Robert Suckale, établissant notamment une subtile et signifiante hiérarchie entre elles 23, pourrait avoir tout son sens aussi à

18. M. Grandjean, « Le magnum portale de la cathédrale de Lausanne et le passage routier de la “ grande travée ” », p. 207 sq. 19. E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 516. 20. Cathédrale de Naumburg, 1249-1255. 21. C’est du moins l’hypothèse de W. Stöckli et Ph. Jaton, « Chronologie du portail peint de la cathédrale de Lausanne ». 22. M. Grandjean, « La cathédrale actuelle », p. 159-163. 23. D. Kimpel, R. Suckale, L’architecture gothique en France, 1130-1270, p. 11-17. LE PORTAIL OCCIDENTAL 299

Lausanne : la porte principale des fidèles est, certes, celle rajoutée ulté- rieurement à la construction sans doute pour résoudre des problèmes de circulation autour et dans l’église, mais c’est surtout la plus riche aux points de vue formel et iconographique. Si Alain Villes lit en la porte- niche occidentale une porta coeli – on pourrait ajouter : une foederis arca –, peut-être ce message était-il insuffisant aux yeux du chapitre cultivé du XIIIe siècle. L’apport d’une iconographie mariale complexe, assez unique en son genre 24, est peut-être la réponse, moins monumentale, mais plus orthodoxe dans ses formes et sa structure (à trumeau et tym- pan) impliquée par le modèle francilien et royal dominant, associée à une architecture dont l’esthétique est sans doute un peu dépassée aux yeux de chanoines dont certains ont étudié à Paris 25 et connaissent sans doute les chantiers les plus modernes de leur temps. Lorsque le nouveau portail est bâti au XVIe siècle, il répond d’ailleurs au même besoin de splendeur : les chanoines insistent auprès de l’évêque pour qu’il soit construit au-devant de l’ancien porche ut apud Deum et mundum habeat et consequatur majus meritum et res ipsa sit exellencior 26. Mais peut-être la reprise de l’ancien dispositif à porte simple, sans tru- meau, finalement opéré, doit-elle être lue comme un rappel historique, voire un signe de permanence.

2.2. La tradition du lieu

Cette question du souvenir, lié à la question cruciale de la memoria, semble trouver un écho particulier à l’époque d’Aymon de Montfalcon. Sous son épiscopat, un auteur, connu sous le seul prénom de Louis, rédige une chronique épiscopale qui relate l’histoire des évêques de Lausanne de Protais (640-env. 699) à Guillaume de Varax († 1466), fondée notamment sur une lecture critique du Cartulaire de Conon d’Estavayer et d’autres pièces d’archives auxquelles Aymon lui a donné accès 27. Un élément concernant l’église cathédrale elle-même doit nous intéresser ici. La question de l’origine du siège de l’évêché, sis à

24. P. Kurmann, « Un cas exceptionnel ». 25. J.-D. Morerod, « Le pays de Vaud et les universités aux XIIe et XIIIe siècles ». 26. Archives cantonales vaudoises, Ac 13, p. 173 (cité par E. Dupraz, La cathédrale de Lausanne, p. 492, n. 3). 27. C. Santschi, Les évêques de Lausanne et leurs historiens des origines au XVIIIe siècle, p. 145-155. 300 ÉTUDES DE LETTRES

Avenches, est notamment discutée par Louis ; selon lui, la chapelle Saint-Symphorien n’est « manifestement pas assez splendide pour avoir pu être une église épiscopale. Au contraire, dit-il, il y avait à Lausanne, dès l’époque de Protais, une “ magnifique église collégiale ” » 28. Il y avait bien une autre église cathédrale à Avenches, mais elle fut donc abandon- née en faveur de la collégiale de Lausanne promue dès lors au rang de cathédrale. L’ancienneté du siège lausannois de l’évêché est ici mise en évidence pour démontrer l’antériorité du chapitre par rapport au pouvoir épiscopal 29. Mais la chronique insiste aussi, en fait, sur l’ancienneté de l’édifice, mettant en évidence la perdurance du pouvoir au travers de l’édifice qui le représente et qui fut «magnifique » dès ses origines. Il ne faut pas sous-estimer la valeur à la cour d’Aymon d’un texte aussi rare dans le contexte régional de son temps 30. Mais il permet aussi de procéder à une relecture de l’édifice gothique sous un angle mémoriel, celui de la tradition du lieu qui, sous différentes formes, se transmet au Moyen Âge notamment dans les cathédrales et les églises dévolues à un pèlerinage 31. L’édifice actuel montre de nombreuses dispositions ou des éléments qui peuvent être lus comme des garants de l’identification de la permanence de l’église depuis ses origines ; opérons un bref passage en revue. En plan, c’est la disposition singulière du premier vestibule à deux absides latérales qui peut être rapprochée d’un édifice antérieur, connu de manière fragmentaire par des fouilles archéologiques. Situé sans doute en avant de la façade principale de la cathédrale de l’an mil 32, il présentait un plan vraisemblablement triconque ou quadrilobé. Sa fonction n’est pas connue, mais son plan peut rappeler un baptistère ou une fontaine, selon Louis Blondel 33. L’emplacement actuel du vestibule à absides, grosso modo à l’emplacement de la structure à trois ou quatre absides, pourrait donc plaider en faveur d’une évocation de l’édifice plus ancien dont la fonction était sans doute importante et la forme se devait d’être évoquée, une fois l’édifice disparu, par son remplaçant.

28. Ibid., p. 152 sq. 29. Ibid., p. 153. 30. Ibid., p. 143. 31. H. Horn, Die Tradition des Ortes. 32. Un doute subsiste à ce propos, les fondations du XIIIe siècle ayant grandement perturbé le sous-sol de cette partie de l’église (Ph. Jaton, « Les cathédrales antérieures à l’édifice gothique », p. 53). 33. L. Blondel, « Les édifices antérieurs à la cathédrale actuelle », p. 45 sq. LE PORTAIL OCCIDENTAL 301

Une autre disposition quelque peu étonnante pourrait être expliquée ainsi : la chapelle du chœur, également en forme d’abside, qui dépasse, esseulée, du déambulatoire du XIIe siècle. On suppose qu’un chevet à cinq chapelles rayonnantes avait été prévu dans la première phase du chantier de l’église actuelle, au vu des vestiges archéologiques ; selon Werner Stöckli, ce chœur aurait été construit jusqu’au niveau des cha- piteaux puis arasé à l’exception de la chapelle centrale, intégrée dans le bâtiment gothique 34. Or, si l’on observe le plan de l’église de l’an mil, dans la version de Louis Blondel reprise par W. Stöckli, on remarque qu’elle possède justement un déambulatoire, le premier loin à la ronde 35, doté d’une vaste chapelle centrale absidiale qui pourrait avoir constitué le modèle du nouveau chevet du XIIe siècle, à nouveau pour des raisons de tradition 36. Un gisant d’évêque, habituellement identifié comme celui de Roger de Vico Pisano, semble s’y trouver depuis le Moyen Âge 37. En élévation, cette chapelle à l’intérieur possède des caractéristiques stylis- tiques archaïsantes, comme les pilastres cannelés (en fait, cannelés et rudentés en alternance), le bandeau sculpté qui suit la forme des piliers et, surtout, les chapiteaux de la partie basse. Ceux-ci pourraient dater de l’époque d’Amédée de Lausanne (1145-1159) et auraient pu avoir été récupérés comme des « “ reliques ” architecturales encastrées dans la nou- velle cathédrale en souvenir de cet évêque qui aurait mis en route les travaux de construction » 38. Pour en venir enfin à l’intervention d’Aymon, il n’est pas que «son » portail qui fasse référence à l’histoire architecturale de la cathédrale. Ainsi, les murs qu’il fait édifier vers 1502-1505 pour boucher l’ancien passage routier méritent une grande attention (fig. 2). En effet, s’ils sont ajourés au nord et au sud par de grandes baies à remplage flam- boyant typiques de leur temps, surmontées à l’extérieur par une frise frappée de sa devise, la partie basse de ces murs montre dans la nef des

. 34 W. Stöckli, « Les édifices antérieurs à la cathédrale actuelle », p. 17. 35. Ibid., p. 25. 36. L’église de l’an mil conservait elle-même des vestiges de la crypte de l’église pré- cédente (W. Stöckli, « Les édifices antérieurs à la cathédrale actuelle », p. 25 et 29). Plus récemment, Philippe Jaton a contesté ce plan en supposant un chevet à trois absides, mais sans guère de justifications (Ph. Jaton, « Les cathédrales antérieures à l’édifice gothique »). 37. C. Huguenin, G. Cassina, D. Lüthi (dir.), Destins de pierre, p. 144. 38. P. Kurmann (éd.), La cathédrale Notre-Dame de Lausanne, p. 52. 302 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 2 — Grande travée de la cathédrale de Lausanne et sa fermeture nord. Photographie Jeremy Bierer, 2012. arcatures trilobées dont le modèle est copié des travées voisines du début du XIIIe siècle. À quelques détails de modénature près (la profondeur est moins accusée dans les parties du XVIe siècle), la copie est parfaite, à tel point qu’il a fallu attendre les observations d’Hans Reinhardt en 1951 39, confirmées par les travaux plus poussés de Marcel Grandjean en 1975, pour comprendre qu’elles dataient de l’époque d’Aymon alors même que ce dernier « signe » de ses armes de manière tout à fait exem- plaire les travaux qu’il fait réaliser. La porte qui perce la paroi nord est particulièrement intéressante : si à l’intérieur, elle se fond dans le décor de style XIIIe siècle (porte rectangulaire sous un arc trilobé servant de tympan), à l’extérieur son encadrement à succession d’arcatures et de larmiers à modénature flamboyante (tore à listel, gorges, etc.) est quant à lui caractéristique, comme la baie qui le surmonte, de l’art de son temps. Il s’agit proprement d’une « véritable œuvre d’archéologue du

39. H. Reinhardt, « L’église-porche de la cathédrale de Lausanne ». LE PORTAIL OCCIDENTAL 303

XVIe siècle » comme le souligne H. Reinhardt 40. Un dernier élément, aujourd’hui hélas supprimé, doit retenir l’attention : la chaire polygonale qui marquait le centre de la tribune raccourcie lors de la suppression du passage routier. Démontée lors de la construction du nouvel orgue en 2003, elle était l’un des éléments majeurs des apports de l’évêque dont elle portait aussi bien la devise que les armoiries. Datée 1505, elle signalait la fin des travaux de fermeture de la grande travée qui pré- cèdent, on le sait, la construction du portail. Sa fonction nous échappe, comme celle d’ailleurs des tribunes hautes, faute de sources à ce propos. Toutefois, toujours dans l’hypothèse d’une tradition du lieu à laquelle Aymon aurait pu être sensible, on pourrait faire le lien entre les dispo- sitions anciennes de la cathédrale du XIIIe siècle à double tribune éche- lonnée avec des dispositifs similaires dans certaines églises ottoniennes et romanes à tribunes très profondes contenues dans le massif occiden- tal 41. Dans ces dernières, la fonction est souvent impériale 42 : pourrait- on voir dans la chaire lausannoise, dont la présence est si étonnante, le rappel d’une tribune plus ancienne où le roi des Romains Rodolphe – dont il faut rappeler qu’il est le souverain de la ville de Lausanne – aurait pu assister à la dédicace de l’église en 1275, célébrée par le pape Grégoire X ? Et, par ricochet, le souvenir des tribunes impériales à trône surélevé, marque de la dignité suprême ? Selon Jean-Daniel Morerod, l’Église de Lausanne « tire toute sa légitimité des droits que lui ont accor- dés les rois rodolphiens et des empereurs, leurs successeurs, attachant de ce fait une grande importance à son immédiateté » 43 ; il ne serait donc pas absurde de la part d’Aymon, qui vient justement de faire réécrire l’histoire de sa principauté par le mystérieux Louis et qui pouvait avoir connaissance de la cérémonie de 1275 puisque son déroulement était

40. Ibid., p. 355 ; repris par M. Grandjean, « Le magnum portale de la cathédrale de Lausanne et le passage routier de la “ grande travée ” », p. 202. 41. Les exemples « classiques » sont la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle (792-805), l’abbaye de Corvey (873-885), Saint-Philibert de Tournus (env. 1028-1056), l’abbaye de Gandersheim (XIIe siècle), etc. Synthèses récentes sur le sujet : Ch. Sapin (dir.), Avant- nefs et espaces d’accueil dans l’église, entre le IVe et le XIIe siècle ; K. Krüger, Die roma- nischen Westbauten in Burgund und Cluny. 42. À partir du modèle de la chapelle palatine et du trône de l’empereur situé sur la tribune occidentale d’Aix-la-Chapelle (K. Corsepius, « Der Aachener “ Karlsthron ” zwischen Zeremoniell und Herrschermemoria »). 43. J.-D. Morerod, Genèse d’une principauté épiscopale, p. 496. 304 ÉTUDES DE LETTRES décrit sur des affiches sans doute placardées lors de la fête de la dédicace à la fin du XVe siècle 44, de faire acte de déférence à un souverain qui lui assure un prestige historique certain et a permis à son territoire de se constituer face aux velléités des Savoie 45. L’hypothèse est sans aucun doute hardie, mais elle pourrait expliquer la forme si intrigante de la partie occidentale de la cathédrale.

3. Une petite collégiale ?

Si la tradition est respectée par Aymon de Montfalcon et peut-être même ranimée par lui, il n’en est pas moins un homme de son temps, sensible aux formes modernes de dévotion, comme en témoignent plu- sieurs œuvres qu’il a commanditées 46. Dans le contexte régional, le por- tail occidental apparaît ainsi de manière assez isolée comme une œuvre d’une qualité et d’une ambition sans commune mesure alors 47, tellement exceptionnel qu’il faut peut-être se demander s’il ne revêt pas plusieurs significations. Nouvelle porte de la cathédrale rénovée, certes, mais est- ce son unique fonction ? À vrai dire, plusieurs indices donnent à penser qu’Aymon a vraisem- blablement eu pour ambition la fondation d’une collégiale plutôt que d’une simple chapelle 48. La richesse de la dotation et le luxe de l’amé- nagement ne sont pas les seuls éléments de ressemblance avec ces fonda- tions typiques de la fin du Moyen Âge. Le souci mémoriel dont témoigne Aymon est plus généralement un élément moteur de la fondation des collégiales « à vocation funéraire [qui] reflète[nt] un aspect de la spiri- tualité du fondateur, mais aussi sa réaction devant la généralisation de l’enterrement ad sanctos, en instaurant un lieu d’inhumation placé sous la bienveillance d’un collège de chanoines » 49. La situation de la

44. H. , « La consécration de la cathédrale, 20 octobre 1275 », p. 9 sq. 45. J.-D. Morerod, Genèse d’une principauté épiscopale, p. 293-295. 46. Voir en particulier dans ce volume l’article de B. Pradervand. 47. Le portail principal de la collégiale de Berne (1490-1500) est très original aussi dans sa conception et sa sculpture, mais il reste traditionnel dans sa structure architec- turale. Sur les portails de cette époque, M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 654-660. 48. Voir la contribution de K. Berclaz ici-même. 49. J. Noblet, En perpétuelle mémoire, p. 15 sq. LE PORTAIL OCCIDENTAL 305

Fig. 3 — Cathédrale Saint-Pierre à Genève et chapelle des Macchabées à droite. Gravure de Robert Gardelle (détail), vers 1730 (Bibliothèque de Genève). chapelle éloignée du chœur de la cathédrale, éloignée aussi des tombeaux des autres évêques, contribue à l’isolement du prélat et de son tombeau. Les collégiales régionales de fondation privée sont rares : notons celle de Neuchâtel, servant de nécropole aux comtes éponymes, fondée au XIIe siècle 50, celle de Valangin (1507) pour les seigneurs du lieu 51 et à Genève, celle du cardinal de Brogny à la cathédrale de Genève, dite chapelle des Macchabées (1406) 52. Cette dernière, bien qu’a priori très différente de la chapelle d’Aymon puisqu’il s’agit d’un édifice à part entière construit au flanc de la cathédrale sous la forme d’une chapelle à trois travées et abside polygonale, est pourtant proche de Lausanne par certains aspects (fig. 3). Ainsi, son luxe extrême et, surtout, sa position à l’ouest de la cathédrale, latérale, ne sont pas sans rappeler la

50. Helvetia Sacra, II/2, p. 392-399. 51. Helvetia Sacra, II/2, p. 536 sq. 52. M. Grandjean, « La chapelle des Macchabées à Genève (1397-1405), le maître d’œuvre Colin Thomas et les débuts de l’architecture gothique flamboyante ». 306 ÉTUDES DE LETTRES chapelle d’Aymon, éloignée aussi du chœur de la cathédrale. À Lausanne toutefois, au contraire de Genève où la collégiale du cardinal de Brogny dominait la façade de la cathédrale Saint-Pierre, singulièrement modeste quant à elle, la chapelle d’Aymon de Montfalcon ne peut guère « s’ex- primer » à l’extérieur sinon par le biais des trois baies percées dans les épaisses parois de la tour nord inachevée et qui sont assez discrètes (mais néanmoins frappées des armes du prélat). Dès lors, ne faut-il pas voir dans le portail occidental la marque architecturale extérieure de la chapelle si elle avait été une collégiale ? Cette hypothèse relève essentiellement des constats des recherches typologiques de Marcel Grandjean dans ce volume, qui mettent en évidence un corpus à notre sens non négligeable de collégiales pri- vées montrant un même « motif » de portail à tympan-verrière, la plu- part sans trumeau. La plus ancienne est sans doute celle de Thouars (1505-1512, façade en 1513-1515) suivie peu après dans la région du Val de Loire par Les Roches Tranchelion (env. 1510-1527), Ussé (env. 1522-1538) et Montrésor (env. 1522-1541), ces deux dernières faisant un emploi plus ou moins développé du vocabulaire formel à l’antique 53. Selon Julien Noblet, « [c]es quatre façades développent un parti novateur qui permet de revisiter les formules du XVe siècle et de les mettre au goût du jour par un riche décor sculpté de qualité. […] les collégiales doivent par leur architecture refléter la magnifi- cence des fondateurs et de leur famille » 54. À Thouars, la façade jux- tapose le portail, profond, richement orné, et une galerie qualifiée de loggia par J. Noblet qui y voit un apport ultramontain. À Lausanne, la galerie n’existe pas, mais elle trouve une forme de correspondance dans les niches qui abritent les statues des saints. Si la ressemblance formelle est frappante et si la chronologie s’accorde bien avec celle de Lausanne, il n’est toutefois pas possible de relier les deux édifices de manière plus tangible 55. Retenons en tous les cas qu’ils emploient au même moment le même « motif » pour exprimer une fonction

53. Ussé mêle formes gothiques et renaissantes, Montrésor est d’architecture renaissante. 54. J. Noblet, En perpétuelle mémoire, p. 144. 55. Sur les liens entre Aymon de Montfalcon et le pays de Loire, nous renvoyons à l’article de M. Grandjean ici-même. LE PORTAIL OCCIDENTAL 307 similaire 56, qui fait dire à Julien Noblet qu’il s’agit d’un des éléments de l’« architecture parlante » dont se parent alors les collégiales 57 : faut-il donc penser qu’en appliquant un portail « expressif », Aymon de Montfalcon et ses maîtres d’œuvre cherchaient à faire passer un message à qui savait le lire ? Les deux approches ici envisagées, celles de la tradition du lieu et celle de l’expression d’une fonction, ne se contredisent pas, mais peuvent être considérées séparément. Elles mettent en évidence la complexité des questions que les interventions d’Aymon de Montfalcon soulèvent. La qualité des travaux et leur caractère exceptionnel dans le contexte régio- nal autorisent une lecture qui dépasse les seules formes architecturales ; à la lumière de la personnalité de l’évêque et de ce que l’on peut deviner de sa culture artistique, il ne faut sans doute pas considérer ses œuvres comme de simples pis-aller – une fermeture plus ou moins habile d’un porche exceptionnel et d’un passage routier qui ne l’est pas moins –, mais au contraire, des occasions de mettre en exécution des projets architec- turaux ambitieux. On pourra regretter que le prélat n’ait pas eu un goût plus développé de la pierre, car les œuvres connues laissent entrevoir un raffinement qui n’a d’égal que dans les plus riches évêchés de son temps.

Dave Lüthi Université de Lausanne

56. … même si à Thouars, le chapitre doit louer la mémoire de Louis II de la Trémoille, ancien général des armées royales et non pas celle d’un prélat et même si à Lausanne, la collégiale sans doute rêvée par l’évêque est restée en projet… 57. C’est le titre de son chapitre consacré à l’architecture des édifices (J. Noblet, En perpétuelle mémoire, p. 101-159). 308 ÉTUDES DE LETTRES

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Aymon de Montfalcon, mécène, prince et évêque, a laissé dans la région lausannoise un héritage artistique très conséquent. Un des grands intérêts de ce patrimoine réside, comme le montrent les différentes contributions réunies ici, dans la diversité à la fois des œuvres conservées, mais aussi des supports qui ont accueilli ces commandes. Peintres, enlumineurs, écrivains, verriers, sculpteurs, menuisiers, tailleurs de pierre, architectes se sont mis au service de ce prélat hors du commun, créant ainsi un réseau artistique complexe entre le Bugey, la région de France voisine d’où est originaire la famille de l’évêque, la Bourgogne, la Loire et la capitale du pays de Vaud, Lausanne.

À la lumière de nouvelles découvertes de peintures murales effectuées dans le cadre de la restauration du château Saint-Maire (voir pl. I et XII), grâce aussi à l’identification d’une image restée jusque là mystérieuse et, enfin, grâce au réseau personnel de l’évêque récemment mis en évidence, des liens peuvent être tissés maintenant entre les œuvres, les artistes et les personnes de l’entourage d’Aymon de Montfalcon. Se mêlent ainsi de manière très étroite les trois aspects de la biographie du prince, de l’évêque et du mécène, l’une des facettes permettant d’éclairer les deux autres. On connaissait depuis le XIXe siècle au moins la salle du château, nommée « chambre de l’évêque », qui fit l’objet d’une importante réno- vation en 1847 déjà 1 (voir pl. XIII). Les restaurations du monument

1. C. Huguenin, D. Lüthi, Le château Saint-Maire, histoire du Château et de ses res- taurations, rapport ms février 2004 ; M. Grandjean, La ville de Lausanne, p. 364-372 et Lausanne, villages et hameaux de l’ancienne campagne vaudoise, p. 363-365. 312 ÉTUDES DE LETTRES entreprises au début du XXe siècle permirent encore la découverte, en 1908, de très intéressantes peintures ornant les parois du corridor du château. En même temps, on mit au jour dans l’ébrasement des deux fenêtres de la salle dite de conférence des peintures commandées par le prédécesseur d’Aymon de Montfalcon, l’évêque Benoît de Montferrand, que l’on attribua au peintre dijonnais Pierre Spicre 2. Dès lors, de nombreux articles évoquèrent les peintures du corridor, mettant toujours l’accent sur leur style renaissant, une des premières manifestations de ce genre en Suisse romande 3. Si l’attribution du texte de la paroi sud, soit le Bréviaire des nobles d’Alain Chartier, se fit rapide- ment, en revanche, il fallut attendre les années 1980 pour que les textes de la paroi nord, celui des Douze Dames de Rhétorique, soit clairement identifié 4. En 1952, l’on retrouva une curieuse figure dans une niche de la salle de conférence. Il s’agit de la représentation de Jeunesse et Fortune. Là encore, l’interprétation de l’image se fit attendre puisque encore tout récemment, on la déclara comme allégorie de la Vérité ! 5 La devise choi- sie par Aymon de Montfalcon, si qua fata sinant, suscita aussi beaucoup de questions et l’on s’étonna à plusieurs reprises du choix de ce texte profane par un ecclésiastique, la notion de destin paraissant quelque peu incongrue à nos prédécesseurs 6. Enfin, le fameux monogramme formé des lettres A et M entrelacées qui se voit en différents lieux fit également couler beaucoup d’encre, sans que son interprétation fasse l’unanimité dans la communauté des historiens. Que révèle cette difficulté d’interprétation des œuvres comman- dées par l’évêque ? Pourquoi leur compréhension a-t-elle résisté à de

2. Sur ces peintures, voir notamment : M. Reymond, « Un peintre dijonnais à Lausannne au XVe siècle » ; A. Decollogny, « Peintures murales au château Saint- Maire, chapelle Saint-Nicolas, Lausanne » ; M. Grandjean, La ville de Lausanne ; E. Castelnuovo, Th.-A. Hermanès, « La peinture du Moyen Âge », p. 70 ; F. Joubert, « Nouvelles propositions sur la personnalité artistique de Pierre Spicre » ; B. Pradervand, « Les peintures murales du château Saint-Maire », p. 68-83. 3. J.-A. Bohy, « Les fresques pré-renaissantes du château de Lausanne » et « Les pein- tures du château de Lausanne » ; E. Castelnuovo, Th.-A. Hermanès, « La peinture du Moyen Âge », p. 70 ; F. Elsig, « La peinture en Savoie et en Franche-Comté durant la première moitié du XVIe siècle », p. 85. 4. M.-R. Jung, « Les “ Douze Dames de rhétorique ” » ; J.-C. Mühlethaler, « Ein dichterisches und politisches Manifest in Lausanne » et « Satire et recyclage littéraire ». 5. Cf. l’article de J.-C. Mühlethaler dans ce volume et en particulier la fig. 2. 6. M. Reymond, « Si qua fata sinant ». UN ÉVÊQUE EN REPRÉSENTATION 313 nombreuses analyses ? Quelles places occupent ces multiples signes iden- titaires, laissés à dessein ? Quels liens entretiennent-ils avec les œuvres elles-mêmes et, in fine, quel sens leur donner ? C’est ce que nous allons tenter de décrypter.

Indices biographiques

Si les grands prélats de ce temps n’ont pas manqué de marquer leurs commandes artistiques de leurs armoiries, de leur devise, voire n’ont pas hésité à se faire représenter au sein même de l’œuvre, peu ont tou- tefois laissé autant d’occurrences. Ces marques personnelles laissées par Aymon de Montfalcon remontent pratiquement toutes aux années 1500 et postérieures. Il est alors âgé d’environ 60 ans. Cet homme d’une grande culture, nourri des œuvres antiques, mais aussi de celles de ses contemporains, s’entoura, pendant les quelques années de son épisco- pat, des meilleurs artistes pour livrer à la postérité des œuvres que nous admirons encore aujourd’hui. Aymon de Montfalcon en eut largement conscience, on le sait notam- ment par une longue inscription conservée dans son village de Flaxieu. Il y avait édifié l’église, vers 1483, avec son frère Hugonin, et il y construisit également une fontaine monumentale, surmontée d’un cartouche dans lequel ses qualités sont décrites. Le texte lui attribue des dons reçus de la muse Calliope, ainsi qu’en témoigne l’extrait suivant, traduit du latin :

Aymon, au sang illustre, bâtit ce monument Pour l’étranger ; vraiment c’est œuvre de noblesse. Montfalcon a du talent, les Lycurgue lui ont accordé les droits Et Calliope ses titres 7

La manière d’inscrire dans la matière ces indices biographiques, dans des contextes et situations très divers, à la fois religieux, fami- liaux et profanes, témoigne de cette volonté récurrente de person- naliser ses commandes. Mais en même temps qu’il signe en quelque sorte les ouvrages produits, il crée des énigmes et la difficulté de leur

7. Cité par M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 706 ; L. de Montfalcon, « Aymon de Montfalcon, prélat de la Renaissance », 1969, p. 187. 314 ÉTUDES DE LETTRES identification, même de la part de chercheurs chevronnés, révèle bien la complexité de sa démarche artistique. Nous sommes face à des rébus, des jeux mettant en scène des emblèmes, quelques années avant les célèbres publications des emblèmes d’Alciat ou plus tard de Cesare Ripa. Toutes ses œuvres entrent en résonnance étroite avec son vécu, mais de manière masquée pour les non-initiés, telle la situation d’un narrateur dans une posture littéraire. Cette distance, sorte de jeu de pistes avec le specta- teur, devait également paraître comme telle à ses propres contemporains, comme nous allons le voir. La découverte récente d’une salle peinte, oubliée dans le château Saint-Maire depuis 1952, permet de mettre en perspective toutes ces occurrences.

La mise en scène des armoiries familiales

En même temps que l’allégorie de Fortune et de Jeunesse découverte dans la niche ménagée dans la paroi nord de la salle de conférence, le restaurateur d’art Ernest Correvon mit au jour, en 1952, des peintures qui furent ensuite rapidement dissimulées. Elles viennent de réapparaître sous une tenture 8. Trois parois sont ornées de décors peints, certes conservés de manière fragmentaire, mais d’un grand intérêt tant du point de vue historique qu’artistique. Trois registres distincts animent la hauteur du mur : un soubassement, dont on notera la proximité formelle avec celui du corri- dor, une partie médiane agrémentée de fines colonnettes et d’éléments végétaux et, enfin, une frise armoriée. Cette dernière comprend de petites figures d’une grande qualité picturale, œuvre d’un artiste pour l’heure inconnu 9 (voir pl. XIV). Les peintures sont assurément de la même main que celles du corridor, mais contrairement à ces dernières qui ont subi une forte restauration au début du XXe siècle, elles n’ont souffert d’aucune intervention depuis leur origine.

8. Quelques photographies témoignent de la découverte, mais on ignore pour quelle raison les peintures furent ensuite cachées sous une tenture. Ces décors sont en cours de restauration par l’Atelier Saint-Dismas et feront prochainement l’objet d’une publication. 9. Voir à ce propos : B. Pradervand, « Les peintures murales du château Saint- Maire », p. 68-83. UN ÉVÊQUE EN REPRÉSENTATION 315

Fig. 1 — Armoiries sur la façade du corps de logis du château de Glérolles. Photographie Claude Bornand, 1972.

Les écus représentés sont tous partis avec, à gauche, les armoiries de la famille Montfalcon « écartelé aux 1 et 4 d’argent au faucon éployé de sable, armé d’or aux 2 et 3 contre-écartelé d’hermine et de gueules » et à droite, les diverses alliances des frères de l’évêque Aymon, notamment de son frère aîné Hugonin (Menthon), de François (Rochette) et peut-être de Louis 10. Les armoiries des parents d’Aymon, de son père Guillaume de Montfalcon et de sa mère Marguerite de Chevron-Villette, figurent en tête de la série. Pourquoi cette salle armoriée ? Et pourquoi sur trois parois seule- ment ? Les peintures commandées par Aymon de Montfalcon tenaient visiblement compte de celles laissées par son prédécesseur, Benoît de Montferrand, sur la quatrième paroi, au nord. Ces associations héral- diques ne sont pas un unicum dans les œuvres commandées par l’évêque.

10. D. L. Galbreath, Armorial vaudois ; É.-A. de Foras, Armorial et nobiliaire de l’an- cien duché de Savoie. 316 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 2 — Vue générale des stalles de la chapelle d’Aymon de Montfalcon à la cathédrale de Lausanne. Photographie Jeremy Bierer, 2018.

Un autre exemple se trouve au château de Glérolles, au bord du lac Léman, propriété de l’évêché dès 1303. Les mêmes séquences d’armoiries apparaissent sur une façade du corps de logis transformée précisément par Aymon de Montfalcon. Elles sont, dans ce cas, sculptées dans des médaillons de pierre (fig. 1). Cette parenté entre les deux résidences s’ob- serve encore avec la proximité formelle de cheminées au décor pratique- ment identique 11. Ce sont toutes deux des propriétés de l’évêché certes, mais mises au service du lignage du prince, afin de mettre en exergue son réseau familial. Sur les stalles de sa chapelle (fig. 2), dans la cathédrale de Lausanne, Aymon de Montfalcon a également disposé les armoiries familiales, celles de son père et de sa mère dont les tenants sont des licornes ou des bouquetins. Deux lettres, G et M, identifient les prénoms de ses parents, Guillaume et Marguerite. Il a également fait sculpter ses propres armoi- ries couronnées de la mitre, accompagnées de la crosse et de la palme, disposées dans des endroits bien précis, où il est représenté en dévotion

11. Voir fig. 7-9 de la contribution de M. Grandjean dans ce volume, ainsi que la planche XIII. Cf. également M. Grandjean, L’architecture religieuse en Suisse romande et dans l’ancien diocèse de Genève à la fin de l’époque gothique, p. 574-579. UN ÉVÊQUE EN REPRÉSENTATION 317

(pl. XVI). Ailleurs, ce sont les armoiries du prince, du seigneur temporel qui sont sculptées 12. Ce sont aussi certainement des liens familiaux qui expliquent la présence du texte des Douze Dames de Rhétorique à Lausanne. Jean de Montferrant(-d), l’un des protagonistes du récit, est le frère de l’évêque Benoît de Monferrand, le prédécesseur de Montfalcon. Mais il est aussi le frère de Claude de Montferrand qui est, depuis 1474, l’époux d’Alix, sœur d’Aymon. Et voilà pourquoi Aymon a conservé les décors de son prédécesseur dans cette salle de conférence dédiée à son lignage, des peintures d’un style très différent de ce qu’il devait apprécier et qui devaient peut-être paraître désuètes vers 1500 13. Il est même plausible de se demander si le beau-frère d’Aymon, Claude de Montferrand, voire sa sœur, Alix, ne figurent pas sur un des portraits formant la suite de l’évêque Benoît de Montferrand. Mais Aymon de Montfalcon ne s’est pas contenté d’inscrire sur les murs des témoignages de son lignage. Il a également mis en scène très soigneusement le contenu du propos de l’œuvre. La disposition des figures dans le corridor du château Saint-Maire est particulièrement intéressante et révèle la culture du prélat (voir pl. IV). Tout d’abord, c’est bien sur un mur que l’évêque va faire écrire ce texte, et non sur un support habituel pour un si long discours, livre ou tapisserie. Ce n’est a priori pas très commode, ni pour le peintre, ni pour le lecteur. Et ensuite, il va encore le mettre en résonnance et en dialogue avec un autre texte : le Bréviaire des nobles. Ce dernier exprime les ver- tus que doit avoir un homme de noble condition : Noblesse, Loyauté, Honneur, Droiture, Prouesse, Diligence et Netteté. Comme l’a déjà mis en évidence Jean-Claude Mühlethaler, cette commande ne consti- tue pas une simple superposition d’œuvres, qui pourrait être de type purement esthétique, mais les textes entrent bien aussi en résonnance

12. E. Bach, L. Blondel, A. Bovy, La cathédrale de Lausanne ; E. Dupraz, « La cha- pelle des Thébéens dans la cathédrale de Lausanne » ; E. Bach, « Les stalles gothiques de Lausanne » ; C. Lapaire, « Les stalles de la chapelle des Martyrs thébains » ; B. Pradervand, N. Schätti, « Les stalles », p. 184-189 ; C. Lapaire, « Les stalles de la cathédrale de Lausanne ». 13. C’est ce que révèlent les images prises lors de la découverte des peintures. Sous le badigeon, commun à toute la salle, apparaissent directement ces peintures, sans les motifs présents sur les trois autres parois de l’époque de Montfalcon. 318 ÉTUDES DE LETTRES sémantique à la fois littéraire et politique 14. Deux livres sur les murs ! Ce n’est pas commun ! Les pages se tournent en cheminant dans le long couloir qui donne accès aux salles principales du château. De plus, Les Douze Dames de Rhétorique est un livre savant, dont l’identification prit un certain temps depuis sa découverte, preuve de son caractère excep- tionnel, et dont les contemporains d’Aymon ne devaient, pour la plupart, pas y comprendre grand-chose. Le style des peintures ne correspond à aucun des trois manuscrits enluminés conservés des Douze Dames de Rhétorique attribués au maître d’Antoine de Bourgogne 15. Il ne s’agit donc pas de simples copies d’œuvres antérieures, mais bien d’une nou- velle approche artistique, thématique, sémantique, et même politique de la part d’Aymon. Que comprendre derrière cette volonté ? Aymon de Montfalcon a-t-il voulu impressionner le visiteur en attente d’une audience ? A-t-il voulu témoigner de sa culture ? Introduire des idées nouvelles ? Peut-être bien tout cela à la fois.

Si qua fata sinant

Cette appropriation des textes littéraires contemporains s’accompagne d’autres éléments très personnels. La devise si qua fata sinant est ins- crite à de multiples reprises dans le corridor et se joint au propos (voir pl. VIII.2). Elle surmonte les figures féminines du château Saint-Maire et sous- tend une frise formée d’écus dont les supports et tenants appartiennent clairement au répertoire renaissant (centaures, putti, etc.). Cette devise personnelle est extraite du premier chant de l’Énéide (Æn. I, 18) et peut être traduite par « si le (ou les) destin(s) le permet(tent) ». Dans le texte de Virgile, la déesse Junon a le projet de faire régner sur le monde la ville de Carthage « si le destin le veut ». Elle demande à Éole de déclencher une tempête, afin de détruire les bateaux des Troyens arrivés proches des côtes de l’Italie. Elle sait pourtant que le destin le lui interdit … Son projet échouera, Énée pourra accoster avec l’aide de Neptune et la

14. J.-C. Mühlethaler, « Ein dichterisches und politisches Manifest in Lausanne » et « Satire et recyclage littéraire ». 15. K. Straub, Les Douze Dames de Rhétorique, Studien zu einer französischen Handschrift des 15. Jahrhunderts, p. 150 sq. UN ÉVÊQUE EN REPRÉSENTATION 319 ville de Rome sera fondée par les descendants des Troyens. Si l’on tient compte de ce contexte, le destin est donc une notion très ambivalente. Le fait que cette citation intervienne tout au début de l’Énéide confirme, si l’on pouvait en douter, qu’Aymon de Montfalcon connaît évidemment l’origine de sa citation 16. Presque partout où Aymon de Montfalcon est intervenu, il a fait gra- ver ses armoiries et sa devise par ses tailleurs de pierre, ses ébénistes, ses verriers ou ses tisserands. Et toujours de belle manière, les associant au décor flamboyant ou renaissant, avec des lettres sculptées ou peintes dans de très beaux caractères. Avec de grandes variations de grandeur, de styles, insérant parfois la date au centre de l’œuvre, comme à la tri- bune de la cathédrale. Il serait trop long de citer ici toutes les occur- rences, que ce soit sur les monuments tels que le château de Glérolles, la cathédrale de Lausanne, l’église et le château de Curtilles 17, ou sur du mobilier 18, ou divers objets personnels. Parfois, la devise est si pré- sente qu’elle est complètement apparentée à l’œuvre elle-même jusqu’à faire partie intégrante du décor, voire à le créer, la forme finissant par se libérer du sens comme à l’entrée de la chapelle de la cathédrale (fig. 3). Sur les ornements sacerdotaux qu’il a commandés, la devise figure au- dessus de chaque scène ornant la chasuble de l’évêque et les dalmatiques des diacres. La présence d’une devise sur des vêtements liturgiques n’est pas exceptionnelle, mais une telle répétition paraît rare selon Annemarie Stauffer qui a étudié ces objets 19. On aurait tort de penser que la présence ou non de la devise est le fruit du hasard. Il y a une distinction dans son usage selon le contexte. Par exemple, dans le cas du bréviaire de Lausanne, les armes d’Aymon, accompagnées de celles du chapitre, ne comportent pas la devise 20. Le commanditaire a choisi soigneusement les endroits dans lesquels elle devait figurer. Il a donné des consignes précises à tous ses maîtres d’œuvre.

16. Sur le rapport d’Aymon de Montfalcon avec l’Antiquité, cf. l’article de G. Oguey dans ce volume et M. Grandjean, « Jalons pour une histoire de la conservation des monuments historiques vaudois jusqu’à Viollet-le-Duc », p. 73 ; et sur le thème de la Fortune : J.-C. Mühlethaler, « Satire et recyclage littéraire » et « Quand Fortune, ce sont les hommes », p. 194-204. 17. M. Fontannaz, B. Pradervand, Le district de la Broye-Vully I, p. 278-294. 18. Cathédrale de Lausanne. 700e anniversaire de la consécration solennelle, p. 88. 19. A. Stauffer, D’or et de soie ou les voies du salut. 20. Cathédrale de Lausanne. 700e anniversaire de la consécration solennelle, p. 160. 320 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 3 — Devise d’Aymon de Montfalcon dans sa chapelle à la cathédrale de Lausanne. Photographie Brigitte Pradervand, 2017.

Comme nous l’avons déjà mentionné, les armoiries représentées dans la salle de conférence sont associées à la figure de la Fortune. Par contre, il est intéressant de noter, dans la perspective d’une filiation des images et des contenus, la parenté de cette figure avec celle ornant un recueil de dessins réalisé par ou pour François Robertet, secrétaire de la duchesse de Bourbon, fils du poète Jean Robertet, l’un des auteurs des Douze Dames de Rhétorique. Il faut donc souligner encore une fois les liens entre les personnes que connaît Aymon et le réseau artistique que l’on commence à mettre en évidence. Si cette image du recueil est bien la source iconographique de la peinture du château, Aymon de Montfalcon ne s’est pas contenté de la reprendre telle quelle, mais il y a apporté sa touche personnelle. Il a modifié le quatrain qui surmonte la peinture, dans le sens d’une certaine empathie, comme le montre Jean-Claude UN ÉVÊQUE EN REPRÉSENTATION 321

Mühlethaler, mais aussi la figure elle-même qui, au lieu de regarder de face son destin se briser contre le roc de Fortune, tourne la tête en arrière en direction des représentations familiales peintes dans la salle ou vers le passé ? En conjuguant le sens de cette représentation avec celui de la devise, et avec les armoiries familiales, des éléments biographiques de l’évêque apparaissent plus distinctement, la Fortune ayant joué un rôle important dans la vie d’Aymon selon le témoignage de ses propres écrits.

Le monogramme AM/MA

Avant d’évaluer ces traits biographiques, il faut évoquer cet autre élé- ment équivoque utilisé par Aymon de Montfalcon. Parfois, l’évêque a associé à sa devise les lettres A et M entrelacées (voir pl. XV.1). Sur le plafond à caissons de sa chambre dans le château Saint-Maire, le mono- gramme est infiniment répété, dans des couleurs différentes, peint en alternance avec des fleurs, la devise cernant l’ensemble de la composition. Sur la stalle d’honneur de la chapelle de la cathédrale de Lausanne, où six faucons constituent les armoiries parlantes des Montfalcon, tout en haut du siège d’honneur, sur les dais, disparaissant dans le fourmille- ment de la sculpture, se trouvent les lettres A et M. Les deux lettres, à l’église de Curtilles, sont peintes sur un vitrail. Elles étaient peut-être également figurées dans un manuscrit qui lui appartenait contenant des extraits du Roman de la Rose et des œuvres d’Alain Chartier 21. Ces deux lettres sont partout entrelacées de la même manière, les jambages com- mençant d’abord par le M, ensuite le A, puis le M et le A. Il est donc délicat de décider s’il s’agit de AM ou de MA ! Ces deux lettres font bien sûr référence à ses prénom et nom, comme à la salutation angélique Ave Maria, et au monogramme de Marie MA, mais pas seulement. Si la devise accompagne une grande partie des commandes de l’évêque, les lettres A et M en revanche n’y figurent pas toujours. Par exemple, elles ne se trouvent ni sur les parties transformées de la cathédrale à l’usage du chapitre, ni sur les ornements sacerdotaux destinés eux aussi à la cathédrale et conservés à Berne, mais bien sur le siège d’Aymon de Montfalcon. Ce monogramme est généralement associé, comme c’est le

21. A. Piaget, « Aymon de Montfaucon et sa cour littéraire », p. 177. Ce manuscrit serait à réexaminer pour confirmer son appartenance. 322 ÉTUDES DE LETTRES cas dans la chambre du château, plutôt à un usage de type privé. Sur les vitraux de l’église de Curtilles, dont le chœur fut réaménagé par Aymon de Montfalcon, ces décors n’étaient pratiquement pas visibles depuis la nef, mais disposés sur le vitrail d’une fenêtre latérale. Arthur Piaget a, le premier, proposé de voir dans ce monogramme une relation avec un texte composé par l’évêque. Cette idée fut reprise par Louis de Montfalcon 22. Si la pertinence de cette interprétation roman- tique pouvait être mise en doute sur la base de la seule présence de ce monogramme, les nouvelles découvertes picturales et leur interprétation, ainsi que la mise en évidence visuelle de l’importance du réseau fami- lial et du lignage de l’évêque, donnent une nouvelle force à cette pro- position. Cette approche se trouve confortée aussi par l’examen de deux autres textes, l’un de la main même d’Aymon et un autre texte rédigé par maître Antitus Favre, son chapelain. À la bibliothèque de Turin se trouvait en effet un manuscrit intitulé Le procez du banny à jamais du Jardin d’Amours. Il disparut malheu- reusement dans l’incendie de 1904, mais nous le connaissons grâce à la copie partielle qu’en firent deux érudits 23. Le narrateur, qui se pré- nomme Ayme, se décrit chevauchant dans la campagne. Il pense à son rêve de la nuit précédente : il assistait à un tournoi lorsqu’il vit une dame, très belle, dont il s’éprit immédiatement. En pensée dans le « Verger d’Amour », il aperçoit un oiseau dans un laurier qui tient un rouleau sur lequel est écrit : « Va-t’en, ton prince te demande ». S’ensuit un combat entre Plaisir et Raison. Cette dernière décide que le jeune Ayme doit retourner à Flaxieu et quitter ce lieu de délices. Le récit remonte proba- blement aux années 1473. Aymon a trente ans et il vient d’être nommé ambassadeur du roi de Chypre à Rome. Le récit continue par une parole de sa dame qui, très affligée par le départ de son aimé, prend une lettre de son nom et lui demande :

[…] mectez la en vos armes, Mon ami, je vous en fait don Le narrateur poursuit :

Et pour monstrer amour entiers, une des miennes ay eraschee

22. L. de Montfalcon, « Aymon de Montfalcon, prélat de la Renaissance ». 23. Arthur Piaget et Egidio Gorra, cf. A. Piaget, « Aymon de Montfaucon et sa cour littéraire », p. 171. UN ÉVÊQUE EN REPRÉSENTATION 323

laquelle est, par subtilz ouvrier avec la sienne entrelassée. En aiguières, en pos, en plas Bassins, tapis et couverture, Et d’autre choses a grant tas L’ay fait bouter en pourtraicture En aucuns lieu tout en painture Composé de vives couleurs. En aultres ils sont en brodeure De fins or et de pierre plusieurs 24

Le texte ne mentionne pas les lettres en question, mais à la fin du poème se voyaient les fameuses deux lettres A et M entrelacées… Dans un autre texte attribué à Aymon de Montfalcon, qui se nomme Le Débat du gris et du noir, deux personnages dialoguent 25. Le Gris, homme solitaire, aime- rait profiter du monde et de l’amour. Mais il ne le peut. Il vient chaque jour dans un verger merveilleux où il rencontre un passant, le Noir. Ce dernier l’entend murmurer le nom de sa dame que pourtant le poète ne voulait pas nommer en public (!). Il s’arrête et lui donne le conseil suivant :

Aussy, ami, je te conseille que tu escripves en mains lieux une devise non pareille, ou, dessus, mettras pour le mieulx Deux lettres du nom précieux De ta deesse terrienne, par lesquelles faux envieux Ne sauront la volonté tienne 26 Celui qui porte M et A en plusieurs lieux pour sa devise Pour celle que tant amee a Et ayme si qu’ailleurs ne vise Requierts, se nul facteur avise

24. D’après A. Piaget, « Aymon de Montfaucon et sa cour littéraire », p. 176 sq. 25. Deux manuscrits sont conservés, un à la Bibliothèque nationale de France : Dialogue entre le Gris et le Noir, en vers, BnF 25 421, l’autre dans la bibliothèque de feu le baron James de Rotschild. 26. D’après A. Piaget, « Aymon de Montfaucon et sa cour littéraire », p. 182. 324 ÉTUDES DE LETTRES

Aucune faute en ce traitié Ainsy que de rime on devise Qu’il n’en soit ja trop mal traittié 27

Ce texte fait donc référence à deux éléments distincts : d’une part la devise elle-même, dite « non pareille » et d’autre part deux lettres de la « déesse terrienne » du narrateur, dont le nom doit être tu, à mettre au- dessus de la devise. C’est exactement ce qu’Aymon a fait. Et même jusque dans ses stalles, les lettres se perdent dans le décor des dais, mais sont bien présentes au-dessus de son portrait. Son appel à de hautes charges dès 1471, puis son départ pour Rome en 1473 en ont bien fait un homme d’Église condamné à renoncer à ses amours 28. Si l’on pouvait encore douter de l’implication directe de la vie d’Aymon dans ses œuvres, il faut encore relire le Portail du temple Bocace, œuvre d’Antitus Favre, écrite dans la lignée du Temple de Bocace de Georges Chastelain, l’un des auteurs des textes peints dans le corridor du château Saint-Maire 29. Le thème est celui de personnages célèbres qui ont connu un destin tragique. Aux sources du récit, dans les premières pages, est relatée l’histoire drama- tique de la mort du neveu d’Aymon, Louis de Montfalcon, fils de Louis, frère de l’évêque. Selon le récit d’Antitus, le petit Louis, âgé de six ans, rendait visite à ses amis, à son souverain et à son oncle, lorsqu’il s’est fait mordre par un chien enragé. Antitus donne la parole à l’enfant qui raconte son malheur et le chagrin immense de son père, de sa mère et de son oncle, l’évêque, en rappelant en passant l’importance de son lignage :

Helas mon oncle bien avez cueur piteux Jay ung myen oncle evesque de renom prince puissant faisant forger monnoye Jay noble puissant et renomme baron En mon lignage on le voit en savoye 30

27. D’après A. Piaget, « Aymon de Montfaucon et sa cour littéraire », p. 183. 28. Helvetia Sacra, I/4, p. 146-148. 29. Manuscrit conservé aux Archives cantonales vaudoises (ACV), P. Antitus, consulté en ligne sur e-codices . 30. ACV, P. Antitus, fol. 29v. UN ÉVÊQUE EN REPRÉSENTATION 325

L’enfant demande que l’on couche son corps en un portail, près de quelques piliers. Le fameux temple était fait d’étrange façon :

luysant dedens, le dehors admirable et en estoit fortune le masson pave de deuil et les cloches dung son si esgare quil nest cil qui ne tramble […] 31

Auprès du temple se trouve un cimetière. Louis apparaît dans ce texte comme le fondateur de ce portail. Nous sommes en l’an 1501 et le maçon se nomme… « Fortune ». On ne peut s’empêcher une fois encore de faire le lien avec l’œuvre future du portail de la cathédrale de Lausanne, même si, évidemment il s’agit ici d’une figure littéraire et d’un portail symbolique 32. Le texte devrait être analysé en détail. Mais comme dans les autres récits, une fois encore le réel fait irruption dans le texte commandé par notre évêque, brouillant les pistes.

Les portraits

Avant de conclure, il faut encore évoquer les quelques portraits que nous conservons de l’évêque. Il est représenté à trois reprises dans le livre d’Antitus Favre évoqué plus haut, dans un cadre profane (une salle du château Saint-Maire ?), sans les attributs qui pourraient l’identifier comme évêque (fig. 4). Aymon de Montfalcon est assis sur un siège suré- levé pourvu d’un dais recouvert d’un tissu vert uniforme et, à l’intérieur, d’une tenture rouge. De ces images se dégage une sorte de sobriété, qui ne reflète pas la puissance d’un seigneur spirituel ou temporel, mais s’ap- parente plus aux écrivains de son temps, voire aux portraits de Luther ou d’Érasme. Seuls signes de richesse : des bordures de fourrure émergent du col et des manches et de légers ornements apparaissent sur la tenture rouge. Le décor de la salle rappelle les peintures de la salle de conférence.

31. ACV, P. Antitus, fol. 26. 32. Sur les tribulations de l’évêque et la construction du portail dit de « Montfalcon » de la cathédrale, voir l’article de K. Queijo dans ce volume. 326 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 4 — Aymon de Montfalcon. Détail du fol. 24r du manuscrit d’Antitus (Archives cantonales vaudoises) (). UN ÉVÊQUE EN REPRÉSENTATION 327

Fig. 5 — Portrait d’Aymon de Montfalcon sur un vitrail de l’église de Curtilles. © ACV, Archives des monuments historiques, A 51/3.

Plus curieux encore est le portrait conservé dans le chœur de l’église de Curtilles (fig. 5), possession des évêques de Lausanne. Si les autres vitraux ne comportaient pas les fameuses lettres AM, les armoiries ainsi que la devise d’Aymon, rien ne permettrait de l’identifier. Le prélat n’est pas représenté dans sa fonction, ce pourrait être un portrait de n’importe quel seigneur temporel, si ce n’est peut-être l’aumusse de fourrure que l’on devine sur ses épaules. Plus traditionnelles sont les représentations sculptées sur les stalles de sa chapelle dans la cathédrale où il apparaît à deux reprises (fig. 6-7). Sur l’une d’elles, Aymon de Montfalcon est agenouillé, en habit de chœur, accompagné de ses armoiries, au pied des martyrs thébains, sur une autre en prière devant la Vierge à l’Enfant. Quelques traits récurrents semblent caractériser le personnage : un menton bien marqué à fossette, des lèvres plutôt charnues et des traits réguliers, peut-être une certaine douceur volontairement affichée… Quant au portrait figuré sur le ducat d’or, il est difficile de faire le lien avec les autres (voir pl. XV.2). 328 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 6 — Portrait de l’évêque sur les stalles de sa chapelle à la cathédrale de Lausanne. Photographie Jeremy Bierer, 2018. UN ÉVÊQUE EN REPRÉSENTATION 329

Fig. 7 — Portrait de l’évêque sur les stalles de sa chapelle à la cathédrale de Lausanne. Photographie Jeremy Bierer, 2018. 330 ÉTUDES DE LETTRES

En conclusion, les récentes découvertes de peintures murales, l’identifica- tion nouvelle des œuvres et l’analyse serrée des liens familiaux d’Aymon de Montfalcon et de son prédécesseur Benoît de Montferrand permettent de mettre en corrélation les différentes facettes de l’évêque et justifient pleinement que l’on continue les recherches entre nos différentes disci- plines. Les allusions biographiques, mises en scène de manière systéma- tique, mais sous forme d’indices, parfois peu explicites, constituent un vrai jeu de piste, tant dans les œuvres littéraires que peintes ou sculptées. Cette attitude pose la question de l’ambiguïté de la posture. Évêque ou prince ou mécène ? En fait les trois à la fois et souvent les trois en même temps. Les évènements de sa vie se révèlent ainsi grâce notamment à l’œuvre de Virgile, d’Antitus Favre ou par l’intermédiaire des peintres, sculpteurs, artistes qui devaient former une cour brillante, exceptionnelle même, à la tête de laquelle cet homme, venu à Lausanne à 50 ans, a donné une résonnance internationale. Les diverses interventions présen- tées dans ce volume ont permis de tirer un petit fil de l’écheveau pour comprendre ce milieu et ce réseau très dense qui a laissé une partie de ces fils à Lausanne, à la veille de la Réforme, et en plein bouleversement de la Renaissance. Ce fourmillement artistique et cette agitation fit d’ailleurs écrire à Antitus Favre, son chapelain et écrivain, de manière quelque peu désabusée et ô combien moderne à nos yeux que :

le monde nest qung parc a folz […] qui ressemble une fourmiere ou jamais il ny a repos 33.

Brigitte Pradervand

33. ACV, P. Antitus, fol. 23v. UN ÉVÊQUE EN REPRÉSENTATION 331

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