Perspective Actualité en histoire de l’art

4 | 2009 XXe/XXIe siècles 20th/21st centuries

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspective/1245 DOI : 10.4000/perspective.1245 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2009 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Perspective, 4 | 2009, « XXe/XXIe siècles » [En ligne], mis en ligne le 08 juin 2013, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/perspective/1245 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ perspective.1245

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XXe siècle Pierre Soulages, regard sur l’histoire de l’art. Réflexions autour des pratiques de mixité entre art actuel et art ancien dans les musées... Qu’en est-il du fauvisme cent ans après ? Quels enjeux pour les recherches sur le caricatural au xxe siècle ? et XXIe siècle Le futurisme et ses acceptions, l’art de l’Entre-deux-guerres, les rapports conceptuels entre photographie et architecture, les éditions d’artistes depuis les années 1960, et l’art contemporain à l’épreuve de la destruction des Juifs d’Europe. Ce numéro est vente sur le site du Comptoir des presses d'universités.

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SOMMAIRE

Regard sur l’histoire de l’art Pierre Soulages

Débat

Les pratiques récentes de mixité entre art actuel et art ancien : le contemporain dans les musées Claude Allemand-Cosneau, Claude d’Anthenaise, Thomas Huber, Laurent Salomé et Éric de Chassey

Travaux

Le fauvisme cent ans après Claudine Grammont

Du caricatural dans l’art du XXe siècle Bertrand Tillier

Actualité

Le futurisme : avant-garde et imaginaire politique Johan Popelard

L’Entre-deux-guerres en questions Sophie Krebs

Nouvelles pistes conceptuelles entre photographie et architecture Maria Antonella Pelizzari

Les éditions d’artistes depuis les années 1960 : livres, revues et multiples Laurence Corbel

L’art contemporain à l’épreuve de la destruction des Juifs d’Europe Nathan Réra

Choix de publications

Ouvrages reçus

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Regard sur l’histoire de l’art Looking at art history

Pierre Soulages

NOTE DE L’ÉDITEUR

Propos recueillis par Marion Boudon-Machuel, Paris, 19 février 2010.

1 Mon rapport à l’histoire de l’art a très tôt été marqué par ma formation scolaire et par ma liberté vis-à-vis d’elle. Dans les cours d’histoire au lycée, le Moyen Âge, considéré comme obscur et sans grand intérêt, cédait vite place à une célébration de la Renaissance, avec l’apparition au Quattrocento de la fameuse perspective spatiale et formelle, que j’appelais déjà – et appelle toujours – illusion. Un peu plus tard, découvrant dans un livre une reproduction d’un des bisons d’Altamira en Cantabrie, le célèbre « Bison bondissant », comme l’avaient nommé ses découvreurs, j’ai été frappé par la datation indiquée, remontant à 18 000 ans, que je convertis immédiatement en siècles, pour me rendre compte que 180 siècles s’étaient écoulés depuis la réalisation de cette peinture rupestre. C’est à ce moment même que j’ai commencé à m’interroger sérieusement sur ces centaines de siècles d’histoire de la peinture – dans la grotte Chauvet, nous nous trouvons face à des peintures datant de 340 siècles – que mes professeurs avaient totalement négligés au profit des quelques siècles allant, au mieux, de la peinture byzantine aux impressionnistes.

2 Les ouvrages d’Henri Focillon m’ont, les premiers, ouvert les yeux sur la peinture romane qui, jusqu’à lui, était restée très largement ignorée – et totalement passée sous silence dans le cadre scolaire. J’ai découvert ainsi, grâce aux reproductions photographiques, les peintures de Tavant, de Saint-Savin, de Vic ou encore de Montoire, que je suis allé voir dès que j’ai pu. Je me sentais proche de ces œuvres antérieures à l’« illusionnisme » et, lorsque j’ai découvert les peintures de Picasso à Paris en 1938, je les ai aussitôt rapprochées, entre autres, de l’Apocalypse de Saint-Sever. Si l’architecture romane est désormais connue de tous, rares encore sont ceux qui, même parmi les grands historiens, ont regardé la peinture romane in situ. Cette

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première rencontre avec l’histoire de l’art roman grâce aux publications de Focillon est symptomatique de mon rapport à l’art et à l’histoire de l’art en général : il ne passe pas tant par les écrits savants – que je lis rarement intégralement – que par ce que l’on me montre de l’art, ce que l’on m’aide à voir. Ainsi, par exemple, ce sont les images et non les textes – fort heureusement dans ce cas singulier – qui m’ont révélé Mondrian et l’art abstrait en 1942, en l’occurrence, les photographies d’un article portant sur « l’art dégénéré » dans la revue de propagande allemande Signal. Plus largement, les historiens de l’art jouent, à mes yeux, un rôle d’intermédiaire, de mise en contact avec les œuvres. L’histoire de la peinture ne doit pas se cantonner à la généalogie d’un Poussin ou à la glose iconographique. Bien au contraire, c’est l’histoire des œuvres, et surtout l’histoire du regard que l’on porte sur elles, qui sont fondamentales. C’est au demeurant ce que j’ai expérimenté dans mon rapport avec des personnalités importantes de la discipline. André Chastel, par exemple, qui fut mon ami, a écrit plusieurs textes sur ma peinture dans Le Monde, et nous avons beaucoup échangé à ce sujet ; mais je n’ai jamais eu avec lui de discussion sur l’histoire de l’art à proprement parler, même si nous avons visité ensemble des sites importants et commenté de nombreuses œuvres. Mon rapport aux historiens de l’art contemporain en France a toutefois été longtemps limité, en raison de l’absence, au moins jusqu’à 1968, d’universitaires capables de jouer un véritable rôle pour l’art vivant, et ce pour des raisons inhérentes à la pratique traditionnelle de la discipline dans notre pays. Au Collège de France, par exemple, je ne pense pas qu’il y ait jamais eu de spécialiste de l’art du XXe siècle.

3 Parmi les conservateurs que j’ai connus à partir de la fin des années 1940, j’ai été amené à constater une nette différence entre le regard des Américains et celui des Français à la même époque. James Johnson Sweeney, conservateur en chef du département des peintures et sculptures au MoMA au milieu des années 1940, est venu me voir alors que j’étais tout à fait inconnu et m’a acheté un brou de noix dès 1948. Il savait regarder, même s’il écrivait peu, et a joué un rôle fondamental dans ma carrière, comme dans celles de Jackson Pollock – le faisant exposer par Peggy Guggenheim en 1942 – et d’Alexander Calder. Sweeney a réalisé ma première rétrospective américaine en 1967 à Houston ainsi que le premier ouvrage important consacré à ma peinture, publié en trois langues (anglais, français et allemand). Ma reconnaissance en France n’a en réalité pu se faire que parce que j’avais été reconnu d’abord à l’étranger, en l’occurrence aux États-Unis, en Allemagne ou encore au Danemark. J’ai ainsi eu de très bons rapports avec Alfred Barr, Will Grohmann et Werner Haftmann. Au contraire de leurs homologues étrangers, bien des conservateurs français sont timides et, souvent, n’osent guère dire ce qu’ils pensent. Il en est de même dans le milieu des collectionneurs. Nombre de Français se distinguent par leur peur de prendre des risques dans leurs propos et dans leurs actions (acheter, exposer). Nous sommes un pays bien frileux ! Heureusement, j’ai quand même noué rapidement de vrais liens avec certains grands conservateurs français, tels que Michel Laclotte, Jean Cassou ou Jean Leymarie, notre point de convergence étant une sensibilité commune. Michel Laclotte est l’exemple parfait de l’éminent spécialiste de la peinture d’une autre époque – les primitifs siennois – pourtant tout à fait capable de regarder mes toiles et de les ressentir.

4 Il est frappant de constater que j’ai fréquemment été entouré de personnalités hors champ, plus ou moins éloignées de la discipline de l’histoire de l’art. En effet, ce ne sont pas des historiens universitaires de l’art moderne ou contemporain, mais plutôt des

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critiques d’art, des historiens ou encore – plus surprenant – des linguistes qui ont été finalement les plus présents dans mon existence et dans celle de ma peinture. Ainsi, Michel Ragon, écrivain mais aussi critique et historien de l’art et de l’architecture modernes, et Pierre Daix, écrivain, romancier et ami de Picasso, ont noué des contacts avec les artistes de leur temps et ont beaucoup écrit sur leurs œuvres dans les colonnes des journaux. Des historiens, tels que Georges Duby, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy- Ladurie et Pierre Nora, ont aussi su regarder mes peintures ou mes vitraux, alors que l’on rencontre souvent, dans cette discipline, une tendance à considérer les œuvres d’art comme des objets ou des documents, à l’instar des sociologues ou des ethnologues – je pense ici à la position choquante d’un Claude Lévi-Strauss sur le prétendu « métier perdu », à laquelle j’ai répondu dans Le Débat de juillet-août 1981. Un dialogue particulièrement fécond s’est instauré avec des linguistes qui – sans formation (ou déformation ?) en histoire de l’art mais la pratiquant – ont écrit sur ma peinture, comme Pierre Encrevé, du catalogue raisonné de mon œuvre, ou encore Henri Meschonnic. Ainsi n’est-ce pas un hasard si, dans le catalogue de l’exposition organisée au Musée Saint-Pierre d’Art Contemporain à Lyon en 1987, ne figure aucun historien de l’art ou critique d’art. Les commissaires, Thierry Raspail et Thierry Prat, avaient décidé de faire un catalogue inhabituel, ce qui correspondait en l’occurrence à ma peinture et aux regards qui ont pu lui être portés. On y trouve les textes d’un historien, Georges Duby, d’un philosophe, Clément Rosset, et de linguistes, Pierre Encrevé et Henri Meschonnic. Les prises de vue publiées dans le catalogue relèvent également d’un parti pris : l’exposition a volontairement été accrochée quinze jours avant l’ouverture pour permettre de réaliser des clichés fenêtres fermées, dans un univers clos et blanc, l’architecture étant créée par les toiles fixées sur des câbles entre sol et plafond.

5 Les historiens de l’art seraient-ils vraiment indispensables pour donner accès à une œuvre qui leur est contemporaine ? Je n’en suis pas certain mais, en ce qui me concerne, de manière générale, j’ai voulu laisser les gens libres face à mes œuvres. C’est une des raisons pour lesquelles je donne à mes toiles des titres qui indiquent seulement la technique, les dimensions et la date. Ainsi confronté à un titre matériel de cet ordre, celui qui regarde ne cherche pas à relier le titre à l’œuvre en risquant de la renvoyer à quelque chose d’autre qu’à elle-même. De même, si j’en suis venu à accrocher mes toiles dans l’espace et non les unes à côté des autres, c’est dans l’intention d’évacuer la linéarité de l’accrochage, cette continuité qui produit un sens spécifique. Face à des toiles disposées dans l’espace, celui qui regarde – le regardeur ou le spectateur, on peut l’appeler comme on veut – peut confronter une toile du premier plan, selon sa propre position, avec pratiquement n’importe quelle autre œuvre et, par là même, construire sa linéarité, son sens. Très tôt, et en particulier lors de l’exposition à la Galerie de France à Paris en 1963, j’ai voulu un catalogue sans texte avec des photos prises in situ, avec le mur en toile de fond. Les reproductions dans les catalogues sont toujours très mauvaises : systématiquement rectangulaires, coupées sur les bords, sur un fond blanc très concret, celui du papier. Or, une peinture n’est jamais comme cela : même, et surtout, sur un mur blanc, il y a toujours une ombre, une vie, de la lumière. Je préférerais donc que tout devienne image, y compris la surface sur laquelle se trouve accroché le tableau. Le catalogue de l’exposition de 1963 présente ainsi les photographies prises sur les murs de la Galerie de France ; mais sans un mot ! Pour autant, je suis tout à fait d’accord sur la nécessité des catalogues raisonnés et je pense que les textes sont importants, dans la mesure où ils peuvent inviter à voir. Le texte doit conduire à la peinture et non l’inverse. J’apprécie beaucoup, par exemple, la

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somme des textes et documents réunis dans le catalogue de la récente exposition de ma peinture au Centre Georges-Pompidou (Paris, 2009-2010).

6 Dans l’immédiat, je dois toutefois reconnaître que l’histoire de l’art qui me touche le plus – et qui compte autant pour moi, si ce n’est plus, que les écrits des plus grands historiens de l’art –, c’est cette histoire de l’art spontanée qui me parvient en retour sous la forme de centaines, de milliers de lettres que je reçois des visiteurs qui sont venus, à près de 500 000, voir ma peinture au Centre Pompidou et qui veulent me dire ce qu’ils ont éprouvé devant elle.

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Débat

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Les pratiques récentes de mixité entre art actuel et art ancien : le contemporain dans les musées The meeting of old and new: bringing into traditional museum spaces

Claude Allemand-Cosneau, Claude d’Anthenaise, Thomas Huber, Laurent Salomé et Éric de Chassey

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte résulte de l’envoi de questions aux participants et d’un échange de courriels.

1 Pendant longtemps, les musées ont séparé l’art du passé et l’art du présent, celui-ci étant exposé seulement dans des musées dont le nom même – musée d’art moderne ou d’art contemporain – signalait cette séparation. Depuis quelque temps pourtant, singulièrement en France mais pas uniquement, de nombreux musées se sont mis à montrer au sein de leurs collections permanentes des œuvres d’art créées très récemment voire réalisées spécialement pour l’occasion. Trois conservateurs et un artiste, qui ont tous joué de la mixité au sein d’institutions culturelles, font part de leurs choix personnels et des réactions qu’ils ont pu susciter [Éric de Chassey].

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Éric de Chassey. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Où et quand trouve-t-il sa source selon vous et, si vous avez vous-même organisé ce type d’accrochage ou d’installation, quand et où cela s’est-il produit ? Claude D’Anthenaise. Il semble que l’on doive relativiser l’idée d’exclusion de l’art du temps présent dans les mises en scène muséales. Le Musée du Louvre, de manière emblématique, n’a cessé de faire appel à des artistes de renom pour constituer un

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cadre valorisant les œuvres, depuis l’aménagement, sous le règne de Charles X, des salles destinées à recevoir les antiquités égyptiennes, grecques ou romaines jusqu’à la commande, en 1953, d’une peinture à Georges Braque – Les Oiseaux – pour le plafond de l’ancienne antichambre du roi. Il s’agissait alors d’intervenir en marge des collections proprement dites. Mais, en 1947, on expose les œuvres de Picasso dans la Grande Galerie du Louvre, non plus à titre de faire-valoir décoratif des collections anciennes, mais bien pour jouer le jeu des confrontations. Par la suite et jusqu’à une période récente, les choses se compliquent pour deux raisons apparentes. D’une part, le courant architectural dominant proscrit alors la notion de décor. D’autre part, l’art contemporain, se définissant en rupture par rapport à la tradition, revendique sa « non-intégration ». Les artistes qui font de la subversion ou de l’interrogation sur la nature de l’art le sujet même de leur travail désirent ou s’accommodent de lieux spécifiques qui garantissent leur non- intégration. Des affiches lacérées collectées par les nouveaux réalistes aux extincteurs repeints à l’identique par Bertrand Lavier, les objets extraits du quotidien n’ont pas besoin de la blancheur des cimaises du lieu d’exposition institutionnel pour exister en tant qu’œuvres d’art. Mais les choses changent. En ce qui concerne l’évolution actuelle de l’architecture, on assiste à l’inversion de la tendance rationaliste et fonctionnelle : le décor, longtemps cantonné au fameux 1 % (dispositif instauré en 1951 qui consiste à affecter cette maigre portion du budget de construction d’un édifice public à la commande ou à l’acquisition d’œuvres d’art destinées au bâtiment considéré), revient en force dans l’architecture même des musées (on pense au maniérisme plus ou moins efficace des musées de Bilbao ou du quai Branly). Cette tendance baroque se manifeste dans toute la création artistique. Cédant au goût de la complexité, nous affirmons désormais « n’avoir jamais été modernes »1. L’œuvre ne se satisfait plus d’une interprétation unique et l’intrusion de l’art contemporain parmi les œuvres du passé pourrait bien correspondre à cet obscur désir de « brouillage ».

Claude Allemand-Cosneau. Élaboré au XVIIIe siècle, le système des beaux-arts a fondé le parti pris de présentation des musées chronologiquement et par école. On aurait pu alors imaginer que d’année en année dans un mouvement progressif, l’art moderne puis contemporain ait trouvé sa place sur les cimaises des musées, dans une sorte de continuité fluide. Il n’en fut rien puisque l’État, alors principal pourvoyeur des musées en matière d’art vivant, privilégia à partir de 1870 l’art académique et rata toutes les avant-gardes : ni Manet, ni les impressionnistes, ni les Fauves, ni les cubistes, ni les abstraits, ni Duchamp, ni les surréalistes ne furent acquis au moment où ils émergeaient (la première œuvre abstraite achetée par l’État fut une gouache de Kandinsky, Composition IX, acquise en 1937 sous le Front populaire). À Paris, on avait, dès 1818, séparé les vivants des morts avec le Musée du Luxembourg, antichambre du Louvre. La question d’un musée national d’art moderne fut posée dès 1925, mais sa réalisation prit une vingtaine d’années. Seuls les musées de Grenoble (à partir des années 1920) et le Musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne (après la Deuxième Guerre mondiale) comptaient, souvent grâce aux artistes eux-mêmes, une collection moderne qui se développa en collection contemporaine. On comprend donc mieux que des collectivités aient privilégié à partir des années 1960, sous Malraux, la création de musées tout entiers dédiés à l’art contemporain. Pour les musées de beaux-arts existants, il était impossible de combler véritablement par des achats les

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lacunes historiques des maîtres de l’art moderne ; au mieux une anthologie ou quelques œuvres fortes scandent le parcours, et des sections contemporaines, plus aisées à constituer, sont parfois venues s’adjoindre aux fonds historiques. Dons, legs et dépôts de l’État ont finalement aussi enrichi ces musées en art du XXe siècle, au point que l’on oublie ces ruptures de l’histoire. La grande polémique sur l’art contemporain qui débuta dans les années 1990 fut sans doute l’occasion de se poser différemment la question. En effet, les collections permanentes d’art contemporain dans les musées sont présentées à la fin du parcours chronologique des sections beaux-arts, ce qui ne pose pas de problème pour des mouvements déjà historicisés (support-surfaces, les nouveaux réalistes, l’Arte povera, par exemple). En revanche, la proposition de monstration est, pour la production la plus récente, souvent trivialement liée à la disponibilité des œuvres présentes dans la collection et à l’espace même des salles d’expositions, les grandes installations, la vidéo, les photos ou les œuvres graphiques ne permettant pas une présentation pérenne. De même, les rapprochements dans une même salle d’œuvres parfois très diverses sont toujours sous-tendus par un discours, inévitablement incomplet. C’est à l’occasion de manifestations temporaires que l’art contemporain s’est le plus facilement insinué dans les salles anciennes, comme à Nantes où, pour la première fois pendant l’été 1985, avec l’exposition Histoires de sculptures, une douzaine d’artistes internationaux investirent plusieurs espaces dans la ville, dont les musées. Paul-Armand Gette installa, en confrère, dans les vitrines du Muséum d’histoire naturelle, ses Perspective Sédimentologique et Perspective de la classification ; Buren, avec 3 travaux. De la façade au mur du fond intervint sur les socles des sculptures allégoriques en façade du Musée des beaux-arts et redéfinit la circulation axiale du musée ; dans le hall d’entrée de ce même musée, l’installation monumentale d’Anne et Patrick Poirier intitulée Du regard des statues dialoguait naturellement avec la statuaire du XIXe siècle des collections permanentes. Ces confrontations inédites parurent audacieuses mais justes, sans doute parce que les trois artistes concernés utilisaient un vocabulaire compréhensible à première vue, bien que décalé. Le reste des œuvres contemporaines occupait le patio et les galeries, des espaces traditionnellement dédiés aux collections anciennes décrochées qui avaient été pour l’occasion. Cette exposition fut l’annonce d’une nouvelle ère pour le musée : l’art contemporain devait devenir le moteur de son développement. Laurent Salomé. Il me semble que l’on peut situer le point de départ de la présentation d’œuvres contemporaines dans les collections permanentes dans les années 1970, dans un certain nombre de musées de province qui avaient déjà derrière eux une politique très volontaire en matière d’art contemporain depuis l’après- guerre. Après les abstractions assez sages qui fleurissaient dans les expositions des années 1950 et 1960, des artistes conceptuels ont commencé à proposer des interventions, comme François Morellet à Nantes dès 1973, avec son adhésif noir posé sur les sculptures académiques (Parallèles 0°, Aristée tramé, œuvre éphémère)2. Ce sont moins les musées très orientés vers l’art moderne que les plus traditionnels qui se sont pris au jeu. Sans doute l’effet de surprise rendait-il la chose plus attrayante, et le charme des lieux très typés a tendance à séduire les artistes. Il faut aussi citer le rôle des centres d’art installés dans des monuments historiques (comme le Château d’Oiron) et d’autres sites qui, notamment à l’ère Monum, ont familiarisé le public avec le contraste entre la création la plus radicale et le patrimoine ancien. Pour ma

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part, l’expérience a commencé au Musée des beaux-arts de Rennes en 1995, alors que le Musée de Grenoble où je travaillais précédemment ne s’inscrivait pas dans cette logique. Cela fait une quinzaine d’années que ces « dialogues » me paraissent naturels et que j’en organise en permanence. La collaboration avec les Frac y a beaucoup contribué, avec des confrontations de quelques œuvres ou de collections entières. Le Regard de l’autre à Rouen en 2002, par exemple, confrontait une large sélection de la collection du Frac avec celle du musée. Dans les salles temporaires, l’installation des œuvres contemporaines était ponctuée de quelques tableaux anciens descendus de leurs salles (la Belle Zélie d’Ingres dans une section sur la beauté, avec une vidéo de Franck David), le parcours permanent étant en contrepartie truffé d’œuvres du Frac en fonction d’affinités thématiques ou formelles. Ainsi Exit d’Ana Maria Tavarès, une passerelle d’avion servant d’observatoire, était installé dans la « salle du Jubé » entre d’immenses tableaux d’histoire. Aux musées de Rouen, nous accrochons volontiers les dernières acquisitions contemporaines au milieu de l’art ancien, et certaines artistes (Felice Varini, Elmar Trenkwalder) jouent aussi avec l’architecture même du bâtiment. Le regard porté sur l’histoire de l’art, la citation et le deuxième degré constituent l’un des axes de notre programmation en art contemporain. Entre autres, l’artiste-historien de l’art Jean-Philippe Lemée exposait en 2004, sous le titre Roy, Pablo et les autres, des tableaux « faits main », à savoir des agrandissements par un peintre en lettres de dessins d’amateurs particulièrement maladroits qui copiaient des œuvres de Pablo Picasso et de Roy Lichtenstein. Thomas Huber. Au tournant du siècle, la ville de Düsseldorf a réorganisé ses lieux d’expositions. Jean Hubert Martin, nommé directeur général du nouveau museum kunst palast, a eu pour tâche d’y mettre en scène des expositions dites populaires et de rappeler à la mémoire du public de Düsseldorf la collection municipale de l’ancien musée d’art. Il a fait appel à Bogomir Ecker, sculpteur originaire de Düsseldorf, et à moi-même pour réorganiser cette collection, un choix qu’il explique à la lumière du contexte historique dans son texte « Musée des charmes »3. Avant même d’être montrée, notre intervention a très vite suscité des controverses et des débats publics dans la ville et jusqu’au Stadtparlement de Düsseldorf, débats qui ont rapidement pris une ampleur nationale puis, à la suite de l’inauguration du nouvel accrochage, internationale. Au centre de la polémique se trouvait la question de savoir si des artistes pouvaient réorganiser les musées, une tâche qui revenait jusqu’alors au personnel scientifique et, à l’arrière-plan, l’indignation que suscita notre présentation, qui bouleversait la chronologie et supprimait la séparation entre les différents départements du musée. Nous avions en effet mêlé et juxtaposé peinture, arts décoratifs et arts non-européens du XVIe au XXIe siècle.

Nous avons dû imposer notre conception malgré une très forte résistance de l’ensemble de la hiérarchie du musée, du conservateur en chef au magasinier, et à l’encontre de présomptions scientifiques et de rituels quotidiens exercés depuis très longtemps. Aujourd’hui encore, je ne peux toujours pas dire ce qui m’a pesé le plus : les combats de tranchées au sein de l’institution ou la polémique publique selon laquelle nous aurions désavoué l’intégrité scientifique du musée. À mes yeux, les historiens de l’art, en l’occurrence les conservateurs, se considèrent comme des gestionnaires d’un patrimoine collectif et d’un mode de présentation qui

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répond à des valeurs figées et immuables ; pour nous, les artistes, l’art ancien représente plutôt une source d’inspiration pour une réévaluation continuelle.

Éric de Chassey. Montrer de l’art contemporain au sein de collections anciennes doit-il être interprété comme le signe d’une vision unifiée de la création artistique, qui privilégierait les continuités plutôt que les ruptures, laissant ainsi de côté l’histoire ? Claude Allemand-Cosneau. Montrer de l’art contemporain dans les collections anciennes des musées pose d’emblée la question du statut de l’institution. Traditionnellement le musée est le lieu de conservation, d’étude et de monstration d’un patrimoine préservé, fragmentaire, qui, sorti de son contexte initial, retrouve une histoire dans l’accrochage des œuvres sur les cimaises des salles d’exposition permanentes. L’exercice tendrait-il à s’épuiser ? De nombreux efforts ont été faits pour mieux accueillir le public et pour rendre lisible un discours historique consensuel. Mais la question de la chronologie est là, fixée aussi par la nécessaire organisation matérielle des innombrables collections. Seuls les cabinets de curiosités ou les expositions s’y apparentant autorisent la présentation d’objets d’époques et de natures différentes qui, tout autant sortis de leur contexte que ceux des musées, produisent par leurs rapprochements inattendus un sens nouveau, expression de la vision personnelle du collectionneur ou du commissaire comme, par exemple, les expositions récemment organisées au Palazzo Fortuny pendant les dernières Biennales de Venise. Ouvrir les musées de beaux-arts à l’art contemporain, c’est sans doute afficher qu’une œuvre d’art est une œuvre d’art quel que soit le moment de sa création ; rien n’évoque la période concernée, rien n’explique le contexte de production, comme si l’œuvre contenait en elle-même la justification de son existence. Le musée y gagne évidemment en notoriété car le public et les personnels de l’institution réagissent ; l’événement est commenté. Mais l’histoire n’est pas laissée de côté car ces invitations sont temporaires et le circuit chronologique reprend vite ses droits. Thomas Huber. Les œuvres d’art dans un musée – une peinture, quel que soit son âge, une sculpture, un objet manufacturé – sont simplement là. Une gravure du XVIe siècle est aussi présente qu’un collage du XXe siècle ; en tant qu’objets façonnés, ils ne se distinguent pas dans leur présence matérielle. Dans un musée, il y a aussi des centaines, sinon des milliers d’œuvres qui dorment dans les réserves. Pour l’installation de Düsseldorf, Bogomir Ecker et moi-même avons fouillé les fonds pendant près de deux ans. Nous avons aussi bien vu de l’art ancien que de l’art récent, des objets utilitaires, comme des œuvres d’art qui font autorité. Nous avons sélectionné des pièces en ne tenant compte ni de leurs origines historiques, ni de leurs rapports spécifiques aux , mais sous l’angle contemporain, par « solidarité artistique ». Ce qui nous a guidés, c’est la volonté créatrice de l’artiste et la souveraineté avec laquelle cette volonté s’est exprimée. Notre sélection ne s’est toutefois pas fondée sur des choix subjectifs ou sentimentaux ; elle a visé un intérêt pragmatique, celui de comprendre et de faire comprendre la création d’un artefact. Nous sommes en effet tous deux des artistes, et nous avons donc acquis des connaissances que nous avons affinées dans un effort continuel. Notre enseignement dans des écoles de beaux-arts nous a confrontés, en outre, à la nécessité permanente de définir des critères pour expliquer comment une œuvre d’art est faite. Vu sous cet

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angle, il n’est pas très important de savoir si une œuvre d’art a été réalisée il y a cinq cents ans ou seulement hier. Laurent Salomé. Il y a bien une continuité dans l’art et même beaucoup moins de renouvellement qu’il n’y paraît ; on peint toujours des vanités, des portraits, des paysages, des supports de méditation, des fantasmes sexuels, etc. Mais le fait d’insérer une œuvre contemporaine dans un milieu décalé est plutôt une façon de dire que l’art d’aujourd’hui est radicalement différent de ce qui l’a précédé. On ne le traite pas de la même manière. En l’isolant et en le rapprochant – parfois de façon incongrue – d’œuvres du passé, on prend des libertés à son égard, on lui donne un statut d’expérience plutôt que de chef-d’œuvre. Je considère aussi ce traitement spécial comme une façon de prendre acte de notre manque de recul. On sous-entend bien sûr que l’œuvre est vouée à occuper une autre place dans l’avenir. Je reste toujours perplexe devant ce besoin que ressentent les institutions spécialisées de montrer le plus vite possible, face à l’art actuel, une froideur distanciée et savante. On ne peut pas mettre en perspective en temps réel, c’est une illusion totale. Si l’approche par confrontations ponctuelles est plus modeste, elle ne convient évidemment pas à tout. Il faut que les rapprochements soient plus forts que le décalage. Pour prendre un cas simple, le Musée des beaux-arts de Rouen expose Caterpillar (2002), une sculpture de Wim Delvoye récemment acquise, sorte de pelleteuse gothique hérissée de pinacles et recouverte d’un adhésif « décor », dans une salle consacrée au Moyen Âge, à proximité d’une rarissime maquette d’église (Saint-Maclou) du début du XVIe siècle. Dans ce cas, l’ambiguïté et le clin d’œil sont déjà contenus dans l’œuvre, et la mise en place ne fait qu’enfoncer le clou. Ce qui est intéressant, c’est qu’un large pan de la création actuelle revient sur la question de la mort ou de l’épuisement de l’art, avec cette nécessité de la citation, du retour en arrière, voire du ressassement assumé. C’est un thème qui peut justifier les projets de confrontation, ce pourquoi les artistes-historiens de l’art nous intéressent beaucoup à Rouen. Le grand maître en la matière, qui vient de nous quitter, fut André Raffray avec ses « peintures recommencées ». Nous lui avons consacré, avec le musée de Saint-Brieuc et le Frac Bretagne, une grande rétrospective en 20054. Il travaillait encore dernièrement à un projet de diptyque sur la Cathédrale de Rouen de Monet que nous aurions bien sûr accroché à proximité de l’original. Claude D’Anthenaise. Aujourd’hui, Marcel Duchamp serait largement centenaire. Ses arrières petits enfants ont été élevés dans une tradition qui en vaut bien une autre, celle de la rupture. L’art contemporain, devenu art officiel, s’est embourgeoisé malgré lui. La révolution Duchampienne est considérée scolairement, au même titre que celle des impressionnistes ou celle de la Renaissance. Elle bénéficie du même appareil didactique et fait l’objet des mêmes exégèses. En forçant à peine le trait, on peut dire que la subversion de l’art par les artistes est devenue un exercice académique. Aussi la notion même de rupture artistique ne suscite plus la même charge émotionnelle auprès du public. À l’inverse, la sensibilité ambiante pourrait bien réhabiliter la tradition si l’on en juge par le succès de récentes expositions, où tant les hypothétiques ancêtres de Picasso que la descendance légitime et illégitime d’Ingres font courir les foules5. La recherche, à travers tous les « salons des refusés », de l’unité profonde et secrète de la production artistique, motiverait désormais les historiens de l’art et les critiques. À défaut de proximité formelle, on peut alléguer une identité de démarche pour

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rapprocher des œuvres historiquement incompatibles : la connivence présumée entre l’art de propagande baroque et le marketing propre à Jeff Koons justifie l’insertion de ses œuvres à Versailles. Elles n’y viendraient pas pour subvertir un sanctuaire historique mais plutôt pour mettre sa nature en évidence. Dans ce contexte, elles auraient une sorte de vertu pédagogique. Ce peut être une motivation de l’intrusion de l’art contemporain dans les collections des musées. Mais ce n’est pas nécessairement la plus intéressante, ni la plus stimulante pour les artistes. La révolution Duchampienne reposait en partie sur la « décontextualisation » des objets usuels, promus au statut d’œuvre d’art. De la même manière, l’intégration au musée garantit ce statut en retirant à l’objet toute possibilité d’usage, ne retenant qu’une fonction esthétique ou archéologique. Or l’art contemporain, toujours en quête de transgression, s’en prend désormais à lui-même, qu’il s’agisse de ramener la fontaine de Duchamp à sa fonction d’urinoir, ou d’inciter les fidèles à se recueillir devant une Madone de Pierre et Gilles, comme ce fut le cas à Saint-Eustache dans le cadre de La Force de l’Art 02 (2009). À son tour, le musée peut-il devenir un lieu propice à la subversion en tentant de redonner une valeur d’usage, qu’elle soit décorative, par exemple, illustrative ou pédagogique, aux œuvres contemporaines ?

Éric de Chassey. Qui légitime et opère ces inclusions du contemporain dans l’ancien ? Des artistes ? Des conservateurs ? Y voyez-vous une tension ou une possible contradiction entre un geste artistique qui libérerait les œuvres de certaines contraintes et une muséification qui les ferait entrer, immédiatement ou presque, dans une forme de tradition plus ou moins officielle ? Laurent Salomé. Justement ce paradoxe entre dérision et sacralisation est passionnant. Il ne s’est pas affadi depuis Duchamp et le musée est aussi un formidable terrain de recherche pour les artistes. Ce ne sont pas seulement les collections mais aussi l’architecture et l’atmosphère qui permettent des expériences impossibles ailleurs. Le travail sur la muséographie elle-même est particulièrement riche depuis une dizaine d’années et les propositions des artistes sont aussi l’occasion de repenser entièrement le « donner à voir ». Lors de l’exposition À travers le miroir organisée au musée de Rouen en 20006 (vous ne m’en voudrez pas de prendre tous mes exemples dans la maison, l’idée étant d’apporter un témoignage), Daniel Buren s’empara des sculptures du XIXe siècle, déjà savamment mises en scène dans le « Jardin des sculptures », pour les inclure dans des modules combinant panneaux rayés et faces éfléchissantes, grâce auxquels on pouvait apercevoir la sculpture vue de haut. Ceux-ci furent qualifiés de cabines de plage par les visiteurs les plus réfractaires, dont les commentaires furent d’une grande violence. Des artistes s’approprient même le champ de la médiation, de la didactique. Notre exposition récente d’Alain Sonneville et de Pierre-Claude De Castro, Leur entrée dans l’art (Rouen, Musée des beaux-arts, 2009-2010), était constituée presque exclusivement de cartels. Quant à la légitimation, comme pour toute forme d’art, elle est produite conjointement par les artistes, les responsables d’institutions et les critiques, mais elle ne représente plus aucun enjeu. Le risque aujourd’hui est plus celui de la tarte à la crème que celui du scandale : les confrontations entre art contemporain et collections sont devenues hélas une forme banale d’ culturelle. Les artistes honnêtes s’en méfient et veillent à rester dérangeants. Le duo rouennais Bertran Berrenger, qui a sévi en 2007 à travers tout le musée avec des propositions absolument magistrales, avait même

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joué sur l’angoisse d’être assimilé à l’École de Rouen. Ce mouvement impressionniste local d’abord d’avant-garde (vers 1880) a perdu sa définition stricte pour s’éterniser loin dans le XXe siècle dans un interminable affadissement de l’impressionnisme, d’où la réputation ambiguë de cette école aujourd’hui. La solution fut de constituer un cube fait d’un assemblage de six véritables tableaux de l’École de Rouen (empruntés à des collections privées) et de le suspendre de biais dans la salle elle-même cubique et tapissée de tableaux de cette école. Le résultat, très spectaculaire, incarnait à la fois une réflexion sur la fermeture d’un milieu, sur le rapport peinture-sculpture, et sur la valeur, le respect et la muséification. Claude Allemand-Cosneau. L’initiative d’inviter des artistes contemporains est principalement le fait de directeurs des musées, qui délèguent éventuellement cette action à un conservateur en charge de l’art contemporain, comme c’est le cas au Louvre. La demande à l’artiste est généralement précise même si elle est ouverte. L’intervention est très contextualisée puisqu’elle a lieu au sein des collections elles- mêmes, dans lesquelles il s’agit de choisir un domaine ou des œuvres particulières, de réagir, de s’intégrer ou de s’opposer, d’établir des correspondances et de répondre en quelque sorte à un environnement artistique. L’artiste est sans doute le plus à même de maîtriser une telle intrusion et de la légitimer. Le musée a longtemps été le lieu de formation des artistes, et les plus grands se sont souvent inspirés des maîtres du passé. L’exposition Picasso et les maîtres était à ce titre exemplaire et Ingres et les modernes à Montauban, qui démontrait l’extraordinaire postérité du peintre, plus riche encore7. Chaque artiste d’aujourd’hui pourrait-il faire l’objet d’une invitation au Louvre ? Ou bien serait-ce trop évident ? Et si dans un musée, imaginaire bien sûr, ces œuvres contemporaines étaient conservées ensemble avec les originaux d’Ingres, aurait-on idée de les présenter conjointement de manière permanente ? Il y a fort à parier que non car les artistes contemporains seraient alors réduits à cette seule référence, ce que le prétexte d’une exposition temporaire autorise. La question de l’instrumentalisation de l’art contemporain par le musée pourrait se poser si cette note contemporaine devenait systématique.

Thomas Huber. À partir du XIXe siècle seulement et surtout à partir du XXe siècle, des œuvres ont été créées en vue de leur présentation possible et de leur conservation dans un musée. Les œuvres plus anciennes qui nous sont données à voir aujourd’hui dans ce type d’institution sont, en revanche, arrachées à leur contexte initial, très différent. Un autel gothique dans un musée n’a plus aucune fonction dévotionnelle, mais se voit jugé sur ses qualités artistiques. Même la contextualisation et l’appréciation chronologique scientifique d’un tel objet culturel ne rétablissent pas sa fonction originelle ; elle lui rend hommage dans un contexte nouveau, marqué par les expériences d’aujourd’hui. Si une œuvre d’art dans un musée nous parle, c’est parce que nous la ressentons directement, immédiatement. Or, nous perdrions beaucoup en percevant cette œuvre uniquement comme un document historique, ce qui reviendrait à lui soustraire son efficacité. Claude D’Anthenaise. Le Musée de la Chasse et de la Nature est un terrain favorable pour ce d’expérience : musée de société, consacré à l’illustration du rapport de l’homme à la nature, il n’a pas pour vocation première de questionner sur la nature de l’œuvre d’art. Dès l’origine, il était conçu comme une maison, celle d’un collectionneur amateur. L’accrochage des œuvres voulu par les fondateurs exprimait

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des partis pris, des choix subjectifs, des rapprochements audacieux, tels que la présentation hétéroclite, sous un plafond peint par Bernard Lorjou en 1967, de statuaire animalière du XIXe siècle, d’animaux naturalisés et d’objets ethniques africains. Mais, après une quarantaine d’années d’existence, le musée s’assoupissait sans parvenir à renouveler l’intérêt du public. Au cours de la période de réflexion préalable à la rénovation de la muséographie, une expérience s’est avérée déterminante. En 1999, Numéro vert de Gloria Friedmann, installation provisoire destinée à la cour du musée, est venu renouveler le regard sur les collections. Aux yeux d’un nouveau public attiré par l’art contemporain, c’était tout le musée, avec l’hétérogénéité de ses collections et le caractère insolite de son accrochage, qui pouvait être perçu comme une installation. L’intérêt porté par ces nouveaux visiteurs a incité à assumer, voire même à amplifier, les particularités du lieu. La rénovation a été le prétexte à un exercice de mise en scène avec un aspect décoratif très poussé. Cette muséographie n’exclut pas l’humour, qui permet de mettre sur le même plan une coupe antique de la collection Campana (dépôt du Musée du Louvre), un travail photographique contemporain de Jean-Luc Chapin et un excrément de sanglier. Multipliant les pièges et les chausse-trapes – les œuvres qui n’ont pas l’air d’en être et celles qui n’en sont pas alors qu’elles en ont l’air – le musée cherche à déstabiliser le visiteur. Au questionnement propre à un certain art contemporain, « qu’est-ce que l’art », tend à se substituer une nouvelle interrogation : « qu’est-ce qu’un musée ? ». Parmi les diverses aberrations naturelles que le visiteur est appelé à découvrir se trouvent quelques spécimens d’étude naturaliste, tels les indices indiscutables de l’existence de la licorne réunis par Joan Foncuberta, Maïder Fortuné, Sophie Lecomte, Jean-Michel Othoniel… Les appareils pédagogique et signalétique sont le terrain privilégié de cette « mise en cause » du musée. Parmi les différentes expériences en ce domaine, on peut noter la volonté de signaler les mouvements au sein de la collection (prêts, déplacement pour restauration) à l’aide d’œuvres de substitution, sorte de « fantômes » réalisés au format des œuvres absentes auxquelles ils se réfèrent explicitement (Marc Couturier, Anne Deleporte, Gianni Burattoni, Disparitions bucoliques, 2009). Le mode de fonctionnement de l’institution permet une grande liberté dans la conception muséographique ainsi que dans le choix des œuvres, mais cette liberté s’accompagne de fortes contraintes pour les artistes. Les commandes du musée étant en effet assorties d’un cahier des charges très précis au regard du contexte et du sens de l’œuvre, les artistes sont invités à s’insérer dans un discours structuré et dans un cadre architectural et décoratif élaboré8. Certains d’entre eux ont botté en touche ou décliné la commande, notamment à cause de cet enjeu « d’usage » qu’ils n’estimaient pas compatible avec la nature de leur travail. D’autres ont pu trouver un caractère stimulant à ces contraintes « d’intégration », comme Jan Fabre, qui a accepté de réaliser un plafond pour un cabinet dont le thème, la couleur et la matière étaient précisément définis.

Éric de Chassey. Dans quelle mesure l’inclusion d’œuvres contemporaines au sein de collections plus anciennes produit-elle du sens ? Pensez-vous qu’elle rende contemporain l’ancien, dans une époque que l’on peut interpréter comme marquée par une vogue de l’art contemporain (si l’on en juge par son apparition dans les magazines de mode et dans les

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prescriptions sociales des parties les plus riches et les plus éduquées de la population) ? Ou pensez-vous qu’elle rende plus acceptable le contemporain, qui conserverait autrement un pouvoir de choc et s’affronterait au refus, par principe, de ce qui est nouveau de la part du public traditionnel des musées ? Claude D’Anthenaise. Le jeu auquel se sont prêtés les artistes contemporains a indubitablement permis de développer le public du Musée de la Chasse et de la Nature, pour reprendre cet exemple. Celui-ci s’est ouvert aux amateurs d’art contemporain, qui paraissent sensibles et favorables à ce détournement des codes muséographiques. De manière générale, l’image de l’institution a changé : son caractère artistique s’est affirmé dans l’opinion de visiteurs qui étaient auparavant rebutés par ce qu’ils présumaient de sa vocation technique. Cette ouverture pouvait présenter un risque : l’enjeu de la nouvelle muséographie était de satisfaire le public traditionnel en quête d’informations précises sur les animaux ou sur les pratiques de chasse. Dans cette optique, l’élaboration d’un discours structuré sur les collections et sur leur présentation permet de donner une cohérence à la visite. Ce discours, transmis par la médiation mise en place, privilégie désormais une interprétation des œuvres : celle qui concerne la relation de l’homme à l’animal envisagée dans une perspective historique. Cet alibi anthropologique contribue jusqu’à un certain point à désamorcer les réactions d’hostilité du public rétif à l’art contemporain. Comment évoquer, en effet, le rapport de l’homme à l’animal à l’époque contemporaine en l’illustrant exclusivement avec des œuvres du passé ? Dans la mesure où ils ont conscience de cette impossibilité, les visiteurs sont moins enclins à dénoncer la « gratuité » des interventions d’artistes de notre temps. Qu’elles aient une utilité décorative ou une fonction pédagogique, les créations contemporaines distillées parmi les collections du Musée de la Chasse et de la Nature y ont une « valeur d’usage ». Au lieu de jouer le jeu des « intrus », tout contribue à les intégrer. Le traitement signalétique propre au musée contribue à cette homogénéisation en invitant l’observateur à voir avant de savoir. Dans ce lieu voué à la chasse, distinguer l’anachronisme peut être l’objet d’une quête ludique. Claude Allemand-Cosneau. Lorsqu’un artiste intervient en créant en réponse à une œuvre ancienne, il nous informe sur son art, ses intérêts, sa propre vision des artistes du passé. À ce titre, il génère de nouveaux liens. Notre contemporain est sans arrêt nourri du passé et de l’ensemble de nos connaissances, comme un immense terreau pour la pensée et l’action d’aujourd’hui. Mais la nécessité pédagogique du classement dans nos musées au regard d’une histoire de l’art européenne, toujours approfondie mais finalement stable malgré des redécouvertes, ne nous permettra sans doute pas facilement de rebattre les cartes, sauf peut-être dans une présentation thématique comme l’avait fait le MoMA à New York en 1999-2000, dans ModernStarts: People, Places Things. Traitant de la naissance de la modernité de 1880 à 1920, ces trois accrochages proposaient en outre des rapprochements avec des œuvres contemporaines destinées à démontrer la persistance des thèmes. Tout le siècle était ainsi traversé, un adolescent de Cézanne voisinant avec une photo de Renike Dijkstrat. À l’étage de Things, une immense peinture murale de Martin Craig-Martin, Objects, Ready and Not (1999), créait le décor avec une succession d’objets en trompe-l’œil, parfois redondants avec les œuvres exposées. L’art contemporain est en vogue, certes, mais à chaque époque le temps présent a été valorisé. Présentée à dose homéopathique dans les collections anciennes, le temps d’une exposition temporaire, la création d’aujourd’hui est certainement une tentative pour faire évoluer le musée et en

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renouveler l’intérêt, mais c’est probablement l’institution qui espère en recueillir le plus grand bénéfice et non pas les œuvres anciennes elles-mêmes. Il arrive cependant que ce soient les artistes qui intègrent à leur propre travail des œuvres du passé, y compris à l’intérieur du musée, comme Sarkis par exemple, dont la réflexion trouve toujours un point d’ancrage dans l’histoire. Sa fascination pour le retable d’Issenheim de Grünewald (vers 1512-1515) conservé au musée d’Unterlinden à Colmar l’a conduit à intervenir en 2005 dans l’espace même du musée, devant le retable, permettant ainsi au spectateur de voir les deux œuvres en même temps. Sarkis s’appropriait l’œuvre de Grünewald avec un infini respect, au point de reconstruire dans le même bois un caisson en croix dans lequel s’inscrivait en vidéo sa délicate intervention : l’artiste posait sur les plaies du Christ, comme un onguent salvateur, des touches d’aquarelle qui se diluaient dans l’eau. Fascinante intervention qui donnait au retable une nouvelle actualité. Pour Yan Pei-Ming, récemment invité au Louvre, où il a exposé Les Funerailles de Monna Lisa, la réponse a été toute autre, à la mesure de sa démesure. Le pari était d’importance puisqu’il souhaitait se confronter à l’œuvre la plus illustre du monde, la Joconde. Il choisit une installation d’immenses toiles, développant à l’excès le paysage d’arrière-plan, représentant son père mort mais aussi lui-même. Lorsque je lui posais la question de ce choix pour un autoportrait peu modeste, il me répondit, par boutade : « Aucun artiste vivant ne peut entrer au Louvre ». Thomas Huber. Selon moi, la question doit être envisagée dans une autre perspective, non pas en termes de juxtaposition entre art ancien et art contemporain, mais d’intégration du premier par le second. C’est l’attention que portent les artistes aux œuvres anciennes qui les rend actuelles, idée que je développe dans la peinture Kabinett der Bilder (2004). Réunissant en une seule image les œuvres exposées lors d’une rétrospective de mon œuvre tenue à la Aargauer Kunsthaus à Aarau et au Museum Boijmans van Beuningen à Rotterdam (2004)9, elle exprime que le meilleur endroit pour conserver un tableau est dans les tableaux eux-mêmes, et non pas dans un musée ou une galerie d’art. L’artiste devient ainsi garant de l’art ancien. Dans cette optique, Bogomir Ecker et moi-même avons donné le titre de « musée d’artistes » (Künstlermuseum) à notre intervention à Düsseldorf. Notre intérêt ne portait ni sur la suite chronologique des œuvres, ni sur leur appartenance à une aire culturelle, ni surtout sur leur valeur marchande capitaliste, mais sur l’acte créatif qui a forgé les œuvres exposées. L’art actuel devrait en effet absorber les productions anciennes, les transformer et les actualiser. C’est ainsi en tout cas que des générations sont intervenues tout naturellement sur les héritages successifs. On a repeint des tableaux, utilisé des fragments de temples pour des linteaux ou des seuils de porte. On a recyclé l’art ancien, comme on le dirait aujourd’hui. Dans les réserves du musée de Düsseldorf, nous sommes tombés plusieurs fois sur des œuvres qui avaient été repeintes, modifiées ou complétées par les générations postérieures. Sur des tableaux, certaines parties ont été recouvertes par une nouvelle couche de peinture ou agrémentées de nouveaux personnages ; des espaces encore vierges sur des feuilles à dessins ont servi à de nouvelles ébauches etc. Faisant allusion à cette tradition, j’ai aussi annoncé que je me garderais le droit en tant qu’artiste d’actualiser certaines œuvres par des ajouts, de les améliorer ou de les repeindre simplement selon mes idées. On pourrait ainsi améliorer pas mal de choses

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grâce à de petites corrections ; combien d’erreurs pourrait-on faire disparaître par une nouvelle couche de peinture dans des œuvres d’art sinon bonnes et solides ? Un autre chapitre s’ouvre alors en vue des questions des droits de l’homme, des aspects politiques en fin de compte, de l’égalité des sexes, des égards portés sur des groupes sociaux marginaux, etc. Car il n’y a pas qu’un seul point de vue sur les œuvres anciennes, qu’un seul canon autorisé. C’est le changement de perspective qui permet de développer le potentiel d’une collection. Évidemment, un commissaire d’exposition ou un conservateur de musée ne peut que se hérisser contre cette pratique. Sa position devra toutefois changer lorsqu’il ne disposera plus d’espace suffisant pour stocker les œuvres, ce qui risque d’arriver bientôt, les musées occidentaux emmagasinant trop d’œuvres et en acquérant en permanence de nouvelles. Il fera alors sens d’actualiser les œuvres anciennes à l’aide de petites retouches, peut-être seulement minimales. À ce moment-là, la question posée ici deviendra superflue. Laurent Salomé. J’ai eu l’occasion d’assister au cours des vingt dernières années à un retournement total des préjugés du monde politique : dans les années 1980, l’art contemporain gênait encore un peu, des projets radicaux pouvaient effrayer un maire et provoquer un flot de courriers injurieux. Ceci n’existe plus du tout aujourd’hui et c’est plutôt pour programmer une exposition sur le XVIIe siècle qu’il faut se battre. Une forme d’art spectaculaire et ludique a définitivement rassuré et conquis les plus réticents et l’on remarque que c’est encore ce registre qui est privilégié dans les opérations de type « confrontation ». Il n’est pas exclu que, dans beaucoup de lieux, la pincée d’art contemporain ne soit devenue la potion indispensable pour dé-ringardiser un musée. Il s’agirait alors d’un échec total et d’une pente catastrophique… Mais je me demande pourquoi j’utilise le conditionnel, nous y sommes ! Aujourd’hui l’enjeu est de rendre l’art ancien vivant et vital sans avoir recours à des artifices. Faute de quoi on peut avoir les pires craintes sur l’avenir des musées. Les « inclusions » doivent être réservées aux travaux pour lesquels elles font sens et ce sens ne peut se trouver que dans le rapport personnel qu’entretient l’artiste concerné avec l’histoire de l’art ou dans l’inspiration profonde qu’il puise dans l’atmosphère du musée. À cet égard, la politique menée par le Musée Gassendi de Digne-les-Bains, largement appuyée sur ce type de face-à-face, avec des invitations d’artistes de tous les pays, est exemplaire. Autour de la figure de Pierre Gassendi, de l’histoire des sciences et plus précisément de celles du temps, dans une maison ancienne chargée d’atmosphère mais dotée d’une muséographie d’avant-garde, de grands artistes internationaux sont régulièrement invités à monter des expositions et à produire des œuvres. Le musée redevient un laboratoire, comme il l’était pour les artistes du XIXe siècle. Le travail est tellement mûri que certaines pièces, comme la collection de frottages de terres collectées dans la région par herman de vries (From Earth, 2001), présentés comme une sorte d’herbier, abolissent totalement le temps. L’activité du Musée Gassendi, où l’on peut voir aussi un cabinet Andy Goldsworthy et un cabinet Bernard Plossu, s’appuie également sur la Réserve géologique de Haute- Provence, avec laquelle est cogéré le Centre d’Art Informel de Recherche sur la Nature (CAIRN). On est loin des effets purement décoratifs que nous infligent souvent les « confrontations », acier chromé sur boiserie dorée, high-tech sur vieille pierre, qui ne peuvent mener qu’à l’écœurement rapide.

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Quel que soit le niveau de raffinement de la proposition, il reste une très large part du public qui ignore tout de la création actuelle et qui, fréquentant occasionnellement les musées, peut ressentir un déclic à la faveur d’une présence ponctuelle d’art contemporain, bien choisie et contenant une part suffisante de mystère et de poésie. Et tout événement de ce genre est très bon à prendre.

NOTES

1. L’analyse que fait Bruno Latour de l’incapacité du concept de modernité à rendre compte de l’interpénétration contemporaine des domaines scientifique, social et culturel peut s’appliquer, selon nous, aux objets artistiques. Voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, 1991. 2. François Morellet a réinvesti le Musée des beaux-arts de Nantes en 2007 ; voir François Morellet. Ma musée, (cat. expo., Nantes, Musée des beaux-arts, 2007-2008), Lyon, 2007. 3. Jean-Hubert Martin en collaboration avec Dieter Scholz, « Musée des charmes », dans Künstlermuseum - Bogomir Ecker, Thomas Huber eine Neupräsentation der Sammlung des Museum Kunst Palast, Düsseldorf, 2002. 4. André Raffray ou la peinture recommencée, (cat. expo., Saint-Brieuc, Musée d’art et d’histoire/ Rouen, Musée des beaux-arts, 2005-2006), Paris, 2005. 5. Voir les expositions Picasso et les maîtres, (cat. expo., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 2008-2009), Paris, 2008, ou encore Ingres et les Modernes, (cat. expo., Québec, Musée national des beaux-arts/Montauban, Musée Ingres, 2009), Paris, 2008. 6. À travers le miroir, de Bonnard à Buren, (cat. expo., Rouen, Musée des beaux-arts, 2000-2001), Paris/Rouen, 2000. 7. Voir la n. 5. 8. Saint Clair Cemin a réalisé un certain nombre d’éléments décoratifs au sein du Musée de la Chasse et de la Nature : luminaires, garde-corps et main courante de l’escalier, piètements du mobilier muséographique. Conformément à la commande, son travail joue sur l’ambiguïté entre le végétal, l’animal et le minéral. Il constitue une sorte de leitmotiv qui unifie le parcours de visite. 9. Thomas Huber. Das Kabinett der Bilder, Beat Wismar éd., (cat. expo., Aarau, Aargauer Kunsthaus/ Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen, 2004-2005), Aarau, 2004.

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INDEX

Index géographique : France Mots-clés : musée, muséographie, patrimoine, artiste contemporain, périodisation, muséification, exposition Keywords : museum, museum studies, heritage, contemporary artist, periodization, exhibition Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

CLAUDE ALLEMAND-COSNEAU Conservateur général du patrimoine, elle est directrice du Fonds national d’art contemporain depuis 2001. D’abord conservateur au Musée départemental Dobrée puis au Musée des beaux-arts de Nantes, elle a notamment organisé des expositions sur Paul Delaroche, Gaston Chaissac et Sarkis.

CLAUDE D’ANTHENAISE Conservateur en chef du Patrimoine, il est à la tête du Musée de la Chasse et de la Nature depuis 1998. Commissaire de diverses expositions sur la représentation du paysage ou sur l’image de l’animal, il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à ce dernier thème.

THOMAS HUBER Artiste qui vit et travaille à Berlin, il est peintre, essayiste et professeur des beaux-arts. Il a participé à la conception d’expositions telles que Künstlermuseum, organisée au museum kunst palast à Düsseldorf en 2001.

LAURENT SALOMÉ Après avoir été directeur du Musée des beaux-arts de Rennes, il est conservateur en chef du patrimoine et directeur des musées de Rouen depuis 2001. Il a organisé une centaine d’expositions, privilégiant le XVIIe siècle français, tout en développant une activité croissante en matière d’art contemporain.

ÉRIC DE CHASSEY Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université François Rabelais à Tours, directeur de l’équipe de recherche Intru et directeur de l’Académie de France à Rome depuis 2009.

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Travaux

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Le fauvisme cent ans après Fauvism One Hundred Years after the Fact Der Fauvismus hundert Jahre später Il fauvismo ciento anni dopo El fauvismo cien años más tarde

Claudine Grammont

1 Le fauvisme a fêté son centenaire en 2005. Plutôt discrètement puisqu’il ne fut marqué que par une exposition Matisse-Derain au Musée d’art moderne de Céret (Matisse- Derain…, 2005) et la publication d’un ouvrage consacré aux mêmes artistes par Rémi Labrusse et Jacqueline Munck, Matisse-Derain : la vérité du fauvisme (LABRUSSE, MUNCK, 2005). Du côté de la recherche universitaire, l’historiographie la plus récente n’est guère plus fournie. Depuis les thèses d’Ellen Charlotte Oppler (OPPLER, [1969] 1976), de Marcel Giry (GIRY, [1979] 1981) et de James Daniel Herbert (HERBERT, 1989), aucun travail universitaire portant sur le fauvisme en général n’a été mené ces vingt dernières années. Le sujet intéresse pourtant puisque les expositions dédiées à ce mouvement se sont succédé, les deux les plus décisives étant The Fauve Landscape de Judi Freeman à Los Angeles et à New York (Le paysage fauve, [1990] 1991) et Le fauvisme ou « l’épreuve du feu » : éruption de la modernité en Europe de Suzanne Pagé au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (Le fauvisme…, 1999). À cela il faut ajouter les nombreux catalogues d’expositions monographiques consacrés à des artistes assimilés au fauvisme, comme André Derain (André Derain…, 1994), Othon Friesz (Othon Friesz…, 2006), Albert Marquet (Marquet, 1998 ; Albert Marquet, 2003), Charles Camoin (Charles Camoin…, 1997), Raoul Dufy (Raoul Dufy…, 2003, 2008), ou encore Pierre Girieud (Pierre Girieud…, 1996).

2 La première conséquence de cette forme de publication que constitue le catalogue d’exposition est que le corpus des œuvres s’en est trouvé considérablement augmenté. L’exposition consacrée au Paysage fauve montrait 157 peintures, celle du Fauvisme ou « l’épreuve du feu », plus de 200 œuvres d’artistes de diverses nationalités : Allemands, Belges, Hongrois, Hollandais, Tchèques, Russes, etc. Un même constat peut être fait pour le matériel documentaire, dont la quantité s’est également accrue au gré notamment de l’affinement de la chronologie ; celle-ci, encore hésitante dans les années 1970, a désormais atteint un degré de précision de l’ordre du mois près, si ce

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n’est du jour (Le paysage fauve, [1990] 19911 ; Le fauvisme…, 1999 ; LABRUSSE, MUNCK, 2005)2. L’inconvénient majeur des catalogues d’exposition réside dans la forme des travaux qu’ils inspirent, en l’occurrence celle de l’essai. Celui-ci n’autorise pas de développement exhaustif de la part des qui, en outre, ne se concertent que rarement. Il en résulte au final un simple agrégat de points de vue sur un sujet et non pas une approche cohérente et argumentée. Pour une grande part, la connaissance actuelle du fauvisme résulte ainsi, comme le montre la bibliographie récente, d’un assortiment d’essais très variés dans leurs contenus, dont cet article se propose de dégager quelques lignes directrices.

3 Depuis que la question de la définition du fauvisme a été considérée comme caduque, prise comme le témoin d’une approche linéaire et taxinomique d’une histoire de l’art périmée (LEBENSZTEJN, 1971-1972), le fauvisme historique – c’est-à-dire en tant que mouvement d’histoire de l’art d’avant-garde – n’a été que très peu abordé3, lacune qui est sans doute liée à la quasi-absence d’études d’ensemble ces vingt dernières années. En revanche, le fauvisme a été plus indirectement intégré à des problématiques inhérentes à son esthétique, comme celles du primitivisme ou de l’abstraction, ou bien inscrit dans des perspectives décisives pour sa compréhension, comme celle de la signification socioculturelle du paysage fauve ou du thème de l’Idylle. Ainsi, si le fauvisme n’en constitue pas à proprement parler le sujet, il est largement traité dans la thèse de Philippe Dagen sur le primitivisme (DAGEN, 1998), de Margareth Werth sur l’Idylle (WERTH, 2002), ou encore dans celle d’Alastair Wright sur Matisse (WRIGHT, 2004). D’une manière générale, on observe pour ces dernières années deux grands types d’approche du fauvisme en tant que phénomène esthétique. Il est abordé soit du point de vue des cultural studies, considéré dans le contexte du début du XXe siècle et intégré à des problématiques telles que la recherche identitaire, la question raciale, ou encore le débat nationaliste (ce sont principalement les travaux anglo-saxons), soit d’un point de vue formaliste qui exclut ces questions pour privilégier l’œuvre et ses spécificités.

Le fauvisme et ses sources documentaires

4 Le champ d’étude du fauvisme est désormais particulièrement bien jalonné, s’appuyant sur un appareil documentaire pléthorique lui-même enrichi par le dépouillement presque systématique des articles de presse des années 1905-1908. Sont également parues des anthologies critiques (DAGEN, 1994), intégrées parfois à des catalogues (Les fauves et la critique…, 1999 ; Le fauvisme…, 1999). Plus récemment, la vaste chronologie du fauvisme de Labrusse et Munck intégrait des comptes rendus critiques quasi exhaustifs très commodes et, pour certains, inédits en France (LABRUSSE, MUNCK, 2005)4. La thèse de Roger Benjamin (BENJAMIN, [1985] 1987), outre son analyse, apportait dans son appareil de notes une importante compilation de la critique autour de Matisse entre 1897 et 1908. Toujours concernant Matisse, la rétrospective parisienne de 1993 comprenait une anthologie associée aux œuvres (Henri Matisse…, 1993), alors que le manuel de Catherine C. Bock-Weiss offrait une liste aussi complète que possible des expositions et comptes rendus attenants (BOCK-WEISS, 1996). Des anthologies plus ou moins conséquentes étaient également présentes dans les rétrospectives Derain (André Derain…, 1994), Friesz (Othon Friesz…, 2006), Marquet (Marquet, 1998 ; Albert Marquet, 2003), Camoin (Charles Camoin…, 1997), Dufy (Raoul Dufy…, 2003, 2008), ou encore Girieud (Pierre Girieud…, 1996). À cela s’ajoutent diverses publications de correspondances

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d’artistes ou de critiques : celles de Derain avec Maurice de Vlaminck (DERAIN, [1955] 1994) ou Matisse (LABRUSSE, MUNCK 2004, 2005), de Matisse avec Camoin (CAMOIN, MATISSE, 1997), Marcel Sembat (MATISSE, SEMBAT, 2004) ou Marquet (MATISSE, MARQUET, 2008), sans oublier celle de Matisse avec ses collectionneurs russes Sergueï Chtchoukine et Ivan Morosov (KOSTÉNÉVICH, SÉMIONOVA, 1993), ou celle encore plus récentes de Guillaume Apollinaire (APOLLINAIRE, 2009). Il faut également mentionner des études consacrées aux critiques ou écrivains d’art de l’époque qui, même si elles ne sont pas directement reliées au fauvisme, fournissent des références utiles pour la période, notamment celles consacrées à Roger Marx (Roger Marx…, 2006) aux « frères » Leblond (FOURNIER, [2000] 2001) ou encore à Méclislas Goldberg (COQUIO, 1994). En outre, des textes fondateurs ont été réédités, comme celui, essentiel, de Georges Duthuit par Labrusse (DUTHUIT, [1949] 2006), celui de Louis Vauxcelles, (VAUXCELLES, [1939] 1999), ou encore l’enquête de Charles Morice, dont l’importance a été mise en lumière par Philippe Dagen (MORICE, [1905] 1986). Peut être utile également la bibliographie raisonnée du fauvisme publiée par Clement T. Russel (RUSSEL, 1994).

5 Le mouvement manque d’un support théorique, à l’exception des Notes d’un peintre d’Henri Matisse publiées dans La Grande Revue en 1908 ( MATISSE, 1972), qui ne sont toutefois pas considérées comme le manifeste fondateur du fauvisme. C’est donc assez naturellement que cette carence a été compensée ces dernières années par une lecture attentive du discours critique qui a accompagné l’émergence et la réception du mouvement. La plupart des comptes rendus de Salons sur la période 1904-1908 ont été publiés à travers les chronologies ou les anthologies critiques du fauvisme, et diversement analysés. Une des premières initiatives dans ce sens fut la thèse de Benjamin (BENJAMIN, [1985] 1987), qui examine en détail la réception critique de Matisse fauve entre 1896 et 1908 comme ferment intellectuel de son travail et des Notes d’un peintre. Cette étude est d’autant plus remarquable qu’elle s’attache également à considérer certains des auteurs eux-mêmes, et leur positionnement à la fois intellectuel et politique, ainsi que celui des organes dans lesquels ils ont été publiés. Analyse, remarquons-le, trop rarement menée dans les études qui ont suivi, avec une exception toutefois pour l’essai consacré au critique Louis Vauxcelles, initiateur du terme de fauvisme (GIUSTI, 2003). La thèse de Benjamin considérait dans son analyse Les Notes d’un peintre comme un manifeste de la théorie matissienne. Mais la réception européenne de ce texte après 1908, traduit en de multiples langues et lu par toute une génération d’artistes, mériterait également d’être étudiée.

6 Un autre axe fut celui qui, à travers l’étude de la réception du fauvisme, tendait à établir sa généalogie et notamment à mettre à jour le rôle de ce discours dans la production de l’événement fondateur, le scandale de la salle VII du Salon d’Automne de 1905 (GRAMMONT, 1999a). Enfin, a été également tentée une lecture plus sémiologique du discours critique connexe, notamment celui à l’égard de la couleur qui a permis de dégager un champ sémantique autour du primitivisme comme opposition dialectique nature/culture (ROQUE, 1999). Plus spécifiquement encore, le terme de fauve lui-même a aussi fait l’objet de ce type d’analyse (BENJAMIN, 1993 ; ELDERFIELD, 1999). L’examen très détaillé de la réception critique associée aux œuvres de Matisse entre 1904 et 1914 constitue en outre le matériau essentiel de la thèse de Wright (WRIGHT, 2004), dont le principe méthodologique consiste notamment à articuler le contenu de ce discours à d’autres types de discours – littéraire, philosophique ou scientifique – pour le replacer dans la perspective de la pensée contemporaine. Enfin, manque à l’étude du fauvisme

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un travail d’ensemble sur les revues auxquelles les fauves étaient associés et sur le milieu artistique défini par celles-ci, notamment les revues néo-symbolistes, comme La Phalange, Vers et prose ou Les Arts de la vie. Les jalons de cette recherche ont été établis à grands traits par Oppler (OPPLER, [1969] 1976), mais seul un examen plus poussé permettrait de comprendre comment le fauvisme s’articule à ce renouveau vitaliste du symbolisme5.

Fauvisme et site specificity

7 James D. Herbert examine la signification culturelle du fauvisme à travers l’iconographie du paysage (HERBERT, 1989). Transposant au fauvisme les travaux récents sur l’impressionnisme, en particulier ceux de Timothy J. Clark6, l’auteur envisage les sites du fauvisme – la série de Londres de Derain, la Côte normande, la banlieue parisienne ou la Côte d’Azur – selon leur spécificité culturelle, faisant de l’artiste fauve une sorte de « touriste esthétique ». Il en arrive à tenir pour acquis que le paysage fauve, notamment dans sa version pastorale, serait une manière de renouer avec la grande tradition latine et s’intégrerait ainsi dans un phénomène plus vaste de recherche d’identité nationale. Si on lit bien Herbert, on comprend que le fauvisme ne serait donc rien moins que l’expression picturale des idéaux de l’Action française. Certes cette thèse a eu le mérite de porter un éclairage nouvel sur le contexte politique et culturel du fauvisme alors même que l’étude du mouvement était engluée dans une approche formatée et taxinomique de l’histoire des avant-gardes ; en d’autres termes, elle a jeté un pavé dans la mare et a ouvert un champ de recherches prometteur. Elle est toutefois très contestable, tant ses arguments reposent sur des présupposés non justifiés, et ses conclusions, trop hâtives, produisent de nombreux contresens. Contestable d’abord parce que cette approche revient à une lecture des œuvres strictement iconographique totalement déconnectée de l’intention manifestée par les artistes eux-mêmes, qui tendaient justement à discréditer la notion de sujet. Ensuite, le rapport du fauvisme à la tradition, extrêmement complexe, nécessite une analyse à laquelle Herbert ne procède pas au risque, par exemple, de mettre en parallèle la position de Maurice Denis et Matisse à cet égard. Enfin – et c’est sans doute le plus dommageable – n’est à aucun moment abordé le positionnement politique de ces artistes. Il est difficile de croire en effet que leur peinture ait signifié un engagement de cette nature sans qu’eux-mêmes ne l’aient consciemment manifesté. À n’avoir pas pris cette précaution minimum, Herbert prête aux auteurs des idées qu’ils n’ont pas eues et que, bien au contraire, ils ont combattues. Les travaux anglo-saxons plus récents ont ainsi prouvé que les thématiques de l’Âge d’or et de la Pastorale, telles qu’elles furent développées par Matisse ou Derain, ne peuvent être assimilées au mouvement de récupération nationaliste. Le sens esthétique de leurs œuvres, notamment leur stratégie anti-rhétorique, visait justement à discréditer de manière violente et publique ce type de discours (WERTH, 2002 ; WRIGHT, 2004).

8 L’exposition de Judi Freeman (Le paysage fauve, [1990] 1991) a poursuivi cette approche qui tend à rattacher le paysage fauve à la contingence socioculturelle. S’élabore ainsi une sorte de cartographie du fauvisme entre différents lieux répartis selon leur fréquentation par les artistes : Chatou pour Derain et Vlaminck (KLEIN, 1991), les rivages méditerranéens pour Derain et Matisse (HERBERT, 1991), Londres pour Derain, Anvers pour Braque et Friesz, Biskra pour Matisse (FREEMAN, [1990] 1991), la côte normande

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pour Braque, Dufy et Friesz (MARTIN, FREEMAN, [1990] 1991). En plus de cela, comme nous l’avons déjà signalé, le catalogue présentait la première grande chronologie du fauvisme, ainsi qu’une analyse du discours critique autour du Salon d’Automne de 1905 (BENJAMIN, [1990] 1991). Plus récemment, Benjamin a tenté de sortir le paysage fauve de l’ornière sociale en lui redonnant une portée esthétique (BENJAMIN, 1993). À la lecture d’Herbert, qui tendait à présenter le paysage fauve dans une perspective naturaliste, l’auteur substitue une « géographie esthétique » (BENJAMIN, 1993, p. 304) : ce n’est pas tant la spécificité du lieu qui intéresse l’artiste fauve que la référence esthétique qu’il suggère. Benjamin rattache en effet le paysage fauve au paysage décoratif en ce qu’il tend à intégrer les qualités de la peinture murale, et au paysage composé en ce qu’il ordonne le motif selon une présentation théâtrale. Selon cet auteur, si le paysage fauve se rattache à la tradition classique, cela répond non pas à un engagement idéologique ou politique, mais plutôt à une stratégie de lutte contre l’impressionnisme.

Pour un fauvisme européen

9 L’exposition parisienne de Suzanne Pagé (Le fauvisme…, 1999) a pris le contre-pied de l’interprétation socioculturelle du fauvisme d’Herbert et de Freeman pour en revenir à une lecture somme toute formaliste en partant des œuvres mais en évitant de les subordonner au contexte. L’idée initiale du catalogue était en effet de se dégager de l’approche taxinomique du fauvisme (voir LEBENSZTEJN, 1971-1972) et donc d’un fauvisme historique franco-français qui se serait développé parallèlement à l’expressionnisme germanique. Traditionnellement, les deux mouvements ont été en effet étudiés séparément, comme à l’exposition organisée au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1966, Le fauvisme français et les débuts de l’expressionnisme allemand (Le fauvisme français…, 1966). Si des rapports entre fauvisme et expressionnisme ont pu être reconnus, ils ne l’ont été que dans le sens d’une influence du mouvement français sur l’allemand – un non-dialogue qui n’était pas sans parti pris nationaliste et qui a longtemps empêché d’établir des données historiques précises (voir LINNEBACH, [1978] 1992). De ce point de vue, l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris de 1999 (Le fauvisme…, 1999), l’année de la chute du Mur de Berlin, a ouvert une brèche, permettant enfin de concevoir le fauvisme dans une acceptation plus étendue et de ce fait moins rigide.

10 Cette approche renouvelée du fauvisme, bénéficiant du fruit de récentes recherches favorisées par l’ouverture vers l’Europe de l’Est, reposait sur sa redéfinition géographique en tant que phénomène pictural d’ampleur européenne. Le catalogue propose l’idée d’une diaspora fauve, un mouvement général de « libération de la couleur ». Ce recadrage a conduit à une redéfinition du fauvisme qui s’inscrivait dès lors dans une entité plus large, celle de l’expressionnisme, lui-même conçu comme une étape vers une modernité européenne, et surtout comme un premier pas vers l’abstraction7. Cela a produit un effet d’échelle en permettant d’élargir les données du problème, de croiser les informations, et donc de les vérifier ou de les compléter. Ce qui était envisagé auparavant en termes d’influences pouvait dès lors se concevoir en termes d’échanges et de circulation, à la fois des hommes et des idées. L’un des principaux canaux en fut l’expansion, particulièrement dynamique à l’époque, du marché de l’art et des manifestations artistiques, aspect que le catalogue montre fort bien, surtout dans sa partie annexe, sans toutefois l’expliciter clairement8.

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11 Plus récemment, le catalogue les Fauves hongrois, 1904-1914 montrait, dans une logique similaire, le rayonnement du fauvisme dans ce pays (Fauves hongrois…, 2008). À la lumière des travaux récents sur les échanges artistiques entre la Hongrie, la France et l’Allemagne (via Munich en particulier), notamment à partir des expositions itinérantes et des élèves hongrois de Matisse (BARKI, 2005), l’ouvrage analyse le développement d’un mouvement pictural moderne à la veille de la guerre. L’examen précis du terrain hongrois par Krisztina Passuth (PASSUTH, 2005) fait preuve d’une rigueur historique que le catalogue parisien n’avait pu, de par son ampleur, atteindre. L’ensemble n’a toutefois pu échapper à la notion d’influence – idée combattue initialement par l’exposition parisienne de 1999 (Le fauvisme…, 1999) – et donc d’un rayonnement de la France sur la Hongrie.

12 L’exposition Le fauvisme ou « l’épreuve du feu » a donc eu le mérite essentiel de désenclaver les études du fauvisme et de faire connaître en France des artistes étrangers. Toutefois, en jouant ainsi la carte d’un modernisme indépendant des contingences culturelles, elle prenait le risque d’en diluer le sens historique et esthétique9. Ainsi, l’exposition et le catalogue se sont autorisés des rapprochements fondés sur des analyses formelles dont la validité est parfois contestable dans la mesure où les spécificités culturelles locales n’ont pas été prises en compte10. Or, la libération de la couleur – qui se présente ici comme le plus petit dénominateur commun de cette modernité européenne – a nécessairement une finalité philosophique, symbolique et mystique différente selon des pays qui sont loin d’avoir une culture unique (voir HUGHES, 2000). Surtout, ce point de vue conduit à passer sous silence le débat nationaliste du début du XXe siècle et les questions qu’il véhicule, que la thèse d’Herbert avait pourtant mis en exergue (HERBERT, 1989). Les approches les plus récentes, en plaçant le fauvisme dans l’orbe des cultural studies, ont intégré à leur analyse ce contexte spécifique, décisif pour comprendre la réalité du fauvisme, à travers la question de l’identité nationale (voir WERTH, 2002 ; WRIGHT, 2004).

Fauvisme et abstraction

13 Il est un autre aspect du fauvisme que le catalogue du Musée d’art moderne de la Ville de Paris aborde sans toutefois clairement le revendiquer, à savoir la question de l’abstraction, jusqu’ici occultée par les discussions sur la couleur et par l’assimilation du fauvisme à une peinture humaniste de type perceptuel, située dans le prolongement de l’impressionnisme. À cet égard, le fauvisme avait été encore une fois victime de la taxinomie des -ismes, qui lui faisait succéder le cubisme, considéré par opposition plus théorique et abstrait (voir FLAM, 1999, p. 101). Pourtant, les premiers critiques du fauvisme, notamment Maurice Denis, Charles Morice et Louis Vauxcelles, emploient assez fréquemment le terme d’abstraction (voir aussi les exemples donnés dans LEBENSZTEJN, 1999, p. 36-38).

14 La primauté accordée aux moyens plastiques et à leur agencement sur la surface picturale, au détriment de la chose représentée, peut évidemment être interprétée comme un premier pas vers l’abstraction. Le fauvisme, écrit Roque, est « abstrait car il se concentre sur les moyens comme éléments de construction du tableau » (ROQUE, 2000), ce qui conduit à le considérer comme une « abstraction concrète », autrement dit un formalisme11. Cette nécessité constructive, en même temps que le rejet d’une

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approche empirique de l’objet, distingue en effet la peinture fauve de l’impressionnisme, pour l’inscrire plutôt dans l’horizon de la tradition classique, notamment celle du paysage classique (BENJAMIN, 1993)12. L’interprétation de Lebensztejn diffère sensiblement de celle de Roque, car elle place le fauvisme dans la perspective d’une abstraction non plus matérialiste, mais idéaliste, dans le prolongement du symbolisme fin de siècle tel qu’il fut initié par Gauguin ou par Albert Aurier (LEBENSZTEJN, 1999, p. 29). Lebensztejn fait la proposition d’un fauvisme proche de l’esthétique baudelairienne, annonçant l’abstraction dans la mesure où il fonde un rapport au réel distancié par l’écart d’une durée (le tableau est fait dans l’atelier) et transposé par l’emploi de la métaphore.

15 Un éclairage historique qui pourrait montrer que le fauvisme a dépassé cette dichotomie, entre tendance matérialiste et idéaliste, resterait à préciser. C’est là proprement que se situerait la spécificité du fauvisme, manifestation picturale d’un symbolisme renouvelé, transformé, qui reste une quête plus métaphysique qu’esthétique, mais qui n’est plus celui de la génération précédente13. Il est à chercher du côté de Stéphane Mallarmé et de la poésie pure, d’Henri Bergson (voir ANTLIFF, 1993, 1999), de la philosophie pragmatique et de la psychologie, dans un milieu intellectuel qui, sur la base de l’intuition, n’envisage pas l’idée en dehors de son développement physique et matériel.

16 Cette réflexion esthétique contemporaine est particulièrement sensible dans le rapport très intense qui s’instaure entre Matisse et Derain entre 1905 et 1907. Même si, comme le remarque Labrusse (LABRUSSE, 2005, p. 129), cette connaissance reste volontairement superficielle, intuitive pour échapper au dogmatisme, il n’en demeure pas moins qu’elle occupe manifestement et leurs pensées et leur peinture. L’exercice de la peinture correspond chez l’un et l’autre, et bien que très différemment, à une quête métaphysique, à une expérience de l’être-au-monde à travers la pratique picturale. « Ne plus rien faire qui représente quelque chose », écrit Derain à Matisse, comme une injonction (LABRUSSE, 2005, p. 336). La question fondamentale du rapport de l’être au réel ne s’instaure pas dans la représentation picturale de l’objet mais dans l’expérience même qu’engendre l’acte perceptif. C’est ce retour aux sources de la perception comme « vérité du fauvisme » qui constitue l’essentiel des « Soixante-et-une propositions » de Labrusse sur le sens esthétique de l’image fauve (LABRUSSE, 2005). Ce repositionnement sur le versant phénoménologique serait bien, avec celle de Lebensztejn et de Roque, une troisième voie d’interprétation au caractère autoréférentiel de l’image fauve.

17 Il convient toutefois de souligner que le recentrement sur les moyens picturaux ne constitue pas, selon cette interprétation, un matérialisme. Les moyens picturaux sont l’objet de toute l’attention de l’artiste dans une optique de dévoiement presque systématique du rôle qui est traditionnellement imparti à chacun d’eux (LABRUSSE, 2005, p. 13). Cela engendre un désordre – apparent, nous y reviendrons – qui relève d’une attitude à la fois critique et expérimentale. L’importance de la procédure dans l’esthétique fauve, et surtout l’instauration d’un rapport dialectique entre procédure et création, permet en effet de comprendre que nous ne sommes pas là dans une logique de recherche de peinture pure stricto sensu, telle que cela a pu se mettre en place chez Robert Delaunay par exemple. Wright parvient au même constat que Labrusse, mais en empruntant une voie différente, puisqu’il s’attache au caractère sémantique du moyen pictural (WRIGHT, 2004, en particulier chapitre 2). Apportant à l’autoréflexivité du signe pictural fauve une interprétation non plus formaliste, mais structuraliste, il examine sa

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nature fragmentaire et fuyante. Il interprète ce vide herméneutique comme le symptôme d’une perte des repères individuels et comme une procédure qui tend à ruiner la mimesis, sans toutefois l’évacuer.

18 Au final, la question de savoir si le fauvisme est ou non une abstraction reste ouverte. L’essentiel de l’essai de Lebensztejn en ouverture du catalogue dédié aux fauves d’Europe tourne autour de cette question. Pour l’auteur, le rapport du fauvisme à l’abstraction s’intègre dans les diverses « tensions contradictoires » qui le caractérisent : « Il se trouve entre figuration et abstraction, ou plutôt entre une tendance pulsionnelle à l’abstraction et une résistance à cette tendance » (LEBENSZTEJN, 1999, p. 39). Le fauvisme instaure bien un régime de l’écart avec l’objet représenté, mais sans jamais y renoncer. Il y a un seuil qu’il ne franchit pas, peut-être de par sa nature profondément humaniste (LEBENSZTEJN, 1999, p. 40). Mais si le fauvisme n’est pas une abstraction (il n’élimine pas l’objet), il l’annonce, en revanche, par ses attaques répétées de la figuration classique14. Le rapport à l’abstraction varie selon les artistes, Derain étant selon Lebensztejn celui qui s’en serait le plus approché (LEBENSZTEJN, 1999, p. 38). Et pourtant, au terme de son essai, le lecteur ne peut que relier fauvisme et abstraction tant les rapprochements sont multipliés notamment par l’usage de la citation (comme des propos de Paul Klee ou de Wassily Kandinsky rapportés au fauvisme) et de la comparaison, notamment entre la peinture de Piet Mondrian et celle de Matisse. Le flou dans lequel l’auteur nous laisse s’explique en grande partie par l’angle d’approche général du catalogue, qui tend à réduire au maximum les particularismes pour ne plus considérer qu’un phénomène global dans lequel les notions de fauvisme, d’expressionnisme et de cubisme répondent finalement à une même tendance moderniste, qui débouchera, elle, sur l’abstraction.

19 La position de Labrusse quant à cette question est plus tranchée, ce qui relève, ici encore, de la cohérence du propos dans lequel il s’inscrit : l’entreprise fauve conjointement mise en œuvre par Matisse et Derain ne peut en toute logique avoir affaire à l’abstraction parce que sa préoccupation majeure reste la perception, les modalités de l’apparaître (LABRUSSE, 2005, p. 137 et 145). L’image peut bien être déstructurée, mise à l’état de friche presque totale de ses éléments constitutifs, mais elle donne toujours à voir un paysage, un portrait, une nature morte.

20 À cet égard, la question du sujet en peinture, pourtant essentiel pour le fauvisme, n’a été que peu abordée par rapport à cette problématique de l’abstraction, uniquement envisagée sous l’angle du formalisme. Ici encore la position du fauvisme s’avère ambivalente. Telle qu’elle est commentée par ses contemporains et conçue par ses protagonistes, en particulier Matisse et Derain, la nature discursive de l’image est en effet très violemment discréditée, alors même qu’elle demeure figurative15.

Le dessin fauve

21 À l’origine de l’intérêt porté au dessin fauve se trouve le texte d’Yve-Alain Bois, « Matisse and Arche-Drawing » (BOIS, 1990)16, dans lequel le moment de basculement décisif, ce que l’auteur appelle « l’eurêka matissien », est identifié avec la réalisation par Matisse, au début de l’année 1906, des trois gravures, Petit Bois noir, Petit Bois clair et Grand Bois. Matisse comprend alors que les relations entre les couleurs sont d’abord des relations de grandeurs de surfaces colorées, ce que Bois appelle « l’équation quantité- qualité » (BOIS, 1990, en particulier p. 23-29). En conséquence, l’opposition

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traditionnelle entre dessin et couleur s’en trouve annulée, ce que Bois résume ainsi : « puisqu’il est possible de moduler toute couleur unie par un simple changement de proportions, toute division d’une surface unie [même s’il s’agit de noir et blanc], constitue en soi-même une intervention colorée » (Matisse et Picasso, [1998] 1999, p. 28). Dans ce dépassement se trouve l’acte fondateur du système matissien, mais aussi du dessin fauve en ce qu’il détermine une nouvelle pensée de l’image. L’attention portée à la ligne fut, pour les artistes fauves, une manière de s’affranchir de l’impressionnisme et de son monde de l’informe. Mais pourrait-il s’agir justement dans le cas du fauvisme des prémices d’un retour à la forme, qui prendrait toute son ampleur avec le cubisme, son aboutissement mais aussi son point de non-retour (voir LEBENSZTEJN, 1999) ?

22 L’objectif de l’exposition « Quelque chose de plus que la couleur » : le dessin fauve, 1900-1908 visait justement à éclaircir cette problématique tout en présentant des œuvres sur papier souvent méconnues (« Quelque chose de plus que la couleur »…, 2002). La question du dessin est une manière d’envisager le rapport étroit et complexe du fauvisme avec la tradition. D’abord parce que les fauves sont tous issus d’un même moule d’enseignement académique fondé sur le dessin (LABRUSSE, 2002) et ensuite parce que l’un des impératifs majeurs de leur démarche artistique fut de sortir de la conception occidentale du dessin héritée de la Renaissance, notamment pour ce qui est de sa nature projective.

23 Le dessin fauve constitue par ailleurs un possible point de convergence entre fauvisme et vitalisme bergsonien. Dans son tracé linéaire et elliptique, il tente de se rapprocher au plus près de la perception comme activation de la mémoire, principe de durée et non plus seulement d’observation des formes. La ligne fauve rattache la perception au corps, qui agit comme un catalyseur d’énergie, d’où s’impose nécessairement, dans la pratique, l’importance fondamentale du geste (à travers le thème de la danse par exemple). Loin de la description anatomique, la ligne a acquis son autonomie expressive par un mouvement de retour à son origine, par le renoncement à toute forme de maniérisme. Elle rejoint en cela sa vocation purement psychologique, mise en exergue avec brio dans le texte fondateur que fut La morale des lignes de Mécislas Golberg (voir COQUIO, 1994), écrivain proche de Matisse et du milieu néo-symboliste. À cet égard, comme l’a montré Emmanuel Pernoud (PERNOUD, 2002, 2003), l’exemple du dessin d’enfants, associé par identité à celui des premiers hommes, commençait à susciter l’intérêt des psychologues (il se réfère notamment aux travaux de James Mark Baldwin, de Georges-Henri Luquet et de Marcel Reja), mais aussi des milieux artistiques, notamment des fauves. La critique a d’ailleurs fréquemment recours, pour qualifier leurs œuvres, à la terminologie de l’enfance.

24 Cela nous rappelle que le dessin en tant que pratique côtoie de près le registre du mineur et qu’il offre donc un terrain de liberté et d’échanges moins facilement accessible au genre pictural. L’artiste fauve s’accommode volontiers de ce caractère anodin du dessin, n’hésitant pas à puiser dans les registres populaires de la caricature, de l’imagerie ou de l’illustration (GRAMMONT, 2002a). Technique légère et peu onéreuse, le dessin s’accorde en effet assez bien à la démarche expérimentale qui caractérise le fauvisme : l’idée et la forme se développent conjointement dans la pratique, dont sont exploités les hasards et les accidents. Les aquarelles fantastiques de Derain en sont sans doute le meilleur exemple.

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25 N’ont été malheureusement que trop peu examinées jusqu’à présent les problématiques qui permettraient d’intégrer la pensée générative de la ligne qui se met en place au moment du fauvisme avec celle de l’arabesque décorative. Souvent considérée comme un style néo-rococo incarnant une esthétique fin de siècle, l’arabesque art nouveau est demeurée étrangère jusqu’ici au champ d’étude du fauvisme, et plus spécifiquement du dessin fauve. Seul un article de Frank Anderson Trapp avait, il y a longtemps et de manière superficielle, établit un rapprochement entre le fauvisme matissien et l’esthétique art nouveau (TRAPP, 1966).

Expérimentations polymorphes

26 D’autres techniques du fauvisme ont été explorées récemment, celles de l’estampe et de la céramique qui montrent, par leur diversité, que les artistes fauves ont été des expérimentateurs polymorphes, que la matière et ses accidents étaient devenus l’objet même de leur création (PERNOUD, 1994 ; La Céramique fauve…, 1996). Il a été expliqué que cette intrusion des fauves dans le domaine des arts décoratifs s’inscrivait dans la tendance fin de siècle de négation de la frontière entre art mineur et art majeur. Rien de réellement novateur dans cette démarche qui ne fait somme toute que reprendre, d’une manière nettement moins aboutie, les diverses collaborations développées dans ce domaine par leurs prédécesseurs directs, les nabis. Toutefois, la céramique fauve diffère sensiblement de celle des nabis, non seulement parce qu’elle n’en a pas la sophistication, mais aussi parce que le décoratif n’y est pas une fin en soi. Technique ancestrale, la céramique fauve est plutôt un moyen de retour aux sources de la création, comme ce fut le cas pour Gauguin. L’usage du feu correspond, presque de manière métaphorique, à cette tendance déjà évoquée de mise à l’épreuve des moyens, une façon très littérale et en même temps presque magique (dans le sens d’alchimique) de rapprocher énergie et couleur. En tant qu’objets, les céramiques de Matisse participent à une procédure auto réflexive qui consiste à inscrire ses propres créations dans ses peintures (GIRARD, 1996). En outre, leur forme même imposait au traitement des corps des déformations intéressantes, sorte de « loi du cadre », qui ne pouvait qu’être féconde au moment où la figure devenait, en 1907, le thème essentiel des peintures de Derain et de Matisse.

27 L’étude de Pernoud a permis de découvrir l’estampe des fauves, ses antécédents (chez Gauguin notamment), son inventaire circonscrit et ses principaux enjeux (PERNOUD, 1994). Ici encore se manifeste le goût très répandu de l’époque pour le primitif ainsi que la recherche de l’accident ou du hasard à travers la technique. Le caractère multiple, sériel, de l’estampe, par sa nature itérative, autorise les variations, les repentirs, autant de modalités de l’invention qui ne reposent donc pas sur l’image projetée, mais sur la procédure.

L’image fauve

28 Plutôt que le fauvisme, l’image fauve a récemment fait l’objet de plusieurs études. Dans une optique à la fois formaliste et phénoménologique, Labrusse s’attache à analyser l’essence métaphysique de l’image fauve à travers les œuvres de Matisse et de Derain (LABRUSSE, 2005). Il s’agit d’un véritable postulat méthodologique, puisqu’il exclut de son

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analyse les considérations d’ordre culturel, sauf si ce contexte s’applique directement aux œuvres ou aux intentions énoncées des artistes qui, avance-t-il, n’ont qu’une connaissance littéraire et philosophique très superficielle. Pour cette raison, il ne prend pas en compte, ou très peu, le contenu iconographique d’une peinture, qui ne dépend selon lui d’aucun programme spécifique, pour se concentrer sur l’analyse des moyens picturaux et surtout sur leurs rapports. Même si Matisse et Derain ont tous deux, pour la peinture, une exigence métaphysique, Labrusse prend soin de distinguer leurs démarches respectives : celle de Derain est parfois utopique, portée par des élans mystiques, alors que celle de Matisse demeure plus pragmatique. Tout comme Wright (WRIGHT, 2004), Labrusse consacre une partie de son essai à analyser ce qu’il appelle « le désordre fauve », soit l’instabilité des éléments picturaux, à la différence qu’il s’attache non pas à leur nature sémantique, mais à leur nature formelle. Son propos, ainsi rapporté à la stricte surface picturale, n’en débouche pas moins sur des conclusions qui s’accordent à la dimension métaphysique qu’il confère à la peinture fauve et qui avait jusqu’à présent été plutôt négligée, sauf peut-être par Georges Duthuit (DUTHUIT, [1949] 2006). Désordre donc, déconstruction, mais non pas table rase : tel est son principal constat. L’image fauve possède une logique intrinsèque qui relève principalement d’une conscience accrue des moyens, qui sont manipulés, déstabilisés, radicalisés, portés à l’évidence dans une démarche à la fois autocritique et morale. « L’image fauve construit une pensée de sa propre construction ; ce qui la maintient debout c’est cette inchoativité réflexive » (LABRUSSE, 2005, p. 44). Il fait par ailleurs le constat que dans l’image fauve, l’espace n’est plus seulement le résultat d’une projection géométrique, mais que s’y inscrit l’étendue temporelle. Les marqueurs de la durée s’y multiplient en effet, prenant la forme de traces (taches, traits errants, giclures) de sautes et de variations. Il s’agissait, autrement dit, « de privilégier, au plan de la perception, le temps par rapport à l’espace ; de loger – et certes pas de fixer – la durée dans la matière de la peinture » (LABRUSSE, 2005, p. 41).

29 John Elderfield, dans Le fauvisme ou « l’épreuve du feu » (ELDERFIELD, 1999), s’intéresse à la spécificité du rapport du spectateur au tableau engendré par l’image fauve (celle de Matisse principalement). Il part du constat fort simple que l’image fauve présente une spécificité marquante : elle nécessite une lecture rapprochée (ce qui sous-entend qu’il exclut de son analyse les grands formats postérieurs à 1905). Empruntant au modèle de la narratologie, il considère que le rapport du spectateur à l’image en tant que « récit visuel » se fonde sur ce qu’il appelle « un faux départ ». Même si le spectateur se place à la juste distance du tableau et fait la mise au point, il est automatiquement conduit à y revenir parce que sa lecture repose sur une incertitude visuelle. Ce qui la provoque est essentiellement le manque d’unité de l’image dont l’auteur avait déjà fait mention dans sa vaste présentation de l’exposition Matisse du MoMA (ELDERFIELD, 1992, p. 31-32 et 63). Image sans liaison, elle joue sur les sautes les plus brutales (aussi bien chromatiques que directionnelles) et son principe d’inachèvement fait que son unité est indéfiniment retardée. Cette incertitude de lisibilité vient aussi du flottement épistémologique de l’image dont le signe pictural oscille en permanence entre statut iconique et statut symbolique.

30 On retrouve cette même idée du regard distrait – au sens de non-fixe – du spectateur face au tableau fauve (en l’occurrence le Bonheur de vivre de Matisse, 1905-1906, Merion, The Barnes Foundation) dans l’analyse du système matissien développée par Bois (BOIS, 1993). Il convient de préciser que, selon ce dernier, cette incertitude n’est pas due au

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manque d’unité (il est d’ailleurs en désaccord avec Elderfield sur ce point notamment ; voir BOIS, 1993, p. 49). L’organisation des éléments picturaux et de leurs rapports favorise un double effet de circulation et d’expansion de l’espace, par le jeu des rapports d’échelle, l’absence de centre, l’attention portée aux zones périphériques, l’arabesque linéaire, la répartition des plages de couleurs… Pris dans ce vortex circulatoire, le regard oscille entre perception fixe et appréhension globale, au point que l’image produit sur le spectateur un effet hypnotique, une sorte d’aveuglement.

Hybridités

31 Il est peu de mouvement dans l’histoire de l’art autre que le fauvisme pour lesquels nous devons faire le constat d’une telle « anxiété de l’influence », pour reprendre le terme d’Harold Blum. On ne peut ignorer que le fauvisme fut un mouvement de réaction et de synthèse, sinon un amalgame de références plus ou moins assimilées ou rejetées. Pendant longtemps, l’historien de l’art se voyait donc contraint de se livrer à une impitoyable chasse aux sources. Une fois leur inventaire dressé, elles furent considérées comme inhérentes à l’histoire du fauvisme, constituant autant de séquences qu’il y avait de références possibles (voir, par exemple, GIRY, [1979] 1981). Étaient ainsi successivement abordés les antécédents directs – l’impressionnisme, le néo-impressionnisme, Cézanne, Gauguin, Van Gogh (pour Van Gogh, voir O’LAOGHAIRE, 1992) – et/ou plus lointains historiquement ou géographiquement, comme les arts japonais ou chinois, l’art égyptien, Ingres, ou les arts africains et océaniens. L’une des avancées récentes de l’historiographie du fauvisme a été d’appréhender ces sources différemment : les chercheurs ne se contentent plus d’en dresser la liste, mais tentent plutôt de comprendre comment elles se sont articulées les unes aux autres dans un contexte culturel spécifique et, en dépassant la notion réductrice d’influence, les différents modes d’assimilation dont elles ont fait l’objet.

32 Les points de contact entre ces différentes références et les artistes fauves sont désormais établis avec précision et, par conséquent, les possibilités d’échange sont étudiées et non plus le seul contexte artistique. Dans la plupart des cas, ces informations sont présentées dans les diverses chronologies du fauvisme ou ont fait l’objet d’articles qui s’attachent à l’une ou l’autre de ces sources en particulier. Cela passe d’abord par les rencontres. Celles de Matisse avec Pissarro puis Signac par exemple, longuement analysées par Catherine Bock-Weiss dans sa thèse (BOCK-WEISS, [1977] 1981). Le contexte gauguinien est désormais lui aussi bien jalonné. Dagen a souligné l’importance du primitivisme de Gauguin pour les fauves, en particulier Matisse et Derain (DAGEN, 1998, p. 129-147). De même, les relations qui liaient les collectionneurs de Gauguin, en particulier George-Daniel de Monfreid et Gustave Fayet, avec Matisse et Derain, sont mieux connues (Le Roussillon…, 1998 ; GRAMMONT, 2005a). Les expositions au sens large ont elles aussi donné lieu à des études spécifiques, comme celle du rôle joué par le marchand Ambroise Vollard (RABINOW, [2006] 2007), ou encore celles consacrées aux expositions rétrospectives qui se sont succédé dans les Salons du début du XXe siècle, comme celle de Cézanne au Salon d’Automne de 1904 (BOARDINGHAM, 1995), ou celles d’Ingres (DAGEN, 1984b) et de Manet au Salon d’Automne de 1905, dont ont été notamment analysés les enjeux politiques (BENJAMIN, 2000). On n’est pas sans ignorer non plus que les artistes fauves fréquentaient avec assiduité les musées : le Louvre à Paris, où ils pratiquaient la copie des maîtres anciens comme de l’art égyptien

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(pour Derain, voir par exemple PARKE-TAYLOR, 1980 ; DAGEN, 1984a) ; la Tate et la National Gallery à Londres, où ils étudiaient Turner ; ou le British Museum, où Derain découvre les collections ethnographiques en 1906 (LABRUSSE, 2005). Plus spécifique, mais non moins importante, fut la réédition, accompagnée d’une présentation très éclairante de Dagen, de l’enquête menée par Charles Morice en 1905 dans le Mercure de France, un document essentiel pour comprendre le positionnement de ces artistes par rapport au passé artistique immédiat et le débat qui agite le milieu artistique autour de cette question (MORICE, [1905] 1986)17. Enfin, la genèse de la découverte de l’art africain par Matisse, Picasso, Derain et Vlaminck, demeurée longtemps incertaine, est désormais bien connue (Henri Matisse…, 1993 ; FLAM, 1987 ; PAUDRAT, [1984] 1987) et fixée au printemps ou à l’automne 1906, au Trocadéro, au British Museum et chez certains marchands. L’acquisition des objets africains, et le rôle décisif joué par Apollinaire et par le cercle des Stein ont également été étudiés (PAUDRAT, [1984] 1987).

33 En 1979, dans The « Wild Beasts », Fauvism and Its Affinities, Elderfield qualifiait le fauvisme de « mixed-technique style » (The « Wild Beasts »…, 1976, p. 56), constatant des variations stylistiques d’une œuvre à une autre, voire dans une même peinture. On comprenait dès lors que l’esthétique fauve n’était pas seulement constituée d’assimilations successives qui détermineraient des séquences, mais que ce processus lui-même était au fondement d’un mode de création qui fonctionne tous azimuts et prend le risque du mélange, annulant les clivages culturels et historiques. Ainsi pouvait-on commencer à s’intéresser aux modes d’assimilation, au regard que ces artistes ont porté à la fois sur la tradition occidentale et sur les arts primitifs, et au sens à apporter à cette hybridité critique. Prenons l’exemple de la référence cézanienne. Tout le monde s’accorde à dire qu’elle fut fondamentale pour l’établissement du fauvisme. Longtemps abordée selon l’axe diachronique, on associait la fin du mouvement à la rétrospective Cézanne de 1907, et au retour de la primauté de la forme sur la couleur et de l’iconographie pastorale sur le paysage. Assez rapidement, les faits se sont révélés nettement plus complexes, surtout parce qu’il devenait de plus en plus évident que les artistes fauves avaient eu connaissance de l’œuvre de Cézanne, bien avant 1900 pour certains (notamment pour Matisse ; FLAM, 1986). Une piste plus fructueuse fut celle qui consistait à articuler Cézanne avec Signac dans la perspective du fauvisme. C’est le principal objet de l’approche de Bois par rapport au moment critique que constitue la genèse du Bonheur de vivre (BOIS, 1990, 2009). Selon l’auteur, Cézanne fut pour Matisse une arme de combat contre « l’anxiété de l’influence », notamment celle de Signac et du néo-impressionnisme, qui lui posa problème durant l’été 1905. L’idée cézanienne du tableau s’impose alors en effet comme une totalité déterminée par des rapports de forces qui annulent le procédé additif du néo- impressionnisme (BOIS, 2009). À cet égard, les études récentes sur les rapports du néo- impressionnisme avec le fauvisme ont toutes tendu vers la même conclusion : ils sont, avec l’apport concomitant de Cézanne, au centre même des questionnements esthétiques et théoriques qui préoccupent Matisse et Derain au cours de l’été 1905 (voir notamment BOCK-WEISS, [1977] 1981 ; BOIS, 1990 ; DE CHASSEY, 1997 ; LABRUSSE, 2005).

34 Le rapport des artistes fauves à la tradition classique a fait l’objet de divers examens, pour la plupart axés sur la thématique de l’Âge d’or, très répandue dans l’iconographie fin de siècle et dans celle du fauvisme à partir de 1906, ainsi devenue un terrain d’affrontement idéologique et politique. C’est ainsi notamment qu’a été récemment mise en lumière la construction fauve d’un Ingres moderniste, initiateur d’une ligne

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arabesque, contre la vision réactionnaire et classique de cet artiste initiée par les milieux antisémites de l’Action française (BENJAMIN, 2000). Ce néo-ingrisme trouve alors sa manifestation la plus directe dans le Bonheur de vivre de Matisse et l’Âge d’or de Derain, que Dagen interprète comme deux représentations allégoriques antagonistes (DAGEN, 1984b).

35 L’analyse de loin la plus complète et la plus novatrice de cette iconographie pastorale demeure celle présentée dans la thèse de Margareth Werth (WERTH, 2002). Elle considère la représentation de l’Idylle (à travers Puvis de Chavannes, Signac et Matisse) comme étant principalement une manifestation du rapport de l’individu au social. Dans une époque hantée par la question du temps comme donnée à la fois individuelle et collective, le thème de l’Idylle constitue, selon son analyse, une alternative à la société contemporaine et donc une façon pour l’individu de retourner au passé dans l’espoir de retrouver l’harmonie des origines ou, au contraire, dans une prise de conscience de la perte irrémédiable de cette unité. La version fauve de l’Idylle y est rattachée au contexte psychanalytique, en particulier à la problématique de la perception du corps individuel dans le corps social. Werth propose notamment une lecture psychanalytique du Bonheur de vivre, interprétant l’hybridité de la représentation des corps comme une façon de retrouver le stade préœdipien du désir18, avant la différenciation des sexes, autre manière de revenir aux origines. En outre, la nature subliminale du Bonheur de vivre (voir STEINBERG, [1962] 1972 ; BOIS, 1993) serait liée à l’intérêt contemporain de la science psychanalytique pour l’hypnose. Le résultat de cette approche décapante fut notamment de distinguer le thème idyllique matissien de l’hédonisme bourgeois auquel il fut assimilé par la suite19.

36 Alastair Wright revient en profondeur, à travers l’exemple de Matisse, sur le caractère hybride de la peinture fauve, qu’il considère comme symptomatique d’une société moderne dans laquelle les repères individuels sont dissous (WRIGHT, 2004). Il prend pour point de départ les œuvres et leur réception, ce qui le conduit à constater que l’instabilité du signe pictural produit un désordre visuel ainsi qu’un vide herméneutique – autant de façons de dénoncer l’hégémonie de la vision – et à souligner ainsi le caractère anti-visuel du fauvisme. Ce désordre serait également une manière d’affirmer la dispersion du sujet percevant considéré par les avancées psychophysiologiques et philosophiques de la période comme une entité fragmentée, en prise à des stimuli toujours plus nombreux. Dans ces considérations, Wright inclut le spectateur, dont le regard sur l’œuvre, aux prises à cette instabilité inhérente à l’image, serait identique à celui du schizophrène. Cette fuite du sujet n’implique d’ailleurs pas seulement le sujet percevant mais aussi le rapport de l’individu à la mémoire culturelle. Se rapportant à Walter Benjamin, Wright constate que, dans le système capitalistique de reproduction tel qu’il apparaît à la fin du XIXe siècle, le rapport au passé, toujours vécu comme une donnée nécessaire à la définition de l’individu, est devenu froid et d’ordre mécanique plus qu’intuitif. Du point de vue de l’art et de sa réception, cela se manifeste selon cet auteur par une tendance générale au pastiche comme rapport au passé fondé sur une logique commerciale qui impliquerait une perte de l’originalité20. L’hybridité stylistique et citationnelle de la peinture de Matisse a été interprétée à l’époque dans ce sens. Enfin, toujours selon Wright, l’hybridité fauve peut aussi correspondre à un brouillage des codes de représentation de la race (il prend l’exemple du Nu bleu, 1906, Baltimore, Baltimore Museum of Art), qui manifeste ici encore une crise identitaire reposant en grande partie sur la crainte du métissage. Un seul bémol

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serait à mettre à cette thèse qui, bien que portant sur Matisse seul, est sans nul doute l’une des plus informatives à ce jour sur le fauvisme : il reste à définir la nature exacte du rapport entre le fauvisme et son époque, en dehors du fait qu’il en soit le symptôme. Car le positionnement réel de Matisse sur ces questions demeure ambigu et Wright doit finalement admettre que Matisse se tient entre l’affirmation et la négation de l’individu (WRIGHT, 2004, chapitre 1).

37 Partant toujours du même constat, celui du désordre visuel et référentiel inhérent à la peinture fauve, il ne faut pas non plus le placer dans la perspective du glissement de l’identité, mais plutôt dans celle, plus optimiste, d’une affirmation joyeuse, extatique de la conscience individuelle. C’est notamment le point de vue de Labrusse (LABRUSSE, 2005), qui considère l’instabilité de la peinture fauve non pas comme un désordre syntaxique destructeur, mais comme une construction autre, organique, une sorte de fluidité absolue qui pourrait correspondre au flux de la perception dans son inchoativité originaire (Flam partage un tel point de vue, mais sans l’établir ; voir FLAM, 1999).

Fauvisme et primitivisme

38 La question du primitivisme par rapport au fauvisme fut aussi l’un des terrains de recherche les plus fructueux de ces dernières années, renouvelant les enjeux en ce qu’elle conduisait à articuler les notions fuyantes que sont la modernité et la tradition. Le plus souvent, ce primitivisme fauve est conçu comme une entreprise de rénovation de la tradition par le retour aux origines selon le modèle gauguinien. Cette question du primitivisme s’apparente presque toujours à la projection moderniste du concept initié par l’exposition du MoMA de 1984 (Le Primitivisme…, [1984] 1987) et combattue depuis par la critique postmoderniste (voir FOSTER, 1985). Flam établit dans ce catalogue des rapprochements d’ordre formel entre les œuvres fauves de Vlaminck, de Derain et de Matisse (FLAM, 1987), sans éviter l’idée d’une influence de l’un sur l’autre – ce que Kirk Varnedoe et William Rubin avaient pourtant tenté d’écarter en lui substituant le concept d’« affinité ». De ce point de vue, Derain et Vlaminck auraient échoué, là où Matisse, en particulier dans sa sculpture, serait parvenu à assimiler des caractères formels essentiellement d’ordre morphologique (FLAM, 1987).

39 Ne pourrait-on pas envisager le primitivisme comme un phénomène de culture populaire ? C’est l’argument qu’avait opposé Dagen à cette vision élitiste – parce qu’avant-gardiste – du primitivisme promulgué par Rubin et Varnedoe (DAGEN, 1998). Il s’appuie, pour fonder son exposé, sur le champ des écrits sociologiques, littéraires et critiques, et montre comment s’est mise en place à travers eux une sorte de vulgate du primitivisme, paradigme d’un archaïsme salvateur, qui pouvait prendre des formes multiples, aussi bien préhistoriques, qu’africaines, océaniennes, grecques, égyptiennes, chinoises ou musulmanes. En outre, un des points forts de son postulat fut d’insister sur l’importance de la découverte de l’art préhistorique et de son acceptation artistique. Le paradigme de la régression tel qu’il est ici proposé, et qui se calque principalement sur le modèle gauguinien, ne dépasse toutefois pas la sphère artistique. C’est ce qui différencie une telle approche de celle de Werth, par exemple, qui relie cette utopie des origines au champ psychanalytique et à son éventuelle portée esthétique (WERTH, 2002). Dans les chapitres consacrés plus spécifiquement au fauvisme, Dagen relie successivement le primitivisme des fauves (principalement de Matisse et de Derain) à

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l’influence de Gauguin (DAGEN, 1998, p. 129-147), à l’impact du japonisme et de l’Orient (p. 149-160), puis de celle de l’art égyptien sur leurs œuvres, dont il souligne « l’égyptomanie stylistique » (p. 167), examinant en détail comment, entre 1903 et 1907, certains caractères propres à l’art égyptien se retrouvent dans leurs sculptures, peintures et dessins. Il revient également, à la suite de l’exposition de Rubin (Le Primitivisme…, 1987), sur la lecture esthétique de « l’art nègre » par Matisse, qu’il différencie de celle de Picasso, davantage fondée sur le caractère magique des objets (DAGEN, 1998, p. 173-189).

40 La thèse de Ellen McBreen se place, elle aussi, dans une perspective d’élargissement du champ du primitivisme – et ce faisant du fauvisme, puisqu’elle s’attache au Matisse sculpteur de la période fauve –, par le biais de la culture populaire, en prenant toutefois pour point de départ l’examen des objets eux-mêmes (MCBREEN, 2007). Elle part du constat que les revues utilisées par Matisse pour élaborer certaines de ses sculptures entre 1906 et 1909, comme L’Humanité Féminine ou Mes Modèles, sont une des multiples manifestations de la vogue primitiviste de l’époque qui a fait de la différence raciale, comme de la différence sexuelle, un objet de consommation (ce que, dans un savoureux raccourci très anglo-saxon, McBreen qualifie d’industrie ethno-érotique).

41 Ces publications proposent un discours ethnographique de la différence raciale très générique, faisant un amalgame entre la référence antique (de par les poses des nus) et la référence primitive. Est ainsi établi un rapport direct entre l’hybridité picturale du fauvisme et la question de l’identité raciale soulevée par Wright (WRIGHT, 2004) ou celle sexuelle abordée par Werth (WERTH, 2002). McBreen démontre en effet que l’exemple de l’art tribal s’impose moins comme une source formelle pour la sculpture de Matisse, une alternative à l’académisme, que comme un outil critique qui propose notamment un mode d’approche autre de la sexualité. Elle rejoint en cela le point de vue de Werth, qui place sa lecture du fauvisme dans la perspective de la pensée du corps (WERTH, 2002).

42 Comme nous l’avons remarqué en préambule, les travaux exclusivement consacrés au fauvisme ont été plutôt rares ces dernières années, le sujet étant le plus souvent intégré dans des problématiques plus larges comme, par exemple, celles du primitivisme (DAGEN, 1998) ou du traitement du thème de l’Âge d’or (WERTH, 2002). Une des raisons possibles de cette désaffection pour le sujet « fauvisme » dans les études scientifiques a pu être son absence présupposée de fondement théorique. Le mythe de l’artiste fauve instinctif, ignorant et anti-intellectuel a eu, il est vrai, la vie dure. Toutefois, les travaux scientifiques les plus récents ont commencé à remettre en question une telle conception et à réévaluer en profondeur la portée conceptuelle du fauvisme. Pour la plupart, ils s’écartent d’une analyse historique du mouvement pour se concentrer sur la peinture fauve, notamment sur ce qui fait la spécificité de son image, tant dans son mode de lecture que dans son rapport au réel. Qu’elle ait été sous-jacente ou plus clairement déclarée, la question de l’abstraction s’est beaucoup posée à l’égard du fauvisme à mesure que son étude devenait plus formaliste, ce qui constitue une des tendances majeures de son historiographie récente. Mais cette question de l’abstraction demanderait aussi de situer plus précisément le fauvisme, historiquement cette fois, dans la sphère du symbolisme, dans la ligne de la thèse déjà ancienne d’Oppler (OPPLER, [1969] 1976). Ainsi, il apparaît de plus en plus clairement que le fauvisme, avant le cubisme, s’est nettement démarqué de l’impressionnisme, bien qu’il reste encore aujourd’hui largement rattaché au naturalisme. Sans abandonner le point de vue

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formaliste, l’essai de Labrusse (LABRUSSE, 2005) a ouvert la voie à une interprétation phénoménologique du fauvisme.

43 Mais c’est sans doute le champ des cultural studies qui a le plus revivifié l’étude du fauvisme et récemment suscité les recherches les plus ambitieuses. Elles permettent enfin d’extraire cette peinture du mythe réducteur de la couleur pure pour pouvoir la considérer sous d’autres angles nettement plus complexes. Attachés à considérer l’image fauve dans la perspective du champ culturel qui la détermine, ces travaux se sont recentrés sur une analyse du contenu iconographique des œuvres (plus que formel) et du discours critique qui les a entourées. Ces nouvelles approches peuvent être plus spécifiquement politiques (HERBERT, 1989) ou se préoccuper de questions relevant des gender studies (WERTH, 2002) ou des visual studies (WRIGHT, 2004 ; MCBREEN, 2007). Nous retiendrons plusieurs points essentiels de ce dépoussiérage. Tout d’abord, ils insistent pour la plupart sur le caractère profondément hybride de l’image fauve tant du point de vue stylistique que référentiel. Ensuite, ils démontrent que cette hybridité est reliée à une modification de la conscience individuelle, symptomatique d’une perte des repères dans la société moderne. Enfin, il semble que le corps, sa représentation mais aussi sa place dans l’acte perceptif, soit au centre de toutes ces nouvelles problématiques. Corps sexuels de l’analyse freudienne de Werth, corps consommables de celle de McBreen, corps engloutis dans le néant de l’être moderne de Wright. Partout cette question revient et rejoint en cela la phénoménologie iconique de Labrusse.

44 Pour clore cet état des lieux, un dernier constat relatif cette fois à la définition du fauvisme, à laquelle on a depuis longtemps renoncé parce qu’elle correspondait à une manière périmée de faire de l’histoire de l’art, concerne son périmètre. À cet égard, les choix récents sont paradoxaux, tantôt favorisant une ouverture totale, incluant dans cette frontière aux contours flous toute la modernité européenne, tantôt, au contraire, rétrécissant son champ à l’étude du couple Matisse/Derain entre 1904 et 1906, ou plus encore à celle de Matisse à l’époque fauve. Force est de constater que l’étude du Matisse fauve s’est aujourd’hui imposée comme une des principales clés de lecture du fauvisme21.

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– Signac…, 1997 : Signac et la libération de la couleur, de Matisse à Mondrian, Erich Franz éd., (cat. expo., Münster, Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte/Grenoble, Musée de Grenoble/Weimar, Staatliche Kunstsammlungen, 1996-1997), Paris, 1997.

– SMITH, 2002 : Angela Smith, « Fauvism and Cultural Nationalism », dans Interventions, 4/1, 2002, p. 35-52.

– SPURLING, (1998) 2001 : Hilary Spurling, Matisse, I, 1869-1908, Paris, 2001 [éd. orig. : The Unknown Matisse: A Life of Henri Matisse, The Early Years, 1869-1908, Londres, 1998].

– STEIN, 1998 : Laurie A. Stein, « The History and Reception of Matisse’s Bather with a Turtle in Germany, 1908-1939 », dans The Saint Louis Art Museum Bulletin, 22/3, 1998, p. 50-73.

– STEINBERG, (1962) 1972 : Leo Steinberg, « Contemporary Art and the Plight of its Public », dans Harper’s Magazine, mars 1962, p. 27-47 ; reprise dans Leo Steinberg, Other Criteria: Confrontations with Twentieth-Century Art, Oxford, 1972, p. 3-16.

– TRAPP, 1966 : Frank Anderson Trapp, « Art Nouveau Aspects of Early Matisse », dans Art Journal, 26/1, automne 1966, p. 2-6.

– Van Dongen retrouvé…, 1997 : Van Dongen retrouvé, l’œuvre sur papier, 1895-1912, Anita Hopmans éd., (cat expo., Rotterdam, Museum Boymans-van Beuningen/Lyon, Musée des beaux-arts/Paris, Institut néerlandais, 1996-1997), Paris, 1997.

– VAUXCELLES, (1939) 1999 : Louis Vauxcelles, Le Fauvisme, Christian Lassalle éd., Paris, (1939) 1999.

– WERTH, 1990 : Margaret Werth, « Engendering Imaginary Modernism: Henri Matisse’s Bonheur de vivre », dans Genders, 9, automne 1990, p. 48-74.

– WERTH, 1997 : Margaret Werth, « Representing the Body in 1906 », dans Picasso: The Early Years, 1892-1906, (cat. expo., Washington, National Gallery of Art/Boston, Museum of Fine Arts, 1997-1998), Washington, 1997, p. 277-288.

– WERTH, 2002 : Margaret Werth, The Joy of Life: The Idyllic in French Art, circa 1900, Berkeley, 2002.

– WHITFIELD, (1991) 1997 : Sarah Whitfield, Le fauvisme, (L’Univers de l’art, 67), Paris, 1997 [éd. orig. : Fauvism, Londres, 1991].

– The « Wild Beasts »…, 1976 : The « Wild Beasts », Fauvism And Its Affinities, John Elderfield éd., (cat. expo., New York, Museum of Modern Art/San Francisco, San Francisco Museum of Modern Art/ Fort Worth, Kimbell Art Museum, 1976), New York, 1976.

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– WRIGHT, 2004 : Alastair Wright, Matisse and the Subject of Modernism, Princeton, 2004.

NOTES

1. Nous recommandons de consulter plutôt la version anglaise du catalogue. Dans la version française, les extraits de correspondances ont été retraduits de l’anglais avec parfois de lourds contresens. 2. Ces chronologies ont l’inconvénient majeur de ne proposer que des extraits de textes, soumis au choix des auteurs. On regrette aussi parfois de ne pas trouver les références bibliographiques précises des textes ou articles cités. 3. Pour des raisons évidentes d’objectivité, je ne peux faire ici mention que rapidement de mon travail de thèse (GRAMMONT, 2000). Mon approche visait principalement à souligner le caractère fortement mythique du fauvisme en tant que catégorie historique ainsi qu’à porter un éclairage sur les stratégies mises en place par les artistes dans le cadre des salons artistiques, en particulier dans celui du Salon d’Automne. 4. Un système de référencement plus précis des articles aurait toutefois été souhaitable. 5. Sur le renouveau du symbolisme littéraire, voir JENNY, 2002. 6. Timothy J. Clark, The Painting of Modern Art in Paris and the Art of Modern and His Followers, Londres, 1985. 7. On comprend à la lecture du texte de Lebensztejn que l’expressionnisme comprend le fauvisme, tout comme le cubisme, en tant qu’unité conceptuelle, même s’il les présente comme des synonymes possibles (LEBENSZTEJN, 1999). 8. Cette lacune a été comblée récemment grâce à la thèse de Béatrice Joyeux ( JOYEUX-PRUNEL, [2005] 2009). 9. Malgré son procès d’intention initiale, le catalogue, comme l’exposition, a inévitablement fait la distinction entre fauves d’Europe et fauvisme historique. 10. Cela n’est plus le cas lorsque l’étude est plus resserrée ; voir Fauves Hongrois…, 2008. 11. Curieusement, Roque n’emploie à aucun moment le terme de formalisme, alors que son analyse tourne manifestement autour de cette notion. 12. Ce retour à l’ordre classique du fauvisme sera récupéré au lendemain de la guerre par le discours nationaliste, avec des conséquences importantes sur la réception de l’œuvre de Matisse dans les années 1920. 13. Il s’est créé un décalage auquel Maurice Denis tente en vain de résister comme cela se lit dans ses critiques. Le fauvisme se nourrit du débat (Michel Décaudin parlait à raison de crise, dans DECAUDIN, [1958] 1981) autour d’une possible rénovation symboliste, particulièrement actif au sein des milieux littéraires de La Phalange et de Vers et Prose. 14. Il est à noter que la peinture fauve n’apparaît pas du tout dans le catalogue de l’exposition Aux origines de l’abstraction, 1800-1914 (Aux origines de l’abstraction…, 2003), alors même que le Bonheur de vivre de Matisse (1905-1906, Philadelphie, Barnes Foundation), que l’on peut considérer comme une des œuvres manifestes du fauvisme, traite de notions discutées dans le catalogue comme celle de l’arabesque ou du rapport peinture/musique. 15. C’est un des arguments de la thèse de Wright à propos de Matisse fauve ; voir WRIGHT, 2004, en particulier le chapitre 2, « ‘Trouble rétinien.’ Fauvism, Madness and the Schizophrenic Eye ». 16. On peut regretter qu’il n’existe pas encore de traduction française de ce texte. 17. Curieusement, Flam fait référence à l’enquête de Morice, assez longuement même, sans citer la publication de Dagen (voir FLAM, 1999, p. 93). 18. Elderfield reprend cet argument dans la lecture également psychanalytique qu’il propose de cette peinture (ELDERFIELD, 1992).

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19. Voir John O’Brian, Ruthless Edonism. The American Reception of Matisse, Chicago/Londres, 1991. 20. Sur le pastiche, voir Rosalind Krauss, The Picasso Papers, New York, 1998, et Yve-Alain Bois, Picasso, Harlequin : 1917-1937, Milan, 2007. 21. La raison de ce simple fait pourrait constituer l’objet d’un article, voire d’un projet plus vaste permettant d’évaluer la place réelle et symbolique de Matisse au sein du fauvisme.

RÉSUMÉS

L’historiographie récente s’est peu intéressée au fauvisme historique et ce sont les catalogues d’expositions qui ont été les plus nombreux sur le sujet ces vingt dernières années. L’appareil documentaire et le corpus d’œuvres ont été de ce fait considérablement enrichis. Pris dans une perspective moderniste, le fauvisme a été considéré dans l’orbe de l’abstraction et inscrit dans un phénomène d’ampleur européenne. Une autre approche a consisté au contraire à réduire le champ d’étude du fauvisme au binôme Matisse-Derain, dont la production a été examinée dans la perspective d’une phénoménologie iconique. Le renouveau des études a également porté sur les techniques, celles de l’estampe ou de la céramique, et posé la question du dessin fauve. Mais ce sont les recherches anglo-saxonnes, liées au cultural studies, qui ont le plus profondément renouvelé l’approche du fauvisme, tant du point historique qu’esthétique, en mettant en avant des problématiques liées à la question du site (le paysage) ou bien à celles de la représentation du corps.

Though recent historiography has paid little attention to fauvism as a historical movement, a number of exhibition catalogues on the subject have been published over the past twenty years. They have considerably enriched both the documentation available and the body of works studied. From a modernist perspective, fauvism is considered to be within the sphere of abstraction and seen to participate in a Europe-wide phenomenon. Another, opposite approach consists of distilling fauvism down to the Matisse-Derain duo, whose work has been examined from the perspective of iconic phenomenology. The recent revival in research has also included an interest in techniques such as stamp- and ceramic-making, and has dealt with the question of fauvist drawing. But the most innovative work on fauvism, both from a historical and an esthetic point of view, has resulted from the Anglo-Saxon cultural studies approach, focusing on themes related to the study of specific sites (landscape) and to the representation of the body.

Die neuere Kunstgeschichtsschreibung hat sich nur wenig für den historischen Fauvismus interessiert; hauptsächlich sind es die Ausstellungskataloge der letzten zwanzig Jahre, die sich diesem Thema am meisten gewidmet haben. Dementsprechend wurden die dokumentarische Erfassung und die Werkkataloge beträchtlich bereichert. Bisher wurde der Fauvismus aus einer modernen Sicht heraus im Wirkungsfeld der Abstraktion betrachtet und als europäisches Phänomen wahrgenommen. Im Gegensatz dazu verfolgte ein anderer Ansatz eher die Beschränkung des Forschungsgebiets auf das Duo Matisse-Derain, dessen Produktion unter dem Blickwinkel einer ikonischen Phänomenologie beleuchtet wurde. Die neueren Untersuchungen haben sich auch mit den Techniken, z.B. der Druckgraphik und der Keramik, beschäftigt, sowie ihr Interesse auf die fauvistische Zeichnung gelenkt. Die von den Cultural Studies geprägten angloamerikanischen Beiträge haben jedoch am stärksten die Sicht auf den Fauvismus erneuert, indem sie sowohl von einem historischen, als auch ästhetischen Standpunkt heraus verschiedene

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Problemstellungen, wie die Frage nach dem Ort (die Landschaft) oder die Darstellung des Körpers, in den Mittelpunkt gerückt haben.

La storiografia recente si è raramente interessata al fauvismo storico e sono stati principalmente i cataloghi delle mostre ad aver trattato quest’argomento negli ultimi vent’anni. Le fonti documentarie e il corpus delle opere si sono considerevolmente arricchiti grazie a queste pubblicazioni. Osservato in una prospettiva modernista, il fauvismo è stato inoltre esaminato nell’ambito dell’astrazione e iscritto in un fenomeno di più vasta entità europea. Altri approcci avevano invece ridotto lo studio dell’arte fauve al binomio Matisse-Derain la cui produzione artistica veniva esaminata nella prospettiva di un fenomenologia iconica. Il rinnovamento degli studi si è in seguito dedicato anche alle tecniche della stampa o della ceramica e ha posto la problematica del disegno fauve. È stata soprattutto la scuola anglosassone dei cultural studies ad aver rinnovato più a fondo lo studio del fauvismo, sia dal punto di vista storico che estetico, privilegiando le problematiche legate alla questione del sito (del paesaggio) o della rappresentazione del corpo.

La historiografía reciente poco se ha interesado en el fauvismo histórico y fueron los catálogos de exposiciones los más numerosos en tratar el tema a lo largo de estos últimos veinte años. Gracias a ellos, la documentación y el corpus de obras se han enriquecido ampliamente. En una perspectiva modernista, el fauvismo se ha considerado dentro de la esfera de la abstracción, inscribiéndose en un fenómeno de amplitud europea. Al contrario, otro planteamiento consistía en reducir el campo de estudio del fauvismo a la pareja Matisse-Derain, cuya producción se examinaba desde la perspectiva de una fenomenología icónica. La renovación de los estudios sobre el fauvismo también se ha centrado en las técnicas, tanto de la estampa como de la cerámica, a la vez que cuestionaba el dibujo fauvista. Pero son los planteamientos anglosajones relacionados con el cultural studies los que más han renovado el enfoque, histórica y estéticamente, poniendo de relieve problemáticas vinculadas con la cuestión del lugar (el paisaje) o de la representación del cuerpo.

INDEX

Index géographique : Europe, France Keywords : fauvism, abstraction, primitivism, cultural studies, formalism, sociocultural approach, expressionism, figuration, drawing Mots-clés : fauvisme, abstraction, primitivisme, cultural studies, formalisme, approche socioculturelle, expressionnisme, figuration, dessin Index chronologique : 1900

AUTEURS

CLAUDINE GRAMMONT

Elle a soutenu en 2000 une thèse intitulée La genèse du fauvisme à l’Université de Paris IV ; elle a enseigné l’histoire de l’art à l’université d’Amiens et collaboré à de nombreux catalogues d’expositions sur Matisse ou son entourage. Dans le cadre d’une bourse post-doctorale de la Mellon Foundation, elle a collaboré avec Yve-Alain Bois et Kate Butler à l’établissement du catalogue raisonné des Matisse de la Barnes Foundation qui va paraître à Yale University Press. Elle prépare actuellement un Dictionnaire Matisse aux Editions Laffont.

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Du caricatural dans l’art du XXe siècle On Twenthieth-Century Caricature Das Karikaturistische in der Kunst des zwanzigsten Jahrhunderts La caricatura nell’arte del XX secolo De lo caricaturesco en el arte del siglo XX

Bertrand Tillier

1 En 1997, dans une communication présentée au colloque « Où va l’histoire de l’art contemporain ? », l’historien culturaliste Christian Delporte interrogeait le statut du dessin de presse du XXe siècle comme « forme d’expression visuelle éminemment représentative de la civilisation industrielle et de la culture de masse » – sous le titre un brin provocateur « Le dessin de presse en France : la fin du purgatoire ? » (DELPORTE, 1997) – et constatait que la curiosité des historiens de l’art pour les formes apparentées à la caricature demeurait plutôt timide et marginale, soulignant que cet état de fait était plus net encore pour les productions contemporaines que pour celles du XIXe siècle. Sans doute, cette situation est-elle due à la fois au fait que l’histoire de l’art a intégré dans ses hiérarchies des objets qui lui étaient jusque-là restés indifférents et que les avant-gardes et les esthétiques du XXe siècle ont emprunté à la caricature ses formes pour les incorporer à leur langage plastique, en consacrant le caricatural comme valeur formelle. Si Ségolène Le Men a bien montré, dans un récent état des lieux historio-bibliographique, les principales orientations de la recherche consacrée à la caricature du XIXe siècle (LE MEN, 2009), il semble que l’étude de cet objet médiatique ne puisse, pour le champ de l’histoire de l’art du XXe siècle, être prise en compte tout à fait sous le même angle. Ainsi, il s’avère nécessaire de l’envisager dans la perspective d’une articulation dialectique entre la caricature et le caricatural (TILLIER, 2007).

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Histoire de l’art et caricature : quels liens ?

2 Les historiens jouèrent un rôle pionnier dans la mise au point d’un champ de recherches consacré aux représentations incluant la caricature. Attentifs à l’image, ils furent en effet parmi les premiers à considérer la caricature comme un document à part entière, susceptible de renseigner sur l’état de l’opinion publique, la teneur des débats politiques, la diffusion des idéologies, les moyens de la propagande, la circulation des idées ou des stéréotypes, la presse et l’information, la liberté d’expression ou la censure. L’histoire des mentalités dénote l’intérêt fondamental qui fut porté à cette imagerie instituée comme matériau, au même titre que d’autres représentations matérielles ou mentales. À cet égard, les travaux de Maurice Agulhon sur la symbolique républicaine (AGULHON, 1979-2001, 1995 ; AGULHON, BECKER, COHEN, 2006), ceux de Michel Vovelle (VOVELLE, 1986), Claude Langlois (LANGLOIS, 1988), Annie Duprat (DUPRAT, [1991] 1992, 2002) ou Antoine de Baecque (DE BAECQUE, 1988, 1993) sur les imaginaires politiques et sociaux de la Révolution française, ou encore ceux consacrés à la figure de Napoléon (CLERC, 1985), constituèrent des apports décisifs quant à la prise en compte de l’image satirique considérée non plus comme une simple illustration réjouissante mais comme une sorte d’archive – défendue par Francis Haskell, sensible à sa « force évocatrice » (HASKELL, [1993] 1995, p. 15), et prônée par Vovelle comme « source d’une exceptionnelle richesse […] qu’aucun texte ne saurait remplacer » (VOVELLE, 1988, p. 8). Ce courant historiographique s’inscrivit aussi dans le sillage des travaux d’érudits du XIXe et du début du XXe siècle, tels que Jules Champfleury (Ridiculosa, 2002 ; VOUILLOUX, 2009), John Grand-Carteret (BETTEGA, 1990 ; Ridiculosa, 1998), Armand Dayot (AGUILAR, 2009) ou Eduard Fuchs (Ridiculosa, 1995), tous férus d’image satirique et dont les publications furent redécouvertes comme sources et réévaluées à partir des années 1970.

3 En outre, ce regard attentif posé sur la caricature ne peut être dissocié des recherches conjointement consacrées, à la suite de Mikhaïl Bakhtine (BAKHTINE [1965] 1970), au rire, à l’humour et à la satire, dans les champs de l’histoire (LE GOFF, 1989 ; DE BAECQUE, 2000), de l’anthropologie (ELLIOT, 1960), de l’histoire littéraire (MÉNAGER, 1995 ; ARNOULD, 1996 ; GROJNOWSKI, 1997), de la sémiologie (GENETTE, 1982 ; Traits d’impertinence…, 1993) et de la médiologie (DEBRAY, 1992). L’histoire des représentations (Sociétés & Représentations, 2000) et celle des sensibilités (ARIÈS, DUBY, 1985-1987 ; CORBIN, COURTINE, VIGARELLO, 2005-2006), puis l’histoire culturelle – plus particulièrement celle de la culture de masse, des mass-médias (JEANNENEY, 1996 ; GERVEREAU, 2000), de la presse (CHARLE, 2004) ou de l’édition (CHARTIER, MARTIN, 1983-1986) – finirent d’inscrire l’étude de la caricature dans l’histoire contemporaine, incitant à en examiner les productions du XXe siècle, au filtre de considérations associant l’interrogation du support de diffusion, de la ligne graphique du dessinateur, des vocations de l’image (informatives, comiques, humoristiques ou pamphlétaires) et des attentes du lecteur.

La caricature : une forme régressive ?

4 C’est dans le courant des années 1980 que l’étude de la caricature du XXe siècle au sens large – des objets aux intentions et aux formes proches, aux pratiques et aux supports variables, sensiblement affranchis des usages du siècle précédent : le dessin de presse,

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le dessin d’actualité ou le dessin d’humour – s’établit progressivement, au croisement de plusieurs disciplines, telles que l’histoire et l’histoire de l’art, la psychanalyse et la sémiologie. À cet égard, quelques grands textes théoriques antérieurs ne peuvent être sous-estimés, tant leur portée fut grande. D’une inspiration freudienne faisant écho au Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient1, les lectures psychanalytiques proposées par Ernst Kris d’une part (KRIS, [1940] 1978) et les réflexions d’Ernst Gombrich sur les mécanismes symboliques et les procédures graphiques de la caricature d’autre part (GOMBRICH, [1960] 1996, [1963] 1986) furent de puissants catalyseurs. Ces deux intellectuels viennois, anciens élèves de Julius von Schlosser, qui les avait sensibilisés à des formes marginales de la culture dominante et à des objets usuellement délaissés par l’histoire de l’art, appréhendèrent la caricature comme support de pulsions hostiles. Leur approche était surtout une réflexion sur la caricature comme schématisation – une forme régressive à forte valeur magique issue des poupées de cire maltraitées dans les rituels primitifs. Les deux historiens de l’art envisageaient que la caricature en tant qu’image puisse être instituée en substitut de la réalité et permette de libérer une agressivité impossible à assumer par d’autres voies de la vie sociale. Kris et Gombrich consacrèrent donc l’image satirique comme un relais de la magie noire, pour en expliquer la violence symbolique. Gombrich le souligna plus tard : cette approche de la caricature comme avatar moderne de la dégradation magique primitive était le fruit « d’une interprétation évolutionniste de l’histoire humaine, conçue comme un lent parcours depuis l’irrationalité primitive jusqu’au triomphe de la raison » (GOMBRICH, ERIBON, [1991] 1998, p. 45) – une interprétation que l’histoire du XXe siècle fit voler en éclats. Ces propositions furent néanmoins très stimulantes pour la recherche qui se développa principalement aux États-Unis (SHIKES, HELLER, 1984), en Allemagne (LANGEMEYER et al., 1984 ; Karikatur und Satire…, 1992) et en France (RAGON, [1960] 1992, 1972). Enfin, l’étude de la caricature du XXe siècle bénéficia de l’apport de quelques ouvrages, dont l’ambition avait été d’établir la généalogie d’un objet longtemps considéré comme anecdotique ou mineur, en contribuant ainsi à l’historiciser fortement et à l’inscrire dans le champ esthétique au moins depuis la Renaissance. Werner Hofmann (HOFMANN, [1956] 1958), Bernd Bornemann (BORNEMANN et al., 1974) et Michel Melot (Le dessin d’humour…, 1971 ; MELOT, 1975) souscrivirent ainsi à l’esprit de la thèse défendue à partir des années 1930 par Rudolf Wittkower, qui instituait l’invention de la caricature dans l’entourage bolonais des frères Carrache à la fin du XVIe siècle, liant ainsi la caricature à la transgression du classicisme et ses normes esthétiques. À cette perspective historiographique se rattache, parmi les études récentes, l’ouvrage À la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000 (À la charge !…, 2005), publié à l’occasion de l’exposition éponyme, qui repose sur l’interrogation de statuts, de notions et de pratiques (le métier de caricaturiste, l’engagement, les dégradations symboliques, les altérations formelles, les procédés graphiques et textuels, les registres parodiques…) dans une temporalité longue permettant la confrontation de caricatures des XIXe et XXe siècles. De même, la somme publiée par Laurent Baridon et Martial Guédron (BARIDON, GUÉDRON, 2006) s’inscrit-elle dans cette continuité historiographique, proposant une histoire de l’objet dans sa matérialité, ses genres et ses procédés, mais aussi dans ses limites et ses dépassements, ses persistances, ses résistances et ses évolutions, en regard des sensibilités – notamment celles du XXe siècle –, entre avant-gardes esthétiques et conflictualités politiques.

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Intentions satiriques et intensités graphiques

5 Que les historiens aient été parmi les premiers à s’emparer de l’étude des productions graphiques satiriques du XXe siècle a indéniablement conditionné les travaux des deux dernières décennies. En effet, c’est principalement autour de périodes chronologiques déterminées par l’histoire politique que s’est d’abord développée la recherche : la Troisième République (LETHÈVE, [1961] 1986), l’Occupation (DELPORTE, [1991] 1993) ou la Cinquième République (De De Gaulle à Mitterrand…, 1989). Cette approche historienne a eu pour principale conséquence de conforter le caricaturiste qui, tout au long du XXe siècle, a œuvré pour s’émanciper de la condition d’artiste de ses aînés au profit de celle du journaliste ou de l’éditorialiste (DELPORTE, 1992), dans son statut de chroniqueur aiguisé et piquant des événements politiques ou sociaux. Les anthologies dessinées – annuelles ou thématiques – publiées depuis les années 1970 par Faizant, Tim, Cabu, Willem ou Plantu ont aussi contribué à asseoir davantage l’autorité de cette singulière figure de commentateur, dont on peut percevoir l’acculturation dans les titres mêmes des rubriques des dessinateurs (« Le regard de Plantu » à la une du quotidien Le Monde, « L’œil de Willem » dans Libération…) – et jusque dans la chronique du Monde magazine, intitulée « Dans les cartons de Plantu » où, à la lumière de l’actualité hebdomadaire, le caricaturiste revient sur ses propres dessins publiés depuis plus de trente ans, extraits de ses archives, en les montant sous la forme d’un palimpseste annoté et commenté. De même, les expositions monographiques organisées par des institutions patrimoniales, bibliothèques ou musées, parfois à partir de leurs propres fonds, ont-elles contribué à légitimer le statut du dessinateur comme journaliste et critique : Jean Effel au Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis (De la Troisième République…, 1981), Moisan au Musée- galerie de la SEITA (Moisan…, 1993) et au Musée de l’histoire de France (« Que dit le volatile » ?…, 2007), Cabrol et Sennep au Musée d’histoire contemporaine-BDIC (3 républiques…, 1996), Tim au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (Tim…, 2003), Plantu au Musée Carnavalet (Plantu…, 2003), Willem au Centre Georges-Pompidou (2006)2, Dubout à la Bibliothèque nationale de France (Albert Dubout…, 2006), Chaval au Musée des beaux-arts de Bordeaux (Chaval…, 2008). Dans leur ensemble, ces monographies ont vocation à documenter la carrière et les collaborations des dessinateurs, ainsi que leur production, tout en interrogeant la spécificité de leur trait et la poétique de leur univers à travers l’étude des fonds de dessins originaux ou publiés, sans négliger l’examen critique de l’inscription de leur activité dans l’histoire – Effel et le communisme stalinien, Moisan et la critique du gaullisme, Tim et le judaïsme entre Shoah et conflit israélo-palestinien. On rappellera que l’exposition Chaval donna lieu à une polémique. Michel Bergès et Pascal Ory, tous deux historiens universitaires – l’un spécialiste de la Collaboration à Bordeaux, l’autre de la presse illustrée fasciste (ORY, [1979] 2002) –, s’indignèrent que le commissaire de l’exposition et directeur du Musée des beaux-arts, Olivier Le Bihan, n’ait pas cru nécessaire de présenter les dessins ouvertement xénophobes et antisémites de Chaval publiés à la une du journal collaborationniste Le Progrès. Bergès dénonça « une exposition lacunaire et mensongère vu les enjeux historiques et symboliques en question »3. Les concepteurs de l’exposition rétorquèrent que cette dizaine d’images de jeunesse de Chaval était marginale et motivée par des contraintes alimentaires (Thierry Saumier4), et que l’ambition scientifique des organisateurs consistait à n’exposer que des originaux – disparus pour les dessins incriminés, qui ne sont plus connus que sous leur forme publiée (Olivier Le Bihan5). Ory vit dans cette polémique un point de cristallisation du « dialogue parfois

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un peu difficile entre historiens et historiens de l’art »6, les premiers privilégiant l’interrogation entière d’une personnalité, les seconds travaillant sur des objets choisis selon des critères matériels (le dessin original) ou des notions poétiques (l’humour, l’absurde), au risque de se tenir plus éloignés des exigences historiennes. Cette polémique montra aussi à quel point le caricaturiste du XXe siècle et sa production sont désormais considérés comme des voix empreintes d’une charge historique.

6 Cette valeur documentaire de la caricature et du dessin de presse sous-tend aussi les monographies de dessinateurs (FORCADELL, 1989 ; ROBICHON, 1997 ; PÉZERAT, 2002 ; VAILLANT, 2007), les livres d’entretien (TIM, GLAYMAN, 1974 ; TIBERI, 1990 ; CABU, TOURNE, 2008) et les autobiographies (SINÉ, 1999-2002 ; CAVANNA, 2008), comme les histoires de journaux, parfois complétées par des anthologies – en particulier pour la presse satirique, qu’il s’agisse du Canard enchaîné (MARTIN, [2000] 2001 ; LAMALLE, 2008), d’Hara Kiri ( CAVANNA et al., 2008) ou de Charlie Hebdo ( CAVANNA, VAL, 2004 ; MAZURIER, [2007] 2009) –, qui ont encore accentué la consécration du dessinateur comme observateur et critique, analyste et acteur à part entière de l’histoire contemporaine (DUPRAT, 1999). Cette conception de la caricature comme objet de l’histoire du temps présent a trouvé l’un de ses moments les plus vifs dans l’affaire médiatique, à dimension internationale, dite « des caricatures de Mahomet » qui, depuis 2005, connaît des rebonds ponctuels et des développements réguliers. Cette affaire a certes entraîné la parution de plusieurs témoignages (SIFAOUI, 2006 ; VAL, 2008), mais elle a surtout fait l’objet d’analyses dans des ouvrages de théologie (BŒSPFLUG, 2006), d’ethnologie (FAVRET-SAADA, 2007), d’histoire (Ridiculosa, 2008) ou de science politique (BOULÈGUE, 2010, p. 149-200), montrant ainsi que le pouvoir politique, social et moral de la caricature comme critique, provocation et blasphème n’était pas l’apanage des cultures archaïques, et qu’il restait effectif dans les sociétés contemporaines.

7 Toutefois, depuis une dizaine d’années, l’historiographie de l’image satirique contemporaine n’est plus le domaine de prédilection des seuls historiens ou politistes (PÉZERAT, 2002). Elle s’est aussi dégagée de l’emprise des sciences de la communication qui lui vouaient une attention manifeste, au même titre qu’à l’affiche, la photographie ou la bande dessinée, comme objet de médiation ou de propagande (GOURÉVITCH, 1998). En effet, dans le sillage des travaux de Kris, de Gombrich et d’Hofmann, l’examen de la caricature au XXe siècle – ses grandes temporalités sont les décennies 1920 et 1930, qui voient s’étioler les formes héritées du siècle précédent, et les productions satiriques des années 1960 et 1970, dont l’esprit s’est peu ou prou maintenu jusqu’à aujourd’hui – s’est progressivement déplacé, en s’éloignant des sujets pour se porter sur la dimension symbolique et plastique de ce mode d’expression graphique. Dans les années 1960, après la mort de Kris en 1957, Gombrich est revenu à l’étude de la caricature à travers deux essais, dans lesquels il tente d’inscrire l’invention et le développement de ses mécanismes dans la question plus générale de la représentation et, du même coup, dans l’histoire de l’art où elle pouvait tenir un rôle d’expérimentation visuelle et plastique (GOMBRICH, [1960] 1996, [1963], 1986). Gombrich a souligné que le processus de simplification actif dans la caricature s’établissait « à rebours » de l’histoire de l’art conçue comme une progression, voire un progrès, et que, par son écriture elliptique annihilant toute nuance et instituant une culture de l’erreur, elle produisait une contre-valeur provoquant une stylisation et une expressivité intrinsèques. En ce sens, les travaux sur le dessin d’humour (Traits d’impertinence…, 1993) – dont l’ambition est de présenter la réalité avec détachement, de manière à en dégager des aspects comiques,

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insolites, voire absurdes – ont inauguré une série de recherches autour de dessinateurs dans l’œuvre desquels se télescopent souvent l’arsenal de la caricature et la poétique graphique de l’image pour rire : Maurice Henry (FEUERHAHN, HENRY, 1997), Dubout (Albert Dubout…, 2006), Chaval (Chaval…, 2008), Topor (Topor…, 2004), Tomi Ungerer (WILLER- SCHMIDT, 2008) et Saul Steinberg (Saul Steinberg…, 2009). Ces travaux interrogent moins la dimension politique ou sociale des compositions – quoique celle-ci existe pour partie chez quelques-uns de ces dessinateurs –, que leur langage plastique, aux confins de la caricature et du dessin d’humour, de l’illustration et du graphisme, dans un jeu perpétuel de glissements et de décalages entre l’objet codifié, ses formes et ses fonctions nouvelles.

Histoire de l’art et caricature : une « déterritorialisation »

8 En écho aux artistes qui s’étaient mis en quête de formes porteuses d’une expressivité nouvelle, les historiens de l’art ont entrepris d’étudier ce qu’Hofmann avait posé dès 1958 comme les « rapports […] établis entre la caricature et l’histoire de l’art » (HOFMANN, [1956] 1958, p. 7), et ce dans le prolongement des réévaluations opérées pour le XIXe siècle (autour de David, Daumier, Gill ou Forain), à la suite de l’article fondateur de Meyer Schapiro, qui avait su lire les caricatures des tableaux scandaleux de Courbet comme des objets révélateurs de parentés possibles entre la peinture et l’imagerie populaire (SCHAPIRO, [1940] 1982).

9 C’est donc une lente « déterritorialisation » de la caricature qui s’opère dès le XIXe siècle, se prolonge par à-coups successifs et s’accentue au cours du siècle suivant – une déterritorialisation, au sens où Gilles Deleuze et Félix Guattari ont forgé cette notion, impliquant une « disjonction entre contenu et expression », une distinction entre l’énoncé et l’énonciation (DELEUZE, GUATTARI, 1975, p. 36). Il s’ensuit « une désorganisation active de l’expression », où les formes peuvent devenir de « purs contenus » et favoriser un nouvel « agencement » (DELEUZE, GUATTARI, 1975, p. 51 et 145) : le caricatural et ses valeurs formelles migrent ainsi vers le pictural, ce phénomène qui devrait intéresser l’histoire de l’art (GERVEREAU, 2000, p. 49-57).

10 Les Fauves ont compris l’expressivité du trait caricatural, apte à saper les formes par ses moyens abréviatifs et par les voies complémentaires de la couleur. Rémi Labrusse a montré comment, dans leur quête de « lignes essentielles »7, ces artistes avaient annexé le dessin caricatural hérité de Daumier et de Toulouse-Lautrec, pour s’ériger contre la conception du dessin, académique et scientifique, géométrique et technique, théorisée par Charles Blanc dans sa Grammaire des arts du dessin…8 et devenue une norme stricte (LABRUSSE, 2002). On peut ainsi considérer la valeur caricaturale du dessin fauve comme une critique plastique des « arts du dessin », mettant en œuvre des caricatures de contours, de cernes, de traits ou de modelés, destinées à disloquer formes et sujets ainsi émancipés de la représentation mimétique, comme y fut sensible Mécislas Golberg dans La Morale des lignes, un livre pionnier consacré aux dessins d’André Rouveyre (GOLBERG, 1908). Les déplacements et les désordres issus des moyens formels de la caricature sont désormais pensés comme une source d’invention et une poétique possible de l’art. C’est ce que, avant le cubisme et bien au-delà, Picasso avait compris en opérant une dichotomie définitive entre le comique et le caricatural, pour liquider les fonctions de la caricature – qu’il connaissait pour l’avoir abondamment pratiquée, entre 1894 et 1905, dans des journaux parisiens et barcelonais (Picasso et la presse…, 2000) et dans

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ses carnets de croquis (MELOT, 1991) – au profit exclusif d’une écriture formelle libérée de toute hiérarchisation. Il y voyait un « argot »9 qui le fascina dans des œuvres aux ambitions et aux statuts très divers, jusque dans sa pratique de l’autoportrait et du portrait d’hommage (Guillaume Apollinaire, Max Jacob, André Salmon…) ou de commande (Helena Rubinstein… ; voir Picasso et le portrait, 1996).

11 Cette déterritorialisation de la caricature au XXe siècle ne saurait être dissociée des formes contemporaines de l’art comme noces du désordre et de l’étrange, inlassablement célébrées par les avant-gardes dans leur farouche volonté de révolutionner l’art en renouvelant ses « pouvoirs expressifs »10 et de produire des œuvres libérées du réalisme étriqué de la représentation – un art anti-académique, anti-naturaliste et anti-bourgeois –, réfutant ce que Kandinsky appelait les « canons de beauté extérieure »11. Paul Klee, qui cherchait à « pénétrer dans l’intérieur » de son sujet, a ainsi voulu domestiquer le caricatural pour parvenir à ses fins : « Je sers la beauté en dessinant ses ennemis (caricature, satire) », consignait-il dans son journal12, selon une contradiction qui ponctue sa correspondance d’Italie (1901-1902) : « Et j’ai encore appris une chose : l’idéal, dans les arts plastiques, est complètement inactuel […]. En revanche, j’ai fait un pas de plus vers la satire. De plus en plus, celle-ci agit de manière corrosive sur mon organisme ; mais je ne peux en épargner les effets à personne. Et, en définitive, il se pourrait qu’il en sorte quelque chose d’intéressant »13.

12 Dans son œuvre, Klee semble avoir progressivement instauré le caricatural– ce qu’il désigne comme une « coloration satirique »14 – en tant que processus de création lui permettant de reformuler d’anciens projets, promis par ce biais à une réinvention plastique. Mais quel sens et quelle valeur peut-on donner à la coloration ou à la corrosion dont parle Klee ? Quelle place et quelles fonctions le caricatural occupe-t-il dans la succession des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle, enchaînant le cubisme et l’abstraction, le Bauhaus et les expressionnismes, le dadaïsme et le surréalisme ? Ces questions structurent plusieurs champs d’investigation que l’histoire de l’art devrait interroger.

Les avant-gardes et le caricatural

13 Les avant-gardes du premier XXe siècle ont découvert et exploré de nouvelles sources de simplification et de déformation, d’étrangeté et d’expressivité : dans l’imagerie populaire (SPIES, [1975] 1984), dans les arts primitifs d’Afrique, d’Amérique ou d’Océanie (Le primitivisme…, [1984] 1987), dans les dessins d’enfants (PERNOUD, 2003) ou les dessins d’aliénés (RÉJÀ, 1907 ; PRINZHORN [1922] 1984), et jusque dans les images nées du hasard ou de l’automatisme et surgies de l’inconscient, à l’instar du « cadavre exquis » surréaliste (VASSEUR, 1994, 1996). Ces sources ont été reconnues et revendiquées pour leur inventivité naïve et leur grande liberté formelle (FABRE, 2009), susceptibles de favoriser l’émergence de l’inconnu et de l’insolite, en écho au rejet des formes d’art et de culture dont les codifications sont jugées coercitives. Dans cette perspective, alors que le dessin de presse s’apparente à une forme de journalisme, quelle valeur les artistes assignent-ils à la caricature ? Les opérations de déstructuration et de discontinuité attachées aux expérimentations formelles radicales des avant-gardes – l’expressionnisme, le cubisme, le futurisme – coïncident avec les altérations de la déformation, de la condensation et des simplifications inhérentes au caricatural et à

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son expressivité. Que subsiste-t-il ainsi de la pratique caricaturale de Picasso (Picasso et la presse…, 2000) ou de Juan Gris (BACHOLLET, 2003) dans leurs œuvres cubistes ? Le jeu des déformations actif dans la caricature a-t-il nourri – et selon quelles modalités – la dé-formation par laquelle les avant-gardes ont cherché à libérer l’art de la représentation en chargeant celle-ci et en l’intensifiant ? À Félix Fénéon qui, devant les Demoiselles d’Avignon (1907, New York, MoMA), lui aurait conseillé de se consacrer à la caricature, Picasso aurait répondu que « ce n’était pas stupide, puisque tous les bons portraits sont, en quelque sorte, des caricatures »15. Le caricatural et le caricaturable paraissent à nouveau se confondre, car il n’est guère de différence, au fond, entre les formes d’une œuvre cubiste et leur transposition caricaturale dans l’image satirique ; il en va de même pour les peintures et les gravures du fauvisme français (Rouault…, 1992 ; Georges Rouault…, 2006) ou de l’expressionnisme allemand (Figures du moderne…, 1992). Si les ouvrages précédemment cités ont pu, à certains égards, ouvrir des voies, l’histoire de cette confusion reste encore à écrire. Ainsi, dans les carnets de dessins de Derain ou de Matisse, les caricatures ne sont-elles pas isolées ou marginales. Elles constituent, au contraire, des séries inscrites au cœur des multiples recherches de ces artistes qui avaient compris l’ambivalence du langage caricatural leur permettant de caractériser un objet, tout en dématérialisant sa forme pour mieux mettre à distance la représentation. En témoigne aussi Georges Rouault qui, s’il ne fut pas stricto sensu un Fauve, exposa au Salon d’automne de 1905 des tableaux violents qui furent assimilés à cette esthétique. Si, dans la première période, l’artiste est marqué par la peinture de Gustave Moreau et de Cézanne, sa fascination pour Daumier, Toulouse-Lautrec et Jean- Louis Forain est tout aussi manifeste. Rouault trouva en effet chez ces derniers l’expressivité du trait caricatural qu’il synthétisa et amplifia en un cerne épais, délimitant les formes en même temps qu’il aggrave la difformité des êtres représentés et violemment chargés (PERNOUD, 2006). La critiques du début du XXe siècle fut vraisemblablement moins déconcertée par la violence et la noirceur de l’œuvre de Rouault que par la dimension caricaturale de sa peinture peuplée de « têtes sinistres ou lamentables », de « fantoches redoutables » et de « pauvres hères déformés par la misère », tous « tristes infirmes » ou « effrayants éclopés », pour reprendre ici les termes de Jacques Maritain, dans sa préface au catalogue de l’exposition Rouault organisée à la galerie Druet en 191016 : « est-ce un jeu de massacre préparé ici pour que le public rie et s’amuse ? », interrogeait-il, en opposant l’œuvre grave de Rouault à « la caricature basse et la dérision », et préférant l’assimiler à des formes primitives voisines – le carnaval, le charivari, les pantins, les attractions foraines… Mais la critique fut surtout sensible à la représentation même, que le peintre disloquait et faisait grimacer par ce que Michel Puy appela « un heurt particulier de couleurs et de lignes » 17, sans viser ni à la morale, ni à la satire. Par le caricatural, Rouault corroda donc les formes en jeu dans sa peinture et le sujet parut n’être plus qu’un prétexte ou un support à cette recherche affranchie des codifications de la caricature.

Violence et expressivité

14 La capacité du caricatural à charger de violence la représentation et ses formes mériterait d’être examinée, en particulier sous l’angle de son appréciation culturelle, dans le cadre d’une étude de la réception critique française de l’expressionnisme – différencié du fauvisme, auquel il est opposé selon des critères d’intentions à caractère national – et du cubisme, considérés comme des émanations de la sensibilité

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germanique. Déjà, avant 1914, mais surtout après la Grande Guerre, au moment du « retour à l’ordre » (SILVER, [1989] 1991), ces esthétiques furent déclarées porteuses d’une barbarie, que la souscription au classicisme latin entendait contrecarrer. Les valeurs formelles du caricatural, objet d’une translation critique, furent investies d’un discours nationaliste et raciste disqualifiant l’art allemand en caricature de l’art français. Cette conception structure également la réception critique des artistes étrangers de l’École de Paris, auxquels on reprocha de dénaturer et de dégrader la peinture française par l’importation de manières et de formes caricaturales d’origine cosmopolite (MICHAUD, 2000).

15 D’autres approches consisteraient à interroger la survivance du caricatural comme vocable strictement formel, dans la souscription des dadaïstes ou des véristes de la Nouvelle Objectivité à une posture idéologique (Expressionismus…, 1988), alors que nombre d’entre eux renouaient avec l’image satirique et critique, à des fins de propagande politique. En l’espèce, l’écriture agressive et heurtée de la caricature a servi l’esprit de satire et l’ironie aiguë des artistes, en étayant leur engagement dans la lutte politique et sociale contre l’Allemagne wilhelminienne ou weimarienne. La virulence de ces images a souvent été amalgamée avec la capacité générale de la caricature à être enrôlée par les propagandes du XXe siècle, des plus terribles jusqu’aux plus abjectes, pour participer aux violences de l’histoire – au point de ne plus pouvoir la prendre en compte pour ses seules qualités formelles et au risque d’occulter celles-ci par l’appréhension exclusive d’une iconographie de combat. Quel statut la caricature et le caricatural conservent-ils dans le programme du dadaïsme ? « Il y a un grand travail destructif, négatif, à accomplir. Balayer, nettoyer », affirmait Tristan Tzara dans le Manifeste 191818. « Faites du raffut ! Explosez ! Éclatez ! », exhortait George Grosz. Ces mots d’ordre violents ont nourri la révolte et les revendications dadaïstes (Dada, 2005), autant que leur aversion profonde pour l’art, la littérature, le goût, la connaissance et la politique, tels que la bourgeoisie était accusée de les avoir dévoyés et détournés, et auxquels Dada opposait la poésie d’une réalité abrupte du quotidien, de la rue, de la publicité, des journaux.

16 Dans ses mémoires comme dans son œuvre, Grosz témoigne d’une solide culture satirique (George Grosz…, 1994) : il cite à plusieurs reprises des dessinateurs (Rodolphe Töpffer, Wilhelm Busch ou Heinrich Zille) et des revues (Fliegende Blätter, Jugend ou Simplicissimus) ; il est très lié au collectionneur et historiographe de la caricature Eduard Fuchs (Ridiculosa, 1995) que Walter Benjamin a salué dans un de ses articles19 et auquel il consacre lui-même plusieurs pages de son autobiographie (GROSZ, [1946], 1990, p. 260-262). Mais comment la caricature et le caricatural résistent-ils à la puissance contestataire et nihiliste de Dada (LISTA, 2005), qui prétend tout emporter et a pour ambition de saper jusqu’à l’art même, pour faire « vaciller nos représentations dans le domaine sensible », comme le proposait Raoul Hausmann en 1928 (Raoul Hausmann…, 1986, p. 27). Ainsi que l’a montré Catherine Wermester (WERMESTER, 2008), Grosz réfute sans cesse ses propres tentatives de devenir « caricaturiste », « dessinateur satirique » ou « illustrateur satirique »20 (GROSZ, [1946] 1990, p. 63, 65 et 120). À plusieurs reprises, il dénonce la caricature comme « art mineur, qui a eu son heure de gloire en des temps de décadence », dont il rejette « la dérision et la plaisanterie facile » qui l’écœurent (GROSZ, [1946] 1990, p. 316). Grosz est convaincu que « l’ère de la caricature comme instrument de la lutte pour le ’progrès’ est révolue » (GROSZ, [1946] 1990, p. 244). Et quand il cherche des formes sèches, nerveuses et expressives, susceptibles de renouveler son art

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empreint d’« un style à la dureté de couteau »21, il ne les trouve pas dans la caricature qui s’est généralisée et acculturée, mais il les déniche dans les graffitis des pissotières publiques qu’il s’applique à copier, car ils lui apparaissent comme « l’expression et la traduction la plus ramassée de sentiments forts » (GROSZ, [1946] 1990, p. 244). À l’imagerie désuète que serait devenu pour lui l’objet « caricature », inapte à « insuffler l’esprit de révolte », Grosz préfère l’agressivité efficace du photomontage fait d’exagérations et d’altérations, d’associations et d’hybridations qui parviendraient à choquer et saisir le spectateur, pour accomplir « un grand travail éducateur » (Paris- Berlin…, [1978] 1992, p. 244). Ce que révèle son goût pour les photomontages (en particulier ceux de John Heartfield, avec lequel Grosz a parfois collaboré ; voir John Heartfield…, 2006), c’est la persistance du mordant attaché au caricatural – affûté par une technique de constitution des images où le photomonteur tranche, découpe, ampute, déplace et morcelle le monde, accomplissant un assemblage « à contresens »22 –, transplanté dans un autre médium que la caricature, selon une translation dont il faudrait prendre la pleine mesure.

Dadaïsme et surréalisme

17 Le caricatural a contribué aussi à aiguiser l’entreprise satirique des dadaïstes, visant à liquider les valeurs normatives de la société bourgeoise – le militarisme, le capitalisme, l’avarice, l’avidité, l’abrutissement, l’hypocrisie, l’« Homme nouveau » (Les années 1930 …, 2008) –, auxquelles fut substituée une esthétique de la laideur et de l’infirmité, qualifiée par Grosz de « merveilleux cabinet des anomalies » (GROSZ, [1946] 1990, p. 126). Dans une société aux prétentions civilisatrices, l’invalide de guerre et ses déclinaisons – l’amputé, l’estropié, l’homme prothétique (WERMESTER, 1997, 1999) –, difformes et inclassables, hybrides et énigmatiques, ne sont-ils pas pétris d’une dimension caricaturale qui leur fournit paradoxalement une ossature, jusqu’à les figer dans une condition de bouffon ? Hugo Ball voit l’infirme, produit de la barbarie guerrière et de la société pervertie, comme « une créature comparable à une grenouille ou une cigogne, aux membres disproportionnés, une protubérance au milieu du visage que l’on appelle un nez, des extrémités qui se détachent de sa tête et que l’on avait l’habitude de qualifier d’oreilles », selon une incertitude qui traverse la caricature et fonde le caricatural (Paris-Berlin…, [1978] 1992, p. 81). Car, au-delà de leur démarche critique et satirique, les dadaïstes consacrent le caricatural comme un registre plastique indécis et transitoire, un entre-deux qui n’est pas une finalité, comme l’explique Hausmann en 192123. Le caricatural appartient donc à l’éventail des moyens esthétiques et politiques que suscite Dada pour tout mettre en mouvement, tout transmuer en énergie et soumettre à un choc visuel le spectateur, qui en tirera une perception relative de la civilisation. L’étude de cette situation et de cette fonction du caricatural mériterait d’être entreprise, pour en évaluer les effets sur les formes et les rapports avec les desseins du dadaïsme.

18 Les surréalistes prolongèrent partiellement les recherches de Dada, avec le désir d’« approfondir » le monde, selon l’expression de Maurice Nadeau (NADEAU, [1945] 1964, p. 9), à travers leur quête insatiable d’images mentales et littéraires, matérielles et artistiques, dont Aragon a posé la redoutable puissance : « Le vice appelé surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations

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imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers »24.

19 Les images surréalistes matérialisent la fracture de l’unité supposée du monde visible et objectif, pour perturber la « médiocrité de notre univers » et révéler un « monde à l’envers », selon les termes mêmes d’André Breton25 – résurrection du vieux mundus inversus salué par Charles Baudelaire, d’où surgissent de nouvelles significations, des émotions inédites et des transgressions infinies. L’œuvre d’art surréaliste doit donc être un lieu de surprise et de commotion, d’énigme et d’étrangeté, où le caricatural peut intervenir et agir à différents niveaux, sollicité par sa force d’accentuation et de perturbation. Plusieurs questions se posent. D’abord, le caricatural n’aurait-il pas contribué à l’entreprise du surréalisme de saper tous les protocoles (artistiques, poétiques, sociaux, politiques), à force de provocations, de blasphèmes, d’insultes et de polémiques ? Le caricatural peut, en effet, emprunter ou mener à ces pratiques agressives et incisives, souvent chargées d’une violence libératoire. Ensuite, le caricatural n’aurait-il pas été l’un des avatars de la fascination des surréalistes pour ce que Georges Bataille a désigné comme le « bas matérialisme »26 – la réfutation de toute forme d’idéalisation et une culture de l’abjection jusqu’à l’écœurement –, présent dans les œuvres de Salvador Dalí, de Max Ernst ou de Victor Brauner ? Enfin, le caricatural n’aurait-il pas procédé par déplacements et brouillages aidant à convertir les valeurs culturelles de l’aléatoire et de l’étrange, pour « abolir les frontières entre imagination et réalité » (La révolution surréaliste, 2002, p. 32) et pour les instituer en entités visuelles ou en émotions esthétiques dédiées à l’irrationnel et l’inexpliqué ? L’histoire de l’art gagnerait également à articuler le caricatural avec la tendance convulsive du surréalisme, c’est-à-dire avec sa poétique du difforme anamorphique, de la structure disruptive, de l’automatisme, de l’emportement, de la cruauté et de l’humour noir. Ces interrogations prennent tout leur sens en regard de la caricature qu’ont pratiquée ponctuellement Brauner, dans son cycle d’œuvres consacrées à l’étrange Monsieur K (1934, coll. part. ; voir SEMIN, 1990) ; Picasso et André Masson, pour l’un dans ses deux aquatintes Songe et mensonge de Franco (1937, Paris, Musée Picasso), pour l’autre dans son portrait charge du Caudillo (1938, coll. part. ; voir LA BEAUMELLE, 1996) ; et bien plus assidûment Maurice Henry, dans ses dessins de satire politique et sociale des décennies 1930 à 1950, réalisés dans le registre comique de la naïveté feinte (FEUERHAHN, HENRY, 1997 ; Maurice Henry…, 1998). Ces questions sont d’autant plus cruciales que le surréalisme pictural, soumis à sa conception littéraire inaugurale, était considéré comme un langage pulsionnel et un mode de contestation des canons de la représentation. Comment le caricatural et ses codifications purent-ils alors s’inscrire dans le champ des expérimentations surréalistes pour qui les conditions d’exécution de toute œuvre plastique – les recettes d’atelier, la formation de l’artiste et sa culture artistique – étaient incompatibles avec les exigences d’immédiateté et de spontanéité de l’automatisme ?

Art brut et postmodernisme

20 L’intérêt des surréalistes pour la caricature et ses formes peut aussi être apparenté à leur curiosité pour les images dites « mineures », issues de l’illustration technique, scientifique ou populaire du XIXe siècle, qui ont fait l’objet de publications récentes (SPIES, [1975] 1984 ; Max Ernst…, 2009). Mais cette approche vaut également pour l’œuvre de Jean Dubuffet, dont la souscription au registre du caricatural releva moins de la

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pitrerie revendiquée ou du crétinisme assumé en provocation, que de la régression volontaire et calculée : en complément des dessins d’enfants ou d’aliénés, Dubuffet appréhenda la caricature comme un mode de refus du dessin classique doublé d’une stratégie de rejet de la culture coercitive. Le caricatural lui permit de prolonger son expérience du désapprentissage du dessin conventionnel, tout en dépassant « l’art des enfants » qu’il jugeait « un peu court et un peu pauvre » (cité dans DANCHIN, 1988, p. 146). La caricature répondit à sa recherche d’un dessin pseudo-enfantin et faussement naïf, dont on trouve notamment la trace dans sa série des « Hautes Pâtes » (1947), ces portraits d’écrivains – « Plus beaux qu’ils veulent », « Beaux malgré eux », selon leurs titres, dont Marianne Jakobi a fait l’analyse (JAKOBI, 2006, p. 65-86) – accentués jusqu’à la surcharge, aux formes violentées et à la picturalité heurtée. Par la violence attachée au caricatural, Dubuffet déclara et consolida son statut d’ennemi de la culture, tel qu’il l’avait proclamé dans ses écrits polémiques (DUBUFFET, [1967] 1986-1995), dont le lexique et les métaphores restent encore à étudier, et dans lesquels le pamphlet, la satire et la charge sont des procédés récurrents. Dubuffet fit des formes de la caricature un lieu de contestation et un outil critique dissociés du sujet de ses œuvres, que l’on peut apparenter à ce que Jean-François Lyotard a défini comme « la condition postmoderne », caractérisée par la « décomposition des grands récits » fondateurs de l’histoire, entraînant avec elle la mort des utopies et des avant-gardes (LYOTARD, 1979, p. 31). Désormais, tout récit n’était plus qu’une fable ayant perdu sa crédibilité et le scepticisme postmoderne dévoila l’impuissance fondamentale du savoir en instituant une connaissance négative de la science, de l’histoire, de l’art (LYOTARD, 1979, p. 63). Il s’ensuivit que l’ensemble des repères (scientifiques, techniques, historiques ou stylistiques) étaient appelés à disparaître ; s’y substituait la grande confusion du relativisme caractérisant, entre autres, les œuvres du Pop Art et la peinture d’Erró, qui peut être apparentée à un immense charivari ou à un chahut infini où règnent les masques et les grimaces (Erró, 1999). Laurence Bertrand-Dorléac a souligné le mélange de violence et de comique qui fonde la démarche de l’artiste attaché à renvoyer au monde ce qu’il a suscité (BERTRAND-DORLÉAC, 2004). La caricature est l’un des outils du peintre – avec la photographie, la bande dessinée, le cinéma et les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art – qui sert son dessein de témoin : il malmène les icônes, destitue les idoles et pourfend les « grands hommes ». Mais, au-delà de cet usage attendu, le caricatural affecte tous les éléments convoqués à profusion dans ses compositions monumentales et saturées, augmentant encore les brouillages qu’il cherche à produire et à partir desquels s’établit aussi la polysémie de ses œuvres.

21 Si le caricatural permet à l’artiste de caractériser et de condenser, de raconter et de dénoncer, il semble que, dans le même temps, ce recours aux formes et à l’écriture de la caricature confère à ses œuvres une unité, en altérant les objets, leurs statuts et leurs taxinomies, en provoquant leur conflagration. La puissance du caricatural procède donc d’une dynamique active dans ses compositions, dont il faudrait évaluer les implications et la réception.

22 Une autre voie d’analyse serait à ouvrir autour du caricatural en tant que vecteur du postmodernisme considéré comme une culture du reflux ou de la régression, à rebours des valeurs du progrès attachées au modernisme. Le caricatural n’implique-t-il pas une propension revendiquée à l’oubli de la « vie des formes », selon l’expression d’Ottinger (OTTINGER, 1994, p. 42), mais qu’on pourrait tempérer en évoquant le mépris de l’« art noble » – issu du passé et constitué en connaissance – qui caractérise les artistes de la

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Bad Painting américaine ou de la Figuration Libre française ? En l’espèce, le caricatural serait porteur d’une violence qui ne résiderait pas exclusivement dans les sujets (pauvreté, sexualité, souffrances, tabous), mais, assimilant son irruption dans l’art à une effraction, s’exprimerait dans un jeu de formes frustes et simplifiées à l’extrême, proches du graffito chez Jean-Michel Basquiat ( Jean-Michel Basquiat…, 2003) et d’un baroque infantile et dégoulinant chez Robert Combas (DAGEN, MILLET, 2005). Avec désinvolture, brutalité et humour, le caricatural a participé de la réaction à l’intellectualisme artistique des années 1970, conceptuel et minimaliste, auquel la Bad Painting opposait une facture volontairement négligée, des couleurs discordantes, des empâtements excessifs et un dessin sommaire, que l’on a pu rapprocher d’une forme de néo-expressionnisme « camp » – d’un mauvais goût outrageant et provocant –, qui prétendait rejeter toutes conventions picturales. Quel rôle le caricatural joua-t-il dans cette revendication ? Ne paraît-il pas avoir menacé de liquidation la peinture même, alors que le Bad Painter n’était pas très éloigné des figures du clown ou du persifleur, du bouffon ou de l’idiot, et de leurs postures, alors même revendiquées par l’artiste à des fins comiques et dérisoires (JOUANNAIS, 2003) – toutes qualités équivoques, proches de celles prêtées au caricaturiste ?

23 Enfin, il faudrait mettre le caricatural postmoderne en relation avec la blague et le rire, la satire et la provocation (DARRAGON, 2004), qui se sont implantées et développées dans l’art actuel, au point de devenir une sorte de convention – cousue de désinvolture et de dérision, de ludique et de parodie, de facétie et de ricanement –, en rupture déclarée avec la tradition pluriséculaire d’un art épris de noblesse, chargé de gravité et soucieux d’édification morale qui avait soigneusement rejeté dans ses marges le rire et ses manifestations matérielles. À l’inverse, le postmodernisme s’est employé à installer le comique au centre de l’art devenu un espace de calembours, d’astuces, de citations, de jeux et de détournements à vocation ludique, parodique ou comique. Le caricatural procède de cette postmodernité qui malmène les repères et les valeurs, annihile le bon et le mauvais goût et confond les intentions sérieuses et potachiques, pour permettre à l’artiste de s’émanciper des exigences formelles et philosophiques du modernisme positiviste et progressiste. Le caricatural devient ainsi un vecteur de dérision des valeurs esthétiques et éthiques, où le dissemblable et l’hétéroclite, l’exogène et l’inepte se trouvent soudainement conciliés. Mais le caricatural ne contribue-t-il pas du même coup à aggraver la mauvaise réputation du postmodernisme, qui se caractérise en partie par un rejet des ambitions esthétiques et par un renoncement à toute prétention sérieuse – comme dans les dessins sommaires, faussement ratés et volontairement pitoyables de David Shrigley (David Shrigley, 2002) ? La provocation se double d’une farce qui cherche à piéger le spectateur en abusant de sa crédulité. Dans ce dispositif, le caricatural joue le rôle d’un agent de perturbation supplémentaire, au service de l’insouciance de l’artiste attaché à promouvoir un monde altéré et inversé, drolatique et dégradé, dont l’évocation est riche de surprises déroutantes, d’effets ludiques et de gags comiques, qu’il conviendrait d’évaluer.

24 C’est aussi le sens de la démarche d’Alain Séchas, souvent développée dans une hésitation entre le dessin d’humour et l’esquisse graphique (JAVAULT, 1998). L’artiste manie le caricatural comme une donnée plastique modulable, qui imprègne ses installations dessinées au feutre, ses sculptures aux formes simplifiées et polies, ou ses tableaux de chats sommairement peints. Séchas en retire une minoration des grands sujets et des objets réputés nobles qui lui permet de se prémunir de la grandiloquence

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de l’artiste, en cultivant savamment la loufoquerie et le burlesque, la dérision et l’idiotie. À cette fin, l’artiste emprunte les qualités et les ambitions du caricaturiste, alors même que les images de ce dernier s’apparentent de plus en plus à un travail de plasticien. Les activités graphiques de Tomi Ungerer, Willem ou Pierre la Police l’attestent (COUSSIRAT-COUSTÈRE, 2003), en particulier depuis quelques années, par des projets partagés, des publications ou des expositions dans des musées, des galeries ou des centres d’art contemporain. Tandis que les savoir-faire ne sont plus dominants, le caricatural contribue à brouiller les pratiques et les catégories : la philosophe de l’art Florence de Mèredieu a significativement choisi une série de vignettes du dessinateur Willem, parues dans Libération ou Charlie Hebdo, en chacune desquelles elle a cru percevoir une histoire de l’art passant par l’écho visuel et formel des œuvres de Paul Klee, Man Ray, René Magritte, Jean-Charles Blais ou Jean-Pierre Raynaud (Snowi is not Willem, 2004)27.

25 Le caricatural appartient à ces agents qui ont entraîné l’art du côté de l’idiotie (JOUANNAIS, 2003), du jeu et du divertissement (ORHAN, 2009), dont la tentation relève souvent d’une sorte de pose, en tout cas d’une posture attendue. Mais il a définitivement instillé le doute et semé le trouble. S’il détruit moins qu’il ne destitue et pervertit, le caricatural contribue désormais à une remise en cause de l’acte créateur et à une interrogation du statut de l’artiste, en dissolvant les supports traditionnels, les formes et les intentions historiques de l’œuvre, et en engageant les enjeux théoriques et les débats critiques sur l’essence et la fonction de l’art actuel, mais aussi sur ce qui le qualifie en tant que tel, dans un jeu de cartes inlassablement rebattues entre le majeur et le mineur (ROQUE, 2000) ou le noble et le populaire – le high and low (High & Low…, 1990).

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– MELOT, 1975 : Michel Melot, L’œil qui rit. Le pouvoir comique des images, Fribourg/Paris, 1975.

– MELOT, 1991 : Michel Melot, « Le modèle impossible, ou comment le jeune Pablo Ruiz abolit la caricature », dans Picasso, jeunesse et genèse…, 1991, p. 68-87.

– MÉNAGER, 1995 : Daniel Ménager, La Renaissance et le rire, Paris, 1995.

– MICHAUD, 2000 : Éric Michaud, « Un certain antisémitisme mondain », dans L’École de Paris, 1904-1929 : la part de l’Autre, (cat. expo., Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 2000-2001), Paris, 2000, p. 85-102.

– Moisan…, 1993 : Moisan : histoire d’une république de De Gaulle à Mitterand, Mireille Thibault éd., (cat. expo., Paris, Musée-galerie de la SEITA, 1992), Paris, 1993.

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– PERNOUD, 2006 : Emmanuel Pernoud, « La Sainte Face et les trognes : Rouault et la charge », dans Georges Rouault…, 2006, p. 100-105.

– PÉZERAT, 2002 : Rémi Pézerat, La signification politique des dessins de Plantu (1972-2000), thèse, Université Nancy II, 2002.

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– Raoul Hausmann…, 1986 : Raoul Hausmann, 1886-1971, Guy Tosatto éd., (cat. expo., Rochechouart, Musée départemental d’art contemporain), Mâcon, 1986.

– RÉJA, 1907 : Marcel Réja, L’art chez les fous : le dessin, la prose, la poésie, Paris, 1907.

– Ridiculosa, 1995 : Ridiculosa : Eduard Fuchs, Alain Deligne, Jean-Claude Gardes éd., 2, 1995.

– Ridiculosa, 1998 : Ridiculosa : John Grand-Carteret, Bruno de Perthuis éd., 5, 1998.

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– SINÉ, 1999-2002 : Siné, Ma vie, mon œuvre, mon cul !, 7 vol., Paris, 1999-2002.

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– SPIES, (1975) 1984 : Werner Spies, Max Ernst : les collages, inventaires et contradictions, Paris, 1984 [éd. orig. : Max Ernst: Collagen, Inventar und Widerspruch, Cologne, 1975].

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– TIBÉRI, 1990 : Jean-Paul Tibéri, Cabu passe aux aveux !, Paris, 1990.

– TILLIER, 2007 : Bertrand Tillier, Entours de l’art : caricature, image et politique (bilan) et De la caricature au caricatural : une histoire du XIXe siècle, mémoire d’habilitation (HDR), Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, 2007.

– TIM, GLAYMAN, 1974 : Tim, Claude Glayman, Conversations avec Claude Glayman, Paris, 1974.

– Tim…, 2003 : Tim, être de son temps : dessinateur, sculpteur, journaliste, 1919-2002, David Yasha éd., (cat. expo., Paris, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, 2003), Paris, 2003.

– Topor…, 2004 : Topor, dessins paniques, Christian Derouet éd., (cat. expo., Strasbourg, Musée d’art moderne et contemporain, 2004), Paris/Strasbourg, 2004.

– Traits d’impertinence…, 1993 : Traits d’impertinence : histoire et chefs-d’œuvre du dessin d’humour de 1914 à nos jours, Nelly Feuerhahn éd., (cat. expo., Paris, BPI-Centre Georges-Pompidou, 1993), Paris, 1993.

– VAILLANT, 2007 : Frantz Vaillant, Roland Topor ou le rire étranglé, Paris, 2007.

– VAL, 2008 : Philippe Val, Reviens Voltaire, ils sont devenus fous, Paris, 2008.

– VASSEUR, 1994 : Catherine Vasseur, Le cadavre exquis (1925-1975), thèse, Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, 1994.

– VASSEUR, 1996 : Catherine Vasseur, « L’image sans mémoire. À propos du cadavre exquis », dans Cahiers du Musée national d’art moderne, 55, avril 1996, p. 71-92.

– VOUILLOUX, 2009 : Bernard Vouilloux, Un art sans art : Champfleury et les arts mineurs, Lyon, 2009.

– VOVELLE, 1986 : Michel Vovelle éd., La Révolution française : images et récit, 1789-1799, 5 vol., Paris, 1986.

– VOVELLE, 1988 : Michel Vovelle éd., Les images de la Révolution française, (colloque, Paris, 1988), Paris, 1988.

– WERMESTER, 1997 : Catherine Wermester, Le corps mutilé dans la peinture allemande, 1919-1933, thèse, Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, 1997.

– WERMESTER, 1999 : « Des mutilés et des machines. Images de corps mutilés et rationalisation industrielle sous la République de Weimar », dans Vingtième siècle, 61, janvier-mars 1999, p. 3-13.

– WERMESTER, 2008 : Catherine Wermester, Grosz, l’homme le plus triste d’Europe, Paris, 2008.

– WILLER-SCHMIDT, 2008 : Thérèse Willer-Schmidt, Tomi Ungerer : l’œuvre graphique, thèse, Université Strasbourg II, 2008.

NOTES

1. Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, 1930 [éd. orig. : Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten, Leipzig/Vienne, 1905]. 2. L’exposition « Willem, dessins et caricatures », organisée au Centre Georges-Pompidou du 14 juin au 2 octobre 2006 n’a pas donné lieu à la publication d’un catalogue. 3. Claudia Courtois, « La polémique Chaval », dans Le Monde, 24-25 août 2008.

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4. Nicolas César, « À Bordeaux, l’exposition Chaval soulève la polémique », dans La Croix, 5 juin 2008. 5. Courtois, 2008, cité n. 3. 6. César, 2008, cité n. 4. 7. Henri Matisse, « Notes d’un peintre », dans La Grande Revue, 25 décembre 1908 (repris dans Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Dominique Fourcade éd., Paris, 1972, p. 39-53). 8. Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin : architecture, sculpture, peinture, jardins..., Paris, 1867. 9. Félicien Fagus emploie ce terme, à propos des œuvres de Picasso exposées chez Vollard en 1901, dans La Revue Blanche, mai-août 1901, p. 464-465. 10. Selon les termes de l’Almanach du Blaue Reiter, le Cavalier bleu, Klaus Lankheit éd., Paris, 1981 [éd. orig. : Der Blaue Reiter, Munich, 1912]. 11. Wassily Kandinsky, « Sur la NKVM » (1910), dans Wassily Kandinsky, Écrits complets, Philippe Sers éd., Paris, vol. 1, 1970, p. 37-42. 12. Paul Klee, Journal, Paris, 1992, p. 50 et 51 [éd. orig. : Tagebücher, 1898-1918, Zürich, 1957]. 13. Paul Klee, « Lettre du 8 novembre 1901 », Paul Klee, dans Lettres d’Italie (1901-1902), Anne- Sophie Petit-Emptaz éd., Tours/Paris, 2002, p. 29-30. 14. Klee, 2002, cité n. 13, p. 59. 15. Cette anecdote a été confirmée par Picasso à Hélène Parmelin et Roland Penrose (cité dans HALPERIN, 1991, p. 151). 16. Georges Rouault : peintre et lithographe, Jacques Maritain éd., (cat. expo., Paris, Galerie Druet, 1910), Paris, 1910, n. p. 17. Michel Puy, G. Rouault et son œuvre, Paris, 1920, p. 6-13 (cité dans Rouault…, 1992, p. 215). 18. Tristan Tzara, Sept manifestes Dada et Lampisteries, Paris, 1924, p. 98. 19. Walter Benjamin, « Eduard Fuchs, collectionneur et historien » (1937), dans Œuvres, III, Paris, 2000, p. 170-225 [éd. orig. : Eduard Fuchs, der Sammler und der Historiker, Berlin, 1937. 20. Grosz utilise indifféremment ces expressions. 21. George Grosz, « Abwicklung », dans Das Kunstblatt, 2/7, 1924. 22. George Grosz, Blätter der Piscator Bühne, Berlin, 1928 (cité dans RICHTER, 1965, p. 110-111). 23. « C’est dans cet espace entre deux mondes, au moment où nous n’avons pas encore rompu avec l’ancien monde et où nous ne sommes pas encore en mesure de donner forme à un monde nouveau, que viennent se situer la satire, le grotesque, la caricature, le clown et la poupée et ces formes d’expression ont pour but de révéler à quel point la vie est devenue mécanique, comparable à des marionnettes, l’engourdissement apparent et réel doit nous permettre de deviner et de sentir qu’il existe une autre vie » (Paris-Berlin…, [1978] 1992, p. 183). 24. Louis Aragon, Le paysan de Paris, Paris, (1926) 1972, p. 82. 25. André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité » (1924), dans André Breton, Point du jour, Paris, 1934, p. 22. 26. Georges Bataille, « Le bas matérialisme et la gnose », dans Documents, 1, 1930, p. 1-8 (reprint intégral de la revue aux éditions Jean-Michel Place, 2 vol., Paris, 1992). 27. Ce projet Willem consistait en l’« acquisition du style d’un dessinateur de presse », la « production des dessins uniquement et définitivement dans ce style », l’« organisation de cette production dessinée sous forme de base de données » et l’« activation par des tiers de cet outil appelé SNOWI » (cité dans Snowi is not Willem, 2004 ; voir en particulier Florence de Mèredieu, « L’œil du critique », n. p.).

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RÉSUMÉS

L’histoire de l’art n’a que tardivement intégré la caricature du XXe siècle dans son champ d’étude, en dépit de sa diffusion croissante. Cet objet a longtemps passé pour partisan et utilitaire, ingrat et régressif, sans grande valeur artistique. Les historiens – des sensibilités et de la culture –, les sociologues, les anthropologues, les politistes et les sémiologues ont donc été les premiers à l’interroger comme archive ou document, mais sans toujours s’intéresser à sa structure graphique ou à son imaginaire symbolique. Depuis une vingtaine d’années, dans la lignée des approches initiées par Ernst Gombrich, Ernst Kris, Werner Hofmann ou Michel Melot, des travaux sont consacrés à la caricature du XXe siècle, à ses mécanismes et ses fonctions d’usage, dans une perspective esthétique. En écho aux propositions post-modernes, il convient désormais d’en évaluer le langage formel et expressif qu’adoptent les artistes, selon un double processus de translation et de déterritorialisation, indépendamment de ses vocations comiques et polémiques initiales.

Despite being increasingly widely disseminated, twentieth-century caricature has only recently been integrated into art history’s scope of study. It was long considered biased and utilitarian, unrewarding and regressive, and lacking in artistic worth. Cultural historians, sociologists, anthropologists, political scientists, and semiologists were therefore the first to make use of caricature as an archival source or document, but without studying its graphic structure or its symbolic vocabulary. Over the past twenty years, however, and in keeping with approaches first developed by Ernst Gombrich, Ernst Kris, Werner Hofmann and Michel Melot, a number of studies have appeared on twentieth-century caricature and its mechanisms and uses viewed from the standpoint of esthetics. In keeping with postmodernist thought, it is now necessary to evaluate the formal and expressive vocabulary adopted by artists according to a dual process of transference and deterritorialization, independently of caricature’s initial humoristic and polemical functions.

Die Kunstgeschichte hat die Karikatur im zwanzigsten Jahrhundert trotz ihrer zunehmenden Verbreitung erst spät in ihr Untersuchungsfeld aufgenommen. Dieser Gegenstand galt langezeit als parteiisch und zweckgebunden, undankbar und regressiv, ohne großen Kunstwert. Die Historiker – der Kultur und der Empfindsamkeiten –, die Soziologen, Anthropologen, Politologen und Semiologen waren insofern die ersten, die sich der Karikatur als Quelle oder Dokument angenommen haben, ohne sich jedoch für ihre graphische Struktur und ihre symbolische Bildwelt zu interessieren. Seit den letzten zwanzig Jahren und in Anknüpfung an die von Ernst Gombrich, Ernst Kris, Werner Hofmann oder von Michel Melot initiierten Ansätze widmet sich die Forschung verstärkt der Karikatur des zwanzigsten Jahrhunderts, ihren Mechanismen und Gebrauchsfunktionen unter einem ästhetischen Blickwinkel. Als Antwort auf die postmodernen Vorschläge gilt es nunmehr, die von den Künstlern gewählte formale Sprache und Ausdruckskraft zu untersuchen, die sich aus einem doppelten Prozess der Translation und der Entgrenzung ergibt, und dies unabhängig von ihren humoristischen und polemischen Ausgangsintentionen.

Nonostante la sua crescente diffusione, la storia dell’arte ha solo di recente incluso la caricatura del XX secolo nel suo orizzonte di studi. Quest’oggetto è stato a lungo considerato tendenzioso e utilitario, ingrato e regressivo, e privo di grande valore artistico. Gli storici – della sensibilità e della cultura –, i sociologi, gli antropologi, i politologi e i semiologi sono stati dunque i primi ad interrogare la caricatura come materiale d’archivio o come documento, senza tuttavia interessarsi alla sua struttura grafica o al suo immaginario simbolico. Da una ventina d’anni,

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nell’ambito della tradizione di studi inaugurati da Ernst Gombrich, Ernst Kris, Werner Hofmann o Michel Melot, la caricatura del XX secolo, i suoi meccanismi e le sue funzioni d’uso, è stata infine anche analizzata dal punto di vista estetico. In sintonia con le proposte post-moderniste, è necessario d’ora in poi valutare il linguaggio formale ed espressivo adottato dagli artisti secondo un doppio processo di traslazione e deterritorializzazione, indipendentemente dall’iniziale vocazione comica e polemica della caricatura.

La historia del arte ha tardado bastante en incorporar la caricatura del siglo XX a su campo de estudios, a pesar de su creciente difusión. En efecto ésta fue considerada durante mucho tiempo como partidaria y meramente utilitaria, regresiva y poco agraciada, carente de valor artístico. Por lo tanto, historiadores – de las sensibilidades y cultura – sociólogos, antropólogos, politistas y semiólogos fueron los primeros en cuestionarla como documento archivístico, pero sin interesarse necesariamente en su estructura gráfica o su imaginario simbólico. Desde hace unos veinte años, en la línea de los planteamientos iniciados por Ernst Gombrich, Ernst Kris, Werner Hofmann o Michel Melot, se han dedicado estudios a la caricatura del siglo XX, a sus mecanismos y funciones, desde una perspectiva estética. Frente a las proposiciones posmodernas, conviene ahora valorar el lenguaje formal y expresivo adoptado por los artistas, en un doble proceso de traslación y desterritorialización, más allá de sus vocaciones cómicas y polémicas evidentes.

INDEX

Index géographique : Europe Keywords : caricature, drawing press, politics, satire, satirical picture, idiocy, art brut, postmodernism, comics, avant-garde, dadaism, , provocation, parody Mots-clés : caricature, dessin de presse, politique, satire, image satirique, idiotie, art brut, postmodernisme, comique, avant-garde, dadaïsme, surréalisme, provocation, parodie Index chronologique : 1900

AUTEURS

BERTRAND TILLIER Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Bourgogne. Ses recherches portent principalement sur les rapports entre arts et politique, et sur l’histoire de la caricature aux XIXe et XXe siècles. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels, La RépubliCature : la caricature politique en France (1870-1914), Paris, 1997 ; La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentations dans la France républicaine (1871-1914), Seyssel, 2004 ; À la charge !…, 2005 ; Les artistes et l’affaire Dreyfus (1898-1908), Seyssel, 2009. Il prépare actuellement une monographie sur l’œuvre dessiné d’André Rouveyre (1879-1962).

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Actualité

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Le futurisme : avant-garde et imaginaire politique Futurism: avante-gardes and the political imagination

Johan Popelard

RÉFÉRENCE

Mark Antliff, Avant-Garde Fascism: The Mobilization of Myth, Art and Culture in France, 1909-1939, Durham, Duke University Press, 2007. 376 p., 67 fig. en n. et b. ISBN : 978-0-8223-4034-8 ; $24,95 (18 €). Le futurisme à Paris : une avant-garde explosive, Didier Ottinger éd., (cat. expo., Paris, Centre Georges-Pompidou/Rome, Scuderie del Quirinale/Londres, Tate Modern, 2009), Milan, 5 continents/Paris, Centre Georges-Pompidou, 2008. 400 p., 360 fig. en coul. ISBN : 978-2-84426-359-9 ; 38, 90 € (30 €). Lynda Nead, The Haunted Gallery: Painting, Photography and Film around 1900, New Haven, Yale University Press, 2007. 256 p., 60 fig. en n. et b. et 60 fig. en coul. ISBN : 9780300112917 ; $40. Christine Poggi, Inventing Futurism: The Art and Politics of Artificial Optimism, Princeton, Princeton University Press, 2008. 392 p., 131 fig. en n. et b., 24 fig. en coul. ISBN : 978-0-691-13370-6 ; $45 (33 €).

1 Le futurisme porte en lui une sorte de paradoxe, qui tient au croisement en un seul et même nom de deux discours que l’opinion a appris à disjoindre : d’un côté le récit moderniste de l’invention d’un nouveau régime esthétique en rupture avec la mimesis traditionnelle, de l’autre le récit de la montée des nationalismes et des fascismes. Expliquer comment ces deux récits se sont constitués dans des rapports d’exclusions mutuelles impliquerait un long détour. Il importe néanmoins de noter que ce qui peut encore apparaître comme une incompatibilité de nature est en réalité le produit d’une opération intellectuelle dont on pourrait reconnaître en Clement Greenberg l’un des premiers opérateurs1. L’idée d’une modernité artistique associée à la pureté du médium s’est constituée par expulsion des dimensions idéologiques et politiques des

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mouvements d’avant-garde. L’autonomie du tableau tiendrait à distance le champ de force idéologique et créerait autour de lui un espace esthétique démagnétisé. En 1961, Joshua Charles Taylor affirmait ainsi : « La nature des penchants politiques du Futurisme ne doit pas influencer le jugement sur ses réalisations artistiques »2. En outre, dans les discours critiques où l’aspect politique de l’avant-garde est mis en avant domine une certaine tendance à « associer les mouvements d’avant-garde avec la critique politique de gauche (spécialement anarchiste ou socialiste) » (POGGI, 2008, p. ix). Walter Benjamin, dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », pense l’alliance du futurisme et du fascisme comme régression du futurisme à un stade esthétique antérieur aux avant-gardes, celui de l’aura et de l’art pour l’art3. Ni dans la théorie « moderniste », ni dans la théorie « critique » le paradoxe futuriste ne semble pouvoir trouver sa place si ce n’est comme paradoxe ou comme exception.

2 Un catalogue d’exposition et trois ouvrages récents donnent à repenser le futurisme, tant dans sa relation aux avant-gardes que dans sa dimension politique spécifique. L’exposition Le futurisme à Paris : une avant-garde explosive, organisée au Centre Georges- Pompidou par Didier Ottinger à l’occasion du centenaire de la parution du Manifeste du futurisme (1909)4, replace le mouvement italien sur la scène artistique du début du XXe siècle. The Haunted Gallery: Painting, Photography and Film around 1900 de Lynda Nead, centré sur la Grande-Bretagne de 1895 à 1907, apparaît comme un pas de côté fécond dans le domaine des visual studies permettant de tracer la généalogie de la fascination futuriste pour l’image en mouvement. Inventing Futurism: The Art and Politics of Artificial Optimism de Christine Poggi peut se lire comme une exploration de l’imaginaire futuriste, qui met à jour ses ambiguïtés face à la modernité. Enfin, l’ouvrage de Mark Antliff, Avant-Garde Fascism: The Mobilization of Myth, Art and Culture in France, 1909-1939, conduit, en suivant l’héritage sorélien dans la France de l’Entre-deux-guerres, à revenir sur le cadre historique et théorique de l’attraction mutuelle du modernisme et du fascisme.

Cubisme et futurisme

3 Le futurisme est un objet historiographique à géométrie variable. La définition de son périmètre change en fonction d’au moins trois paramètres : la chronologie, la typologie des objets et la géographie. Si la version a minima, limitée au futurisme pictural italien jusqu’à la mort de Boccioni en 1916, a longtemps dominé le champ historiographique, les études, depuis les années 1960, ont fait émerger une vision du futurisme entendu au sens large, tenant compte des expériences de l’Entre-deux-guerres, des champs de création extra-picturaux (photographie, théâtre, architecture, design, etc.) et de la constellation européenne des futurismes5. Le Futurisme à Paris, une avant-garde explosive, comme d’ailleurs l’exposition organisée par le Museo d’Arte moderna e contemporanea di Trento e Rovereto6, a pourtant pris le parti de resserrer les deux premiers paramètres pour explorer le champ ouvert par l’extension du troisième. Il ne faut donc pas y chercher une vision exhaustive du futurisme. Le projet est plutôt celui d’une mise en perspective du mouvement au sein des avant-gardes picturales d’avant 19167. Il s’agit ainsi d’une histoire de la réception du futurisme, d’une géopolitique aussi, faite de stratégies de conquête, de luttes d’influence et de combats pour l’indépendance. L’exposition fonctionne en deux temps : la confrontation du cubisme et du futurisme à Paris et la vague européenne des mouvements d’avant-garde apparentés au

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mouvement italien (orphisme, cubofuturisme russe, vorticisme). Les œuvres présentées de Marcel Duchamp, de Francis Picabia, de Kazimir Malévitch ou de Wyndham Lewis témoignent de la secousse futuriste à l’échelle du continent. À la charnière de ces deux moments se trouve l’exposition Les peintres futuristes italiens présentée à la galerie parisienne Bernheim-Jeune du 5 au 24 février 1912 avant de tourner en Europe, et que les organisateurs du Futurisme à Paris ont réussi à reconstituer presqu’exhaustivement.

4 Dans son premier moment, Le futurisme à Paris poursuit une longue tradition critique et historiographique qui, depuis Cubismo e futurismo d’Ardengo Soffici 8, s’interroge sur la relation entre ces deux mouvements. Du Manifeste du futurisme (1909) à la naissance de l’orphisme (1913), en passant par le Manifeste des peintres futuristes (1910) et le Salon des Indépendants de 1911, l’histoire des relations entre le futurisme et le cubisme, analysée dans le détail dans l’essai d’Ottinger (« Cubisme + futurisme = cubofuturisme », Le futurisme…, 2008, p. 20-41), apparaît comme une lutte stratégique entre groupes rivaux, qui masque en partie les influences transversales : les références théoriques ou picturales, le choix des « maîtres à penser » ou des figures tutélaires, la revendication d’une tradition nationale, peuvent être interprétés à la lumière de cet antagonisme comme autant de moyens pour forger une identité propre et marquer un territoire. En développant une véritable stratégie publicitaire, avec un sens de la provocation et de l’audace, le futurisme est, selon l’auteur, le « premier des mouvements de l’avant-garde du XXe siècle » (Le futurisme…, 2008, p. 20). Ce n’est qu’après la provocation initiale des futuristes que les cubistes commencèrent à organiser la riposte et à sortir d’une « douce torpeur » (p. 20). Les nombreuses citations qui ponctuent l’article d’Ottinger permettent de faire l’archéologie de ces discours agonistiques qui structurent les prises de position critiques de part et d’autre. Énoncée du côté français, l’opposition se ramifie ainsi : plastique pure contre littérature ; œuvre contre prétexte ; logique contre culte de la sensibilité ; création secrète contre tintamarre ; Cézanne contre les divisionnistes. Du côté italien, les formulations sont bien sûr différentes, opposant la sécheresse cubiste à la fluidité futuriste, l’immobilité au mouvement, les concepts cérébraux aux états d’âme, l’académisme à une peinture ouverte à la modernité.

5 Derrière les luttes stratégiques, la confrontation du cubisme et du futurisme apparaît comme celle de deux paradigmes esthétiques de la modernité. D’un côté, l’artiste reste en retrait du social et l’œuvre se conçoit dans le modèle de la contemplation, qui se radicalise avec la peinture pure. De l’autre, l’invention de l’image mobilisatrice cherche à la fois le choc physique du spectateur et sa transformation en acteur de l’histoire. Pour les futuristes, l’image doit mettre en mouvement et mobiliser le spectateur.

Le spectateur mobilisé

6 Le futurisme s’inscrit dans une époque où le paradigme de l’image immobile et de la contemplation est de plus en plus inquiété, travaillé de l’intérieur ou abandonné pour l’image mobile, comme le montre Nead dans The Haunted Gallery. Les artistes futuristes s’inspirent d’ailleurs largement des divertissements populaires (théâtre de variété, music-hall, cinéma, etc.) qui s’adressent à un public autre que le public traditionnel de l’art. L’image en mouvement produit la mobilisation physique du spectateur, entre attraction et terreur, entre pulsion haptique et mouvement de recul. Les machines pré- cinématographiques, comme le phénakistiscope ou le mutoscope, impliquaient un contact physique du spectateur et de l’objet. Le cinéma des premiers temps s’adressait

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donc à un œil implanté en pleine chair, relié aux instincts et aux désirs. Nead, dans une perspective d’anthropologie historique de l’image, déploie les discours et les pratiques autour de ces objets, investis par les imaginaires, les fantasmes, les rêves et les peurs, les discours scientifiques et pseudo-scientifiques, les préoccupations de police sociale et les désirs transgressifs. Loin de plier la fantasmagorie au principe de réalité, l’image photographique puis cinématographique se trouve embarquée dans des imaginaires fantastiques. L’intérêt du livre de Nead tient d’ailleurs en partie à cette manière de mettre au jour dans l’imaginaire d’une époque les emprunts et les survivances des époques lointaines, les plis qui font du temps historique non une ligne droite mais un espace feuilleté où des temporalités multiples coexistent. Esprit magique, esprit religieux et esprit scientifique participent ensemble à la fascination pour l’image en mouvement.

7 Un autre cadre dans lequel s’élabore le modèle du nouveau public auquel cherche à s’adresser le futurisme est celui de l’expérience des foules des grandes métropoles, des meetings politiques et des émeutes urbaines. Les phénomènes de foule sont l’objet au tournant du siècle d’un investissement théorique et imaginaire considérable de la part des sociologues et des psychologues. Dans le chapitre « Folla/Follia. Futurism and the Crowd », Poggi apporte une attention particulière aux liens entre l’imaginaire futuriste et cet imaginaire collectif, qui voit dans la foule une entité manipulable et inflammable, au sein de laquelle les liens entre actes et raison se dissoudraient au profit d’autres processus psychologiques : suggestion, imitation, hypnose, hystérie (POGGI, 2008, p. 35-64). Les foules sont parées de traits psychologiques prêtés également aux femmes, passives et passionnées, dominées et explosives. La métaphore de la foule féminine et son corrélat, celle du leader comme puissance virile qui s’en empare, sont monnaies courantes à l’époque. La figure de l’artiste futuriste se trouve ainsi informée à la fois par l’artiste de music-hall et par l’agitateur politique. Dans Les funérailles de l’anarchiste Galli (1910-1911, New York, MoMA), il s’agit pour Carlo Carrà de recréer les conditions d’expérience d’une scène d’émeute urbaine : « si nous peignons les phases d’une émeute, la foule hérissée de poings et les bruyants assauts de la cavalerie se traduisent sur la toile par des faisceaux de lignes correspondant à toutes les forces en conflit, en suivant les lois de la violence générale du tableau ». Le spectateur « sera en quelque sorte obligé de lutter lui aussi avec les personnages du tableau » (Le futurisme…, 2008, p. 136-137).

Régénérer l’humanité

8 Comme l’écrit Poggi, le Manifeste du futurisme « envisage non seulement la création d’un mouvement d’avant-garde littéraire mais aussi la régénération politique et culturelle de l’Italie » (POGGI, 2008, p. 1). Le « caractère destructeur » du futurisme ne doit pas occulter la part de régénération qui est attendue de la violence. Rappelons que les peintres futuristes se définissaient eux-mêmes comme les « primitifs d’une nouvelle sensibilité » et qu’ils proclamaient que les « chocs et entrechocs des rythmes absolument opposés » étaient ramenés dans leurs tableaux à « une harmonie nouvelle » 9. Le projet de régénération futuriste s’inscrit au cœur d’un vaste ensemble de discours qui se développe dans la première partie du XXe siècle. En suivant la lignée française de Georges Sorel, auteur central pour les conceptions futuristes, Antliff, dans Avant-Garde

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Fascism, donne à voir le large spectre des mouvements qui, dans l’orbite du fascisme, se sont reconnus dans le mythe de la violence régénératrice.

9 « Certains courants intellectuels peuvent atteindre une pente assez forte pour que le critique y installe sa génératrice », écrivait Walter Benjamin en ouverture de son article sur le surréalisme10. En reprenant cette image, on pourrait décrire le livre d’Antliff comme une étude des diverses « génératrices » critiques et idéologiques installées dans le courant du sorélianisme ou à la confluence de celui-ci et de courants intellectuels aux sources différentes et souvent opposées (néo-catholicisme ou maurrassisme). Outre Sorel lui-même, trois figures de critiques et d’idéologues, écrivains et promoteurs de revues, émergent du travail d’Antliff : Georges Valois, Philippe Lamour et Thierry Maulnier. Notons que le titre de l’ouvrage, Avant-Garde Fascism, témoigne de l’évolution de l’historiographie consacrée aux relations entre avant-garde et fascisme : les deux pôles de la réflexion ne sont pas pensés dans un rapport de disjonction fondamentale mais comme incorporés l’un à l’autre. Dans « Fascism, Modernism and Modernity », premier chapitre du livre (ANTLIFF, 2007, p. 17-62), Antliff accomplit le travail toujours nécessaire de démontage du mythe d’une avant-garde essentiellement réfractaire au totalitarisme. Les termes « fascisme » et « art moderne » ont longtemps semblé s’opposer l’un à l’autre de manière rassurante, mais les deux dernières décennies d’études en histoire, histoire de l’art et littérature ont radicalement révisé cette certitude apaisante de l’après-guerre » (p. 17). La démonstration ne va pas pourtant sans une certaine extension du concept d’« avant-garde », évidé de tout critère formel discriminant, qui inclut aussi bien la peinture d’Ignacio Zuloaga que le classicisme de Thierry Maulnier, l’architecture de Le Corbusier, la sculpture d’Aristide Maillol, voire les sculptures du Foro Mussolini, la peinture de Maurice Denis, la technique du montage de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein et les photographies de Germaine Krull. Le terme d’avant-garde, dans l’économie de l’argumentation d’Antliff, a avant tout une fonction diacritique qui permet de s’opposer à la vision d’un art fasciste strictement rétrograde. Le terme de « palingénésie », que l’auteur emprunte aux thèses de l’historien du fascisme Roger Griffin11, permet de dépasser la dichotomie entre retour au passé et projection vers le futur, entre restauration et avant-garde, pour penser les « relations simultanées avec le passé et le futur » (p. 28) qui définissent une historicité complexe ne pouvant se réduire ni à la table rase ni au retour nostalgique.

Vers l’homme nouveau

10 Aussi bien Antliff que Poggi décrivent l’espace imaginaire et idéologique d’une contre- modernité, structurée autour d’un certain nombre de valeurs (l’héroïsme, le virilisme, l’amour du danger, le mépris du système parlementaire) opposées à une société jugée homogénéisée par l’ordre intellectuel, économique, administratif et politique issu des Lumières. Dans le sillage de Georges Sorel, le futurisme oppose rationalisme et irrationalisme, temps homogène bourgeois et élan vital, chronos et kairos (ANTLIFF, 2007, p. 109). Le mouvement italien, selon l’idée-force de l’ouvrage de Poggi, est un « optimisme artificiel », un imaginaire de combat contre le pessimisme décadent, qui est l’autre face de la rationalité triomphante. « Au déterminisme sceptique et pessimiste, écrit Marinetti, nous opposons en conséquence le culte de l’intuition créative, la liberté de l’inspiration et l’optimisme artificiel »12.

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11 En faisant l’archéologie de l’imaginaire futuriste, Poggi dégage le noyau initial autour duquel se constitue le modernisme futuriste. La lecture des premiers textes de Marinetti ou des œuvres de Boccioni avant le futurisme révèle des sentiments ambigus face à une modernité vécue comme une source d’agression. Reprenant les hypothèses développées par Freud dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920)13 sur les systèmes de défenses psychiques élaborés en réaction à un trauma, Poggi voit dans l’invention du futurisme une réaction de défense face aux nouvelles angoisses du monde moderne. La modernolâtrie n’est pas ainsi le fruit d’un sentiment d’adhésion immédiat mais d’une démarche dialectique et volontariste de dépassement de l’effroi premier. Le récit de l’accident de voiture du Manifeste du futurisme, dont l’analyse ouvre Inventing Futurism, fait ainsi figure de scène primitive, dans laquelle se jouent la mort de l’homme ancien et la résurrection de l’homme nouveau à l’ère des machines. La spirale descendante du pessimisme et de l’aliénation est ainsi inversée en spirale ascendante vers la création de l’homme nouveau. Dans le futurisme, les chocs de la modernité entrent dans un cercle de régénération qui conduit au surhomme ou pour reprendre la formule d’Apollinaire à « l’outre-homme »14. Si les machines menacent d’annihiler le corps et l’esprit humain, il faut se faire machine au milieu des machines. Comme l’écrit Poggi, « le mâle futuriste ’multiplié’ par la machine, incarne un nouvel hybride surhumain adapté aux exigences de la vitesse et de la violence » (POGGI, 2008, p. 151).

L’identité fracturée du futurisme

12 Une ambiguïté cependant demeure quant à l’imaginaire politique du futurisme. Celui-ci semble osciller entre « solution subversive » et « solution impérative » dans son désir de rompre avec la « société homogène », pour reprendre le vocabulaire de Georges Bataille dans La structure psychologique du fascisme15. Quelles parts respectives doit-on assigner à l’individualisme anarchiste et au désir totalitaire dans son idéologie ? Pour Poggi, le futurisme est une « identité fracturée » entre ces deux pôles (POGGI, 2008, p. 269). Les deux images qui closent Le futurisme à Paris et Inventing Futurism témoignent dans leur rapprochement de l’ambiguïté du futurisme. Dans Battle of Lights, Mardi Gras, Coney Island (1913-1914, Paris, Centre Georges-Pompidou), peint par Joseph Stella, le gigantesque parc d’attraction new yorkais apparaît comme l’île utopique et carnavalesque où s’opérerait la régénération de l’humanité par la modernité joyeuse (Le futurisme…, 2008, p. 304-305). Le Grand X de Benedetta (1930-1931, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris) représente au contraire un ensemble ordonné par le signe du nouveau régime politique, image de l’utopie totalitaire d’un ordre politique et spirituel régénéré (POGGI, 2008, p. 262)16. À mi-chemin chronologiquement entre ces deux tableaux, l’antimilitariste Ernst Friedrich publie en 1924 le livre Guerre à la guerre !17. Friedrich procède au montage d’images de guerre et de courtes légendes à l’humour noir, dispose en vis-à-vis, dans des doubles pages ironiques, photographies de soldats enthousiastes partant au front et images de charnier. L’une des planches, sous- titrée La guerre est un élément de l’ordre divin – la dernière image présentée dans l’ouvrage d’Antliff –, paraît comme une sorte de contre-champ aux représentations magnifiées de la violence (ANTLIFF, 2007, p. 253), image d’un charnier, de corps amassés les uns sur les autres, en décomposition et recomposition. En suivant le procédé de Friedrich, nous pourrions substituer à cette légende la neuvième proclamation du Manifeste du futurisme : « Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde ».

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Le rapprochement de ces trois images permet peut-être de construire le champ de tensions et de contradictions dans lequel doit s’efforcer d’avancer tout discours sur le futurisme.

NOTES

1. Voir, entre autres, Clement Greenberg, « Avant-Garde et Kitsch » (1939), dans Clement Greenberg, Art et Culture. Essais critiques, Paris, 1988, p. 9-28 [éd. orig. : Arts and Culture. Critical Essays, Boston, 1961]. 2. Futurism, Joshua Charles Taylor éd., (cat. expo., New York, MoMA, 1961), New York, 1961, p. 17. 3. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1939], dans Walter Benjamin, Œuvres, III, Rainer Rochlitz éd., Paris, 2000, p. 269-316. 4. Le centenaire de la parution du Manifeste du futurisme de Filippo Tommaso Marinetti a été l’occasion de nombreuses expositions à travers l’Europe, parmi lesquelles : Illuminazioni. Avanguardie a confronto: Italia, Germania, Russia, Ester Coen éd., (cat. expo., Rovereto, MART, 2009), Milan, 2009 ; Futurismo 1909-2009. Velocità+Arte+Azione, Giovanni Lista, Ada Masoero éd., (cat. expo., Milan, Palazzo Reale, 2009), Milan, 2009 ; Sprachen des Futurismus. Literatur, Malerei, Skulptur, Musik, Theater, Fotografie, (cat. expo., Berlin, Martin Gropius Bau, 2009), Berlin, 2009 ; F. T. Marinetti = Futurismo, Luigi Sansone éd., (cat. expo., Milan, Fondazione Stelline, 2009), Milan, 2009. 5. Parmi les travaux pionniers qui ont contribué à cette extension du champ du futurisme, on peut mentionner : Enrico Crispolti, Il mito della macchina e altri temi del futurismo, Trapani, 1969 ; Ricostruzione futurista dell’universo, Enrico Crispolti éd., (cat. expo, Turin, Mole Antonelliana, 1980), Turin, 1980. Les travaux de Giovanni Lista ont aussi permis de mettre en avant la scène et la photographie futuristes : Photographie futuriste italienne, Giovanni Lista éd., (cat. expo. Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1981-1982), Paris, 1981 ; Giovanni Lista, La scène futuriste, Paris, 1989. Futurismo e futurismi, Pontus Hulten éd., (cat. expo. Venise, Palazzo Grassi, 1986), Milan, 1986 offre le prototype inégalé d’une exposition affrontant le futurisme dans sa plus large acception. 6. Illuminazioni. Avanguardie a confronto: Italia, Germania, Russia, Ester Coen éd., (cat. expo., Rovereto, MART, 2009), Milan, 2009. 7. L’adjectif « pictural » s’impose ici et est sans doute la limite la plus évidente de l’exposition : d’autres réceptions, d’autres réseaux, d’autres affrontements auraient pu émerger si les arts de la scène, les mots en liberté, le graphisme ou encore la pratique du collage avaient été intégrés à cette histoire. 8. Ardengo Soffici, Cubismo e futurismo, Florence, 1914. 9. Umberto Boccioni et al, « Les exposants au public », dans Les Peintres futuristes italiens, Umberto Boccioni et al, éd., (cat. expo., Paris, Galerie Bernheim-Jeune, 1912), Paris, 1912, p. 9 (cité dans Le futurisme…, 2008, p. 138). 10. Walter Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », dans Walter Benjamin, Œuvres, II, Rainer Rochlitz éd., Paris, 2000, p. 113 [éd. orig. : « Der Sürrealismus. Die letzte Momentaufnahme der europäischen Intelligenz », dans Die literarische Welt, 1er, 8 et 15 février 1929, publié dans Gesammelte Schriften, II/1, Francfort, 1977, p. 295-310]. 11. Roger Griffin, The Nature of fascism, Londres, 1991, et Modernism and fascism. The sense of a beginning under Mussolini and Hitler, Basingstoke/New York, 2007.

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12. Filippo Tommaso Marinetti, « Nous renions nos maîtres les symbolistes, derniers amants de la lune », dans Filippo Tommaso Marinetti, Le Futurisme, Giovanni Lista éd., Lausanne/Milan, 1980, p. 121 (cité dans POGGI, 2008, p. 273). 13. Sigmund Freud, « Jenseits des Lustprinzips » (1920), dans Gesammelte Werke, XIII, p. 3-69 (cité dans POGGI, 2008, p. 31-32, qui se réfère à la version anglaise : Beyond the Pleasure Principle, New York, 1950). 14. Guillaume Apollinaire, L’Antitradition. Manifeste futuriste, juin 1913 (cité dans Le futurisme…, 2008, p. 34). 15. Georges Bataille, La structure psychologique du fascisme, Paris, 2009 [éd orig. : Georges Bataille, « La structure psychologique du fascisme », dans La Critique sociale, 10, novembre 1933, p. 159-165 et 11, mars 1933, p. 205-211]. 16. Comme le note Poggi, Le Grand X est chargé d’une symbolique religieuse et politique qui lie le tableau à la mystique chrétienne et à la mystique fasciste. À la Mostra della Rivoluzione, qui célèbre en 1932, dans la capitale italienne, les dix ans de la Marche sur Rome, la façade présente deux X noirs de six mètres de haut, chiffre romain qui marque l’anniversaire, mais aussi dernière lettre du mot DUX. 17. Ernst Friedrich, Krieg dem Krieg, Guerre à la guerre ! War against war! Oorlog aan den Oorlog!, Berlin, 1924, édition quadrilingue.

INDEX

Keywords : futurism, avant-garde, politics, cubism, New Man Mots-clés : futurisme, avant-garde, politique, cubisme, discours artistique, homme nouveau Index géographique : Italie, France Index chronologique : 1900

AUTEURS

JOHAN POPELARD Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

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L’Entre-deux-guerres en questions Questioning the interwar period

Sophie Krebs

RÉFÉRENCE

Les années 1930, la fabrique de « l’Homme nouveau », Jean Clair éd., (cat. expo., Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 2008), Paris, Gallimard/Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 2008. 396 p., 210 fig. en coul. ISBN : 978-2-07012-155-7 ; 59 €. Kassandra, Visionen des Unheils, 1914-1945, Stefanie Heckmann, Hans Ottomeyer éd., (cat. expo., Berlin, Deutsches Historisches Museum, 2008-2009), Dresde, Sandstein, 2008. 450 p., 350 fig. en coul. ISBN : 978-3-86102-153-7 ; 30 €. Kunst und Propaganda. Im Streit der Nationen, 1930-1945, Hans-Jörg Czech, Nikola Doll éd., (cat. expo., Berlin, Deutsches Historisches Museum, 2007), Dresde, Sandstein, 2007. 536 p., 600 fig. en coul. ISBN : 978-3-86102-143-8 ; 34 € (textes en allemand et en anglais). Zur Diskussion gestellt: der Bildhauer Arno Breker, Rudolf Conrades éd., (cat. expo., Schwerin, Schleswig-Holstein-Haus, 2006), Schwerin, CW Verlagsgruppe, 2006. 218 p., 137 fig. en n. et b. ISBN : 978-3-93378-150-5 ; 14,85 €.

1 En l’espace de quelques années, les expositions consacrées aux années 1930 et, plus largement, à la période de l’Entre-deux-guerres – étendue parfois plus largement – se sont multipliées. Selon le pays ou le point de vue adopté, la fourchette chronologique peut sensiblement varier, incluant au moins une des deux Guerres mondiales, ce qui infléchit considérablement le discours sur cette période trouble et troublée.

2 Les expositions retenues ici – à l’exception de Zur Diskussion gestellt: der Bildhauer Arno Breker, monographie posant la question de la possibilité de montrer un artiste soumis au nazisme et de son éventuelle réhabilitation – tentent d’appréhender l’« Entre-deux- guerres ». La plupart de ces manifestations se réfèrent implicitement (l’amnésie touche tout autant les organisateurs que les journalistes) à une exposition qui a fait date et a renouvelé l’approche du sujet, Années 30 en Europe : le temps menaçant, 1929-1939,

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présentée à Paris en 1997, mais aussi aux deux manifestations antérieures d’à peine trois ans, Kunst und Diktatur (Vienne, 1994) et Art and Power (Londres/Barcelone/Berlin, 1994-1995)1. Ainsi, dans Kassandra, Visionen des Unheils, 1914-1945, le tableau de Max Ernst, L’Ange du foyer (1937, coll. part.), celui-là même qui faisait la couverture des Années 30 en Europe, est mis en exergue2. Alors que l’exposition parisienne de 1997 avait délibérément restreint son champ aux arts visuels de l’Europe, Les années 1930, la fabrique de « l’Homme nouveau » et Kunst und Propaganda. Im Streit der Nationen, 1930-1945 réintègrent au contraire les États-Unis. De même, l’exposition de 1997 s’était limitée aux seules années 1930 (1929-1939), laissant de côté l’art produit pendant la guerre ; ainsi l’art de la propagande, et plus généralement l’art en Russie, en Allemagne et en Italie, étaient présentés séparément, hors du parcours de l’exposition3. À l’inverse, les expositions récentes, Kunst und Propaganda… en particulier, comparent non seulement les dictatures entre-elles, mais montrent également ces œuvres « suspectes de perversité » auprès d’autres reconnues, elles, comme des œuvres d’art (Les années 1930…, 2008).

De la cellule à « l’Homme nouveau » : la biologie au service des totalitarismes

3 Les années 1930, la fabrique de « l’Homme nouveau », exposition organisée par Jean Clair à Ottawa, emprunte le titre d’un ouvrage d’Éric Michaud4, qui signe également l’article le plus intéressant du catalogue (Les années 1930…, 2008, p. 28-35). Son essai, intitulé « Déjà là, mais encore à venir. Le temps de l’homme nouveau en Allemagne 1918-1945 », rappelle que l’Allemagne fut un terrain particulièrement propice au développement des idées de Luther et de Nietzsche, en passant par l’héritage de la Révolution française. C’est sur ce terreau que s’est incarnée l’idée de l’homme nouveau, celui des masses et des machines, élaborée par Ernst Jünger et celui du « type nouveau de qualité biologique supérieure » de Gottfried Benn5, tous deux des auteurs dont les textes ont alimenté les théories raciales. Selon le souhait de Pierre Théberge de présenter un pendant « sombre » de l’exposition Les années 20. L’âge des métropoles (1991) 6, Clair a conçu une exposition sur les années 1930 à partir d’un point de vue original mais provocateur, celui de la biologie : « De la cellule ’pure’ et indéfiniment reproductible que promettent les laboratoires soviétiques et nazis jusqu’aux charniers des camps concentrationnaires que l’on découvre brusquement en avril 1945, c’est aussi le parcours que propose l’exposition » (p. 19). Les neuf sections thématiques (« Genèse », « La ’beauté convulsive’ », « La volonté de puissance », « La fabrique de ’l’homme nouveau’ », « La Terre-Mère », « La tentation classique », « Visages de ce temps », « Masse et puissance » et « Le charnier ») intègrent en quelque sorte toutes les expressions artistiques du moment : surréalisme, abstraction, biomorphisme, le classicisme et ses avatars… Le choix des photographies, particulièrement judicieux, épouse parfaitement les thématiques retenues.

4 Comme à son habitude, Clair cherche à déranger et à choquer en utilisant des raccourcis et des formules choc – « de la crise au charnier », comme si la causalité historique relevait d’une évidence aussi simple – ou en donnant une interprétation très personnelle des mouvements ou des œuvres. Surtout, la présentation de l’abstraction et du surréalisme (traités dans les deux premiers chapitres du catalogue) comme étant à l’origine de tous les maux du fait de leur fascination pour la biologie et leurs

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accointances avec l’idéologie marxiste est un élément pour le moins troublant : « Les années 30, qui naissent sur les rêveries germinales et cellulaires d’un certain art abstrait, d’Arp à Kandinsky, s’achèveront au début des années 40 dans les charniers de Buchenwald, d’Auschwitz ou de l’archipel du goulag. Entre cette naissance et cette fin défile une longue file de visages et de figures, de foules et de cadavres » (Les années 1930…, 2008, p. 20)7. Il est difficile de ne pas tirer les mêmes conclusions par les mêmes raccourcis.

5 La partie consacrée au classicisme (« La tentation classique », p. 220-235) juxtapose des œuvres issues du modernisme comme celles d’un Oskar Schlemmer, futur victime du nazisme, et les fresques atemporelles de Mario Sironi vantant la grandeur de l’Italie et de son régime. Selon Clair, c’est sur ce style que s’est appuyée l’idéologie allemande, fasciste et soviétique. Mais son propos ne conduit à aucune démonstration complète : les œuvres présentées datent des années 1920 ou du début des années 1930, pourtant n’est exposé aucun artiste soviétique, ni allemand si ce n’est Georg Schrimpf (cat. 113). Relevons qu’il existe un décalage entre le discours du catalogue et la muséographie adoptée, les œuvres nazies, soviétiques ou italiennes étant présentes dans les parties « Terre-Mère » et « Masse et puissance » de l’exposition. Accrochées côte à côte avec la production d’autres artistes sans que soit clairement rappelé qu’il s’agit d’un art de propagande, elles apparaissent beaucoup moins terribles, presque inoffensives, alors que la violence, le monstrueux (« Le charnier ») est souvent du côté des mouvements qui fustigent les dictatures, comme le surréalisme, le dadaïsme et l’expressionnisme, toutes des expressions artistiques frappées d’« entartete Kunst ». Ce paradoxe fortement souligné tend à estomper toute action mortifère du nazisme. Cette juxtaposition ou cet amalgame discrédite l’époque tout entière, déchue et à jamais maudite. Le mal est partout, s’immisçant dans tous les arcanes de l’esthétique de l’époque.

6 Enfin, loin de lever doutes et ambiguïtés, l’exposition relève souvent de l’ego-histoire. Ainsi, Clair ne manque-t-il pas de rappeler l’origine polémique de ce projet, qui n’a sans doute rien à voir avec le propos si ce n’est de laisser entendre un lien entre Les années 1930… et « les germes de la décadence » de son exposition « Vienne, 1880-1938 : naissance d’un siècle »8 au Centre Georges-Pompidou ou bien sa mise à pied. Que faut-il entendre ? L’irruption de la sphère privée vient brouiller la distance de l’historien.

Entre propagande et résistance : les deux expositions de Berlin

7 Les deux manifestations organisées par le Deutsches Historisches Museum de Berlin, un des fleurons de la nouvelle muséographie berlinoise9, sont conçues comme les pendants d’une même recherche sur l’Entre-deux-guerres, notamment en Allemagne. Elles s’inscrivent dans un programme que les Allemands appellent la « Vergangenheitsbewältigung » [maîtrise du passé], c’est-à-dire ce long travail entrepris dans la douleur pour assumer et surmonter collectivement le passé nazi.

8 Kunst und Propaganda. Im Streit der Nationen, 1930-1945, organisée avec la Wolfsonian-FIU (Florida International University, Miami) et le Wolsfon Museum, s’intéresse à quatre nations qui ont utilisé la propagande pour asseoir leur idéologie : l’Allemagne, l’Italie, l’URSS et, plus inattendus – et peut-être plus déroutant –, les États- Unis. En revanche, Kassandra, Visionen des Unheils, 1914-1945 est exclusivement

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consacrée à l’Allemagne, même si une partie évoque les visions d’apocalypse en Europe après l’exil des artistes en 1933.

9 Si la première réserve peu de surprises, la masse documentaire est toutefois impressionnante, mêlant peintures, sculptures et documents de tout ordre (affiches, photos, couverture de revue…). Le propos est organisé par pays, avec des essais rédigés par des spécialistes internationaux : Matteo Fochessati, Jeffrey T. Schnapp, Simonetta Falasca-Zamponi et Eduard Führ traitent de l’Italie (« Italien im Faschismus », p. 63-154), Margarita Tupitsyn, Nicola Hille, Rosasinde Sartorti, Anthony Swift, et Christoph Kivelitz de l’Union Soviétique (« Sowjetunion im Stalinismus », p. 155-248) ; James van Dyke, Ines Schlenker, Brigitte Schütz et Wolfgang Schmidt de l’Allemagne nazie (« Deutschland im Nationalsozialismus », p. 249-354) ; et enfin Olaf Peters, Astrid Böger, Nikola Doll et Eduard Führ des États-Unis (« USA, Demokratie im ’New Deal’ », p. 355-442). La dernière partie « Der schwierige Nachlass » (p. 443-470), sans doute la plus originale, s’attache au devenir des collections de propagande, avec l’essai de Jens Petersen sur l’Italie fasciste après 1945 (p. 444-449) et celui d’Irina Scherbakowa sur la Russie de Staline (p. 450-455). L’article de Gregory Maertz consacré aux collections allemandes conservées à Washington développe l’historique de celles-ci depuis leur confiscation (trophée de guerre ou réparation ?) jusqu’à nos jours (p. 456-464). Malgré des restitutions en 1951 et 1986, plus de 450 œuvres nazies sont encore sous la garde de l’Armée des États-Unis (Center of Military History à Washington) en dépit des réclamations incessantes de l’État allemand. En marge de l’imbroglio juridique, qui met en jeu les lois américaines et allemandes (1947), la convention de La Haye (1957), et celle de l’UNESCO (1970), la position des Américains est claire : les œuvres de propagande ne relèvent pas de la sphère artistique10. Toute l’interrogation qui entoure l’art de propagande repose sur ce postulat. Longtemps considérées comme des documents, ces œuvres n’évacuent pas pour autant la question esthétique et la séduction certaine qu’elles ont exercée sur les masses. C’est l’éthique qui est en jeu et non l’esthétique. Kunst und Propaganda… est l’une des premières expositions consacrées à ce thème dans une période politique qui revisite le passé allemand. Il n’empêche que la présence des États-Unis (il s’agit de l’art public et de propagande du New Deal jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale) face autres dictatures détonne et amoindrit, pour les spectateurs, les intentions des régimes totalitaires, puisque les méthodes utilisées dans les pays démocratiques sont les mêmes.

10 L’exposition Kassandra, Visionen des Unheils tend, quant à elle, à révéler l’autre face de l’art allemand – les œuvres non liées à la propagande – dont le message passe essentiellement par la métaphore. Son titre est emprunté à celui de la peinture Kassandra réalisée par Karl Hofer (1936, Halle, Staatliche Galerie Moritzburg), un artiste incontournable dont les œuvres illustrent les huit chapitres du catalogue au même titre que George Grosz, Max Beckmann et Otto Dix. Sont inclus les deux conflits mondiaux qui ont suscité auprès des artistes allemands une série de « visions » prémonitoires, de catastrophes à venir, ou encore issues de l’expérience de la guerre. Les chevaliers de l’Apocalypse détruisant tout sur leur passage et les danses macabres sont des thèmes encore usités pendant la période, qui rappellent combien ces images sont aussi liées à la culture allemande : Max Klinger, Arnold Böcklin, Alfred Kubin sont confrontés à Karl Hofer, Ludwig Meidner, Ernst Barlach. L’artiste est Cassandre, entre prophète et vigie, prévoyant l’avenir funeste que personne ne voit venir.

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11 Parmi les œuvres exposées, on compte un très grand nombre d’œuvres graphiques avec une nette tendance expressionniste : Max Beckmann, George Grosz, Otto Dix, Käthe Kollwitz, Edgar Ende, Hans et Lea Grundig, Paul Weber. Les chapitres VI et VIII sont consacrés à l’iconographie du tambour, de la peur, du masque, de la mélancolie, des ruines, autant d’éléments qui concourent au sentiment de menace à venir. Le chapitre VII, hétérogène et peu convaincant, traite de la rencontre des Allemands en exil avec les avant-gardes européennes. À chaque esthétique son équivalent allemand ou approchant : les surréalistes André Masson, Yves Tanguy, Max Ernst voisinent avec Richard Oelze, Heinz Lohmar ; Edouard Goerg, Pablo Picasso, Julio González, Hans Hartung avec Max Beckmann, John Heartfield, Erwin Blumenfeld ; le Hollandais Karel Willink avec Felix Nussbaum ; les Anglais Christopher R. W. Nevinson, Graham Sutherland avec George Grosz.

12 L’interprétation des visions d’apocalypse reste ambigüe. Certains artistes dénoncent et combattent l’idéologie du national-socialisme, tandis que d’autres se complaisent dans une vision sombre, noire et désespérée, difficilement interprétable (souvenir de la guerre, désastre prémonitoire d’un prochain conflit, ou destruction du monde pour que naisse un nouveau monde, un « homme nouveau ») : Frans Radziwill et Magnus Zeller, qui ont appartenu au parti national socialiste, n’ont pas été inquiétés, mais furent finalement interdits parce que leurs œuvres, jugées trop pessimistes, ne correspondaient pas aux images de propagande.

13 Cette exposition complète et rectifie l’image de l’Allemagne pendant cette période. La prise de conscience d’une partie des artistes allemands se fait à travers la régénérescence de thèmes traditionnels de l’art allemand, tels que la mort symbolisée par la grande faucheuse, les danses macabres ou les visions de l’Apocalypse. S’inscrivant dans une chronologie qui intègre les deux conflits mondiaux, cette exposition a le mérite de faire sentir la montée du nazisme qui se traduit par le monstrueux.

Réévaluation ou réhabilitation ? L’exposition d’Arno Breker à Schwerin

14 Zur Diskussion gestellt: der Bildhauer Arno Breker, organisée à Schwerin dans le Mecklembourg en 2006, a suscité de nombreux débats en Allemagne. Sculpteur du régime nazi, il fut frappé d’interdit dans la période d’épuration qui suivit la guerre, Breker bénéficiait alors de sa première rétrospective depuis la fin de la guerre. La presse internationale s’est fait l’écho de cette « transgression » qui vit s’affronter deux camps : ceux qui souhaitaient revisiter le passé allemand et ceux qui craignaient qu’une telle exposition ne fasse ressurgir les vieux démons. Faut-il montrer ou au contraire interdire ? Si on l’expose, comment montrer ? Tout l’œuvre doit-il être soumis à l’interdit ?

15 Environ soixante-dix œuvres jalonnent la production du sculpteur : de l’imitation des antiques (Iris Kalden-Rosenfeld, « Künstler und Chamäleon », p. 64-85) à sa production officielle réalisée sous le régime nazi (Bernd Kasten, « Arno Breker im Dritten Reich », p. 86-101), en passant par son séjour à Paris sous l’influence de Rodin (Claudia Schönfeld, « Breker und Frankreich », p. 102-145) jusqu’à ses portraits d’après-guerre (Bernhard M. Hoppe, « Die zweite Hälfte des Lebes », p. 161-183). Il en ressort un artiste

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peu marquant, du moins par les œuvres présentées. Pourquoi donc cette exposition ? Certes, Rudolf Conrades, commissaire en l’occurrence peu expérimenté, a pu vouloir mettre à plat la question, comme il s’en explique dans « Warum Breker ? » (p. 4-29). Toutefois, l’étude sérieuse n’y est pas et ne pouvait se faire : la famille Breker, unique prêteur – ou presque – de l’exposition, a refusé de communiquer ses archives. En outre, on peut s’étonner que la question du national-socialisme, traitée dans un seul et bref essai du catalogue, soit uniquement mise en relation avec l’opportunisme et la faiblesse de caractère de l’artiste (Rainer Hackel, « Der andere Breker », p. 146-159).

16 Ces éléments laissent à penser que, dans le meilleur des cas, Conrades n’a pas eu la liberté d’effectuer son travail d’historien. La démonstration de Jonathan Petropoulos11, publiée quelques années auparavant, va en effet à l’encontre du propos de l’exposition de 2006 qui tendait à minimiser le rôle de Breker : selon l’historien, l’artiste a délibérément mis son art au service du Troisième Reich, en a récolté les honneurs, l’argent, la reconnaissance officielle et l’amitié personnelle du Führer, et fut assez habile, au moment de l’épuration, pour se faire passer pour un simple « compagnon de route » et ainsi se dégager de toute responsabilité12. Interdit d’exposer, Breker consacra la fin de sa vie à l’art du portrait : Konrad Adenauer, Ernst Jünger, Jean Cocteau, Salvador Dalí, Francisco Franco furent, entre autres, ses modèles consentants (certains de ces portraits sont inclus dans le catalogue). Il faillit même devenir en 1947 le sculpteur de Staline, qui chercha à le faire venir à Moscou, mais le catalogue n’en dit mot.

17 En outre, la question du classicisme n’est pas davantage expliquée dans Zur Diskussion gestellt… Est-ce le classicisme qui correspond aux dogmes racistes du nazisme ou les artistes eux-mêmes qui font dévier ou dégénérer le classicisme ? On connaît la réponse – entretenant encore un peu plus la confusion – que fit l’architecte et urbaniste Albert Speer à propos du classicisme, expliquant que c’était une esthétique de l’époque13. Son architecture classique s’est appuyée sur l’art de son temps, rien de plus banal, en tous cas rien de contestable. Il en est de même pour Breker, avec néanmoins, chez l’un comme chez l’autre, une distorsion des proportions et de l’anatomie. S’agit-il toujours de classicisme ? Alors pourquoi éluder cette question à propos de Breker ? Ne serait-ce pas dans le but conscient ou inconscient de réhabiliter le sculpteur ?

18 L’actualité allemande, qui ne cesse d’exhumer les vestiges de son passé refoulé, peut apporter un éclairage nouveau. En témoigne la parution des mémoires du prix Nobel de littérature, Günter Grass, qui avoue dans son ouvrage Pelures d’oignon paru en 2006 qu’il fut membre de la Waffen SS pendant la guerre14. Le vif débat qui opposa l’écrivain à ses détracteurs fut douloureux justement parce que Grass pouvait incarner la République fédérale de l’après-guerre dans sa volonté de regarder son passé en face, de rechercher et d’assumer une responsabilité collective. On ne s’étonnera pas que dans l’affaire de l’exposition Breker, dont la date coïncide avec la publication de l’ouvrage de Grass, l’écrivain allemand fût partisan de la relecture qu’esquissait l’exposition, tandis que d’autres criaient au scandale et cherchaient à l’interdire.

19 Si le travail engagé dans ces publications confirme une connaissance de plus en plus fine des œuvres de l’Entre-deux-guerres, les discours dépendent encore très fortement des histoires nationales et des difficultés à assumer des productions artistiques

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émanant de régimes qui ont conduit à la barbarie. Le propos hésite toujours entre histoire et histoire de l’art, entre l’évocation de l’époque et les problématiques esthétiques qui dépassent souvent le cadre historique de l’Entre-deux-guerres. Donner à voir reste encore tabou, mais il n’empêche que le travail de l’histoire devra tôt ou tard avoir lieu.

NOTES

1. Années 30 en Europe : le temps menaçant, 1929-1939, Suzanne Pacé et al. éd., (cat. expo., Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1997), Paris, 1997 ; Kunst und Diktatur: Architektur, Bildhauerei und Malerei in Österreich, Deutschland, Italien und der Sowjetunion, 1922-1956, Jan Tabor éd., (cat. expo., Vienne, Künstlerhaus, 1994), Baden, 1994 ; Art and Power: Europe under the Dictators 1930-45, Dawn Ades éd., (cat. expo., Londres, Hayward Gallery/Barcelone, Centre de Cultura Contemporània/Berlin, Deutsches Historisches Museum, 1995-1996), Londres/Barcelone/Berlin, 1996. Voir aussi les ouvrages de Lionel Richard (L’Art et la guerre, Paris, 1995 ; Le Nazisme et la Culture, Bruxelles, 2001 ; Nazisme et barbarie, Bruxelles, 2006 ; Goebbels. Portrait d’un manipulateur, Bruxelles, 2008) ainsi que les articles et ouvrages d’Éric Michaud consacrés à cette question. 2. Voir Werner Spies, « Max Ernst. L’ange du foyer », dans Mélancolie : génie et folie en Occident, Jean Clair éd., (cat. expo., Paris, Galeries nationales du Grand Palais/Berlin, Neue Nationalgalerie, 2006), Paris, 2005, p. 60-63. 3. Suzanne Pagé rappelle le dilemme qui obligeait à ne pas traiter ces œuvres « comme les autres » tout en s’interdisant l’arme de la censure : « montrer c’est faire voir, ne pas montrer c’est cacher » (Suzanne Pagé, préface, dans Années 30 en Europe…, 1997, p. 10). 4. Éric Michaud, Fabriques de l’homme nouveau : de Léger à Mondrian, (Arts et esthétique, 9), Paris, 1997. 5. Ernst Jünger, Le travailleur, Paris, 1989 [éd. orig. : Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt, Stuttgart, 1932], et Politische Publizistik (1919-1933), Stuttgart, 2001 ; Gottfried Benn, Un Poète et le monde, Paris, 1965 [éd. orig. : Sämtliche Werke, Stuttgart, 1932]. 6. Les années 20. L’âge des métropoles, Jean Clair éd., (cat. expo., Montréal, Musée des beaux-arts, 1991), Montréal/Paris, 1991. 7. Voir également Jean Clair, Du Surréalisme considéré dans ces rapports avec le totalitarisme, Paris, 2003. 8. Vienne, 1880-1938 : l’apocalypse joyeuse, Jean Clair éd., (cat. expo., Paris, Centre Georges- Pompidou, 1986), Paris, 1986. 9. Voir le site Internet du Deutsches Historishes Museum, qui présente des vues à 360° de ses expositions : http://www.dhm.de/ausstellungen/kassandra/panoramen.html et http:// www.dhm.de/ausstellungen/kunst-und-propaganda/panoramen.html 10. « Our position is that these paintings are not art », propos tenu par le brigadier Général John Brown, chef de l’U. S. Army Center of Military History (cité dans Kunst und Propaganda…, 2007, p. 461). 11. Jonathan Petropoulos, The Faustian Bargain: The Art World In Nazy Germany, Londres, 2000. 12. Werner Spies réagit dans le même sens dans les colonnes du Frankfurter Allgemeine Zeitung : Werner Spies, « Wie Arno Breker die Kunst vor Picasso retten sollte… », dans FAZ, 5 août 2006 ;

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pour une traduction des essais de Werner Spies publiés dans le FAZ entre septembre 1998 et octobre 2006, voir Werner Spies, L’Œil, le mot, Paris, 2007. 13. Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, Paris, 1971 [éd. orig. : Erinnerungen, Berlin/Francfort, 1969]. 14. Günter Grass, Pelures d’oignon, Paris, 2007 [éd. orig. : Beim Haüten der Zwiebel, Göttingen, 2006].

INDEX

Index géographique : Allemagne, France, Italie Keywords : interwar period, New Man, totalitarianism, biology, war, Second World War Mots-clés : entre-deux-guerres, homme nouveau, totalitarisme, biologie, guerre, Seconde Guerre mondiale Index chronologique : 1900

AUTEURS

SOPHIE KREBS Musée d’art moderne de la Ville de Paris

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Nouvelles pistes conceptuelles entre photographie et architecture Towards an integrated history of photography of architecture

Maria Antonella Pelizzari

RÉFÉRENCE

Lucien Hervé. L’œil de l’architecte, Barry Bergdoll, Véronique Boone, Pierre Puttemans éd., (cat. expo., Bruxelles, Centre international pour la ville, l’architecture et le paysage), Bruxelles, Éditions CIVA, 2005. 192 p., 109 fig. en n. et b. ISBN : 978-2-93039-109-0 ; 40 €. Jeffrey Plank, Aaron Siskind and Louis Sullivan: The Institute of Design Photo Section Project, San Francisco, William Stout Architectural Books, 2008. 272 p., fig. en n. et b. ISBN : 97809795508 ; $65 (47 €). Philip Ursprung éd., Jacques Herzog et Jeff Wall, Pictures of Architecture – Architecture of Pictures: A conversation between Jacques Herzog and Jeff Wall, moderated by Philip Ursprung, Vienne, Springer, 2004. 76 p., 163 fig. en n. et b. et 11 en coul. ISBN : 978-3-211-20349-1 ; 20,05 €. Mary Woods, Beyond the Architect’s Eye. Photographs and the American Built Environment, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2009. 368 p., 150 fig. en n. et b. et 21 en coul. ISBN : 978-0-81224-108-2 ; $49,95 (36 €).

1 Dès ses débuts en 1839, la photographie a contribué à la connaissance et à la diffusion de l’architecture, offrant l’impression d’une transcription précise de volumes en trois dimensions sur des surfaces imprimées (des photos originales insérées dans des albums, des reproductions photomécaniques publiées dans des livres, des revues et des publicités). Ce qui semble aujourd’hui une déclaration naïve de la part de son inventeur britannique William Henry Fox Talbot, qui nota que sa demeure de Lacock Abbey « fut le premier [bâtiment] connu à avoir fait son autoportrait »1, révèle la confiance persistante en le pouvoir de la chambre photographique à inventorier l’environnement construit – une conviction réitérée par Walter Benjamin dans sa « Petite histoire de la photographie » : « Chacun a pu faire l’observation selon laquelle une représentation, en

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particulier une sculpture, ou mieux encore un édifice, se laissent mieux appréhender en photo qu’en réalité »2.

2 À la lumière des pratiques photographiques contemporaines, qui impliquent un grand nombre de manipulations (numériques ou non), et à la suite des positions critiques adoptées ces dernières années par des historiens et des théoriciens de l’architecture, une nouvelle interrogation s’est fait jour sur les liens entre la photographie et l’architecture. On sait, par exemple, grâce à La Publicité du privé : de Loos à Le Corbusier de Beatriz Colomina et à l’excellente réédition de Vers une architecture de Le Corbusier préfacée par Jean-Louis Cohen, que Le Corbusier exploitait des photographies documentaires à des fins créatives3. Il est tout aussi remarquable que le pavillon de Mies van der Rohe à Barcelone, démonté après son installation temporaire en 1929, soit devenu une icône de l’architecture moderne principalement par l’entremise de la photographie. De même, les photomontages que fit Van der Rohe de ses projets (comme le gratte-ciel en verre pour la gare de Friedrichstraße à Berlin, 1921) eurent un puissant retentissement à l’époque de leur diffusion dans des revues d’architecture comme G. Plus les architectes modernes comme Josef Hoffmann et Adolf Loos supprimaient les détails de leurs plans, plus leurs œuvres tendaient à s’apparenter à des maquettes, offrant ainsi de nouveaux défis à la photographie comme médium pour copier le réel.

3 Ces histoires entremêlées refont notamment surface dans l’œuvre d’artistes contemporains tels que Thomas Demand. Dans un essai passionnant publié à l’occasion de l’exposition de la Serpentine Gallery à Londres en 20064, Beatriz Colomina montre combien la pratique de Demand rappelle les stratégies utilisées par des architectes modernistes tels que Le Corbusier, Mies van der Rohe ou Alison et Peter Smithson, qui se servaient de photomontages et de reproductions photographiques de maquettes et de machines comme source d’inspiration pour leurs créations architecturales. Le photographe allemand opère quasiment à la manière d’un architecte : s’inspirant, le plus souvent, de photos d’actualité, de cartes postales et de couvertures de magazines, il construit des modèles en papier et en carton qu’il photographie ensuite comme s’il s’agissait d’installations éphémères. Les vues du montage de l’exposition évoquent d’ailleurs l’idée même de la galerie comparable à une maquette, dont les murs ont servi de support à un collage de photographies de Demand et de documents d’archives sur l’architecture contemporaine.

4 Au même titre que l’œuvre de l’artiste allemand, un nombre de publications récentes ont contribué à alimenter le débat sur les rapports entre photographie et architecture. En portant un regard sur l’art contemporain, la culture visuelle et l’historiographie de l’architecture, ces études défient le paradigme de la précision documentaire. Elles partagent en effet de nouvelles perspectives critiques, qui leur permettent de dépasser le concept statique d’une histoire des maîtres de la photographie – de Talbot à Bernd ou Hilla Becher – pouvant s’appliquer aux vues d’architecture, et de passer outre l’idée de « lire » l’histoire de l’architecture à travers les photographies qui en sont le reflet, sans tenir compte du langage propre à ces dernières.

Collaborations entre architectes et photographes

5 L’analyse de la collaboration entre Lucien Hervé et Le Corbusier (1949 et 1965) met en lumière la volonté du photographe de retranscrire en image le véritable esprit de l’architecte, comme le montre le catalogue de l’exposition Lucien Hervé. L’œil de

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l’architecte, organisée à Bruxelles en 2005 par le Centre international pour la ville, l’architecture et le paysage (CIVA). Les propos d’Hervé publiés dans Aujourd’hui Art et Architecture sont, à cet égard, très clairs : « Au même titre qu’un chef d’orchestre ou qu’un pianiste, [le photographe] sélectionne la sonorité des instruments et des tons pour refaire à son goût des harmonies plus pleines, mais respectant scrupuleusement l’intention du compositeur, en l’occurrence l’architecte »5. Parmi les essais du catalogue, celui de Barry Bergdoll en particulier (Lucien Hervé…, 2005, p. 10-17) explique comment la photographie d’Hervé « s’inscrit dans l’une des plus fortes évolutions de l’histoire complexe de l’architecture moderniste » (p. 10) et comment ses images étayent les théories modernistes de l’architecture. Bergdoll identifie ainsi deux groupes de photographies. Le premier se compose de clichés de la tour Eiffel pris par l’artiste en 1947. Les perspectives audacieuses du photographe mêlées aux formes abstraites et graphiques de l’édifice reflètent la leçon de Bauen in Frankreich de Siegfried Giedion (1928), qui faisait l’éloge de la construction en fer et en acier du XIXe siècle et de la nouvelle tension spatiale qui en découlait6. Les photographies d’Hervé rappellent également l’esthétique de László Moholy-Nagy (dont une image en négatif fut publiée en couverture du livre de Giedion). Le second groupe de photographies, prises en 1949, comporte 650 images de l’Unité d’habitation de Le Corbusier réalisée à Marseille à partir de 1945 – un complexe monumental en béton représentatif d’un nouveau matériau et d’une nouvelle sensibilité. Jouant sur la clarté de l’abstraction et de la géométrie puristes, ces photographies interprètent l’utilisation du béton par Le Corbusier, révélant non seulement les formes archaïques et la texture rugueuse que recherchait l’architecte, mais donnant également à voir les traces du processus de construction. Il n’est pas étonnant qu’Hervé, par sa compréhension intime de l’« esprit nouveau » de Le Corbusier et de la « nouvelle vision » de Moholy-Nagy, ait incarné le photographe idéal pour le premier, devenant par là même le visionnaire capable d’interpréter ses intentions créatrices et ses idées modernistes. Le catalogue relève en particulier l’importance de la revue L’Art Sacré, publication clé dans l’exploration du dialogue entre Hervé et Le Corbusier, tous deux en quête du spirituel au quotidien. Comme le fait remarquer Bergdoll, les publications contemporaines sont critiques envers cette collaboration entre photographie et architecture, deux médias pourtant clairement immergés dans leur Zeitgeist, et qui répondent aussi bien à l’appel du modernisme qu’à une nouvelle philosophie du lieu.

6 Pictures of Architecture – Architecture of Pictures présente un cas d’école plus récent de collaboration entre architecte et photographe à la recherche d’une conception renouvelée de l’art contemporain. Le dialogue entre Jacques Herzog et Jeff Wall révèle à quel point la pensée des deux artistes, chacun dans son domaine, peut se rejoindre. Une interrogation fondamentale les unit : comment l’artiste rend-il le monde visible ? Pour Wall, la réponse repose sur la conscience d’avoir construit une scène au-delà de la surface apparemment invisible de la photographie. Herzog, quant à lui, considère l’« architecture en tant qu’instrument de perception visant à comprendre la vie » (Ursprung, 2004, p. 43). Cet échange, modéré par Philip Ursprung, eut pour point de départ la photographie monumentale (197,3 x 257 cm) réalisée par Wall des bâtiments conçus par Herzog & de Meuron pour le Dominus Winery dans la Napa Valley (1997). Cette image, inhabituelle dans le répertoire de Wall, résulte d’une commande du Centre Canadien d’Architecture de Montréal en vue d’une importante exposition sur Herzog & de Meuron organisée en 2002-2003 par Ursprung et conçue par les architectes eux- mêmes7. La photographie de Wall défie la description attendue du bâtiment en mettant

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l’accent sur le caractère géométrique du vignoble en relation avec les façades, visibles au loin, d’où partent les vignes naturelles. En outre, la forme circulaire de cette image (obtenue grâce à une lentille montée sur son appareil 8 x 10) reflète un choix qui relève autant de l’esthétique que du conceptuel. Comme l’explique Wall : « Le cercle représente les limites physiques de la lentille. Il suggère que, lorsqu’on prend une image, il reste toujours quelque chose qui n’est pas visible. Étant donné que, à mon sens, il est impossible d’appréhender pleinement un bâtiment (ou tout autre chose), dans l’espace réel, par le biais de la photographie, j’aime créer le sentiment des limites de la représentation »8.

7 Cette astuce formelle traduit ainsi l’idée qu’une photographie est filtrée par l’objectif et n’est donc pas un simple enregistrement visuel du monde. Ce point est en rapport avec l’attention portée par Herzog & de Meuron aux surfaces réalisées dans une gamme élargie de matériaux et de techniques, qui confèrent au bâtiment un aspect différent selon qu’il est vu de près ou de loin (voir le Dominus Winery, 1996-1998 à Yountville, Californie, l’usine Ricola, 1987, à Laufe, Suisse, et la bibliothèque universitaire d’Eberswalde, 1997-1999). Comme le suggère cet entretien, l’intérêt des deux architectes suisses pour l’accidentel et le contingent les rapproche de Wall, et explique pourquoi ils portent tant d’attention à la photographie. À la Biennale de l’architecture de Venise en 1991, des photographies étaient ainsi l’unique illustration de leurs œuvres. Il s’agit là d’une forme d’engagement pour la photographie différente de celui révélé par des architectes modernistes comme Le Corbusier, qui considéra souvent ce médium comme un simple moyen de refléter et de mettre en valeur la texture matérielle et la tension dynamique de ses bâtiments. Reconnaissant qu’il existe une variété d’interprétations visuelles, Herzog & de Meuron ont fait appel à un large éventail de photographes, de Thomas Ruff à Balthasar Burkhard, dont le langage visuel est le plus à même de traduire leurs conceptions architecturales. Pour le duo suisse, la photographie est une catégorie artistique à part qui, sans concerner directement leur travail, existe de manière connexe. Aussi n’éprouvent-ils aucun scrupule quant à l’altération numérique de leurs œuvres – Ruff, par exemple, a transformé la vision de l’entrepôt Ricola en combinant deux négatifs (1991) et, dans sa prise de vue de la collection Götz à Munich (1994), a supprimé les arbres situés de part et d’autre du bâtiment. Leur intérêt pour la photographie explique également qu’ils ont conçu les surfaces de la bibliothèque d’Eberswalde comme un vaste photomontage composé de photos d’actualités (en l’occurrence tirées des archives de Ruff).

L’architecture révélée par la photographie

8 Une histoire plus obscure, mais néanmoins fascinante, est celle d’Aaron Siskind, photographe moderniste américain qui, à l’aide d’une équipe d’étudiants du Chicago Institute of Design, se mit notamment à photographier, en 1952, l’architecture de Louis Sullivan. La nouvelle étude de Jeffrey Plank, Aaron Siskind and Louis Sullivan: The Institute of Design Photo Section Project, permet de redécouvrir une exposition exceptionnelle de 126 photographies documentant 35 œuvres de Sullivan qui, organisée par Siskind en 1954, n’a jamais fait l’objet d’une publication. Ces photographies, exhumées des archives (essentiellement celles du Richard Nickel Committee de Chicago), sont re- présentées philologiquement comme dans l’installation d’origine, pour laquelle Siskind

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avait soigneusement regroupé, séquencé et sélectionné des tirages de différents formats.

9 Plank décrit l’importance de ce projet pour les historiens de la photographie comme de l’architecture. En effet, lorsque Siskind prit la tête de son équipe, il n’existait aucune étude exhaustive des œuvres de Sullivan. Le seul ouvrage novateur, illustré de photographies, était celui d’Hugh Morrison, Louis Sullivan: Prophet of Modern Architecture (1935), qui avait été influencé par l’exposition Modern Architecture: International Exhibition de Philip Johnson et d’Henry-Russell Hitchcock, présentée au MoMA en 19329. Par conséquent, les clichés sélectionnés pour le livre de Morrison (directement assisté par Hitchcock) s’inscrivaient dans le droit fil du « Style international » en présentant l’architecture de Sullivan comme fonctionnelle et moderne, négligeant ainsi l’aspect ornemental de son travail. En 1949, Frank Lloyd Wright contesta la thèse de Morrison dans Genius and the Mobocracy, illustré uniquement de reproductions de dessins de Sullivan, sans aucune photographie10.

10 C’est dans un tel contexte historique qu’œuvra Siskind. S’il n’était pas à proprement parler un photographe d’architecture, son étude de l’architecture influença son vocabulaire esthétique et en particulier son évolution d’une photographie documentaire vers « une expérience de l’image », conçue comme une composition formelle capable de transcender la scène elle-même. Pris dans les années 1930, ses premiers clichés des maisons victoriennes sur Martha’s Vineyard (« Tabernacle City »), de Bucks County, des bâtiments de Pennsylvanie et du quartier de Harlem, ont évolué vers l’abstraction au cours des années 1940, les surfaces des édifices étant transformées en métaphores visuelles, la décoration architecturale ou les graffitis pouvant symboliser un contexte social particulier. Un bref survol de la photographie américaine de cette époque suggère que l’approche de Siskind différait de manière importante de celle de Walker Evans, qui photographiait des demeures vernaculaires en mauvais état, et surtout du projet documentaire de Berenice Abbott sur le travail d’Henry Hobson Richardson, un architecte américain prémoderne très prisé par Hitchcock pour son refus de l’approche ornementale.

11 Les efforts de l’équipe de Siskind pour réhabiliter et préserver la mémoire de Sullivan révèlent par conséquent un aspect de cette architecture qui avait été nié auparavant par les théories architecturales et dans le travail des photographes : l’importance de l’ornement. Pour Siskind, c’est justement cet ornement tridimensionnel qui incarne les idées pédagogiques de l’Institute of Design, en particulier celle d’apprendre à moduler la lumière, considérée si essentielle par Moholy-Nagy lorsqu’il fonda cette école en 1944 et la baptisa le « Nouveau Bauhaus ».

12 Parmi les nombreuses photographies publiées dans Aaron Siskind and Louis Sullivan, Plank distingue deux détails de l’entrepôt Walker à Chicago (1888), un bâtiment sur le point d’être démoli, y voyant la preuve incontestable de la rencontre « magique » entre la vision abstraite de Siskind et les surfaces très ouvragées de Sullivan. Cette transformation photographique du travail ornemental de Sullivan ne découle en effet ni d’une commande ni d’un échange d’idées (comme dans le cas d’Hervé et Le Corbusier), mais de l’interprétation spontanée par le photographe d’une architecture américaine tombée en désuétude. Le cadrage par Sullivan de l’élévation nord de l’édifice, dont la double arche est coupée avant le sommet, rend magistralement la tension de cette structure, qui semble maintenue dans son élan

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vertical par un linteau ouvragé de motifs décoratifs entrelacés. Cette image fut, de manière significative, la plus grande de la séquence choisie par Siskind pour cet édifice.

13 En examinant attentivement cette interprétation générale de l’architecture de Sullivan par Siskind, où la proximité dynamique et physique de bâtiments en tant que structures vieillissantes prévaut sur la vision moderniste de cubes statiques et ancrés dans la modernité, Plank tente d’expliquer pourquoi ce projet exceptionnel est devenu obsolète et pourquoi le livre de Siskind intitulé The Complete Architecture of Adler and Sullivan n’a jamais trouvé d’éditeur. Le projet, devenu trop vaste, souffrait de l’absence d’une structure cohérente semblable à celle de l’exposition de 1954 et du manque de soutien des instances officielles. En effet, le pouvoir institutionnel des deux acteurs majeurs de cette époque, Van der Rohe, directeur du programme d’architecture de l’Illinois Institute of Technology (ITT) de Chicago, et John Szarkowski, auteur du livre de photos intitulé The Idea of Louis Sullivan (1956)11, contribuèrent à l’amnésie croissante vis-à-vis de Siskind. Van der Rohe n’était pas favorable à une étude sur l’ornementation chez Sullivan, et Szarkowski, qui dirigeait le département de photographie du MoMA depuis 1962, usa de son autorité pour saper le projet de Siskind.

Culture visuelle et histoires mineures de la photographie d’architecture

14 Dans une étude bien plus ambitieuse intégrant un large éventail de photographies et de contextes urbains, Mary Woods poursuit avec Beyond the Architect’s Eye un objectif parallèle : intégrer à la « grande histoire » de la photographie d’architecture des aspects moins connus. « Quels sont les risques et les opportunités créés par le fait d’aller au-delà des conventions scopiques de la photographie d’architecture ? […] D’autres types de photographies peuvent-ils stimuler de nouvelles manières de voir ? » 12. Ainsi cet ouvrage traite-t-il de la photographie d’art (à savoir Alfred Stieglitz et la Photo-Secession), du documentaire social (comme celui de Berenice Abbott, de Helen Levitt ou de la Farm Security Administration [FSA]), ou encore de l’imagerie vernaculaire dans les publicités et les cartes postales. La juxtaposition de clichés célèbres avec des documents puisés dans des archives visuelles permet d’apprendre que Fritz Lang connaissait les photographies publicitaires réalisées par les frères Wurts des salles des machines du Woolworth Building (1913) et qu’il s’en inspira probablement pour sa vision de la ville basse de Metropolis (1927) ; ou encore que la fascination de Stieglitz et d’Alvin Coburn pour New York de nuit n’émanait pas uniquement de leurs recherches symbolistes, mais également de leur intérêt pour les effets du nouvel éclairage urbain tel qu’il était montré dans les publicités et les cartes postales de l’époque.

15 L’ouvrage se développe autour de trois grands épisodes de la modernité américaine dans la période comprise entre 1890 et 1950 : New York au début du xxe siècle ; le sud des États-Unis dans les années 1930, et la transformation urbaine et sociale de Miami depuis la Grande dépression. Dans son travail sur les histoires mineures, Woods explore entre autres la question du gender. Elle présente ainsi des auteurs féminins que nous n’identifions pas habituellement avec l’architecture per se, telle que Marion Post Wolcott, dont la photographie couleur pour la FSA d’un « bastringue » en Floride avec des travailleurs afro-américains a été choisie pour la couverture de l’ouvrage. Réfléchissant à la position sociale des femmes photographes (Abbott, Alice Austen,

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Levitt et Wolcott dans le Sud), Woods s’interroge sur leur vulnérabilité dans la rue, ainsi que sur leur identification à la modernité à travers leur intérêt pour les nouveaux bâtiments, la mode et la représentation d’une vie urbaine radicalement différente. Si le cas de Bourke-White – qui loua un appartement dans le Chrysler Building pour pouvoir photographier New York du 61e étage – est bien connu, la juxtaposition de cette histoire avec le portrait de Frida Kahlo devant l’immeuble de la General Electric par Nicholas Murray (1946), ou avec le cliché de mode d’un mannequin devant le nouveau complexe du Rockefeller Center par Louise-Dahl Wolfe (1940), ouvre de nouvelles perspectives pour l’étude de la photographie d’architecture en relation avec la mode, le primitivisme et le vernaculaire (évoqués par les habits traditionnels de Kahlo), et la signification culturelle des gratte-ciel.

16 Woods porte également un regard attentif sur les régions du Sud au sein desquelles la préservation du passé architectural fut longtemps associée à la philanthropie des agents immobiliers et des riches familles, et à la promotion générale d’un tourisme patrimonial. Le succès fulgurant de Frances Benjamin Johnston, occupée à saisir l’architecture en déclin du Sud, des années 1920 jusqu’à sa mort en 1952, est très révélateur des ambitions de cette photographe, et est à mettre en rapport avec les rénovations huppées des demeures de planteurs réalisées à la même époque. La production de Johnston, certes commerciale, témoigne de sa grande intégrité artistique et de ses liens étroits avec les aspirations colonialistes d’individus puissants. Sa nostalgie pour le Vieux Sud reflète la quête, intrinsèque à la culture américaine de son époque, d’un « bon usage des temps anciens », nécessitant la préservation et la restauration des vestiges du passé.

17 Comme le suggère l’examen des revues d’architecture auxquelles collaborèrent Le Corbusier et Hervé, et les livres sur Louis Sullivan, l’étude de la photographie d’architecture prend encore plus de sens lorsqu’elle est intégrée à celle des publications spécialisées de l’époque, à l’exemple des revues Town and Country, House and Garden et Country Life in America, ou des nombreux ouvrages dédiés à l’architecture coloniale et d’avant-guerre (sans oublier les brochures touristiques et le matériel promotionnel immobilier révélateurs de cette culture visuelle). Woods incite d’ailleurs à ouvrir la recherche dans cette direction lorsqu’elle cite les circonstances dans lesquelles le travail de Johnston fut publié (l’étude de Gone with the Wind, numéro spécial de House and Garden, serait, d’après moi, une priorité). Les photographies des travailleurs migrants en Floride de Post Wolcott pour la FSA, par exemple, et les prises de vues de Samuel Gottscho des hôtels balnéaires de Miami (un corpus qui reste encore à étudier) doivent nécessairement être analysées au regard du contexte dans lequel elles furent diffusées. On pourrait effectivement se demander si les archives documentaires de Post Wolcott sur les travailleurs trouvent leur place dans un débat sur la photographie et l’architecture ; or, ce n’est que grâce à la présence de photographies de bâtiments de l’époque du New Deal que cette histoire acquiert toute sa richesse de signification. L’étude photographique de Post Wolcott a fait partie intégrante en effet de la propagande visuelle de Roy Stryker, directeur de la division information de la FSA, qui visait ainsi à médiatiser les problèmes sociaux existants et les remèdes proposés par le New Deal. Stryker s’intéressait non seulement à la représentation de la pauvreté, mais également au tourisme de la nouvelle classe moyenne dans ces régions défavorisées, et Post Wolcott prit donc pour objet de ses photographies ces nouveaux paysages urbains.

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18 La brillante illustration de Gottscho qui compare Miami Beach à un New York tropical rend bien le caractère séduisant et promotionnel des photographies d’architecture qui plaisaient tant à des revues comme Architectural Record et Town and Country – prêchant par là les convertis et les quelques fortunés. Woods ne se fourvoie pas en faisant contraster ces vues commerciales avec les œuvres, marginales mais néanmoins significatives, de Max Waldman, un immigrant roumain de Brooklyn qui effectua en 1947 une étude du « Harlem du Sud », le quartier de Overtown à Miami. Si le sujet de ces photographies n’est clairement pas de l’architecture, leur prise en compte semble tout aussi importante que celle des photographies de Harlem par Helen Levitt ou de la production de Bourke White, qui s’attachait à saisir les centres capitalistes de New York. Tous deux reflètent une nouvelle manière, très riche, de considérer la représentation architecturale comme une partie du paysage culturel.

19 Inclusion est peut-être le terme le plus approprié pour parler de ces études sur la photographie et l’architecture. Ces artistes nous offrent, avec des perspectives et des objectifs différents, une lecture de la photographie qui n’est pas un simple témoignage de l’architecture, mais plutôt des pistes pour déceler les philosophies, les esthétiques et les politiques qui ont contribué à façonner ces images et à les faire exister dans la sphère sociale. Les ouvrages présentés ici relèvent d’une même approche renouvelée du sujet en ce qu’ils considèrent l’importance des éléments contextuels (magazines d’architecture, expositions, livres et supports courants de la culture visuelle) comme autant d’indices permettant de saisir le dialogue complexe qui existe entre photographes, architectes et conservateurs dans la transformation de l’espace par l’image photographique.

NOTES

1. Voir Mike Weaver éd., William Henry Fox Talbot: Selected Texts and Bibliography, Oxford, 1992, p. 50. 2. Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », dans Études photographiques, 1, novembre 1996, mis en ligne le 18 novembre 2002 (http://etudesphotographiques.revues.org/ index99.html) [éd. orig. : « Kleine Geschichte der Photographie », dans Die Literarische Welt, 38, 18 septembre 1931, p. 3-4 ; 39, 25 septembre, p. 3-4 ; 40, 2 octobre 1931, p. 7-8. 3. Beatriz Colomina, La Publicité du privé : de Loos à Le Corbusier, Orléans, 1998 [éd. orig. : Privacy and Publicity: Modern Architecture as Mass Media, Cambridge (MA), 1994] ; Jean-Louis Cohen, « Introduction », dans Le Corbusier, Vers une architecture, Jean-Louis Cohen éd., Paris, (1923) 2007. 4. Thomas Demand, Beatriz Colomina éd., (cat. expo., Londres, Serpentine Gallery, 2006), Munich, 2006. 5. Lucien Hervé, « À propos de la photographie d’architecture », dans Aujourd’hui Art et Architecture, 9, septembre 1956, p. 30 (cité dans Lucien Hervé…, 2005, p. 14).

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6. Siegfried Giedion, Construire en France, en fer, en béton, Paris, 2000 [éd. orig. : Bauen in Frankreich, bauen in Eisen, bauen in Eisenbeton, Leipzig, 1928]. 7. Herzog & de Meuron. Histoire naturelle, Philip Ursprung éd., (cat. expo., Centre canadien d’architecture, 2003), Montréal, 2002. 8. Herzog & de Meuron…, 2002, cité n. 7, p. 67. 9. Modern Architecture: International Exhibition, (cat. expo., New York, Museum of Modern Art, 1932), New York, 1932. 10. Frank Lloyd Wright, Genius and the Mobocracy, New York, 1949. 11. John Szarkowski, The Idea of Louis Sullivan, Minneapolis, 1956. 12. « What are the hazards and opportunities created by moving beyond the scopic conventions of architectural photography? […] Can other kinds of photographs stimulate new ways of seeing? » (WOODS, 2009, p. xxxii).

INDEX

Mots-clés : photographie, architecture, histoire de l'architecture, architecture moderniste, photographie monumentale, photographie d'architecture, photographie documentaire Keywords : photography, architecture, history of architecture, modernist architecture, architectural photography, documentary photography Index géographique : France, États-Unis, New York Index chronologique : 1900

AUTEURS

MARIA ANTONELLA PELIZZARI Hunter College, City University of New York

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Les éditions d’artistes depuis les années 1960 : livres, revues et multiples Artists’ editions since the 1960s: books, journals and multiples

Laurence Corbel

RÉFÉRENCE

Leszek Brogowski, Anne Mœglin-Delcroix éd., Livres d’artistes : l’esprit de réseau, (colloque, Rennes, 2003), numéro spécial de la Nouvelle Revue d’Esthétique, 2, octobre 2008. 160 p., fig. en n. et b. ISBN : 978-2-13-057019-6 ; 30 €. Ulises Carrión, Quant aux livres, On Books, Juan J. Agius éd., Genève, Éditions Héros- Limite, (1997) 2008, édition bilingue. 210 p., ISBN : 978-2-970030-01-0 ; 20 €. Eye on Europe: Prints, Books, & Multiples, 1960 to Now, Deborah Wye, Wendy Weitman éd., (cat. expo., New York, The Museum of Modern Art, 2006-2007), New York, MoMA, 2006. 324 p., 354 fig. en coul., ISBN : 978-0-87070-371-3 ; $65 (48 €). Yves Jolivet éd., Le livre et l’artiste, (colloque, Marseille, 2007), Marseille, Le mot et le reste, 2007. 224 p., fig. en n. et b. ISBN : 978-2-9153-7847-4 ; 19 €. Anne Mœglin-Delcroix éd., Sur le livre d’artiste : articles et écrits de circonstance (1981-2005), Marseille, Le mot et le reste, (2006) 2008. 588 p., fig. en n. et b. ISBN : 2-915378-29-0 ; 29 €. Revues d’artistes. Une sélection, Marie Boivent éd., (cat. expo., Fougères, Galerie des Urbanistes/Rennes, Lendroit Galerie, Cabinet du livre d’artiste, 2008), Fougères, Association Arcade/Paris, Éditions Provisoires/Rennes, Lendroit Galerie, 2008. 264 p., 110 fig. en n. et b. ISBN : 978-2-9517-1047-4 ; 15 €.

1 Les années 1960, qui constituent un tournant dans l’histoire de l’art contemporain, ont vu se développer de nouvelles pratiques et formes artistiques. Parmi celles-ci les multiples, ces œuvres destinées à être produites en plusieurs exemplaires, occupent une place de choix tant par la diversité des techniques et des médiums qu’ils utilisent

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que par les changements qu’ils introduisent du point de vue de la diffusion et de la réception de l’art1. Cette catégorie de multiple, qui répond au processus de dé- spécification de l’art en vigueur à cette période, permet de rassembler et de nommer des objets et des imprimés inclassables si l’on s’en tient aux cadres et typologies traditionnels de l’histoire de l’art.

2 Avec le multiple, il ne s’agit jamais seulement pour les artistes de mettre les possibilités offertes par de nouvelles techniques au service de l’art ; leur projet est aussi d’enrichir les pratiques artistiques et de permettre une diffusion élargie des œuvres. Le multiple participe donc d’une redéfinition de l’art à moins que ce ne soit, pour reprendre l’expression d’Harold Rosenberg, de sa « dé-définition »2, de la transgression des frontières artistiques traditionnelles, du rapprochement de l’art et de la vie – autant de traits caractéristiques des changements qui affectent l’art des années 1960 –, et de la mise en place de nouveaux circuits de diffusion, en marge voire en opposition aux circuits muséaux et marchands traditionnels. Pour Anne Mœglin-Delcroix, spécialiste du livre d’artiste en France, l’appellation même de « livre d’artiste » implique en outre « une redéfinition en vérité très précise de la fonction artistique et une mutation historique du statut de l’artiste : sur fond d’une crise des disciplines artistiques traditionnelles […] se développe une conception quasi expérimentale de la création, qui […] procède par appropriation artistique de moyens non-artistiques » (MŒGLIN-DELCROIX, 2008, p. 82).

3 Si les formes artistiques émergentes des années 1960 telles que l’art de la performance ou de la vidéo ont, dès leur apparition, fait l’objet de nombreuses études, il a fallu attendre presque deux décennies pour que l’art du multiple, notamment les publications d’artistes, suscite l’intérêt des chercheurs. Un tel retard peut s’expliquer par leur diffusion qui, passant souvent par des réseaux parallèles et confidentiels, a pu constituer un obstacle à leur appropriation, mais il est aussi certainement imputable à leur caractère ordinaire et souvent peu attractif. Plusieurs ouvrages récents mettent à la portée d’un public élargi cet aspect de l’histoire de l’art contemporain demeuré jusqu’ici dans le cercle restreint de spécialistes ou d’amateurs, mais dont la complexité et la richesse soulèvent de nombreuses questions et suscitent des dialogues qui engagent autant la théorie de l’art contemporain que sa pratique, voire sa définition.

Multiples multiples

4 Le catalogue publié à l’occasion de l’exposition Eye on Europe: Prints, Books, & Multiples, 1960 to Now, organisée au MoMA entre octobre 2006 et janvier 2007, dresse un large panorama de la manière dont les artistes ont développé la pratique du multiple depuis les années 1960 (Eye on Europe…, 2006). Les commissaires, Deborah Wye et Wendy Weitman, se proposent de faire une synthèse de l’évolution de l’art européen à travers les médiums de l’imprimé, du livre et des multiples, et de mettre en lumière la manière dont ils participent à la constitution de l’esthétique contemporaine. Ce projet, qui revendique la spécificité d’un point de vue américain et même new yorkais sur le sujet, pèche par sa trop grande ambition, qui le conduit à rassembler des œuvres emblématiques d’une « nouvelle sensibilité » (p. 16) mais dont l’esprit diffère parfois radicalement lorsqu’on les examine de près. En effet, le parti pris de cette exposition tend à réduire l’hétérogénéité de cette production. Qu’y a-t-il de commun entre l’œuvre gravée sur linoleum à exemplaire unique de Georg Baselitz (p. 158), la sérigraphie de

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Gerhard Richter éditée à vingt exemplaires (p. 56), le livre d’artiste Sans-Souci de Christian Boltanski publié en 1991 en deux mille exemplaires (p. 98) et les Optimistic Boxes de Robert Filliou en édition illimitée (p. 125) ? Excepté leur appartenance à la catégorie de multiples, ces travaux ont en réalité un statut très différent : les œuvres numérotées et signées, au tirage limité, qui prennent place sur les cimaises des galeries ou des musées sont plus proches du format traditionnel de l’œuvre d’art que de celui des multiples, au tirage illimité, qui ont radicalement transformé les conditions de diffusion et de réception de l’art.

5 À la décharge des commissaires, il faut rappeler que la définition du terme « multiple » est au cœur de nombreuses discussions3. De fait, le catalogue, qui rassemble les travaux de cent dix artistes et collectifs issus de vingt pays, propose des reproductions, toutes en couleurs et de qualité, qui donnent à voir la diversité des multiples tant dans les supports – livres, journaux, revues, cartes postales, objets, stickers, papiers peints, flyers, affiches et éphémeras – que dans les techniques, notamment dans les techniques d’impression utilisées – gravure, lithographie, sérigraphie, offset, photocopie. Mais ce nivellement est peut-être également un effet de l’exposition qui transforme le statut particulier de certains de ces multiples que sont les livres et les revues d’artistes : d’objets à lire, à manipuler, à feuilleter, ils sont réduits, une fois placés sous vitrines, au statut d’objets à voir.

6 L’introduction au catalogue du MoMA présente les six thématiques de l’exposition4, élaborées selon des critères disparates – « mass médiums », « langage », « confrontations », « élan expressionniste », « projets récents », « focus britannique » – et propose également, précédée d’une mise en perspective historique, une analyse intéressante du « monde de l’imprimé » de la seconde moitié du XXe siècle en Europe, notamment du réseau que constituent les lieux d’archivage, les institutions muséales, les librairies, les revues spécialisées et les événements organisés autour de la diffusion de ces pratiques artistiques. Ces réseaux, essentiellement institutionnels et donc dotés de visibilité, diffèrent de ceux plus confidentiels qui échappent aux circuits habituels de l’art. Il est incontestable, comme le disent Deborah Wye et Wendy Weitman, que l’apparition de nouvelles techniques a été un facteur déterminant pour l’émergence et le développement de ces formes artistiques multiples, mais on sait que la rupture ne tient pas tant aux techniques utilisées qu’à l’idée que l’on se fait de l’art et à la volonté de transformer le statut social, politique et économique de celui-ci : elle est avant tout le fait d’artistes qui veulent créer un espace d’expérimentation étranger à toute spéculation commerciale. De ce point de vue, les publications d’artistes ont, parmi les multiples, un statut spécifique en ce qu’elles ont contribué à modifier les manières de faire de l’art et de le diffuser, en contournant le pouvoir des institutions et en luttant contre la marchandisation de l’art.

Les publications d’artistes : un objet de recherche en plein essor

7 Spécifiquement consacrées aux multiples des XXe et XXIe siècles et aux formes particulières de cet art que sont les livres et les revues d’artistes, les publications recensées ici témoignent du dynamisme des recherches et de la volonté de les diffuser au-delà du cercle restreint des collectionneurs, des spécialistes et des acteurs auquel

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elles restent trop souvent cantonnées. Après avoir été longtemps une terra incognita, le livre d’artiste est aujourd’hui un terrain privilégié de recherche en art contemporain.

8 Un des traits remarquables de ce champ est ainsi le décloisonnement entre théorie et pratique. Les chercheurs qui travaillent sur le sujet sont aussi engagés dans l’édition de livres et de revues d’artistes ou dans le commissariat d’exposition, contribuant en effet à sa diffusion. Les travaux de Mœglin-Delcroix témoignent de cette dimension militante qui s’exprime dans la défense d’« une certaine idée du livre d’artiste » (MŒGLIN-DELCROIX, 2008, p. 23) et dans l’organisation de plusieurs expositions dont elle a été la commissaire. Leszek Brogowski, qui dirige une équipe d’accueil à l’université Rennes 2, a fondé en 2000 les éditions Incertain Sens qui développent, avec la publication de livres d’artistes, un programme de recherche autour des questions telles que la fonction critique de l’art, le statut de l’œuvre, la sociologie des échanges, le nouveau rapport du public à l’œuvre, et se proposent de contribuer à la construction d’un réseau d’échanges ou d’information et de coopération internationale5. Dans sa communication au colloque de Marseille, « Voir le livre, voir le jour. Comment j’ai fabriqué et lu certains de ’mes’ livres », Brogowski analyse cette expérience éditoriale comme un « paradigme du travail de recherche » qu’il mène au sujet de l’art (JOLIVET, 2007, p. 154), et souligne le lien étroit entre cet engagement éditorial et son activité d’enseignant et de chercheur. Marie Boivent, dont les recherches portent sur la revue d’artiste depuis les années 1960, est elle aussi éditrice de publications d’artistes6 et commissaire de l’exposition Revues d’artistes. Une sélection organisée en 2008 . Parallèlement, les artistes qui ont fait du livre un médium artistique sont souvent des théoriciens de cette pratique. Quant aux livres. On Books, dont une réédition vient de paraître, rassemble des textes publiés dans les années 1970 d’Ulises Carrión, figure exemplaire de cette articulation de la théorie et de la pratique : artiste, auteur, éditeur de livres d’artistes, libraire et théoricien, Carrión apporte avec ses textes une contribution décisive pour la théorie du livre d’artiste (CARRIÓN, [1997] 2008).

9 Composée de préfaces de catalogues d’exposition ou de catalogues raisonnés et d’articles publiés dans des revues ou des ouvrages collectifs, l’anthologie de Mœglin- Delcroix, Sur le livre d’artiste. Articles et écrits de circonstance (1981-2005), présente des analyses qui prolongent et infléchissent la réflexion qu’elle développa il y a dix ans dans Esthétique du livre d’artiste7. Tout en réaffirmant ses thèses principales, l’auteur, qui précise dans une courte présentation le contexte et les circonstances de la rédaction de chacun des textes, revient sur quelques-unes des analyses proposées dans son livre précédent pour apporter des nuances. Elle rectifie par exemple « une interprétation souvent trop conceptuelle, abstraite, mallarméenne du recours au livre » (MŒGLIN- DELCROIX, 2008, p. 346), et prend en compte la pluralité de ses manifestations repérable dès le début des années 1960. Alors qu’Esthétique du livre d’artiste traitait principalement de la naissance et du développement du livre d’artiste en relation avec les avant-gardes des années 1960 et 1970 en se concentrant sur les pionniers de cette pratique artistique, cette anthologie montre son évolution : certains articles analysent les récentes orientations de la pratique artistique d’une nouvelle génération d’artistes qui utilise le livre comme médium (Claude Closky, Marie-Ange Guilleminot, Pascal Le Coq, Roberto Martinez, Eric Watier), tandis que d’autres essais monographiques traitent d’un artiste en particulier (Maurizio Nannucci, Ian Hamilton Finlay, David Tremlett, etc.), attestant la diversité et l’inventivité des usages de ce support traditionnel qu’est le livre.

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Le livre d’artiste : une identité controversée

10 Une question soulevée par plusieurs des articles publiés dans ces ouvrages est celle des caractéristiques propres aux publications d’artiste : artistes et théoriciens s’attachent ainsi à faire ressortir la spécificité artistique de cette forme d’expression qui est sans commune mesure avec les œuvres d’art traditionnelles du fait de l’apparence souvent banale et du coût modique de cette production. Le livre et l’artiste, publication des actes du colloque organisé à Marseille en mai 2007 et auquel participaient des spécialistes issus d’horizons divers (artistes, éditeurs, responsables de collections spécialisées, universitaires historiens et philosophes de l’art), témoigne non seulement de l’extrême diversité de ce qui est désormais un genre artistique, mais aussi des divergences qui règnent autour de la conception du livre d’artiste et de sa définition. Cet ouvrage met notamment en relief l’opposition entre une approche inscrite dans la continuité de la tradition de fabrication artisanale du livre illustré ou du livre de peintre, présentée dans l’article « Le livre comme creuset » d’Yves Peyré (JOLIVET, 2007, p. 33-68), et une conception qui définit le livre d’artiste, au contraire, comme un imprimé ordinaire. Loin de se réduire à une simple querelle de mots, cette question est centrale aussi bien d’un point de vue théorique que pratique et les enjeux qui sous-tendent ces divergences sont essentiels au regard de la conception que l’on se fait de l’art.

11 Le problème de sa définition constitue ainsi une véritable pierre d’achoppement pour ceux qui ont fait du livre d’artiste leur objet d’étude. Comme le remarque Mœglin- Delcroix, « les étiquettes ne sont pas innocentes et, partant, la question terminologique nullement secondaire » (MŒGLIN-DELCROIX, 2008, p. 81). Si la définition du livre d’artiste est abordée par quasiment tous les théoriciens, c’est parce qu’elle recouvre des enjeux essentiels relatifs à son statut dans le monde de l’art. L’identité du livre d’artiste doit s’imposer contre une tendance répandue à le confondre avec le livre d’art et le livre de bibliophilie. Bien qu’utilisant le même médium que ceux-ci, le livre d’artiste s’en distingue, et s’y oppose même par ses visées politiques, comme l’explique Kate Linker dès 1980 dans « The Artist’s Book as an Alternative Space »8. En effet, le livre d’artiste s’est revendiqué comme une pratique artistique alternative aux modes de diffusion traditionnels de l’art et résistante à sa marchandisation : c’est la récupération institutionnelle et marchande du livre d’artiste qui est ici en jeu. Lutter contre la dilution de la spécificité du livre d’artiste qui est un des symptômes de sa récupération dans les circuits institutionnels de l’art et contre un retour vers une conception plus traditionnelle de l’appropriation du livre par l’art, c’est essayer d’en sauvegarder la force critique. On comprend ainsi que les artistes ne sont pas en reste dans ces débats, comme le montre une des cartes postales réalisées par le fondateur de Coracle Press, Simon Cutts (p. 26), qui invite avec ironie à porter le deuil lors du vernissage de l’exposition A Century of Artists’ Books, présentée au MoMA en 19949, pour protester contre la confusion entre les livres illustrés ou livres de peintres, et les livres d’artistes. Paradoxalement, le succès de l’expression aura contribué à accroître les confusions en élargissant le livre d’artiste à toute espèce de livre où un artiste est intervenu ; d’où la nécessité d’établir des critères qui permettent de distinguer le livre d’artiste d’autres usages du livre dans le domaine artistique (voir CARRIÓN, p. 31-53)10.

12 Il reste qu’en dépit de ces efforts, l’identité du livre d’artiste demeure indécise, comme le montre le bref article de Clive Phillpot, « Booktrek: The Next Frontier » (1990)11. Tout en les distinguant des livres d’artistes de facture artisanale, l’auteur souligne le

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caractère indiscernable de ce qu’il nomme une « littérature grise », signifiant ainsi que ces livres relèvent autant du genre « art » que du genre « livre » (Livres d’artistes…, 2008, p. 20). Phillpot remarque à ce propos que l’assimilation de ces livres à de l’art constitue un frein à l’élargissement à de nouveaux publics et qu’il serait opportun de les annexer à la production littéraire alternative pour qu’elles réalisent vraiment « leur potentiel de forme d’art ’démocratique’ » (p. 19). Au titre des priorités de ces pratiques artistiques se trouve, en effet, le projet d’une diffusion élargie de l’art.

Le réseau : une dimension essentielle des publications d’artistes

13 S’il se situe en marge du monde de l’art, le livre d’artiste ne se revendique pas pour autant comme une pratique en retrait de la sphère sociale. Le numéro 2 de la Nouvelle Revue d’Esthétique, qui traite des liens existant entre le livre d’artiste et le réseau, montre à travers des articles et des documents d’artistes ou de théoriciens que cette insertion de l’art dans le tissu social est au cœur de cette pratique artistique, comme l’illustre le livre d’artiste, Art as Social Environnment, de Maurizio Nannucci12. En effet, ce terme de « réseau » renvoie non pas « à une infrastructure technique mais à un esprit fonctionnant sur le mode de l’affinité qui cimente une communauté géographiquement sans frontière mais numériquement restreinte d’artistes, d’éditeurs, de lecteurs, de bibliothécaires, de critiques, de collectionneurs qui sont parfois les mêmes » (Livres d’artistes…, 2008, p. 7). Ainsi se constituent, dans les espaces laissés vacants par l’institution des réseaux dont Brogowski précise qu’ils « n’ont ni centre, ni limites » (JOLIVET, 2007, p. 169). Le texte en forme de manifeste « Art in Bookform/Book in Artform » de Nannucci13, artiste italien qui défend l’idée d’un art multipliable et portable, sortant de l’espace des musées et des galeries, d’un art qui soit à la fois nulle part et partout, est une illustration de cet esprit de réseau qui a pour principe de s’épanouir sans limites. La critique d’art américaine Kate Linker montre, quant à elle, que le livre d’artiste représente « un espace alternatif absolu » qui fonctionne comme un espace d’exposition, un « espace d’art au-delà de l’espace », grâce notamment à la pratique de l’autoédition et à la mise en place de nouveaux circuits de diffusion : le livre d’artiste opère, selon elle, un double glissement de l’objet vers l’information, de la galerie vers le texte14. La pratique de l’œuvre multiple modifie ainsi les conditions d’accessibilité à l’art : elle élargit le cercle de ses spectateurs, devenus aussi des lecteurs, transforme la nature de l’expérience esthétique (la rencontre avec les œuvres n’a plus seulement lieu dans les espaces traditionnels de l’art que sont le musée et la galerie), et substitue souvent à l’acte créateur solitaire une entreprise collective impliquant plusieurs types de collaboration entre le ou les artistes, l’éditeur, l’imprimeur, le diffuseur, etc.

14 C’est aussi le format de l’exposition que les publications mettent en question, comme le remarque Marie Boivent, commissaire en 2008 de la première exposition en France de cette ampleur consacrée aux revues d’artistes. Elle ne manque pas de souligner dans le catalogue le paradoxe qu’il y a à exposer des revues d’artistes « qui sont mises hors circuit par le principe même de l’exposition » (Revues d’artistes…, 2008, p. 19). Brogowski formulait ce même constat – que l’on pourrait d’ailleurs étendre aux revues d’artistes – de façon plus radicale un an auparavant, affirmant que le livre d’artiste se prête mal à la présentation muséographique : « Un livre que l’on ne peut feuilleter n’est pas un

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livre. Lorsque le livre d’artiste est exposé sous une vitrine comme objet de collection, et à ce titre précieux et intangible, alors peu importe qu’il soit ouvert ou fermé, car, immobilisé sous le verre, il cesse d’être livre et devient son cadavre : un corps sans âme » (JOLIVET, 2007, p. 184). Il y a là une tension certainement indépassable entre les critères institués de l’exposition et les exigences d’accessibilité d’une pratique artistique, tension qui invite à réfléchir à des modalités de présentation plus attentives à la spécificité des livres et des revues d’artistes. Ainsi, c’est la bibliothèque que Brogowski choisit comme alternative à la collection muséale.

15 Les revues d’artistes sont, plus encore que les livres d’artistes, confrontées à la question du réseau par le biais de la diffusion, qui constitue un de leurs éléments déterminants : de même que les livres d’artistes, elles pratiquent souvent, en marge des circuits éditoriaux traditionnels, l’autoédition et l’autodiffusion. Comme l’explique Boivent, « du don à l’achat, du hasard d’une ’rencontre’ à l’attente d’une revue à laquelle on est abonné, la démarche de l’artiste et les conditions de réception du lecteur ne peuvent être les mêmes » (BROGOWSKI, MŒGLIN-DELCROIX, 2008, p. 57). Le catalogue d’exposition Revues d’artistes. Une sélection dirigé par Boivent donne un aperçu, fort bien documenté par des notices ou des entretiens avec les artistes, de l’éventail de pratiques en vigueur dans ce domaine. Cette sélection, qui rend compte de la diversité de ces revues – que de nombreux mouvements artistiques, de à l’art conceptuel en passant par la poésie concrète, ont investi selon des périodicités et des durées variables – montre des pratiques artistiques animées par le désir de travailler collectivement et même de considérer les lecteurs comme un paramètre dans la réalisation de la revue. Ainsi, la revue OXO créée par Pascal Le Coq, à géométrie variable, voit-elle sa forme – pagination, technique, tirage – se rétracter ou se développer au gré du nombre de ses abonnés15. Ce principe, qui réévalue la place du lecteur, permet d’expérimenter un mode de production indépendant « libéré des contraintes financières et relationnelles inhérentes au marché de l’art » (Revues d’artistes…, 2008, p. 58). Dans d’autres cas, il s’agit de s’approprier les codes culturels issus de la presse magazine grand public et de les détourner : la revue File, anagramme de Life, éditée par le collectif canadien General Idea entre 1972 et 1989 et diffusée dans les kiosques à journaux, reprend le format, la typographie et le logo de l’hebdomadaire américain mais lui donne un contenu thématique différent (« Glamour », « Punk ») : « alternative à la presse alternative », cette revue pratique la stratégie d’infiltration des médias et de la culture de masse (Revues d’artistes…, 2008, p. 82-85). Comme les livres d’artistes, ces revues s’approprient les moyens de diffusion de masse pour en faire un contre-usage et s’opposer à leurs effets de massification. Le recours à la reproduction est à la fois « solution artistique et instrument critique » (MŒGLIN-DELCROIX, 2008, p. 177).

16 Quel impact ces publications d’artistes ont-elles sur le monde de l’art ? Phillpot et Linker, qui dressent un bilan de la pratique du livre d’artiste, s’accordent sur le décalage qui existe entre les aspirations et les revendications des artistes et les effets tangibles qui résultent de leur pratique. En dépit des efforts déployés par les artistes pour faire sortir l’art du circuit traditionnel des galeries et malgré leur prix modique qui devait permettre leur diffusion à un large public, les publications d’artistes sont restées dans le cercle restreint des spécialistes, artistes ou collectionneurs. Linker constate ainsi que le manque de distributeurs a limité la circulation des livres d’artistes, les rendant dépendants des galeries ou des musées qu’ils avaient voulu court-circuiter : l’édition en nombre illimité et la pratique de la gratuité ou du prix de

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consommation courante n’a pas permis de s’affranchir du réseau marchand, ni même d’échapper à la spéculation du marché de l’art comme en témoigne la transformation des livres d’artistes rares ou épuisés en objets de valeur.

17 De pratiques marginales qu’elles étaient à leur naissance, les publications d’artistes, autour desquelles se sont peu à peu développés des pôles de diffusion et de recherche, sont devenues un genre artistique à part entière : un paradoxe si l’on rappelle qu’elles visaient à l’origine la destitution de tout genre. Exposées sous vitrine dans les musées, vendues dans les galeries, devenues objets de collections ou de recherches universitaires, elles semblent avoir désormais intégré les institutions alors qu’elles s’étaient affirmées dès leur apparition comme une alternative à celles-ci. Cette situation n’implique pas de facto une institutionnalisation, pas plus d’ailleurs que la diffusion élargie ne signifie qu’elles n’auraient su éviter les écueils d’un art de masse. Bien que les réseaux de diffusion en marge du commerce (associations, petites librairies et galeries engagées, travaux universitaire, etc.) se multiplient, ces pratiques de l’art que sont les livres et les revues d’artistes restent encore mal connues du grand public : on peut espérer que le dynamisme des recherches conduites dans ce domaine contribue à la diffusion des « œuvres » d’un genre nouveau.

NOTES

1. Le Centre national de l’édition et de l’art imprimé (CNEAI), situé sur l’île de Chatou, organise des expositions et produit des œuvres multiples ; ses collections d’éphéméras et de livres d’artistes sont consultables en ligne (http://www.cneai.com). Le Centre des livres d’artistes (http://cdla.info/fr), basé depuis 1994 dans le Limousin à Saint-Yrieix-la-Perche, et le Cabinet du livre d’artiste de Rennes (http://www.sites.univ-rennes2.fr/arts-pratiques-poetiques/incertain- sens/historique_cla.htm) proposent une présentation en ligne de leurs fonds respectifs. Voir également le site http://www.so-multiples.com 2. Harold Rosenberg, La Dé-définition de l’art, Paris, 1992 [éd. orig. : The De-Definition of Art, Chicago, 1983]. 3. À ce sujet, voir Stephen Bury, « Artists’ Multiples, Artists Multiplied », dans Multiplication, Londres, 2001, exposition itinérante initiée par le British Council à Londres à partir de novembre 2001 (disponible sur http://www.so-multiples.com/pdf/article_stephenbury_2.pdf), et Anne Mœglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste (1960-1980), Paris, 1997, p. 121-124 (on annonce pour l’automne 2010 une nouvelle édition de cet ouvrage, épuisé depuis plusieurs années, en coédition par la Bibliothèque nationale de France et Le mot et le reste). 4. Un site interactif présente l’exposition, les textes de présentation de chaque thématique du catalogue ainsi qu’une grande partie des œuvres : http://www.moma.org/interactives/ exhibitions/2006/eyeoneurope/flash.html 5. Un colloque international, « Le livre d’artiste : quel projet pour l’art ? », est organisé avec le laboratoire « L’œuvre et l’image » de l’université Rennes 2 en collaboration avec l’université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, les 18, 19 et 20 mars 2010 à Rennes ; il se propose d’interroger le (ou les) projet(s) de l’art implicite(s) au choix fait par les artistes, depuis bientôt cinquante ans, de produire tout ou une partie de leur œuvre sous forme de livres, de revues, d’inserts ou d’autres imprimés. Il réunira des universitaires, des collectionneurs et des artistes.

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6. Voir le site de la maison d’édition dont elle est co-fondatrice : http:// editionsprovisoires.free.fr. Il s’agit d’éditions non limitées et non numérotées, dont certaines sont proposées en version PDF et imprimables. 7. Mœglin-Delcroix, 1997, cité n. 3. 8. Kate Linker, « The Artist’s Book as an Alternative Space », dans Studio international, 990, 1980, p. 77-79 (traduit dans BROGOWSKI, MŒGLIN-DELCROIX, 2008, p. 13-17). 9. A Century of Artists’Books, Riva Castleman éd., (cat. expo., New York, Museum of Modern Art, 1994-1995), New York, 1995. 10. Mentionnons les écrits de référence de Phillpot, qui a dirigé la bibliothèque du MoMA de 1977 à 1994 après avoir été responsable de la collection de livres d’artiste ; voir en particulier Clive Phillpot « Books, Books Objects, Bookworks, Artists’ Books », dans Artforum, 20/9, mai 1982, p. 77-79, et, plus récemment, In Numbers. Serial Publications By Artists Since 1955, Andrew Roth et al. éd., (cat. expo., New York, X Initiative, 2009-2010), Zurich/New York, 2010. 11. Clive Phillpot, texte paru en introduction au catalogue de vente de la librairie Printed Matter Books by Artists, Spring Catalogue, New York, 1990 (traduit dans BROGOWSKI, MŒGLIN-DELCROIX, 2008, p. 19-20). 12. Maurizio Nannucci, Art as Social Environnment, Lugo, Exit/Amsterdam, Others Books and So, 1978, 250 exemplaires. Pour plus d’informations sur ses éditions et multiples, voir http:// www.maurizionannucci.it 13. Maurizio Nannucci, « Art in Bookform/Book in Artform », publié en anglais et imprimé en capitales annonçant l’exposition d’une sélection de livres d’artistes présentée par Zona Archives ACRL/WESS à Florence, 4-8 avril 1988 (traduit dans BROGOWSKI, MŒGLIN-DELCROIX, 2008, p. 21). 14. Linker, (1980) 2008, cité n. 8. 15. La revue ayant une périodicité fluctuante, un blog (http://revueoxo.blogspot.com) permet de transmettre des informations aux abonnés.

INDEX

Keywords : multiple, artist journal, artist book, art world, social fabric Index géographique : France, États-Unis Mots-clés : multiple, revue d’artiste, livre d’artiste, édition d’artiste, publication d’artiste, monde de l’art, tissu social Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

LAURENCE CORBEL Université Paris I – Panthéon-Sorbonne

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L’art contemporain à l’épreuve de la destruction des Juifs d’Europe Contemporary art after the Holocaust

Nathan Réra

RÉFÉRENCE

Alexandra Fau, « Les Artistes et l’Holocauste », dans Art Absolument, 16, printemps 2006, p. 62-69, fig. en n. et b. et en coul. ISBN : M06192-16 ; 10 €. Mirroring Evil: Nazi Imagery/Recent Art, Norman L. Kleeblatt éd., (cat. expo., New York, Jewish Museum, 2002), New York, The Jewish Museum/New Brunswick (NY), Rutgers University Press, 2002. 164 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 0-8135-2960-3 ; 6,99 €. Jean-Luc Nancy éd., L’Art et la mémoire des camps. Représenter, exterminer, numéro spécial du Genre humain, 36, Paris, Éditions du Seuil, décembre 2001. 144 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 2-02-050915-6 ; 14,48 €. James E. Young, At Memory’s Edge: After-Images of the Holocaust in Contemporary Art and Architecture, New Haven/Londres, Yale University Press, 2000. 248 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 0-300-09413-2 ; 14,90 €.

1 Nombreux sont les artistes (cinéastes, photographes, peintres, sculpteurs, vidéastes) à avoir tenté de représenter la destruction des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale dans leurs œuvres. Bien qu’ayant amorcé une profonde remise en question de la pensée artistique de l’événement, ces tentatives n’en demeurent pas moins inégales, à l’échelle du paysage artistique et culturel mondial. Les historiens de l’art, comparativement aux historiens du cinéma, se sont d’ailleurs intéressés beaucoup plus tardivement aux bouleversements esthétiques entraînés par ces créations. En France, particulièrement, il existe relativement peu d’études en histoire de l’art consacrées au sujet1. L’article « Les Artistes et l’Holocauste » d’Alexandra Fau et L’Art et la mémoire des camps. Représenter, exterminer, numéro spécial du Genre humain dirigé par Jean-Luc Nancy, posent toutefois la question du rapport des artistes à l’extermination des Juifs et à la mémoire des camps. À l’inverse, c’est aux États-Unis, depuis les années 2000, que les

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recherches sur ce sujet se sont le plus développées2. De ces contributions, nous en retiendrons deux, le catalogue Mirroring Evil: Nazi Imagery/Recent Art et At Memory’s Edge: After-Images of the Holocaust in Contemporary Art and Architecture, livre fondateur de James E. Young, tant par les artistes recensés que par les thèmes abordés.

Au seuil de la mémoire : de l’horreur des camps à l’imagerie nazie

2 L’ouvrage de Young est découpé en sept chapitres distincts. Les trois premiers sont consacrés à la bande dessinée – Maus d’Art Spiegelman (1973-1991), récit métaphorique d’un rescapé des camps où les Juifs prennent l’apparence de souris et les nazis de chats –, à la photographie – Mein Kampf de David Levinthal (1994-1996), troublante reconstitution de l’idéologie nazie et de l’extermination des Juifs à partir de petites figurines en plastique ou en plomb – et à l’installation éphémère – les Sites Unseen de Shimon Attie (1991-1996), projections d’images du nazisme et de la déportation dans de grandes villes européennes hantées par la disparition des Juifs. Les quatre chapitres suivants sont exclusivement centrés sur l’architecture et la notion de mémorial, à partir – entre autres – des monuments de Jochen Gerz (la Place du mémorial invisible à Sarrebruck, 1997), de Horst Hoheisel (le « Warm Memorial » à Buchenwald, 1995) ou de Daniel Libeskind (le Musée juif de Berlin, inauguré en 1999)3. Ces chapitres, factuellement exhaustifs et extrêmement bien documentés – de multiples photographies, plans et maquettes des musées et des monuments enrichissent le texte –, nous rappellent que Young avait déjà consacré plusieurs études importantes aux monuments et autres lieux de mémoire en Europe4.

3 Young soulève dans son introduction une question qui trouve de multiples échos dans l’ouvrage même : comment des artistes d’une génération postérieure à la destruction des Juifs d’Europe sont-ils supposés avoir la mémoire d’événements qu’ils n’ont pas directement vécus5 ? À travers les exemples de Spiegelman, de Levinthal et d’Attie, Young entend démontrer que leurs œuvres sont tributaires des photographies et des films qu’ils ont vus, des livres et des témoignages qu’ils ont lus. Il explique ainsi que leur travail de mémoire, c’est-à-dire leur aptitude à pouvoir imaginer ou essayer de représenter plastiquement l’extermination des Juifs, constitue l’objet même de leur mémoire. À cet égard, l’exemple de Maus est significatif : la bande dessinée est construite à partir du récit des camps du propre père de Spiegelman, mais aussi du souvenir que ce dernier en a gardé. Maus s’articule donc autour d’une double perception de l’événement : celle (vécue) du père et celle (imaginée) du fils. Différemment, Mein Kampf de Levinthal se nourrit d’images extraites des films de propagande nazis (Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl, 1934) ou de photographies montrant des exécutions sommaires de Juifs en Ukraine. Quant à Attie, son installation, The Walk of Fame, est une allusion explicite à La Liste de Schindler (Schindler’s List, 1993) de Steven Spielberg (YOUNG, 2000, p. 85-89). L’artiste s’interrogeait sur l’appropriation de la destruction des Juifs d’Europe par Hollywood trois ans seulement après le triomphe du film aux Oscars, réexplorant la mémoire des lieux visités par les touristes. Il installa vingt-quatre images simulées, copies des étoiles des stars d’Hollywood Boulevard, à l’endroit où le cinéaste avait reconstitué l’ancien ghetto juif de Cracovie, baptisé pour l’occasion Ground Zero. Attie télescopait ainsi la mémoire fictionnelle du film avec celle, historique, du lieu même.

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4 Le rapport entre art contemporain et cinéma est davantage étudié dans le catalogue de l’exposition Mirroring Evil: Nazi Imagery/Recent Art. Présentée au Jewish Museum en 2002, cette exposition fut extrêmement controversée en raison des œuvres exposées6. Nombre d’entre elles mettaient en scène Hitler : citons entre autres l’installation de Rudolf Herz, Zugzwang (1995), troublante mise en parallèle de deux portraits d’Hitler et de Marcel Duchamp, signés du même photographe, Heinrich Hoffman. D’autres créations détournaient des images des camps : dans It’s the Real Thing – Self-Portrait at Buchenwald (1993), Alan Schechner insérait son autoportrait en pyjama rayé, brandissant une canette de Coca-Cola, au centre d’une photographie de déportés prise par Margaret Bourke-White. D’autres encore flirtaient avec le kitsch, à l’instar de l’installation LEGO Concentration Camp Set de Zbigniew Libera (1996) qui proposait, comme l’indique son titre, un camp de concentration en LEGOs avec miradors, blocks, latrines, kapos et concentrationnaires. Mentionnons encore les boîtes de Zyklon B griffées « Prada » par Tom Sachs (1998), ou l’installation The Nazis de Piotr Uklanski (1998), série de 166 portraits d’acteurs ayant interprété un rôle de nazi au cinéma7. Publié sous la direction de Norman L. Kleeblatt, ce catalogue propose, en plus d’une analyse de chacune des œuvres évoquées, une série d’essais sur les tentatives de représentation de la destruction des Juifs d’Europe dans l’art contemporain. Ces textes ont principalement pour objectif d’inscrire les œuvres présentées au Jewish Museum dans une chronologie plus vaste, allant des Saturation Paintings de Boris Lurie (1959-1964), collages mêlant des images de concentrationnaires cachectiques à des porn stars aux poses suggestives, aux Occupations d’Anselm Kiefer (1969), série de photographies où l’artiste fait répétitivement le salut hitlérien dans divers lieux publics en Europe, en passant par Hell des frères Dinos et Jake Chapman (2000), visions apocalyptiques de l’extermination qui tiennent autant de la barbarie nazie que des peintures infernales de Pieter Bruegel l’Ancien.

5 Dans son essai intitulé « The Nazi Occupation of the White Cube » (Mirroring Evil…, 2002, p. 3-16), Kleeblatt s’interroge sur de telles images, présentées comme transgressives et ambiguës. Il cherche à démontrer qu’il serait simpliste de voir en ces œuvres une simple célébration de la violence concentrationnaire et du mythe nazi. Il convient de souligner la place qu’occupe le cinéma dans son argumentation. En effet, son analyse des collages de Lurie, des photographies de Levinthal et de Schechner, et des installations de Libera et d’Uklanski les met nécessairement en parallèle avec des films dont la démarche est proche. Il cite notamment deux films majeurs, qui peuvent être vus comme les pendants cinématographiques des installations présentées à l’exposition : Portier de Nuit de Liliana Cavani (Il Portiere di notte, 1974) et Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini (Salò o le 120 giornate di Sodoma, 1976). S’ils ne sont pas à proprement parler des films sur l’extermination des Juifs, ils posent en tout cas, tous les deux, la question de la frontière entre l’assassin et sa victime. Dans le film de Cavani, une jeune juive rescapée des camps entretient une passion charnelle avec l’un de ses anciens tortionnaires ; dans celui de Pasolini, les fascistes de la République de Salò font subir à leurs victimes toutes sortes de sévices, jusqu’à leur faire manger leurs propres excréments. Ce rapport entre violence et sexe, pornographie et scatophilie, est central dans le catalogue, au point parfois de recouvrir le thème initial, comme c’est le cas dans l’essai de Reesa Greenberg, « Playing It Safe ? The Display of Transgressive Art in the Museum » (p. 85-95), où elle ose un parallèle entre Mirroring Evil et l’exposition Sensation qui fit scandale à la Royal Academy of Art de Londres en 19978.

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6 Les œuvres montrées à Mirroring Evil se veulent aussi déstabilisantes, le spectateur éprouvant beaucoup de difficultés à se situer face à celles-ci, paradoxe qui ressort justement de l’introduction de Young, « Looking Into the Mirrors of Evil » (p. XV- XVIII). Le caractère érotique – voire résolument pornographique – des collages d’Elke Krystufek (connue pour ses performances mêlant onanisme et violentes épilations de son sexe) ou de l’installation photographique de Mat Collishaw, Burnt Almonds (où l’artiste reconstitue le suicide d’officiers nazis et de leurs maîtresses, 2000), suscite de multiples questions : s’agit-il ici de la fascination pour le nazisme évoquée par Susan Sontag et Saul Friedlander dans leurs essais9 ? Ces artistes des générations postérieures à la Seconde Guerre mondiale ne sondent-ils pas leurs propres obsessions à l’aune du nazisme et de la destruction des Juifs ? La question, franchement abordée par Young en ouverture du catalogue, est approfondie dans les essais consacrés à chacun des treize artistes exposés10.

7 Différemment d’At Memory’s Edge…, le catalogue de Mirroring Evil… privilégie des œuvres équivoques, qui se débarrassent de l’interdit de la représentation pour dialoguer frontalement avec les images du nazisme et des camps. Au terme de la lecture du catalogue, comme de la visite de l’exposition, une chose interpelle cependant profondément : à aucun moment n’est suggéré cet extraordinaire paradoxe, à savoir que, justement, nous ne possédons aucune image de l’extermination des Juifs dans les chambres à gaz puisque les nazis en ont systématiquement effacé les traces. Bien au contraire, le visiteur – comme le lecteur – endosse parfois le point de vue des nazis, à tel point que la frontière entre l’histoire et la fiction, la réalité et le fantasme s’estompe inévitablement. De plus, ce sont souvent les images du nazisme – dans ce qu’elles ont de plus esthétisant et de plus outrageusement fascinant – qui viennent recouvrir dans un excès de symboles celles faisant allusion à la concentration et l’extermination des Juifs.

8 Comme pour renforcer cette impression, il faut préciser que les deux publications, bien qu’induisant des rapports entre arts plastiques et cinéma, passent sous silence Shoah de Claude Lanzmann (1985), film préférant les visages des rescapés et les lieux de l’extermination, filmés au présent, aux images d’archives comme celles montrées dans Nuit et Brouillard d’Alain Resnais (1956)11. Cette absence est moins évidente chez Young, où le cinéma n’a finalement qu’une place très secondaire, que dans Mirroring Evil…, où les allers et retours entre arts plastiques et cinéma sont constants. Shoah n’est mentionné qu’une seule fois de tout le catalogue (Mirroring Evil…, 2002, p. 55), dans un essai signé par Liza Saltzman, sous-titré « On the Ethics of Representation » (p. 53-64). Il faut réellement s’interroger sur les raisons d’un tel contournement : faut-il y voir une manière d’affirmer un désaccord avec les positions radicalement exprimées par Lanzmann en rapport avec les artistes qui, à l’instar de Spielberg, ont « fictionnalisé » l’événement ? N’est-ce pas là une façon de se poser contre la notion d’« irreprésentable », souvent défendue par le cinéaste au regard des œuvres prenant le parti d’une représentation frontale de l’événement ?12

Théories de l’invisible

9 Cette notion d’« irreprésentable » est justement au cœur de L’Art et la mémoire des camps. Représenter exterminer, numéro 36 de la revue Le Genre humain, réalisé sous la direction de Nancy. Il convient de rappeler que sa parution a eu lieu en France après une violente polémique suscitée par l’exposition Mémoire des camps (2001)13. Lanzmann avait affirmé

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sa très vive opposition aux œuvres montrées dans la troisième section de l’exposition – dans leur grande majorité des photographies des camps, comme celles prises par Michael Kenna –, les taxant d’esthétisme et de fétichisme14. À propos des photographies du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau exhumées par Clément Chéroux pour Mémoire des camps, et dont Georges Didi-Huberman disait qu’elles sont « quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer »15, Lanzmann rétorquait au contraire que ces images ne montrent que des corps qui brûlent à l’extérieur. « Il est aussi écrit que ces photos sont prises depuis l’intérieur d’une chambre à gaz. Rien ne leur permet de l’affirmer. Personne ne sait », disait-il encore16. Par-delà la polémique qui a divisé les uns et les autres sur la probabilité que ces images aient été prises ou non de l’embrasure d’une porte de la chambre à gaz, c’est bel et bien la représentation de ce qui fait la spécificité de l’événement – à savoir la destruction industrielle des Juifs dans les chambres à gaz – que Lanzmann soumet à la question. Car, dans la rhétorique lanzmanienne, s’il n’y a point d’images de l’extermination, comment donc tenter de la « re-présenter » ?

10 D’emblée, dans son texte introductif s’intitulant « La Représentation interdite » (p. 13-39), Nancy revient sur cette notion d’irreprésentable, affirmant qu’il s’agit là d’une « proposition mal déterminée mais insistante », confuse notamment parce qu’elle convoque « l’interdiction biblique de la représentation » (p. 14). Il en conclut que « dire que la représentation de la Shoah est impossible et/ou interdite ne peut pas avoir d’autre sens que l’impossibilité et/ou l’interdiction, soit de ramener la réalité de l’extermination à un bloc massif de présence significative (à une « idole »), comme s’il y avait là encore une signification possible, soit de proposer une réalité sensible, forme ou figure, qui renverrait à une forme intelligible, comme s’il devait y en avoir une » (p. 19). Cette profonde remise en question du débat ici amorcée, et relayée plus loin par les textes de Patrice Loraux (« Les Disparus », p. 41-57) et de Fethi Benslama (« La Représentation et l’impossible », p. 59-80), atteint son point culminant dans l’essai de Jacques Rancière, « S’il y a de l’irreprésentable » (p. 81-102), où le philosophe explique que la question posée par ce titre « n’appelle évidemment pas de réponse par oui ou par non. Elle porte plutôt sur le si : à quelles conditions peut-on alléguer un irreprésentable comme propriété de certains événements et figure de la pensée et lui donner telle ou telle figure spécifique ? » (p. 81). Rancière distingue notamment une double dimension à cette notion d’irreprésentable : premièrement, le fait que différents régimes de pensée de l’art se percutent (présence/absence, sensible/intelligible, monstration/ signification) et, en second lieu, le fait que l’art n’est pas reconnu comme tel, donc que seuls différents types d’imitations, d’images, sont pris en compte. Pour Rancière, l’imbrication de ces deux logiques a pour effet pervers de transformer des problèmes liés au réglage de la distance représentative en des problèmes d’impossibilité de la représentation.

11 Le film Shoah intervient à plusieurs reprises dans le livre, particulièrement dans le texte de Rancière. Le philosophe ne reprend pas les déclarations de Lanzmann qui firent l’objet de plusieurs controverses (notamment avec Jean-Luc Godard), mais s’en tient uniquement au film, à l’œuvre. Pour montrer que Shoah ne pose finalement que « des problèmes d’irreprésentabilité relative », avant d’en conclure qu’il « n’y a pas de propriété de l’événement qui interdise la représentation, qui interdise l’art, au sens même de l’artifice. Il n’y a pas d’irreprésentable comme propriété de l’événement. Il y a seulement des choix » (p. 96). Au nombre de ces choix, Rancière évoque le fait de conjuguer l’œuvre au présent plutôt qu’au passé, de privilégier un « suspens des

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causes » plutôt qu’une représentation choc de la violence. Il est donc nécessaire de réexaminer les œuvres présentées à Mirroring Evil à l’aune du texte de Rancière, non pas en brandissant ce redoutable argument de l’« irreprésentable », mais en se demandant quel peut être l’apport de telles œuvres face au néant de Birkenau. Car si Nancy cite bien Portier de Nuit, La Vie est belle de Roberto Benigni (La Vita è bella, 1998) ou l’installation de Libera justement montrée à Mirroring Evil, il serait nécessaire d’engager une réelle confrontation entre ces propositions artistiques et les grandes œuvres de l’absence évoquées ailleurs dans son ouvrage. Le choix des artistes rassemblés par Nancy est très évocateur, puisqu’il s’agit exclusivement de plasticiens qui n’ont pas tenté de « re-présenter » l’horreur, mais au contraire de scruter les lieux dans lesquels elle s’est inscrite : Yves Rozet, auteur d’une série de prises de vues de divers « lieux de mémoire, de traces et d’oubli » (Auschwitz-Birkenau, Belzec, Lvov, Rawa et Ruska), Emmanuel Saulnier, créateur du Mémorial de la Résistance à Vassieux-en-Vercors (1994), Jean-Marc Cerino, auteur de peintures à la cire sur toile à l’aveuglante blancheur, et Dror Endeweld, dont les installations sondent l’éthique et l’esthétique, le temps et le lieu. Leurs textes qui closent l’ouvrage résonnent comme autant de propositions théoriques et esthétiques sur l’absence de traces et l’évanouissement de la mémoire.

12 D’autres artistes sont à placer dans la continuité de ceux évoqués à la fin de L’Art et la mémoire des camps : citons Michal Rovner, Rachel Whiteread, Natacha Nisic et Zofia Lipecka. Dans son article « Les artistes et l’Holocauste », paru en 2006 dans la revue Art Absolument, Fau proposait de les rassembler, analysant conjointement leurs œuvres avec celles de Gerz et de Christian Boltanski, autour de thématiques liées à la disparition, au refoulé, à l’invisible et au refus du drame. Si Young faisait déjà référence, dans son chapitre consacré aux monuments mémoriels (YOUNG, 2000, p. 90-119), au Mémorial de l’Holocauste de Whiteread (2000) visible sur la Judenplatz de Vienne, à la forme monolithique si particulière, la mention des œuvres de Michal Rovner, de Nisic et de Lipecka est inédite. Les trois artistes ont ceci en commun qu’elles ont réalisé des installations vidéo : Rovner a conçu un montage vidéo pour Yad Vashem à Jérusalem avant d’en réaliser deux autres, Time Left (2002) et Fields of Fire (2005), qui évoquent inconsciemment la déportation et l’extermination des Juifs. Nisic a filmé la porte de Birkenau pour l’exposition permanente du Mémorial de la Shoah à Paris (2005) – un mouvement de transtrave (travelling compensé) donne au spectateur la sensation d’être happé autant que repoussé –, avant de concevoir l’exposition Effroi au Musée Zadkine, à partir de photographies, de films et d’enregistrements sonores des environs de Birkenau17. Enfin, Lipecka a élaboré une installation vidéo après la lecture du livre de Jan T. Gross, Les Voisins (Paris, 2002, pour l’édition française), qu’elle a intitulée Après Jedwabne (2003) en souvenir du massacre des Juifs perpétré dans ce bourg par des Polonais le 10 juillet 1941 et occulté pendant des années par la population polonaise. L’installation, constituée d’immenses écrans où sont projetés les visages de gens filmés pendant l’écoute du témoignage de Szmul Wasersztajn18, ainsi que de grands miroirs qui les démultiplient tout en incluant le spectateur dans le dispositif, invite au recueillement et à la réflexion19. Chaque année, Lipecka réalise également une peinture de Treblinka, à partir d’une photographie qu’elle prend de l’entrée du village, dans un style hyperréaliste. À la lumière du texte de Rancière, ces œuvres semblent prendre tout leur sens, justement parce qu’elles invoquent des choix plutôt que des interdits : le choix, dans le cas de Nisic, de préférer les images des lieux de l’extermination, dans ce qu’elles ont de plus paradoxal (le petit bois de bouleaux à Birkenau, filmé et

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photographié un paisible matin de début de printemps), aux témoignages des rescapés ; le choix de Lipecka de montrer des visages actuels et universels, plutôt qu’uniquement des visages de rescapés ; enfin, le choix fait par Rovner de prendre le parti de l’abstraction dans Fields of Fire, suggérant ainsi de manière enfouie le spectre des fours crématoires. À défaut d’être un peu trop succinct, l’article de Fau a le mérite d’offrir une visibilité à ces trois artistes majeures dont les travaux constituent un tournant dans l’histoire des œuvres évoquant la destruction des Juifs d’Europe.

Les images en question

13 Il faut enfin logiquement s’intéresser à la place qu’occupent les illustrations dans chacune de ces publications, tant les textes qui viennent d’être évoqués interrogent la place même de l’image et ses possibilités. At Memory’s Edge…, comme Mirroring Evil…, sont richement illustrés, les images dialoguant sans cesse avec le texte. Dans l’ouvrage de Young, on retrouve ainsi reproduites plusieurs planches de Maus, certaines photographies de la série Mein Kampf de Levinthal, de nombreux clichés des installations d’Attie, ainsi qu’un panel extrêmement complet des mémoriaux en Europe. Mirroring Evil… est tout aussi abondamment illustré, un cahier central étant cette fois-ci entièrement réservé aux œuvres exposées au Jewish Museum, reproduites en couleur et dans de grands formats. Les illustrations qui jalonnent les essais, uniquement en noir et blanc, sont encore nombreuses : on retrouve ainsi les œuvres de Boltanski, Ram Katzir, Marcus Harvey et, reproduites en pleines pages, celles de Lurie, de Robert Morris et des frères Chapman, le tout agrémenté de photogrammes des films cités. À l’inverse d’At Memory’s Edge…, le catalogue dirigé par Kleeblatt suscite le malaise, en partie à cause de cette co-présence d’images du nazisme, d’images sexuelles et d’images des camps. C’est probablement là que réside tout le propos de l’exposition, mais aussi toute son ambiguïté : jusqu’où montrer de telles images, et surtout comment le faire ?

14 Nancy a choisi une solution radicalement opposée : ne pas « illustrer » le texte par une quelconque image20. Toutes les images de L’Art et la mémoire des camps sont reléguées en fin d’ouvrage, entre les textes d’Emmanuel Saulnier et de Jean-Marc Cerino, dans un cahier hors texte à l’élégant papier glacé. Bien qu’au centre des essais de Nancy, de Rancière et de Benslama, on ne trouve ici aucune image à proprement parler des camps et de l’extermination. Les œuvres reproduites interrogent plutôt l’absence de représentation, comme c’est d’ailleurs le cas dans l’article de Fau. S’il ne s’agit nullement de dire qui de Nancy ou de Kleeblatt a raison – ou tort –, force est de constater que nous sommes en présence de deux démarches radicales, qui semblent dessiner une frontière infranchissable entre les tenants de l’irreprésentable et leurs détracteurs. Au risque, parfois, de réduire le sujet à la simple surenchère des images, ou au contraire à leur apparent mutisme. À n’en pas douter, la destruction des Juifs d’Europe, parce qu’elle est un événement sans précédent dans l’histoire humaine, nécessite une finesse toute particulière lorsqu’il s’agit de montrer des images qui osent la représentation frontale.

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NOTES

1. En revanche, il existe de nombreuses monographies d’artistes dans lesquelles on peut trouver des chapitres consacrés à leurs œuvres qui traitent de la destruction des Juifs. Voir, à titre d’exemple, à propos de Boltanski : Ralf Beil éd., Time, Ostfildern, 2006 ; à propos d’Anselm Kiefer : Lisa Saltzman, Anselm Kiefer and Art After Auschwitz, Cambridge, 1998, et Daniel Arasse, Anselm Kiefer, Paris, 2007. 2. En l’espace de quatre années, plusieurs ouvrages importants ont été publiés Outre-Atlantique. S’ils ne sont pas tous recensés ici, il faut néanmoins mentionner Dora Apel, Memory Effects: the Holocaust and the Art of Secondary Witnessing, New Brunswick (NJ), 2002 ; Shelley Hornstein, Florence Jacobowitz éd., Image and Remembrance: Representation and the Holocaust, Bloomington/ Indianapolis, 2003 ; Shelley Hornstein, Laura Levitt, Laurence J. Silberstein éd., Impossible Images: Contemporary Art After the Holocaust, New York/Londres, 2003. 3. Daniel Libeskind signa d’ailleurs le texte « Trauma » (dans Hornstein, Jacobowitz, 2003, cité n. 2, p. 43-58), dans lequel il revient sur son travail pour le Musée juif de Berlin. 4. Voir, par exemple, James E. Young, The Texture of Memory: Holocaust Memorials and Meaning, New Haven/Londres, 1994. 5. Cette problématique a été reprise et approfondie dans Apel, 2002, cité n. 2. 6. Voir à ce sujet Lisa Saltzman, « Readymade Redux: Once more the Jewish Museum », dans Grey Room, 9, automne 2002, p. 90-104. 7. L’œuvre de Piotr Uklanski est aujourd’hui visible à l’exposition permanente du Palazzo Grassi à Venise. 8. Sensation présentait des œuvres de la collection Charles Saatchi. Elle fit scandale à cause de la co-présence du sacré et du trivial, voire de l’obscène : Myra de Marcus Harvey (portrait de la serial killer Myra Hindley), The Holy Virgin Mary de Chris Ofili, les installations de Dinos et Jake Chapman ou de Damien Hirst… Ont également participé à cette exposition Christine Borland et Mat Collishaw, dont les œuvres furent exposées à Mirroring Evil. Voir le catalogue de l’exposition, Sensation: Young British Artists from the Saatchi Collection, (cat. expo., Londres, Royal Academy of the Arts, 1997), Londres, 1997. 9. Susan Sontag, « Fascinating Fascism », dans Under the Sign of Saturn, New York, 1980, p. 73-105 ; Saul Friedlander, Reflections of Nazism: an Essay on Kitsch and Death, New York, 1982. 10. Ont également été exposés à Mirroring Evil Boaz Arad, Mischa Kuball, Roee Rosen, Alain Séchas et Maciej Toporowicz. 11. Shoah occupe cependant une place plus importante dans Hornstein, Jacobowitz, 2003, cité n. 2, l’essai introductif de Florence Jacobowitz s’intitulant « Shoah as Cinema » (p. 7-21). 12. Sur le film de Spielberg, voir Claude Lanzmann, « À propos de La Liste de Schindler, dernier film de Spielberg. Holocauste, la représentation impossible », dans Le Monde, 3 mars 1994, p. VII. 13. Mémoire des camps : photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), Clément Cheroux éd., (cat. expo., Paris, Hôtel de Sully, 2001), Paris, 2001. 14. Michel Guerrin, « La Question n’est pas celle du document, mais de la vérité », entretien avec Claude Lanzmann, dans Le Monde, 19 janvier 2001, p. 29. 15. Voir Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, 2003, p. 11-28. 16. Guerrin, 2001, cité n. 14. 17. Natacha Nisic : Effroi, (cat. expo., Paris, Musée Zadkine, 2005), Paris, 2005. Voir aussi « Spectre », entretien avec Natacha Nisic, dans Nathan Réra, De Paris à Drancy ou les possibilités de l’Art après Auschwitz, Pertuis, 2009, p. 57-72. 18. Szmul Wasersztajn, témoin de l’extermination des Juifs de Jedwabne, raconta ce qu’il avait vu devant la Commission d’histoire juive de Białystok en avril 1945.

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19. Zofia Lipecka : Après Jedwabne, Hanna Wróblewska éd., (cat. expo., Varsovie, Zachęta Narodowa Galeria Sztuki, 2008), Varsovie, 2008. Voir aussi « L’Art comme lieu de recueillement », entretien avec Zofia Lipecka, dans Réra, 2009, cité n. 17, p. 73-84. 20. À titre d’exemple, c’est encore le parti pris choisi par Jean-Michel Frodon pour le livre collectif dont il a dirigé la publication : Le Cinéma et la Shoah. Un art à l’épreuve de la tragédie du 20e siècle, Paris, 2007. Les images sont visibles en fin d’ouvrage, dans la section « Ressources », sous la rubrique « Images référentes ». Frodon introduit cette section en expliquant : « L’interrogation et l’inquiétude quant au rôle et au statut des images courent tout au long des pages de ce livre. Il nous a dès lors semblé impossible de l’illustrer, au sens habituel de ce mot » (p. 247).

INDEX

Keywords : Holocaust, Second World War, genocide of the Jewish people, memorial, memory, Nazism, concentration camp, unrepresentability Index géographique : Allemagne, Pologne Mots-clés : Holocauste, Seconde Guerre mondiale, extermination des Juifs, mémorial, mémoire, nazisme, camp de concentration, irreprésentabilité Index chronologique : 1900

AUTEURS

NATHAN RÉRA Université de Provence Aix-Marseille I

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Choix de publications Selected readings

1 – Anne CARTIER-BRESSON éd., Le vocabulaire technique de la photographie, Paris/Marval, Paris-musées, 2008.

La photographie permet, certes, d’élaborer des images artistiques ou des œuvres d’art (entre autres), mais c’est avant tout une technique spécifique qui confère aux images des caractéristiques différentielles. Voici l’ouvrage de référence en la matière, qui permet de tout comprendre et de trouver des repères dans la jungle des procédures [M. Frizot].

2 – Xavier DU CREST, De Paris à Istanbul, 1851-1949. Un siècle de relations artistiques entre la France et la Turquie, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2009.

L’intensification des relations artistiques entre la France et la Turquie qui ont suivi la promulgation de réformes inaugurant une ère de modernisation dans l’Empire ottoman à partir 1839 (connue sous le nom des Tanzimat) constitue le sujet de cet ouvrage. Couvrant l’Empire puis la République, l’étude s’achève sur la fin des années 1940, une période que l’auteur qualifie comme « les dernières années françaises ». Un certain nombre d’acteurs, certains mieux connus, d’autres plus obscurs, sont présentés au regard du rôle qu’ils ont joué sur la scène artistique d’Istanbul, notamment Pierre Désiré Gillemet, qui a peint le portrait du Sultan Abdülaziz (1866) ; André Joubin, qui a travaillé dans les années 1890 au nouveau Musée Impérial sous la direction d’Osman Hamdi Bey ; Régie Delbeuf, qui a introduit la critique de l’art française au sein de la capitale ottomane via le périodique Stamboul ; et le moderniste Léopold Lévy, qui a enseigné à l’Académie des beaux-arts d’Istanbul. Si ce livre, minutieusement documenté et rédigé avec soin, apporte un regard sans précédent sur les contributions françaises à la scène turco-ottomane, sa vision reste unilatérale, puisqu’il ne s’intéresse pas à ce qu’Istanbul a pu apporter à Paris. Plus largement, De Paris à Istanbul est

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représentatif de la nouvelle vague anti-Edward Saidian, qui semble avoir trouvé un écho retentissant en France trente ans après la publication d’Orientalism [Z. Çelik].

3 – Endless Forms. Charles Darwin, Natural Science and the Visual Arts, Diana Donald, Jane Munro éd., (cat. expo., New Haven, Yale Center for British Art/Cambridge, Fitzwilliam Museum, 2009), Cambridge, Fitzwilliam Museum/New Haven, Yale Center for British Art/Londres, Yale University Press, 2009.

Cet ouvrage est plus un livre qu’un catalogue d’exposition. Il présente, sous la forme d’un puzzle historique, évolutif et dynamique, plutôt que celle d’un inventaire statique de cabinet de curiosités – comme on aurait pu s’y attendre –, l’influence, en général insoupçonnée, des théories darwinniennes, sur les productions artistiques de la fin du XIXe-début XXe siècle, par la prise en compte de la nature, des animaux, et des hommes. Il s’interroge notamment sur l’origine de questionnements artistiques, tels que « D’où venons-nous, où allons-nous ? » [M. Frizot].

4 – Roberto GARGIANI éd., La colonne. Nouvelle histoire de la construction, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008.

La colonne, qui transforme un problème de structure en un enjeu esthétique, peut être prise comme la métaphore de l’architecture, qui change une réalité contingente en une entreprise créatrice. À travers près d’une cinquantaine de textes concernant toutes les périodes de la civilisation occidentale, l’ouvrage interroge les réalités techniques et structurelles d’un élément souvent considéré seulement du point de vue artistique [J.- Ph. Garric].

5 – Alfred GELL, L’art et ses agents, une théorie anthropologique, Dijon, Les Presses du réel, 2009 [éd. orig. Art and Agency. An Anthropological Theory, Oxford, Oxford University Press, 1998].

Ce livre, achevé par l’anthropologue britannique Alfred Gell quelques jours avant sa mort prématurée, à 51 ans, en 1996, a déjà donné lieu à de nombreux commentaires, à la mesure de son ambition qui consiste à proposer une théorie anthropologique globale des arts visuels, embrassant notamment au sein d’une même approche les arts occidentaux et non-occidentaux. Cette théorie repose sur une définition phénoménologique de l’anthropologie – « l’étude des relations sociales autour des objets qui médiatisent l’intentionnalité sociale » – et sur une définition de l’art à partir de la notion d’agency (ici traduit par « agentivité ») : l’art est défini comme un réseau d’« indices » (souvent des artefacts, mais pas nécessairement) dont les référents sont de trois ordres : ces indices sont en effet constitués de strates de sens, renvoyant simultanément à des « producteurs », à des « destinataires » et à des « prototypes » (ce

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qui est représenté, figurativement ou non, par l’indice). La mise en œuvre de ce système d’indices procède d’un ensemble d’intentions et d’actions visant à modifier l’équilibre social, ensemble qui est l’objet d’étude de l’anthropologue de l’art. Sans entrer dans le détail des analyses qui s’ensuivent, il convient de souligner que cette approche inclut une théorie du décoratif et de l’ornement non figuratif (chapitre VI, « La Critique de l’indice »), aux termes de laquelle l’intentionnalité de l’art décoratif est identifiée dans la mise en œuvre d’un écart irréductible entre la compréhension intellectuelle d’un principe formel et sa perception directe : l’esprit aura beau maîtriser parfaitement ce principe, cette maîtrise ne se transférera jamais clairement et distinctement dans le regard. Cette capacité de « résistance cognitive », fondée sur un attrait fondamental pour la complexité, l’ambiguïté et l’infinie diversité, a souvent une fonction apotropaïque : on cherche à bloquer les forces malignes dans un piège perceptif, on les enferme dans un labyrinthe visuel. Plus généralement, tout art décoratif aurait pour but de ralentir à l’infini la fusion entre intellection et perception d’une forme, établissant ainsi un « échange inachevé », en tant que tel producteur de sens : « on ne possède jamais complètement un objet décoré, on ne cesse de se l’approprier » (p. 100) [R. Labrusse].

6 – Yves LAISSUS, Description de l’Égypte. Une aventure humaine et éditoriale, Paris, Réunion des musées nationaux, 2009.

Après le très abondant catalogue de la récente exposition de l’Institut du monde arabe et du Musée des beaux-arts d’Arras sur l’expédition de Bonaparte en Égypte en 1798 (Bonaparte et l’Égypte. Feu et lumières, Jean-Marcel Humbert éd., Paris, 2008), ce livre- catalogue coïncide avec l’exposition plus modeste organisée sous le dôme des Invalides pour commémorer le bicentenaire du début de la publication de la Description de l’Égypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’armée française, fruit des travaux des quelque 160 civils embarqués avec Bonaparte pour constituer la Commission des sciences et des arts, puis l’Institut d’Égypte, actif entre l’été 1798 et le départ définitif des Français en septembre 1801. Cette gigantesque publication (9 volumes de texte, 10 volumes d’illustrations, 43 auteurs, un peu plus de 300 graveurs) s’est étendue jusqu’en 1829 : coordonnée par le polytechnicien et géographe Edme François Jomard, divisée en trois parties (« Antiquités », « État moderne », « Histoire naturelle »), elle appartient à la fois à l’histoire du livre, à l’histoire de l’égyptologie, à l’histoire de l’orientalisme et à l’histoire des sciences. Son influence sur les représentations européennes de l’Égypte au XIXe siècle autant que sur les relations franco-égyptiennes pourrait difficilement être sous-estimée. Le présent catalogue, constitué d’une introduction historique et d’un choix de reproductions dotées de notices très détaillées, en donne un aperçu très précis. On constate en particulier combien le corpus des formes ornementales à la disposition des décorateurs occidentaux s’est trouvé d’un coup enrichi tant par les modèles venus de l’Égypte ancienne que par ceux, islamiques, qui apparaissent dans les vues du Caire ou les représentations de « costumes et portraits » égyptiens contemporains [R. Labrusse].

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7 – Bertrand LAVÉDRINE, Jean-Paul GANDOLFO, L’autochrome Lumière : secrets d’atelier et défis industriels, (Collection Archéologie et histoire de l’art, 29), Paris, CTHS, 2009.

La production des photographies couleur par le procédé autochrome (le premier qui ait connu un succès commercial à partir de 1907) était connue par des images (notamment la collection Albert Kahn), mais il manquait une étude technique sérieuse. Elle nous est offerte dans cet ouvrage par les deux spécialistes de la question [M. Frizot].

8 – Herbert MOLDERINGS, Gregor WEDEKIND éd, L’évidence photographique. La conception positiviste de la photographie en question, (colloque, Paris, 2006), Éditions de la maison des sciences de l’homme, Paris, 2009.

Cette publication fait suite au colloque « Photographie : image ou reproduction ? », organisé par Herbert Molderings au Centre allemand d’histoire de l’art à Paris. L’ouvrage regroupe 14 essais autour de la construction du concept d’évidence photographique, en opposition à des conceptions esthétiques et artistiques. Les notions de subjectivité, de trace, de reproduction et de photoconceptualisme sont analysées, et les œuvres ou opinions de Géricault, Delacroix, Rodin, Andreas Gursky, Jochen Gerz, Bernhard Blume, plus particulièrement sollicitées [M. Frizot].

9 – Looking In: Robert Frank’s ‘The Americans’, Sarah Greenough éd, (cat. expo., Washington, National Gallery of Art/San Francisco, Museum of Modern Art/New York, Metropolitan Museum of Art, 2009-2010), Washington, National Gallery of Art/Steidl, 2009.

La somme sur le livre « mythique » de Robert Frank, publié en 1958 par Delpire à Paris et en 1959 par Grove Press, est proposée ici par l’institution qui possède le matériel original. Cette même édition augmentée (Expanded Edition) contient toutes les planches- contact réalisées par Frank pour Les Américains. Une publication unanimement louée comme un modèle éditorial [M. Frizot].

10 – Céleste OLALQUIAGA, Royaume de l’artifice. L’émergence du kitsch au XIXe siècle, Lyon, Fage éditions, 2008 [éd. orig. The Artificial Kingdom. A Treasury of the Kitsch Experience, New York, Pantheon Books, 1998].

Ce livre élégant, marqué par une forte empathie avec son sujet, vaut avant tout par ses formulations intuitives de la modernité occidentale, dans le sillage de Walter Benjamin, et par le rassemblement d’une fascinante constellation d’exemples pour illustrer la mélancolie propre à un XIXe siècle hanté par la perte de l’aura dans les objets manufacturés. Cette mélancolie se nourrit de formes bien particulières de pulsions scopiques, tournées vers des mondes miniatures – vitrines des passages parisiens ou des palais d’expositions universelles, collections d’objets entassés dans des cabinets,

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serres miniatures pour fougères, presse-papiers de verre, et surtout les aquariums, grande passion du XIXe siècle charriant avec elle tout un réseau de fantasmes aquatiques et de récits emblématiques d’un sentiment de perte, de deuil, de séparation (l’Atlantide, le Nautilus du capitaine Nemo, les navires naufragés, les sirènes, etc.). Pour se distinguer de la notion benjaminienne de « kitsch onirique » autant que de la critique générale de Hermann Broch à l’encontre du kitsch comme pur règne des apparences, l’auteur propose une nouvelle catégorisation de ce terme né en Allemagne vers 1850 (peut-être de verkitschen, « fabriquer et vendre à bas prix ») : elle isole d’une part le « kitsch nostalgique », qui abolit la conscience du présent au profit d’une fuite univoque dans un passé rêvé, sur le mode purement symbolique, et, d’autre part, le « kitsch mélancolique », qui garde présente la conscience de l’irréductibilité de la perte au cœur même de son expérience de projection fantasmatique. Ce kitsch mélancolique est le plus riche de sens : il ressortit au domaine de l’allégorie (au sens de Benjamin), est fondamentalement dialectique, déchiré entre rêve et réalité, entre fantasme et conscience critique, entre quête inconsolable de l’aura et contemplation fascinée de ses « débris ». Il incarne une épreuve approfondie du deuil et de la mort, qui est la face cachée de la modernité. La prolifération ornementale de l’ère victorienne entre dans le cadre de ces analyses : l’ornement n’y est plus « un élément décoratif de l’objet mais son essence même » ; sa démultiplication anarchique, étouffante, claustrophobique est comme l’emblème d’une situation existentielle où la mémoire elle-même est vidée de sa substance, projetée et figée dans des « objets-souvenirs » et réduite ainsi à une fonction ornementale, où l’accumulation matérielle ne fait qu’accentuer la conscience de la catastrophe [R. Labrusse].

11 – Nabila OULEBSIR, Mercedes VOLAIT éd., L’Orientalisme architectural entre imaginaires et savoirs, Paris, CNRS/Picard, 2009.

Rassemblant une quinzaine d’études françaises et étrangères, issues d’un colloque international organisé à l’INHA en 2006, ce volume revendique « une posture qu’on pourrait qualifier de ‘post-saidienne’, à la fois informée des critiques portées à l’orientalisme et désireuse de poursuivre l’analyse au-delà », selon ses deux responsables, spécialistes reconnues de l’histoire du patrimoine en Algérie (Nabila Oulebsir) et en Égypte (Mercedes Volait). De fait, le livre associe des contributions situées dans le sillage de la déconstruction du « système » orientaliste par Edward Said (Orientalism, 1978) et des recherches plus strictement positivistes, pour explorer un champ encore insuffisamment défriché, celui de l’inspiration tirée des arts de l’Islam, dans l’architecture occidentale au XIXe siècle. Quelques incursions en amont, vers le XVIIIe siècle, et en aval, vers le XXe siècle, complètent l’ensemble, qui se signale par sa richesse et sa variété, d’un point de vue tant factuel que méthodologique. Un des principaux apports du livre est de mettre clairement en lumière l’écart entre le développement du savoir sur l’architecture de l’Islam et ses applications concrètes. Autant ce savoir fut précoce, dès le début du XIXe siècle, et assez largement diffusé, contribuant à forger l’idée d’art islamique et provoquant des prises de conscience patrimoniales, autant l’architecture dite orientaliste s’est largement maintenue dans la reprise de quelques modèles canoniques et dans le collage éclectique d’éléments propres à satisfaire les fantasmes attachés aux clichés contemporains sur l’Orient. Il

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convient d’ajouter que ce volume éclaire à nouveau le lien indissoluble entre pensée architecturale et théories de l’ornement au XIXe siècle : l’orientalisme y apparaît en effet déchiré entre le désir de bâtir un théâtre de l’Orient fantasmagorique et la volonté de construire une théorie rationnelle de la forme ornementale, libérée des pièges de l’éclectisme [R. Labrusse].

12 – Despina STRATIGAKOS, A Women’s Berlin: Building the Modern City, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2008.

Dans ce livre important, Stratigakos écrit l’histoire d’une ville « oubliée », celle de Berlin à la fin du XIXe et du début du XXe siècle, lorsque la relation de la femme à la ville fut radicalement refondue. Les femmes ont pris possession de ce Berlin d’avant-guerre : en tant qu’architectes, décoratrices et mécènes, elles en ont modifié le tissu urbain ; en tant que journalistes, activistes politiques et réformatrices sociales, elles en ont redéfini les espaces de manière inédite. Corsant le propos avec des références aux rapports de classes, à l’identité nationale et à l’impérialisme allemand, l’auteur étudie les nouveaux réseaux institutionnels, les espaces publics et les projets monumentaux tout en soulignant la présence visible des femmes dans la ville. Stratigakos réélabore le plan de la ville en entrelaçant ses transformations concrètes avec les rêves de constructions qu’elle suscite, des clubs de femme, des centres d’expositions, des écoles et des maisons [Z. Çelik].

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Ouvrages reçus Books received

NOTE DE L’ÉDITEUR

PERSPECTIVE remercie les maisons éditoriales qui ont envoyé les ouvrages mentionnés ci- dessous. Ces publications seront susceptibles de faire l’objet d’un compte rendu détaillé (ACTUALITÉ) dans un prochain numéro de PERSPECTIVE.

1 – Brigitte AUBRY, Richard Hamilton. Peintre des apparences contemporaines (1950-2007), Paris, Presses du Réel, 2009. Cette étude, qui débute dans les années 1980, se développe à partir de ce que Hamilton est devenu, opérant au plus près de peintures dont la « structure » est précisément analysée, et les circonstances tant historiques qu’artistiques examinées. L’ouvrage révèle comment, dans une relation dialogique avec les mass médias, un artiste a construit une œuvre réflexive dont la richesse plastique n’a d’égale que la complexité sémantique.

2 – Laurence BERTRAND DORLÉAC, Art of the Defeat. France 1940-1944, Los Angeles, Getty Research Institute, 2008 [éd. orig. : L’art de la défaite, 1940-1944, Paris, Seuil, 1993]. Traduction anglaise de l’ouvrage paru en 1993, ce livre retrace avec précision ce que fut la France artistique des années noires en abordant l’exil des modernes, l’exclusion des artistes juifs et maçons, la mise au ban de Picasso, la corporation des peintres et des sculpteurs, Vlaminck, Derain, Van Dongen et d’autres invités par le Reich à visiter l’Allemagne, les titans de Brecker à l’Orangerie des Tuileries, la complicité d’une partie des élites...

3 – Pascal BLANCHARD, Gilles BOËTSCH, Dominique CHEVÉ éd., Corps et couleurs, (colloque, Paris, 2007), Paris, CNRS, 2008. Sans couleur, pas d’images.... Et sans corps, pas de vie. Le corps est un langage et les couleurs son alphabet. Questionnant ici le plus significatif, le plus étonnant, et le plus aventureux des musées imaginaires, les meilleurs spécialistes nous emmènent, à leur suite, dans la grande odyssée du corps et des couleurs.

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4 – Jean-François CHEVRIER, Entre les beaux-arts et les médias : photographie et art moderne, Paris, L’Arachnéen, 2010. Quatre essais décrivent et discutent l’évolution historique de la photographie, depuis les premiers débats sur le nouveau procédé jusqu’aux développements actuels de l’art documentaire. Ils sont accompagnés d’une série d’études monographiques consacrées à Matisse et Bonnard, Brassaï, Patrick Faigenbaum, Bernd et Hilla Becher, Josef Albers, John Heartfield, Gérard Richter, Michelangelo Pistoletto et Ugo Mulas.

5 – Jean-François Chevrier, La trame et le hasard, Paris, L’Arachnéen, 2010. À partir de ces deux termes, « trame » et « hasard », l’auteur entreprend dans l’essai principal du livre un récit de l’art moderne (Ernst, Arp et Taeuber, Cage) et contemporain (Kelly, Polke) qui croise la littérature (Mallarmé, Nietzsche, Musil, Walser) et l’art issus du surréalisme (collage, improvisation, combinaison aléatoire, hallucination, etc.). La seconde partie du recueil rassemble quatre textes qui portent respectivement sur un écrivain, deux artistes femmes et un tandem d’architectes.

6 – Jean-François Chevrier, Walker Evans dans le temps et dans l’histoire, Paris, L’Arachnéen, 2010. En cinq textes, dont deux inédits, Jean-François Chevrier propose une nouvelle approche de l’œuvre de Walker Evans (1903-1975), de son premier catalogue American Photographs (1938) à sa contribution au magazine Fortune en 1934, en passant par une mise en perspective de l’artiste au regard des productions d’Henri Cartier-Bresson, de Dan Graham et d’Andy Warhol.

7 – Anne CREISSELS, Prêter son corps au mythe. Le féminin et l’art contemporain, Paris, Éditions du Félin, 2009. À l’étude des œuvres de Rebecca Horn, Mona Hatoum, Ana Mendieta, Ghada Amer et Louise Bourgeois, réalisées entre les années 1970 et le début du XXIe siècle, cet ouvrage réévalue des représentations qui suscitent un questionnement sur l’identité, permettant de voir comment sont reconduits, déplacés ou construits le mythe et la métamorphose. Ou comment être une artiste et une femme, avec comme ligne d’horizon de « prêter son corps au mythe ».

8 – Laurence DANGUY, L’Ange de la jeunesse. La revue Jugendstil et le Jugendstil à Munich, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2009. En janvier 1896, naît à Munich la revue Jugend, revue illustrée hebdomadaire munichoise pour l’art et la vie, créée par Georg Hirth selon un idéal, celui du Jugenstil qui ambitionne la vie dans son entier, sous le signe de la joie et de la nouveauté. Cette étude révèle tout ce que ce projet engage d’ambitions démesurées : rien de moins qu’un culte de l’art et de la jeunesse.

9 – Études photographiques, 20, La trame des images. Histoire de l’illustration photographique, (colloque, Paris, 2006), Paris, Société française de photographie, juin 2007. Ce numéro propose de revisiter l’histoire de l’illustration photographique dans son rapport à la presse et à l’édition. Grâce à la réunion des meilleurs spécialistes d’un des domaines les plus vivants de la recherche, ce volume esquisse une nouvelle chronologie, distingue de nouveaux points de repères, produit un nouveau récit.

10 – Études photographiques, 24, Élites économiques et création photographique, (colloque, Paris, 2008), Paris, Société française de photographie, novembre 2009. Les contributions réunies dans ce numéro ont pour objectif d’ouvrir de nouveaux champs de recherche, de penser la création photographique dans son rapport à l’argent

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et d’analyser son insertion dans l’économie, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours, au fil d’un dialogue interdisciplinaire.

11 – Fabrice FLAHUTEZ, Itzhak GOLDBERG, Panayota VOLTI éd., Visage ou portrait, visage et portrait, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010. Le visage et le portrait sont les deux points d’ancrage de la problématique abordée dans cet ouvrage. Les auteurs ont largement adopté une vision pluridisciplinaire, convoquant l’archéologie antique et médiévale, l’histoire de l’art de l’Antiquité à nos jours, l’anthropologie et une approche des médias variée qui associe sculpture, peinture, numismatique, livre illustré, affiche, architecture, textes, photographie et graphisme.

12 – John Cage and experimental art, Julia Robinson éd., (cat. expo., Barcelone, MACBA, 2009-2010), Barcelone, MACBA, 2009. Cet ouvrage rend hommage à John Gage (1912-1992), artiste qui a posé les bases de la composition musicale de manière si radicale qu’il changea le cours de l’histoire de la musique au XXe siècle. Ce catalogue d’exposition, rythmé de partitions, d’écrits de l’artiste et de photographies, inscrit Gage dans son temps, au regard d’œuvres contemporaines, celles, entre autres, de Marcel Duchamp, Robert Rauschenberg ou Ellsworth Kelly.

13 – Maureen MURPHY, De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique à Paris et à New York (1931-2006), Dijon, Les Presses du réel, 2009. Dépassant les frontières hexagonales, cet ouvrage adopte un point de vue comparatif avec les États-Unis et revisite les liens entre arts d’Afrique et avant-garde. En croisant une analyse des politiques culturelles françaises et américaines avec une relecture du primitivisme et du modernisme, l’auteur démontre que New York ne « vola » pas seulement « l’idée d’art moderne », comme l’écrivit Serge Guilbaut, mais également celle de l’art africain.

14 – Langues, religion et modernité dans l’espace musulman, numéro spécial de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 124/2, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2008. Ce numéro explore la relation entre langue, religion, politique et modernité dans l’espace musulman entre le XVIIe et le XXIe siècle. Portant sur différents pays et zones géographiques (Afrique du Nord, Afrique de l’Est, Asie centrale, Cameroun, Égypte, Inde du Nord, Indonésie, Pakistan, Turquie) les contributions analysent les différents types de coexistence et de relation entretenues entre les différentes langues qui ont véhiculé et véhiculent l’islam (anglais, arabe, fulfulde, malais, ourdou, ouzbek, persan, sindhi, swahili, turc, etc.)...

15 – Emmanuel PERNOUD, Corot. Peindre comme un ogre, Paris, Hermann, 2008. Corot ou l’appétit de peindre : il disait « travailler comme un ogre », expression dont il faut entendre la pluralité du sens. Celui que l’on considère aujourd’hui, par son intimisme et sa pondération, comme le plus français des peintres est sans doute le plus américain des artistes : frère de Thoreau par son culte des étangs et des bois, de Whitman par son sentiment de la beauté ici et maintenant, et de tous les apôtres de la route et du rail par son goût forcené de l’itinérance.

16 – Roland RECHT, Point de fuite. Les images des images des images. Essais critiques sur l’art actuel, 1987-2007, Paris, Beux-Arts de Paris, 2009. Henry-Claude Cousseau présente les essais publiés entre 1987 et 2007 par Roland Recht,

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réunis ici pour la première fois – textes de commande parfois, ou encore liés à des expositions. De Marcel Broodthaers à Jean-Luc Godard, Recht montre en quoi toute oeuvre forte et singulière se présente comme un hiéroglyphe où les images s’emboîtent dans d’autres images, hiéroglyphe dont le critique ne peut pas prétendre épuiser la signification, mais dont il doit, patiemment, appréhender la configuration.

17 – Karel TEIGE, La liquidation de l’art, Paris, Allia, 2009. Cet ouvrage réunit les premiers écrits de Karel Teige, personnage central pour la compréhension de l’avant-garde internationale de l’Entre-deux-guerres, dont les considérations artistiques et esthétiques jettent les bases théoriques d’une nouvelle création où « le nouvel art ne sera plus l’art ». Fondateur du groupe Devětsil, Teige manifeste son refus du traditionalisme, de l’académisme et du décorativisme à travers les almanachs Devětsil et Zivot II.

18 – Werner HOFMANN, Ruptures et dialogues, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008. Passeur entre les écoles et les nations, Werner Hofmann l’est aussi à l’intérieur de la topographie de l’histoire de l’art. Il a fait éclater les frontières entre les « beaux-arts » et la caricature, entre peinture et sculpture, et a mis en valeur la multimatérialité comme critère essentiel de l’art de notre époque.

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