Jean DALTROFF

LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS AU XIXe SIÈCLE

RÉSUMÉ

Dans une ville qui connut au XIXe siècle une reconstruction à la fois politi- que, religieuse et économique, la famille Ratisbonne, originaire de Fürth en Ba- vière, symbolise l'éclosion d'une bourgeoisie juive à Strasbourg et son intégration dans la vie de la cité. Plusieurs membres de cette famille, par leur dynamisme et leur sens des responsabilités accèdent à la notabilité; prenant une part active à la fois dans la vie politique et socio-économique de la ville et les structures consistoriales du département. Comme négociants et comme banquiers, ils partagè- rent les valeurs des patrons alsaciens faites d'ardeur au travail, d'engagement et de compétence.

SUMMARY

In a city that experienced a swift process of political, religious and economic growth during the nineteenth century, the Ratisbonne family from Fürth in Bavaria symbolized the new Jewish middle class and its integration into town life. Leaders of the Jewish community, the Ratisbonne devoted themselves heart and soul to their business like the alsatian industrialists, often innovating and distinguishing them- selves by their social conscience.

«Pendant une bonne partie du XIXe siècle dans les villes, le changement socio-économique se fait au profit des négociants. Une catégorie large qui désigne d’abord ceux qui se livrent directement au commerce, mais aussi les gens qui s’occupent de banque ou animent les économies hybrides des régions proto-industrialisées» a pu écrire Yves Lequin1. Strasbourg en four- nit une remarquable illustration. Dans une ville, dont la population passa de 56 000 habitants en 1820 à 77 000 âmes en 1870, le vieux patriciat de l’an-

1. Y. LEQUIN, in G. DUBY (dir.), Histoire de la urbaine: la ville de l’âge indus- triel, IV, , 1983, p. 485.

Revue des Études juives, 159 (3-4), juillet-décembre 2000, pp. 461-477 462 LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS cienne ville libre et les notables issus de la Révolution et de l’Empire, avec la mise en place de l’équipement fluvial et ferroviaire s’efforcèrent de structurer un capitalisme strasbourgeois s’intéressant à la fois au négoce de l’argent et aux affaires. Cependant le développement de l’industrie et des travaux d’infrastructure sous la monarchie de Juillet et sous le Second Em- pire favorisa l’apparition d’une classe de notables dont la banque n’est plus comme le souligne Georges Foessel2, «le complément naturel du grand commerce, mais une profession en soi qui prend désormais devant la com- plexité et la taille croissante des affaires, toute l’activité de ceux qui s’y consacrent». Dans cette perspective, une famille juive originaire de Fürth en Bavière, les Ratisbonne, vint habiter Strasbourg avant la Révolution française. Plusieurs membres de cette famille allaient constituer les élé- ments fortunés de cette bourgeoisie juive en formation: négociants, manu- facturiers et banquiers, ils se hissèrent à la tête du judaïsme bas-rhinois en- tre 1830 et 1870. Avant d’apprécier l’importance des activités de ces notables et de ces fi- nanciers strasbourgeois, il nous paraît judicieux d’évoquer dans un premier temps le cadre urbain strasbourgeois du XIXe siècle avec ses hiérarchies so- ciales d’où ressortent les notables et le renouveau d’une vie juive. La deuxième partie nous permettra de cerner la teneur de l’engagement des Ratisbonne dans la vie publique, dans la vie socio-économique et dans la vie communautaire de Strasbourg et du Bas-Rhin. Par comparaison avec d’autres notables, nous tenterons de dire si autour des Ratisbonne s’est fa- çonné un comportement spécifique fondé sur quelques valeurs-clés qui dé- passent les clivages confessionnels ou culturels.

Le cadre urbain

Données générales sur Strasbourg au XIXe siècle On peut schématiquement distinguer deux parties dans l’histoire de Strasbourg de 1789 à 1870: la Révolution et l’Empire où Strasbourg est le chef-lieu du département du Bas-Rhin (1789-1815); Strasbourg et le règne des notables (1815-1870). Entre 1789 et 1815, le cadre de la ville n’a pas radicalement changé, contrairement aux grands centres urbains de l’inté- rieur du pays. Alors que des villes comme Marseille, Bordeaux ou Rennes brisent les unes après les autres leur ceinture de pierre, Strasbourg demeure

2. G. FOESSEL, in G. LIVET et F. RAPP (dir.), Histoire de Strasbourg des origines à nos jours, IV, Strasbourg, 1982, p. 63. LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS 463 un champ clos dont la structure est inadaptée au contexte politique, aux né- cessités économiques et aux besoins sociaux. Cependant la ville participe à la vie de la nation et aux vicissitudes de la période révolutionnaire et impé- riale caractérisée par une mutation totale des cadres urbains. Des principes nouveaux se font jour, des individualités surgissent, des réactions originales se dessinent face aux problèmes du moment: rôle de l’État et de la Nation, problèmes économiques et financiers avec le recul des barrières douanières, vente des biens nationaux, inflation et discrédit des assignats3. Après la Révolution de 1789 qui entraîna l’établissement d’un régime municipal français et le renoncement à son ancienne constitution, la ville de Strasbourg supporta mal le régime de la Terreur et accueillit chaleureuse- ment l’Empire. Cette période s’inscrivit pour la ville sous le triple signe de la reconstruction, de la prospérité et de la guerre. Reconstruction politique d’abord qui permit à Strasbourg de rester chef-lieu du département et d’être le siège de la nouvelle administration préfectorale4. Reconstruction reli- gieuse ensuite pour la pacification des esprits. On comptait ainsi en 1807 à Strasbourg, 27 213 catholiques, 24 741 luthériens, 887 réformés, 1 476 juifs et 137 anabaptistes. Par le décret du 28 décembre 1799, les catholiques ob- tinrent la liberté de culte. Le 15 août 1801, le Concordat fut signé. En 1802, les «Articles organiques» fixèrent le statut des églises protestantes, luthé- riennes ou réformées. Pour le culte juif, Napoléon Ier convoqua à Paris pour le 15 juillet 1806, une Assemblée de notables et de rabbins chargée de définir les relations entre l’Empire et ses juifs et de démontrer l'absence d'obstacles de nature religieuse à l'exercice du rôle de citoyen. L’Assem- blée comprenait 111 délégués dont 27 Alsaciens parmi lesquels 8 Stras- bourgeois dont David Sintzheim, rabbin de Strasbourg et Auguste Ratis- bonne, marchand de draps. En mars 1808, une Assemblée, le Grand Sanhé- drin entérina les décisions prises pour réglementer les activités profession- nelles des juifs. Avec la création des consistoires, Strasbourg devint le siège d’un consistoire avec à sa tête un grand rabbin et trois membres laïcs qui avaient autorité sur les juifs du département5. La reconstruction de l’Empire fut accélérée par un retour à l’ordre et à la prospérité. L’accroissement de la population strasbourgeoise avait repris: 49 000 habitants en 1789, 54 870 en 1813. Un effort considérable fut ac- compli dans le domaine des voies de communication. La ville vit transiter les vins, le tabac, les grains, la garance, les tissus, le sucre et les soieries.

3. G. LIVET, «Histoire de Strasbourg», Encyclopédie d’Alsace, Strasbourg, 1986, p. 7129. 4. R. OBERLE, «Strasbourg, le Consulat et l’Empire, de l’histoire à la légende», in G. LI- VET et F. RAPP, op. cit., III, 1981, pp. 599-600. 5. Z.-E. HARSANY, La vie à Strasbourg sous le Consulat et l’Empire, Strasbourg, 1976, p. 143-144. 464 LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS

Pour les subsistances militaires, le ravitaillement des armées, le passage des troupes, Strasbourg continua à remplir son rôle de ville d’étapes. Mais après Waterloo (18 juin 1815), le nouveau pouvoir, celui de Louis XVIII s’installa à Strasbourg. Entre 1815 et 1870, l’histoire de la ville fut marquée par un double ca- ractère: la discontinuité de la vie politique d’une part, la poursuite des transformations socio-économiques et culturelles d’autre part, entraînant une lente intégration de la ville dans la communauté française. La disconti- nuité des régimes politiques d’abord. 1815-1830, seconde restauration avec les règnes de Louis XVIII et Charles X et le retour des Bourbon; une révo- lution en juillet 1830 et l’avènement de Louis Philippe et de la monarchie de Juillet; en 1848, seconde révolution en février et avènement de la Seconde République dont la vie agitée s’acheva par le coup d’état du 2 décembre 1851 et la prise du pouvoir par le prince président qui deviendra l’empereur Napoléon III. Le Second Empire apporta la prospérité mais se termina dans le sang. Strasbourg tomba entre les mains des Allemands le 30 septembre 1870. Chacun de ces régimes eut ses partisans, son opposition, ses manifestations. La vie politique marquée par les élections législatives fut réduite à une sphère étroite, celle du «pays légal» et des notables qui en un ou deux collèges départementaux élisaient les députés. Plus proches de la population apparaissaient les maires et leur administration. C’était l’épo- que où l’on pensait que la compétence l’emportait sur l’élection et où la tra- dition familiale et l’expérience garantissaient l’efficacité. Sous la Seconde Restauration, le Conseil municipal de Strasbourg était composé de quatre banquiers dont Charles de Turckheim, cinq négociants, trois professeurs de médecine ou de pharmacie, deux propriétaires, un imprimeur et un avoué. Sous la monarchie de Juillet, les maires étaient nommés par le roi, choisis au sein du Conseil municipal, élus au régime censitaire. Georges Frédéric Schutzenberger comme maire de 1837 à 1848, mit en chantier la transfor- mation de Strasbourg en introduisant l’éclairage au gaz, en permettant l’en- trée du chemin de fer et en lançant un plan d’urbanisme qui se réalisa après 1870. Comme nous l’avons souligné auparavant, le deuxième caractère de l’histoire de la ville de Strasbourg entre 1815 et 1870 fut la continuité des changements. Si le corset de pierre des murailles enserrait toujours la place forte, des mutations internes importantes se produisaient sous l’action con- juguée des administrations préfectorale et municipale, des nouvelles techni- ques et progrès et de l’«esprit du temps» (le Romantisme). On assista d’abord à l’augmentation de la population; de 50 000 à 1820, elle passa à 70 000 en 1841 et 85 000 personnes en 1870, non comprise la présence d’une forte garnison. L’accroissement était provoqué moins par l’excédent LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS 465 naturel que par l’immigration des campagnes bas-rhinoises et badoises vers la ville. La cité resta fidèle à sa vocation de place de commerce favorisée par trois atouts: l’argent avec entre autres l’implantation de la Banque de France (1846) et des banques parisiennes comme la Société générale (1866). 31 maisons bancaires existaient à Strasbourg à la fin du Second Empire; la route et le canal avec la mise en service des canaux du Rhône au Rhin (1834) et de la Marne au Rhin (1853); la vapeur enfin, phénomène essentiel avec la construction de la grande voie ferrée Paris-Strasbourg (1852) après la voie ferrée Strasbourg-Bâle (1845). L’industrie suivit plus lentement: l’artisanat fleurit, les industries traditionnelles se maintinrent (tanneries, brasseries), articles de luxes et restauration, tourisme à la diffé- rence de Mulhouse qui excellait dans les cotonnades. Sur le plan social, la condition ouvrière restait difficile, malgré les efforts de l’empereur, l’obtention du droit de grève (1863), l’activité des institu- tions privées charitables et l’approvisionnement relativement aisé de la cité. Les domestiques et les servantes étaient encore nombreux. Aux échelons intermédiaires, on trouvait le petit peuple des artisans et boutiquiers et au sommet la bourgeoisie d’affaires, la haute administration civile et militaire. Sur le plan culturel enfin, s’affirmèrent la recherche historique et le renou- veau de l’université de Strasbourg. La ville, en effet, était devenue une ca- pitale universitaire pour l’Alsace entière avec ses cinq facultés: droit, mé- decine, lettres et sciences, pharmacie et santé militaire. Mais le 19 juillet 1870, la déclaration de la guerre de la France à la Prusse allait briser cet élan. Après un siège de 40 jours et un bombardement qui laissa des traces, Strasbourg capitula le 27 septembre 1870. Le traité de Francfort (10 mai 1871), livra l’Alsace et une partie de la Lorraine à l’Alle- magne. Désormais Strasbourg devint la capitale du Reichsland pour un demi-siècle allant partager la vie de l’Empire allemand au moment de l’épanouissement économique provoqué par la Seconde Révolution indus- trielle.

La renaissance d’une vie juive à Strasbourg au XIXe siècle

Dans le contexte de l’histoire générale, l’histoire des juifs de Strasbourg est à appréhender autour de deux pôles: l’exclusion des juifs avant 1791; la reconnaissance de leurs droits civiques en 1791 qui allait leur permettre de jouer un rôle fécond à Strasbourg. L’existence d’une communauté juive à Strasbourg remonte au premier temps de la cité médiévale. Dans la ville sous protection du Saint-Empire romain germanique, les juifs purent développer leurs activités et jouer un rôle économique non négligeable. Ce- 466 LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS pendant les mystères de la Passion et la statuaire de la cathédrale entrete- naient — ici comme ailleurs — l’image du juif haï et la nécessité d’une déchéance du peuple déicide. La création des corporations et l’interdiction de posséder une terre ou un immeuble allaient considérablement limiter leur champ d’activités autour du commerce de bestiaux, de la brocante, de la fri- perie et de la banque comdamnée par l’Église. Dans ce contexte, alors que la Peste noire gagnait du terrain en Europe et que la communauté avait grossi à Strasbourg du fait de l’antijudaïsme des campagnes, les juifs, accu- sés d’avoir empoisonné l’eau des puits, furent massacrés (1349). Jusqu’en 1791, ils seront interdits de séjour dans la cité. Le droit de manance et de commerce leur sera accordé entre le lever et le coucher du soleil à condition de s’acquitter du péage corporel (le Judenzoll) et d’évacuer la ville au si- gnal d’une sonnerie de cor (le Grüselhorn). En parcourant le registre du dénombrement des juifs tolérés en la province d’Alsace en 1784 sur la page Strasbourg, on pouvait avoir l’impression qu’une petite communauté juive de 68 personnes y vivait très normalement6. En réalité, il s’agissait de qua- tre familles avec leur domesticité. Dans ce contexte, le fournisseur des ar- mées du roi, Cerf Berr avait, dès 1760 obtenu pour lui-même, ses fils, ses gendres, ses employés et ses domestiques un droit d’habitation temporaire. C’est même au domicile privé de son fils Marx Berr à Strasbourg que fut élaboré le cahier de doléances des juifs d’Alsace entre le 19 et le 25 mai 1789 par 35 délégués devenus du même coup des acteurs de l’histoire re- vendiquant le droit à la liberté et à l’égalité et d’autre part le droit à la diffé- rence7. La loi du 13 novembre 1791 reprenant les termes du décret d’émancipa- tion du 27 septembre 1791 permit aux juifs de résider de plein droit à Stras- bourg. La population juive de la ville progressa rapidement. En 1808, on y dénombrait 1399 juifs dans une ville qui comptait plus de 54 000 habi- tants8. La structure socioprofessionnelle de la population juive active faisait apparaître un nombre élevé de métiers se rapportant au petit commerce: plusieurs marchands, brocanteurs et colporteurs. Le nombre des manuels n’était pas négligeable avec des boulangers, des tailleurs, des cordonniers, des menuisiers et des horlogers. La part du gros commerce était moyenne avec la présence de plusieurs négociants dont Auguste Ratisbonne et des

6. Dénombrement général des juifs qui sont tolérés en la province d’Alsace, en exécution des lettres patentes de Sa Majesté, en forme de réglement du 10 juillet 1784, Jean-Henri Decker, Colmar, 1785. 7. ADBR, 6E41, volume 1113, ét. not. Laquiante. Voir encore R. WEYL et J. DALTROFF, «Le cahier de doléances des juifs d’Alsace», Revue d’Alsace, 109, Strasbourg, 1983, p. 65- 80. 8. ADBR, 5E 482, «Déclarations des prénoms et noms fixes faits par les individus profes- sant le culte hébraïque du 15 septembre 1808 au 2 février 1809». LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS 467 préposés aux subsistances militaires autour des familles Dalmbert, Bern- heim et Lincourt. On comptait encore un nombre important de responsables du culte (rabbins, chantres, sacrificateurs) et d’instituteurs qui enseignaient les connaissances traditionnelles du judaïsme. On notait enfin la présence d’un personnel domestique vivant à l’ombre des riches: servantes, domesti- ques, cochers et celle de quelques professions libérales «les intellectuels»: des hommes de lettres et des professeurs de langues. En 1846, comme le souligne David Cohen, «la structure socio-profes- sionnelle de la population juive strasbourgeoise avait subi de profondes modifications. La tendance vers la promotion sociale et l’intégration écono- mique se dessinait nettement avec la forte augmentation du taux des ma- nuels et des employés et la diminution du petit commerce. Le gros com- merce et les professions libérales maintenaient leur position»9. Il est vrai que la population juive avait connu un accroissement régulier depuis le Pre- mier Empire: 1808, 1 397 juifs, 1846, 2 892, 1861, 2 920, 1866, 3 126 juifs. Cette forte minorité cherchait son intégration sous la monarchie de Juillet et le Second Empire. Certes, une bourgeoisie juive avec la famille de Cerf Berr et ses alliés tenait le haut du pavé, avec des banquiers, des négo- ciants et des manufacturiers. Un net progrès s’amorçait dans le secteur des professions libérales: en 1868, trois avocats juifs plaidaient régulièrement et huit personnes exerçaient la médecine10. Mais on ne pouvait en aucun cas parler de bourgeoisie riche car comme le fait pertinemment remarquer Ro- land Marx «7% de la population juive faisait partie du monde de l’indi- gence, de la domestique en passant par le commis et l’ouvrier»11. Dans un tel contexte, il importe maintenant de s’interroger sur la venue de la famille Ratisbonne à Strasbourg, d’évoquer l’étendue des activités des membres de cette famille et d’apprécier la spécificité de ces notables et fi- nanciers strasbourgeois au XIXe siècle.

Les Ratisbonne, notables et financiers

Le cadre familial La famille Ratisbonne (Regensburger) est originaire de Fürth en Bavière. C’est Îanna Brüll, l’épouse de Cerf Berr de Medelsheim, qui vint s’instal- ler à Strasbourg avec ses enfants vers 1785.

9. D. COHEN, La promotion des Juifs en France à l’époque du Second Empire, 1852- 1870, II, Aix-en-Provence, 1980, p. 358-359. 10. G. FOESSEL et R. OBERLE, «Le règne des notables sous la 2e République et le Second Empire 1848-1870», in G. LIVET et F. RAPP (dir.), IV, p. 144-147. 11. R. MARX, «La Seconde République et le Second Empire. De la révolution à la modé- ration (1848-1870)», ibid., VI, p. 322-323. 468 LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS

Cette famille faisait partie des juifs originaires d’Allemagne qui au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle au même titre que les juifs de la campagne bas-rhinoise allaient contribuer à grossir le chiffre de la popula- tion juive de la capitale alsacienne. Ne trouvait-on pas à Strasbourg en 1808 plusieurs juifs natifs de Mannheim, de Karlsruhe, de Francfort-sur-le Main ou de Darmstadt à l’image de Max Messel, négociant de cette cité marié à Gertrude Fürth, originaire de Bruxelles12? Toujours est-il que les deux fils de Jacob Hirsch Regensburger et de Îanna Brüll, Auguste et Louis allaient connaître des fortunes diverses avant de devenir entre 1820 et 1830 des notables et des financiers de grande envergure (voir notre figure 1). Voici Auguste qui avait quatorze ans à son arrivée en France. C’est sans doute Cerf Berr son tuteur, qui francisa son nom et employa le jeune homme dans son négoce de fournisseur aux armées13. Il occupa en 1792 un poste dans la Garde nationale à cheval et on lui délivra un certificat de ci- visme très élogieux. Alors qu’il se trouvait à Paris en 1793, il fut arrêté comme «colporteur soupçonné de faire le commerce de l’argent»14. En jan- vier 1794, il fit partie d’un lot de 24 détenus transférés par la Commune de Paris de la prison des Madelonnettes, à celle de Saint-Lazare dont il fut li- béré en août 1794 sur ordre de la Convention. Désigné comme «agent de convois» de fournitures aux armées lors de son mariage, il déclara un com- merce de tissus que gérait son épouse. En 1805, il possédait un pied-à-terre à Strasbourg tenant un commerce de draps 44, rue du Vieux Marché aux Poissons. Jusqu’en 1810, son domicile se situa à Bischheim, mais tous ses treize enfants naquirent à Strasbourg entre 1798 et 1818. En 1812, Auguste créa la Société des Frères Ratisbonne avec son frère cadet Louis spécialisé dans le commerce des «draperies, soieries et autres articles»15. Au décès de son épouse le 8 décembre 1818, il était à la tête d’un capital de 1 684 000 Francs, possédant en outre plusieurs maisons à Strasbourg et à Bischheim, des terres et des forêts au ban de Donnenheim, de Rosheim et de Reichstett16. Il acheta, en 1819, la charge de maître de la poste aux chevaux et exploitait la double ligne Strasbourg-Paris, via Stutzheim et via Ittenheim. Il fit encore l’acquisition des écuries de l’Hôtel

12. ADBR, 5E 482, «Déclarations des noms fixes des Juifs de Strasbourg (15 septembre 1808-2 février 1809)». 13. Soeur J.-M. CHAUVIN, «Jean Auguste Ratisbonne», Nouveau Dictionnaire de biogra- phie alsacienne, n° 30, Strasbourg, 1997, p. 3095-3096. 14. R. WEYL et F. RAPHAEL, «Auguste Ratisbonne», in l’Alsace, Dictionnaire du monde religieux de la France contemporaine, B. VOGLER (dir.), Paris, 1987, p. 352-353. 15. ADBR, ét. not. Thurman, 7E 57.11/13, constitution de société des frères Ratisbonne, 22 avril 1812. 16. ADBR, ét. not. Lacombe, 7E 57.15/24, inventaire du 16 décembre 1818. LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS 469

) socio-économiques, administratives,

italiques

. Fonctions (en

siècle

e

cultuelles et caritatives de différents membres (n: naissance; d: décès).

Filiation de la famille Ratisbonne à Strasbourg au XIX

Fig. 1 — 470 LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS de Lückner (l’Institution de la Doctrine chrétienne, rue Brûlée de nos jours) et devint entrepreneur de voitures publiques. Voilà donc un homme de 50 ans en 1820 qui avait bien réussi son parcours professionnel et qui était en passe de devenir un notable bien intégré dans la société strasbourgeoise. Quant à Louis, son frère puîné, il était en 1808 un négociant bien établi sur la place de Strasbourg, domicilié au 37, rue du Jeu des Enfants17. Mar- chand associé à son frère dans la fourniture de draps, il s’était également spécialisé dans la fourniture de fourrage et de grains aux troupes alliées. Il était encore impliqué dans une autre affaire de fourniture de 170 chevaux pour le train d’artillerie en 181218. Louis Ratisbonne était donc lui aussi vers 1820 à l’âge de 41 ans un homme à la situation professionnelle bien assise. Son frère et lui appartenaient aux éléments fortunés de cette bour- geoisie juive en formation dont les activités dépassaient très largement le cadre de Strasbourg, de l’Alsace et même de la France pour s’étendre à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie. La participation à la vie politique, à la vie socio-économique et culturelle de la ville de Kléber leur était largement ouverte.

Des notables aux multiples activités Plusieurs des Ratisbonne, par leur dynamisme et leur sens des responsa- bilités vont donc accéder à la notabilité strasbourgeoise. Ils le devaient en partie aux facteurs économiques, le négoce, la banque, aux facteurs so- ciaux, le profit, la rente mais aussi aux facteurs psychologiques fondés sur la volonté, la personnalité et le talent. Ils participèrent tout d’abord à la vie politique de la cité. Ainsi Louis Ratisbonne fit partie du Conseil municipal du maire Jean-Frédéric de Türckheim entre 1830 et 1835 avant de devenir adjoint au maire en remplacement du négociant Ehrmann en 183319. Par la suite, il fit encore partie des 24 conseillers municipaux du maire Georges- Frédéric Schutzenberger entre 1837 et 1848. Son neveu, Achille Ratis- bonne, siégea au Conseil municipal de Strasbourg dans l’équipe du maire polytechnicien Charles Louis Coulaux entre 1852 et 1864. Son beau-frère Raphaël Cerf Lippmann, ancien maître de poste et mari de Pauline Ratis- bonne apporta en tant qu’adjoint du maire Coulaux un précieux concours dans trois domaines: le théâtre, la maison de refuge et la colonie de vacan- ces d’Ostwald20.

17. ADBR, 5E 482. 18. ADBR, ét. not. Jean Nicolas Laquiante, 7E 57.6/29, acte du 19 vendémiaire an XII. 19. ADBR, 1 M 166, 14/11/1831 et 10/7/1833. 20. G. FOESSEL et R. OBERLE, op. cit, p. 114. LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS 471

La nomination de Louis Ratisbonne comme adjoint au maire, Paris le 10 juillet 1833, Archives départementales du Bas-Rhin 1 M 166. 472 LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS

Les Ratisbonne participèrent encore activement aux instances de la vie socio-économique de la ville de Strasbourg. Ainsi Auguste et son frère Louis siégèrent à la Chambre de commerce de la ville dès 1823. En 1844, Louis Ratisbonne figurait dans la liste des soixante «commerçants notables de l’arrondissement de Strasbourg pour servir à l’élection des membres du tribunal de la Chambre de Commerce de Strasbourg». Son nom apparais- sait en 42e position comme banquier ayant déjà rempli la fonction de juge au Tribunal de commerce21. On remarquait la présence, parmi les autres personnalités, d’un autre banquier Alfred Renouard de Bussière, du négo- ciant en draps Clog et du marchand de soieries Picquet. Quant à Achille Ratisbonne, il fut de 1858 à 1870 membre de la commission des prisons de Strasbourg au même titre que le préfet, le président du Tribunal, le procu- reur impérial, le pasteur Braunvald, l’archiviste à la préfecture Spach, l’avocat Linder, le négociant Marocco et le vicaire Rapp22. Il fut encore ad- ministrateur de la Caisse d’Épargne et de prévoyance de Strasbourg au même titre que 23 autres administrateurs désignés par le Conseil municipal. Certains des Ratisbonne prirent une part active dans les institutions com- munautaires juives, locales et départementales de Strasbourg et du départe- ment. Deux des trois décrets napoléoniens du 17 mars 1808 portaient sur la réorganisation du culte. Les communautés autonomes étaient remplacées par un consistoire central et des consistoires départementaux pour les dé- partements d’au moins 2 000 juifs. Ces consistoires étaient composés de laïcs et de rabbins proposés par les notables juifs et agréés par l’État, ce qui aboutissait à la reconnaissance officielle de la spécificité religieuse du culte juif23. À Strasbourg, comme un peu partout, les mêmes personnes apparte- nant à des dynasties ayant fait fortune depuis la Révolution étaient souvent réélues. C’était le cas des descendants de Cerf Berr, des Ratisbonne. Ainsi Auguste Ratisbonne entra en 1822 au Consistoire israélite du Bas- Rhin en qualité de membre laïc. Il en assuma la présidence entre la mort du grand rabbin Jacob Meyer (26 mars 1830) et la fin de ses jours le 31 octo- bre 1830. À ce titre, il collabora à la fondation de l’École d’art et métiers doublée d’une société pour l’encouragement au travail des Israélites à la tête de laquelle se succédèrent ses fils Théodore puis Achille et Alphonse. Il est vrai que le consistoire central avait créé des institutions proprement juives poursuivant leurs activités dans trois directions: l’organisation reli- gieuse, l’organisation de la bienfaisance et l’encadrement de la jeunesse par la création d’écoles primaires pour enfants pauvres et d’écoles profession-

21. ADBR, 12 M 39, liste des commerçants notables de Strasbourg du 16 décembre 1844. 22. ADBR, BA/56, Annuaire du Bas-Rhin, 1858. 23. E. BENBASSA, Histoire des juifs de France, Paris, 1997, p. 143. LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS 473 nelles. Le Grand Sanhédrin avait déjà recommandé à tous les Israélites «de rechercher les moyens les plus propres à inspirer à la jeunesse l’amour du travail et à la diriger vers l’exercice des professions libérales attendu que ce louable exercice était conforme à la religion, favorable aux bonnes moeurs et utile à la patrie»24. C’est dans le même esprit qu’une telle recommanda- tion avait été mise en exécution dans la grande communauté de Metz par le grand rabbin Aaron Worms où une Société d’encouragement pour les arts et métiers fut fondée en 1820. Dans ce contexte, Louis Ratisbonne succéda à son frère Auguste en 1830 comme président du Consistoire israélite de Strasbourg et du Bas-Rhin. Il pousuivit l’œuvre de son frère faisant figurer prioritairement la «régénéra- tion» selon la formule donnée par le Consistoire lui-même en 1831: «Quel doit être le résultat de notre régénération, sinon de nous porter au niveau de la population des autres cultes au milieu de laquelle nous vivons en mino- rité, sinon d’avoir les mêmes habitudes, les mêmes occupations qu’elle»25. Entouré d’une équipe solide où l’on trouvait le grand rabbin Arnaud Aron, vice-président, le docteur Maurice Rueff et Benoît Samuel, Louis Ratis- bonne exerça une considérable activité philanthropique ne ménageant pas ses efforts pour venir en aide aux plus démunis. Il consolida notamment l’action de la Société d’encouragement au travail pour les jeunes indigents du Bas-Rhin qui, nous l’avons dit, s’était dotée d’une École d’arts et mé- tiers, rue de la Demi-Lune à Strasbourg avec pour mission d’assurer aux jeunes gens une instruction intellectuelle et une éducation professionnelle variée26. En 1844, 32 jeunes étaient en apprentissage dans divers ateliers de Strasbourg, logés et nourris au frais de la société. Chaque apprenti déposait à la Caisse d’Épargne ses petites réserves provenant de son maître ou de ré- compenses décernées par la Commission administrative. En léguant en toute propriété à l’École d’arts et métiers de Strasbourg la maison qui lui appartenait, Louis Ratisbonne appelait dans son testament d’avril 1854 à ce que les jeunes gens admis dans l’institution «deviennent des hommes labo- rieux et utiles à la société»27. C’est encore lui qui établit à ses frais un hos- pice de retraite, rue du Dragon à Strasbourg où étaient admis des invalides des deux sexes. Cet hospice Elisa fut inauguré en mai 1853 et reconnu d’utilité publique par décret impérial du 27 avril 1859.

24. M. GINSBURGER, «L’École de travail israélite à Strasbourg», in SHIAL, Strasbourg, 1925, p. 4. 25. Rapport de la Commission sur la régénération du Consistoire du 6/9/1831, cité par P. COHEN ALBERT, «The Modernization of French Consistory and Community», in The Nine- teenth Century, New Haven, 1979, p. 124. 26. J. DALTROFF, «Louis Ratisbonne», NDBA, n° 30, Strasbourg, 1997, p. 3096-3097. 27. Testament de Louis Ratisbonne du 5/4/1854, Et. not. Rencker (Fonds conservés par Mr Seyler, notaire à Strasbourg). 474 LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS

En 1853 se constitua également, aux côtés du Consistoire, le Comité central pour l’amélioration morale et matérielle des Israélites composé d’Achille Ratisbonne, de Léon Picard, du Dr Rueff, du Dr Mayer, de Cerf Lanzenberg et du capitaine Hatzfeld. Les autres actions de Louis Ratis- bonne furent en dehors de la formation professionnelle, de privilégier la scolarisation, de faciliter les démarches pour obtenir la communalisation des écoles israélites (en 1844, la population israélite du Bas-Rhin était de 20 320 personnes; il y avait 63 écoles primaires israélites dont 17 commu- nales fréquentées par 1143 garçons et 631 filles), de contrôler la qualité de l’enseignement dispensé, d’aider à la construction de synagogues, de défen- dre les juifs de l’accusation d’usure et d’assurer le respect de leurs droits28. Achille Fortuné Ratisbonne devint Président du Consistoire israélite du Bas-Rhin en 1855 en succession de son oncle Louis. Il assuma la gestion des communautés du Bas-Rhin épaulé dans sa tâche par les membres du Consistoire que furent Arnaud Aron, le grand Rabbin, les Drs Mathieu Hirtz et Léon Netter, l’avocat David Masse et le banquier Nathan Schwartz. Comme Président du comité administratif de l’Ecole israélite d’arts et mé- tiers, il poursuivit avec passion l’œuvre de ses prédecesseurs. Grâce à ses talents d’administrateur, cette école permit à des enfants sans fortune d’oc- cuper une place honorable dans la société29. Certains devinrent même in- dustriels et artistes.

Des financiers actifs On se souvient qu’Auguste Ratisbonne avait créé en 1812 avec son frère Louis, la société des «Frères Ratisbonne» spécialisée dans le commerce des draps et de la soie. La composition de son patrimoine à son décès en 1830 est révélatrice: quelques immeubles dont la maison de commerce - sise 21, rue des Grandes Arcades à Strasbourg, une autre maison où était établie la poste aux chevaux rue des Juifs avec des écuries renfermant cin- quante-neuf chevaux de poste et trois autres édifices dans la ville; quelques terres dont plusieurs hectares dans la région strasbourgeoise, un domaine à Istres et une forêt à Donnenheim; enfin beaucoup de valeurs mobilières dont des effets de commerce sur Strasbourg, Paris, Lyon, Perpignan, Gre- noble, Francfort, Mayence, Lausanne30. La Société des «Frères Ratis- bonne» qui possédait un capital de 2,8 millions de francs fut reprise en

28. F. IGERSHEIM, Politique et administration dans le Bas-Rhin (1848-1870), Strasbourg, 1993, p. 247-249. 29. Journal d’Alsace, 1er décembre 1883: nécrologie d’Achille Ratisbonne. 30. ADBR, 7E 57, 1/60, Et. not. Rencker, inventaire de succession d’Auguste Ratisbonne, 13 décembre 1830. LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS 475 mains par Louis Ratisbonne et son neveu Adolphe. Louis Ratisbonne allait se révéler un banquier de talents avec un sens aigü des responsabilités et le goût du risque. Il appartenait aux familles strasbourgeoises qui, tels les Renouard de Bussière, les Humann, les Gloxin et les Klose, fournissaient des capitaux propres à l’industrie à l’image de la Société de filature et du tissage du Bas-Rhin à Huttenheim en 1826 ou de la Filature alsacienne de laine peignée en 184631. À partir de 1830, il donna de l’envergure à l’entre- prise des Frères Ratisbonne qui se développa remarquablement jusqu’en 1853. La société joua ainsi un rôle important dans trois institutions finan- cières: la Caisse d’Épargne et de prévoyance de Strasbourg où Louis Ratis- bonne fit partie du Conseil d’administration à partir de 1834 au même titre que deux autres banquiers, deux magistrats et trois conseillers municipaux. Sa présence montrait tout l’intérêt qu’il portait au capitalisme populaire à vocation sociale dans la ville de Strasbourg32; la Banque publique d’es- compte ou Banque de Strasbourg fondée en 1844. Louis Ratisbonne et sa maison s’y taillent la part du lion participant à la hauteur de 177 actions pour une somme de 177 000 francs devançant Théodore Humann, receveur général du Bas-Rhin (142 actions), et François Nebel, banquier (132 ac- tions). Cette société au capital de 1 200 000 francs avait pour vocation d’es- compter des lettres de change et de commerce, de recevoir un compte cou- rant, de payer les mandats, de faire des avances sur les dépôts de lingots et de matières d’or et d’argent et de faire des avances sur les dépôts d’effets publics français. Louis Ratisbonne était donc en 1844, le plus gros action- naire d’une banque publique d’escompte strasbourgeoise solide, bien struc- turée et prête à rendre de grands services aux particuliers et à la collecti- vité33; il fit enfin partie du Conseil d’administration de la Banque de France, à partir de 1846 au même titre que les Nebel, Humann et Renouard de Bussière. Pour un taux de 3 %, la succursale escomptait aux Strasbour- geois les effets de commerce payables à Paris, Strasbourg et dans toutes les succursales du pays. Notre financier restera au sein du Conseil d’adminis-

31. Paul Gloxin, négociant banquier et homme politique fonda en 1852, la banque Edouard Gloxin et Compagnie (NDBA, N° 13, 1988, p. 206); Alfred Renouard de Bussière, banquier, fit renaître l’usine de construction mécanique de Graffenstaden et déploya une grande activité philanthropique (NDBA, N° 5, 1984, pp.432-433); Jean Georges Humann fut homme d’affaires et ministre. Son fils Louis Joseph Humann, homme politique, maire de Strasbourg, négociant, juge puis président du Tribunal de commerce, fut membre du Conseil d’administration de la Banque de France à Strasbourg (NDBA, N° 18, 1991, pp. 1708-1710). 32. J. DALTROFF, «Un banquier strasbourgeois de la première moitié du XIXe siècle: l’exemple de Louis Ratisbonne», Annuaire de la Société des amis du vieux Strasbourg, XXV, Strasbourg, 1996-1997, p. 81-90. 33. ADBR, 7E 57, 1/94, Et. not. Rencker, acte de société de la Banque de Strasbourg, 11- 12 avril 1844. 476 LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS tration de l’établissement jusqu’en 1853, date de la dissolution de la société des Frères Ratisbonne, ce qui marquait ainsi la fin des activités bancaires du «patriarche» âgé de soixante-treize ans.

Nous insisterons pour conclure sur les traits essentiels qui caractérisaient l’action des Ratisbonne comme notables et financiers strasbourgeois au XIXe siècle. Ils appartenaient à cette bourgeoisie juive venue d’Allemagne qui, d’une certaine manière, à l'instar des protestants conciliait «sans pro- blèmes la foi et la raison, la tradition religieuse et le progrès»34. À la tête du judaïsme bas-rhinois sans discontinuer de 1830 à 1870, comme présidents du consistoire de Strasbourg, ils s’employèrent non seulement à gérer des communautés mais encore à stimuler la «régénération» des juifs les plus défavorisés. Leur action fut remarquable tant dans le domaine de l’éduca- tion que dans le domaine de l’indigence et de la bienfaisance. Très en vue par leur position sociale, ils exercèrent des fonctions politiques à Stras- bourg, juste sanction de l’accès à la notabilité au XIXe siècle, sans jamais toutefois accéder à un poste de responsabilité nationale. Leur participation active aux instances corporatives ou consulaires fut un autre signe d’une passion largement partagée. Ils étaient naturellement pré- sents dans les Chambres de commerce, les Tribunaux de commerce et les écoles professionnelles. Comme négociants puis comme banquiers, Au- guste, Louis et Achille Ratisbonne partagèrent l’esprit des patrons mul- housiens comme les Mieg ou les Dolfuss fait d’ardeur au travail, d’engage- ment dans la finance avec le sens des responsabilités35. Si on ne peut pas les comparer aux frères Péreire, à Mirès ou aux Rothschild dont l’ampleur des activités était colossale, ils n’en partagèrent pas moins leurs principes comme l’association entre le capital et l’industrie36. Ils étaient éloignés des riches prêteurs d’argent alsaciens du XVIIIe siècle qui avançaient des som- mes considérables aux milieux privilégiés tout en restant exclus de la vie sociopolitique du monde dans lequel ils évoluaient. L’Émancipation avait permis l’éclosion d’une bourgeoisie juive à Strasbourg au cours du XIXe siècle. Ils avaient pignon sur rue et appartenaient à la classe financière lo- cale faite d’esprit d’entreprise et de compétence au même titre que les Bussière, les Humann, les Gloxin, les Turckheim et les Schwartz. «L’aven- ture industrielle est sans lendemain si elle n’évolue pas en une histoire fa-

34. M. HAU, L’industrialisation de l’Alsace 1803-1839, Strasbourg, 1997, p. 409-412. 35. N. STOSKOPF, «Le patronat alsacien sous le Second Empire», Historiens et Géogra- phes n° 347, Paris, fév. 1995, p. 199-206. 36. D. COHEN, La promotion des Juifs de France à l’époque du Second Empire (1852- 1870), II, Aix-en-Provence, 1980, p. 444-461. LES RATISBONNE, NOTABLES ET FINANCIERS STRASBOURGEOIS 477 miliale» a pu écrire Louis Bergeron37. D’une certaine manière, l’aventure des Ratisbonne comme notables et financiers a marqué de son empreinte la société strasbourgeoise de 1820 à 1870.

37. L. BERGERON, in Y. LEQUIN, Histoire des Français, XIXe-XXe siècle: la société, Paris, 1983, p. 155.