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Séquences La revue de cinéma

L’épouvante au cinéma II Les grands mythes Gilbert Maggi

Le cinéma imaginaire II Numéro 55, décembre 1968

URI : https://id.erudit.org/iderudit/51625ac

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Éditeur(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (imprimé) 1923-5100 (numérique)

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Citer cet article Maggi, G. (1968). L’épouvante au cinéma II : les grands mythes. Séquences, (55), 12–19.

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Frankenstein, de James Whale Les grands mythes

Gilbert Maggi

12 SEQUENCES 55 Dans les années 1930-1940, le pyr, 1932) se sont intéressés a la cinéma fantastique allait connaître légende devrait aider à faire pren­ aux Etats-Unis son âge d'or: une dre en considération les oeuvres pléiade d'acteurs remarquables : d'auteurs plus modestes (Brown­ Bêla Lugosi, Boris Karloff, Lon ing, Fisher) mais qui ne leur cè­ Chaney Jr, Eisa Lanchester, Claude dent en rien sur le plan du fantas­ Rains etc. . , de metteurs en scène tique. chevronnés : Tod Browning, James Avant d'aborder les principales Whale, Merian C. Cooper, Ernest oeuvres relatives au vampirisme, il B. Schoedsack . . ., de techniciens convient de cerner de plus près la géniaux : Jack Pierce (sans douté légende. Collin de Plancy, dans son le plus grand maquilleur du ciné­ Dictionnaire infernal, définit les ma), John Fulton (effets spéciaux), vampires comme suit: "on a don­ Karl Freund, Arthur Edeson, John né le nom d'upiers, oupires et plus Mescall (opérateurs) . . . généralement vampires, à des hom­ C'est du cinéma américain que mes morts depuis plusieurs années, sont nés les grands mythes du film ou du moins depuis plusieurs mois, d'épouvante : Dracula, Franken­ qui revenaient en corps et âme, stein, le loup-garou, Dr Jekyll and parlaient, marchaient, infestaient Mr Hyde, la momie, King-Kong les villages, maltraitaient les hom­ . . . Cinéma du délire, de l'enchan­ mes et les animaux, suçaient le tement frénétique, de l'amour fou, sang de leurs proches, les épui­ qui nous fait pénétrer dans un uni­ saient, et enfin leur causaient 1a vers mystérieux où la terreur est mort. On ne se délivrait de leurs reine, qui nous invite à un voyage dangereuses visites et de leurs in­ dans l'inconnu d'où l'on ne revient festations qu'en les exhumant, les pas toujours. empalant, leur coupant la tête, leur arrachant le coeur ou les brû­ 1. Les vampires lant. Ceux qui mouraient sucés de­ (1) De tous les mythes de l'épou­ venaient vampires à leur tour". vante, le mythe du vampire est C'est à partir de cette légende celui qui demeure le plus vivant que Bram Stoker a créé le person­ si l'on considère les nombreuses nage de Dracula, prototype de tous versions cinématographiques qu'il les vampires (Dracula, 1897). Dans a engendrées et qu'il engendre en­ une vision manichéenne de l'uni­ core aujourd'hui. Le fait que des vers, le vampire est devenu le gé- metteurs en scène dits "sérieux" ( 1 ) Collin de Plancy, Dictionnaire comme Murnau ou Dreyer (Vam- infernal (Club du livre).

DÉCEMBRE 1968 13 nes femmes (cf. Nosferatu décou­ vrant le portrait de la belle Ellen), ne s'attaquant aux hommes que par utilité (défense).(2) La première frayeur passée (à la vue du vam­ pire), la jeune femme vampirisée sombre dans une voluptueuse ex­ tase, et en vient même à réclamer les étreintes sanglantes du monstre (cf. Carol Marsh dans Le cauche­ mar de Dracula de ). Dracula prit le physique et l'â­ me de Bêla Lugosi (on sait que l'acteur s'était identifié au person­ nage du vampire au point d'en perdre la raison, couchant durant les derniers jours de sa vie dans un Mark of the Vampire, de Tod Browning cercueil) dans le remarquable film de Tod Browning (Dracula, 1932). Le réalisateur et son opérateur nie du mal, le prince des ténèbres : Karl Freund ont su admirablement il ne peut se déplacer que la nuit traduire le climat angoissant et té­ (créature de l'ombre), vivant le nébreux des forêts des Carpathes jour dans un cercueil (la clarté du desquelles émergeait le château en jour causant sa perte). Cette oppo­ ruines du comte Dracula avec ses sition Ombre-Lumière, Satan-Dieu, cryptes ogivales envahies de toiles se trouve confirmée du fait que le d'araignées, ces cercueils qui s'ou­ vampire ne peut supporter la vi­ vraient pour laisser paraître trois sion d'un crucifix qui peut le dé­ femmes superbement belles et pâ­ sintégrer ou, si le vampire est re­ les dans leur blanc linceul, ces mê­ lativement jeune, brûler la partie mes femmes qui allaient assaillir du corps en contact avec la croix. le voyageur imprudent et le livrer Un autre élément indissociable sanglant au prince des ténèbres. du vampirisme est l'érotisme. Les C'est avec un égal bonheur que psychanalystes ont associé l'acte du Tod Browning réalisait en 1935 vampire suçant le sang de ses vic­ times à l'acte sexuel. Le vampire (2) Roman Polanski dans Le Bal des mâle (que l'on peut associer à l'in­ vampires a introduit avec beau­ coup d'humour un personnage de cube) choisit de préférence les jeu­ vampire homosexuel.

14 SÉQUENCES 55 Horror of Dracula, de Terence Fisher

l'Angleterre. La Hammer Films, nales au clair de lune que sillonne prenant la relève de l'Universal, la blanche Carol Marsh en mal de devait assurer quelque dix années sang; or comme les feuilles tom­ plus tard la permanence du mythe. bant une à une devant la fenêtre Tetence Fisher (et plus tard l'ex- de la chambre d'une victime toute opérateur Freddie Francis) se spé­ consentante. Un montage particu­ cialisa dans le genre. Le Cauche­ lièrement efficace et des trucages mar de Dracula (1958), une oeu­ admirables faisaient de ce film un vre de toute beauté, nous ramenait des modèles du genre. Des Maî­ le héros de Bram Stoker avec le tresses de Dracula (I960), du mê­ physique de Christopher Lee qui me auteur, on retiendra le final apportait au personnage l'élégance délirant où l'on voit le vampire britannique. Fisher et son opéra­ terrassé par l'ombre, en forme de teur Jack Asher firent de ce film croix, des ailes d'un moulin en feu en technicolor un poème rouge et au soleil levant, ou encore l'appa­ or : rouge comme le sang qui dès rition des "maîtresses" au regard les premières images dégouline sur de gorgones, toutes canines de­ le cercueil de Dracula, comme le hors, sous un ciel d'apocalypse. sang qui jaillit du coeur transpercé Don Sharp avec Le Baiser du d'une femme vampire ou qui perle vampire (1962) faisait preuve d'o­ des canines acérées du monstre ; riginalité en nous présentant une or comme celui des forêts autom­ congrégation de vampires réunie

16 SÉQUENCES 55 La Marque du vampire, Dracula pour l'intégter dans son univers devenant le comte Mora, toujours personnel où le seul élément fan­ sous les traits de Bêla Lugosi. Si tastique serait la présence du dé­ l'on excepte une fin stupide qui mon qui est en fait invisible. C'est ramenait l'histoire à un ridicule là sans doute le privilège des au­ numéro d'acteurs de tournées fo­ teurs de ne pas se faire l'esclave raines, le film possédait les mêmes d'une légende ou d'un roman, celle qualités plastiques que le premier ou celui-ci n'étant qu'un point de avec en plus l'admirable Carol Bor­ départ à leur propre vision du land, yeux fauves et noire cheve­ monde. lure, promenant sa frêle silhouette Le succès aidant, le vampirisme blanche au sein d'une forêt dense allait déferler sur les écrans. Lam­ enveloppée de brumes et sillonnée bert Hillyer, adaptant une nouvel­ de chauves-souris. le de Bram Stoker, Dracula's Guest, Le Vampyr que Dreyer tourna donnait avec La Fille de Dracula, en 1932 est librement adapté d'une le meilleur film de sa modeste car­ nouvelle de Sheridan Le Fanu, Car- rière (on lui doit aussi l'excellent milla (Roger Vadim en fera une Rayon invisible avec Lugosi et adaptation plus fidèle et plus pla­ Karloff) ; Gloria Holden, en fille te en I960 avec Et mourir de plai­ de Dracula, se révélait la digne sir). Selon la vision du monde pro­ partenaire de son père, toujours in­ pre à Cari Dreyer, le film baigne terprété par le grand Lugosi. Ro­ dans une atmosphère mystique, le bert Siodmak donna un fils au vampirisme ainsi que l'écrit Carlos <3) vampire (Le Fils de Dracula), Clarens devenant chez l'auteur mais, malgré Lon Chaney Jr, ce fut de Dies Irae une maladie de l'âme. L'héroïne Leonie se réveille sous un fils indigne. La veine commen­ l'emprise du démon, un sourire çait à s'épuiser à la Universal : aux lèvres qui découvre ses dents Lew Landers (Le Retour du vam­ blanches perlées de sang. La pré­ pire), Erie C. Kenton (House of sence d'une nonne à ses côtés suf­ Dracula) essayaient de lancer le fit à faire disparaître ce sourire monstre sur de nouvelles pistes. démoniaque. On a pu reprocher à Charles T. Barton le mit en pré­ Dreyer de ne pas jouer franc-jeu sence de et, comble avec le fantastique, c'est-à-dire de d'ironie, d'Abbott et Costello (Ab­ refuser la légende en tant que telle bott and Costello meet Franken­ stein, 1948) ; Dracula venait de (3) Carlos Clarens, An Illustrated recevoir le coup de grâce. History of the , New- York, 1967. Le renouveau devait venir de

DECEMBRE 1968 15 dans une pièce au sommet d'un 2. Frankenstein château, s'apprêtant aux rites ini­ tiateurs d'un nouveau membre. En 1817, Mary Shelley écrit Cette congrégation était détruite Frankenstein ou Le Prométhêe à la fin par une multitude de vam­ moderne, introduisant dans la lit­ pires (oiseaux) qui, brisant les vi­ térature un fantastique pseudo­ tres des fenêtres, s'ntroduisaient scientifique : un docteur, en avan­ dans la salle et suçaient jusqu'à la ce sur son temps, essaie de créer mort le sang de ces malheureux un homme à partir de membres vampires humains. humains (un corps et un cerveau) recueillis dans un cimetière, l'élec­ Hammer Films avait donné un tricité devant lui insuffler la vie. sang nouveau aux films de vam­ Mais au lieu d'un homme, c'est un pires, mais en même temps la mo­ monstre qui naît entre ses mains, de était relancée et l'on allait as­ monstre doué d'une conscience, ca­ sister à l'éclosion d'une production pable de sentir, de souffrir, de de séries des plus médiocres, venue penser. Parce qu'il prend conscien­ essentiellement d'Italie, d'Espagne ce qu'il est un monstre et est de voire même des Etats-Unis où l'on ce fait rejeté de la société des hom­ servait du vampire à toutes les mes, il se venge sur son créateur sauces (même à 1a sauce western non sans lui avoir demandé aupa­ dans le ridicule film de William ravant de créer une compagne à Beaudine, Billy the Kid versus Dra­ son image qui briserait sa terrible cula), dans de pauvres décors ren­ solitude. dus plus ternes encore par une Le roman de Mary Shelley bai­ photographie bâclée, une mise en gne dans un climat semi-mystique : scène dépourvue d'inventions et le Docteur Frankenstein en vou­ une interprétation de série Z. II lant suppléer à Dieu dans l'acte faudra attendre Roman Polanski, créateur commet le péché de con­ en 1967, qui avec son Bal des vam­ naissance ; il ne survivra pas à sa pires abordait la légende sur le créature, le châtiment divin le frap­ mode parodique sans jamais tom­ pant sous la forme du remords ber dans le ridicule, apportant une qui le ronge peu à peu et lui ôte série d'idées nouvelles (le vampire la vie : "Malheur à celui qui aspire juif, le vampire homosexuel . . .) à devenir plus grand que nature", qu'il exploitait remarquablement fait dire Mary Shelley à son per­ avec l'intelligence et la finesse qui sonnage. le caractérisent. En passant à l'écran, le roman

DECEMBRE 1968 17 devait perdre quelque peu de son stein allait avoir un fils, plus heu­ aspect moralisateur, les réalisateurs reux que celui du vampire (Le Fils s'attachant plus à l'aspect horrifiant de Frankenstein 1939) sous la di­ du personnage. Edison en 1910 rection de Rowland V. Lee qui en fit une première version dont réunit dans le même film trois on ignore tout; en 1931, Ja­ monstres sacrés du cinéma d'épou­ mes Whale devait populariser vante : Basil Rathbone (Franken­ le personnage de Mary Shélley stein), Boris Karloff (le monstre) avec son célèbre et désormais clas­ et Bêla Lugosi (Igor, le berger sique Frankenstein. Admirablement fou). Fatalement le monstre de maquillé par Jack Pierce, Boris Frankenstein devait rencontrer ses Karloff incarna le monstre avec frères de terreur, Dracula et le une puissance jamais égalée. Bien Loup-Garou, et c'est Erie C. Ken- qu'ayant perdu de sa force initiale, ton (auteur déjà d'un estimable le film de Whale conserve d'indé­ Spectre de Frankenstein), qui fa­ niables qualités : une certaine poé­ vorisera cette rencontre dans La sie sépulcrale qui émane de paysa­ Maison de Frankenstein (1944) ges sauvages, de cimetières désolés, qui se soldait par une hécatombe captés avec une grande maîtrise de monstres. par Arthur Edeson ou encore de 1a grâce de certaines scènes où C'est à nouveau Terence Fisher l'innocence côtoie l'horreur: la qui devait ressusciter le monstre petite fille au bord d'un lac qui grâce à deux films tournés chez sympathise et joue avec le mons­ Hammer : Frankenstein s'est é- tre, et le dénouement tragique : le chappé (1957) et La Revanche de monstre jetant innocemment la fil­ Frankenstein (1958). (Il a réalisé lette dans le lac. en 1967 un troisième film : Frank­ enstein créa la femme). Bénéfi­ Plus réussi peut-être est La Fian­ ciant de la couleur où dominent le cée de Frankenstein du même vert pâle (couleur cadavre) et le James Whale, baroque et délirant rouge (couleur sang), les deux où l'on assiste à la création d'un films dégageaient le héros de la' monstre femelle qui servira de malédiction divine traditionnelle compagne à la créature de Fran­ pour en faire un martyr de la kenstein. Coiffée à la Nefertiti, re­ science et de l'ignorance aveugle gard noir sur visage blafard, Eisa de la foule : condamné à mort dans Lanchester fit une création éton­ le premier et, ayant réussi à s'é­ nante et particulièrement terri­ chapper, il sera lynché par les ma­ fiante. Comme Dracula, Franken­ lades de l'hôpital dans le second.

18 SÉQUENCES 55 L'originalité du film de Freddie fection pour une jeune sourde- Francis, L'Empreinte de Franken­ muette, elle aussi victime de la1 stein (1964), est moins dans sa cruauté de son maître. mise en scène assez convention­ Un mythe pour survivre doit ré­ nelle que dans son scénario dû à pondre nécessairement aux exigen­ John Elder (connu comme produc­ ces nouvelles du public. Les mons­ teur à la Hammer sous le nom de tres des années 1930, à l'image des Anthony Hinds, et fidèle collabo­ grandes divas de l'époque, possé­ rateur de Fisher). S'inspirant à la daient une aura de mystère qui les fois de Caligari et de Mabuse, John rendaient inaccessibles. De plus en Elder fait tomber le monstre en­ plus les monstres s'humanisent, tre les mains d'un illusionniste dé­ descendent de leur piédestal; ils moniaque qui, grâce à son pouvoir sont soumis aux mêmes vicissitudes hypnotique, va se servir de lui à que les hommes avec leurs passions de viles fins (il lui fait voler de et leurs faiblesses. D'agents du mal, l'or, assassiner ses ennemis). Il don­ les monstres sont devenus des vic­ ne en outre un aspect humain et times d'une société corrompue do­ pitoyable au monstre qui gémit minée par la folie meurtrière, l'ar­ sous la douleur ou se prend d'af­ gent et le sexe.

The Curse of Frankenstein ( Frankenstein s'est échappé ), de Terence Fisher

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