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Imaginaire et Musique

"La magie des décors et de l'ambiance évoquée par la musique, voilà ce qui m'inspire. Tout le reste est accessoire. Le livret d'opéra, je m'en fiche éperdument ; ce qui m'intéresse, ce sont les cymbales, voilà, le climat." (Stephan Wul)

ourquoi un nouveau webzine ? Tout sim- PP plement parce que nous avions envie de vous faire découvrir notre passion : 1 l’Imaginaire. ° Et qu’est-ce que l’Imaginaire, avec un grand I ? Eh bien, c’est un terme commode derrière lequel on réunit tout ce qui est Science-Fiction, Fantastique ou Fantasy, tous ces genres et sous- genres déclinés sous toutes leurs formes, de la littérature à la Bande Dessinée en passant par le cinéma ou la peinture : tous les Arts sont concer- nés.

Tous ? Et la musique, alors ? Existe-t-il une musique science-fictionesque ? Un rock fantasyste ? Un gothique fan- tastique ? Mais oui, parfaitement ! Et même si ce n’était pas le cas, quand on sait que dès qu’on réunit une poi- gnée d’amoureux de l’Imaginaire, le sujet de conversation qui s’impose de lui-même est "dis-moi ce que tu écou- tes, je te dirai ce que tu lis", il nous est apparu évident que le premier thème de notre webzine thématique se devait

& CHIMERES N d’être la musique.

Alors voilà, ça fait près de neuf mois qu’on planche dessus ; il est temps pour notre bébé de naître. Il est encore jeune, balbutiant, imparfait. Mais il vous présentera un échantillon de musiques et de textes, à travers des nouvel- les – drôles ou tragiques, noires ou poétiques – et des articles de fond – du dossier très documenté au résumé le plus bref, mais toujours en passant par un coup de cœur – plus les entretiens qu’ont bien voulu nous accorder les créateurs d’Ombres et Lumières et de Rock Stars, ainsi que les auteurs et illustrateurs ayant contribué, avec l’équipe d’U&C, à composer ce numéro.

UNIVERS Nous espérons que vous prendrez autant de plaisir à parcourir ce webzine (en ligne ou téléchargé en PDF) que nous en avons eu à le réaliser. Pour notre prochain numéro, sur le thème de la Passion, nous ferons un appel à textes et à illustrations, ainsi qu’un concours de logos ou bandeaux pour représenter le zine, mais de tout cela, nous vous reparlerons plus loin : pour l’instant, ouvrez grand vos yeux et vos oreilles. Place à l’Imaginaire et à la Musique !

L'illustration "Flûtiste" est de CAZA. Dessin préparatoire pour le dessin animé de Philippe Leclerc et Caza : Les Enfants de la pluie.

Les textes et illustrations restent la propriété de leurs auteurs

1 Les nouvelles

➔ Le violon de la fée Où le destin guide un instrument vers celui qu’une fée a choisi, envers et contre tous les obstacles. Une fantasy urbaine de Nathalie Dau illustrée par Sandrine Gestin et Sébastien Gollut.

➔ Faërie Boots Être une Rock Star est parfois bien difficile à vivre… comme nous le décrit avec humour Johan Heliot et comme l'illustre MZS. Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de la revue Bifrost/éditions le Bélial

➔ Gloria Mundi Certains musiciens seraient-ils prêts à tout pour avoir du succès ? Réponse par Philippe Heurtel mise en image par Sébastien Gollut.

➔ Récital pour les hautes sphères D’autres ne vivent que pour leur Art, refusant toute compromission. Tel est le cas d’un véritable musicien, décrit par Lionel Davoust et dessiné par MZS.

➔ Souper avec orchestre 1 La musique peut jouer un rôle plus important qu’on ne saurait le croire, nous explique Pierre Gévart. C'est Catherine Gillet ° qui a dessiné les sons.

➔ Le "La" naturel Quand la musique est facteur de Paix entre les espèces… Un très sérieux pacte inter-galactique signé Olivier Gechter, illustré par Estelle Valls de Gomis.

➔ Le rock du bagne La musique adoucit les mœurs ? Certes, mais jouée un peu trop fort, elle peut nuire aux relations de bon voisinage… Une enquête policière et fantastique d’Alain le Bussy, mise en image par Audrey la Grande Sorcière.

➔ Plaquer quelques accords et se sentir invulnérable Il est des cas où le son est une arme ! nous crie Gaëlle Bussottin. La musique est, ici, peinte par Sébastien Gollut.

& CHIMERES N ➔ Le chant de l’égoïsme, les soupirs de la honte Il existe des liens entre les histoires et la musique qui transcendent le réel, comme le démontre Bruno B. Bordier, en paroles et en image.

➔ Pas de chanson pour Julie Peut-on inspirer l’amour sans inspirer de chanson ? C’est la grave question que se pose Nico Bally. Julie est dessiné par MiKl.

➔ Water music Et si l’univers empêchait la propagation des ondes sonores, comment jouerait-on ? se demande Jean-Michel Calvez, accom- UNIVERS pagné d'une illustration de CAZA.

➔ Distorse, Gloire et Chouchen Quand les journalistes des magazines musicaux enquêtent sur la vie des groupes, ou la véritable histoire du rock psychodéli- que, une uchronie signée Roland C. Wagner, illustrée par CAZA.

➔ Cyberave Comment vivrons-nous la musique dans le futur ? Voici la réponse de Julien Fouret, dessinée par Estelle Valls de Gomis.

2 Le violon de la fée

A Mamina et à tous ceux issus de notre orme ancestral

“ Rien n’est plus fantastique et plus fou que la réalité, et le poète se contente d’en recueillir un reflet confus, comme dans un miroir mal poli. “ E. T. A. Hoffmann, Contes fantastiques

Il était une fois une histoire, qui s’amusait à chatouiller la langue des conteurs, si bien qu’ils ne pouvaient s’empêcher de la colporter d’un bout à l’autre du Pays, la déposant comme une offrande au creux des oreilles attentives. C’est ainsi que je l’ai reçue, un jour que je baguenaudais de pentes en vallons pour dépouiller les framboisiers, chapeau de paille sur la tête et panier rond à bout de bras. Juste à l’orée de Bois-Gourmand, où les vipères gardent les sentes qui ramènent au village, gît un mélèze foudroyé déjà vêtu de mousse bleue. Assis dessus, le conteur paraissait m’at- tendre. Son couvre-chef était de feutre mou, pareil à celui de nos pâtres, et ses bottes à revers se noyaient pour moitié dans le parterre d’œillets des Alpes. Il portait un gilet fait en peau de mouton, une culotte de gros drap, une chemise immaculée brodée de campanules au col et aux poignets. Son familier, un écureuil plus brun que roux, pointait son museau effronté hors du fouillis de boucles qui mourait sur ses épaules. Des boucles brunes elles aussi, où des brindilles accrochées évoquaient une sieste récente entre les bras de la forêt.

“ Je suis Dino l’Etoile, se présenta-t-il aimablement. Je suis conteur, fils du vent et de l’orme, ami de la rivière et des petits enfants. “

Répondant à son sourire, je lui avouai mon prénom et mon état de citadine, en vacances universitaires dans le village qui hébergeait tous mes étés.

“ Et les étés sont chauds, même à cette altitude. Puis-je t’offrir à boire, jeune étudiante ? En échange, je goûte- rais bien volontiers à tes framboises. “

Je pris sa gourde de fer blanc, glacée contre ma paume, et bus avec délice un peu de cette eau claire au goût de neige et de ciel pur.

Nathalie Dau Puis j’attendis, mais il ne disait rien. Sa main piochait dans mon panier, les fruits s’écrasaient dans sa bouche en tachant ses lèvres de rouge et, derrière ses lunettes dorées, ses yeux de bogue et de châtaigne exprimaient le contentement.

En d’autres circonstances, c’est un spectacle dont je me serais vite lassée. D’ailleurs, je songeais à prendre congé pour retourner à ma cueillette mais, avant que j’aie pu trouver le temps d’annoncer mon départ, l’écureuil esca- lada mes tresses, délogeant mon chapeau qui tomba dans les fleurs et devint nid où s’installa l’impudente bes- tiole.

“ Hé ! Veux-tu bien déguerpir, toi ? - Es-tu donc si pressée, jeune fille ? N’est-ce pas la saison des vacances ? - Mon chapeau… - Il te le rendra tantôt, quand tu en auras de nouveau l’usage. Pour l’instant, je quémande ton aide. Je viens d’un village éloigné et méconnais ces pentes-ci. Voudras-tu me guider jusqu’à la jonction des trois routes, où la dame de mes pensées m’a fixé rendez-vous ? “

Les textes et illustrations restent la propriété de leurs auteurs

3 N’y voyant pas malice, j’acceptai sans me faire prier. L’écureuil me rendit mon grand chapeau de paille et nous marchâmes de concert, son maître et moi, parmi les hautes herbes entrelacées de fleurs qui explosaient en teintes vives, dans ce vallon où le soleil repoussait l’ombre sous les bouquets de mélèzes.

Nous goûtâmes un silence parfait, entre les chuchotis du vent et les stridulations d’insectes. Instants d’une qualité rare, à la limite du magique. Et puis je découvris que l’écureuil, qui me toisait depuis l’épaule de son maître, avait le regard malicieux d’une créature plus lutine.

Nous nous trouvions encore à la limite du magique… sauf que nous venions de changer de côté. Imperceptible différence, subtilité de jeux de formes et de matières, de perceptions et de couleurs, de tessitures et de parfums. Et ce fut à ce moment-là, tandis que nous enveloppaient les premiers châles vaporeux du crépuscule, que le conteur céda aux déman- geaisons de sa langue.

Mon histoire est d’abord un décor de Lorraine : une petite ville aux maisons rapprochées, d’un gris clair qui commence à foncer sous l’action conjuguée des cheminées d’usines - récemment implantées à la sortie du bourg - et du climat, réguliè- rement grognon, si bien que les façades ont rarement le temps de se sécher entre deux pluies. Des pluies qui, loin de les laver, les teignent de scories.

A l’époque où commence mon histoire, les dames et les messieurs se déplaçaient encore grâce à de vrais chevaux dont les sabots ferrés claquaient sur les pavés des villes. Les dames avaient des jupes longues et des ombrelles frangées de dentelles. Les messieurs saluaient en soulevant leurs grands chapeaux. Quand les messieurs se rencontraient dans des salons spéciaux qui sentaient très fort le cigare, ils aimaient boire des petits verres et discuter de tout en se tortillant les moustaches. Mais ce qu’ils préféraient, c’était vérifier l’heure. Et ils sortaient souvent, de leurs gilets brodés, leurs grosses montres mécaniques suspendues à des chaînettes d’or.

En ce temps-là, donc, dans le chemin de la Ville Longue, il était une fois un artisan luthier descendu depuis peu des monta- gnes génoises afin de s’installer en France. La tradition d’alors contraignait tous les Transalpins à s’établir loin de la frontière italienne, car l’on redoutait l’espionnage et plus encore la contrebande, ou bien la trahison si jamais la guerre éclatait. Comme un grand nombre de ses frères attirés par les sirènes d’aciéries, le luthier avait emprunté les voies remontant vers le nord. Il se nommait Pazzi et, loin des machines hurlantes et contremaîtres gueulards, il passait tout son temps dans deux pièces obscures qui lui servaient tout à la fois d’atelier, de boutique et de chambre à coucher.

Pazzi n’était pas riche. Il n’avait pas de cheval ni d’attelage. Pas de montre à chaînette dorée, pas de gilet brodé ni de grand chapeau noir brillant. Mais Pazzi ne s’en souciait pas. Il n’avait pas franchi les Alpes afin d’amasser des fortunes. Ses parents venaient de décéder, son village lui-même agonisait, les jeunes émigraient vers la France et les promesses de travail, alors Pazzi avait suivi pour ne pas rester seul, et pour offrir à ses pays, quand ils n’étaient pas à l’usine, de quoi se souvenir des terres de soleil et de vin. Outre ses violons, Pazzi créait des tambourins, des fifres et des pipeaux, des triangles à grelots et des cabrettes en peau de chèvre. En ville, des quartiers nationaux s’étaient constitués, les Italiens par-ci, les Polonais par-là, et tous les vieux amis de Pazzi habitaient dans sa rue. L’épicier, qui fabriquait et vendait des pâtes fraîches aux trois cou- leurs, se tenait juste en face ; Pazzi n’avait qu’à traverser pour acheter l’huile d’olive et quelques gourdes de fromage, un bouquet d’herbes de cuisine, des tomates séchées et la bouteille de vin rouge entortillée de paille. Rouge aussi la couleur de ses convictions politiques. Et quand, le dimanche matin, les grosses cloches de l’église invitaient à la messe, Pazzi, qui ne s’y rendait pas, faisait sa promenade de saluts divers s’achevant au café, et il avait vraiment fière allure avec sa chemise d’un blanc éclatant, sa ceinture de drap et son foulard cerise noué autour du cou.

Pazzi avait toujours travaillé de son mieux pour les musiciens du quartier. Mais, un jour, une terrible guerre secoua toute la planète. Les musiciens s’habillèrent en soldats, ils prirent de lourds fusils pour remplacer leurs instruments et la troupe partit défendre des frontières et la notion de liberté. Du coup, Pazzi perdit presque tous ses clients. Pourtant, espérant bien qu’ils reviendraient, il poursuivit son travail.

Mais les années passèrent. Les tambourins et les cabrettes s’entassaient dans les armoires et sur le banc de la vitrine. Quand la guerre s’acheva enfin, beaucoup de musiciens ne revinrent jamais. Ou ceux qui revenaient avait perdu une main voire un bras, ou bien les jambes pour danser, le souffle pour chanter. Surtout, ils montraient des regards hantés par le souvenir des tranchées. Et Pazzi, qui n’avait plus d’argent du tout, envisagea un soir de vendre sa boutique.

Il était vraiment tard. Les cloches avaient sonné la dernière heure avant minuit. Dehors, tout était sombre et silencieux. Seule une petite chandelle brûlait encore dans le chemin de la Ville Longue : c’était celle de Pazzi, elle éclairait ses addi- tions.

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4 Mais le luthier n’avait plus le cœur à compter. Pour la première fois, il se sentait écrasé de fatigue. Et triste, triste ! Si triste que de grosses larmes roulaient de ses yeux sur ses joues où s’esquissaient des rides amères.

“ Ne pleure plus, cher Pazzi “, fit soudain, près de lui, une voix aiguë comme une chanson de pipeau. “ Va plutôt chercher, tout au fond de ton coffre à habits, la boîte bleue que t’a léguée ton grand-oncle Orlando. “

Très étonné, Pazzi leva la tête, chercha de tous côtés et aperçut enfin, dans la lueur tremblante de sa chandelle, une follette minuscule, c’est-à-dire une fée, tissée de ces clartés qui révèlent et de ces flammes qui inspirent.

Pazzi avait un cœur d’enfant, aussi frais qu’un ruisseau cascadant sur des rochers verdis de mousse, et aussi lumineux qu’un rayon de soleil engluant ses reflets dans un grand pot de miel sauvage. En découvrant la fée, il ne s’étonna plus et partit fouiller dans son coffre, sans laisser aux questions l’idée de le troubler. Et c’est ainsi qu’il faut agir dans ces moments privilé- giés, quand les follettes, ou les lutins, ou les hautes fées magiciennes font aux gens comme nous l’honneur de se montrer.

Depuis combien d’années la boîte dormait-elle sous la pile de linge ? Pazzi l’avait reçue à un âge fort tendre, alors qu’il ne savait pas lire. Il l’avait ouverte, s’était étonné de la trouver vide, y avait rangé un fort joli morceau de bois ramassé le matin, par jeu, en bordure de forêt. Puis il avait laissé traîner le tout au grand dam de sa mère, qui s’était empressée d’en- fouir cette complice du désordre au fond du grand coffre à habits. Pris par d’autres nouveautés, plus ludiques, Pazzi avait vite oublié sa boîte et son morceau de bois. Puis les années s’étaient chargées de lui trouver mille autres préoccupations.

Au fond du coffre de Pazzi gisaient tant d’objets négligés, tant de témoins de son passé, tant de souvenirs de famille ! Il découvrit ainsi, très ému, deux tableautins ovales où ses parents, jeunes et bien mis, souriaient éternellement grâce à un peintre de passage, au pinceau vif et à la main habile, qui avait payé de son art quelques journées d’hébergement. Il croisa aussi sa robe de baptême, la boîte à bijoux de sa mère avec l’anneau de fiançailles qui ne servirait plus jamais, Pazzi ayant choisi de demeurer célibataire. La blague à tabac de son père, quelques papiers légaux rédigés en génois dont l’administra- tion française n’avait pas l’usage… et il retrouva enfin, outre le souvenir qu’une follette l’attendait, la jolie boîte de bois bleu.

Propre, comme neuve, avec un beau fermoir de laiton. Pazzi alla la déposer devant la fée et reprit place sur son banc, atten- dant des instructions supplémentaires.

“ Ouvre ! “ flûta la délicate créature dorée.

Avec un clic suivi d’un clac, le couvercle se dressa à la verticale. Pazzi avança les doigts, pour sortir de la boîte le morceau de bois qui n’avait pas changé, ou se montrait peut-être un peu plus brillant qu’il ne l’aurait dû : son écorce tombée, son aubier vernissé, sa couleur enrichie de patine automnale…

“ Attends ! Ôte d’abord le papier fleuri qui double le couvercle. Et lis ce qui est gravé dessous. “

La follette riait toute seule. Quelle bonne farce anticipait-elle ainsi ? Un autre se serait méfié mais Pazzi savait que chez les fées, du moins chez ces fées-là, même la cruauté est jeu de l’innocence.

“ Cassetta incantata del Maestro Ciliegia1, lut-il à voix haute. Qu’est-ce que cela signifie ? - Il était une fois… Un roi ! s’écriront aussitôt mes petits lecteurs. Non, les enfants, vous vous trompez. Il était une fois un morceau de bois. - Celui que j’ai mis dans la boîte ? - Non, cher Pazzi. Celui que le Père la Cerise trouva. Un bout de bois qui riait et pleurait comme un enfant, qu’il remit à Gepetto qui en fit une marionnette, laquelle devint, à l’issue de bien des épreuves, un vrai petit garçon. Oh ! mais je com- prends ton désarroi : tu n’as pas encore eu l’occasion de lire ce roman-là ! - Quel roman ? - Pinocchio, par Collodi le Toscan. Cela fait bien trente à quarante de tes années de temps que cette histoire fut révélée aux oreilles puis aux yeux des hommes. “

Un large sourire s’épanouit sur le visage de Pazzi.

“ Es-tu venue me raconter cette histoire ? demanda-t-il, gourmand. - Non, Pazzi : te proposer de participer à l’écriture d’une autre. - Mais je ne sais pas fabriquer de marionnettes ! - En effet. Toi, tu sais fabriquer des violons. “

Les textes et illustrations restent la propriété de leurs auteurs

5 Le Père la Cerise, malgré son nez rubis qui suggérait un vif penchant pour la boisson, possédait un don rare : celui de découvrir les bûches imprégnées de magie, comme un sourcier trouve les eaux secrètes et les révèle à la lumière.

Sa boîte bleue, sculptée dans de l’aulne puis laquée, était une sorte d’athanor, un creuset où le bois ordinaire se transmu- tait en véritable enchantement. Tel le bout de branche enfermé là par un Pazzi enfant. Un bout de branche devenu, au fil des ans, la quintessence d’un sortilège.

Quel sortilège ? La follette n’en avait rien dit. Comment la boîte était-elle arrivée entre les mains du grand-oncle Orlando ? La follette, évasive, s’était contentée d’évoquer un voyage en Emilie puis en Toscane, retour à Gênes, pour des raisons de commerce. Impossible d’en savoir davantage.

En revanche, sur le destin du bois désormais magique, la follette s’était montrée prolixe. Pazzi devait fabriquer un violon, dont il sculpterait l’âme dans l’aubier vernissé extirpé de la boîte bleue. Ensuite, il lui faudrait exposer ce violon en vitrine, et ne jamais le vendre.

“ Mais si je ne le vends pas, comment pourrai-je en tirer cet argent qui me fait tant défaut ? - Je m’occupe de tout. Mets-toi vite à l’ouvrage. Fais le violon ainsi que je t’ai demandé, et les sous tinteront bientôt dans ton porte-monnaie. “

Une seconde fois, les enfants d’Italie s’étaient déversés sur la France, pour fuir des hommes aux pensées sombres autant que leurs chemises, des hommes ruminant le meurtre fratricide et l’oppression par le pouvoir dictatorial.

Giani n’était pas Italien mais San Marinois. Sa république, cependant, enclavée dans l’Emilie, subissait les mêmes menaces que les voisins immédiats. Or le cœur de Giani versait dans un rouge utopique et généreux, habité d’espérance et même d’esperanto ; un rouge clair et pur, pas encore entaché par des pourpres sanglants ni l’écarlate de la honte. C’était un rouge frais comme un fruit de l’été, qui n’avait pas conscience des actes de tuerie que l’on commettait en son nom de part et d’autre de l’Oural. Un rouge qui donnait envie de croire en un homme bon, capable de partage : le rouge de l’amour. Et les pensées sombres des autres, les étriqués, les racornis, renfermés dans la contemplation de leur entrailles où macérait le noir de leur esprit de rétention… Ce sombre-ci ne faisait pas mystère de son désir d’assassiner ce rouge-là.

Alors Giani s’était mêlé au flux s’en venant épicer la Lorraine. Pour tout bagage, il possédait un vieux violon qui savait ani- mer les noces, le regard bleu profond des poètes blessés, et une médaille de la Vierge, qu’il portait uniquement parce que sa bien-aimée se prénommait Marie.

Il fallait manger, se loger, conquérir sa place, la plus décente possible, dans le pays d’accueil. Giani suivit ses frères, ses cou- sins, ses amis, et trouva de l’embauche à l’usine, ce temple de l’acier où rugissaient en flamboyant les hauts fourneaux.

Giani fut affecté à la Machine ; un monstre de métal, hérissé de lames tranchantes. Elle engloutissait l’acier à grosses bou- chées, le croquait goulûment, crachant des étincelles et des stridences effroyables, puis régurgitait des tronçons qu’on allait façonner plus loin. Peu à peu, Giani apprit à comprendre la Machine, presque à l’aimer. Il était le dompteur qui maîtrisait le fauve, il savait le faire ronronner, manger à la bonne cadence, se plier aux besoins des autres ateliers - exigeant leur quota quotidien de tronçons.

Un matin, la gourmande avala de travers. Giani profitait de sa pause, griffonnant quelques vers à l’intérieur du calepin qui ne le quittait jamais. On vint le quérir en urgence : qui d’autre aurait su débloquer la Machine ?

Il regarda son monstre, vit les lames immobilisées autour d’un gros morceau d’acier. Il aperçut aussi une étrange lueur, comme un reflet rougeâtre piqueté de blanc, tout au fond de la gueule d’ombre. Son regard bleu s’écarquilla, mais l’ingé- nieur, le contremaître et les convoyeurs de tronçons le suppliaient de se hâter. Giani hocha la tête, la première fois pour acquiescer, la seconde pour conforter son courage. Il avança la main, tira sur le morceau d’acier. Alors, la chose indescripti- ble lui cloua les doigts sous trois griffes impitoyables, et la Machine, ce matin-là, vomit des phalanges et du sang.

En ce temps-là, les hôpitaux ignoraient tout des chirurgies réparatrices. Giani rentra chez lui avec un gros pansement blanc pour couvrir ses moignons de doigts. Il prit son violon dans ses bras, l’étreignit avec désespoir… mais parvint à ne pas pleu- rer.

Les jours passèrent. Giani ne pouvait retourner travailler. Pas encore. Pas déjà. Pas alors qu’il savait qu’une bête maudite habitait la Machine. Quand on ôta ses bandages, gris poussière d’un côté, souillés de sang coagulé de l’autre, Giani sentit un grand frisson lui parcourir l’échine. Et il retourna se coucher, en disant qu’il était malade.

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6 L’argent manqua. L’argent manque toujours, quand on en a trop peu pour pouvoir épargner. Giani se leva donc, rangea son vieux violon dans un étui guère plus flambant, et arpenta la ville, à la recherche d’un prêteur sur gages.

Mais il n’en trouva pas. Ce qu’il trouva fut la boutique de Pazzi.

“ C’est pour une restauration ? “ demanda le luthier en avisant les cloques de vernis sur l’instrument offert à son regard expert. Puis il leva le nez, vit les doigts amputés pour partie, la mine hâve du jeune homme, et se fustigea mentalement pour sa maladresse.

“ Tu viens des aciéries ? “ demanda Pazzi à son compatriote.

Giani haussa les épaules. Quelle importance, à présent ? Tout ce qu’il voulait, c’était son argent, autant d’argent que possi- ble, et retourner se coucher.

“ Petit, il faut remettre un peu de rouge sur ces joues. Ne bouge pas, je reviens. Y a du bon vin et du fromage, chez l’épi- cier d’en face. Avant de parler affaires, faut qu’on soit à armes égales, et rien de mieux qu’une rasade pour ragaillardir les hommes, pas vrai ? “

Giani attendit. Que pouvait-il faire d’autre ? Piquer dans la caisse ne lui aurait pas ressemblé.

Vois-moi ! prends-moi ! anime-moi !

Giani sursauta. Qui parlait ?

Il chercha un peu, ne vit personne, n’osa fouiller plus avant de crainte que Pazzi, à son retour, ne l’accuse à tort de vouloir le voler. Mais la voix retentit de nouveau, plus forte, insistante.

Vois-moi ! prends-moi ! anime-moi !

Cela semblait venir de la vitrine, entre le verre et le rideau de velours pendu à mi-hauteur sur une tringle aux reflets d’or. Giani écarta le velours, découvrit des cabrettes, des tambourins exposés et dans un angle, presque invisible, un violon qui lui souriait.

Il répondit à ce sourire. Un éclat bleu vibra alors sur les cordes tendues et la voix répéta joyeusement :

Vois-moi ! prends-moi ! anime-moi !

“ Oui ! “ hurla Giani, comme possédé.

Mais Pazzi entra à ce moment-là, avec son vin en robe de paille, son chapelet de gourdes fromagères, et Giani relâcha le rideau sans avoir touché au violon.

Ils parlèrent. Longtemps. Beaucoup. La sympathie naquit des confidences échangées. Giani récita ses poèmes, Pazzi s’em- para d’un archet pour faire chanter le vieux violon, conclut qu’il valait mieux que son apparence cloquée, et proposa un prix majoré par l’estime. Mais la main amputée repoussa l’offre généreuse.

“ J’ai changé d’avis, dit Giani avec force. Je ne veux pas d’argent. Juste un autre violon en échange de celui-ci. - C’est idiot ! Avec tes doigts manquants, tu ne peux plus pincer les cordes. A quoi te servirait de posséder un instrument dont tu ne peux jouer ? - Je peux jouer du violon que je veux. - Et lequel veux-tu ? - Celui qui est dans ta vitrine. - Vraiment ? Tu crois pouvoir jouer de cet instrument-là ? - Oui. C’est lui qui me l’a dit. - Qui donc ? - Le violon. “

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7 Pazzi n’insista plus. Il savait bien que l’instrument n’avait rien d’ordinaire. Il se doutait que la follette avait conçu quelque projet concernant le violon enchanté. Manifestement, Giani possédait, lui aussi, le don précieux de voir les fées et d’en entendre les soupirs. La magie s’était exprimée, pas question de la contrecarrer par l’argutie et la raison.

Giani tint le violon ainsi qu’il faisait d’ordinaire. Sa main valide empoigna l’archet, ses yeux se fermèrent à demi, ses moi- gnons de doigts pincèrent les premières cordes… mais l’harmonie ne naquit pas, car les phalanges qui restaient, trop cour- tes, échouaient à former les accords.

Des heures durant, Giani essaya, encore et encore, comme si sa volonté pouvait repousser les limites de l’impossible. Comme si ses doigts, au contact du violon, devaient soudain se rallonger, retrouver leur ancienne souplesse, leur toucher délicat, leur maestria.

Les sons grinçants qu’il produisait attirèrent quelques visiteurs. Les commerçants d’en face, des passants étonnés. On répéta sur tous les tons que son acharnement tenait de la stupidité et conférait à la folie. On le plaignit, on le moqua, on ne dit rien pour ressortir de la boutique en secouant la tête et haussant les épaules… et la nuit tomba.

“ Tu devrais rentrer chez toi, petit. “

Giani serra les lèvres, crispa sa main valide sur l’archet, et poursuivit ses efforts. La sueur inondait son front, ruisselait sur ses joues, mais aucune larme ne s’y mélangeait.

Pazzi sortit, pour fixer les volets de bois à sa devanture. A chaque fois, le panneau heurtait la façade avec un bruit de per- cussion, ou de gendarme de théâtre. Les targettes s’enclenchaient en claquant, la chaîne et le verrou final sonnèrent comme un réveil… et Giani, arraché à sa transe, ouvrit enfin les yeux.

Le rideau de velours, entièrement rabattu sur la gauche, dégageait la vitrine. Avec les volets clos pour lui servir de tain, le verre devenait un miroir. Malgré la semi-pénombre de la boutique, Giani put se contempler de pied en cap. Et son regard, d’un bleu de fée, s’écarquilla.

Son reflet lui offrait la réponse.

“ Ils disaient que c’était impossible “, déclara Dino l’Etoile au moment où nous arrivâmes à la jonction des trois chemins, comme la nuit descendait du haut de la montagne. “ Pourtant, Giani accomplit ce miracle. L’archet dans sa main mutilée, il obtint de ses doigts valides qu’ils deviennent musiciens, dresseurs de cordes, glisseurs d’accords. Et il joua, joua, joua. Dans la boutique de Pazzi, à la terrasse du café, aux noces et aux bals du dimanche, sans jamais se tromper, sans jamais se lasser, sans jamais faillir. “

Le conteur se tut, et je retins un cri de frustration. N’était-ce donc que cela, la magie du violon ? La volonté épousant la dextérité ?

Je me souvins, brusquement. L’instrument savait sourire. L’instrument pou- vait parler ! Il avait rendu son courage à un homme accablé, sa dignité et l’espérance ; il en avait sublimé le talent. Et, sous les doigts de Giani, je devinai que le violon avait poursuivi ses discours. Son chant libérateur, né du frottement des cordes et de l’écho rebondissant sur l’âme en bois magi- que… Oui. A l’écouter, tous avaient entraperçu l’inexprimable féerie, la transcendance du quotidien, le contre-pied de la banalité. L’union de cet homme estropié et de ce fabuleux violon composaient la source d’un rêve. De milliers de rêves... et d’un conte de fées.

Dino l’Etoile eut un sourire étrange, comme s’il avait suivi le fil de mes pen- sées et approuvait mes conclusions.

“ Giani eut un neveu, que l’on prénomma Dante, précisa-t-il alors. Un gar- çon vif et curieux, autant qu’un écureuil. Rien n’échappait à son regard, et je me demande encore… Vois-tu, ce garçon est devenu premier violon à l’opéra. Ne trouves-tu pas cela troublant ? “

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8 Il se détourna pour saluer sa dame - rien qu’une ombre estompée par les brumes du soir.

“ Giani est mort depuis longtemps, jeune fille. Du moins, dans le monde des hommes. Mais ici, chez les fées, là où les notes ont des chatoiements bleus et des parfums de foudre apprivoisée par la soie des fleurs d’étherbelles, il continue à ani- mer les assemblées dansantes et les noces de pleine lune. Ainsi s’achève mon histoire, et je ne te retiens plus, jeune fille. Ma dame attend que je l’escorte au bal, pour valser à mon bras au son du violon de Giani. “

Ainsi s’évapora Dino l’Etoile, sur un baiser qu’il m’envoya du bout des doigts et qui devint luciole en atteignant ma joue.

Je suis restée songeuse, tandis que la magie s’éloignait dans la nuit, puis j’ai emprunté le chemin familier, pour rentrer au village où je passais tous mes étés. Et j’y parvins sans jamais trébucher, malgré ornières et cailloux, car la pleine lune avait l’éclat d’un projecteur.

A l’automne, je suis allée à l’opéra et j’ai acheté le programme, histoire de vérifier.

Le premier violon se prénommait Dante.

Je ne me lasse plus de l’écouter jouer.

Pour les illustrations “Fée” est de Sandrine GESTIN et “Le violon de la fée” est de Sébastien GOLLUT.

Les textes et illustrations restent la propriété de leurs auteurs

9 Faërie Boots

“ Mexcalli, very cheap ? Dollars? Very good mexcalli !“

Putain, si loin… Le temps de récupé- rer, j’envoie paître le peon en com- bisport Nike qui m’agite ses fioles sous le nez.

Je suis entier, je crois. Je palpe mes membres l’un après l’autre, quelques contusions sans gravité, rien de méchant. Je me relève. Droit dans mes bottes. Une paire magnifique, en peau de Roi-Lézard authentique.

J’éclate de rire, à l’usage exclusif des petits hommes râblés à la mous- tache virile qui peuplent le bidonville. Deux cent miles plus au Nord, mon rire, gravé sur disc chromé, fait la fortune d’un label encore indé- pendant, mais ça ne saurait durer.

“ Frontera ? “ je fais, en pointant l’index dans la direction approximative de la ligne de démarcation entre Sud et Nord. Le dealer à gueule de Zappata hausse les épaules et crache par terre. Le glaviot noir atterrit à la pointe de mes bottes. Je m’énerve : “ Oh, fais gaffe, connard. “ Ça n’a pas l’air de lui plaire. Il sort un calibre de sous son aisselle gauche, un crache-la-mort nickelé luisant sous le soleil, et l’agite sous mon nez. Pas le moment de finas- ser.

“ T’énerve pas, mec. “

Je frappe du talon dans la poussière en hurlant à pleins poumons : “ L.A., L’America ! “

Je vois un rictus de surprise se former sur le visage du paumé et la seconde suivante je vacille sur le bitume d’une ruelle en cul-de-sac, qui écartèle deux immeubles de brique crue.

Je laisse le vertige se dissiper, les hauts-de-cœur retourner mon estomac, je vomis un filet de bile amère, essuie mes lèvres si sexy reproduites à des millions d’exemplaires sur la pochette de mon dernier album, et je rejoins le flot des passants qui irrigue le proche boulevard en sifflotant un vieux tube de l’été dernier.

Dans quelques heures, je serai une rock star, adulée par des milliers de kids en transe. Mais je sais qu’il existe un

Johan Heliot endroit où je peux échapper à cette merde – et je jure de le trouver un jour.

***

“ Simon Corman ? “ interroge le petit homme engoncé dans un costard de plouc, le genre de sape dénichée dans une vente de charité. Pour compléter le tableau, il tient un sac en papier brun, semblable à ceux que les clo- ches utilisent pour planquer leur bouteille de tord-boyau.

Je le détaille rapidement avant d’éclater de rire.

“ Hé mec, comment t’as réussi à entrer ici ? Ne me dis pas que tu as une invitation. “

Il élude ma remarque d’un geste désinvolte. Un sourire niais éclaire sa bouille incroyablement ronde. Il me fait penser à Mickey Rooney vieux, sauf qu’il ne doit pas avoir plus de quarante ans. Quelques mèches jaunes pâles

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10 strient son crâne lunaire et ses yeux gris-bleu pétillent de malice enfantine. Un gamin du troisième âge, ou un vieillard retombé en enfance. Il semble avoir deviné ma perplexité et m’explique, sérieux :

“ J’appartiens à la tribu des enfants perdus. “

Clin d’œil.

J’écarte les bras en signe d’incompréhension. Qu’est-ce que c’est que ce taré ? Le bizness ne manque pas de loufdingues, mais celui-là bat tous les records.

“ Vous savez, reprend-il, complice, Peter aime bien vos chansons. “

Peter ? Je dois en connaître des milliers. Peut-être un producteur d’un label concurrent, un patron d’une major. Original comme approche, m’envoyer ce gnome fringué en représentant des couches laborieuses.

“ O.K. Et après ? “ je fais, en m’emparant d’une coupe sur le plateau d’un loufiat passant à proximité.

“ Nous avons quelque chose qui devrait vous intéresser, monsieur Corman. - Si tu essaies de me vendre une merde, tu perds ton temps. Si c’est de la dope, j’ai tout ce qu’il faut à la maison, c’est même prévu dans mon contrat. “

Il rigole puis fait la moue, l’air peiné. “ Oh non, pas du tout, monsieur Corman. Ce que je vous propose vaut toutes les dro- gues du monde. Et je ne vous le vends pas. C’est un cadeau de Peter. “

Sans attendre ma réponse, il dépose son sac à mes pieds et tourne les talons. Hé, un moment. - Simon ! Y’a ce journaliste de Rolling Stone qui t’attend dans le salon pour t’interviewer, beugle l’attaché de presse du label, en me poussant dans la direction opposée à celle prise par le cinglé. - Oublie pas ton sac “, ajoute-t-il.

Et de fourrer illico le paquet de mon fan inattendu sous son bras. Une minute plus tard, je m’affale dans un fauteuil club en face d’un divan où se pavane Ronny Canetti, le monsieur météo du rock-bizness, dont la plume fait et défait les carriè- res des groupes au gré de ses humeurs. Ronny m’a plutôt à la bonne, il a même signé une chronique sympa de mon dernier single, dans un récent numéro du Nouveau Tabloïd- Testament.

“ Hé Simon, toujours la trique ? “ rigole Ronny, pas peu fier de cultiver une vulgarité très tendance dans les milieux où comptent ces choses-là. Sa tignasse carotte domine un front bas, large comme celui d’un Rottweiller, dont il possède éga- lement le museau écrasé et les petits yeux vicelards – le criti- que dans toute sa morgue élégance.

“ Je veux, mon gros “, je réponds, déclenchant une secousse sismique d’hilarité sur le divan, où Ronny palpite à la manière d’un cœur de deux cent quarante livres au bord de l’infarctus.

“ J’ai écouté la maquette de ton nouvel album, c’est pas dégueu, tu deviens bon. C’est pas toi qui va enterrer le King non plus, remarque. - Il s’est enterré tout seul sous ses kilos de mauvaise graisse et tu vas pas tarder à faire pareil “, je rétorque, froid et mau- vais, avant de m’envoyer ma coupe de Moët. Ronny éructe un rire gras et dévastateur, lâche des postillons de la taille de confettis, aux anges.

“ Ce mec me tue, vraiment, rugit-il dans l’oreille de l’attaché de presse, un connard de commercial qui oppose une face constipée à ce tir de roquettes hilarantes. - Hé, c’est quoi, là-dedans ? “ demande Ronny, une fois calmé. Je suis son regard, braqué sur le sac en papier posé devant moi. Excellente question. Je m’empare de l’objet et le balance sur la panse couverte de tissu dispendieux du poussah.

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11 “ J’en sais rien. Mais si ça te plaît, c’est à toi, big boy. “

Ronny tire du sac une magnifique paire de santiags ferrées, écailles vernies dans les tons émeraude. Classe et kitch, comme j’aime.

“ Je crois que c’est ma pointure, fait Ronny. Chouette cadeau, Simon. “ Il se penche en soufflant pour retirer ses mocassins, qu’il envoie valdinguer à l’autre bout du salon, et enfile les bottes tail- lées en pointe.

“ Bien sûr, ça jure un peu avec Armani, mais je vais rendre les types encore plus dingues quand j’irai au CB’ ! “ se marre le gros.

J’acquiesce, impatient.

“ Bon, on commence cet interview, maintenant ? Tu vas nous chercher de quoi tenir le coup, vieux. “

Je m’adresse à l’attaché, qui, servile, s’éjecte de son siège et se pré- cipite sur la boîte à pharmacie – indispensable accessoire en un pareil endroit.

Vingt questions et quelques cachets prohibés plus tard, Ronny se lance dans sa fameuse imitation d’Elvis version Vegas 77, lippe grasse et tordue, bedaine lascive ondulant au rythme d’un tamouré muet. Il roucoule It’s Now or Never sur l’air d’O Sole Mio, avec la conviction d’un gondolier sur le point de soutirer un beau paquet de devises à des touristes crétins. Avachi dans mon fauteuil, je me marre comme une baleine, sous l’effet des acides. L’attaché de presse jubile dans son coin à l’idée de la double page promise par Ronny dans le prochain Stone. Si les gars de la distribution assurent, l’album peut faire une entrée fracassante dans les charts. Une pre- mière pour le label.

Ronny continue ses singeries un moment puis s’immobilise devant moi. “ Tu sais, Simon, j’ai chialé la première fois que j’ai entendu le King chanter ça. Non, rigole pas, je suis sérieux ! Tu peux pas comprendre, t’étais même pas né à l’époque. Mais pour un ritalo-américain comme moi, ça voulait dire quelque chose. Venise… Pas cette connerie de Venice Beach, hein, et tous ces branleurs de hippies ! Les portes de la perception, toutes ces masturbations intellectuelles, non… Je te parle de la véritable Venise, Vénézia !, hurle-t-il soudain, complètement parti. - OK, signore Canetti “, je fais, nauséeux et brouillé, digérant mal le cocktail champagne-acides qui bouillonne dans mon estomac. Je papillonne des paupières, incapable de faire nettement le point, baîlle et frissonne. Je ferme les yeux un instant et quand je les rouvre, Ronny n’est plus là.

“ Jésus Marie…, bredouille le petit commercial, livide. - S’qui s’passe ? - Canetti a disparu ! Évaporé, là, d’un coup ! “

Le temps de raccrocher les wagons, d’additionner un plus un, je reprends :

“ T’emballe pas. On a tous picolé et avalé des trucs pas vraiment casher. Des fois, on a l’impression d’une pause dans le déroulement des événements, je connais ça. On devait être absents tous les deux, tu vois, et ce bon vieux Ronny, qui encaisse plutôt bien pour un vétéran des seventies, en a eu marre et s’est barré. C’est tout. “

Pas convaincu, mon attaché. Mais pas le genre à contredire une future rock star, non plus. On en reste là et je prends congé, l’esprit nébuleux.

Je récupère la limousine à ma disposition ce soir-là et je regagne mon appart dans Queen’s, réinvesti par l’intelligentsia depuis que la politique d’investissement immobilier de la mairie en a chassé les pouilleux. Je sombre illico dans un sommeil sans rêve, en travers du waterbed qui occupe la majeure partie de mon deux pièces. ***

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12 J’émerge du coltar une douzaine d’heures plus tard. Je m’envoie une canette de Corona en guise de petit-déj’, puis je balance mes fringues puantes de la veille dans le conduit de la laverie installée au sous-sol. Je m’octroie une douche chaude et bienfaisante, passe un jean et un tee-shirt propres. Il est pas loin de seize heures quand je décide de sortir. Une dure journée de boulot m’attend. Des trucs à régler pour la production du clip qui accompagnera la sortie du premier extrait de l’album, King Size Love, une bluette punky dans laquelle je m’en prends aux connards pour qui les sentiments sont fonction de la taille de leur engin.

Quand j’arrive dans les bureaux du label, c’est l’effervescence. Sûrement les remous de la petite bacchanale de la veille. L’attaché de presse me saute dessus dès qu’il m’aperçoit, brandissant un feuillet imprimé.

“ Lis-ça, c’est dingue, je viens de le recevoir “ me salue-t-il. J’obtempère. Il s’agit d’un mail, provenant du rédacteur en chef de Rolling Stone, et citant de longs passages d’un autre message électronique envoyé par… le commissariat central de la police de Venise, Italie.

“ Tu te fous de ma gueule, je conclus, après une lecture attentive. Mais je ne l’imagine pas assez futé pour bidonner une histoire pareille. - Pas du tout. On a bel et bien retrouvé le cadavre de Ronald Canetti, citoyen américain, profession journaliste, flottant dans les eaux du Grand Canal, à Venise. Heure présumée de la mort, par noyade, tôt ce matin, aux alentours de deux heures. L’identification ne laisse aucun doute, car notre ami Ronny possédait un beau casier depuis qu’il avait été arrêté pour trafic de stupéfiants, dans les années quatre-vingt. Maintenant, son rédacteur en chef voudrait que nous lui expliquions qui nous avons reçu pour notre interview, si l’on suppose que son rock critique prenait un dernier bain à l’autre bout du monde à la même heure. “

Je hausse les épaules. Je n’y comprends rien. Un détail m’intrigue, cependant, dans la brève description faite par les flic ita- liens du macchabée repêché ce matin : il est clairement spécifié que celui-ci était pieds nus. Je me souviens d’avoir vu Ronny balancer ses mocassins, avant d’enfiler les santiags offertes par ce drôle de bonhomme.

Je me précipite dans le salon et me mets à fouiner. Je retrouve vite les godasses de Ronny, sous le divan où celui-ci, ou plu- tôt son frère jumeau, était vautré quelques heures plus tôt.

“ Alors, Simon ? fait le commercial, dans mon dos. - Alors quoi ? - Rappelle le Stone et baratine les types, c’est ton job, après tout. “ ***

Avec cette histoire, je n’ai plus vraiment la tête au boulot. Cette connerie de clip peut bien commencer de se tourner sans moi. Plutôt envie de m’en jeter un. Au bas de l’immeuble, à l’angle avec Broadway, dans le genre de rade qu’aurait fré- quenté Bukowski s’il n’avait pas eu la faiblesse d’être accroc à L.A.

Lumière rouge sombre tombant d’abats-jour poussiéreux, boxes à banquettes de skaï râpés par plusieurs générations de pantalons tergal prêt-à-porter, barman en polo élimé.

“ Vodka “, lâché du bout des lèvres tandis que je me glisse sur un tabouret, au bout du bar. “ Permettez-moi de vous l’of- frir “, fait une voix aigrelette dans mon dos. Dans le miroir qui surplombe le bar, j’aperçois les mèches jaunes, roussies par l’éclairage tamisé, qui barrent le front d’une face lunaire. Le gars de la veille se hisse sur le tabouret voisin du mien au prix de mille contorsions. Je pourrais jurer qu’il n’était pas dans le bar la minute précédente. Mais je pourrais tout aussi bien jurer qu’Elvis et Morrison sont plongeurs dans un snack pour routiers quelque part sur la 66, alors…

“ Pour moi, ça sera un soda “ ajoute le gnome. Il a bien dit soda, en détachant nettement les deux syllabes, comme ces acteurs de mélo d’avant-guerre qui noyaient leur scotch à l’eau de seltz. Le barman sert les consos sans faire de remarque. Rien ne doit plus l’étonner.

“ Je propose que nous trinquions à la mémoire de monsieur Canetti. Je me sens responsable de ce qui est arrivé. J’aurais dû être plus explicite, hier soir. - Si vous me disiez déjà ce qui est arrivé, exactement ? “

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13 Il trempe les lèvres dans son verre et je le vois grimacer. “ Bien sûr, monsieur Corman. Le cadeau de Peter vous était destiné. Je n’ai pas eu le temps de vous mettre en garde. - Me mettre en garde ? Contre quoi ? - Où aimeriez-vous être en ce moment ? Plus que partout ailleurs. Quel lieu secret hante vos pensées les plus intimes, mon- sieur Corman. Répondez avec franchise. - Pas ici avec vous. Arrêtez votre petit jeu et dîtes moi qui vous êtes et ce que vous me voulez. “

Il a vraiment l’air surpris par mon éclat de colère. Il se tasse sur son siège, paraissant encore plus minuscule qu’en réalité.

“ Je vous en prie, ne vous énervez pas. Il y a un endroit pour vous aussi, monsieur Corman. Un endroit que vous cherchez à atteindre de toute la force de votre âme. Vos chansons en sont la preuve. Vous ne supportez guère de vivre dans ce monde, pas vrai ? - Hé, tu te prends pour mon putain de psy, ou quoi ? “

Sur le coup, je suis sorti de mes gonds. J’avale ma vodka d’un trait pour abaisser la tension. L’autre en profite pour revenir à l’attaque, sournois.

“ Je vous l’ai dit hier, Peter est sensible à vos paroles. Il souhaite vous aider à trouver le chemin qui vous convient. C’est pour ça qu’il vous fait ce cadeau. “

Il incline le menton vers le parquet. Là, blotti contre le pied de mon tabouret, un paquet de papier brun.

“ Comment les avez-vous récupérées ? “

Trop épaté pour continuer à le tutoyer. Il élude ma question et saute à bas de son siège.

“ Souvenez-vous, monsieur Corman : l’endroit que vous désirez atteindre existe, pour vous. Il suffit de le nommer pour y accèder. “

Et il détale, avant que j’aie pu protester. À quoi bon lui courir au cul ? Je passe le reste de la journée à écluser en solo. Je quitte le bar quand je m’aperçois que je sifflote O Sole Mio depuis un moment et je rentre à mio casa dans un épais brouil- lard d’incertitudes. ***

La sonnerie du téléphone me tire des vapes quelques heures plus tard.

“ Simon ! Je parie que tu as oublié. Merde, tu as quarante-cinq minutes pour sauter dans un taxi et rejoindre JFK ! Compris ? - Uh ? Oh, ouais, cette connerie d’Ozz Fest… - Une connerie pour laquelle tous les groupes seraient prêts à arracher le cœur de leur batteur, rien que pour jouer trois morceaux au début d’après-midi. Simon, j’ai dû négocier d’arrache-pied avec la femme d’Ozzy pour que tu puisses monter sur scène en soirée, et faire un set d’une heure. Alors ne me fais pas ce coup-là ! - T’inquiète, Charley. Je saute dans mes bottes et me voilà. “ Je ne sais pas ce qui m’a pris de dire ça. Je raccroche en pensant à ce vieux Charley, qui se décarcasse sur la Côte Ouest pour le label. Je dois rejoindre le grand cirque où Ozzy joue les Monsieur Loyal, une tournée métal qui draîne des dizaines de milliers de kids aux cheveux longs et gras dans tous les States. Le gros truc, qui doit aider à propulser King Size Love au firmament des charts.

J’appelle un taxi, m’habille, fourre une brassée de fringues dans un sac de voyage, avale une Corona, et m’éjecte jusqu’à l’entrée, où je découvre, bien en évidence contre la porte, les santiags du gnome.

Incapable de me rappeler comment elles sont arrivées là.

Marre de toute cette histoire. Alors, après tout, pourquoi pas tenter le coup ? J’ôte mes baskets et enfile ces pompes incroyables. Parfaitement adaptées à ma pointure. Bravo Peter, qui que tu sois, tu es un sacré chausseur. Ok, et maintenant ? Qu’est-ce qu’a dit face de lune ? Il y a un endroit pour vous, ou quelque chose dans le style, et il suffit de le nommer pour y accèder.

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14 Bon, Charley m’attend à L.A., n’est-ce pas ? Je marmonne : “ Los Angeles “, un peu honteux de me livrer à ce genre de mascarade. Rien ne se passe, bien entendu. J’étais bourré, shooté jusqu’à la moelle, l’autre soir, même si cela n’explique pas tout au sujet de Ronny.

“ Quelle connerie, L.A. ! “

Je me précipite dans le couloir, pour ne pas rater mon taxi, et, au moment où le bout ferré de ma botte gauche frappe les lames du parquet, je me sens partir.

Pas d’autre mot. Je pars. Exit le Queen’s. Je me sens léger comme l’air. Je vois la lune au-dessus de ma tête, rousse et rebondie comme la face du gnome aux cheveux jaunes. Je vois une forêt de pins bleus sombres défiler sous moi. Et un convoi de gamins en chemises de nuit qui me saluent en volant à ma hauteur, défilant devant l’écran lunaire, comme dans un film de Spielberg. Un éclair vert de l’autre côté, qui s’immobilise soudain, prenant la forme d’un adolescent au regard vicieux, qui m’adresse un signe de la main, et me lance : “ Please let me introduce myself “ en tapant sur d’imaginaires bongos – j’entends même les “ woo, woo “ des choristes, je le jure.

Avant que je réagisse, Peter (qui d’autre ?) ajoute : “ C’est sympa d’être venu, Simon. Content que mon cadeau te plaise. Elles te vont bien, ces boots. Tu sais que j’ai dû tanner la peau de ce vieux croco pour les fabriquer ? Allez, à très bientôt. Have a good trip ! “. Et il s’éloigne, toujours flottant dans l’air, à la vitesse d’un supersonique. Je me sens tourner de l’œil – vertige, malaise, envie de gerber… ***

“ Monsieur ? Oh, monsieur, ça va ? “

Un flic. Une gifle de soleil sur la peau. Deux blondes sculpturales qui filent en roller sur le trottoir, se marrent en m’apercevant, pitoyable sur l’asphalte chauffé à blanc.

“ Vous avez besoin d’aide ? “ interroge le flic, un motard, j’aperçois la Harley pie sur sa béquille, un peu plus loin.

L.A., Californie. Pas de doutes. À New York, les flics sor- tent leurs matraques avant de causer.

“ C’est bon, m’sieur, ça ira. Juste un éblouissement. La chaleur. “ Hochement de menton, regard lisse en verres miroir. Je me relève, m’ébroue, ravale ma salive. Un couple body- buildé, épiderme huilé, passe entre le flic et moi. J’entends ronronner le gros cube. Je m’éloigne d’un pas tranquille, soulagé.

Je m’effondre dans la salle du premier bar venu. Le souffle glacé de la clim’ engivre mes pensées.

L.A. !

J’ose à peine jeter un œil sous la table, mater ces foutues bottes. Alors, le gnome ne s’est pas foutu de moi. Ronny s’est bel et bien payé un aller simple pour le Grand Canal, l’autre soir. J’éclate d’un rire anxieux, provoquant la perplexité des autres clients.

Le cadeau de Peter vaut son pesant de cacahuètes : une paire de véritables bottes de Sept Lieues. Et LA question est : quel est ce putain d’endroit qui me convient mieux que tout ?

Ouais, où aller pour en finir avec toute cette merde de bizness ?

Comme je ne trouve pas la réponse, j’aligne les vodkas. Je suis bientôt plus bourré que je ne l’aurais cru et je ris en pensant au rock’n’roll circus de cette vieille merde d’Ozzy. Je suis sûr d’une chose, en tous cas : ce n’est pas là que je voudrais être.

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15 Répétition et balance dans un couple d’heures, pourtant.

La gueule de Charley, qui doit remuer ciel et terre pour me mettre le grappin dessus.

Alors, quoi ?

N’importe où, loin d’ici. Je trinque à la santé de Peter et de ce bon vieux croco.

Je suis complètement parti. Et quand je pose le pied par terre, dans l’intention de vaciller jusqu’aux chiottes…

… je suis cueilli de plein fouet par la vague de chaleur et j’entends les cris des ninos jouant dans la décharge.

Welcome to Tijuana.

Et dans ma tête, Peter, qui me souffle à l’oreille : “ Hell ain’t a bad place to be… “

Ouais, j’en parlerai à Ozzy.

Les illustrations sont de MZS. “Faërie Boots” a été publié dans Bifrost n° 33

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16 Gloria Mundi

J’ai connu Luis Frecci dans le local prêté par la municipalité où nous répétions deux fois par semaine. Cela faisait quinze jours que nous n’avions plus de gui- tariste : un clash à cause d’une histoire de cul, un peu de ma faute, c’est vrai. Nous cherchions désespérément un remplaçant, parce que Le Groupe de Rock du Siècle (on se voyait ainsi, en tout cas) sans guitariste, ça n’était pas très cré- dible. Cet après-midi là, nous avions écouté les couinements de guitare agoni- sante de deux prétendants. L’horreur. On commençait à désespérer, et puis il est entré.

Ou plutôt, il s’est brusquement retrouvé devant nous trois : personne ne l’avait vu entrer dans le local ni s’approcher. Un vrai chat, noir, puisque telle était la couleur de son pantalon en cuir, de sa chemise et de son blouson. Il a demandé si c’était ici, l’audition, mais on n’avait pas l’impression qu’il posait une ques- tion. Il avait plutôt l’air de dire “ Je suis votre nouveau guitariste, quand est-ce qu’on commence ? La gloire nous attend ”, tellement il semblait sûr de lui. A notre demande, il a sorti son instrument et nous a fait une démonstration de ses talents. Il nous a électrisés. Rappelez-vous ce que vous avez ressenti, la première fois que vous avez écouté un de nos tubes. Sa musique était brûlante et glaciale, rageuse et tendre ; dès qu’elle nous a enveloppés, nous ne savions plus qui nous étions. A la fin, ses notes sont restées en suspension dans l’air, des notes crépusculaires qui n’en finissaient pas de mourir, et c’était triste à en pleurer.

Il nous a demandé si ça irait. Et comment que ça irait ! Je me suis levé, je lui ai dit qu’on le prenait, qu’on le vou- lait absolument, que j’étais prêt à tout pour qui rejoigne notre groupe. Luis a souri. Il m’a tendu la main et m’a répondu : “ Ça me va. Tu verras, tu deviendras riche et tu seras le chanteur le plus connu de la planète, je t’en fais la promesse. ”

Nous avons travaillé ensemble, moi les paroles, lui la musique. Au bout tel d’un mois à peine, nous avions une maquette. Pleins d’espoir, nous avons envoyé le Compact Disc arborant fièrement nos deux signatures. Nous y avions mis tout notre talent et nos espoirs, notre cœur et pour ainsi dire notre sang. Nous avons très rapidement reçu une réponse.

La suite, vous la connaissez. Un premier single, qui fait un carton. Un deuxième, dont le succès planétaire ridiculise le précédent. Après la sortie de l’album, Gloria Mundi, les satellites espions n’ont dû capter qu’une seule chose depuis l’espace : notre musique. Les CDs se ven- daient comme des petits pains ; un magasin en rupture de stock a même connu une émeute et quelques morts. Il y a eu les télés, les interviews, les fans qui devenaient hystériques à chacune de nos appa-

Philippe Heur ritions, sans parler de celles qui se retrouvaient dans notre lit. Ça nous a tourné la tête, moi surtout : c’était tellement facile, il suffisait de cla- quer des doigts. La tournée mondiale fut un triomphe, un véritable raz-de-marée.

Cette folie a duré deux ans.

Puis Luis est parti, sans nous donner de raison, sans même nous préve- nir. Aussi discrètement et silencieusement qu’il était venu à nous. C’est là que les choses ont commencé à mal tourner. Bien sûr, nous avons dégoté un “ remplaçant ”. Le gars n’était pas mauvais, il faut le recon- naître, mais ce n’était pas un génie comme Luis, et nous avons vite réalisé que notre succès fulgurant avait reposé entièrement sur notre mystérieux guitariste, sur le son unique qui jaillissait de ses doigts. Le deuxième album, et

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17 la tournée qui s’ensuivit, furent un bide. Le troisième, n’en parlons pas ; il n’y a même pas eu de tournée. Notre producteur nous a gentiment éconduits. Aucun autre label n’a voulu de nous.

Je me suis retrouvé, à l’âge de 24 ans, à la tête d’un petit pactole pouvant subvenir à mes besoins jusqu’à la fin de mes jours, mais sans aucune perspective d’avenir autre que l’oisiveté. Seul, has been. D’accord, ce n’était vraiment pas le moment pour commencer à se droguer. Mais bon, au moins j’avais les moyens, y compris ceux de mon overdose.

Après ma mort, Luis m’attendait. Tout sourire. Il avait tenu sa promesse, à moi de tenir la mienne : ne lui avais-je pas dit que j’étais prêt à tout pour qui rejoigne notre groupe ? Luis a brandit notre première maquette, qui portait nos deux signa- tures.

Il faisait chaud, tout d’un coup, très très chaud, et je me suis dit que je n’aurais jamais dû signer un disque compact avec le Diable.

L’illustration “Gloria Mundi” est de Sébastien GOLLUT.

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18 Récital pour les hautes sphères

C’est lorsqu’il se crève les tympans que Barnabé Colmy entend pour la pre- mière fois la musique des sphères.

Dans un premier temps, il est déçu. Ce n’est pas ce qu’il espérait.

Depuis sa prime jeunesse, Barnabé Colmy vit un enfer. Verlaine ne se doutait pas à quel point il est fatiguant d’entendre en permanence “de la musique avant toute chose”, surtout lorsque l’on réside en banlieue parisienne et que tout bruit, tout son devient une musique à part entière. C’est d’ailleurs un tour de force que Barnabé Colmy ait tenu quarante ans avant de se décider à commettre un geste qui semble relever de la démence, mais qui en réalité, n’est qu’une question de survie.

Pour Barnabé, le bruissement des arbres libère toujours une richesse insoutenable d’harmoniques individuelles, à mesure que chaque feuille se frotte à ses voisines, ou s’enroule autour des vrilles des courants d’air. Pour Barnabé, la pétarade d’un scooter descendant la rue a toujours l’énergie d’un solo de guitare hard rock. Pour Barnabé, la sonnerie du téléphone tranche toujours la sérénité silencieuse du bureau comme un couteau sublime, s’enlace comme une violente maîtresse aux grattements des stylos sur les blocs-notes, aux crissements des fau- teuils, aux cliquetis hésitants des claviers d’ordinateurs.

Bref, Barnabé n’en peut plus.

Cette immersion continuelle dans cet univers musical a tué la moindre de ses impulsions créatrices et asséché l’ensemble de ses ambitions. Elle l’a confiné à un modeste pavillon de banlieue aux murs en béton beige, à des amitiés sans lendemain, à des amours passagères, et à un emploi de bureau anonyme dévolu à la morne saisie des écritures comptables relatives à l’achat du petit matériel d’une firme d’import-export de calamars.

Barnabé n’a en effet jamais ressenti l’envie de construire quoi que ce soit dans sa vie, qu’il s’agisse de relations, de carrière ou d’œuvres d’art.

Car quand toute la musique du monde vous agresse sans arrêt, vous ne ressentez pas le besoin de composer quelque chose de différent. On vous force déjà à tout entendre. Tout, sans exception.

***

C’est pourquoi Barnabé Colmy décide de se crever les oreilles, les tympans, la cochlée et tout le reste, dans le but d’accéder enfin à la tranquillité. Il est debout dans son salon. À mesure qu’il enfonce le tournevis cruciforme soi- gneusement désinfecté dans son conduit auditif gauche anesthésié par une dose massive de mépivacaïne, une

Lionel Davoust foule de questions se bouscule dans son esprit avec une excitation euphorique : quelle est la nature du silence ? Est-il en réalité une musique différente ? Si c’est le cas, sera-t-il capable de la percevoir, une fois dépourvu d’orga- nes sensoriels ?

Barnabé retire le tournevis ensanglanté de son oreille gauche, le rince soigneusement, applique une autre dose de désinfectant sur la tige et l’enfonce consciencieusement dans son oreille droite.

La dernière chose qu’il voit avant de tourner de l’œil, ce sont ses quelques livres de références sur le langage des signes et la lecture sur les lèvres, étalés en désordre sur le canapé défraîchi. ***

Comme le bruissement de la soie sur une épaule nue… Comme une rosée d’étoiles tintant doucement en tombant sur la Terre…

Les textes et illustrations restent la propriété de leurs auteurs

19 Comme un souffle sensuel, susurré par des lèvres douces… Comme la chaleur protectrice de bras aimants… Une note infinie, exquise et riche, vibrant d’énergie tranquille…

Une douleur à hurler, ce que Barnabé s’empresse de faire à son réveil.

Évidemment, il ne s’entend pas. ***

Barnabé reste une semaine à l’hôpital, le temps de traiter les dégâts irréversibles causés par le tournevis, et surtout, de s’as- surer de sa stabilité psychologique. De tels actes d’automutilation sont plutôt rares. Mais Barnabé n’a pas de famille pour le prendre en charge, et connaît déjà sur le bout des doigts les modes de communication des sourds ; aussi décide-t-on de le laisser partir afin d’éviter de grever davantage le budget national de la Santé.

Barnabé est souriant mais soucieux. L’étrange musique ne l’a pas quitté depuis son réveil ; elle se déroule dans son esprit en lentes ondulations tendues, et pourtant paresseuses. Les longs accords éthérés évoluent constamment, sans que Barnabé puisse isoler les voix qui les composent. Les tintements aériens, les chuintements spectraux, les appels chromatiques s’entre- mêlent indistinctement dans ce paysage sonore inédit. Car Barnabé connaît toute la musique du monde, et rien de ce qu’il entend maintenant n’a pu prendre naissance sur Terre.

La déception se mue bientôt en curiosité amusée. ***

La curiosité amusée se mue bientôt en obsession.

Le supérieur de Barnabé, un échalas tout sec, le surprend régulièrement à rêvasser devant son ordinateur au lieu de compi- ler le nombre de rubans encreurs et de caisses de bois achetés ce mois-ci pour la filiale de Dunkerque. Car Barnabé essaye de déchiffrer le sens caché de ce Ré très présent aux ondulations rapides, tente de comprendre pourquoi ce La éloigné qui s’étire en longueur a un volume si faible alors que l’énergie du son paraît si puissante, désire analyser ce Do maladif quasi- ment dissimulé par un Si bémol amical…

Un jour, Barnabé Colmy comprend qu’il écoute en fait la musique des sphères. Il remet sa démission au service comptable. Une étin- celle créatrice a enfin fait irruption dans sa vie. Il liquide tous ses placements. Il loue les services d’un ingénieur du son pour se faire installer un studio de musique électronique dans son garage. Il a besoin de communiquer cette musique transcendante, nouvelle et pourtant immortelle au monde entier. Comme Beethoven. Échalas Tout Sec le voit partir avec soulagement. ***

« J’ai écouté ce que vous m’avez envoyé. »

Intimidé, Barnabé est perché au bord du haut fauteuil en cuir. Il a peur de s’y faire engloutir. Sylvestre Sackebandt, de l’autre côté du bureau sombre en bois précieux, n’a pas cette crainte : sa silhouette nerveuse de trentenaire – sur laquelle commencent cependant à se déposer les conséquences rebondies de riches repas d’affaires – est confortablement vautrée au fond de son propre fauteuil. Il plane une odeur de tabac froid dans la pièce.

Sylvestre porte un costume Armani dernier cri.

« C’est pas mal. »

Barnabé hoche la tête, intimidé.

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20 « Pour une maquette », continue Sylvestre.

Barnabé reste interdit. Il connaît mal le milieu professionnel de la musique, mais le CD qu’il a envoyé à Worldview Records était aussi abouti qu’il pouvait l’être. Barnabé a en effet passé six longs mois enfermé dans son garage à programmer les synthétiseurs, les racks d’effets, à finaliser les balances pour que le résultat soit le plus proche, non, soit identique en tous points à la musique des sphères qu’il entend en continu dans sa tête. Il connaît la musique du monde entier ; les vibrations des ondes sonores, ainsi que sa connaissance innée des tons et de l’harmonie, ont guidé ses mains. Il a même contrôlé le résultat au cours de sensuelles étreintes avec les baffles, en percevant les vibrations avec son corps, avec ses mains – le seul mode de perception des vibrations sonores qui lui reste – pour parachever son œuvre, son enregistrement sur soixante-qua- torze minutes de la musique des sphères.

Barnabé ne comprend pas pourquoi Sylvestre Sackebandt n’a pas, lui aussi, été conquis par la merveille de sensibilité que constituent ces harmonies célestes. Sylvestre Sackebandt doit faire erreur.

« Mais… » commence Barnabé.

Le directeur lui coupe la parole d’un geste péremptoire.

« Les artistes ont fondamentalement cette réaction de protection vis-à-vis de leur œuvre. Mais dois-je vous rappeler que vous l’avez composée… dans votre garage ? N’ayez crainte ! Ici, à Worldview Records, nous sommes avant tout des profes- sionnels de la musique, et notre stratégie d’entreprise vise à toucher notre cœur de cible afin de générer un cash-flow inin- terrompu de manière à maximiser nos parts de marché sur les produits culturels d’envergure. Nous connaissons notre métier, monsieur Calmo. — Euh… Moi, c’est Colmy. — Si vous voulez. On verra les noms de scène plus tard. En tant qu’artiste, vous n’avez pas de plan média ni de stratégie commerciale, et c’est normal ! Votre travail est celui d’un créateur. Le nôtre est d’établir un master qui plaise aux radios afin de bénéficier du maximum d’airplay, d’acheter l’espace publicitaire optimal pour nous faire grimper dans les charts, et de vous obtenir des passages télé et des articles presse pour générer le maximum de buzz autour de votre nom. Comment vous projetiez d’appeler l’album, déjà ? — Euh… Musique des Sphères. »

Pensif, Sylvestre grignote un crayon en bois avec ses incisives, à la manière d’un hamster. Il le repose en hochant la tête.

« Ça peut le faire. Bon, cela dit, va falloir nous réduire la durée des morceaux. Sept titres sur soixante-quatorze minutes, c’est trop long. On peut éventuellement faire un radio edit sur les titres les plus accrocheurs, mais tous tes morceaux – on se tutoie, hein, Barn ? – font dans les six ou sept minutes, et ça, je peux te dire que c’est du suicide commercial. Tu dois en ramener la majorité à quatre, cinq minutes max ; à ce moment-là, tu peux en développer deux ou trois autres sur quinze ou vingt minutes. Sur ceux-là, tu fais ce que tu veux, c’est l’espace création de l’artiste, les morceaux que les gens mettent en fond sonore lorsqu’ils reçoivent du monde à la maison, mais que personne n’écoute vraiment. »

Barnabé est indécis, mais il a besoin d’argent. Ses économies lui ont permis d’acquérir son studio et l’ont nourri six mois ; maintenant, il faut qu’il travaille.

« Bon, tu me réorganises tout ça et on se revoit dans quinze jours. Faut que je te laisse, j’ai un rendez-vous téléphonique. » ***

« Allô Sylvestre ? C’est Jean-Claude. — Bonjour, monsieur Azuray. Comment allez-vous ? — Ça va, Sylvestre. Et toi, la forme ? — Très bien, monsieur Azuray, merci. Le club de gym que vous m’avez indiqué est vraiment très agréable. — Ça le fait, hein ? Mais on t’y voit pas souvent, pourtant. — C’est que, monsieur, le club ferme à 23 h, et à cette heure, je suis encore… — T’inquiète, Sylvestre, je sais les horaires de dingue que tu fais. Les actionnaires sont très contents que tu atteignes les 8% de croissance mensuels obligatoires. Tu es le premier depuis six ans à tenir les objectifs plus de trois mois, et donc à res- ter en poste aussi longtemps. Félicitations ! Comme quoi, on aurait dû se mettre plus tôt à embaucher d’anciens chefs de rayon produits laitiers. — Merci, monsieur Azuray.

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21 — Mais de rien. Dis-donc, j’ai rencontré un jeune arrangeur / compositeur / auteur / interprète complètement génial. Tu connais Charim Zayed ? — Euh… non. — M’étonne pas. Laisse-moi te dire que c’est un amour. Beau comme un dieu, autodidacte, vingt ans à peine, il était DJ dans une soirée privée donnée sur un yacht par HHH Prod. Il sait tout faire, il est dans l’électro, tu vois ? Il est hyper talen- tueux. Sois mignon, trouve-lui de quoi bosser. Il connaît le métier, il a été formé par Laurent Saint-Laurent sur Émilie Jolie 2010, tu sais, la nouvelle version ? — Euh… oui. Monsieur, excusez-moi de vous demander cela, mais... ça n’a pas marché du tout, il me semble… ? — C’est bien pour ça qu’il faut que tu lui trouves du boulot, tiens. Je compte sur toi, Sylvestre. » ***

« Barn, j’ai écouté ta nouvelle version. »

Barnabé a un nœud à l’estomac. Il se sent mal à l’aise dans le bureau lambrissé à l’odeur de tabac froid. Raccourcir Soleil était impossible. Comment résumer la puissance tonitruante et majestueuse de l’immense étoile ? Saturne et Jupiter ne pouvaient être réduits non plus ; le premier en raison des subtiles variations sonores évoluant sur toute la durée du mor- ceau, représentant les anneaux ; le second à cause du pôle attracteur constitué par la tache de la planète, ce qui se traduit musicalement par une harmonique dans les médiums agissant comme un point d’attraction et de répulsion continuel pour les notes isolées. La mort dans l’âme, il a donc tenté de tirer la moelle de Mercure, Vénus, Lune, Mars et Voûte céleste, au prix d’éliminations déchirantes sur la construction des paysages sonores.

« C’est pas mal, juge Sylvestre. La qualité est toujours celle d’une maquette faite dans un garage, mais on sent que tu as déjà progressé sur le calibrage. C’est plus construit, mieux équilibré. Ça fait plus “ vrai ”, tu vois ? Un disque, ça s’équilibre. Là, tu es équilibré. »

Barnabé trouvait la musique des sphères équilibrée telle qu’elle l’était, mais Sylvestre Sackebandt doit savoir ce qu’il fait – n’est-il pas directeur ? – aussi hoche-t-il la tête à contrecœur.

Barnabé se demande quand même toujours pourquoi la sensibilité de Sylvestre n’a pas été charmée par la musique des sphères à l’état pur.

« Maintenant, tu as une musique sympa, continue Sylvestre. Tu es résolument dans l’électro, et je pense qu’après les arran- gements, on sera électro-pop. C’est très bien, c’est ce qu’il nous faut viser ; c’est ce qui marche le mieux en ce moment. J’ai vu le marketing : on se positionne en cœur de cible 12-25 ans, et avec une ristourne aux grandes surfaces, le produit fini devrait pouvoir obtenir sans mal un positionnement en tête de gondole. Mais comme je te disais, il nous faut un single, un produit d’appel qui nous donne de l’airplay, pour vendre du deux-titres en plus de l’album. Tu as des faces B ? »

Barnabé fronce les sourcils en signe d’incompréhension.

« Des travaux de jeunesse, quoi, des trucs pas terribles que t’as pas mis sur ta maquette ? Qu’on mettrait que sur les deux- titres, pour inciter à l’achat ? »

Barnabé fait non de la tête. Sylvestre mordille son crayon.

« C’est pas grave. On n’aura qu’à mettre un morceau long, tiens, Soleil, par exemple. Les gens verront… combien il fait déjà ? 15’24” ? Super, ils se diront que c’est de l’expérimental, ils écouteront pas mais ils vont acheter quand même. »

Barnabé a peur de trop réfléchir aux implications de cette dernière phrase, aussi ne répond-il rien.

« Bon, Barn, j’ai une super nouvelle. Tu connais Charim Zayed ? »

Barnabé fait signe que non.

« Quoi ? Tu connais pas Charim Zayed ? Quand même, Barn ! C’est l’arrangeur d’Émilie Jolie 2010 ! »

Barnabé reste interdit. Sylvestre soupire.

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22 « Eh bien. Je peux te dire que j’ai eu un mal fou à l’obtenir, Barn. Il a un agenda hyper chargé, il tourne à travers le monde, mais j’ai réussi à le choper, et je lui ai fait écouter ta maquette. Écoute ça : il est overbooké, un boulot de dingue, mais il aime ce que tu fais : il est d’accord pour faire tous les arrangements de ton album, le mastering et tout. Tu n’auras à t’oc- cuper de rien. C’est super, hein ? »

Barnabé ouvre la bouche pour demander à rencontrer ce nouvel ami, mais Sylvestre continue à parler :

« Bon, il faut qu’on discute de la chanteuse, maintenant. » ***

Adriana est d’origine italienne. Barnabé ne sait pas quel est son nom de famille, ou même si elle en a un : elle s’est présen- tée à Barnabé comme “ Adriana “ tout court, et c’est ainsi que tout le monde l’appelle. Adriana est très grande, a de lon- gues jambes, une poitrine imposante, une taille particulièrement étroite, de longs cheveux noirs et des yeux en amande d’un vert peu naturel. Les rides aux coins de sa bouche et sur son front attestent cependant de sa quarantaine.

« Adriana va bosser au forfait pour chanter Lune, Vénus et Mars, qui sont les titres de morceaux les plus évocateurs pour notre cœur de cible. En 1991, elle a chanté pour quatorze groupes, tu sais, à l’époque de l’essor de la dance italienne. Elle va enregistrer les chansons en une journée et part ensuite deux jours en Nouvelle-Zélande pour danser sur les clips. »

Barnabé se tourne vers la brune sculpturale.

« You… happy… to… sing ? demande-t-il timidement. »

« Laisse tomber, Barnie, coupe Sylvestre. Son accent anglais est passable pour chanter auprès des français, mais elle y pige que dalle. » ***

Voix Off – Hey, écoute ça !

Adriana est méconnaissable : vêtue d’un bikini, les cheveux volant en tous sens, la peau cuivrée, elle est maquillée de gris et de noir. En fait, on dirait qu’elle vient de se prendre un seau d’eau sur la tête après avoir vidé tout son rimmel sur ses faux cils. Elle sautille dans un décor lunaire. On lui donne 19 ans.

Adriana – I vil fly to the moon viz you Don’t you leave me to the shadoz Hear my voice iz calling you Vi vill be togezer Take my hand… and I vill fly viz youuuu…

Voix Off – C’est trop d’la balle ! C’est Moon, de Barnie Kolmy ! Extrait de son dernier album, Spheres, enfin disponible ! Avec aussi son nouveau tube, Mars !

Fondu enchaîné, la caméra zoome sur un ralenti du postérieur rebondi d’Adriana.

Adriana –Mars I hold you in my arms Ve vill stay for all ze night Mars I hold you in my arms Let me see ze staaars…

Voix Off – Spheres de Barnie Kolmy, featuring Adriana ! C’est trop d’la booombe ! Spheres de Barnie Kolmy, avec ses tubes Moon et Mars ? Enfin dans les bacs ! Un album Worldview Records ! ***

« OK, Barnie. Spheres a pas trop mal marché, compte tenu du retour en force de l’Ancienne Nouvelle Scène Française. »

Sylvestre Sackebandt ne fumait pas, contrairement à son prédécesseur – et à son successeur, Hervé Strapacalcetti, qui

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23 occupe à présent le grand fauteuil en cuir derrière le bureau en bois précieux. Hervé est encore plus jeune que Sylvestre. Il ne doit pas avoir plus de 25 ans.

Hervé porte un costume Hugo Boss dernier cri.

« Cigarette ? propose Hervé. »

Barnabé décline.

« Sylvestre est parti ? demande-t-il. — Ouaip. Les actionnaires lui ont retiré leur confiance. Sylvestre avait une bonne vision d’ensemble, mais ce qui est néces- saire, dans l’industrie musicale actuelle, tu vois, c’est de penser aux retours sur investissements à court terme, de manière à ne pas générer de dépenses qui pourraient déséquilibrer la santé financière de la compagnie. Mais je t’emmerde pas avec ça, Barnie. C’est mon job, tu vois ? Quand j’étais directeur du département microcontrôleurs de ZT Electronics, on fonction- nait en flux tendu, alors tu vois bien que je maîtrise la situation. »

Barnabé est impressionné. Ou du moins essaie-t-il de s’en convaincre.

« Barnie, faut qu’on gère ta carrière. Avant toute chose, personne ne connaît ton véritable prénom, et c’est très bien comme ça : ton nom, c’est Barnie, Barnie, OK ? Tu as fait une gaffe l’autre jour au journal télé de Tihèfouane, à dire que tu t’appelais Barnabé, ou un nom stupide dans le même genre. Ne me refais jamais ça : c’est anti-commercial au possible, pigé ? Heureusement qu’ils ont coupé au montage. Rentre-toi dans le crâne que pour le public, tu es BAR-NIE et rien d’au- tre. Vu ? »

Barnie voit.

« OK. La période d’exploitation de Spheres est entrée dans la période descendante. Tu as fait du chiffre, mais pas assez. Faut qu’on relance ton image par un second album, un second plan media, afin d’établir une synergie commerciale sur Spheres et la suite, afin de rentabiliser nos premiers investissements. Fais-moi une seconde maquette, ensuite, on voit. »

Barnabé essaie de saisir l’occasion : peut-être Hervé Strapacalcetti sera-t-il plus à même de saisir le projet original constitué par Musique des Sphères ?

« Euh… Vous ne voudriez pas voir la première maquette de Spheres ? Il y a des choses que j’aurais… — Pour quoi faire ? Je l’ai vaguement entendue, mais il nous faut absolument du nouveau, pas du réchauffé. Mets-toi au boulot, et moi je vais essayer de vendre un de tes vieux titres pour servir de BO à une pub quelconque, afin qu’on t’oublie pas. » ***

Barnabé est ennuyé. Découragé, aussi. La musique des sphères à son état pur n’a ému la sensibilité artistique ni de Sylvestre Sackebandt, ni d’Hervé Strapacalcetti. Pendant plusieurs mois, il écoute la musique des sphères. Il a mis tout ce qu’il avait en lui pour son premier projet ; com- ment pourrait-il trouver la matière d’un second album ? La musique des sphères se suffit à elle-même.

Mais il vit avec cette musique céleste depuis suffisamment longtemps pour y détecter de subtiles variations, des notes ténues qui se surimposent à l’ensemble sans s’y fondre totalement. Alors Barnabé suit cette piste, s’y accroche, et trouve. Ses doigts volent sur les potentiomètres et les claviers, fortes de l’expérience acquise sur Musique des Sphères. La paume de ses mains écoute le résultat en caressant les membranes des haut-parleurs.

Trois mois plus tard, il envoie Musique des Satellites Naturels, des Astéroïdes et des Corps Stellaires de Petite Taille à Hervé Strapacalcetti. ***

Mais à son rendez-vous suivant, il est accueilli par Gilbert Vadepied, le successeur d’Hervé Strapacalcetti. De toute évidence, la confiance des actionnaires a également été retirée à l’ancien directeur du département microcontrôleurs de ZT Electronics.

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24 Barnabé et lui ne sont pas seuls dans le bureau à l’odeur de tabac froid. Deux jeunes gens en survêtement, avec des bon- nets de laine, sont affalés sur deux fauteuils de cuir que l’on a rajouté à leur intention.

Gilbert porte un costume Versace dernier cri.

« Salut, Barnie, dit Gilbert. J’ai écouté ton dernier, et pour gagner du temps le long de la filière de production musicale, j’ai directement transmis la maquette à DJ Maglite et DJ Watergate, que je te présente. — Yo, fait l’un. — Yo, fait l’autre. — Euh… salut, fait Barnabé. — En une nuit, ils ont tout remixé, continue Gilbert. Tu vas voir, c’est génial. C’est très novateur, et en même temps com- plètement dans l’esprit néo-rage-drum’n’bass. Tu vas adorer. »

Barnabé va s’agenouiller devant la chaîne hi-fi, et place ses mains sur les baffles pour percevoir sa musique.

Et d’un auguste geste de la télécommande, Gilbert lance le désastre.

Barnabé ne reconnaît rien. Toutes les textures sonores ont disparu. À la place, des percussions industrielles agressives martè- lent la paume de ses mains. Les DJ hochent la tête comme des automates. Une vague de chagrin, d’incompréhension finit par submerger Barnabé. Il ne reste rien de la musique des sphères. Très raide, il se relève. Il sort du bureau, non sans un dernier :

« Je vous abandonne tous mes droits. Faites-en ce que vous voulez. »

Barnabé retourne à l’anonymat de son vrai nom. §§§

Internet Explorer 7 – http://www.ibaudet.com/forum – iBaudet, l’ultime logiciel de téléchargement de musique et de vidéos ! – Forum

Jonas – 2 juillet, 00:47 Les gars, vous vous rappelez de Barnie Kolmy, le type qui faisait de l’électro sympa mais sans plus ? J’ai trouvé en peer-to- peer sur le réseau iBaudet un bootleg de son premier album, Spheres, mais là ça s’appelle Musique des Sphères. Paraît que c’est la première version voulue par Barnie Colmy, sans le chant ni rien, et que c’est lui qui l’a mis en ligne. Vous pouvez le télécharger là.

Barnabé – 2 juillet, 03:15 Ah, dis, tu l’as écouté ? Dis, qu’est-ce que t’en as pensé ?

LovelySlut – 3 juillet, 15:01 g downloadé mais g pas écouté encore :-)

Mystical Indian – 4 juillet, 09:26 Moi aussi je l’ai téléchargé et je l’ai gravé, pas encore écouté

Jonas – 4 juillet, 10:51 Pareil, je l’ai gravé mais pas écouté ;-)

LovelySlut – 5 juillet, 12:45 Tu métonne on a déjà tellemen de trucs téléchargés c pas évident de tout écouter moi en fait je downloade bokou mais j’écoute pa ! lol

Mystical Indian – 5 juillet, 15:16 Je suis dans le même cas

Barnabé – 12 juillet, 20:50 Me dites pas que tout le monde grave sans écouter ce qu’il télécharge ? Y A QUELQU’UN QUI A ÉCOUTÉ CET ALBUM ? Ca m’intéresserait d’avoir des avis… pour savoir si ça vaut le coup que je le télécharge, mettons, par exemple !

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25 LovelySlut – 13 juillet, 23:58 Cri pa on est pas sourds Non on a pa écouté encore mais on te dira quand on l’aura fait !

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L’illustration “Récital pour les hautes sphères” est de MZS.

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26 Souper avec orchestre

La navette de reconnaissance fonçait en aveugle. Jean-Eugène manipula une énième fois les réglages des écrans. -Rien-

« Il n’y a que deux solutions, pensa-t-il... Ou bien l’Univers a disparu, ou bien tous les senseurs sont tombés en panne en même temps ».

Il haussa les épaules. Ni l’un ni l’autre cas n’était vraisemblable. A moins que... Il prit soudain conscience qu’il percevait des sons, comme une espèce de vibra- tion modulée. Il osa à peine formuler le fond de sa pensée : de la musique !

« Allo, Charles !... »

Pour la centième fois peut-être, le récepteur resta muet... Son compagnon ne donnait plus aucun signe de vie, et le son, toujours. Le son dans l’espace !...

« C’est impossible, s’exclama soudain le pilote. Impossible ! il n’y a pas d’air, rien d’assez dense pour vibrer de cette façon à l’extérieur. » Il tendit la main vers l’interrupteur pour tenter un nouvel appel, mais laissa retomber son bras, découragé. A quoi bon, il ne voyait plus rien au dehors, il était seul. Pourtant, la musique... L’homme se laissa doucement aller contre sa couchette et s’assoupit un instant.

La lumière rougeâtre qui émanait du détecteur interne l’éveilla brusque- ment. Depuis combien de temps était-elle allumée ? Depuis combien de temps était-il endormi ? Et toujours cette musique. Il contracta les mâchoires. Il avait bien dit “musique”. Et cette lampe. Il n’osait faire un geste, se retourner, respirer trop fort même. L’intrus devait se trouver derrière lui. t Des accords de banjo ou de guitare. Il n’était pas sûr de bien les identi- fier. Cela, d’ailleurs, n’avait pas grande importance. Ce qui en avait, c’était leur incongruité ici, dans l’espace interstellaire. Bon sang, quelle décision prendre ? Le voyant du détecteur interne brillait toujours avec la même intensité. Un être conscient, intelligent se trouvait dans la cabine avec lui, derrière lui, le guettait. Soudain, il se retourna en criant : e Gevar r « Qui que vous soyez, arrêtez, vous êtes dans... »

Les mots moururent sur ses lèvres. Derrière lui il n’y avait personne. Du piano peut-être ?... Il ne parvenait à reconnaître aucun des instruments qu’il entendait. D’ailleurs, il ne voyait d’instrument nulle part, ni de musicien. Pier Le détecteur interne devait être tombé en panne, comme tous les senseurs. Jean-Eugène tripota nerveusement les câblages, pianota sur les claviers, enclencha toutes les vérifications : ça ne changeait rien. Il fallait se rendre à l’évidence, il y avait une intelligence dans la cabine, dont le mode d’expression était un orchestre, et cette intelli- gence n’était portée par aucun organisme décelable. Sauf par les oreilles. Le pilote frissonna.

« Je suis Jean-Eugène Corda, Lieutenant de la force populaire terrienne. J’ai suivi les cours de l’Institut d’astrophy- sique de Novosibirsk, s’efforça-t-il de marteler, comme pour couvrir la musique insensée qui continuait à retentir. Je suis détaché à la formation de surveillance des nuages cosmiques numéro quatre. » Il haletait, suffoquait pres- que : « J’étais en patrouille avec le sous-lieutenant Charles Lington, nous avons repéré l’amas et... » Il se tut, épuisé, puis, affalé sur le siège, perdit à nouveau conscience et sombra dans un sommeil agité.

***

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27 Musique Musique Musique - Instruments imprécis - Cabine - Navette - Mission - Musique - Musique - Voyant du détecteur - Rouge - Rouge - Musique.

« J’étais en patrouille avec... Avec qui ?... Oh ! Je ne me souviens plus... » Il cherchait vainement à s’éveiller tout à fait, à recouvrer ses esprits, à effacer la musique... Musique... Musique.

Le computer !... Les oreilles bourdonnantes, l’esprit en feu... Le computer... Comme dans un songe, il programma les don- nées, toutes les données : l’amas étrange, cette Musique, et l’absence d’étoiles au dehors, les lettres vinrent s’inscrire, ver- dâtres... L’attente, longue, interminable. Et puis une réponse... Jean-Eugène parvenait à peine à ouvrir les yeux... Une réponse tellement invraisemblable : Un Ludwigvan, un de ces monstres mythiques surgis du fond de l’espace dans le sub- conscient des enfants d’astronautes. Un Ludwigvan gobeur d’hommes ! Données complémentaires ; classifiées légende. Trois cosmonautes auraient été gobés par des Ludwigvans nains au début de l’ère stellaire. Deux d’entre eux auraient été rejetés à l’état de cadavres, le troisième seul aurait survécu, devenu sourd. Rien d’autre. Musique, Musique. Il enfonça encore quelques touches, mais le computer clignotait en vain.

Un Ludwigvan, il avait été gobé par un Ludwigvan dont les sucs digestifs allaient dissoudre la coque du vaisseau, puis… Il n’y avait rien à faire, rien. A moins que … ***

« Et alors, demanda le commissaire général au cosmonaute, allongé, pâle encore, sur le lit frais de la clinique. Comment vous en êtes vous tiré, en fait ?

— J’ai d’abord essayé les armes de bord, lasers et roquettes. Ca n’a eu aucun effet sur la bête, mais j’ai distinctement entendu les explosions.

— Et puis ? s’impatienta l’autre ?

— Ca m’a en quelque sorte réveillé, tiré de ma torpeur. J’ai pu entamer un embryon de réflexion. Avec cette musique, mon esprit semblait se diluer, se dissocier, exactement comme un aliment sous l’action d’enzymes digestives. Mais, malgré la musique, j’entendais !...

— Je ne comprends pas.

— Je veux dire que j’entendais mon bruit. Le bruit que je faisais. Alors j’ai enclenché les diffuseurs de musique d’ambiance, jusqu’à couvrir celle du Ludwigvan.

— Ça n’explique pas votre libération.

— Oh si, ça l’explique ! Quand vos aliments sont trop amers, vous les vomissez, non ?

— Je ne vois pas où vous voulez en venir...

— Voyons, réfléchissez : je lui ai balancé ma musique ! Et ces Ludwigvans ne tiendraient pas dix secondes dans une boîte de rock de New-Terra, j’en ai peur ! »

“Souper avec orchestre” a été publié en 1982 dans le journal La feuille d’annonces de Valenciennes, puis lu au cours de l’émission de Pierre Gévart : “La boîte à PIGE” sur Radio Beffroy

L’illustration “Blême” est de Catherine GILLET.

Les textes et illustrations restent la propriété de leurs auteurs

28 Le “La” naturel

“ tes-vous prêt, monsieur Delbach ? “ demanda Anton Zarko, le terrien chargé superviser le concert. Derrière lui, l’ambassadeur Vosha attendait la réponse, le poil hérissé d’excitation.

Dilain hocha la tête d’un air peu convainquant. Jusqu’à un passé récent, il avait toujours cru innocemment que huit heures de travail quotidien à la cornemuse et à la harpe, additionné de quelques heures de lecture ou d’écriture de parti- tions constituaient une préparation suffisante. Il semblait que ce ne fût pas vrai pour n’importe quel type de public. Il ne se serait pas senti plus mal à l’aise s’il avait dû assurer la première partie d’une star du Rock du XXe siècle, revenue d’entre les morts.

“ En acceptant de jouer devant des Vosha, vous allez contribuer à la paix entre nos deux peuples “, affirmait l’ambassadeur extraterrestre avec toute la courtoisie que pouvait afficher un lion repu envers un éventuel futur casse-croûte.

Après un haut-le-cœur, que la créature en face de lui prit fort heureusement pour une grimace de politesse, Dilain le remercia de cet honneur et l’assura de l’immense joie qu’il éprouvait à l’idée d’adoucir les mœurs de deux peuples guerriers grâce à son art. Il déguisait un peu ses pensées. En fait, le seul peu- ple guerrier qu’il souhaitait calmer était le peuple Vosha. Car si la guerre était une horreur, les Vosha en étaient une autre… Un peu plus petits que le terrien moyen, ils étaient facilement deux fois plus larges. Avec leur pelage jaune soyeux comme un vieux paillasson, leur crâne orné d’une crête osseuse et leur quatre paires d’yeux noirs sans paupières, ils avaient de faux airs de gargouilles médiévales qui n’auraient pas déplu à Quasimodo par exemple. Ils aimaient porter des vêtements amples dans des tons de rouge, qui amplifiaient leur aspect infernal. Pour combler le tout, un fort instinct de prédateur les poussait à écraser les civilisations qu’ils croisaient lors de leurs explorations interstellai- res. Les humains ayant plus ou moins la même fâcheuse habitude, la rencontre du troisième type entre les deux espèces avait été particulièrement musclée.

Prétextant une agression humaine - événement fort probable, il fallait bien le reconnaître - les Voshas conquirent tous les postes avancés de l’Empire Terrien en quelques jours. La Terre réagit comme il se devait, avec la promptitude de celui qui n’attend que ça. Les cinq mille vaisseaux de la Ve Légion Spatiale furent chargés de mater les impudents. Mission difficile : après dix mois de combats, les deux partis semblaient s’orienter vers une guerre de longue haleine et sans merci.

Pourtant, quelques semaines plus tôt, les Voshas avaient envoyé des émissaires chargés de préparer des pourpar-

Olivier Gechter lers de paix. Il fallut trois semaines pour que l’État Major humain admette qu’il ne s’agissait pas d’un canular et trois semaines de plus pour qu’un accord secret soit signé entre les représentants des deux Empires. Un record de vitesse historique pour les deux peuples qui célébrèrent l’événement comme il se doit : cigare et champagne pour les uns, cataplasme d’algues hallucinogènes et collyres purgatifs pour les autres.

Dilain avait été contacté deux jours après le cessez-le-feu par un haut fonctionnaire du gouvernement Terrien. A son grand étonnement, il avait appris qu’une des clauses principales du traité concernait la musique celtique. Le ministère de la culture avait jugé que Dilain Delbach était la personne la mieux à même de satisfaire à la demande des Vosha. Le fonctionnaire avait enrobé ces informations dans un verbiage patriotique à la mode qui avait laissé le musicien complètement indifférent. Tout ce qu’il avait retenu de ce blabla, c’était que des extraterrestres belli- queux étaient prêts à stopper une guerre et à rendre les planètes conquises pour écouter un concert de corne- muse, et qu’on le choisissait, lui, Dilain Delbach, vingt ans de carrière et cent-vingt millions de disques vendus, pour être le premier homme à jouer devant un parterre de dignitaires aliens.

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29 C’était à n’y rien comprendre, mais le musicien était suffisamment carriériste pour ne pas laisser passer une occasion pareille. D’autant plus que le montant du cachet avait été laissé à sa convenance et qu’on lui garantissait une complète sécurité. Il avait donc accepté après deux jours de réflexion ; il faut savoir se faire désirer dans le “ show-biz “. Les soldats de son escorte étaient passés le prendre chez lui avant même qu’il eût coupé la communication. A croire qu’ils attendaient derrière sa porte. Il n’eut que le temps de prendre son instrument avant d’être emmené vers Mops, planète mère de l’Empire Vosha.

L’Excelsior était le typique navire de guerre, fait pour tuer les ennemis par le feu et les passagers par l’ennui. Dilain y avait retrouvé sa maquilleuse, emmenée manu-militari par un commando. La pauvre femme avait profité du voyage pour se ven- ger avec toute la fourberie qu’une quinquagénaire en pleine ménopause peut déployer. Après trois jours de ce régime, le capitaine menaça de la mettre aux arrêts de rigueur, ce qui eut au moins le mérite de la faire taire pendant les repas au mess.

Le musicien n’avait pas eu beaucoup de temps à lui. Pendant tout le voyage, des agents des renseignements l’avaient sou- mis à différents questionnaires, des tests psychologiques, des tests de réflexes et de self-contrôle. Sans lui expliquer le pour- quoi du comment, on lui avait demandé de jouer dans une boîte de verre blindé sur laquelle des soldats lançaient divers projectiles en hurlant. On lui avait dit de ne jamais arrêter de jouer tant qu’on ne le lui avait pas demandé, et il s’était concentré du mieux qu’il avait pu, en ce demandant obscurément dans quelle galère il avait bien pu se fourrer. Les géné- raux avaient paru satisfaits de l’expérience et lui avaient assuré que s’il faisait preuve de la même maîtrise de lui lors du concert, il n’aurait pas à s’inquiéter.

“ Merci messieurs, avait répondu Dilain. Si vous aviez voulu me faire mourir d’angoisse, vous n’auriez pas pu faire mieux “.

Il ne ferma pratiquement plus l’œil de toutes les nuits qui suivirent.

Le concert allait bientôt commencer. D’habitude, Dilain n’était pas particulièrement sujet au trac, habitué qu’il était depuis vingt ans à parcourir toutes les scènes de l’Empire et des protectorats, mais ce jour-là, l’angoisse lui serrait la gorge et lui nouait l’estomac en même temps. Il croyait entendre ses intestins se tordre et ses genoux s’entrechoquer. Il espérait que ça ne se voyait pas trop, mais à la mine qu’affichait sa maquilleuse pendant qu’elle lui taillait la barbe, il ne se faisait pas trop d’illusions : il avait une tête de déterré. “ Ça va être bientôt à vous “, lança Anton Zarko, le fonctionnaire terrien qui servait de guide à l’équipe. “ Ne vous en inquiétez pas. Ils ont un a priori très positif. Jouez de votre mieux, ce sera suffisant : ils apprécient la musique un peu comme les chats… vous voyez ce que je veux dire ? “

Dilain répondit d’un “ oui-oui “ de la tête par pur réflexe. Il était suffisamment mort de peur pour ne pas avoir envie d’en savoir plus sur les goûts musicaux des félins domestiques communs. Il se leva, un peu flageolant. Un coup d’œil dans le miroir lui remonta le moral : la maquilleuse avait bien travaillé. Sa barbe poivre et sel était parfaitement taillée et peignée, le fond de teint masquait bien son teint grisâtre et ses poches sous les yeux. Il n’aurait pas l’air ridicule, c’était déjà ça.

La maquilleuse le rassura à sa façon.

“ Je ne vois pas pourquoi je me tue à vous donner bonne mine. Ces boules de poils n’ont jamais vu un humain mort de trouille, ni même un humain vivant d’ailleurs… tant que vous ne vomissez pas sur scène, ils n’y verront que du feu. “

Le régisseur Vosha passa son horrible tête par la porte.

“ C’est à vous dans trois minutes “, dit-il par l’intermédiaire de son traducteur portable.

“ J’arrive “. Il sortit son instrument de son étui. C’était un vieux biniou électrique mais il rendait un son inimitable. Dilain l’avait fabriqué lui-même lors de ses débuts en tant que musicien professionnel. Il était convaincu que cet instrument avait contribué à la réussite de sa carrière. C’était plus qu’un instrument. C’était une partie de lui-même, un fétiche porte-bon- heur. Comme toujours lorsqu’il le prenait en main, il sentit ses nerfs se détendre et sa tension chuter.

“ Je vous suis “, fit-il au régisseur poilu. Il sourit à la maquilleuse pour la tranquilliser et quitta la pièce. Il ne vit rien des couloirs qu’il traversa, déjà immergé dans sa musique. Il passa une double porte que son guide lui tenait ouverte. Un monte-charge. La cabine commença à s’élever. Quelques secondes plus tard, il émergeait sur la scène, à l’intérieur d’une cage transparente solidement construite.

Il s’était attendu à quelque chose de mieux éclairé, mais ses hôtes avaient peut-être les yeux sensibles à la lumière. Pour la

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30 première fois de sa vie, il pouvait voir son public sans être aveuglé par les projecteurs. Il n’aurait pas cru pouvoir le regretter autant.

Un demi-millier de Voshas le regardaient de tous leurs quatre mille yeux luisants d’humeur. Aucun de leurs propriétaires ne bougeait. Ils étaient debout, fixes et nus comme des statues grecques.

“ Hmmm. Des statues d’ours grec alors… “

Tout en se demandant comment on pouvait différencier les mâles des femelles chez cette race, il se mit en place, fièrement campé sur ses jambes malgré la trouille monumentale qui revenait à la charge, cala son instrument sous le bras droit et attaqua le morceau d’introduction.

“ Mais qu’est ce qu’ils foutent ? “

Dès les premières notes, l’auditoire avait semblé très réceptif. Un peu trop même. Après dix mesures tout l’auditoire était en train de hurler comme une meute de macaques, tout en se contorsionnant - on ne pouvait pas appeler ça de la danse, même avec de la bonne volonté. A la coda suivante, Dilain découvrit la différence entre mâles et femelles Vosha. Tous les organes sexuels étaient de sortie, plus ou moins turgescents suivant les individus.

C’est quand il attaqua le final de son morceau que les choses commencèrent vraiment à dégénérer.

“ Mon dieu… j’anime une partie fine ! “ Il était horrifié. Pas que l’activité en elle-même le dégoûtât particulièrement. Non. Il avait lui-même pratiqué ce genre de relations sociales dans son jeune temps. Mais, là… non ! Il aurait fallu vraiment être un cinglé de zoophile pour regarder cette scène sans aucun dégoût.

Le premier morceau finissait par des arpèges exécutés à une cadence endiablée. Les ébats redoublèrent jusqu’à la note finale, un contre-ut prolongé, s’appuyant sur un accord dissonant un ton et demi plus grave.

S’ensuivit le silence.

La salle s’était figée en même temps que mourraient les derniers échos de la mélodie. Les “ spectateurs “ gardèrent leur pose grotesque à peine une seconde. Un instant plus tard une meute déchaînée et baveuse se jetait sur le musicien enfermé. La cloison transparente tremblait sous les impacts ! Dilain resta planté comme un piquet à observer ses bêtes furieuses, l’air complètement ahuri jusqu’à ce qu’une voix humaine jaillisse d’un haut-parleur.

“ Jouez ! Mais jouez donc, nom de Dieu ! “ L’ordre du fonctionnaire de tutelle sortit le musicien de sa stupeur. Il passa pré- cipitamment au second morceau, un air encore plus enlevé que le premier.

Les furies s’écartèrent de la vitre et l’orgie reprit de plus belle, en rythme avec la musique.

Le concert dura jusqu’à ce que l’assistance eût son content, quinze morceaux plus tard. Dilain avait torturé son instrument sans discontinuer, sans oser s’accorder l’ombre d’une pose. Il n’en pouvait plus. Son auriculaire était raide d’avoir bougé sans arrêt et l’instrument avait commencé à lui meurtrir les côtes à partir du dixième morceau.

Il avait fait ce qu’il avait pu pour garder le regard baissé durant tout le “ spectacle “ mais il n’avait pu s’empêcher de lever la tête de temps à autre. Le mouvement attire immanquablement l’œil…

Le fonctionnaire de tutelle vint le trouver dans la loge, quelques minutes après qu’il y fut entré.

“ Alors, cher maître ? Pas trop difficile ? - Si, très ! “ gronda le musicien. “ C’était… Humiliant… Je n’aurai jamais cru qu’on puisse me demander de gâcher mon art pour ça. - C’est vrai que nous vous avons pris un peu en traître. Mais vous avez été très bien payé en retour. - J’aurai dû me douter que ce salaire mirobolant cachait quelque chose. “

Le fonctionnaire sourit.

“ Allons ! Ce n’est pas tous les jours qu’on donne des concerts de ce genre. - Ah ça ! C’est bien la première fois que mon spectacle se déroule dans la salle pendant que je joue. “

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31 Il y eut un silence, puis Zarko reprit.

“ Vous vous trompez un peu sur le sens de ce qui s’est passé ce soir. - Ah bon ? Ça me semblait bougrement clair. “ Foutrement “ serait plus adapté d’ailleurs ! Surtout vers la fin ! “ Cette fois, le fonctionnaire éclata de rire. Dilain tenta une seconde d’empêcher un sourire en coin, puis il se laissa gagner l’hilarité. Après un long fou rire, Zarko reprit, légèrement essoufflé.

“ Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit avant que vous ne montiez sur scène ? - Heu… je vous avoue que je n’en ai pas écouté un mot. - J’ai dit que les Vosha appréciaient la musique à la manière des chats. - Ça ne m’a pas sauté aux yeux. Jusqu’à présent, je n’ai jamais vu mon chat se livrer à des scènes de débauche pendant que je jouais. - Et pourtant…. Il paraîtrait que, chez les chats, le “ la “ naturel est aphrodisiaque. Chez les Voshas, c’est le même phéno- mène, à ceci prêt, que toutes les notes leur font cet effet. Et surtout les notes jouées à la cornemuse. Une question de fré- quence sans doute. Quand les Vosha ont découvert cet instrument, ils ont demandé un arrêt des hostilités immédiat et entamé des pourparlers très avantageux pour nous… - Pourquoi n’ont-ils pas appris à jouer du biniou plutôt ? Ils ont des doigts, eux-aussi. “

Le fonctionnaire ricana.

“ Avez vous essayé de jouer de votre instrument en plein milieu d’un orgasme ? Les musiciens Vosha ne sont pas immuni- sés contre les effets de leur musique. C’est pour ça d’ailleurs qu’il n’existe aucun orchestre dans tout leur empire. “

Dilain réfléchit un instant.

“ Vous croyez que je peux téléphoner à ma maison de disque ? demanda-t-il d’un air détaché. - Vous devez pouvoir passer une communication depuis l’Excelsior je suppose, mais pourquoi… ? - Pour rien, pour rien. Une idée qui m’est venue, c’est tout “.

Il se garda bien de dire qu’il voulait profiter de sa présence ici pour organiser une tournée, en avant-première intergalacti- que. Une série de concerts sur les planètes Vosha - et la vente sur place de quelques disques et produits dérivés - serait sûrement une activité très lucrative. Après tout, Dilain pouvait fort bien jouer les yeux fermés et avec un casque sur les oreilles.

L’illustration “L’ambassadeur Vosha” est de Estelle VALLS de GOMIS.

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32 Le rock du bagne

Cela avait commencé par quelques tiraillements de voisinage, puis lentement dégénéré en querelle, et maintenant, l’affaire venait de prendre une tournure criminelle. Quelque chose qui secouait depuis l’aube les riants coteaux sur les- quels s’accrochait Mory et semblait faire d’énormes vagues sur l’Ourde. Mais ça, c’était le résultat des pluies diluviennes des semaines passées, qui avaient gonflé le cours de la rivière et emporté une bonne part des caravanes qui ornaient - ou dépareillaient, selon le point de vue - le fond de la vallée.

Fochet, l’inspecteur principal de la police communale, avait cru pouvoir se char- ger du début de l’affaire : les querelles de voisins sont monnaie courante, et le rôle de la police locale est souvent de les apaiser avant qu’on n’en arrive au tri- bunal. Maintenant, il était dépassé et c’était la gendarmerie qui était interve- nue, pour appeler la police judiciaire.

Il était dépassé, mais riait dans la barbe qu’il n’avait pas à voir ces messieurs de la ville, juge d’instruction compris, tout à fait perplexes. C’était la seule chose qui pouvaient prêter à rire au milieu de ce drame qui venait de faire la une des bulletins d’information de la radio et allait occuper la Une des journaux jusque dans la capitale.

Mais en même temps qu’il riait, l’inspecteur principal frissonnait parfois de terreur. Après les premières constata- tions, il n’avait pas voulu retourner seul sur les lieux et laissait le commandant de gendarmerie ainsi que les deux inspecteurs de la PJ le précéder de quelques pas en y revenant. Ce serait eux qui auraient l’honneur des photos en première page, un honneur qu’il n’avait jamais eu, mais il n’avait pas le cœur de se pousser en avant.

Ce qui s’était passé là était abominable.

Et impossible, tout à la fois.

***

Manuel Sierra-Hombre était un original, c’était un fait établi à Mory. Un reclus, qui avait en fait peu de contacts avec le village, sinon ceux qui sont absolument nécessaires à la vie quotidienne : le boulanger, le boucher, le libraire, unefois ou deux par an Christian, le coiffeur. Plus, parfois, un électricien ou un plombier, qui étaient les seuls à avoir pénétré chez lui au cours des trente et quelques années depuis qu’il s’était installé là.

On ne savait pas de quoi il vivait. Certains le disaient rentier - à trente ans déjà, son âge apparent lorsqu’il était arrivé ! - d’autres le croyaient écrivain - mais sous quel nom ? - et quelques uns supputaient que ses ressources étaient parfaitement inavouables.

Alain le Bussy Elles étaient cependant suffisantes pour lui avoir permis d’acquérir une maison de six pièces située sur un petit promontoire dominant l’Ourde de quelques mètres, assez à l’écart du village. Il y avait juste à côté une seconde maison, en ruine, qui avait été acquise et remise en état quelques années plus tard par un commerçant aisé de la ville. Il y était venu quelques saisons, puis avait acheté un mas dans le midi et avait délaissé cette seconde rési- dence peu prestigieuse et trop souvent arrosée par la pluie.

Délaissée ne signifiait pas abandonnée, car la maison s’était mise à servir de point de rendez-vous à ses enfants et à leurs copains ou copines. Une joyeuse bande qui venait en vélo chaque week-end au début, puis en cyclomo- teur, et enfin en voiture. Ils s’y retrouvaient à cinq, six ou quinze, pour s’amuser. On mangeait, on buvait, on dan- sait, et on faisait bien d’autres choses, ce qui avait entraîné d’autres commérages dans le village, évidemment.

Au début, Manuel Sierra-Hombre n’avait guère réagi, puis il avait demandé aux jeunes de ne pas faire autant de bruit le soir. Parfois, lorsqu’ils exagéraient, il poussait un coup de gueule et tout rentrait dans l’ordre avec plus ou moins de bonne volonté.

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33 Les jeunes gens étaient intrigués par leur voisin et certains avaient tenté d’en savoir plus. Manuel n’avait pas accueilli très favorablement leurs ouvertures : il ne cherchait pas le contact, mais la paix !

Au lieu de se le tenir pour dit, la petite bande était devenue plus curieuse. Ce n’était pas permanent : ils ne venaient là que certains week-ends, et avaient bien d’autres manières de passer le temps. Mais, à l’occasion, ils s’interrogeaient sur le voisin qu’ils ne voyaient guère et qui semblait plongé dans de bizarres occupations : il cultivait des plantes exotiques dans le lopin de terre entourant la maison et des fumées aux couleurs étranges, diversement parfumées, sortaient souvent par le vasistas d’un appentis attenant.

Les jeunes gens s’étaient risqués à pénétrer dans le jardin du voisin et à cueillir quelques brins de ces plantes suspectes. L’un d’eux avait parlé de marijuana ou de haschisch mais, comme ce n’en était pas, il fallait trouver une autre explication.

Ces raids étaient devenus une sorte de rite, qui en général clôturait les soirées, ou préludait à d’autres jeux qui se prati- quent en général en chambre. A la quatrième fois, un vendredi soir, Manuel avait été réveillé par la chute d’un râteau sur les dalles entourant sa maison. Il avait allumé la lumière et les intrus s’étaient enfuis, sans attendre de le voir émerger de chez lui, un vieux tromblon à la main.

Délicieuse terreur, sensationnelle impression de culpabilité !

Ils étaient évidemment revenus le samedi soir tard dans la nuit, et cette fois, c’était volontairement qu’ils avaient fait du bruit. Manuel ne devait dormir que d’un œil car il avait jailli de sa cuisine, brandissant le tromblon.

Il avait hurlé : “Gibier de potence ! Vous finirez au bagne !” Puis il avait tiré un coup en l’air, obtenant en écho une cas- cade de rires moqueurs.

“Au bagne...” avait dit ce soir-là Christophe à Geneviève. “Ça me donne une idée.” ***

Ils étaient tous en place. Marie-Cécile fit signe à Marc, qui agita un mouchoir blanc. Geneviève vit le signal et appuya sur la touche de mise en route. Le Rock du Bagne éclata dans la nuit calme. Ils avaient amené des diffuseurs de chez eux et les avaient réparti dans le jardin pour diriger le maximum de bruit vers la demeure de Manuel. Un torrent de décibels déferla sur le promontoire. On devait les entendre jusqu’à l’entrée de Moryau moins et Manuel, qui ne dormait que d’un œil mal- gré plusieurs soirées de tranquillité, réagit immédiatement en vidant ses deux canons coup sur coup.

Cette fois, il n’avait pas tiré en l’air, mais heureusement n’avait atteint personne. Cependant, une “balle perdue” - une che- vrotine - brisa une vitre des Ruittes, à cent mètres de là.

Le lendemain, la police communale passait. Il y eut une longue explication. Les jeunes gens avaient l’air sage et poli, les dif- fuseurs étaient retournés d’où ils étaient venus et Manuel, bougon, menaça les policiers de son tromblon qui se vit confis- qué. Fochet, qui aurait dressé plus de procès-verbaux s’il n’avait rechigné devant les longs rapports qu’il fallait établir, ser- monna les jeunes gens et rentra chez lui à-demi convaincu que l’affaire en resterait là.

Le samedi suivant, Jailhouse Rock éclata pour marquer une nouvelle charge de la brigade légère dans les plantations de Manuel. Celui-ci, désarmé, ne put qu’invectiver les trouble-fête en agitant vainement ses deux poings.

Et cela recommença plusieurs semaines d’affilée, tout au long du printemps et du début de l’été. Marie-Cécile et Geneviève, mais aussi Marc, Christophe, Frédéric, Paul-Henri et le reste de la bande prenaient un malin plaisir à envahir les lieux, cherchant même à forcer la porte de l’appentis défendue par un gros cadenas, tout en veillant à ne laisser aucune trace. Car Sierra-Hombre Manuel Fernandez Juan - c’était ainsi acté au commissariat de police - avait décidé de déposer plainte et Fochet avait bien dû montrer un simulacre de réaction.

C’était encore plus exaltant, évidemment, et le jeu se corsa de projecteurs qui illuminaient la nuit, créant des ombres étran- ges. Des fantômes classiques en grands draps blancs se mirent à errer dans le jardin durant les longues nuits de juin et du début juillet.

Manuel repassa par le commissariat et Fochet revint chez lui, mais les jeunes n’étaient jamais là en semaine, et le week-end, ils amenaient des valises complètes de cours à revoir, donnant l’image d’un groupe studieux qui cherchait le calme loin de la ville pour préparer les derniers examens.

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34 A la mi-juillet, Fochet était en congé ainsi que la moitié des policiers communaux, et la moitié de Mory, d’ailleurs. Les jeunes gens étaient une trentaine, pour célébrer la fin des examens. Il fallait fêter la réussite de certains et se consoler de l’échec des autres.

Ils se déchaînèrent. Quelqu’un avait amené des pinces. Le cadenas céda et ils entrèrent dans l’appentis. Quelques-uns seule- ment, qui ressortirent en toussant, en pleurant.

“Du gaz lacrymogène,” fit un étudiant en chimie.

Un autre était moins catégorique : “Je ne me souviens pas de l’odeur, ou de quoi que ce soit, mais j’ai eu envie de vomir...” Il s’exécuta sur-le-champ, avec un hoquet, souillant les basket de Paul-Henri. “C’était affreux, ces petits bonshommes gri- maçant de douleur. - Petits bonshommes ? Je n’ai rien vu, sinon quelques cornues et des dizaines de flacons bizarres”, dit Olivier, qu’on appe- lait Gybus. Ils éclatèrent de rire, malgré le malaise qu’ils ressentaient soudain : Olivier était myope, mais en plus, il ne voyait jamais rien, même pas la manière dont Marie-Cécile regardait Paul-Henri...

“Et quand tu as allumé le gaz ! Tu n’as rien vu, même pas l’explosion ?” demanda der boche - qui n’était coupable que de s’appeler Lallemand.

Il y eut une nouvelle explosion, mais de fou-rires. Quelqu’un avait effectivement allumé le gaz. Deux becs s’étaient mis à brûler sous des cornues qui avaient explosé, tachant les participants de bleu ou de vert.

Il y eut les vacances et le départ vers le soleil. Avec les parents-payeurs, parfois, ou entre copains dans d’autres cas. Der boche allait passer un an en Californie, Olivier, Christophe et Alex se montraient infidèles à Marie-Cécile ou à d’autres en partant explorer l’Italie. ***

L’automne. La pluie, jour après jour. Des semaines tristes, des week-ends qui l’étaient à peine moins. Manuel Sierra-Hombre ne se plaignait pas du mauvais temps : les jeunes gens ne venaient pas à Mory et il était parfaitement tranquille pour conti- nuer ses recherches. En même temps, l’idée qu’il pourrait à nouveau retrouver son antre souillé par des profanes ignares lui avait presque fait perdre le sommeil. Il passa donc des heures plus nombreuses et des nuits plus longues en communication avec les esprits.

Car c’était là sa marotte, sa passion. Il venait d’une vallée perdue au milieu des plateaux mexicains et avait expérimenté, dans sa jeunesse, la puissance du peyotl et d’autres champignons hallucinogènes, qui peuvent vous mettre en contact avec l’autre monde.

Avec l’autre monde, ou avec d’autres mondes ? Il n’en était pas sûr, n’ayant jamais pu établir que des contacts extrême- ment fugitifs, mais la vie et les choses étaient bien différentes de cet autre côté. Notamment, on savait y lutter contre les garnements perturbateurs bien plus efficacement que ne le faisait l’inspecteur Fochet. Juste avant l’été, il avait été sur le point de conclure un pacte, et l’irruption des intrus dans l’atelier, brisant les cornues et terrorisant les leprechauns qui lui servaient d’intermédiaires avec ces autres mondes, avait été la seule cause du retard.

L’automne s’avança. Manuel se sentait de plus en plus près du but qu’il poursuivait depuis des années. Il en oubliait presque ses cultures, ses récoltes et les décoctions qui en résultaient, lui fournissant, via divers intermédiaires, un moyen de subsis- tance. Il n’était pas le seul à vouloir entrer en contact avec les esprits, et ses extraits de peyotl ou d’autres plantes se ven- daient au prix fort pour qui savait où s’adresser.

Les jeunes gens revinrent à Mory. C’était une reprise des habitudes hivernales, et ce n’étaient pas exactement les mêmes visiteurs qu’au printemps. Der boche était toujours en Californie, Paul-Henri travaillait à deux cents kilomètres de là, Geneviève s’était mariée avec quelqu’un qui ne connaissait pas la bande.

Ils eurent autre chose à faire que tourmenter leur voisin, durant le premier week-end.

Mais Manuel avait remarqué leur retour, et se sentait presque pris de panique à l’idée que ses recherches allaient à nouveau se voir perturbées.

Il alluma un cigare qui n’était pas fait de tabac, but une tisane d’herbes exotiques et fit brûler quelques parfums qui empli- rent la maison de senteurs étranges. Bientôt il n’y fut plus seul. Ses alliés l’avaient rejoint.

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35 Un bizarre conseil de guerre pouvait commencer. ***

Un Jailhouse Rock tonitruant marqua le retour des bonnes habitudes. Il était fort tôt dans la soirée et ils n’étaient pas encore prêts, mais Marie-Cécile avait eu l’idée de préparer “psychologiquement” le voisin.

Il fallait quelque peu se forcer pour s’amuser, ce soir-là. Il faisait triste et la pluie n’arrêtait pas de tomber, au point que l’Ourde était sortie de son lit. Elle montait, montait, affolant les habitants des caravanings ou ceux qui vivaient en perma- nence le long de ses berges.

Ce soir-là, Marc, qui apportait le matériel, eut la prudence de ramener sa voiture sur un terrain plus élevé à deux cent mètres de là : on annonçait la crue du siècle et, si la maison ne risquait rien, le promontoire pouvait devenir une île durant quelques heures. Ce n’était pas grave, ils avaient de quoi se nourrir, de quoi boire et tout ce qu’il fallait pour faire la fête pendant deux ou trois jours.

Elvis se mit à gueuler une fois de plus. Il était bientôt minuit, l’heure du rite. Il ne pleuvait plus depuis une heure, mais le sol était détrempé depuis des jours, et la rivière roulait des flots bourbeux qui venaient lécher l’entrée du jardin.

“Vous tenez vraiment à y aller ?” demanda Quentin, un nouveau venu, qui ne pouvait pas comprendre le plaisir que pre- naient les autres à préparer l’invasion.

“Bien sûr, fit Marc. Ça fait des semaines qu’on ne s’est pas offert ce petit plaisir. Le sieur Sierra-Hombre ne doit rien y com- prendre. Il attend certainement notre visite avec impatience...” Il jeta un coup d’œil complice à Marie-Cécile.

“Tout à fait. Et je viens de remarquer que nous sommes sur une île. Même s’il invite Fochet, celui-ci ne pourra pas venir. Et il a certainement d’autres chats à fouetter, ce soir.”

Ils sortirent dans la nuit froide. Ils n’avaient que quelques pas à faire. C’était Christophe qui était chargé de lancer le Rock du Bagne, dès qu’ils seraient en place.

“Il a fait des changements, depuis la dernière fois”, fit remarquer Christophe qui venait de butter contre un nain de jardin condamné à pousser éternellement sa tondeuse vers un collègue muni d’un sécateur. Un peu plus loin, un autre brandissait une faux, tandis qu’un quatrième avait une pioche sur l’épaule.

Il y avait d’autres nains : un violoneux, un joueur de grosse caisse, un trompettiste, aussi.

“Ça me donne des idées pour la prochaine fois”, souffla Christophe à Marie-Cécile.

***

Au centre de crise, on passa une nuit blanche à organiser les secours. C’était vrai- ment la crue du siècle, et il avait fallu faire appel à l’armée pour évacuer des dizai- nes d’habitations. Fochet et les autres étaient exténués, et nul n’avait pu s’occuper de Manuel Sierra-Hombre qui faisait le pied de grue depuis la veille au soir, quêtant en vain le moyen de rentrer chez lui. On avait plus urgent à faire : il était au sec et au chaud, ce qui n’était pas le cas de bien des gens, et il pourrait attendre que tout se calme pour rentrer chez lui. Il avait d’ailleurs de la chance : s’il s’y était trouvé lorsque les eaux étaient montées, on aurait peut-être dû l’évacuer, par pru- dence.

Ce n’est que vers dix heures du matin qu’un zodiac du Génie se risqua sur la rivière, vers le promontoire isolé de la rive par des flots tumultueux charriant des débris de toutes sortes. Le caporal qui le pilotait et les trois hommes-grenouilles qu’il portait devaient patrouiller la rivière en folie sur deux kilomètres vers l’amont, une fois Manuel conduit à bon port, pour voir s’il n’y avait personne en détresse sur les toits qui émergeaient de l’Ourde.

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36 Ils n’allèrent pas plus loin que l’île temporaire. Après avoir vomi le contenu de son estomac par-dessus bord, le caporal demanda du secours d’une voix haletante... ***

Il y avait une douzaine de corps. Fochet, qui s’était senti aussi dépassé que le caporal, retourna sur la rive pour attendre de plus hautes autorités.

La gendarmerie et la PJ arrivèrent, ainsi que le juge d’instruction. Tout le monde en bottes de caoutchouc avec, en plus, des gilets de sauvetage. Car l’eau était toujours aussi haute et aussi rageuse.

Malgré le fait qu’on les avait prévenus - et qu’ils étaient en principe blindés par d’autres affaires - les policiers ne se sen- taient pas le coeur très vaillant au bout de deux minutes sur le promontoire.

“ Cela me fait penser à... hésita l’un d’eux. - On dirait des meurtres rituels... dit le juge d’instruction. - Des meurtres ? Un massacre, oui !” gronda le capitaine de gendarmerie, le chef du district qui s’était déplacé en per- sonne, en fonction des premiers rapports.

Malgré la pluie, le jardin était parfaitement soigné. Cinq allées qui partaient d’un point central, plus une autre, quasi circu- laire, qui en rejoignait les extrémités. Dans chaque segment, on trouvait des plantes différentes, couvertes de plastique pour certaines, à l’air libre pour d’autres. Chaque secteur semblait placé sous la surveillance immobile d’un nain de jardin qui contemplait, avec l’indifférence de la pierre, l’abominable carnage.

Car ce matin-là, les visiteurs ne virent ni les plantes, ni le pentagramme dessiné par les allées, ni même les nains peints de couleurs vives, aux lèvres d’un pourpre profond qui souriaient béatement. Ils n’avaient d’yeux que pour les corps, que les photographes de l’identité judiciaire mitraillaient dans la lumière glauque.

Le massacre datait de plusieurs heures et le sang avait eu le temps de sécher sur les corps éventrés ou les membres arra- chés. Une jeune fille avait essayé de fuir mais avait été abattue. Sa jambe gauche se trouvait presque au centre du jardin et une longue traînée de sang conduisait vers l’autre jambe, coupée au niveau du genou, dans l’allée périphérique. Quant au corps, il était deux mètres plus loin, dans une pelouse gorgée d’eau où l’on s’enfonçait presque jusqu’aux chevilles.

“On dirait qu’elle a voulu écrire quelque chose”, fit remarquer l’un des enquêteurs en désignant la main raide, tendue vers une surface boueuse où ses doigts avaient tracé quelques signes qui s’estompaient déjà.

“Ça ressemble à un N, puis à un A, en effet, fit un autre. Mais c’est peut-être l’effet du hasard. Les dernières convulsions avant la mort.” Il hocha la tète d’un air entendu.

Le caporal du Génie répondait au juge d’instruction : “Impossible de passer à la nage, Monsieur le juge. Le courant est trop fort, l’eau est glacée. Mes hommes, malgré l’équipement et l’entraînement, ne survivraient pas là-dedans plus de dix minu- tes. - Une barque, alors ? - Non...” Il regarda un instant les eaux brunes, les meubles de jardin en plastique qui y flottaient au milieu d’autres débris. “Nous l’aurions aperçue. Nos projecteurs ont balayé la zone toute la nuit, et il y a des dizaines de volontaires le long des rives, pour aider les gens, pour dresser des digues en sacs de sable et protéger ce qui peut l’être.” Il haussa les épaules. “Même avec nos zodiacs, c’est dangereux. Alors, une barque, ou un kayak... Pour un as, je ne dis pas. C’est comme pour passer inaperçu. Un homme seul... Mais ils devaient être plusieurs pour faire ça.” Il désigna le jardin de la main, mais sans tourner la tête de ce côté.

Fochet aurait volontiers agrafé Manuel, qui semblait un coupable tout désigné après ses heurts avec les jeunes gens. Même si le paisible bonhomme ne semblait vraiment pas le genre de personne à se rendre coupable d’une telle abomination. Mais il avait un alibi, le bougre : la nuit durant, il avait insisté dix fois, vingt fois, pour qu’on le ramène chez lui. Il avait même l’air extrêmement nerveux, comme s’il craignait un danger particulier pour sa maison et ses plantations. Non, il avait un alibi en béton.

Un gendarme tira un coup de feu en l’air. Un canot pneumatique portant un journaliste et un photographe venait de se laisser porter par le courant pour s’approcher de l’île, malgré le danger, et malgré les ordres donnés.

Les textes et illustrations restent la propriété de leurs auteurs

37 “Pas de photos, surtout, fit le juge. Pensez aux parents. Ce sera déjà pénible pour eux, et pour ceux qui vont leur annoncer la nouvelle, mais si la presse s’en mêle... - Il faudra pourtant faire un communiqué. - Je m’en charge.” Il discuta quelques minutes avec le médecin légiste qui n’avait pu, lui non plus, garder son petit-déjeuner dans l’estomac, puis se tourna vers son greffier. “Notez : Cette nuit, vers minuit, a eu lieu un multiple meurtre à Mory, fai- sant douze victimes. D’après les premières constatations, les blessures auraient été causées par des morsures d’animaux inconnus ou divers outils de jardin, comme un sécateur, une faux, une pioche ou encore un râteau. Des outils de ce type ont été saisis. Ils ne portent pas de traces de sang, mais un examen en laboratoire nous en révélera peut-être plus. Aucun suspect n’a été identifié, et le crime n’a, à l’heure actuelle, aucun mobile évident. C’est tout ce que nous pouvons révéler pour l’instant.”

Un battement de pales résonna au-dessus de la vallée. Un hélico militaire marqué d’une croix rouge apparut. On aurait dit qu’il ramenait la pluie, car de grosses gouttes se mirent à tomber, noyant bientôt tout le paysage. Ils ne voyaient pas plus loin que le bout de l’île, qui aurait pu se trouver en pleine mer.

“Je leur souhaite bien du courage,” fit le capitaine en voyant descendre l’hélico. “Dans certains cas, cela ressemble à un véritable puzzle, pour reconstituer les corps.” Il appela ses hommes. “Nous n’avons rien de plus à faire sur place. N’est-ce pas, inspecteur ?”

Fochet se sentit flatté qu’on lui demande son avis, même si c’était de pure forme. Il approuva. Il ne tenait pas à rester une minute de plus sur place. Et ce n’était pas seulement à cause de la pluie qui s’insinuait partout, qui ruisselait sur les deux maisons et dans les allées du jardin.

Il jeta malgré tout un dernier regard en arrière en prenant place à bord de l’un des zodiacs.

Bientôt, aucune trace du drame ne subsisterait, et les nains jardiniers pourraient continuer à veiller sur les plantations, égayés par leurs compères musiciens.

La pluie ruisselait sur les statuettes, et il semblait que le rouge de leurs lèvres s’atténuait.

“Le rock du bagne” est déjà paru dans Xuensé n° 44, 1995

L’illustration “Nain” est de Audrey la Grande Sorcière.

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38 Plaquer quelques accords et se sentir invulnérable

Je ne suis pas un grand guitariste, et ne le serai jamais ; je taquine la guitare sèche depuis bientôt deux décennies avec la seule ambition que l’instrument réponde à mes sollicitations capricieuses. Je me passe d’elle sans crier gare, elle se rappelle à moi impérieusement ; ma vieille Takamine attend la chaleur incer- taine des derniers rayons pénétrant la véranda pour se rendre indispensable.

Je la déloge de son trépied rudimentaire, plaque quelques accords en rega- gnant le fauteuil du salon. Là où d’autres se tiennent droits comme des i, les doigts à l’équerre prêts à l’arpège diabolique, je m’affale et me blesse doigts et poignets à les contraindre à ma volonté. Puis je joue. Pas d’accord gratté, trop agressifs pour une tiède fin d’après-midi. Des arpèges légers, des ritournelles interminables, des accords qui n’étaient pas forcément appelés à se rencontrer, certains peut-être qui n’auraient jamais dû se côtoyer… peut-être.

Le chat s’en fout. L’imbroglio de notes heureuses et malheureuses lui passe bien au-dessus ; lui s’intéresse à ses insectes obtus qui ne voient jamais l’obstacle incontournable dans la vitre traîtresse. Le monstre les mangera quand son bon plaisir l’y poussera. A chacun sa marotte, je compatis avec les mouches en leur envoyant quelques notes éparses comme compagnes de vol.

Il m’arrive de jouer quelques tours aux clés d’accordage, de leur donner quelques tours pour faire chanter les cor- des autrement. L’open tuning dit-on. Surpris, le manche ne sait où donner du la : reste l’impromptu qui étonne plus qu’à son tour, dérape souvent.

En ce dimanche tiède, le bois de ma guitare est frais sous mon aisselle. Une fois de plus je brouille le vocabulaire des clés. Fidèle au poste, mon chat insecticide taquine sa future pitance ; pour- tant, cette fois, c’est moi qui lui vole sa proie. Je plaque un accord incroyable qui foudroie une mouche en plein vrombisse- ment. Le petit corps rebondit au sol, inerte tandis que mon félin gonflé jusqu’au dernier poil fuit en trombe. Quelques crapules ailées tiennent encore l’air en titubant, et je réessaie mon accord assassin. Les zonzonneurs ne résistent pas au deuxième assaut, et rejoignent la première victime sur le plancher. Dans un rire décon- tracté, je réitère l’accord dans une sarabande fébrile, au grand damne des plantes vertes qui jaunissent et piquent du nez aussi sec. J’apprendrai plus tard que les cochons d’Inde de la petite voisine ont eux aussi rendu les armes devant ce bouquet de notes Gaëlle Bussottin venimeuses.

Je martèle l’accord sans pouvoir expliquer mon entêtement, puis dois cesser parce que mon bras s’engourdit et une sourde douleur me monte aux tempes. J’ai pourtant connu la joie enfantine de redécouvrir le cri qui tue, de pousser ce kïaï jusqu’à la nausée et faire plier la vie devant ma volonté.

Plaquer quelques accords et se sentir invulnérable, voilà tout.

L’illustration “Plaquer quelques accords et se sentir invulnérable” est de Sébastien GOLLUT

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39 Le chant de l’égoïsme, les soupirs de la honte

À tous les amis d’Onyre.

« Nous ne sommes pas civilisés… Gling gling, gling gling, gling gling gling- gling ! »

Let’s rock !

Elle est là, au sommet de la colline. Longs cheveux noirs, combinaison mou- lante sombre, bottes de cuir à talons hauts, gants qui lui montent jusqu’aux coudes. Elle gonfle son ample poitrine, provoquant l’ouverture de la fermeture-éclair de son blouson. Le menton levé, les yeux plissés, elle serre les poignées de sa moto tout en scrutant l’horizon.

Le soleil consent enfin à disparaître. Quelques traces de rouge miroitent à la surface des nuages. Un éclair écar- late glisse sur la visière relevée du casque. Le vent se lève. Là-bas au loin, le centre-ville ponctue l’ombre de pou- dre lumineuse.

Jill se souvient. Peu de temps auparavant, elle était encore humaine. Morte. Non, vivante mais sans âme, sans volonté. Sans énergie. Elle se bourrait de calmants : des livres, n’importe quoi, de la musique… Ah, le ronflement des guitares bien rugueuses. Électriques, surtout. Et la batterie qui martèle pendant que la basse s’insinue dans les boyaux. Tiens, rien que d’y penser, elle murmure une mélodie. Alors, les images reviennent.

La scène est plongée dans le noir. Puis un spot verdâtre fore les ténèbres. Un petit homme chauve s’avance dans le cercle lumineux. Il porte une veste en jean, le col bordé de moumoute blanc crème. Ses bras tiennent une guitare invisible.

dier Sèche la guitare, comme la voix qui soudain s’élève : un filet de son ténu à l’ac- cent vaguement efféminé. Le coq châtré chantonne : « Nous ne sommes pas civilisés ! Gling gling gling gling gling gling gling-gling. », en mimant le pincement de cordes absentes. Bor

Puis un rugissement enfle. La scène s’illumine de couleurs criardes. La batterie prend le relais, lance des vibrations tous azimuts tandis que les autres instru- ments s’impliquent dans la mélodie. Le petit homme disparaît pour revenir assez vite coiffé d’une perruque rouge vif, les pieds chaussés de talons-aiguilles, le corps moulé dans une combinaison argentée. Maintenant il hurle : « Nous ne

uno B. sommes pas civilisés ! » Et son cri déchire les tympans, remue les tripes, escalade les aigus puis déboule dans les graves avec une maestria incroyable. Br Jill chante maintenant. Inconsciemment, elle s’est mise à utiliser le Canto pro- fond, celui qui attise sa faim. Qu’importe. Elle ne se sent plus coupable de rien.

Un peu plus bas, dans la rue, une femme tire un môme par la main. La quaran- taine, elle se camoufle dans des tons gris et beiges. Le gamin se laisse traîner. Brusquement, son visage s’éclaire. Il pointe le doigt vers Jill en s’écriant : « Maman, regarde ! Une Castafiore punk ! ». La mère baisse le nez, tente d’accélérer le pas, mais son fils s’immo- bilise, fasciné par la motarde. Excédée, la quadragénaire gifle son rejeton.

« D’abord, on ne montre pas du doigt ! s’écrie-t-elle. Et puis tu vas nous attirer des ennuis. — Mais Maman… Elle chante comme Nana Mouskouri. »

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40 Jill tourne son regard vers le couple d’intrus. Les humains parlent trop, parfois. Grosse erreur. Le petit homme luit d’un éclat rougeâtre. C’est le signe qu’elle attendait. La motarde soupire, hausse les épaules. Après tout, ils l’ont vue. Elle démarre son engin, savoure le grondement du moteur. La curée a commencé.

Commentaires du chat :

« Miaou ! »

Martine augmenta le volume de sa chaîne. Des larmes dévalaient ses joues rebondies. Comment en était-elle arrivée là ? Le livre lui échappa des mains. Elle ne parvenait pas à s’intéresser à l’histoire. Elle avait la tête pleine des reproches de Brad. Ces temps-ci, il explosait à la moindre occasion. Sans doute était-il malheureux au boulot. Pourquoi devait-il à chaque fois s’en prendre à elle ?

Fort heureusement, il était parti se calmer ailleurs. En claquant la porte bien sûr. En général, elle bénéficiait ensuite de deux bonnes heures pour récupérer. Parfois, elle se retrouvait seule toute la nuit. Alors, le défilé de questions débutait : Qu’est-ce que j’ai fait ? Aurais-je dû être moins têtue ? Peut-être que cette réplique était de trop ?

Prise d’une nouvelle crise de pleurs, Martine enfonça les écouteurs dans ses oreilles. Elle voulait avoir mal, concentrer ses pensées sur la douleur que la musique créerait dans son crâne. Plus tard, elle serait assez forte pour continuer sa lecture, peut-être s’occuper du chat. Celui-ci l’observait depuis l’entrée du bureau. Il avait ce regard d’incompréhension qu’elle trou- vait si attendrissant en temps normal. Le minet articula un « Miaou ? » qui disait : « Et moi ? Et moi ? », mais le son buta contre la barrière sonore générée par le casque de la stéréo. La jeune femme ferma les yeux, fit semblant de ne pas remar- quer l’égoïsme du félin. Ces mâles, pensait-elle, tous les mêmes ! Dès qu’il aurait obtenu l’assouvissement de son plaisir personnel, il irait galoper au loin, insensible à la peine de sa bonne.

Le disque s’acheva. Par peur du brouhaha interne que le silence dévoilerait, Martine relança la lecture du même CD : “Bienvenue dans mes viscères” par Les Follasses Diabétiques. Le premier morceau déroula sa litanie de « Nous ne sommes pas civilisés ! ». C’était particulièrement stupide, mais ça faisait du bruit. Elle n’en demandait pas plus pour l’instant.

Joe Red referma la porte de sa loge, s’appuya contre le bois vernis et souffla. Il faisait si chaud, ici ! Pas seulement dans cette pièce, d’ailleurs. Tout le théâtre ressemblait à l’intérieur d’une cocotte-minute en train de siffler. Bien sûr, dès qu’elles venaient - et elles étaient là tous les soirs - l’atmosphère s’enflammait d’un désir insensé, d’un appel qui se muait en chœur tragique.

Joe n’avait vraiment pas besoin de ça. D’un geste rageur, il envoya sa perruque rouge valdinguer vers l’inévitable paravent. Le postiche rebondit contre le plafond pour atterrir sur un porte-manteau qui oscilla quelques instants sur son trépied. Parfait ! Une trajectoire irréprochable ! Le chanteur resta figé, le temps d’admirer sa technique. Puis sa colère reprit le des- sus. Il envoya ses talons-hauts dans les airs, sans prêter attention à leur magnifique réception dans une boîte à chaussures égarée près du divan. Non, tout son esprit ruminait au souvenir de la dizaine de motardes qui persistaient à assister aux concerts des Follasses Diabétiques.

Le petit homme se dépouilla de sa combinaison argentée. La nudité le calmait, amoindrissait cette sensation de cuire à petit feu dans l’ardeur de son public. Il contempla son reflet dans le miroir mural. Mouais, pas joli tout ça : du bide, des miches grasses, un profil de vautour… Il n’avait vraiment rien gagné en prenant cette forme. Pourquoi s’était-il laissé attraper ? Non, pas moyen de faire demi-tour, il fallait vivre avec ce temps, en espérant que la race humaine crève bientôt.

Soudain, la porte s’ouvrit en grand. Le battant rebondit contre le mur avec un claquement bruyant. Un jeune homme mince à peine sorti de l’adolescence se tenait dans l’encadrement de l’ouverture. Vêtu d’un débardeur vert fluorescent et d’un short moulant en lamé argenté, il était planté bien droit, jambes écartées, poings sur les hanches, avec une expression d’irri- tation crispée sur un visage par ailleurs angélique. Joe admira la musculature nette mais pas trop importante, bien mise en valeur par la sueur qui luisait sur l’épiderme de son batteur : Dom Drum XVI.

« T’es venu te rincer l’œil ou t’as quelque chose à dire ? grinça le chanteur. — Faut qu’on discute… commença l’autre sur un ton ferme, en s’avançant dans la loge et en fermant la porte dans son dos. Sérieusement. — Tu veux te tirer du groupe ? »

Dom parut un peu désarçonné par la franchise de son compagnon. Il se dirigea vers le canapé, s’allongea dans une pose provocante puis parvint à retrouver l’air arrogant qui lui permettait de ne jamais dormir seul.

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41 « Hors de question, je me suis trop investi pour abandonner maintenant. — Le mot approprié est “offert”, ironisa Joe. Qu’est-ce que tu veux alors ? Une augmentation ? »

Celui-ci soupira devant l’air dégoûté de son acolyte. Il tira à lui la chaise de sa table à maquillage puis se laissa tomber des- sus en prenant un air faussement abattu.

« Arrête de te foutre de ma gueule, fit Dom sans parvenir à garder son sérieux. J’aimerais qu’on modifie le répertoire. — Pourquoi, t’as écrit un tube ? ricana l’autre. Un qui irait très bien avec ta voix et ton coup de reins ? — Non, lâcha le batteur, sombrement. J’aimerais qu’on retire une chanson du spectacle. — Ben voyons. Laisse-moi deviner… »

Le chanteur laissa son regard papillonner au plafond, comme s’il cherchait quel titre dérangeait son musicien. Ses yeux d’un bleu minéral revinrent se planter dans ceux du beau jeune homme. De petites rides de tension se formèrent sur le visage grotesque tandis que les paupières inférieures se relevaient légèrement.

« S’agirait-il de “Nous ne sommes pas civilisés”, par hasard ? »

Brusquement, tout le théâtre parut se retenir de craquer. Une clochette se mit à tinter dans le lointain.

C’est une bulle de tonnerre, un cocon de tourmente : la pression des doigts aériens mêlés au froid de la nuit, les vibrations du moteur, le flou du proche paysage contre l’immobilité du lointain. Et la lune dans son premier quartier. Une lumière pâle, imprécise qui s’immisce, l’air de rien, dans les défauts de la réalité.

Jill conduit machinalement. La vitesse lui permet de s’isoler, de repousser les distractions de l’extérieur. Son corps prend le relais de la conscience, se penche dans les virages, se redresse quand il le faut. La route n’est plus qu’un fantôme grisâtre, une rivière aux volumes illusoires et aux ombres meurtrières.

L’esprit de la walkyrie est perdu dans le passé. Celui d’un autre, du mioche qu’elle vient juste d’égorger. Tandis que le sang du gamin baigne encore la bouche de la chasseresse, la vie de l’enfant s’insinue dans ses pensées. Il était une fois… Oui, ça commence toujours ainsi : une formule banale pour des événements uniques. Il était une fois un petit garçon stupide nommé Rémi. Ce n’était pas sa faute s’il était idiot car il avait des parents imbéciles. Et comme il essayait de les imiter, il ne se rendait pas compte qu’il aurait pu être intelligent. Un jour, alors qu’il jouait dans le jardin, il trouva un chaton qui miaulait faux. Au lieu du “Miaou” habituel, l’animal lançait des “Miénou” interrogatifs. C’était une bête bizarre, orange avec des rayures violettes, et de grandes oreilles qui finissaient en plumeaux de poils noirs. En fait, il ne s’agissait sans doute pas d’un chat, mais comme l’enfant ne connaissait rien à la zoologie, il décida d’appeler la peluche vivante Sylvestre et de la traiter comme un minet.

Jill est intriguée. Elle s’attendait à une existence ennuyeuse. Pourtant, cet épisode est teinté de différence. Ce passage a un goût plus vif, plus parfumé que les autres réalités qu’elle a absorbées au fil du temps. Elle sent qu’elle devrait faire le lien avec autre chose, mais quoi ? Sa semi-léthargie l’empêche de vraiment réfléchir.

Rémi ramena sa découverte auprès de ses parents. Certes, il était stupide, mais comme ses géniteurs l’étaient aussi, il put les manipuler aisément. Il trépigna, pleura, cria, hurla, devint tout rouge, fit les yeux doux, promit n’importe quoi… et gagna la garde du pseudo-matou.

Imperceptiblement, Jill ralentit. Rayures violettes sur robe orange… Voilà un détail plus que familier.

Tout excité, le garçonnet installa l’animal dans sa chambre, lui construisit une jolie cage en carton et en vieux chiffons, l’ha- billa de vêtements de poupée chipés à sa voisine, Émilie, une fillette rondouillarde qui n’osait rien lui refuser. Celle-ci venait souvent jouer avec Rémi. Elle ne parlait pas beaucoup, même si elle avait plein d’idées de jeux compliqués qui rebutaient son camarade. C’étaient toujours des histoires d’univers fabuleux où l’on devait montrer par son astuce qu’on pouvait vain- cre n’importe quel danger. Dans ces cas-là, le gamin faisait semblant d’être un Power Ranger, et d’une pirouette de karaté, abattait l’inévitable vieillard qui lui imposait une devinette absconse.

La motarde s’impatiente. Elle aimerait pouvoir trier les souvenirs ou sauter à volonté certains épisodes. Son engin décélère encore, adopte le ralenti dans l’attente d’un souvenir qui ne veut pas resurgir.

Bientôt, Sylvestre devint le centre d’intérêt des deux camarades. Les saynètes qu’ils improvisaient jour après jour acquirent de la substance. C’était comme si, le temps d’un jeu, la réalité se brouillait pour laisser la place au monde imaginaire. Émilie

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42 se transformait en magicienne mystérieuse, puissante et, détail plus inquiétant, sûre d’elle. Rémi quant à lui découvrit que la force brute ne résolvait plus les devinettes aussi facilement qu’avant. Jusqu’au jour où il se retrouva roué de coups. Incapable d’expliquer à ses parents d’où provenaient ses bleus, le garçonnet s’enfonça dans un mutisme suspect. Au terme d’une entrevue houleuse, les adultes concernés décidèrent que leurs rejetons devaient être séparés l’un de l’autre. Quant à Sylvestre, il fut confié à la SPA.

Brusquement, Jill se rappelle. Bien sûr, une créature orange et violette. Dans un grand crissement de pneu, elle freine et fait demi-tour. Avec un peu de chance, la quadragénaire est toujours prostrée sur la dépouille de son fils. La motarde n’a pas l’habitude de détruire ses alibis, mais elle a besoin de plus d’information. Le cœur battant, elle couve un nouvel espoir : celui de s’échapper du réel, de retourner au pays des songes éternels.

Commentaires du chat :

« Oh, keucébô, keussémagnifik ! Kel chédeuvr-euh ! »

Allons, un peu de sérieux ! J’ai dit : commentaires du chat !

« Ah ? Oké… Miaou. »

Au bout de deux heures, Martine comprit que Brad allait découcher. Encore une fois. Elle éteignit la chaîne puis se dirigea vers la chambre d’amis. C’était un acte de rébellion molle, une manière de protester sans affrontement direct. Par dessus tout, la jeune femme voulait être tranquille si son mari rentrait au milieu de la nuit. Elle détestait être réveillée en sursaut pour se découvrir la monture involontaire d’une chevauchée brutale.

Juste avant de fermer la porte au verrou, elle laissa le chat entrer dans la pièce. Soupir. Elle allait devoir dormir avec la fenê- tre ouverte afin d’éviter le concert de miaulements que la claustrophobie féline ne manquait jamais d’orchestrer. Une fois dans le lit, Martine attendit qu’Eldricht se love sous son bras gauche, puis se mette à ronronner, avant d’ouvrir son livre de chevet : La Wagnériade par Jill Knight. Le récit décrivait les péripéties d’une guerrière immortelle, Hilda la Brune, chassée par son père, le dieu du lyrisme Wagnérion, dans un monde truqué. Les habitants de cet univers baroque ne pouvaient communiquer ou entreprendre une quelconque action sans au moins deux répétitions préalables. Ils étaient aidés en cela par des créatures inquiétantes, les Maytracènes, sortes de gnomes irritables qui craignaient tant la lumière qu’ils avaient créé des projecteurs d’ombre. Durant son périple, la walkyrie découvrait que ces nains intransigeants avaient asservi leurs victimes en subtilisant leur spontanéité grâce à un objet magique, une sorte d’enregistreur capable d’emprisonner les pul- sions et les imprévus dans de petits anneaux dorés.

Martine aimait bien ce roman, même si certains des personnages lui paraissaient à peine ébauchés. Elle trouvait Hilda sym- pathique, pourtant elle aurait préféré une héroïne au physique plus commun. Toutes ces beautés aux formes exagérées ou à la maigreur de mannequin l’insupportaient. Comment pouvait-on s’identifier à Miss Monde ou à la version féminine de Schwarzeneger ? Aussi, malgré l’intelligence de certaines scènes, la jeune femme ne parvenait pas à s’impliquer dans l’his- toire. Elle suivait les combats de la guerrière derrière un écran de semi-intérêt. Il manquait ce déclic magique qui permettait à l’imagination de s’interposer entre le réel et la conscience.

Par la fenêtre entrouverte, un cri enfantin appela : « Sylvestre ? ». La voix répéta ce nom pendant dix minutes. Martine sen- tit sa colère monter. Parce qu’Eldricht ronronnait toujours comme un bienheureux dans le creux de son bras, elle ne bougea pas. Elle avait reconnu la voix de la morveuse du second, un petit boudin qui se prenait déjà pour une Lolita. Ça allait don- ner du propre, à la puberté !

Elle tenta de se replonger dans sa lecture. Hilda utilisait son fameux Canto pour éclairer les Maytracènes d’une aura écar- late. Ainsi, même dans les ténèbres les plus obscures, la guerrière était à même de localiser et d’éliminer ses ennemis.

« Sylvestre ! »

La guerrière immortelle chantait. De cette manière, elle arrivait à voir ses proies dans l’ombre…

« Sylvestre ! »

La walkyrie escaladait les aigus avec une aisance de soprano…

« Sylvestre ! »

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43 Voix…

« Sylvestre ! »

Rouges…

« Sylv…

— TA GUEULE, PETITE MORUE ! »

Silence.

Martine se sentit rougir de honte. Elle s’abandonnait rarement à insulter qui que ce soit, surtout des enfants. Par réflexe d’auto-culpabilisation, elle éteignit la lumière de sa table de nuit. L’éclairage de la rue suscita de nouvelles ombres sur le plafond. Quelques minutes plus tard, la jeune femme éprouvait moins de gêne. Bon point, la gamine s’était tue. Elle réalisa alors qu’Eldricht n’avait pas bougé. En temps normal, il se serait levé en sursaut puis aurait fui ; il détestait les éclats de voix. Mais non, le chérubin ronronnait dans son sommeil, imperturbable. D’ailleurs, sa maîtresse se sentait elle aussi fati- guée. Peut-être était-ce l’après-coup de sa querelle avec Brad, ou l’heure tardive, mais elle avait de plus en plus de mal à garder les yeux ouverts.

La conscience embrumée, elle repoussa le livre vers le bord du lit, esquissa le geste de tirer la cordelette de sa lampe de chevet. Déjà fait, tant mieux… Elle crut apercevoir la silhouette d’Eldricht se faufiler dans la chambre par la fenêtre. La boule de chaleur sous son bras la détrompa. Elle avait dû commencer à rêver. *******

Quadrichromie du songe, un rêve de chat.

Sommeil. Chaud. Hummm…

Oh, ça bouge ! ‘Tention, ‘tention… Oui, ça bouge encore. ‘Tention. Saute ! Touche… Ça bouge ! Super ! Saute ! Touche- touche-touche… Hé, ça pique ! Recule, recule. Hum… Ça bouge ?

Chaud. Bâille. Tourne-tourne. Sommeil.

[Le reste est une retranscription d’éléments oniriques éparts en une tentative de sens anthropomorphique. Nous savons combien tout cela est futile…]

Aujourd’hui, maintenant. Bleu opaque avec des points dorés.

Tout a commencé quand ma Martine a décidé de se rebeller. Jusque là, j’étais peinard : ma vie n’était qu’une succession de sommes et de repas entrecoupés par diverses contemplations et activités ludiques. Quand je voulais manger, un petit gro- gnement m’amenait un repas succulent. Lorsque je voulais me faire tripoter, un peu d’insistance - parfois lourde, certes - suffisait. Bon, c’est vrai qu’il m’arrivait de gueuler un peu, pour me faire obéir, mais dans l’ensemble, tout roulait parfaite- ment.

Aujourd’hui, maintenant. Vert cristallin strié de chaleur.

Puis une autre Martine s’est installée avec nous. Tout de suite, j’ai trouvé celle-là antipathique : odeur déplaisante, peau rugueuse et mauvaises manières. Au début, pourtant, ça s’est à peu près bien passé. J’avais encore à manger régulière- ment, la nouvelle venue faisait semblant de m’apprécier… Par contre, pour le plaisir, je devais aller voir les Martines d’à côté qui, fort heureusement, m’aimaient bien. Après cette période encore heureuse, il y eut une espèce de changement net dans l’attitude de mes locataires.

Aujourd’hui, maintenant. Rouge vermillon avec une touche de flou.

À bien y repenser, je crois que tout a basculé lors de ce jour où elles ont été visités par une foule de leurs semblables à l’oc- casion de la mue de ma Martine ; celle-ci avait la fourrure blanche et toute ébouriffée, désagréable au possible. Le lende- main, elle avait retrouvé son pelage plus confortable. Mais depuis, il y a franchement du laisser-aller dans le service !

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44 Aujourd’hui, maintenant. Violet marbré de mauve.

Parfois, mes Martines ont des rites bizarres. Elles se mettent à hurler et finissent par produire des bruits secs, désagréables avec leurs parties rosâtres. Durant ces moments, je préfère le calme de la rue ou des toits. Et le parfum des femmes accueil- lantes. Malheureusement, celles-ci sont souvent entourées de Martines agressives.

[Fin du rêve] *******

Martine se réveilla en sursaut. Son premier réflexe fut de courir vers la fenêtre et de grimper sur le tuyau de la gouttière. Mais elle retomba sur le matelas ; à son habitude, elle manquait totalement d’énergie. Elle eut peine à ouvrir les yeux, tourna difficilement sa tête endormie vers le réveil qui indiquait sept heures du matin.

Le vacarme provenait de la porte de la chambre. Quelqu’un martelait le bois du battant. Brad ? Puis une voix s’éleva, hur- lant presque son nom de manière hystérique. Non, ce n’était pas son mari. Juste Hélène, sa “très chère” sœur ; une créa- ture artificielle qui représentait tout ce que Martine détestait, de l’habillement à l’attitude. Depuis l’enfance, il y avait une sorte de rivalité en filigrane entre elles deux. Hélène avait du caractère certes, mais pas assez pour s’imposer hors du cercle familial. En revanche, elle avait trouvé en sa cadette une proie facile, un sujet sans défense sur lequel elle exerçait une domination vulgaire, une humiliation du moindre instant. Elle s’était aussi débrouillée pour décrocher un boulot dans la même entreprise que sa parente. Pendant tout ce temps, Martine avait gardé un profil bas, se contentant de répondre aux insultes de l’autre par l’accomplissement personnel : un parcours scolaire puis universitaire impeccables, un époux séduisant et brillant, un emploi doré… Quand est-ce que tout cela avait tourné au vinaigre ?

La jeune femme se redressa sur le lit. Elle remarqua alors une deuxième boule de poils sur son côté droit. Allons bon ! Un autre chat ? Avec toutes les précautions du monde, elle sortit de sa couche en parvenant à ne réveiller ni l’un ni l’autre de ses compagnons de sommeil. Son amour des félins l’empêcherait de refuser asile au nouveau venu. Elle espérait donc que l’intrus disparaîtrait de lui-même avant le retour de Brad, sinon il y aurait encore des disputes à n’en plus finir.

Elle enfila son peignoir puis ouvrit à son aînée qui jouait encore des percussions avec ses phalanges, sans aucun sens du rythme.

« Ouf, tu es vivante ! souffla la blonde décolorée au visage carré et surchargé de maquillage. Pourquoi tu t’enfermes ? Où est Brad ? — Je t’en pose, des questions ? »

Martine se surprenait. D’habitude, sa frangine avait le dessus, mais là elle se sentait capable de l’étrangler sans autre forme de procès. Hélène portait de nouveau un de ces pulls en mohair rose qu’elle affectionnait et une jupe plissée du même ton, le tout agrémenté de bottes en plastique blanc. Beurk ! Elle ressemblait à une poupée Barbie, la perfection en moins.

« Calme-toi, ma grande ! Je m’inquiétais pour ta santé. — Ce serait bien la première fois… — Allez, prépare-toi, continua la fausse blonde en ignorant les remarques acides de sa sœur, on va être en retard au bou- lot. — Et puis entre la grippe et l’overdose de calmants, y’a quand même un gouffre. — De quoi parles-tu ? Grouille, Titine, je pars dans dix, bon vingt minutes, avec ou sans toi. »

Le surnom qui tue… Martine jeta un regard haineux vers sa parente qui dirigeait son attention ailleurs. Bien sûr. Une bonne douche la réveillerait. De fait, l’eau ruisselant sur son corps pulvérisa la torpeur dont la nuit avait enveloppé son esprit.

De retour dans le salon, elle ne trouva pas Hélène, habituellement en train de siroter un café, un coude sur la table octogo- nale en contreplaqué. La blonde créature était en fait assise sur le lit de la chambre d’ami. Elle caressait le nouveau chat, toujours endormi, replié en boule. Étonnant de la part de quelqu’un qui avait toujours détesté tout ce que sa sœur adorait. Ou était-ce l’inverse ?

« C’est qui, le petit dernier ? fit Hélène en relevant la tête. — Sylvestre ? répondit l’autre, incertaine. — Il est si trognon ! »

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45 Martine examina le félin. Isabelle avec des rayures noires. Violettes ? Non, sombres, d’une couleur indéfinissable. En un éclair, elle entrevit un moyen de garder l’animal. En association avec sa “très chère” sœur.

Joe Red contempla son batteur. Quel dommage, un si beau spécimen humain ! Mais l’individu était mûr, prêt à être consommé.

« Oui, je parle de “Nous ne sommes pas civilisés» ! énonça Dom, en relevant le menton. Les paroles sont stupides, on dirait du Jean Image. — Connais pas, rétorqua le chanteur. C’est du hard underground ? — Non, c’est un type qui faisait des dessins animés pour les gamins. Du style avec des abeilles chantonnant : Nous sommes les gardes de sa majesté, bzz-bzz-bzzz, bzzz-bzzz-bzz. — Oh, je vois. Tu trouves que je n’ai pas de talent ? — Dans cette chanson, non. »

La porte s’ouvrit sur deux silhouettes sinistres. Le cadavre ambulant, dont le costume de cuir noir semblait une première peau, s’appelait Riff Wretched, il s’agissait du guitariste des Follasses Diabétiques. À côté de lui s’élevait l’imposante silhouette de Tommy Lobo, le bassiste : un profil de boxeur, une masse de catcheur et autant d’intelligence dans le regard qu’un régiment de majorettes.

« C’est vraiment pas de pot pour moi, fit Joe, sans prêter attention aux nouveaux venus. C’est la seule dont les paroles sont de moi. — Tu signes tous les textes, non ? — Comment dire ? Techniquement, d’un point de vue humain, oui… »

Dom fut déconcerté par cette remarque.

« Attends, mec, on part où, là ? T’as pris quelque chose avant que je me pointe ? — Tu sais ce qu’est une onyre ? » demanda le chanteur à brûle-pourpoint. En reconnaissant le signal, les deux autres musi- ciens s’approchèrent du divan. Ils se balançaient d’un pied sur l’autre, au rythme d’une mélodie inaudible.

« Oui, j’en ai entendu parler. — Vraiment ? Tu serais bien le premier… Dans ce cas, tu devrais aussi savoir qu’elles n’ont qu’une fonction. Alors pour ce qui est de créer, il n’y a guère que l’inspiration qui puisse faire preuve d’originalité. Et la salope a bien établi son racket. — Je veux, lança le batteur avec un sourire narquois. — Me cherche pas ! Peu importe, sais-tu combien de morceaux nous avons écrits ? — Euh… Seize ? — Quinze. “Nous ne sommes pas civilisés» est de moi. »

L’éclairage changea. Une lueur verdâtre envahit l’obscurité qui se renforçait dans les recoins de la pièce. Dom voulut se lever mais les mains de Wretched et de Lobo le maintirent couché. La clochette tinta de nouveau.

« Ta position préférée, ironisa Joe en pointant vers sa victime un index dont l’ongle s’allongeait à vue d’œil. Tu vas enfin obtenir ce que tu voulais… »

Le bassiste empêcha le batteur de répondre en plaquant sa paluche sur la bouche adolescente. Riff se mit à chantonner : « Nous ne sommes pas civilisés… » tandis que son compère scandait des : « Snip ! Snip ! Snip ! ».

Le petit homme chauve quitta son siège. D’un coup de sa griffe effilée, il trancha la gorge de Dom Drum XVI.

« …la postérité. Et j’espère que tu nous feras une seizième chanson valable. » conclut-il sur un ton guilleret.

Jill est arrivée trop tard. Les flics ont déjà arrêté la mère amnésique. Une ambulance a emporté le cadavre du fils vers la morgue. Il ne reste que quelques policiers entourés des inévitables badauds que ce genre d’événements attire. D’ailleurs, un des hommes en uniforme la détaille d’un air soupçonneux. Ce n’est vraiment pas le moment de traîner dans le coin. La motarde relance sa machine, emprunte une ruelle qui sinue en pente douce.

À cette heure tardive de la nuit, il y a encore des gens dehors : des clochards - bien sûr, toujours -, des groupes de fêtards, quelques morveux à peine sortis de l’adolescence qui se donnent des allures de brutes. L’un de ces derniers siffle Jill quand elle passe. Des rires gras secouent les compagnons du bravache. Mais la motarde n’y prête pas attention. En temps normal,

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46 elle aurait utilisé son Canto pour éclairer sa prochaine victime, sans doute le plus stupide de la troupe. Maintenant, elle se sent gavée. De plus, elle aimerait retrouver la créature entrevue dans la vie du gamin Rémi. Sans fil conducteur, cela risque de lui prendre une éternité.

La walkyrie s’arrête en haut d’une côte, éteint son moteur. La rue plonge vers la ville dont la masse scintillante s’étale à perte de vue. D’une fenêtre haut perchée s’échappe la mélodie familière de “Nous ne sommes pas civilisés”. Pas trop fort, sans doute pour ménager la patience des voisins, mais distinctement reconnaissable.

Malgré elle, la créature aux longs cheveux bruns se transporte dans le passé. Elle venait juste de perdre son humanité. En passant à côté d’une salle de spectacle, elle avait reçu un choc dans la poitrine, une sensation qui ressemblait à l’inexorable glissade sur la pente lubrifiée et lisse d’une cuvette. À l’entrée, une pancarte mentionnait : Les Follasses Diabétiques, Tournée à Tâtons-Aiguillés. Devant les marches du théâtre, une vingtaine de motos s’alignaient, toutes noires, brillantes, impeccables. Toutes des Harley.

Attirée par cette impression de déséquilibre, Jill était entrée. Pas d’ouvreuse, aucun contrôle. Le concert avait dû commen- cer depuis belle lurette. Pourtant, l’endroit était plongé dans une pénombre qui soulignait à peine le contour de silhouettes tassées les unes contre les autres. Puis la lumière avait foré la scène, révélant le petit homme chauve. Jill avait pu détailler ses voisins, des adolescents punkoïdes ou à la tête rasée avec attirail militaire de circonstance. Des descendants de mouve- ments ennemis dont ils revêtaient les stigmates comme une parure esthétisante et, pour eux, dénuée de tout sens idéologi- que. Plus intéressant, des motardes étaient également présentes, presque des clones de Jill, immobiles dans la foule, attenti- ves à ce qui se déroulait sur l’estrade.

À cet instant précis, la jeune femme avait perçu l’attraction. Elle avait tourné son regard vers le chanteur des Follasses et, pour le restant de la soirée, n’avait pu le détacher de ce gnome qui vocalisait avec une aisance irréelle. Durant tout le spec- tacle, elle était restée figée, l’esprit en suspension dans un climat émotionnel familier. Puis elle s’était réveillée sous une lumière crue, entourée de vingt femmes en blousons de cuir. Fini. La magie avait fui l’endroit.

Plus tard, Jill avait réfléchi à l’incident sans parvenir à expliquer cette étrange transe. Elle y avait décelé un goût des illusions générées par le pseudo-félin, juste une arrière-saveur : le fumé sans la texture. Bah, que tout cela est loin. Elle n’est pas retournée aux concerts de ce groupe, même si la mélodie de “Nous ne sommes pas civilisés» la hante de temps à autres. Elle désire la vraie sensation, pas un succédané procurant un plaisir éphémère, dépourvu de substance.

Après réflexion, elle décide de s’arrêter dans un petit hôtel de quartier. Si l’affaire du meurtre de Rémi fait du bruit, les jour- nalistes en parleront le lendemain. Nul doute qu’alors, il sera aisé de localiser le domicile du garçon stupide.

Commentaires du chat ?

[Pssssssss…]

Objection, votre honneur.

« Miaou ! »

Quand elles revinrent du travail, Martine et Hélène trouvèrent l’appartement toujours vide. Pas de Brad à l’horizon. La cadette se surprit à soupirer de soulagement. Quand elle avait rencontré son mari, celui-ci était un fringant jeune homme aux allures de romantique tourmenté et au physique d’acteur hollywoodien. Puis doucement, il avait commencé à prendre ses distances, distribuant avec de plus en plus de parcimonie les petits gestes de tendresse - les bisous, les câlins - qui auraient dû consolider leur intimité. Au fil du temps, il avait dévalé la pente classique de l’insatisfaction, passant de l’irrita- tion à la hargne, de la rage spontanée à l’aigreur chronique, des calmants légers à l’alcool bon marché. Il s’était transformé en ivrogne violent qui paraissait trouver un éphémère soulagement dans un comportement abusif et dominateur.

« C’est tout l’effet que ça te fait ? s’indigna la blonde platine. — Hé ! Lâche-moi un peu ! — Quand même… On dirait presque que ça t’arrange. — Écoute, frangine, j’ai eu mon chef de service sur le dos toute la journée ; alors, c’est pas parce que Brad a fugué que je vais piquer une crise. Merde, tu t’inquiètes pour un con qui passe son temps à me rouer de coups ! Et moi, dans tout ça ? »

Martine remarqua alors la bouche bée de sa sœur. Bien sûr… Personne ne l’avait jamais entendue s’exprimer avec une telle véhémence.

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47 « C’est vrai ça, reprit-elle. Pourquoi il te préoccupe tant, Brad ? T’as couché avec ? »

Elle avait lâché ça comme une plaisanterie. Parce que c’était une boutade. Devant le rouge qui fardait tout à coup les joues de son aînée, Martine eut un doute. Avait-elle touché juste ?

« Tu racontes des sottises, balbutia Hélène à toute vitesse. J’ai toujours admiré ton mariage. Ça me rassure que l’une d’en- tre nous soit casée. — Tu parles d’une position ! — Vraiment, je ne te comprends pas. Pendant tout ce temps, tu ne t’es jamais plainte, et soudain, c’est l’avalanche de reproches ! »

La cadette prit conscience de la véracité de ces propos. Toute sa vie, elle avait muselé ses remontrances, les avait enfouies là où personne ne pourrait les utiliser contre elle. C’était comme si une brèche s’était ouverte, d’un seul coup, et qu’une par- tie de son esprit évacuait le venin qui l’avait rongée pendant si longtemps.

Sans mot dire, elle parcourut les différentes pièces du logis. Eldritch dormait toujours à l’endroit où elle l’avait laissé le matin même. Un peu appréhensive, elle caressa son chat, le sentit réagir, ronronner. Ouf, il respirait ! Lorsqu’elle revint dans le salon, elle découvrit l’autre bestiole sur les genoux de sa sœur, sa petite langue dorée léchant les doigts aux ongles peints en rose. Langue dorée ? Autre détail troublant, l’animal possédait une queue munie d’un aiguillon violet. Un félin, ça ? En aelurophile informée, la jeune femme doutait que ce fût le cas.

Martine s’approcha de la table, à quelques pas de la créature. Incertaine, elle avança la main vers la fourrure orangée striée de noir-violet, la retira, la tendit de nouveau.

« C’est quoi, une onyre ? » demanda Hélène, abruptement.

Déconcentrée, l’autre ne vit pas le dard fuser vers sa paume. La pointe s’enfonça dans sa chair, alluma une douleur vive mais brève, suivie d’une impression de tourbillon sensoriel. L’instant d’après, la cadette était assise à la table octogonale, le son de sa propre voix marmonnant dans le lointain : « Selon le Dictionnaire des Créatures Mythiques d’Elizabeth Grubanova, il s’agirait d’une entité que l’imaginaire humain a piégé dans un concept correspondant soit à un phénomène naturel, soit à une émanation de l’esprit : émotions, arts…

— Hum, c’est très intéressant. Je comprends mieux maintenant pourquoi tu lis tous ces bouquins de fantasy. »

Martine se sentait toujours elle-même, sauf qu’elle avait du mal à contrôler ses impulsions. Par contre, elle éprouvait une immense perplexité quant à la curiosité de sa sœur.

« J’en doute, fit-elle. Les livres, c’est ma façon de fuir Brad et les saloperies dont il a tapissé ma vie. — Arrête. Ce n’est pas un monstre, tout de même ! — Qu’est-ce que tu en sais ? »

Le silence qui s’ensuivit sembla suspicieux à la cadette. Celle-ci percevait plus de choses que d’habitude : la respiration de son aînée, les frémissements de peau de son visage, la dilatation de ses pupilles… Maintenant, Martine en était persuadée, il y avait eu une liaison entre Brad et Hélène. Non qu’elle en fût gênée. Un petit peu quand même, juste par principe. Néanmoins, elle tenait son mari et sa sœur tous deux en piètre estime.

Tout à coup, elle se souvint de l’incident qui avait provoqué la dernière dispute. Sur le coup, elle avait trouvé le prétexte idiot : en rangeant le linge juste repassé, elle était tombée sur un paquet de revues anglo-saxonnes dissimulées au fond du tiroir de la commode. D’après le titre, cela concernait la passion de son époux, lequel était entré dans la pièce alors que sa femme remettait les magazines en place. Il était devenu tout rouge, l’avait encore frappée en la traitant de tous les noms. Maintenant, elle se rappelait la couverture de l’exemplaire en haut de la pile.

Elle partit d’un grand éclat de rire devant l’évidence qui s’imposait peu à peu dans sa tête.

« Qu’est-ce qui est si drôle ? demanda Hélène, mi-grinçante mi-souriante. — Brad ! hoqueta Martine. Je sais pourquoi il ne revient pas. — Eh bien, raconte ! s’énerva l’aînée. J’aimerais le savoir. — Vraiment ? »

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48 La blonde vira à l’écarlate, couleur qui ne lui seyait décidément pas. Sa sœur, pourtant, n’enfonça pas le clou. La pièce com- mençait à se tordre, les lignes oscillant à la manière d’ondes sonores. Avec des soupçons de vert et de bleu lovés dans les vibrations.

Eldricht miaula à l’entrée de la pièce. C’était un cri lointain, comme poussé derrière une épaisse cloison. Puis la voix féline s’éclaircit. Le salon disparut. À la place du décor familier, une plaine irréelle s’étendait. De part et d’autres, un mur de colli- nes découpait l’horizon d’angles émeraude piquetés de rocs argentés. Où avait-elle vu ce paysage ? Martine tourna son bec vers la proche forêt aux arbres bleu marine. Ah, oui. C’était dans une histoire ; au début de la Wagnériade.

Joe patienta quelques instants de plus. Rien ne sortait. Ce n’était pas normal. Il jeta un regard noir à ses deux fils.

« Bon, lequel de vous deux me l’a rabattu, celui-là ? »

Riff fit un signe de tête vers son frère.

« C’était le tour de Tommy. »

Le coupable baissa les yeux, plus en réponse au ton de son père qu’à la signification du reproche.

Le chanteur soupira. On ne pouvait vraiment confier aucune mission à son bon à rien de rejeton. Quand tous trois avaient décidé de trouver un agent, Lobo avait été envoyé en porte-parole ; il avait transformé leur nom d’origine, Les Scholastes Diaboliques, en ce ridicule Les Follasses Diabétiques. Fort heureusement, pour l’extérieur, cela avait témoigné d’une excen- tricité bienvenue dans le show-business.

Joe reporta son regard sur le cadavre de son seizième batteur. Pas grand chose à en tirer. C’était bien la première fois qu’un humain se révélait stérile au moment de l’agonie. À moins que…

Le petit homme chauve promena son index sur la peau qui commençait à se rigidifier. À la base de la nuque, il perçut un mouvement, un frémissement caractéristique de la force vitale se frayant un chemin hors du corps moribond. Avec une pré- cision clinique, il trancha la chair enflée localement, récupérant sur l’extrémité de son doigt les dernières gouttes d’une vie en expiration.

« Nous… chantonna-t-il, encore incertain. Nous… sommes… les gar-deuh, les gar-deuh, les gar-deuh… Nous sommes les gardes de sa majesté ! — C’est de la daube, commenta Riff. — Oh ? C’est entraînant, je trouve, commenta Tommy. — Bzzz-bzzz-bzzz, acheva leur père. — Non, t’as raison, se reprit le bassiste, ça vaut rien. »

La mine déconfite, Red retourna s’asseoir sur son siège. Il laissa ses bras baller le long de ses cuisses, puis releva le menton. Ses yeux exprimaient de la colère mêlée de crainte.

« Tu comptes jouer cette chanson ? demanda le guitariste. — Non, c’est pas un original. — C’est le moins qu’on puisse dire. “Bzzz-bzzz-bzzz” ? Déjà qu’on se fait critiquer pour les “Gling-gling-gling”… »

Riff s’interrompit en croisant le regard de son père.

« On est repérés, lâcha ce dernier, puis désignant le cadavre sanguinolent, il ajouta : numéro seize, là, c’était pas un humain. — Il y ressemblait bien, pourtant, murmura le maigre musicien, puis réfléchissant aux paroles de Joe, il ajouta : Qui ? — Va savoir. Sans doute une de ces créatures qui pensent être responsables de l’ordre moral des humains. — Comme la Chasteté ? — Oui, comme la… »

Tous deux se fixèrent un instant en silence, puis, avec un parfait ensemble, ils éclatèrent de rire. Incertain du pourquoi de cette hilarité, Tommy se joignit à eux.

« Elle existe encore ? réussit à glisser le petit homme chauve entre deux hoquets.

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49 — Je la croise parfois sur mon turf, fit Riff en reprenant son souffle, mais elle est en sale état. Obligée de s’accrocher aux basques des junkies. — C’est quoi, la chasse têtée ? demanda Lobo, en proie à une grande perplexité. — T’occupes, tu connais pas ! affirma son père. Bon, c’est pas tout, mais on aurait peut-être intérêt à changer de business. »

Les trois créatures se regardèrent, tout à coup incapables d’imaginer leur vie durant les heures à suivre. Alors que l’instant du sacrifice s’effaçait dans le passé, la lumière de l’endroit perdait ses allures de surnaturel. Un bruit retentit, étouffé par une cloison. Cela venait du placard à balais.

« Allons donc, la femme de ménage s’est encore cuitée dans ma loge… — Non, je sais ce que c’est, s’exclama le guitariste en se tapant le front du plat de la main. Je l’ai trouvé dans mon repère de dealers préféré : le Fritz. »

Riff se dirigea vers le cagibi et, ouvrant la porte en grand, déploya son bras en un geste théâtral de présentation.

« Combien de fois t’ai-je dit de ne pas ramener tes conquêtes ici ! commença à s’énerver Joe. — Jette un coup d’œil avant de t’exciter. »

Toujours nu, le chanteur se leva de sa chaise, s’approcha de l’enclos improvisé. Dans la pénombre, un homme dans la tren- taine se tenait recroquevillé en position fœtale, pieds et poings solidement liés. Les vêtements déchirés soulignaient des blessures tantôt noirâtres tantôt bordées de sang coagulé. Sans les ecchymoses qui le déformaient un peu, le visage aurait pu posséder une plastique de jeune premier romantique. Avec des yeux bleus, bien sûr. Un regard qui maintenant hésitait entre la peur et le désir…

« Je le veux, murmura spontanément Joe, puis, après un gros soupir : Non, faut qu’on arrête. — Et il est batteur… ajouta Riff, tentateur. — Pour un sado-maso, ce serait presque normal. »

Il reconsidéra le captif dont les veines pulsaient d’énergie humaine : violence, refoulement, et la petite clochette au fond, presque inaudible, qui tintinnabulait “Moi, moi, moi ! ”. Certes. Cet individu appartenait à l’égoïsme ; impossible de le nier.

« Bon, on le garde. Après tout, on a une tournée à achever. On verra plus tard à se reconvertir. Tommy, jette-moi ce cada- vre dans un cours d’eau. »

Joe attendit que son idiot de fils enveloppe leur ancien batteur dans un sac poubelle puis quitte l’endroit avant de se tour- ner vers son second rejeton.

« Au fait, Riff, il s’appelle comment notre nouveau Dom Drum ? — Brad. Brad Quêqu’chose. »

Au journal télévisé du petit matin, l’incident fait la une des titres. « Infanticide atroce… Mère indigne et inhumaine… Versé le sang de sa propre chair… » Que de bavardage inutile pour une histoire qui se résume à une ligne ! Néanmoins, Jill se félicite d’avoir patienté . Dès que le nom de famille est mentionné, elle se précipite sur l’annuaire et, la chance aidant, loca- lise très vite l’immeuble de Rémi. C’est à deux pas de l’hôtel.

La motarde quitte sa chambre, enfourche son engin, démarre en trombe, motivée par l’espoir que son destin la rejoindra bientôt. Il fait encore nuit. L’air enfonce ses griffes dans la chair, profite du vent de la course pour harponner sa victime plus profondément. La jeune femme s’en moque. Elle repère le bon numéro, s’arrête devant une façade bleu sale. Une fissure serpente au sommet de l’entrée. Oui, c’est bien là. La walkyrie sent la magie qui opère derrière ces murs. Elle retrouve l’émotion qui l’avait traversée lors du concert des Follasses Diabétiques, en plus fort. Dans la cage d’escalier, l’attraction devient irrésistible. Au-delà des odeurs de café frais et de toast grillés, enfoui sous les entrechocs de bols et de tasses, de robinets qui s’épanchent de manière erratique, le sentiment de glissade ressurgit. Non, pas au premier étage, même si le domicile de Rémi se trouve là. Ni au second.

Au troisième, Jill se met à trembler. Contre son gré, elle se jette sur une porte mais ne peut l’ouvrir. Elle lance un coup d’œil vers la plaque de l’entrée : Brad et Martine Fossey. Des inconnus. Sans doute sont-ils les nouvelles victimes de la créature orange et violette.

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50 Se forçant à contrôler son corps, la motarde examine la disposition des lieux. L’appartement qui l’intéresse donne sur une cour intérieure. Elle redescend à toute allure, trouve l’issue qui mène à l’espace enclos de hautes murailles. Une gouttière longe son but, une fenêtre mi-close. Délicat mais pas impossible.

Il lui faut bien vingt minutes pour escalader la tuyauterie saillante. Non qu’elle ait peine à progresser malgré ses talons hauts, mais elle tente de produire le moins de bruit possible. Enfin, l’ouverture est accessible et lui permet de s’introduire dans une cuisine mal entretenue. Des éclats de vaisselle tintent, bousculées par ses semelles, des miettes de pain crissent sous ses talons. Maintenant, l’impression d’appartenance à un autre-part est plus forte que jamais. Cela tord l’estomac, tend les muscles, crispe les articulations, génère des démangeaisons derrière les globes oculaires et dans les viscères… C’en est presque intolérable.

Jill sort de la cuisine puis pénètre dans le salon et s’immobilise net, touchée de plein fouet par une onde de choc indescrip- tible. Elle voit deux femmes, assises à une table octogonale, les yeux fermés. La créature orange et violette sommeille dans le giron de l’une d’elles. Et l’atmosphère chantonne un air familier, une mélodie de perte indescriptible.

La motarde risque un pas en avant. Le décor vacille. La pièce est toujours là, baignée de lumière électrique, mais le contour des objets oscille, brille de couleurs irréelles. Alors, la jeune femme sent un bien-être total l’envahir. Elle a traqué cette étin- celle dans la vie d’autrui, a tué pour la découvrir mais n’a réussi qu’à échouer. À présent que cette partie d’elle-même lui revient, elle perçoit d’autres sentiments en filigrane, des émotions désagréables, des arrières-goûts amers qui, peu à peu, la plongent dans un désarroi incontrôlable.

Elle s’appelait Wilsonne Printemps, plus connue sous le nom de plume de Jill Knight, auteure relativement célèbre d’histoi- res de fantasy. Elle se détestait, aurait voulu être un homme, détenir le pouvoir que la société accordait toujours au sexe dit fort. C’est tout ce qu’elle écrivait : des récits où l’héroïne avait le dessus, se comportait comme un mâle, sauvait l’humanité, l’Homme…

Ses parents. Il y avait son père, l’être qu’elle aurait voulu devenir, et sa mère, l’entité qu’elle méprisait plus que tout au monde parce qu’elle se soumettait à l’autorité conjugale. La walkyrie ne voyait que cela : les jeux de la volonté, l’hypocrisie de la soumission. Autorité et abnégation.

Le faux chat était arrivé dans sa vie comme un anachronisme dans un traité d’Histoire médiévale. Par hasard. Elle avait pris des vacances, visitait ses parents pour la semaine. La bête s’était faufilée dans sa chambre, la même pièce qu’elle avait eu étant gamine, toujours couverte de posters de super-héros machistes et fiers de l’être.

Durant ces quelques jours, elle s’était sentie égale à son père. Tout à coup, les paysages de la Wagnériade apparaissaient, insufflant dans la motarde une confiance en elle qui l’avait toujours désertée en face de son progéniteur. Dans cet environ- nement imaginaire mais familier, elle se sentait la force de contrer les joutes oratoires de celui qui, inconsciemment, lui en avait sans cesse voulu d’être née fille. Ne lui avait-il pas donné le nom d’un homme ? Le patronyme d’un héros politique qu’il avait féminisé quand l’heureux événement avait tourné à la catastrophe : pas de fils…

Lors d’un de ces combats métaphoriques, la mère s’était interposée. Celle-ci avait reçu le reproche de Jill en plein cœur, une flèche de haine qui dans les étranges paysages évoqués par l’animal orange et violet s’était matérialisé en projectile fatal. Tuée par sa propre fille. Le lendemain, pourtant, la motarde n’avait éprouvé aucun remords, pendant que son père balbu- tiait des « Je ne comprends pas ! Qu’est-ce que j’ai fait ? ». La police avait arrêté le mari indigne… amnésique. La walkyrie, quant à elle, s’était évanouie dans le décor urbain. Elle avait revêtu les stigmates du machisme afin de fuir son passé et la honte qu’elle ne ressentait pas.

Maintenant, tous ces souvenirs lui reviennent. Elle a commis une erreur en voulant retrouver le pays des songes entrouvert par la créature orange et violette. Le regret lui revient en pleine face, mordant, cinglant… acide.

J’ai tué Maman. Et Laurent, Jean, Sylvie, Dave, François, Régis, Michel, Paul, Patrick, Annie, Sybille, Pascal, Stéphane…

La liste n’en finit plus. Des centaines de prénoms défilent, chacun accompagné de larmes dont le flot ne tarit pas.

Commentaires du chat :

« Meuh souvyun plu mé chui inossan ! »

Disait le loup au tibia du Petit Chaperon Rouge qu’il suçotait ?

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51 « Humfff ! Miaou ! »

À la naissance de cette ère, il y avait une créature magique dont nul ne savait prononcer le nom : ni ses pairs, ni elle-même. Elle ne savait trop comment une telle situation avait pu survenir, puisqu’elle n’avait ni parents ni famille pour la baptiser. D’un côté, elle appréciait fort d’échapper au contrôle de ces êtres bizarres que ses semblables mentionnaient à voix basse, les sorciers ; d’un autre, elle passait tant de temps toute seule qu’elle finissait par échafauder des idées biscornues et des complexes effroyables. Tout le monde l’évitait, s’imaginait-elle, non pas parce qu’on ne pouvait l’appeler, mais en raison de ses difformités physiques. Ses ailes étaient trop longues, trop épaisses, avec des plumes noires bordées de violet. Ses che- veux ne poussaient qu’en une longue crête de jais au milieu de son crâne. Ses iris ténébreux se teintaient parfois de minus- cules points blancs qui en gâchaient l’uniformité. Sa voix promenait les syllabes dans des océans de grave que des tempêtes tonales agitaient de vaguelettes d’écume vibratoire. Et sa poitrine, ainsi que ses hanches avaient un peu trop d’ampleur, for- çant leur propriétaire à adopter une démarche ondulée que celle-ci haïssait. La créature au nom imprononçable voyait bien qu’elle ressemblait aux elfes, et, se basant sur ce modèle, elle ne pouvait se considérer que comme une monstruosité.

Un jour pourtant, elle aperçut aux alentours de son antre un être dont l’essence l’émut. Celui-ci bondissait sur les rocs et les arbres, confiant au vent les mèches mordorées de sa crinière. Il ne ressemblait à rien de ce que l’innommable connaissait. Il tendait son bec effilé vers le haut, le cou chatoyant des reflets que le jour envoyait à la ronde. On aurait dit un arc-en-ciel ricochant sur le miroir de la réalité.

L’entité aux ailes d’ébène ne quitta pas son repère pour autant. Elle admira l’autre depuis sa cachette puis se réfugia dans ses complexes quand le mirage s’évanouit au-delà de l’horizon. Qui était-elle pour attirer l’attention d’une telle perfection ? Rien. Moins que le plus exécrable des grains de poussière.

Quelques jours plus tard, l’être brillant se promena de nouveau dans les parages. Cette fois, il émettait des sons si harmo- nieux que l’atmosphère semblait se tordre à son passage. » Moi, moi, moi ! » chantait-il dans la gloire du jour radieux. L’innommable le goutta du regard et de l’ouie, toujours cachée, encore craintive. Plus tard, dans les profondeurs de sa caverne, elle rejoua dans son esprit chaque instant de cet épisode. Le Moimoimoi l’avait conquise. Néanmoins, elle ne se sentait pas à la hauteur du défi qui peu à peu s’imposait à elle : faire preuve de séduction.

Il fallut l’imprévisible pour que l’inconcevable puisse se produire. Un matin, alors que l’être radieux bondissait de rochers argentés en pentes vert émeraude, il se fit attraper par un buisson de ronces diffamantes. Dès que la créature se débattait ou lançait son cri, les épines resserraient leur étreinte, déformaient les « Moi, moi, moi ! » en un gargouillis hideux qui sem- blait se moquer de quiconque tentait d’approcher de l’endroit.

L’innommable pourtant ne se laissa pas repousser par si peu. Percluse dans ses complexes, elle ne pouvait qu’approuver les paroles distordues la tournant en dérision. Armée de patience, elle pénétra au sein du massif hérissé de pointes, parvint à l’endroit où l’objet de son désir sombrait peu à peu dans l’inconscience, puis, avec une infinie patience, défit les nœuds et entraves végétales. Elle ramena le corps évanoui dans son antre.

Elle soigna, pansa, veilla sur l’organisme affaibli qui continuait à l’émerveiller. Chaque jour, elle peignait l’abondante four- rure aux reflets de soleil, aux lueurs d’arc-en-ciel. Ce pelage avait des propriétés euphoriques ; à son contact, on oubliait tout remords, toute inquiétude dirigée contre soi-même. On se sentait meilleur, imperméable aux reproches de quiconque.

Un matin, l’être éblouissant se réveilla vraiment. Encore affaibli par le poison diffamatoire des ronces, il s’émerveilla de la beauté de son hôte, puis murmura un son, tout nouveau dans sa bouche : « My-hène ? ». Il répéta plusieurs fois le mot, le tournant dans la fournaise de son souffle en un objet lisse et rutilant, une pièce qui vibrait d’harmoniques émouvantes.

L’autre accepta le surnom avec un plaisir évident. Elle enserra le Moimoimoi de ses longs bras, l’invitant à se rendormir pour un peu plus de temps. Celui-ci se laissa sombrer dans un bien-être, curieusement doublé d’une pointe de malaise. Il passa les jours suivants ainsi, entre les soins, les caresses, les baisers de son adoratrice et l’inconscience suscitée par la convales- cence. Lorsqu’il ouvrait les yeux, il constatait la présence de l’innommable, un élément immuable dans le brouillard inces- sant qui traversait son esprit.

Durant cette période, Myhène oublia sa tristesse. Bientôt, elle conçut même un enfant, une petite chose au pelage mordoré traversé de rayures noires bordées de violet, à l’instar du plumage de sa mère. Afin de lui éviter ses propres souffrances, elle l’appela Gulith, un nom facile à prononcer, puis elle le montra à son amant. Ce dernier gazouilla sa joie, mais quelque part, son esprit semblait mécontent. Que lui manquait-il ?

Au fil du temps, les trois individus se partagèrent une intimité tissée d’instants parfois uniques, souvent si ritualisés qu’ils en

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52 devenaient une tradition. Peu à peu, leur enfant prit le rôle d’intermédiaire entre l’amour complexe de l’une et l’insatisfac- tion grandissante de l’autre. En présence de sa mère, Gulith absorbait les questions auto-dépréciatives et mutilantes ; auprès de son père, il relâchait tout le surplus d’émotions négatives, se gonflait de confiance en soi.

De son côté, le Moimoimoi se prit à regretter l’époque où il parcourait les collines en chantant son bonheur d’être. Il soupi- rait après les réflexions de la lumière et le vent de la course. Puis il commença à entendre les voix de l’humanité en plein éveil. « Civilisation. Moi-Nous. Nous ! Nous ! Nous ! » clamaient-elles. Quel concept fascinant que le Moinous ! Cela rou- coulait à son oreille, lui promettait une liberté sans pareilles. Oui, voilà ce qui lui faisait défaut : l’inconnu que le lendemain lui apportait.

Un matin, en compagnie de Gulith, l’être autrefois radieux se prépara à sortir de l’antre qui était devenu sa prison. Il clai- ronna un : « Moi ! Moi ! Moi ! » ferme. Myhène s’interposa. Elle enlaça son amant, l’étouffa presque d’une étreinte impos- sible à déverrouiller.

Devant l’impossibilité de se défaire de l’autre, le Moimoimoi incita Gulith à attaquer sa mère. Comme l’enfant hésitait, il se tourna vers l’imaginaire humain. En un clin d’œil, il accepta de revêtir la fonction que la civilisation avait créé pour lui ; il devint l’onyre de l’égoïsme. Tandis que le lien se créait, que son enveloppe terrestre l’aspirait vers un autre niveau de réalité, il constata que son fils avait enfin accepté de lui venir en aide. Trop tard… Il découvrit très vite que l’offre qu’on lui avait faite comportait des revers désagréables. Ainsi en était-il de sa nouvelle enveloppe physique et de sa généalogie qui le ren- dait responsable d’au moins deux rejetons : la criminalité et la stupidité. Plus tard, il déciderait de voyager à travers le monde des humains afin d’y répandre son cri outragé : « Nous ne sommes pas civilisés ! ». Sans grand résultat.

Gulith sauta à la gorge de sa mère, la blessa du plus fort qu’il put. Grièvement touchée, Myhène se sentit sombrer dans le vortex qui s’ouvrait autour de son amant. À mi-chemin entre son univers d’origine et celui des humains, elle explosa en plu- sieurs milliers de fragments qui s’infiltrèrent dans les corps de dormeurs inconscients. Elle perdit ainsi toute notion d’indivi- dualité, insufflant son auto-culpabilisation à d’innombrables esprits en voyage dans le monde des rêves.

Laissé derrière, Gulith resta perplexe pendant quelques instants. Maintenant que son père était loin, il éprouvait du remords d’avoir contribué à la dissolution de sa génitrice. Il émit un « Myhène où ? », puis sortit du repère familial afin de se mettre en quête d’un autre passage vers le monde des mortels. Il voulait retrouver sa mère, lui rendre son intégrité. *******

Martine se réveille avec un sérieux mal de tête. Le petit jour jette une lumière sale sur le salon. Hélène est toujours endor- mie mais la bête qui occupait ses genoux a disparu.

La jeune femme se lève, trébuche presque sur un corps affalé par terre. Allons bon, d’où sort cette motarde ? Puis elle aperçoit le couteau de cuisine sur la table octogonale. Couvert de sang. Elle remarque ensuite les entailles dans la gorge de sa sœur ; et les traînées rouges qui ont séché sur la peau et les vêtements de poupée Barbie, ainsi que sur ses propres mains… La blonde décolorée est donc morte. Belle affaire !

Brutalement, le rêve refait surface, avec une précision clinique. Non, ce n’était pas un songe. Elle se souvient d’avoir joué le rôle du Moimoimoi. Et Gulith, la créature orange et violette cherchait en elle l’un des fragments de sa mère. Maintenant qu’il a pompé toute l’auto-culpabilisation dont elle était contrite, il s’est enfui ailleurs, à la recherche d’une autre pièce de son puzzle personnel.

Assis dans le couloir de l’entrée, Eldricht appelle sa maîtresse d’un cri plaintif. Certes, les chats aussi sont les enfants de l’égoïsme. Réussira-t-elle à cohabiter avec le félin, maintenant que seul son propre plaisir compte ? Sans doute. Elle se sent peu changée, finalement ; juste améliorée. Oui, elle ne désirait que cela : stopper le flot incessant des questions, éliminer la torture lente que la volonté de son entourage lui imposait.

Reste une situation délicate à régler, avec meurtre à la clé. Martine réfléchit quelques instants, décide d’opter pour la pré- servation de son moi à elle. Elle récupère un chiffon, frotte l’arme du crime avec, puis place celle-ci dans la main de l’in- truse. Elle ne sait pas de qui il s’agit, mais la femme bardée de cuir va lui procurer un parfait alibi.

Dans la cuisine, au milieu des bris créés par sa dernière dispute avec Brad, elle se lave les mains du sang coagulé de sa sœur. Elle tranche ensuite un oignon, force ses yeux à rougir de larmes, puis jette le légume compromettant dans le vide- ordures. Par acquis de conscience, elle gomme l’odeur compromettante du bulbe en frottant ses doigts contre la chair d’une pomme de terre et se débarrasse aussi du tubercule. La jeune femme grimace à cause du picotement désagréable qui

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53 envahit ses sinus. Filant dans la chambre conjugale, elle se précipite sur la commode afin de se procurer un mouchoir. Tiens, les revues de son mari… Fascinée, elle examine la couverture du premier exemplaire. Le titre en est : Drummer, anglais pour batteur, le violon d’Ingres de son époux. Mais la photo imprimée sur le papier glacé montre un motard moulé dans un cos- tume de cuir, le torse musclé et poilu harnaché de chaînes. Elle remarque alors le sous-titre qui signifie : revue internatio- nale de sado-masochisme.

Martine soupire. Brad était sûrement un homosexuel plus ou moins refoulé. S’il la battait, s’il la trompait avec sa sœur, c’était pour se prouver sa propre virilité dans le contexte des valeurs honorables du présent. Dommage ; elle s’avoue main- tenant qu’elle aurait volontiers pratiqué le triolisme, avec un second homme. Tiens, un qui ressemble à Tom Cruise, par exemple. C’est si agréable, un fantasme sans culpabilité…

Voyons, devrait-elle détruire les revues ? Non, sans doute pas, plus près on reste de la vérité, moins on a de chances de se contredire. La jeune femme revient dans le salon, avise l’intruse toujours inconsciente. Bon, il va falloir se presser. Se condi- tionnant à avoir l’air affolé, pensant à ses premières règles, elle se saisit du combiné téléphonique et compose le numéro de la police. Il y a une motarde qui va regretter de s’être introduite chez des étrangers.

Commentaires du chat :

« Myhène où ? »

L’illustration “Le chant de l’égoïsme” est de Bruno B. BORDIER.

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54 Pas de chanson pour Julie

Ce texte est pour Julie, évidemment, qui m’a inspiré d’autres choses, délicieusement.

La Musique est un pont entre ce monde et le Monde de toutes les beautés. Hildegarde von Bingen,12éme siècle

Julie sourit en dormant. Depuis toujours peut-être, et pour toujours sûrement.

Ce matin là elle rêvait qu’elle était morte étranglée, et que l’inspecteur Derrick enquêtait sur son assassinat. Il le faisait tout en restant dans un troquet en bas de sa rue, en plaisantant avec la patronne, en s’enfilant bières sur bières.

Louis la réveilla malgré lui. Il était entièrement habillé quand Julie eut fini d’évacuer les fantômes de son sommeil. « Où vas-tu ? — On répète, aujourd’hui. Il faut trouver des paroles pour le nouveau morceau. — Tu écriras une chanson sur moi ? — Peut-être bien. »

Il l’embrassa et partit. J’ai écrit ‘Ce matin là’ mais il était aux alentours de quatorze heures. Julie hésita entre un petit déjeuner conséquent et un dîner léger. L’histoire ne dit pas lequel des deux elle choisit.

Deux mois plus tard, Louis ne s’était pas décidé à écrire une chanson par- lant de sa dulcinée. « C’est étrange, tout de même, osa-t-elle lui avouer, les Julies n’inspirent pas. Je ne connais aucune chanson (aucune bonne chanson) qui parle d’une Julie. Alors que tous les autres prénoms féminins ont été loués plu- sieurs fois, le mien semble être… stérile. — Il y a Julie la Petite Olive des Wriggles, lui rappela Louis. — Je te parle de chansons romantiques. Aucune Julie ne fut muse de musicien ! — Mais si, tu es ma muse… Nico Bally — Alors pourquoi aucune chanson ? Tu en avais écrit une pour celle d’avant ! Moi je ne t’inspire pas. »

A l’entendre, on aurait pu croire qu’elle sortait avec Louis dans le seul et unique but de lui inspirer une belle chanson. Et c’était le cas.

Julie quitta Louis. Elle connut de nombreux autres musiciens, et n’en inspira aucun. Je ne reviendrai pas sur la moralité de sa technique. Sachez que Julie ne faisait jamais l’amour sans tendresse. Sans amour, peut-être, car l’amour n’existe qu’une fois. Mais jamais sans tendresse, jamais pour blesser. Je n’en parlerai plus, alors j’espère avoir été clair.

Comme elle ne parvenait pas à lutter contre l’étrange malédiction qui pesait sur son prénom, Julie tenta de la comprendre. (il aurait été plus malin de sa part de commencer par là, mais ça m’a permis d’introduire le sujet avant de passer à l’action proprement dite)

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55 Elle prit donc la courageuse décision de rencontrer la Reine des Julies. (c’est l’action dont je parlais dans la parenthèse précédente)

Le Royaume des Julies est splendide. Construit en forme de gidouille, il est traversé de mers bleues comme les yeux de mon héroïne, et de sable blond comme ses cheveux. Tous les bâtiments peuvent être séparés en cent parties distinctes dont la description mériterait maints romans. Aucun plafond n’y est blanc et monotone. Et il y a là-bas les fameuses fontaines de vin rouge que l’on associe bien souvent au Paradis Terrestre, mais avouez que la confusion est justifiée, car comme vous vous en doutez le Royaume des Julies est peuplé de Julies.

Pour notre plus grand bonheur, de nombreuses autochtones ont décidé (et décident tous les jours) de venir dans le Royaume des Toulemonde. Cela a pour conséquence directe que leur propre royaume est atrocement dépeuplé. La Reine y est donc très seule, et toujours ravie de voir une de ses sujettes revenir au bercail, même pour quelques jours.

« Julie ! s’écrièrent-elles en se voyant. — Alors, raconte-moi, comment est-ce à l’extérieur ? — Étrange et fabuleux, Grande Reine. Mais je viens vous voir pour une affaire déplaisante. — Conte-moi donc tes ennuis. — La musique du Royaume des Toulemonde est la même qu’ici, l’appréciez-vous ? — Bien sûr, Julie, bien sûr ! — Vous savez bien que certains prénoms deviennent des titres, des chansons. Lucie, Céline, Marie, Alice, Laura, et même Ernestine, ont toutes inspiré de talentueux musiciens. Les Julies voyagent beaucoup, et pourtant… — N’en dis pas plus, je connais ta question. — Connais-tu la réponse ? — Oui, il s’agit d’une décision venant de… là-haut. » La Reine des Julies pointa son index vers le ciel de son Palais, et les deux beautés se regardèrent en silence. Là-haut.

Tous les escaliers mènent à un palier, un étage, quelque chose. Mais alors que vous étiez arrivés à ce point précis, avez-vous déjà tenté de continuer, de monter au-delà de l’escalier ? Si vous l’aviez fait, vous seriez arrivés là-haut. C’est à cet endroit que se décident de nombreuses choses. On y trouve quelques rêves de chats, et un passage vers la Terre Endormie. Les meilleurs poissons viennent de là, et on dit (mais alors là, je ne suis pas sûr, mais pas sûr du tout) qu’Elvis Presley y tiendrait une boutique de bonbons. Il y a des décisions, mais pas de décideur fixe. Là-haut n’est pas un royaume. On y vient, et si l’on décide de quelque chose, alors cela se produit.

Enfin, à priori c’est ce qu’il se passe, mais ça ne fonctionne jamais très bien. Julie tenta d’y décider que les Julies seraient enfin des muses, et rien ne changea. Pour l’anecdote, il paraîtrait que José Bové y aurait décidé de pas mal de trucs, sans résultat, que Jorge Luis Borges y serait passé dans le seul et unique but de chambouler l’univers (devinez s’il a réussi), et que moi-même j’y serais allé décider que je ne me souviendrai pas y être allé. Bref, là-haut, c’est un peu n’importe quoi. D’ailleurs, c’est un groupe de jazz qui y décide la météo locale.

Mais comme dans tout n’importe quoi, il y a un Bureau des N’importe Quoi où l’on peut aller demander différentes choses. Qui a décidé quoi, par exemple. Julie, s’inspirant de l’exemple donné ci-dessus, alla demander qui avait décidé de la malédiction que je ne vous rappellerais pas parce que je l’ai assez dite et que ce texte est publié sur un support qui ne paye pas aux mots, alors il est inutile d’en faire des tonnes pour gagner plus de fric. Pour la même raison (la deuxième que j’ai cité), je ne détaillerai pas les dures épreuves que Julie dut traverser. Là-haut, l’ad- ministration est la même que dans notre bon vieux Royaume de Toulemonde. Ça peut sembler drôle et burlesque la pre- mière fois, mais on s’en lasse vite. Elle obtint donc finalement le nom de l’imprécateur, un certain Nicolas Tripier. Il était mort depuis longtemps, vu l’ampleur de la malédiction, mais Julie n’abandonna pas pour autant. Elle se rendit au Royaume des Nicolas.

Je connais bien ce royaume, étant donné que j’y habite. C’est un lieu fou et paisible, où le ciel est comme un océan inversé, où chaque chaumière est en bois d’arbre, où les hiboux ne sont pas ce que l’on pense, et où il y a toujours de la musique dans l’air. Je ne suis sûrement pas le mieux placé pour en parler, mais il me semble que les habitants de ce royaume sont des plus sympathiques.

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56 Il était anciennement interdit de se rendre dans un Royaume Prénomial qui n’était pas le vôtre, mais les frontières s’estom- pent, et de nombreux portails gardés se changent en larges ponts. De plus, il est connu que les Nicolas ont toujours eu un faible pour les Julies.

Ainsi, notre héroïne pénétra sans mal dans mon univers, et mon Roi l’accueillit avec le sourire qu’il réservait aux grandes occasions. « Ah ! Demoiselle de l’extérieur, soyez la plus bienvenue des bienvenues, car pour vous et pour d’autres, J’Utilise Les Illusions Éphémères. — Je viens pour une triste énigme. — Elle sera triste quand elle sera dévoilée. — Contribuerez-vous à l’attrister ? — Posez-la, que je vois si elle me plait. — La voici ; l’un de vos sujets, Nicolas Tripier, a un jour pris une grave décision, là-haut. — N’en dites pas plus, je connais votre énigme. — Saurez-vous l’anéantir ? — Nicolas Tripier était tombé amoureux d’une Julie, ce que je comprends bien. Mais comme les histoires d’amour finissent mal… — En général. — Non, toujours. Une histoire d’amour, c’est beau. Alors quand cela se termine, c’est triste. Dire qu’une telle histoire finit mal est donc un pléonasme. — Hmmm… Admettons. Se serait-il vengé sur l’ensemble des Julies ? — Vengé ? N’insultez pas mon peuple ! Les Nicolas sont peut-être des enfants, mais ils ne sont pas puérils. » Julie n’osa pas contredire cette contradiction. « Qu’a-t-il donc fait ? — Il est tombé amoureux d’une Julie. — Vous me l’avez déjà dit. — Non, il s’agissait d’une autre. Et de cette autre aussi il fut séparé. — Ce sont des choses qui arrivent. — Tous les jours, oui, surtout chez les Nicolas. Mais celui-là tomba amoureux et fut triste vingt-sept fois d’affilé. — Oh ! Il fut sûrement démoralisé, je comprends. Mais pourquoi cette malédiction ? — Parce que, comme tout Nicolas, il adorait la musique. Je l’ai vu revenir de là-haut, il m’a dit qu’il y avait eut une atroce pensée, que les Julies inspiraient assez les cœurs pour avoir à inspirer autre chose. Il fut entendu. »

Le silence se fit dans le petit palais du Roi Nicolas. Jusqu’ici, leur entretien avait été bercé par les mélodies d’un lointain pia- nocktail, mais celui-ci cessa de jouer, le temps de goûter la ritournelle. « Que peut-on faire ? osa enfin demander Julie. — Personne ne peut revenir sur ce qui a été décidé là-haut. Désirez-vous tant que ça avoir une chanson inspirée par votre beau prénom ? — J’aime tant la musique… tre ignorée par elle, c’est comme de ne pas être reconnue par sa Reine. Et j’ai accompli de nombreuses choses pour atteindre mon but ! — Abandonnez. L’abandon est un plaisir immense… Hum, ne m’écoutez pas. Ce que je pourrai faire, ce serait, hmmmm… Je pourrais demander à mes artistes de s’inspirer de vous. Mais ça ne seront que sculptures, poésies, peintures… Pas de musique, ils n’y arriveraient pas. J’ai auprès de moi le Nicolas qui sculpta Lemia, j’ai le jardinier qui vous offrira sûrement une plante à votre nom, j’ai l’orfèvre Nicolas de Verdun… — Je ne voudrai pas abuser de votre gentillesse. — Mais elle sert à cela, Mademoiselle, abusez-en, elle vous attend, ma gentillesse est votre esclave. Je composerai moi- même le poème qui vous sera dédié. »

Et c’est ainsi que le Roi Nicolas réuni ses artistes autour de lui et leur présenta Julie.

Je le remercie pour cela, et pour m’avoir autorisé à faire publier ce texte, qui était d’abord destiné à n’être qu’offert.

L’illustration “Julie” est de MiKl. photoshop 5.5 et la plume ? une wacom :]

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57 Water music

« Tu vas trop vite, maman. Tu me fais mal ! »

Dans la descente, les roues du vélocipède rebondissaient sur le sol inégal, tel un cabri, et les vibrations se propageaient dans la structure tubulaire du cadre métallique. Mais là n’était pas le pire. Tout à coup, c’est comme s’il ressentait réellement en lui, sur lui, la Viscosité, dans toute son horreur imaginée. A cette idée, il fut saisi d’une terreur innommable et son estomac se contracta spasmo- diquement. Excités par la vitesse dangereuse plus encore que par les chocs répétés, les cordes du psaltérion qu’il tenait enserré sous son bras s’étaient mises à résonner comme celles d’un sitar, propageant leurs harmoniques distor- dus dans son corps, via ses os.

A ses cris, sa mère avait freiné puis s’était retournée, et Kimdo se rendit compte qu’elle avait le visage déformé par une autre tension que celle que lui-même ressentait dans tous ses muscles. Elle ne s’était rendue compte de rien, toute à son idée de respecter l’heure à tout prix. De ce fait, elle s’était laissée surprendre et elle avait laissé son vélocipède lourdement chargé prendre un peu trop de vitesse sur la pente.

« Excuse-moi, Kimdo, j’ai oublié de freiner. Mais nous allons être en retard pour ton cours, le professeur Tayama sera furieux. Il va finir par te laisser dehors », se défendit-elle d’une voix hachée, essoufflée d’avoir pédalé jusqu’à pousser l’engin à ses limites. Kimdo nota le ton de voix anormalement rauque et rugueux de sa mère, parasité d’harmoniques granuleux faisant penser à du sable infiltré entre les dents. « Ton père et moi ne pouvons nous permettre de payer tes leçons dans ces conditions, si tu n’y assistes pas », dit-elle encore, pour se justifier.

Ils ne pouvaient se le permettre, voilà toute l’affaire... Le psaltérion était un instrument onéreux et fragile et c’est la raison pour laquelle sa mère s’imposait de le conduire à son cours, persuadée, sans doute, qu’un investisse- ment aussi lourd méritait une escorte. Il n’empêche qu’elle avait commis une erreur de jugement, dans son affo- lement. Malgré la vitesse atteinte, Elle avait cru le protéger de son corps faisant écran. Et il avait fallu qu’il hurle pour qu’enfin elle comprenne qu’il n’en était rien, bien entendu, que d’être assis à l’arrière du vélocipède et de se cramponner aux reins de sa mère ne suffisait pas pour échapper à la sensation terrifiante.

Elle ralentit un peu, sur la fin du parcours. Et Kimdo se calma, dans le même temps que diminuaient les vibrations du sol, retransmises jusqu’à la selle par les roues cerclées de caoutchouc. Ils étaient en retard, c’était un fait. Mais ils arrivaient aux abords de la ville et il était devenu inutile de prendre des risques, pour y gagner tout au plus quelques minutes. Le vélocipède nécessitait une grande prudence dans son utilisation, et des freins irréprocha- bles, pour parer avant tout au risque que dans une descente il s’emballe jusqu’à une vitesse fatale, si l’on n’y pre- nait pas garde.

A l’entrée de la ville, ils passèrent près d’un vieil homme ascétique. Ses bras étendus dans une pose extatique étaient à peine plus épais qu’un tronc de bambou. Le vélocipède faillit rouler sur sa sibille cabossée, mais les yeux du vieux ne cillèrent même pas, alors qu’un autre les aurait conspués d’injures bien senties. C’était l’un de ces adeptes de l’Extase Statique, qui prônaient que l’unique Vérité terrestre réside dans la Lenteur, première étape

Jean-Michel Calvez vers l’Immobilité Primordiale. Ils croyaient à la Félicité Éternelle, aboutissement ultime de leur quête du Non- Mouvement et, mettant en application leurs préceptes extrémistes, ils ne vous répondaient pas lorsque vous vous adressiez à eux. Il se disait que ces originaux-là vivaient plus vieux que quiconque à force de croire, et surtout de s’appliquer à eux-mêmes une telle philosophie. Rien qu’à les voir, Kimdo en doutait cependant un peu : bien malin qui aurait su dire leur âge réel. Peut-être était-ce la rareté de leurs repas, à la mesure de leurs besoins phy- siologiques ralentis, qui leur donnait cette allure parcheminée que, stupidement, l’on prenait pour de l’âge, ou pour de la sagesse rendue visible sur leur personne. Sur un arbre au moins, le diamètre du tronc, ou mieux encore le fait d’y couper une branche permettait d’y compter le nombre de ses saisons...

Sa mère déposa le vélocipède contre un mur bas. Puis elle en fit descendre Kimdo, à cause de ses jambes, plus courtes que le diamètre des roues, et du sac encombrant contenant le psaltérion, qui limitait un peu ses mouve- ments. Une main protectrice posée sur son épaule, elle l’accompagna jusqu’à l’entrée du bâtiment puis elle l’em-

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58 brassa, avec les recommandations d’usage. Déjà inquiet, il ne l’écoutait plus. Il poussa très doucement la lourde porte de bois, avant d’entrer en catimini dans la salle où officiait le maître Tayama.

S’ensuivit sur-le-champ un silence troublant, à l’intérieur. Ce qui mit dramatiquement en évidence le grincement des gonds, hélas inévitable. Comme si cette damnée porte avait été choisie, ou réglée tout exprès pour cet usage d’avertisseur sonore ou de chien de garde.

« Vous êtes en retard, jeune homme », constata une voix sévère, au fond de la salle.

Ému, Kimdo cligna des yeux mais ne livra aucune excuse – ce qui eût encore aggravé son cas. Il se limita au salut rituel, tout en rentrant la tête dans les épaules. Le battement fou de son cœur prit de telles proportions qu’il vint titiller la réso- nance propre de son instrument, à l’instar de ce qui s’était produit tout à l’heure sur la route, avec les vibrations du sol.

« Je le sais, maître, et je m’en excuse. »

Le vieil homme soupira d’un air excédé.

« Pour vous faire pardonner, Kimdo, vous allez nous réciter les principes de la mise en vibration acoustique d’une corde résonante, et ses limites dues à la Viscosité Primordiale. — Mais je ne... Bien, maître. »

A nouveau, Kimdo salua très bas le vieux maître, s’excusant ainsi de son impudence pour avoir osé protester. Sans grand enthousiasme, il déposa le sac contenant son instrument et gagna sa place, aux côtés de Yushiko. Ça n’était pas juste... D’un air complice, la jeune fille lui lança un regard en coin. Mais à son appel muet, elle se contenta de hausser les épaules, impuissante à l’aider : car le maître Tayama était tout ouïe, et il ne supportait pas le moindre bruit parasite pendant ses leçons.

Kimdo rechercha dans ses souvenirs une réponse qui puisse satisfaire le maître. Mais sa mémoire restait comme pétrifiée, perturbée qu’il était par la crainte de se tromper.

« Lorsque je pince une corde de l’instrument sur sa table d’harmonie, la corde vibrera selon sa fréquence naturelle, détermi- née par sa longueur libre. On parvient à sélectionner cette fréquence grâce à la frette correspondant à la note désirée. Les quatre cordes sympathiques résonnent... naturellement, euh... je veux dire qu’elles amplifient les résonances naturelles de la caisse, dont l’air, euh... dont le volume dans l’air... que le volume d’air a... »

Kimdo baissa les yeux, puis rencontra ceux de Yushiko qui n’y pouvait plus rien, bien qu’elle s’acharnât à dessiner dans l’air quelque signe ésotérique qu’il ne parvenait à décoder.

« ... le, l’air de la... du volume de... »

Il se tut, définitivement, rouge de confusion.

« Hum, ce n’est pas fameux, jeune homme ! Mais le plus fâcheux est que vous ayez cherché à retenir des mots, des sons aussi vides que l’est la caisse de votre instrument, et non les préceptes qu’ils impliquent. J’en viens à me demander com- ment vous parviendrez à tirer un jour de votre psaltérion quelque son mélodique. Voyons un peu si vous conservez de meil- leurs souvenirs des limites acoustiques dues à la Viscosité Primordiale. »

Ce n’en était donc pas terminé ? Kimdo prit une longue inspiration et poursuivit, ayant ouvert dans son esprit l’équivalent d’un autre registre, d’une page tournée dans un livre.

« La vibration d’une corde engendre une fréquence fondamentale, appelée hauteur du son, et celle-ci induit simultanément des harmoniques de cette note, en proportions variables selon l’instrument et diverses autres conditions. En premier lieu, les harmoniques naturelles viennent buter sur la limite absolue apportée par la Viscosité Primordiale et appauvrir le haut du spectre tonal, jusqu’à ce que la fréquence fondamentale de la note elle-même soit étouffée, si elle vient à atteindre cette limite. Cette fréquence est... »

Le vieux maître l’interrompit d’un geste énergique.

« Bien, cela suffira, Kimdo. Nous avons perdu assez de temps avec cela, que nous tous ici connaissons parfaitement.

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59 Reprenons le cours où il en était à votre arrivée. »

Le maître leur enseigna ce jour-là les premiers rudiments d’un art subtil et rigoureux, consistant à contrôler l’intensité et le spectre harmonique des sons accessibles à l’instrument. Une telle maîtrise était indispensable à toute pratique instrumentale digne de ce nom, sous peine de rebonds d’harmoniques, de tassement tonal, ou autres non-linéarités fondamentales dues à la Viscosité, extrêmement désagréables à l’audition. Tout cela obligeait le musicien à contrôler et à altérer “sur mesure”, en fonction de sa hauteur, le geste induisant un son donné, sans jamais pouvoir appliquer une loi de jeu absolue, c’est-à- dire une technique de jeu qui restât applicable à toute la gamme harmonique de son instrument. Tout ceci s’avérait d’une complexité diabolique. Un simple arpège – sans même parler d’une transposition à l’octave ! – devenait dans ces conditions quasiment inaccessibles au débutant, ce malgré la disposition des cordes sur la table d’harmonie du psaltérion, favorable a priori à l’exécution d’une telle figure. C’était l’une des raisons majeures pour lesquelles les bons musiciens étaient très pri- sés, et la profession reconnue à sa juste valeur. A fortiori, c’était aussi à cet effet, afin d’assurer l’avenir de leur fils unique, que les parents de Kimdo avaient admis d’investir dans cette activité.

Le cours se termina sur une série d’accords, joués en groupes, puis repris à l’octave, ce qui donnait un bon aperçu de l’étendue des différences tonales. Même ainsi, en scindant la difficulté en autant d’élèves et d’instruments que d’octaves à exécuter, la cacophonie résultante montrait l’intensité du désastre, lorsqu’on prenait la linéarité acoustique comme un fait acquis en ce bas monde.

« J’en ai assez ! » chuchota Yushiko, à voix basse et en remuant à peine les lèvres.

Bien que moins patiente, par sa nature bouillonnante, la jeune fille s’avérait plus douée que lui pour les exercices de virtuo- sité, sans doute du fait de ses doigts plus fins et plus agiles. Mais elle l’avait pris en pitié et l’aidait comme elle pouvait. Serrant les dents, il hocha la tête, s’évertuant à tenir la cadence et assurer sa partie, dans la cacophonie ambiante.

« Je m’en vais nager, tout à l’heure, lui glissa-t-elle à tout à coup sur le ton du secret, le prenant par surprise. Viendras-tu avec moi ? »

Troublé, il lâcha une fausse note qui sonna désagréablement. Il lui décocha un regard assassin, sans lui en vouloir vraiment.

« À la cascade, veux-tu dire ? »

Mutine, elle hocha discrètement la tête dans un demi-sourire prometteur.

« Kimdo, que chuchotez-vous, au lieu de respecter vos engagements ? » grinça sur-le-champ la voix du maître, intraitable. Pris entre deux feux, le jeune garçon ne répondit rien. « Hé, tu as bien le droit de te détendre, après les cours, chuchota-t-elle à nouveau, un ton plus bas cette fois. — Mère m’interdit de... insinua-t-il entre ses dents. » Puis il se tut, indécis.

Il adorait nager, et plus encore lorsqu’il s’agissait d’accompagner Yushiko, qui avait un corps superbe. Or, Yushiko le savait.

« Nous irons, allez. Tu laisseras ton psaltérion ici, derrière la porte, ou sous une table. Ta mère n’en saura rien, elle ne revient te chercher qu’à midi, après ton cours. »

A l’issue du cours, le maître retint dans la classe deux cancres irréductibles, afin qu’ils perfectionnent leurs gammes. Les lèvres pincées, il laissa sortir le reste du groupe d’élèves, affichant une nostalgie teintée d’amertume, ou d’incompréhension : comme de voir ses enfants grandir trop vite, pour la hâte inopportune qu’ils avaient tous à l’abandonner, dès que réson- nait le gong. Pour lui en effet, il n’était de vraie vie qu’avec un instrument posé sur les genoux, assis en tailleur, à décliner à l’infini sur la table d’harmonie des variations complexes créées par des ancêtres, tel le compositeur de génie Fubayashu, sa référence, son idole. A croire que, de sa vie, maître Tayama n’avait jamais connu que son cher instrument : jamais de femme, et pas non plus de rivière où il aimerait nager, assurément...

Kimdo et Yushiko s’éloignèrent des bâtiments, puis ils traversèrent la ville par la place centrale. Kimdo emportait sur son dos son sac encombrant, ne pouvant se résoudre à faire fi de la consigne expresse de ses parents, de ne jamais se séparer de l’instrument précieux.

La place faisait ce jour l’objet d’un attroupement de gens bruyants, qui s’étaient massés tout autour du beffroi. Les deux élèves en villégiature n’en devinèrent la terrible signification que lorsqu’un roulement de tambour les fit sursauter. Il fut suivi par la voix haut perchée d’un héraut, proclamant l’annonce d’un Jugement de la Vitesse.

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60 « Hé, restons un peu. Nous allons voir ça ! » lui chuchota Yushiko à l’oreille, tout en le tirant par la manche. Comme si tout cela n’était qu’un banal spectacle en plein air, offert par la municipalité à ses administrés, tout exprès pour les divertir.

Or, un condamné allait être soumis au châtiment du Mouvement Accéléré, jusqu’à ce que “résultat” s’ensuive, selon la for- mule consacrée, qui laissait pourtant très peu de libertés d’interprétation quant à sa teneur. Levant les yeux, Kimdo aperçut le dispositif déjà en place, tout en haut des vingt mètres du beffroi : une sorte de balcon étroit, ou de ponton de bois, pareil un peu à un plongeoir au bord d’une rivière. La hauteur de la tour avait sans doute été choisie à dessein, fallait-il croire, afin de satisfaire à coup sûr l’Équation Primordiale de la Viscosité et d’assurer le spectacle attendu – comme pour joindre l’utile et le spectaculaire.

« Je n’aime pas ça, lui opposa Kimdo d’un ton buté. — Bah ! Ça ne dure jamais bien longtemps. Et plutôt que de tourner le dos, mieux vaut que tu regardes, ça ne te coûtera pas plus cher. »

Circonspect et guère convaincu, il la scruta d’un regard d’encre. Yushiko avait parfois de ces raisonnements à l’emporte- pièce, d’une logique discutable... A l’issue d’un bref discours énonçant la sentence, l’agitation augmenta encore aux abords du ponton. Un groupe d’hommes surgit alors, là-haut, se découpant en silhouettes sombres sur fond de ciel clair. Kimdo frémit, et malgré le profond dégoût qu’il éprouvait, il ne parvint pas à en détacher son regard, fasciné malgré lui par cette mise en scène macabre.

Flanqué de ses deux gardiens inflexibles, le prisonnier fut fermement poussé en avant, jusqu’à ce qu’il se retrouve sur le bord extrême du ponton. Il semblait abattu et comme résigné à son sort. A un moment pourtant, il se débattit et poussa un rugissement affolé, saisi d’épouvante face au résultat qui l’attendait, déjà inéluctable. Car il n’avait aucune chance d’en réchapper, hormis s’il avait été un oiseau. Son cri s’auto-limita et s’effrita, comme de la poudre écrasée entre les doigts, et cela rappela à Kimdo un arpège raté. La cause profonde en était d’ailleurs la même : tassement tonal dû à la non-linéarité, aurait diagnostiqué maître Tayama.

Il ne sauta pas, il refusa. Comme s’il pouvait encore avoir le choix, rendu à ce point de non-retour. Il fallut le pousser et l’homme se courba dans l’espace, bras et jambes largement écartés, comme s’il envisageait de tenter sa chance et de s’ap- puyer sur l’air, de s’y ralentir suffisamment pour éviter l’inévitable, en se transformant en oiseau le temps d’un plongeon. Sa tunique se gonfla comme une grand voile, le temps suspendit son vol et de fait, le prisonnier parvint presque à voler, l’es- pace d’une ou deux secondes. Du moins son geste entretint-il un instant l’illusion du vol, sans pour autant qu’il s’arrête de tomber, bien entendu.

Mais ce n’était pas assez. Parvenu à quelques mètres du sol, son cri se dilua puis cessa tout net, remplacé par le froissement sec d’un parchemin que l’on déchire. Il venait d’atteindre la vitesse fatale, l’unique solution connue à l’Équation Primordiale de la Viscosité. Et soudain, s’étalant peu à peu en largeur, seul un fin brouillard rosé flotta dans l’air calme, enfin ralenti à une vitesse raisonnable. Un signe terrible s’il en était...

Kimdo referma les yeux, convulsivement. Lorsqu’il les rouvrit, prudemment, le nuage lent de particules avait imprégné les pavés sur une large surface, sous la tour, là où personne ne s’était avancé, dessinant sur le sol une étrange étoile à cinq branches – le blanc, le rose et le rouge intimement mêlés – au-dessus de laquelle flottaient encore des lambeaux de la tuni- que, déchiquetés, comme broyés. Et ce n’était déjà plus un homme, sur le pavé. C’était de la plume gluante, un agglomé- rat de flocons ou de pétales gras et humides, pareils à ceux d’un oreiller crevé répandant ses plumes.

Tel un mur infranchissable, un mur du son, de la vitesse et de la lumière tout à la fois, la Viscosité Primordiale ne connaissait ni faille, ni exception. Et si le vent, la pluie, ou même une pierre lancée avec force s’en accommodaient, sans autres consé- quences que quelques effets secondaires étonnants, un être vivant ne pouvait y survivre, bien entendu.

« Partons, maintenant, fit-il d’une voix étranglée », entraînant Yushiko par la main.

Ils devisèrent tout en marchant, et Kimdo oublia peu à peu la chute du condamné, qui l’avait impressionné – mais il faut avouer que là était très exactement l’intention recherchée. Il restait sous le coup de cette propriété physique qui avait rendu justice à la place des hommes – bien que le résultat eût été à peu près le même pour le prisonnier à une vitesse inférieure, puisqu’il aurait là aussi fini sa course sur le pavé. Ce même phénomène, via ses effets induits, rendait d’une complexité inouïe la pratique d’un instrument de musique, quel qu’il fût, et par-là le métier de musicien que Kimdo s’apprêtait à embrasser. Dans le même ordre d’idées, il était par exemple impensable de réunir plusieurs musiciens au-delà d’un rayon dépassant quelques mètres, pour la bonne raison qu’ils ne s’entendaient pas jouer “quand” il fallait, qu’ils n’étaient plus synchrones, qu’ils en perdaient le fil de leur propre partition, et qu’aucun chef d’orchestre n’aurait jamais su coordonner un

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61 tel ensemble, ainsi dispersé, quel que fût son emplacement vis à vis de ses musiciens. Sur le papier, des illuminés avaient pourtant écrit des “symphonies” – c’est le nom ronflant qu’ils leur donnaient, à ces œuvres toutes théoriques, faute qu’el- les pussent un jour être interprétées, face à la loi incontournable qu’était la Viscosité !

Et tout était à l’avenant. Ce cheval qu’il voyait paître dans un champ, à ce moment – ou qu’il imaginait voir – avait peut- être déjà disparu dans une autre direction, et c’était son image seulement qu’il voyait, ralentie dans le temps, et en retard sur l’événement réel. Tout l’horizon alentour était donc faux, périmé, plutôt, et toute vision à longue distance n’était qu’ap- parences trompeuses, asynchronie, illusion. Plus rien n’était tangible, au-delà d’une barrière, d’une loi physique, d’une pro- priété qui, aussi immatérielle fût-elle, régissait tout, et pouvait s’énoncer ainsi : “Tout corps plongé dans un fluide subit une poussée, dépendant de la vitesse du fluide déplacé. La vitesse de ce corps admet cependant une limite fondamentale, appe- lée Viscosité Primordiale, et dont la valeur est de...”

« A quoi penses-tu, Kimdo ? lança Yushiko avec insouciance, ce qui interrompit net sa rêverie. Dans le même temps, elle lança une pierre vers un arbre lointain, pour s’amuser. — J’aimerais être musicien... mais dans un autre univers que celui-ci », énonça-t-il sur un ton hésitant et un brin désabusé, conscient qu’il était de l’inaccessibilité fondamentale de cette utopie-là, de ce rêve inaccessible et qui pourtant, hantait par- fois ses nuits.

Là-bas, la pierre avait explosé, bien entendu, bien avant d’atteindre l’arbre, dans un chuintement bizarre de sable mouillé, ou de verre pilé. Yushiko avait assez de forces dans les bras pour réussir cela. Par un mouvement à l’amplitude soigneuse- ment dosée, elle était assez rusée pour ne pas s’y briser irrémédiablement le bras ou le poignet. C’était un brillant exercice de style, en somme, bien que ce fût plutôt un jeu de garçons.

« Un autre univers ? Et pour quoi faire ? — Eh bien, j’aimerais entendre une symphonie... »

Yushiko le considéra, un brin pensive. Elle connaissait certes le mot, mais aussi le fait que cela n’était qu’un mot et le reste- rait à jamais : à jamais inaccessible, à jamais théorique.

« C’est idiot, voyons, cela n’existe pas. — Mais si, cela existe, puisque le maître Tayama en a écrit une. — Je veux dire que... »

Elle haussa les épaules et parut sur le point d’exprimer un autre point de vue, puis elle abandonna. Le maître avait certes pu l’écrire, sa symphonie, tout comme l’on peut raconter, ou écrire, n’importe quelle histoire où la magie remplacera la vrai- semblance. Kimdo n’insista pas lui non plus.

Bon, tant pis pour la symphonie ! pensa-t-il, vexé.

Mais le souffle du vent lui suffirait, peut-être... Oh, entendre un jour le vent traverser librement la plaine et jouer entre les arbres bordant le chemin, comme s’il pouvait ne plus y avoir de limites à sa fantaisie... Mais non, cela ne pouvait exister, car le vent perdait sa liberté de vitesse et de mouvements et “brisait” dans les rafales, irrémédiablement, à l’image d’une vague sur un rocher, ou du cri horrifié d’un homme désespéré, en haut d’une tour, sitôt érodé par la Viscosité Primordiale.

Ils parvinrent enfin en vue de la rivière. A l’endroit qu’ils avaient choisi, elle formait un petit bassin de rétention prolongeant la cascade. Un lieu privilégié pour se baigner, une sorte de piscine naturelle, tout juste agitée de tourbillons, lorsque l’on s’approchait un peu trop des remous. Yushiko se précipita, comme à son habitude, afin d’être la première dans l’eau. Elle se déshabilla sur l’herbe et sauta aussitôt dans l’eau, nue, sans crainte des conséquences pour elle, si elle y allait un peu trop fort et contrôlait mal la vitesse de son plongeon.

Kimdo resta quant à lui quelques minutes assis sur le bord, contemplatif, admirant sans arrière-pensées le corps de poisson de son amie, dans une eau d’un vert transparent. Hormis l’avantage de ses doigts fins, Yushiko n’était pas précisément ce qu’on appelle une bonne élève. Elle voulait juste gagner de l’argent et avait donc accepté sans trop d’états d’âme ce que ses parents avaient choisi – et financé – pour elle : les cours, et l’instrument. Un avenir assuré, en somme, si elle se tenait à carreau. C’était aussi un garçon manqué, pas romantique pour un sou et, finalement, pas spécialement attirée par les gam- mes pentatoniques et autres arpèges compensés. Elle avait d’ailleurs laissé sans le moindre remords son propre instrument au fond de la salle de classe, nullement encline à s’en servir sans nécessité absolue, en dehors des séances imposées. Kimdo l’aimait bien, malgré tout. Elle nageait comme un garçon, voire plus vite qu’eux, grâce à son corps fuselé, sans parler des autres sports et activités où elle excellait. Et surtout elle l’avait choisi, lui, musicien de cœur, passionné et un brin lunatique ;

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62 elle l’avait pris sous son aile et lui rendait plus agréables ses moments de détente. Et puis, Yushiko était sacrément mignonne, ce qui ne gâtait rien. Et le fait qu’elle ne s’embarrassât pas de maillot de bain pour nager constituait un “plus” non négligeable, pour son compagnon de jeux.

Toujours rêveur, Kimdo se retourna vers la chute bouillonnante qui alimen- tait le petit bassin. La cascade fumait, littéralement, à mi-hauteur à peu près, environnée d’embruns irisés en une sorte de halo flou semblable à un nuage de vapeurs. Brutalement, à la vitesse critique, l’eau apparaissait comme en fusion, là où était le nœud de Viscosité, aussi imprévisible et aussi inéluctable à la fois que le déferlement d’une vague au bord d’une plage. La vitesse de l’eau, comme celle de la lumière ou du vent, s’y brisait brutale- ment, sans signe avant-coureur, sur un obstacle invisible parce qu’immatériel. Plus en amont de la rivière, Kimdo connaissait d’ailleurs une autre cascade deux ou trois fois plus haute, de cinquante mètres environ, et qui comportait plu- sieurs paliers successifs se signalant à l’œil par ces mêmes phénomènes non-linéaires. Trois paliers, pour être précis, consé- quence logique de la vitesse initiale élevée de l’eau à l’origine de la chute, du fait d’un resserrement de la rivière à cet endroit.

Étrangement, il en revint à penser à son psaltérion, au maître Tayama, et à son art subtil : toute une vie de labeur, de gestes ciselés, répétés à l’infini, tout cela dans le seul but de maîtriser ces phénomènes et les inclure, les fondre à son jeu comme s’ils n’existaient pas, ou comme s’il niait obstinément leur existence, en tant qu’obstacles à la musique... Tout pourrait être tellement simple, sinon. Le maître avait même écrit “sa” symphonie personnelle, son chef d’œuvre sur le papier, comme pour ajouter une autre corde à son arc, celle de l’utopie.

Enfin, il chassa les miasmes de ses pensées parasites et répondit aux appels enjoués de Yushiko. Il se déshabilla lui aussi, laissa ses vêtements sur l’herbe et plongea dans le courant, plus prudemment que son amie. L’eau était fraîche, presque froide, et le courant en aval de la cascade obligeait à se démener, pour ne pas laisser ses muscles se refroidir dans le cou- rant. Il nagea vigoureusement, ragaillardi, puis il plongea la tête sous l’eau et s’efforça de surprendre Yushiko en passant sous elle à la frôler : un jeu pas tout à fait innocent, mêlant attouchements et caresses fluides, et qui se concluait en géné- ral par des rires et des éclaboussures.

Il glissait sous elle tel un serpent entre les pierres, quand il l’entendit crier son nom :

« Kimdo, je t’ai vu ! Je sais où tu te caches, et je te jure que tu vas boire la tasse ! »

Elle aussi avait la tête sous l’eau, à ce moment précis. De ce fait, ses mots crachés parmi les bulles d’air parvinrent jusqu’à ses oreilles en une pluie cristalline, pure et tranchante. Bien que le matelas de bulles eût quelque peu noyé son élocution sous-marine, la voix fraîche et si espiègle de Yushiko lui sembla tout à coup très différente de celle qu’il connaissait, étran- gement illimitée, en hauteur comme en spectre tonal, pareille un peu à un arpège parfait, corrigé de main de maître. Rasant le fond de galets, il fit une pirouette sur lui-même et il aperçut le visage faussement grimaçant de son amie, avec ses yeux grands ouverts qui lui souriaient, parmi les bulles que vomissait encore sa bouche.

« Tu vas voir ! » cria-t-elle encore, à tue-tête, dans un nouveau gargouillis liquide.

Distrait par ses pensées parasites, il se laissa surprendre sans résistance. Yushiko avait lâchement profité du nuage de bulles pour s’y cacher et s’approcher en douce. Elle lui maintint la tête dans l’eau, en l’attrapant par les cheveux. Il but la tasse mais ressortit la tête de l’eau, crachant et hurlant pour la forme. Lui-même avait saisi fermement les poignets de Yushiko et les lui maintenait près du fond, les tirant vers le bas pour ne laisser que le haut de son visage apparaître à la surface, à por- tée du sien. Il lui décocha une horrible grimace, tira un peu plus fort puis la relâcha brusquement, juste avant qu’elle ne bût à son tour la tasse.

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63 « Kimdo, espèce d’idiot ! » vomit-elle, la bouche pleine d’eau.

Ils s’éclaboussaient, et se lançaient des insultes sans conséquence, s’échauffant la voix comme ils s’échaufferaient les mus- cles. Peut-être d’ailleurs était-ce pour le même motif, du fait de cette eau glacée qui enserrait les mâchoires tel un étau et obligeait pratiquement à crier, à pousser un peu la voix, pour ne pas claquer des dents. Et surtout, pour ne pas se trahir ni laisser voir à l’autre qu’on tremblait.

Ils sortirent enfin, frissonnants, lorsque le pincement de l’eau fraîche outrepassa l’échauffement des sens et qu’ils eurent besoin du soleil. Couchés nus sur l’herbe, ils se frictionnèrent réciproquement avec vigueur, jusqu’à ce que les pointes minuscules des seins de Yushiko soient rendues presque aussi dures que les clés arrondies qui tensionnaient les cordes de boyau naturel, sur la table d’accord du psaltérion.

Mais après l’excitation du bain, et les premiers émois d’une chaleur vite retrouvée sous leurs doigts, Yushiko retrouva bien- tôt son ami Kimdo rêveur comme souvent, hors du temps, et hors de leurs jeux. Son regard ricochait sur l’eau plate comme sur un miroir, comme s’il y supputait des angles ou des trajectoires hypothétiques, alors qu’il caressait distraitement les côtes et les reins de son amie. Il jouait sans vraiment les voir avec les frissons qui couraient sur sa peau, à l’image d’une risée sur l’eau, et avec ses mèches de cheveux d’un noir de jais qu’il déroulait une à une, mais sans grande conviction. Comme s’il s’ennuyait, un peu.

« Ohé, Kimdo ! Il y a quelque chose qui ne va pas ? »

Long silence méditatif du garçon. Il avait sorti de son sac l’instrument de bois noble, veiné comme le bras noueux du maî- tre, et il en suivait maintenant les nœuds un à un, d’un doigt, comme on suivrait le fil d’une pensée tortueuse. Il lui désigna l’orifice central elliptique, destiné à ajuster la résonance subharmonique de la caisse.

« Dis, Yushiko, crois-tu qu’on pourrait verser de l’eau là-dedans ? »

Horrifiée, la jeune fille ouvrit des yeux en soucoupe. Pourtant il lui en fallait beaucoup pour l’émouvoir, en ce domaine. Son propre instrument était poussiéreux et rayé, son vernis décapé par le manque de soins et l’absence de protection adéquate, puisqu’elle se contentait en général de se l’emporter jeté en bandoulière sur son dos.

Une idée saugrenue tournait en boucle dans la cervelle du garçon, tel un cauchemar éveillé dont il ne parviendrait plus à se défaire, malgré la tendre sollicitude de son amie. Tout corps plongé dans un fluide subit une poussée, dépendant de la vitesse du fluide déplacé. Conséquence d’une loi fondamentale, appelée Viscosité Primordiale, cette vitesse admet une limite absolue, dont la valeur est de : treize virgule quatre-vingt-treize mètres par seconde, soit : cinquante kilomètres par heure... Les adeptes de l’Immobilité Primordiale et du Non-Mouvement ne pensaient et ne juraient que par elle, cette Viscosité Primordiale qui, selon eux, était une bénédiction. Celle-ci avait été créée par les Dieux, dans leur grande sagesse, afin que l’on ne puisse voir ce qui est trop éloigné, qui ne vous concerne pas, et n’a donc pas le temps de vous atteindre, à cette vitesse. Afin aussi, atout non négligeable, d’éviter la chute éventuelle de météorites sur le sol de leur planète. Et si, par malheur, cela devait se produire un jour, la roche dure et compacte se muerait, bien avant l’impact final, en rien de plus dangereux qu’une pluie de sables très anodine.

Cet exemple-là était survenu, une fois au moins, dans un passé plus ou moins récent. Le pays s’en était tiré par une pluie de sable fin quasiment ininterrompue pendant plusieurs semaines. Les physiciens affirmaient que la planète entière y serait passée, sans ce bouclier protecteur immatériel qu’avait constitué, d’une façon, la Viscosité Primordiale. De la même manière, une telle bénédiction prévenait de facto la formation de tout phénomène explosif. Là encore, c’était comme si la première des lois de la physique y avait mis le holà, afin d’éviter toute dérive de la science, ou tout dépassement de limites imposées et absolues, s’appliquant tant à la vitesse d’un projectile qu’à celle de la lumière, soumise comme tout le reste à cette loi incontournable. La science serait bien capable de détruire leur propre planète, en effet, si on laissait réfléchir et agir à leur guise certains de leurs savants par trop visionnaires, optimistes, ou imprudents. Passe encore, pour la lumière... Mais la musique et les musiciens en sortaient frustrés, limités dans leurs ambitions, conclut Kimdo, non sans une certaine amer- tume. Il eut une pensée fugace pour la façon dont “sonnerait” une symphonie, sans ce joug oppressant.

Pour le soir, à son retour à la maison, son trouble ne l’avait pas quitté. Il retournait son instrument sous tous les angles, en tapotait le fond résonant, et tentait encore d’en examiner l’intérieur d’un œil critique, comme s’il y avait laissé tomber quel- que menu objet. Ce n’est que le lendemain, après le cours du matin, qu’il abandonna Yushiko à ses jeux et osa enfin abor- der le maître Tayama, l’air toujours préoccupé.

« Maître, énonça-t-il, prudemment, et du ton respectueux qui s’imposait à son égard, avez-vous jamais songé à emplir l’un de vos instruments de... de liquide, afin de compens...

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64 Le vieux hoqueta, et il le foudroya aussitôt du regard.

— De... liquide, malheureux, élève indigne ? L’humidité de l’air à elle seule, lorsqu’elle imprègne le bois d’un psaltérion, en altère les volumes, les angles intérieurs de la caisse, avec les résonances subtiles qui s’en déduisent ! Alors... de l’eau, un... un instrument plein d’eau ? C’est là une profonde hérésie ! D’où te vient pareille stupidité ?

Kimdo baissa les yeux, paralysé par la honte, incapable de supporter plus longtemps le regard d’aigle du vieux maître, acéré comme le fil d’une lame.

— Maître, insista-t-il cependant, restant fidèle à ses visions récentes, j’ai cru, eh bien... noter que dans l’eau, les résonances et les sons... je veux dire qu’ils sont, eh bien... — Dans l’eau ? Et comment pourrait-on écouter la moindre note de musique, là où nul instrument ne peut être plongé sans qu’il soit détruit sur-le-champ ? »

Kimdo haussa les épaules sans répondre ; la conversation était très mal engagée, alors que lui-même n’avait évidemment pas toutes les réponses à sa portée et que là était, justement, la raison de sa démarche. La tête basse, il ressortit de la classe et s’en alla rejoindre Yushiko, qu’il ne trouva pas, dans les environs. L’absence de Kimdo se prolongeant un peu trop à son goût, sans doute s’était-elle trouvé d’autres compagnons pour l’accompagner au bain.

Faute d’autre but, il marcha malgré tout vers la cascade, ne sachant trop ce qu’il ferait, si elle n’y était pas seule. Le vent s’était levé, ce matin, il forcissait et “brisait” à chaque rafale, pareil au déferlement d’une vague en bord de mer, perdant brutalement de sa vitesse de façon aléatoire et générant parfois de petits tourbillons furieux, qui soulevaient violemment le sable et les feuilles dans leurs turbulences.

Yushiko et deux de leurs camarades, Takoshi et Kawanabe, étaient déjà à la cascade lorsqu’il y arriva à son tour, juste assez en retard pour s’attirer quelques remarques un brin ironiques sur sa façon d’interviewer le maître en dehors des heures de cours. Yushiko et les deux garçons s’éclaboussaient au bord de l’eau, insouciants, nus comme des vers. Ces trois-là, pensa Kimdo, se moquaient de savoir si la musique, en général, ou les sons issus d’un psaltérion, en particulier, souffraient ou non d’être soumis à la même loi universelle qu’une pierre qui tombe vers le sol, ou qu’un rayon de lumière traversant le vide cosmique.

« Hé, te voilà enfin, Kimdo-ré-mi-facemolle ! On se prend des leçons particulières ? — Tu cherches à te faire bien voir du vieux singe, Kimdo ? »

S’ils savaient ! En fait, c’était tout le contraire ; sa dernière intervention risquait même de lui attirer pour longtemps les fou- dres de maître Tayama, sans lui avoir apporté la moindre réponse quant à ses doutes personnels. Les trois autres étaient surexcités et il se fit à nouveau chahuter, de ne pas encore être nu, d’être en retard. Ou simplement d’être ici avec eux, sans y avoir été invité. Et c’est dans ces circonstances que survint le drame.

Takoshi et Kawanabe se rapprochèrent, l’air faussement innocent, c’est-à-dire sournois. En un duo parfait, ils le contournè- rent et le saisirent chacun par un bras, sans lui laisser le temps de réagir, ou de quitter ses vêtements. Pas même celui de déposer le sac qu’il avait sur l’épaule. Ils le soulevèrent du sol et, dans un dernier effort, ils le jetèrent tout habillé dans le bassin.

« Allez, hop ! A l’eau, le Kimdo ! — Lâchez-moi ! Vous êtes fous ! hurla-t-il, protestant en vain. »

Il était déjà trop tard pour protester et il se retrouva assis sur les galets ronds, dans l’eau jusqu’au menton. Son sac pendait mollement contre son dos, comme s’il flottait, un peu, grâce à la poche d’air emprisonnée. Puis il se fit de plus en plus lourd, au fur et à mesure qu’il se remplissait d’eau.

« Mon psaltérion... », souffla-t-il, effondré, si faiblement que personne ne l’entendit.

Mais Yushiko avait compris, d’un coup d’œil. Contrairement aux deux garnements et à elle-même, elle savait que son ami ne quittait jamais son instrument des yeux et l’apportait toujours avec lui au bord de l’eau, au lieu de l’abandonner dans un recoin de la salle de cours, comme on ferait d’un vulgaire sac de livres usagés.

« Imbéciles ! Savez-vous ce que vous avez fait, tous les deux ! hurla-t-elle à son tour, prenant le relais de la plainte inaudible du garçon trempé, effondré.

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65 — Hé, faut pas s’en faire comme ça, Yushiko ! Y fait super bon ici. Il sera vite sec, son sac à pique-nique, avant que les cours ne reprennent, comme s’il n’avait jamais plongé. — Le sac, peut-être. Mais dedans il y avait son psaltérion..., objecta-t-elle, désolée. — Quel psalt... ? Oooh ! Tu veux dire le ps... »

Takoshi et Kawanabe se regardèrent, soudain gênés. Dans l’intervalle, Kimdo s’était relevé. Avec de l’eau jusqu’à la taille et le sac qui dégoulinait dans son dos comme un écho ridicule à la cascade proche, il avait l’air lamentable d’un chat mouillé.

« Bon, eh bien, c’est pas qu’on s’ennuie mais... on va vous laisser tous les deux, hein ? On voudrait surtout pas... — ... déranger, termina le second, l’air tout aussi penaud que l’était Kimdo. — Nous sommes, euh... désolés », conclut Takoshi qui faillit buter sur une racine à demi enterrée, lorsqu’il amorça un recul prudent.

Les deux compères battirent en retraite, laissant Kimdo et Yushiko seuls, face à face. Silencieux et méditatifs.

« Ils ne pouvaient pas savoir », bredouilla-t-elle, sans trop de conviction dans la voix. Comme pour les excuser, ou comme s’il fallait à tout prix trouver quelque chose à dire, afin de rompre le silence pesant qui s’était installé entre eux.

Kimdo ne répondit rien. Toujours muet et dégouttant son eau, le visage fermé, il s’assit lentement sur l’herbe et ouvrit son sac. Puis il en sortit l’instrument détrempé qu’il renversa, vidant toute l’eau qu’il contenait par le gros orifice central.

« Voilà, il pourra toujours me servir de gourde à l’occasion, du moins s’il est étanche. Mais je ne suis pas trop sûr qu’ils aient vraiment pensé à ce détail-là, tu vois. — Allons, ce n’est pas si dramatique...

Alors même que son amie parlait, il lui revint brusquement en mémoire l’idée que lui-même avait eue, la veille, et qui de façon imprévue, se retrouvait par hasard exaucée, si tant est que l’on pût s’exprimer ainsi face à cet accident stupide. Et contre toute attente, voilà qu’il sourit largement à son amie.

— Mais que..., hasarda la jeune fille, déconcertée par ce revirement subit. — Viens, objecta-t-il seulement, très mystérieux.

Et il retourna vers l’eau, emportant avec lui son instrument sans la moindre précaution, après le traitement qu’il venait déjà de subir. Kimdo entra dans l’eau froide, tenant Yushiko d’une main et l’instrument de l’autre, sans la moindre explication. Parvenu au milieu du bassin, là où l’eau leur arrivait jusqu’à la taille, il lui fit signe de s’arrêter et de rester à cet endroit.

— Ne bouge pas de là, Yushiko ! Tu plongeras, dès que je te ferai signe de le faire. Je dois essayer quelque chose. »

Yushiko ne posa aucune question, éberluée, incapable de deviner où voulait en venir son ami et surtout, de comprendre par quel miracle il était parvenu à dominer aussi subitement la contrariété occasionnée par la perte quasi assurée de son instru- ment.

Contre toute attente, Kimdo disparut alors à sa vue, plongeant sans autre précaution et entraînant avec lui son instrument, sous l’eau claire. Quelques vaguelettes agitèrent la surface lisse, suivies d’une violente éruption de grosses bulles qui devaient être l’air enfermé dans la caisse de résonance volumineuse du psaltérion. Une série de vibrations inattendues caressa alors les jambes et les cuisses de la jeune fille avant de remonter jusqu’à son bassin, la chatouillant, puis la faisant frissonner. Elle attendit encore un peu, ennuyée de ne rien y comprendre, puis elle n’y tint plus.

« Allez Kimdo, ça suffit maintenant ! Je n’ai plus envie de jouer. »

Ce disant, elle pensait aussi à l’incident, à l’instrument gâché, et aux ennuis qui allaient suivre – aux punitions, peut-être, lesquelles risquaient bien de l’atteindre, elle aussi, en tant que témoin principal de l’affaire, voire un peu plus. Les mysté- rieuses vibrations continuaient et se propageaient bizarrement à tout son corps, bien qu’elle ne fût dans l’eau que jusqu’à la taille.

Kimdo émergea alors de l’eau, brusquement, rouge et surexcité comme s’il avait retenu sa respiration tout ce temps – ce qui était sans doute le cas. Mais il y avait autre chose dans son regard. Du feu, de la passion – de la folie ?

« Yushiko ! Plonge, s’il te plaît, il faut que tu...

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66 Haletant, Kimdo en perdait littéralement l’élocution, comme sous le coup d’une vive émotion – ce qui était sans doute le cas, une fois encore... Il suffisait pour cela de s’imaginer le psaltérion noyé, submergé, sans doute déjà gonflé et déformé, et à jamais irrécupérable.

— Ton psaltérion... ! hasarda-t-elle, compatissante.

Mais il la coupa aussitôt, visiblement submergé lui-même par d’autres priorités.

— Plonge, Yushiko ! Tu verras, tu ne le regretteras pas... »

Pétrie d’incompréhension et un brin agacée, Yushiko hésita l’espace d’un instant, entre se fâcher pour de bon et obéir à l’injonction insolite. Pour la forme, mais aussi parce qu’elle-même n’avait rien à perdre finalement, hormis un peu de temps. Ses yeux rencontrèrent ceux de Kimdo, allumés par quelque folie impénétrable. La jeune fille haussa une dernière fois les épaules puis se laissa couler mollement sous la surface, renonçant pour l’heure à l’interroger.

C’est à cet instant précis que tout changea pour elle, exactement comme si la surface de l’eau, aussi fragile et perméable fût-elle en apparence, délimitait un tout autre univers que celui de l’air libre – ce qui était sans doute le cas, pour la troi- sième fois en aussi peu de temps.

Les yeux écarquillés, elle apercevait Kimdo à quelques mètres d’elle, assis sur le fond, souriant, et un brin extatique. Et, contre toute attente, Kimdo... jouait ! C’est-à-dire qu’il jouait de son instrument comme si de rien n’était, juste assis là, en apnée. Mais là n’était pas le plus étonnant, le plus extraordinaire, le plus magique. Non, c’est ce qu’elle entendait qui l’était, tout cela à la fois, et bien plus encore. Ici, les sons, les notes, celles issues du psaltérion immergé, étaient cristallines, étendues dans l’espace comme jamais auparavant. Illimitées, aurait-on pu dire, comme libérées soudain de toute contrainte, de toute opacité, de toute... pesanteur ? Des notes fluides, plus claires et plus pures que l’eau alentour, des notes qu’elle n’avait jamais entendues de sa vie et qu’elle n’aurait jamais cru possibles, pas même dans ses rêves les plus fous. C’était à croire que jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais entendu de musique véritable, hormis au travers d’une épaisse cloison isolante.

Yushiko battit des mains sous l’eau, une initiative un peu ridicule, sans doute, puis elle cracha violemment. Oubliant sa situation, souhaitant poser sans plus attendre l’une des mille questions qui lui brûlaient les lèvres, elle avait bu la tasse, bien entendu. Elle ressortit alors la tête de l’eau, affichant comme par contagion un air extatique. Puis, émerveillée, conquise, et finalement impatiente, elle inspira un grand coup, reprit une grande goulée d’air frais et replongea aussitôt. Car Kimdo jouait toujours, dans l’univers d’en-dessous. C’était exactement ça : la musique qu’elle entendait était d’ailleurs, d’un autre univers que le sien, libérée de toute pesanteur, elle était libre, insoumise, intégrale. Tout ceci était indescriptible, jamais vu ni entendu : inouï, en somme.

Kimdo se redressa puis émergea enfin, ayant atteint ses limites d’autonomie en apnée. Elle suivit le mouvement, à la fois déçue que cela cesse déjà, et impatiente de l’interroger.

« Que... que s’est-il passé ? »

Il sourit, sans répondre, tout d’abord, comme si au lieu d’en être à l’origine, lui-même avait subi la même expérience sous- marine et qu’il était encore sous le choc, sonné, essoufflé, tout aussi surpris qu’elle.

Essoufflé, il l’était, assurément, mais souriant à la fois, mystérieux aussi. Car lui savait.

« La Viscosité, Yushiko... — Eh bien... — C’est la Viscosité Primordiale. Elle n’est pas la même, je veux dire qu’elle ne semble pas agir de la même façon, sous l’eau. — Pas...agir ? Et, et comment cela serait-il possible ?

Il haussa les épaules.

— Eh bien, peut-être que l’eau ne... conduit pas le... C’est... comme quand tu nages, un peu, l’eau ne te soutient pas de la même façon que l’air. Elle te porte, alors que dans l’air... eh bien... tu ne peux pas... voler, et tu tombes. Désolé, mais je n’en sais pas plus, finit-il par conclure, avec une mimique d’impuissance. Là dessous, les limites ne sont pas... les mêmes, c’est tout ce que je peux dire. Mais, ce truc, c’est une rudement bonne nouvelle, n’est-ce pas ?

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67 Elle afficha une moue inquiète, à tout le moins dubitative.

— Et que crois-tu qu’en pensera le professeur Tayama ?

Kimdo réfléchit brièvement, et son sourire s’effaça.

— Il... il ne le croira pas, non. Jamais il n’acceptera. Il faudrait qu’il vienne. — Ici ? — Peu importe. N’importe quel lieu convient pour refaire cette expérience, dès lors qu’il y a de l’eau. Assez d’eau, je veux dire, pour y plonger tout entier un musicien avec son psaltérion. — Et si l’on jetait maître Tayama à l’eau ? »

Ce n’était pas sérieux. L’important était de le convaincre, et non de le mettre en fureur ou, bien pire, de l’humilier. A l’issue d’une seconde d’hésitation, Kimdo afficha tout à coup un sourire rusé. S’il n’était ni décent, ni très raisonnable de jeter le maître Tayama dans l’eau de la rivière, rien n’interdisait, en revanche, de rapprocher l’eau de maître Tayama.

***

« Voici l’objet de l’expérience, maître », annonça Kimdo avec déférence.

Il avait déposé sur une table son psaltérion, soigneusement enveloppé dans une grande couverture qui en masquait les for- mes. Kimdo avait vite conclu que le meilleur moyen pour que l’instrument ne soit pas détruit et surtout, pour qu’il garde toutes ses propriétés acoustiques était de ne surtout pas le vider, et de le garder plein d’eau en permanence, afin d’éviter qu’il sèche et se déforme.

-« Voici les écouteurs, maître », poursuivit Kimdo sur le même ton cérémonieux.

Le vieux maître fronça les sourcils, surpris. Les “écouteurs” en question étaient en fait une paire de tubes souples de caout- chouc de plus de deux mètres de long, que Kimdo avait confectionnés lui-même avec deux vieilles chambres à air prove- nant de roues de vélocipède.

« Qu’y a-t-il donc, dans ces écouteurs, mon jeune ami ? — Eh bien... juste de l’eau, maître. J’ai pensé... C’est... un intermédiaire indispensable, je vous assure...

L’occasion de présenter une première version de son “projet de fin de cycle” avait été trop belle pour que Kimdo se prive de cette opportunité. Yushiko l’avait aidé à en parfaire la mise en scène, mais il restait maintenant à ce que le maître joue le jeu, qu’il accepte cela, de l’écouter tout au moins, sans se poser trop de questions. Ensuite, eh bien... ensuite, il serait conquis, forcément.

— Humm... Bon, enfin, nous verrons bien, bougonna le vieux, d’un air circonspect. — Asseyez-vous ici, pendant que je prépare les derniers détails de mon dispositif. Et veuillez fermer les yeux, si vous voulez bien. Cela est extrêmement important. — Tout cela me paraît bien compliqué, mon jeune ami. Où voulez-vous en venir ?

Comme le lui demandait Kimdo, le maître ferma les yeux puis appliqua sur ses oreilles l’extrémité de chacun des tubes se terminant par une fine pastille de liège formant membrane.

— Voilà, ne bougez plus, maintenant. »

Kimdo déploya un paravent qu’il avait préparé pour la circonstance. Puis il s’assit, enleva la couverture et, ayant découvert le psaltérion, il se mit à pincer les cordes et à jouer un air de sa composition mettant en pratique les techniques qu’il avait testées, prenant en compte les particularités nouvelles de son instrument. Le paravent était au moins aussi utile pour mas- quer au vieux maître la gestuelle de Kimdo, inhabituelle et très peu orthodoxe, que pour masquer le psaltérion lui-même. Sa technique de jeu risquait fort de paraître hérétique en effet, vis à vis des préceptes que le maître avait enseignés toute sa vie.

Dès les premiers accords, maître Tayama se leva d’un bond, littéralement subjugué.

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68 « Que... comment... Où... Qu’avez-vous fait ? Co...comment obtenez-vous ces sons ?

Kimdo préféra rester caché derrière le paravent, pour débuter son explication.

— Maître, je crois que... qu’il existe un moyen d’outrepasser certains limites naturelles. Il suffit de contourner les contraintes qui vous causent souci, de s’en éloigner, par exemple, ou de les remplacer par d’autres, à l’occasion, qui soient moins sévè- res pour le musicien. — Que... Mais de quoi parlez-vous, enfin ? explosa le vieux, déjà à bout de patience, tout en cherchant insidieusement à contourner le paravent.

— Attendez que je vous explique, maître. Je pense que l’eau est une solution, voyez-vous. Mais ce n’est peut-être pas la seule, qui sait... ? »

Trépignant d’impatience, Maître Tayama finit par se déplacer, contourner le paravent, et éventer ainsi le secret de son élève. Il poussa évidemment de grands cris en apercevant le dispositif miraculeux. Sans perdre son calme, car il était préparé à cette réaction épidermique, Kimdo lui opposa les résultats atteints. Résultats qui eussent pu être meilleurs encore, peut-être, si le psaltérion avait été véritablement conçu dès l’origine pour pouvoir être mouillé et supporter l’eau, s’il ne gonflait ni ne fuyait à la longue, sous l’effet du traitement contre nature.

« Vous êtes fou ! lui opposa le vieux maître en secouant la tête, abasourdi. — Non, maître, sauf votre respect, insista doucement un Kimdo convaincu. Voyez, tout est relatif, en ce monde. La vitesse du son et celle de toute chose, qu’elle soit concrète ou non. Et même... celle de la lumière, si ça se trouve. Je parierais que sur certains mondes, dans d’autres univers que le nôtre, il se pourrait qu’elle soit bien plus élevée que tout ce que vous pouvez imaginer... Peut-être, je ne sais pas, disons trois cents mille kilomètres à la seconde, par exemple ? — Trois cents mille kilomètres... à la seconde ? Comme vous y allez ! Et pourquoi pas l’infini, tant que vous y êtes ? Vous vraiment êtes fou ! bafouilla le vieux maître, incrédule. »

Mais, dans le même temps qu’il lui martelait cela, comme un vieil imbécile qu’il était, accroché à ses principes comme une ronce à un bas de laine, une idée s’imposa au professeur. Ou mieux encore qu’une idée, une solution. Un espoir... ***

L’organisation de la cérémonie avait été ardue, d’autant que le secret avait été préservé jusqu’au bout. Hormis pour Kimdo lui-même, pour Yushiko, le professeur Tayama, et... toute sa classe. Kimdo aurait souhaité que cela puisse se dérouler près de la cascade – le lieu de la révélation. Mais il avait dû abandonner cette idée et sélectionner un endroit plus calme, plus en aval. Car il s’était vite rendu compte que le bruit, celui de l’eau frappant l’eau de plein fouet, s’avérait tout aussi envahis- sant en dessous de sa surface qu’au-dessus et risquait fort de gêner le bon déroulement des opérations. Mais pour lui, le plus difficile avait été de rassembler, puis de préparer une quantité invraisemblable de tubes de caoutchouc de longueur suffisante, pour le confort de ceux qui seraient réticents à se “jeter à l’eau”, le tout en gardant le secret absolu, jusqu’au dernier moment, sur l’usage de tels accessoires.

Cette fois, tout était fin prêt et, une fois son devoir accompli, Kimdo sentit l’envahir un calme surnaturel, comme une chape de fatigue lui tombant sur les épaules. En revanche, le professeur Tayama piaffait d’impatience, là-bas, sur son estrade, à la fois anxieux et surexcité. Les jours précédents, lui aussi s’était dépensé sans compter, avec toute sa classe de psaltérion, pour un tout autre genre de préparatifs. Il disposait de la plus longue connexion souple, confectionnée à partir d’une dizaine de chambres à air enfilées bout à bout qui circulaient sur l’herbe, depuis l’eau jusqu’à son estrade de bois. Son public se partageait en deux catégories distinctes : les frileux, et les intrépides. Les premiers s’étaient assis en cercle dans l’herbe, et étaient équipés de connexions du même type que celle du professeur, mais en plus court, quand les seconds étaient dans l’eau jusqu’aux aisselles. Ceux-là disposaient d’une simple tige de bambou évidée, afin de respirer sous la surface. Aussi curieux soient-ils sur l’objet de cette invitation, toutes leurs questions avaient été éludées d’un sourire mystérieux. Malgré ce mystère savamment entretenu, tous étaient disposés à se conformer aux indications du maître de cérémonie, aussi farfelues soient-elles en apparence.

Lorsqu’il leva le bras, d’un geste ample, il se fit un silence impressionnant.

« Plutôt qu’un long discours, commença-t-il, un brin grandiloquent mais visiblement ému, je vous propose un peu de musi- que de ma composition, en m’excusant pour l’inconfort des dispositifs assez sommaires mis à votre disposition pour y goû- ter. Elle est dédiée à deux de mes élèves, qui sont parmi nous aujourd’hui, j’ai nommé Kimdo, et Yushiko, sans qui rien n’aurait été possible. Cette musique est d’une forme encore inédite, je veux dire... inouïe, que j’ai baptisée symphonie. Et le

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69 nom de celle-ci, première du genre, est : Musique sur l’eau... »

Il hésita puis se tut, ne sachant trop comment pouvait-on parler d’une symphonie sans commencer à la jouer, il n’avait jamais eu à le faire, lors de ses cours de musique. Le silence se poursuivit quelques instants et le public médusé suivit, sans trop en comprendre le sens, les instructions très insolites qu’on lui avait données juste avant le début du spectacle, concer- nant l’usage des accessoires.

Puis le professeur Tayama abaissa un bras, pas trop rapidement, prenant garde à ce que sa baguette de chef d’orchestre fauche l’air à une vitesse raisonnable ; il ne voulait surtout pas, par excès de précipitation, gâcher cet instant historique. Et la symphonie débuta.

A l’extase qu’il lut alors sur tous les visages, il savait déjà que cela fonctionnait, que sa symphonie, sa Musique sur l’eau, se propageait vers chacun, spectateur ou acteur, sans délai ni interférence, ni Viscosité d’aucune sorte, aussi pure qu’il l’avait créée.

Une symphonie, sa symphonie, l’œuvre de sa vie... ! Reléguée depuis si longtemps au fond d’un tiroir, faute d’espoir raison- nable, celle-ci voyait le jour, enfin ! Une fois l’obstacle de la Viscosité vaincu, la fameuse Théorie de la Viscosité Primordiale devenait, par un simple “changement de milieu” à la portée de tous, une Théorie adaptable ou, disons, relative : une Théorie de la Relativité, en somme. Il avait suffi d’y penser, moyennant une pincée de hasard et de bulles, pour la concréti- ser. Et peut-être même frôlait-on cette vitesse très improbable de trois cents mille kilomètres par seconde qu’avait évoquée Kimdo, dans un élan irréaliste ? Peut-être même, par la grâce de la musique, touchait-on là à l’instantané, à l’infini des sen- sations. A l’extase, en somme...

Nota technique: la vitesse de la lumière ou des ondes, non-outrepassable, selon la théorie de la relativité (et appelée C, dans le fameux : E = mC? de Einstein), est présumée limitée ici à 13,93 mètres par seconde (soit environ 50 kilomètres / heure), au lieu des 300.000 kilomètres par seconde du monde réel. Ainsi modifiée, cette loi de la physique bouleverse tota- lement la vie courante, dans cet univers “fantasy” : de la propagation de la lumière à celle du vent, des sons, des projectiles, de l’eau... ou des vélos. Dans la réalité, il n’est aucun lien entre la vitesse de propagation de la lumière et celle d’une onde acoustique (du son dans l’eau ou dans un autre milieu), mais ce rapprochement était trop tentant, d’autant qu’il constitue la trame “scientifique” du texte. L’auteur y a aussi présumé que lorsque l’on se rapproche de cette limite interdite (c’est-à-dire assez vite), il se produirait des phénomènes bizarres, du type turbulences, viscosité de l’air, ou vibrations violentes, similaires à ceux qui interviennent lors du passage du “mur du son”, pour un avion supersonique. « Tu vas trop vite, maman. Tu me fais mal ! »

L’illustration “Kallisto à la harpe.” est de CAZA. Image extraite du dessin animé de Philippe Leclerc et Caza : Les Enfants de la pluie © Belokan Prod et MK2.

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70 Distorse, Gloire et Chouchen

Le Rock Psychodélique Français (extraits)

Les Humains :

Denis Bretin : vocaux / Edmond Rapaport : guitare / François Descombes : basse / Serge Larron : batterie.

Grièvement blessé le 19 mars 1962 dans la cohue du Palais des Sports, Denis Bretin échappe au recrutement mais son bras droit demeure paralysé, et son esprit traumatisé par ce qu’il a vu ce jour-là. Comme il le raconte dans une interview publiée dans Salut les Copains ! au mois de juin 1964 : « Il devait y avoir des barbouzes dans le public. Des barbouzes de vingt ans qui ont cassé quelques sièges pour amorcer la pompe. Et le public a suivi. Mais ce n’était pas une émeute, pas même une bagarre ! Personne ne se battait. Puis les gardes mobiles sont arrivés et ils ont commencé à cogner. On sait comment ça s’est fini. » Pour mémoire, il y eut trente-huit morts – dont seize mineurs – et près de mille blessés. Rapaport, Descombes et Larron, de leur côté, ont déjà sorti plusieurs EP’s instrumentaux sur Thomson-Ducretet, sous le nom de Gentils Garçons – ce qu’ils ne sont en aucune manière. Ils y reprennent des succès de l’époque, sans grand entrain mais avec efficacité. A la recherche d’un chanteur, ils recrutent Bretin par petites annonces. Le quatuor ainsi formé entre en studio en octobre 1962, enregistrant dix titres, dont huit formeront leurs deux pre- miers EP’s, tandis qu’il faudra attendre la compilation Rapports humains (Thomson-Ducretet 67.308) pour enten- dre «Ils ont frappé» et «L’infirme», que leur maison de disques n’avait pas osé publier à l’époque. Da-wa-doo- dah (Thomson-Ducretet 10.094), outre trois chansons sentimentales un peu niaises, propose à un public qui n’en attendait pas tant le premier exemple connu de gymnase rock. Avec son rythme sauvage directement emprunté au bluesman Bo Diddley, «Danse et tu n’auras plus peur» exprime à la perfection les sentiments que la jeunesse éprouvait face à une guerre qu’elle ne comprenait pas et pour laquelle elle ne voulait pas mourir. Fiers soldats (Thomson-Ducretet 10.099), qui sort en janvier 1963, voit cet esprit contaminer ses quatre plages. Mais c’est le agner morceau titre qui frappe le plus l’imagination : «Fiers soldats de notre pays/ Qui partent sauver la France/Un dra- peau cousu sur l’épaule/Et la mort en guise de récompense». Fiers soldats s’étant bien vendu, les Humains retournent en studio au mois de février. Ils ne gravent que quatre chansons, qui apparaissent sur le EP Sale guerre (Thomson-Ducretet 10.121). On y trouve notamment une reprise du «Déserteur» dont la fin a été subtilement modifiée : «Prévenez vos gendarmes/Que j’emporte des armes/Et que je sais tirer.» Ce véritable appel au soulèvement aurait pu passer inaperçu, si l’attentat de la Croix de Berny n’avait pas eu lieu moins d’un mois après la sortie du disque. Tous les exemplaires encore en stock ou en rayon sont saisis en vue de leur destruction, mais Thomson-Ducretet, qui a des problèmes financiers, parvient à négocier un accord qui lui permet de récupérer les copies et de les remettre en vente après avoir soigneusement frotté au papier de verre la plage du morceau incriminé ; celui-ci sera remplacé sur les pressages suivants par «Danse et tu n’auras plus peur». Inutile de dire que les exemplaires intacts de la première version de Sale guerre sont extrême- ment rares et qu’il vous faudra casser votre tirelire pour en acquérir un. Roland C. W En octobre de la même année, la nouvelle Loi de Censure est votée à l’Assemblée, sonnant le glas du rock contestataire, premier visé par les nouvelles mesures. Les Humains font d’ailleurs un court séjour en prison pré- ventive au début de 1964. Ils ont été arrêtés en venant déposer à la SACEM les morceaux de l’album qu’ils pré- parent. Mais tout finit par s’arranger, et Tous les hommes sont frères (Thomson-Ducretet 201.880) arrive dans les bacs des disquaires au mois de juin de la même année. C’est un album intéressant à plus d’un titre. La pédale de distorsion vient d’être inventée et Edmond Rapaport en tire des effets tout à fait excitants ; on entend même un larsen à l’arrière-plan sur «Fille d’un soir». Les textes vont de la chanson sentimentale à la contestation douce prônée par les bardes bretons, mais tous les morceaux défilent à un tempo d’enfer, soutenu par la rythmique implacable du couple basse-batterie. Il s’agit d’un véritable archétype du gymnase rock «pur», non encore conta- miné par les influences psychodéliques. Une musique simple, sauvage et monstrueusement efficace soutient des vocaux malheureusement mixés trop en avant, comme si l’ingénieur du son avait voulu dissimuler la fureur instru- mentale.

71 Durant l’été, les Humains partent bien entendu en tournée. Jouant souvent deux ou trois fois dans la même journée, ils ont recours aux amphétamines pour tenir le coup, et c’est dans un état d’épuisement total qu’ils débarquent à Biarritz le 4 août, ignorant encore que le concert qu’ils vont donner ce soir-là est appelé à rester dans les mémoires ; quelqu’un a en effet eu la riche idée de glisser du LSD dans leurs boissons avant qu’ils ne montent sur scène. Le début de leur prestation se déroule normalement – puis, soudain, au milieu d’un morceau, Rapaport part dans un solo qu’il n’achèvera qu’un bon quart d’heure plus tard en démolissant son amplificateur à l’aide de sa guitare, avant de s’effondrer, incapable de jouer. L’effet de cette démonstration sur une audience au moins aussi hallucinée que les musiciens eux-mêmes fut, paraît-il, extra- ordinaire. Le gymnase glorieux était né, et rien ne pouvait plus l’arrêter.

Annulant le reste de leur tournée pour «raison médicale», les Humains passent le reste de l’été à Biarritz, assistant aux soirées acidifiées de Timothy Leary, où il leur arrive parfois de se joindre aux Cravates A Pois pour des bœufs interminables destinés à entrer dans la légende. Thomson-Ducretet les ayant bien entendu laissé tomber, ils gravent leurs deux simples suivants sur le label indépendant Puyoo. «Quelle solution ?»/«L’infirme» (Puyoo 8), qui sort en novembre, présente deux morceaux rapides, où la guitare distordue de Rapaport et la voix criarde de Bretin sont en parfait accord sur un fond de voix passées à l’envers dans d’immenses réverbes. Deux petits bijoux du gymnase glorieux, dont le second est constitué par un habile mélange des deux titres de leur premier enregistrement que Thomson-Ducretet n’avait pas voulu sortir. Quant à «Brutes de brutes»/ «Attentats» (Puyoo 12), dernière production de cette petite maison de disques, il n’apparaîtra qu’en mars 1965, pour être aussitôt retiré de la vente. On est alors au sommet de la vague de désertion consécutive à l’Eté Insensé, et les autorités ne plaisantent pas avec ceux qui critiquent l’armée. Dans la foulée, Rapaport et Descombes, qui ont déjà accompli vingt-quatre mois de service à la fin des Cinquante et demeurent réservistes, sont rappelés. Le premier sera abattu trois jours après son arrivée en Algérie, tandis que le second, qui a perdu une jambe en sautant sur une mine, est réformé en octobre à cause de sa jambe amputée. Quant à Denis Bretin, il fonde Télévision, qui durera jusqu’en 1969, et traversera les Soixante-dix avec le groupe de blues urbain Bleu Nuit, en compagnie du guitariste virtuose Max Lambert (ex-Gégénies de l’ælectricité) et de la section rythmique du quatuor lourdingue Chevalier Noir.

Dieudonné Laviolette:

Aucun ouvrage sur le rock psychodélique français ne saurait être complet sans un article sur le fabuleux guitariste qui devait connaître un succès à l’échelle mondiale avant de disparaître prématurément au cours de 1969, l’année tragique. Né à Fort- de-France le 27 novembre 1942, il apprend la guitare dès l’âge de dix ans et jouera dans diverses formations créoles avant d’être incorporé en 1960. Il passera seize mois en Algérie, vivant selon ses propres termes «une expérience éprouvante». Réformé à la suite d’une jambe cassée, il se retrouve à Marseille, où il joue avec divers groupes de twist, avant d’être engagé à l’automne 1963 pour accompagner Johnny Hallyday, qui vient d’échapper à un terrible accident de voiture – dans lequel Danny Boy (de Danny Boy et ses Pénitents) a trouvé la mort. Le célèbre chanteur étant, paraît-il, «incomparablement satisfait» du seul guitariste rock antillais – il ira même jusqu’à interrompre un concert au bout de deux morceaux seulement, en guise de représailles contre les insultes racistes du public –, Dieudonné Laviolette restera avec lui durant plus de deux ans, le temps d’enregistrer une flopée de EP’s et deux albums : Johnny est de retour (Philips # – 1964) et Rock dans le gym- nase (Philips # – 1965). C’est durant cette période qu’il sort son premier EP, en février 1965 : Noir c’est noir (Philips #), où il reprend avec fureur le fameux «Black is black» de Los Bravos. Cette galette se vend très mal, la maison de disques ne ten- ant guère à faire l’effort de promotionner un guitariste noir ; c’est donc aujourd’hui un objet de collection très recherché, tant par les fans de Laviolette que par ceux de Halliday, qui participe aux chœurs sur deux titres : «La ballade de Dieudonné» et «Garçon solitaire». En outre, le son du guitariste ne cesse d’évoluer, celui-ci achetant en effet toutes les nouvelles pédales d’effet qui arrivent sur le marché, et Philips, qui a longtemps hésité avant de laisser Johnny s’engager dans la voie du gymnase rock, fait brutalement machine arrière après l’agression dont le chanteur est victime à Toulon. Laviolette part alors à Londres, où il passe l’été et rencontre le batteur Mitch Mitchell, un vétéran des formations de blues et rythm & blues anglaises. En compagnie du bassiste Chas Chandler (ex-Animals), ils donnent quelques concerts dans des clubs, où ils sont remarqués par John Lennon. Ce dernier leur trouve un manager en la personne de Brian Epstein, qui s’é-

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72 tait occupé des Silver Beetles (où Lennon chantait et tenait la guitare) et des Wheels à leurs débuts. Jeune et riche business- man homosexuel, Epstein tombe éperdument amoureux de Laviolette. Mais comprenant vite que son amour est sans espoir, il décide de tout faire pour que le guitariste connaisse le succès. Il est en cela bien aidé par la vague psychodélique qui déferle, avec deux ans de retard, sur une Angleterre ahurie. Baptisant le quatuor Sacred Scarab, il le lance à grand renfort de publicité, s’occupant de tout – costumes, décors, light-shows –, sauf de la musique elle-même. Laviolette ayant été opéré des cordes vocales à la suite d’une tumeur, c’est Lennon qui se charge des parties vocales sur les deux premiers sim- ples : «House of the rising sun»/«Paperback writer» (Polydor 56121) et «Help !»/«Fils de personne» (Polydor 56139). «Help !», une composition de Lennon sortie en décembre 1966, montera à la huitième place des charts anglais, mais Sacred Scarab éclate au début de l’année 1967, pour des raisons obscures, et Dieudonné Laviolette retourne en France, avant de suivre le mouvement lancé par les vautriens bitterrois en allant s’installer à Alger au début du printemps. Chas Chandler et Mitch Mitchell joueront durant quelques mois avec Jimi Hendrix puis deviendront la section rythmique la plus célèbre du rock anglais de la fin des Soixante derrière le guitariste Jimmy Page, sous le nom de the Starlighters. Quant à John Lennon, il formera deux autres groupes, the Strawberries et Walrus Memories, puis, au début des Soixante-dix, s’intègrera au Flying Circus des Monty Pythons, devenant dès lors le compositeur de la bande d’humoristes – avec le succès que l’on sait. Pendant ce temps, Laviolette ne chôme pas. Entre juillet et décembre 1967, il participe à l’enregistrement d’une demi- douzaine de simples avec les groupes les plus divers. Cette partie de sa discographie demeure assez obscure. On sait avec certitude qu’il joue sur «Amour libre»/«Mireille» des Poissons Volants (Fennec 45-202), «L’Oeil dans le ciel»/«Sans titre» de K. Dick (Bab-el-Oued 112) et la face A de «Borborygmes»/«Djebel» par les Etrons Fumants (Visyon SP 9), mais il est difficile de dire si c’est bien lui que l’on entend sur «Nectar»/«Main dans la main» de Bernard Tapy (Fennec 45-204), et il semblerait qu’il n’ait jamais mis les pieds dans le studio où les Castors Juniors enregistraient «Une poignée de sable»/«Jézabel» (Visyon SP 12). Par contre, il est fort probable qu’il ait participé au mythique premier EP de Mohamed Trabelsi et ses Fellaghas Acidifiés (Chouchen 701.234), mais l’extraordinaire rareté de cette galette rend son écoute assez difficile pour qui ne dispose pas d’un solide compte en banque. Un soir de délire, Laviolette décide de s’associer au batteur Jacques Le Borgne et au bassiste Papillon (ex-Lionceaux). Prenant le nom d’Expérience Violette, ils répètent trois jours avant d’enregistrer un album produit par Alain Mabileau : Embrasser le ciel (Visyon LP 3). Et c’est un chef-d’œuvre – l’un des plus grands albums psychodéliques jamais gravés, du niveau de Senteurs orientales des Cravates A Pois ou de Tamanrasset des Messagers du Désert. «Lueurs Violettes», qui sort en 45 tours couplé avec l’inédit «Synesthésie» (Visyon SP 1), ouvre également la première face du LP, avec sa délirante intro à la pédale ouah-ouah qui deviendra l’indicatif de la fameuse émission Campus de Michel Lancelot. Il existe - au moins - trois pochettes différentes pour ce simple, dont la plus rare est sans doute celle représentant Laviolette et ses compères sur la scène du Psychodélire, auréolés de couleurs par le célèbre jeu de lumières de cette mythique salle de concert. Cet album contient aussi le légendaire «Hymne des vautriens», qui constituera également le second simple tiré de l’album, avec en face B «Infra-mental», un instrumental inédit : «Vauriens vautrés/Toujours prêts/A écouter les voix intérieures/Un verre de chouchen à la main/Une lueur de Gloire dans les yeux/Vous attendez que le temps passe/Ou peut-être une vision divine». A noter qu’à l’époque où Laviolette écrit ces paroles, les vautriens ont depuis longtemps délaissé le chouchen pour le haschisch - mais la mythologie demeure…

Discographie : 1968 – Embrasser le ciel (Visyon LP 3). 1968 – Aux portes du matin (Visyon LP 6). 1969 – Rêves de Gloire (Chouchen 307-308). 1969 – Trait d’Union (Chouchen 311). 1969 – Requiescat in pace (Chouchen 313).

L’illustration est de CAZA. Illustration de couverture de La Musique de l’énergie, de Roland C. Wagner, éditions Nestiveqnen.

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73 Cyberave

Le moment de délire quotidien va débuter. Je viens juste de rentrer du travail et Arcadipane est là, qui m’attend. Je me déleste de mes vêtements superflus, avale en quatrième vitesse deux trois biscuits. Je n’ai que peu de temps à accor- der à de telles futilités. Ne pas rater un seul instant de l’émission ! Arcadipane ne me contredirait pas, elle prête à se livrer corps et âmes aux images et aux rythmes.

Encore cinq minutes de répit. Le poste de télévision virtuelle est sous-tension et Arcadipane s’est déjà parée du casque. J’en fais de même avant de me vêtir de la combinaison.

L’horloge à l’extrémité droite de mon champ de vision m’indique qu’il est 16 Heures 58. Me voilà maintenant au beau milieu d’un pré envahi d’herbes folles. Une vache me contemple. Intriguée, elle mâche avec une lenteur excessive. Mince ! Je suis sur la deuxième chaîne, dans l’émission consacrée à l’écologie. En rouge, le chiffre 2 clignote sur la partie gauche de mon angle de vue. Vite ! Zapper !

J’appuie sur le bouton 9 situé sur la paume du gant de ma combinaison. Cette fois-ci je suis bien sur la neuf. Arcadipane est là, devant moi. Elle se retourne et me sourit. Derrière elle, une foule de gens. Les looks et attitu- des les plus divers sont ici de mise.

Derrière ces gens, la mire de la chaîne, horizon gigantesque et bariolé. Je soupire de contentement : je n’ai rien loupé ! Une voix lointaine et majestueuse reprise en cœur par les milliers de spectateurs égraine les secondes. 5,4,3,2,1,0 Explosion rythmique ; la mire vole en éclats.

Les fragments de mire s’envolent. Ils voltigent en tous sens, étoiles filantes en furie, projectiles plein de grâce.

Puis ils retombent et s’assemblent de nouveau. Je me frotte les yeux. La chose nouvellement formée est vague- et ment humaine, une espèce de créature avec deux bras et deux jambes mais aussi de drôles d’écailles bleues et des yeux à facette. L’entité bizarre prend la parole. L’excitation de chacun est au maximum.

« Mes chers amis, nous voici de nouveau ensemble pour une heure de musiques et d’images futuristes. Vous êtes bien dans Cyberave et mon nom est Alien Christ. Je suis l’intelligence artificielle mélomane.

Aujourd’hui et plus que jamais, je vous ai concocté un fabuleux programme. Vous allez faire un incroyable voyage. Les morceaux seront tous plus étranges les uns que les autres, les images toutes plus stupéfiantes et fan- tastiques. Si vous en doutez encore, jugez par vous même : nous écouterons les toutes dernières productions de Luci Gazgio, MelYzzzx, Nat9+v2, D.Dier, Overspace, et Undatmeh Resistance. Les images quant à elles seront

Julien Four signées par notre ami le Dr Estel. Au menu également une belle surprise.

Je ne vous en dit pas plus. Amusez-vous bien et à tout à l’heure... »

Alien Christ se désagrège aussitôt tandis que s’amplifient les sonorités acides de la musique. La fièvre monte. Chacun en profite pour expérimenter l’incohérente gravité fournie par la réalité virtuelle. Des dizaines de person- nes dérivent ainsi vers un énorme rocher en suspension dans le ciel.

Suivant leur exemple, je me propulse dans les airs. Au-dessous de moi, Arcadipane me fait signe puis décolle à son tour. J’effectue plusieurs sauts périlleux pour ralentir mon vol. Subitement, Arcadipane se retrouve face à moi. Nos mains se rencontrent. Une poussée mutuelle et nous partons dans des directions opposées.

Je prends rapidement de la hauteur. Des brumes m’enveloppent soudain. Un nuage ! Les particules qui me frôlent m’électrisent. A l’unisson, les mélodies crépitantes m’enflamment. Je suis entraîné dans une danse endiablée, aspiré par une spirale de bonheur. Je suis maintenant l’une de ces particules.

74 Prisonnier d’un accélérateur, je poursuis une course effrénée en compagnie de mes partenaires déchaînés. Les vitesses atteintes défient l’imagination.

Le déferlement de lumières me grise. Le morceau joué actuelle- ment charme mon âme. Un état de transe délicate, une sympho- nie rayonnante. Plus de temps, plus d’espace. Je flotte sur les vagues du néant. Je savoure cet instant car je sais qu’il ne connaît pas de prix.

Soudain un éclair. Me voici en train de chuter. Impossible de contrôler quoi que ce soit. Mon corps ne m’appartient plus.

La panique me gagne. Le sol se rapproche dangereusement. Que se passe-t-il ? Je vais m’écraser !

Pas d’autre choix que de fermer les yeux. Fataliste, j’attends la col- lision. Lorsque je touche le sol, pas de choc. Je rebondis comme s’il s’agissait d’un trampoline géant. Je chute de nouveau puis touche une fois encore le sol. Après quatre rebonds successifs, je finis enfin par me stabiliser. A ma grande surprise je ne ressens aucune douleur. Je respire enfin, savoure mon soulagement. La musique a cessé. Me relevant, je contemple ce qui m’entoure. Aussi loin que porte mon regard ne surgissent que paysages campagnards et ver- gers chatoyants. Pas âme qui vive à l’horizon.

Un beuglement ! Je me retourne et vois une vache. La mascotte de la chaîne de l’écologie !

Je scrute du coin de l’œil le chiffre inscrit en haut à gauche. Pas de 9 ni de 2 mais une habile combinaison des deux.

Instinctivement, mes doigts se portent sur ma paume pour corriger cela. Le cadran où s’étale habituellement la série de commandes a disparu. Une boule nerveuse se forme en moi.

« Comment sortir d’ici ? »

Plus moyen de changer de canal ! Impossible d’éteindre la télé ! Que faire ? La terreur me submerge. Je me souviens de ces accidents récents liés à des erreurs de transmissions de données. Je revois aussi les images multidiffusées, ces images de victimes d’illusions médiatiques enfermées à jamais dans leur prison mentale. Suis-je devenu l’un des leurs?

Je hurle. « Non ! Pas Ca ! ! ! »

Je cours. Des herbes et des branches s’accrochent à mes jambes. Je les arrache. Je m’écroule finalement, m’allonge par terre.

Mon cœur bat toujours aussi fort. Je tente de le calmer en fermant les yeux. Comment s’échapper de cet enfer ?

Aucune idée ne me vient. La situation est des plus noires. Mon sort semble joué et il m’est si défavorable!

Un curieux bruit ; je redresse la tête. Cela vient de la vache postée un peu plus loin. Je me relève, me précipite vers elle et écoute le son sortant de sa gueule. J’entends très distinctement la voix d’Arcadipane:

« Est-ce que tu m’entends? On arrive! On vient te délivrer! Les réparateurs sont là. Ce n’est qu’une question de minutes. Ne t’inquiète pas ! »

Quel soulagement ! Je suis sauvé…sauvé! On s’est aperçu de mon incident, on sait comment venir me délivrer. Plus que quelques secondes à tenir et je pourrai enfin me réveiller…chez moi… comme si de rien n’était.

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75 Je souffle pour évacuer la tension. Je décompresse, lentement. Ca va de mieux en mieux. Le calme de l’endroit ne me stresse plus mais au contraire me relaxe. Je sais ne plus en avoir pour longtemps, je profite donc au maximum de cette atmosphère bucolique.

La vache broute toujours un peu plus loin, l’œil vide et le sabot solidement ancré sur la terre ferme. Je la regarde, un peu absent. Des vibrations agitent son corps. Il me semble la voir grossir. Oui, c’est ça : elle gonfle. C’est comme si l’herbe qu’elle avale contenait un gaz particulièrement volatile. Elle s’élève petit à petit et se dilate encore, encore et encore.

Au point de rupture, elle cesse soudain de grossir. Un moment de flottement puis elle commence à se dégonfler, en se transformant.

Abasourdi, j’aperçois Arcadipane du coin de l’œil. L’air défait, elle semble tout aussi ébahie que moi.

L’ancienne vache poursuit sa mue. Des reflets métalliques apparaissent. Alien Christ ! ! !

Je suis sauvé. Mon anxiété disparaît complètement. Rassurée, elle aussi, Arcadipane se serre contre moi. Son souffle chaud en rajoute à mon bonheur. Il y a de nouveau foule. La main dans la main, nous écoutons religieusement le maître de cérémonie:

« Ainsi se termine, mes chers amis, cette émission. J’espère que la séquence “Hardcore” de ce soir, intitulée “Data Transmission Error”, ne vous aura pas trop effrayée. Je souhaite en tous cas vous revoir très bientôt. En attendant de nou- velles aventures technoïdes, n’oubliez jamais: “We are the Alien Nation !” »

Merci à Marc Arcadipane & Alien Christ (Planet Core Production / Frankfurt)

L’illustration “Alien Christ” est de Estelle VALLS de GOMIS.

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76 Les articles

➔ Films musicaux de SFFF par Univers & Chimères.

➔ Rave New World : Techno et SF par Julien Fouret.

➔ De mythe en Fantasy : la Musique par Univers & Chimères. 1 °

➔ Comment les textes deviennent de la musique deviennent des textes par Nico Bally.

➔ YES par René Beaulieu. & CHIMERES N

➔ Good vibrations : l’Imaginaire en harmonies par Nathalie Faure. UNIVERS ➔ Les Seventies : l’ère du synthétiseur par Jean-Michel Calvez.

77 Films musicaux de SFFF

Nombre de spectacles musicaux empruntent directement leur argument à une histoire de fantastique, de science-fiction ou de fantasy. Ainsi, depuis les chants de troubadours célébrant les fées Morgane ou Mélusine, on a vu La Flûte Enchantée de Mozart, la Tétralogie des Nibelungen de Wagner, les nouvelles fantastiques de Hoffmann adaptées en Opéra par Offenbach puis, plus récem- ment, une foison de romans ou scénarios ont fourni matière à beaucoup de films.

Tommy, l’opéra-rock des Who (1969) adapté au cinéma par Ken Russel en 1975, ne possède pas à proprement parler d’ar- gument surnaturel, mais ce serait une erreur de ne pas le citer tant ce jeune homme, sourd, muet et aveugle, champion de flipper, porté au panthéon par une foule admirative et qui recouvrera ses sens en brisant un miroir, tient de l’archétype du héros de fantastique. Tout ce qui lui arrive, tout ce qu’il subit, et qu’il vit de l’intérieur de son corps, est au-delà du naturel.

The Rocky Horror Picture Show, qui a d’ailleurs commencé son existence sur les scènes londo- niennes avant d’être porté à l’écran en 1975 par Jim Sharman (paroles et musique de Richard O’Brien), est une franche parodie des livres/films d’horreur, Frankenstein libertin. Ce qui lui a valu la censure. Un couple de jeunes fiancés, surpris par un orage, trouve refuge dans un château où vivent d’étranges personnes… Ce film est devenu tellement mythique que, lors des soirées qui lui sont consacrées, des fans grimpent sur scène et jouent, chants et danses à l’appui ! C’est le Studio Galande, à Paris, qui est le temple du Rocky en France. es

Brian de Palma s’est inspiré du Fantôme de l’Opéra, de Faust et du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde pour réaliser en 1974 la comédie musicale fantastique qu’est Phantom of the Paradise (paroles et musique de Paul Williams qui joue le premier rôle). Il multiplie les clins d’œil, quitte à s’attirer ennuis et procès : la société de production de Swan devait s’appeler Death Records Swan Song. Or, Swan Song est dans notre réalité le nom de la maison de production du fameux groupe , à l’époque un des labels de Atlantic Records. Brian de Palma perdit son procès mais le logo n’est pas toujours bien effacé…

Dans un genre totalement différent, Rencontre du troisième type de Steven Spielberg (1977, musique de John Williams), qui n’est absolument pas un film musical, a pourtant comme thème central la musique. En effet, le moyen utilisé par les extra-terrestres et les Terriens pour communiquer est une séquence de notes, qui sera répé-

Univers & Chimèr tée selon des rythmes variés, jusqu’à ce que la communication soit établie. L’un des rares films de SF à proposer un contact direct et optimiste – oserais-je dire anti-raciste ? – entre les espèces.

En 1976 Nicolas Roeg sort L’Homme qui venait d’ailleurs. Pas vraiment un film musical non plus, mais une œuvre de SF dont le personnage principal, un extra-terrestre exilé sur la Terre parce que sa planète manque cruellement d’eau, est joué par David Bowie (mais la musique est signée John Phillips et Stomu Yamashita). Notons qu’à la fin du film, le personnage sort un disque.

Bowie doit avoir un faible pour les histoires de SFFF car il est en 1983 le héros des Prédateurs, de Tony Scott, d’après le roman de Whitley Strieber de 1980, aux côtés de Catherine Deneuve et Susan Sarandon – qu’on avait rencontrée dans le Rocky Horror Picture Show – puis en 1986, le personnage principal de Labyrinth, de Jim Henson, pure histoire de fantasy et presque-comédie musicale tant les chansons sont nombreuses.

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78 A l’inverse, Ziggy Stardust and the Spiders from Mars de D.A. Pennebaker (1973) présentait l’ultime concert de Bowie sous les traits de son double, Ziggy Stardust. C’était l’époque où tous les shows de Bowie étaient sous le signe d’une extravagance hors-norme, surnaturelle. Mais sans doute est-ce tout naturel de la part d’un artiste qui fut le symbole du glamour, à l’époque où ce mot ne désignait que la séduction du musicien ou celle d’un être-fée?

En 1982, Alan Parker sort The Wall, film mythique écrit par , sur la musique du groupe (l’album éponyme était sorti en 1979). Etrange histoire d’une déchéance, dénoncia- tion de l’inégalité sociale, réflexion sur le monde, ce film est de ceux qui ne laissent pas indemnes ses spec- tateurs. The Wall raconte l’histoire d’un homme appelé Pink qui, enfant, a perdu son père pendant la seconde guerre mondiale. Ce début n’est pas sans rappeler le Tommy des Who, mais la suite de l’histoire diverge totalement. Une décennie est passée, l’espérance et le Peace and Love s’en sont allés. The wall marque un tournant tant dans l’histoire du groupe que dans l’histoire de la musique. Exit la Pop et le Planant, bonjour le Punk et le new wave…

Les dessins animés ne sont pas absents de ce phénomène de films musicaux de SFFF. À noter en particulier The Yellow Submarine, de George Dunning, d’après la musique des Beatles et… avec eux ! Du moins, avec leurs doubles dessinés. Si son succès s’est démenti au cours des ans c’est que l’animation a fait énormé- ment de progrès et que le film a énormément vieilli. Mais la musique reste de celles qu’on fredonne et l’his- toire, naïve mais porteuse de messages de paix et d’espoir, reste sympathique.

Il n’est pas possible, enfin, de parler de films musicaux de fantasy sans citer les studios Disney, qui créèrent un genre à part : le « film de Noël ». Ses caractéristiques sont les suivantes : musique et chansons – il est d’ailleurs très amusant de faire un retour dans le passé au travers des DA de Disney tant on y entend l’évolution de la musique populaire américaine – une his- toire qui fait pleurer avec des gentils et des méchants, une pincée de surnaturel – animaux parlants, contes de fées de Perrault ou d’Andersen, mythologie grecque ou romans d’aventures – et suffisamment de gags pour que les enfants et parents rient de bon cœur et aient envie de voir et revoir. Si la recette est commerciale, elle n’en est pas moins réussie, avec un plus ou moins grand bonheur selon les années. Elle a aussi été copiée, reprise, améliorée ou empirée, c’est selon, au travers de Brisbie, Tom et Jerry, Anastasia, Le Prince d’Egypte et Cie.

De nombreux comics, de Tex Avery à Fred Quimby, avaient déjà séduit les générations plus âgées. Quand les gags de l’une rencontrent le savoir-faire de l’autre, on obtient Qui a peur de Roger Rabbit ?

Tout aussi drôle est Retour vers le Futur, que Robert Zemackis sort en 1985. Dans cette “comédie spatio-temporelle”, Marty McFly (Michael J. Fox) remonte de trente ans en arrière, à la grande époque du rock’n roll et rencontre ceux qui doivent devenir ses parents. Il aura l’occasion de jouer de la guitare au bal du lycée, au point que le cousin de Chuck Berry appelle ce dernier pour lui faire entendre… Johnny B. Goode ! Mais les lycéens de 1955 craqueront quand Marty glissera vers la version Hendrix. Ce dernier leur prédit alors que leurs enfants vont adorer ça… Dans Retour vers le futur III, le jeune Marty, sera propulsé à l’époque western dans un bal de village, où les musiciens ne sont autres que ZZ Top !

En 1986, Ridley Scott sort Legend avec Tom Cruise. Si ce n’est pas un film musical, la musique n’en est pas moins un élé- ment essentiel : c’est grâce à son chant que la princesse séduit la licorne, causant des catastrophes, et c’est grâce à une musique surnaturelle que la bête parvient presque à charmer la princesse.

C’est aux studios Dysney que Tim Burton a fait ses classes. Roi de la parodie, il signe en 1997 Mars Attacks dans lequel les méchants Martiens voient leur cerveau exploser sous l’effet pervers d’une... chanson country !

En 1998, Milos Forman sort Amadeus, version fantasmée et fantastique de la vie de Mozart. Il continue là la tradition initiée par Ken Russel avec Mahler en 1974 et Lisztomania en 1975. Ces films réconcilieront le grand public avec la musique classi- que et ouvriront la porte du succès à Diva, Carmen, Farinelli, puis à la fabuleuse scène de la diva du Cinquième élément.

Dans un genre différent, Les Blues Brothers 2000, film musical par excellence, comporte au moins deux scè- nes qui penchent franchement vers le surnaturel, nous donnant ainsi le plaisir de le citer :-)

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79 Tout récemment en France, c’est à travers Les enfants de la Pluie de Philippe Leclerc, dessiné par Philippe Caza, scénarisé par Caza et Laurent Turner et mis en musique par Didier Lockwood, que la musique se trouve à nouveau magnifiée, en tant que mode de communication entre deux races que tout oppose - symbole pour le Rock’n roll des années cinquante ? – mais c’est aussi un chant d’oiseau qui sera le déto- nateur d’un explosif.

Enfin, en 2003, Interstella 2555 de Daft Punk et Leiji Matsumuto, le papa d’Albator, raconte l’histoire de quatre musiciens d’une autre galaxie kidnappés par un manager maléfique qui veut en faire le plus grand groupe sur terre.

Il n’est jusqu’à Men in Black ou Avalon qui sont encensés pour leurs BO. À présent, la musique est partout, en tous temps, tous univers et toutes planètes.

U&C

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80 Rave New World : Techno et SF

Le 20 février 1909 paraît en première page du Figaro le premier Manifeste du futurisme. L’écrivain italien Filippo Tommaso Marinetti y clame que l’art sous toutes ses formes doit se nourrir du son de la rue, des machines, de l’automo- bile : Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.

74 ans plus tard (1983), à Detroit, la motor-city, la capitale mondiale de l’industrie automobile, sort le premier disque de techno: Clear d’un certain Cybotron. Cybotron est le pseudo- nyme de Juan Atkins, un jeune musicien noir de la ville. Clairement influencé par son environnement, Juan Atkins retranscrit dans sa musique le son de cette technologie qui l’en- toure (beaucoup de ses amis travaillent dans l’industrie automo- bile) appliquant ainsi les préceptes du manifeste du futurisme. Suivant la trace de Juan Atkins, plusieurs autres musiciens noirs de Detroit développent et inventent cette musi- que qu’ils appellent bientôt Techno. Jamais ils n’abandonnent cette vision d’une technologie omniprésente, tou- jours plus envahissante dans la vie de leurs contemporains. Leur musique est l’écho de ce futur inévitable où la technologie est reine. Kevin Saunderson, l’un de ces pionniers à l’origine de la techno, va même jusqu’à fusionner avec la machine : Je me situe au même niveau que les machines. Je ne les regarde pas d’un air condescendant, ou du seul point de vue mécanique. C’est un lien naturel établi entre mon âme, mon esprit et les entrailles de la machine. Même si ce ne sont que des amas de circuits et de processeurs, je leur fais entièrement confiance.(1)

D’autres aspects science-fictifs apparaissent dans les œuvres de ces pionniers. et Les morceaux d’Underground Resistance sont à cet égard exemplaires. Underground Resistance est le groupe/label de Detroit qui devint au fil des années le plus grand mythe de l’histoire de la techno. Ainsi nommé en réac- tion à une mauvaise expérience au sein d’une major-compagnie (la célèbre Tamla Motown), leurs disques regorgent de SF: Rave New World, Journey of the dragons, Cosmic Traveler, Stardancer, Cyberwolf, Astral Apache, X102 Discovers the Rings of Saturn, The Final Frontier ... etc. Julien Four

Jeff Mills cofondateur avec Mike Banks d’Underground Resistance explique pourquoi une telle fascination pour tout ce qui touche à l’espace: Pour nous, ça représente la liberté. Hors d’ici. Hors de ce monde. L’espace, l’incon- nu, ça peut être n’importe quoi; même si c’est pire qu’ici, ce n’est pas ici. L’espace, c’est la frontière finale. The Final Frontier. Nous avons cinquante pour cent de chances que la vie ailleurs soit meilleure que celle d’ici-bas et c’est là que le thème de l’espace prend son importance. C’est une espérance. Car dans ce pays, si tu nais noir, t’es mal barré. Vraiment mal barré !(2) N’oublions pas qu’à cette même époque, la crise de restructuration de l’industrie automobile touche de plein fouet Detroit entraînant nombre des habitants de cette ville dans la misère.

À la fin des années 80 et à l’énorme stupéfaction de ses créateurs (leurs disques ne sortaient qu’en vinyles et n’é- taient pressés qu’à quelques centaines d’exemplaires) la Techno traverse l’Atlantique. Elle n’oublie pas avec elle sa dimension futuriste . C’est bientôt l’explosion. Les raves fleurissent un peu partout étalant sur les flyers ou les décors une imagerie science-fictive ou fantastique. Les grosses raves ont pour nom “Hellraiser”, “Thunderdome” ou autres “Mystery Land”.

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81 De manière moins tapageuse, les musiciens n’oublient pas de s’inspirer de science-fiction. Les titres de leurs morceaux, leurs pseudos (Orbital, Future Sound of London, Spicelab, Underworld, Rabbits in the moon, Biosphère, Spacetime Continuum ...) sont éloquents. Inspiré par et , The Orb intègre sonorités “cosmiques” pour développer une thématique à base d’espace et d’extra-terrestres. Supernova at the end of the universe, Spanish castles in space ou autres A huge ever grow- ing pulsating brain that rules from the centre of the ultraworld sont de longs morceaux (entre 15 et 20 minutes) planants et psychédéliques.

Beaucoup s’inspirent d’œuvres de SF. Jeff Mills compose une nouvelle bande annonce pour le Metropolis de Fritz Lang, une musique qu’il joue en même temps qu’est projeté le film au Centre Beaubourg en 2001. D’autres clament leur admiration pour des écrivains de SF. Citons Plaid (connu entre autres pour son travail avec la chanteuse Bjork), Al Core ou encore Exotica : Je con- sidère la science-fiction comme un genre majeur, qui ne se contente pas d’imaginer ou de décrire le futur mais qui le façonne, le crée (...) Solaris, 2001 L’Odyssée de l’Espace ou les romans de Philip K. Dick sont pour moi des œuvres métaphysiques mille fois plus puissantes que la philosophie française de la seconde moitié du XXème siècle(3).

(1) in Global Tekno de Jean-Yves Leloup, Jean- Philippe Renoult & Pierre-Emmanuel Rastoin [Ed. du Camion Blanc] (2) in Electrochoc de Laurent Garnier & David Brun-Lambert [Gallimard] (3) in D-Side n°18 - Septembre/Octobre 2003

Quelques disques :

1983 Cybotron : “Clear” [Fantasy] 1985 Model 500 (aka Juan Atkins) : “No UFOs” : [Metroplex] 1988 Humanoïd : “Stakker Humanoïd” [Westside Records] 1990 Cybersonik : “Technarchy” [+8] 1991 Underground Resistance : “The Final Frontier” [Underground Resistance] 1991 X101 : “Rave New World” [Underground Resistance] 1991 The Orb : “The Orb’s Adventures Beyond the Ultraworld” [Big Life] 1991 Orbital : “Orbital” [Internal] 1992 X102 discovers the rigs of Saturn [Underground Resistance] 1992 The Martian : “Meet the Red Planet” & “ Last Transmission from Earth” [Red Planet Records / U.R.] 1993 The Martian : “ Cosmic Movement” & “Star Dancer” [Red Planet Records / U.R.] 1993 Galaxy 2 Galaxy : “Journey of the dragons” [Underground Resistance] 1993 Artificial Intelligence [Warp] 1993 F.U.S.E. : “Dimension Intrusion [+8] 1994 Future Sound of London : “Lifeforms” [Astralwerks] 1997 Anthony Rother : “Sex with the machine” [Kanzleramt] 2000 Jeff Mills : “Metropolis” [Axis] 2000 Micropoint : “Anasthésie internationale” [Epithet] 2003 Exotica : “Eventide” [Fiat Lux]

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82 De Mythe en Fantasy : la Musique

La Bible nous enseigne que Dieu créa le monde par le Verbe. Selon la philoso- phie indienne, la matière a été créée à partir du son et OM, le souffle primor- dial, est le plus sacré de tous. De fait, la Science confirme que le Big Bang pro- vient d’une gigantesque onde, d’une vibration sonore, peut-être. Les Mythes rétablissent le juste milieu, à défaut de vérité ultime : la musique est créatrice.

Si le mot « musique » vient des Neuf Muses, une seule d’entre elles était consacrée à cet Art. Les autres représentaient toutefois un ensemble de facet- tes – tragédie, comédie… – qu’on retrouve liées au spectacle. Mise en scène d’une vie réelle ou imaginaire, c’est donc ce qu’était la musique pour les Grecs de l’Antiquité, ce qu’elle est encore pour nous. Pan, qui avait inventé la flûte qui porte son nom, était parfois représenté sui- vant le cortège de Dionysos. Orphée, après avoir perfectionné la lyre inventée par Apollon, était un musicien d’un tel talent qu’il fit taire les Sirènes elles-même, grâce à quoi les Argonautes purent passer sans encombre devant ces terribles monstres. Plus tard, il joua lors de sa descente aux Enfers, ce qui lui permit d’arriver vivant devant Hadès et Perséphone. Il les émerveilla par sa musique et obtint le droit d’emmener son épouse Eurydice à la condition de ne pas se retourner ; on sait comment il échoua.

Les Celtes, pour qui les Bardes avaient une grande importance, estimaient que l’oral était plus important que l’écrit. Si leur tradition est mal connue, c’est parce qu’elle était ainsi transmise sous forme de chants. Mais ces chants étaient aussi réputés avoir une portée magique. Le chant des oiseaux magiques de Cliodhna endormait et soignait les malades. Celui des oiseaux de Rhiannon était censé réveiller les morts et endormir les vivants. La musique est une arme à double tranchant : c’est le son d’une harpe magique qui endort le héros irlandais Cormac et permet son assassinat. On trouve aussi une musique soporifique dans une des étapes du voyage dans l’Autre Monde de Maelduin. On peut encore penser au glam dicin, chant satirique aux effets dévastateurs en début de bataille. La musique qui es désarme les ennemis apparaît aussi dans une des légendes de Finn MacCool. De même, la musique est l’un des accès possibles à l’Autre Monde (Thomas le Rimeur) ou une des séquelles pour ceux qui y ont séjourné (à jamais fous ou poètes), et l’une des caractéristiques (chant sublime et mélodieux) des êtres de l’Autre Monde.

Chez les Germaniques, on connaît le dieu-poète Bragi, nourri à l’Hydromel de la Poésie (mélange de miel et du sang d’un sage, Kvasir, lui-même conçu par la salive des dieux), avec sa harpe magique, flottant sur un navire et chantant le Chant de Vie qui montait jusqu’au ciel.

L’équivalent slave des sirènes existe : les Rusalki (ou Roussalka), nymphes aquatiques, esprits de jeunes noyées, dont les chants attirent les voyageurs.

Univers & Chimèr C’est du Kalevala, chant mythique finnois, et des mythologies celtes et nordiques que s’est inspiré JRR Tolkien. Or, le créateur du Seigneur des Anneaux ne s’est pas contenté d’écrire de magnifiques livres, il a véri- tablement créé un monde, Arda, avec sa mythologie, ses dieux et déesses, ses enfants d’Ilúvatar… Le Silmarillion décrit la naissance de cette Terre et, auparavant, sa conception, à travers la Musique des Ainur. Ceux-ci, anges éthérés, chantent pour leur créateur la plus belle musique qui soit, et celle-ci, ensuite, donne vie. Ce faisant, Tolkien s’inscrit dans l’ancienne tradition métaphysique de la musique des sphères, rappelant comment dans la pensée antique puis médiévale, l’harmonie musicale est un moyen de refléter et faire comprendre l’harmonie du monde. La musique est ensuite présente dans toute l’œuvre de Tolkien, au travers parfois de chants elfi- ques qui contiennent toute la sagesse du monde. Les elfes, enfin, s’en vont un jour, inexorable- ment, après avoir entendu le chant de la mer…

Cela se retrouve chez GG Kay, dans la Tapisserie de Fionavar qui puise explicitement aux mêmes sources que Tolkien : quand un lios alfar “entend son chant” c’est qu’il est temps pour lui de quitter ce monde et traverser la mer. On retrouve là la caractéristique de l’Autre Monde de la Mythologie Celte.

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83 Tolkien a livré ses textes accompagnés d’un lexique des différentes langues de la Terre du Milieu, mais de partition, point. Aussi, de nombreux musiciens amoureux de son œuvre ne se sont pas fait prier pour mettre en musique ses nombreux chants. Parmi eux, curieusement, on retrouve une auteure de SF et fantasy : Marion Zimmer Bradley. Particulièrement fan de Tolkien, elle a composé de la musique sur des chansons elfiques tirées de Bilbo le Hobbit et du Seigneur des Anneaux. Appelée à l’origine The Rivendell Suite, ces sept morceaux ont été réunis avec d’autres composés par Kristoph Klover et Margaret Davis, et enregistrés en un CD intitulé The Starlit Jewel. Si ce disque est diffici- lement trouvable en France, on peut en écouter des extraits et le commander sur Internet : http://www.flowinglass.com/sjewel.html . Au carrefour de la country et de la musique médiévale, ces chansons raviront tant les fans de Marion Zimmer Bradley que ceux de J.R.R. Tolkien et les amateurs de musique « celtisante ». Les rythmes joyeux des hobbits dans Elvish Lullabye, la plainte de Galadriel’s Lament, la poésie de Song of the Eldar in Exile sont exprimés à merveille par la musique comme par les vers de J.R.R. Tolkien.

L’œuvre littéraire de MZB porte aussi les traces de la musique. Les chants sont omniprésents, la civilisation de Ténébreuse est bâtie sur le concept que « seul l’homme chante, seul l’homme rit, seul l’homme pleure ». Margaret Alton, l’héroïne de La chanson de l’exil, La matrice fantôme, et Le soleil du traître, est une musicienne en laquelle se conjuguent les talents les plus aboutis des Ténébrans comme des Terriens parmi lesquels elle a vécu. À noter qu’en 1986, MZB avait écrit un court roman inspiré de la légende orientale à l’origine de la Flûte enchantée de Mozart : La princesse de la nuit.

Autre auteure pour qui la musique a une importance très particulière : Anne McCaffrey. Les Harpistes sont les garants du savoir sur la planète Pern qui a tout oublié ou presque de ses origines terriennes. La trilogie des Harpistes – Le chant du dragon, La chanteuse-dragon de Pern, Les tambours de Pern – mais aussi d’autres romans se rattachant au cycle de Pern – Le maître harpiste de Pern, en particulier, tournent autour de l’atelier si particulier de ceux pour qui la Musique est ce qu’il y a de plus noble au monde. À noter que ce dernier roman devait à l’origine être accompagné d’un CD co-signé Anne McCaffrey pour les paroles, Tania Opland et Mike Freeman pour la musique. Ce ne fut pas le cas mais on peut tout de même commander ce disque sur http://members.aol.com/opland2/perncd.htm . Masterharper of Pern est un recueil de chants d’inspiration classique ou médiévale, chœurs et harpes au premier plan, guitares rappelant parfois Joachin Rodrigo, flûtes aux sonorités irlandaises. Un disque agréable à écouter et incontournable pour tout lecteur de Pern. Hormis Pern, la musique est présente dans l’œuvre d’Anne McCaffrey avec par exem- ple Le vaisseau qui chantait, dont l’héroïne, Helva, est une cyborg… musicienne ! ou le cycle de La Transe du Crystal. Kilashandra Ree a l’oreille absolue mais son profes- seur de chant la persuade qu’elle ne pourra jamais être la cantatrice qu’elle rêve de devenir. Elle partira donc pour la planète Ballybran, tailler le crystal noir au son de sa voix.

Il convient aussi de citer Michael Moorcock qui collabora avec le groupe , et le Blue Öyster Cult, fit partie d’un groupe, The Deep Fix, dont des mp3 sont accessibles depuis son site ( http://www.multiverse.org/phpnuke/ ), Léa Silhol ( http://www.unseelie.net/ ) qui, à un moment de sa vie, dit-elle, passa « plus de temps à jouer de la guitare basse et à com- poser des chansons pour divers groupes qu’à ficeler des histoires », ou Sarah Ash, qui enseigne la musique parallèlement à l’écriture. Et tant d’autres… Sans oublier l’inclassable Boris Vian, jazzman, compositeur, auteur de chansons comme de romans et nouvelles originaux et anticonformistes.

Anne Rice est plus considérée comme auteur de fantastique que de fantasy, mais je ne peux pas ne pas la citer parmi les auteurs pour qui la musique est « personnage » : Lestat le vampire n’est-il pas chanteur de rock ? Est-ce que ce n’est pas sa voix qui va réveiller Akasha, la Reine des Damnés ? D’ailleurs, Anne Rice a consacré au moins deux romans à la musique. La Voix des Anges ne contient pas d’élément surnaturel, c’est un roman historique situé dans la Venise des castrats. Le Violon, par contre, est l’histoire d’une femme qui, en veillant le corps de son époux, entend une musique jouée, sur un Stradivarius, par le fantôme d’un violoniste. Elle-même, après cette rencontre, deviendra une grande musicienne.

En SF, Jack Vance bâtit un roman entier sur le concept du choc culturel à travers la musique. Dans Space Opera, une riche mécène organise une tournée intersidérale pour faire bénéficier les extraterrestres de la culture terrienne. Mais tous les E.T. ne savent pas ce qu’est la musique…

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84 Certains auteurs vivent la musique et la réécrivent à leur façon. C’est le cas en France de Roland C. Wagner, chanteur de Brain Damage qui écrit quelques nouvelles… heu pardon, auteur de Science-Fiction qui joue de la musique, la chante et l’écrit, en particulier Musique de l’énergie dont l’histoire commence comme une classique nouvelle de SF pour emmener ensuite le lecteur dans un univers virtuel de musique ou de drogue, de sens hypertrophiés en tout cas ! Politique ou reli- gieux, quotidien ou fantasmé : quand le rock est une façon de vivre plus encore qu’un art.

C’est aussi le cas de Jean-Marc Ligny dont le roman La Mort peut danser est inspiré par la musique du groupe Dead Can Dance et la voix de sa chanteuse Lisa Gerrard. Loin d’être une biographie, même romancée, du groupe, cette histoire est une pure fiction « écrite sous influence ». Parfait exemple de fantastique au début, qui reprend le thème classique de la possession en le renouvelant, ce roman se révèle au bout du compte être de la fantasy, réécriture de la mythologie irlandaise, dont le véhicule est le chant, le chant et la musique du tympanon.

Le dernier album du groupe Palo Alto, dont le saxophoniste est l’auteur de Science-Fiction Jacques Barbéri, Transe Plan contient plusieurs morceaux inspirés de divers auteurs de SF (Ballard, Volodine...)

Impossible de ne pas signaler également l’influence que la composition les Planètes, de Gustav Holst, eut sur Fabrice Colin, dans son cycle d’Arcadia, et surtout David Calvo, dans Wonderful. Ce roman hors norme raconte la guerre sans merci que se livrent les planètes personnifiées par d’étranges créatures. A noter qu’en écoutant Blue FM, la radio qui émettra jusqu’à la fin (du monde ? du livre ?), on peut découvrir aussi des extraits de chansons qu’apprécie l’auteur, lui-même interprète.

Ainsi se retrouve-t-on au point de départ : la musique est créatrice et source d’inspiration pour les auteurs comme les mots peuvent inspirer les musiciens.

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85 Comment les textes deviennent de la musique deviennent des textes

Quand j’ai vu pour la première fois les tableaux de JM Dauvergne, j’ai été intri- gué. Evidemment, il s’agissait de paysages dérangeants, mais il y avait autre chose. J’avais déjà vu ces paysages, mais pas sur une toile, ni sur une pellicule, pas même au travers de mes rétines. Je les avais vu dans mes oreilles.

J’ai écrit au peintre, pour lui communiquer ma passion pour ses œuvres, et pour lui demander s’il écoutait du dark ambiant.

Ce genre rappelle une musique de films sombres et dérangeants, sauf (diffé- rence primordiale) qu’il évoque des images plutôt que de les accompagner. Le label lanceur du mouvement est cold meat industry dont le groupe-archétype est sans conteste raison d’être. Quand j’écoute ce style de musique, des images me viennent, et ces images, si je savais peindre, seraient celles que je tracerais sur la toile.

J’avais vu juste, JM Dauvergne écoute du dark ambiant.

Ma conclusion est simple : l’inspiration, d’où qu’elle vienne, suscite des “images mentales” qui se traduisent – suivant les personnes – en visions, en musiques, en paroles, etc. Les textes que j’ai écrits sous l’influence du dark ambiant pourraient passer pour avoir été inspirés par les tableaux de Dauvergne, et inversement, et cycliquement. Le cycle étant celui-ci : un musicien est impressionné par un film, il en déduit un morceau qui inspire M. Dauvergne et moi-même (parallèlement), et un réalisateur décide d’adapter mon livre tout en réclamant l’aide graphique de M. Dauvergne. Ce film étant celui qui a inspiré les musiciens, tout comme la main d’Escher dessine la main d’Escher qui dessine la main d’Escher qui dessine la main d’Escher, etc.

Rien dans ce que je dis n’est farfelu. Observez JRR Tolkien ; il s’inspire de contes, inspire de nombreux musiciens, qui eux-mêmes, par leurs mélopées féeriques, inspirent d’autres écrivains (ou autres artistes) qui eux-mêmes (excusez les répétitions) créent les contes qui formeront l’inspiration de nos descendants.

Les images mentales dont je parlais précédemment sont comme des messages que l’on se balancerait d’artistes à artistes, entre nos disciplines, comme des rêves partagés formant une unique argile à rêveries.

Il est ici intéressant de constater qu’une compréhension inexacte ou fausse de ces messages, plutôt que de les détruire, les multiplie. Ainsi, Bertrand Cantat (Noir Désir) inspire Laurent Kloetzer grâce à sa chanson Joey. L’auteur écrit un roman (Mémoire Vagabonde, chez Mnemos) interprétant les paroles dans un sens forcément Nico Bally faux (même le coup de chance est à mettre hors-possibilités étant donné les “univers” éloignés des deux créa- teurs). Le roman en question n’en a pas moins de succès (prix Julia Verlanger 1998).

Je préciserai également que les goûts et les couleurs étant ce qu’ils sont, on peut tout à fait adorer la musique de Dead Can Dance et détester le roman que Jean-Marc Ligny consacre à ce groupe (La Mort peut danser). On peut également adorer la musique de Caprice sans être jamais parvenu à avaler Le seigneur des anneaux. C’est ce qui fait la force du cycle Escherien ; nul besoin qu’une belle main me dessine, nul besoin de dessiner une belle main, le dessin de nos deux mains sera peut-être beau, et/ou peut-être inspirera-t-il un objet adoré qui nous devra beaucoup.

Ainsi, quand Mike Oldfield compose une musique pour un livre d’Arthur C. Clark (The songs of distant Earth), pense-t-il au graphiste qui va s’inspirer de sa musique pour créer la pochette de l’album ? Pense-t-il aux auditeurs qui sont également créateurs et donc capteurs d’inspiration ?

Quand j’ai vu pour la première fois les tableaux de JM Dauvergne, je n’ai pas pensé à tout ça, j’ai juste ressenti, et c’est cette émotion commune qui rapproche les artistes. Car les artistes sont avant tout des consommateurs d’art, et l’art est un transfert d’émotion.

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86 Yes

Nous allons débuter par un disque fondamental :

THE YES ALBUM(YES) - réf. Atlantic - SD 8283

Personnel : Jon Anderson - vocals - percussions Chris Squire - basse - vocals Steve Howe - guitare (électrique et acoustique) - vocals - vachalia Tony Kaye - piano - orgue - moog Bill Bruford - batterie - percussions

YES, c’est l’hydre, le cerbère à cinq têtes : si chaque tête tire dans une direction différente, vous avez un album ennuyeux, froide démonstration de technique sans âme (RELAYER) . Si tout le monde va dans la même direction, se fond dans le groupe, vous avez un chef-d’oeuvre, un édifice, un monument, une colossale construction à l’architecture d’une ferme splendeur : YES ALBUM, FRAGILE, TALES FROM TOPOGRAPHIC OCEANS. YES, ce sont aussi des musiciens hors-pairs, monstres de technique, parfois engloutis par cette même technique. Revenons au disque.

THE YES ALBUM est le disque parfait pour fournir le fond sonore aux romans de space-opera de Heinlein ou de Hamilton. De nombreuses fresques spatiales, des vaisseaux chromés, de grandes batailles stellaires, l’exploration de l’espace, un certain dédain de l’homme “ordinaire”, des textes un brin ésotériques en prime, et surtout une musique, des sons qui évoquent irrésistiblement les grandioses épopées spatiales, la gloire des champs de bataille des nouveaux chevaliers du cosmos, la grandeur du destin de la race humaine et les immensités qui sont le centre de l’épopée.

Face Un.

(Je signale que, pour conserver l’unité d’atmosphère de l’album, il est bon d’en extraire “The Clap”, pièce instru- mentale de guitare acoustique enregistrée live, démonstration d’habileté de Howe... sans conséquence et ne cadrant pas du tout avec l’atmosphère générale de l’album).

Première plage : “Yours Is No Disgrace”, composition collective du groupe

Voix descriptive, récitatrice et néanmoins très belle d’Anderson posée sur une trame homérique, construite par la guitare, la basse et la batterie, soutenue par un orgue puissant, le tout évoquant la marche invincible d’une immense flotte spéciale appareillant. Puis, une brisure, non, des brisures, où plane la voix d’ange d’Anderson, accalmie où l’on voit Howe arpéger délicatement, puis se déchaîner dans le feu des réacteurs et les explosions

René Beaulieu des novas. Au niveau du texte, c’est l’évocation du début de l’épopée : vaisseaux spatiaux, descriptions et regrets sur le monde que l’on quitte, exaltation de l’espace, inquiétude aussi. Un chef-d’oeuvre d’accord entre la musi- que, la voix et le texte !

Plage # 2 - “The Clap”

On passe. Pour les amateurs de prouesses techniques.

Plage # 3 - “Starship Trooper” (Inspiré par le célèbre bouquin d’Heinlein ?) Divisée en trois mouvements : “Life Seeker” (Anderson) “Desillusion” (Squire) “Würm” (Howe)

“Life Seeker” : la patiente recherche de planètes habitées, d’êtres, de mondes différents, évoqués par Anderson et une rythmique puissante où évolue une basse énorme, sinueuse, complexe, inventive. Une image des occu- pants du “Starship Trooper”, cherchant patiemment, inlassablement, les planètes à soumettre, à coloniser, une

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87 image coupée par une guitare étranglée et des passages planants où voix et claviers (moog surtout) esquissent de magnifi- ques et irréelles visions de mondes visités ou entr’aperçus. L’oeuvre musicale s’est éloignée à la vitesse de la lumière de son supposé modèle littéraire.

“Desillusion” : Le thème de “Life Seeker” s’interrompt abruptement, quoique sans à-coups, introduisant un superbe ensemble de guitares acoustiques, très rythmées, aux accents presque country-folk, joyeuses malgré le titre du mouvement, accompagnant des vocaux admirables et entremêlés de Howe, Anderson et Squire racontant les difficultés et déceptions des Life Seekers.

“Würm” : La voix d’Anderson s’élève seule, en état de grâce... “And you may follow... “ Puis un long chant sans paroles célébrant le retour de l’espoir, la découverte d’un nouveau monde, appelant le retour des instruments électriques.

Et soudain on débouche sur un final d’accords de guitares et de moog s’étirant à l’infini, un final qu’on ne voudrait jamais voir finir. On ne sait pourquoi, le vaisseau ne s’est pas posé, et maintenant la musique, qui commence à s’enfler majestueu- sement par l’effet cumulatif des instruments, décrit la marche du navire qui s’éloigne dans le vide spatial, solitaire et glo- rieux, laissant Würm derrière lui, repartant pour l’ailleurs, englouti par l’ombre, le final éclatant dans un grandiose solo de Howe, plein d’une noble violence contenue.

Face 2

(Après l’époustouflante face un, on s’attend à être déçu... Ben non ! Tout du bon !)

Première plage : - “I’ve Seen All Good People” Divisée en deux mouvements : “Your Move” (Anderson) “All Good People” (Squire)

Début a capella de Howe, Anderson et Squire, glissant dans une jolie mélodie à la guitare acoustique, accompagnée d’une pulsion ultra-simple de la base et du bass-drum. Des paroles ésotériques et bizarres (“Corner of your life... “) mais, et je sais que je me répète, des vocaux proprement angéliques, dignes des Beatles, des Beach Boys ou des Kinks. L’orgue termine seul le mouvement.

Deuxième mouvement : un rock percutant, enlevé et entraînant (on sent presque physiquement le plaisir que les musiciens prennent à jour le morceau), sur lequel on chante inlassablement la même phrase. Puis une nouvelle brisure. (La musique de YES est caractérisée par une abondance de ce que j’appelle des “brisures mélodiques”, par opposition aux “brisures hachées” d’un certain jazz-rock qui tuent la beauté formelle des compositions). La voix et l’orgue terminent le morceau dans un effet de “fade” des plus plaisants. Une pièce d’une extraordinaire beauté.

Plage # 2 : - “A Venture” (Anderson)

Belle mélodie dominée par la guitare et les voix. Appel à l’homme pour qu’il se rende compte de sa vanité, et de la solitude qui le ronge. Excellent, mais aurait dû être un peu plus travaillé et arrangé.

Plage # 3 : - “Perpetual Change” (Anderson-Squire)

Entrée apocalyptique, suivie en transition d’une guitare splendide. Puis ballade douce coupée par de violents retours à l’in- tro. Un texte sur le mode introspectif : constat, interrogation sur l’espace et les mondes intérieurs. Dialogues vocaux en forme de questions et réponses. Que sont l’esprit de l’homme et sa destinée ?

Intermède : rythmique très complexe, vaguement “jazzée” où Howe éclate avec fureur. Retour à la ballade, Anderson concluant par l’évolution perpétuelle de la race humaine, mais aussi par sa domination par les “Autres” - ceux qui nous sur- veillent, nous contrôlent, nous ont peut-être créés. Des phrases admirables, presque poétiques : “We now look like paws in their games (that) they move to testify the day”. (Note : le thème de la surveillance et des Grands Anciens a tellement mar- qué YES qu’ils lui consacreront un double-album mystico-ésotérique, TALES FROM TOPOGRAPHIC OCEANS, vis-à-vis duquel mes sentiments sont partagés). Le morceau se termine par un très bel hymne spatial, comme dans “Starship Trooper”.

Un album superbe, indispensable. Des compositions superbes. Une rythmique ENORME, capable de violence, de finesse, de souligner les nuances de voix d’une beauté irréelle. Un claviériste au goût sûr, aux interventions mesurées (rien à voir avec le verbiage d’un Emerson ou d’un Wakeman quand on leur lâche la bride), avec en prime les plus BELLES parties de guitare jamais jouées par Howe (béni soit le temps où il ne se croyait pas payé à la note jouée), un Howe jouant avec la splendeur de Harrison, la beauté formelle de Clapton et la folie de Hendrix.

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88 Un album fait en état de grâce !

Deuxième disque:

OLIAS OF SUNHILLOW- (Jon Anderson) - Atlantic - K 50261 (numéro de l’importation française). Mais vous devriez pouvoir le trouver en gravure canadienne ou américaine si mes sources sont bonnes...

Un des nombreux disques nés de la période solo des membres de YES, période solo rendue nécessaire par des conflits d’égos effroyables et surtout par le désir d’étaler des conceptions musicales et textuelles ne convenant pas à l’optique et la dynamique Yessiennes.

Chez YES, Jon Anderson c’est surtout la Voix et le Texte, le poète, l’homme des mots, le maître à penser de la philosophie de YES. C’est aussi, même s’il ne l’avoue qu’avec réticence, un leader frustré. Son album est donc celui d’un homme seul et d’un homme de mots. C’est beaucoup plus un roman, un récit illustré musicalement, qu’un album musical. Le travail d’un homme seul, qui veut se libérer du groupe (syndrome bien connu, voir les premiers albums solos de Lennon, McCartney, Roy Wood et autres), perfectionniste de surcroît, qui enregistre l’album dans son propre studio, qui compose tous les morceaux, joue TOUS les instruments entendus sur le disque (Dieu sait qu’il y en a) de façon parfois naïve, discutable. (Mais quel effort tout de même pour quelqu’un qui n’est, somme toute, qu’un guitariste rythmique. Il ira même jusqu’à prendre des cours de harpe pour réaliser l’album). Bien entendu, il chante toutes les partitions vocales.

Donc un album-roman, un concept. Anderson, pour être bien sûr d’être compris, a enveloppé son oeuvre d’une superbe pochette de Roger Dean, comme d’habitude, prêtant à des interprétations-rêveries variées et complexes, ésotériques à sou- hait, et l’a accompagnée d’un livret très beau et poétique, auquel je me réfère pour vous donner une idée de l’histoire : à la base, l’histoire de la fin d’un monde, sur lequel (originalité) vivent quatre tribus dont la vie est réglée (est en résonance avec, plutôt) la musique. Quatre tribus donc : Nagrunium, dont la voix sombre est celle des tambours, des tams-tams, des percussions, de tout ce que l’on frappe ; Astrinus, au langage coulé des claviers électroniques ; Oractanium, violence et ins- truments électriques; et Nodronius, sons naturels.

Ces tribus ont à leur têtes trois chefs : Olias, qui devra construire le vaisseau qui sauvera les tribus du cataclysme ; Ranyart, guide spirituel et moral ; et Quoquac, véritable chef, homme des actions et des décisions. Sunhillow est la planète promise à la destruction.

Comme on le voit, une magnifique histoire, originale et grandiose, poétique, paysagiste et descriptive au niveau textuel, au point qu’elle délaisse un peu l’action, laissant dans l’obscurité quelques points du récit.

C’est un disque difficile, dont il faut se pénétrer : un disque qui ne plaira pas à bien des Yesfans (ce que je ne suis pas, je m’empresse de le préciser). Un disque qui mérite d’être écouté pour les nouveaux concepts qu’il véhicule (j’adore cette idée de procéder par petits tableaux-morceaux) mais qui, malgré de nombreuses plages excellentes, laisse l’auditeur sur sa faim. Peut-être aurait-il mieux valu faire un livre de l’histoire d’Olias de Sunhillow.

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89 Good vibrations : l’imaginaire en harmonies

l’instar de bien des écrits, la musique est un voyage. Parfois balisé par quel- ques mots ou, plus souvent, laissé ouvert à l’imagination de l’auditeur.

Mike Oldfield fait partie de ces artistes qui m’ont fait voyager dans bien des univers, qu’ils soient SF (Songs of Distant Earth (1992) en étant l’exemple par excellence vu ses origines — le roman éponyme d’Arthur C Clarke — mais pas forcément le plus probant), ou fantasy (surtout au début de sa carrière dans les années 70).

Ainsi, Ommadawn (1975) m’apparaît toujours comme un puissant chant à la forêt primordiale, forêt qu’on survole (dans la première partie) ou qu’on parcourt de nuit, la fiè- vre au corps, lors de processions rituelles qui rappellent les évocations des Feux de Beltane chez Marion Zimmer- Bradley (les Brumes d’Avalon), ou d’autres fêtes liées aux forces naturelles. Cette forêt vit et l’homme ne fait qu’écouter les forces qui l’habitent, en tentant par la danse de se mêler à elles.

Oldfield n’a jamais caché ses inspirations celtiques, aussi bien au niveau des thèmes que des assonances musicales (voir le plus récent et new-ageux Voyager (1996) pour s’en convaincre). Il reprendra cette thématique dans le plus mystique Incantations (1978), où la transe prend toute son importance, formant un tourbillon ascendant et hyp- notique jusqu’à l’explosion finale.

Cette dynamique réapparaît ensuite une dernière fois dans un album plus récent, assez ressenti comme un retour aux sources, Amarok (1990), longue pièce d’une heure, marquée par une structure complexe très concentrique e (des cercles, encore et toujours des cercles de thèmes de plus en plus serrés et enchevêtrés) et qu’il faut du temps pour apprivoiser.

En 20 ans ou à peu près, compositeur et interprète, Oldfield revient visiblement sur ses thèmes de prédilection à travers ces trois disques : la guitare est une voix à part entière et le rythme garde souvent un aspect tribal, faisant aussitôt penser aux religions antiques qui mêlaient processions et danses jusqu’à la transe.

En ce qui concerne la SF, il y a, dans le noyau dur des fans, une rumeur selon laquelle la version orchestrale d’Hergest Ridge (1974), autre album à l’origine pourtant très campagnarde, aurait failli servir de bande son à un

Nathalie Faur film de space-opera ! Le côté assez planant-pompier de la chose évoque effectivement de grands espaces, mais cette info reste à vérifier.

Plus directement, Oldfield s’intéresse à l’aventure spatiale. Il suffit pour s’en convaincre de voir les images du clip de Mirage sur l’album QE2 (1980) : il s’agit tout simplement du périple de la sonde Voyager à travers le système solaire !

Pour découvrir un côté fantasy vraiment avéré, il faut chercher du côté de sa sœur Sally Oldfield.

Elle a composé et chanté un album sur le thème — ô surprise ! — du Seigneur des Anneaux : Water Bearer (1976). Ce disque est très baba cool, doux et joliment chanté. Les textes sont moins mièvres qu’on pourrait le craindre. Ceci dit, j’assume parfaitement un certain côté baba.

Abordons maintenant un groupe qui me semble également assez marqué par l’inspiration SF ou fantasy : Yes.

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90 Leurs textes sont le plus souvent issus de l’imagination et des lectures très mystico-ésotériques de son chanteur et parolier, Jon Anderson (entre autres : les livres de Carlos Castaneda et l’Autobiographie d’un yogi par Paramahansa Yogananda).

C’est à l’occasion de son premier album solo, Olias of Sunhillow (1976), qu’il crée la grande histoire du peuple de Sunhillow, qui doit quitter sa planète et se rassemble en chantant sous l’égide de trois maîtres, pour construire une arche spatiale avant d’embarquer pour un long voyage périlleux. On comprend bien, au fil de l’album, que ce vaisseau atterrit sur Terre où il donne naissance à l’huma- nité. Rien de moins !

Ce thème est résolument SF mais la pochette, très seventies, superbement illustrée par Dave Roe, ferait plutôt penser à des œuvres de l’Ecole de Nancy ou aux pré-raphaélites, car les motifs floraux y sont alambiqués et fréquents. Mieux vaut avoir le 33t pour en profiter vraiment, cependant, la taille du CD occultant malheureusement bien des détails.

Outre cette thématique particulière, on retrouve quelques thèmes très fantasy ou SF dans certains morceaux du groupe Yes.

Pygmalion, évoqué dans le fabuleux Turn of the Century (Going for the One - 1977), tout de délicatesse aérienne “ like lea- ves we touch “ et d’harmonies ascendantes qui sont comme des ouvertures vers le Ciel, l’ailleurs et l’âme de l’amante défunte que le sculpteur tente de ressusciter à travers la forme.

“ Realising a form out of stone, his work So absorbed him Could she hear him Could she see him All aglow was his room dazed in this light He would touch her He would hold her Laughing as they danced Highest colours touching others “ (Anderson/Howe/White)

Difficile d’évoquer tout ce que ce morceau suscite, la foi en la permanence de la vie et de l’amour, le mythe, la réincarna- tion, et aussi quelque part, les pages de Tolkien où il est question de la Lorien au moment de l’automne. Une nostalgie prenante baignée de Lumière.

Plus classique, les E.T. dans Arriving UFO sur l’album Tormato (1978). Sorte de clin d’œil rigolo avant l’heure aux gens de SETI.

“But look out, in the night Wait for they arrive To start such sciences anew Here it is the coming of outer space Such a pure delight The coming of outer space” (Anderson/Howe/Wakeman)

En définitive, ma participation à deux conventions de science fiction française m’a confirmé une chose : musique et SF sont bien inter-reliées, les fans du genre écoutant des choses étonnamment proches parfois, si l’on en juge par tous les t-shirts rock visibles à ce moment là !

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91 Les Seventies : l’ère du synthétiseur

1 – La genèse du synthétiseur A l’origine de la musique électronique, il y a les ondes Martenot, puis le Theremin (vers 1925/30), deux instruments à statut expérimental, et qui sont restés cantonnés à la musique contemporaine (Messiaen, etc.). Suite à ses recherches des années 1950 sur le contrôle en tension, Robert Moog met au point le synthétiseur, capable de générer des sons à partir de circuits oscillateurs électroniques. Moog le destinait à la musique contemporaine (les compositeurs adeptes de l’électronique tels Stockhausen, John Cage, etc.), mais c’est un autre courant musical qui en profitera, s’emparant de ce concept pour inventer une autre musique. Le synthétiseur analogique se présente comme un orgue, en un peu plus com- pliqué. Il est doté d’un ou plusieurs oscillateurs (signaux carrés, sinus, triangu- laires, rectangulaire, bruits) avec les moyens de transformer les oscillations en musique : amplification, filtres, modulations et effets divers... et un clavier pour les notes, bien sûr. Cette innova- tion conduira Robert Moog à commercialiser son premier système modulaire vers 1964, puis le célèbre MiniMoog (en 1969), monophonique, donc (un peu...) moins cher. Une première génération de synthétiseurs concurrents européens apparaît vers 1970 : des claviers aux flancs de bois précieux, comme le VCS 3 d’EMS, presque inadap- tés à la scène : tuning aléatoire et peu stable, pas de fonction “mémoire” des réglages, ce qui oblige à noter la position des curseurs séparément sur une feuille de papier... ou à prendre en photo la façade de la machine, comme ont dû le faire les utilisateurs du monstrueux Moog modulaire (à la façade couverte de potards et de jacks d’interconnexion des modules !) Le joystick date de cette époque (une simple tige de métal sur le VCS 3), pour faciliter les effets en temps réel : glissando, portamento. Plusieurs fabricants, japonais ou européens, s’instal- lent sur ce créneau à compter de 1970 : Korg, Oberheim, ARP, Yamaha, Roland – et même un français : Kobol, à la diffusion très limitée.

2 – L’Ecole “de Berlin”, et les autres Le nouvel instrument est idéalement adapté à l’expérimentation et à la création sonore. Il engendre assez vite une nouveau courant musical, qui recevra plusieurs noms : “Ecole de Berlin”, (du fait que les Allemands sont les premiers à s’y lancer)... mais aussi New Age (mot-clé lancé par Ash Ra, le groupe de Manuel Göttsching sur l’album “New age of the earth” de 1977), ou “musique planante”, vu l’inspiration de ces groupes, assez éloi- gnée du rock. C’est une musique d’électroniciens, de bidouilleurs de studio, plus que de musiciens de conserva- toire, une musique assez élitiste à ses débuts, à tendance néo-classique, et affichant aussi un lien avec la musique concrète très travaillée de Pierre Schaeffer, du fait d’un parti-pris de recherche sonore systématique. C’est donc bien plus une musique, savante, sophistiquée, pour étudiants “ouverts à tout”, (à toutes les musiques et toutes les expériences) que réellement populaire. D’ailleurs, est-ce encore du rock ? On note d’ailleurs des incursions dans le classique symphonique et en particulier la musique classique romantique du dix-neuvième siècle (nappes de cordes synthétiques ; il y a même quelques synthétiseurs dédiés au son du vio- lon, tel le string synth d’ARP ou l’équivalent chez Korg). On cite pour exemples Walter Carlos avec “Switched on Bach” et la BO de “Orange Mécanique”), sur les albums “Irrlicht”, “Cyborg” ou “X”, Vangelis sur “Heaven and Hell”, Peter Baumann, sur “Romance 76” (le Philarmonique de Berlin et ses chœurs), Yes et “Turn of the century” (Rick Wakeman y utilise un orgue d’église), etc. Ne pas oublier, dans le même registre classique, le , qui n’est pas du tout un synthétiseur, mais un cla- vier complexe (sur le plan mécanique) pilotant une bande magnétique préenregistrée. La bande comporte de véri- tables sons de violons, de flûtes, ou de voix (hommes, ou femmes), qui donne au chant du mellotron une ambiance de rêve, romantique, ou parfois inquiétante par les traitements surajoutés à la piste initiale (les notes les plus graves du clavier, effets d’échos ou autres). On l’entend un peu partout (le tube “Night in white satin”, des Jean-Michel Calvez Moody Blues), mais le plus bel hommage jamais rendu au mellotron est sans doute le second album solo d’Edgar Froese (leader de Tangerine Dream), entièrement composé au mellotron : “Epsilon in Malaysian pale”, sorti en 1976, inspiré par la tournée australienne du groupe et par la magie des forêts du sud–est asiatique. Debussy est cité comme référence pour qualifier cette musique impressionniste, tout comme sur l’album “Rubycon” de 1974, dont le final splendide est une pièce quasi classique, aux flûtes magiques. Les premiers concerts sont donc très “sages”, arythmiques, languides, expérimentaux voire ennuyeux (?) pour le rocker pur et dur, plus habitué aux guitares saturées et à la batterie. D’où ce nom de “musique planante” sou-

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92 vent utilisé pour la décrire. Ce parti-pris arythmique résolument soft, new age, se retrouvera à partir des années 80 dans un courant ultérieur, baptisé ambient : notamment les débuts musicaux de Robert Rich dans les années 80, avec ses “sleep concerts” nocturnes sur les campus universitaires californiens, ou Steve Roach pour des concerts improvisés de plusieurs heures en plein désert, qui osera aussi à plusieurs reprises des CD à une seule plage de 75 à 80 minutes, apte à tourner en boucle d’ambiance, dans un musée ou une exposition. Tangerine Dream et Klaus Schulze (un ancien membre du groupe) se lancent dans l’aventure du synthétiseur à partir de 1971. Leur musique (les premiers albums, et plus encore leurs concerts) sont basés sur l’improvisation, avec une influence classique assez marquée : les morceaux, ambitieux par leur longueur et leur développement progressif, visent sans doute à imiter la symphonie classique dans ses principes (développement de thèmes, progressivité). Les concerts de cette époque sont des performances techniques, dans tous les sens du terme : réglages infernaux (et à refaire toutes les heures…), connexions défaillantes, pannes électroniques, dues à la quantité et à la fragilité des composants analogiques. Sans parler du poids des instruments : un clavier polyphonique, du genre Oberheim 8 voice ou Roland Jupiter 8, pèse ses trente à cin- quante kilos. Ancêtre de la boîte à rythmes moderne, le séquenceur apparaît à partir de 1973. Il induit un changement radical dans cette musique dite planante. Les groupes s’en emparent illico, ce qui donne dès lors à leur musique une nouvelle dimension, plus rythmique – donc plus rock ? Chez Tangerine Dream, les exemples les plus significatifs de ce virage stylistique, et définitif, sont “Rubycon” (1973) puis “Ricochet” (en 1975, un remixage intelligent de bandes de leurs concerts en France et en Angleterre, l’année précédente). De même Jean-Michel Jarre en France (“Oxygène”, sorti en 1976, puis “Equinoxe”) exploite à fond le potentiel du séquen- ceur et privilégie des morceaux assez courts, adaptés au format radio (3 à 4 minutes), le séquenceur rendant sa musique plus rock qu’expérimentale, sous ce format attractif. Succès immédiat : “Oxygène” est un tube radio. Ses premiers albums offrent cependant une belle unité tonale (avec leurs plages enchaînées), aussi “classiques” et construits que ceux de Tangerine Dream. A noter, chez ces précurseurs, une débauche de technologie associée à leur démarche expérimentale, voire une véritable boulimie : 15 à 20 claviers et autant d’accessoires ou effets, même sur scène, comme pour en tester toutes les couleurs sonores ou particularités. Schulze, Jarre, Tangerine Dream, sont “experts” en la matière et dévoilent parfois sur le livret de leurs albums la liste exhaustive de leurs machines infernales : synthés, séquenceurs... jusqu’à la marque et au type des amplis et des micros, parfois. Voir le livret du “Mirage” de Klaus Schulze : une vrai caverne d’Ali Baba ou, dans le même registre, la liste des “machines” de Tangerine Dream, en 1976, sur le double album “Encore”, pour leur grande tournée américaine. Une explication est qu’il n’existe pas de clavier “parfait” : chaque marque a ses astuces, ses gadgets, un son spécifique (le grain particulier du Moog, paraît-il inimitable), ses nouveautés aussi, car on est en pleine ère d’innovations techniques sur les synthés.

3 – La fin des Seventies : l’âge d’or du synthétiseur... puis le virage numérique A partir de 1976, on note un virage progressif du courant synthétique (planant) vers une musique moins sophistiquée, et plus populaire. Par exemple, le tube radio “Pop corn”, sautillant, anecdotique et déjà oublié de tous, mais surtout “RadioActivity” de , en 1975 – un groupe qui lors de son évolution ultérieure après 1978 (“Man machine”, “Computer world”), sera l’un des précurseurs reconnus de la musique techno, plus ou moins à ses dépens, il est vrai (sam- ples pirates). De plus le synthétiseur, outil de scène versatile et puissant lorsqu’il est programmable, n’est plus limité à l’expérimentation et aux groupes dits planants. Il est récupéré par le courant progressif comme substitut à l’orgue Hammond (Yes, Genesis, Pink Floyd...), en particulier le MiniMoog, le must des synthés, utilisé par Rick Wakeman sur des solos virtuoses à la limite de la mégalomanie et du “tirage de couverture” (mais n’est-ce pas le cas du groupe Yes dans son ensemble ?) Chez le Pink Floyd des débuts, jusqu’à “Meddle” environ, la musique accordait une place à l’expérimentation sonore, mais eux aussi se “rangent” et produisent un rock moins ouvertement innovant. Avec le mythique “Dark side of the moon” en 1973, ç’en est déjà fini définitivement des plages longues de vingt minutes comme sur “Atom heart mother” ou “Meddle” – forma- tage radio obligeant, sans doute ? Et c’est 1980, et la new wave. Gary Numan, Orchestral Manœuvres in the dark, Visage, Dépêche Mode, Indochine, etc. uti- lisent désormais le synthétiseur comme un simple clavier, sans états d’âme ni souci d’innovation sonore “à tout prix”. L’engin devenu digital (à mémoires, donc) est pratique, pas cher, et rapporte aux groupes un “gros son”, une pêche d’en- fer. Il existe des bass synths spécialisés, des synthés-guitares (Roland, Korg), des synthés-vent où l’on souffle dans une flûte électronique (EWI), des mini-synthés (Roland-SH 101) qui se portent à la hanche comme une guitare, des “programmeurs” (techniciens des synthétiseurs et mercenaires de studio) qui sont crédités sur les albums et aident les groupes à se débrouil- ler avec leurs machines, leur créant/programmant des sons sur-mesure et leur laissant ensuite la place au clavier pour y jouer comme sur un orgue basique. Le synthétiseur s’est démocratisé : chute des prix, augmentation de la fiabilité dans le même temps, grâce à la technologie digitale. Il a perdu son aura mythique des débuts et il a envahi toutes les musiques – sans que l’on s’en aperçoive, parfois. Il peut remplacer, pour bien moins cher, toute une section de “vraies” cordes qui coûterait une fortune lors d’une séance d’enregistrement. Il a infiltré les sons du rock classique et trouvé sa place dans la panoplie rock, depuis Pink Floyd et Alan

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93 Parsons Project, par exemple, qui l’utilisent comme n’importe quel autre instrument, sans le mettre en avant. On peut aussi mentionner en passant le Vocoder, un dérivé du synthétiseur, dans la catégorie “effets” : pas forcément une bonne idée sur le plan vocal, mais il permet de simuler des voix électroniques – effet robotique ou SF garanti, encore une fois. Les premiers Alan Parsons l’utilisent largement, de même que Kraftwerk, et il trouve sa place naturelle dans l’arsenal des effets de la machinerie rock, avec le Flanger, la Distorsion et autres pédales Wha Wha. Sur le plan technique, le clavier Fairlight, inventé vers 1980 par la firme australienne CMI (utilisé d’abord par Alan Parsons, Jean-Michel Jarre, Mike Oldfield, puis un peu “tout le monde”, lorsque le prix diminue) marque un progrès technologique décisif. En plus de sa technologie digitale, il permet aussi le sampling, (transformation de sons extérieurs captés par un micro), ce qui ouvre à des possibilités infinies, illimitées. L’interface de travail nominal du Fairlight de CMI est un écran d’or- dinateur permettant d’afficher (puis de modifier en temps réel, et en mode graphique direct, à l’écran) les formes d’ondes des samples, à l’aide d’une souris. Il sera suivi par d’autres machines équivalentes, tout aussi puissantes : Synclavier, PPG Wave, Emulator. Tous les groupes planants suivent la technologie en marche, s’en inspirent, et adaptent leur musique au potentiel d’innova- tion des machines disponibles. L’exemple le plus caractéristique de cette tendance a été la firme berlinoise Project Electronic qui concevait spécialement pour Tangerine Dream (leur unique client ?) des machines (boîtes à rythmes et séquenceurs), mais cela fut aussi le cas, pour les autres groupes, d’une certaine façon. A l’opposé, Walter Carlos a beaucoup fait pour vendre le Moog, servant d’ambassadeur et de démonstrateur-maison pour la firme. Klaus Schulze enterre en 1982 la géné- ration analogique avec son album de transition “Dig it”, un jeu de mots explicite, encore accentué par le titre “Death of an analogue”, ouvrant à la génération digitale (Synclavier, PPG Wave) et, d’une façon symbolique, enterrant ainsi les dinosau- res analogiques. Dès 1980, c’en est fini du concept de musique “planante” avec synthétiseurs, séquenceurs et longues plages instrumenta- les, alternativement calmes et rythmées. L”école de Berlin et le KrautRock sont morts, place à d’autres courants : le New age (atmosphérique, ambient, etc.) l’a plus ou moins remplacé, assez proche parfois mais avec une tout autre philosophie, souvent beaucoup plus acoustique et bien moins portée sur la technologie. De nos jours quelques groupes, très peu, utili- sent encore les machines “vintage”, du fait de leur son inimitable et parce que ce sont des machines historiques (une ana- logie avec le violon baroque, dans la musique classique ?) : Frederick Rousseau, Kitaro, Steve Roach, Jean-Michel Jarre (“Oxygène 7-13”) Radio Massacre International. Mais cela devient de plus en plus rare, vu la difficulté de maintenance de telles machines, qui sont devenues des pièces de collection. En fait, certains compositeurs les ressortent, réellement, de leur collection personnelle comme on fait avec les clavecins historiques en les empruntant à un musée, le temps d’un enregistre- ment.

4 – Et la science-fiction, dans tout ça... ? L’inspiration, ou l’ambiance des musiques, des pochettes, comme celle des titres des albums ou des morceaux est souvent surréaliste, donc très proche de la science-fiction (à noter qu’Edgar Froese – le peintre – a été élève de Dali dans les années soixante avant de toucher à la guitare...) L’exemple le plus frappant de la présence de la science-fiction dans la musique (et les lyrics...) est sans doute le fabuleux (mais trop court) “Albedo 0.39”, de Vangelis (sur l’album de même nom) : presque une nouvelle à chute à la Arthur C. Clarke, pour qui décode l’allusion finale. Pour les titres, des albums ou des morceaux, Pink Floyd est sans doute le plus ouvert à la SF (“Set the controls for the heart of the sun”, “interstellar overdrive”, dark side of the moon”), alors que Tangerine Dream (à commencer par le nom du groupe), est plus souvent influencé par le sur- réalisme, à l’exception de “Alpha Centauri”, ou du “Macula Transfer” de Froese avec ses noms (codés) de constellations. Pour la musique elle-même, certains effets imitatifs spectaculaires renforcent l’allusion, ou le clin d’œil à la SF. Ils sont sou- vent à base de bruit ou de modulations sinusoïdales faciles à réaliser, en introduction des morceaux longs, ou en concert : noise de “bruit blanc”, hululements, bruitages imitant des vaisseaux imaginaires, etc. “Alpha Centauri” (l’un des premiers albums de Tangerine Dream) en est un bon exemple, même si c’est loin d’être le meilleur album du groupe : presque oublié depuis 1972, il a pas mal vieilli. La référence absolue dans le genre imitatif, plus proche de nous, est “Encounter” de Michael Stearns, à glacer le sang : il vous ferait croire, réellement, tout le long de l’album, à l’arrivée sur la Terre d’extrater- restres. Wolf Lintz est aussi impressionnant et crédible sur l’intro de son quatrième album, “The forbidden world” ; tout comme Steve Roach et son terrifiant “Magnificent void”, un voyage intergalactique sur CD. De même l’album “Nachtmusik” de Lightwave, plus proche cette fois du fantastique ou du gothique avec ses sons bruts et caverneux, entre châteaux hantés et humides, souffles spectraux et caveaux entrouverts. Mais il faut noter qu’à compter des années 80/90, le sampling (plus encore que les modules analogiques forcément limités par principe aux sons d’origine électronique), est un outil inégalable pour manipuler les sons (y compris des sons naturels) et générer des effets (spéciaux) hyperréalistes. Comme la musique, les pochettes des albums de musique planante font souvent référence à la science-fiction, et à l’imagi- naire : peintures originales, ou photo-montages sophistiqués comme chez Pink Floyd. Les meilleurs exemples de la catégorie peinture sont : “”, “Alpha Centauri” ou “Phaedra”, chez TD ; chez Schulze, “Irrlicht”, “Time Wind” ou “BlackDance”, avec leurs personnages inquiétants, anguleux (extra-terrestres ?), inspirés par un surréalisme glacé proche de Dali (celui des montres molles). Le “Spiral” de Vangelis est un clin d’œil facile au vaisseau spatial (la fameuse prise Jack sur fond de ciel bleu), alors que les disques-mondes de Yes, leur signature dans ces années-là (“Fragile”, “Tales from topographic oceans”, etc.), affichent les paysages exotiques de Roger Dean, îles ou mondes flottants, dignes de planètes à la Jack Vance. De

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94 même, dans l’autre catégorie (photographie), personne n’a oublié l’ambiguïté monumentale du design, par Hipgnosis, de l’album “Meddle” de Pink Floyd (l’un de leur albums les plus planants) ; une ambiguïté à la mesure de la simplicité fonda- mentale du sujet : une oreille immergée, tout juste déformée par l’échelle, et la tonalité aquatique. Malgré l’usage de synthés par Tony Banks, et les plages instrumentales (“Wind and wuthering”), Genesis reste totalement en dehors du coup sur le plan visuel, privilégiant comme dans ses titres des ambiances médiévales, bucoliques/champêtres ou, au mieux, surréalistes : “Nursery Cryme”, etc. A rapprocher plutôt de Jethro Tull, donc, sur le plan de l’inspiration gra- phique. Mais il est vrai qu’il ne s’agit pas du tout de musique planante, chez eux. La prog’ développe ses propres codes visuels, souvent plus proches de la fantasy.

5 – Annexes Quelques groupes ou disques marquants, représentatifs du courant “planant”: Tangerine Dream : “Phaedra”, “Stratosfear”, “Rubycon”, “Encore” et bien d’autres Edgar Froese/solo : “Aqua”, “Epsilon in Malaysian pale”, Stuntman”… Peter Baumann/solo : “Romance 76”, “Transharmonic nights” Chris Franke/solo : “The London concert”, Klemania” Johannes Schmoelling/solo : “Wuivend riet” Klaus Schulze : “Cyborg”, “Mirage”, “Timewind”, “X”, “Dig it”, et pas mal d’autres Ash Ra : “New age of the earth”, “Blackouts” Vangelis : “Spiral”, “Albedo 0.39”, et bien d’autres Jean-Michel Jarre : “Oxygène”, “ Equinoxe”, “Chants magnétiques”, “Concerts de Chine” Didier Marouani : “ Space” Rick Wakeman /solo : “The 6 wives of Henry VIII”, etc. Software : “Chip meditation”, “Electronic universe”, ...

Des outsiders (et sans doute introuvables… ?) : Conrad Schnitzler : “Constellations” Robert Schroeder : “Galaxie Cygnus A” (vers 1978), “Harmonic ascendant”, et une dizaine d’autres Michael Hoenig : “Departure from the Northern wasteland” Manuel Göttsching + Michael Hoenig : “Early water” The Nightcrawlers (un trio américain, appelés en leur temps des clones de TD)

La “nouvelle génération” (les synthés “vintage”, après les seventies) : Allemands : Deuter (pur new age, synthés et instruments acoustiques asiatiques) : “Cicada”, etc. Mathias Thurow : “Melancholia”, “Cornucopia” Mind over Matter : “Under the stars” Klaus Schulze : après 1982, sa musique s’oriente vers une sorte de techno atypique. Propeller island (Törsten Henschel): “The secret convention” Temps perdu ? : “Earth story” Japonais : Kitaro : une bonne vingtaine d’albums, le Clayderman (japonais) du synthétiseur Himekami : “Moonwater” (même genre que Kitaro) Isao Tomita : “Snowflakes are dancing”, etc. Anglo-saxons : Yanni : “Optimistic”, “Out of silence”, etc. Arkkon (= David Knight) : “Arkkon”, “Rotunda” Stephen Parsick : “Traces of the past” Michael Danna + Tim Clement : “Another sun” John Serrie : “Tingri”, “Planetary chronicles”, etc. Michael Stearns : “Ancient leaves”, “Lyra”, “The encounter” Kevin Braheny : “The way home” Steve Hillman : “Riding the storm”, “Matrix” Radio Massacre international : “Frozen north”, Republic”, Burned & frozen”, “Diabolica”, etc. Steve Roach : “Empetus”, “The magnificent void”, etc. une trentaine d’albums diversifiés Français : Jean-Michel Jarre (toujours vivant, et actif) : “Oxygène 7-13”, Frederick Rousseau : “Abyss”, “Spirit in the woods” Wolf Lintz : “The forbidden world” Lightwave : “Nachtmusik”, etc.

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95 Autres : Cosmic Hoffmann (Hollande) : “Beyond the galaxy” Atomine Elektrine (Suède) : “Elemental severance”, “Atom X tension”, etc

Les machines (synthétiseurs, ou séquenceurs) les plus marquantes des seventies : Moog modular (1964) quasiment personne n’en a jamais vu hormis en photo, encore moins acheté : coût, et maintenance prohibitifs. Klaus Schulze et Chris Franke (de Tangerine Dream) en avaient un ; et ils étaient assez “givrés” pour l’utiliser sur scène. Une vraie armoire normande, pire : deux ou trois alignées, plus des réglages et des connexions infernales... MiniMoog (1968 environ) le synthé incontournable, cher, du fait de son origine US, mais de petit format, bien adapté à la scène. Tous les groupes “branchés” en ont eu. Une mention spéciale pour Yes (Rick Wakeman), qui a élevé au rang de mythe le fameux “son Moog” EMS VCS 3 (1969), le dinosaure, monophonique et peu pratique sur scène : le premier synthé de Pink Floyd, et de Tangerine Dream, jusqu’en 1975 (“Ricochet”) Project Electronic Rythm Computer (1975) : séquenceurs (prototypes des boîtes à rythmes) spécialement développés et sans doute modifiés en continu pour Tangerine Dream : utilisés sur l’album “Stratosfear”, ou sur la BO “Sorcerer” (1977). Aucune machine de série produite. ARP 2600, l’un des classiques des mid-seventies, utilisé par Schulze dans “Timewind”. Oberheim, polyphoniques 4 ou 8 voix (à partir de 1975) énorme, puissant, très cher Korg MS20 : l’archétype de la machine de recherche monophonique à prix accessible (4200F, vers 1978), très puissant, mais assez peu adapté à la scène (pas de présélections). Le synthé des petits groupes qui démarrent, ou ceux sans trop de moyens (Indochine, Orchestral Manœuvres ?) Yamaha CS 80 : énorme, puissant, clavier “sensible” : la machine de rêve de Kate Bush, que l’on peut entendre sur tous ses albums, jusque dans les années 80 (et de Vangelis, et de Klaus Schulze. Mais eux ne comptent pas : il ont sans doute acheté tout ce qui possède un clavier…) Roland Jupiter, et Roland system 100 modulaire (vers 1977) : toute une famille de “grosses machines” polyphoniques, puissantes, et japonaises : donc moins chères que les Moog et Oberheim Prophet V, Prophet X (1978) très puissants, son superbe, mais assez chers, quoique moins qu’un PolyMoog. Quelques pré- sélections disponibles, utilisé notamment par Vangelis, Robert Rich Fairlight CMI (vers 1980) ouvre à la génération digitale avec écran et unité centrale, très cher bien sûr Yamaha DX-7 (1983) très puissant, peu onéreux, compatible MIDI, mais complexe à programmer pour le profane, avec son interface à menus, peu adapté à la recherche en temps réel (principe de synthèse additive). Une machine pour program- meurs et ingénieurs du son (les deux à la fois).

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96 Les entretiens

➔ Rock Star : l’antho par Lucie Chenu.

➔ Ombres et Lumières par Lucie Chenu.

➔ Interview d’Exotica par Julien Fouret. 1 °

➔ Entretiens avec nos Auteurs par Univers & Chimères.

➔ Entretiens avec nos Illustrateurs par Univers & Chimères. & CHIMERES N UNIVERS

97 Rock Star : l’antho !

Anthologie SF de rock, ou bien anthologie rock de SF, parue aux éditions Nestiveqnen , Rock Stars regroupe 17 nouvelles de SF, fantastique ou fantasy toutes inspirées du rock. Plutôt qu’une critique subjective, qui vous révèlerait nos goûts musicaux plus que la valeur de chaque texte, nous avons souhaité interroger chacun des auteurs de ce livre et leur poser quelques questions tou- tes simples sur leur rapport à la musique. Alors ouvrez grand vos oreilles !

Si Patrick Eris est plus connu comme écrivain de SF ou de polars, il est aussi musicien et a actuellement un projet, Mnémosyne, avec Jean-Manuel Moreau de Sebenza. « Ce sera une sorte d’industriel mélodique à la Nine Inch Nails. Et j’espère un jour reprendre mon projet perso, Mater Tenebrarum, pour l’instant en sommeil. J’ai aussi écrit des textes pour le groupe de Paris Ad Vitam Eternam, qui est en train d’enregistrer son premier CD. C’est un excellent groupe dans le genre gothique-métal symphonique, cent coudées au-dessus du tout venant, je crois qu’ils devraient vite percer. » Si on lui demande comment lui est venu l’idée de Rock Stars, voici ce qu’il répond : « Difficile à dire, il y a si longtemps que je ne me rappelle plus comment m’est venue l’idée délirante de lancer une antho ! Je crois que le thème s’est plus ou moins imposé à moi, il n’y avait rien d’équivalent, et l’éditeur a dit oui tout de suite. En fait, à l’origine, j’aurai bien aimé mêler des auteurs, confirmés ou non, et des musiciens, dont certains auraient eu l’occasion d’écrire leur premier texte de fiction. Mais j’ai manqué de contacts dans le milieu musical pour aller jusqu’au bout… J’ai eu la chance que plusieurs auteurs aiment l’idée et me suivent dès le début. Et la couverture de Caza était presque un rêve d’adolescence, comme je suis fan depuis des lustres ! En tout cas, comme l’antho se vend plutôt bien, il faut croire que ce n’était pas une idée si absurde que ça..»

Non, en effet, ce n’était pas une idée absurde, au contraire ! Ce livre nous emmène à travers les différents paysa- ges du rock, du blues au punk en passant par le metal et même le rap !

Les Chants de Glace sont d’étranges résonances de champs magnéti- ques, de vents solaires et d’hydrogène métallique. Jean-Marc Ligny, qui écrit en musique, ce qui lui permet de se couper des bruits exté- rieurs et de la réalité, s’est inspiré de la forme en disque des anneaux de Saturne. Pour écrire, il sélectionne soigneusement les morceaux pour l’ambiance qu’ils donneront à son texte. « La musique participe forcément à l’ambiance de mes livres. De plus j’ai écrit deux romans où la musique est le sujet et le thème principal du livre : Furia! (Denoël 1982) qui raconte, sur un mode humoristique, la tournée d’un groupe de “shockrock” dans une France future déliquescente, et La Mort Peut

Lucie Chenu Danser (Denoël 1994), qui s’inspire de la vie et de l’œuvre du groupe Dead Can Dance... À part ça, il y a eu quelques nouvelles comme Les chants de glace, Dulcimer (une de mes premières nouvelles parue dans la revue Fiction) ou Ogoun Ferraille, une nouvelle pour la jeunesse. Hors écriture, mes goûts sont assez éclectiques, avec cependant une nette prédilection pour le rock gothique (découvert avec Bauhaus et les Sisters of Mercy - cf Yurlunggur -, poursuivi avec la bonne école scandi- nave, de Therion à Tristania en passant par Nightwish, et qui a engen- dré le meilleur groupe du monde et de tous les temps que sont les Fields of the Nephilim) et la musique électronique (abordée dès les années 70 avec Klaus Schulze, Tangerine Dream et Kraftwerk, et qui me mettra toujours en joie tant qu’existeront des groupes innovants comme Front 242, Front Line Assembly, Velvet Acid Christ, Hocico, Mesh ou Icon of Coil…). Gothique, électronique, deux genres qui après tout, s’accorde bien au fantastique et à la SF... En passant, je signale à Thierry Di Rollo qu’il existe une version “goth” d’Eleanor Rigby par Godhead (groupe produit par Marilyn Manson) qui vaut son pesant de

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98 riffs plombés ! Je la lui copie s’il le désire. » On peut retrouver Jean-Marc Ligny, quand il n’est pas à la Bibliothèque de Houille en train d’animer un atelier d’écriture, sur : http://www.noosfere.net/Ligny. Il nous y reparle de… musique, bien sûr !

Johan Heliot, écrit toujours en musique. Il aime le rock énergique : « Ça me stimule : du punk (depuis les Pistols, Ramones, jusqu’à NoFX - en ce moment, l’album de Transplants tourne en boucle sur ma platine), du hard (Motörhead, ACDC période Bon Scott, en gros de Lep Zep jusqu’à Van Halen, mais aussi Silmarils, dont le dernier album est mon coup de cœur du moment avec le Transplants), du rock carré (QOTSA, Foo Fighters, Cracker, ...), du country folk (Cash - je suis très triste depuis qu’il est mort, Kristofferson, Fred Neil, Nick Drake, Neil Young ...), du blues (Buddy Guy, Dr John...), de la chanson française (Caussimon, Reggiani, Brassens, jusqu’à Bénabar, Fersen...), un peu de jazz (Gil Evans surtout, Lalo Schifrin, Chet Baker...), un peu de classique (baroque), et beaucoup de pop-rock 60’s - 70’s (Who, Doors, Stones, Kinks, Love, Spirit, Manfred Mann...). Pas d’électro, pas de rap ou de hip-hop sauf mâtiné de metal (cf. Silmarils). » Il n’écrit pas souvent sur la musique, mais elle est très souvent présente en filigrane dans ses textes. À la Bastille, Gabba gabba Hey ! est un texte hilarant et grave à la fois, écrit pour « trouver un lien entre la chanson anar et le punk, parce que je vois une filia- tion évidente d’où la rencontre entre Bruant et les Ramones. » Johan Heliot nous a proposé une nouvelle musicale hilarante que je vous engage à aller lire: Faeries Boots.

David Bischoff participe à une radio locale dans l’Oregon, mais c’est à Paris qu’il a découvert le rock progressif, thème de Songe d’une nuit de Solstice. Il aime écouter de la musique en travaillant, il cite Steeleye Span, Jethro Tull et les Beatles mais aussi le classique et le jazz. Sa nouvelle est étonnante de véracité – le concert, on s’y croirait – mais aussi de fantaisie. Je n’ai pas dit fantasy, non, d’ailleurs c’est un texte assez inclassable, drôle et déjanté.

Denis Labbé joue la carte de l’humour, et il y réussit pleinement ! L’idée du titre, de Rhapsodie métallique, l’une des rares nouvelles de fantasy de l’anthologie, lui est venu « en même temps que l’idée de décrire un groupe en concert. Rhapsodie est le nom du dragon, mais aussi, avec un “ y “, celui d’un groupe italien que j’apprécie. Le métal en général et la fantasy sont très liés. Il suffit de prendre la discographie de Dio, Blind Guardian (dont certains titres et albums sont inspirés par Tolkien), Manowar, Sonata Arctica, Fairyland ou Rhapsody par exemple pour s’en persuader. Ensuite, j’ai bâti un monde dans lequel avaient pénétré les créatures de fantasy et j’ai essayé de voir ce que cela pouvait changer. Le groupe est devenu multiracial puis j’ai ensuite détourné des titres classiques du hard pour en faire les titres de ce groupe : Blue Regency. L’intrigue est secondaire. C’est l’instantané de festival qui m’intéressait. Il faut connaître cela au moins une fois dans sa vie. Je pense être parvenu à donner un aperçu de ce que peut être l’ambiance d’un concert, l’odeur du “ graillon “ en moins. » Denis est une sorte d’obsédé de la musique : jugez plutôt ! « J’ai souvent inclus des éléments musicaux dans mes nouvelles. Soit des citations, soit des références ou des renvois à des titres, des groupes ou des disques. J’ai également utilisé des per- sonnages liés à la musique dans certains de mes récits. Mon roman jeunesse Le Pavillon Maudit met en scène un adolescent qui joue de la guitare et qui est confronté au fantôme d’un violoniste surdoué. La rencontre me semblait passionnante. J’ai d’autres romans jeunesses qui tournent tous autour de la musique : chorales, classique, jazz. Il faudrait que je les propose à un éditeur. Autrement, comme je fais des critiques de disques, de concerts et des articles sur la musique pour des revues et des sites internet, bien entendu que cela entre en ligne de compte dans mon écriture. J’ai écrit un certain temps pour Rock Time, à présent je m’occupe de ce qui est métal dans Faeries, Khimaira, sur le site lefantastique.net , sur le site de Hauteurs également et sous peu pour le fanzine Cycles consacré à la fantasy. »

Mélanie Fazi écrit en musique, cela se sent quand on la lit, et elle raconte volontiers qu’elle associe une chanson à un texte, nourrissant ainsi son inspiration. Elle écoute du rock au sens large : Tarnation, Sparklehorse, Giant Sand, Calexico, Nick Cave, PJ Harvey, Kate Bush, Elliott Smith, les années 70 de Bowie à Patti Smith. En forme de dragon est, étrangement, la seule nouvelle à ne pas être axée sur un air en particulier, mais sur toutes les musiques possibles. « J’avais déjà écrit un texte sur le thème du rock, Matilda, et je voulais absolument éviter une redite. Comme j’avais très envie de participer à ce projet d’anthologie, j’avais envoyé à Patrick Eris un premier texte pas très bon, qu’il avait refusé avec raison. Au cours d’une conversation sur l’antho, je l’avais entendu dire qu’il aimerait qu’elle contienne un texte centré sur une chanson, réelle ou imaginaire. À partir de là, j’ai eu l’idée d’un homme qui écoute une même chanson en boucle pendant des jour- nées entières, et j’ai cherché ce que pouvait cacher cette image. Puis le personnage de la petite fille est apparu, et le texte s’est construit progressivement à partir de là. » Elle aussi regrette de ne pas jouer : « J’ai été tentée d’apprendre à plusieurs reprises, mais je sais que je n’en aurais jamais la patience. Déjà, la seule idée d’apprendre le solfège me décourage. À l’épo- que où je fréquentais beaucoup de concerts, j’avais une véritable fascination pour tout ce qui touchait à la musique, aux instruments, au fonctionnement d’un groupe, etc. Mais je crois que si j’ai fini par écrire sur la musique, c’est par défaut, parce que je sais que je ne pourrai jamais en faire moi-même : ce n’est pas quelque chose que j’ai dans le sang. » La fiche de Mélanie Fazi est sur : http://www.oxymore.com/aut_fazi.php4

Thierry Di Rollo est incapable d’écrire en musique, parce qu’il a étudié la musique et qu’il la lit – il a appris le piano dès l’âge de 9 ans. Il ne peut donc faire les deux en même temps. Quelques grains de riz est directement inspirée des Beatles,

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99 qu’il écoute principalement, avec Brassens. « J’ai dû écouter plus de deux mille fois Eleanor Rigby depuis 1966 – et je l’écoute toujours. Cela ne m’a pas été trop difficile de trouver une idée. Les paroles de la chanson m’auront suffi. » Il a paradoxalement très peu écrit sur la musique : « Les deux genres sont pour moi très difficiles à marier souvent. Je me contente de clins d’œil dans mes romans. Dans le dernier, il y en a au moins deux concernant les Beatles. » D’autres renseignements sur Thierry Di Rollo, sur son site : http://perso.wanadoo.fr/t.di.rollo

Patrick Eris, par contre, écrit presque tout le temps en musique. L’idée de Doctor Jeep lui est venue du morceau Dr Jeep des Sisters of Mercy, avec ce DJ constamment à l’antenne. « Et si, pour quelqu’un, il prenait une importance démesurée ? Lorsque j’ai écrit mes premiers romans, c’était la grande heure de Oui FM, et cette radio a littéralement façonné mes goûts. Je sais que je n’écrirais pas de la même façon si je ne connaissais pas certaines musiques, comme les Fields of the Nephilim, mes idoles, ou mes potes d’Anathema ; j’avais d’ailleurs en projet un roman de fantasy “sombre” plus ou moins basé sur le CD Zoon de Nefilim et son univers, du moins tel que je le vois. La musique fournit des paysages mentaux et peut inspirer, c’est évident. Pour Doctor Jeep (qui n’a pas été écrite pour cette antho à l’origine) ce peut venir des sensations que j’ai eues en écoutant des CD comme A fine day to exit d’Anathema ou Amnesiac de Radiohead en roulant à la tombée de la nuit. Mon Poulpe : Une balle dans l’esthète, est truffé de clins d’œil à The Cure et aurait pour B.O. Pornography. Comme j’ai aussi écrit des kilomètres de paroles, cela doit avoir joué sur le rythme des phrases et l’imagerie. C’est pour cela que je mets systématiquement des exergues : pour rendre humblement une partie de ce que les musiciens m’offrent. Il m’est arrivé de donner ensuite les livres ou anthologies aux musiciens cités qui, en général, sont assez flattés ! Comme quoi… Côté indus/electro, je reprends à mon compte la liste citée par l’ami Ligny, avec qui il m’est arrivé plus d’une fois de nous entre- faire découvrir des artistes (Je le remercie publiquement de m’avoir orienté sur Kirlian Camera !) J’y ajouterai la darkwave Allemande, et ses fleurons Deine Lakaien (surtout), Wolfsheim et 18 Summers, ou les formes d’éxpérimental tel que Zoar. Dernièrement, je me suis passionné pour le médiéval, surtout via les géniaux QNTAL (Une nouvelle de fantasy devrait d’ail- leurs être inspirée par leur fabuleux concert à Paris) et quelques autres. Je pourrais citer aussi Kate Bush, Sapho la déesse des mots, New Model Army, Anathema (on ne le répétera jamais assez), Sparklehorse, Lacuna Coil, Das Ich, Diary of Dreams, The Gathering, Noir Désir, Jack the Ripper (Parisiens comme leur nom l’indique), Killing Joke, Einsturzende Neubauten et tant, tant d’autres, dont certains que je découvrirai certainement dans les mois à venir... J’avoue avoir une préférence pour les musiciens (Artistes en général) exigeants, ceux qui nécessitent des écoutes et un déclic pour entrer dans leur univers, comme celui que j’ai eu lors d’un concert de Nick Cave qui m’a transformé en fan, donc je ne peux dire quelle sera mon inspiration dans un an ou plus... Surtout si mes projets musicaux se concrétisent ! (P.S. Groupe ou musicien cor- respondant à tout ce qui est cité ci-dessus cherchant chanteur bon niveau peut me contacter, [email protected])

Sylvie Miller et Philippe Ward avaient déjà co-écrit Les Chants de Montségur dont le personnage principal est un chan- teur occitan. Ils ont eu l’idée du Survivant en sortant d’un concert d’Éric Clapton qui les avait enthousiasmés.

Philippe : « Un superbe concert auquel nous avons assisté tous les deux et dont la magie a continué très longtemps après. En particulier la version électrique de Layla qui résonne encore dans la tête. »

Sylvie : « Comme Philippe, j’adore Clapton et sa vie me fascine. Nous avons assisté à son concert, à Paris, en 2002, et nous en sommes sortis époustouflés. Cet homme a traversé les années, malgré des épreuves personnelles, et son talent est toujours aussi vivace. En sortant du concert, nous nous disions que Clapton est un survivant dont le talent a quelque chose de magique, ou même de diabolique. L’idée de base de la nouvelle était née. »

Philippe Ward écrit en musique, d’ailleurs il fait tout en musique, il vit en musique. Il écoute principalement ceux qu’il appelle : « les grands anciens, Clapton, Dylan, les Stones, les Beatles, tous les groupes rock des années 60-70 et de temps en temps des chanteurs plus récents que je découvre en regardant les chaînes musicales. Mes préférences vont quand même aux grands anciens avec une adoration sans borne pour Eric Clapton. »

Sylvie Miller, quant à elle, aime : « classique, opéra, rock, blues, musique latino, musique celtique, folk, country, R & B, rap... J’ai des goûts très éclectiques. Je choisis le morceau du moment en fonction de mes humeurs. (…) J’écris assez sou- vent en écoutant de la musique, mais ce n’est pas systématique. Parfois, la musique me dérange : je n’arrive pas à trouver un morceau qui corresponde aux idées que je couche sur le papier et je préfère imaginer ma propre musique. J’écris, et je l’entends dans ma tête tandis que je travaille. Oui, je sais, j’ai beaucoup d’imagination ! :-) Par ailleurs, si l’on considère le rythme des mots, eux aussi produisent leur propre chant. Parfois, j’ai besoin d’être dans le silence pour percevoir cette musi- que-là. »

Philippe joue « un peu de synthé mais pour le plaisir de temps en temps. Un synthé tout simple avec des boites à rythme, et je ne compose pas, je passe le temps et je m’amuse. » Sylvie a découvert le piano à l’âge de 4 ans, puis la guitare au moment de l’adolescence. « J’ai également joué de la flûte et un peu de batterie. Au lycée, j’ai fait partie d’un groupe de musique andine, puis d’un groupe de rock, dans lequel j’étais guitariste et chanteuse. Nous n’étions qu’une modeste bande

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100 de copains et nous jouions essentiellement pour nous, mais j’ai adoré l’expérience. Ensuite, j’ai continué à pratiquer la musi- que : je chantais et je composais sur un synthé (je créais toutes les parties musicales des différents instruments : piano, gui- tare, batterie, accompagnement musical...). J’ai participé à l’organisation de plusieurs spectacles scolaires où j’ai eu l’occa- sion de présenter mes morceaux. A une époque, j’ai même participé régulièrement à des concours de karaoké. La musique et moi, c’est donc une longue histoire. Toutefois, j’ai cessé de composer il y a environ cinq ans, au moment où j’ai com- mencé à écrire. Dès lors, toute mon énergie créatrice semble être passée dans l’écriture. Je ne joue plus qu’occasionnelle- ment de la guitare ou du piano. Mais je chante toujours sous la douche ! RIRES »

Brian Stableford fut un grand fan de Bob Dylan au point de lui emprunter plusieurs titres pour ses propres textes. Maintenant, il écoute « Surtout du rock gothique/darkwave ; parmi mes préférés, les Sisters of Mercy, Fields of the Nephilim, Nick Cave et Ataraxia. Pour changer, j’aime aussi Warren Zevon (Ou toujours des choses plus agressives lors des scènes de bataille, bien que je n’en écrive guère ces temps-ci.) » Il fait partie des auteurs qui écoutent de la musique en écrivant : « J’ai pris cette habitude dès les années 60, au début de ma carrière. J’écrivais tard la nuit et, lorsque la BBC avait fini d’émettre, je cherchais d’obscures radio étrangères ou passait mes vieux disques de Bob Dylan (Pas très fort pour ne pas déranger les voisins.) Sauf si je devais faire une scène de bataille, auquel cas je m’appuyais sur la chevauchée des Walkyries pour me mettre dans l’ambiance. » La musique a toujours eu une importance dans son œuvre : « Je me suis toujours inté- ressé au problème technique : comment décrire de la musique avec des mots ? Cela réapparaît dans mes premières œuvres (Ensuite cannibalisée pour un roman, Firefly) et est essentielle dans un court roman, Thearms of Morpheus, que j’ai terminé en Décembre (Pour une série qui a commencé dans Weird Tales). On peut y trouver des traces dans les romans de “Brian Craig”, Storm Warrior et The Omaga Expedition (2002) » L’idée de Le Dit de Judas ?: « L’idée de la musique en tant de voleuse d’âmes découle naturellement des accusations répétées (dans les années 50) comme quoi le rock n’roll était la “musique du diable” ce qui semble toujours mieux réussir que la photo. J’imagine que l’Antéchrist aurait probablement son Judas personnel, même s’il ne prenait pas vraiment au sérieux cette histoire de crucifixion.

Michel Pagel fait partie des auteurs qui écrivent rarement en musique « ou alors seulement avec des disques instrumen- taux. La musique, si je l’écoute, me distrait de l’écriture. Et si je ne l’écoute pas, ça me frustre. Cela dit, ça dépend des moment. Je peux en revanche faire de la traduction en musique (mais toujours pas avec du hard-rock). » Il écoute « Du classique (toutes périodes), du jazz (idem, avec une préférence quand même pour le jazz moderne, voire le free), et du rock. (Oui, dont les Who, comment as-tu deviné ?) Pas de rap, pas de techno, pas de choses comme ça. En rock, je n’écoute pas non plus de métal trop violent — disons que je tire un trait après Motorhead — mais sinon un peu tous les genres, y com- pris la périphérie. Je vais de Dylan à Led Zeppelin, en passant par Springsteen (mon chouchou), en gros. Une grosse fixation sur les années 60 et 70, quand même. » Il ne se souvient absolument pas de ce qui lui a donné l’idée de La Route de Memphis, peut-être parce qu’elle est ancrée dans un passé si lointain ? Je n’en dis pas plus, je m’en voudrais de déflorer l’histoire!

Michel Pagel dit écrire assez peu sur le thème de la musique : « il y a La Roche aux Fras (Le Diable à Quatre et autres récits, J’ai Lu) qui contient des allusions précises au rock progressif. Dans L’Equilibre des Paradoxes (Fleuve Noir, réédité chez Denoël, Lunes d’Encre), la musique tient une grande place dans la vie d’un des personnages. Et puis il y a bien sûr L’Inondation (Orages en Terre de France, Fleuve Noir) qui est fondée sur la chanson Here comes the de Peter Gabriel, dont tous les éléments sont repris dans mon texte, même si les deux oeuvres ne parlent certainement pas de la même chose. (Je dis “certainement pas”, parce que les textes de Gabriel me touchent par leur musique et leur poésie, mais je ne prétends pas les percer à jour — et n’en ai pas forcément envie, d’ailleurs.) »

Léo Henry a besoin de silence pour écrire « sinon je ne peux pas entendre ce que murmurent les mille voix qui squattent dans ma tête. » Il écoute « Plein de choses, de Palestrina à NTM en passant par Pink Floyd, Dionysos, Tom Waits, Max Raabe, Goran Bregovicz, Joe Dassin et Rimski-Korsakov. Comme tu peux le voir, j’apprécie des oeuvres de styles très diffé- rents. » L’idée de L’envers du Diable lui est venue… et bien non, en fait, je choisis de vous le cacher, pour cause de risque de spoiler ! Sachez juste qu’elle est de la chanson Sympathy for the Devil des Rollings Stones. Léo Henry avoue volontiers que « La musique tient un rôle périphérique dans l’un ou l’autre de mes textes. Elle fait plus volontiers figure “d’ouverture” vers un autre média que de source première d’inspiration. Cela dit, je pense que tous les morceaux de musique racontent une histoire et, à ce titre, ont autant d’influence sur ce que j’écris que le cinéma, les arts plastiques - ou la vie en général. » Plus de renseignements sur : http://www.oxymore.com/aut_henry.php4

Pour Jean-Michel Calvez « La musique est une passion (la collection de CD devient encombrante !). Et surtout, c’est une mise dans l’ambiance idéale car l’écriture, SF, terreur ou fantastique, aborde souvent des thématiques sombres (déviances, menaces, incidents ou accidents, monstruosités, drames intimes ou catastrophes plus étendues), un champ d’investigations thématiques assez bien préparé par certaines des musiques que je cite ci-après. » Il écoute « Des musiques très progressives de préférence, je veux dire des pièces assez longues (construites), qui peuvent être du new age électronique ou acoustique (généralement instrumental), de la musique classique (renaissance, baroque,

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101 contemporain électro-acoustique). Et de plus en plus de “gothique” heavenly ou dark ambient (genres que j’ai découverts plus récemment, il y a trois quatre ans). Mais pour ceux-là, il s’agit parfois d’une extension ou plutôt, d’un univers parallèle à celui de la “bonne” musique new age, notamment les groupes cités dans la présentation de Rock Stars. (…) Et je me rends compte que finalement, j’écoute de moins en moins de rock “classique” : morceaux trop courts, trop de punch, trop formatés pour l’écoute attentive sur trois quatre minutes, même dans le cadre d’un album écouté in extenso. Je réserve le rock (surtout plus ou moins progressif dans ce cas, ce qui n’empêche pas les décibel d’arriver) pour l’écoute pure et dure sans activité mentale parallèle (exemples : Pink Floyd, Camel, Al Stewart, Genesis, Porcupine Tree, etc.) J’ai abandonné Yes (à regret), pour cause de volume sonore, un rock symphonique un peu mégalo et envahissant, en somme, comme sont aussi certains morceaux classiques orchestraux des 18 et 19ème siècle, genre Tchaïkovski, inadaptés à une écoute domesti- que sur chaîne Hi-fi. » A la question de savoir comment lui est venu l’idée de Analogies, il répond : « Le contexte : Il y a toujours eu un lien fort entre la SF et la musique électronique, en particulier celle des années 70/80 (synthés + séquenceurs, genre “école de Berlin” : cf. Klaus Schulze ou Tangerine dream, ou en France, Jarre et Marouani). D’ailleurs celle-ci était souvent appelée musique spatiale ; il n’y a qu’a voir les pochettes parfois sublimes des disques à l’époque (Jarre, Tangerine Dream, Vangelis). Le meilleur exemple que je connaisse est un très bel album hélas disparu des bacs depuis 20 ans (jamais sorti en CD !). Il s’agit de “Galaxy-Cygnus A”, de Robert Schröder : il incorpore des sons captés dans l’espace qui sont, réel- lement, les signatures électromagnétiques en provenance de la galaxie Cygnus-A, plus des sons de synthé proches des sons de Tangerine Dream, Schulze, etc. J’ai eu l’idée que la musique elle-même, du fait de sa composante technologique (issue de machines appelées synthétiseurs analogiques), ou de sa connotation spatiale explicite, puisse véhiculer un message (secret ? Non, plutôt involontaire) et que celui-ci puisse être reconnu comme tel par une civilisation E.T. Restait à mettre cela en musique ; cela s’est transformé me semble-t-il (presque à mes dépens), en une ode à un genre musical disparu. » Jean- Michel Calvez pourrait vous parler pendant des heures de sa passion, la musique, et je vous engage à aller lire l’article passionnant qu’il a écrit pour nous ainsi que sa nouvelle Watermusic.

Jess Kaan a lui aussi besoin de silence pour écrire, ou pour mieux entendre le tap tap sur le clavier, mais « je m’inspire par- fois de musique... exemple In the Hands of Death pour Quand Lune Saigne dans l’anthologie Lilith et ses sœurs aux Éditions de l’Oxymore.... » Il écoute : « Marylin Manson, The Offspring, Rob Zombie et un peu de classique, de musique louisianaise... Mais pas en quantité astronomique... Dans la voiture par exemple, une fois de temps à autre sans plus en dehors… » L’idée de Nitro lui est venue après avoir découvert le second album des Offsprings : J’avais envie d’écrire une nouvelle où la musique serait héroïne à part presque entière. Victor Hugo a fait de Notre Dame de Paris le héros d’un de ses romans. Moi c’était la musi- que de Offspring qui m’évoquait des flashes car elle parle de violence, de la société actuelle, l’album punk est aussi acéré que la lame d’une épée et quand tu l’écoutes, tu es pris aux tripes, même si les paroles ne sont pas toujours d’une grande profondeur. Simplement, ça te touche !!! Alors pendant des années, j’ai nourri cette idée et quand l’appel de Rock Stars s’est présenté, j’ai mis sur le papier cinq ans de réflexion et voilum… » Le résultat est une nouvelle dure et cruelle, mais si profondément juste qu’elle fait de celui qui pose les yeux sur elle un lecteur engagé. Un petit regret pour le manque de tra- duction des paroles qui font perdre au lecteur non-anglophone une partie du sens. À noter que quand il n’écrit pas, Jess Kaan est occupé à mettre à jour son site : Petite Horreur

Stratocaster de Jean-Jacques Kilian est un texte étrange et angoissant, qui sonne aigu comme peut résonner une Strato, une de ces guitares mythiques, dans un riff endiablé. Lui-même musicien, a-t-il comme son personnage rêvé d’être une Rock Star ? De connaître l’effet que produisent sur les femmes le son magique qu’il tire de son instrument ?

Léo Lamarche écrit en musique, ça lui est « indispensable pour que l’écriture fasse écho à un support musical. J’écoute et j’écris, j’écris ce que j’écoute, musique et écriture se rejoignent et forment synesthésie. Ce qu’elle écoute dépend de l’hu- meur du moment : « La musique est une chambre d’écho qui amplifie mes états d’âme et me permet de fixer sur l’écran les choses fugitives. J’ai la chance d’avoir un millier de CD à ma disposition, ainsi suis-je éclectique. D’humeur joyeuse, j’écoute du Reggae, plus cool, de la trip-hop, beaucoup de jazz (Ah, la voix râpeuse de Billy Holiday, pleine de toute la nostalgie du monde), Je suis aussi restée très “woodstock” (Janis Joplin, Led Zeppelin, Deep Purple, Jethro Tull). Les jours de Blues, c’est Magic and Loss de Lou Reed, Anathema, Mano Solo ou du Fado. En fonction de l’humeur du moment, donc. La seule chose qui me trouve imperméable c’est la techno et dérivés qui me laissent on ne peut plus froide. je n’accroche pas, je ne m’y retrouve pas. Le Code-barre de l’Antéchrist est né « de la connexion entre le rap de MC Solaar et une réflexion sur la toile et le Big Brother qui nous guette. Je suis slammeuse, très influencée par la hip-hop comme beaucoup de slammeurs. Si Léo Lamarche ne joue pas, elle slamme : « la voix est alors mon instrument, le texte, ma révolte et le stylo, mon arme. »

Laurent Fétis écrit « toujours en musique, et c’est de la musique qui saigne ! Une musique dont les rythmes et volumes fracassent les oreilles ou une musique déprimante et sinistre qui torpille le moral dans le bas-fonds. » Il dit trouver ses idées de roman vers 3 ou 4 heures du matin, en boite de nuit. Trancers, une nouvelle très SF, très futuriste, a dû être conçue entre déprime et fête. Ce texte est dédié aux Tontons Flingueurs, défunte salle de concert rennaise.

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102 Brian Hodge écrit en musique, toujours, mais instrumentale, de peur d’être déconcentré par une voix trop présente. Il se compose parfois des bandes originales à partir de musiques variées, comme pour un film, et s’en sert comme d’un raccourci pour arriver à l’état dans lequel il désire se trouver pour écrire telle ou telle scène de ses livres. La Chair dans la Machine, qui clôt cette anthologie, évoque un futur proche et déglingué où la musique est le corps, où le corps est l’instrument ultime. Jusqu’à quelle fin ?

Caza dessine le plus souvent en musique : « Très souvent, je suis branché sur France Musiques, ce qui veut dire que j’écoute du classique et du jazz, et les gens qui en parlent bien. Comme pour la peinture, je suis très fan des grands de la fin du 19ème-début 20ème... Wagner, Mahler, Debussy, Richard Strauss... Mais le jazz est ma musique, LA musique du 20ème siècle. Du blues au bop, de Duke Ellington à Miles Davis, et combien d’autres... À part ça, j’ai des moments rock n’roll et même rock tout court. Et puis un jour j’ai découvert la revue Elegy et ses compils et je me suis fait mes propres compils de gothique et électro. J’aime beaucoup Tiamat et Sisters of Merci. Mais Massive Attack revient souvent sur ma pla- tine, depuis deux ans... Et parfois, j’ai besoin de trucs à la con, genre lounge music – ça vide la tête... Pour une couv d’antho, il y a d’abord une “inspiration d’auteur”, celle qui me vient quand on me propose le thème, comme les écrivains. En l’occurrence “rock et SF”, qu’est-ce que ça t’inspire ? Ensuite, je lis autant que possible tous les textes et je pique dans les uns et les autres les éléments qui me plaisent, des trucs que j’aime dessiner. Après, j’essaie de faire de tout ça, plutôt qu’un collage, un “mélange personnel”. Dans Rock Stars, j’ai pris un élément “dragon” quelque part et un coté cyberpunk-destroy un peu partout, mais je n’ai pas joué la nostalgie présente dans plusieurs nouvelles, parce que ça n’est pas trop mon truc. De la même manière, pour ma version de Parabellum Tango chez Denoel, j’ai évité de donner au héros l’allure BobDylanesque décrite dans le texte de Pelot et je l’ai tiré vers le punk, histoire d’actualiser... je n’ai pas beaucoup dessiné sur ce thème. La musique suppose le son, quand même, et en dessin, c’est dur ! En BD, un peu, avec une recherche d’équivalents graphiques, onomatopées et autres signes “abstraits”, mais il reste une frustration de ne pas disposer de vraie musique. Le problème se pose actuellement pour moi avec le tome 7 d’Arkadi, que j’ai tout d’abord pensé-rêvé comme une sorte d’opéra... Je ne sais pas ce qui restera finalement de cet aspect musical. Par contre, et par bonheur, il est évident que le dessin animé répond pleinement à cette frustration : Didier Lockwood a pensé sa musique des Enfants de la pluie comme un opéra, avec une grandeur théâtrale qui colle à la mise en scène et avec des leitmotivs au sens wagnérien du terme. C’est un bonheur pour moi de voir à quel point ça “agrandit l’image”. Plus de renseignements dans la Case à Caza

Du livre à l’illustration, de la BD au Dessin Animé, de la musique à l’Imaginaire, du Rock à la SF.

Les bibliographies de tous les auteurs sont présentées sur les excellents sites que sont la nooSFère et BDFI. Nous vous enga- geons à aller les consulter.

L’illustration “Rock Stars” est de CAZA.

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103 Ombres et lumières

Ombres et Lumières est un projet rare et précieux qui a pris naissance grâce à Divine Comedy Records , maison de disques éditant des groupes d’ambiant. Il s’agissait pour 12 auteurs et 14 musiciens de s’inspirer de peintures de Jean- Marc Dauvergne , peintre de l’Imaginaire Fantastique, qui lui-même s’inspire de musique et de lectures. Cela a donné un coffret de toute beauté dont on peut avoir un aperçu sur : http://jmdauvergne.free.fr/docs/ombre-et-lumiere/ombre- et-lumiere.html

Mais laissons plutôt la parole aux créateurs :

Jean-Marc Dauvergne, peintre :

Est-ce que tu peins en musique ? On peut même dire que je ne peins qu’en musique, sauf dans de rares moments, quand la musique s’arrête parce que le disque est terminé, que j’ai oublié d’activer repeat, que j’ai les mains pleines de peinture et, que je n’arrive pas à appuyer sur play avec le nez.

Qu’écoutes-tu ? J’ai un choix de musiques suffisamment important pour coller à mes différentes humeurs, néanmoins j’ai parfois des dif- ficultés, surtout lorsque je commence une peinture, à trouver une musique qui convienne. J’écoute beaucoup de choses différen- tes, industriel, pop, gothique, krautrock, progressif, trip-hop, punk, techno … En ce moment j’écoute principalement : Arcana, Godspeed You Black Emperor, Zone, Laïka, Bourbonese Qualk, Mogwai, Michael Nyman, Neu, Rammstein, Hagalaz Runedance, KLF, Devo. Dans 15 jours j’écouterai sûrement autre chose.

Lucie Chenu Comment est venue l’idée de Ombres et Lumières ? Comment s’est faite la conception du coffret ? Comme plein d’idées Ombres et Lumières c’est une idée qui traînait depuis longtemps et tout à coup un déclic fait que ça se met en route. La peinture est plutôt une activité solitaire et c’est parfois pesant, j’ai toujours eu envie de faire quelque chose avec d’autres personnes. J’adore le graphisme et la mise en page et mettre en page mes peintures m’a toujours attiré. Un jour j’ai parlé de l’idée à Fab de Divine Comedy, il a tout de suite contacté des musiciens, le projet était démarré. Pour la conception du coffret, pour une fois je pouvais faire ce que je voulais, comme je voulais, dans une limite de budget quand même ce qui n’est pas un problème. Le tirage limité quant à lui est entièrement fait à la main accompagné d’une petite peinture et a été fait principalement pour remercier les participants, seulement quel- ques exemplaires étant à vendre.

Que penses-tu du résultat ? As-tu l’impression que les auteurs et les musiciens aient rejoint ton feeling, ou bien est-ce parti dans des directions totalement différentes ? J’aime bien le résultat, 1 an après si je devais le refaire ça aurait à peu près la même gueule. Le but n’était pas qu’à travers textes ou musique les participants rejoignent mon feeling, je ne suis pas assez mégalo pour ça. C’était plutôt que chacun se serve d’une de mes peintures comme point de départ à sa propre création. Comme les gens voient des tas de choses différentes dans mes peintures et qu’un des buts de ma pein-

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104 ture est de provoquer ça, j’avais envie de voir ce que ça allait donner.

Es-tu amateur de fantastique, SF, ou fantasy ? Que lis-tu ? (même si j’ai une idée de la réponse :)) Je lis (et j’ai beaucoup lu) du fantastique et de la SF. En fantastique j’aime particulièrement des auteurs “classiques” comme Bram Stoker, Arthur Machen, W. H. Hodgson, H. H. Ewers, Marcel Brion, Thomas Owen, H. P. Lovecraft et plein d’autres ainsi que des auteurs récents, Clive Barker, Graham Masterton, Michel Pagel… Coté SF J. G. Ballard, Norman Spinrad, Michael Moorcock, Keith Roberts, et quelques plus récents comme Michael Marshall Smith ou les premiers livres de Brussolo. J’aime aussi beaucoup la SF catastrophe des années 60 (John Wyndham, Edmund Cooper, John Christopher,…) Actuellement mon auteur préféré dans le genre (de la SF entre polar et politique-fiction) est Jérôme Leroy qui avec un cer- tain cynisme teinté d’humour noir, nous projette dans notre avenir très proche. Par contre je ne suis pas un fou de fantasy hormis quelques cas comme Le royaume des devins de Barker ou La foret des Mythagos de Holdstock qui pour moi échap- pent au poncifs de la fantasy. Sinon je lis aussi pas mal d’écrivains à la lisière du fantastique et de l’étrange comme Borgès, Gombrowicz, Quiroga, Bioy Casares, Angela Carter, John Fowles, …

Es-tu toi-même musicien ? Non je ne suis pas musicien et je préfère faire bien ce que je sais faire (peinture et graphisme) que vouloir à tout prix tou- cher à tout. Il y a beaucoup de gens qui font trop de choses, mais à moitié, je n’ai pas envie d’être comme eux.

Sal-Ocin, d’Empusae, musicien :

Es-tu intéressé par la SF, le fantastique ou la fantasy ? As-tu l’impression que ça ait un rapport avec ta musique ? J’ai toujours été intéressé par ces domaines. C’est pour moi la plus grande source d’inspiration. D’autant plus que je com- pose de la musique qui a comme but d’illustrer l’imaginaire... Donc pour moi, ça a un rapport direct avec ma musique ! La des plupart des ambiances que je crée sont liées à des anecdotes, des histoires et mythologies... que se soit SF ou Fantasy.

Comment s’est passée l’aventure Ombres et Lumière ? J’avais entendu parler de ce projet par Fabrice (du label Divine Comedy). J’ai du coup visité le site de JMD et j’ai adoré. Pour moi c’était une occasion idéale de pouvoir illustrer musicalement des oeuvres si près des ambiance que je compose. Alors je me suis proposé à participer. La peinture sur laquelle je me suis basé était celle qui m’avait attiré l’attention dès le premier coup d’œil. Et c’était un plaisir de travailler là-dessus. Le morceau était composé en une soirée... J’était très enthousiaste ! C’était une aventure à vivre !

Plus de renseignements sur le groupe sur : www.empusae.com

Fabrice de Divine Records est aussi musicien du groupe Kulfi :

Comment s’est faite l’aventure d’Ombres et Lumières, est-ce que tu connaissais déjà tous les musiciens et auteurs ? Jean-Pierre et moi avions imaginé ce projet dans nos têtes depuis un moment , et tout s’est fait spontanément . Je connais Jean-Marc depuis le milieu des années 80 , ce qui explique bien des choses . Il était au départ une des rares personnes avec qui je pouvais vraiment parler de musique et “d’arts souterrains” en général . Je connais plutôt bien ses goûts musicaux , et suis sa peinture depuis le début . La partie Divine Comedy a été axée sur les musiques… Je ne connais que Lionel Grosheny, Alyz Tale, et Genevieve Lafosse, pour les auteurs… Bien sûr , la partie musicale a été axée autour de gens que je connaissais à 99 % , car nous avons sur- tout contacté des groupes que nous appréciions , ou avec qui nous avions déjà eu l’occasion de faire quelque chose (on retrouve d’ailleurs une grande partie des groupes récurrents du label)… Cela explique peut-être à l’arrivée la cohérence, et la pertinence des morceaux ; ils collent tous au thème, et parfois, on en arrive à penser que tout le monde s’est concerté pour écrire ses morceaux . Es-tu amateur de SF, Fantastique, Fantasy ? L’Heroic Fantasy me tombe un peu des mains, j’aime les ambiances , le concept , mais je n’en lis pas… L’affinité avec le Fantastique et le Romantisme noir est plus évidente ; Arthur Machen, Ambrose Bierce , HP Lovecraft , Borges , Leo Perutz , Byron, et pour la SF, des auteurs comme Bradbury, Frederic Brown ou Philip K.Dick… Il va sans dire que la peinture, la litté- rature et le cinéma Fantastique ont une place importante dans le puzzle… mais pas seulement…

Lionel Grosheny qui cumule la musique, avec Othila, et l’écriture :

Es-tu intéressé par la SF, le fantastique ou la fantasy ? La fantasy et le fantastique sont effectivement 2 de mes centres d’intérêt principaux tant en littérature (de Lord Dunsany à Georges Foveau en passant par Clive Barker et Lovecraft) qu’en cinéma (Tim Burton, Peter Jackson, Cronenberg ou Lynch)

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105 ou en peinture (Bosch, Giger). A l’exception de la série Alien et la 1ère trilogie Star Wars (qui est certainement plus de la Fantasy), je ne suis pas trop SF. L’espace, les vaisseaux spatiaux et les planètes lointaines peuplées de vers géants ou de petit gris, ne me font pas rêver, alors qu’un mage, un nain, des forêts mystérieuses me transportent très loin. J’ai un petit faible également pour la fantasy urbaine (Neverwhere, le Royaume des devins, ...), je trouve que sa capacité à faire rêver est encore plus grande, car c’est toute notre relation avec notre environnement qui s’en voit changée. Mon compagnon musical, John Doe, même s’il n’est pas aussi accroc que moi au fantastique, n’en reste pas moins sensible à la poésie et aux charmes de ce genre artistique.

As-tu l’impression que ça ait un rapport avec ta musique ? Inconsciemment certainement. Une musique, un écrit ou une peinture, c’est un peu une partie de nous même qui se dévoile. Mais nos sources d’inspirations principales ne se trouvent pas dans le fantastique. Le titre que nous avons fait pour Ombres et Lumières est bien différent de ce que nous faisons d’habitude. Cela reste bien évidemment de l’ambient, mais tout l’aspect ethnique a été occulté. La Terre, la Nature, les mythologies nordique et celtique sont nos principales sources d’inspiration.

Comment s’est passée l’aventure Ombres et Lumière ? Très bien. Othila a sorti son 1er album chez Divine Comedy. Jean-Marc Dauvergne est un ami proche. Nous apprécions énormément son univers. Tout s’est donc passé naturellement. Après avoir choisi la peinture, nous avons soumis notre mor- ceau à Jean-Marc et Fabrice. Les 2 ont apprécié et voilà.

Il en a été de même avec la nouvelle, Last exit for the lost, où là, pour reprendre ta seconde question, on sent peut-être plus nettement le rapport entre mon goût personnel pour le fantastique et l’écrit (...enfin je l’espère).

Est-ce que tu écris en musique ? Généralement oui.

Importance de la musique dans ton oeuvre littéraire ? (en tant que thème) “Œuvre” est un grand mot à mon sens, mais pour répondre à ta question, la musique doit surement avoir une influence. Je lis toujours avec de la musique en fond sonore, j’aime cette harmonie. Quand j’écris, j’essaie de recréer cette harmonie, cette ambiance. Pour moi, mots, sons et images sont étroitement liés. Je vois et entends ce que j’écris. Par exemple ma der- nière nouvelle Yula illustre le 10” d’Othila du même nom. En composant les morceaux, j’avais l’histoire en tête, mais la nou- velle n’était pas encore écrite. Je l’ai mise sur papier avec en fond sonore les démos de notre musique. D’autres idées me sont venues en écrivant et on a modifié la musique à certains endroits. Les photos qui illustrent le 10” sont des photos d’où se déroule (dans ma tête) le conte.

Qu’écoutes-tu ? C’est assez varié, cela va du traditionnel breton à SPK en passant par New Model Army, Nick Cave, Joy Divison, Bad reli- gion, Current 93, beaucoup de dark ambiant aussi (Lustmord, les productions Cold Meat Industry), mais ça reste assez “old school” en général.

Pour joindre Othila : [email protected]

Marc, du groupe Land :

Es-tu intéressé par la SF, le fantastique ou la fantasy ? As-tu l’impression que ça ait un rapport avec ta musique ? Si tu parles du domaine de la littérature, la fantasy et la SF ne m’intéressent pas du tout à de rares exceptions près . En ce qui concerne le fantastique, j’étais un lecteur très friand du genre, mais aujourd’hui je préfère relire des classiques plutôt que la production actuelle qui dans la majorité m’ennuie. L’influence du fantastique, bien que présente au tout début de Land (Poe ou même Lautréamont), est aujourd’hui inexistante.

Comment s’est passée l’aventure Ombres et Lumières ? Fab du label DC m’a proposé de participer à ce projet. J’avais déjà été auparavant à des expos de Jean-Marc. Le choix du tableau s’est fait instantanément. Je connaissais déjà la toile Branchages et j’avais une idée assez précise de ce que je vou- lais faire. Rencontrer à cette occasion d’autres participants autour de quelques verres fut par la suite très agréable.

Gaë Bolg and the Church of Fand

Il a été fort difficile d’interviewer Gaë Bolg, et curieusement, ce n’est qu’après sa disparition officielle le premier avril de l’an

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106 deux-mille-quatre que je pus rencontrer Eric Roger, son plus… proche collaborateur, dirons-nous, et le questionner sur Gaë.

Gaë Bolg est-il intéressé par la SF, le fantastique ou la fantasy ? En fait, Gaë ne lit rien. Rien d’autre que ses propres écrits, ce qui fait que ça tourne vite en rond. Quant à moi, à part le Seigneur des Anneaux, Lovecraft et Antoine Volodine, je ne lis pas de SFFF.

La SF, le fantastique ou la fantasy ont-ils inspiré la musique de Gaë ? C’est plutôt l’inverse qui s’est produit. Les plus grands se sont inspirés de lui, jusqu’aux héros mythologiques, comme ce… Cûchulainn, sorte de demi-dieu irlandais, qui a nommé sa lance magique “Gaë Bolg” !

Comment s’est passée l’aventure Ombres et Lumières ? Jean-Marc est un de mes amis. Il m’a proposé cette collaboration et j’en ai parlé à Gaë ; j’espérais ainsi canaliser sa schi- zophrénie latente en reliant la musique et la peinture, le bleu et Jean-Marc. Hélas ! Il a choisi un tableau à dominante rouge, pas du tout ce qu’il lui aurait fallu.

Sire Cédric, auteur :

Écris-tu en musique ? La plupart du temps. À vrai dire j’écoute de la musique à longueur de journée. Certaines vibrations “magiques” ont le don de me couper de la réalité, et elles parviennent à me plonger dans un monde hors du monde. Un univers onirique où je me sens plus à l’aise. Outre le fait que cette sensation est devenu une addiction chez moi, je dois avouer que je recherche aussi cet état d’esprit particulier, désincorporé, qui aide beaucoup à la création. Quand j’écoute de la musique, mes yeux s’agran- dissent.

Qu’écoutes-tu ? Je pense qu’on pourrait qualifier ce que j’écoute de “musiques extrêmes” ou bien “rituelles”, quant au feeling qu’elles dégagent, cette recherche de la dissolution et de la lumière. Cela peut être un mur de guitares qui vous écrase et vous broie telle une explosion atomique, ou bien simplement des hurlements de loups gravés sur disque. Des choses vraiment diverses donc, mais pour simplifier j’écoute beaucoup de black metal et de musiques religieuses. Pour citer quelques noms les plus connus et les plus représentatifs : Burzum, Mayhem, Der Blutharsch, De Victoria, Behemoth, Arvo Pärt.

Le thème de la musique est-il important dans ton œuvre littéraire ? La musique a toujours eu, dans mon écriture, une influence essentielle en termes de rythme et de flux, de teinte et de den- sité. Bien que je n’ai encore jamais réellement abordé la musique en tant que thème central (mais cela ne saurait tarder, tiens !) les références musicales de toutes sortes ont toujours abondé dans mes écrits. Et, de même qu’il y a une logique qui relie absolument tous mes textes les uns aux autres, il y a également une logique dans le choix de ces accompagnements musicaux (que je précise en général en indiquant la “bande son” liée au texte). Es-tu toi-même musicien ? Pas réellement, j’ai suivi des cours de piano, mais autant écouter cet instrument peut tout à fait me mettre en transe, autant je ne suis pas fait pour en jouer. J’ai par contre participé à quelques groupes en tant que vocaliste, et cette forme d’expression s’est révélée me convenir bien davantage. On en revient ici encore au rituel, à la litanie.

Comment s’est passée pour toi l’aventure d’Ombres et Lumières ? Jean-Marc Dauvergne m’a contacté alors que j’étais de passage à Paris (on s’était d’ailleurs donné rendez-vous à un concert de Rosa Crux, encore une référence musicale !) pour me demander de participer à son artbook. J’ai été, bien entendu, immédiatement séduit par ce concept de mélanges des arts, sans compter que j’apprécie beaucoup les toiles de Jean-Marc ; illustrer l’une d’elles était un honneur pour moi ! J’ai un instant songé à m’inspirer des ses peintures de nuages, mais c’est finalement sur sa série des “Simulacres” que s’est porté mon choix. La sensation qui se dégage de cette silhouette fémi- nine, à la fois glacée et vaporeuse, résonne parfaitement avec ma sensibilité littéraire. J’ai donc écrit une vignette inspirée de cette série, et je l’ai envoyée à Jean-Marc, qui l’a aimée et m’a répondu qu’elle figurerait dans son livre. Notre collabora- tion s’est déroulée de manière très plaisante et très constructive, et j’en garde un excellent souvenir.

À noter que Sire Cédric collabore au magazine musical Elegy, et qu’il est également attaché de presse pour les éditions de l’Oxymore ( http://oxymore.com/ On peut trouver sa bibliographie sur son site : ( http://www.sire-cedric.com/

Alyz Tale, auteure :

Est-ce que tu écris en musique ? Généralement oui. La musique donne un rythme, aide à l’écriture, un peu comme le rythme du train et du métro (où j’aime

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107 bien écrire).

Importance de la musique dans ton oeuvre littéraire ? (en tant que thème) Avec à peine un recueil et quelques textes à droite à gauche à mon actif, on ne peut pas vraiment parler d’œuvre. Mais il est vrai que parmi les onze nouvelles du recueil*, deux sont entièrement consacrées à la musique (l’une à Dead Can Dance et l’autre à Louisa John-Krol), et des éléments musicaux apparaissent dans plusieurs des autres textes. La musique occupe donc effectivement une place importante dans mes textes, même si ce n’est pas toujours volontaire.

Qu’écoutes-tu ? Beaucoup de choses. Gothique, rock, musique classique, heavenly, pop rock, etc. Cela va de Dead Can Dance à Placebo, en passant par Cure, Rammstein ou Les Secrets de Morphée.

Es-tu toi-même musicienne ? Malheureusement non.

Comment s’est passée pour toi l’aventure d’Ombres et Lumières ? Je ne sais plus vraiment comment a été établi le contact, si c’est par Jean-Marc lui-même, par Divine Comedy ou par un autre auteur, mais je sais que j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire pour ce projet. D’une part parce que le travail de Jean- Marc est une excellente source d’inspiration, mais aussi parce que cela m’a amusé d’écrire un texte comme le Gardien des Rêves dans un tel cadre, de jouer avec ce contraste entre la désolation et la solitude qui se dégage des peintures de Jean- Marc et le côté léger et enfantin qui se dégage du texte. Quoi qu’il en soit, l’objet final est superbe, je suis ravie d’avoir par- ticipé à ce projet.

Alyz Tale est rédactrice en chef du magazine Elegy : la musique est donc un art qu’elle connaît bien même si elle ne le prati- que pas ! On trouvera des informations plus complètes sur son œuvre littéraire et visuelle sur son site : http://alyztale.free.fr

* Mon dernier thé est publié aux éditions du Yunnan

Nico Bally, auteur :

Écris-tu en musique ? Dans ma vie, je fais tout en musique. Ensuite, je suis persuadé que tout influence mon écriture, consciemment ou non. Donc je choisis minutieusement la musique qui accompagne mes écritures. Bien souvent, j’ai envie de rendre une ambiance que je connais pour l’avoir entendue, alors je passe les morceaux en question. C’est une manière de se mettre en condi- tions, comme si je m’exilai dans le désert pour écrire Dune. Sauf que je n’ai pas de désert à proximité, alors je passe une musique désertique.

Qu’écoutes-tu ? Beaucoup de choses ! Je ne vais pas pouvoir tout citer, mais voilà le principal : Un peu de classique (Beethoven…), mais surtout du néoclassique (l’orchestre noir…) et de l’heavenly (belles voix aériennes, dont Dead Can Dance semble être le meilleur représentant) et leurs dérivés folk (Hagalaz’ Runedance…), médiéval (Arcana, The Moon Lay Hidden Beneath a Cloud…), martial (Sophia, puissance…), ou world (Rajna, Loreena Mc Kennit…). Des trucs brutaux (les débuts de Korn, Tool, un peu de Rammstein…), industriels (Nine Inch Nails, Tarmvred, Wilt…), voir même à priori inaudibles mais en réalité parfaits pour les réflexions profondes (Brighter Death Now, Megaptera…). Du dark ambiant (dont je parle dans mon petit article) ou ‘ambiant’ tout court (Ambre…) dont de bonnes musiques de bons films (notam- ment Angelo Badalamenti qui suit David Lynch partout). De la drum’n’bass (beekcake…), des musiques électroniques (Vnv Nation, Velvet Acid Christ, Snog…), du trip-hop (Portishead & Beth Gibbons, Massive Attack…), de l’expérimental (Art Of Noise, …). Et des trucs plus conventionnels ; rock et méta-rock d’aujourd’hui (Eels, Placebo, Noir Désir, Dolly, Les Innocents, Radiohead, Manset, Muse, Nick Cave…) et d’hier (The Doors, Pink Floyd, , The Velvet Underground, Nico…) ou d’aujourd’hui rappelant hier (Mogwaï, Archive, Godspeed You Black Emperor ! et autres post-rock progressifs… oui, on s’y perd un peu).

Le thème de la musique est-il important dans ton œuvre littéraire ? Es-tu toi-même musicien ? Je n’écris jamais sur la musique. Là, j’ai fait une exception pour Univers & Chimères. La musique m’inspire énormément, mais elle m’inspire des ambiances, des décors, pas des histoires parlant d’elle. Sûrement parce que je ne suis pas musicien…

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108 Comment s’est passée pour toi l’aventure d’Ombres et Lumières ? Je parlais de musique, de peinture, et d’inspiration avec Jean-Marc Dauvergne lorsqu’il m’a parlé de son projet d’artbook illustré. J’ai évidemment été immédiatement intéressé, d’autant plus que je n’étais pas seulement fasciné par ses peintures, mais aussi par les travaux de Laurent Bramardi, A Challenge Of Honour, Wilt... Pouvoir faire partie de tout ça fut vraiment un enchantement ; c’est exactement ce que je veux faire, ça n’est pas juste une publication pour faire beau sur le CV, c’est mon but final, c’est ce qui me motive.

Plus de renseignements sur Nico Bally sur son site : http://nicobally.free.fr/ et vous pouvez aussi lire l’article et la nouvelle qu’il a écrits pour nous.

Les bibliographies de tous les auteurs sont présentées sur les excellents sites que sont la nooSFère et BDFI. Nous vous enga- geons à aller les consulter.

Jean-Marc Dauvergne - Ombres et lumières - 2003 - Divine Comedy - DC022 Livre + CD / book + CD, 48 pages, 21 x 21 cm 43 peintures de / 43 paintings by JM Dauvergne

+ 12 nouvelles de / 12 novelties by : NICO BALLY - LAURENT BRAMARDI - JEAN-DANIEL BRÈQUE - SIRE CÉDRIC GEORGES FOVEAU - LIONEL GROSHENY - GENEVIÈVE LAFOSSE - PATRICE LAMARE - LAURA PALOMO - MARC SAPOLIN - ALYZ TALE - DAMIEN VAILLANT

+ CD 14 titres de / CD 14 tracks by : AH CAMA-SOTZ - A CHALLENGE OF HONOUR - EMPUSAE - FIN DE SIÈCLE - GAË BOLG AND THE CHURCH OF FAND - HIV+/FLINT GLASS - KULFI - LAND - OTHILA REUTOFF - SEMPER EADEM - THIS MORN’ OMINA - WESTWIND – WILT

Prix / Price : 30 euro frais de port compris/ postages rates included En cheque (France seulement), ou / or IMO (Others Countries) à l’ordre de / To : Opheeling Adresse / Address : Divine Comedy - 3, rue des 3 Mages - 13001 Marseille – France

L’illustration “Ombres et lumières” est de Jean-Marc DAUVERGNE.

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109 Interview d’Exotica

Olivier Gauthier alias Exotica produit de la musique électronique depuis plus de dix ans. D’abord influencé par la musique industrielle, il sort plusieurs singles sous divers pseudos (« Dementia Praecox », « Digital Audio Sex ») et écume le circuit des raves en France. En 1996, il fonde avec Emmanuel Chollet le label Fiat Lux Records.

Ses productions d’alors, signées des noms de Star Deluxe et de Sexy Kool ont une coloration nettement House. Pour le label, il assure la tournée de la compilation « Fiat Lux Racing Team 99 » avec un live qui le mènera de Londres à Chicago.

En 1998, il collabore avec le groupe post-rock anglais AMP avec qui il part en tournée. Dès lors sa musique se radicalise pour adopter un style Electro-Techno assez sombre. Après un détour par Londres, il est désormais installé à Barcelone d’où il nous envoie l’excellent « Eventide », un album cd+dvd comprenant quatre clips.

Passionné de science-fiction, il a accepté de répondre pour nous à quelques questions :

Comment avez-vous rencontré la SF ?

Exotica : Par rejet de la littérature classique vers l’âge de 12 ans, un âge où l’on commence à vous gaver de Molière et autres Corneille... Certaines personnes sont dégoûtées à jamais de lire après ça, moi j’aimais lire donc je suis allé chercher du côté de ce que mes “pro- fesseurs” considéraient comme de la non-littérature, c’est à dire la SF, l’Épouvante et les Romans Noirs.

Quels sont vos goûts en matière de SF, quels sont vos auteurs et vos et livres préférés ?

Exotica : Paradoxalement, avec le temps les plus classiques d’entre eux, Dick, Lovecraft, Ballard, Poe. L’Eve Future de Villiers de l’Isle Adam, Crash de Ballard, la Trilogie Divine de Dick, Grave sur Chrome de Gibson.

Julien Four La SF vous influence-t-elle pour votre musique ? Si oui, de quelle manière?

Exotica : Oui, au niveau des thèmes et des ambiances. Ça va de soi car je travaille avec des machines qui marchent au silicium et à l’impulsion électrique. Dès ses débuts la musique électronique a tout de suite regardé vers le futur, que ce soit Kraftwerk, Tangerine Dream, Klaus Schulze ou les pionniers de Detroit. Il y a un lien mystérieux et direct entre la technologie que nous utilisons et la volonté de parler d’un monde qui n’est pas encore né.

Cela vous plairait-il qu’un écrivain de SF s’inspire de l’un de vos morceaux pour raconter une histoire? De com- poser la B.O. d’un film de SF?

Exotica : Oui, ce serait intéressant, mais je ne sais pas du tout ce que les écrivains de SF écoutent comme musique… Peut être pas de la musique électronique, à part Gibson ou Dantec qui citent des artistes électroniques dans leurs romans. Pour ce qui est de la BO d’un film, c’est vraiment quelque chose qui me plairait, je crois... Malheureusement la plupart des rares réalisateurs de SF utilisent essentiellement de la musique symphonique dans leurs films. Ils ont

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110 une démarche très formatée, mais de toute façons on peut compter les bons films de SF sur les doigts des deux mains gan- tées de Dark Vador: Solaris et Stalker de Tarkovski, 2001 de Kubrick, The man who felt to Earth de Nicolas Roeg, Metropolis de Lang sont ceux que je préfère, et ceux pour lesquels j’aurais aimé faire la bande son.

Pensez-vous que la techno soit une musique de science-fiction ?

Exotica : Disons qu’elle a toujours eu des liens privilégiés avec la SF, mais la techno a maintenant plus de 10 ans, et elle n’est pas la musique que l’on écoutera en 2083 mais bien celle de maintenant qui quelquefois parle de 2083. Pour éviter toute confusion, quand je parle de techno influencée par la SF, je ne parle pas de tout un tas de merde estampillée techno mais qui n’ont rien à voir avec le genre. (genre pub TV, dance, etc ). J’ai fait ci dessous une petite liste non exhaustive d’albums de qualité, qui sont liés à la SF, et a la Fantasy au sens large (paganisme, rituels, sorcellerie).

1-SF

The Martian “LBH-6521876” (Red Planet). USA Model 500 “Deep Space” (R&S).USA KLF “ Space” (KLF Communications).UK Drexciya “ The Quest” (Submerge).USA B12 “Time Tourist” (Warp).UK Underground Resistance “Galaxy to Galaxy” (UR).USA Dark Comedy “Seven Days” (Art of Dance). USA Jeff Mills “Metropolis” (Purpose Maker).USA Exotica “Eventide” (Fiat Lux).FR

2-Fantasy

Sixth Comm-Mother Destruction “Seething” (Kenaz).UK Hybryds “Music for Rituals” (World Serpent).UK Various “The lamp of the invisible light” (Cthulhu Records).Germany Vasilisk “Liberation and Ecstasy” (Musica Maxima Magnetica).Italy NON “Children of the Black Sun” (Mute).UK

Plus de renseignements sur Exotica sur son site : http://www.fiatluxrecords.com/FiatLux-Exotica-p1.html

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111 Entretiens avec nos auteurs

Les bibliographies de tous les auteurs sont présentées sur les excellents sites que sont la nooSFère et BDFI. Nous vous engageons à aller les consulter.

Nico Bally :

Nico Bally écrit en musique : « Dans ma vie, je fais tout en musique. Ensuite, je suis persuadé que tout influence mon écriture, consciemment ou non. Donc je choisis minutieusement la musique qui accompagne mes écritures. Bien sou- vent, j’ai envie de rendre une ambiance que je connais pour l’avoir entendue, alors je passe les morceaux en question. C’est une manière de se mettre en conditions, comme si je m’exilai dans le désert pour écrire Dune. Sauf que je n’ai pas de désert à proximité, alors je passe une musique désertique. » Il écoute : « Beaucoup de choses ! Je ne vais pas pouvoir tout citer, mais voilà le principal : Un peu de classique (Beethoven…), mais surtout du néoclassique (l’orchestre noir…) et de l’heavenly (belles voix aériennes, dont Dead Can Dance semble être le meilleur représentant) et leurs dérivés folk (Hagalaz’ Runedance…), médiéval (Arcana, The Moon Lay Hidden Beneath a Cloud…), martial (Sophia, puissance…), ou world (Rajna, Loreena Mc Kennit…). Des trucs brutaux (les débuts de Korn, Tool, un peu de Rammstein…), indus- triels (Nine Inch Nails, Tarmvred, Wilt…), voir même à priori inaudibles mais en réalité parfaits pour les réflexions profondes (Brighter Death Now, Megaptera…). Du dark ambiant (dont je parle dans mon petit article) ou ‘ambiant’ tout court (Ambre…) dont de bonnes musiques de bons films (notamment Angelo Badalamenti qui suit David Lynch partout). De la drum’n’bass (beekcake…), des musiques électroniques (Vnv Nation, Velvet Acid Christ, Snog…), du trip-hop (Portishead & Beth Gibbons, Massive Attack…), de l’expérimental (Art Of Noise, Aphex Twin…). Et des trucs plus conventionnels ; rock et méta-rock d’aujourd’hui (Eels, Placebo, Noir Désir, Dolly, Les Innocents, Radiohead, Manset, Muse, Nick Cave…) et d’hier (The Doors, Pink Floyd, King Crimson, The Velvet Underground, Nico…) ou d’aujourd’hui rappelant hier (Mogwaï, Archive, Godspeed You Black Emperor ! et autres post-rock progressifs… oui, on s’y perd un peu). es Je n’écris jamais sur la musique. Là, j’ai fait une exception pour Univers & Chimères. La musique m’inspire énormément, mais elle m’inspire des ambiances, des décors, pas des histoires parlant d’elle. Sûrement parce que je ne suis pas musicien… » L’idée de Pas de chanson pour Julie est venue « En tentant d’embêter une amie qui s’appelle Julie. On voulait passer la soirée à mettre en boucle des chansons parlant de Julies, mais nous n’avons quasiment rien trouvé… De là nous est apparue l’atroce vérité ; il n’existe pas de bonne chanson inspirée par une Julie ! » Plus de renseignements sur : http://nicobally.free.fr/

René Beaulieu :

René Beaulieu écoute de tout (ou presque). « Alternativement et au fil des décennies : le rock anglais des années

Univers & Chimèr 60, le folk électrique même période, la musique psychédélique, le meilleur hard-rock (mais y’en a pas beaucoup), le meilleur country (mais y’en a pas beaucoup), le progressif des années 70, les débuts du punk, les premières années du new wave, du classique éclectique. » Il a longtemps écouté de la musique en écrivant : « mais je ne le fais plus, principalement parce que ma chaîne est en panne ou que je n’y pense plus. Je le regrette, cela m’aidait à écrire. » Il a aussi été musicien : « si on peut dire, durant une période folle et fort courte, “tapochant” péniblement piano, orgue, guitare, basse et batterie, avec aussi peu de maîtrise que possible et aucune habileté. Depuis, j’ai compris, j’ai laissé tomber et je me contente d’être musicien dans ma tête et avec les mots. »

Après avoir lu son article, pour en savoir plus sur René Beaulieu, en attendant son site en construction, vous pou- vez aller faire un tour sur la page qui lui est consacrée dans le site de la Gang : http://gang.free.fr/personna/beau- lieu.html ou sur l’article de la Clepsydre le concernant http://clepsydre.free.fr/magazine/collaborateurs.html#beau- lieu(rene

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112 Bruno B. Bordier :

Bruno B. Bordier écrit en musique : « Toujours. Comme j’écris à l’ordinateur, je mets en général un CD qui correspond à l’ambiance du passage ou du texte que j’écris. » Ce qu’il écoute : « C’est très varié, en fait. Ça peut aller du planant au rock, en passant par le classique, la pop, la world music, l’expérimental et j’en passe... » L’idée de Le Chant de l’égoïsme lui est venue : « C’est après avoir lu L’erreur de Dumay (in Escales sur l’horizon) que j’ai décidé de commencer ce texte. Parce que, quelque part, c’est ce qui m’a marqué dans sa nouvelle : le côté si égoïste du héros qu’il est incapable de voir au-delà de sa perception négative de la réalité. Comme, à l’époque, j’avais écrit L’Onyre du givre (1) qui parlait de créatures devenues l’incarnation imaginaire de concepts divers (émotions, éléments, etc...), j’ai voulu réutiliser les onyres dans un contexte plus cynique qui sied mieux à des notions tels que l’égoïsme et la honte. » As-tu beaucoup écrit sur la musique ? « Sur la musique, non. C’est un élément indispensable de mon processus créatif mais pas forcément de mes textes. Il s’y intègre souvent mais toujours comme une des pierres de l’édifice, pas comme la fondation. » Est-ce que tu joues toi-même de la musique ? « À mon grand regret, non. J’ai essayé d’apprendre le cor d’harmonie quand j’étais gamin, pour faire plaisir à mes parents. J’ai abandonné au bout d’un an. Il m’a fallu plusieurs années avant de réaliser que j’avais choisi le mauvais instrument. Mais bon, il n’y avait pas trop le choix non plus dans la petite ville de province où j’habitais. » Bruno ayant illustré lui-même Le Chant de l’égoïsme, il a répondu à quelques questions sur notre page consacrée aux illus- trateurs.

On peut trouver plus d’informations sur Bruno B. Bordier sur le site de la Gang : http://gang.free.fr/orsidia/01.html

(1) dans l’anthologie Fées et Gestes, 1998 , BELIAL / ORION

Gaëlle Bussottin :

Gaëlle Bussottin écrit avec trois autres larrons, Sébastien Gollut, Tibault le Songes et Sergent 42, qui cohabitent dans la même caboche. Selon les idées et la couleur qu’il souhaitent leur donner, ils se distribuent les sujets; l’objectif de ce faux huit mains est de ne pas craindre qu’une seule entité littéraire s’égare dans trop de styles différents. De cette manière, cha- cun est responsable de sont petit jardin et voilà tout. Évidemment, la rédaction se passe toujours en musique, déjà parce que c’est une grande passion, mais également parce que nous sommes de grands angoissés du silence. La nouvelle Plaquer quelques accords et se sentir invulnérable n’est pas née en écoutant quelque partition, mais en jouant. Musique, écriture, peinture, création en général, tout fait partie de la même synergie: plus la palette d’activités est large, plus elles se nourrissent les unes les autres. Le contexte de la nouvelle n’est autre que la manière dont nous composons nos morceaux. En définitive, la musique ne prend pas plus de place qu’un quelconque autre sujet dans notre écriture, mais elle est omniprésente dans nos vies. Une de nos nouvelles sera publiée sur Cycle n°1 : http://larevuecycle.free.fr/ , une autre dans l’anthologie de Marc Synthe, en cours de correction et se vendra sur son site : http://home.no.net/mvsynthe/

Jean-Michel Calvez :

Jean-Michel Calvez est un passionné de musique(s !), il suffit pour s’en convaincre de lire l’article qu’il a écrit pour Univers & Chimères, ou le paragraphe le concernant dans celui sur l’anthologie Rock Stars. Il écrit très souvent en musique : « Du moins lorsque c’est possible c’est-à-dire lorsque je suis chez moi, et non pas dans un train ou autre lieu de transition / trans- port. La musique est une passion (la collection de CD devient encombrante !). » Il écoute des musiques progressives (à la lettre ou dans l’esprit), et nous précise : « Quant on écoute de telles musiques, proches de la bande-son (imaginaire certes), les idées viennent (parfois...). Et ce ne sont pas forcément les mêmes que celles que le compositeur avait en tête. Dans ce même genre dopant pour l’imagination, il y a aussi la musique dite “électro- acoustique à programme”. Un exemple impressionnant (disons, ne serait-ce que pour le titre !) est La création du monde, de Bernard Parmegiani, au GRM (= Groupe de Recherches Musicales, des “voisins de palier” de l’IRCAM). Tout un pro- gramme. Autre terrain favorable (à l’écriture), mais le sujet est proche : le jazz quasi planant de chez ECM (Jan Garbarek, Anouar Brahem, Egberto Gismonti, Ralph Towner, Oregon, Steve Tibbetts, Pat Metheny, etc.) Pour Watermusic, l’impulsion initiale était le contexte spécial qui prévaut : un univers où la vitesse de la lumière serait diffé- rente (= limitée, comme l’explique le nota de Watermusic) et voir ce que ça donne. Tout est parti de là, mais l’idée supplé- mentaire était de choisir un décor non-technologique où les personnages n’ont pas conscience de la particularité unique de leur univers : une sorte de laboratoire avec ses cobayes, donc, pour l’auteur. L’idée de la musique et du subterfuge est arri-

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113 vée après, puisqu’il y fallait aussi un scénario, une histoire, et des héros, après avoir planté un décor expérimental. Quant au titre Watermusic, il résume un peu tout ça en un seul mot, non ? Et puis, il fait directement référence au contexte festif à l’origine du fameux Water Music de Haendel, fête aquatique comme l’appréciaient les aristocrates du 17 et 18ème siècle. » L’importance de la musique dans l’œuvre littéraire de Jean-Michel Calvez est grande par l’influence qu’elle exerce sur lui, mais en tant que thème : « pas autant que j’aurais souhaité, hélas. La passion de la musique ne suffit pas forcément à trou- ver de bons scénarios qui lui font une place. Ceci étant, l’alchimie prend parfois, les bons jours ». Pour preuve, Le scarabée, paru dans l’anthologie Jour de l’an 2000 chez NestiVeQnen, l’histoire traversant les siècles d’un troubadour joueur de luth à l’influence maléfique. Un autre texte musical avait été publié vers 1992 dans le fanzine Miniature de Chris Bernard. Et bien sûr Analogies, dans l’anthologie Rock Stars, dont il a explicité les références musicales dans l’article d’U&C sur les musiques électroniques des Seventies. « J’oubliais. Mes deux romans de SF font aussi une assez large place à la musique, au vu des sujets qui ne s’y prêtent pas forcément a priori. Il y a la Cité des vents harmoniques, la cité-instrument de Planète des vents ; et il y a Delta, joueur de flûte à bec dans Huis-clones, qui interprète des sonates baroques tout seul dans son module spatial et y écoute pour se relaxer des morceaux de musique proposées par son ordinateur de bord WHY. Bilan : il y a la musique “cachée” dans mes textes, oui, parmi quelques autres thèmes majeurs, à savoir : - le “temps”, un fabuleux laboratoire d’idées en SF (voire en fantastique). - la communication, un thème encore plus universel, parce qu’on peut aussi le traiter sur un mode “non SF”, plus contem- porain. » Jean-Michel Calvez n’est pas musicien de formation, mais, dit-il : « J’ai un synthé et un séquenceur à la maison (plutôt uti- lisé en création de sons, ce qui s’appelle “recherche sonore” dans le langage des bidouilleurs). Si c’était à refaire (la vie, tout ça), j’apprendrais à jouer du piano (et de la guitare, aussi). »

Lucie Chenu :

Le plus souvent, quand Lucie Chenu écoute de la musique, elle se met à se trémousser dans tous les sens, à hurler – elle appelle ça chanter à tue-tête, la pauvre ! – et ses pieds se mettent à battre la cadence. Dans ces conditions, vous compren- drez bien qu’il soit très rare qu’elle parvienne à écrire en musique ! Mais comme ces gestes désordonnés s’accompagnent d’une intense activité cérébrale, il est fréquent que, une fois cette bruyante gymnastique terminée, elle ait des idées plein la tête qu’il lui faut alors impérativement coucher sur le papier sous peine d’éclater. Lucie écoute un peu de tout, ou presque. Il y a peu, elle se nourrissait principalement de pop ou de rock tout ce qu’il y a de plus classique (Little Bob Story, Buddy Holly, les Shocking Blue, les Who, Janis Joplin, les Levellers…) et de musique celti- que (Alan Stivell, les Chieftains, les Wolf Tones…) ou “ médiévale ” (les Medieval Babes, Blackmore’s Night), un petit peu de classique (Ravel, Grieg, Moussorgsky, Satie…) et même de variété française (Julien Clerc années 70) mais la découverte de Nicholas Lens, compositeur de musique classique contemporaine mêlant à ses soprano les Mystères des Voix Bulgares, lui a enflammé les oreilles. La lecture de magazines comme Elegy ou D-Side , d’Ombres et Lumières, ou d’une anthologie comme Rock Stars regroupant des textes inspirés de musique qui lui est familière avec d’autres aspects du Rock, ainsi que la rencontre de gens aux goûts différents ont fait le reste et Lucie a découvert avec un bonheur immense que certains des sons qu’elle croyait ne pas apprécier avaient simplement besoin de se faire apprivoiser. Sa dernière découverte se nomme Gaë Bolg and the Church of Fand, et se trouve sur le label Dysphorie . Lucie a eu joué du piano et de la batterie, dans une vie antérieure, et se remettrait bien au clavier si l’occasion se présen- tait. Et à chanter. Et au théâtre. Et… Mais faut ménager les oreilles de l’entourage, quand-même ;-)

Nathalie Dau :

Nathalie Dau écoute de la musique avant d’écrire, pour mettre en place une atmosphère. Cela lui permet de rompre avec le monde réel pour mieux partir vers ses mondes imaginaires. Une fois le transfert réussi, la musique audible doit laisser place, totalement, à celle des mots. Et au cliquetis des touches du clavier. Ceci décrivant les conditions de travail idéales. Depuis la naissance des enfants, il a fallu s’adapter. Les rires et les chamaille- ries, les demandes de gâteaux et de biberons, les génériques de dessins animés ont banni à la fois la musique et le silence. Il reste des instants privilégiés, pendant lesquels la voix de Loreena McKennitt parvient à s’élever. Dead Can Dance et les Crawnberries, Alan Stivell, Enya et Nirvana ravivent les souvenirs ou stimulent l’inspiration. Nathalie apprécie également les grandes musiques de film : Le Seigneur des Anneaux, Dinosaures, Far and Away, le Dernier des Mohicans, Conan, Willow… Les autres disques, plus orientées pop rock ou alternative, ou musique de ballet, sont écoutés selon l’humeur du moment. Par exemple, 2 Unlimited est parfait pour effectuer sans trop y penser la corvée de repassage ! On peut citer Flamma Flamma, composé par Nicholas Lens : le plus récent coup de cœur de Nathalie. Pour la première fois, elle écrivit une nouvelle directement inspirée par une musique, et plus particulièrement par l’un des mouvements de ce requiem, comme tous les auteurs qui participent à ce projet.

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114 Le Violon de la Fée, lui, n’est pas né d’une musique particulière, mais d’une histoire familiale. Giani est directement inspiré par Gianin D’all Olmo, l’arrière-grand-père paternel de Nathalie. Il était musicien et poète. Son neveu Dante, récemment décédé, fut bel et bien premier violon à l’opéra de Nice. Les fées se sont posées sur des faits authentiques et se sont simple- ment amusées à les enjoliver un peu. C’est du moins ce que se diront les esprits rationnels… Vous trouverez davantage de renseignements sur Nathalie Dau sur son très beau site : http://www.argemmios.com

Lionel Davoust :

Lionel Davoust écrit rarement en musique. « La musique me met tout de suite dans des ambiances, appelle des images qui viennent interférer avec celles qui se déroulent dans mon imagination quand j’écris. Les textes de chanson ont également tendance à me parasiter pour la même raison… J’ai tenté de passer des morceaux en fond sonore pour coller avec les scè- nes que je voulais écrire, mais je suis trop lent rédacteur pour la durée des titres ! » Il écoute un peu de tout : « hormis le rap, le reggae et autres musiques dites « festives » dont j’ai une sainte horreur, j’ai des goûts très divers. Mais je pense me tourner quand même préférentiellement vers la musique où l’instrument que je pratique (synthé) a une belle place, ou vers le style que je joue en groupe (métal). Dans les faits, ça veut dire que je m’intéresse à l’électro progressive des années 70-80 (Tangerine Dream en particulier), ou plus récemment, des groupes comme Future Sound of London ou Orbital. Pour le métal, je suis plus tourné vers le métal gothique ou symphonique (Nightwish, Therion, Eternal Tears of Sorrow…). J’écoute aussi de la BO de films, un peu de classique… » L’idée de Récital pour les hautes sphères lui est venue… « Dans la douleur ! Je n’ai pas l’habitude d’écrire des textes aussi courts, donc il m’a fallu trouver une idée qui puisse coller aux contraintes de taille… J’ai d’abord eu l’idée de ce personnage qui possède une oreille absolue développée au dernier degré, et pour qui tous les bruits sont musicaux… ce qui doit être intenable. Parallèlement, je suis passablement effrayé par l’inculture rampante de nos sociétés, et par l’un de ses symptômes, la musique dite de « masse ». Le côté purement artistique est dilué à l’extrême, il s’agit surtout de créer des produits formatés, où l’image prend le pas sur la musique. Témoins les Star Academy et Pop Stars qui fabriquent des vedettes éphémères à coup de reprises de grands succès et de matraquages télévisés. Le seul mérite qu’on peut accorder aux candidats, c’est – à la rigueur – d’être de bons interprètes. Comme je suis un type un peu vindicatif ;-) j’ai mélangé les deux. La véritable place de la musique dans mon travail réside en fait probablement dans les divers textes de chansons que j’écris pour notre groupe de métal. Et ceux-ci sont toujours teintés de fantasy ou de surréalisme… Paraît qu’on se refait pas…! »

Nathalie Faure :

Qu’écoutes-tu ? Quels sont tes goûts musicaux ? A part YES et Mike Oldfield ? Heuuuuuuhhh… Eleftheria Arvanitaki (chanteuse grecque et non pas marque d’Ouzo siouplaît), Susheela Raman (anglo-indienne), Happy Rhodes (3 octaves, inconnue même aux States), Gabriel Yacoub ex Malicorne, William Sheller, Maddy Prior, du didjeridooo (pour faire fuir les invités qui sont insupportables) et le plus souvent des guitaristes qui sont pas des manches... En fait, j’écoute soit sur la chaîne hi-fi en gigotant, en gratouillant, et éventuellement en chantant, soit en concert et là je peux car- rément faire les deux sans vergogne aucune !

Ecoutes-tu de la musique en écrivant ? Disons que je préfère tenter de ressentir sur la musique, et qu’accessoirement j’arrive à écrire quelque chose de cohérent sur la question après. Enfin, on verra, c’est mon premier article ! Pas de tomates virtuelles mercis... (NDLR : NF est trop modeste, elle écrit autre chose que des articles, mais seul un petit nombre d’élus a pu la lire jusqu’à maintenant)

Es-tu toi-même musicienne ? Je torture très sporadiquement un instrument depuis 1990.. Parfois il se plaint, parfois c’est l’entourage, ça dépend... J’ai même aggravé mon cas y’a six ans en passant à la gratte électrique.. La musique me démange, mais vaut mieux pas que je me gratte en public ;)

Nathalie Faure, alias Fleur de Citron, est présentée (et même représentée) ici : http://gang.free.fr/personna/faure.html

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115 Julien Fouret :

Julien Fouret écrit si possible en musique : « La musique stimule mon imagination, me met dans un état euphorique. » Il écoute : « Quasiment de tout Mais j’ai toujours eu une très nette préférence pour la musique noire américaine (jazz, soul, funk, reggae, hip hop, techno). Je suis passionné par tout ce qui est musique électronique et plus particulièrement par la techno, une musique finalement méconnue tant les médias nous en donnent une image déformée. Dans mon enfance, les années 80, la musique ronronnait. Mis à part la new wave et le rap, aucun mouvement musical ne venait bousculer cet ordre établi à base de rock, de pop et de variété. Puis à la fin de ces mêmes années 80, il y eut toute une série d’explosions électroniques. Avec Pump up the volume de MARRS, un assemblage d’une vingtaine d’extraits sono- res, le grand public découvrait le sampling. L’acid house ravageait l’Angleterre donnant naissance aux premières raves, la grande majorité des clubs ou salles de concert refusant de diffuser une musique aussi déroutante que sulfureuse (la fameuse extasy, “XTC”, comme on disait alors) . La techno, une réinterprétation black des rythmes de Kraftwerk, de la new wave et de la musique “Indus” débarquait en droite ligne de Detroit. Ce fut une révélation : je vécus tout ceci comme une véritable révolution. Chaque semaine je découvrais des morceaux tous plus incroyables et surprenants les uns que les autres. Ces morceaux étaient d’autant plus surprenants qu’ils étaient totalement anonymes : le star-system étant honni, les musiciens aimaient se dissimuler sous de multiples pseudos. Chaque mois apparaissait un nouveau sous-genre: ambiant-techno, drum’n’bass, trance, trip hop, hardcore, electronica...etc. Petit à petit, chacun de ces genres a pris son indépendance. La diversité est désormais formidable mais l’émerveillement initial, lorsque ces musiques semblaient venir de nulle part (d’un autre monde ?), a disparu. Nous sommes dans une période de transition. Espérons ne pas avoir trop longtemps à attendre l’arrivée de nouveaux genres musicaux. »

Comment est venue l’idée de Cyberave ? « Au début des années 90, j’ai eu envie d’écrire une série de textes alliant mes deux passions : la SF et la techno. Je voulais alors rendre compte de toute cette excitation liée à l’apparition de cette musique et des raves. A l’origine, Cyberave s’appe- lait Techno Fiction Vol.1 et ont suivi deux autres nouvelles, les volumes 2 et 3 :-)

Je n’ai pas beaucoup écrit sur la musique mais beaucoup de mes personnages en écoutent ou sont musiciens. De plus, je m’arrange pour glisser dans chacun de mes textes un clin d’œil à un artiste que j’aime. Ainsi dans Ulates, les parents du jeune héros s’appellent Robert et Armanie en référence au musicien de Chicago Robert Armani. » Ces deux passions, Julien Fouret les allie aussi dans l’article qu’il a écrit pour U&C et lors de l’interview d’Exotica.

Olivier Gechter :

« J’ai joué de la clarinette pendant toute ma jeunesse, jusqu’à ce que je me rende compte que je préférais écouter de la musique qu’en jouer. Aujourd’hui, la musique est devenu un support à mes activités littéraires. Pas d’écriture sans musique de fond (mais le ronronnement d’un train peut aussi faire l’affaire). Bach, Grappelli, Mozart, Clapton pour l’écriture. Brassens, Brel, Juliette, Bénabar pour la relecture. Il m’est arrivé d’avoir une idée en écoutant un morceau particulier, ou des paroles de chanson, mais en fait, c’est assez rare. Je m’appuie sur la musique. Je ne m’en sers pas. C’est pourquoi j’ai eu l’idée du La Naturel en observant les animaux et en feuilletant une encyclopédie. Je n’en dirai pas plus pour ne pas dévoiler l’histoire. » En fait, Olivier Gechter est trop modeste, il oublie de dire qu’avec avec son compère Vincent Corlaix, il est à l’origine d’un projet passionnant : quatorze auteurs se sont réunis pour compiler un recueil de nouvelles inspirées de Flamma-Flamma, le Requiem du Feu, œuvre contemporaine du compositeur Nicholas Lens. Plus de renseignements sur ce projet : http://flamma.nootilus.com/ et sur Olivier : http://www.oxymore.com/inter_gechter.php4

Pierre Gévart :

Pierre Gévart écrit parfois en musique, mais ça n’a rien de systématique : « Mes goûts sont assez éclectiques, mise à part la techno et tout le sirop d’outre atlantique. Sinon, quand j’écris, j’aime assez mettre en fond une musique accordée à l’am- biance que je veux créer par le texte. Et sans parole identifiable, surtout, ce qui exclut les chansons françaises, et souvent les groupes anglais. En revanche, les lieder de Schubert sont appréciés, mais sans exclusive. Souper avec Orchestre est une des 100 nouvelles écrites au temps où j’animais une émission à la radio. J’invitais une per- sonnalité sur un thème précis, j’illustrais avec des disques et des extraits d’œuvres de SF, et j’y introduisais un texte écrit spécialement, souvent en moins d’une heure, et qui paraissait simultanément dans la presse. Cette fois-ci, j’avais invité Pascal Detoeuf, un musicien dont une composition avait cet été là navigué en tête du top 50 pendant tout une saison.

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116 D’ailleurs, dans la version originale, l’ET est un Detoeuf, et non un Ludwigvan. Voilà toute l’affaire. Je n’ai pas au sens strict écrit sur la musique, mais la musique intervient parfois dans mon oeuvre... Bien que j’aie auprès de quelques notables ukrainiens la réputation d’être un grand pianiste, pour avoir joué un soir après Vodka les 16 premières mesures de l’hymne à la joie sur un piano qui passait par là, que j’aie celle d’être un grand chanteur russe, auprès de quelques amis russes devant qui j’ai chanté Otchi tchyornia (les yeux noirs) en russe et en grattant vague- ment une balalaïka, toujours après Vodka (plus quelques bières et du vin de Georgie), que je sois capable de massacrer en douceur les jeux interdits à la guitare, que j’ai été dans mes jeunes années soliste de la chorale à l’église (mais le chef de chorale était sourd comme un pot), et qu’on m’ait obligé à enseigner la musique à des élèves de collège 3 heures par semaine pendant un an pour compléter mon emploi du temps, non, je n’ai aucun don pour la musique, et je le regrette beaucoup... »

Philippe Heurtel :

« Je suis né en 1970 à Angers, et je vis à Paris où je suis informaticien. J’ai publié environ 25 nouvelles de SF/fantastique dans des fanzines, anthologies et revues. En parallèle, je m’occupe de Marmite & Micro-onde, fanzine dédié à l’imaginaire culinaire, et de ASFC, fanzine annuel consacré au cinéma de SF/fantastique (pour en savoir plus : http://www.oeildusphinx.com). J’ai également dirigé deux anthologies pour les éditions de l’Oeil Du Sphinx, et je chronique les bandes dessinées pour la revue Bifrost. Les mots et les images doivent monopoliser la plupart des ressources systèmes de mon encéphale, car la musique n’occupe pas une grande place dans ma vie (“Mais alors qu’est-ce qu’il fiche dans cette e-anthologie, celui-là ? !”). Plus jeune, j’ai eu été un peu plus explorateur dans ce domaine, mais aujourd’hui je n’ai plus guère de curiosité. J’apprécie un petit peu de tout à très petites doses (classique, jazz, rap, rock, français...), avec malgré tout une grosse prédilection pour Renaud, Brassens et The Cure (ce qui m’a valu un jour la remarque : “Gothique à moustache, c’est un style”). Je dois être une sorte de monomaniaque musical, et les trois-quart des lecteurs doivent lire ces lignes d’un air désolé (pardon, pardon !). Du coup, je n’étonnerai personne en affirmant que je n’écris pas en musique (en plus mon cerveau est typiquement mas- culin : il ne peux pas faire deux choses en même temps, il n’y a pas assez de cases pour cela, ou pas assez de sang pour irri- guer tous les neurones en même temps). La seule mélodie que j’entends est le tac-tac-tac de mon clavier, et la musique occupe dans mes écrits une place qui se limite au présent texte, Gloria mundi. En fait, si j’ai écrit ce dernier, c’est unique- ment dans le but de placer le jeu de mot final, qui je crois m’est venu à l’esprit en visionnant un nanar fantastique. J’aime le côté “Tout ça pour ça”, un peu crétin, de cette short short. Ha si, je joue d’un instrument de musique ! En tant que rédacteur en chef de Marmite & Micro-onde, je pratique la batte- rie de cuisine. Mon gâteau au chocolat, entre autres choses, obtient toujours un franc succès :-) »

Johan Heliot :

Johan Heliot écrit toujours en musique. Il écoute : « Au moment où je te réponds, Emotional Rescue des Stones (ah ben oui je suis pas très moderne...). Sinon, surtout du rock énergique, ça me stimule: du punk (depuis les Pistols, Ramones, jusqu’à NoFX - en ce moment, l’album de Transplants tourne en boucle sur ma platine), du hard (Motörhead, ACDC période Bon Scott, en gros de Lep Zep jusqu’à Van Halen, mais aussi Silmarils, dont le dernier album est mon coup de cœur du moment avec le Transplants), du rock carré (QOTSA, Foo Fighters, Cracker, ...), du country folk (Cash - je suis très triste depuis qu’il est mort, Kristofferson, Fred Neil, Nick Drake, Neil Young ...), du blues (Buddy Guy, Dr John...), de la chanson française (Caussimon, Reggiani, Brassens, jusqu’à Bénabar, Fersen...), un peu de jazz (Gil Evans surtout, Lalo Schifrin, Chet Baker...), un peu de classique (baroque), et beaucoup de pop-rock 60’s - 70’s (Who, Doors, Stones, Kinks, Love, Spirit, Manfred Mann...). Pas d’électro, pas de rap ou de hip-hop sauf mâtiné de metal (cf. Silmarils). L’idée de Faëries Boots ? Tout est parti du jeu de mot du titre, simplement ! De là, je suis passé aux bottes en lézard, plutôt rock, du fait d’un autre jeu de mot sur le Roi Lézard (Morrison...). Voilà... Je n’ai pas beaucoup écrit sur la musique, même si elle est présente en filigrane dans certains bouquins (Lil, la fée libertaire de Faerie Hacker, écoute pas mal de rock ou de chanson française, pour faciliter l’accès au monde de Faërie, et Jim Morrison tient un petit rôle dans la distribution) ; les révoltés de La Lune seule le sait chantent du Bruant, bien sûr... Voilà, ce genre de choses. » Sans oublier À la Bastille, Gabba gabba Hey !, sa nouvelle de Rock Stars !

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117 Alain le Bussy :

L’écriture est sa passion depuis plus de 35 ans au cours desquels il a écrit plus de deux cents nouvelles et une grosse cen- taine de romans, dont plus de vingt publiés (en France), obtenant le Rosny aîné en 1993 pour DELTAS et deux fois le Prix Septième Continent de la défunte revue québécoise IMAGINE pour Les Lois du hasard en 1992 et Craqueur en 1995. Il publie aussi son propre fanzine, Xuensè, qui a connu plus de cinquante numéros depuis 1970. On lui doit encore un certain nombre d’articles publiés dans des revues spécialisées. Actif dans le fandom - le monde des fans de Science-Fiction - il a participé à plusieurs conventions mondiales, dont celle d’Heidelberg en 1970, à une demi-douzaine d’Européennes, aux onze dernières Françaises et à quelques Belges ou Benelux. Il a été l’un des organisateurs principaux de la convention de Liège en 1976 en compagnie notamment de Léon Mormont, devenu depuis président de la République Libre d’Outre-Meuse. Il présidait le CO de la 29ème Convention Française qui s’est déroulée fin août 2002, presque au fond de son jardin, à Esneux-Tilff, près de Liège. Il se trouve maintenant embarqué dans l’aventure de la Convention Mondiale de Glasgow en 2005, comme agent… pour la France ! Presque tout ce qu’il a écrit est marqué du sceau de la Science Fiction ou du Fantastique. Sa collection personnelle dans ce domaine tient du musée, comportant près de cinq mille romans, recueils et magazines, dont un bon tiers en anglais. Cependant, il lui est arrivé de tâter d’autres genres, comme le polar. Son premier roman de ce genre à se voir publié Les Otages De La Dent Blanche, disponible en France via www.monediteur.com. Il lui est arrivé aussi, pour s’amuser, de faire l’un ou l’autre pastiche d’auteurs connus: Conan Doyle, Henri Vernes et, bien sûr, Georges Simenon. Quoi de plus normal, dans ce cas, pour un auteur Liégeois ? Interrogé sur la musique, Alain le Bussy répond : « J’écris d’habitude dans le silence. Parfois, je branche la radio, pour les infos, mais souvent, ça me distrait trop. Il m’arrive d’écouter sans déplaisir du classique dans la voiture, ou de la chanson française. Les Beatles, c’est OK, les vieux rocks aussi, très peu les nouveautés, qu’elles soient franco- ou anglophones. Mais, toute la musique que j’aime – c’est-à- dire les CD qui encombrent ma bagnole et que je passe pendant les longs trajets - c’est presque uniquement du Johnny. Le 18 juin, j’étais au Stade Roi Baudouin avec +- 57.999 autres, dont ma petite famille, pour le voir. La part de la musique dans ce que j’écris... J’aurais tendance à dire, comme Léopold II, deuxième roi des Belges, que la musique est le moyen le plus cher de faire du bruit. Les deux nouvelles dont tu disposes correspondent d’ailleurs +- à cette définition. La musique des sons n’a donc été incluse dans l’un ou l’autre de mes textes que sous cet aspect, ou alors en hommage à JH. Je préfère la plupart du temps la musique des mots ou celle des images créées par les mots. Mais, par exemple, je suis toujours bercé par certaines musiques de films, celle de 2001, ou celles d’Ennio Moricone. » Musique, meilleur moyen de faire du bruit ? Hé ! hé ! Allez donc lire Le Rock du Bagne pour vous faire votre opinion :-)

Roland C. Wagner :

Roland C Wagner écrit en musique, il dit que ça l’aide à se concentrer. Le thème de la musique a une importance dans son œuvre, si vous en voulez une preuve, allez donc lire la préface que Norman Spinrad a écrite pour son recueil : Musique de l’énergie sur son site : http://noosfere.com/heberg/rcw/extraits/prefacevf_musik.htm Mais RCW s’est prêté au jeu de nos questions, et voici ce qu’il nous a dit : « J’ai des goûts assez éclectiques, avec cependant un penchant pour le rock psychédélique, un énorme penchant pour sa branche garage psychédélique, et une véritable passion pour le rameau acid punk de celle-ci. En gros, j’aime beaucoup le Jefferson Airplane, le Pink Floyd de Syd Barrett, Amon Düül II, Ultimate Spinach, Bevis Frond, Erkin Koray ou Os Mutantes ; j’adore les 13th Floor Elevators, les Electric Prunes, the Litter, les Fuzztones ou les Cynics ; et je suis raide dingue de trop rares morceaux des Bees, des Monocles, de C.A. Quintet, du Third Bardo… L’idée de Distorse, Gloire et Chouchen est venue de la collision de deux idées, comme c’est souvent le cas. Je réfléchissais depuis longtemps à une uchronie où l’Algérie serait restée française, mais ça ne donnait pas grand-chose. Jusqu’au jour où, en lisant l’excellent ouvrage de Philippe Thieyre intitulé Le Rock psychédélique américain, j’ai eu l’idée stupide de faire naître le mouvement psychédélique à Biarritz, la guerre d’Algérie remplaçant celle du Vietnam dans le tableau. Et, en guise de travail préparatoire, j’ai rédigé quelques fiches dans le genre de celles que vous avez retenues. Ça fait vingt ans que je suis chanteur de Brain Damage, mais le groupe est depuis longtemps réduit à deux ou trois person- nes et n’a pas donné de concert depuis au moins dix ans. Ça ne nous empêche pas de composer et d’enregistrer, mais à un rythme très lent. On peut écouter un de nos morceaux à l’URL ci-dessous : http://noosfere.com/heberg/rcw/brain.htm » Plus d’informations sur son site : http://noosfere.com/heberg/rcw/

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118 Entretiens avec nos Illustrateurs

Audrey la grande Sorcière

Audrey est une sorcière dont le balai est une Harley. Elle a rencontré une secte étrange et sulfureuse dont le but, sous des dehors respectables de fanédition, est de convertir le monde au Fantastique et à l’ésotérisme. Cette association, l’Œil du Sphinx, a permis à notre sorcière de répan- dre dessins et sortilèges à travers ses fanzi- nes : Dragons & Microchips, Marmite & Micro-Ondes, pour ne citer que les plus connus, que vous trouverez sur : http://www.oeildusphinx.com/odsmap.html

Audrey quant à elle, si vous essayez de la coincer au retour d’un sabbat motorisé pour la questionner sur ses goûts musicaux, vous répondra : « pour la zik je fonctionne avec Pink Floyd, Deep Purple, Les Doors, Janis Joplin, Led Zep… Enfin, les années 70 80. Je joue de la basse aussi mais je dessine mieux que je tape la corde »

Vous pourrez admirez ses œuvres sur son site : http://www.sovemam.net/public/perso/audrey//index.htm

Bruno B. Bordier :

En tant qu’auteur, Bruno B. Bordier a répondu déja à quelques unes de nos questions, mais il en restait à lui poser, concernant les rapports entre la peinture et la musique : es Est-ce que tu peins en musique ? Quelles musiques t’inspirent pour le dessin ou la peinture ?

« En ce qui concerne la peinture, c’est un processus hautement intuitif qui s’accumule sur plusieurs jours jusqu’à ce que je sois prêt à peindre. La réalisation est très courte et ne nécessite pas de musique. En général, non, pour tout ce qui est graphisme, je n’ai pas besoin de musique. Je suppose que j’écris mes textes en musique parce que je les imagine comme des petits films à l’intérieur de ma tête. Une œuvre graphique est un instant figé. Un texte reproduit, plus ou moins fidèlement, l’écoulement du temps. Pour une peinture, je n’aurais besoin que d’une note. Pour un texte, il me faut des symphonies... »

On peut trouver plus d’informations sur Bruno B. Bordier sur la page qui lui est consacrée dans le site de la Gang : http://gang.free.fr/orsidia/01.html

Univers & Chimèr Caza

Est-il vraiment besoin de présenter Caza ? L’illustrateur de tant de couvertures de livres de Science-Fiction (dont Rock Stars présenté dans ces pages), le dessinateur de BD (Scènes de la vie de banlieue, Le Monde d’Arkadi…), de films (Les Enfants de la Pluie) ! Et bien figurez-vous que ce grand Monsieur du dessin a accepté de nous laisser utiliser plusieurs images, en particulier la très belle Flûtiste (dessin préparatoire pour le dessin animé de Philippe Leclerc et Caza : Les Enfants de la pluie) qui orne notre page d’accueil.

N’oubliez pas de visiter la Case à Caza Sandrine Gestin

On ne présente pas non plus Sandrine Gestin qui illustre de nombreux livres de fantasy. Mais on peut lui deman- der ses rapports avec la musique ! Sandrine dessine parfois en musique, mais le plus souvent avec la radio (France Inter). Elle écoute : « Lisa Gerrard,

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119 Dead can dance, Lorrena Mckennitt, Kate Bush, Yann Tiersen, et en ce moment, Evanescence... La musique a beaucoup d’importance dans mon travail. Elle m’inspire, même si je ne l’écoute pas forcément en peignant. Certains tableaux, comme Sann’véan, tire directement son titre d’un morceau de Lisa Gerrard (Mirror of Pool). »

Sandrine n’est pas musicienne : « Mais si j’avais pris le temps pour ça, j’aurais joué du violoncelle :o) »

Vous pouvez admirez ses œuvres sur son site : http://www.sandrinegestin.com/

Sébastien Gollut

Du papier, un crayon, deux trois pinceaux, la zique à coin, et l’homme est heureux. que les riffs les plus brutaux dessoudent les encadrements de fenêtre, que les divines voix féminines donnent à mon chez moi des airs de sous-bois nordiques ou que les cohortes de violons... enfin bref seul le silence n’a pas sa place quand il s’agit de noircir des pages (quand il s’agit de faire quoi que ce soit en fait...). Affiches, illustrations, dessins de presse, BD, expos, les occasions de malmener les enceintes ne manquent pas. Quand les pinceaux se reposent, ainsi que l’ordinateur, mes guitares m’attendent sagement sur leurs trépieds. Grâce à la voix de mon épouse et les notes de ma six cordes, les sous-bois enchantés ne sont pourtant jamais bien loin puisqu’ils constituent l’univers central de notre musique.

Retrouvez les œuvres de Sébastien Gollut dans Marmite & Micro-Ondes et dans le premier numéro de la revue Cycle dont il a réalisé la couverture, ainsi que sur son site sur son site : http://www.sebastien-gollut.com/

MiKl

Mikl dessine toujours en musique : « les symphonies de tou- ches de clavier et de clic de souris sont si monotones » Il écoute : « pas mal d’indus/metal/ebm de NIN à Rob Zombie, Sin, In Flames, Mr Bungle, Electric Six Fire, A Perfect Circle . . . et aussi assez de musique calme : Arcana, Dargaard, My Dying Bride(si si il y a des choses calmes), Craig Armstrong... »

L’importance de la musique dans son œuvre ? : « ça aide beaucoup pour l’inspiration. Autant de la musique calme va me pousser dans beaucoup de détails , de patience sur un dessin, autant dans le cas de la musique un peu plus violente ça va être du dessin très rapide très jeté... plus spontané. » Mikl est lui-même musicien : « je fais mes petits trucs dans mon coin , guitare, samples, etc »

L’idée de Pas de chanson pour Julie lui est venue de sa complicité avec l’auteur : « connaissant l’univers de Nico depuis un moment , je sais ce qui lui plait ;] lisez le texte vous verrez , ça vient tout seul »

Pour découvrir un peu plus l’univers de Mikl : http://www.gloomy.fr.st

MZS

Oh oui, que j’écoute de la musique en dessinant! Le type de musique est très variable en fonction du dessin (une musique mystérieuse qui emmène son auditeur dans un autre monde est parfaite pour imaginer la Musique des Sphères - la mise en pratique est un autre problème...). Pour les dessins du webzine, je me suis alimenté de BO (Gladiator - superbe, Fellowship of the Ring, pas mal non plus), de jazz qui swingue (manouche, africain), de rock et de classique... un peu de tout quoi ! Sans oublier la radio (France Inter surtout), qui a le mérite non négligeable en ces temps difficiles de proposer encore des émissions intéressantes et instructives.

Je joue aussi du piano et de la guitare.

Estelle Valls de Gomis

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120 Je suis docteur en littérature anglaise - spécialité vampirisme ;) - et, aléatoirement, écrivain, traductrice, illustratrice et essayiste, et depuis peu “grand chef” du fanzine Le Calepin Jaune . Quelques uns de mes travaux ont paru entre autres dans Solaris, Horrifique, et chez Oxymore. Maintenant, pour répon- dre à tes questions sur la musique, je dessine rarement en musique parce que ça me déconcentre (sauf parfois sur du Mozart). Mais il me vient souvent des idées d’illustrations quand j’écoute de la musique, et je les garde pour les dessiner au calme.

J’écoute pas mal de trucs différents, mais mes préférés restent les Doors (formation de la grande époque), les Red Hot Chili Peppers, les vieux trucs d’Iggy Pop, de Bowie, de Lou Reed, même Elvis *rires*, Hendrix, Led Zeppelin, Janis Joplin, Lynyrd Skynyrd, Sly Stone, les Sex Pistols... ça va même jusqu’aux Butthole Surfers, et puis Mozart, et d’autres, mais ce serait trop long à lister.

Je ne joue pas de musique, à part quelques tentatives infructueuses de guitare basse. Je crois que d’une part je n’ai pas le talent ni la dose de concentration suffisante pour coordonner tout ça, et que d’autre part je dois dire que j’ai les oreilles tel- lement fragiles que je préfère ne rien écouter en général, ou alors à volume très bas ;).

Plus de renseignements sur : http://www.geocities.com/countvardalek (illustrations) et http://www.geocities.com/lesrosesde- bacchus (bio et biblio)

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121 Les chroniques

Dans ces pages, nous souhaitons vous parler de nos coups de coeur, de ce qui nous a émus récemment, même si c’est un peu hors-thème. Dans nos numéros ultérieurs, nous y glisserons aussi les messages que vous nous envoyez, si vous le souhaitez, et s’ils nous semblent particulièrement intéressants, en une sorte d’e- courrier des e-lecteurs...

➔ Bienvenue sur Fumeterre par Nathalie Dau.

➔ La saison de la sorcière par Didier Gazoufer.

➔ Gaë Bolg and the Church of Fand

es par Lucie Chenu. Univers & Chimèr

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122 Bienvenue sur Fumeterre

Auteur : Jean Millemann Editeur : Cylibris

Pour vous le procurer : http://www.editions-cylibris.fr

Fumeterre n’est pas un monde hospitalier. Il vous regarde d’un œil torve, ou absent. Il ne vous ouvre pas les bras, rien que ses rades à mutants et les hori- zons impalpables de Papeete. Et encore, si vous avez de la chance ! A Red Hot, les bandes de zonards peuvent vous éclater la face juste pour se distraire. Et puis, ne vous égarez pas du côté de Grey Cave, ne vous laissez pas envoûter par le chant merveilleux qu’exhalent ses ruines irradiées. Oh, Luke, quel est le prix de la beauté, de la magie ?

Fumeterre n’est pas un roman. C’est un monde qui se révèle par facettes, par petites touches. Chaque nouvelle du recueil est une pièce du puzzle Fumeterre. Et chaque nouvelle est aussi une musique particulière, ainsi qu’en témoignent les sous-titres. Car Fumeterre a du rythme, ou plutôt des rythmes : du twist à l’ora pro nobis en pas- sant par folk song, ballade, chanson à boire, blues, rock’n roll, tango, techno, psaume et cantique.

On ne découvre pas Fumeterre. On est happé, très vite. Sa force d’attraction a de la poigne. Ses habitants ? Des caractères tranchés, bourrus ou tendres, violents ou soumis, désespérés, abandonnés, en lutte. « Mettez du punk dans votre cyber », annonçait Jean Millemann lors de la première édition de Fumeterre, chez Ima Montis. La ver- sion Cylibris a été remaniée et compte de nombreux textes inédits. Et elle est terrible, dans tous les sens du terme.

On se familiarise très vite avec le langage propre à Fumeterre, une sorte d’argot énergique qui vient colorer le texte avec à-propos. Ne vous y trompez pas : la qualité littéraire est au rendez-vous, et Jean Millemann renouvelle avec brio son style à chaque nouvelle. Car une radasse ne s’exprime pas comme un tech, ni comme un zonard, ni comme un mutant, ni comme Scops, ni comme un prêtre de l’Eglise Intégriste, ni comme un ange déchu…

Et la poésie de la Reine de la Nuit, qui recherche son amant de pleine lune ! Hurleterre, c’est ma tasse de jus, celle qui m’a grillé la cervelle et m’enchaîne, à tout jamais, à ce « trou du cul de l’univers ». Mais il faut y goûter pour savoir. Et une fois qu’on sait, on ne peut plus feindre d’ignorer. On est pris aux tripes. Et longtemps, long- temps après avoir tourné la dernière page, on rêve encore, tout éveillé, de Fumeterre. Il suffit d’y penser, et le goût du jus vous envahit de nouveau, le vrombissement des bikes, les révéla- tions de Suzy MacGee, Caper… et l’ambivalence de Central Sanitaire. Nathalie DAU Oh oui ! Fumeterre pose de vraies questions. La science entre éthique et pro- fit, le pouvoir, l’asservissement, la survie à tout prix. Et la fleur sublime que s’acharnent à trouver, et cueillir, ceux qui ont été oubliés par l’évolution éco- nomique. Même au cœur de la fange post-nucléaire, même nourri de déses- poir et de quotidien glauque, même couvert de chancres et promis à l’enfer, l’homme rêve à Papeete, l’homme se crée un paradis.

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123 La saison de la sorcière

Auteur : Roland C. Wagner Editeur : Éditions J’Ai Lu Parution/Collection : coll. Millénaires n° 6080, octobre 2003

L’histoire se passe dans un futur assez proche, c’est donc de la SF. Mais il y a de la magie, c’est donc de la fantasy ? Difficile de savoir exactement, c’est un joli mélange des genres. Par contre c’est très certainement un roman politique, un message d’alerte sur certaines dérives post-11 septembre 2001, ici ou ailleurs.

Des attentats sont commis sur les symboles des pays industrialisés par des sor- ciers. Même s’ils ne font pas de victime, et même si ces attentats ne les ont jamais visés directement les U$A ne peuvent rester sans agir contre le Mal (air connu ?), pour cela ils envahissent certains pays pour les protéger. Notamment la France.

Pour lutter contre les sorciers-terroristes, les Tazus recrutent les leurs. Nous suivons ainsi les tribulations d’une sor- cière particulièrement puissante et son recrutement. Parallèlement, nous sommes plongés dans les aventures de Fric et de ses amis zonards de la banlieue parisienne, qui vont se retrouver au cœur de la tempête.

Même si le propos est important, ce livre est aussi très divertissant. L’humour et le style de Roland C. Wagner sont là et bien là.

Par son sujet, voici un livre qui en énervera sûrement certains, d’autres trouveront qu’il ne va pas assez loin. Mais il a le mérite, comme je l’ai dit plus haut de nous alerter. Chacun est libre ensuite d’adhérer ou non à son mes- sage. Personnellement je trouve que c’est un grand livre, à vous de vous faire une idée. Didier GAZOUFER

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124 Gaë Bolg and the Church of Fand

Label : Dysphorie.

C’est par la littérature fantastique et le cinéma que j’ai découvert des musiques autres, des musiques que je ne connaissais pas, grâce à des magazines comme Elegy ou D-side, grâce à Ombres et Lumières, mes oreilles se sont ouvertes.

Parmi les musiciens que j’ai récemment découverts, se trouve Eric Roger, en lequel s’incarna Gaë Bolg, le mystérieux Révérend-Père de l’église de Fand. La musi- que qu’il a composée d’après la peinture de Jean-Marc Dauvergne Feux II, pour Ombres et Lumières, évoque la montée en spirale du Boléro de Ravel. Inspiré de peintures de feu et de volcans, pur instrumental au rythme envoûtant et à la trompette claironnante, ce mor- ceau suggère des tournois médiévaux, des dragons dans le ciel, fêtes et forges.

Eric Roger a fait ses premières armes dans des groupes aussi variés que Palo Alto, Skald ou Sol Invictus. Avec Tony Wakeford, il fonda l’Orchestre Noir ; certains le considèrent comme le principal responsable du sublime album Eleven.

Quand il lui vint l’envie de réaliser ses propres projets, Eric Roger créa Seven Pines dont les albums, The Garden of Fand et Nympholept racontent, par le biais de musique “pop- psychédélique-opératique” – soit, plus simplement “neo-folk” –, l’univers de Fand, une fée exilée sur une île et condamnée à attirer les hommes pour les perdre. Une église sera créée, dont un étrange personnage deviendra le gourou et des ruines de l’Hysterical French Band, surgira Gaë Bolg and the Church of Fand.

Les deux albums de Gaë Bolg, La Ballade de l’Ankou et Tintagel, sont inspirés de légen- des celtiques. Le duc de Tintagel était l’époux d’Ygerne, ce sont ses traits qu’Uther Pendragon revêtit par la magie de Merlin, afin de passer la nuit avec elle et d’enfanter Arthur. L’Ankou est, en Bretagne, l’ouvrier de la Mort (oberour ar maro). Il a les traits d’un homme grand et maigre, qui tient une faux à la main. Il est monté dans une char- rette tiré de deux chevaux, l’un est maigre et efflanqué, l’autre a le poil gras et luisant. Son rôle est de ramasser les trépassés. Toutefois, l’interprétation que fait Eric Roger de ces histoires ressort de la plus libre licence artistique ! Lucie Chenu Il est évident, en écoutant Gaë Bolg ou Seven Pines, qu’Eric Roger a bénéficié d’une formation classique. Sa maîtrise des instruments – en particulier la trompette mais aussi le piano ou la flûte – en témoigne. Les composi- tions, le choix de poèmes médiévaux d’auteurs illustres – Malherbe, Beaumanoir… – ou anonymes, l’utilisation de glockenspiel ou d’orgue, la voix profonde et les tambours au rythme hypnotique, tout cela contribue à créer une ambiance étrange, presque mystique, que viennent rehausser les peintures de Jean-Marc Dauvergne (illustra- tions de The Garden of Fand et de Nympholept). Mais attention, tout cela est à prendre au second degré, l’hu- mour est un des traits dominants de ce compositeur-trompettiste atypique, qui est, si ce n’est gourou, l’un des musiciens les plus prometteurs de sa génération. Pour preuve de son humour les dessins de Tintagel ou de La Ballade de l’Ankou, signés Ars Magna 1118, ou les paroles de certains morceaux de Seven Pines.

Le plus grand défaut des disques de Seven Pines et de Gaë Bolg and the Church of Fand étant d’être diffici- les à trouver, le mieux (et le moins cher !) est de les commander directement à leur label : Dysphorie

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125 Infos & Contacts

➔ Appel à textes et à illustrations, concours de logo/bannière

- Pour son prochain numéro Univers & Chimères recherche des textes sur le thème de la Passion. Que vos héros vivent une histoire d’amour ou qu’ils soient fanatiques religieux, que leur passe-temps occupe toutes leurs pensées ou que leur travail leur bouffe la vie, ils sont passionnés. La passion peut les conduire à tous les excès, ils sont prêts à tout pour la vivre ? Alors envoyez- nous vos textes à [email protected] au format RTF (Texte enrichi), 50000 signes maximum, avant le 30 septembre 2004.

- Nous organisons pour le numéro 2 d’Univers & Chimères un concours de logos et de bannières. Que représente pour vous l’expression « Univers & Chimères » ? Comment l’illustreriez-vous ?

Nous choisirons parmi vos envois une dizaine de logos ou bandeaux que nous présenterons dans le numéro 2 d’U&C, et l’un d’entre eux aura l’insigne honneur de nous représenter. Vous pouvez nous envoyer vos images à [email protected] au format JPG, avant le 30 septembre 2004.

➔ Petite présentation de l’équipe d’U&C

Delphine : “Même les sous-marins émergent parfois, quand il s’agit de bardes, d’Elfes et de la musique des Sphères”

Lucie : “Parce qu’il faut quelqu’un d’assez sans-gêne pour aller frapper à la mail-porte des talents réunis ici”

Meliades : “X-trêmement PRESSée - Double clic - Double clap - Action... J’imagine...”

Julien : “Qui ne connait Monsieur AFP et ses célèbres poissons ? Eh bien, le dernier qu’il ait pêché, c’est celui que vous lisez !”

Didier : “Générateur de bugs. Un problème sur le site ? Ne cherchez pas c’est moi.”

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Pour toutes demandes d’information, félicitations, injures, louanges ou malédictions, une seule adresse : [email protected]

Les courriels les plus interessants seront publiés dans le prochain numéro.

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