PIERRE SALVIAC

LE TOURNOI DES 5 NATIONS

PRÉFACE DE ROGER COUDERC

1910 -1980 ,a Tous les joueurs ,e Tous les matches ,o Tous les résultats

FERNAND NATHAN Collection dirigée par Gérard Germain c Éditions Fernand Nathan, 1981. PRÉFACE Il était une fois... Chaque match du Tournoi des 5 Nations, chaque match de cette épreuve au charme magique pourrait être raconté comme un conte de fée que les enfant écoute- raient le soir, auprès des cheminées du grand royaume d'Ova- lie... Il était une fois... Pour ma part, lorsque j'ai découvert pour la première fois — il y a bien longtemps — l'enthousiasme fou de Colombes (puis du Parc des Princes), la foule impres- sionnante et digne de Twickenham, les chants superbes de l'Arm's Park, les brouillards un peu mystérieux de Murrayfield et les gars fanatiques de Lansdowne Road, j'ai compris que le décor de ma vie professionnelle était dressé pour toujours... Je suis resté fidèle à ce décor et je ne regrette rien. Il est des épreuves sportives plus populaires mais il n'en est pas de plus nobles. Le Tournoi des 5 Nations est une aventure exaltante et toujours renouvelée qui n'aura jamais de fin : le temps de reprendre son souffle et l'on repart... Le Tournoi, c'est un arbre de Noël pour l'éternité, un arbre merveilleux sur lequel chaque spectateur a le droit de poser son étoile personnelle... Au début de ma carrière, je revois encore Adolphe Jaureguy, qui fut le meilleur ailier du monde, marcher à mes côtés et je l'entends me dire, avec son accent de soleil : « Tu vois, petit, le Tournoi c'est un joyau auquel il ne faudra jamais toucher ! A toi et à tous les autres après toi de le faire découvrir à toute la France dans vos « boîtes » de lumière et de rêves... » Il y a bien des années de cela ; Jaureguy nous a quittés et bien d'autres avec lui... Mais le Tournoi, solide comme un roc, dur comme un diamant, continue sa route toujours et toujours... C'est pourquoi il est bon qu'aujourd'hui son histoire, toute son histoire, nous soit contée par un jeune amoureux du rugby, Pierre Salviac, qui accroche à son tour son étoile à ce grand arbre presque centenaire... Et son livre est à la fois riche et rigoureux car, comme le rappelle souvent le grand docteur Lucien Mias : « Pour que ton sillon soit droit, il faut toujours accrocher ta charrue à une étoile... ». Roger Couderc UN TOURNOI POUR L'HONNEUR Plus qu'un événement sportif, un phénomène de de vider de leurs habitants villes et villages à société. Le Tournoi des Cinq Nations, c'est, quatre l'heure du reportage télévisé? A ce sujet, on cite fois l'an, pour des milliers de braves gens, l'occasion souvent l'exemple de Nikita Khrouchtchev en visite de faire la fête. Et d'exhiber, sous prétexte d'un officielle dans le sud-ouest de la France et défilant match de rugby, leur particularisme. dans un désert de Pau à Lacq. Le chef de l'État Chaque année, à la période des « soldes après soviétique crut alors à une manifestation d'hostilité à inventaire », Londres, Dublin, Edimbourg, Cardiff et son égard de la part de la population béarnaise. Il Paris voient déferler de pubs en bars des hordes de fallut lui expliquer qu'à la même heure les gens du supporters ivres de bière ou de vin des Corbières. pays étaient installés devant leur petit écran et Le samedi à 15 heures, Twickenham, le Parc des regardaient l'équipe de France — dans laquelle Princes (qui a succédé à Colombes), Lansdowne figuraient deux des leurs, François Moncla et Jean- Road, Murrayfield et l'Arm's Park rassemblent ces Pierre Saux — opposée au pays de Galles. Depuis pèlerins débraillés et braillards. Dans ces stades ce jour mémorable, les hommes politiques se gar- aux allures de temple, les fidèles du Tournoi célè- dent bien d'organiser des meetings électoraux en brent avec ferveur la grand-messe du rugby. Il en concurrence avec les grands matches de rugby. De est ainsi depuis 1910. même, tous les commerçants vous diront que, les Pourtant, rien ne prédisposait cette épreuve à samedis de Tournoi, ils enregistrent une baisse devenir populaire : pas de classement, pas de sensible des ventes, du coup d'envoi au coup de trophée, pas de palmarès officiel. Aucun organisme sifflet final. pour enregistrer le résultat des matches en dehors On a longtemps cherché une explication à ce de la presse qui publie un classement officieux. phénomène de popularité. Mais les sociologues ne Bref, dans ces conditions, bien des championnats sont jamais tombés vraiment d'accord sur une jus- eussent été mort-nés tant il est vrai que la compéti- tification rationnelle. Sans doute parce que ce suc- tion s'accommode mal des parties sans enjeu, des cès tient du défi au bon sens, et que l'homme combats sans titre. programmé par son intelligence a besoin de s'inven- Alors pourquoi, malgré ce handicap, le Tournoi ter de temps en temps des coups de folie. Car des Cinq Nations, que les Britanniques appellent enfin, il fallait être fou, à la puberté de ce siècle, the Tournament, passionne-t-il les foules, au point pour imaginer un spectacle qui motive autant des hommes aussi différents que les villageois de la France du Sud-Ouest, les bourgeois anglais, les « Proud ! Proud ! » . roturiers gallois des vallées du charbon, les ultracon- servateurs écossais et l'intelligentsia irlandaise. L'histoire a passé son temps à diviser ces cinq nations. Et voilà qu'au moment où la sagesse les conduit à faire la paix des braves d'honorables rugbyphiles proposent un tournoi, dont le principal effet est de réveiller les vieilles querelles... par joueurs interposés. A ce jeu-là, qui ressemble à la petite guerre, les joueurs en question ont pris la place des soldats de plomb. Et sont vite devenus des héros. Symbole de cet héroïsme admirable : Fergus Slattery, capitaine de l'équipe d'Irlande. Le 18 février 1979, sur la pelouse gelée du Parc des Princes, ses équipiers exténués par l'épreuve de force que leur imposaient les avants français tom- baient les uns après les autres, morts de fatigue. Proud, proud (« Pour l'honneur, pour l'honneur »), hurlait Slattery, en pleine exaltation, à chacun des siens qui tombait. Et les morts ressuscitaient comme par miracle. IRLANDE : EN VERT ET CONTRE TOUS Des miracles! Le Tournoi en a fait plus d'un depuis qu'il existe. C'est ainsi que dans les années vingt, déchirées par la guerre d'indépendance en Irlande, les matches prévus au calendrier ont quand même été joués dans ce pays divisé où, quatre fois l'an, le rugby réussit le tour de force de la réunifica- tion. Comment donc ce jeu d'étrangers — bien qu'inventé par l'Irlandais William Webb Ellis — peut-il surmonter le drame historique qui laisse l'Ulster en ruine et menace la paix dans le reste de l'Irlande? Comment un joueur venu du Nord unio- niste peut-il porter le maillot vert nationaliste et entendre au garde-à-vous le Soldiers Song, l'hymne républicain ? « On ne se pose pas la question. Cela ne nous vient jamais à l'idée », avait l'habitude de répondre Mike Gibson, le meilleur attaquant enfanté par le rugby irlandais, originaire de Belfast, membre d'une commission chargée de résoudre les problèmes entre catholiques et protestants de l'Ulster. Cette faculté de dire « pouce » en pleine guerre fratricide pour porter le même maillot irlandais dans un match international est sans conteste la plus belle victoire du Tournoi. Et si un jour ces braves types de « Cette faculté de dire pouce en pleine guerre Dublin, Belfast, Ballymena ou Cork connaissent le fratricide. » Mike Gibson. bonheur de la paix retrouvée, le rugby y sera pour quelque chose. Pourtant, au cours de l'hiver 1954, on est passé Irlande. Cette année-là, à cause de ces deux for- près de la catastrophe. A cette époque, pour ména- faits, le classement du Tournoi ne put être établi ger les susceptibilités des deux communautés, on alors que les joueurs irlandais vainqueurs de leurs jouait l'un des deux matches annuels en Ulster, deux matches à l'extérieur avaient une grande l'autre en république d'Irlande. Cette fois-là, le chance de réussir le grand chelem. Heureusement, match avait lieu à Belfast, sur le terrain de Ravenhill. l'année suivante, les nations invitées à Dublin (France Quelques jours avant la date fixée pour la rencontre, et Angleterre) firent le voyage. Et le Tournoi reprit six joueurs sélectionnés annoncèrent que, malgré son cours normal. l'honneur qui leur était fait, leur conscience leur Le joueur qui personnifie le mieux cette volonté interdisait de se présenter en maillot vert sur le sol irlandaise de respecter la trêve du rugby est certai- irlandais pour y écouter le Gad save the Queen. Le nement Jack Kyle, l'idole du pays dans les années capitaine de l'équipe, originaire de Cork, État très cinquante. A cette époque, les témoins assurent touché par la guerre civile, pria les joueurs de qu'il n'existait pas une ville ou un village dans lequel reconsidérer leur position. Discussions... Marchanda- le Dr Kyle aurait pu pénétrer sans recevoir l'accueil ges... Puis décision des officiels, qui déclarèrent réservé à un héros, Ce prêcheur laïque, qui travail- que tous les matches du Tournoi se joueraient lait dans les pauvres ruelles de Belfast, possédait, désormais à Dublin. Les joueurs originaires de raconte-t-on, cette intensité de caractère particu- l'Ulster, dont beaucoup étaient pourtant des unio- lière aux joueurs de l'Ulster, et il la communiquait à nistes loyaux, acceptèrent sagement cette mesure toute l'équipe d'Irlande. Une fois revêtu du maillot arbitraire. La crise fut ainsi évitée. vert, Kyle n'était plus un protestant de l'Ulster, mais On craignit également le pire, dix-huit ans plus il devenait pour tout un peuple le premier des tard, en 1972, au plus fort des émeutes à London- Irlandais, dont la vertu principale était de transmet- derry et à Belfast, quand le pays de Galles et tre à ses partenaires ce fameux fighting spirit que l'Écosse refusèrent de faire le déplacement en les verts entretiennent dans l'intimité de leur ves- FIGHTING SPIRIT « Old Soldiers never die... les vieux soldats ne meurent jamais » Hymne national irlandais. Fergus Slattery. tiaire et de leur retraite d'avant match. On ne peut être plus croyant qu'un Irlandais. Et quand cette foi se met au service du rugby, elle fait des ravages dans le camp adverse. C'est Andy Mulligan, ancien demi de mêlée du quinze d'Irlande, à qui j'em- prunte tous ces témoignages, qui raconte dans le livre Les Joies du Rugbyl : « Avant un match contre l'Angleterre à Twickenham, Tony O'Reilly, avec qui je partageais ma chambre, rentra le visage décom- posé de l'homme témoin d'un événement extraordi- naire : tu ne me croiras jamais, je viens de voir Noël Murphy brûler des cierges pour les placages qu'il va assener cet après-midi à l'ouvreur anglais. Il y en avait tellement qu'on se serait cru à Noël. »

1. Les Joies du rugby, Hachette-Réalités, GALLES, LA MALADIE DU RUGBY Pour les Gallois, enfants turbulents d'un peuple fier, batailleur et cocardier, le rugby est l'exutoire idéal de la combativité de la race et de son nationalisme forcené. Environ 25 % de la population parle la langue du pays. Ceux-là peuvent affirmer tous les jours leur différence. Pour les autres, il reste le rugby. « Les Anglais pratiquent ce jeu parce qu'ils l'ont inventé. Les Irlandais parce qu'ils détestent les Anglais et qu'ils adorent la bagarre. Les Écossais l'ont adopté en raison de leur inimitié historique vis- à-vis des Anglais. Les Gallois, eux, ont un énorme avantage sur leurs adversaires : c'est que tous les joueurs sont nés sur un terrain de rugby, ou y ont été conçus », a l'habitude de dire l'ancien internatio- nal anglais Peter Robbins pour justifier la supério- rité du pays de Galles sur les autres nations anglo- phones du Tournoi. Pourtant la Welsh Rugby Union est la dernière née des unions britanniques. Elle a été fondée en 1880. Mais sur cette terre où les conditions de vie « Gagner, gagner, gagner. » J.P.R. Williams. sont difficiles, ce jeu a tout de suite convenu au rude tempérament celte. Jamais nation n'a révélé autant de joueurs de classe internationale ; ni autant innové. nent. A l'Arm's Park de Cardiff, à l'heure du coup Ce sont les Gallois qui, dès 1893, ont adopté le d'envoi, les poivrots gallois sur les gradins d'en haut dispositif appliqué encore de nos jours des huit se soulagent en pissant sur les étrangers d'en bas. avants et des quatre trois-quarts. Ce sont eux aussi Pour accompagner les chœurs, qui se produisent qui ont inventé en 1965 le Squad System, copié sans exception à chaque grand match, on s'offre un depuis, avec plus ou moins de nuances, par les chef d'orchestre. Dans tous les clubs du pays, des autres nations. Ce procédé qui a fait école consiste milliers et des milliers de. Gallois massés devant la à retenir, après une série de matches de sélection, télé font écho aux soixante mille privilégiés de trente joueurs. Chaque dimanche qui précède les Cardiff qui chantent sur trois tonalités différentes rencontres du Tournoi, ces sélectionnés sont réunis Land of my Fathers, l'hymne national. au centre sportif de Port Talbot. Pendant une Les hommes qui se rassemblent à l'Arm's Park les journée, ils travaillent deux choses : les principes jours de Tournoi sont des sacrifiés au dieu charbon. fondamentaux du rugby et les problèmes particu- Beaucoup n'atteindront pas l'âge de la retraite, liers qu'est susceptible de poser l'adversaire. victimes de la silicose. Alors ils viennent au match Pour cette nation de trois millions d'âmes, forte de prendre un peu de bon temps. Ils gueulent le chant quarante mille joueurs concentrés sur un territoire gallois Sospanfach (le bruit des casseroles). Ils pas plus grand que deux départements français, le reprennent en chœur des cantiques sortis du fond rugby est un fait social. Partout ailleurs, une partie des âges. Ces samedis, à 15 heures, c'est la déli- dure quatre-vingts minutes. Au pays de Galles, on vrance pour tous les sans-le-sou, les sans-grade, les trinque à la santé des joueurs trois heures avant, et sans-soleil de la principauté que la fabuleuse his- on fête encore la victoire six heures après, à toire de , sorti de la mine grâce au grandes gorgées de bière et au rythme des chants rugby pour se hisser au rang de directeur commer- religieux. cial, fait rêver. Pour les gueules noires du Carmar- Quand il y a un match de Tournoi, les bobbies then et du Glamorgan, un match international contre ferment les yeux sur les dépassements d'ouverture l'Angleterre, c'est chaque fois l'occasion d'une revan- des débits de boisson, Les pintes de bière emplis- che sur l'Histoire. Un Gallois vous dira toujours que sent les panses et déclenchent un va-et-vient ininter- la victoire qui revêt le plus d'importance à ses yeux rompu : ceux qui vont pisser et ceux qui en revien- c'est celle qui s'obtient sur le terrain de Twicken- « Land of my fathers... la terre de mes ancêtres. » Hymne national gallois. ham. « Twick » la snob, où les gentlemen de Lon- contre les autres. Chacun écoute l'entraîneur en le dres la riche viennent en Rolls. En 1974, un incident fixant. La chaleur des corps élève la température et diplomatique faillit rompre les relations entre les la fumée de la cigarette de Clive Rowlands (l'entraî- deux nations. La musique qui interprétait le Gad neur) trouble l'atmosphère. Le coach interpelle save the Queen avait oublié de jouer Hen Wlad Fly Gareth Edwards et dit : "Maintenant c'est sérieux. Nhadau, l'hymne gallois. Vingt mille supporters des Voilà une mêlée." Il n'y a ni mêlée ni ballon. Et rouges, venus par train des vallées du charbon, pourtant chacun dans la chambre jurerait les voir. furieux de cet « oubli », l'entonnèrent plus fièrement Gareth dit au talonneur : "Prêt Jeff! Maintenant." Il que jamais. La Welsh Rugby Union menaça très s'est accroupi et Clive s'est accroupi aussi à ses officiellement de ne plus envoyer son équipe en côtés. Le coach intervient encore : "Ça ne va pas, Angleterre si pareille provocation se reproduisait. les enfants. Recommencez." Gareth lance le ballon Elle ne s'est jamais reproduite, et les joueurs du imaginaire dans une mêlée imaginaire. "Maintenant pays de Galles sont revenus à Twickenham. Jeff', crie-t-il à notre talonneur. Et les avants com- C'est à l'Angel Hotel de Cardiff que les internatio- mencent à crier et à pousser, comme s'ils étaient naux gallois se rassemblent avant un match de sur le terrain, devant la foule. Clive allume une Tournoi. L'Angel, à deux pas de l'Arm's Park, sur les autre cigarette. Ça va mieux. Puis il parle de plus marches duquel les enfants de ce pays, farouches en plus vite. Il nous répète que nous avons de la partisans du commando des rouges, viennent vomir chance de jouer pour Galles. Que des milliers de leur trop-plein de bière. Dans une chambre de ce spectateurs donneraient bien cinq années de leur célèbre hôtel, deux heures avant le coup d'envoi, vie pour pouvoir courir en maillot rouge à nos côtés. les sélectionnés de Galles se réunissent rituellement Dans tous les pubs de Cardiff et de nos villages les pour écouter les paroles de l'entraîneur. Dans son portes resteront ouvertes jusqu'à 5 heures du matin. livre Mon Rugby, Barry John, le buteur vedette des Mais seulement si nous gagnons. Puis il nous fait années soixante, décrit cette veillée d'armes : « Notre crier une fois, deux fois, cinq fois à tue-tête : chambre est bondée. Nous sommes pressés les uns "Gagner, gagner, gagner"... » L'ANGLETERRE : LE RUGBY POUR LA FORME Nation mère du rugby, l'Angleterre est le pays qui possède le plus de joueurs : trois cent mille officiellement recensés. Mais on estime qu'environ deux millions de personnes s'adonnent à la pratique de ce sport, qui a longtemps prospéré dans les riches écoles et les universités prestigieuses avant de s'implanter avec succès dans les zones indus- trielles du Nord. Bien qu'il soit devenu ainsi plus démocratique en recrutant des joueurs dans la classe ouvrière, le rugby anglais est resté imprégné de sa tradition bourgeoise. « Un jeu de voyous pratiqué par des gentlemen », prétend une formule qui a fait recette en Angleterre. Pas étonnant, dans ces conditions, que les Anglais aient de tout temps fait passer le plaisir du jeu avant celui de la victoire. Ne dit-on pas, dans ce pays, que l'on joue au rugby pour garder la forme, par opposition au pays de Galles, par exemple, où l'on se préoccupe de garder la forme pour jouer au rugby! Ce détachement des Anglais à l'égard de la compétition explique en partie les revers de fortune enregistrés ces dernières années par l'Angleterre dans le Tournoi des Cinq Nations — dont elle gagna le premier épisode en 1910, trois ans avant de remporter dans cette épreuve son premier grand « Un jeu de voyous pratiqué par des gentlemen. » chelem. Roger Uttley. Quand ils évoquent le Tournoi, les Anglais sont fiers de rappeler les glorieuses années cinquante. A plus de bars à bière que de marchands de médailles cette époque, le quinze de la Rose était commandé à Lourdes. Un lieu magique, tapissé de plaques par un certain Eric Evans, un homme dont l'ancien commémoratives et de lierre, peuplé de fantômes international Peter Robbins affirme, dans La Fabu- de gentlemen aux genoux nus et de dames très leuse Histoire du rugby2, qu'il était le chauvinisme vivantes qui vont là comme à l'office en priant pour fait homme, pour ne pas dire la xénophobie. « En que Dieu sauve la Reine, et aussi Bob Hiller, le tant que joueur, il était très conscient de ses limites, buteur de l'équipe nationale. Le lieu le plus convena- réintégré qu'il était au sein de l'équipe nationale à ble et le plus ennuyeux à coup sûr pour qui un âge où tout le monde l'ignorait encore. Il procla- n'aimerait pas le football-rugby », a écrit Jean Lacou- mait à tout bout de champ : "Le secret, c'est la ture3, émerveillé par ce temple qu'il a l'habitude de victoire de l'esprit sur la chair." Et il ne voulait comparer à « une grande boîte à rugby cabossée et surtout pas que l'on oublie que nous jouions tous branlante, pétrie dans le brouillard et la rouille des pour un et un pour tous. Il veilla donc à maintenir et cuirassés des anciennes batailles ». à souligner l'interdépendance de chaque individu et Dans ce repaire s'entassent les jours de Tournoi de chaque fraction de l'équipe. Résultat : le quinze soixante-dix mille passionnés, moins les égarés anglais acquit une inébranlable confiance en soi, en perdus dans la grande beuverie d'avant-match, ses sélectionneurs et en son talent. » restés au pub le temps de la partie, et comptant les Autre atout du talent anglais : Twickenham, le points aux acclamations de la foule devant une pinte terrain sacré. « Twickenham, sorte de grande boîte de bière qu'ils n'ont pas eu la force de quitter pour verte, avec un gazon beau comme les dalles de rejoindre leur place dans les gradins de Twicken- Westminster, des gradins à pic comme à Orange, et ham.

2. La Fabuleuse Histoire du rugby, Henri Garcia, Odil Éditeur. 3. Le rugby, c'est un monde, Jean Lacouture, Actuels. Twickenham où un jour de février 1961, le 25 pour pour m'imprégner de cette atmosphère si spéciale être précis, les spectateurs présents ont été les et si envoûtante, tellement différente des stades de témoins du plus beau pied de nez à la logique du notre Sud-Ouest. Alors, débuter là-bas, vous pensez, rugby : Amédée Domenech, pilier de l'équipe de devant le public le plus connaisseur, le plus sportif France de rugby, abandonnant sa place en pre- mais aussi le plus difficile du monde, à quelques mière ligne pour tenir le poste d'ailier laissé vacant encâblures du berceau du rugby... En même temps par Pipiou Dupuy, victime d'un claquage malencon- une fête et beaucoup d'angoisse. Il fallait se montrer treux. digne de Twickenham. Un coup d'œil curieux et « J'entendais le public de Twickenham ronronner. amusé sur ces pique-niques de la gentry anglaise Un connaisseur, ce public, attention ! A un moment, qui transforme ses voitures en restaurants de luxe et attaque française. Jacky Bouquet me démarque un le parking de Twickenham en garden-party, et nous peu par surprise et me donne le ballon. Je feinte la y voilà enfin, à l'ombre des immenses tribunes, si passe à Meynard qui était juge de touche. Tout le austères vues sous cet angle, derrière le décor. Une monde va voir s'il se porte bien, et si le ballon se haie d'Anglais discrets, quelques supporters fran- trouve bien de son côté. Et alors moi, le slalom à çais excités, un couloir triste gardé par deux bob- gauche, le slalom à droite, le slalom au milieu. bies fondus dans le même moule que Claude Soixante mètres de course, Monsieur, et j'ai failli Spanghero ou Estève, des vestiaires somptueux et marquer l'essai du siècle. Failli seulement, car il n'a immaculés comme de vrais salons, quelques bruits pas été marqué. Mais qu'importe, l'exploit était assourdis. On sort pour la photo... Et on en prend superbe. J'ai cru que les spectateurs devenaient plein la gueule. C'est ça aussi Twickenham. A vous fous. Les Anglais n'en sont pas encore revenus », couper le souffle, quatre murailles humaines, et prétend Amédée Domenech dans son livre Un l'impression de se sentir prisonnier. Une rumeur qui rugby de Duc4 monte et qui finit par couvrir la musique. Un Si à Twickenham on n'est pas prêt d'oublier ce murmure pas du tout hostile, mais qui fait peur... » coup de folie, on n'est pas prêt d'oublier non plus le Des Anglais qui ont inventé le rugby et qui, pour sacrilège dont s'est rendu coupable, devant la tri- le plaisir du jeu, sont capables d'arroser une défaite bune royale du plus honorable stade de rugby du comme ils arrosent une victoire. Pourvu que cette monde, François Moncla, alors capitaine de l'équipe défaite soit digne, et pas concédée devant l'Écosse. de France. Ce jour-là, un petit demi de mêlée Car entre ces deux nations il y a bien longtemps anglais, malin comme un singe et provocateur, n'en qu'on a fait passer au second plan le Tournoi et son finissait pas de tricher à chaque introduction du style bon chic bon genre, pour se disputer avec ballon en mêlée. Et cela sous les yeux d'un arbitre âpreté chaque année depuis 1879 la « Calcutta qui ne bronchait pas. Le sang de François Moncla fit Cup ». Une magnifique coupe en argent massif, au plusieurs tours. Et au moment où ce demi de mêlée couvercle surmonté d'un éléphant et dont les quatre indélicat commettait en toute impunité sa énième anses sont des cobras qui rappellent l'origine de ce faute de la partie, le capitaine de l'équipe de trophée, offert par des officiers de l'Empire britanni- France, au nom de tous les siens, se décida à faire que quittant leur garnison basée dans le delta du justice. Tout entier concentré sur le désir de rece- Gange, pour venir s'installer dans la région de voir son introduction frauduleuse, le n° 9 anglais, Douvres. L'histoire raconte que les officiers en louchant vers les pieds de sa deuxième ligne, question, contraints de dissoudre le club de rugby amorça sa flexion et tendit son postérieur tout blanc qu'ils avaient fondé à Calcutta quatre ans plus tôt, se vers la tribune d'honneur. C'est le moment que mirent en tête d'utiliser les fonds en organisant une choisit François Monda pour envoyer à l'imperti- série de banquets pour marquer le retour au pays. nent sujet de Sa Gracieuse Majesté britannique le Mais cette grande bouffe n'ayant pas dilapidé totale- plus beau coup de pied au cul qu'ait jamais admiré ment le trésor, il fut décidé de faire fondre les Twickenham. roupies d'argent restant en caisse pour transformer Twickenham, ce stade à nul autre pareil où Jean- le lingot ainsi obtenu en trophée. C'est cette coupe Pierre Rives, héros de France et d'Angleterre, fit — la seule à matérialiser une victoire en match ses débuts internationaux. « J'ai toujours été amou- international de rugby — qui est mise en jeu reux de Twickenham et de sa légende, des fan- chaque année entre l'Angleterre et l'Écosse. tômes qui y rôdaient, écrit-il dans son livre Le Rugby comme il vient5 Plusieurs fois j'y étais allé 5. Le Rugby comme il vient, Jean-Pierre Rives, Olivier Orban 4. Un rugby de Duc, Amédée Domenech, Éditions Solar. Éditeur. Achevé d'imprimer le 12 janvier 1981 sur les presses de Maury-Imprimeur S.A. - 45330 Malesherbes N° d'éditeur : V28148 - N° d'imprimeur : A81/9379 Dépôt légal : 1er trimestre 1981 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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