Perspectives médiévales Revue d’épistémologie des langues et littératures du Moyen Âge

37 | 2016 Le Moyen Âge en Amérique du Nord

Sébastien Douchet (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/peme/9390 DOI : 10.4000/peme.9390 ISSN : 2262-5534

Éditeur Société de langues et littératures médiévales d’oc et d’oïl (SLLMOO)

Référence électronique Sébastien Douchet (dir.), Perspectives médiévales, 37 | 2016, « Le Moyen Âge en Amérique du Nord » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 26 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/peme/9390 ; DOI : https://doi.org/10.4000/peme.9390

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© Perspectives médiévales 1

En 1945, Gustave Cohen écrivait que le « De translatione studii [...] se prolonge vers l’Ouest dans le sens de la marche apparente du soleil », faisant référence à l’épanouissement des Mediaeval Studies outre- atlantique[1]. La fondation de la Mediaeval Academy of America à Harvard et de sa revue Speculum en 1925, ainsi que le don de John D. Rockfeller, la même année, qui permit l’acquisition de la collection et du bâtiment des Cloisters par le Metropolitan Museum, ont donné une impulsion à l’étude du Moyen Âge en Amérique du Nord qui n’est jamais retombée, et dont témoigne la création d’institutions qui ont joué un rôle majeur dans la diffusion de la médiévistique (le Pontifical Institute of Mediaeval Studies à Toronto ouvert en 1929 sous la houlette d’Étienne Gilson, l’Institut d’Études Médiévales d’Ottawa en 1930, l’Institut d’Études Médiévales de l’université de Notre Dame en 1946). Aujourd’hui, une grande partie de la recherche sur le Moyen Âge s’effectue au Canada et aux États-Unis. Universités, instituts, bibliothèques et musées contribuent largement à la production et à la diffusion des discours et des savoirs. Ce nouveau numéro de Perspectives médiévales a souhaité rouvrir le dossier des études médiévales en Amérique du Nord pour comprendre la spécificité de l’enseignement et de la recherche actuels sur le fait littéraire médiéval –, car il en est assurément une, liée à l’histoire des institutions, aux fonctionnements académiques propres au Nouveau Continent, mais aussi au développement des « studies » qui assurent à la création du savoir sur le Moyen Âge une assise théorique largement ignorée en France. La première partie du numéro, « Analyses », propose cinq contributions qui sont autant de réflexions qui permettent de cerner les modalités de cette transmission et de cette élaboration du savoir dans le champ de la médiévistique outre-Atlantique. Ce premier volet est accompagné de deux entretiens de Francis Gingras avec le Père Benoît Lacroix et Madeleine Jeay consacrés à l'Institut d'Études Médiévales de Montréal et qui éclairent ce développement au Canada. Le second volet reprend le premier sous l’aspect de la création littéraire aux États-Unis et propose des études de l’usage qui a été fait du Moyen Âge sur un continent qui ne l’a pas connu et qui entretient avec lui des relations ambiguës et ambivalentes, « entre fascination et répulsion » pour reprendre le titre donné par Delphine Louis-Dimitrov à la journée d’étude qu’elle a organisée le 10 avril 2015 et que nous publions ici. C’est ainsi l’esquisse des représentations littéraires et scientifiques du Moyen Âge européen en terre non- européenne, et pourtant si fortement et problématiquement liée à l’ancien continent, que propose ce nouveau numéro de Perspectives médiévales. Sébastien Douchet

[1] Gustave Cohen, « Progrès des études médiévales aux Etats-Unis », Revue du Moyen Âge latin, 1945, p. 93.

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SOMMAIRE

Études & travaux

Analyses

Un autre Moyen Âge et le Moyen Âge des autres : les études médiévales vues d’Amérique Francis Gingras

Marshall McLuhan : un spectre hante-t-il les études médiévales canadiennes ? Patrick Moran

Inter-disciplinarité et trans-nationalisme Anne-Hélène Miller

« French belongs to no one, French belongs to everyone ». Sur l’attractivité de la littérature médiévale aux États-Unis Marion Uhlig

A Guide to Digital Medieval Studies in North America Stephen P. McCormick

Entretiens

Présentation Francis Gingras

Entretien avec Benoît Lacroix Francis Gingras et Madeleine Jeay

Entretien avec Madeleine Jeay Francis Gingras

Dossier : Le thème médiéval aux États-Unis : entre fascination et répulsion

Avant-propos Delphine Louis-Dimitrov

Du Moyen-Âge barbare au Moyen-Âge matrice de la modernité : histoire d’une métamorphose historiographique. Du romantisme à l’histoire des mentalités 1830-2015. Christian Amalvi

“This Rude Chivalry of the Wilderness”: Chivalry and Native Americans in Cooper’s and Irving’s American Novels Pauline Pilote

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Washington Irving, The Sketch Book of Geoffrey Crayon, Gent. : le Moyen Âge aux origines Delphine Louis-Dimitrov

The Boy’s Froissart de Lanier ou la réappropriation d’une mémoire européenne à destination des garçons en Amérique. Patricia Victorin

“Go West Young Joan!” Mark Twain’s Personal Recollections of Joan of Arc (1896) Jennifer Kilgore-Caradec

Altérité ou proximité de la littérature médiévale ? De l’importation d’une notion “européenne” en Amérique du Nord Vincent Ferré

État de la recherche

Comptes rendus

Ouvrages collectifs

L’Anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge Presses de l’université de Provence, Senefiance 63, 2016 Estelle Doudet Sébastien Douchet et Valérie Naudet (éd.)

Artus de Bretagne. Du manuscrit à l’imprimé (XIVe siècle-XIXe siècle) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015 Matthieu Marchal Christine Ferlampin-Acher (éd.)

Les Centres de production des manuscrits vernaculaires au Moyen Âge Maria Colombo Timelli

Claude Fauriel et l’Allemagne. Idées pour une philologie des cultures , Honoré Champion, 2014 Alain Corbellari Geneviève Espagne et Udo Schöning (éd.)

Confessiones et nationes. Discours identitaires nationaux dans les cultures chrétiennes : Moyen Âge-XXe siècle Paris, Honoré Champion, 2014 Marie-Rose Bonnet Mikhaïl-V. Dmitriev et Daniel Tollet (éd.)

De l’autorité à la référence Paris, École nationale des Chartes, 2014 Patricia Victorin Isabelle Diu et Raphaële Mouren (éd.)

La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (Xe-XVIe siècle) Turnhout, Brepols, 2014 François Suard Catherine Gaullier-Bougassas (éd.)

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Les Manuscrits médiévaux témoins de lectures Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2015 Catherine Nicolas Catherine Croizy-Naquet, Laurence Harf-Lancner et Michelle Szkilnik (éd.)

Le Miroir de Renart. Pour une redécouverte de « Renart le Contrefait » Louvain-la-Neuve, Publications de l’Institut d’Études Médiévales, 2014 Corinne Pierreville Craig Baker, Mattia Cavagna, Annick Englebert et Silvère Menegaldo (éd.)

Obscène Moyen Âge ? Paris, Honoré Champion, 2015 Carine Giovénal Nelly Labère (éd.)

Sciences et Savoirs sous Charles V Paris, Honoré Champion, 2014 Pauline Lambert-Taffoureau Olivier Bertrand (éd.)

Les Raisons du livre. Du statut de l’œuvre écrite à la figuration du symbole (XIIe-XVIIe siècles) Paris, Honoré Champion, 2015 Anne Berthelot Gérard Gros (éd.)

Transcrire et/ou traduire. Variation et changement linguistique dans la tradition manuscrite des textes médiévaux Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2015 Maria Colombo Timelli Raymund Wilhelm (éd.)

Wauchier de Denain polygraphe du XIIIe siècle Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2015 Hélène Bouget

Essais

Adrian Armstrong, Sarah Kay, Une muse savante ? Poésie et savoir, du Roman de la Rose jusqu'aux grands rhétoriqueurs Paris, Classiques Garnier, 2014 Anna Gęsicka

Danielle Buschinger, Tristan allemand Paris, Honoré Champion, 2013 Marie-Geneviève Grossel

Irène Fabry-Tehranchi, Texte et Images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate (XIIIe- XVe siècle) Turnhout, Brepols, 2014 Joanna Pavlevski-Malingre

Carine Giovénal, Le Chevalier et le Pèlerin. Idéal, rire et réalité chez Raoul de Houdenc. XIIIe siècle Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2015 Anne Berthelot

Valérie Guyen-Croquez, Tradition et Originalité dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert Paris, Honoré Champion, 2015 Magali Cheynet

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Marc Loison, Les Jeux littéraires de Raoul de Houdenc. Écritures, allégories et réécritures Paris, Honoré Champion, 2015 Carine Giovénal

Charles Mazouer, Théâtre et Christianisme. Études sur l’ancien théâtre français Paris, Champion, 2015 François Suard

Patrick Moran, Lectures cycliques. Le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle Paris, Honoré Champion,2014 Hélène Bouget

Maud Pérez-Simon, Mise en roman et mise en image. Les manuscrits du Roman d’Alexandre en prose Paris, Honoré Champion, 2015 Christine Ferlampin-Acher

Michèle Perret, Introduction à l’histoire de la langue française Paris, Armand Colin, 2014 Sylvie Bazin-Tacchella

Marjolaine Raguin, Lorsque la poésie fait le souverain. Étude sur la Chanson de la Croisade albigeoise Paris, Honoré Champion, 2015 Gerardo Larghi

Madeleine Tyssens, Le Chansonnier français U, publié d’après le manuscrit Paris, BNF, fr. 20050 (tome 1) Paris, Société des Anciens Textes Français, 2015 Marie-Geneviève Grossel

Karin Ueltschi, Petite histoire de la langue française. Le chagrin du cancre Paris, Imago, 2015 Maria Colombo Timelli

Friedrich Wolfzettel, La Poésie lyrique du Moyen Âge au Nord de la France (en annexe : France et Italie). Études choisies Paris, Honoré Champion, 2015 Marie-Geneviève Grossel

Éditions & traductions

Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose Fabienne Pomel

Philippe de Mézières, Songe du viel pelerin Marie-Madeleine Huchet

Pierre de La Ceppède, Paris et Vienne Maria Colombo Timelli Marie-Claude de Crécy et Rosalind Brown-Grant (éd.)

Actes de Pierre de Dreux, duc de Bretagne (1214-1237) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013 Sylvie Bazin-Tacchella Marjolaine Lémeillat (éd.)

La Chevalerie Ogier, tome I : Enfances Paris, Honoré Champion, 2015 Maria Colombo Timelli Muriel Ott (éd.)

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La Cronique et Histoire des mervilleuses aventures de Appolin roy de Thir (d’après le manuscrit de Londres, British Library, Royal 120 C II) Turnhout, Brepols, 2013 Matthieu Marchal Vladimir Agrigoroaei (éd.)

Les Débuts d’une théorie littéraire en France. Anthologie critique Paris, Classiques Garnier, 2011 Xavier Leroux

Les Errances de frère Félix, pèlerin en Terre sainte, en Arabie et en Égypte Paris, Classiques Garnier, 2014 Sylvie Bazin-Tacchella Jean Meyers et Michel Tarayre (éd.)

Le Jeu d’Adam Maria Colombo Timelli Christophe Chaguinian, Catherine Bougy et Andrea Recek (éd.)

On Famous Women. The Middle English Translation of Boccacio’s De Mulieribus Claris Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2015 Alexandra Velissariou Janet Cowen (éd.)

Le Pas du Perron Fée. Édition des manuscrits Paris BnF fr 5379 et Lille BU 104 Paris, Honoré Champion, 2013 Anne Berthelot Chloé Horn, Anne Rochebouet et Michelle Szkilnik (éd.)

Les Quinze Joies du mariage Paris, Gallimard, 2016 Maria Colombo Timelli

Le Roman de Renart Paris, Honoré Champion, tomes 1 et 2, 2013 et 2015 Roger Bellon Jean Dufournet, Laurence Harf-Lancner, Marie-Thérèse de Medeiros et Jean Subrenat (éd.)

Positions de thèse

Magali Cheynet, « Joindre le chief avecques les membres. » Remembrer et compiler l’histoire de Charlemagne dans la deuxième moitié du XVe siècle, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Michelle Szkilnik, soutenue le 15 décembre 2015 à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle Magali Cheynet

Jean-Dominique Delle Luche, Le plaisir des bourgeois et la gloire de la ville. Sociétés et concours de tir dans les villes du Saint-Empire, XVe-XVIe siècles thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Pierre Monnet, soutenue le 30 novembre 2015 à l’EHESS Jean-Dominique Delle Luche

Leonardo Hincapié Giraldo, Yseut et Wîs : une lecture junguienne des personnages féminins dans Le Roman de Wîs et Râmîn et dans les romans de Tristan thèse de doctorat préparée sous la direction de Michelle Szkilnik et Laurence Mathey-Maille, soutenue le 9 décembre 2014 à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle Leonardo Hincapié Giraldo

Mélanie Lévêque-Fougre, En passant par la Lorraine. Poétique et milieu socio-littéraire des trouvères lorrains du XIIIe au début du XIVe siècle thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 5 décembre 2015 à l’université Paris-Sorbonne Mélanie Lévêque-Fougre

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Fanny Maillet, Extraire la littérature médiévale : du fonds de l’Arsenal à la “Bibliothèque universelle des romans” thèse de doctorat préparée en co-tutelle sous la direction de Mme le professeur Joëlle Ducos et de M. le professeur Richard Trachsler, soutenue le 16 juin 2016 à l’Université Paris-Sorbonne. Fanny Maillet

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Études & travaux

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Études & travaux

Analyses

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Un autre Moyen Âge et le Moyen Âge des autres : les études médiévales vues d’Amérique

Francis Gingras

1 Quand des collègues et amis de la Société de Langues et de Littératures Médiévales d’Oc et d’Oïl m’ont proposé de présenter une conférence sur le Moyen Âge en Amérique du Nord, je me suis d’abord dit que je n’étais peut-être pas le mieux placé pour en illustrer la spécificité, puisque je suis un pur produit de l’enseignement supérieur français, ayant fait toutes mes études universitaires à l’université de Montpellier. Après réflexion, j’ai convenu cependant que les quinze années passées à enseigner la langue et la littérature médiévales en Amérique du Nord, plus précisément à l’université Western Ontario au Canada anglais puis, depuis 2003, à l’université de Montréal, au Québec, me donnaient sans doute une certaine perspective sur ce qui se fait actuellement dans la recherche et dans l’enseignement du Moyen Âge outre-Atlantique.

2 Plus encore, je crois profondément que la part de subjectivité inhérente à notre volonté de reconstruction du passé est largement tributaire de facteurs qui relèvent, entre autres, de l’ancrage géographique. J’ai écrit ailleurs que l’« historien qui est né et a grandi dans la campagne bourguignonne n’abordera pas Cluny de la même manière qu’un fils de Manhattan ou de l’Abitibi »1. Derrière cette formule, qui relève somme toute de l’évidence, se trouve une confession biographique puisque je suis moi-même né en Abitibi, région de mines, de lacs et de forêts au Nord-Ouest du Québec où les Algonquins, qui s’y trouvaient, eux, au XIIIe siècle, n’ont dû cohabiter durablement avec des colons d’origine européenne qu’à partir de la Première Guerre mondiale (la ville d’Amos, siège du premier diocèse, est fondée en 1914 et la ville où je suis né, La Sarre, en 1917). À ce titre, j’ai trouvé un certain intérêt à revenir sur ce qui, dans le contexte particulier de l’histoire du continent nord-américain, pouvait expliquer la place singulière qu’y occupent le Moyen Âge et, plus particulièrement, les études médiévales. 3 Je m’intéresserai d’abord à la valeur accordée au Moyen Âge en Amérique en regard de celle qui prévalait en Europe et qui était le plus souvent directement liée à la construction des identités nationales. En Amérique du Nord, le Moyen Âge relève, du

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point de vue chronologique, d’une altérité largement méconnue et longtemps méprisée, l’histoire de celles que l’on appelle aujourd’hui – significativement – les Premières Nations. Du point de vue identitaire cependant, le Moyen Âge revendiqué par la majorité au pouvoir est bien le Moyen Âge européen, avec une différence de taille dans la mesure où l’Europe relève pour l’Amérique d’un passé qui sert à la construction ou à la reconstruction d’identités politiques cherchant à se distinguer des mères- patries, en se posant à la fois comme une autre Europe (notamment par rapport aux autochtones) et comme l’autre de l’Europe (par rapport aux Européens). De même, la nature des systèmes politiques, qui se mettent alors en place et relèvent de structures fédératives distinctes de l’État-Nation, contribue à expliquer le rôle quelque peu différent accordé au Moyen Âge en termes identitaires et nationaux. 4 J’aborderai ensuite la période d’essor et de développement des études médiévales en Amérique du Nord, qui correspond pour l’essentiel à l’entre-deux-guerres, alors que le Canada joue un rôle étonnamment important puisque les deux plus anciens instituts d’études médiévales du continent (et même, dans une certaine mesure, une autre façon de faire des études médiévales) se développent à cette époque entre les Grands Lacs et le Saint-Laurent. Dans un pays en perpétuelle crise d’identité, le Moyen Âge apparaît comme une façon de répondre aux secousses politiques et économiques qui affectent alors l’Occident, comme une façon d’élaborer dans un nouveau monde une troisième voie, entre capitalisme et communisme. Pour bon nombre d’intellectuels canadiens de l’entre-deux-guerres, le Moyen Âge semble une voie d’avenir pour l’Occident. 5 Enfin, j’esquisserai quelques pistes pour comprendre comment, dans les périodes plus récentes, le Moyen Âge tel qu’il est étudié en Amérique permet de penser l’altérité médiévale dans le contexte singulier d’une altérité géographique et historique avec notre objet d’étude. Par ailleurs, l’organisation même des universités nord-américaines et la place qu’elles font, très tôt, aux rapprochements disciplinaires, explique aussi une partie des développements qui sont venus du continent nord-américain pour notre discipline. De là, et dans un contexte où ce genre d’étude est fragilisé, la question de l’avenir des études médiévales se pose avec, encore une fois, quelques perspectives singulières.

Les belles histoires des pays d’antan

6 À l’évidence, et à la différence de bien des Européens, le médiéviste nord-américain n’est pas confronté spontanément à la présence du Moyen Âge dans son environnement immédiat. Le Moyen Âge est étranger à son espace en plus de l’être à son époque. En Europe, même aux périodes de relative indifférence aux siècles obscurs, des monuments et des documents continuaient à témoigner de ce passé de plus en plus lointain mais que des érudits n’ont cessé d’exhumer et de protéger, depuis Claude Fauchet et Étienne Pasquier jusqu’au marquis de Paulmy, à l’origine de la Bibliothèque de l’Arsenal, voire à Viollet-le-Duc, responsable (coupable diront certains) de la restauration de Vézelay, de Carcassonne ou de l’abbaye du mont Saint-Michel.

7 En Amérique du Nord, vingt ans même avant que Viollet-le-Duc et Jean-Baptiste Antoine Lassus n’entreprennent la restauration de Notre-Dame de Paris et six ans avant le roman éponyme de Victor Hugo, la ville de Montréal se dotait d’un édifice monumental néogothique, l’église Notre-Dame de Montréal (aujourd’hui basilique) qui est longtemps restée le plus imposant ouvrage d’architecture religieuse en Amérique

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du Nord. Les Sulpiciens, toujours seigneurs de Montréal même après la cession de la Nouvelle-France à l’Angleterre, favorisent ce style architectural alors encore rare (et plusieurs années avant son expansion ailleurs sur le continent), sans doute par la volonté d’afficher clairement le lien entre l’Église et son passé européen, contre toute tentation de « canadianisation » intempestive et, plus sûrement, contre le risque de récupération par l’évêque de Québec de l’autorité qu’exercent les Messieurs de Saint- Sulpice sur la ville de Montréal pratiquement depuis sa fondation. En effet, à la même époque, Mgr Lartigue, auxiliaire de l’évêque de Québec, est en charge de la construction à Montréal de la cathédrale Saint-Jacques-le-Majeur, pour laquelle il fait appel à un artisan-maçon canadien-français, Joseph Fournier. À l’inverse, les Sulpiciens ont recours à un architecte étranger, New-Yorkais d’origine irlandaise et qui plus est de confession anglicane, James O’Donnel, mais qui accepte d’explorer un vocabulaire architectural exempt de tout canadianisme et qui, entre les arcs brisés, les créneaux et les pinacles, rattache clairement l’église de la paroisse-mère de Montréal aux monuments du vieux continent. Il est ainsi un précurseur, avec Ithiel Town, architecte de la Trinity Church à New Haven dans le Connecticut (1813-1815), du style néogothique qui ne se développera véritablement, même en Angleterre, qu’à partir des années 1820 et ne connaîtra sa première expansion que dans une période allant grossièrement de 1840 à 1870. 8 Cette période correspond, sur le continent nord-américain, à la première grande période d’expansion vers le Pacifique. À ce développement dans l’espace (la manifest destiny américaine qui est formulée pour la première fois en 1845), le rattachement monumental des villes des premières colonies à un passé européen est une forme de réponse à l’expansion territoriale : le destin de l’Amérique s’ancre aussi dans les profondeurs temporelles de l’Europe médiévale. Dans cette période, le paysage nord- américain, surtout sur la côte est, fait place à des éléments néogothiques de plus en plus nombreux au cœur même de villes en pleine croissance : à New York, avec une autre Trinity Church (1839-1846), à l’intersection de Wall Street et Broadway, et encore avec la cathédrale Saint-Patrick de la 5e avenue (1858-1879), mais également Christ Church, cathédrale anglicane qui répond « à l’anglaise » au style gothique de l’église Notre-Dame dans ce qui est en voie de devenir le nouveau centre-ville de Montréal (1857-1859). On peut encore citer l’église Saint-Patrick de la Nouvelle-Orléans (1837), la cathédrale Saint-James de Toronto (1853) ou encore la Trinity Church de Boston qui, jusqu’au grand incendie de 1872, était de style néogothique, avant d’être reconstruite par Henry Hobson Richardson dans un vocabulaire éclectique d’inspiration romane donnant d’ailleurs naissance à un important courant architectural nord-américain dit « style roman richardsonien ». 9 Les campus universitaires sont aussi des lieux où l’architecture néoromane et, surtout, néogothique se répand assez tôt : dès 1829 en Ohio, puis dans les années 1830-1840 dans les universités de New York, Harvard et Yale. À partir des années 1880, et pratiquement jusqu’en 1960, le collegiate gothic est pratiquement une figure imposée de l’architecture universitaire nord-américaine, tant aux États-Unis (Princeton, Pennsylvania, Boston College ou encore Pittsburgh et son imposante Cathedral of Learning) qu’au Canada (Toronto, McGill, Western, McMaster). Encore en 1994, la nouvelle bibliothèque Stauffer de l’université Queen’s ou même, en 2000, le O’Hare Hall du campus du Bronx de l’université Fordham revisitent, à la sauce postmoderne, les canons néogothiques. Tours et créneaux semblent encore assurer le lien entre le vénérable modèle oxonien et ses émules nord-américains qui, à coup de classements internationaux, tentent

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toujours d’affronter, voire de dépasser, les vieux collèges anglais. Entre continuité et réappropriation, l’Amérique prend avec le Moyen Âge une liberté que l’éclectisme architectural rend bien : elle conserve et réinvente, sans jamais véritablement devoir restaurer. 10 Autrement dit, s’il entre dans une entreprise de construction ou de reconstruction identitaire, le Moyen Âge est un acquis pour l’Amérique et n’est que rarement présenté comme un déterminant inné, alors même que l’unité nationale, l’amour sacré de la patrie (conformément à la devise des Monumenta Germaniæ Historica fondés en 1819) est ce qui préside aux premières explorations scientifiques de la médiévistique européenne, à la recherche du Volksgeist des différentes nations. On connaît bien aujourd’hui le rôle qu’a joué la guerre de 1870 dans l’émulation philologique des deux côtés du Rhin. En 1877, un cours de langue romane est confié à Camille Chabaneau à la Faculté des Lettres de Montpellier, un an avant que le première chaire d’histoire médiévale soit créée à la Sorbonne pour Fustel de Coulanges et six ans avant qu’une chaire universitaire de littérature française du Moyen Âge et d’histoire de la langue française ne soit créée, en ces lieux mêmes, en 1883. D’autres chaires suivront rapidement : à Toulouse, la chaire de langue et de littérature de la France méridionale est occupée par le Creusois Antoine Thomas à partir de 1883 ; à Aix-en-Provence, une chaire de langue et littérature provençales est instituée pour Léopold Constans en 1888, l’année même où une chaire de littérature wallonne et picarde est offerte à Ernest Langlois à l’université de Lille. On le constate : non seulement la multiplication des postes de médiévistes permet d’organiser une réponse nationale française à la précocité allemande dans la discipline, mais elle permet aussi un ancrage local qui n’est pas étranger au mouvement naissant de défense des langues régionales, notamment autour du Félibrige. 11 En comparaison, à la même époque, l’Amérique du Nord n’intègre pas le Moyen Âge à un projet de construction nationale, ce qui ne veut pas dire qu’elle l’ignore entièrement ou qu’elle renonce à l’instrumentaliser. Au Canada, l’incendie par des émeutiers tories de l’Hôtel du parlement de Montréal, en 1849, et ses déménagements successifs à Toronto et à Québec, conduit la reine Victoria à choisir en 1857, pour l’établissement d’une nouvelle capitale, un village des bords de la rivière des Outaouais, Bytown, qui allait devenir Ottawa, capitale de l’union, puis de la fédération canadienne. Les travaux des édifices du Parlement commencent dès le mois de décembre 1859 dans l’esprit de ce qu’on a appelé le « civil gothic style ». Par leur ampleur et par leur lien évident avec les institutions britanniques (la reconstruction néogothique du nouveau palais de Westminster par Charles Barry est complétée pour l’essentiel en 1852), ils expriment dans la pierre le lien étroit de l’union des deux Canada avec le parlementarisme britannique, tandis que des hommes politiques canadiens-français comme Louis- Hippolyte La Fontaine et George-Étienne Cartier et, plus tard, Wilfrid Laurier, entreprennent de convaincre leurs compatriotes des bienfaits de la tradition britannique. 12 Dans un discours présenté (en anglais) à la Chambre des communes d’Ottawa le 5 avril 1888, Wilfrid Laurier, alors chef de l’opposition, évoque la lutte pour la liberté (dans ce cas, particulièrement la liberté de commerce) des « républiques italiennes au Moyen Âge », mentionnant encore « la Hollande au dix-septième siècle » et l’Angleterre dont l’histoire « est devenue le mémorial de l’activité et de l’énergie toujours croissantes du peuple britannique », avant de conclure que « l’histoire des autres nations est aussi

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notre histoire »2. Outre l’absence criante de la France, on notera combien l’histoire européenne n’est pas présentée en terme de passé national singulier, mais bien d’amalgame devant conduire à une expérience politique nouvelle. 13 Celui qui n’est encore que député québécois, et qui deviendra plus tard premier ministre du Canada, ne se privait pas pour autant de recourir à une vision plus généalogique (et même nettement héréditaire) du passé médiéval dans la mesure où elle pouvait s’incarner dans l’histoire d’Angleterre par une heureuse rencontre en une personne royale de l’alliance du passé français et de la monarchie parlementaire britannique : Ces vieilles coutumes [parlant des cérémonies d’ouverture du parlement qui, en 1879, avaient eu lieu en présence de la princesse Louise, quatrième fille de la reine Victoria, et épouse du gouverneur général du Canada], ces solennités antiques, implantées d’un autre monde dans notre milieu démocratique et moderne, et qui relient le moyen- âge à notre époque contemporaine, vous ouvrent toutes les pages de l’histoire, depuis le jour où Guillaume le Conquérant débarqua sur les côtes d’Angleterre, jusqu’au jour où une princesse royale, issue du sang de Guillaume, vient prendre sa place dans ces vieilles cérémonies transportées par le conquérant de Normandie en Angleterre, importées d’Angleterre sur ce continent, au sein d’une population dont une grande partie se trouve elle-même détachée du pays qui fut le berceau de Guillaume le Conquérant3. 14 Cette translatio imperii de la France vers l’Angleterre puis vers le Nouveau Monde offre l’insigne avantage de transmuer les fils de la Conquête en héritiers du Conquérant. Dans la construction de l’identité canadienne, le Moyen Âge n’entre pas dans la recherche d’un esprit national ancien, mais dans l’élaboration d’un lien avec les institutions européennes (et particulièrement les institutions britanniques) qui présente le triple bénéfice de brouiller des relations trop directes entre une seule nation et une partie de la population canadienne (ici la France et les Canadiens français), de valoriser les pratiques historiques et documentées des Canadiens par rapport à ceux qu’on appelle alors encore les Sauvages4 et de renforcer le tropisme européen (et, là encore, essentiellement britannique) du Canada qui trouve là, à date ancienne, un moyen de se distinguer de son voisin du sud.

15 Du côté des États-Unis à la même époque, il n’est pas tant question de construction d’une nouvelle civilisation que de reconstruction d’une union politique après les déchirements de la Guerre de Sécession. Les historiens et certains hommes politiques font alors appel à l’histoire médiévale pour penser l’histoire américaine. C’est le cas notamment de Henry Adams qui, après avoir joué un rôle important pendant la Guerre civile auprès de son père, que Lincoln avait nommé ambassadeur à Londres, est élu professeur d’histoire médiévale à l’université Harvard en 1870. Ces travaux de l’époque, où l’histoire médiévale est clairement au service de l’histoire des États-Unis5, reprennent largement ce qu’on a appelé la Teutonic thesis, c’est-à-dire l’idée voulant que les institutions anglo-saxonnes du Haut Moyen Âge soient à l’origine du principe de liberté qui caractérise le projet d’union américaine. Dans un compte rendu critique de l’ouvrage de l’historien du droit Henry Sumner Maine, paru dans The North American Review en janvier 1872, Adams l’exprime clairement en opposant les traditions civilistes romaines et normandes à la common-law qu’il fait remonter aux origines germaniques de l’Angleterre : From these laws and this society [German], not from Roman laws or William the Conqueror’s brain, England, with her common-law and constitutional system, developped ; and from similar laws by a similar process, with a similar result, Rome had developed before her ; as

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every society which is based on the principle of contract always has and always must have developed6. 16 Cette perspective « saxoniste » offre l’avantage de ne pas lier directement l’expérience américaine à l’histoire récente de l’Angleterre (elle poursuit et renouvelle l’idéal de liberté des vieilles tribus germaniques avant sa « corruption » par les influences normandes –, et on notera au passage la rhétorique inverse de celle qu’utilise, à la même époque, le premier ministre canadien). Elle servira aussi à justifier le rôle de libérateurs que se donnent les États-Unis dans la guerre hispano-américaine de 1898, censés faire profiter des vertus d’un bon gouvernement et des avantages de la liberté des nations qui en étaient privés par leur histoire (trop latine).

17 Un élève de Henry Adams, Henry Cabot Lodge, est le premier à obtenir à Harvard un PhD en histoire, avec une thèse d’histoire médiévale significativement intitulée The Germanic Origins of Anglo-Saxon Land and Law, avant d’être élu à la Chambre des représentants (1887-1893) puis au Sénat (1893-1924) où il défendra avec vigueur le rôle de libérateur des États-Unis, notamment à Cuba et aux Philippines, dans la Guerre de 1898. Deux ans après la signature du traité de Paris, qui cédait les Philippines, Porto Rico et Guam aux États-Unis, Henry Cabot Lodge défendait le rôle providentiel de l’intervention américaine auprès de ces populations en faisant intervenir son savoir de médiéviste. Dans un discours au Sénat prononcé le 7 mars 1900, il affirme : In the village communities of China, you can find forms of local self-government which are as successful as they are ancient. The Malays of Java and of the Philippines as well display the same capacity, and on this old and deep-rooted practice the self-government of provinces and states can, under proper auspices, be built up. It is just here that our work ought to begin. But this local self-government never went beyond the town or the village; it never grew and spread, as was the case with the Teutonic tribes and their descendants7. 18 L’ancienneté des pratiques du self-government est un gage de réussite et, à ce titre, les États-Unis et, plus généralement, les descendants anglo-saxons des vieilles tribus teutonnes sont les meilleurs garants de l’implantation des libertés partout dans le monde8. Alors que les médiévistes européens, notamment par l’usage qu’ils font du Moyen Âge dans la construction des identités nationales, contribuent au moins indirectement à alimenter un certain racisme fondé sur la culture et sur la langue, les premiers médiévistes nord-américains en donnent une variante de ce qu’on pourrait appeler un racisme politico-juridique : la supériorité de certains peuples s’expliquerait par des aptitudes historiques à la liberté et au gouvernement responsable.

19 La thèse « teutonne » est contestée à partir des années 1890, notamment par Frederick Jackson Turner, alors professeur d’histoire à l’université du Wisconsin à Madison, qui présente à l’American Historical Association en 1893 un mémoire intitulé The Significance of the Frontier in American History où il défend l’idée que la réussite du modèle américain est directement liée à son rapport à l’espace et, précisément, à la conquête de l’Ouest9. Charles Homer Haskins, qui enseigne alors à l’université Johns Hopkins de Baltimore, abordera l’étude du Moyen Âge dans cette perspective. Plutôt que de chercher un modèle culturel ou anthropologique au développement des institutions médiévales, il s’intéresse au processus de centralisation à l’œuvre au cours d’un long XIIe siècle, période qu’il est l’un des premiers à qualifier de Renaissance10, notamment à travers les institutions normandes représentant à ses yeux le parfait exemple de rationalisation administrative, juridique et politique d’un espace multiethnique (celui qu’occupent les Normands en Europe et qui passe par le Nord de la France, les îles britanniques et avance même jusqu’en Sicile). Pour Charles Haskins, dans un monde aux frontières

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mouvantes, l’administration centrale joue un rôle régulateur et civilisateur, notamment en exerçant le monopole de la violence à travers le droit et la constitution. 20 Avec Haskins, la médiévistique est, encore une fois, très proche de la politique puisque le professeur, nommé à Harvard en 1912, sera l’un des trois principaux conseillers du président Woodrow Wilson à la conférence de paix de Paris qui aboutira au traité de Versailles. Comme le suggérait Norman Cantor, on peut d’ailleurs voir des éléments de l’influence qu’a exercée Haskins sur le président américain dans l’idée de construire, dans l’intérêt supérieur de la centralisation administrative et de l’efficacité fiscale, des états multinationaux, comme la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, deux produits du traité de Versailles dont l’histoire récente illustre peut-être en partie les limites de la thèse « progressiste » de Haskins11. Là encore, à la différence de bon nombre de ses confrères européens, le médiéviste américain plaidait pour la supériorité de la politique sur la culture dans l’organisation des états. 21 Dans cette première intégration d’une perspective médiévale en Amérique du Nord, qui va du premier quart du XIXe siècle (avec l’édification de l’église néogothique Notre- Dame de Montréal) jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, le Moyen Âge est au service d’un idéal politique qui n’est pas d’abord nationaliste. Il permet plutôt d’ancrer le Nouveau Monde dans une européanité revisitée qui donne de la profondeur aux institutions politiques, religieuses ou universitaires, permet de distinguer le monde civilisé de celui des Sauvages et sert à promouvoir un gouvernement central fort dans un pays en construction (le Canada) ou en reconstruction (les États-Unis d’après la Guerre civile).

Le temps d’une paix

22 Le « malaise dans la civilisation » que révèle la Première Guerre mondiale marque un tournant pour le développement des études médiévales et contribue à expliquer le rôle particulier que joue l’Amérique dans cet essor et, plus particulièrement, la place prépondérante qu’occupe le Canada dans leur institutionnalisation entre 1920 et 1945. Le Nouveau Monde apparaît comme un lieu susceptible de protéger l’héritage culturel européen, mis à mal par la Grande Guerre et encore ébranlé par la crise économique de 1929. Plus encore, un renouveau catholique, qui revendique explicitement son lien avec les penseurs médiévaux, avec en tête Thomas d’Aquin, donne aux études médiévales nord-américaines ses premières assises institutionnelles.

23 La guerre a eu pour conséquence d’accroître les relations entre Nord-Américains et Européens. De jeunes Nord-Américains sont en contact direct avec l’architecture médiévale alors qu’ils sont appelés outre-Atlantique ; des médiévistes américains sont même amenés à servir au sein du département de cryptographie du MI8, l’unité chargée du renseignement, comme Charles Henry Beeson, alors professeur de latin médiéval à l’université de Chicago. À l’inverse, des érudits européens, contraints à l’exil, sont accueillis par des universités nord-américaines, comme le médiéviste Maurice De Wulf, invité par les universités Cornell et Harvard après le sac de Louvain en août 1914. Accueilli une première fois par Charles Haskins au cours de l’année universitaire 1915-1916, ce dernier fait établir pour lui une chaire d’histoire de la philosophie médiévale que De Wulf occupera la moitié de l’année, au semestre d’automne, de 1921 à 1928.

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24 Pendant cette période, Haskins, De Wulf et un autre collègue de Harvard, le médiolatiniste Edward Kennard Rand, contribueront (avec l’appui considérable de collègues d’autres universités dont George R. Coffman, alors professeur de littérature anglaise du Moyen Âge à l’université de Boston) à la mise en place des outils scientifiques qui sont encore pertinents et figurent même parmi les lieux les plus importants de notre discipline : la Medieval Academy of America, fondée le 23 décembre 1925, qui est la première société savante réunissant des médiévistes et, surtout, Speculum. A Journal of Mediæval Studies, dont le premier numéro paraît, sous la direction éditoriale d’Edward Kennard Rand, en janvier 1926, et qui reste à ce jour l’une des principales revues scientifiques de notre discipline. Cette effervescence se traduit notamment par une croissance considérable du nombre de candidats au doctorat qui enregistrent un sujet en études médiévales : pendant cette période, le nombre de thèses portant sur le Moyen Âge a plus que doublé, passant de 120 en 1927 à 250 en 194112. De même, le nombre d’historiens médiévistes recensés aux États-Unis passe de 60 en 1923 à 800 en 1940. 25 Cette présence accrue du Moyen Âge sur le continent se matérialise à la même époque par des dons importants de philanthropes et par des politiques efficaces d’achats de manuscrits. En 1924, le fils du financier Pierpont Morgan ouvre au public la bibliothèque de son père, déjà riche de près de huit cents manuscrits médiévaux, tout en continuant à acquérir manuscrits et livres anciens. L’année suivante, John D. Rockefeller rachète la collection d’œuvres médiévales rapportées de France, avant la guerre, par le sculpteur George Grey Barnard, y compris les premiers cloîtres qu’il avait fait reconstruire pierre par pierre près de sa maison de New York (notamment Saint- Guilhem-le-Désert et Saint-Michel de Cuxa). Il lègue le tout au Metropolitan Museum et donne à la ville de New York le terrain pour accueillir un nouveau musée (The Cloisters) au nord de Manhattan. Même des institutions privées, comme l’université de Chicago, adoptent dans cette période des politiques d’acquisition très sérieuses, tant et si bien que la bibliothèque universitaire de Chicago possède déjà, en 1935, plus de 1600 manuscrits anciens13. Ces mouvements d’intégration de monuments et de documents médiévaux au monde nord-américain se justifient alors par un désir d’acquisition de biens culturels qui permet de rattacher les élites intellectuelles (et une partie des élites économiques) au patrimoine européen, mais aussi par une volonté, parfois clairement exprimée, de conserver et de protéger ce patrimoine menacé et même souvent détruit au cours de la Première Guerre mondiale. Là encore, le Nouveau Monde se présente à la fois comme un lieu de récupération (voire de recyclage) du Moyen Âge européen et comme un espace de conservation d’une culture et d’une civilisation dont l’histoire récente venait de montrer la fragilité. 26 Parallèlement, pour une partie des intellectuels de l’entre-deux-guerres, ce malaise dans la civilisation est interprété comme la conséquence la plus immédiate d’une crise de la modernité aux racines beaucoup plus profondes ; la Grande Guerre n’en constituerait, en réalité, que la plus récente manifestation. Il faut alors remonter au Syllabus errorum de 1864 (en français Recueil renfermant les principales erreurs de notre temps…) qui accompagnait l’encyclique Quanta Cura de Pie IX, et à son rejet de la « civilisation moderne » (le texte latin parle plus exactement de la « civilisation récente » 14). Quinze ans plus tard, l’encyclique Æterni Patris, du pape Léon XIII, promulguée le 4 août 1879, voit une réponse à « la malice du temps où nous vivons » (« acerbitatem nostrum temporum animum ») dans un retour aux œuvres de Thomas d’Aquin. La même

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année, le pape ouvre aussi, pour la première fois, les archives du Vatican aux historiens, associant un certain nombre de médiévistes au Saint-Siège, à la fois pour l’édition des sources pontificales et pour l’enseignement néoscolastique, notamment avec la fondation de l’Académie pontificale de saint Thomas d’Aquin. 27 La condamnation du « modernisme » se poursuit de manière parfaitement explicite avec l’encyclique Pascendi Dominici Gregis du pape Pie X, sous-titrée De Modernistrarum Doctrinis (« Sur les erreurs du modernisme »), transmise le 8 septembre 1907. Parmi les fervents promoteurs de ce renouveau thomiste se trouvent les Pères basiliens qui s’installent au Canada à partir de 1850 et aux États-Unis à compter de 1867. Consacrant une part importante de leur mission à l’enseignement secondaire et postsecondaire, ils fondent plusieurs institutions dont le nom témoigne clairement de leur attachement au mouvement lancé par l’encyclique Æterni Patris : l’université St Thomas au Nouveau Brunswick (1910), St Thomas High School (1900) et University of St Thomas (1947) au Texas ; ils assurent la survie de l’Aquinas Institute dans l’État de New York (fondé en 1902 et dirigé par les Basiliens à partir de 1937). Surtout, ils créent, dès 1852, St Michael’s College, affilié à l’université de Toronto en décembre 1910, où en 1918-1919, ils invitent Maurice De Wulf à donner des conférences, dont une en hommage au Cardinal Mercier, éminent contempteur du modernisme et ardent promoteur de la néoscolastique15. 28 En 1926-1927, puis encore en janvier 1928, c’est au tour du professeur Étienne Gilson d’être invité à donner des cours sur la théorie de la connaissance selon saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin et Duns Scot16. De cette rencontre entre le médiéviste, alors en poste à la Sorbonne, et les Basiliens (plus particulièrement le père Henry Carr et le père Edmund Mc Corkell) naît l’idée de fonder un Institut d’études médiévales. L’intérêt pour le Moyen Âge est manifeste, avant même que l’Institut n’ouvre officiellement ses portes (en septembre 1929), comme en témoigne le fait que, sur les dix-neuf grades de maître ès arts octroyés en juin 1929, quinze relevaient déjà des études médiévales (allant de l’étude du Policraticus à la doctrine de l’amour chez saint Bonaventure, en passant par l’analyse, plus attendue, des formes de gouvernement privilégiées par saint Thomas). 29 Le Moyen Âge s’y trouve aussi dans des sphères plus étonnantes, comme la description d’un match de hockey dans l’annuaire des étudiants de 1930, où Galaad, jouant comme il se doit à l’aile droite (« the flashy right winger »), affronte Lancelot, ailier gauche de l’équipe adverse qui, malgré le plaquage du viril Gauvain, mène la vie dure au retors gardien de but, Mordred, le tout sous l’arbitrage de Merlin17. L’humour potache montre bien comment la culture médiévale des étudiants de St Michael’s College, au début des années 1930, ne se limite pas à la connaissance érudite du Docteur angélique ; conformément au mandat que s’est donné l’Institut, tous les aspects de la civilisation médiévale y sont abordés, y compris sa littérature profane. 30 La même année, Gilson entreprend de fonder un Institut d’études médiévales qui serait le pendant francophone de celui de Toronto. Pour ce faire, il fait appel à un ami dominicain, marqué, comme lui, par la guerre et le néothomisme. Le père Marie- Dominique Chenu, entré dans l’Ordre des Frères Prêcheurs en 1913, avait rejoint le couvent du Saulchoir (en Belgique), mais est contraint de le quitter après l’invasion allemande de 1914. Il est alors envoyé à l’Angelicum (l’université pontificale Saint- Thomas-d’Aquin) pour y compléter sa formation. Il se trouve alors dans un haut lieu d’un thomisme radical au moment même où les vingt-quatre thèses thomistes, Motu

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Proprio Doctoris Angelici, viennent d’être établies par la Congrégation romaine des études, le 24 juin 1914, toujours sous le pontificat de Pie X, pour encadrer tout enseignement théologique et philosophique. Non sans montrer déjà une certaine liberté à l’égard de cette approche très rigide, Marie-Dominique Chenu y rédige sa thèse de doctorat : une Analyse psychologique et théologique de la contemplation, soutenue en juillet 1920. 31 De retour au Saulchoir en août 1920, il participe activement au développement d’outils et de structures qui favorisent l’étude historique de saint Thomas afin d’éclairer la théologie à la lumière du contexte historique, social et économique : une bibliothèque thomiste, un Bulletin thomiste et, surtout, un Institut historique d’études thomistes sont créés entre 1920 et 1921. Par son nom, l’Institut propose déjà de donner la priorité à l’historicité de la pensée de Thomas d’Aquin, contre une vision uniment dogmatique. Le même esprit devait présider à la fondation de l’Institut d’études médiévales, d’abord associé au couvent d’études des Dominicains d’Ottawa. L’objectif était clairement de « former des étudiants aux disciplines et aux méthodes de l’histoire »18. 32 L’initiative de Gilson et du père Chenu de doter le Canada français d’un lieu consacré à l’étude du Moyen Âge et à l’apprentissage des sciences auxiliaires s’inscrivait dans un contexte particulièrement propice au développement des études médiévales. Dans le Québec des années 1930, l’intérêt pour le Moyen Âge comme modèle alternatif est renouvelé après la crise économique de 1929 alors que le capitalisme montre ses limites et dans un contexte où le communisme sert de repoussoir. À titre d’exemple particulièrement éloquent, on peut citer la revue littéraire La Relève, fondée au Québec en mars 1934, avec la volonté de développer une littérature canadienne-française mais aussi avec l’objectif revendiqué de donner « la primauté au spirituel »19. Dès sa première année, dans sa huitième livraison, elle appellera (à la suite de Nicolas Berdiaev20) à « Un nouveau Moyen Âge » pour le Canada français : Le système industriel et capitaliste trouve son origine dans l’individualisme, l’atomisation de la société, la concupiscence déréglée du monde, le surpeuplement indéfini, la pléthore illimitée des besoins, la déchéance de la foi, l’affaiblissement de la vie spirituelle. Le capitalisme viole la véritable hiérarchie de la société et, a ̀ l’égal du socialisme, il accompagne la chute et l’extinction des créations spirituelles. Dans l’histoire moderne, le centre de gravite ́ de l’existence passe de la sphère spirituelle à la sphère matérielle : la Bourse remplace l’Église comme force de vie. On devra donc retourner à la nature, à l’économie rurale, aux métiers. La concurrence cédera la place à la coopération21. 33 Proche du personnalisme chrétien de la revue Esprit, fondée deux ans auparavant par Emmanuel Mounier, cette conception, à laquelle adhèrent aussi en partie Étienne Gilson et Marie-Dominique Chenu, rejoint la vision critique qu’adopte également Jacques Maritain à l’égard du néothomisme. Les prises de position du père Chenu conduiront même à une mise à l’index de son ouvrage paru en 1937 sur le Saulchoir où il plaidait pour l’importance d’une perspective historiciste dans l’étude de la théologie22.

34 Ce contexte particulier, propre aux milieux catholiques des années 1930, valorise la recherche et la réflexion sur la pensée médiévale où elle croit pouvoir trouver du sens à ce que l’individualisme et le libéralisme modernes auraient dénaturé. Le contexte particulier de la crise du modernisme, de la réponse néothomiste et du développement en son sein d’un courant critique et historiciste explique en partie le rôle particulier qu’ont joué les milieux catholiques dans l’institutionnalisation des études médiévales

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en Amérique du Nord. Ce n’est certainement pas un hasard si les deux plus anciens instituts d’études médiévales en Amérique sont nés au Canada, dans un contexte catholique, et que le troisième, fondé à 1946 à l’université Notre-Dame, l’a été, encore une fois, dans une institution catholique. Parallèlement, cette dimension civilisationnelle du Moyen Âge, qui fait une large part à l’histoire des idées, reste en retrait dans des universités pourtant plus anciennes et plus prestigieuses, mais où l’étude du Moyen Âge peine à sortir d’une approche politique et institutionnelle. Ralph Barton Perry, professeur de philosophie à Harvard, le reconnaît, non sans une pointe d’envie, en félicitant son collègue Gilson du succès que connaît l’Institut d’études médiévales de Toronto : « Félicitations pour la croissance et la fécondité de l’Institut ! », lui écrit-il en novembre 1935, « Vous avez réussi à trouver dix hommes en philosophie médiévale, tandis que jusqu’à aujourd’hui nous n’en avons pas trouvé un seul. Peut-être un jour vous en trouverez un pour nous »23.

Moi et l’autre

35 Avec la Deuxième Guerre mondiale, le rôle de l’Amérique du Nord comme refuge de la civilisation, et notamment du Moyen Âge européen, s’affirme encore davantage et prend une dimension humaine qui aura un impact considérable sur le développement de notre discipline. Des initiatives de sauvetage matériel s’organisent rapidement : au lendemain de la débâcle de juin 1940, la Library of Congress se joint à l’American Council of Learned Societies et à la fondation Rockefeller pour entreprendre rapidement un vaste programme de reproduction des manuscrits des bibliothèques du Royaume-Uni. Entre 1941 et 1945, les photographes américains produiront 2652 bobines de microfilms représentant près de cinq millions de pages de manuscrits24. Dans la même période, trois médiévistes en exil, Henri Focillon, Gustave Cohen et le byzantiniste belge Henri Grégoire, fondent à New York, avec l’historien de la pensée scientifique Alexandre Koyré, l’École Libre des Hautes Études. Ils y accueilleront notamment Claude Lévi- Strauss, Roman Jakobson, Vladimir Jankélévitch, faisant de New York un des foyers d’émergence de la nouvelle critique et même, paradoxalement, de ce que les Américains appelleront plus tard la French Theory. À la fin de la guerre, Gustave Cohen voyait dans ce mouvement la suite naturelle de la translatio studii médiévale qui « se prolonge vers l’Ouest dans le sens de la marche apparente du soleil »25.

36 D’autres médiévistes étaient alors déjà implantés aux États-Unis et au Canada depuis quelques années, comme Erwin Panofsky qui avait fui le régime nazi dès 1933 pour enseigner à New York puis à Princeton, ou Ernst Kantorowicz qui, malgré les amitiés qu’il avait pu entretenir dans le cercle du poète Stefan George, avait refusé de prêter serment au régime nazi et démissionné de l’université de Francfort en 1934 avant de s’établir à Berkeley en janvier 1939. De même, Raymond Klibansky, après avoir fui Heidelberg pour Londres en juillet 1933 et s’être engagé dans l’armée britannique où son érudition fut mise à contribution par les services secrets, s’était établi à Montréal en 1946, enseignant à la fois à l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal et au département de philosophie de l’université McGill. De leur période nord- américaine émergeront des travaux originaux, en rupture avec les approches esthétiques habituelles de l’histoire de l’art (L’Œuvre d’art et ses significations de Panofsky paraît en version originale en 195526), de l’histoire politique et événementielle (Les deux Corps du roi de Kantorowicz paraît en 1957 aux presses de l’université Princeton27) et de

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l’histoire des idées (Saturne et la mélancolie, amorcé en Allemagne avant la guerre, avec le directeur de l’Institut Warburg, Fritz Saxl, est complété par Raymond Klibansky et Erwin Panofsky pendant leurs années à Princeton et à Montréal et paraît en 196428). 37 L’impact de ces ouvrages des années nord-américaines de médiévistes d’origine européenne dépasse largement le champ des études médiévales. Un des exemples les plus notables de leur portée se trouve sans doute dans le lien direct qui existe entre l’ouvrage de Panofsky sur l’architecture gothique et la pensée scolastique29 et le concept d’habitus que Pierre Bourdieu reconnaît avoir emprunté à cet ouvrage dont il avait lui-même assuré la traduction française30. On peut encore mentionner Erich Auerbach, d’abord exilé à Istanbul (où il rédige Mimesis à partir de 1942) 31, mais qui profite de ses années à l’université d’État de Pennsylvanie et à Princeton pour préparer un autre ouvrage important où il développe l’histoire de la promotion du sermo humilis dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge32. 38 Cette ouverture de la médiévistique nord-américaine à des voix non chrétiennes et même, pour certaines, non confessionnelles, lance un mouvement de « décatholicisation » des études médiévales. Dans cette veine, les centres et les programmes d’études médiévales ne sont plus l’exclusivité des universités catholiques : Yale se dote d’un programme d’études médiévales en 1962, année où l’université du Michigan ouvre à son tour un institut d’études médiévales et instaure un congrès biennal qui deviendra annuel en 1970 et fait de Kalamazoo une improbable « capitale des études médiévales » tous les mois de mai. 39 Ces mouvements, liés aux migrations provoquées par la guerre, toucheront même des centres où l’emprise néothomiste restait forte. Ainsi Paul Vignaux, qui, poursuivi par la Gestapo, avait fuit la France et rejoint l’École Libre des Hautes Études à New York avant de gagner Montréal où il enseigne à l’Institut d’études médiévales jusqu’en 1968, ne sera pas sans influence sur les jeunes intellectuels québécois qui s’opposent au duplessisme et préparent ce qu’on appellera la Révolution tranquille. Tout en instruisant ses étudiants montréalais des problèmes du nominalisme au XIVe siècle33, il les sensibilise à la dimension politique de l’engagement chrétien, d’autant qu’il est lui- même impliqué en France dans le groupe « Reconstruction » de la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens, où il représente le Syndicat Général de l’Éducation Nationale (SGEN) qu’il avait contribué à fonder et où il milite dès 1946 pour la déconfessionnalisation, ce qui aboutira en 1964 à la transformation de la CFTC en CFDT (Confédération Française Démocratique du Travail). 40 Outre l’accélération du mouvement de déconfessionnalisation, l’après-guerre est aussi une période d’expansion des universités nord-américaines, en particulier aux États- Unis où, bénéficiant du G.I. Bill, des centaines de jeunes Américains qui avaient servi dans l’armée peuplent les campus universitaires. Ceux-ci se développent et se diversifient, notamment avec l’aide du gouvernement fédéral qui voit dans l’enseignement universitaire un des moyens d’affirmer la puissance américaine dans le contexte de la Guerre froide34. Si les sciences naturelles (en particulier la physique) et les écoles du Génie reçoivent la part du lion du nouveau financement gouvernemental (sous forme de contrats ou de subventions), les sciences humaines et sociales bénéficient aussi de cette injection d’argent neuf, notamment dans le développement des area-studies programs, programmes le plus souvent interdisciplinaires, à l’instar des études médiévales.

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41 La valorisation de ce modèle permettra d’ailleurs la multiplication des programmes d’études médiévales dans de très nombreuses universités américaines. La dimension clairement multidisciplinaire des formations en études classiques ou en études médiévales sert également d’inspiration à la réunion de spécialistes de différentes disciplines autour d’un même objet, modèle qui s’étend aux Slavic Studies dès 1938, mais qui gagne aussi l’Office of Strategic Services (OSS), l’ancêtre de la Central Intelligence Agency (CIA), où une division URSS est créée pendant la guerre, composée d’historiens, d’économistes, de sociologues et de politologues. Le lien entre la médiévistique et cette utilisation de l’interdisciplinarité à des fins politiques se trouve de manière indirecte dans le titre que l’on donne au grand programme d’étude des mouvements contre-révolutionnaires que l’armée américaine baptise Project Camelot. Le lien devient cependant parfaitement clair quand le directeur de la CIA, Allen Dulles, fait appel à un médiéviste, Joe Strayer, professeur à Harvard, sous prétexte que « medievalists [a]re used to drawing conclusion from fragmentary evidence, and that is just what the CIA d[oes] »35. 42 La Guerre froide affectera aussi directement au moins un autre médiéviste, Ernst Kantorowicz, qui fait les frais du maccarthysme quand l’université Berkeley veut imposer à ses professeurs un serment d’allégeance comportant une clause explicitement anticommuniste. De même qu’il avait refusé d’adhérer au parti nazi et malgré sa totale absence de sympathie pour le marxisme, Kantorowicz refuse de prêter le « loyalty oath », invoquant la dignité humaine et la responsabilité professionnelle des universitaires36. Congédié de Berkeley pour insubordination, il sera recruté l’année suivante à l’Institute for Advanced Studies de Princeton par son nouveau directeur, Robert Oppenheimer, que Kantorowicz avait connu à Berkeley alors qu’Oppenheimer y enseignait la physique, avant d’être appelé à Los Alamos pour diriger le projet Manhattan de préparation d’une première bombe atomique. 43 Tous les médiévistes nord-américains n’ont pas été mêlés d’aussi près à l’histoire de leur siècle. Plusieurs ont été des érudits qui consacraient l’essentiel de leur énergie au patient travail d’édition de texte et d’enseignement de la langue médiévale. Cela semble particulièrement vrai dans le domaine de l’enseignement et de la recherche sur les langues et littératures médiévales d’oc et d’oïl. Pendant toute la période, qui s’étend pratiquement jusqu’au milieu des années 1960 où la philosophie et l’histoire dominent les études médiévales, l’étude de la langue et de la littérature s’y rapproche souvent d’une science auxiliaire, à l’exception du latin médiéval qui fait très tôt l’objet d’une attention particulière. 44 Les littératures dans la langue nationale (l’anglais pour les États-Unis et le Canada, le français au Québec) font, cependant, quelque peu exception. La perspective folkloriste sur la littérature médiévale avait déjà été bien illustrée à Harvard par Francis James Child, médiéviste qui occupe la toute première chaire de littérature anglaise, créée à Harvard en 1876, avant de trouver un prolongement au XXe siècle avec Gordon Hall Gerould, professeur d’anglais à Princeton. Dès la fin du XIXe siècle, Fred Norris Robinson et John Matthews Manly enseignaient également Chaucer aux étudiants américains, respectivement à l’université Harvard et à celle de Chicago, bientôt suivis de collègues qui introduisent Beowulf ou le moyen anglais à Colombia (Morgan Ayres) et Stanford (John Tatlock) dès le début du siècle suivant, alors que le théâtre médiéval fait son entrée à l’université de Boston avec George Raleigh Coffman.

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45 Au Québec, le spécialiste de saint Augustin, Pierre de Labriolle, est le deuxième titulaire de la chaire de littérature française créée à l’université Laval à Montréal, chaire qu’il occupera de 1898 à 1902. L’un de ses successeurs, Louis Arnould, fera encore une incursion du côté du Moyen Âge dans les cours qu’il donne en 1905-1906 et qui portent sur « L’histoire critique du drame chrétien français du Moyen Âge à nos jours ». Le premier titulaire canadien-français de cette chaire, le chanoine Arthur Sideleau nommé en 1936, s’intéresse également au Moyen Âge37. Il publie d’ailleurs une anthologie des chansons de geste en 1946 et dirige, entre 1945 et 1952, les premiers mémoires de maîtrise en littérature française du Moyen Âge soutenus au Canada. L’abbé Lemoine prend le relais et dirige à son tour quelques mémoires de littérature médiévale. Il faut cependant attendre l’engagement de Jeanne Demers en 1961 pour qu’un médiéviste soit recruté dans la section de littérature française de l’université de Montréal et 1968 pour que ce soit le cas à l’université Laval avec la nomination de Jean-Marcel Paquette. 46 Aux États-Unis, le nombre des spécialistes de la littérature française du Moyen Âge est paradoxalement plus imposant. La tradition philologique s’y est implantée dès le début du XXe siècle, souvent dans des départements de Romance Languages ou de Modern Languages38. Aaron Marshall Elliott, qui avait étudié en France et en Allemagne entre 1868 et 1876, a été recruté par l’université Johns Hopkins de Baltimore pour fonder un nouveau département de langues modernes. Outre son implication dans la fondation de la Modern Language Association (MLA), Elliott forme plusieurs étudiants à l’édition de texte et à la philologie comparée, suivant ce qu’il avait appris pendant son séjour européen. L’un de ses élèves (Henry Alfred Todd) sera le premier étranger à publier une édition de texte dans la prestigieuse collection de la Société des anciens textes français. Celui qui lui succèdera à Johns Hopkins, et qu’il avait aussi formé à la philologie romane, Edward Cooke Armstrong, entreprendra, après avoir été nommé à Princeton, de former une équipe chargée d’éditer tous les textes français du Roman d’Alexandre. L’un de ses étudiants, qui lui succèdera à Princeton en 1930, Alfred Foulet avait participé à ce projet et devait donner, à la fin des années 1970, un manuel d’édition de texte, co-écrit avec sa propre élève, Mary Speer, alors professeur à l’université Rutgers. 47 À côté de Johns Hopkins et de Princeton, l’Université de Chicago se distingue aussi rapidement comme un lieu-phare de la romanistique nord-américaine. En 1902, le département de Romance Languages de l’Université de Chicago fait appel à Thomas Atkinson Jenkins, un autre élève d’Elliott, pour développer l’enseignement du français. William Nitze l’y rejoint en 1909 et poursuit jusqu’en 1942 cette tradition philologique et ecdotique, que Peter Dembowski continuera d’incarner à Chicago jusqu’à la fin des années 1990. Cet ancrage dans l’édition critique et dans la tradition philologique est également largement relayé jusqu’à la fin du XXe siècle par un élève de Jenkins et Nitze, William Joseph Roach, qui formera à son tour, à la Catholic University of America, puis à l’Université de Pennsylvanie à partir de 1939, de nombreux médiévistes dont plusieurs occuperont les nouveaux postes de romanistes qui s’ouvrent un peu partout sur le territoire américain dans la deuxième moitié du XXe siècle (citons Gerard J. Brault à Penn State, Wilson Frescoln à Villanova, Richard O’Gorman dans l’Iowa, John Grigsby à Berkeley puis à Saint-Louis, dans le Missouri). L’autre grand foyer de formation de romanistes est l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill où Urban Tigner Holmes forme, entre 1925 et 1972, des cohortes de médiévistes qui, là encore, contribueront à faire essaimer l’enseignement et la recherche sur la littérature française du Moyen Âge

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au Kentucky (Rupert Pickens), en Indiana (Emmanuel Mickel), au Texas (William Kibler) et en Alabama (Jan Nelson). 48 Cette prépondérance de la philologie dans le développement des études de langue et de littérature médiévales en Amérique n’est sans doute pas étrangère au fait que c’est sur ce continent qu’a été engagé le débat sur la « nouvelle philologie ». On sait qu’il a été alimenté par la publication en 1989 d’Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie de Bernard Cerquiglini39. Significativement, la réaction est la plus forte dans l’université où Roach avait régné pendant tant d’années et où Stephen Nichols propose à la vénérable Medieval Academy of America un dossier spécial qui compte interroger le conservatisme des pratiques philologiques et la pertinence du travail des médiévistes dans le monde actuel40. La parution l’année suivante d’un nouveau recueil, codirigé avec deux autres collègues romanistes de l’université de Pennsylvanie, Kevin et Marina Brownlee, élargit la volonté de renouveau à l’ensemble de la discipline et plaide en faveur d’un new medievalism41. 49 Au Canada, ce mouvement de renouveau était déjà bien lancé, notamment autour de Paul Zumthor qui avait rejoint l’université de Montréal en 1972. De manière significative, il n’a pas été recruté par l’Institut d’études médiévales, mais plutôt par la section de littérature comparée où il rejoignait un autre médiéviste plus proche de la sémiotique que de la philologie, Eugene Vance. Déjà auteur à cette époque de nombreux ouvrages dont, le plus récent, Essai de poétique médiévale 42, Zumthor plaidait pour une ouverture de la critique médiévale à certains apports du structuralisme, il continuera de développer à Montréal une pensée originale sur cette littérature qu’il contribuera à repenser en insistant notamment sur sa dimension vocale. Là encore, on peut penser que le contexte montréalais dans lequel il évolue a pu influencer les nouvelles orientations que prendront ses recherches alors qu’il est établi au Québec. On notera, par exemple, que l’intérêt pour l’oralité dans la culture populaire était un objet d’étude et de discussion particulièrement en vogue dans le Québec des années 1970 (en pleine période de revendication identitaire) et où, à la suite de l’étude parue en 1956 de Marguerite et Raoul d’Harcourt sur la chanson française au Canada, les travaux se multiplient, notamment à l’Université Laval autour de Conrad Laforte. Les travaux de Paul Zumthor sur la mouvance et la vocalité donnent un nouvel essor aux études de littérature médiévale des deux côtés de l’Atlantique et préparent, en quelque sorte, cette fameuse « nouvelle philologie » qui s’affirme au tournant des années 1990. 50 Malgré quelques usages un peu échevelés de cette étiquette, la nouvelle philologie a appelé très tôt un effort de synthèse, dont la publication d’un recueil d’articles d’éditeurs de texte aguerris, sous la direction de Keith Busby alors professeur à l’université d’Oklahoma, qui proposait, dès 1993, une première réponse43. Le même critique donnait moins de dix ans plus tard, un ouvrage qui cherchait à se situer sur une voie mitoyenne entre la lecture hors contexte du texte imprimé et la lecture isolée d’un seul texte hors de son contexte matériel immédiat44. Treize ans plus tard, la méthode mise en œuvre par Keith Busby, qu’on a baptisée « nouvelle codicologie », a essaimé, là encore, sur les deux continents, avec – mais sans doute est-ce la nécessaire rançon de la gloire – des excès qui vont de la surinterprétation à la réaction ultraconservatrice, où point parfois aujourd’hui la tentation de parer de nouveaux habits des méthodes venues directement du XIXe siècle.

51 D’autres courants présents dans la médiévistique nord-américaine depuis la fin des années 1960 ne semblent pas avoir connu le même succès en Europe. On peut citer les

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women’s studies et, plus généralement les gender studies qui ont rapidement donné lieu à des travaux intéressants pour les études médiévales, notamment avec Joan M. Ferrante dès 197545, Carolyn Walker Bynum au milieu des années 198046 et E. Jane Burns depuis le début des années 199047. Le courant lancé avec la parution du livre d’Edward Saïd, Orientalism48, en 1978, et qui a pris depuis le nom d’« études postcoloniales », se développe aussi principalement chez des médiévistes américains depuis le tournant du XXIe siècle et, là encore, ne gagne la critique européenne que parcimonieusement. D’autres mouvements encore plus récents sont, à ma connaissance, peu ou pas du tout exploités par les études médiévales en Europe comme en Amérique, je pense entre autres aux disability studies qui restent pour l’instant surtout du ressort de la sociologie. Pour expliquer cet aspect, presque endogène, du développement de ce type d’études dans les universités américaines, il faut peut-être établir un lien avec les politiques d’ affirmative action qui font débat et sont mises en place sur les campus américains depuis l’Executive Order 10925 du président Kennedy, en 1961, et le Civil Rights Act de Lyndon Johnson en 1964. La lutte contre toute forme de discrimination (raciale, sexuelle, religieuse) a favorisé les réflexions sur la construction sociale et culturelle des identités, ce qui semblait d’autant plus nécessaire que ces politiques étaient largement contestées par une partie importante de la population. 52 Cette dimension politique et militante des humanités, particulièrement frappante aux États-Unis mais présente aussi au Canada, est tout à fait représentative d’un rapport au Moyen Âge qui cherche à trouver, dans l’altérité, un miroir des questions qui fondent des identités définies par la culture moderne (l’exemple le plus éclatant à cet égard est sans doute celui des queer studies). Les problèmes et les questions qui taraudent l’Amérique d’aujourd’hui sont posés au texte médiéval, avec la volonté de suivre la construction sociale et historique de valeurs définissant une culture occidentale qui dépasse largement le Moyen Âge européen et concerne maintenant l’ensemble du monde développé, comme le rapport de l’homme à son environnement (objet des ecocritical studies) et que quelques médiévistes, comme Jeffrey Jerome Cohen, Rebecca Davis et Helen Solterer pratiquent déjà et qui vient tout juste de faire l’objet d’une session au congrès de la MLA à Austin, samedi dernier (sous le titre Medieval Ecology), et sera encore présent en 2016 aux grands congrès de Leeds et de Kalamazoo. Dans ce contexte, l’autre médiéval est un miroir de soi et ne semble avoir qu’assez peu d’intérêt en lui-même ; dans cette optique, ce n’est qu’en sa qualité de reflet de notre contemporanéité que le Moyen Âge serait un objet d’étude digne de ce nom.

Conclusion

53 L’histoire des études médiévales montre bien qu’il serait illusoire de croire qu’une approche parfaitement objective du passé médiéval est possible. L’invention (ou la volonté de reconstitution) de ce passé – parfois géographiquement et toujours chronologiquement – lointain peut entrer dans une volonté de construction nationale ou servir au contraire à la promotion d’un discours sur la fédération des nations. Il peut servir à rattacher l’Amérique à l’Europe tout en la distinguant des premiers occupants du continent. Il peut encore servir à l’idéalisation d’un monde d’avant l’individualisme triomphant et donner à l’Amérique un destin de conservation, voire de renouvellement, du passé médiéval. L’historiographie illustre parfaitement combien, de l’encyclique Æterni Patris jusqu’au concile de Vatican II (1962-1964), qui n’est pas

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étranger à l’effacement du latin médiéval au profit des langues et littératures vernaculaires dans nos universités, le cadre idéologique dans lequel évoluent les intellectuels oriente le développement de nos études.

54 La conscience de l’ancrage dans un temps et dans un lieu précis de notre poste d’observation, de cette dimension phénoménologique qui vaut aussi pour notre approche d’un objet historique, est sans doute un utile garde-fou contre la tentation d’établir des vérités positives et absolues dans la reconstitution du passé. Elle ne devrait pas, cependant, nous entraîner à refuser d’aborder le Moyen Âge pour lui- même avec ce qu’il présente d’intérêt par sa différence, quelquefois (et même souvent) irréductible à ce qui définit le monde contemporain. Paradoxalement, alors même qu’elles se font fort de défendre la différence sous toutes ses formes (sexuelle, raciale, physique), les études culturelles peuvent conduire à un refus de l’altérité historique. Éviter cet écueil est sans doute un défi pour les études médiévales en Amérique. 55 Car cette volonté affirmée de rapprocher le Moyen Âge des questions d’actualité s’explique certainement aussi par le souci de prouver la pertinence des études médiévales dans un contexte où elles sont fréquemment mises en cause au sein même de l’institution universitaire. Le médiéviste nord-américain est conscient du potentiel déficit de légitimité de sa discipline sur un continent qui a développé une autre relation avec l’histoire, en lien sans doute avec un rapport particulier à l’espace. Le passé n’est pas, ou n’est plus, intéressant en soi ; il est sommé de montrer en quoi il a (ou il peut) informer le présent, dans les deux sens de ce verbe. Or, sans renier la spécificité de leur objet et de leur pratique, en s’appuyant au contraire sur leur savoir et sur leurs techniques, les médiévistes ont certainement beaucoup à apporter à des mouvements qui gagnent dans nos universités une place considérable, comme les digital humanities (humanités numériques) qui abordent parfois avec une apparente nouveauté des problèmes déjà longuement étudiés par les médiévistes49. Les questions de statut de l’auteur et d’instabilité du texte, de lien entre les modes de diffusion, de lecture et d’écriture sont loin d’être étrangères à nos études et leurs résultats pourraient certainement bénéficier aux collègues et aux étudiants qui se tournent aujourd’hui largement vers le domaine des humanités numériques avec une fraîcheur issue parfois d’une méconnaissance qu’il nous appartient de suppléer. 56 L’avenir des études médiévales en Amérique, et peut-être aussi en Europe, passe certainement par un dialogue avec le monde et les questions de notre époque, dans le respect cependant de la spécificité de notre objet qui offre l’une des plus belles écoles d’apprentissage de la différence : linguistique, culturelle et sociale. En menant cette recherche, ce qui m’a le plus étonné, c’est à quel point des médiévistes ont souvent été des acteurs de l’histoire : au Sénat américain ou à la CIA, dans les services secrets britanniques ou comme conseillers de présidents ou de papes, ils ont fait le lien entre l’action publique et politique et le patient travail d’érudition qu’ils conduisaient par ailleurs. Cette action peut toutefois prendre des formes variées et ne suppose certainement pas de renoncer à la recherche du beau et du juste, mais elle montre combien le rôle de l’intellectuel peut dépasser le cercle restreint des membres de nos sociétés savantes. À un moment de notre histoire où le danger est sensible, et particulièrement ici, dans cette ville que j’aime et qui en a encore fait récemment la brutale expérience, je crois profondément que la défense de nos études doit participer de la résistance à la menace d’une nouvelle trahison des clercs.

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NOTES

1. Francis Gingras, Profession médiéviste, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2014, p. 50. 2. Ulrich Barthe, 1871-1890 : Wilfrid Laurier à la tribune. Recueil des principaux discours prononcés au parlement ou devant le peuple, Québec, Turcotte et Ménard, 1890, p. 425-426. 3. Conférence sur la vie parlementaire prononcée le 19 mai 1884 dans les locaux du journal La Patrie. Ibid., p. 190. 4. La loi d’émancipation de 1869 s’intitule « Acte pourvoyant l’émancipation graduelle des Sauvages, à la meilleure administration des affaires des Sauvages et l’extension des dispositions de l’acte trente-et-un Victoria, chapitre quarante-deux » (lui-même intitulé de manière significative « Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages »). La loi générale adoptée sur les « affaires indiennes » adoptée en 1876 gardera le titre officiel d’« Acte des Sauvages » jusqu’à ce qu’une nouvelle loi sur les Indiens soit votée en 1951. 5. L’ouvrage le plus monumental publié par Henry Adams à titre d’historien est d’ailleurs une histoire des États-Unis en 8 volumes : History of the of America During the Administrations of Thomas Jefferson and James Madison, New York, Charles Scribner’s Sons, 1890-1898. 6. Henry Adams, « Maine’s Village Communities », The North American Review 114, 1872, p. 198. 7. Henry Cabot Lodge, Speeches and Addresses (1884-1909), Boston-New York, Riverside Press, 1909, p. 345. 8. « The capacity of a people, moreover, for free and representative government is not in the least a matter of guesswork. The forms of government to which nations of races naturally tend may easily be discovered from history. You can follow the story of political freedom and representative government among the English-speaking people (c’est moi qui souligne) back across the centuries, until you reach the Teutonic tribes emerging from the forests of Germany and bringing with them forms of local self- government which are repeated today in the pure democracies of the New England town-meeting » Ibid., p. 344. 9. Frederick Jackson Turner, « The Significance of the the Frontier in American History », Annual Report of the American Historical Association of America for the Year 1893, Washington, Government Printing Office, 1894, p. 119-227. 10. Charles Henry Haskins, The Renaissance of the Twelfth Century, Harvard, Harvard University Press, 1927. 11. Norman F. Cantor, Inventing the Middle Ages. The Lives, Works, and Ideas of the Great Medievalists of the Twentieth Century, New York, Quill, 1991, p. 252-253. À l’époque de cet ouvrage, Cantor pouvait encore mettre au crédit de Haskins ce qu’il appelait une « measure of political foresight ». Les mois qui ont suivi la parution se sont chargés de lui donner tort (le 25 juin 1991, la Serbie et la Croatie déclarent leur indépendance de la Yougoslavie, ce que fait la Bosnie le 29 février 1992, et la Tchécoslovaquie est dissoute, sans effusion de sang, le 31 décembre 1992). 12. Samuel Harrison Thomson, « A Note on American Doctoral Dissertations », Progress of Medieval and Renaissance Studies in the United States and Canada, 20, 1949, p. 52–56. 13. Florian Michel, « Le Moyen Âge au Nouveau Monde. L’enjeu culturel des Mediæval Studies », Archives de sciences sociales des religions, 149, janvier-mars 2010, p. 19-20. 14. Dans la quatre-vingtième erreur, Pie IX dénonce l’idée voulant que Romanus Pontifex potest ac debet cum progressu, cum liberalismo et cum recenti civilitate sese reconciliare et componere (« Le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne »). 15. La grande conférence « On the Personality of Cardinal Mercier » est prononcée le 11 avril 1919 dans le Convocation Hall. The Year Book St. Michael’s College, vol. 10, 1919, p. 20-23.

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16. Edward J. Hartmann, William J. O’Meara et Vernon J. Bourke, The Year Book St. Michael’s College, vol. 18, 1927, p. 30-33 ; Charles Burns et Joseph Ord, The Year Book St. Michael’s College in the University of Toronto, vol. 19, 1928, p. 26. En janvier 1927, c’est aussi à Étienne Gilson que les fondateurs de l’Institut scientifique franco-canadien, Mgr Piette, recteur de l’Université de Montréal, Louis-Janvier Dalbis et Édouard Montpetit, professeurs de cette université, demandent de prononcer la conférence inaugurale du tout nouvel institut. 17. George L. Cassidy, « Hockey at King Arthur’s Court », The Year Book St. Michael’s College in the University of Toronto, vol. 21, 1930, p. 101, 146 et 149. 18. « L’institut d’études médiévales d’Ottawa », La Revue dominicaine 37, mars 1931, p. 170. 19. « Positions », La Relève 1-1, 1934, p. 2. 20. Nicolas Berdiaev, Le nouveau Moyen Âge. Réflexions sur les destinées de la Russie et de l’Europe [1924], première traduction française A.M. F., Paris, Plon, 1927. 21. « Un Nouveau Moyen Âge », La Relève 1-8, 1935, p. 213. 22. Marie-Dominique Chenu, Une école de théologie : le Saulchoir, Kain-lès-Tournai, Étoiles, 1937. 23. Lettre de Ralph B. Perry à Étienne Gilson datée du 15 novembre 1935 (archives Harvard). Cité par Florian Michel, « Le Moyen Âge au Nouveau Monde…», art. cit., p. 15. 24. Lester K. Born, British Manuscripts Project : a Checklist of the Microfilms Prepared in England and Wales for the American Council of Learned Societies (1941-1945), Washington, The Library of Congress, 1955, p. vii. 25. Gustave Cohen, « Progrès des études médiévales aux États-Unis », Revue du Moyen Âge latin 1, 1945, p. 91. 26. Erwin Panofsky, Meaning in the Visual Arts. Papers in and on Art History, New York, Doubleday, 1955. 27. Ernst Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediæval Political Theology, Princeton, Press, 1957. 28. Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Friz Saxl, Saturn and Melancholy : Studies in the History of Religion, Art, and Natural Philosophy, New York, Basic Books, 1964. 29. Erwin Panofsky, Gothic Architecture and Scholasticism (Wimmer Lecture, 1948), Latrobe (Pennsylvanie), The Archabbey Press, 1951. 30. Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, précédé de L’Abbé Suger de Saint- Denis, traduit de l’anglais et postfacé par Pierre Bourdieu, Paris, Éditions de Minuit, 1967. 31. Erich Auerbach, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Berne, Francke, 1946. 32. Erich Auerbach, Literatursprache und Publikum in der lateinischen Spätantike und im Mittelalter, Berne, Francke, 1958. 33. Paul Vignaux, Le Nominalisme au XIVe siècle, Montréal-Paris, Institut d’études médiévales-Vrin, 1948. 34. Plusieurs ouvrages ont paru depuis la fin des années 1990 pour étudier l’impact de la Guerre froide sur l’histoire des universités américaines. Voir, en particulier, Noam Chomsky et alii, The Cold War and the University : Toward an Intellectual History of the Postwar Years, New York, New Press, 1997 ; Rebecca S. Lowen, Creating the Cold War University : The Transformation of Stanford, Berkeley, University of California Press, 1997 ; Universities and Empire : Money and Politics in the Social Sciences during the Cold War, dir. Christopher Simpson, New York, New Press, 1998 ; Ron Robin, Making the Cold War Enemy : Culture and Politics in the Military-Intellectual Complex, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; Matthew Levin, Cold War University : Madison and the New Left in the Sixties, Madison, The University of Wisconsin Press, 2013. 35. Norman F. Cantor, Inventing the Middle Ages…, op. cit., p. 262. 36. Dans sa lettre au président de l’université, datée du 4 octobre 1949, Kantorowicz justifie ainsi son refus de prêter serment, après avoir rappelé ses états de service en Allemagne dans la lutte anticommuniste et comment cet engagement, bien qu’indirectement et contre son intention,

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avait contribué à paver la voie au nazisme : « my respect for the University of California and its tasks is such that I cannot allow myself to believe that the base field of political inquisition, which paralyzes scholarly production, should be within the range of its activities », Bancroft Library, The California Loyalty Oath Digital Collection (http://content.cdlib.org/view?docId=hb0f59n9wf&brand=lo). 37. Arthur Sideleau, Chansons de geste, Montréal, Lumen, 1946. 38. Sur cette dimension, voir Francesco Carapezza, Ecdoctica Galloromanza negli Stati Uniti d’America, Atti della Accademia Nazionale dei Lincei, année 152, Rome, Bardi, 2005. 39. Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Le Seuil, 1989. 40. « Do medievalists speak a (conservative) language of their own, addressing antiquarian concerns of interest to no one but themselves ? », Luke Wenger, « Editor’s Note », Speculum 65-1, janvier 1990, non paginé. 41. Marina S. Brownlee, Kevin Brownlee et Stephen Nichols, The New Medievalism, Baltimore, Press, 1991. 42. Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, 1972. 43. Keith Busby, Towards a Synthesis ? Essays on the New Philology, Amstedam, Rodopi, 1993. 44. Keith Busby, Codex and Context. French Narrative Verse Narrative in Mansucript, Amsterdam, Rodopi, 2002. 45. Joan M. Ferrante, Woman as Image in Medieval Literature, New York-London, Press, 1975 ; To the Glory of Her Sex: Women’s Roles in the Composition of Medieval Texts, Blommington-Indianapolis, Indiana University Press, 1997. 46. Carolyn Walker Bynum, Holy Feast and Holy Fast: The Religious Significance of Food to Medieval Women, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1987 ; Fragmentation and Redemption: Essays on Gender and the Human Body in Medieval Religion, New York, Zone Books, 1991. 47. E. Jane Burns, Bodytalk. When Women Speak in Medieval Literature, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1993 ; Courtly Love Undressed: Reading Through Clothes in Medieval French Culture, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002. 48. Edward W. Saïd, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978. 49. Sur ce point, voir dans le présent numéro l’article de Stephen McCormick : Stephen P. McCormick, « A Guide to Digital Medieval Studies in North America », Perspectives médiévales [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 16 janvier 2016. URL : https:// peme.revues.org/9655 DOI : 10.4000/peme.9655

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INDEX

Parole chiave : alterità, America del Nord, architettura, Canada, Collegiate Gothic, digital humanities, disability studies, Eclectic Architecture, ecocritical studies, gender studies, identità, medievistica, modernismo, modernità, nazione, neogotico, neoromanico, neotomismo, Stati Uniti d’America, new medievalism, new philology, postcolonial studies, queer studies, Richardsonian Romanesque, Teutonic thesis, women’s studies Keywords : alterity, architecture, Canada, Collegiate Gothic, digital humanities, disability studies, Eclectic Architecture, ecocritical studies, gender studies, Gothic Revival, identity, medieval studies, modernism, modernity, nation, neo-Thomism, new medievalism, new philology, Northern America, postcolonial studies, queer studies, Richardsonian Romanesque, Romanesque Revival, Teutonic thesis, women’s studies Mots-clés : altérité, architecture, Amérique du Nord, Canada, collegiate gothic, disability studies, éclectisme architectural, ecocritical studies, États-Unis-d’Amérique, études post- coloniales, gender studies, humanités numériques, identité, médiévistique, modernisme, modernité, nation, néogothique, néoroman, néothomisme, new medievalism, nouvelle philologie, queer studies, roman richardsonien, Teutonic thesis, women’s studies

AUTEURS

FRANCIS GINGRAS

Université de Montréal

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Marshall McLuhan : un spectre hante-t-il les études médiévales canadiennes ?

Patrick Moran

1 Envisager l’impact de Marshall McLuhan sur les études médiévales, c’est contempler tout à la fois une présence et une absence. Présence diffuse, discrète, inévitable : bien que McLuhan ne fût pas médiéviste et que La Galaxie Gutenberg 1, son ouvrage le plus historiciste, ne traite pas que de Moyen Âge, le rôle singulier qu’y occupe la période médiévale dans la succession de révolutions médiatiques dépeinte par l’auteur a profondément façonné la manière dont les médiévistes envisagent leur période et son paradigme scripturaire propre. Derrière les réflexions actuelles sur la manuscriture, sur l’oral et l’écrit, sur la mouvance ou la variance, sur le passage de la copie manuelle à l’imprimé, il est possible de déceler l’ombre portée du professeur de Toronto. Mais cette ombre reste le plus souvent implicite, voire impensée : chez les médiévistes français, sur ces thématiques on fera plus souvent référence aux travaux d’un Paul Zumthor2 ou d’un Bernard Cerquiglini 3, ou aux réflexions de Michel Foucault sur la notion d’épistémè4. Quant aux médiévistes anglophones, s’ils font plus de références explicites à McLuhan, c’est souvent sur le mode du passage obligé, comme un chercheur de langue française qui cite Gérard Genette ou Roland Barthes en passant, comme par acquit de conscience. Il y a donc, au cœur des études médiévales, une absence de Marshall McLuhan, devenu un auteur que l’on connaît de réputation et de seconde main, et dont les thèses colorent la recherche actuelle de manière inconsciente.

2 Le propos de cet article, au demeurant, n’est pas d’inciter à relire Marshall McLuhan5, même si l’on peut souhaiter qu’il y encourage ; c’est plutôt, dans le cadre de cette discussion générale sur les études médiévales en Amérique du Nord, de réfléchir sur la façon dont McLuhan incarne et informe un apport canadien à la réflexion sur le Moyen Âge ; sur comment McLuhan influence la recherche médiévale au Canada, aussi bien dans le domaine anglophone que francophone, que cette influence soit implicite ou explicite, assumée ou pas ; et comment son ombre affecte la médiévistique en général,

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au delà du seul domaine canadien. Si le titre de cet article assimile McLuhan à un spectre qui hante les études médiévales, ce n’est pas uniquement sur un mode facétieux : il est difficile, voire impossible, de tracer une généalogie claire de l’influence de McLuhan sur la médiévistique moderne, et c’est bien plus à une contamination diffuse qu’on a affaire : bon gré mal gré, lorsque nous traitons du statut de la textualité médiévale, nous le faisons dans un paradigme dont les contours ont été tracés en grande partie par lui.

1. Médias et messages

3 Parler d’une médiévistique canadienne ne va pas de soi, tant le bilinguisme du pays divise sa communauté de chercheurs en deux sous-groupes aux interactions parfois limitées. Les médiévistes anglophones sont plus prompts à être anglicistes, et gravitent vers les États-Unis et, dans une moindre mesure, le Royaume-Uni ; quant aux francophones, ils sont habituellement spécialistes de littérature française du Moyen Âge et dialoguent plus volontiers avec leurs pairs en France, en Suisse ou en Belgique6. De part et d’autre, ce lien de connivence fort avec des pays tiers qui pèsent beaucoup plus lourd en termes de démographie universitaire peut donner l’impression d’un manque d’autonomie et de cohésion des études médiévales au Canada. Cette disparité apparente est pourtant relativisée par certains éléments de convergence, dont les échos de Marshall McLuhan ne constituent peut-être pas le moindre : échos directs dans le milieu anglophone, échos indirects mais réels dans le milieu francophone, médiatisés par la lecture critique de Paul Zumthor – on aura l’occasion d’y revenir dans la troisième partie de cet article.

4 Que dit Marshall McLuhan sur le Moyen Âge ? En examinant le contenu proprement médiéval de La Galaxie Gutenberg, il est important de garder à l’esprit que le propos du livre, malgré sa forme globalement historiciste et chronologique, porte surtout sur l’époque présente et les transformations qu’elle est en train de subir : si les prémisses de l’ère Gutenberg intéressent McLuhan, c’est dans la mesure où elles forment le pendant symétrique de la fin de cette même ère, que nous vivons actuellement. L’affaiblissement du règne de l’imprimé sous les coups des nouvelles technologies est l’occasion d’un retour en arrière, non au sens d’une régression ou d’une dégradation, mais au sens du rétablissement de certains paradigmes que le triomphe de l’imprimerie avait fait passer pour obsolètes. Si l’examen des débuts de l’ère typographique sert donc surtout à penser sa fin, la description de l’ère pré-Gutenberg joue un rôle peut- être encore plus ancillaire, et la question du paradigme médiéval, même si elle occupe un nombre important de pages dans le volume, ne vaut pas pour elle-même. Il n’est donc pas inutile de garder à l’esprit que, si le médiéviste peut tirer un certain nombre d’éléments concrets de La Galaxie Gutenberg, l’ouvrage ne s’adresse pas principalement à lui7. 5 Dans ce livre, McLuhan développe pour la première fois sa réflexion sur les médias, qui sera systématisée dans son ouvrage de 1964, Pour comprendre les média. Par la notion de média, McLuhan n’entend pas tant un canal de communication et de diffusion de l’information, qu’une extension des sens humains : est un média tout ce qui prolonge ou amplifie artificiellement nos sens, dans l’acception la plus large de ces termes ; c’est une technologie transformative. Ainsi l’éclairage électrique est-il tout autant un média que l’imprimerie ou la radio. Les médias sont donc moins des vecteurs par lesquels

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transitent des données, qu’un environnement qui nous entoure et nous définit ; chaque culture, chaque époque se caractérise par un milieu médiatique qui lui est propre, et son paradigme mental est conditionné par ce milieu. McLuhan va encore plus loin en affirmant que ce sont les changements médiatiques qui conditionnement les changements cognitifs ; étudier les révolutions médiatiques, c’est donc comprendre comment l’esprit humain se configure et se reconfigure. En d’autres termes, et pour reprendre la formulation célèbre donnée au problème par McLuhan dans l’introduction à Pour comprendre les médias : « The medium is the message8 ». 6 Dans la perspective historique de La Galaxie Gutenberg, trois mutations médiatiques intéressent tout particulièrement McLuhan, délimitant quatre périodes. La première de ces mutations, c’est l’apparition de l’écriture ou, plus exactement, le développement de l’alphabet phonétique ; elle marque, dans les sociétés qu’elle concerne, la transition d’une culture auditive, caractérisée par l’oralité, à une culture visuelle, marquée par l’écrit. Encore faut-il que l’écrit soit effectivement fondé dans une méthode de transcription phonétique, par exemple l’alphabet grec ou latin : une écriture idéogrammatique ou logographique, comme les hiéroglyphes égyptiens ou les caractères chinois, n’opère pas la même mutation de l’auditif au visuel ; elle ne dissocie pas aussi complètement la lettre du sens et ne provoque pas le même isolement ni la même survalorisation de la vue comme sens directeur, et n’a donc pas la même influence culturelle. Le développement de l’alphabet phonétique opère une transition d’un monde de sons vers un monde visuel, même si cette transition est lente et que les deux paradigmes se chevauchent pendant longtemps. 7 Ce n’est qu’avec l’invention de l’imprimerie, qui constitue la seconde mutation médiatique décrite dans La Galaxie Gutenberg, celle qui donne son titre à l’ouvrage, que cette transition se réalise de manière totale9. La « galaxie Gutenberg », c’est le domaine de l’homme typographique ; l’imprimé coupe nettement la culture occidentale de la culture du « village » qui prévalait auparavant, culture de l’environnement sonore, de la communauté et de l’interconnexion ; la nouvelle culture médiatique qui supplante celle-ci, c’est celle de la typographie et de la reproductibilité, mais aussi, en conséquence, celle de l’objectivité et de l’individualité, où l’homme peut se concevoir comme observateur extérieur et détaché face au monde de phénomènes qui l’entoure. Ce n’est pas un hasard si l’apparition de l’imprimerie va de pair avec le développement, dans les arts picturaux, de la perspective mathématique (qui présuppose un point de vue unique), ou avec le remplacement d’une pédagogie fondée sur le dialogue et la mémoire par une pédagogie fondée sur la logique et la méthode10. 8 La troisième révolution médiatique envisagée par McLuhan est celle qui, dans un sens, représente à la fois le cœur et la périphérie de l’ouvrage : c’est la révolution électrique, celle du télégramme, de la radio, du cinéma et de la télévision, celle de l’informatique encore balbutiante11. Elle est au cœur de l’ouvrage, dans la mesure où tout y mène, et où l’analyse des révolutions précédentes ne sert qu’à mieux souligner la nature de celle dans laquelle se trouvent l’auteur et le lecteur de La Galaxie Gutenberg ; et elle est à sa périphérie, parce que c’est une révolution en cours, qu’elle n’a pour l’instant qu’une histoire limitée, et qu’elle marque la fin de l’ère qui donne son titre au livre. Surtout, la révolution électrique est foncièrement hostile à la forme même du livre imprimé, même s’il y a fort à parier que les fonctionnements médiatiques anciens et nouveaux coexisteront encore longtemps, de même qu’ils l’ont fait entre l’apparition de l’alphabet phonétique et sa solidification par l’imprimerie. Ce qu’amène la nouvelle

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révolution, c’est un retour à l’immédiateté : alors que l’homme typographique fondait sa cognition dans un paradigme individualiste, objectivé, où l’observateur et son milieu sont deux entités distinctes, où le temps était linéaire et sécable, les télécommunications et les médias de masse (mais aussi les moyens de transport modernes, compris comme des médias) recréent la coprésence et l’instantanéité caractéristiques de l’époque pré-scripturaire. En d’autres termes, la révolution actuelle ramène le monde à l’échelle d’un village, un « village global12 » ; et l’ouïe devient à nouveau un sens directeur, estompant l’hégémonie visuelle qui était caractéristique de l’ère Gutenberg.

2. Un Moyen Âge transitionnel

9 Au sein de ce panorama, le Moyen Âge occupe une position singulière : non pas pionnier comme la culture grecque ancienne après qu’elle développe son alphabet, ou l’ère moderne après l’apparition de l’imprimerie, le Moyen Âge est foncièrement transitionnel. D’un côté il illustre par excellence la façon dont oralité et écriture coexistent encore dans une culture manuscrite ; de l’autre, il est le terreau dans lequel va apparaître l’imprimerie, et McLuhan, loin de considérer l’imprimé comme une rupture, le traite au contraire comme une conséquence logique de la mentalité médiévale13. Même si le Moyen Âge n’est pas au centre de La Galaxie Gutenberg, il y occupe donc tout de même une place de choix. Sa position singulière dans l’histoire des révolutions médiatiques fait de lui une ère de transition mais aussi une ère d’équilibre, avant que la mutation typographique ne ramène à une portion congrue le rôle de l’oralité et le paradigme cognitif qu’elle implique. Les conséquences que McLuhan tire de ce constat d’équilibre précaire sur les représentations textuelles et littéraires au Moyen Âge sont particulièrement intéressantes pour les médiévistes : notamment, l’auteur formule dès 1962 certains aperçus sur la culture manuscrite préfigurant des tendances qui, dans nos études, n’ont émergé que plusieurs années, voire plusieurs décennies plus tard.

10 Il est important pour McLuhan de souligner que le monde médiéval est un monde de la synesthésie et de la tactilité, caractéristiques qui seront réduites à une peau de chagrin par l’émergence de la typographie. La lecture à voix haute est encore une pratique dominante au Moyen Âge, malgré l’obsolescence de la scriptio continua 14 : la culture manuscrite est donc foncièrement conversationnelle ; le scribe et son public sont physiquement reliés, dans la mesure où toute publication est une performance, plusieurs fois réitérée15. Même si l’alphabet phonétique est fermement ancré dans la culture médiévale et la précède de plusieurs siècles, cette culture reste donc à cheval d’un point de vue sensoriel entre l’ouïe et la vue, et ne possède pas le degré de dissociation sensorielle caractéristique de l’ère Gutenberg. 11 L’environnement médiatique du Moyen Âge, mélange d’écriture et d’oralité, caractérisé par la copie manuscrite plutôt que par la reproduction automatique de l’imprimé, ne dissocie pas aussi nettement les producteurs et les récepteurs des textes, et la chaîne littéraire met davantage ses acteurs sur un pied d’égalité : l’étudiant médiéval, par exemple, « devait être le paléographe, le correcteur et l’éditeur des auteurs qu’il lisait » 16. Difficile de ne pas voir dans de telles affirmations l’annonce de célèbres travaux subséquents, comme l’article « The scribe as editor » d’Elspeth Kennedy en 197017 ou l’ Éloge de la variante de Bernard Cerquiglini en 1989 18. La raison de cette relative

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indifférenciation entre les différents acteurs du phénomène textuel est que le texte écrit n’a pas encore la centralité exclusive qu’il a aujourd’hui : l’ère de l’imprimé a divorcé le texte de sa composante parlée, écoutée, vécue in situ et intégrée dans un continuum. Au Moyen Âge, au contraire, le manuscrit n’est qu’un succédané de la parole vive ; comme le dit Thomas d’Aquin dans la Somme théologique, les meilleurs enseignants doivent enseigner de la meilleure manière, ce qui explique pourquoi le Christ et Socrate n’ont jamais mis par écrit leurs enseignements : le verbe proféré directement atteint le cœur de ses auditeurs sans intermédiaire19. Le texte écrit est donc un instrument commode mais subordonné à des formes plus authentiques de transmission et de communication : c’est ce qui explique que l’art de la mémoire soit si essentiel à une culture manuscrite, et qu’il décline dans une culture typographique20. 12 D’un point de vue littéraire, le paradigme médiéval empêche évidemment d’avoir des auteurs (ou un public) au sens moderne du terme, puisque écrire avant l’imprimerie, c’était, dans une grande mesure, construire une mosaïque21 plutôt que de créer une œuvre unitaire et isolable. De cette mosaïque résulte le caractère souvent disparate ou hétéroclite que le lecteur moderne croit déceler dans les œuvres du Moyen Âge : l’écriture médiévale n’aspire pas à la simplicité, mais à l’unité, c’est-à-dire à un fonctionnement holistique qui ne laisse rien échapper, selon une logique qui a donné naissance aussi bien aux grandes sommes érudites qu’aux cathédrales ou à l’idéal scolastique22. 13 Et pourtant, interpréter la culture médiévale comme une culture de la voix, centrée autour de l’ouïe et d’une indifférenciation entre le sujet et l’environnement, serait une erreur : le Moyen Âge est profondément affecté par l’usage de l’alphabet phonétique, et il hérite en cela de la tradition gréco-latine ; ce n’est en rien une culture qui découvre tout juste l’écrit. La période médiévale est donc une zone transitionnelle, et une zone de conflit : elle porte en elle les germes de la révolution typographique, conçue comme une résolution des contradictions internes dues au chevauchement du paradigme oral et du paradigme écrit. Ce dernier pose les bases d’une culture de la vue, qui n’est pas simplement le pendant d’une culture de l’ouïe : le paradigme oral est bien plus celui de la synesthésie que celui d’un seul sens, et si l’ouïe prédomine sous son égide, ce n’est pas de la manière exclusive et hégémonique dont la vue le fera à l’ère typographique. 14 Cette culture de la vue émergente, on la voit à la fin du Moyen Âge dans les efforts des peintres pour représenter une perspective géométrique, qui situe précisément les objets dans un espace dont l’orientation est définie par un observateur implicite23 ; mais aussi dans le développement du savoir appliqué, à la même période24, qui présuppose un divorce entre l’individu et son environnement, celui-là modifiant celui-ci. La fin du Moyen Âge est motivée par un désir de visualiser le savoir, au sens large, c’est-à-dire de visualiser le monde. Dans les arts, le mouvement renaissant naît d’une volonté de connaître l’Antiquité en la reproduisant concrètement, pour les yeux ; et l’apparition de l’imprimerie est une façon de solidifier le savoir en l’objectivant. De manière fondamentale, c’est l’accroissement continuel du savoir qui pousse à sa visualisation – cet accroissement étant lui-même dû au divorce entre observateur et observé initié par la révolution de l’alphabet phonétique. En d’autres termes, on a affaire à une boucle cognitive et épistémologique, la culture de l’écrit se renforçant elle-même sans cesse, jusqu’à devenir exclusive. 15 Le Moyen Âge, on le voit, joue donc un rôle central dans la réflexion de McLuhan, dans la mesure où il fonctionne comme une interface, un carrefour de plusieurs tendances,

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dont l’une est en déclin et l’autre en plein essor ; pris de manière synchronique, le Moyen Âge de McLuhan est une période riche et complexe, où le manuscrit joue un rôle incontournable comme matérialisation des tensions en présence. Il est remarquable que, dans une étude consacrée aux changements de paradigme médiatique, McLuhan ne se contente pas de passer de la période antique à la période Early Modern, en sautant à pieds joints par dessus un Moyen Âge qui, d’un certain point de vue, ne change rien de fondamental aux logiques antiques. C’est que la période médiévale exacerbe les caractéristiques du paradigme manuscrit et en donne un tableau plus plein et complet ; un long instantané, juste avant le basculement.

3. Paul Zumthor et le problème McLuhan

16 L’insistance de Marshall McLuhan sur le rôle des médias dans l’évolution cognitive des sociétés est aussi une insistance sur la valeur heuristique de leur étude : si le professeur de Toronto n’est pas l’inventeur des media studies et des communication studies 25, il en renouvelle et restructure le champ en leur donnant leurs lettres de noblesse26. L’importance fondamentale donnée aux moyens de communication et aux innovations technologiques inspire aussi des travaux comme La Raison graphique de l’anthropologue Jack Goody27. Dans le domaine qui nous intéresse, celui des études en littérature médiévale, il n’est peut-être pas anodin que la lecture la plus notable des thèses de La Galaxie Gutenberg se fasse au Canada, mais cette fois-ci au Québec, en milieu francophone. Cette lecture, c’est celle de Paul Zumthor : lecture féconde et critique, parfois désapprobatrice, mais qui a une influence profonde sur les recherches en oralité que développe Zumthor à partir de la fin des années 1970. Si les thèses de Marshall McLuhan ont un impact sur la médiévistique francophone dans les décennies suivantes, aussi bien au Canada qu’en Europe, c’est avant tout par ce biais ambivalent.

17 Plusieurs passages des articles et des livres de Paul Zumthor, alors que ses théories sur la mouvance médiévale28 se cristallisent en une réflexion plus large sur l’oralité et la poésie orale, attestent plus ou moins explicitement de la présence de La Galaxie Gutenberg à l’arrière-plan de ses propres travaux. On constate d’abord une réticence envers le livre de Marshall McLuhan : dans son article programmatique de 1979, « Pour une poétique de la voix », Zumthor déclare La Galaxie Gutenberg obsolète : « Inutile d’appeler à la rescousse McLuhan et son livre déjà bien vieilli29 ». Dans les premières pages de l’Introduction à la poésie orale, le ton de Zumthor est similaire : « Je ne m’engagerai pas (l’ayant fait récemment ailleurs30) dans une discussion des théories élaborées sur ces bases, à la suite du livre fracassant et hâtif publié en 1962 par Mc Luhan31 [sic] ». 18 Pourtant, malgré ces réticences qui ressemblent un peu à du dédain, Zumthor reconnaît écrire dans la perspective instaurée par Marshall McLuhan et développée à sa suite par Walter Ong32. Ainsi, après avoir brièvement résumé les thèses de La Galaxie Gutenberg dans l’Introduction à la poésie orale, déclare-t-il : « C’est dans cette perspective que je situe mon livre, non sans apporter, au train des pages, de nombreux correctifs aux propositions avancées par les auteurs qui l’ont définie33 ». Dans son article de 1981, « Entre l’oral et l’écrit », il fait référence à McLuhan, Ong et Goody, et affirme à leur sujet : Je fais globalement référence à ces autorités. Mon intention est moins de reprendre (bien inutilement à leur suite) le problème comme tel, que de le relativiser. Tout en

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tenant pour démontrées la plupart de leurs conclusions, je ne crois pas inutile d’en accuser certaines réticences afin d’adapter les critères à l’hétérogénéité des faits auxquels j’entends ultérieurement, dans un livre en préparation, les appliquer : les « littératures orales », considérées du point de vue du poéticien plutôt que de l’ethnologue34. 19 Dans tous les travaux de Zumthor sur la poésie orale et la voix, McLuhan revient, parfois de manière fréquente (dans l’Introduction à la poésie orale on constate au moins cinq références plus ou moins étendues à McLuhan ou à ses concepts35), parfois de manière presque invisible (dans La Lettre et la Voix, il se trouve dans la bibliographie mais n’apparaît peut-être qu’une seule fois dans le texte36).

20 Au fondement du rapport réticent qu’entretient Paul Zumthor avec La Galaxie Gutenberg, se trouvent sans doute plusieurs facteurs. Les rapports complexes entre les deux communautés linguistiques du Canada entrent peut-être en ligne de compte ; plus généralement, Zumthor n’est pas le seul chercheur à avoir accusé McLuhan d’être un penseur « hâtif » dont les livres ont plus une fonction apéritive qu’une véritable consistance érudite. Mais peut-être y a-t-il aussi un décalage entre le projet de Zumthor et celui de McLuhan. Zumthor lit La Galaxie Gutenberg surtout comme un ouvrage sur le passage d’une culture orale à une culture écrite et, dans une certaine mesure, il a raison : c’est un des aspects explorés par le livre. Mais il n’est pas étonnant qu’à cet égard Zumthor préfère les travaux de Walter Ong37 ou de Jack Goody, qui se sont davantage consacrés à cette seule question, qui forme le cœur de leurs livres. Dans La Galaxie Gutenberg, il ne s’agit que d’une des révolutions médiatiques étudiées : c’est la première qui est commentée, mais ce n’est ni la plus importante de l’ouvrage (la révolution typographique), ni la plus urgente (la révolution électrique). 21 Zumthor passe McLuhan au filtre d’une réflexion sur le couple oral/écrit plutôt que d’interpréter ses thèses à l’aune d’une réflexion générale sur les médias : il est significatif à cet égard que Pour comprendre les médias, le grand ouvrage synchronique qui fait suite à l’étude diachronique de La Galaxie Gutenberg, ne soit jamais mentionné par Zumthor38 ; dans cette vaste synthèse, l’oral est ramené au rôle d’un média parmi d’autres, et l’impression – que peuvent donner les premières sections de La Galaxie Gutenberg – que la pensée de McLuhan se construit avant tout autour d’une dichotomie oral/écrit s’évapore bien vite. De surcroît, la différence que fait McLuhan entre oral et écrit n’est pas universelle, comme on l’a déjà dit : c’est l’écriture phonétique qui représente la véritable rupture cognitive, et les arguments de Zumthor en faveur d’un continuum oral-écrit plutôt que d’une opposition39 semblent oublier que McLuhan ne met pas dos à dos l’oralité et toute forme d’écriture, bien au contraire. Zumthor accuse la vision de McLuhan d’être monolithique et d’ériger deux univers radicalement opposés : rien n’est plus éloigné de la réalité. La période médiévale, spécifiquement, est l’occasion pour McLuhan, comme on l’a vu, de montrer comment un média ne supplante pas un autre, mais coexiste avec lui et génère des fonctionnements culturels et cognitifs hybrides. 22 Il n’en reste pas moins que, malgré les divergences et malgré la frustration que Zumthor exprime à l’encontre de La Galaxie Gutenberg, les points de rencontre entre les deux auteurs sont nombreux, et il n’y a pas de contradiction de fond entre les recherches de l’un et de l’autre. Les notions désormais célèbres d’oralité primaire ou pure, d’oralité mixte, d’oralité seconde, développées par Zumthor40, ne contredisent pas le paradigme médiéval dépeint dans le livre de McLuhan. Sans doute les différences majeures entre les deux chercheurs résident-elles dans le fait que Zumthor traite

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surtout d’esthétique, et qu’il s’intéresse à la manière dont l’œuvre poétique se réalise ; alors que McLuhan se consacre avant tout à l’architecture cognitive que les différents moyens de communication élaborent. Pour Zumthor, la différence entre la lettre et la voix n’est pas avant tout cognitive, elle est sociale : une société fondée sur la voix vive n’est pas la même qu’une société fondée sur l’écrit. En d’autres termes, le propos de Zumthor est (par moments) politique, alors que celui de McLuhan est épistémologique. Une des conséquences de ceci, qui est une autre différence de fond entre les deux chercheurs, c’est que dans le couple oral-écrit qu’il analyse, Zumthor valorise la voix et appelle à son retour sur la scène esthétique41 ; tandis que McLuhan refuse explicitement de considérer tel ou tel paradigme médiatique comme plus souhaitable qu’un autre : It is necessary to stress that my concern is with the process of separation of sense by which the detribalizing of men is achieved. Whether such personal abstraction and social detribalization be a “good thing” is not for any individual to determine. But a recognition of the process may disembarrass the matter of the miasmal moral fogs that now invest it42. 23 Il s’ensuit que l’actuelle révolution médiatique amenée par les technologies électriques est tout aussi neutre sur le plan axiologique : elle n’est pas plus un progrès qu’un retour en arrière. Le « village global » n’est ni une terre promise, ni une dystopie, pas plus que l’introduction de l’imprimerie ne constitue une amélioration par rapport au paradigme médiéval.

4. De la New Philology à la New Codicology

24 À l’heure actuelle, les questions d’oralité dans les études médiévales n’ont plus la visibilité qu’elles avaient à l’époque de La Lettre et la Voix, et la tendance critique semble nous avoir éloignés de Paul Zumthor sur ce point – sans doute momentanément. Mais le regain d’intérêt actuel, depuis quinze ou vingt ans, pour la matérialité du livre médiéval, le paradigme de la manuscriture et la codicologie comme outil d’analyse littéraire, ne nous a pas, bien au contraire, éloignés de Marshall McLuhan. Le Moyen Âge de La Galaxie Gutenberg a beau être le carrefour de paradigmes médiatiques divergents, engageant aussi bien l’oral que l’écrit, l’ouïe que la vue, la culture manuscrite n’en reste pas moins sa pierre d’angle. Mais le manuscrit n’est pas simplement un support d’enregistrement qui sera supplanté sans modification appréciable par l’imprimé : c’est un symptôme paradigmatique, le nœud de la cognition médiévale.

25 Le fait que tant de médiévistes actuels appellent à porter un autre regard sur le manuscrit, non plus le seul regard du philologue-éditeur, mais une reconnaissance que le manuscrit constitue la réalité fondamentale, irréductible, de la littérarité médiévale, offre une remarquable confirmation des thèses de McLuhan. La New Philology, lancée en Amérique du Nord vers 1990 dans la foulée de la parution d’Éloge de la variante43, se fondait déjà sur l’idée que le texte médiéval est réécrit de témoin en témoin et rend donc anachroniques les notions de texte unique, d’auteur isolable et de frontière entre l’auteur et le lecteur. Mais si les prises de position critiques de la New Philology se fondaient sur une conscience de la variance manuscrite et de ses implications idéologiques, les réalisations concrètes de ce mouvement nord-américain portaient assez peu sur les manuscrits eux-mêmes. Plus proche encore des analyses de McLuhan se trouve ce que Keith Busby a baptisé naguère la New Codicology44, et qui est l’idée selon

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laquelle le manuscrit doit être mis au centre de l’analyse littéraire elle-même, au-delà des questions d’ecdotique ou d’histoire du livre. 26 Il n’est peut-être pas surprenant que, pour trouver des manifestations actuelles de cette tendance critique, il ne faille pas forcément quitter le Canada. La valorisation du manuscrit comme objet de pensée et de poétique s’observe aussi bien dans le domaine francophone qu’anglophone, d’ailleurs. En français, les travaux de Francis Gingras, de l’université de Montréal45, ont acquis une grande visibilité, en conjuguant une approche poéticienne qui ne renie pas l’héritage du Zumthor de l’Essai de poétique médiévale avec une analyse minutieuse des témoins manuscrits, que ce soit dans le domaine romanesque ou dans celui des fabliaux et des formes narratives brèves. De même, les travaux d’Isabelle Arseneau, de l’université McGill, accordent la part belle à la mouvance des textes comme révélatrice de choix esthétiques et comme génératrice de sens et d’ambiguïté46. En anglais, Siân Echard, de l’université de Colombie-Britannique, a animé des recherches sur le manuscrit médiéval en entrecroisant de près les questions d’interprétation et les questions d’édition47 ; elle s’est aussi intéressée à la survie des textes médiévaux après l’invention de l’imprimerie, et ce jusqu’à l’ère électronique48. William Robins, de l’Université de Toronto, en développant la notion de philologie disjonctive49, a proposé des méthodes d’édition de texte permettant de mieux rendre compte de la diversité d’une tradition manuscrite donnée, en offrant une idée aussi bien de son centre que de sa périphérie, même dans ses aspects les plus tératologiques. Tout récemment, le volume The Medieval Manuscript Book50, codirigé par Michael Van Dussen de l’université McGill, tente de dépasser les approches du livre manuscrit fondées uniquement sur sa production, et d’étudier plus largement le contexte culturel et théorique du phénomène. 27 De telles approches dépassent, bien sûr, la seule sphère canadienne, et le but n’est pas d’en faire ici un inventaire complet : il faudrait citer des travaux similaires aux États- Unis, au Royaume-Uni, en Suisse ou, dans une moindre mesure, en France. Il est tout de même intéressant de constater le succès réel de telles options critiques au Canada, et il n’est pas impossible d’y voir la manifestation – peut-être discrète et indirecte – du contexte de réflexion élaboré par Marshall McLuhan. McLuhan, qui fut l’intellectuel canadien dominant du XXe siècle, a eu, dans une certaine mesure, une réception similaire à celle qu’a eu Roland Barthes en France, couvrant donc un spectre large, de l’engouement à la détestation. La réticence de Paul Zumthor à son égard autour de 1980 est symptomatique ; quant aux recherches plus récentes qui ont été citées, elles invoquent rarement McLuhan explicitement51. C’est plutôt d’une imprégnation qu’il est question, et rien n’est plus difficile à pister de manière précise : de même que l’ombre de Roland Barthes plane de près ou de loin sur un grand nombre de travaux critiques français et francophones, même parmi ceux qui refuseraient d’assentir à son influence, de même celle de McLuhan s’est répandue de manière diffuse depuis les années 1960 et a crée un contexte propice à certaines interrogations. 28 La recherche canadienne actuelle, par plusieurs aspects, se souvient de la maxime fondamentale de McLuhan : the medium is the message. Le manuscrit n’est pas que le support contingent d’une textualité abstraite qui resterait immuable en dépit du changement de paradigme induit par l’imprimerie et, à présent, par les technologies électroniques ; il est au contraire le noyau de la textualité médiévale, l’élément qui ne peut être retiré ni modifié sans transformer le texte en quelque chose d’autre. Et, conformément à la synesthésie totalisante qui est le propre du Moyen Âge avant

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Gutenberg, le manuscrit est un objet total, à cheval sur l’oral et l’écrit, interrogeant tous les champs de l’étude littéraire et culturelle. 29 À un niveau méthodologique plus général, le Moyen Âge de McLuhan nous renvoie à notre époque, marquée par l’abondance informative et la mutation médiatique : nous sommes, nous aussi, pris dans un paradigme en transition, qui opère un rajustement fondamental de nos sens et de notre cognition, même si l’obsolescence, en termes de médias, est un phénomène rare et que la superposition des ères médiatiques peut durer encore longtemps. Face à un environnement intriqué et opaque, le chercheur est celui qui décèle les logiques cachées et qui tamise les données pour trouver leur agencement profond. « Faced with information overload, we have no alternative but pattern recognition »52 : face à une information débordante, nous n’avons d’autre recours que l’identification de structures. Ce mécanisme de pattern recognition, c’est celui que la culture médiévale met en œuvre elle-même face à sa propre complexité croissante, et qui finit par mener à l’invention de la typographie et la mise à bas du paradigme transitionnel qui lui a donné naissance ; mais c’est aussi celui dont a besoin l’observateur actuel, face à un environnement médiatique surabondant, aussi bien en termes de données brutes qu’en termes de canaux de transmission et qu’en extensions sensorielles différentes. Et pour nous médiévistes, le principe de pattern recognition doit être un rappel que le donné médiéval n’est pas transparent, et qu’il fonctionne selon des logiques qui nous sont, dans une large mesure, incommensurables : en d’autres termes, que la textualité du Moyen Âge ne peut être saisie, c’est le cas de le dire, que de manière médiate.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. L’édition de référence dans cet article sera la suivante : Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy [1962], Toronto, University of Toronto Press, 2011. 2. À la fois pour la notion de mouvance définie dans l’Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, 1972, et pour la réflexion sur la poésie orale et sur l’importance de la voix dans la pratique poétique médiévale, développée dans l’Introduction à la poésie orale, Paris, Le Seuil, 1983 et La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Le Seuil, 1987. 3. Pour la notion de variance, définie dans La Parole médiévale. Discours, syntaxe, texte, Paris, Minuit, 1981 et surtout dans Éloge de la variante, Paris, Le Seuil, 1989. 4. Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. 5. Et d’ailleurs il faudrait inciter à relire non seulement La Galaxie Gutenberg, mais aussi Pour comprendre les média (Understanding Media : The Extensions of Man, New York, McGraw Hill, 1964 ; Pour comprendre les média : les prolongements technologiques de l’homme, Jean Paré (trad.), Tours/ Paris, Mame/Le Seuil, 1967) et Message et Massage (Marshall McLuhan et Quentin Fiore, The Medium is the Massage : An Inventory of Effects, London, Penguin, 1967 ; Message et Massage, Thérèse Lauriol (trad.), Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1968). 6. La séparation n’est pas, au demeurant, strictement géographique : il y a évidemment des médiévistes francisants au Canada anglophone et des médiévistes anglicistes au Québec. 7. Plus largement, le caractère souvent fragmentaire, métaphorique et aphoristique des ouvrages de McLuhan explique que l’influence de cet auteur se fasse parfois davantage sentir dans le domaine artistique que dans le domaine universitaire, depuis Woody Allen (Annie Hall, 1977) jusqu’à des écrivains canadiens qui travaillent à la frontière entre la littérature « sérieuse », la science-fiction ou les arts visuels, et qui sont séduits par l’idée que les changements culturels sont conditionnés par l’évolution technologique, comme Douglas Coupland ou William Gibson (voir par exemple la biographie écrite par D. Coupland, Marshall McLuhan, London, Penguin, 2009 ou le roman de W. Gibson, Pattern Recognition, New York, Putnam, 2003, dont le titre reprend une notion chère au professeur de Toronto). 8. Understanding Media, op. cit., p. 7. 9. Il faut donc, dans le système développé par McLuhan, que cette invention de l’imprimerie se fasse dans une société qui se fonde déjà sur l’alphabet phonétique : l’imprimerie chinoise, par exemple, n’a pas le même impact, puisqu’elle émerge dans une culture logographique. Pour McLuhan, la typographie chinoise ancienne a avant tout une fonction rituelle (The Gutenberg Galaxy, op. cit., p. 40, ou p. 143). 10. À cet égard, McLuhan est largement tributaire du travail de son ami et semi-disciple Walter J. Ong sur Ramus (Walter J. Ong, Ramus. Method, and the Decay of Dialogue : From the Art of Discourse to the Art of Reason, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1958). Par la suite, Ong travaillera plus généralement sur la question de l’oral et de l’écrit, ce qui le rapproche et le distingue à la fois de McLuhan, et le rapproche clairement de Paul Zumthor, dont il sera question dans la troisième section de cet article (à ce sujet voir surtout Walter J. Ong, The Presence of the Word : Some Prolegomena for Cultural and Religious History, New Haven/London, Yale University Press, 1967 ; et Orality and Literacy : The Technologizing of the World, London, Methuen, 1982). 11. Le facteur-clé de la revalorisation des thèses de McLuhan depuis le début des années 1990 (et dont le coup d’envoi est peut-être la biographie de McLuhan par Philip Marchand, Marshall McLuhan : The Medium and the Messenger, Toronto, Random House, 1989) réside évidemment dans leur grande pertinence heuristique, voire prophétique, à l’ère d’Internet. 12. Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy, op. cit., p. 36-38 : « The new electronic interdependence recreates the world in the image of a global village » (« La nouvelle interdépendance électronique recrée le monde à l’image d’un village global » ; je traduis).

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13. Ibid., p. 91, McLuhan parle de « the great medieval invention of typography », « la grande invention médiévale qu’est la typographie » (je traduis). 14. Ibid., p. 94-96. 15. Même si les recherches subséquentes tendent à indiquer que la lecture silencieuse s’est développée plus tôt qu’on ne le croyait précédemment, elle ne devient un phénomène culturel important que dans les derniers siècles du Moyen Âge, avec le triomphe de la scolastique et des pratiques dévotionnelles (voir Paul Saenger, Space Between Words : The Practice of Silent Reading, Stanford, Stanford University Press, 1997). 16. The Gutenberg Galaxy, op. cit., p. 109 :« The medieval student had to be paleographer, editor, and publisher of the authors he read » (je traduis). 17. Elspeth Kennedy, « The Scribe as Editor », Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, Genève, Droz, 1972, 2 vol., t. 1, p. 523-531. 18. Voir note 3. 19. Il s’agit de la question 42 de la troisième partie de la somme, commentée par McLuhan dans The Gutenberg Galaxy, op. cit., p. 112-114. 20. McLuhan va même jusqu’à affirmer que des aspects culturels aussi différents que l’enluminure, la glose et la sculpture médiévales relèvent tous de l’art de la mémoire : ibid., p. 123-125. 21. Ibid., p. 151 : « Authorship before print was in a large degree the building of a mosaic ». 22. Ibid., p. 154 : « Until more than two centuries after printing nobody discovered how to maintain a single tone or attitude throughout a prose composition » (« Jusqu’à plus de deux siècles après l’invention de l’imprimerie, personne n’a découvert comment maintenir un ton ou une attitude constants au fil d’une composition en prose » ; je traduis). On peut trouver à redire à un aussi large empan chronologique, qui ne s’applique pas également à toutes les littératures européennes, mais pour la période médiévale centrale la pertinence de cette citation est grande. 23. Ibid., p. 128-129. 24. Ibid., p. 134-136. 25. Il faudrait au moins citer, avant lui, son maître Harold Innis, également canadien anglophone : voir notamment Harold Innis, Empire and Communications, Oxford, Clarendon Press, 1950 ; et The Bias of Communication, Toronto, University of Toronto Press, 1951. 26. La force institutionnelle des départements en communication dans les universités nord- américaines, et tout particulièrement au Canada anglophone, en atteste. 27. Jack Goody, La Raison graphique : la domestication de la pensée sauvage [1977], Jean Bazin et Alban Bensa (trad.), Paris, Minuit, 1978. 28. Développées dans l’Essai de poétique médiévale, op. cit., p. 84-96 : « Anonymat et ‘mouvance’ ». 29. Paul Zumthor, « Pour une poétique de la voix », Poétique 40, 1979, p. 514-524, ici p. 514. 30. Voir note 34. 31. Id., Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 34. 32. Voir note 10. 33. Ibid., p. 35. 34. Id., « Entre l’oral et l’écrit », Cahiers de Fontenay 23 : Écrit-Oral, 1981, p. 9-33, ici p. 10. 35. Id., Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 34-35, 144 (« galaxie Gutenberg »), 251, 284, 286 (« village global »). 36. Id., La Lettre et la Voix, op. cit., p. 9, dans la préface. 37. « Pour sa part, W. Ong, reprenant, en une série d’ouvrages, les grandes lignes de la thèse du maître canadien, lui a conféré, en la nuançant, sa profondeur » (Introduction à la poésie orale, op. cit. , p. 34). Par ailleurs Zumthor semble emprunter à Ong sa notion d’oralité seconde, développée dans Orality and Literacy (op. cit.) et qu’on retrouve aussi dans l’Introduction à la poésie orale et La Lettre et la Voix, à moins qu’il ne s’agisse d’un cas d’invention parallèle.

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38. D’ailleurs, dans l’Introduction à la poésie orale Zumthor n’emploie le terme de « médiat » [sic] que dans le sens de « mass-media ». 39. Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 35. 40. Voir notamment Ibid., p. 36. 41. La conclusion de l’Introduction à la poésie orale (Ibid., p. 281-287), qui constitue une véritable prise de position engagée, mériterait d’être citée en entier. 42. Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy, op. cit., p. 55 : « Il est nécessaire de souligner que mon intérêt porte sur le processus de séparation des sens qui mène à la détribalisation des hommes. Qu’un tel phénomène d’abstraction personnelle et de détribalisation soit une ‘bonne chose’, aucun individu n’est en droit de le décider. Mais le fait d’identifier le processus permettra peut-être de désencombrer la question du brouillard moral miasmatique qui l’investit actuellement » (je traduis). 43. En sus d’Éloge de la variante, déjà mentionné (note 3), voir Romanic Review 79, 1988, p. 1-248 ; Speculum 65, 1990, p. 1-108 ; et The New Medievalism, Marina S. Brownlee, Kevin Brownlee, Stephen G. Nichols (dir.), Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1991. 44. Voir Keith Busby, « Fabliaux and the New Codicology », The World and Its Rival : Essays on Literary Imagination in Honor of Per Nykrog, Kathryn Karczewska, Tom Conley, dir., Amsterdam/ Atlanta, Rodopi, 1999, p. 137-160 ; et surtout, pour une mise en œuvre systématique de la notion, voir Id., Codex and Context : Reading Old French Verse Narrative in Manuscript, Amsterdam, Rodopi, 2002, 2 vol. 45. Par exemple Francis Gingras, « Mise en recueil et typologie des genres aux XIIIe et XIVe siècles : romans atypiques et recueils polygénériques (Biausdous, Cristal et Clarie, Durmart le Gallois et Mériadeuc) », Le Recueil au Moyen Âge. Le Moyen Âge central, dir. Olivier Collet, Yasmina Foehr- Janssens, Turnhout, Brepols, 2007, p. 91-111 ; Le Bâtard conquérant. Essor et expansion du genre romanesque au Moyen Âge, Paris, Champion, 2011 (surtout le dernier chapitre, « Roman et livre ») ; ou encore Lire en contexte : enquête sur les manuscrits de fabliaux, dir. Olivier Collet, Francis Gingras, Richard Trachsler, Études françaises 48-3, 2012. La présentation de ce numéro thématique (p. 5-9) invoque explicitement la New Philology et la New Codicology, ainsi que le changement de paradigme amené par Gutenberg. 46. Voir par exemple Isabelle Arseneau, « La condition du pastiche dans le roman lyrico-narratif de Jean Renart (Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole) », Études françaises 46-3, 2010, p. 99-122. 47. The Book Unbound : Editing and Reading Medieval Manuscripts and Texts, Siân Echard, Stephen Partridge (dir.), Toronto, University of Toronto Press, 2004. 48. Siân Echard, Printing the Middle Ages, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2008. 49. William Robins, « Toward a Disjunctive Philology », The Book Unbound…, op. cit., p. 144-158. 50. The Medieval Manuscript Book : Cultural Approaches, Michael Johnston, Michael Van Dussen (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 2015. De manière significative, le volume contient un article de Siân Echard, et un autre coécrit par Keith Busby. 51. L’exception notable étant les deux travaux cités de Siân Echard, qui l’incluent tous les deux dans leur bibliographie (voir notes 47 et 48). 52. Marshall McLuhan, Counterblast, Toronto, McClellan & Stewart Ltd, 1969, p. 132. Je traduis.

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RÉSUMÉS

Cet article revient sur les travaux de Marshall McLuhan et sur leur influence diffuse sur les études médiévales, au Canada et ailleurs. Le paradigme médiatique formulé par McLuhan lui permet, dans La Galaxie Gutenberg, de dépeindre un Moyen Âge transitionnel, une civilisation mixte qui tend vers une domination massive des médias visuels et vers l’invention de l’imprimerie, mais a encore un pied fermement ancré dans le paysage médiatique antérieur, celui de l’ouïe et de la synesthésie. L’article examine la valeur heuristique des propositions formulées par McLuhan, ainsi que leur influence sur le discours médiéviste canadien, depuis la lecture critique de Paul Zumthor au début des années 1980 jusqu’aux approches actuelles fondées dans le renouveau philologique et codicologique de la fin du XXe siècle et du début du XXIe.

This article is an examination of Marshall McLuhan’s work and of its pervasive influence on Medieval Studies in Canada and beyond. The media-based paradigm developed by McLuhan allows him, in The Gutenberg Galaxy, to depict the Middle Ages as a transitional period, a composite civilization that tends towards the massive domination of visual media and the invention of print, but still retains a foothold in the earlier media environment of the ear and of synaesthesia. The article examines the heuristic value of McLuhan’s theses as well as their influence on the medievalist discourse in Canada, from Paul Zumthor’s critical reception in the early eighties to current approaches based on the philological and codicological renewal of the late twentieth and early twenty-first centuries.

INDEX

Mots-clés : Canada, écrit, imprimé, manuscrit, Marshall McLuhan, médiévistique, oralité, Québec Keywords : Canada, Marshall McLuhan, manuscript, medieval studies, orality, printed book, Quebec, written work Parole chiave : Canada, libro stampato, manoscritto, Marshall McLuhan, medievistica, oralità, Quebec, scritto

AUTEURS

PATRICK MORAN

Université Laval

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Inter-disciplinarité et trans- nationalisme

Anne-Hélène Miller

1 Depuis la création des premiers programmes d’études médiévales à l’université de Harvard (1925) à la Catholic University of America (1926), ou à l’université de Toronto (1929), la recherche outre-Atlantique s’effectue le plus souvent dans le cadre de programmes à vocation interdisciplinaire qui sont en nombre croissant et fréquemment associés aux études sur la Renaissance ou la première modernité (Early Modern)1. Certains de ces programmes bénéficient à l’heure actuelle de structures institutionnelles privilégiées au sein de centres d’études ou instituts, tels que les Medieval Institutes à Western Michigan University, Notre Dame, Indiana University, Le Pontifical Institute à Toronto, le Centre pour les Études Médiévales et la Renaissance à l’Université de Californie à Los Angeles, ou le Marco Institute à l’Université du Tennessee, alors qu’en France, comme le soulignait il y a peu Martin Aurell, n’existe guère que le Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale à Poitiers2. À cet égard, les colloques et conférences de médiévistes organisés sur les campus américains sont typiquement interdisciplinaires et reflètent cette tendance en proposant – parfois – des thématiques ouvertes aux différentes disciplines et qui incluent régulièrement la recherche sur le XVIe siècle ou sur la fin de l’Antiquité, à l’image du Congrès International annuel qui se tient à Western Michigan University à Kalamazoo. Ce souci de formation et de dialogue interdisciplinaire représente bien une des spécificités de la recherche en médiévistique outre-Atlantique et apparaît aujourd’hui plus que jamais comme étroitement lié à une recherche qui ne peut plus faire l’économie du regard multiculturel et transnational. Aussi proposons-nous d’examiner l’évolution de ces programmes nord-américains afin d’aborder certains aspects relatifs à la place actuelle de l’enseignement et de la recherche en français médiéval dans un tel contexte.

2 Rappelons qu’au lendemain de la Première Guerre Mondiale, ces programmes d’études médiévales ont émergé dans le cadre de réseaux d’échanges importants entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Certains intellectuels catholiques, comme par exemple Étienne Gilson à Toronto ou Marie-Dominique Chenu à Ottawa, y ont joué une part active. Florian Michel voit là un premier réseau « transnational » de la recherche en

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médiévistique3. Mais, il rappelle aussi comment le philosophe catholique Jacques Maritain caractérisait alors ces échanges (comme un déplacement des études thomistes du Vieux au Nouveau Monde) et comment le médiéviste Gustave Cohen parlait d’une forme de translatio studii du médiévalisme se prolongeant vers l’Ouest comme « dans le sens de la marche apparente du soleil. »4 Quoique foncièrement idéologique, cette image reflète la préoccupation de l’Amérique du Nord d’alors vis-à- vis de la légitimité et de l’à-propos de telles études. De même, à cette époque, à Harvard, le moderniste Charles Haskins, co-fondateur en 1925 de l’organisation interdisciplinaire Medieval Academy of America, s’intéressait particulièrement aux possibles filiations américaines avec le Moyen Âge européen afin de promouvoir sa vision de continuité et progrès, comme le rappelle l’historienne de la médiévistique Gabrielle Spiegel dans son étude sur le projet des modernistes américains5. Michel comme Spiegel invoquent une forme d’« américanisation du Moyen Âge » dans le monde académique, un trans-nationalisme réduit à un trans-atlantisme à sens unique. Or, aujourd’hui les programmes interdisciplinaires visent plutôt à décentrer leur discours vis-à-vis de leurs filiations européennes, ce qui constitue, comme nous allons le voir, un virage important et un élargissement des études médiévales. 3 Tout d’abord, comme nous l’avons souligné, les études sur le Moyen Âge sont souvent associées à celles sur le XVIe siècle et sur la fin de l’Antiquité. Le fait même qu’il existerait une certaine fluidité des frontières entre le début ou la fin de la période médiévale est rarement remis en cause. Ensuite, les programmes d’études médiévales en tant que tels sont ouverts à d’autres approches disciplinaires, comprenant certes l’histoire, la philosophie, les études religieuses, mais aussi la musicologie, l’histoire de l’art, la sociologie, l’anthropologie, et dépassent le cadre de la chrétienté médiévale occidentale. Aussi, au-delà des littératures latine, anglaise ou en langues romanes, l’on s’intéresse aux sources en arabe, grec, hébreu, gaélique, norrois, vieux slave ou asiatiques, par exemple. Toujours dans un souci de rendre les études sur le Moyen Âge pertinentes, cette ouverture disciplinaire, amorcée dans les années soixante lors de l’expansion des études supérieures et de la sécularisation de la recherche, est devenue, au tournant du XXIe siècle, plus « globale », comme rattrapée par l’urgence d’une certaine actualité. Suite à la fin des guerres d’indépendance coloniales, et dans le contexte de l’après Guerre Froide et la polarisation le monde qu’elle a provoquée, depuis une dizaine d’années, dans le contexte actuel de la mondialisation des échanges et des événements récents dans le monde arabe, le postcolonial medievalism et son corollaire le medieval multiculturalism/multilingualism, dans le sillage des travaux d’Edward W. Saïd et de Homi K. Bhabha, ont eu un impact considérable, directement ou indirectement, sur l’orientation des recherches outre-Atlantique6. C’est en particulier le rejet du binarisme Occident/Orient, du regard sur un Orient en tant que construction culturelle de l’Altérité, et comme redevable d’une dette civilisatrice envers l’Occident, qui a servi à modifier le discours qui faisait du Moyen Âge européen chrétien et latin le centre des préoccupations des médiévistes comme si l’Europe occidentale était restée imperméable au reste du monde. La préoccupation principale de ces nouvelles théories est donc de réévaluer les contacts entre les diverses cultures et langues européennes, mais aussi arabo-musulmanes et asiatiques au sein des sociétés « occidentales »7. De manière générale, suivant l’esprit des essais de Saïd et de Bhabha, il s’agit de proposer une vision d’un Moyen Âge européen moins monolithique et plus cosmopolite que celle que la tradition a véhiculée, non pas en termes d’influence ou d’appropriation, mais d’interdépendance, d’expériences en commun, et donc

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également en termes de conflits ou de subversion, pour mener à des réflexions plus complexes sur les questions d’identité. Ce transnationalisme qui constitue l’une des différentes ramifications de la théorie postcoloniale est facilité par le décloisonnement des approches disciplinaires. Il existe ainsi désormais des programmes sur les espaces méditerranéens, tels que ceux de l’université de Californie Santa Cruz, de l’université du Michigan ou des groupes de recherche en francophonie médiévale tel que celui de Fordham University sur lequel nous reviendrons. Ces orientations sont importantes dans la mesure où elles visent à repenser les délimitations territoriales, religieuses voire périodiques, et surtout linguistiques, selon une tentative de libération des filiations identitaires « nationales ». Ce qui n’est pas sans conséquence pour les études des langues et littératures d’oc et d’oïl qui non seulement se retrouvent de facto au cœur de ces réflexions, mais y ont même servi de moteur. 4 L’on connaît l’impact considérable des théories de penseurs français ou francophones sur la recherche en littérature comparée outre-Atlantique, en particulier en ancien français, et par extension l’effet que celles-ci ont eu sur les études médiévales en général durant la deuxième moitié du XXe siècle8. Bruce Holsinger, dans une réflexion magistrale intitulée « Medieval Studies, Postcolonial Studies and the Genealogy of Critique » qui vise à montrer l’apport des études médiévales à la pensée postcoloniale, a juxtaposé en termes foucaldiens les efforts intellectuels des théoriciens des Subaltern Studies – une branche importante de la recherche en Postcolonial Studies – avec ceux de l’école française des Annales en raison de leur intérêt pour une histoire « d’en bas »9. Holsinger souligne l’importance primordiale, pour la compréhension d’une généalogie de la critique, du courant intellectuel français auquel sont associés les travaux de Marc Bloch, Georges Duby, Emmanuel Le Roy Ladurie et Jacques Le Goff qui, contre le positivisme, ont transformé la recherche en médiévistique et influencé des chercheurs au-delà de ceux qui s’intéressent à l’histoire médiévale outre-Atlantique. Il faut aussi souligner l’émergence des travaux qui se situent dans le champ des Études Globales de « longue durée » et préconisent une recherche géographiquement et historiquement décompartimentée, héritée de Fernand Braudel, autre figure importante associée à l’École française des Annales, et à qui les chercheurs américain sont ouvertement redevables10. Enfin, les théoriciens de la pensée postcoloniale en Amérique du Nord ne sont pas étrangers aux mouvements structuralistes et poststructuralistes ainsi qu’aux idées des intellectuels français de la French Theory. Les travaux d’Edward Saïd sont marqués par ceux de Jacques Derrida et de Michel Foucault notamment en ce qui concerne les rapports entre savoir et pouvoir11. Il faut rechercher du côté des auteurs francophones de la première génération, Aimé Césaire, puis Franz Fanon – en particulier dans son œuvre Peau noire, masques blancs (1952) – les germes de la pensée postcoloniale. Homi Bhabha s’appuie, en effet, sur le travail de Franz Fanon pour aborder les questions fondamentales d’aliénation identitaire qu’impose selon lui la condition coloniale à l’être humain12. Les spécialistes de la littérature française du Moyen Âge semblent donc prêts aujourd’hui à prendre en considération cette nouvelle voie critique et sont particulièrement bien placés pour tisser des liens essentiels entre la critique postcoloniale, la recherche interdisciplinaire et les travaux sur l’histoire de la langue et son devenir. 5 Citons, par exemple, les travaux de Sharon Kinoshita qui, dans Medieval Boundaries : Rethinking Difference in Old French Literature, suggère une relecture transnationale des œuvres dans leur contexte culturel méditerranéen13. Plus récemment elle a montré avec Peggy McCracken la nécessité de resituer les écrits de Marie de France dans le

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contexte multilingue et multiculturel des cours anglo-normandes au XIIe siècle14. Le dernier numéro du PMLA constitue un excellent exemple. Le très influent journal de la Modern Language Association of America a justement consacré une collection d’essais à la question suivante : Reframing Postcolonial and Global Studies in the Longer Durée. Dans une contribution au titre très explicite « Reading Medieval French Literature from a Global Perspective », la médiéviste et co-éditrice de cette série d’articles, Sahar Amer, revient sur l’idée que comprendre la complexité et la profondeur des textes en français médiéval nécessite la prise en compte de ses rapports avec des cultures non européennes, notamment arabo-musulmanes ou Islamicate15. Même si les textes en arabe ou en persan ne circulaient pas sous forme écrite, les récits étaient largement transmis par voie orale et probablement par épisodes. Cette observation doit nous pousser, ajoute Sahar Amer, à repenser les théories de la traduction, du rapport entre les langues, mais aussi, par extension, la définition même d’intertextualité considérée sous l’angle des traditions socio-culturelles ou du sens de la morale, quitte à revisiter les anciennes dichotomies comme « texte/contexte » et « intériorité/extériorité »16. Une telle discussion répond à la volonté de remettre en question le binarisme Occident/ Orient qui sert de fondement aux théoriciens du postcolonialisme. Certes, ces derniers tentent de saisir plus finement, à travers la littérature, les modes de pensée complexes des médiévaux. Mais comme Sahar Amer le souligne, cette dichotomie reconduit une image du monde arabo-musulman contemporain telle qu’elle est véhiculée de nos jours par les médias occidentaux17. 6 Avant de poursuivre, soulignons qu’à cet égard l’approche postcoloniale s’est exposée à la critique. Du moins a-t-elle suscité des réserves parmi les médiévistes nord- américains. Gabrielle Spiegel a mis en garde dans son compte rendu de l’ouvrage de Kathleen Biddick The Shock of Medievalism (1998) contre les risques de l’anachronisme de la perspective postcoloniale qui lit le fonctionnement d’une société pré-moderne à travers les lunettes de la théorie moderne. Selon Gabrielle Spiegel, l’application de la théorie du postcolonialism à la société médiévale ne peut se faire que sur le mode de l’analogie, en passant par pertes et profits, faute de quoi la théorie postcoloniale et l’histoire médiévale sont toutes deux dénaturées18. Plus récemment, l’historienne est revenue sur la recherche dans le domaine du transnationalisme et la place que les études sur le Moyen Âge occuperont dans un monde actuel de plus en plus globalisé, en particulier lorsqu’il s’agit de souligner l’hybridité du monde actuel, postcolonial et postmoderne. Où se situera donc le Moyen Âge parmi ces évolutions et comment les médiévistes parviendront-ils à négocier les tensions inévitables qu’un tel virage risque nécessairement de produire entre ceux qui s’engagent à explorer les implications des changements actuels et ceux attentifs aux orientations fondamentalement historiques et historicistes qui guident depuis longtemps la recherche en médiévistique ? Tels sont les questionnements soulevés par Spiegel.19 En conclusion, elle souligne que, dans tous les cas, les médiévistes ne peuvent se retrancher dans une marginalité qui serait propre à leur discipline et ignorer ces questions. Ces remarques sont importantes, car la recherche sur le transnationalisme médiéval n’en est à effet qu’à ses prémices, et la position « marginale » des médiévistes pourrait bien justifier à elle seule l’intérêt des études postcoloniales pour leur champ de recherche. 7 La médiévistique est née en Allemagne au XIXe siècle, et est le résultat d’un processus idéologique, institutionnel et scientifique qui a ensuite servi de modèle aux autres pays européens. En France, c’est à des Romantiques militants et avides de raviver le « génie » de la France que l’on doit d’avoir érigé la littérature française en patrimoine

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national. De façon concomitante, Edward Saïd voit l’« Orientalisme moderne » naître durant cette période, sous l’influence de l’invasion de l’Égypte par Napoléon Bonaparte en 1798, si bien qu’au lendemain de l’Âge des Lumières, à l’ère romantique, un nouveau langage « créateur » de l’Orient serait apparu20. À cet égard, l’équivalence que Saïd établit entre « colonialisme » et « modernité » est discutée de façon éclairante par Patricia Clare Ingram et Michelle Warren dans leur introduction à l’ouvrage intitulé Medieval Moves : Medieval Through Modern (« Postcolonial Modernity and the Rest of History »). Les deux auteurs rappellent que c’est sous la pression idéologique d’un Occident qui s’est autoproclamé moderne que l’on a justifié la conquête coloniale. Puis, en s’appuyant sur la pensée de Bhabha, qui propose de considérer sous cet angle d’autres périodes, notamment celles taxées de « primitives » comme peut l’avoir été le Moyen Âge, elles établissent qu’il existe bien des rapports à explorer entre l’altérité du Moyen Âge et l’universalisme colonial. En effet, il reste encore à étudier les formes de colonialisme prémodernes qui posent elles aussi des questions postcoloniales21. Dans leur introduction, Ingham et Warren apportent des réponses pertinentes aux inquiétudes soulevées par Spiegel sur les questions de l’anachronisme et de la marginalité des études médiévales. 8 Selon Saïd, d’un point de vue linguistique, l’« invention » de l’Orient coïncide bien avec celle de l’avènement de la philologie romane, de la linguistique comparée et des études sur les origines des langues indo-européennes22. Il s’agit d’une période de conquête universitaire durant laquelle la philologie et l’histoire acquièrent le statut de disciplines scientifiques. De même, la redécouverte du Moyen Âge serait le produit d’une « fabrique » – pour reprendre le terme d’un ouvrage récent – des savants du XIXe siècle. Un Moyen Âge ainsi forgé de toutes pièces aurait servi à procurer au XIXe siècle occidental des réponses à ses préoccupations en termes d’identité nationale à travers l’élaboration scientifique et positiviste d’une histoire de sa langue et des états- nations23. Jean-Marie Moeglin nous rappelle qu’à la fin du XIXe siècle, écrire l’histoire c’était désormais reconstituer en détail l’histoire politique des règnes et décrire des institutions et des rouages administratifs. La méthode critique conduisait en effet nécessairement à affirmer le primat de l’histoire politique événementielle et de l’histoire institutionnelle, le tout étant porté par la croyance dans le rôle des grands hommes et une sorte de téléologie orientée vers l’avènement des états-nations. 24 9 Pour Elizabeth Emery et Laura Morowitz, éditrices du volume interdisciplinaire Consuming the Past : The Medieval Revival in Fin-de-Siècle France, cet intérêt pour la période médiévale est apparu de manière complexe et aiguë à l’heure où la France traversait une crise d’identité et d’unité à la fin du siècle, en l’occurrence durant la période de l’affaire Dreyfus (à partir de 1894) et de la discussion de la place du catholicisme dans la société civile qui aboutit à la séparation de l’Église et de l’État en 1905. Ces débats, rappelons-le, avaient lieu au lendemain de la défaite française de Sedan (guerre franco- prussienne) et pendant les émeutes de la Commune à Paris dans les années 1870-1871. C’est dans un tel climat de troubles, voire de crise, que les études sur le Moyen Âge ont fait leur entrée dans les manuels scolaires au lycée et à l’université, présentant une narration des origines qui remonterait à un Moyen Âge socle fondateur de l’identité et de la langue nationales25. Cette conception a durablement imprégné les lectures des œuvres du Moyen Âge en France jusque dans les manuels d’histoire littéraire qui servent encore parfois de référence, comme les volumes du Lagarde et Michard ou encore, pour la période médiévale, dans la version de Tristan et Iseut par Joseph Bédier26.

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La théorie médiévale de la translatio studii, reprise par les intellectuels nord-américains après la Première Guerre Mondiale, s’inscrit dans cette logique d’une construction linéaire et téléologique du mythe d’un héritage politico-culturel occidental, un Occident dépositaire de l’idée de civilisation qui trouverait son point d’aboutissement en Amérique du Nord27.

10 D’après le linguiste Bernard Cerquiglini, particulièrement actif et influent sur le continent nord-américain, surtout depuis la parution de son ouvrage Éloge de la variante (1989), cette lecture nationaliste du Moyen Âge expliquerait, par exemple, les réticences tenaces dans l’enseignement du français, y compris hors de l’Hexagone, à reconnaître les apports germaniques à la langue française qui auraient été passés sous silence dans le contexte de la défaite française de Sedan. Bernard Cerquiglini met ainsi en garde contre l’assertion communément admise selon laquelle « le français vient du latin ». D’après Cerquiglini, le français a été modelé par diverses vagues d’immigration. Il s’agit d’un gallo-romain marqué de traits celtiques, qui a subi l’influence de l’invasion franque et qui n’a pas connu d’évolution téléologique : cette empreinte est telle que l’on peut parler de créolisation, c’est-à-dire de formation d’une langue maternelle par fusion d’éléments issus de plusieurs idiomes. Le proto-français du Xe siècle, qui va devenir l’ancien français de la littérature du Moyen Âge, résulte de la créolisation du latin parlé, au contact du gaulois d’abord, de la langue germanique franque ensuite, et surtout.28 11 Il ajoute par ailleurs que « telle est la spécificité historique de la langue française, due à un paradoxe colonial »29. D’une certaine manière, l’on peut dire que si le Moyen Âge s’est construit sur les vestiges de l’Empire romain, et si les langues vernaculaires ont bien été marquées par la langue de l’Empire, le latin, elles ont aussi subi d’autres effets coloniaux. Bernard Cerquiglini a montré les contacts initiaux et fondamentaux de la langue française avec les traditions celtes, occitanes, latines et germaniques, et Sahar Amer nous fait voir ceux qu’elle a eus avec la littérature Islamicate, par exemple.

12 Plus globalement, les théories postcoloniales ont fourni des outils permettant de remettre en cause une idéologie erronée : grâce à elles, et grâce à la propension interdisciplinaire de la recherche, les spécialistes ont repensé l’hybridité essentielle des lettres françaises au Moyen Âge ainsi que leur caractère transnational. Par exemple, la recherche tâche de redéfinir la centralité des textes canoniques en s’intéressant aux textes qui, au Moyen Âge, furent écrits et copiés en français en dehors des limites du territoire français du XIXe siècle. Il faut mentionner à ce sujet, les axes de recherche sur la francophonie médiévale à Fordham University. Ceux-ci s’organisent selon trois espaces : French of England, French of Italy et French of Outremer 30. La familiarité des Italiens avec les langues d’oïl et d’oc est bien connue des médiévistes : ainsi, dans sa Commedia, Dante rend hommage à Arnaud Daniel en langue occitane, tandis que Brunetto Latini écrit son Livre du Tresor en français ou que les auteurs vénitiens écrivent dans une langue dite franco-italienne à l’instar de Martino da Canale (Estoires de Venise) ou de Rustichello da Pisa qui aurait collaboré avec Marco Polo à la rédaction en français de son Devisement du Monde. Pourtant, cette littérature qui fait partie d’un vaste corpus de textes composés autour de la Méditerranée n’a pas toujours bien trouvé sa place dans les manuels d’histoire de littérature française du Moyen Âge, alors que depuis longtemps la poésie occitane des troubadours et les textes anglo-normands, tels que La Chanson de Roland ou le Tristan de Béroul, ont été « nationalisés ». En fait, le renouveau a parfois été insufflé par des chercheurs issus d’autres disciplines. Ainsi l’angliciste Ardis Butterfield dans The Familiar Enemy : Chaucer, Language, and Nation in

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the Hundred Years’ War31 et l’italianiste Alison Cornish dans Vernacular Translation in Dante’s Italy : Illiterate Literature32 ont démontré de manière magistrale le translingualisme de cette période en resituant respectivement Geoffrey Chaucer et Dante Alighieri, deux figures « paternelles » des littératures nationales anglaises et italiennes, dans le contexte plus vaste du plurilinguisme et du multiculturalisme médiéval, notamment de la francophonie médiévale. La collection d’essais éditée par Keith Busby et Christopher Kleinhenz dans Medieval Multilingualism : the Francophone World and its Neighbours s’inscrit dans cette optique. De même, notre édition de French Across Borders : Cultural and Political Exchanges (1200-1600), suggère un décloisonnement Moyen Âge/Renaissance qui permet de réexaminer les réseaux d’échange entre les mondes francophone et anglophone et de réévaluer les constructions « nationales » de la langue et de la culture33. Les anglicistes se sont particulièrement intéressés à l’aspect transnational et à l’hybridité des lettres médiévales, anglaises et latines, mais aussi française, en particulier en Angleterre, comme en témoigne l’importance de la recherche actuelle dans le domaine dit « French of England ». Cette dernière terminologie pourrait utilement remplacer les appellations d’anglo-normand au Haut Moyen Âge et d’Anglo-French à la fin du Moyen Âge, et ainsi remettre en question la soi- disant insularité culturelle de l’Angleterre tout en démarginalisant la littérature composée en français hors de France34. Jocelyn Wogan-Browne juge les anciennes appellations d’anglo-normand et d’Anglo-French comme encore plus inadéquates que celle de French of England dont elle admet néanmoins les limites. En effet, si l’on considère que les cours des Plantagenêt étaient des cours cosmopolites et itinérantes en Angleterre comme en France, que les Anglo-normands étaient présents en Irlande et que durant la Guerre de Cent Ans les Anglais ont vécu en grande partie sur un territoire français où ils pratiquaient le français, le recours à l’expression « French of England » implique une forme de re-territorialisation « nationale» qui est discutable et qui va à l’encontre du projet des études transnationales. Incidemment, cette reconfiguration n’est pas sans conséquences pour les chercheurs en français médiéval alors considérés comme des spécialistes du « français continental ». Nous sommes donc confrontés à une déficience terminologique qui empêche de penser clairement ces phénomènes, écrit Wogan-Browne35, ce qui confirme que la recherche sur le transnationalisme médiéval n’en est qu’à ses débuts. 13 D’ailleurs, existe peut-être le risque de voir s’instaurer des formes de « colonisation académique », à l’instar de celles dénoncées dans le collectif « Decolonizing the Middle Ages » à propos de l’Espagne médiévale dont la littérature a elle aussi été considérée comme marginale par rapport aux canons littéraires anglais et français. En effet, les spécialistes de l’histoire et de la littérature espagnoles médiévales auraient contribué à perpétuer cette situation marginale par une forme d’ambivalence académique, voire de mimétisme, pour employer un terme issu de la critique postcoloniale36. Ce concept de mimétisme est formulé notamment par Bhabha pour parler des formes d’imitation du colonisé vis-à-vis du colonisateur37. Le mimétisme génère des duplicités essentielles qui remettent en cause le binarisme colonisateur/colonisé. Il est perturbant d’un point de vue identitaire pour l’un comme pour l’autre et déstabilisant lorsqu’il s’agit de remettre en cause une forme d’hégémonie coloniale. Et si le vrai défi de ces orientations interdisciplinaires aujourd’hui était justement de cet ordre ? Par exemple, l’adoption d’une lingua franca, de facto l’anglo-américain, pour établir un dialogue entre disciplines au sein même de ces programmes à vocation transnationale, se fait souvent au détriment de la connaissance et de la pratique des autres langues, y compris lorsque le

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sujet porte sur la matière française. Même les textes critiques d’origine française sont discutés en traduction38. Avec l’abolition de la « différence » linguistique, on assisterait à une forme d’uniformisation culturelle qui nous priverait d’une rencontre essentielle pour parler adéquatement de transnationalisme. 14 Enfin, il faut relever un fait contingent qui n’est pas étranger à l’existence de cette ambivalence. Les chercheurs au sein des programmes interdisciplinaires sont généralement recrutés selon une affiliation disciplinaire, et les littéraires restent attachés à des programmes de langues « nationales ». Or, on constate qu’en pratique la disponibilité des postes académiques en français médiéval est réduite au sein de programmes de français qui privilégient la recherche et l’enseignement sur les XXe et XXIe siècles. Les médiévistes francophones sont par conséquent souvent minoritaires au sein des programmes d’études médiévales tout comme au sein des programmes de français qui, en Amérique du Nord, s’intéressent davantage à la francophonie contemporaine non-européenne dans les espaces des Caraïbes, de l’Afrique subsaharienne, du Maghreb, ou bien aux études sur les médias, le cinéma et de manière générale les Cultural Studies, soit une interdisciplinarité qui déborde du domaine littéraire. L’approche thématique prédomine dans l’enseignement et la recherche aux dépens de l’approche chronologique et continue des périodes et des mouvements littéraires, même si elle n’exclut pas, sur le fond comme sur la forme, le rapport au contexte historique, en particulier dans ses manifestations « culturelles » voire « transculturelles ». L’ouvrage édité par Christie McDonald et Susan Suleiman, French Global : A New Approach to Literary History,39 dont les contributions sont toutes, à une exception près, de chercheurs nord-américains et français – ce qui est fort regrettable – illustre bien cependant d’un point de vue méthodologique cette volonté. Les langues et littératures d’oïl et d’oc figurent en bonne place dans cette étude qui intègre les lettres médiévales et celles de la première modernité au même titre que les lettres contemporaines. Le collectif La Littérature française : dynamique & histoire en France, édité par Jean-Yves Tadié, s’inscrit dans une optique proche, comme on le constate dans la partie consacrée au Moyen Âge et composée par Jacqueline Cerquiglini-Toulet, partie qui a été, il faut le souligner, traduite en anglais et publiée indépendamment aux États- Unis sous le titre A New History of Medieval French Literature40. 15 L’on constate donc le souci réel des chercheurs nord-américains de valider le bien- fondé, la pertinence voire la légitimité des approches critiques sur le Moyen Âge. Le foisonnement actuel de la réflexion épistémologique dans le domaine des études médiévales françaises – ou, devrait-on dire, francophones – est particulièrement éloquent. La vitalité des débats ici évoqués atteste de l’intérêt quasi ininterrompu que la théorie critique suscite en Amérique du Nord, alors que la recherche en France a connu des rapports plus difficiles avec celle-ci41. Par ailleurs, en France persistent actuellement des débats sur l’identité nationale dont les affres d’une société multiculturelle et multilingue sont relayées par les médias, alors que le monde anglo- saxon est habitué à la négociation de la pluralité et de la diversité dans des sociétés à tendance communautariste – en témoignent les mots puisque Moyen Âge est singulier en français et Middle Ages pluriel en anglais. Or la conséquence est que si les programmes scolaires d’anglais incorporent volontiers les littératures non- anglophones, c’est uniquement à partir de traductions modernes. De même, à un niveau académique, s’il arrive que les sources manuscrites originales des textes médiévaux soient prises en compte, comme c’est le cas des séminaires de paléographie

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vernaculaire organisés par la Newberry Library à Chicago ou par le Getty Institute à Los Angeles, ce recours reste marginal en Amérique du Nord. Ainsi, le danger de l’anachronisme par gommage des différences (la société médiévale n’est pas la société contemporaine) ou bien le risque d’hégémonisme linguistique (comme l’évitement du recours aux langues d’origine) existent bel et bien, et pourraient aboutir à une autre forme d’« américanisation du Moyen Âge». 16 Pour Bernard Cerquiglini, Jean-Marie Klinkenberg et Jean-Claude Corbeil, il incombe aujourd’hui à la francophonie de combattre l’uniformisation du monde42. Les théoriciens de la francophonie, qui sont aussi des poètes, se sont fait les chantres d’une diversité avec laquelle les spécialistes de littérature devraient peut-être dialoguer davantage. L’on songe aux captivants Entretiens de Bâton Rouge entre Édouard Glissant et Alexandre Leupin43 : l’infinie diversité s’évoque, ou se raconte, ou est illustrée ailleurs, mais elle ne se dit qu’au poème », écrivait Édouard Glissant, « parce que la parole poétique éclate dans l’inlassable éblouissement du ressouvenir des terres qui s’effondrent, elle s’alentit aussi aux ombrages des forêts, qui font en même temps caverne et lumière, dehors dedans. […] [Le poème chante] le détail, et il annonce aussi la totalité des différences, qui jamais n’est impérieuse. »44 17 Le « Moyen Âge » n’est-t-il pas cette « totalité des différences » dans « le poème » dont parle Glissant ? Il renvoie par son nom même à une vaste frontière, riche d’une typologie de la rencontre vivante et dynamique de l’Un dans le divers, du divers dans l’Un, des poétiques sacrées et vulgaires, anciennes et modernes, des émergences et des finitudes. Il porte en lui les signes de l’entre-deux, de l’« inter- » mais aussi du « trans- ». Le médiéviste travaille nécessairement dans les interstices.

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Sources en ligne :

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Les Centres d’Études Médiévales aux États-Unis :

- http://www.medievalacademy.org

- http://www.medievalists.net

Les projets sur le français d’Angleterre, d’Italie et d’Outremer à Fordham University : • Angleterre, • Italie, • Outremer.

NOTES

1. Pour une liste des programmes d’Études Médiévales aux Etats-Unis, voir http:// www.medievalacademy.org ou encore http://www.medievalists.net. 2. Martin Aurell, « Medieval Studies in France at the threshold : 2000 », The State of Medieval Studies 1, Stephen Jaeger, ed., The Journal of English and Germanic Philology, Special Issue, Champaign, University of Illinois Press, 2006, p. 156-169. 3. Florian Michel, La Pensée catholique en Amérique du Nord. Réseaux intellectuels et échanges culturels entre l’Europe, le Canada et les États-Unis (années 1920-1960), Paris, Desclée de Brouwer, 2010. 4. Ibid. p. 14-15. 5. Gabrielle Spiegel, « Le projet moderniste des études médiévales : “américaniser” le Moyen Âge », Cahiers du Centre de recherches historiques 22, Paris, CNRS, 1999, http://ccrh.revues.org/ 2452. 6. Les ouvrages majeurs étant : Edward W. Said, Orientalism, New York, Pantheon, 1978, Culture and Imperialism, New York, Knopf, 1993, Homi K. Bhabha, The Location of Culture, London and New York, Routledge, 1994, Nation and Narration, Homi K. Bhabha, ed., London and New York, Routledge, 1990. En ce qui concerne le Moyen Âge, The Postcolonial Middle Ages, Jeffrey Cohen ed., New York, St. Martin’s Press, 2000 semble inaugurer cette tendance. 7. A Sea of Languages : Rethinking the Arabic Role in Medieval Literary History, Suzanne Akbari, Karla Malette, ed., Toronto, University of Toronto Press, 2013. 8. The New Philology, Stephen Nichols, ed., Speculum 65-1, Special Issue, 1990 et Marina Brownlee, Kevin Brownlee, Stephen Nichols, The New Medievalism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1991.Voir aussi Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « La Littérature médiévale dans l’histoire littéraire et dans la théorie. L’exemple de la Romanic Review », Romanic Review 101, 2010, p. 91-99, Marion Uhlig, « Quand « Postcolonial » et « Global » riment avec « Médiéval » : sur quelques approches théoriques anglo-saxonnes », Perspectives médiévales [Online], 35 | 2014, Online since 01 January 2014, connection on 31 August 2015. URL : http://peme.revues.org/4400; DOI : 10.4000/ peme.4400. 9. Bruce Holsinger, « Medieval Studies, Postcolonial Studies, and the Genealogies of Critique », Speculum 77-4, 2002, p. 1195-1227. 10. Fernand Braudel, « La Longue Durée », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations 13-4, 1958, p. 725-753. 11. À ce sujet, pour un excellent rappel et un vue d’ensemble sur les origines et le développement des idées de Saïd, voir Conor McCarthy, The Cambridge Introduction to Edward Said, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 2010. 12. Homi Bhabba, The location of Culture, op. cit., « Interrogating Identity : Franz Fanon and the Postcolonial Prerogative », p. 40-65.

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13. Sharon Kinoshita, Medieval Boundaries : Rethinking Difference in Old French Literature, Philadelphia, The University of Pennsylvania Press, 2006. Sur la riche question de la frontière au Moyen Âge, voir David Abulafia, « Seven types of ambiguity c.1100-c.1500 », Medieval Frontiers : Concepts and Practices, David Abulafia, Nora Berend, ed., Aldershot, Ashgate, 2002. p. 19-35. 14. Marie de France : A Critical Companion, Sharon Kinoshita, Peggy McCracken, ed., Cambridge, Boydell & Brewer, 2012. 15. Theories and Methodologies : Reframing Postcolonial and Global Studies in the Longer Durée, Sahar Amer, Laura Doyle, ed., PMLA, Special Issue, March 2015, New York, « Introduction », p. 331-335, Sahar Amer, « Reading Medieval French Literature from a Global Perspective », PMLA, March 2015, New York, p. 367-374, Crossing Borders : Love between Women in Medieval French and Arabic Literatures, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2008 et Ésope au féminin. Marie de France et la politique de l’interculturalité, « Faux Titre 169 », Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999. Par « Islamicate », Amer désigne, après Marshall Hodgson, l’ensemble des cultures et tissus sociaux du monde islamique sans nécessairement de connotation religieuse. 16. Sahar Amer, « Reading Medieval French… », art. cit., p. 372. En ce qui concerne les théories de la traduction, soulignons les travaux de Zrinka Stahuljak sur le rôle des intermédiaires, des interprètes ou « fixers » et sur les questions que soulève leur rôle dans le cadre de l’intervention militaire en Irak dans « Medieval Fixers : Politics of Interpreting In Western Historiography », Rethinking Medieval Translation : Ethics, Politics, Theory, Emma Campbell, Robert Mills, ed., Cambridge, Boydell & Brewer, 2012, p. 147-163. 17. Sahar Amer, « Reading Medieval French … », art. cit., p. 373. 18. Gabrielle Spiegel, « Épater les médiévistes », History and Theory 39, 2000, p. 243-250. Ma paraphrase de « to apply postcolonial theory to medieval society without theorizing the analogy in an explicit manner is to decontextualize postcolonial theory and medieval history alike »./ Citons aussi le volume spécial Decolonizing the Middle Ages, John Dagenais et Margaret Greer, ed., Journal of Medieval and Early Modern Studies 30-3, Durham, Duke University Press, 2000. Dans leur introduction, Dagenais et Greer énumèrent les risques de l’exploitation des discours postcoloniaux ou postcolonialistes (p. 431-448). Voir aussi Simon Gaunt, « Can the Middle Ages be Postcolonial ? », Comparative Literature 61-2, Durham, Duke University Press, 2009, p. 160-76 dans un compte-rendu de plusieurs ouvrages sur les rapports entre les études médiévales et la critique postcoloniale. 19. Gabrielle Spiegel, « Reflexions on the New Philology », Rethinking the New Medievalism, Howard Bloch, Alison Calhoun, Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Joachim Küpper, Jeanette Patterson, ed., Baltimore, Johs Hopkins University, 2014, p. 39-50 Ma paraphrase de : « Where the Middle Ages will fit in these developments and how we will negotiate the inevitable tensions that such a shift almost certainly will produce between those committed to exploring the implications of present developments and those committed to the fundamentally historical and historicist orientations that have for so long guided medieval scholarship remains to be seen”, p. 49-50. 20. Edward Said, Orientalism, op. cit., p. 87. 21. Patricia Clare Ingram, Michelle Warren, « Postcolonial Modernity and the Rest of History », Medieval Moves : Medieval Through Modern, New York, Palgrave McMillan, 2003, p. 1-15. 22. Edward Said, Orientalism, op. cit., p. 98. 23. La Fabrique du Moyen Age au XIXe siècle. Représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature française du XIXe siècle, éd. Simone Bernard-Griffiths, Pierre Glaudes, Bertrand Vibert, Paris, Honoré Champion, 2006. Voir notamment,« Liminaire », p. 10-31 et « La Philologie », p. 123-211. 24. Jean-Marie Moeglin, « Naissance de la médiévistique ? Des antiquaires-érudits aux historiens- professeurs », La Naissance de la médiévistique. Les historiens et leur sources en Europe (XIXe-début du XXe siècle), éd. Isabelle Guyot-Bachy, Jean-Marie Moeglin, Genève, Droz, 2015. p. 3-31, p. 29. Dans ce même volume, voir aussi, Jean El Gammal, « Histoire, Nation et Politique. La place du Moyen Âge en France des années 1870 à 1914 », p. 413-426.

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25. Elizabeth Emery, Laura Morowitz, Consuming the Past, The Medieval Revival in Fin-de-Siècle France, Burlington VT, Ashgate, 2003. Voir en particulier, « Introduction », p. 4-5 et « The Middle Ages belong to France : nationalist paradigms of the Medieval », p. 1-35. 26. Voir l’étude de Michelle Warren, Creole Medievalism : Colonial France and Joseph Bédier’s Middle Ages, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011. 27. Rappelons que Haskins avait étudié à l’École Nationale des Chartes à Paris. Voir Spiegel, « Le Projet moderniste… », art. cit., p. 2. 28. Bernard Cerquiglini, « H comme Histoire. Le français : un créole qui a réussi », Le Français dans tous ses états, éd. Bernard Cerquiglini, Jean-Claude Corbeil, Jean-Marie Klinkenberg, Benoît Peeters, Paris, Flammarion, « Champs », 2000, p. 109-123. 29. Ibid, p. 113. 30. Voir les projets sur le français d’Angleterre, d’Italie et d’Outremer à Fordham University : http://legacy.fordham.edu/academics/programs_at_fordham_/medieval_studies/ french_of_england/index.asp http://legacy.fordham.edu/academics/programs_at_fordham_/medieval_studies/ french_of_italy/index.asp http://legacy.fordham.edu/academics/programs_at_fordham_/medieval_studies/ french_of_outremer/index.asp 31. Ardis Butterfield, The Familiar Enemy : Chaucer, Language, and Nation in the Hundred Years War, Oxford, Oxford University Press, 2010. 32. Alison Cornish, Vernacular Translation in Dante’s Italy : Illiterate Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. 33. Medieval Multilingualism : the Francophone World and its Neighbours, Keith Busby, Christopher Kleinhenz, ed., Turnhout, Brill, 2014, French Across Borders : Cultural and Political Exchanges (1200-1600), Anne-Hélène Miller, ed., introd., Explorations in Renaissance Culture 39-2, Turnhout, Brill, 2013. 34. Jocelyn Wogan-Browne, « What’s in a Name : The ‘French’ of ‘England’« , Language and Culture in Medieval Britain : The French of England c. 1100-c.1500, York, York Medieval Press, 2009, p. 1-13. 35. Ibid., p. 9. 36. John Dagenais, Margaret Greer, « Decolonizing…», art. cit., p. 439-440. Sur ce sujet, voir les contributions dans ce même volume d’Anthony Espósito, « The Monkey in the Jarcha : Tradition and Canonicity in the Early Iberian Lyric », p. 463-477, David Hanlon, « Islam and Stereotypical Discourse in Medieval Castile and León », p. 479-504. 37. Homi K. Bhabha, The Location of Culture, op. cit., « Of Mimicry and Man : The Ambivalence of Colonial Discourse », p. 121-131. 38. Sur les malentendus et risques du recours aux textes académiques en traduction, on pourra se reporter dans le présent numéro de Perspectives médiévales à l’article de Vincent Ferré « Altérité ou proximité de la littérature médiévale ? De l’importation d’une notion “européenne” en Amérique du Nord », Perspectives médiévales [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 15 janvier 2016. URL : http://peme.revues.org/9609; DOI : 10.4000/peme.9609, et en particulier aux § 21 et suivants. 39. French Global : A New Approach to Literary History, Christie McDonald, Susan Suleiman, ed., New York, Columbia, 2011. 40. La Littérature française : Dynamique et histoire, tome I, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, 2007, Jacqueline Cerquiglini-Toulet, A New History of Medieval Literature, Sara Preisig (trad.), Baltimore, Johns Hopkins University, 2011. 41. Antoine Compagnon, « Que reste-t-il de nos amours ? », Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun. Paris : Editions du Seuil, 1998, p. 7-28. 42. Bernard Cerquiglini, Jean-Claude Corbeil, Jean-Marie Klinkenberg, « @ comme @demain », Le Français dans tous ses états…, op. cit., p. 393-402.

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43. Édouard Glissant, Alexandre Leupin, Les Entretiens de Bâton Rouge, Paris, Gallimard, 2008. 44. Édouard Glissant, Philosophie de la Relation. Poésie en étendue, Paris, Gallimard, 2009, p. 83.

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse à l’état de la recherche et l’enseignement du français médiéval dans le contexte actuel des orientations transnationales au sein des programmes interdisciplinaires d'études médiévales en Amérique du nord. Souvent influencés par la recherche en postcolonial medievalism ou medieval multiculturalism, à l’instar des programmes sur les espaces méditerranéen ou francophone au Moyen Âge, ceux-ci visent à se libérer des filiations identitaires nationales afin de repenser les délimitations territoriales, linguistiques, religieuses, voire périodiques, et décentrer le discours plus traditionnel sur le Moyen Âge latin occidental. Nous évaluons dans quelle mesure les études de français médiéval, surtout d’un point de vue théorique, ont pu servir de moteur en ce domaine et jouent aujourd’hui encore un rôle déterminant, et nous faisons le bilan des défis auxquels elles se trouvent confrontées en raison de ces nouvelles orientations.

This article examines the state of research and teaching of medieval French in the current context of the transnational approaches that influence interdisciplinary programs in medieval studies in North America. Often impacted by the research in postcolonial medievalism or medieval multiculturalism, (such as the programs that focus on the Mediterranean or francophone spaces in the Middle Ages), and liberated from nationally affiliated identities, today's scholars rethink territorial, linguistic, religious, even periodical delimitations, to decenter the more traditional discourse on the Medieval Latin West. We consider how, especially from a theoretical standpoint, Medieval French Studies have contributed and continue to impact this approach. We also confront some of the challenges to French Medieval Studies caused by these new directions in academia.

Quest'articolo esamina lo stato della ricerca e dell'insegnamento del francese medievale nel contesto attuale degli orientamenti transnazionali all'interno dei programmi interdisciplinari sugli studi medievali in America del Nord. Spesso influenzati dalla ricerca sul postcolonial medievalism o medieval multiculturalism, come i programmi che si concentrano sugli spazi mediterranei o francofoni nel Medioevo, gli studiosi cercano di liberarsi da identità di affiliazione nazionale per ripensare le delimitazioni territoriali del Medio Evo latino occidentale. Consideriamo come gli studi in francese medievale, soprattutto da un punto di vista teorico, hanno contribuito, e continuano ad avere un ruolo determinante, ma confrontiamo anche alcune sfide che i nuovi orientamenti accademici propongono oggi.

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INDEX

Keywords : Canada, medieval studies, postcolonial studies, transnational studies, United States of America Mots-clés : Canada, États-Unis d’Amérique, études post-coloniales, études transnationales, médiévistique nomsmotscles Marie de France, Geoffrey Chaucer, Dante, Brunet Latin, Martino da Canale, Rustichello da Pisa Parole chiave : Canada, medievistica, Stati Uniti d’America, studi postcoloniali, studi transnazionali

AUTEURS

ANNE-HÉLÈNE MILLER

Assistant Professor of French and Francophone Studies – The University of Tennessee, Knoxville

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« French belongs to no one, French belongs to everyone ». Sur l’attractivité de la littérature médiévale aux États-Unis

Marion Uhlig

1 À l’occasion d’une conférence tenue à l’université du Wisconsin-Madison le 29 octobre 2014, Simon Gaunt relevait le caractère non pas « national » ni « proto- national », mais « supralocal » de la littérature en français au Moyen Âge1. L’examen de textes très largement diffusés au Moyen Âge, mais longtemps considérés comme périphériques en raison de leur aire de production et/ou leur circulation excentrée, lui permettait de questionner une vision téléologique de la littérature d’expression française. Sur la base de trois études de cas, à savoir l’Estoire des Engleis de Gaimar en Angleterre (c. 1136), L’Histoire ancienne jusqu’à César en Flandres (c. 1210) et à Acre (c. 1260) et la seconde mise en prose du Roman de Troie en Italie (c. 1270), il constatait que les textes en français produits au Moyen Âge, loin de soutenir avec exclusivité les valeurs de la France ou des régions francophones, se révèlent également aptes à emblématiser d’autres identités culturelles. Il en concluait que la littérature en français au Moyen Âge « n’appartient à personne », en ce sens qu’elle transcende les frontières de la France pour former une culture littéraire francophone disséminée dans l’Europe entière2. À son sens, cette perspective supralocale serait en mesure d’expliquer à cette période la prédominance de la littérature française, envisagée non comme un phénomène émanant d’un centre régional particulier, mais résultant au contraire de la convergence d’influences diverses.

2 L’engouement suscité par ces propositions auprès de la communauté académique américaine s’est manifesté par la forte affluence des étudiants et des chercheurs et par le flux ininterrompu des questions et des interventions. Il ne s’est pas démenti le lendemain, lors de la table ronde « French Outside France » qui a réuni six spécialistes des littératures et des médias d’expression française sur une période allant du Moyen Âge à l’extrême-contemporain3. Un tel enthousiasme n’a pas de quoi surprendre, dans la

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mesure où la perspective d’une histoire littéraire portant non plus sur la littérature de France, mais sur la littérature en français consonne avec l’actualité la plus vive de la recherche4. Or dans la communauté universitaire d’outre-Atlantique, cette faveur se trouve démultipliée par la convergence de plusieurs facteurs : si la proximité géographique du Québec, des régions francophones des États-Unis ainsi que des Caraïbes françaises explique en partie la tendance, la conception plus totalisante, ou moins parcellaire, c’est-à-dire plus continentale que nationale, que les étudiants américains possèdent de l’Europe compte aussi pour beaucoup. Sans doute cette conception est-elle également à l’origine de la réaction d’un enseignant du Département d’anglais : « Plus qu’elle n’appartient à personne, a-t-il relevé, la littérature médiévale en français appartient à tout le monde. C’est dire que d’autres, et notamment les enseignants du Département d’anglais, sont aussi habilités à l’enseigner que ceux du Département de français ». 3 S’il a de quoi surprendre, ce syllogisme dont la prémisse mineure « or ce qui n’appartient à personne appartient à tout le monde » était déjà explicite dans les propos de Simon Gaunt n’a rien d’entièrement nouveau5. De fait, il consonne avec la suggestion de chercheurs qui, à l’instar d’Ian Short, justement cité dans la conférence, ont proposé de réviser l’histoire littéraire en considérant Wace, Marie de France ou Benoît de Sainte-Maure non plus dans l’orbite de la culture française, mais britannique6. Dans le monde de l’enseignement académique francophone, l’incidence d’une telle proposition peut sembler minime, tant il va de soi que les textes lus dans l’ancienne langue sont commentés en français – c’est-à-dire dans l’évolution moderne de leur langue d’écriture – quelle que soit l’approche culturelle privilégiée. Et, du moins jusqu’à nouvel ordre, c’est ce choix linguistique qui commande leur inclusion dans le cursus de littérature française. Mais en Amérique, l’initiative en question recèle un potentiel d’innovation considérable, d’abord parce que les textes y sont lus en traduction française moderne dans la plupart des cas – dans tous les cas au niveau du Bachelor –, ensuite parce que le français moderne constitue aussi une langue étrangère pour les étudiants américains7. Alors, voilà la question que mes collègues et moi nous sommes posée à l’issue du symposium « French Outside France » : dans quelle langue la littérature médiévale en français a-t-elle le plus de chance de susciter l’intérêt des étudiants, voire leur passion, même leur vocation, et donc d’échapper à la disparition en tant que matière enseignée, lorsque cette littérature est 1) lue en traduction moderne, 2) par des étudiants non francophones, 3) qu’elle n’est pas considérée comme le support des valeurs identitaires de la France ? En terme de visibilité, promouvoir le décloisonnement de la littérature en français au Moyen Âge constitue de tout évidence un gain pour la discipline, puisque cela permet de l’enseigner davantage et à l’attention d’un plus large public, tout en levant la barrière de la langue. Il suffit pour s’en convaincre de constater l’engouement des Global Studies, très populaires en Amérique du Nord, pour la littérature médiévale en français. Mais d’un autre côté, l’éventualité de la répartition de cette littérature dans divers départements, au risque de son éparpillement, constitue évidemment une menace pour la cohérence et la spécificité de la discipline. J’aimerais exposer ici, sous la forme d’un témoignage, quelques pistes de réflexion sur le potentiel d’attractivité de la littérature médiévale en français aux États- Unis. Elles s’inspirent des discussions qui ont animé certains membres du Département de français et d’italien durant mon séjour à l’université du Wisconsin-Madison comme professeur adjointe de littérature française médiévale entre 2013 et 20158.

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Prémisses

4 Trois prémisses sont nécessaires à l’intelligence du propos qui va suivre. La première concerne l’accès aux textes médiévaux par l’intermédiaire de traductions. Dans le dernier numéro de Perspectives médiévales intitulé « Cultiver les lettres médiévales aujourd’hui », Corinne Denoyelle et Mario Longtin évoquent dans un article commun le défi que représente l’enseignement de l’ancien français aux étudiants d’Amérique du Nord, en l’occurrence dans la province canadienne anglophone de l’Ontario9. Les méthodes qu’ils proposent, et dont ils prouvent l’efficacité, sont destinées à susciter l’intérêt des étudiants pour l’ancien français, mais aussi à leur révéler l’utilité de son apprentissage au sein du cursus de langue et de civilisation françaises. La situation que je souhaite exposer est inverse, puisqu’elle concerne les cas où l’enseignement de la littérature médiévale ne se fait pas dans la langue originelle, mais au moyen d’une traduction moderne. À l’université du Wisconsin-Madison, comme dans bon nombre d’institutions américaines, le cours d’introduction à l’ancien français est réservé aux étudiants de Master décidés à se spécialiser en littérature médiévale. C’est dire que cet enseignement, voué à dispenser les bases de la compréhension écrite, ne s’adresse en général qu’à un nombre extrêmement restreint d’intéressés10. La grande majorité des étudiants de français est par conséquent amenée à lire les textes médiévaux en traduction moderne, que ces étudiants participent, au niveau du Bachelor, à des cours généraux de littérature française, à des cours de littérature française d’ancien régime ou à des Topic Courses dévolus à l’exploration d’un thème particulier et/ou, au niveau du Master, à des Medieval Seminars11.

5 À ces dispositions propres aux plans d’études s’ajoute une seconde donnée, conjoncturelle cette fois : à mon arrivée au Département de français et d’italien de UW- Madison à l’automne 2013, les médiévistes du Département d’anglais avaient pris l’habitude d’enseigner les textes médiévaux d’oïl en traduction anglaise. En l’absence d’homologues du côté français, ils faisaient la part belle aux textes en ancien français, notamment arthuriens, dans leurs listes de lecture. Pour prendre un exemple, le programme du cours sur le roman médiéval destiné aux étudiants de fin de Bachelor mêlait le Brut de Wace, les romans de Chrétien de Troyes, les Lais de Marie de France, la Queste del saint Graal et les Tristan de Béroul et de Thomas à Floris and Blancheflur, Amis and Amiloun, Sir Orfeo, Sir Gawain and the Green Knight et à des romans de Sir Thomas Malory et de Chaucer12. L’expérience a prouvé que si ces enseignements ont été extrêmement bien reçus par les étudiants du Département d’anglais, c’est notamment parce que leur niveau de compréhension linguistique était excellent. Quant à la concurrence que ces cours auraient pu faire à mes propres enseignements, elle s’est révélée négligeable dans la mesure où, précisément, le public concerné était dans la majorité des cas différent. Tout risque de doublon futur a en outre été évité par la décision, prise en toute collégialité par les deux départements, de pratiquer à l’avenir un enseignement commun. 6 Enfin, on ne saurait évaluer pleinement la situation sans considérer les lois du marché qui, à Madison comme partout aux États-Unis, commandent le choix des sujets de thèse. Le coût très important des études contraint en effet la grande majorité des étudiants à s’engager de façon prioritaire dans des filières susceptibles de leur assurer l’obtention d’un poste. Or l’heure est grave pour la littérature française du Moyen Âge, puisque les offres de poste et, de manière corollaire, les Masters spécialisés se font de

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plus en plus rares. Il paraît par conséquent urgent de réfléchir aux moyens de stimuler l’intérêt des étudiants pour cette discipline afin d’en assurer la relève. Depuis quelques années, la francophonie a le vent en poupe, comme en témoignent la multiplication des postes d’enseignement et de recherche dans les universités et son pendant du côté de la formation, à savoir l’efflorescence toujours croissante des PhDs consacrés aux littératures maghrébine, canadienne ou antillaise d’expression française. À l’ère postmoderne ou globale, pour reprendre l’expression en vogue, on se passionne pour le champ disciplinaire ouvert par les interactions entre cultures et populations, à l’intérieur et surtout à l’extérieur des frontières nationales de la France. Or on l’a dit, la littérature médiévale en français possède toutes les qualités requises pour rejoindre cette vogue et bénéficier grâce à elle d’un regain d’attractivité. Mais si ce potentiel est attesté par la place de choix qu’elle occupe dans les programmes interdisciplinaires de recherche placés sous le signe du Global Middle Ages, en plein essor à Madison et dans plusieurs universités de renom en Amérique13, force est d’admettre qu’il demeure encore largement ignoré des étudiants.

Français ou anglais ?

7 Ces trois prémisses, propres à la situation de UW-Madison, posent la question de la langue dans laquelle les textes médiévaux sont enseignés. La littérature du Moyen Âge en français gagnerait-elle à être abordée dans la langue parlée par les étudiants, voire dans la langue actuellement parlée dans le lieu de production des textes abordés ? Si l’innovation pratiquée par le Département d’anglais brouille la délimitation des champs institutionnels de façon potentiellement problématique, elle n’est pas moins intéressante. En effet, le choix d’enseigner à des étudiants anglophones dans leur propre langue plutôt que dans une langue étrangère pourrait influencer l’attractivité de la matière concernée. En outre, l’anglais permettrait de faire entendre plus efficacement que le français le caractère paneuropéen de cette littérature, c’est-à-dire ce qui a précisément l’heur de la rendre attractive outre-Atlantique.

8 Du côté des arguments en faveur de l’accès aux textes en traduction anglaise, la compréhension facilitée figure en tête de liste. Au-delà de l’irréductible « altérité du Moyen Âge », on doit considérer que la perception de l’histoire et de la géographie de l’Europe, a fortiori de la France, est peu familière aux étudiants américains, que leur origine et leur formation ne prédisposent pas à ce type d’apprentissage. En ce sens, l’idée de dissocier l’initiation à la littérature médiévale de l’apprentissage de la langue française pourrait contribuer à réduire la double distance, culturelle et linguistique, qui sépare les lecteurs novices de la matière étudiée. Sans l’obstacle supplémentaire de la langue, ils seraient en mesure d’appréhender de plus près la réalité littéraire et historique radicalement autre qui se présente à eux. C’est d’autant plus vrai que la plupart des étudiants inscrits au Département de français s’intéressent moins à la littérature ancienne qu’au business French, qu’ils couplent à des fins pratiques à une branche technique ou scientifique. On peut ainsi imaginer qu’un public d’étudiants plus vaste pourrait être touché par les propriétés supralocales du français comme langue de culture littéraire au Moyen Âge en dehors de la filière de langue et civilisation française. La littérature médiévale en français n’acquerrait-elle pas une légitimité intellectuelle plus grande à être conçue non pas comme une production nationale française, mais comme l’une des actrices déterminantes de l’élaboration d’un héritage

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européen, dont les ramifications seraient de surcroît plus susceptibles de résonner avec l’origine culturelle propre des étudiants ? 9 Ce type de réaménagement se heurte cependant à plusieurs pierres d’achoppement, à commencer par la question de la formation des enseignants. Car on peine à imaginer qu’il fût exigé d’un enseignant du Département d’anglais – ou, le cas échéant, d’espagnol, d’italien etc. – qu’il soit en mesure de dispenser un savoir aussi informé et à jour sur la littérature en français que sur la littérature dont il est lui-même spécialiste. Sans parler du mouvement de « re-nationalisation » qu’une telle bifurcation risquerait d’entraîner en considérant non plus la littérature en fonction de sa langue d’expression, mais de son appartenance territoriale et/ou identitaire. Quant à la tradition académique dans laquelle la partition des disciplines s’inscrit – et qui a été incarnée par de grandes figures dans le domaine des littératures médiévales en français comme en anglais à l’université du Wisconsin-Madison – elle s’en trouverait irrémédiablement perturbée. Mieux vaudrait, en ce sens, que les spécialistes de l’ancien français eux-mêmes enseignent en langue anglaise, comme c’est actuellement le cas dans les universités du Royaume-Uni, y compris à l’attention des étudiants amenés à se spécialiser en ancien français.

L’heure de la philologie

10 En faveur de quelle solution trancher ? Je ne prétends en aucun cas détenir la réponse à cette vaste question qui dépasse largement le cadre du présent témoignage. Sans doute serait-il fructueux de repenser le choix des langues d’enseignement et de lecture dans le cadre plus général d’une réflexion sur le remaniement des plans d’études, à l’horizon du modèle des « humanités communes », ou « Global Humanities » proposé par Howard Bloch, axé sur la circulation des savoirs à la faveur d’une interdisciplinarité propice à l’abord de la période médiévale14. Il reste qu’en l’état actuel, ni l’une ni l’autre des deux options présentées ne nous a semblé véritablement probante, puisque, d’une part, les étudiants ne sauraient s’attendre à étudier la littérature d’expression française au Département d’anglais, et que, de l’autre, ceux du Département de français sont souvent rebutés par la littérature médiévale, même en traduction moderne.

11 À tout prendre, la lecture en langue originale nous est apparue comme la plus à même de vivifier l’engouement des étudiants américains pour la littérature en ancien français. Lire les textes dans l’ancienne langue, mais les enseigner dans la langue des étudiants, tel pourrait être le recours pour sauver la filière de l’extinction qui la guette. À cet égard, le développement d’une formation à l’ancien français, dès le début du Bachelor, tirerait à coup sûr un parti précieux des méthodes élaborées par Corinne Denoyelle et Mario Longtin. Fort rares dans les facultés nord-américaines, les cours d’introduction à l’ancien français recèlent un potentiel qui n’attend que d’être activé. Peu avant mon départ de l’université du Wisconsin-Madison en janvier 2015, l’annonce à l’échelle nationale du cours d’ancien français de base en passe d’être dispensé par Keith Busby a eu cette fonction. La médiatisation du cours en a accru la fréquentation, valorisée par la rareté de l’offre. Le succès d’une telle démarche encourage à développer ce type de cours et à initier un mouvement visant non pas à rendre la littérature médiévale plus proche des étudiants, au moyen de traductions et d’adaptations, mais au contraire à aider les étudiants à s’en rapprocher grâce à une formation adaptée. En cas de réussite, des enseignements philologiques, codicologiques

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et paléographiques, ainsi qu’une sensibilisation aux scriptae de l’ancien français pourraient par la suite enrichir les cours d’introduction à la langue. L’enthousiasme que les particularités lexicales de l’anglo-normand éveillent auprès des étudiants, qui ne manquent jamais d’y reconnaître plusieurs mots courants de l’anglais moderne, suffit à convaincre de l’intérêt d’une telle offre15. Le succès qu’a remporté auprès des jeunes doctorants l’atelier de prononciation de l’anglo-normand à l’International Congress on Medieval Studies à l’université du Western Michigan à Kalamazoo en mai 2014 le suggère d’ailleurs fortement16. 12 Reste à savoir dans quel cadre ces enseignements pourraient trouver leur place. Plus que les départements de langue, qui posent les problèmes qu’on a exposés, les centres d’études médiévales offrent des plateformes parfaitement adaptées pour ce type de formations. Déjà très actif au niveau de la recherche et de la formation post-graduée, celui de Madison gagnerait en termes de fréquentation et de visibilité à développer des cursus de Bachelor mettant en réseau les étudiants intéressés par les disciplines en lien avec le Moyen Âge. On ne peut que rêver d’une offre de cours transversale, disponible dès le Bachelor, qui réunirait les domaines de la médiévistique. En plus des cours généraux de base, des combinaisons seraient possibles entre l’histoire, l’histoire de l’art, la philosophie et les langues et littératures médiévales. Ainsi des voies s’ouvriraient-elles à la spécialisation, à un très haut degré d’excellence, tout en préservant la possibilité pour les étudiants de bifurquer, à différentes étapes de leurs études, dans les équivalents modernes de l’une ou l’autre des disciplines choisies. Inversement, les étudiants provenant des départements de langues et littératures modernes pourraient se réorienter en cours de parcours vers les langues et littératures médiévales, sans que la langue d’enseignement ne représente un obstacle. Pour utopiques qu’elles paraissent, ces transitions ne sont pas moins avérées : ainsi l’un de mes doctorants américains, spécialiste des scriptae de l’ancien français et de la littérature anglo-normande, n’a-t-il éprouvé aucune difficulté, une fois sa thèse soutenue, à se présenter à des postes en littératures de la francophonie ou en French Global, tant sa connaissance approfondie des dialectes oïliques le prédispose à l’étude des créoles et à l’appréhension de la littérature-monde en français. 13 Développer l’attractivité de la littérature médiévale d’expression française selon les modalités particulières à la situation académique nord-américaine, tel était l’enjeu des discussions dont j’ai tenté de rendre compte. La part de rêve compte pour beaucoup dans ces suggestions, tant il serait naïf de croire que leur réalisation dépend tant soit peu du souhait des professeurs. À l’heure où l’importance des disciplines se mesure à l’aune de leur potentiel économique, on ne saurait se leurrer sur la valeur accordée à la littérature médiévale en français. Reste que les possibilités d’en accroître le potentiel d’attractivité auprès des étudiants, vivier de la relève, ne manquent pas. Car l’objectif recherché dépasse de très loin la simple nécessité d’augmenter le nombre d’étudiants pour assurer la survie de la discipline. Il touche à l’amélioration cruciale de leurs compétences, dans le domaine des études littéraires, mais aussi hors de lui, puisque la maîtrise de la variance linguistique de l’ancien français et la compréhension des enjeux culturels liés au caractère supralocal de la littérature médiévale fournissent des clefs d’accès privilégiées pour la compréhension idéologique, culturelle et politique du monde global17. Je ne vois dès lors aucune raison de renoncer à tirer parti du fait que, loin de n’appartenir à personne, la littérature médiévale en français appartient à tout le monde.

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BIBLIOGRAPHIE

R. Howard Bloch, « Les humanités globales : mode d’emploi », Les Humanités, pour quoi faire ? Enjeux et propositions, colloque international des 27-29 mai 2010, Université de Toulouse II-Le Mirail, IUFM Midi-Pyrénées, laboratoire « Patrimoine, Littérature, Histoire » (PLH) en collaboration avec le laboratoire « Lettres, Langages et Arts » (LLA), https://www.canal-u.tv/ video/universite_toulouse_ii_le_mirail/les_humanites_globales_mode_d_emploi_howard_bloch. 6275

Yves Citton, « L’indiscipline littéraire des humanités au cœur de l’intellectualité diffuse », Les Humanités, pour quoi faire ? https://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/ l_indiscipline_litteraire_des_humanites_au_c_oelig_ur_de_l_intellectualite_diffuse_yves_citton. 6415

Corinne Denoyelle et Mario Longtin, « Enseignement de la langue et de la littérature françaises médiévales en Ontario (Canada anglophone) : de l’utilité d’une troisième langue… morte », Perspectives médiévales [En ligne] 36 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 25 août 2015. URL : http://peme.revues.org/7527 ; DOI : 10.4000/peme.7527

La Folie Tristan d’Oxford, éd. Félix Lecoy, trad. Emmanuèle Baumgartner et Ian Short, Paris, Champion, 2003.

Simon Gaunt, « French Literature Abroad : Towards an Alternative History of Literature in French », 29 octobre 2014, Germaine Brée Lecture 2014, University of Wisconsin-Madison ; Interfaces 1, 2015, p. 25-61, DOI: 10.13130/interfaces-4938.

Christie McDonald et Susan Rubin Suleman éd., French Global, New York, Columbia University Press, 2011.

Christie McDonald et Susan Rubin Suleman éd., French Global. Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, traduit de l’anglais (2011), Paris, Garnier, 2014.

« Reading Aloud the French of England (A Workshop) », dir. Laurie Postlewate, avec la collab. d’Alice M. Colby-Hall, Nicole Clifton, Maureen B. M. Boulton et Walter Scott, International Congress on Medieval Studies, Kalamazoo, University of Western Michigan, mai 2014.

Ian Short, « Patrons and Polyglots : French Literature in the XIIth-Century England », Anglo- Norman Studies 18, 1992, p. 229-249.

NOTES

1. Il s’agit de la conférence « French Literature Abroad : Towards an Alternative History of Literature in French » donnée par Simon Gaunt (King’s College London) le 29 octobre 2014 à l’occasion de la Germaine Brée Lecture 2014 de l’Université de Wisconsin-Madison. 2. « The most salient feature of the proprietorship of French in the Middle Ages is precisely that it belongs to no one […] as the vernacular language that transcends borders, linguistic and otherwise ». 3. La table ronde « French Outside France », qui réunissait Simon Gaunt, Névine El-Nossery, Ullrich Langer, Jennifer Gipson et Vlad Dima, s’est tenue à la French House de l’Université du Wisconsin- Madison le 30 octobre 2014. 4. Témoin de cette actualité, la récente traduction française du volume collectif French Global (New York, Columbia University Press, 2011) sous la direction de Christie McDonald et Susan

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Rubin Suleman : French Global. Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, Paris, Garnier, 2014. Pour la période médiévale, on signalera l’obtention par Simon Gaunt d’un European Research Concil Advanced Grant pour le projet intitulé The Values of French Language and Literature in the European Middle Ages qui a débuté le 1er septembre 2015. 5. « It belongs to no one, or perhaps more accurately to everyone ». 6. Ian Short, « Patrons and Polyglots : French Literature in the XIIth-Century England », Anglo- Norman Studies 18 , 1992, p. 229-249. 7. J’exclus de la discussion le modèle d’enseignement pratiqué en Angleterre ou en Allemagne, où les textes en ancien français sont lus tantôt en ancien français, tantôt en traduction anglaise/ allemande ou française moderne, et commentés en anglais/allemand. 8. Les collègues avec lesquels j’ai eu le plaisir de m’entretenir sur ces questions sont Gilles Bousquet, Keith Busby, Lisa Cooper, Richard Goodkin, Ullrich Langer, Jan Miernowski et Anne Vila. 9. Corinne Denoyelle et Mario Longtin, « Enseignement de la langue et de la littérature françaises médiévales en Ontario (Canada anglophone) : de l’utilité d’une troisième langue… morte », Perspectives médiévales [En ligne], 36 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 25 août 2015. URL : http://peme.revues.org/7527; DOI : 10.4000/peme.7527 10. Il s’agit du cours French 701, « Introduction to Old French », qui vise à dispenser un « basic reading knowledge ». 11. Au niveau du Bachelor, les étudiants sont amenés à lire des textes médiévaux dans les cours suivants : French 271, « Introduction to Literary Analysis » ; French 321, « French Literature from the Middle Ages to the Revolution » et dans les Topic Courses spécialisés (par exemple French 430, « Love and Madness in Medieval French Literature »). Au niveau du Master, le « Medieval Seminar » correspond au cours French 939, pour lequel aucune formation linguistique préalable n’est requise. 12. Il s’agit du cours English 425, « Medieval Romance ». 13. À l’université du Wisconsin-Madison, le projet commun « ‘Imagines Mundi’ : the Global Middle Ages » développé par Lisa Cooper, en collaboration avec Thomas Dale, Jelena Todorovic, Elizabeth Lapina et moi-même a bénéficié d’un financement permettant l’organisation de plusieurs cycles de conférences durant l’année 2014. 14. Le modèle des « humanités communes » promeut un remaniement des curricula académiques fondé sur des perspectives humanistes. L’idée centrale est que la formation en humanités doit donner aux étudiants la clef d’un présent élargi aux dimensions du monde actuel et global. Pour ce faire, il est nécessaire que soient enseignées conjointement les œuvres produites dans le monde occidental ainsi que les classiques chinois, indiens, arabes, japonais, etc. Voir notamment la conférence « Les humanités globales : mode d’emploi » par R. Howard Bloch, dans le cadre du colloque Les Humanités, pour quoi faire : enjeux et propositions, laboratoire « Patrimoine, Littérature, Histoire » (PLH) en collaboration avec le laboratoire « Lettres, Langages et Arts » (LLA), Université de Toulouse II-Le Mirail, IUFM Midi-Pyrénées, 27-29 mai 2010, https://www.canal- u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/ les_humanites_globales_mode_d_emploi_howard_bloch.6275 15. Pour prendre un exemple, le commentaire du vers 514 de la Folie Tristan d’Oxford évoquant le héros chassant le kat et le bevre, s’il laisse de marbre les étudiants francophones, soulève l’enthousiasme de leurs homologues anglophones (éd. Félix Lecoy, trad. Emmanuèle Baumgartner et Ian Short, Paris, Champion, 2003). 16. « Reading Aloud the French of England (A Workshop) », organisé par Laurie Postlewate, avec Alice M. Colby-Hall, Nicole Clifton, Maureen B. M. Boulton et Walter Scott. 17. J’entends « dans le domaine des études littéraires, mais aussi hors de lui » au sens de ce qu’Yves Citton désigne comme « l’indiscipline des études littéraires » (voir par exemple la

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conférence « L’indiscipline littéraire des humanités au cœur de l’intellectualité diffuse », Les Humanités, pour quoi faire, colloque cité, https://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/ l_indiscipline_litteraire_des_humanites_au_c_oelig_ur_de_l_intellectualite_diffuse_yves_citton. 6415 ).

RÉSUMÉS

À l’heure où les offres de poste comme les Masters spécialisés en langue et littérature françaises du Moyen Âge se font de plus en plus rares dans les universités américaines, il paraît urgent de réfléchir aux moyens de stimuler l’intérêt des étudiants pour cette discipline afin d’en assurer la relève outremer. Mais comment accroître l’attractivité de la littérature médiévale en français, là où rien ne prédispose les étudiants à s’y intéresser tant elle paraît éloignée de leur héritage culturel ? Le présent témoignage revient sur les solutions, toutes potentielles, que mes collègues et moi avons envisagées durant mon séjour comme professeur adjoint de littérature française médiévale à l’université du Wisconsin-Madison entre 2013 et 2015. Elles invitent d’une part à questionner le choix des langues dans lesquelles les textes sont lus et enseignés, à savoir le français moderne dans les deux cas ou, respectivement, l’ancien français et l’anglais, et d’autre part à tirer parti du formidable engouement des chercheurs et des étudiants pour les Global Studies et pour la littérature de la francophonie avec lesquelles la littérature médiévale en français entre aisément en dialogue.

Academic positions as well as Master degrees in Medieval French language and literature have become more and more rare in The United States. It is therefore urgent to think of possible ways to stimulate the interest of students in order for them to take over in the future. But how to increase the attractiveness of Medieval literature in French when it doesn’t belong to the students’ cultural heritage? This testimony reviews the potential solutions that my colleagues and I considered during my stay as Assistant Professor of Medieval French at the University of Wisconsin-Madison between 2013 and 2015. Two points are essentially at stake: on the one hand, the languages in which Medieval texts are read and taught – either Modern French for both or, respectively, Old French and English – and, on the other hand, the keen interest of researchers and students toward Global Studies and francophone literature that both entertain links with Medieval literature in French.

INDEX

Mots-clés : enseignement, États-Unis d’Amérique, réception Keywords : reception, teaching, United States of America nomsmotscles Benoît de Sainte-Maure, Béroul, Chrétien de Troyes, Gaimar, Geoffrey Chaucer, Marie de France, Thomas, Thomas Malory, Wace Parole chiave : insegnamento, ricezione, Stati Uniti d’America Thèmes : Amis and Amiloun, Brut, Estoire des Engleis, Floris and Blancheflur, Histoire ancienne jusqu’à César, Lais, Queste del saint Graal, Roman de Troie (prose 2), Sir Gawain and the Green Knight, Sir Orfeo, Tristan et Iseut

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AUTEURS

MARION UHLIG

Université de Fribourg

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A Guide to Digital Medieval Studies in North America

Stephen P. McCormick

1. Introduction

1 What impact have the Digital Humanities had on North American medieval studies? What are the leading North American digital projects? What theoretical trends drive this activity, and what tools and resources have been developed to execute these projects? This review article is an attempt to account for the dynamic role digital technology plays in medieval studies through an examination of scholarly debates and projects of digital medievalists in Canada and the United States. The body of literature is quickly growing, and the field constantly adapts to new technologies. This guide serves as a report of the main trajectories that have guided digital medievalists in especially the last fifteen years. As a methodological approach I have examined established and emerging journals and scholarly blogs, university programs of study, programs of the main medievalist conferences, online tools for scholarly editing, and websites devoted to digital editions of medieval texts. Gathering the material for this survey, I was struck by how seldom I was required to access a printed document, a fact that speaks right away to the momentum of Digital Humanities in North American medieval studies.

2 To begin with, defining Digital Humanities is no simple task; its essence changes from project to project, year to year, person to person1. A website has been devoted exclusively to the elusive nature of the Digital Humanities; at each refresh of the browser, the site generates a new definition2. In many ways, as I will show below, the ambiguity of the Digital Humanities is a problem of perception: instead of a field of study, or even a specific skill set, it is an approach and theory to the study of manuscripts and artifacts. It quickly became apparent in my research that it is difficult to separate trends in Digital Humanities by region or nation, and that if its definition has one constant, it’s that the Digital Humanities are almost always collaborative – and often international – in scope, bringing together the talents of several or many

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individuals. For this reason it is important for the potential digital medievalist to understand that developing competency in the Digital Humanities is not a decisive reimagining of one’s career, but rather a willingness to seek out collaborative networks. 3 One might assume too that in North American digital medieval studies, the larger research institutions (University of Victoria; University of Virginia) are solely responsible for the impetus in development and research. This survey has revealed that smaller liberal arts colleges (Hamilton College, Bucknell University, Vassar College) have also demonstrated intense engagement in digital scholarship. I suspect that the willingness of liberal arts colleges to embrace digital scholarship may be linked to the status of digital projects vis-à-vis traditional print publication. In larger institutions, the tendency is to favor the traditional monograph and/or journal article over born- digital publications, and a scholar constructs her academic persona through print and paper. On this point, Elena Pierazzo (University of Grenoble) points out an obvious paradox: Scholars in the Humanities do not willingly admit to using the Internet in their research, and yet its use is pervasive and ubiquitous. The problem is that resources and editions on the Internet look less scholarly, less serious and less academic than printed ones.3 4 Fortunately for digital humanists, a number of organizations and institutions, including the Modern Language Association, have taken steps to recognize these new publishing frontiers and to offer evaluation guidelines for non-specialized colleagues assessing rigor in digital publication4. The University of Nebraska-Lincoln is another institution to publish criteria for understanding and evaluating the quality of digital scholarship in tenure and promotion files5. Despite the reluctance of some universities to “count” digital scholarship when considering tenure files, the results of this review article are clear on one point: digital scholarship is quickly establishing itself as a permanent facet of the North American academy6. Libraries internationally have adopted digital systems to manage, archive, and share our textual heritage, and literary scholars are increasingly asked to participate and contribute to these digital networks. Within these parameters, all institutions of higher education will need to take into account developments in digital scholarship and pedagogy.

2. The Medievalist and the Computer

5 For most North American medievalists, the annual International Congress for Medieval Studies in Kalamazoo, Michigan conjures fond memories of new collaborations and stimulating intellectual exchanges. Over its 50-year history, the Congress has become the yearly pilgrimage site for medievalists from across the United States and Canada, while also attracting European and Asian scholars. On May 18, 1971, at 9:30 am, at the Sixth Conference on Medieval Studies, Jeremy duQuesnay Adams (Southern Methodist University) presented the first paper in the Congress’s history on computational medieval studies, “St. Augustine and Chromatius of Aquileia Meet the Computer: A Bad Trip or a Rendezvous Long Overdue?”. That same year saw seven other computer- related presentations, all organized in the general session The Medievalist and the Computer. Although computer-assisted literary studies were around since the Second World War, the 1971 Conference shows that medievalists have consistently been, in John Unsworth’s words, early adopters of technology7. For the early history of scholarly

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computing in Medieval Studies, the archived programs of the 50 years of congresses, meeting between 1962 and 2015, are a useful barometer for understanding North American medievalists’ engagement with computer technology. Dorothy Carr Porter (University of Pennsylvania) has already published a brief history of the digital edition using the Congress programs8. This history and Porter’s observations merit reiteration in the context of our North American survey.

6 In her history of scholarly computing at Kalamazoo, Porter traces two main periods of computer-assisted productivity: the first, from 1971 to the early 1990s, focused on printing editorial and scholarly work on paper; the second, from the early 1990s to now, is concerned with transmitting this work digitally, bypassing the need for paper9. After the initial burst of computer-aided approaches to medieval studies at the 1971 Conference, contributions on the topic continued through the 1970s. It was also during the 1970s that computational humanists founded the Association of Literary and Linguistic Computing (ALLC) and the Association for Computers and the Humanities (ACH). Porter points to the Ninth Conference of 1974 as a milestone in digital edition history; this year, in a session entitled Computer Projects, I, the paper “Manuscripta et machinae: Computers and Textual Editing” was the first to discuss computer-assisted scholarly editing. In 1979, when the conference was renamed the International Congress on Medieval Studies, six entire sessions were devoted to computer technology in medieval studies. 7 By the 1980s, medievalists interested in publishing their work at home for a fraction of the cost would have attended numerous presentations, workshops, and demonstrations on desktop publishing software like PageMaker. These sessions were frequent through the 1980s: at the 1987 Congress, session 308 was devoted to desktop publishing, Computer Applications III: Desk Top Publishing. At the 1988 Congress, there were two such panels in addition to discussions on laser printers for medieval character sets, suggesting that medievalists were eager to adapt technology to their own fields of study. 8 Congress medievalists found other software from the 1980s to be useful research tools, especially NotaBene and dBase. In 1982, Steven Siebert at Yale University launched the word processing program NotaBene with academic writing in mind10. Siebert himself attended the 1987 congress and presented a paper on his work, “Camera-ready MSS Using NotaBene.” Now computers allowed medievalists to print and distribute their work in near-professional formats. Medievalists dealing with large amounts of data turned to dBase, a database management software developed in the late 1960s and early 1970s at the Jet Propulsion Laboratory. Congress presentations soon followed, including “Data Bases for Historians on Personal Computers: dBase II”, presented by Anne Gilmour-Bryson (York University) at the 1984 Congress. Interest in dBase persisted throughout the 1980s; at the 1990 Congress, William R. Bowen (University of Toronto) presented “Computer and Bibliographic Research: Power and Flexibility with dBase and NotaBene” on the panel From the Pen to the Computer. 9 If the 1980s sought to transmit information through desktop publishing software, the 1990s transitioned to information preservation and sharing through electronic means. The Text-Encoding Initiative (TEI) is mentioned for the first time in the 1990 Congress program11. This technology provided a mechanism for preparing texts for electronic diffusion and was a first indication of the shift toward the electronic treatment of information. Soon following the keyword ‘TEI’ in Congress programs are the terms

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‘hypermedia’ (1991), ‘hypertext’ (1992), CD ROM (1993), and finally ‘internet’ (mentioned twice in 1994). Session 241 of the 1992 Congress was entitled Computers at Kalamazoo I: Hypertext and Electronic Editions, and here scholars began discussing the impact of computer information storage on the critical edition. On this panel Hoyt N. Duggan (University of Virginia) presented “A New Critical-Diplomatic Edition of Piers Plowman B in Hypertext” one of the first electronic editions of a medieval text, alongside The Electronic Beowulf, prepared by Kevin Kiernan (University of Kentucky) 12. Duggan’s project would mature into one of today’s model North American digital projects, the Piers Plowman Electronic Archive13. The programs for the early 1990s saw the first presentations of other successful digital projects still active online, including “The Index of Medieval Medical Images” (Sponsor for the session The Use of Computer Databases to Access Medieval Pictures and Diagrams, 1990 Congress) and “Cantus: A Data Base for Gregorian Chant” presented on the panel New Research on Medieval Chant in 1990 by Ruth Steiner (Catholic University of America). 10 As Porter notes, the 1996 Congress is another milestone for the history of the digital edition. In this year presentations on electronic editions abound, and this new focus on electronic storage and transfer “is almost certainly a direct reaction to the advent of the Internet”14. In 1996, the word ‘digital’ begins to appear in Congress programs, occurring twice in session titles. The year 1996 was also significant because it was then that the Medieval Institute launched its current website15. By this point, Congress organizers acknowledged that the internet was a quickly growing force within the North American academy. The 1996 program announces an e-’Gress, or Electronic Congress: In response to the growing interest in electronic resources for medievalists, the 96 Congress will include demonstrations and workshops, by and for academics, to inform and instruct participants in some of the new tools for research, teaching, and telecommunicating in the profession.16 11 As Congress organizers expected, the sessions and presentations devoted to electronic editions and workshops on web development (e.g. 1997 session 378, WWW: Instructional Uses of Java) intensified throughout the 1990s. Duggan’s work, along with the newly established Society for Early English and Norse Electronic Texts (SEENET), has been a driving force in this trend, sponsoring and organizing a regular series of panels (1994, 1997, 1999, 2000, 2007, 2014, and 2015). Finally, in the second half of the 1990s, medievalists began to consider the theoretical implications of computer technology; the journal Exemplaria sponsored session 412 of the 1997 Congress, Hypertext, Ideology, Theory: Can Medieval Studies Really Be Postmodern?

12 Since the late 1990s, medievalists have embraced the internet as a platform for rigorous scholarly work. In this environment, for example, emerged the Princeton Charrette Project. A notable shift happens in 2002, when the keyword ‘computer’ does not occur at all, yet the word ‘digital’ appears 10 times. Also by 2002, participants began to examine the implications of electronic platforms on academic publishing, as in the panel How to Get Published-Electronically: Advice from Editors and Insiders. A contribution by Deborah Mauskopf Deliyannis (Indiana University; editor, The Medieval Review), entitled “The Electronic Journal: The Mirror of Print?” raises a vexing question, the role of print in the digital age, a problem still at the heart of digital medieval studies. By 2006, the digital age is well underway: the keyword ‘computer’ only occurs once in the context of a scholarly presentation, while ‘digital’ occurs 24 times17.

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3. The Digital Medievalist

13 The last fifteen years of Congress programs indicate that the scholarly digital edition has firmly taken root within North American medieval studies. The rise of Digital Humanities has brought a flurry of renewed theoretical activity concerning the nature of textuality and artifact, giving new relevance to insights from scholarship of the latter part of the last century, especially the work that questions medieval textual stability. Paul Zumthor’s mouvance and Bernard Cerquiglini’s variance, ideas that ask us to read parchment differently than the printed page, remain theoretical in a strictly print paradigm. Within the digital textual environment, it is functionally possible to implement these concepts. Over the past fifteen years, digital medievalists have contextualized to an ever greater extent the scholarly edition within a network of secondary components, including transcriptions of variants, high-resolution images of all witnesses, relevant historical documents, and illuminations. This possibility destabilizes the linearity of the printed text and invites – or even forces – the user to create an individualized interpretation based on a web of possible readings. For Patrick Sahle (University of Cologne), digital editions – if truly digital – must be “guided by a different paradigm” one that definitively departs from the print system. If a digital edition indeed follows this rule of thumb, it “cannot be printed without loss of information and/or functionality”18. Ray Siemens (University of Victoria) elaborates a taxonomy of digital editions: the dynamic text, the hypertextual edition, the dynamic edition, and the social edition19. Within the context of medieval studies, it is clear that a well-conceived digital edition does not simply re-present the edition as it appears on the printed page – the “token electronic edition” as Peter Robinson (De Montfort University) calls it. The digital scholarly edition must provide greater functionality to the reader wanting to navigate between the edition and non-textual features in order to formulate an individual reading of the elements at play.20 This functionality, as hypertext theory would have it, inscribes the digital text into a system of “nodes, links, and networks”21.

14 For a medievalist, the theoretical premise outlined above invokes the lessons of Stephen Nichol’s New Philology, the famously controversial 1990 special edition of Speculum.22 Nichol’s call for a return to the material artifact was motivated by a willingness to explain how medieval textuality resists the modern philologist’s editorial attempts to cement it into an authoritative print edition. It was also around this time that Jerome McGann reminded us that textual meaning is grounded in its material environment: “all texts, like all other things human, are embodied phenomena and the body of the text is not exclusively linguistic”23. As such, the “bibliographic code”– images, type set, margins, layout, cost, binding – are to factor into the task of interpretation. The recent volume Rethinking the New Medievalism asks whether the New Philology’s call for a return to non-textual features of the manuscript matrix is still current after twenty-five years24. Advances in digital imaging have indeed sustained the need for a return to material analysis of manuscripts and to recognize complex textual traditions. In fact, I would argue that North American graduate student curriculums are seldom equipped to train future digital medievalists, since many of these programs lack courses in the fundamentals of codicology and palaeography. All of the digital projects profiled below circumvent the print paradigm and present text and manuscript artifact as elements within a dynamic system. The user/reader is compelled to experience

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textuality in a new way, forging new readings and interpretations through non-linear associations between the text and its material context (manuscript illumination, ink, parchment imperfections, bindings, etc). 15 What exactly does it mean to say that linear reading is destabilized in the digital environment? George P. Landow (Brown University) was the first to theorize the non- linear reading patterns of the digital environment in his seminal work Hypertext. Using a poststructuralist approach, Landow shows that digital reading does not follow narrative order or structure, and thus “may fulfill certain claims of poststructuralist criticism”25. Within this system, the reader must renounce “conceptual systems founded upon ideas of center, margin, hierarchy, and linearity and replace them with one of multilinearity, nodes, links, and networks”26. 16 Another more recent statement on non-linear reading comes from Franco Moretti (Columbia University). Moretti’s critical approach, as outlined in Graphs, Trees, Maps, recognizes that in a scholar’s lifetime, it is impossible to read all literary and historical documents in a given period well enough to synthesize important conclusions27. Moretti advocates for “distant reading” (the title of a more recent iteration of his methodology), which shifts the literary scholar’s focus from individual texts to larger macro structures at work in literature28. As he explains, distant reading is a condition of knowledge: it allows you to focus on units that are much smaller or much larger than the text: devices, themes, tropes – or genres and systems.29 17 Moretti does not simply advocate for distant reading to complement close reading; he argues that it should indeed unseat it. In fact, for Moretti close reading is “a theological exercise – very solemn treatment of very few texts taken very seriously”30. This methodology coupled with the digital reading environment may eventually provide a valuable shortcut for medievalists who wish to understand quickly through distant reading practices the textual context surrounding their particular specialty31.

18 Moretti’s distant reading is clearly grounds for fierce polemic, as he readily admits: “The United States is the country of close reading, so I don’t expect this idea to be particularly popular”. His approach, as expected, works against those who embrace close textual engagement. The polemic implicit within Moretti’s work invokes a long- standing reluctance on the part of some medievalists to adopt digital methods32. As Jessica Pressman (San Diego State University) and Lisa Swanstrom (Florida Atlantic University) point out, however, one must not dismiss digital approaches to the humanities as merely quantitative: “The digital humanities is not just a means of acquiring and accessing data about literary genres, literary history, and the reading and writing practices enabled by them”33. Volume 7.1 of the journal Digital Humanities Quarterly published a special issue on this topic entitled “The Literary”. These contributions explore how digital reading strategies lead to a deeper engagement with text34. The critical debate on this topic is extensive, and for our purposes here, we will look at what these discussions mean for digital medievalists. 19 One implication of reading medieval texts in a digital environment concerns our understanding of the medieval fragment. In a printed edition, the fragment is framed within a hierarchy of manuscript completeness. Occupying the bottom of this system, the fragment is relegated to endnotes or footnotes and is often only relevant when the reading of the ‘best’ manuscript is obscure. The digital environment makes possible a hypertextual deconstruction of the manuscript stemma. As promised in Landow’s

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hypertext theory, digital editions have the potential to destabilize the evaluative lexicon of critical print editions, including ‘best’, ‘corrupt’, ‘fragmentary’, ‘acephalous’, ‘authoritative’, etc. This non-linear system potentially impacts the way medievalists will interpret and interact with manuscript fragments. If presented within a digital network, easily accessible and readable, a fragment of parchment is not understood for what it is lacking, but rather for what it represents as a material artifact within a larger historical context. This is the case I make for a fragment of the Franco-Italian Huon d’Auvergne romance-epic in a forthcoming article in Digital Philology 35. Disrupting the manuscript stemma can also have larger implications for national literary canons. With more manuscripts and variants available, readers no longer have to rely entirely on literary histories to direct their readings and will be able to appreciate the mouvance implicit within a given manuscript tradition. 20 Arguments against digital reading environments may hold certain validity for print- based genres, such as nineteenth-century novels. For medievalists, however, reading manuscripts – a non-print medium – is an activity that leads to debates concerning the inadequacy of print-oriented reading practices36. These discussions are at the basis of Zumthor’s mouvance and of New Philology’s call for a return to the manuscript. Additionally for medievalists, these polemics have a familiar ring and call to mind the interaction between manuscript and print media after the introduction of printing in Europe. As scholars who are accustomed to working across mediums – print and parchment – it makes sense that medievalists are eager to take advantage of the digital platform. Going forward, it is important to keep in mind that digital reading is not less meaningful or insightful than print reading. Whether it be parchment, print, or screen, we might imagine a diversity of reading textures. Sometimes the activity of collecting information runs smoothly, sometimes it jumps from point to point, sometimes it is entirely erratic. Each medium facilitates a different and potentially illuminating reading experience. 21 The questions of reading practices and media theory raise an inevitable question that has occupied discussion in the last fifteen years: What is the legacy of print in the digital age? Does the digital scholarly edition render the print edition obsolete? In 2005, Robinson suggested that the digital edition is superior to the print edition, and that Of the many kinds of print objects produced over the last centuries, it is difficult to think of any genre that is so well adapted to the computer as the scholarly edition.” 37

22 He concedes however that many scholars are not persuaded of the advantages of digital editions – or at least that they are still sufficiently satisfied with print editions as to be happy to continue to make and use them.”38 23 Indeed, as a survey conducted by Porter shows, the superiority of the digital edition is not an opinion shared by all medievalists. Conducted twice, in 2002 and again in 2011, the survey shows that medievalists are using print editions more than they are using digital editions, and the use of digital editions has not grown over the past nine years, as it has, for example, for digital journals.”39 24 Perhaps recognizing these preferences, Hans Walter Gabler acknowledges a place for both digital and print:

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the digital medium will be the native medium of the scholarly edition of the future. It will be the medium to study and use editions; while the print medium will remain the medium to read texts.40 25 A lively debate on this topic plays out in Stephen Nichols’s article “Materialities of the Manuscript” where he engages with Deborah McGrady’s criticism of digital access to medieval manuscripts. McGrady (University of Virginia) writes that the digitized manuscript openly mocks the material, peddles in nostalgia, and cultivates a desire it cannot satisfy. [...] It also exposes and even flaunts its status as a ‘remediated’ product defined by its distance from the desired original.”41 26 After contextualizing McGrady’s argument within a long tradition rejecting mimesis (particularly Plato in Cratylus), Nichols counters with the observation that medieval manuscripts “are neither copies, nor forgeries, nor clones threatening to usurp the rightful place of the manuscript they preserve in images” and that “precisely because they attest the existence of the manuscript so perfectly, they acknowledge their secondary status as record”42. Arguments of this kind, Nichols concludes, ignore the most important benefit of digitized manuscripts: they extend access beyond “only a privileged few.”43

27 Whether a specific edition project opts for strictly digital, strictly print, or a combination of the two depends of course on the nature of the project. It would make sense for an image-based project to be published entirely digitally, as is the case with Martin K. Foys’s digital edition of the Bayeux Tapestry.44 With computer imaging technology at a point where material codicological and paleographical features images can be displayed digitally with astounding detail and accessed freely and easily, the manuscript now has new relevance to a wider population of scholars and students as a textual medium. I would argue that instead of a progressivist understanding of material support – one medium supersedes and renders obsolete the previous (wax to parchment to paper to screen) – it would be useful to acknowledge the specificities of each material with respect to the text it transmits, and to use all mediums for what they are able to offer differently. This perspective implies that the digital medium cannot present what the parchment medium can, and handling manuscripts in person will indeed also still be a productive operation. 28 Additionally, with material-specific reading modes in mind, it is clear that there is still a certain advantage in having the printed edition for reading long passages of narrative, while having the digital edition to quickly navigate a web of secondary texts and artifacts. The Iconic Page in Manuscript, Print, and Digital Culture, a collection of essays from a 1996 University of Michigan conference, calls for the “integration of the iconic or semantic features of the physical text with more traditional and purely linguistic considerations” a strategy inspired by McGann’s “bibliographic code”45. With new technology like tablets, the theoretical premises of each medium will be further nuanced. It is certain that digital editions do not need to replace print and that they potentially enrich the print-based reading experience, making it more dynamic and vivid. 29 Theoretical obstacles aside, the digital medievalist has a healthy dose of pragmatic concerns to overcome before getting a project off the ground. First of all, any digital humanities project is potentially prohibitively expensive. For this reason, most large- scale and successful projects are necessarily funded by a grant agency, such as the United States’ National Endowment for the Humanities or Canada’s Social Sciences and

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Humanities Research Council46. Many North American institutions have set up centers for digital humanities to provide faculty with at least the minimum support to conduct digital scholarship. The Andrew W. Mellon Foundation is a potent funding source for liberal arts institutions and is one of the reasons small colleges maintain a competitive edge in digital humanities development. 30 Secondly, individual scholars are seldom equipped to tackle digital projects singlehandedly. Most projects represent hours of detailed collaborative efforts between one or several medievalists and a team of technologists47. For reasons of cost and labor, the humanities research paradigm as it exists in the North American academy seldom accomodates digital medieval studies. In addition to placing prestige in individual scholarly endeavors, such as the monograph, institutions will need to recognize the necessity for digital medievalists to work in teams and adopt a scientific model for research. Because of formidable logistical obstacles, digital humanities projects differ in important ways from traditional medieval studies. All of the North American projects detailed below have adopted team-based models to meet their objectives. 31 On top of these hurdles, two concerns cited by Robinson in 2005 are still in play: finding willing publishers and enabling medievalists to quickly and efficiently learn the basics of XML. And a final concern: scholars accustomed to print-based scholarship will need to reconsider what it means to finish a project. In the digital environment, work can be elaborated upon and altered infinitely48. This for instance has implications for peer- review: At what point is a work deemed scholarly? Does the review process need to be repeated? This of course leads to the question of maintenance: Once a project is deemed finished, who makes sure it is continually operable? 32 In the remainder of this essay, I will profile four successful digital projects: the Princeton Charrette Project, the Roman de la Rose Project, the Piers Plowman Project, and the Cantus Database. Additionally, I will survey the tools and technologies available to the digital medievalist, all of which signal a return to material philology. Through these examples the collaborative research model is a clear objective for future digital medieval endeavors.

4. Project Profiles

4.1. The Princeton Charrette Project (PCP)

33 Through digital color jpeg files, the PCP provides access to the eight extant thirteenth- century manuscripts that conserve Chrétien de Troyes’s twelfth-century Le Chevalier de la Charrette. With only a few minor modifications, the site uses as its textual base Alfred Foulet and Karl D. Uitti’s edition of the romance as prepared for Classiques Garnier 49. Uitti’s team digitized all eight texts using the Standard Generalized Markup Language (SGML), which descends from IBM’s Generalized Markup Language, developed in the 1960s. For the PCP, the documents were revised using XML in order to assure the longevity of the files50. In addition to the Foulet-Uitti edition and diplomatic transcriptions of all manuscript witnesses, the site provides tools for analyzing the poetic, rhetorical, grammatical, and syntactic characteristics of the text.

34 The PCP is among the most successful models of electronic text editing to emerge from the 1990s/early 2000s. As the site introduction explains, the project unfolded first under the direction of Karl Uitti at Princeton University between 1994 and 2003.

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Between 2003 and 2006, the site was maintained by Rafael Alvarado (Dickenson College), and the two co-directors Gina Greco (Portland State University) and Sarah- Jane Murray (Baylor University). The site currently accessible to the public is a “snapshot” of the project’s original work and collaborations. In 2006, Alvarado published the “Report on Creating a Snapshot of the Princeton Charrette Project” a detailed record of the project’s methods and scholarly development51. This is a useful guide for any developing digital edition project. 35 Gina Greco, in an article from 1996/1997, states that the aim of the resource is to provide an environment where any student or scholar connected to the Internet can come close to doing the type of work we describe: consult and manipulate the variety of materials relevant to the manuscript tradition.”52 36 Central to the project’s mission is to give any student or researcher access to the variability of medieval textuality and, in this sense, the PCP puts into practice the theoretical underpinnings of the New Philology. The PCP recognized its innovative stature already in 1997, when Greco wrote that the site should interest not only medievalists, but also computing humanists “as a model of how to apply the computer’s capacity to manipulate a variety of source materials.”53

37 Undoubtedly one facet that has guaranteed the rigor and success of the project is its sophisticated and methodically-planned technical back-end. Through a series of independently published articles, the authors have created a detailed record of this process. Greco 1997/1998 details the use of the SPIRES database and its ability to generate files tagged according to the TEI standards. In 2002, Greco clarifies how the TEI guidelines are used to represent the physical aspect of the manuscripts and to indicate non-standard characters and abbreviations that do not figure into the standard Unicode system54. In “Analyse linguistique par traitement informatique” a section of Cinzia Pignatelli’s 2003 article “L’archive du ‘projet Charrette’: huit manuscrits prêts à se livrer” we see the linguistic applications of the Charrette technology. As Pignatelli explains, a macroinstruction was developed that “permet d’obtenir des listes de concordances par mots ou par séquences graphiques.”55 In her article “Informatique et textualité médiévale”, Sarah-Jane K. Murray (Baylor University) provides a detailed analysis on how separate teams used XML and a database system to tag linguistic, poetic, and rhetorical elements of the Charrette. 38 The authors explain that the advantage of the PCP ‘s archived resources is to provide researchers and students access to numerous components of a textual tradition in order to arrive at conclusions that would be impossible solely through print. This aspect of the project indicates a theoretical foundation that considers the implications of text shifting from parchment to digital. The site is able to evoke the mouvance of medieval textuality by providing researchers and students access to a multiplicity of versions. This theoretical principle was a driving idea from the early years of the project; Greco writes that Le Projet Charrette présente, ainsi, ce que Roland Barthes a appelé un ‘texte’ par opposition à une ‘œuvre.’ Notre projet non seulement prend en compte les types de questions soulevées par Barthes, mais plus spécifiquement s’intéresse à la recherche médiévale contemporaine qui nous a fourni des concepts tels que l’intertextualité (Zumthor), la manuscriture (Poirion), la mouvance (Zumthor, Pickens), la muance (Rychner) et la variance (Cerquiglini).56 39 The project has also clearly justified the continued relevance of the printed page. Since the Foulet-Uitti edition exists both in print and on screen, the reader has two modes of

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access. In this respect, the digital edition has the advantage of being a tool to augment the printed artifact. For reading extended passages of the text, the printed edition remains the easiest solution, and for understanding the manuscript context, the reader can then move to the site to understand how certain passages interact with the manuscript mise-en-page or with the illumination program.

40 For many reasons the PCP is a model for what makes for a successful electronic edition. Relevance and functionality have been maintained for the three narrative supports – digital, print, parchment – and the methodically-planned technical mechanism provides a solid point of departure for future electronic editions. This characteristic evokes one of the stated goals of the project, “to create a foundation for future and parallel projects.”57 A question that faces the PCP, as well as any online electronic scholarly contribution, is its longevity. The project contributors created the archive with this in mind. The choice to use the TEI guidelines will ensure that the files are stable and readable for the indefinite future, and the “snapshot” version of the site has ensured functionality up until the date of this article (2015).

4.2. Roman de la Rose Digital Library (RRDL)

41 In its current form, the RRDL offers high-resolution scans of over 130 manuscripts of the Roman de la Rose. The project is mainly funded by the Andrew W. Mellon Foundation and, since 2007, is a collaborative initiative between the Sheridan Libraries of Johns Hopkins University (JHU) and the Bibliothèque nationale de France (BnF). The BnF joined the project with the aim of digitizing all Rose manuscripts in all French municipal and university libraries. Securing rights to high-resolution images can be expensive and difficult for a digital edition project, but the RRDL has navigated this issue effectively. The “Terms and conditions” tab in the menu informs users that the “individual manuscripts and images of them are retained by the owning library” while the JHU holds the copyright to the site itself. The collection of digitized manuscripts is still growing, and additions and updates are announced on the site’s blog58. The RRDL represents nearly 20 years of development, and was conceived by Stephen Nichols (James M. Beall Professor Emeritus of French and Humanities, JHU) who began the project in 1996 with the goal of bringing students into contact with medieval manuscripts. The RRDL is a model for the collaborative research model: the current project directors, Stephen Nichols and G. Sayeed Choudhury (Associate Dean for Research Data Management, JHU) are assisted by a diverse international team of experts. The project includes a scholarly advisory committee, which affirms the site’s reputation as a trusted and verified resource for research and teaching. Finally, the project incorporates the work of student transcribers, thus functioning as an authentic academic apprenticeship for students of medieval studies.

42 The site features a range of entry points to access the data archive. The “Collection spreadsheet” in the left menu gives researchers an initial glimpse into the range of the manuscript collection and provides an opportunity to access the site’s raw data. Researchers can select a manuscript witness according to repository, common name, current location, date, origin, type, illustration type, folio count, or by transcription. These ready-made search parameters make it possible to link witnesses in innovative ways and allow the user to forge a path through the material without following a predetermined structure. The folio count search, for example, could lead to conclusions

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about how the textual tradition spread, in what state, and what details of the tradition would have interested the manuscripts’ contemporary readers. For many of the manuscripts, there are detailed codicological analyses, and these are done by experts in the field of manuscripts studies, such as Timothy L. Stinson (North Carolina State University). When specific folios are mentioned in the codicological analyses, there is a link taking the user directly to the scanned image. 43 Selecting any manuscript under the available options (“repository” to “transcription”) will give the option to leaf through the witness. There are three viewing modes: small, larger and popup. The Flash popup window allows for quick navigation of an entire manuscript through thumbnails, or facilitates detailed viewing of a manuscript page. A bookmark function is also available in the viewer. For researchers or students working in material philology, the high-resolution images capture individual pen and brush strokes, creases and wrinkles in the parchment, and even hair follicles. The benefit of this tool is clear; it will undoubtedly facilitate new research into the Roman de la Rose manuscript tradition that would have been extremely costly and time consuming otherwise. Unfortunately, the transcription of the many manuscripts has only just begun. This feature will be enormously valuable to the scholarly community when the project’s transcriptions are more complete. 44 One of the innovations of the RRDL is its attempt to take advantage of the social dimensions of the digital environment; beyond the repository of over 130 manuscripts, the project connects to the public through a blog and Twitter. Created and maintained by Tamsyn Rose-Steel (CLIR/Mellon postdoctoral fellow at JHU) and Mike Rose-Steel (PhD candidate, Exeter University), the Twitter handle @RoseDigLib regularly features lines in modern English of Guillaume de Lorris’s original poem; a tweet from July 22, 2015 reads: “and plucked for me, from just beneath the bloom a saw-toothed, fresh, green leaf”. As of August 9, 2015, the account had sent out 610 tweets and had 1,521 followers, suggesting a real engagement with the online medievalist community. The @RoseDigLib account is also a platform for regular image updates; the July 22 tweet shares with followers an image from BnF Français 12595. Through experimentation with social media, the project takes on more recent developments in cyberspace by broadcasting the contents to a wider public and reminding followers that the site is still active. The social media features can potentially create a new model for scholarly engagement in which users will regularly be invited to return to the site and interact with its contents. In this way, the site will exist in present time, not simply remain a static frozen resource, as is the case with the PCP “snapshot”. The challenges to maintaining the social media momentum are significant, and other editors of digital editions will learn how to sustain interest through the example of the RRDL blog and twitter experiments. By 2014 the user statistics indicate that the RRDL has gained a respected place in Roman de la Rose scholarship: the site had accumulated 71,456 unique visitors, 4,334 of which had visited the site more than 200 times, and 6,125 of which had visits lasting over 30 minutes59.

4.3. Piers Plowman Electronic Archive (PPEA)

45 The PPEA is one of the longest running digital edition projects, beginning in 1993 when Hoyt D. Duggan became a fellow at the University of Virginia’s Institute for Advanced Technology in the Humanities (IATH). Since the archive’s early days, the project has only gained momentum with an impressive number of participants and editors60. A

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significant factor in the project’s sustained momentum is its willingness to welcome fellow researchers in the transcription of yet-unpublished manuscripts. The long-term aim of the project is to publish all medieval and Renaissance witnesses of the Piers Plowman, a fourteenth-century allegorical dream vision, attributed to William Langland. The poem survives in more than 50 manuscripts and in three versions (A, B, and C)61. The archive features color digital images of the witnesses, allowing researchers to understand and interpret each iteration of the poem in its material context and in relation to other examples of the surviving tradition.

46 Currently, under the tab “Texts”, the archive features only witnesses of the B version. These editions are of two types: one critical edition prepared by John Burrow (The University of Bristol) and Thorlac Turville-Petre (The University of Nottingham), which reconstructs a lost archetype; and nine documentary editions, which are transcriptions from unique manuscripts. Manuscripts of the A and C versions are among the eight manuscripts listed in the “Work in Progress” section of the site. Each edition listed under “Texts” features a main page listing the editor and the technical team, and a table of contents. In the menu on the left of each edition, there is a useful “How to Use” page for first-time users. In addition, each edition has an introduction describing the construction of the edition and the physical state of the witness. The editorial method is clearly described, including the process involved in obtaining and presenting the color facsimiles. As for the edition interface, there are three style sheet modes: scribal, diplomatic, and critical. The foliation is linked to high-resolution images, which appear in pop-up windows and therefore allow users to compare the edition to the facsimile. 47 Buttons at the top of the page allow for easy navigation between narrative or codicological units. All XML work is also available for examination, and the TEI tags provide a detailed account of the physical makeup of each manuscript through codicological notes. For editors of medieval scholarly editions, the PPEA TEI work serves as a model for developing one’s own set of encoding principles and, together with the online TEI tutorials, can be a useful shortcut to modeling the encoding guidelines to other medieval texts. The encoded file for each edition also illustrates the ability for TEI documents to stand as a detailed conservation record for historical artifacts. 48 Finally, taking full advantage of the digital reading environment, the site offers a search function that allows users to find key words and passages throughout the editions. The overall site layout is well planned and easy to use, making the archive an appropriate resource for a variety of users. In fact, the site’s mission statement (under the tab “About”) identifies three target audiences: teachers in high schools, teachers of undergraduates, and advanced students and scholars. The “Resources” tab offers didactic material for teaching both high-school and university content. 49 The mission statement also grounds the project on a firm theoretical foundation, linking medieval textuality with hypertext, and thus bypassing print. The site’s intricate yet well planned system of links makes the project an example of how the medieval scholarly edition can rethink the print paradigm and offer an experience that leads users to appreciate the experience of manuscript reading. The statement remarks that Medieval readers, very much like contemporary surfers of the web, used and produced compilations, copying, arranging, editing, and commenting on the texts they inherited from many sources62.

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50 The organization of the site and the variety of access modes for the user make the PPEA a model for other large-scale digital medieval projects.

4.4. The Cantus Database

51 The Canadian Cantus database is based at the University of Waterloo and works in collaboration with the university’s MARGOT research project, which has published a cluster of digital editions of medieval or early modern French texts63. Cantus is a collaborative and open-access project archiving and indexing Latin ecclesiastical chants. The source material for the database comprises an ambitious date range, from manuscripts as early as c. 890 (Albi, Bibliothèque municipale, Rochegude 44) to printed books of the sixteenth century. Like the three projects profiled above, the Cantus database is a long-established digital resource for medieval musicologists, developed in the late 1980s by Ruth Steiner (Catholic University of America), who collected the first entries on a university mainframe computer. Since Steiner’s first presentation on the project, “Cantus: A Data Base for Gregorian Chant” at the 1990 International Congress on Medieval Studies, the database has grown to an incredibly rich and powerful resource. Debra Lacoste (University of Waterloo), the project manager and principal investigator, notes that by 2012 the database had over 379,000 records of individual chants from 138 separate manuscripts64. The site’s statistics record an average of 142 unique site visits per day, which speak to the database’s authority and value to musicologists.

52 For first-time users, the sites “About” tab gives instructions on how to access the database. Users can browse the database by a list of indexed sources, a list of Feast names (with calendar date), and a list of all chants in the database. There is also a search function allowing for single or multiple words. The site features a Cantus analysis tool that “allows the user to select any liturgical feast in one manuscript and compare the choice and order of chants to any other manuscript indexed by Cantus”65. The “analytical tools” section indicates that there will be further development of the analytical function. For users interested in contributing to the database, the site has a built in Cantus Input Tool that allows for submission via an online form. The form allows the site to compile a series of metadata for each entry, including incipit, full text, folio, office, genre, position, and liturgical occasion. 53 The “Sources” tab leads users to a chart of all indexed manuscripts (by siglum and manuscript identifier), date, provenance, and number of chants. Some manuscripts contain links to digitized images hosted on outside library sites. Each manuscript link directs the user to a full description of the manuscript source and a set of navigation tools on the left, leading to images, source analysis, and folio number. The “Feasts” and “Chants” tabs offer further functionality for researchers looking into one particular feast or chant tradition. The analytical tool is the most compelling feature of this site; it can quickly supply information leading a researcher toward conclusions concerning a chant’s transmission and reception66. 54 The Cantus Database is an example of how the digital environment can be successfully applied to non-literary medieval sources. The conclusions and comparisons enabled by this database would certainly have been difficult, if not impossible, without the digital platform. Like the RRDL and the PPEA, the Cantus database also demonstrates that the

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collaborative element of a digital project is key to its longevity and continued viability as a rigorous online resource.

5. Tools for the Digital Medievalist

55 I will now turn to a survey of a few of the most widely used tools that facilitate a digital return to the manuscript source. All of the following tools have been developed by North American institutions, and I include only a small sampling of those available. Most tools reviewed here are open source – their is code freely accessible to all users, who can alter, improve, and customize it. For researchers seeking a specific digital tool, there are two online directories searchable by function: the University of Alberta’s Text Analysis Portal for Researchers (TAPoR); and the Mellon funded Digital Research Tools Directory (DiRT)67. Additionally, there are annual conferences offering training in the Digital Humanities. The University of Victoria’s Electronic Textual Cultures Lab beyond its role as a center for digital development, hosts the annual Digital Humanities Summer Institute. The Humanities and Technology Camp (THATCamp) is another opportunity for medievalists interested in the digital humanities. THATCamp brings together humanists and technologists to share ideas and expertise, no matter what the skill level. The conference is free, and has grown to include international locations.

5.1. Tools for Text

5.1.1. Publishing Scholarship

56 There are several international and North American-based journals, both established and emerging, providing forums for contextualizing digital medievalists’ work within broader trends and discussions. Contributions by North Americans medievalists in the United States and Canada show that these scholars work in a broad spectrum of inquiry, from the theoretical to the technical.

57 The journal Digital Scholarship in the Humanities (formerly the Literary and Linguistic Computing) is the oldest publication, established in 1986. It is the official journal of the international Alliance of Digital Humanities Organizations, whose aim is to promote digital scholarship and education in all fields of the humanities68. This journal has been a regular international resource for medievalists working with digital technologies. Another prominent international publication, the Journal of the TEI, is now in its eighth issue and is the official journal of the Text Encoding Initiative Consortium. Established in 2011, this online publication examines a range of technical and theoretical topics that can potentially serve as models for digital medieval projects. Another dynamic forum at the general and international level is the Digital Humanities Quarterly (DHQ), published by the Association for Computers and the Humanities, founded in 1978. 58 There are two noteworthy Canadian journals. The first is Digital Studies/Le champ numérique, published by the Canadian Society for Digital Humanities/Société Canadienne des Humanités Numériques (CSDH/SCHN). This is another avenue for digital medievalists who want to situate their own work within broader international and cross-disciplinary trends. The second, based at McMaster University and in its fourteenth year, is Text Technology, which also publishes on a broad range of topics in digital computing.

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59 For medieval topics specifically, there are newer, emerging journals such as The Digital Medievalist and Digital Philology. The Digital Medievalist has published essays since 2005 and is a resource for medievalists to discuss and exchange ideas and technical expertise. A more recent publication, the journal Digital Philology, provides perhaps the most innovative forum specifically for digital medievalists. Stephen Nichols and Nadia Altschul (JHU) write that the journal’s title recognizes the mass of online data now available to medievalists researching all aspects of medieval culture. For this reason, the journal is not only devoted to digital projects, but sees ‘digital’ as a new way of accessing the critical object and going about pre-modern studies69. For the journal, digital is as much a methodology as it is a tool. 60 Finally, a word on alternative publication modes, specifically blogs. Even if blogs are generally dismissed as informal and nonacademic, several are quite rigorous and are maintained by academic medievalists as, for example, the blog section of the RRDL. Blogs are also a valuable mechanism to gauge what impact medieval studies has on a more general audience, and they show how our critical objects spill into popular realms. For scholars interested in the study of modern medievalism, blog forums are useful sources for understanding modern culture’s continuing engagement with medieval cultural and narrative legacies. 61 Modern Medieval, maintained by Rick Godden (Tulane University), Matthew Gabriele (Virginia Tech), et al., is a continuing discussion on the role of the Middle Ages in contemporary society70. Modern Medieval frequently organizes sessions at the International Congress for Medieval Studies, including Godden’s 2014 roundtable Disability Studies and the Digital Humanities. 62 The blog In the Middle, created and maintained by Jeffrey Jerome Cohen (George Washington University), follows new trends in critical theory as applied to Medieval studies71. Blog posts are also a useful reference for upcoming conferences and new publications. Launched in 2006, the blog is extremely active with regular contributions and announcements.

5.1.2. The Text Encoding Initiative

63 The Text Encoding Initiative is first and foremost an international consortium that develops, maintains, and publishes standards for encoding literary documents.72 The guidelines originated from a 1987 conference at Vassar College, in Poughkeepsie, New York, whose organizers sought to address the lack of long-term standards for storing and sharing data. As discussed above, the 1980s were driven by software standards that, in order to ensure company profits, were not interchangeable. As the TEI official website explains, the guidelines for encoding literary texts came from a concern that the entrepreneurial forces which drive information technology forward would impede such integration by the proliferation of mutually incompatible technical standards73. 64 The guidelines proposed by the TEI have provided a robust international standard that addresses the specificities of literary documents. The guidelines “define a ‘tag set’ of XML ‘elements’ that are used to encode texts, along with ‘attributes’ used to modify the elements”74. The TEI tags can be used to describe for example the nature of primary sources and their narrative structure, to detail physical features of a manuscript, and to record names and dates. For medievalists, the TEI markup language can even be used to encode physical features of a manuscript’s binding, the idiosyncrasies of a scribal hand,

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or the presence and nature of illuminations. The ultimate advantage of a TEI encoded edition is longevity (the code is not software specific) and its currency within international academic and library circles.

65 A 2012 survey completed by Burghart and Rehbein found that the majority of the TEI community resides either in Europe – in particular France – or North America, making these two geographic areas the center of TEI encoding activity75. More specifically, 23% of the respondents were from the United States, 22% from France, and only 3% from Canada. Consistent Unsworth’s conclusions, medievalists are quick to embrace new technologies: the largest group of surveyed TEI users are now medievalists, at around 35%76. 66 As Robinson has pointed out, learning TEI is a significant hurdle for medievalists wanting to undertake a digital edition77. The Burghart survey offers encouraging insight into this problem; most scholars using TEI did not learn it formally in a course, but are either self-taught, or have learned TEI by doing it78. This survey found too that most medievalists who develop skills in TEI are interested in applying this technology in manuscript studies: 85% of projects surveyed use the TEI Guidelines for manuscript description79. 67 There are excellent online resources to help medievalists develop a working competency in TEI encoding, including TEI by Example, the University of Nebraska- Lincoln’s Basic Guide to Text Encoding, and the site A Gentle Introduction to XML, which is published by the TEI consortium80.

5.1.3. TAPAS

68 The TEI Archiving, Publishing, and Access Service (TAPAS) is an emerging platform (launched in 2014) that provides a low-cost means for TEI document publishing and archiving. The service is intended for researchers, librarians, and students who do not have institutional support and who need to store their TEI data in a stable, long term repository. The value to digital medievalists with limited institutional support is therefore obvious. The TAPAS was launched in 2014 and development is still ongoing. Its TEI advisory board consists of many of the most active North American digital scholars, including Andrew Ashton (Brown University), Julia Flanders (Northwestern University), Scott Hamlin (Wheaton College), John Unsworth (Brandeis University), and Patrick Yott (Northeastern University).

69 The TAPAS project emerged from the efforts of private liberal arts colleges: Wheaton College, Willamette University, Hamilton College, Vassar College, Mount Holyoke College, and the University of Puget Sound. Brown University and the University of Virginia later joined this team. The U.S. Institute of Museum and Library Services and the National Endowment for the Humanities have funded the project. Flanders and Hamlin write that TAPAS readers will have a corpus-level interface through which those new to TAPAS can explore, find projects and texts of interest, analyze the TEI encoding used, and perform other corpus-level activities81. 70 A similar project is the Canadian Writers Research Collaboratory (CWRC, http:www.cwrc.ca), which provides storage for digital projects on literature published by Canadian scholars, or projects on Canadian literature.

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71 Finally, the Medieval Electronic Scholarly Alliance (MESA) is an international federation of online digital resources, digital medievalists, and institutions82. The goals of MESA are “to provide a community for those engaged in digital medieval studies and to meet emerging needs of this community”. Another important component of MESA is its two-tiered system of peer review, making it an asset to pre-tenure researchers in the Digital Humanities83.

5.1.4. Text Transcription

72 There are several systems developed to aide medievalists transcribe directly from their digital manuscript images. The oldest, developed in the 1980s at the University of Southern Mississippi, is a collation and transcription program developed for the DigitalDonne project 84. The software has been continually updated and is free for download.

73 Another useful online resource is T-Pen, or Transcription for Editorial and Paleographical Notation, developed by James Ginther (St. Louis University) for web- based manuscript transcription. Users can upload manuscript facsimiles, transcribe lines using a useful interface, and create projects in which researchers in other institutions can participate. 74 Another resource is FromThePage, which allows functionality similar to T-Pen85. This free software offers a range of features, including version control and wiki-style editing, which creates a platform for collaborative transcription and text editing.

5.2. Tools for Image

5.2.1. Digital Curation

75 For medievalists working with large image sets, there are several options for digital curation86. First of all, the International Journal of Digital Curation is a publication devoted to issues and technology in digital curation. This journal is general in scope, but provides a starting point for medievalists designing their own curation project. For medieval studies specifically, Digital Humanities Quarterly has devoted volume 7.2 to the topic of curating digital spaces87.

76 The University of Western Ontario, through a research project of the CulturePlex Lab, has designed Yutzu, an easy-to-use yet effective platform for displaying image collections. Yutzu is collaborative and works well for teaching and for research teams88. For projects that require a greater level of formal curation, George Mason University has designed Omeka with museums, libraries, and archivists in mind. Omeka adheres to recognized metadata standards, specifically the Dublin Core standards, and is an open source web-publishing platform funded in part by the Andrew W. Mellon Foundation89. A plugin to Omeka is Neatline which, as its site presentation explains, is a geotemporal exhibit-builder that allows you to create beautiful, complex maps, image annotation, and narrative sequences from Omeka collections of archives and artifacts90. 77 Neatline, designed by the University of Virginia’s Scholar’s Lab, creates a professional visualization for archived data91.

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5.2.2. Image Annotation

78 As a text-based XML language, TEI is not applicable to projects with aims to annotate digitized manuscript images, illuminations, art, or maps, all of which are central to many medievalists’ research. There are several promising North American projects underway that would allow medievalists to take full advantage of the digital reading environment, linking text, image, and commentary. Furthermore, an effort led by the Stanford University libraries and the British Library has organized the International Image Interoperability Framework (IIIF), which would provide researchers a set of standards for annotating and sharing images92. The Digital Medieval Manuscript Initiatives, a part of the Stanford project, is working to develop an infrastructure for repositories of digital medieval manuscript facsimiles93. The tools profiled below, DM and ImageMAT, are only two examples of annotation tools emerging from universities in the United States and Canada. There are many more, but these two serve as examples of what is available to the medievalist designing a digital text environment.

79 With a Digital Humanities Implementation Grant from the National Endowment for the Humanities, the Schoenberg Institute for Manuscript Studies at the University of Pennsylvania is developing “DM: Tools for Digital Annotation and Linking”, which enables users to markup digital manuscript images. The current phase of the project stems from the earlier Digital Mappaemundi project, a partnership between Martin K. Foys (University of Wisconsin-Madison), editor of the Bayeux Tapestry, and Shannon Bradshaw (Drew University). The project moved to the Schoenberg Institute in 2014, and Dorothy Carr Porter is now the technical lead94. As the website explains, There are four types of resources with which DM permits the user to work: images, texts, and fragments of images or texts as marked out by a user95. 80 ImageMAT is another solution for image annotation. The project is based at the University of Waterloo and was awarded a Mellon grant in 2010 to develop the tool under the direction of Christine McWebb, associate professor of French at Waterloo96. The project is partnered with other leading digital humanities projects, including the Digital Library for Medieval Studies (Johns Hopkins University), T-Pen (St. Louis University), and Open Annotation Collaboration97. ImageMAT, as its site presentation explains, will be a web-based image annotation tool designed to facilitate and perfect online searches, information aggregation, annotation, and self-organizing knowledge of enriched multi-representational databases98. 81 ImageMAT is collaborating with the IIIF in its effort to develop international standards for image sharing and annotation.

82 Finally, a note on digital imaging techniques for medievalists working with damaged manuscripts. The Lazarus Project, based at the University of Mississippi, uses multi- spectral imaging techniques to access damaged texts. Computing hardware and algorithms for image processing “allow imagery to be generated from texts that have been damaged or erased”, including damage from water and fire99. A new collaboration on the horizon for the Lazarus Project involves the Early Manuscripts Electronic Library and the city of Chartres. This collaboration will digitally reconstruct texts damaged by the Allied bombing of the city, including the Heptatechon of Thierry of Chartres and other documents fused into bricks100.

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6. Conclusion

83 Scholarly digital editing is at a crossroads as advanced imaging technology allows virtual access to the material minutiae of manuscript parchment. Researchers like Christoph Flüeler (Université de Fribourg) ask whether ultra high-resolution manuscript facsimiles question the relevance of the critical edition101. If the traditional edition is an attempt to represent the material artifact in print, do the vivid images of modern digital libraries render the print edition obsolete? Could an edition simply be a high-resolution image of the object with annotation software to facilitate reader access to text? With IIIF standardization protocols for image resolution, presentation, access, and dissemination, scholars will be able to rely to a greater extent on the digital artifact as the critical object. Diplomatic editions will still ease the user’s access to the manuscript image, but it may no longer be necessary to describe a scribal omission in footnotes; one could simply show it102.

84 Other possibilities for the critical edition are also on the horizon. Ray Siemens (University of Victoria), in his article “An approach to understanding the electronic scholarly edition in the context of new and emerging social media”, brings to our attention the possibilities of what he calls the ‘social edition.’ For Siemens, this emerging possibility for textual emendation would “extend our understanding of the scholarly edition in light of new models of edition production that embrace social networking and its commensurate tools.”103 Will the Digital Humanities allow medievalists to collectively interpret and edit a manuscript witness? Will frameworks based on social media allow archivists of medieval art to collaboratively curate inter- institutional galleries? In this discussion, we have seen some initial activity in this new social dimension: the RRDL, the PPEA, and the Cantus database all invite collaboration in database creation. 85 Whatever the future of the scholarly edition, the survey of North American researchers, projects, and initiatives is clear on one point: medieval studies is well on its way to becoming a digital system. The scholarly edition must respond accordingly, and digital approaches must be embraced as serious academic pursuits. Computer technology is a fundamental component of even the most conservative medievalists’ work. Paradoxically, a return to parchment and ink is indeed in order, and digital access has made this possible. North American digital medieval studies, however vigorous and innovative, lag behind European institutions who have maintained a tradition of training in codicology, paleography, and philology. American and Canadian institutions will need to respond accordingly; graduate students in medieval studies, eager to embrace the Digital Humanities, will need courses in codicology and palaeography to reap its benefits.

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APPENDIXES

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35. University of Waterloo (MARGOT project): The Electronic Campsey Project. 36. University of Waterloo: CANTUS Database. 37. Ursinus College: Wulfstan’s Eschatological Homilies. 38. Washington and Lee University, University of Texas, Austin: The Cid Project. 39. Washington and Lee University, Loyola University Maryland University of South Florida: The Huon d’Auvergne Digital Edition.

NOTES

1. For a discussion on the nature of Digital Humanities, see for example Between Humanities and the Digital, Patrik Svensson, David Theo Goldberb, ed., Cambridge, MA, The MIT Press, 2015 ; John Unsworth, "What is Humanities Computing, and What is Not ?," Jahrbuch für Computerphilologie 4, Paderborn, Mentis Verlag, 2002 ; and Susan Schreibman, Ray Siemens, A Companion to Digital Literary Studies, Oxford, Blackwell, 2008 : http://www.digitalhumanities.org/companionDLS/. 2. www.whatisdigitalhumanities.com 3. Elena Pierazzo, Digital Scholarly Editing : Theories, Models and Methods, Burlington, VT, Ashgate, 2015, p. 4. 4. MLA Guidelines for Evaluating Work in Digital Humanities and Digital Media : www.mla.org/ guidelines_evaluation_digital 5. University of Nebraska-Lincoln, Center for Digital Research in the Humanities, “Promotion & Tenure Criteria for Assessing Digital Research in the Humanities” : http://cdrh.unl.edu/articles/ promotion ; see also the Carolina Digital Humanities Initiative (UNC) site for a collection of contributed essays : digitalhumanities.unc.edu/resources/valuing-evaluating-dh-practice. 6. Jerome McGann for example discusses the urgency for humanists to adapt to the digital age. See Jerome McGann, A New Republic of Letters : Memory and Scholarship in the Age of Digital Reproduction, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2014. See especially page 20. 7. For a survey of other early innovators of computer technology in medieval studies, including Father Roberto Busa’s work on a concordance of the works of St. Thomas Aquinas, began in 1946, see John Unsworth, “Medievalists as Early Adopters of Information Technology”, Digital Medievalist 7, 2012. See also Busa’s foreword to the Companion to Digital Humanities, Oxford, Blackwell, 2004, p. xvi-xxi. 8. For another account of the International Congress programs, see Dorothy Carr Porter, “Medievalists and the Scholarly Digital Edition”, Scholarly Editing 34, 2013. 9. Ibid., p. 2. 10. www.notabene.com/support_publishing 11. Session 142, Computers at Kalamazoo I : Directions in Medieval Computing, “Medieval Texts and the Text-Encoding Initiative”, C. Michael Sperberg-McQueen, University of Illinois, Chicago. 12. The Electronic Beowulf : ebeowulf.uky.edu ; for more on the early electronic editions, see Peter Robinson, “Current issues in making digital editions of medieval texts – or, do electronic scholarly editions have a future ?”, Digital Medievalist 1, 2005, §1-5. 13. The Piers Plowman Electronic Archive : piers.iath.virginia.edu. 14. Porter, “Medievalists”, p. 2. 15. www.wmich.edu/medieval 16. Program to the 31st International Congress on Medieval Studies (May 9-12, 1996), fourth page of front matter. 17. There are many introductory sources to electronic scholarly editing : Digital Critical Editions, Daniel Apollon, Claire Bélisle, Philippe Régnier, ed., Urbana, IL, University of Illinois Press, 2014 ; John Bryant, The Fluid Text : A Theory of Revision and Editing for Book and Screen, Ann Arbor, MI, University of Michigan Press, 2002 ; Electronic Textual Editing, Lou Burnard, Katherine O’Brian

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O’Keeffe, John Unsworth, ed., New York, NY, Modern Language Association, 2006 ; Susan Hockey, Electronic Texts in the Humanities : Principles and Practice, Oxford, Oxford University Press, 2000 ;A Companion to Digital Literary Studies, Susan Schreibman, Ray Siemens, ed., Oxford, Blackwell, 2004 & 2007 : http://www.digitalhumanities.org/companionDLS/; Electronic Text : Investigations in Method and Theory, Kathryn Sutherland, ed., Oxford, Clarendon, 1997. 18. Patrick Sahle, “What is a scholarly digital edition (SDE) ?”, Proceedings of the NeDiMAH Expert Meeting and Workshop on Digital Scholarly Editions. The Hague 2012, Matthew Driscoll, Elena Pierazzo, ed., Cambridge, Open Publishers, forthcoming. Sahle’s definition is available at : http:// www.digitale-edition.de/vlet-about.html 19. Ray Siemens, “Toward modeling the social edition : An approach to understanding the electronic scholarly edition in the context of new and emerging social media”, Literary and Linguistic Computing 27-4, 2012, p. 445-461. 20. For functionality of digital editions, see Hans Walter Gabler, “Theorizing the Digital Scholarly Edition”, Literature Compass 7-2, 2010, p. 43-56. 21. These terms reference George P. Landow, Hypertext : The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992, 11. For the hypertextual edition, see C.B. Faulhaber, “Textual criticism in the 21st century”, Romance Philology 45, 1991, p. 123-48 ; and The Literary Text in the Digital Age, Richard J. Finneran, ed., Ann Arbor, MI, University of Michigan Press, 1996. 22. Stephen Nichols, “Introduction : Philology in a Manuscript Culture”, Speculum 65-1, 1990, p 1-10. 23. Jerome McGann, The Textual Condition, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1991, p. 13. 24. Rethinking the New Medievalism, R. Howard Bloch, Alison Calhoun, Jacqueline Cerquiglini- Toulet, Joachim Küpper, Jeanette Patterson, ed., Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2014. 25. Landow, Hypertext 11. See also George P. Landow, Hypertext 2.0 : The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997. 26. Landow, Hypertext 2. 27. Franco Moretti, Graphs, Maps, Trees : Abstract Models for a Literary History, London, Verso, 2007. 28. Franco Moretti, Distant Reading, London, Verso, 2013. 29. Franco Moretti, “Conjectures on World Literature”, New Left Review 1, 2000, p. 54-68. Citation on p. 57. 30. Ibid., p. 57. 31. For a discussion of the impact of Moretti’s ideas on Digital Humanities, see Shawna Ross, “In Praise of Overstating the Case : A review of Franco Moretti, Distant Reading (London : Verso, 2013)”, Digital Humanities Quarterly 8-1, 2014. 32. In his introduction to a Digital Humanities round table at the 2000 International Congress of the Société Rencesvals, Cesare Segre raised similar concerns. See Cesare Segre, “Présentation de la table ronde”, L’Épopée romane. Actes du XV e Congrès international Rencesvals. Poitiers, 21-27 août 2000, Gabriel Bianciotto, Claudio Galderisi, éd., Poitiers, Université de Poitiers Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale, 2002, p. 1027-1030. 33. Jessica Pressman and Lisa Swanstrom, “The Literary And/As the Digital Humanities”, DHQ 7-1, 2013, §2. 34. For other discussions on digital reading, see Jerome McGann, Radiant Textuality : Literature after the World Wide Web, New York, Palgrave, 2001. More recent essays include David Dowling, “Escaping the Shallows : Deep Reading’s Revival in the Digital Age”, Digital Humanities Quarterly 8-2, 2014 ; Ryan Szpiech, “Cracking the Code : Reflections on Manuscripts in the Age of Digital Books”, Digital Philology 3-1, 2014, p. 75-100 ; and David Hoover, “The End of the Irrelevant Text : Electronic Texts, Linguistics, and Literary Theory”, Digital Humanities Quarterly 1-2, 2007. 35. Stephen P. McCormick, “A Contextual Analysis of Two Franco-Italian Manuscripts of the Huon d’Auvergne Romance Epic”, Digital Philology (forthcoming).

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36. See, for example, Martin K. Foys, Virtually Anglo-Saxon : Old Media, New Media, and Early Medieval Studies in the Late Age of Print, Gainsville, University Press of Florida, 2007. 37. Peter Robinson, “Current issues in making digital editions of medieval texts – or, do electronic scholarly editions have a future ? ”, Digital Medievalist 1, 2005, §12. 38. Ibid., §8. 39. Porter, “Medievalists”, p. 8. 40. Gabler, “Theorizing”, p. 43 ; for further discussion of the role of print in the digital age, see Elizabeth Bergmann Loizeaux, Neil Fraistat, Reimagining Textuality : Textual Studies in the Late Age of Print, Madison, WI, University of Wisconsin Press, 2002. 41. Stephen Nichols, “Materialities of the Manuscript”, Digital Philology 4-1, 2015, p. 26-58 ; McGrady cited on page 29. 42. Ibid., p. 37. 43. Ibid. 44. The Bayeux Tapestry Digital Edition : Online and CD-ROM, Martin K. Foys, ed., Leicester, Scholarly Digital Editions, 2003. 45. The Iconic Page in Manuscript, Print, and Digital Culture, George Bornstein, Theresa Lynn Tinkle, ed., Ann Arbor, University of Michigan Press, 1998. 46. For a discussion of funding in Digital Humanities in Canada, see Lynne Siemens, “Developing Academic Capacity in Digital Humanities : Thoughts from the Canadian Community”, Digital Humanities Quarterly 7-1, 2013. 47. Alix Keener (University of Michigan) explores the potentially thorny relationship between scholars and their supporting library in “The Arrival Fallacy : Collaborative Research Relationships in the Digital Humanities”, Digital Humanities Quarterly 9-2, 2015 ; see also Ashley Reed, “Managing an Established Digital Humanities Project : Principles and Practices from the Twentieth Year of the William Blake Archive”, Digital Humanities Quarterly 8-1, 2014. 48. Digital Humanities Quarterly has published a series of articles on this question : See Matthew G. Kirschenbaum, “Done : Finishing Projects in the Digital Humanities”, Digital Humanities Quarterly 3-2, 2009 ; William A. Kretzschmar. Jr., “Large-Scale Humanities Computing Projects : Snakes Eating Tails, or Every End is a New Beginning ?”, Digital Humanities Quarterly 3-2, 2009 ; Peter M. W. Robinson, “The Ends of Editing”, Digital Humanities Quarterly 3-3, 2009 ; see also John Lavagino, “Completeness and Adequacy in Text Encoding,” The Literary Text in the Digital Age, ed. Richard J. Finneran, Ann Arbor, MI, University of Michigan Press, 1996, 63–76 ; and Nick Montfort, Noah Wardrip-Fruin, Acid-Free Bits : Recommendations for Long-Lasting Electronic Literature, Version 1, Electronic Literature Association, 14 June 2004 : http://eliterature.org/programs/pad. 49. Chrétien de Troyes, Le Chevalier de La Charrette, Alfred Foulet, Karl D. Uitti, ed., Paris, Textes Littéraires du Moyen Âge 8, 1989. 50. For more on the process, see Cinzia Pignatelli, Molly Robinson, Karl D. Uitti, Chrétien de Troyes : Le Chevalier de la Charrette (Lancelot). Le "Project Charrette" et le renouvellement de la critique philologique des textes, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2002 ; see also Cinzia Pignatelli, “L’archive du ‘Projet Charrette’ : huit manuscrits prêts à se livrer”, Ancien et moyen français sur le web. Enjeux méthodologiques et analyse du discours, Pierre Kunstmann, France Martineau, Danielle Forget, ed., Ottawa, Les Éditions David, 2003, p. 203–20. 51. www.princeton.edu/~lancelot/ss/media/docs/The-Charrette-Project-2006.pdf. 52. Gina Greco, Toby Paff, Peter Shoemaker, “The ‘Charrette’ Project : Manipulating Text and Image in an Electronic Archive of a Medieval Manuscript Tradition”, Computers and the Humanities 30-6, 1996-1997, p. 407-15. Citation p. 408. 53. Ibid., p. 408. 54. Gina L. Greco, “L’édition électronique de textes médiévaux : théorie et pratique”, L’Épopée romane. Actes du XVe Congrès international de La Société Rencesvals, Poitiers 21-27 août 2000, Gabriel

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Bianciotto, Claudio Galderisi, ed., Poitiers, Université de Poitiers, Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale, 2002, p. 1045–49. Citation page 1046. 55. Pignatelli, “L’archive”, p. 209. 56. Greco, “L’édition électronique”, p. 1048. 57. Alvarado, “Report on Creating a Snapshot”, p. 2. 58. romandelarose.blogspot.com 59. Roman de la Rose Blog : romandelarose.blogspot.com, entry from Thursday, March 13, 2014. 60. For detailed project history, see Hoyt N. Duggan, “A Progress Report on The Piers Plowman Electronic Archive”, Digital Medievalist 1, 2004 ; SEENET has published the Piers Plowman electronic editions in conjunction with the University of Michigan Press and Boydell & Brewer. See : http://www3.iath.virginia.edu/seenet/publications.html. 61. For an explanation of manuscript sigla and a list of extant manuscripts, see Duggan, “A Progress Report”, §17. 62. piers.iath.virginia.edu/about/creating.html. 63. uwaterloo.ca/margot. 64. Debra Lacoste, “The Cantus Database : Mining for Medieval Chant Traditions”, Digital Medievalist 7, 2012. See §3 for project history. 65. cantusdatabase.org/about. 66. For a detailed discussion of database functions and features, see Lacoste, “The Cantus Databas”. 67. TAPoR : http://www.tapor.ca ; DiRT : dirtdirectory.org. 68. adho.org. 69. Stephen G. Nichols, Nadia R. Altschul, “Digital Philology : A Journal of Medieval Cultures”, Digital Philology 1-1, 2012, 1p ; -2. 70. modernmedieval.blogspot.com. 71. www.inthemedievalmiddle.com. 72. www.tei-c.org. 73. www.tei-c.org/About/history.xml. 74. www.tei-c.org/Support/Learn/intro.xml. 75. Marjorie Burghart and Malte Rehbein, “The Present and Future of the TEI Community for Manuscript Encoding”, Journal of the Text Encoding Initiative 2, 2012, §16-17. 76. Unsworth, “Medievalists Early Adopters”. 77. Cite Robinson, “Current Issues”, §14. 78. Burghart, “Present and Future”, §29. 79. Ibid. §44. For the TEI guidelines on manuscript description (msDesc), see : http://www.tei- c.org/release/doc/tei-p5-doc/en/html/ref-msDesc.html. 80. www.teibyexample.org, cdrh.unl.edu/articles/basicguide, www.tei-c.org/release/doc/tei-p5- doc/en/html/SG. 81. Julia Flanders, Scott Hamlin, “TAPAS : Building a TEI Publishing and Repository Service”, Journal of the Text Encoding Initiative 5, 2013. 82. www.mesa-medieval.org. 83. www.mesa-medieval.org/about/peer-review 84. donnevariorum.tamu.edu/resources/down/index.html. 85. beta.fromthepage.com. 86. For groundbreaking work with image in the digital environment, see especially Martin K. Foys, The Bayeux Tapestry Digital Edition ; the Rossetti Archive is also an important standard for digital curation : http://www.rossettiarchive.org. 87. www.digitalhumanities.org/dhq/vol/7/2/index ; see also, Deena Engle, Marion Thain, “Textual Artifacts and their Digital Representations : Teaching Graduate Students to Build Online Archives”, DHQ 9-1, 2015.

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88. www.yutzu.com. 89. dublincore.org. 90. neatline.org. 91. scholarslab.org. 92. This effort is referred to as Shared Canvas. See iiif.io/model/shared-canvas/1.0/index.html. See the Stanford Library project presentation at library.stanford.edu/projects/international- image-interoperability-framework 93. Stanford Libraries, Digital Medieval Manuscript Initiatives https://lib.stanford.edu/dmm. 94. For a detailed description of the first stages of the DM project, see Shannon Bradshaw, Martin Foys, “Developing Digital Mappaemundi : An Agile Mode for Annotation Medieval Maps”, Digital Medievalist 7, 2011. 95. schoenberginstitute.org/dm-tools-for-digital-annotation-and-linking. 96. mellon.org/grants/grants-database/grants/university-of-waterloo/41000629 ; the tools website is http://mat.uwaterloo.ca/MAT. 97. openannotation.org. 98. mat.uwaterloo.ca/MAT/about-imagemat. 99. www.lazarusprojectimaging.com. 100. Gregory G. Heyworth, “Re : Lazarus Project”, message to Stephen P. McCormick, August 19, 2015, e-mail. 101. Christoph Flüeler, “Digital Manuscripts as Source Text and Edition”, 50 th International Congress on Medieval Studies, Kalamazoo, MI, 15 May 2015, conference presentation. 102. For a discussion of facsimile integration with digital edition, see Elena Pierazzo, “1.5 Raising the Stakes : Interactive Facsimiles and Gamification”, Digital Scholarly Editing, op. cit. For an example of facsimile integration with digital edition, see the Samuel Beckett Digital Manuscript project : www.beckettarchive.org. 103. Siemens, “Toward Modeling”, p. 447.

ABSTRACTS

This review article sets out to account for the role Digital Humanities plays in the editing of medieval texts in projects of Canadian and American digital medievalists. This study surveys the most important developments and trends in the last 15 years of digital text editing. Specific North American projects are profiled to examine how new methods and techniques are deployed. These projects include The Roman de la Rose Digital Library, John Hopkins University; The Princeton Charrette Project, Princeton University; The Piers Plowman Electronic Archive, University of Virginia; and The Cantus Database, University of Waterloo. This survey studies the advantages that digital text editing brings to both medievalists and the general public.

Cet article cherche à comprendre les pratiques de l’édition de texte en Amérique du Nord de ces 15 dernières années avec un regard particulier sur la réalisation des projets d’édition numérique. La discussion vise à donner un panorama bibliographique des éditions numériques les plus importantes de cette période et à examiner les problèmes théoriques associés à la transformation de la page manuscrite en page numérique. À partir d’une sélection représentative de projets, l’article analyse le développement des méthodes et des résultats d’équipes novatrices tels que The Roman de la Rose Digital Library, John Hopkins University; The Princeton Charrette Project, Princeton

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University; The Piers Plowman Electronic Archive, University of Virginia et The Cantus Database, University of Waterloo. Cette analyse met en évidence le bénéfice apporté par ces projets aux médiévistes et à un public plus large.

Quest’articolo esamina i metodi e gli sviluppi della critica testuale nordamericana degli ultimi 15 anni con uno sguardo particolare sulla realizzazione di progetti digitali. Il saggio inizia con un sondaggio dei progetti digitali più importanti di questo periodo, mettendo in risalto specialmente i problemi teorici nel trasferimento del testo stampato allo schermo. Attraverso una selezione di progetti rappresentativi, il saggio traccia le innovazioni e i metodi di squadre di ricerca quale The Roman de la Rose Digital Library, John Hopkins University; The Princeton Charrette Project, Princeton University; The Piers Plowman Electronic Archive, University of Virginia; e The Cantus Database, University of Waterloo. L’analisi evidenzia soprattutto i vantaggi che questi progetti offrono sia ai medievisti sia ad un pubblico più esteso.

INDEX

Mots-clés: Canada, États-Unis d’Amérique, édition, humanités numériques Keywords: Canada, digital humanities, edition, United States of America nomsmotscles Guillaume de Lorris, Jean de Meun, William Langland Parole chiave: Canada, edizione, letteratura digitale, Stati Uniti d’America Subjects: Chevalier de la Charrette, Piers Plowman, Roman de la Rose

AUTHORS

STEPHEN P. MCCORMICK

Washington and Lee University

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Études & travaux

Entretiens

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Présentation

Francis Gingras

1 L’Institut d’Études Médiévales de Montréal a joué un rôle crucial dans le développement des études médiévales en Amérique. Fondé à Ottawa en 1932, l’Institut d’Études Médiévales est associé à l’Université de Montréal dès 1942. Installé au Couvent des Dominicains, où il bénéficie d’une bibliothèque de plus 50.000 volumes, l’Institut assure la formation des étudiants des cycles supérieurs (maîtrise et doctorat) en « sciences médiévales » jusqu’à la fin des années 1980. Depuis, le Centre d’Études Médiévales de l’Université de Montréal a pris le relais, regroupant des professeurs rattachés à différents départements disciplinaires (histoire, littérature, philosophie, histoire de l’art) et continue à former des médiévistes et à participer activement au développement des études médiévales en Amérique du Nord.

2 À l’occasion de ce numéro de Perspectives médiévales sur « Le Moyen Âge en Amérique du Nord », nous proposons la transcription de deux entretiens avec des témoins privilégiés de l’histoire de l’Institut. Le Père Benoît Lacroix, aujourd’hui centenaire, a bien connu l’Institut depuis sa fondation, en étant d’ailleurs le directeur de 1963 à 1969. Il revient sur les raisons qui peuvent expliquer le développement des études médiévales au Québec et au Canada à partir des années 1930 et témoigne des transformations liées aux changements sociaux et institutionnels des années 1960 et 1970. Madeleine Jeay, formée à l’Institut d’études médiévales dans les années 1970 et au début des années 1980, offre une vision de l’intérieur sur la formation et le cadre particulier qu’offrait l’Institut, tout en donnant des éléments de comparaison avec l’enseignement reçu en Europe, plus précisément en France, où elle a étudié jusqu’à la licence. L’un et l’autre permettent aussi de penser l’avenir des études médiévales en Amérique et la place singulière que peut encore occuper la médiévistique dans l’institution universitaire. 3 Ces entretiens ont été transcrits par Isabelle Delage-Béland.

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AUTEUR

FRANCIS GINGRAS

Université de Montréal

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Entretien avec Benoît Lacroix

Francis Gingras et Madeleine Jeay

Benoît Lacroix, né le 8 septembre 1915 à Saint-Michel de Bellechasse (au Québec), est un témoin privilégié de l’évolution des études médiévales au Canada. Après une licence en théologie obtenue en 1941 au Collège des Dominicains d’Ottawa, il complète un doctorat en sciences médiévales à l’Institut pontifical de Toronto en 1951, alors qu’il a déjà commencé à enseigner à l’Institut d’études médiévales de Montréal, alors nouvellement associé à l’université de Montréal. Il poursuit des études postdoctorales à l’École Pratique des Hautes Études à Paris (1952-1953), à l’École Nationale des Chartes (1953) puis à l’université Harvard (1959-1960) avant de diriger l’Institut d’Études Médiévales de l’université de Montréal de 1963 à 1969. Il est l’auteur, notamment, d’Orose et ses idées, Paris, Vrin, 1965 et de L’Historien au Moyen Âge, Paris / Montréal, Vrin / Institut d’Études Médiévales, 1971. Il nous a quittés le 2 mars 2016 à l’âge de 100 ans.

Cet entretien a été réalisé le 22 juin 2015 au couvent des Dominicains de Montréal. Francis Gingras et Madeleine Jeay – Pour aller à l’encontre d’une idée reçue, on pourrait dire que les études médiévales sont centrales dans l’histoire du Canada français et du Québec. Qu’en pensez-vous ? Benoît Lacroix – Les études médiévales, telles qu’elles se sont développées ici, sont nées en Europe. Sans les Européens, sans le Père Chenu, par exemple, et Étienne Gilson, cela n’aurait pas eu lieu. C’étaient des amis ; ils ont d’abord fondé un Institut d’Études Médiévales à Toronto, puis nous avons fondé l’Institut d’Études Médiévales à Ottawa. C’est intéressant, parce qu’il n’y avait aucune concurrence, il y avait simplement un besoin culturel de revenir aux sources de ce qu’on appelait à l’époque le Canada français. C’était un besoin instinctif. Et moi, le petit jeune, je suis arrivé au moment où ils étaient déjà en route. La présence de Chenu sur place, moi qui étudiais à Toronto… : tout cela est à mettre en relation, sans aucune préméditation officielle, et c’est ce qui est intéressant. Il n’y avait pas de projet public. Je crois que les études médiévales correspondaient à un besoin de durer. Les Canadiens français n’étaient pas certains de durer. Gilson, Français comme il était,

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sentait ce besoin. Il était venu en Amérique, il avait aussi enseigné ailleurs. C’est une espèce de « complot » – je ne dirais pas involontaire – pour, premièrement, répondre à ce besoin de durer. Le deuxième élément, à mon avis, est l’idée de filiation, une idée majeure. Nous sommes des Européens. Nos parents, nos grands-parents, nous sommes nés au XVIe, au XVIIe siècle, nous sommes des Européens. C’était la thèse de Gilson et c’était un peu la mienne, aussi, mais j’ai été influencé par lui. À l’époque, il fallait créer une institution. Toronto avait la sienne, et Ottawa avait un collège dominicain étroitement lié à Thomas d’Aquin. Ils étaient dans le vent et la plupart des professeurs du collège d’Ottawa passaient par l’Europe, plus précisément par le Saulchoir, un couvent d’études. Il y avait donc un lien précis entre l’Europe – et, plus spécifiquement, la France – et le Canada français. Plus particulièrement, il existait un lien affectif avec le Saulchoir ; les jeunes allaient étudier là-bas. C’était merveilleux : le besoin instinctif de durer, la filiation à poursuivre et l’institution sont venus combler ce besoin sans que les gens en soient conscients. Nous étions surtout liés au Moyen Âge francophone, mais conscients que toutes les racines étaient européennes. Il n’y avait même pas de sentiment national, c’était une question de filiation, ce qui est tout à fait différent. F. G. / M. J. – Très différent en effet, puisque, en Europe, les études médiévales avaient contribué directement à construire le sentiment national. B. L. – Oui. Du point de vue culturel, c’est très beau à penser : une fidélité qui n’est pas commanditée par l’argent ou par des moyens extérieurs. Il s’agit d’une fidélité instinctive : je veux continuer, pour continuer, je veux savoir qui je suis et pour savoir qui je suis, je dois revenir à mes origines. F. G. / M. J. – Et vous, à l’époque, comme jeune Canadien français, jeune Québécois, que retrouviez-vous dans le Moyen Âge ? Qu’est-ce qui vous a attiré ? B. L. – Je retrouvais mon milieu rural, je retrouvais mes mots… F. G. / M. J. – Vous retrouviez aussi les légendes, les histoires ? B. L. – Les légendes, oui, mais surtout les mots. Je venais d’un lieu où mon père parlait un français s’apparentant à celui des Acadiens, un français très correct. La preuve : à un certain moment, j’ai conduit chez mon père monsieur Henri-Irénée Marrou, alors professeur invité à l’Institut d’Études Médiévales. Ils ont passé la veillée ensemble sans se répéter et monsieur Marrou a dit :« je n’ai jamais pensé qu’il était possible qu’on se retrouve tous les deux – je suis un Marseillais et votre père, un habitant près des Amérindiens – sans avoir à s’expliquer sur nos mots ». La parenté des mots était donc très importante. En un sens, c’était notre manière de survivre. En valorisant les mots, on valorise la langue, on apprend la culture et on revient aux sources. C’est très simple, mais cela a été vécu concrètement à travers des institutions et des personnes. En même temps, comme j’avais été moi-même directeur de l’Institut d’Études Médiévales et plutôt présent à tout, je voulais sortir – c’était instinctif – de mon rang et de mon village, je voulais que ce soit international. Comme le Moyen Âge avait été influencé par des Juifs, qu’il avait été influencé par l’Orient, je m’étais mis dans la tête, avec des confrères, qu’il nous fallait un rabbin, puis idéalement un byzantiniste… Tout cela est arrivé, et c’est devenu un grand rêve. Concrètement, c’était une institution unique, plus forte que celle de Toronto parce qu’elle avait des incidences culturelles affirmées. Faire venir un rabbin pour enseigner la philosophie médiévale, faire venir quelqu’un en histoire de l’art, parmi

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les meilleurs auteurs, Raymond Klibansky, qui était un Juif très cultivé… : tout à coup, sans le vouloir, en nous battant contre l’Université (j’avais des appuis personnels pour m’aider), nous avons réussi à passer à travers les résistances institutionnelles, à imposer des programmes. Cela les mystifiait. À l’époque, c’était la seule institution qui était à la fois internationale et interculturelle, qui s’occupait de l’Orient et qui, en même temps, avait cette composante juive. F. G. / M. J. – Dans le journal du poète québécois Saint-Denys Garneau, que vous avez édité, on trouve, comme chez les autres auteurs de la Relève, une certaine idée du Moyen Âge, d’un « Nouveau Moyen Âge » qui apparaît comme salutaire dans le Québec des années 1930. Quelle vision du Moyen Âge trouvait-on chez ces gens qui n’étaient pas médiévistes ? B. L. – C’étaient des gens de culture. Saint-Denys Garneau et Robert Élie incarnaient l’intelligence et la finesse même. C’étaient des gens très cultivés qui, dans leurs relations personnelles, privilégiaient l’Europe. Quand Albert Béguin vient au Québec, c’est un dieu, même chose pour Jacques Maritain. Ils gardaient une source d’inspiration qui était européenne. D’autre part, chez les Garneau, la mère était une aristocrate – on pourrait discuter sur la manière… – et le passé était donc très important. Il y avait un grand respect pour le passé. F. G. / M. J. – Ils trouvaient un berceau européen dans le Moyen Âge ? B. L. – Oui, beaucoup plus que chez Anne Hébert, par exemple, la cousine de Saint- Denys Garneau. Pour son père, Maurice Hébert, la littérature et la protection de sa fille comptaient avant tout. C’était un autre monde, tandis que chez les Garneau, Robert Élie et Jean Lemoyne, Jacques Maritain et tout ce groupe d’Européens proches du personnalisme chrétien, étaient lus et relus. Même si Garneau est allé faire un tour en Europe et qu’il a manqué son coup, cette idée du retour à la source restait. Tout ce groupe était intéressant. C’est le temps du Moyen Âge au Québec, c’est le temps des études médiévales. F. G. / M. J. – Oui, et c’est pourquoi le lien m’avait frappé. On est au moment de la naissance de l’Institut d’Études Médiévales, à Toronto, puis à Ottawa. Tous ces mouvements sont contemporains. Quelque chose semble encore se passer au Québec dans le rapport au Moyen Âge dans l’après-guerre. Vous avez écrit un article autour de 1950 intitulé « Pourquoi aimer le Moyen Âge quand on est Canadien français ? » B. L. – Cela avait séduit le vieux chanoine Groulx1. Il m’adorait pour cet article, mais j’avais aussi participé à la revue Maintenant et il ne pouvait pas accepter que je le fasse. Les intellectuels, c’est un monde, capable d’émotions un peu gauches. J’ai vécu beaucoup de choses avec ces gens. F. G. / M. J. – Le chanoine Groulx était là quand l’Institut a été rattaché à l’université de Montréal en 1942. Que pensait-il du fait qu’un Institut d’Études Médiévales soit rattaché, rapatrié à Montréal ? B. L. – Il voyait surtout que nous faisions attention au français et que nous respections l’institution. Il n’est pas entré dans le jeu de la filiation. Pour lui, nous répétions ce qu’il vivait et ce qu’il croyait. Nous n’avions rien d’original pour lui. Groulx était militant, alors c’est différent, en ce sens qu’il fallait toujours engager la nation. F. G. / M. J. – Est-ce que l’Institut est resté à l’écart de ces questions dans les années soixante, soixante-dix, alors que le Québec est en plein mouvement de redéfnition identitaire et nationale ? B. L. – Il aurait voulu, mais ce n’était pas facile. Parce que Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet l’ont oublié2. L’Institut est alors demeuré plutôt à l’écart

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tandis que les historiens de l’Institut d’histoire (futur Département d’histoire) se dirigeaient plutôt vers la position tenue par Séguin et s’intéressaient à la genèse de l’idée d’indépendance au Canada français. F. G. / M. J. – L’Institut d’Études Médiévale était aussi interdisciplinaire. Il n’y avait pas de cloisonnements disciplinaires. Vous avez vous-même travaillé en littérature, en philosophie, en théologie en plus, bien sûr, de l’histoire… B. L. – Oui. Nous n’avions aucune frontière. À l’époque, par exemple, nous avons fait venir de Sarajevo la musicologue Dujka Smoje, pour ouvrir l’Institut à la musicologie médiévale. Les frontières nous venaient de l’administration. Et à cette époque, il y avait le père Régis, qui n’avait peur de rien. Ils nous supprimaient, on continuait. F. G. / M. J. – Et qui était le père Régis ? B. L. – Il a été directeur de l’Institut d’Études Médiévales de l’université de Montréal, puis doyen de la Faculté de philosophie. C’était un Dominicain, philosophe très important, formé au Saulchoir, ami de Chenu, ami de Gilson. Il y avait quelque chose qu’on ne connaît plus beaucoup : une sorte de fédération entre les professeurs au nom de l’institution, au nom de l’étude du Moyen Âge sous toutes ses formes. F. G. / M. J. – L’un des principes forts de l’Institut tenait aussi au rapport entre les étudiants et les professeurs. B. L. – Oui, les étudiants faisaient partie de la vie. C’était très médiéval. Et ensuite, à l’époque, il n’était pas question de distinction entre les femmes et les hommes. On cherche un philosophe ? On pense à Germaine Cromb3. On l’engage. Il y avait tout un monde sans frontière, pour l’étude du Moyen Âge. Pour moi, pour répondre à votre question première, c’est l’étude de mes origines, de ma langue qui m’ont attiré et, pour plusieurs de mes confrères aussi : revenir à la source, connaître la première grammaire, la première logique… F. G. / M. J. – D’ailleurs, tout un autre aspect de votre travail porte sur la religion populaire et les cultures populaires. B. L. – Je me disais que c’est dans la religion populaire que je retrouve les obsessions médiévales. Parce que dans le catholicisme populaire du Québec, il y avait des obsessions, du cléricalisme à l’excès. Comme historien, cela ne m’étonnait pas, cette puissance du clérical, je la reconnaissais : c’est le Moyen Âge des clercs qui forme les universités et les collèges. J’arrivais ici et le clergé du Canada français possédait l’université – c’est le Moyen Âge ; il fonde les collèges – c’est le Moyen Âge encore. Du point de vue des institutions, nous sommes directement dans la même lignée historique. Ici, le clergé continuait la méthode médiévale – sans s’en rendre compte ; nous sommes arrivés alors que le clergé avait une grande importance politique, économique et sociale, de sorte que cela nous aidait. L’Institut ne voulait pas être clérical, mais il l’était malgré tout. F. G. / M. J. – À l’origine de l’Institut, vous étiez nombreux à être dominicains. B. L. – Nous étions dominicains. C’est formidable, la suite des choses est extraordinaire. Il y a eu Pietro Boglioni, Bruno Roy, Jacques Ménard… Nos meilleurs professeurs, qui étaient dominicains, sont sortis de l’Ordre, mais nous les avons gardés à l’Institut comme s’ils n’étaient pas sortis, ce qui est très fort. Ce n’était pas un geste prémédité. Notre principe était la compétence et non pas l’appartenance à l’Ordre.

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Quant au rôle de l’Ordre, ce n’est sans doute pas un hasard que les Dominicains aient été au cœur du développement des études médiévales au Québec. Les Dominicains ont joué un rôle, plus globalement, dans le développement du savoir au Québec, avec le père Lévesque, par exemple, pour l’essor des sciences sociales à l’Université Laval. Oui, les Dominicains étaient des gens attachés aux sources et non pas aux manuels et l’Institut d’Études Médiévales ne connaissait pas les manuels. Nous n’en parlions pas. Vous voulez connaître la Chanson de Roland ? Il faut l’étudier et la lire. C’était le retour aux sources. La filiation européenne m’apparaissait majeure. Il y avait une fidélité à l’Europe qui n’était pas du tout de style raciste. C’était une fidélité d’ordre culturel. F. G. / M. J. – Sans qu’il y ait pour autant un esprit de colonisé ? B. L. – Pas du tout. Nous n’avons pas pensé à la colonisation. Nous avons eu quelques problèmes lorsque de petites chicanes ont éclaté pendant le développement de l’Institut (rien de plus normal), comme lorsque quelqu’un voulait engager comme professeur un de ses amis belges. C’était difficile à faire passer, parce que tout engagement se faisait, pour nous, au nom de la compétence, et nous ne voulions pas entrer dans le schème du protectorat. Il fallait d’abord protéger la liberté académique. F. G. / M. J. – L’Université vous mettait-elle parfois des bâtons dans les roues ? B. L. – C’était extraordinaire, parce que nous avions des rapports humains, entre les professeurs et la direction de l’université. L’Université avait encore le rôle d’animatrice des études et il n’y avait pas tant de bureaucratie ! Par exemple, je téléphonais à monsieur Lortie, qui était alors secrétaire général de l’université, pour lui demander s’il y avait de l’argent disponible. Si je voulais absolument avoir Jacques Heers, d’Europe, qui a publié des livres extraordinaires, on l’avait. Ensuite – quand je vois la petite histoire – monsieur Marrou, qui venait enseigner ici, demeurait chez nous. Voilà des rapports humains, simples. Marrou se retrouve, comme par hasard, président à l’Institut franco-canadien. Comme par hasard, l’Institut franco-canadien est celui qui engage les professeurs français ici. C’était un charme. On y a pensé après. L’Institut d’Études Médiévales était un groupe d’amis. C’étaient des gens qui s’aimaient beaucoup, capables de se fréquenter, incluant les étudiants. C’était quelque chose d’assez unique. F. G. / M. J. – L’Institut, les gens que l’Institut a formés ont rayonné dans le Québec. L’Institut a rayonné, et pas seulement dans le monde universitaire. B. L. – Dans le monde entier, oui, partout. F. G. / M. J. – Dans la société civile, aussi, au Québec. B. L. – Oui, nous avons même formé un recteur, Paul Lacoste4, nous avons formé le premier directeur laïc du Département de philosophie, Vianney Décarie5. Gilles Plante, le fondateur de l’Ensemble Claude-Gervaise6, venait répéter chez moi. Quand les cours étaient terminés, on lui offrait la salle gratuitement. Ce qui m’a frappé, c’est de constater à quel point l’amitié permet à une institution de se développer d’une autre manière, sans le rituel académique normal, surtout sans la pesanteur des institutions. Mais c’est une façon de faire qui ne pourrait pas exister aujourd’hui. Je regarde comment l’Université fonctionne et combien la bureaucratie est devenue forte. Et même entre les professeurs, ce n’est pas du tout la même chose. Pensons aussi aux corporations étudiantes… C’est un autre monde. Les institutions ont besoin

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de se protéger, c’est normal. Nous étions un petit miracle au milieu de tout cela, oserais-je dire. L’amitié qui existait entre l’Europe et nous était très forte. La conviction qu’on ne pouvait pas devenir Québécois sans être d’abord intérieurement Français, mais pas dans un sens raciste, pas en termes de race, mais bien de culture, était très forte, comme le sens de la filiation, le sens de l’héritage. L’institution appartenait à une communauté fondée en deux sens. Il était impossible de demander mieux. En créant l’Institut, nous ne nous en apercevions pas, mais nous cherchions à nous valoriser nous-mêmes. F. G. / M. J. – Le départ du couvent des Dominicains vers les locaux de l’Université de Montréal marque -t-il une cassure, une rupture ? B. L. – Oui. Nous avons cherché à sauver la Bibliothèque, qui était très originale (100.000 volumes sur le Moyen Âge, très bien choisis, très bien tenus). Le jour où l’institution change de lieu, elle peut changer d’esprit. Néanmoins, il n’y a pas eu de malveillance officielle. F. G. / M. J. – Le départ de plusieurs collègues, qui ont quitté la vie religieuse tout en continuant à enseigner à l’Institut d’Études Médiévales, correspond à un moment où, dans l’histoire du Québec, se produisent aussi de grandes transformations. B. L. – Plutôt que d’être romantiques et de nous dire qu’un professeur n’est plus catholique, par exemple, nous nous demandions : « Qu’est-ce qu’il enseigne ? Quel est son pouvoir scientifique ? ». Je surveille parfois comment fonctionnent les universités, quand on commence à s’intéresser à des personnalités au lieu d’établir le principe de compétence. Mais à 100 ans, je ne veux pas faire de loi ! Cela m’a permis de méditer, de penser au déploiement des institutions. J’ai été intimement mêlé à la création de l’Institut d’Études Médiévales à Montréal, j’ai été le premier professeur invité ou presque. Ensuite, pour plusieurs raisons, je me suis retrouvé directeur, en lien avec l’université et les recteurs, que je connaissais très bien. F. G. / M. J. – Aujourd’hui, qu’est-ce qui est encore essentiel dans les études médiévales et qui doit être gardé, selon vous ? Pourquoi est-il encore important de faire des études médiévales ? Qu’est-ce qu’un Québécois de 2015 peut y trouver ? B. L. – En ce qui me concerne, c’est l’héritage. Tout le monde hérite. Tu as 20 ans, tu hérites, tu as 10 ans, tu hérites. F. G. / M. J. – Même en naissant, on vient avec quelque chose. B. L. – Je respecte une institution qui étudie l’héritage. J’ai complètement perdu de vue l’Institut d’Études Médiévales, l’Université. Il y a eu tellement de changements. Ensuite, je n’étais pas intéressé à revenir en arrière, et ce, pour toutes sortes de raisons (des raisons de santé, l’âge). Mais j’ai l’impression que les études médiévales sont une nécessité pédagogique. En même temps, il s’agit d’un lieu d’identité. F. G. / M. J. – Mais qui peut être ouvert, justement. L’Institut d’Études Médiévales l’a été rapidement avec l’idée d’avoir des Juifs, des Arabes qui discutent ensemble. Dans l’Institut, vous aviez cette mission de décloisonner et c’est sans doute encore plus urgent aujourd’hui. B. L. – Oui. Il faut garder une institution. Il faut que les gens comprennent que ce n’est pas une institution de pouvoir, mais une institution de savoir. Ce n’est pas une institution où il faut d’abord se demander combien il y a d’étudiants. F. G. / M. J. – C’est pourtant devenu le principal critère. B. L. – Oui, c’est le critère dominant. Cela me surprend, mais le même phénomène se produit dans les autres institutions. Nous sommes entrés sous le pouvoir de l’argent.

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La structure de notre société actuelle ne peut pas fonctionner sans ce pouvoir. On ne trouve plus la gratuité d’autrefois. Il faut calculer. Par ailleurs, j’observe chez les jeunes qui se dirigent vers différents secteurs (la musique médiévale, par exemple) des initiatives continues. Je trouve cela très beau de voir des jeunes se battre pour apprendre du latin sans même savoir pourquoi. F. G. / M. J. – Et on continue de former des étudiants. Le Centre d’Études Médiévales est maintenant une fédération de professeurs rattachés à différents départements disciplinaires. Cela fonctionne du point de vue de l’enseignement, mais il nous manque le lieu de rencontre dont vous parliez tout à l’heure. On organise quelques rencontres et conférences et il existe des lieux d’animation, mais ce n’est pas comme avoir un lieu à soi. B. L. – L’importance du lieu est majeure et il est difficile de trouver un lieu à l’université, car l’université ne se possède pas elle-même. Elle reçoit toujours des subventions. Même pour faire le ménage, les universités sont obligées de recevoir un budget ! Nous avons eu de la chance. Nous avons vécu une période spéciale de l’histoire du Canada français, du Québec, où nous avions encore les institutions à notre portée. F. G. / M. J. – Et, en même temps, le sentiment que les choses étaient possibles. Intellectuellement, il y avait quelque chose d’assez décloisonné, ce qui est fascinant. B. L. – Oui, c’est ce qui me fascine. F. G. / M. J. – Cette interdisciplinarité fondamentale de l’Institut était sans doute son principal atout. Quand on regarde un parcours comme le vôtre, comme celui de Jacques Brault, comme celui de Bruno Roy, il est fascinant de constater à quel point il touche à toutes sortes de choses : à la littérature, à l’histoire, à la pensée. Aujourd’hui, il serait très diffcile pour un professeur de faire un travail plutôt en histoire ou plutôt en philosophie. Non, on est soit historien, soit philosophe, soit littéraire. B. L. – L’idée de fédération me plaît, mais comment trouver un signe physique de la fédération ? À l’époque, nous avions la Bibliothèque, qui était le cœur de l’Institut. Je l’ai vu être montée depuis zéro. Actuellement, avec Internet, il y a de nouvelles manières de penser et de réunir. Ce n’est pas clair, ce n’est pas encore défini, mais il y a une nouvelle république des études médiévales, des médiévistes, qui se constitue. Je surveille l’Europe en ce moment, puisque les Européens ont tout de même une expérience universitaire séculaire. F. G. / M. J. – C’est intéressant qu’une Société de médiévistes européens choisisse de consacrer un numéro aux études médiévales en Amérique du Nord. B. L. – Oui, c’est intéressant que l’idée vienne de là. F. G. / M. J. – Oui, et qu’ils se tournent vers le Québec en nous disant que nous avons peut-être des choses à leur apprendre. B. L. – Je crois que oui : le sens de la filiation, le sens de l’héritage, le besoin d’avoir le sol, la terre ; le besoin des origines. Parce que les Américains n’ont pas la tendance aux origines. F. G. / M. J. – Ils se voient peut-être plutôt dans l’homme neuf, l’homme qui se réinvente continuellement. B. L. – Ce sont des missionnaires.

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F. G. / M. J. – Alors que pour nous, au Canada, il y avait cette idée de la terre, de la transmission du patrimoine. B. L. – Au Canada (au Canada anglais aussi), il y a le sens de l’héritage, le sens du passé. Mais arrivent en même temps – vous devez vous en rendre compte – tous ces gens qui viennent de tous les pays et qui apportent quelque chose. Il y a des gens qui connaissent d’autres Moyen Âge (le Moyen Âge bulgare, le Moyen Âge russe). Ils participent aussi de notre héritage. Les immigrants parlent beaucoup de leur passé, mais leurs enfants n’en parlent plus. C’est une drôle de société et c’est intéressant, à mon avis. En études médiévales, c’est ce qu’on pourrait appeler une réflexion clé. Ce n’est pas populaire, mais peu importe. F. G. / M. J. – Il y aussi maintenant une rupture par rapport à la ruralité. Autrefois, on était encore proche de la terre et du patrimoine, on pensait au patrimoine rural. Maintenant, on a perdu ce sens de la transmission. B. L. – L’oralité est passée au pouvoir médiatique, qui dit n’importe quoi. Il n’y a pas d’oralité profonde. Il y a des intérêts, néanmoins. Je pense à l’importance de Gilles Vigneault. Maintenant, il y a Fred Pellerin, qui s’inspire beaucoup du passé et ses affaires marchent. Je me dis que ce sont les racines qui veulent se manifester. Sur le plan universitaire, je ne veux pas être méchant, mais la qualité de la langue est menacée, ne croyez-vous pas ? Socialement, les Québécois ne sont plus tellement sensibles à la question de la langue et forcément, la qualité les touche peu. La question de l’avenir du français leur semble quelque chose d’assez ésotérique. Je caricature peut-être, mais qu’on parle français ou pas ne change rien, comme si la langue ne venait pas avec une vision du monde, comme si la langue n’était qu’un moyen de communication. C’est ce qui m’inquiète dans notre société, actuellement : on confond la communication, qui est très utile, et la langue, qui est porteuse de toute une histoire, d’une filiation. F. G. / M. J. – En ce moment, quand on enseigne la littérature du Moyen Âge au Québec, en 2015, il semble que ce soit aussi faire de la résistance. C’est utile, mais c’est parfois fatigant. On est continuellement à contre-courant. Et parfois, nager à contre-courant, c’est fatigant. On peut d’ailleurs étendre l’observation à toutes les sciences humaines : littérature, philosophie, histoire. Tout ce qui touche aux sciences humaines est à contre-courant en ce moment, c’est sûr. J’imagine, je suppose que cela changera. B. L. – C’est un courant capitaliste qu’on ne peut pas éviter. Par ailleurs, cela m’a beaucoup plu que vous parliez d’une façon de penser les études médiévales sous forme de fédération. Cela m’apparaît la solution. F. G. / M. J. – La fédération des professeurs-chercheurs dans un Centre d’études ne coûte pas trop cher aux institutions parce que les gens sont déjà dans les différents départements disciplinaires. B. L. – Vous avez tout à fait raison : une fédération nécessite quelqu’un qui y croit… et une bonne secrétaire ! Il faut quelqu’un qui y croit et on ne peut pas tous avoir des crises de foi en même temps. C’est très exigeant quand on essaie de fédérer ; il faut continuellement avoir cette foi.

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NOTES

1. Lionel Groulx (1878-1967), historien nationaliste, premier titulaire de la Chaire d’histoire du Canada à l’université de Montréal. 2. Michel Brunet, Guy Frégault et Maurice Séguin, tous trois historiens du Québec et du Canada et professeurs à l’université de Montréal, sont à l’origine de ce que l’on a appelé l’École historique de Montréal qui défendait la thèse selon laquelle la Conquête britannique expliquerait le retard socio-économique des Canadiens français. 3. Sœur Germaine Cromb introduit la phénoménologie de Husserl à la Faculté de philosophie de l’université de Montréal dans les années 1960. 4. Paul Lacoste, recteur de l’université de Montréal de 1975 à 1985. 5. Vianney Décarie (1917-2009), professeur au Département de philosophie de l’université de Montréal qu’il dirige de 1967 à 1970. Il avait aussi été auparavant fondateur et premier directeur de l’École Normale Supérieure de Montréal de 1961 à 1965. 6. Ensemble de musique ancienne et traditionnelle basé à Montréal.

INDEX

Parole chiave : Canada, Institut d’Études Médiévales de Montréal, studi medievali Keywords : Canada, Institut d’Études Médiévales de Montréal, medieval studies Mots-clés : Canada, études médiévales, Institut d’Études Médiévales de Montréal

AUTEURS

FRANCIS GINGRAS

Université de Montréal

MADELEINE JEAY

McMaster university

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Entretien avec Madeleine Jeay

Francis Gingras

Madeleine Jeay est diplômée de l’Institut d’Études Médiévales de Montréal, titulaire d’une maîtrise (1976) et d’un doctorat (1980) de cette institution, avec une thèse intitulée Les Évangiles des quenouilles : édition critique d’une œuvre du XVe siècle et analyse de contenu, publiée en 1985 en coédition Presses de l’Université de Montréal / Vrin. Elle a été professeure de littérature française du Moyen Âge à l’Université McMaster (Ontario) de 1983 à 2009. Elle est l’auteure, entre autres, du Commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (XIIe-XVe siècles), Genève, Droz, 2006 et de Poétique de la nomination dans la lyrique médiévale, Paris, Classiques Garnier, 2015.

Francis Gingras – En commençant, comment as-tu pris connaissance de l’existence de l’Institut d’Études Médiévales et d’où venais-tu quand tu es arrivée à l’Institut ? Quel était ton parcours ? Madeleine Jeay – J’avais une licence en Lettres modernes de l’Université de Bordeaux qui ne me menait pas à grand chose puisque l’avenue qui s’imposait était de tenter le CAPES ou l’agrégation, mais j’étais dans des conditions familiales qui ne me le permettaient pas. Je ne m’en sentais pas capable, avec un jeune enfant. Une suite de hasards m’a amenée au Canada, au Québec, à Montréal, où j’ai tout de suite trouvé un travail dans une école primaire privée et où j’ai compris immédiatement que ce n’était pas ma vocation. J’ai trouvé cela extrêmement dur. J’avais enseigné au niveau secondaire, après ma licence, dans la région de Bordeaux. Ce n’était pas l’idéal, mais cela allait. Enseigner aux petits est très difficile. Le hasard a fait que j’ai eu connaissance de l’Institut d’Études Médiévales et que j’ai compris tout de suite que cela correspondait aux besoins que j’avais à ce moment. F. G. – Comment t’avait-on présenté cet Institut ? Qu’en disait-on en 1971 ? M. J. – On disait que c’était un institut, c’est-à-dire un institut de recherche avec maîtrise et doctorat. Ayant une licence, je me disais que je pourrais être acceptée en maîtrise, éventuellement. On disait qu’il y avait une atmosphère de collaboration entre les professeurs et les étudiants, que les étudiants étaient tout de suite considérés comme des chercheurs (juniors, mais tout de même). Et comme je n’étais plus toute jeune et que j’avais déjà un parcours, il me semblait que cela correspondait

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à ce que je cherchais. Très vite aussi, on me l’a présenté comme un lieu interdisciplinaire ou multidisciplinaire et c’est vraiment ce qui m’a séduite. Parce qu’après une licence où j’avais fait de l’ancien français, de la littérature, des certificats d’histoire, j’aimais cette ouverture sur d’autres disciplines, et pas seulement la littérature. Il me semblait que cela allait me convenir. Et effectivement : j’ai été acceptée et tout de suite je me suis sentie très bien accueillie. F. G. – Est-ce qu’on le présentait comme un institut religieux, à l’époque ? M. J. – Pas du tout. Il y avait une sorte de paradoxe parce que c’était dans le cadre du couvent des Dominicains, la bibliothèque était logée dans le couvent des Dominicains, j’avais un espace de travail dans la bibliothèque du couvent et c’était un lieu rêvé parce qu’il était très calme. La seule chose qui pouvait rompre la paix et le silence était l’orgue de l’église. Nous étions au milieu des livres. Quand j’avais besoin d’un ouvrage, je me levais et j’allais voir. Il y avait d’autres étudiants qui travaillaient à leur thèse, ce qui permettait des échanges. À cette époque – j’ai été acceptée en 1972 –, les professeurs étaient, pour la majorité encore, des Dominicains. Certains des professeurs qui n’étaient pas dominicains avaient été dominicains. Il y avait donc ce lien évidemment substantiel avec l’Ordre dominicain et avec ce que l’Ordre dominicain représente de mieux, je crois, c’est-à-dire – et c’est quelqu’un qui vient des pays cathares qui le dit – le goût pour la recherche et pour le travail intellectuel. C’était vraiment l’orientation de l’Institut et à ce moment (dans les années 1970) – je ne peux pas parler pour la période qui a précédé – la religion n’était pas du tout dans le cursus. Il y avait des cours de formation de base, des cours de codicologie, de paléographie, de littérature, de philosophie, d’histoire… Il y avait donc cette ouverture dans toutes les disciplines. F. G. – Est-ce que les cours de philosophie étaient donnés par un Dominicain et y avait-il une vision théologique ? M. J. – Oui, les cours de philosophie étaient donnés par un Dominicain. La vision ne m’apparaissait pourtant pas théologique. Bien sûr, nous étudiions Thomas d’Aquin, mais c’est la philosophie médiévale. Cela ne m’a donc pas dérangée, nous savions cela. Étant dominicains, saint Thomas d’Aquin, Albert le Grand – le couvent est sous l’égide d’Albert le Grand et les publications de l’Institut sont les publications de l’Institut Albert le Grand – étaient étudiés. Les spécialistes de philosophie qui sont sortis de l’Institut ont vraiment fait leur marque, ensuite, comme intellectuels au Québec. F. G. – Quelle était la place de la littérature à ce moment ? M. J. – Quand je suis entrée à l’Institut, le responsable de la littérature était Bruno Roy, qui était lui-même très bien formé. C’était un ex-Dominicain qui savait ce qu’est la recherche et qui avait fait ce travail remarquable d’aller de la théologie à la littérature et qui l’avait fait avec beaucoup de sérieux. Je crois que le fait de venir de cette formation un peu extra-littéraire au départ lui a donné une vue originale sur la littérature. Je crois qu’il a fait sa marque par cela aussi, parce qu’il a ouvert ses étudiants – et moi en particulier – vers des textes qui ne faisaient pas partie du canon et je crois que cela a été l’une des forces qu’il a apportées. Il n’a pas négligé le reste, néanmoins. Cela correspondait à ce que je recherchais, après avoir été formée d’une façon extrêmement classique, formatée par rapport au canon. À Bordeaux, j’avais eu un professeur que j’avais beaucoup aimé, Yves Lefèvre, et avec qui j’avais travaillé sur le Roman de Renart. En philologie, j’avais eu Philippe Ménard. Il s’agit tout de même de

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références, mais de trouver ici quelque chose qui m’ouvrait l’esprit et qui me donnait accès à des textes autres m’a beaucoup apporté, personnellement. Je crois que cela caractérise mon approche, aussi. F. G. – Et la singularité de la formation que tu recevais à l’Institut était la pluridisciplinarité ? M. J. – Oui, vraiment. Et, malgré tout, nous étudiions la paléographie, la codicologie… Nous avions donc accès aux disciplines de base d’un médiéviste. Le fait d’avoir cette formation était rassurant. F. G. – C’était aussi une période où, à l’Institut mais un peu à l’extérieur également, les études médiévales se développaient, notamment avec Paul Zumthor, qui est arrivé à Montréal dans ces années, qui a enseigné ici. As-tu eu l’occasion de suivre ses cours, d’être en contact avec lui ? M. J. – J’ai été en contact avec lui plus tard dans ma formation, comme doctorante. Il n’a pas été mon directeur de thèse mais, étrangement, il a démontré de l’intérêt pour mon travail et j’ai pu avoir des conversations avec lui à ce sujet, avec des conseils qui m’ont éclairée pour la suite de ce que j’ai fait. Je me souviens en particulier de ce conseil judicieux qui est de ne pas tout mettre dans sa thèse ! Et, plus sérieusement, de considérer le travail intellectuel comme un processus. On ne donne pas le dernier mot sur quelque chose, rien n’est parfait, mais on s’inscrit dans une démarche. J’ai vraiment appris cela de lui, au cours de conversations. J’ai aussi eu le privilège de participer à son dernier séminaire, au moment où il donnait ce séminaire qui a conduit à ses ouvrages sur la poésie orale et sur la lettre et la voix dans la « littérature » médiévale. Il abordait toutes ces questions d’oralité seconde, de rapport entre oralité et écriture. Mais ce qui a été encore plus précieux pour moi est que ce dernier séminaire qui préparait à cet ouvrage sur l’introduction à la poésie orale – si on se souvient bien, ce n’est pas un ouvrage de médiéviste, c’est un ouvrage beaucoup plus général – nous a donné accès à toutes sortes de situations qui allaient des chants de gorge inuits à ses expériences en Afrique ou au Brésil, avec la littérature de cordel où l’on recycle les aventures de Roland. Cela élargissait la perspective sur la littérature médiévale. Je m’aperçois que c’est toujours ce que j’ai trouvé d’extrêmement précieux dans l’approche que j’ai rencontrée à Montréal, qui est d’élargir toujours les perspectives, sans jamais perdre de vue les bases et les disciplines fondamentales. F. G. – Crois-tu que la situation excentrique de Montréal par rapport à Paris, à la Sorbonne, au Collège de France peut expliquer ses positions parfois un peu singulières par rapport à la littérature – tu as parlé de celles de Bruno Roy et de Paul Zumthor ? Le fait d’être en marge des centres reconnus du pouvoir universitaire a-t-il pu donner une certaine liberté aux médiévistes qui œuvraient au Québec ? Y a-t-il un lien à faire avec la situation géographique et politique du Québec ? M. J. – C’est une grande question. Je crois que oui. D’un côté, cette liberté, ce goût d’expérimenter tient à cela. Il tient aussi à un moment dans l’histoire du Québec. Par rapport à la France, je dirais que j’ai rencontré à ce moment-là une relation très saine, en particulier à l’Institut d’études médiévales, c’est-à-dire que nous avions notre propre développement, notre vision des choses, nous nous sentions libres par rapport à ce qui pouvait se faire en France, mais nous nous nourrissions de ce qui se faisait de l’autre côté de l’Atlantique, et pas seulement en France – en Belgique ou ailleurs. En particulier, depuis l’origine de l’Institut, nous avons des contacts avec les grands chercheurs, les grands médiévistes, les grands humanistes qui viennent de France, de Belgique ou d’Allemagne. Nous nous en nourrissons, nous faisons des échanges, mais nous ne sommes pas inféodés et c’est ce que j’ai trouvé remarquable,

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de se voir en dialogue avec ces chercheurs qui ont aussi, je crois, aimé fréquenter l’Institut d’études médiévales, qui y ont trouvé un lieu d’accueil intéressant pour eux. Il y a donc cet aspect et, également, celui de vivre cette période tout à fait faste dans les années soixante-dix à quatre-vingts, au Québec, avec l’explosion de la conscience de soi québécoise. Après la Révolution tranquille, on s’affirme comme Québécois. C’est donc un terrain fertile : pour l’Institut, pour Zumthor aussi. Je crois qu’il a trouvé à Montréal un lieu d’accueil qu’il n’a pas trouvé ailleurs. Il ne l’a certainement pas trouvé en France. Je crois que les choses n’ont pas été très évidentes à Amsterdam non plus. Je sais qu’il a été heureux, ici, par l’accueil qui lui a été fait et par les conditions intellectuelles qui lui ont été faites. Je pense que le fait d’être hébergé au département de littérature comparée lui convenait parce qu’il avait une perspective plus large qu’une perspective purement médiéviste. Il considérait la littérature médiévale comme une littérature parmi d’autres à considérer dans un dialogue plus général. F. G. – Pour prendre la chose à l’envers, ne peut-on pas aussi se sentir marginalisé, quand on est dans un institut d’études médiévales en Amérique du Nord, par rapport à l’Europe ? N’y a-t-il pas une position excentrique qui peut être utile pour faire preuve d’originalité, mais qui peut aussi, parfois, être une source de marginalisation par rapport à certains collègues européens, par exemple. M. J. – Parmi les collègues européens, je distinguerais les collègues français et les autres. Il y a une centralité de l’Université française et je sais, par leur témoignage direct, que des collègues belges ou suisses vivent la même chose que ce que nous pouvons vivre et qui est considéré comme étant plus ou moins marginal quand nous sommes à Montréal. Il y a évidemment des possibilités d’échange et de travail dans le périmètre de la communauté européenne et ces échanges sont plus complexes entre le Québec et l’Europe. Mais sur le plan psychologique, qui est celui sur lequel ta question m’entraîne, il n’y a pas de différence radicale entre le fait d’être de Montréal et celui d’être de Lausanne, de Bruxelles ou de Liège. F. G. – Quel type d’influence la distance physique par rapport aux sources peut-elle avoir ? M. J. – C’est une bonne question. Je me rends compte que les choses ont beaucoup évolué ces derniers temps. Cela a été une barrière pour moi : c’est tout de même coûteux et compliqué de passer du temps à Paris, à la Bibliothèque nationale, à Londres ou à Rome… J’ai constaté que cela a orienté mon approche des choses. Bien sûr, j’ai fait des séjours, j’ai vu des manuscrits, j’ai acheté des microfilms. Je précise que professionnellement, j’étais dans un département où le fait d’être médiéviste n’était pas si important. Ce qui était important, c’était que je puisse dialoguer avec mes collègues littéraires. Cela a aussi orienté mon approche, pendant un certain nombre d’années, dans une dimension plus littéraire que médiéviste. Je dirais que les choses changent un peu, surtout parce que nous avons beaucoup plus d’accès aux ressources électroniques. Cela reste tout de même un obstacle : il faut demander des bourses, il faut avoir de l’argent. F. G. – Comme enseignante et comme étudiante arrivant du pays « cathare », où il y avait des références au Moyen Âge dans le quotidien, comment était-ce d’arriver ici avec des étudiants qui, pour certains, surtout au moment où ils étudiaient, n’avaient probablement jamais vu cela ? M. J. – Je suis née dans un village du XIIIe siècle. J’ai vu des étudiants qui n’avaient jamais entendu le nom « Tristan ». Que ce soit le Tristan médiéval ou celui de Wagner, cela leur échappait. Pédagogiquement, c’est très intéressant.

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F. G. – Comment fait-on avec cela, par rapport à tes collègues québécois, ici, qui n’avaient pas été exposés à cela de la même manière ? Parce que même en ayant voyagé, quand on est né en Beauce, on n’a pas la même expérience du Moyen Âge. M. J. – Je me rends compte que ce qu’il y a eu de commun, tout de suite, entre le Québec et moi, plus largement, est le fait que je suis issue d’un milieu rural. Les professeurs auxquels j’étais directement attachée sont issus du même milieu. Ce problème de légitimation que j’ai pu vivre dans l’Université française, où j’étais peut- être la seule à ne pas venir d’un milieu urbain, bourgeois et éduqué, et qui a beaucoup pesé sur moi, a été un facteur de libération énorme, ici. C’est déterminant. Je parle de façon très personnelle et subjective. Fondamentalement, mon adéquation au Québec vient de là et ce n’est pas si éloigné de la littérature médiévale telle qu’elle se vit au Québec. Dans les années soixante-dix, il y avait encore ce lien direct entre la tradition qu’on peut appeler folklorique, rurale et médiévale. Cela se vivait, tout simplement. F. G. – La ruralité faisait-elle un lien avec le Moyen Âge, même s’il n’était pas présent, physiquement, dans le paysage ? M. J. – Absolument. Des étudiants de Zumthor ont fait leur thèse sur le folklore. Pensons aussi au folklore acadien, au travail de Conrad Laforte sur la chanson1… Je sais que ce lien a été vécu par bien des gens. Entre culture populaire, traditionnelle, québécoise et Moyen Âge, il y a un lien. J’imagine que ce lien est plus ou moins factice, mais il est réel malgré tout et, aussi, vécu comme tel. F. G. – Tu n’as donc pas vécu cela comme une distance par rapport à tes collègues québécois mais, au contraire, comme une sorte de point de rapprochement ? M. J. – Oui, parce que j’étais libérée de cette chape bourgeoise, lettrée, éduquée qui n’était pas la mienne, surtout à Bordeaux. Au fond, l’architecture médiévale est peut- être secondaire. Pour moi, cela passait par le texte. F. G. – Les structures sociales sont probablement plus importantes. Ici, les structures sociales reproduisaient un certain nombre d’éléments de la ruralité ou de la façon de vivre et de penser le Moyen Âge. Cela peut sans douter jouer. Ensuite, tu disais que, comme enseignante, tu étais parfois confrontée à des étudiants pour qui Tristan était absolument inconnu. Comment vivais-tu cette réalité ? M. J. – J’étais dans un milieu anglophone et très multiculturel. Je suis donc tout de suite entrée dans une autre réalité, celle que nous vivons maintenant, celle qui est d’être dans des milieux multiculturels qui n’ont pas du tout les mêmes références au passé. F. G. – Il n’y a pas un passé commun et unique. M. J. – Pas du tout. Ce sont des gens qui viennent de toutes sortes d’endroits et qui n’ont pas ces références. À ce moment-là, il faut vite apprendre à faire comme si elles n’existaient pas et construire une pédagogie en fonction de cela. En fait, ce n’est pas si compliqué que cela : on s’aperçoit très vite que cette pédagogie ne passe pas par un savoir préalable, mais par l’expérience directe du texte. C’est là que j’ai découvert que les textes du Moyen Âge marchent, portent et parlent à n’importe qui, quelle que soit sa culture. On commence par le texte parce que, justement, il n’y a pas un substrat culturel commun. Ou bien on passe des heures à construire, de façon illusoire, ce substrat culturel commun, au risque de barber toute une classe, ou bien on va directement dans le texte et ensuite, à partir des questions posées par le texte, on insère de l’information.

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F. G. – C’est probablement encore plus facile ou possible ici, dans la mesure où le Moyen Âge a moins servi à la construction nationale qu’il a pu le faire en Europe et en France en particulier. Ici, le Moyen Âge n’a pas joué ce rôle. M. J. – Non, le Moyen Âge a joué un rôle d’identification, sans doute, mais pas de construction nationale. F. G. – Nous ne sommes pas dans l’exaltation d’un passé… M. J. – On sait bien que, pour l’Europe, le Moyen Âge est aussi à considérer à la lumière de la confrontation entre la France et l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, après la guerre de 1870. Évidemment, on a commencé avant cela à trouver les textes, à les copier. Un travail énorme et admirable a été fait auparavant, mais les Gaston Paris, les fondateurs de la Romania et de la médiévistique succèdent aux Allemands, qui avaient d’abord fait de la philologie et qui s’étaient intéressés aux troubadours, avec Diez, notamment. F. G. – Quand on fonde l’Institut d’Études Médiévales ici, dans les années 1930, on le fait pour des raisons idéologiques, mais plutôt liées à une vision de la spiritualité, du catholicisme, du christianisme, et moins à la cause nationale. M. J. – Oui. Tout a commencé avec l’Institut de Toronto, puis avec l’Institut de Montréal, on retrouve l’ordre dominicain et le besoin d’être dans la continuité comme celui d’une modernisation de la théologie. F. G. – Les Dominicains de l’Institut d’Études Médiévales étaient directement liés au Saulchoir où il y avait une vision tout de même plus moderne de la théologie, qui était d’ailleurs un peu critiquée par Rome. M. J. – Et en même temps, il y a cette spiritualité qui se développe en France dans l’entre-deux-guerres avec Maritain, qui est venu au Québec. F. G. – Et qui était aussi très proche de tout ce groupe de la Relève, de Saint-Denys Garneau. Cette dimension religieuse, qui était importante à la fondation, perdra de son importance pendant la Révolution tranquille2. Tu disais qu’on la sentait assez peu pendant les années soixante-dix. M. J. – J’ai l’impression que la rigueur scientifique a toujours primé. F. G. – La Révolution tranquille ne s’est donc pas fait sentir de manière violente au sein de l’Institut, même si d’anciens Dominicains quittaient l’ordre… M. J. – Il y a bien sûr eu des Dominicains qui ont quitté l’ordre, mais qui sont restés au sein de l’Institut. F. G. – Et en bonne entente avec ceux qui étaient restés. M. J. – Absolument. Je ne sais pas jusqu’à quel point allait leur connivence ou leur entente, mais comme dans toute institution d’enseignement, il y avait le minimum requis : on s’entendait pour faire un bon travail et on se respectait sur ce plan. F. G. – C’est intéressant, même dans une histoire plus générale du Québec et, surtout, pour les amis européens qui nous parlent de la vitesse à laquelle le Québec a changé. Quand on regarde à quel point il était religieux au début des années soixante et à quel point il est apparemment laïc dans les années soixante-dix, on a l’impression que cela s’est fait avec une certaine violence, mais pas du tout. M. J. – Non. Je crois que ce qui a été destructeur pour l’Institut est l’institutionnalisation. À partir des années quatre-vingts, le Québec s’est vu comme une entreprise. Tout s’est institutionnalisé. Ce qu’il y avait d’artisanal, de novateur et d’original ne cadrait pas dans une grande université, telle qu’on la conçoit dans les

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années quatre-vingts et c’est là que la rupture s’est faite. Je ne crois pas que c’est par rapport à la religion ; c’est par rapport à l’administration. F. G. – Oui, parce que les problèmes de l’Institut sont survenus à la fn des années quatre-vingts et au début des années quatre-vingt-dix, non pas pendant la période de la Révolution tranquille. M. J. – Oui, il y avait un problème par rapport à la conception de l’administration, qui est encore la nôtre. F. G. – Justement, parlons du présent et de l’avenir. Dans la situation actuelle, où le modèle économique qui s’est mis en place dans les années quatre-vingts est encore assez présent et où la structure administrative peut être très lourde, quelle est la place des études médiévales dans les universités, où on se demande si cela est très utile, si cela peut donner du travail ? On pense souvent l’université comme un lieu de formation pour le marché du travail. Est-il utile de continuer à défendre les études médiévales ? Maintenant qu’il n’y a plus d’Institut d’Études Médiévales, comment favoriser le développement de l’étude du Moyen Âge en Amérique du Nord ? M. J. – Pour quelqu’un de l’intérieur, il est très difficile de répondre à cela. D’abord, qu’est-ce qui est utile ? La musique, les arts, les études médiévales, les humanités ? Je crois qu’il s’agit d’une problématique assez stérile, mais à laquelle nous sommes complètement confrontés. Par moment, je me dis que, pourtant, tout le monde est convaincu que gagner une demi seconde sur un cent mètres est formidable et utile. Personne ne se pose la question ! Devant cette contradiction, je suis un peu sidérée, mais la nature humaine est faite de telle façon que je pense que nous avons tout de même besoin de regarder devant nous en sachant sur quoi nous reposons – pensons à cette fameuse métaphore des racines et des ailes. Il est très difficile d’en parler parce que les concepts et les mots de racines ou d’identité sont trop chargés. Nous ne pouvons même plus les utiliser, surtout si nous appartenons à une culture qui est encore perçue comme dominante. C’est tabou. F. G. – Justement, comment faire pour que le Moyen Âge ne soit pas perçu comme quelque chose de réactionnaire ? M. J. – Là encore, il y a un paradoxe. Les émissions les plus populaires à la télévision sont fondées sur les scénarios, une dramaturgie, une façon de raconter des histoires qui est directement en prise avec la façon de raconter des histoires telle que le faisaient Chrétien de Troyes et ses successeurs. Il en va de même pour les jeux vidéos. J’ai l’impression que, devant ce paradoxe, il faut peut-être simplement se calmer. De plus, nous sommes dans ces sociétés où des tas de gens font des reconstructions du passé, et pas seulement du Moyen Âge. Je trouve que nous sommes dans une société très paradoxale par rapport à cela. Mais il y a un autre paradoxe : on dit toujours que les entreprises vont chercher des gens formés dans les humanités parce qu’ils ont un esprit critique, une façon globale, plus synthétique de voir le monde. Ce sont donc des gens nécessaires dans les entreprises. Je ne sais pas si c’est vrai, mais on le dit toujours. J’ai toujours entendu que les formations plus généralistes étaient recherchées par les entreprises. F. G. – Il y a des statistiques pour prouver la place des généralistes formés dans les humanités au sein des grandes entreprises, mais le problème de légitimité des humanités et du Moyen Âge en particulier à l’université ne prend-il pas une ampleur singulière pour un médiéviste québécois ?

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Que pouvons-nous apporter aux études médiévales ? Nous avons parlé plutôt de la question de la marge, du caractère excentrique de la pratique du médiéviste québécois. Est-ce encore vrai ? M. J. – Pouvons-nous aller dans le sens de cette ouverture dont nous parlons depuis le début ? Le Moyen Âge n’est pas un phénomène exclusivement occidental. Y a-t-il des liens à faire entre d’autres cultures ? F. G. – Le Québec est-il en bonne position pour parler de cela ? M. J. – Il me semble que oui. F. G. – À cause de l’absence de passé colonial, de la diversité culturelle ? M. J. – Oui, ce sont certainement des atouts. Il y a sans doute une façon de réfléchir à l’islam médiéval, par exemple. F. G. – C’est donc quelque chose que nous pourrions faire à partir d’ici et qui serait singulier ? M. J. – Oui, en restant fidèles à la dimension interdisciplinaire. F. G. – C’est donc cette tradition – de l’ouverture, de la pluridisciplinarité – qu’il faut maintenir ? M. J. – Oui. Maintenant, avec quel type de structure et avec quelle énergie pouvons- nous le faire ? Y aurait-il une volonté administrative de mettre en place des structures qui permettraient ce dialogue culturel, par exemple ? Un Centre d’Études Médiévales demande une énergie énorme pour être maintenu en vie. F. G. – Oui et pour l’instant, c’est une structure relativement souple. J’aurais envie de dire qu’il faut consacrer l’énergie aux projets, aux gens, aux étudiants qui y sont plutôt que de s’attarder aux structures. Je pense que ce qui a contribué à la chute de l’Institut est que, pendant des années, on s’est beaucoup intéressé aux structures et bien peu au contenu. D’ailleurs, pendant les années qui ont suivi la disparition de l’Institut d’Études Médiévales, la lutte au Centre d’Études Médiévales, qui lui a succédé, portait sur la structure : quel pouvoir le Centre et son directeur auront-ils ? Je crois que ce sont des questions stériles. Ce qui manque peut-être au Centre, actuellement, est un lieu physique. Tu parlais du couvent des Dominicains, de la proximité avec les autres étudiants, du fait que vous croisiez les collègues. Je suis convaincu que cela contribue à faciliter la diplomation des étudiants, par exemple. M. J. – Tout à fait. J’ai beaucoup discuté avec les gens qui travaillaient à côté de moi. Je leur expliquais ce que je faisais, ils me disaient ce qu’ils faisaient. Nous nous encouragions, aussi. Parce que ce qu’il y a de plus difficile quand on fait une thèse, c’est d’être seul, en fait. F. G. – Qu’aurais-tu encore envie de dire pour caractériser cet Institut, les années que tu y as passé et les études médiévales telles que tu les as pratiquées au Québec depuis maintenant quarante-trois ans ? M. J. – Ces années ont été très belles. L’Institut d’Études Médiévales a formé beaucoup d’intellectuels qui ont joué un rôle dans la culture québécoise, depuis longtemps, et qui ont aussi rayonné à l’extérieur. Là encore, nous sommes tout de même obligés de garder le lien avec les Dominicains parce que ce rayonnement extérieur s’est aussi fait à travers les sociologues formés par les dominicains. En arrivant, j’ai été tout de suite très consciente du rôle de cet Institut, qui était au centre de la culture québécoise et de son épanouissement. Je me souviens de ce doctorant, Jean-Paul Martel3, qui a ensuite trouvé un emploi de cadre à Hydro-Québec. Nous nous rendions donc compte que cette solide formation généraliste dont je parlais tout à l’heure était appréciée et que nous pouvions avoir des ouvertures ailleurs que dans l’Université.

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F. G. – Des ouvertures et de la mobilité. M. J. – Oui. Pour moi, la perte de l’Institut a été déchirante et elle l’est toujours, en fait. En même temps, si je compare, je suis contente que ce soit autre chose que l’Institut pontifical de Toronto, qui a tout de même gardé des liens très étroits avec l’Église. F. G. – Ce qu’il faudrait préserver de l’Institut est son esprit. M. J. – Je crois, oui. Nous ne reviendrons pas en arrière. Cette nostalgie est personnelle. Qu’est-ce que cet esprit ? La solidité de la formation, la rigueur, l’ouverture, pluridisciplinaire et culturelle. Il me semble que c’est l’essentiel. Zumthor reflétait cela, également. C’est sa dimension humaniste qui m’a beaucoup impressionnée et touchée. Ce que j’ai perçu chez lui comme révolte par rapport à une certaine philologie un peu étroite était aussi une révolte contre une hégémonie ethnocentrique. C’est ce que j’ai trouvé extrêmement intéressant et valable chez lui. Il considérait les cultures, non pas dans un relativisme extrême, mais sans hiérarchiser.

NOTES

1. Conrad Laforte (1921-2008) est un ethnologue et archiviste québécois qui a travaillé, puis dirigé les Archives de folklore de l’université Laval où il a aussi enseigné de 1965 à 1988. Il est l’auteur, notamment, du Catalogue de la chanson folklorique française (6 vol. , Québec, Presses de l’Université Laval, 1977-1987). 2. Nom donné à la période de transformation sociale, économique et politique qui marque les années 1960 au Québec, caractérisée notamment par le renforcement du rôle du gouvernement du Québec (suivant le modèle de l’État Providence) et par la séparation de l’Église et de l’État. 3. Jean-Paul Martel (1936-2013), docteur en sciences médiévales de l’université de Montréal en 1974, a fait carrière comme chargé de projet en environnement à Hydro-Québec, société d’État responsable de la production, du transport et de la distribution de l’électricité au Québec.

INDEX

Parole chiave : Canada, Institut d’Études Médiévales de Montréal, studi medievali Keywords : Canada, Institut d’Études Médiévales de Montréal, medieval studies Mots-clés : Canada, études médiévales, Institut d’Études Médiévales de Montréal

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AUTEURS

FRANCIS GINGRAS

Université de Montréal

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Études & travaux

Dossier : Le thème médiéval aux États-Unis : entre fascination et répulsion

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Avant-propos

Delphine Louis-Dimitrov

1 Ce dossier est issu d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’Institut Catholique de Paris le 10 avril 20151. Son objet était d’articuler les enjeux politiques et esthétiques qui sous- tendent les représentations américaines du Moyen Âge, en réfléchissant à la façon dont les débats idéologiques européens qui portent sur cette période se réverbèrent dans les lettres et la civilisation américaines, infléchis et parfois exacerbés par les passions locales.

2 Bien que fondamentalement absent de l’histoire américaine, le Moyen Âge occupe une place déterminante dans la construction de l’identité politique, culturelle et littéraire de la jeune nation. Dès le début de leur histoire, les États-Unis le récrivent et le réinventent, se l’approprient dans des textes en tout genre : fiction, poésie, essais, discours politiques et historiographie. Nulle autre période de l’histoire européenne n’éveille cependant autant de tensions dans la pensée américaine que le Moyen Âge. Source d’inspiration et de fascination, il suscite aussi horreur et répulsion, faisant figure tantôt d’idéal, tantôt de contre-modèle. 3 Le dossier commence par un détour par la France, détour justifié par l’appropriation par les États-Unis d’Amérique d’une mémoire qui est d’abord européenne, et parfois spécifiquement française. Christian Amalvi, auteur du Goût du Moyen Âge 2, présente dans son article les débats idéologiques sur le Moyen Âge qui agitent la France depuis la période romantique. Il souligne que chaque époque depuis la Renaissance a « recomposé les caractères originaux de l’identité médiévale en projetant sur elle ses propres fantasmes, ses obsessions intimes, qui en disent davantage sur ses hantises profondes que sur la réalité historique du prétendu Moyen Âge des ténèbres » – ce qui vaut également pour les différentes époques de l’histoire américaine, comme nous espérons le mettre en lumière dans la suite du dossier. C’est d’abord le manteau de l’opprobre que l’on jette sur cette période. Comme le rappelle Christian Amalvi, la notion de « Moyen Âge » (tempus medium, c’est-à-dire période intermédiaire), inventée par les humanistes du XVe siècle pour désigner la période qui sépare les âges glorieux de l’Antiquité de la Renaissance, témoigne de leur « mépris total » pour « une période qu’ils considéraient comme barbare, dépourvue du moindre intérêt sur le plan culturel et de toute beauté sur le plan artistique ». Les philosophes des Lumières, notamment

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Voltaire dans son Essai sur les mœurs (1756), reprennent à leur compte cette vision dévalorisante pour jeter au rebus une époque « plongée dans les ténèbres de la barbarie et de l’obscurantisme religieux ». Un tournant intervient avec le romantisme, qui fait revivre le Moyen Âge mais de façon très contradictoire. L’article explore la complexité et l’ambivalence de l’image romantique du Moyen Âge, faite d’une fascination pour les « fractures du temps », « pour l’imaginaire, pour l’envers de la raison, pour le côté obscur, nocturne de la vie », mêlée d’aversion pour ses aspects terrifiants, des bûchers de l’Inquisition aux charniers de la Peste noire. Christian Amalvi montre qu’au-delà des perceptions culturelles, l’héritage médiéval constitue un clivage majeur dans la société française de la période romantique jusqu’en 1945 ; il suscite querelles et débats dans les domaines de la politique et de la religion, incarnant un âge d’or pour les défenseurs de la monarchie et de la chrétienté, une période funeste pour les libéraux puis les républicains. L’article souligne enfin que l’image « barbare » et « obscurantiste » du Moyen Âge persiste dans l’inconscient collectif jusqu’aux années 1980-1990, pour céder ensuite la place à une vision bienveillante, si ce n’est idyllique, de la période. 4 Les États-Unis sont les héritiers de ces perceptions polarisées et polémiques. Dès la période révolutionnaire et tout au long du XIXe siècle, le Moyen Âge trouve outre- Atlantique de virulents détracteurs, qui reprennent à leur compte la vision de celui-ci comme « trou noir de la civilisation occidentale3 », héritée des philosophes du XVIIIe siècle. La célébration par ces derniers de « la victoire des Lumières de la Raison sur l’obscurantisme médiéval »4 coïncide fort bien avec les valeurs politiques de la jeune nation, édifiée sur des principes inspirés de la philosophie des Lumières. La critique du Moyen Âge obéit dès lors à des enjeux patriotiques et contribue par contraste à renforcer l’idéal politique auquel les États-Unis veulent s’identifier. On en perçoit l’écho dans cette déclaration d’Emerson, en 1844, où la féodalité est posée comme contre-modèle : « Let us live in America, too thankful for our want of feudal institutions »5. À la faveur des joutes culturelles récurrentes qui opposent les États-Unis à l’Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle, les auteurs américains, à commencer par Mark Twain, en dénoncent de façon parfois caricaturale la culture simultanément féodale, catholique, barbare et obscurantiste, contre-modèle d’une Amérique démocratique, protestante, civilisée et éclairée. 5 Sous l’influence du romantisme européen et surtout de la publication des romans de Sir Walter Scott, dont le succès aux États-Unis est immédiat, s’éveille cependant une fascination pour le Moyen Âge qui est concomitante de son rejet politique et idéologique. L’engouement pour les romans de Walter Scott suscite un attrait croissant pour un Moyen Âge largement idéalisé. Pauline Pilote souligne l’influence majeure des romans de Walter Scott sur les Leatherstocking Tales de James Fenimore Cooper (1789-1851), le « Scott américain », et sur les récits de l’Ouest (A Tour on the Prairies, Astoria et The Adventures of Captain Bonneville) de Washington Irving (1783-1859). Elle montre comment, à une époque où pourtant les États-Unis cherchent encore à se scinder du passé britannique, ces deux auteurs transposent la vision romantique du Moyen Âge issue des romans de Walter Scott, construite autour de l’idéalisation du code de la chevalerie, sur les terres sauvages et primitives de l’Ouest, faisant de la wilderness une terre de romance et des Amerindiens des figures chevaleresques. 6 Comme en Europe, un mythe de l’âge d’or se construit autour du Moyen Âge, perçu comme l’enfance d’une Amérique moderne en quête de racines, d’ancêtres et d’héritages. Le Moyen Âge représente en effet pour certains auteurs une origine

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fondatrice et donc un enjeu de mémoire – non pas un passé étranger mais un ancrage historique que la jeune république revendique et voudrait se réapproprier. Dans mon propre article, j’étudie la façon dont Washington Irving, dans son fameux « livre d’esquisses », place l’héritage médiéval aux origines de son identité littéraire. Le clin d’œil d’Irving, alias Geoffrey Crayon, à Chaucer, dont il emprunte le prénom, est l’indice de cette quête de racines qui anime l’écriture de tant d’auteurs de l’époque. La présence médiévale, fondatrice, est sous-jacente aux légendes américaines qui prennent forme dans les contes très célèbres du recueil, « Rip Van Winkle » et « The Legend of Sleepy Hollow », premiers jalons de l’épanouissement de la tradition de la nouvelle sur le sol américain. Le passé médiéval offre ici un idiome permettant, paradoxalement, d’aborder des problématiques américaines ; mais il représente aussi, dans un grand nombre d’esquisses, un espace esthétique, la composante majeure d’un pittoresque nourri de ruines ou, à défaut, d’« associations » poétiques et légendaires. 7 L’attrait du Moyen Âge, qui atteint son paroxysme au milieu du XIXe siècle dans le contexte du renouveau gothique mais perdure après la Guerre de Sécession, touche surtout le Sud où il donne lieu à l’adaptation de textes médiévaux. Patricia Victorin s’interroge sur les enjeux de la réécriture par Sidney Lanier (1842-1881) en 1878 des Chroniques de Froissart, qui relatent la guerre de Cent Ans. Froissart, que la France et l’Angleterre redécouvrent au XIXe siècle, incarnerait une mémoire historique que Lanier à son tour réactive et transfère sur le nouveau territoire américain, tout en faisant converger la nostalgie d’un âge d’or médiéval avec celle du Vieux Sud épris de rites aristocratiques et chevaleresques. Elle montre que Lanier établit ainsi un lignage, une filiation allant du Moyen Âge à une vision rétrospective du Vieux Sud émanant du contexte postbellum, en passant par Caxton et Lord Berners aux XVe et XVIe siècles, puis par les historiens et les romanciers qui redécouvrent Froissart en France et en Angleterre au XIXe siècle. Par cette chaîne de translatio, il s’agit, écrit Patricia Victorin, d’« enraciner le jeune lecteur américain dans le terreau d’ancêtres prestigieux », de présenter à la jeunesse les idéaux d’antan, et aussi de tendre au Sud clivé entre l’avant et l’après de la Guerre de Sécession le miroir des mutations chevaleresques du XIVe siècle et de la Guerre de Cent ans. 8 Que la fascination pour le Moyen Âge subsiste dans le « Nouveau Sud », à l’ère de la modernité, voilà qui porte l’ire de Mark Twain à son comble. Dans les chapitres XL et XLVI de Life on the Mississippi (1883), il déplore que le Sud, contrairement au Nord, n’ait su se dégager de l’influence délétère de Walter Scott et de ses romances médiévales. Le syndrome de Walter Scott (« the Sir Walter disease »), attachement pathologique du Sud aux fictions médiévales, serait selon lui à l’origine de son incapacité à entrer dans la modernité, et donc de la Guerre de Sécession. Le rejet politique d’un monde médiéval perçu comme l’incarnation du mal absolu – « meedyevil »6 – s’accompagne pourtant chez lui d’une fascination esthétique inavouée pour un Moyen Âge qui semble placé hors du temps. De plus, lui qui dans ses œuvres de fiction n’a de cesse de pourfendre le Moyen Âge et se plaît à en brosser, sans craindre les écueils de la caricature, une image obscurantiste et barbare, est pourtant l’auteur d’une vie de Jeanne d’Arc très élogieuse et idéalisée. 9 Jennifer Kilgore-Caradec s’interroge sur le paradoxe par lequel un écrivain comme Twain, athée déclaré, en vient à publier – anonymement pour prévenir toute lecture ironique – un ouvrage consacré à une sainte, nourri qui plus est de la lecture attentive de nombreuses sources historiographiques. Or, en Jeanne d’Arc convergent ici l’histoire

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du Moyen Âge et celle des États-Unis. Twain présente en effet la Pucelle d’Orléans comme une figure patriotique et surtout comme une incarnation de la démocratie exprimant des idéaux politiques américains tels que la résistance face à la tyrannie, dont firent preuve les colonies face à l’Angleterre lors de la Guerre d’Indépendance ; mais sa célébration est aussi le vecteur d’une critique de la politique expansionniste des États-Unis dans les années 1890, où Twain voit un reniement de ces idéaux. Jennifer Kilgore-Caradec s’intéresse plus particulièrement à l’étonnante proximité de Mark Twain et de Charles Péguy, dont la Jeanne d’Arc paraît en 1897 ; les deux textes, qui reposent sur l’utilisation de sources historiographiques communes (Michelet et Quicherat notamment), exprimeraient par ailleurs l’engagement politique de leurs auteurs pour la défense de Dreyfus et en faveur des valeurs démocratiques. 10 La tension entre fascination et répulsion qui fait l’ambivalence de la relation des États- Unis au Moyen Âge s’articule autour de la notion d’altérité, cruciale pour le médiévalisme. Vincent Ferré en étudie la généalogie et la signification dans un article qui vient clore le dossier en en dégageant un axe de réflexion critique. Il rappelle que le nom du Moyen Âge (medium aevum), forgé à la Renaissance, le désigne comme fondamentalement différent des périodes antérieures et postérieures ; pour les historiens américains Paul Freedman et Gabrielle Spiegel, il est ce contre quoi la modernité se définit. La perception s’inverse dans le discours critique à la fin du XIXe siècle, où le Moyen Âge est désormais considéré comme l’origine de la modernité, puis l’accent est de nouveau mis sur sa différence dans le dernier quart du XXe siècle. Comme l’explique Vincent Ferré, Paul Zumthor (dans son Essai de poétique médiévale, 1972) et Hans Robert Jauss (dans « The Alterity and Modernity of Medieval Literature », 1977) placent alors le concept d’altérité au cœur de leurs réflexions sur la littérature médiévale, en étudiant notamment son articulation dialectique avec ceux de familiarité (Zumthor) et de modernité (Jauss) ; le concept, repris ensuite par des critiques américains, se trouve cependant profondément altéré par son transfert depuis l’Europe vers les États-Unis. Vincent Ferré considère enfin l’interdisciplinarité du concept d’altérité et de la dialectique entre distance et familiarité, point de rencontre et de dialogue entre l’histoire et la littérature. 11 Les articles réunis ici témoignent de l’importance de cette dialectique de la distance et de la familiarité chez les auteurs américains : le Moyen Âge est bien cette période radicalement autre en laquelle les États-Unis d’Amérique reconnaissent pourtant une origine, un âge d’or et un idéal perdu. Ce dossier donne aussi la mesure de l’inextricable tissage de l’histoire et de la littérature dans la période de fondation et de maturation de l’identité américaine qui s’étend d’un bout à l’autre du XIXe siècle.

NOTES

1. https://www.fabula.org/actualites/le-theme-medieval-dans-l-amerique-des-xixe-et-xxe- siecles_67892.php

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2. Christian Amalvi, Le Goût du Moyen Âge, 2 e éd., Paris, la Boutique de l’histoire, 2002 [1ère éd. : Paris, Plon, 1996]. 3. Ibid., 2e éd., présentation de l’éditeur. 4. Ibid., 1ère éd., p. 14. 5. « The Young American », dans Ralph Waldo Emerson, Essays and Lectures, New York, Library of America, 1993, p. 230. 6. Mark Twain, Adventures of Huckleberry Finn, New York, Norton, 1985, 1999, p. 145.

AUTEUR

DELPHINE LOUIS-DIMITROV

Institut Catholique de Paris, UR « Religion, Culture et Société » - EA 7403

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Du Moyen-Âge barbare au Moyen- Âge matrice de la modernité : histoire d’une métamorphose historiographique. Du romantisme à l’histoire des mentalités 1830-2015.

Christian Amalvi

« Quelle époque formidable ! Non, vous ne rêvez pas ! C’est bien du Moyen Âge qu’il s’agit. Vous savez bien, ces mille ans d’histoire (Ve-XVe siècle) peuplée de vilaines sorcières, de soldats sanguinaires dévastant les campagnes, de hordes de lépreux errant aux portes des villes, de religieux fanatisés allumant les bûchers… Un âge sombre, dépeint à merci par les historiens du XIXe siècle et qui continue à pâtir d’une image négative ou déformée par l’imaginaire populaire. Certes, ces siècles lointains ont connu leur lot d’épidémies, de disettes, de guerres et d’anathèmes. Faut-il pour autant les déprécier ad vitam aeternam ? Ce serait une grave erreur de perception historique. Car, à y regarder de plus près, la société médiévale porte en elle tous les germes du monde moderne : énergies renouvelables, baccalauréat, collectivités territoriales, banques, TVA, impôt sur le revenu… Sans oublier l’extraordinaire legs culturel : la langue française, l’humanisme, les trésors de l’architecture gothique, les partitions

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musicales, le roman et même… les premières bandes dessinées ! Dans un registre beaucoup moins ludique : les armes de destruction massive. Non, vous ne rêvez pas ! La création est au cœur de cette période révolutionnaire. Les surprises sont nombreuses. Prenez plaisir à les découvrir… » 1 Cet avant-propos ouvre un dossier spécial du magazine Historia de septembre-octobre 2012 consacré à un Moyen Âge, matrice de la modernité, qui a tout inventé et qui n’a plus rien à voir avec l’époque terrifiante et repoussante inventée, à l’époque romantique, par Victor Hugo, dans son roman Notre-Dame de Paris. Or la vision sombre hugolienne du Moyen Âge suscita l’indignation des catholiques sincèrement convaincus que cette période constituait, parce qu’elle était l’époque bénie où l’Église et la royauté gouvernaient paternellement la société, l’âge d’or de l’aventure humaine.

2 En réalité le Moyen Âge n’existe pas. Cette période de mille ans, dont les bornes chronologiques sont arbitrairement fixées, en amont, lors des grandes invasions germaniques du Ve siècle, et, en aval, au milieu du XVe siècle, au moment de la fin de la guerre de Cent ans et du début des grandes inventions (l’imprimerie par Gutenberg) et des découvertes maritimes (l’Amérique par Christophe Colomb), est une véritable invention, une pure fiction. 3 Le concept de Moyen Âge, ce qui signifie, stricto sensu, en latin, tempus medium, et, en français, période intermédiaire, a été inventé par les humanistes du XVe siècle pour exprimer leur mépris total pour une période qu’ils considéraient comme barbare, dépourvue du moindre intérêt sur le plan culturel et de toute beauté sur le plan artistique. C’est Michel-Ange qui aurait ainsi stigmatisé l’art ogival en le qualifiant de « gothique ». Éblouis par la redécouverte des humanités gréco-latines dans leur pureté et leur fraîcheur antiques, et par celle de la splendeur de l’art romain exhumé des fouilles de Rome, les savants européens ont placé ce rebut du passé entre deux sommets prestigieux : l’Antiquité gréco-romaine, qualifiée d’âge d’or indépassable, et la Renaissance qui, grâce au mécénat éclairé de la papauté, des princes et des républiques urbaines d’Italie – la Florence des Médicis, Venise, Gênes, Mantoue, Rome, entre autres –, était en train de balayer « l’hiver » médiéval pour renouer avec le « printemps » de la culture antique fécondée par le génie humaniste. Depuis ce moment fondateur, chaque époque a recomposé les caractères originaux de l’identité médiévale en projetant sur elle ses propres fantasmes, ses obsessions intimes, qui en disent davantage sur ses hantises profondes que sur la réalité historique du prétendu Moyen Âge des ténèbres. Il n’empêche : la légende noire du Moyen Âge forgée par la littérature romantique, relayée, à la fin du XIXe siècle, par l’école de Jules Ferry puis par les médias avides de clichés, dure longtemps dans la mémoire collective. Et c’est ce regard romantique très ambigu qui, depuis une trentaine d’années environ, a profondément changé, remplacé dans la conscience nationale, par une autre interprétation moins négative et nettement plus bienveillante. 4 Pour évoquer cette mutation des regards, le présent article s’articule autour de trois points complémentaires. Après avoir rappelé dans un premier temps la complexité de l’héritage romantique, il soulignera, dans un second, ses conséquences politiques et religieuses déterminantes, qui, tout en s’atténuant après 1945, ont perduré jusqu’au début des années soixante. Dans une dernière séquence, il tentera d’expliquer les

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multiples raisons de cette métamorphose profonde que nous sommes en train de vivre et que le tourisme de masse contribue encore à amplifier.

Le Moyen Âge des Romantiques

5 Née pendant la Révolution comme Alphonse de Lamartine (en 1790) ou juste après elle comme Victor Hugo – « ce siècle avait deux ans » –, la génération romantique est très sensible aux intermittences et aux fractures du temps. Par opposition aux Classiques, attachés à un temps quasi « immobile », à une tradition que rien ne vient perturber dans laquelle les hommes sont en tous lieux les mêmes, les Romantiques sont fascinés par les moments de césure profonde où le temps bascule de manière irréversible. Dans cette perspective d’évolution permanente, ce n’est pas un hasard si Victor Hugo, leur chef de file, situe symboliquement son roman Notre-Dame de Paris en 1482, c’est-à-dire un an avant la mort de Louis XI, événement décisif qui, à ses yeux, correspond à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance. Le roman lui-même exprime une triple fracture temporelle : celle du passage entre une époque, le Moyen Âge à son déclin, selon les idées du XIXe siècle, et l’aube brillante de la Renaissance, porteuse de grandes espérances sur le plan religieux avec la Réforme protestante. Celle que vit personnellement Hugo lui-même pendant qu’il écrit son roman, avec la révolution de juillet 1830 qui chasse du trône le très réactionnaire Charles X, accusé précisément par les libéraux de vouloir restaurer ce Moyen Âge clérical et monarchiste qu’ils détestent. Enfin celle que le roman annonce lui-même : la prise de la Bastille par le peuple en 1789, symbole de l’oppression que le Moyen Âge exerce sur la société parisienne entraînant la chute de l’Ancien Régime honni.

6 Sur le plan des interprétations, la vision qu’ils proposent du Moyen Âge possède deux faces contrastées, l’une brillante et l’autre très sombre. La première correspond au goût des Romantiques, à leur fascination pour l’imaginaire, pour l’envers de la raison, pour le côté obscur, nocturne de la vie. Dans Notre-Dame de Paris, cette attirance pour le fantastique et la truculence de l’existence quotidienne s’exprime par les passages pittoresques sur la fête des fous, la Cour des miracles, le carnaval. Mais, cette légende dorée, voire brillante cohabite chez eux avec une vision terrifiante du Moyen Âge, celle des bûchers allumés par l’Inquisition en Languedoc pour éradiquer l’hérésie cathare, celle des charniers de la Peste noire de 1348 et des fosses communes des champs de batailles de la Guerre de Cent ans, celle des famines qui fauchent une population vulnérable à la moindre crise économique. Cette face sombre, mortifère, pourrait être symbolisée par le thème récurrent de la Danse galvanique des morts qui inspire à Franz Liszt un grand poème symphonique et au littérateur Paul Lacroix (1806-1884), dit le Bibliophile Jacob, La Danse macabre, histoire fantastique du XVe siècle , publiée chez Renduel en 1832. Cependant, la contribution des romantiques ne se limite pas à cet intérêt culturel, mais se place aussi sur le terrain politique où elle provoque de vifs débats contradictoires et attise les passions religieuses.

Le Moyen Âge, un enjeu politique et religieux de premier plan, qui divise longtemps la société française

7 De la Restauration à la Révolution nationale de Vichy, soit pendant plus de cent ans, le passé médiéval constitue un clivage majeur de la société contemporaine. Pour les

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nombreux nostalgiques de la monarchie et de l’encadrement total de la société par le catholicisme, cette période incarne un authentique âge d’or, un temps béni où il faisait bon vivre sous le gouvernement paternel des moines et des rois. L’image mythique de saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes, associée à celle des confréries contribuant au bien-être des travailleurs des villes, sert de ralliement à tous ceux qui rêvent de fonder un christianisme social s’inspirant ouvertement de l’harmonie collective qui régnait à l’ombre des majestueuses cathédrales gothiques élevées par le peuple lui-même dans un grand élan spirituel. Inversement, les libéraux puis les républicains réactualisent les anathèmes exprimés par les philosophes des Lumières, et plus particulièrement par Voltaire dans son Essai sur les mœurs (1756), contre une funeste époque plongée dans les ténèbres de la barbarie et de l’obscurantisme religieux et dominée, depuis le baptême de Clovis, par la sainte alliance du trône et de l’autel. Chez eux, les principes de 1789, résumés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, représentent le meilleur antidote à la restauration d’un régime réactionnaire fondé sur l’inégalité des conditions et la prépondérance d’une Église fanatique, soupçonnée de vouloir rétablir, avec la complicité d’un pouvoir contre-révolutionnaire, la très sainte Inquisition pour étouffer toute voix critique. La décoration, toujours en place, de deux monuments publics emblématiques de Paris, résume bien du reste la dimension irréductible de ces deux conceptions de l’histoire médiévales : celle du Panthéon et celle de l’Hôtel de Ville.

8 En 1874, en plein ordre moral, le marquis de Chennevières, directeur des Beaux-Arts, passe commande aux artistes vivants les plus réputés d’un ensemble de fresques, qui célèbrent les temps forts d’un Moyen Âge chrétien et monarchique, perçu, avec nostalgie, comme l’âge d’or de nos annales. Il s’agit en quelque sorte de purifier par les arts ce monument, élevé, selon le vœu de Louis XV en hommage à sainte Geneviève, de l’empreinte sacrilège laissée par la Révolution, qui y a déposé les cendres impies de Voltaire et de Rousseau, le « saint Pierre » et le « saint Paul » de la philosophie antireligieuse ! Or, trois figures de proue médiévales occupent désormais, dans ce décor édifiant, une place centrale et rappellent de manière explicite la vocation perpétuelle de la France comme fille aînée de l’Église depuis le baptême de Clovis à Reims : sainte Geneviève protégeant la capitale des hordes d’Attila, préfiguration des bandes de Communards, qui mirent Paris à feu et à sang. Saint Louis, dont l’éducation chrétienne reçue de sa mère, Blanche de Castille, légitime les prétentions de l’Église, armée depuis 1850 de la loi Falloux, à contrôler étroitement l’éducation de la jeunesse au moment précis où la République entend assurer cette mission cruciale et confiner les activités du clergé exclusivement dans la sphère privée. Jeanne d’Arc enfin, dont l’épopée témoigne, à la fin du XIXe siècle, de la sainte alliance de la religion catholique et du patriotisme et du basculement du nationalisme de l’extrême-gauche vers l’extrême- droite. 9 Si le décor peint du Panthéon constitue le conservatoire des interprétations confessionnelles du Moyen Âge, celui de l’Hôtel de Ville, reconstruit après l’incendie de la Commune au printemps 1871 propose au contraire une conception quasiment révolutionnaire de cette période. En effet, pour le salon Lobau, Jean-Paul Laurens (1838-1921) a réalisé un ensemble de toiles marouflées, qui représentent les principales étapes de la conquête de la liberté par les Parisiens, depuis le mouvement communal du XIIe siècle jusqu’à l’apothéose du 14 juillet 1789. Là aussi, le Moyen Âge occupe une place centrale avec la mise en scène de la révolution des années 1356-1358, fomentée par le

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prévôt des marchands de Paris, Étienne Marcel, salué par les Républicains comme une sorte de Danton, voire de Robespierre du XIVe siècle, à qui la municipalité radicale de Paris a également élevé, dans le jardin de l’Hôtel de Ville, une imposante statue équestre, œuvre d’Idrac et de Marqueste, symboliquement inaugurée le 13 juillet 1888, comme une heureuse préfiguration du premier centenaire du mouvement de 1789… 10 Certes, après 1945, le ralliement sincère et définitif des catholiques à la République, conséquence de leur engagement actif dans la Résistance, puis les effets du Concile Vatican II contribuent à rendre obsolète la question religieuse et à effacer les traces de l’influence de l’Église de l’horizon politique. Désormais les lectures antagonistes du Moyen Âge cessent de représenter, dans les combats électoraux, un enjeu de premier plan. Toutefois, dans l’inconscient collectif, perdure encore longtemps cette image « barbare » et « obscurantiste » de cette période. C’est surtout à partir des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix que les mentalités évoluent en profondeur. Plusieurs raisons se conjuguent pour expliquer cette métamorphose de grande ampleur.

Un nouveau regard, plus bienveillant, porté sur le Moyen Âge depuis une trentaine d’années

11 Cette métamorphose – il convient de le noter car c’est une grande nouveauté – fait la une des magazines non érudits, dont la fonction est de vulgariser, avec talent, les conclusions de la science en train de se faire, dans les universités, les centres de recherche, les musées spécialisés dans cette période, en particulier celui de Cluny, dont les catalogues sont des sommes d’un gai savoir accessible au grand public. Voici une floraison de ces titres qui s’échelonnent sur une quinzaine d’années et dont les déclarations flatteuses contrastent avec les jugements malveillants accolés, depuis l’époque romantique, aux temps médiévaux.

12 En décembre 1999, le Magazine littéraire valorise « la modernité du Moyen Âge de Chrétien de Troyes à Jacques Le Goff ». Dans sa livraison de mai-juin 2000, Historia présente « un Moyen Âge inattendu. Tolérant, progressiste, social ». Problématique approfondie dans le numéro de novembre 2003 de Notre Histoire : « Vieux clichés, idées neuves : le Moyen Âge réhabilité ». En janvier 2004, le magazine L’Histoire consacre un dossier spécial aux « Grandes heures du Moyen Âge », avec, à la clef, un éditorial à l’anachronisme revendiqué : « Les Cent Glorieuses du Moyen Âge » correspondant au XIIIe siècle, celui de saint Louis et des cathédrales gothiques. Cette année 2004 s’achève en beauté avec, le 23 décembre, un riche numéro spécial de l’hebdomadaire Le Point : « Le Moyen Âge. Guerre, amour, urbanisme, gastronomie ». En mai 2012, le magazine Lire s’interroge : « Le Moyen Âge. Pourquoi il fascine les romanciers ? » En septembre- octobre de la même année, Historia proclame sans barguigner : « Énergies renouvelables, services publics. Le Moyen Âge a tout inventé ! » 13 Ce véritable retournement par rapport à la légende noire romantique, relativement récent, peut s’expliquer par trois raisons complémentaires : le travail en profondeur des maîtres de la Nouvelle Histoire ; l’émergence, depuis l’effondrement des utopies meurtrières, d’une autre conception du temps de l’histoire et d’une autre vision de la société plus soucieuse que, lors des Trente Glorieuses, de la protection de l’environnement ; enfin le puissant attrait pour la beauté artistique des productions

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médiévales : monuments romans et gothiques, statues, chefs d’œuvre des arts décoratifs, entre autres. 14 Vers le mitan des années soixante-dix, il s’est produit, à la télévision, lors de l’émission de Bernard Pivot, sur la seconde chaîne, Apostrophes, une petite révolution : l’irruption sur les écrans des maîtres de la Nouvelle Histoire, formés par l’École des Annales, et souvent médiévistes, Georges Duby, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jean Favier. Portés par le souffle puissant du triomphe planétaire du Nom de la rose, polar médiéval d’Umberto Eco en 1984, leurs ouvrages, écrits avec élégance, relevant de ce que j’appelle la VDQS – la Vulgarisation de qualité supérieure – ont largement contribué à tordre le cou aux clichés dévalorisants sur le Moyen Âge. De son côté, Georges Duby, sollicité par le producteur Roger Stéphane et le réalisateur Roland Darbois, participe de manière très étroite au tournage des neuf épisodes du Temps des cathédrales, diffusés à partir de 1976, et qui ont eu, de l’aveu même de Georges Duby dans L’Histoire continue (1991), un immense retentissement, amplifié par les nombreuses rediffusions et l’usage pédagogique des cassettes, utilisées comme on feuilletterait un livre. Pour sa part Jacques Le Goff a souligné qu’il fallait lire dans le Moyen Âge non pas une époque barbare et archaïque, mais, au contraire, une étape décisive dans l’essor fécond de l’Europe, voire même, à travers le rayonnement des cités marchandes de la péninsule italienne, la matrice de l’Europe contemporaine. 15 D’autre part, l’effondrement des utopies totalitaires, symbolisé par la chute, le 9 novembre 1989, du mur de , a contribué à bouleverser notre conception du temps de l’histoire. Sous l’influence d’un marxisme diffus, nombre d’historiens avaient tendance à raisonner selon des schémas simplistes privilégiant les ruptures brutales avec le passé. Cette vision s’inscrivait dans une économie de l’histoire qui fonctionnait selon la dynamique du progrès exprimée, dès le XVIIIe siècle, par Voltaire dans son Essai sur les mœurs (1756). Au nom d’un avenir forcement radieux, le Moyen Âge, dominé par des monarques réactionnaires et un clergé « obscurantiste », était a priori condamné et servait surtout de repoussoir commode à la modernité parée de mille feux. Or, nous ne sommes plus inspirés aujourd’hui, dans la recomposition de notre histoire, par un tel schéma linéaire fondé sur la rupture violente avec le passé. Au contraire, au paradigme de la table rase radicale et nécessaire, nous avons substitué une conception cumulative du temps écoulé, qui privilégie la « longue durée » braudélienne et les transitions en profondeur, qui donnent parfois le sentiment que, sous l’écume agitée des événements, se déroule une sorte de temps immobile quasiment invisible à l’œil humain. 16 Les effets concrets de cette nouvelle appréhension de la chronologie des temps sont considérables car ils font voler en éclats le découpage de l’aventure humaine inventé par les humanistes de XVe siècle, revu et corrigé par les universitaires du XIXe siècle et fondé sur une séquence en quatre moments successifs, qui s’emboîtent comme des poupées russes : Antiquité ; Moyen Âge ; Temps modernes ; époque contemporaine. Depuis l’époque romantique, le récit traditionnel de la période médiévale était encadré par deux ruptures brutales : en amont, le déferlement irrésistible des hordes barbares sur l’Empire romain à l’agonie exprimait ce que serait la suite, apocalyptique. En aval, au XVe siècle, le panorama n’était guère plus optimiste avec les horreurs de la fin de la guerre de Cent ans et la chute de Constantinople. Heureusement, sur ces ruines d’une Europe exsangue, se levait très vite le soleil de la Renaissance, dont les rayons dissipaient les dernières ténèbres d’un Moyen Âge à son couchant et qui, selon Michelet, n’avait que trop duré…

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17 Or, depuis une trentaine d’années, toutes ces interprétations ont été réfutées par les travaux universitaires. Plus personne n’oserait sérieusement affirmer que l’Empire romain est mort submergé par les invasions barbares. C’est lentement, et le plus souvent sans violence que les peuples originaires d’outre-Rhin se sont intégrés, à la demande des autorités romaines elles-mêmes, dans l’Empire pour le soutenir. La fascination qu’il inspirait aux peuples germaniques était d’ailleurs si puissant sur les esprits que les rois barbares n’ont cessé de s’en inspirer et on peut même considérer que le passage de l’Antiquité au Moyen Âge s’est probablement effectué autour de l’an Mil, avec la fin des derniers Carolingiens et la naissance du monde féodal. 18 À l’autre extrémité du spectre chronologique, on considère aussi que la transition entre Moyen Âge et Renaissance s’est faite lentement et sans véritable rupture. On peut du reste vérifier ce changement de perspective chronologique dans l’organisation de ces expositions artistiques exceptionnelles que furent France 1500, au Grand Palais en 2010-2011, et Tours 1500, au printemps 2012, au musée des Beaux-Arts de Tours, qui valorisaient la continuité entre Moyen Âge et Renaissance sur le plan artistique. Par ailleurs, le concept même de Renaissance, qui suppose qu’un réveil social de grande envergure succéderait à une période plongée dans les ténèbres et la torpeur, est contesté par Jacques Le Goff, pour qui « la Renaissance n’a jamais existé. […] Si Renaissance il y a, elle se situerait en réalité au XIIe siècle » (Le Point, 21-28 décembre 2006, p. 179). Jacques Le Goff va même plus loin encore dans la mesure où il reconsidère de fond en comble la chronologie traditionnelle de l’histoire en proposant de faire débuter le Moyen Âge autour de l’an Mil et de le faire cesser avec la révolution industrielle dans le premier tiers du XIXe siècle.

19 Pour mieux résumer l’originalité de cette nouvelle périodisation du temps du Moyen Âge aujourd’hui en vigueur chez les chercheurs, on peut citer deux classiques parus à quatre-vingt dix ans de distance. L’Automne du Moyen Âge, publié en 1919 par l’historien hollandais Johan Huizinga privilégie, de manière flamboyante, le long déclin, voire l’agonie interminable d’une période moribonde à laquelle succède l’éclat de la Renaissance. En 2009, paraît, sous la direction de Patrick Boucheron, L’Histoire du monde au XVe siècle , tableau saisissant d’un monde dynamique, en pleine croissance, qui souligne là encore la continuité directe entre un Moyen Âge conquérant, celui des imprimeurs humanistes, des marchands et des audacieux navigateurs, et l’univers de la Renaissance, qui le prolonge sans césure. 20 La mort des utopies meurtrières a eu une autre conséquence sociale de grande portée. Dans la mesure où l’avenir nous semble aujourd’hui sous un aspect effrayant, par contraste, c’est le passé qui est devenu notre utopie. De fait, l’engouement pour la défense de la nature et la cause de l’écologie ont réhabilité les temps médiévaux. Ne connaissant ni la pollution, ni les marées noires, ni les désastres provoqués par le réchauffement climatique et par d’autres phénomènes qui nous obsèdent aujourd’hui, le Moyen Âge est désormais dépeint par les défenseurs de l’environnement sous un jour positif, quasiment bio, attitude qui favorise la multiplication des fêtes médiévales dans toute la France. 21 Enfin, la mutation très favorable de l’image du Moyen Âge doit beaucoup à la fascination qu’exerce l’art médiéval sur le grand public. Depuis le début des années 80, l’organisation d’une ambitieuse politique d’expositions, à Paris comme en régions, qui a rencontré un grand succès public, dessine, à travers la mise en scène de ses manuscrits enluminés, de ses tapisseries, de son orfèvrerie, les contours d’un Moyen Âge brillant

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de mille feux, synonyme de beauté rayonnante, et dont les créateurs témoignent d’une vitalité et d’une inventivité exceptionnelles. Ce phénomène a bouleversé notre regard sur une période que nul n’oserait aujourd’hui se hasarder à qualifier de barbare. Voici sans souci d’exhaustivité les témoignages majeurs des Trente Glorieuses de l’art médiéval en France : - Les Fastes du gothique : le siècle de Charles V, au Grand Palais à Paris en 1981. - Saint Bernard et le monde cistercien, à la Conciergerie à Paris en 1991. - L’art au temps des rois maudits : 1258-1328, au Grand Palais à Paris en 1998. - Toulouse sur les chemins de Saint-Jacques, aux Jacobins de Toulouse en 1999. - Le trésor de la Sainte-Chapelle, au Musée du Louvre à Paris en 2001. - Vingt siècles en cathédrales, au palais du Tau à Reims en 2001, avec un catalogue préfacé par Jacques Le Goff. - L’Europe des Anjou, à l’abbaye de Fontevraud en Maine-et-Loire, en 2001. - Sur la terre comme au ciel. Jardins d’Occident, au musée de Cluny à Paris, en 2002. - Vivre au Moyen Âge, au Musée de Normandie de Caen en 2002, puis aux Jacobins de Toulouse en 2003. - Paris 1400. Les arts sous Charles VI, au Musée du Louvre à Paris en 2004. - La France romane au temps des premiers Capétiens, au Musée du Louvre à Paris en 2005. - Strasbourg 1400, au musée de l’Oeuvre Notre-Dame de Strasbourg en 2008. - Le Roi Arthur, une légende en devenir, aux Champs libres à Rennes, en 2008. - Chefs-d’œuvre du gothique en Normandie, au Musée de Normandie de Caen en 2008 puis aux Jacobins de Toulouse en 2009. - Splendeur de l’enluminure. Le roi René et les livres, au château d’Angers à l’automne 2009. - Paris, ville rayonnante au XIIIe siècle, au musée de Cluny à Paris en 2010. - Gaston Fébus, prince soleil : 1331-1391, au musée de Cluny à Paris en 2011, puis au musée national de Pau au printemps 2012. - Saint Louis, à la Conciergerie à Paris, en 2014 22 La meilleure manière de résumer la métamorphose profonde du regard social porté sur le Moyen Âge à l’époque contemporaine consiste à évoquer deux événements distincts, qui en disent plus long sur ce phénomène qu’un long discours savant. Voici le premier, association délibérée de deux noms, l’un prestigieux, l’autre encore trop méconnu : Louvre/Louvres. Le premier nous renvoie au dégagement, en 1993, à l’occasion du bicentenaire de la création du Musée du Louvre par la Convention, des fondations du donjon de Philippe-Auguste restées dans un état exceptionnel de conservation, le second à un musée de site de l’Ile-de-France, Archéa, domicilié sur la commune de Louvres non loin de Roissy, qui présente le résultat de fouilles, qui s’échelonnent de l’Antiquité à l’époque moderne, mais dont le noyau central est constitué par des trouvailles médiévales qui permettent de reconstituer de manière très pédagogique la vie quotidienne de nos ancêtres en région parisienne au Bas Moyen Âge.

23 Le second phénomène porte sur la fascination qu’exercent, depuis le romantisme, les cathédrales gothiques sur l’imaginaire des Français. En 1831, le roman de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, symbole des interprétations controversées que les Romantiques portent sur le Moyen Âge, déchaîne les passions. À Rome, les censeurs pontificaux, choqués par le comportement pervers infligé par le romancier à l’archidiacre Claude Frollo, mettent le livre à l’index, interdisant ainsi aux bons chrétiens de le lire. La censure romaine ne fut du reste levée que par Jean XXIII plus de cent-trente ans après sa publication. À ce moment-là, le Ministère de la Culture, dirigé par André Malraux,

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défenseur du patrimoine médiéval, s’apprête, en 1963, à honorer les huit cents ans de l’édifice devenu désormais consensuel. En 2013, la commémoration des huit-cent- cinquante ans de ce vaisseau de pierre amarré sur l’île de la Cité célèbre un emblème national du Moyen Âge qui, avec la Tour Eiffel et la basilique de Montmartre, représente le grand Cœur de Paris. 24 En 2014, la superbe exposition organisée, au musée des beaux-Arts de Rouen par Ségolène Le Men, universitaire et spécialiste d’histoire de l’art, et Sylvain Amic, Directeur des musées de Rouen, Cathédrales, 1789-1914, un mythe moderne, montre de manière convaincante comment la cathédrale est devenue, au cours du XXe siècle, le monument préféré des Français et aussi comment, à travers leurs cathédrales, martyrisées par la Grande Guerre, Reims notamment, les Français se sont en quelque sorte définitivement réconciliés avec le Moyen Âge qu’elles incarnent désormais pour le meilleur et sans le pire…

RÉSUMÉS

À l’époque romantique, le Moyen Âge représente à la fois une époque pittoresque et un moment qui cause l’effroi. Pittoresque à cause de la Cour des miracles, de la Fête des fous, du carnaval. Cependant la puissance de l’Église sur la société fait peur aux libéraux et aux républicains. Or, cent-cinquante ans après, les travaux des historiens de l’École des Annales – Georges Duby, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jean Favier – présentent un visage beaucoup plus positif de l’époque médiévale. Le présent article tente d’expliquer comment on est passé d’un Moyen Âge terrifiant à un Moyen Âge en pleine lumière, symbolisé par ses merveilleuses créations artistiques, notamment les cathédrales gothiques.

In the romantic period, the Middle Ages represents both a picturesque and a frightful time. Picturesque because of the Cour des miracles, the Feast of Fools and the Carnival. However the power of the Church on society frightens the liberals and the republicans. Yet, one hundred and fifty years later, the works of the historians of the Annales School – Georges Duby, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jean Favier – present a much more positive face of the medieval period. The present article tries to explain the shift from a terrifying Middle Ages to a Middle Ages in full light, symbolized by its wonderful artistic creations, in particular Gothic cathedrals.

All’epoca romantica il Medioevo rappresenta allo stesso tempo un’epoca pittoresca ed un momento che causa lo spavento. Pittoresco a causa della Corte dei miracoli, della Festa dei matti, del carnevale. Tuttavia il potere della chiesa sulla società fa paura ai liberali ed ai repubblicani. Ora, centocinquanta anni dopo, i lavori degli storici della scuola delle Annales – Georges Duby, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jean Favier - presentano un viso molto più positivo dell’epoca medievale, presentano un volto molto più positivo del Medioevo. Il presente articolo cerca di spiegare come si è passato di un Medioevo che terrifica ad un Medioevo in piena luce, simboleggiato dalle sue meravigliose creazioni artistiche, particolarmente le cattedrali gotiche.

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INDEX

Mots-clés : historiographie nomsmotscles Étienne Marcel Thèmes : Essai sur les mœurs, Nom de la rose, Notre-Dame de Paris, Temps des cathédrales Parole chiave : storiografia Keywords : historiography

AUTEURS

CHRISTIAN AMALVI

Université Paul Valéry – Montpellier III

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“This Rude Chivalry of the Wilderness”: Chivalry and Native Americans in Cooper’s and Irving’s American Novels

Pauline Pilote

Then comes Sir Walter Scott with his enchantments, and by his single might checks this wave of progress, and even turns it back; sets the world in love with dreams and phantoms; with decayed and swinish forms of religion; with decayed and degraded systems of government; with the sillinesses and emptinesses, sham grandeurs, sham gauds, and sham chivalries of a brainless and worthless long-vanished society. He did measureless harm; more real and lasting harm, perhaps, than any other individual that ever wrote. […] There, the genuine and wholesome civilization of the nineteenth century is curiously confused and commingled with the Walter Scott Middle-Age sham civilization; and so you have practical, common-sense, progressive ideas, and progressive works; mixed up with the duel, the inflated speech, and the jejune romanticism of an absurd past that is dead, and out of charity ought to be buried. […] Sir Walter had so large a hand in making Southern character, as it existed before the war, that he is in great measure responsible for the war.1 1 Mark Twain’s idea of a “Sir Walter disease”2 that would go on to be responsible for the American Civil War gives an idea of Walter Scott’s tremendous influence in the United States, and of Ivanhoe in particular, which was published in December 1819 and was

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immediately shipped to America3. The “romance,” as it is subtitled, was considered a breakthrough by Walter Scott’s contemporaries, since it is the first of the Waverley Novels to deal with the English Middle Ages, as the author takes the themes he had broached in the previous novels further back into the past4. Actually, Walter Scott started out his career as a writer using medieval matter: The Lay of the Last Minstrel and The Lady of the Lake were published respectively in 1805 and 1810. These, however, read as poetry and Ivanhoe is the first of the Waverley Novels to deal with the Middle Ages. Later, he goes back to the same period in Quentin Durward (1823), The Talisman and The Betrothed (1825), Anne of Geierstein (1829), and Count Robert of Paris (1832). However, it is Ivanhoe, as the first to be published and the most successful of those books, that probably most affected nineteenth century attitudes towards the Middle Ages5. Even though some kind of medieval revival had been going on for centuries, Walter Scott was considered by his contemporaries as the one who fostered it and who brought it back into fashion. According to Alice Chandler, “Scott brought this interest to a focus by creating a completely believable medieval world, which he portrayed so vividly and attractively that many of his readers took it for historical truth rather than historical fiction.”6 Nevertheless, the upsurge in interest in the feudal past was already well under way by the beginning of the 19th century: Thomas Johnes translated Froissart’s Chronicles between 1803 and 1805 and the three quarto volumes of the first edition were so popular that they were immediately republished in pocket-size edition7. Similarly, Southey’s translation of Amadis de Gaul, Palmerin of England and Chronicles of the Cid came out in 1803, 1807, and 1808 respectively; re-editions of Malory were released in 1816 and 1817 – the latter edited by Southey himself – and Charles Mills published his History of the Crusades in 1820 and his History of Chivalry in 1825. We can actually trace this popularity earlier, back to the eighteenth century8, with the “Graveyard poets” and Gothic novelists on the one hand, and antiquaries and ballad collectors in the wake of Percy’s Reliques of Ancient English Poetry, on the other9.

2 Walter Scott draws on the idea, common at the time among historians, that the story of the Middle Ages began in the forests of Germany, Scandinavia, or the British Isles. 19th century historians Joseph Strutt, Robert Henry, Gilbert Stuart, or Sharon Turner find the origins of chivalry in that same place and usually divide the period into the Germanic, the chivalric, and the decadent phases10. “Dr Henry” and “Mr Sharon Turner” are themselves referred to in the “Dedicatory Epistle” which serves as a preface to Ivanhoe11, and according to Alice Chandler, Scott plagiarises Robert Henry in his own Essay on Chivalry12 that he wrote as a supplement to the 1815-1824 editions of the Encyclopaedia Britannica. In this, as in Ivanhoe, the point of view he provides on the values of chivalry sounds like an echo of the general notions that prevailed in the 19th century, and it goes hand in hand with some kind of idealisation of the chivalric code. Valour, humanity, courtesy, justice, honour, were the characteristics of chivalry; and to these we may add religion, which, by infusing a large portion of enthusiastic zeal, carried them all to a romantic excess, wonderfully suited to the genius of the age, and productive of the greatest and most permanent effects both upon policy and manners. War was carried on with less ferocity, when humanity, no less than courage, began to be deemed the ornament of knighthood, and knighthood a distinction superior to royalty, and an honour which princes were proud to receive from the hands of private gentlemen; more gentle and polished manners were introduced, when courtesy was recommended as the most amiable of knightly virtues, and every knight devoted himself to the service of some lady; and violence and oppression decreased, when it was accounted meritorious to check and to

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punish them. A scrupulous adherence to truth, with the most religious attention to the performance of all engagements, particularly those between the sexes, as more easily violated, became the distinguishing character of a gentleman; because chivalry was regarded as the school of honour, and inculcated the most delicate sensibility with respect to that point. And valour, seconded by so many motives of love, religion, and virtue, became altogether irresistible. This definition comes from William Russell’s History of Modern Europe13 which he published in 1786 and which went through various stages of republication throughout the 19th century. Walter Scott takes up this idea almost verbatim in his “Essay on Chivalry”: “valour is held in esteem […] the greater respect is paid to boldness of enterprise and success in battle. But it was peculiar to the institution of chivalry, to blend military valour with the strongest passions which actuate the human mind, the feelings of devotion and those of love.”14 The same notions are translated into Ivanhoe: “expose your life by lonely journeys and rash adventures, as if it were of no more value than that of a mere knight-errant, who has no interest on earth but what lance and sword may procure him.”15 Echoes are, in fact, numerous between the two texts: “He [the Preux Chevalier] was bound by his vow to seek out adventures of risk and peril […] Enterprises the most extravagant in conception, the most difficult in execution, the most useless when achieved, were those by which an adventurous knight chose to distinguish himself”16 becomes in Ivanhoe “the usual expedient of knights-errant, who, on such occasions, turned their horses to graze, and laid themselves down to meditate on their lady-mistress, with an oak-tree for a canopy […] sufficiently occupied by passionate reflections upon her beauty and cruelty, to be able to parry the effects of fatigue and hunger, and suffer love to act as a substitute for the solid comforts of a bed and supper.”17 This further recalls in the “Essay on Chivalry” “[i]t was essential to his character that he should select, as his proper choice, ‘a lady and a love,’ to be the polar star of his thoughts, the mistress of his affections, and the directress of his actions. In her service, he was to observe the duties of loyalty, faith, secrecy, and reverence.”18 Walter Scott also insists on the ideal of the knight: “[g]enerosity, gallantry, and an unblemished reputation [were] necessary ingredients in the character of a perfect knight”19 and he adds later: “[a]mid the various duties of knighthood, that of protecting the female sex, respecting their persons, and redressing their wrongs, becoming the champion of their cause, and the chastiser of those by whom they were injured, was presented as one of the principal objects of the institution.”20 This quotation actually strongly recalls the subplot that concerns Ivanhoe and Rebecca in Scott’s romance, as Ivanhoe clearly abides by those characteristics when he comes to rescue her at the hands of Brian de Bois-Guilbert and appears as her champion. Indeed, it is via a conversation between those two characters in which they both discuss chivalry that Scott lays out the more clearly Ivanhoe’s own views on the subject: The love of battle is the food upon which we live – the dust of the ‘melee’ is the breath of our nostrils! We live not – we wish not to live – longer than while we are victorious and renowned – Such, maiden, are the laws of chivalry to which we are sworn, and to which we offer all that we hold dear." "Alas!" said the fair Jewess, "and what is it, valiant knight, save an offering of sacrifice to a demon of vain glory, and a passing through the fire to Moloch? – What remains to you as the prize of all the blood you have spilled – of all the travail and pain you have endured – of all the tears which your deeds have caused, when death hath broken the strong man’s spear, and overtaken the speed of his war-horse?" "What remains?" cried Ivanhoe; "Glory, maiden, glory! which gilds our sepulchre and embalms our name." "Glory?" continued Rebecca; "alas, is the rusted mail which hangs as a hatchment

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over the champion’s dim and mouldering tomb – is the defaced sculpture of the inscription which the ignorant monk can hardly read to the enquiring pilgrim – are these sufficient rewards for the sacrifice of every kindly affection, for a life spent miserably that ye may make others miserable? Or is there such virtue in the rude rhymes of a wandering bard, that domestic love, kindly affection, peace and happiness, are so wildly bartered, to become the hero of those ballads which vagabond minstrels sing to drunken churls over their evening ale?" "By the soul of Hereward!" replied the knight impatiently, "thou speakest, maiden, of thou knowest not what. Thou wouldst quench the pure light of chivalry, which alone distinguishes the noble from the base, the gentle knight from the churl and the savage; which rates our life far, far beneath the pitch of our honour; raises us victorious over pain, toil, and suffering, and teaches us to fear no evil but disgrace. Thou art no Christian, Rebecca; and to thee are unknown those high feelings which swell the bosom of a noble maiden when her lover hath done some deed of emprize which sanctions his flame. Chivalry! – why, maiden, she is the nurse of pure and high affection – the stay of the oppressed, the redresser of grievances, the curb of the power of the tyrant—Nobility were but an empty name without her, and liberty finds the best protection in her lance and her sword."21 3 Rebecca here stands well ahead of her time as she questions Ivanhoe’s values and puts into perspective his ideas22. Yet, the notions of chivalry Scott’s contemporaries saw in Ivanhoe were those of an idealised Middle Ages replete with romantic artefacts – knights-errant, damsels in distress, code of honour, fortified castles, tournaments, etc. Those were indeed the features that dazzled Scott’s American contemporaries, considering the favourable reception Ivanhoe underwent in the recently independent United States of America. James Fenimore Cooper and Washington Irving took up Scott’s vision of the English Middle Ages and translated it onto American soil, thus turning their Native Americans into knights of yore and the wilderness into a land of romance.

“Here are no ‘gorgeous palaces and cloud capped towers’”23: Ivanhoe in America

4 Ivanhoe was a particular success in America. It is actually relevant to note that the article from the Edinburgh Review from January 1820 with the often quoted sentence from Sidney Smith: “In the four quarters of the globe, who reads an American book?”24 actually follows in the same issue a review of Walter Scott’s novels which tellingly quotes as striking examples of his worth lengthy extracts from Ivanhoe. West of the Atlantic as well, The Port Folio from 1822 – to give but one example among many – also acknowledges the popularity of the book: “we […] express our unfeigned praise of the extensive research, the playful vivacity, the busy and stirring incidents, the humorous dialogue, and the picturesque delineations, with which ‘Ivanhoe’ abounds.”25 The novel was also praised for its historical rendering of the period and it is striking to read such articles as “The History of the Jews,” published in The North American Review of January 1831, that should also praise the romance in passing: The character of the Jews has remained nearly the same to the present day, only varying with the times, not by any wide and decisive change in the prosperity or improvement of the race. But it is needless to dwell upon this period, since it has been set before the public eye in the splendid panorama of Ivanhoe; where we see at a glance the sufferings to which they were exposed, and the fortitude with which they stooped to meet them,—the contempt and hatred with which they were

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universally regarded, and the power which they contrived to gain notwithstanding, —the low avarice to which they descended, and the traditional enthusiasm inspired by the remembrance of their religion and their holy land. In the delightful vision of Rebecca, perhaps the loveliest portrait the imagination ever drew, we see the gentle firmness formed by long exposure to danger, contrasted in Rowena with the superiority of one, who had breathed nothing but the incense of chivalrous adoration; and we fear, that one touch of this celestial pencil has done more for this injured race, than justice and humanity in the last thousand years. It is well for the world, that this supernatural power of genius resides in such a conscientious and honorable hand.26 5 Ivanhoe went through a series of reeditions and adaptations in America, which were more numerous than those for any other of the Waverley Novels. Such a flourishing of digests was a common thing at the time, and in particular in America where paper was scarce, shorter texts were thus cheaper and circulated more easily through the continent. Abridgements and rewritings flowered as soon as it was published in England. Plays were performed as early as 182027, as well as operas, such as Maid Marian or the Huntress of Arlingford, of which the title page states: “Some of the Incidents taken from the Romance of Ivanhoe.” In the late 1820s, we even note a renewed interest among Philadelphia readers, which was probably due to a rumour that spread at the time that the character of Rebecca was actually modelled upon Rebecca Gratz28, who was also a Jew and a resident of the town for some time as she became one of the founding members of the Female Hebrew Benevolent Society in 1819.

6 As was hinted at in Twain’s indictment, Ivanhoe was also particularly popular in the South: indeed, although only five of the Waverley Novels were set in the Middle Ages, the South considered Scott as primarily a romancer of chivalry29. In the 1840s, tournaments were even reproduced, of which a South Carolina newspaper announced that they were copying “closely in dresses and arrangements […] those that Ivanhoe witnessed.”30 The values of chivalry and in particular “personal freedom,” which appears at the top of Walter Scott’s list of values in his Essay on Chivalry, could well appeal to American readers: “the love of personal freedom, and the obligation to maintain and defend it in the persons of others and in their own, was a duty particularly incumbent on those who attained the honour of Chivalry.”31 In Ivanhoe in particular, Cedric and the other Saxons’ appeals to a time “when England was free” (44) could well entice American readers in the decades that followed Independence. 7 As appealing as it proved to American readers, Ivanhoe was indeed of particular importance to the American book market and, as such, is considered a breakthrough. According to James Green, Ivanhoe marks a turning point in the way books were published in America. Between 1815 and 1819, six novels by the then anonymous “Author of Waverley” appeared, one every year, and each was reprinted two or three times in America32. In 1820, however, Ivanhoe was released and was followed by The Bride of Lammermoor and A Legend of Montrose, and in 1821 The Monastery and The Abbot came out. Each of those was reprinted for a total this time of no less than twenty-six editions. In addition to that, the previous six Waverley Novels were all reprinted again in another twenty editions. As James Green puts it, “the novel that precipitated the tidal wave of 1820 was Ivanhoe.”33 On top of this, Ivanhoe also marks a turning point in the American book market. Before 1820, Scott’s novels were reprinted almost simultaneously by various booksellers in the main towns of the East Coast. With Ivanhoe, however, Mathew Carey, in order to reach out to a wider audience, paid Scottish printers $ 100 to get advance copies of the new Scott novels – Ivanhoe, The

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Monastery, and The Abbot. In doing so, Carey set a precedent in the sense that he obtained with his payment a de facto copyright on the novels by Walter Scott. Yet, Ivanhoe proved so popular that J. & J. Harper from New York set on to rival the Careys of Philadelphia and reprinted the book despite Carey’s launching of a second edition and Ivanhoe can thus be said to have fostered early competition among prominent American booksellers. 8 Thus considering the general enthusiasm for Ivanhoe among American readers and book sellers, Scott’s text could not fail to become food for thought for the American readers, who appropriated the story and hence the values it upheld. It therefore reveals a keen interest in the English Middle Ages, despite the ongoing discourse in the decades that followed the Independence that called for a severing from the shared British past. This idea, prevalent at the time which asked for the creation of a separate history focusing on American matter may explain the wish to transfer the romantic notions of chivalry onto American soil.

“A last foothold left for a remnant of chivalry in the wild life of the Far West”34: The Chivalrous Way of Life of American Indians

9 As it turned out that Native Americans appeared as fit candidates to represent the American past, the notions of chivalry were projected onto them. Indeed, in the novels that were published in the aftermath of Independence, Native American characters were almost always found to be living an archaic way of life that was fast disappearing in the face of conquering settlers. Most of all, Washington Irving and James Fenimore Cooper endeavoured to portray those fading customs: We here close our picturings of the Rocky Mountains and their wild inhabitants, and of the wild life that prevails there; which we have been anxious to fix on record, because we are aware that this singular state of things is full of mutation, and must soon undergo great changes, if not entirely pass away. The fur trade itself, which has given life to all this portraiture, is essentially evanescent. Rival parties of trappers soon exhaust the streams, especially when competition renders them heedless and wasteful of the beaver. The furbearing animals extinct, a complete change will come over the scene; the gay free trapper and his steed, decked out in wild array, and tinkling with bells and trinketry; the savage war chief, plumed and painted and ever on the prowl; the traders’ cavalcade, winding through defiles or over naked plains, with the stealthy war party lurking on its trail; the buffalo chase, the hunting camp, the mad carouse in the midst of danger, the night attack, the stampede, the scamper, the fierce skirmish among rocks and cliffs—all this romance of savage life, which yet exists among the mountains, will then exist but in frontier story, and seem like the fictions of chivalry or fairy tale.35 10 It is striking to note that both authors, when dealing with Native Americans, resort to a vocabulary derived from the lexical field of chivalry which had been brought back into fashion by Scott. Both authors were well versed in Walter Scott’s novels: Cooper would read every Scott book that would come out of the packet boats arriving from Liverpool36 and Irving went to Abbotsford in order to visit Scott himself and acknowledges in his journal, Abbotsford and Newstead Abbey, “when I consider how much he has thus contributed to the better hours of my past existence, and how independent his works still make me, at times, of all the world for my enjoyment, I bless my stars that cast my lot in his days, to be thus cheered and gladdened by the outpourings of his

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genius.”37 Thus considering the tremendous popularity of Ivanhoe on the one hand and both authors’ acknowledgements of their indebtedness to Walter Scott on the other, it seems fair to assume that they both derive their feudal conception of the Native American way of life from that same source.

11 This chivalric depiction of the Native American way of life was what Irving’s contemporaries actually perceived to be the purpose of his Narratives: an anonymous review of The Rocky Mountains (The Adventures of Captain Bonneville) for the New York Review from October 1837 reads: “He has shown us that here, in these worn-out times of the world, there is a last foothold left for a remnant of chivalry in the wild life of the Far West.”38 The conclusion of Washington Irving’s The Adventures of Captain Bonneville is indeed telling in that respect. The text narrates the expedition of Captain Bonneville across the American continent to the Rocky Mountains and back to reconnoitre both the land and the various Native American tribes that inhabit it, and it tellingly finishes with the words “the savage ‘chivalry of the mountains’”39 to designate collectively the Native Americans that he had come across during his journey. Here, as in the quotation above mentioned, the comparison is made explicit, and this portrait of Indian life appears as worthy of incorporating tales of chivalry. Indeed, the term chivalry is very often used by Washington Irving to deal with his Native American characters and is repeated over and over again throughout the text: the conclusion of The Adventures of Captain Bonneville echoes its very beginning and the introduction to the expedition: Having thus given the reader some idea of the actual state of the fur trade in the interior of our vast continent, and made him acquainted with the wild chivalry of the mountains, we will no longer delay the introduction of Captain Bonneville and his band into this field of their enterprise, but launch them at once upon the perilous plains of the Far West.40 12 Not only is the term recurrent in The Adventures of Captain Bonneville, but in the other Western Narratives as well: the Osage camp in A Tour on the Prairies is described as “the wild chivalry of the prairies”41 and Arickara Indians as they sally out of their village in Astoria are referred to as “the savage chivalry of the village.” 42 In the latter case, the comparison is actually extended as the Indian warriors come back victorious from their feud with the neighbouring Sioux. Hunt, one of the leaders of the expedition, then describes the ensuing celebrations: “[t]he pageant had really something chivalrous in its arrangement”43 and continues by portraying the various bands of warriors marching into the village with their ensigns, and then moves on to evoking the “rude music” and even “minstrelsy” that accompanies the procession, the presentation of the trophies to the remnant of the tribe, the war feasts, and the heralds promulgating the events of the battle and recounting the exploits of the warriors. This account is strongly reminiscent of chivalrous pageants, and the word “pageant” itself as used by Irving brings to mind medieval undertones from the start.

13 The associations between Native Americans and medieval customs is common currency in both Cooper’s and Irving’s texts. Cooper repeatedly uses “chivalry” and its derivatives to portray his Indian characters: The Wept of Wish-Ton-Wish speaks, for instance, of a “chivalrous scalp-lock”44 and in The Prairie, Cooper speaks of “the high and chivalrous sentiment, which, among the Indians of the Prairies, renders it a deed of even greater merit to bear off the trophy of victory from a fallen foe, than to slay him.” 45 The term “chivalrous” recurs frequently and countless examples could be found in both The Leatherstocking Tales and Irving’s Western Narratives. Irving, for his part, also uses the word “gallant” when referring to some of his Indian heroes. Strikingly, the

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same word also appears in Ivanhoe but Scott uses it only to describe certain characters in particular: Ivanhoe, Robin Hood, and for a single occurrence, the army of King Richard during the Crusades. Washington Irving takes up the adjective in The Adventures of Captain Bonneville mostly, in particular when dealing with the Kansas chief White Plume46 of whom the narrator further evokes “his native chivalry as a brave.”47 Therefore, the way of life that is delineated here is less medieval than knightly, as Native Americans are compared to aristocratic characters – “gentlemen”48 – of yore. For instance, in the preface to the first edition of The Last of the Mohicans, the Indians are explicitly compared to “feudal princes of the old world.”49 In Astoria, Irving further develops this association when he portrays the Chinooks. He mentions them twice in the book, describing the tribe as a “royal family” surrounded by a “court,” full of “nobles” and “princes.”50 Earlier on in the narrative, he even speaks of “liege subjects.” 51 The theme resonates throughout Astoria, as Irving continues to depict his Native American characters as ancient noblemen. In one instance, though, they are turned into the vassals of equally medieval settlers: at the very beginning of Astoria, Irving recalls the history of the North West Company and tells how the French supremacy has been undone by British people. He speaks of the “aristocratical character of the Briton” only to correct himself and change it to “the feudal spirit of the highlander.”52 He then goes on describing the fur company and how some Indians actually joined it: “Such was the North West Company in its powerful and prosperous days, when it held a kind of feudal sway over a vast domain of lake and forest”53 and then mentions the practices of “baronial wassailing.”54 Native Americans are here depicted on an equal footing with ancient Britons in general. Even further into the narrative, Irving describes a council in an Indian village and notes that “[t]he pipe was passed from mouth to mouth each one taking a whiff, which is equivalent to the inviolable pledge of faith of taking salt together among the ancient Britons.”55 14 Eventually, not only are the Native Americans purposefully described as “ancient Britons” but the whole world around them is seen in this light. The Adventures of Captain Bonneville evokes “caparisoned” horses 56, Cooper describes the Teton’s tent as “emblazoned with the history of his own boldest and most commended exploits,”57 Irving elsewhere mentions the “light coat of mail” of some Indians58, and Cooper, as Natty Bumppo in The Deerslayer returns to the Indian encampment after his furlough, says that “we shall call [it] the lists”59. It is therefore a whole universe of romance that is revealed in those texts. Surprisingly, Natty Bumppo himself words the principle of chivalry explained by Scott in his “Essay on Chivalry” as a blend of military valour and devotion to a lady in a conversation with Jasper Western: “[t]he man that deals unfairly by a woman can be but a mongrel, lad, for the Lord has made them helpless on purpose that we may gain their love by kindness and sarvice (sic).”60 In this instance, Natty Bumppo endorses the role of knight-servant61 – just as he is Elizabeth’s “champion” in The Pioneers62 – and Mabel is turned into a damsel in distress: “The Sarjeant’s (sic) sweet child must be saved,”63 which is repeated again and again word for word in the whole chapter, along with a variation, “The Sarjeant’s (sic) daughter must be protected.”64 Similarly, the naming of his weapon by Natty Bumppo strongly recalls the medieval legends and brings the Leatherstocking hero onto an equal footing with the great legendary kings of yore, the King Arthur of the Legend of the Round Table, the Charlemagne of the Song of Roland, etc. The idea of a “code of honour,” as evoked in Astoria – “the code of honor prevalent beyond the frontier”65 – also belongs to the list of medieval stereotypes brought back into fashion in the 19th century. The whole imagery

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of the fair wooing of the lady is also summoned in Irving’s Western Narratives, as in The Adventures of Captain Bonneville when the narrator adds, as an aside, in the substory of a trapper and his Indian wife: “The free trapper, while a bachelor, has no greater pet than his horse66; but the moment he takes a wife [is] a sort of brevet rank in matrimony occasionally bestowed upon some Indian fair one, like the heroes of ancient chivalry in the open field.”67 15 Therefore, not only are Native Americans endowed with chivalrous outfit, but the whole world around them is imbued with medieval stereotypes, as though medieval features were transplanted into the American wilderness, thereby turning the New World into a proper land of romance.

“A region fruitful of wonders and adventures”68: Knight-errantry in “the Forest of Ill Fortune”69

16 Just as Amadis of Gaul stands as the emblem of the knight-errant wandering in the forest from adventure to adventure, the American wilderness and its unlimited woodlands appears as a fit stage for knightly deeds, which seem to be directly transferred onto the American continent. In The Prairie, the Pawnee Hard-Heart and the Teton Mahtoree engage in a duel, which Cooper describes at length70. It starts with a volley of arrows from each part, which ends when the quivers are emptied; is followed by a joust on horseback while each warrior is aiming at the other with his “lance” and ends with the dismounting of Hard-Heart, who however reverses the odds and throws a “blade” into Mahtoree’s chest, who staggers back to “the edge of the sands” before dying in the river. The words emphasised here intrinsically recall medieval accounts of champion warfare. In The Pathfinder, it is a whole tournament which is described in chapter XI71. Nonetheless, contrary to the duel of heroes in The Prairie, which borrows vocabulary from the medieval romances, the tournament works here as a transposition of medieval stereotypes. Although it is referred to as a “passage of arms” by the commander of the garrison at Oswego, the tournament is actually a shooting tournament, where arrows are replaced by rifles and muskets. To choose the winner between the best marksmen, the tournament is closed by throwing in the air a potato that Mr. Muir and Pathfinder have to shoot: As the sort of feat we are about to offer to the reader, however, may be new to him, a word in explanation will render the matter more clear. A potato of large size was selected, and given to one who stood at the distance of twenty yards from the stand. At the word "heave!" which was given by the marksman, the vegetable was thrown with a gentle toss into the air, and it was the business of the adventurer to cause a ball to pass through it before it reached the ground.72 17 As underlined by Commander Lundie, it is an actual transposition to the realities of the wilderness that goes on here: “You’re Scotch, Mr. Muir, and might fare better were it a cake or a thistle; but frontier law has declared for the American fruit, and the potato it shall be.”73 We can see here at work the transposition of a medieval commonplace onto the American wilderness, where the general outline is that of a traditional tournament while the devices are adapted to the modern reality of the New World.

18 Moreover, from this example, it looks as though the white settlers who live alongside Native Americans share this chivalrous attitude, as though it was the wilderness itself and its atmosphere that were calling for this way of life. For instance, in A Tour on the

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Prairies, the young count as he associates himself with the young Osage Indian is compared to a “preux chevalier” and his Indian companion is described first as “his esquire”74 and later as “the young Osage, who was to act as esquire to the Count in his knight-errantry on the prairies.”75 Actually, the whole world that Irving describes is marked by this archaic texture. Not only Native Americans but the trappers are similarly endowed with the medieval undertones that push them further into the past. The exact same words that were used to describe Native Americans actually pass onto their white counterparts: just as the Kansas chief was “gallant,” so is the leader of free trappers, “a gallant leader from Arkansas, named Sinclair,”76 the old squatter that the expedition encounters at the beginning of A Tour on the Prairies is described as a “knight errant of the frontier”77 and in Astoria, Irving describes the men of the North West Company as “the chivalry of the Fur trade,”78 which is taken up in The Adventures of Captain Bonneville, when the narrator says of the mountaineers and trappers of the West that they lead a “wild, Robin Hood kind of life”79 or in A Tour on the Prairies, where the honey camp of rangers is described as “a wild bandit, Robin Hood scene.”80 19 Both Indian and trappers’ lives therefore appear as fodder for romance plots. Irving makes this point clearly in the introduction to Astoria: “the stories [of the men of the North West Company] made the life of a trapper and fur trader perfect romance to me.” 81 Similarly, The Adventures of Captain Bonneville opens with the list of the names of the heroes of the expedition across the continent, “whose adventures and exploits partake of the wildest spirit of romance.”82 “Romance” would no doubt call to mind the subtitle of Ivanhoe, just as it would relate to romantic plot, as was common association at the time. In that sense indeed, one can read the “romantic incident of Loretto and his Indian bride,”83 as it is told further into The Adventures of Captain Bonneville: the young Mexican Indian took a Blackfoot woman as his captive, made her his wife, and gave her a child. However, some time later, he meets a band of Blackfeet among whom stands the brother of the woman, and she is taken back by her people during the fight that ensues. She struggles to go back to her child and, as he hears her cries, Loretto rushes headless of danger through the enemy’s ranks and brings the baby to her. She stays with her people and he later joins her in her own tribe. The story is taken to be romantic in the second sense, but the fact that Loretto’s rash move is described as a “noble deed”84 may relate it to some chivalrous act on his part. The story of Blackbird in Astoria 85 similarly partakes of the two meanings of romance. Indeed, the narrator says of him that he was the subject of “savage and romantic stories.” The one he chooses to tell is that of a powerful warlord, who “fearless in battle, and fond of signalizing himself, […] dazzled his followers by daring acts,”86 who gained his beautiful wife in battle – herself referred to as “this beautiful damsel” – and killed her in a fit of temper. Those stories that are introduced within Irving’s more historically grounded narratives give them an undertone of tales, be they folk tales or more novelistic matter. Irving himself recounts, for instance, the story of Kosato in The Adventures of Captain Bonneville and gives it, contrary to the others that are treated as mere anecdotes, the full length of a whole chapter. Kosato is a Blackfoot renegade who fled to live among the Nez Percés with his wife, who was actually his chief’s wife. He killed the chief and they eloped through the woods. As a conclusion to the tale, the narrator notes: “Such was the story of Kosato, as related by him to Captain Bonneville. It is of a kind that often occurs in Indian life; where love elopements from tribe to tribe are as frequent as among the novel-read heroes and heroines of sentimental civilization, and often give rise to bloody and lasting feuds.”87 Here, the tale is not related to medieval romance but

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to more contemporary novels. Cooper, on the other hand, has no such inserted romantic stories to tell in the Leatherstocking saga. However, one can trace undertones of a chivalrous romance in the subplot of Chingachgook and Wah-ta!-Wah in The Deerslayer. The story starts with Chingachgook and Hawkeye on their way to rescue Wah-ta!-Wah who has been taken captive at the hands of Mingo Indians. Natty Bumppo sums up the whole story in a very simple manner: You must know that Chingachgook is a comely Injin, and is much look’d upon and admired by the young women of his tribe, both on account of his family and on account of himself. Now, there is a chief that has a darter (sic) called Wah-ta-Wah, which is intarpreted (sic) into Hist-oh-Hist, in the English tongue, the rarest gal among the Delawares, and the one most sought a’ter and craved for a wife by all the young warriors of the nation. Well, Chingachgook, among others, took a fancy to Wah-ta-Wah, and Wah-ta-Wah took a fancy to him.88 20 Chingachgook abides by the rules of chivalry: “he is of the family of great chiefs;”89 he strides the warpath in quest of adventures with his companion – “Chingachgook and his pale face friend set forth on their hazardous and delicate enterprise”90 – and, as is summarised by the narrator, “[w]e all love the wonderful, and when it comes attended by chivalrous self-devotion and a rigid regard to honor, it presents itself to our admiration.”91 The tale is turned into one of star-crossed lovers when it jumps onto the next generation in The Last of the Mohicans with Uncas and Cora. Indeed, the plot itself of The Last of the Mohicans calls for knightly deeds, most of the action revolving around the rescue of two captive maidens, recalling the subplot of Chingachgook and Wah-ta!- Wah in The Deerslayer, yet on a grander scale: two damsels in distress – Cora and Alice – and two young heroic rescuers – Uncas and Heyward, where the Indian hero sometimes outdoes the latter in their chivalric regard for the ladies92. In that volume of the Leatherstocking series in particular, the tale lapses into legend at the conclusion of the narrative: “Years passed away before the traditionary tale of the white maiden and the young warrior of the Mohicans, ceased to beguile the long nights and tedious marches.” 93 As the protagonists lose their name and as the story of the chivalrous Indian and his damsel becomes a tale told at night, the wilderness is endowed with the legendary depth Cooper’s and Irving’s contemporaries deemed as lacking from the American territory.

21 As American authors started using the whole paraphernalia of chivalry that Walter Scott brought back into fashion, a plethora of associations were brought to the minds of 19th century American readers, who were for the most part well-read in English literature and well aware of the contents of the Waverley Novels. Thus recalling medieval romances might be a device to help the authors to picture more easily for their readers what is happening in the uncharted world of the Far West, which would then appear to them as a land deemed for chivalrous feats, a worthy setting for knightly deeds. The primeval wilderness would be provided in the process with a depth of romantic associations and the supposed matter-of-fact reality of the New World would give way to the image of a land of “wide and wild peregrinations, […] hunting exploits, […] perilous adventures and hair-breadth escapes among the Indians.”94

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NOTES

1. Mark Twain, Life on the Mississippi, New York, Library of America, 1982, p. 500-501. 2. Ibid., p. 501. 3. James Hart in The Popular Book gives as an instance of the vast popularity of Ivanhoe in the United States the example of birth records which state an increase in the use of Ivanhoe and Rowena for children born after 1820. (James Hart, The Popular Book, A History of America’s Literary Tastes, New York, Oxford University Press, 1950, p. 76) 4. It is also considered a breakthrough in the sense that it was the first of Scott’s novel to be printed as an octavo on pricey post paper and in a new smaller type, instead of the duodecimo demy paper of its predecessors. (See on the subject, Jane Millgate, “Making It New: Scott, Constable, Ballantyne, and the Publication of Ivanhoe”, Studies in English Literature, 1500-1900, 34-4, 1994, p. 798.) 5. Alice Chandler, A Dream of Order, The Medieval Ideal in Nineteenth-Century English Literature, London, Routledge & Kegan Paul, 1971, p. 34. 6. Ibid., p. 12. 7. Mark Girouard, The Return to Camelot: Chivalry and the English Gentleman, New Haven, Yale University Press, 1981, p. 42. 8. The popularity has actually been waxing and waning even since the Elizabethan period (Alice Chandler, A Dream of Order, op. cit., p. 2.) 9. Alice Chandler, “Sir Walter Scott and the Medieval Revival,” Nineteenth Century Fiction 19-4, 1965, p. 315. The revival not only takes place in literature but in other fields as well, in particular in architecture and painting with notably Benjamin West’s series, and his portrait of Edward III meeting with the Black Prince at the Battle of Crecy, in which the young knight is surrounded with the whole paraphernalia of chivalry – standards, war-horses, crests and helmets, etc. (Mark Girouard, op. cit., p. 19) 10. Alice Chandler, “Chivalry and Romance: Scott’s Medieval Novels”, Studies in Romanticism 14-2, 1975, p. 188. 11. Sir Walter Scott, Ivanhoe, Princeton, Penguin Classics, 2012, p. 8. 12. Alice Chandler, “Chivalry and Romance…”, art. cit., p. 189. 13. William Russell, The History of Modern Europe, with an account of the Decline & Fall of the Roman Empire; and a View of the Progress of Society, from the Rise of the Modern Kingdoms to the Peace of Paris, in 1763. In a Series of Letters from a Nobleman to his Son, vol. I, London, Rivington, 1822, p. 193.

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14. Walter Scott, “Essay on Chivalry”, originally published in 1818 in the supplement to the Encyclopedia Britannica, The Miscellaneous Prose Works of Sir Walter Scott, Bart., vol. VI, “Chivalry, Romance, the Drama”, Edinburg, Robert Cadell, 1834, p. 10. 15. Walter Scott, Ivanhoe, op. cit., p. 363. 16. Walter Scott, “Essay on Chivalry”, art. cit., p. 43. 17. Walter Scott, Ivanhoe, op. cit., p. 138. 18. Walter Scott, “Essay on Chivalry”, art. cit., p. 28. 19. Ibid., p. 10. 20. Ibid., p. 26. 21. Walter Scott, Ivanhoe, op. cit., p. 249. 22. Some actually read Ivanhoe itself as questioning the values of chivalry. Indeed, the only true “knight-errant” is King Richard himself who is depicted in the book as a rather irresponsible and reckless ruler. On the other hand, Ivanhoe, despite the notions that he vehemently upholds, is a rather poorly knight: he sleeps during the whole main battle and as he turns up as a champion in the lists of Templestowe, appears as a weary knight on a shabby horse: “‘A champion! a champion!’ And despite the prepossessions and prejudices of the multitude, they shouted unanimously as the knight rode into the tiltyard. The second glance, however, served to destroy the hope that his timely arrival had excited. His horse, urged for many miles to its utmost speed, appeared to reel from fatigue, and the rider, however undauntedly he presented himself in the lists, either from weakness, weariness, or both, seemed scarce able to support himself in the saddle.” (Ivanhoe, op. cit., p. 390) See on that subject Kenneth M. Sroka, “The Function of Form: Ivanhoe as Romance”, Studies in English Literature, 1500-1900, 19-4, 1979. 23. W.H. Gardiner, “Review of The Spy”, The North American Review 15-36, July 1822, p. 252. 24. Anonymous, “Review of Adam Seybert’s Statistical Annals of the United States of America”, The Edinburgh Review 33, 1820, p. 79. 25. Anonymous, The Port Folio 13, June 1822, p. 501. 26. Anonymous, “History of the Jews”, The North American Review 32-70, January 1831, p. 260. 27. James Hart, The Popular Book, op. cit., p. 75. 28. Gratz Van Rensselaer, “The Original of Rebecca in Ivanhoe”, The Century Illustrated Monthly Magazine 24, New York, The Century Co., 1882, p. 679-682. 29. James Hart, The Popular Book, op. cit., p. 76. 30. Quoted in James Hart, Ibid., p. 77. 31. Walter Scott, Essay on Chivalry, op. cit., p. 10. 32. James Green, “Ivanhoe in America”, The Library Company of Philadelphia, 1994 Annual Report, 1994, p. 8. 33. Ibid. 34. Anonymous, “Analytical and Critical Notices,” New York Review, October 1837, p. 439. 35. Washington Irving, The Adventures of Captain Bonneville, Three Western Narratives, New York, The Library of America, 2004, p. 949. 36. Susan Fenimore Cooper, Pages and Pictures from the Writings of James Fenimore Cooper, New York, W.A. Townsend and Company, 1861, p. 16. 37. Washington Irving, Abbotsford and Newstead Abbey, The John Murray Archive, 1835, p. 134 (http://digital.nls.uk/jma/gallery/title.cfm?id=65&seq=9). 38. Anonymous, “Analytical and Critical Notices,” art. cit., p. 439 39. Washington Irving, The Adventures of Captain Bonneville, Three Western Narratives, op. cit., p. 950. 40. Ibid., p. 642. 41. Washington Irving, A Tour on the Prairies, Three Western Narratives, op. cit., p. 28. 42. Washington Irving, Astoria, Three Western Narratives, op. cit., p. 352. This recalls in Ivanhoe the “wild spirit of chivalry” of which Richard the Lion-Heart is endowed (Ivanhoe, op. cit., p. 364). 43. Ibid., p. 356-357.

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44. James Fenimore Cooper, The Wept of Wish-Ton-Wish, New York, Stringer & Townsend, 1849, p. 93. 45. James Fenimore Cooper, The Prairie, The Leatherstocking Tales, vol. I, New York, The Library of America, 1985, p. 1249. 46. Washington Irving, The Adventures of Captain Bonneville, op. cit., p. 647-649. 47. Ibid., p. 649. 48. See for instance, James Fenimore Cooper, The Prairie, op. cit., p. 1095. 49. James Fenimore Cooper, The Last of the Mohicans, The Leatherstocking Tales, vol. I, op. cit., p. 470. 50. Washington Irving, Astoria, op. cit., p. 565. 51. Ibid., p. 252. 52. Washington Irving, Astoria, op. cit., p. 191. 53. Ibid., p. 192. 54. Ibid., p. 193. 55. Ibid., p. 345-346. 56. Washington Irving, The Adventures of Captain Bonneville, op. cit., p. 763. 57. James Fenimore Cooper, The Prairie, op. cit., p. 1201. 58. Washington Irving, Astoria, op. cit., p. 461. 59. James Fenimore Cooper, The Deerslayer, The Leatherstocking Tales, vol. II, New York, The Library of America, 1985, p. 979. 60. James Fenimore Cooper, The Pathfinder, The Leatherstocking Tales, vol. II, op. cit., p. 438. 61. As Cooper digs further into his youth in The Deerslayer, he foresees for his character that role of a hero: “Such was the commencement of a career in forest exploits, that afterwards rendered this man, in his way, and under the limits of his habits and opportunities, as renowned as many a hero whose name has adorned the pages of works more celebrated than legends simple as ours can ever become.” (James Fenimore Cooper, The Deerslayer, op. cit., p. 593). 62. James Fenimore Cooper, The Pioneers, The Leatherstocking Tales, vol. I, op. cit., p. 194. 63. James Fenimore Cooper, The Pathfinder, op. cit., p. 69. 64. Ibid., p. 74. 65. Washington Irving, Astoria, op. cit., p. 318. 66. Here again, the cult of the horse among all Indian tribes that are introduced in both Cooper’s and Irving’s narratives strongly recalls the popular stereotypes usually linked with the images of chivalry. 67. Washington Irving, The Adventures of Captain Bonneville, op. cit., p. 724. 68. Washington Irving, A Tour on the Prairies, op. cit., p. 11. 69. Robert Southey, Amadis of Gaul, vol. I, translated from Garciordonez de Montalvo, London, John Russell Smith, 1872, p. 179. 70. James Fenimore Cooper, The Prairie, op. cit., p. 1259-1261. 71. James Fenimore Cooper, The Pathfinder, op. cit., p. 157-174. 72. Ibid., p. 169. 73. Ibid. 74. Washington Irving, A Tour on the Prairies, op. cit., p. 32. 75. Ibid., p. 36. 76. Washington Irving, The Adventures of Captain Bonneville, op. cit., p. 675. 77. Washington Irving, A Tour on the Prairies, op. cit., p. 26. 78. Washington Irving, Astoria, op. cit., p. 282. 79. Washington Irving, The Adventures of Captain Bonneville, op. cit., p. 641. 80. Washington Irving, A Tour on the Prairies, op. cit., p. 38. The popular folktale character of Robin Hood was actually brought back to life by Walter Scott himself, in the Locksley of Ivanhoe. See William E. Simeone, “The Robin Hood of Ivanhoe”, The Journal of American Folklore, 74-293, 1961. 81. Washington Irving, Astoria, op. cit., p. 179.

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82. Washington Irving, The Adventures of Captain Bonneville, op. cit., p. 637. 83. Ibid., p. 707. 84. Ibid. 85. Washington Irving, Astoria, op. cit., p. 311-313. 86. In that sense, as a ruler, he strongly recalls the Richard of Ivanhoe, all the more so since he started out in the same way: “His career had begun by hardships, having been taken prisoner by the Sioux, in early youth. Under his command, the Omahas obtained great character for military prowess, nor did he permit an insult or an injury to one of his tribe to pass unrevenged”, Ibid., p. 312. 87. Washington Irving, The Adventures of Captain Bonneville, op. cit., p. 721. 88. James Fenimore Cooper, The Deerslayer, op. cit., p. 615-616. 89. Ibid., p. 612. 90. Ibid., p. 754. 91. Ibid., p. 946. 92. John P. McWilliams, The American Epic: Transforming a Genre, 1770-1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 141. 93. James Fenimore Cooper, The Last of the Mohicans, op. cit., p. 875. 94. Washington Irving, Astoria, op. cit., p. 179.

RÉSUMÉS

« In the four quarters of the globe, who reads an American book? » Cette phrase bien connue est tirée d’un compte-rendu fait en janvier 1820 par Sidney Smith du livre d’Adam Seybert Statistical Annals of the United States of America pour l’Edinburgh Review. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce même texte suit dans le numéro un article qui fait un compte rendu des œuvres de Scott publiées jusqu’alors et qui cite en guise d’exemple de longs extraits du dernier roman en date, Ivanhoe. En effet, ce roman de Sir Walter Scott qui met en scène l’Angleterre médiévale fut sans doute l’un des plus populaires aux États-Unis. Cet engouement révèle alors un attrait pour le Moyen-Âge européen chez les Américains des premières décennies du XIXe siècle. En effet, les contemporains américains de Scott ont recours aux motifs médiévaux déjà présents dans Ivanhoe – stéréotype du chevalier servant, demoiselle en détresse, code de l’honneur, etc. – pour décrire les Amérindiens qui peuplent leurs textes. James Fenimore Cooper, dénommé le « Scott américain », tout comme Washington Irving transposent ces motifs médiévaux sur le wilderness et dépeignent ainsi le Nouveau Monde comme une terre vouée aux prouesses chevaleresques. Ce paysage supposé primitif en vient alors à être paradoxalement pourvu d’une atmosphère de romance.

“In the four quarters of the globe, who reads an American book?” This oft-quoted sentence actually comes from a review written by Sidney Smith in January 1820 for the Edinburgh Review of Adam Seybert’s book, Statistical Annals of the United States of America. Yet this text also follows, in the same issue, an article reviewing the whole of Scott’s texts that had been so far published and which quotes lengthy excerpts from the latest romance, Ivanhoe. This book in particular, which takes medieval England as its background, was probably one of the most widely read of the Waverley Novels in America. The enthusiasm of the American readership in the early decades of the 19th century seems to reveal a general attraction for the European Middle Ages. Indeed,

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Scott’s American contemporaries resort to the medieval apparatus that was brought back into fashion by Ivanhoe – stereotypes of knight-errantry, damsels in distress, code of honour, etc. – to describe the Native Americans that people their narratives. Both Cooper – the “American Scott” – and Washington Irving thus transplant medieval features onto the wilderness, thereby presenting the New World as a land calling for chivalric feats, paradoxically endowing that supposed pristine landscape with a general atmosphere of romance.

INDEX nomsmotscles Jean Froissart, Thomas Malory Mots-clés : Amérindiens, chevalerie, États-Unis-d’Amérique, réception, sauvagerie Thèmes : A Legend of Montrose, A Tour on the Prairies, Abbotsford and Newstead Abbey, Amadis de Gaul, Anne de Geierstein, Astoria, Chronicles of the Cid, Count Robert of Paris, Essay on Chivalry, History of Chivalry, History of the Crusades, Ivanhoe, Lady of the Lake, Lay of the Last Minstrel, Maid Marian or the Huntress of Arlingford, Palmerin of England, Quentin Durward, Reliques of Ancient English Poetry, The Abbot, The Adventures of Captain Bonneville, The Betrothed, The Bride of Lammermoor, The Deerslayer, The Last of the Mohicans, The Leatherstocking Tales, The Monastery, The Pioneers, The Port Folio, The Talisman, The Wept of Wish-Ton-Wish, Waverley Novels, Western Narrative Keywords : Native American, United States of America, reception, wilderness Parole chiave : nativo americano, Stati Uniti d’America, ricezzione, selvatichezza

AUTEURS

PAULINE PILOTE

École Normale Supérieure de Lyon

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Washington Irving, The Sketch Book of Geoffrey Crayon, Gent. : le Moyen Âge aux origines

Delphine Louis-Dimitrov

1 The Sketch Book of Geoffrey Crayon, Gent., qui paraît en 1819-1820, est une œuvre fondatrice qui fait de son auteur, Washington Irving (1783-1859), le premier écrivain américain à être reconnu sur la scène internationale, puisqu’il est acclamé non seulement en Amérique, mais aussi et d’abord en Angleterre, où il réside alors. Au-delà de cette reconnaissance individuelle, c’est à l’Amérique que The Sketch Book confère une légitimité culturelle. L’accomplissement est de taille, dans le contexte d’un dénigrement perpétuel des lettres américaines – « Who reads an American book? » s’interroge un critique anglais de la Edinburgh Review en 18201. Aujourd’hui, ce texte est aussi considéré comme l’acte de naissance de la tradition américaine de la nouvelle, genre qui allait devenir, dans les termes de Frank O’Connor, « a national art form » 2, bien qu’Irving lui-même utilise alors la notion de conte (tale) pour désigner ses récits fictifs de forme brève. The Sketch Book, publié sous le pseudonyme de Geoffrey Crayon, se compose (dans l’édition révisée de 1848) de trente-quatre fragments, contes ou essais, dont cinq seulement portent spécifiquement sur l’Amérique. Parmi ceux-ci se trouvent les célèbres nouvelles de « Rip Van Winkle » et « The Legend of Sleepy Hollow », dont la narration est confiée à une autre instance auctoriale, le fameux Diedrich Knickerbocker, historien fictif et narrateur défunt d’un autre texte d’Irving, A History of New York (1809), qui donnera son nom à un groupe de pionniers de la littérature américaine – Irving, Cooper et Bryant. Les autres textes portent sur le Vieux Continent, essentiellement sur l’Angleterre. Cette partition se révèle cependant très vite artificielle, tant l’histoire et les lettres européennes imprègnent l’ensemble des textes qui traitent de l’Amérique. De l’Antiquité aux débuts du XIXe siècle en passant par les cultures saxonne et viking et par la Renaissance, de très nombreuses périodes et cultures affleurent au fil des fragments. Dans cet épais palimpseste, le Moyen Âge occupe une place prépondérante ; bien au-delà du simple réseau d’allusions, il vient se placer aux origines d’une écriture, d’une tradition littéraire, d’une mythologie

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nationale, ainsi qu’aux origines d’une nation en quête de racines, d’ancêtres et d’héritages. De façon très paradoxale, le passé médiéval devient ainsi la clef de voûte de l’identité littéraire américaine qui se définit ici. L’enracinement médiéval du Sketch Book s’exprime d’abord dans la revendication d’une filiation avec Chaucer, dont Irving semble se poser ici comme un équivalent américain. L’hypotexte médiéval, qui se constitue en ossature de la nouvelle et en substrat de ces légendes locales qu’Irving apporte à l’Amérique, offre de plus un idiome qui intervient paradoxalement dans l’exploration de thématiques américaines. Enfin, l’esthétique pittoresque que revendique The Sketch Book implique une présence médiévale, qu’il s’agisse de ruines au sein d’un paysage ou, en leur absence, d’associations créées par l’écriture.

Geoffrey Chaucer : revendication d’une filiation

2 Si Irving se reconnaît explicitement un mentor, c’est en la personne de Sir Walter Scott. C’est à lui qu’il rend hommage dans la préface de l’édition de 1848, pour l’avoir aidé à publier son œuvre en Angleterre et pour l’avoir accueilli dans sa résidence d’Abbotsford en 1817, séjour où se noua leur amitié et où Scott fit découvrir à Irving les légendes médiévales qui allaient l’inspirer3. Cependant, le texte rend un hommage plus profond, bien qu’à demi avoué seulement, à Chaucer, dont la présence habite l’ensemble du recueil. En prenant le pseudonyme de Geoffrey Crayon, allusion manifeste à cet autre Geoffrey, Irving inscrit d’emblée ce dernier dans sa propre identité littéraire – identité composite, puisqu’elle juxtapose l’héritage chaucerien et le genre pictural de l’esquisse (crayon, sketch), et puisque le recueil cède une fonction auctoriale posthume, pour ses deux contes les plus fameux, à l’historien fictif Diedrich Knickerbocker, dont Crayon affirme avoir retrouvé des manuscrits4.

3 L’hommage à Chaucer encadre l’ouvrage, du pseudonyme de Geoffrey Crayon à l’essai qui clôt le second volume de l’édition anglaise, « L’envoy ». Le terme, en son usage archaïque, désigne une conclusion et une dédicace ; il s’agit plus précisément, dans une ballade, de la dernière strophe de quatre vers, qui dédie le poème à quelqu’un5. Si ce court fragment prend plutôt ici la forme d’un appel à l’indulgence du lecteur, anglais en particulier, il a aussi une valeur encomiastique portée par son épigraphe, un extrait en moyen anglais de La Belle Dame sans Mercie, longtemps attribué à tort à Chaucer 6, souhaitant bon vent à l’ouvrage7. Le nom de Chaucer est du reste associé à d’autres envois – « Lenvoy de Chaucer à Bukton », « Lenvoy de Chaucer à Scogan », et « Lenvoy de Chaucer » qui clôt « The Clerk’s Tale » dans The Canterbury Tales. L’épigraphe de « L’envoy » de Geoffrey Crayon est donc un nœud de sens qui confirme a posteriori la présence d’un réseau intertextuel rattachant The Sketch Book à l’œuvre de Chaucer ; il prolonge ainsi l’allusion posée par le titre du recueil et par d’autres indices dispersés dans l’œuvre. La mention du nom de Chaucer dans l’épigraphe permet surtout à Irving de se prévaloir de manière oblique de ce que Genette appelle « la caution indirecte de l’auteur cité », s’offrant ainsi « le sacre et l’onction d’une (autre) filiation prestigieuse » par laquelle l’écrivain se choisit « ses pairs »8, alors même que l’épigraphe et « l’envoy » évoquent conjointement les aléas de la réception de l’ouvrage. Irving place ainsi son œuvre sous l’égide de Chaucer et fait de lui le garant de celle-ci. Il inscrit par là même son écriture dans le continuum d’une longue tradition littéraire, en l’occurrence anglaise, dont la profondeur temporelle est soulignée par l’utilisation, dans le titre du fragment et dans son épigraphe, d’une orthographe archaïsante – marqueur

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d’historicité destiné à signaler la distance temporelle et à enraciner le texte présent dans le passé. Cet ancrage est d’autant plus profond que The Canterbury Tales relaye déjà de multiples sources antérieures, Chaucer étant une figure syncrétique en laquelle s’exprime un héritage foisonnant. Comme le résume Emerson dans sa conférence du 26 novembre 1835, « [Chaucer] is to us in the remote past a luminous mind collecting and imparting to us the religion, the wit, and humanity of a whole age »9. 4 L’hommage d’Irving à Chaucer se conçoit comme la revendication d’un héritage, d’une filiation et d’une continuité non seulement littéraires mais aussi historiques. Dans le contexte de la période post-révolutionnaire, la mémoire du Moyen Âge est de fait un enjeu pour la jeune nation. Comme le souligne Paul Giles, l’Amérique des lendemains de l’Indépendance se trouve très soudainement désorientée car elle forme désormais une nation qui en tant que telle est dépourvue de passé10. En résulte une volonté d’assimilation du passé européen, anglais en particulier. Il s’agit d’enraciner l’Amérique dans la « longue durée »11 et de lui donner une mémoire, alors même que se construit toute une mythologie nationale, héritée du puritanisme, autour de la rupture et du recommencement de l’histoire. En cette période de bouleversements politiques, la question de l’ancrage historique de la jeune nation est une préoccupation constante. Les livres les plus vendus dans la première moitié du XIXe siècle touchent significativement à l’histoire, qu’il s’agisse d’historiographie ou de fictions historiques12. 5 Les auteurs anglais, à commencer par Chaucer, « the earliest classical English writer » dans les termes d’Emerson13, sont alors souvent considérés comme faisant partie d’un héritage commun à l’Amérique et à l’Europe. De tout le passé européen, le Moyen Âge fait figure d’enjeu suprême, car l’Amérique s’en présente comme l’héritière la plus légitime, en vertu du grand principe de translatio studii et de la croyance en la possibilité de faire fleurir en Amérique un âge d’or que l’Europe ne peut recouvrer14. Dans The Age of Chivalry (1858), qui popularise les légendes médiévales en Amérique, Thomas Bulfinch le proclame très clairement : « We [Americans] are entitled to our full share in the glories and recollections of the land of our forefathers, down to the time of colonization thence. », l’Europe étant l’origine de l’Amérique – « […] the source from which we sprung »15. Dès lors, l’utilisation de thèmes médiévaux, comme l’a montré Kim Moreland, ne se conçoit pas comme un emprunt mais comme la réappropriation d’un héritage, justifiée par la revendication d’une filiation16. Irving lui-même établit implicitement la parenté des cultures. Dans un essai du Sketch Book intitulé « A Royal Poet », dédié au roi Jacques 1er (James I, 1394-1437), l’emploi de l’adjectif possessif de la première personne du pluriel fait de la littérature britannique l’héritage commun de la Grande-Bretagne et des États-Unis, (« our literary history », « the fathers of our verse »)17. Emerson, alors même qu’il se fait le chantre d’une émancipation littéraire de l’Amérique, affirme également dans sa conférence consacrée à la romance médiévale (« The Age of Fable », 1835) la communauté d’un socle linguistique, « our English native tongue »18, et désigne, dans « Chaucer » (1835), la tradition littéraire post-chaucérienne comme un héritage commun (« our early literature »)19. Le positionnement du Sketch Book dans l’héritage linguistique et littéraire britannique, constamment réitéré par le jeu des allusions et des emprunts, ne déroge donc en rien à la quête d’une identité américaine qui enfièvre les débuts du XIXe siècle, marquée par un double mouvement d’inscription dans une tradition et d’émancipation.

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6 La revendication d’une filiation avec Chaucer est enfin une façon pour Irving d’offrir un ancrage esthétique à sa propre écriture, ancrage en l’occurrence médiéval. The Sketch Book étant le premier recueil de nouvelles publié par un auteur américain, il se trouve dépourvu d’ancêtres dans ce genre, à moins d’aller les chercher outre-Atlantique. Si l’essai du XVIIIe siècle, tel que le développent en Angleterre Addison et Steele dans The Spectator, est considéré comme l’une des sources stylistiques de la prose d’Irving, les racines du recueil de contes remontent à Boccace et à Chaucer, dont les contes versifiés des Canterbury Tales puisent aux sources de différents genres médiévaux (exemplum et fabliau). A partir de Dryden, la réputation de Chaucer comme rhétoricien, établie pendant la Renaissance, se renouvelle pour devenir celle d’un maître du récit (novel, écrit Dryden20) et d’un réalisme dramatique conçu comme fidélité à la nature dans la caractérisation, les tableaux de société et la représentation des paysages21. Sans doute l’hommage d’Irving à Chaucer peut-il alors être lu comme l’affirmation d’une ambition qui serait d’être à l’Amérique ce que Chaucer fut à l’Angleterre ; l’Amérique moderne reconnaît de fait en Irving l’un des pères fondateurs de sa littérature, et en particulier de la tradition américaine de la nouvelle.

L’idiome médiéval, instrument d’une écriture de l’Amérique

7 La présence sous-jacente du Moyen Âge dans le recueil s’affirme non pas tant dans les essais consacrés à l’Angleterre que dans les deux contes légendaires de la vallée d’Hudson, « Rip Van Winkle » et « The Legend of Sleepy Hollow ». C’est paradoxalement par la reprise et l’appropriation de motifs médiévaux que ces contes ont donné corps à une mythologie littéraire américaine. L’intertexte médiéval offre de plus un idiome par lequel des thématiques américaines sont appréhendées, touchant en particulier aux origines et à l’identité de la nation.

8 L’entrelacs de légendes issues du folklore européen, souvent médiéval, à la source de ces contes est bien connu. Geoffrey Crayon lui-même reconnaît dans la note finale de « Rip Van Winkle » que le narrateur, Diedrich Knickerbocker, semble s’être inspiré d’une légende germanique concernant le sommeil de l’empereur Frédéric Barberousse (1122-1190) dans les montagnes de Kyffhäuser en Thuringe (« a little German superstition about the emperor Frederick der Rothbart and the Kypphauser [sic] Mountain », p. 41), mais qu’il n’en est rien, l’histoire étant d’une véracité absolue. La remarque est doublement ironique, puisque Crayon n’a rien d’autre qu’une succession de témoignages prétendument indubitables pour corroborer cette histoire, et surtout puisque l’aveu d’une parenté avec Barberousse n’est qu’un leurre, l’emprunt majeur (qui valut d’ailleurs à Irving d’être accusé de plagiat) étant la légende de Peter Klaus (un berger des montagnes de Kyffhäuser), racontée elle aussi par Johann Otmar (pseudonyme de Johann Karl Nachtigal) dans ses Folke Sagen (1800) 22. Cette histoire trouverait elle-même sa source dans la légende grecque des sept dormeurs d’Ephèse (« Septem dormientes ») relatée dans La Légende dorée (Legenda Aurea) au XIIIe siècle. Dans le palimpseste du folklore sous-jacent à « Rip Van Winkle » intervient aussi la figure de Thomas d’Erceldoune (Thomas the Rhymer), devin et poète écossais du XIIIe siècle qui aurait dormi sept ans durant dans un vallon, envoûté par la reine des fées, suivant une légende médiévale que Walter Scott raconte à Irving en 181723. « The Legend of Sleepy Hollow » repose également sur un palimpseste de légendes médiévales, allemandes et

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anglo-écossaises notamment, où intervient le motif acméique de la chevauchée du revenant, légendes relayées notamment par Gottfried Bürger dans ses ballades « Lenore » (1773) et « Der Wilde Jager » (1778), elles-mêmes probablement inspirées de ballades populaires retranscrites par Thomas Percy dans ses Reliques of English Poetry24. 9 Or, loin de donner lieu à une simple réécriture, cet entrelacs de sources médiévales contribue à la construction d’un imaginaire résolument américain dont la structure elle-même repose sur des schèmes puritains. Rip, qui est pour l’Amérique l’archétype du dormeur (« America’s archetypal sleeper », écrit Philip Young)25, et Ichabod, figure de la migration et de la fugue, sont les premières figures mythiques de la littérature américaine, deux faces d’un même mythe donnant corps à ce double tropisme de la cavale et du sommeil décrit par Pierre-Yves Petillon, celui du mouvement de conquête qui part vers l’ouest et, à l’opposé, de l’enlisement léthargique dans les terres de l’est26. La paresse qu’incarne Rip est ce péché suprême (sloth) abhorré des puritains, dont la voix trouve un écho dans les remontrances de sa dame acariâtre, Dame Van Winkle, (« his wife kept continually dinning in his ears about his idleness, his carelessness and the ruin he was bringing on his family », p. 31). Comme la montagne de Kyffhäuser dans les légendes médiévales, le vallon où Rip passe son sommeil de vingt ans, de même que le val dormant de Sleepy Hollow, sont des lieux où la temporalité de l’histoire se ralentit, s’interrompt ou s’abolit. Les personnages étranges rencontrés sur la montagne appartiennent à une autre temporalité, et Rip lui-même, dont le nom évoque tout à la fois la fissure (rip) du roc où il s’endort et la locution rest in peace, est tenu pour mort. Quant à Ichabod Crane, qui s’était « attardé » (to tarry) à Tarry Town, dans le val dormant (« in this by place of nature there abode […], a worthy wight of the name of Ichabod Crane, who sojourned, or, as he expressed it, “tarried,” in Sleepy Hollow », p. 274) au cours de sa trajectoire vers la Frontière, les commères affirment qu’il aurait été emporté dans la mort par le cavalier sans tête (« the old country wives […] maintain to this day, that Ichabod was spirited away by supernatural means », p. 296), mais l’ironie du narrateur suggère qu’il aurait plutôt pris la fuite, leurré par une mise en scène du spectre montée par son rival, le surnommé Brom Bones. L’hypothèse de cette fugue, dont le mouvement s’initie dans les termes d’une romance médiévale (« thus gallantly mounted, [he] issued forth like a knight errant in quest of adventures », p. 284), donne corps au tropisme de la cavale vers l’ouest qui l’arrache peut-être à la somnolence de Tarrytown. Les deux motifs centraux du sommeil et de la cavale puisent donc aux sources d’un imaginaire médiéval qui donne corps ici à un mythe fondateur de l’imaginaire américain. 10 Comme dans nombre de légendes médiévales, le motif du sommeil dans « Rip Van Winkle » est le point où s’articulent des périodes historiques disjointes. Rip, qui passe endormi de la période coloniale au jour des premières élections de la république tout juste fondée, rappelle ces souverains médiévaux auxquels est promis un réveil dans une époque future, tels Frédéric Barberousse, le roi Arthur ou Charlemagne. Le sommeil est la figuration d’une faille de l’histoire dont la traversée ne peut se faire que sur le mode de l’ellipse narrative et existentielle, bien qu’après coup le regard candide de Rip croie déceler des éléments de parenté, voire de continuité entre les deux périodes27, indice d’une ironie satirique qui ne saurait surprendre chez l’auteur de A History of New York et de Salmagundi28. La Révolution américaine n’est pour Rip qu’un trou noir qui subsiste implicitement entre les périodes coloniale et républicaine. Cette brisure, cette faille du temps, ce hiatus qui procède de la collision d’époques disjointes sont les indices d’une conception éminemment romantique de l’histoire. Comme l’écrit Christian Amalvi dans Le Goût du Moyen Âge, « les romantiques éprouvent une véritable fascination pour les

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périodes de transition et de rupture, les moments de déchirure où, inexorablement, le temps bascule »29. C’est cette fascination précisément qui est à l’origine de l’intérêt des écrivains romantiques pour le Moyen Âge, fracture du temps, moment de déchirure qui fait suite à une temporalité antique perçue comme uniforme et constante. 11 Si la Révolution américaine se trouve ainsi éclipsée dans le conte de « Rip Van Winkle », le texte aborde néanmoins, de manière oblique, la question des rapports entre la mère patrie britannique et les colonies américaines. La terminologie médiévale est ici l’idiome par lequel s’effectue la représentation du rapport entre les colonies et l’Angleterre, dont l’épouse revêche de Rip devient finalement la métaphore. Dame Van Winkle, qui de fait n’a rien d’une gente dame, est désignée comme un termagant – « a termagant wife » (p. 32), figure médiévale dont le nom s’est peu à peu lexicalisé. Au Moyen Âge, « Tervagant/Termagant » était le nom par lequel les Chrétiens désignaient un dieu dont ils pensaient à tort qu’il était vénéré par les Sarrasins, qu’ils percevaient comme païens. Il est représenté dans les mystères comme un personnage stéréotypé, violent et autoritaire. Il apparaît également dans la chanson de geste, notamment dans la Chanson de Roland30, ainsi que dans la romance médiévale et sa reprise parodique, le conte de Sire Topaze (Sir Thopas) des Canterbury Tales. À partir du XVIe siècle, chez Shakespeare notamment, le terme se lexicalise pour désigner un tyran, une personne autoritaire, souvent aussi un adversaire redoutable. C’est à partir du XVIIe siècle qu’il acquiert sa signification moderne de femme hargneuse, de mégère, tout en conservant, sous-jacent, son sens d’opposant monstrueux. Dame Van Winkle, par ce terme de « termagant », apparaît donc comme le type même de la mégère, personnage aux traits forcés mais drôle par ses excès, proche en l’occurrence des types chaucériens. Or à la fin du texte, elle en vient à incarner l’Angleterre de l’époque coloniale. Lorsque, de retour au village après son long sommeil, Rip apprend successivement la mort de sa femme, qui s’est « rompu un vaisseau » dans un accès de colère face à un colporteur de Nouvelle-Angleterre (« she broke a blood vessel in a fit of passion at a New England pedlar », p. 39), puis l’indépendance des colonies, enfin libérées du joug britannique, le texte établit en effet avec humour un lien métaphorique entre les deux formes de despotisme : Rip in fact was no politician; the changes of states and empires made but little impression on him; but there was one species of despotism under which he had long groaned and that was petticoat government. Happily that was at an end – he had got his neck out of the yoke of matrimony, and could go in and out whenever he pleased without dreading the tyranny of Dame Van Winkle. Whenever her name was mentioned, however, he shook his head, shrugged his shoulders and cast up his eyes; which might pass either for an expression of resignation to his fate or joy at his deliverance (p. 40-41). 12 Par le jeu de ses métaphores (« petticoat government », « the yoke of matrimony », « the tyranny of Dame Van Winkle »), le texte pose ici une équivalence métaphorique entre l’épouse autoritaire et le despotisme britannique, réduit ici à une tyrannie en jupons. Avec une ironie toute chaucerienne où se mêlent humour et moquerie, termagant en vient ainsi à designer, rétrospectivement, la tyrannie de l’Angleterre envers ses colonies américaines, dont Rip lui-même se souciait si peu. Au-delà de la caractérisation d’un personnage mémorable, l’idiome médiéval contribue donc à l’expression de cette composante de l’identité de la jeune nation qu’est son passé colonial, désormais tenu à distance par l’ironie.

13 Tout comme la représentation de l’histoire américaine, la peinture pittoresque des paysages de Nouvelle-Angleterre passe ici par l’assimilation d’un vocable issu du Moyen

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Âge. La reprise du terme de termagant dans l’esquisse « The Angler » pour désigner le cours d’un ruisseau tumultueux des Catskills (« this termagant career », p. 265), dans le contexte d’une représentation qui se veut pittoresque (« It was one of those wild streams that lavish, among our romantic solitudes, unheeded beauties, enough to fill the sketch book of a hunter of the picturesque », p. 264) confirme ce processus d’appropriation et de transposition de l’idiome médiéval au contexte américain. 14 La naturalisation, en ce sens, de cet idiome intervient de façon plus radicale encore dans la représentation burlesque de la culture des esclaves. Dans la scène du bal de « The Legend of Sleepy Hollow », le texte s’attarde sur la figure d’un musicien noir d’une troupe itinérante, sorte de troubadour dont il est dit qu’il danse aussi bien que saint Guy, saint patron des danseurs et des comédiens dont le culte se met en place à la fin du Moyen Âge31. The musician was an old grey headed negro, who had been the itinerant orchestra of the neighbourhood for more than half a century. His instrument was as old and battered as himself. The greater part of the time he scraped away on two or three strings, accompanying every movement of the bow with a motion of the head; bowing almost to the ground, and stamping with his foot whenever a fresh couple were to start. Ichabod prided himself upon his dancing as much as upon his vocal powers. Not a limb, not a fibre about him was idle, and to have seen his loosely hung frame in full motion, and clattering about the room, you would have thought Saint Vitus himself, that blessed patron of the dance, was figuring before you in person. He was the admiration of all the negroes, who, having gathered, of all ages and sizes, from the farm and the neighbourhood, stood forming a pyramid of shining black faces at every door and window, gazing with delight at the scene, rolling their white eye balls, and showing grinning rows of ivory from ear to ear. How could the flogger of urchins be otherwise than animated and joyous[?] (p. 287-288). 15 L’image du troubadour, ainsi que l’allusion à la danse de saint Guy, proche ici d’une transe, viennent accentuer les traits d’une représentation burlesque et caricaturale des esclaves et de leur folklore, bien qu’Irving lui-même ne fût pas favorable à l’esclavage. L’image stéréotypée du danseur itinérant et des spectateurs noirs (« shining black faces [ …] rolling their white eye balls, and showing grinning rows of ivory from ear to ear »), tant par les traits de visage que par l’image du « nègre joyeux » (« jolly negro »), évoque les caricatures de l’époque – époque où l’esclavage était encore autorisé dans la région de New York32. Elle annonce les spectacles de ménestrels (« minstrel shows ») qui deviennent populaires dans le nord dans les années 1820-1830, mais dont les prémices s’esquissent dès la fin du XVIIIe siècle. Indirectement, les images médiévales donnent donc aussi un aperçu de la culture populaire blanche et de ses mises en scène burlesques de la culture des esclaves.

16 La représentation des Indiens dans l’esquisse « Traits of Indian Character » mobilise également un idiome médiéval qui se veut cette fois-ci laudateur, mais n’en repose pas moins sur un ensemble d’images lexicalisées antérieures à l’œuvre d’Irving, qui reflètent l’image du noble sauvage déjà présente au XVIIe siècle33 : le courage guerrier des Indiens est chevaleresque (« chivalrous courage », p. 230), ils étaient jadis les seigneurs incontestés de la terre (« the undisputed lords of the soil », p. 227), et leurs expéditions n’ont rien à envier aux pèlerinages des dévots ou aux croisades des chevaliers (« [The Indian’s] expeditions may vie in distance and danger with the pilgrimage of the devotee, or the crusade of the knight errant », p. 231). 17 Avec son termagant, ses troubadours et son culte de saint Guy, avec ses chevaliers, ses seigneurs et ses croisades, la culture médiévale tient donc lieu ici de paradigme, c’est-à- dire de modèle de représentation transposable à différents contextes et apte en

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l’occurrence à dépeindre l’histoire de l’Amérique dans ce qu’elle a de plus étranger à la culture médiévale. L’utilisation du paradigme obéit ici à un principe d’analogie qui fait de ce passé européen un schème, une grille de lecture par laquelle peut s’appréhender l’histoire américaine.

Le Moyen Âge, composante d’une esthétique

18 Si les deux célèbres contes du Sketch Book offrent à la Nouvelle-Angleterre l’épaisseur poétique et légendaire dont tant d’artistes, à commencer par Irving, déplorent l’absence, ces « associations » sont des artefacts littéraires, des constructions hybrides, inscrites dans le lieu et pourtant exogènes. La mémoire du lieu, telle qu’elle s’exprime ici aussi bien dans la fiction que dans les représentations de paysages, est moins celle de son histoire propre que celle, bien plus profonde, des peuples européens qui s’y sont installés.

19 Le modèle paysager qu’Irving construit dans son recueil est un modèle européen, celui d’un espace porteur de ces « associations poétiques et légendaires » dont les ruines médiévales sont les principaux signifiants. Dans « The Author’s Account of Himself », essai par lequel s’ouvre The Sketch Book, Crayon situe l’attrait offert par les paysages européens dans la lisibilité de leur lien au passé : Europe held forth the charms of storied and poetical association. There were to be seen the masterpieces of art, the refinements of highly cultivated society, the quaint peculiarities of ancient and local custom. My native country was full of youthful promise; Europe was rich in the accumulated treasures of age. Her very ruins told the history of times gone by, and every mouldering stone was a chronicle. I longed to wander over the scenes of renowned achievement – to tread as it were in the footsteps of antiquity – to loiter about the ruined castle – to meditate on the falling tower – to escape in short, from the commonplace realities of the present, and lose myself among the shadowy grandeurs of the past (p. 9). 20 Le modèle ainsi défini est celui du pittoresque, genre d’abord pictural qui se nourrit très volontiers de ruines médiévales34. Comme l’explique Kerry Dean Carso, « the inclusion of ruins by either framing the view of existent ruins on or near one’s estate, or by actually building new ruins that had the appearance of age, was part of the picturesque theory of landscape gardening in the eighteenth century »35. Instauré au XVIIIe siècle, le pittoresque s’épanouit au XIXe, en Amérique aussi bien qu’en Europe, notamment avec les peintres de la Hudson River School, chez qui il offre un contrepoint au sublime.

21 Le pittoresque du Sketch Book le rapproche fortement de l’esthétique de cette école, dont Kerry Dean Carso a montré l’attrait pour les ruines du Moyen Âge, en particulier pour les châteaux – « the ultimate European signifier in otherwise generalized landscapes »36. Sous l’influence des romans gothiques d’Ann Radcliffe et des romances historiques de Sir Walter Scott, châteaux et abbayes deviennent en effet récurrents chez les peintres de la Hudson River School à partir des années 1820. Thomas Doughty en offre les premiers exemples, suivi par Isaac Mitchell (qui va jusqu’à placer un château fictif dans un paysage du Connecticut pendant la Guerre d’Indépendance) et surtout par Thomas Cole, qui popularise cette tradition, inspiré par ses voyages en Europe ainsi que par le romantisme littéraire, celui de Scott en particulier37. Ce dernier souligne lui-même l’intérêt que présente pour l’amateur du pittoresque la présence d’un monument médiéval au sein d’un paysage : « the distant appearance of this huge building [the Castle of Coningsburgh] […] is as interesting to the lovers of the picturesque, as the interior of the castle is to the eager antiquary »38. Ce pittoresque médiéval, et plus largement l’ensemble du

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Renouveau Gothique américain, témoignent de ce qu’au début du XIXe siècle, la revendication d’un lien avec les héritages architecturaux européens est une composante essentielle de la création d’une identité culturelle américaine. 22 Les analogies qui rapprochent The Sketch Book du pittoresque de la Hudson River School sont d’autant plus profondes que le narrateur se plaît à se présenter comme le peintre de la vallée d’Hudson. Du pseudonyme de « Geoffrey Crayon » (crayon désigne le crayon pastel de l’artiste) au genre aussi bien littéraire que pictural de l’esquisse (sketch) cher aux peintres de cette école (à commencer par Cole), le texte se situe à la jonction de l’écriture et de la peinture et revendique son positionnement dans l’esthétique du pittoresque (picturesque). Comme ces peintres, Crayon trouve en Europe de quoi satisfaire sa quête du pittoresque. Son regard vagabond (« sauntering gaze ») se délecte de recoins perdus (« nooks and corners and bye places ») et d’obscures ruines39. Ces sites, marqués par l’empreinte du temps, sont des espaces de rêverie propices au vagabondage de l’esprit vers des temps immémoriaux. 23 La présence récurrente du lierre (ivy) sur les ruines et édifices médiévaux fonctionne comme un marqueur de cette distance temporelle qui fascine le promeneur. Dans « The Pride of the Village », le lierre recouvre ainsi la tour d’une vieille église de la campagne anglaise qui semble alors se fondre dans la nature : My ramble […] soon led me to the church, which stood at a little distance from the village. Indeed, it was an object of some curiosity, its old tower being completely over run with ivy, so that only here and there a jutting buttress, an angle of grey wall, or a fantastically carved ornament, peered through the verdant covering (p. 257). 24 Il recouvre aussi, dans « The Voyage », les ruines d’une abbaye : « I saw the mouldering ruin of an abbey over run with ivy, and the taper spire of a village church rising from the brow of a neighbouring hill – all were characteristic of England » (p. 15). L’association du lierre et des ruines est si étroite qu’elle en devient un cliché que le narrateur désigne ici comme tel mais apprécie néanmoins, car c’est précisément cette profondeur temporelle si manifeste en Angleterre qu’il recherche.

25 Dans les esquisses qui portent un regard nostalgique sur les traditions médiévales des Noëls de la campagne anglaise, le lierre s’unit étroitement à l’architecture médiévale dont il semble désigner la vieillesse : « We had now come in full view of the old family mansion […]. One wing was evidently very ancient, with heavy stone shafted bow windows jutting out and over run with ivy, from among the foliage of which the small diamond shaped panes of glass glittered with the moonbeams » (« Christmas Eve », p. 161). Cette image du lierre qui enserre l’architecture gothique est aussi pour le narrateur la métaphore de la poésie qui reste attachée aux traditions anciennes, à commencer par celles de Noël : [The lingerings of the holyday customs and rural games of former times] resemble those picturesque morsels of Gothic architecture, which we see crumbling in various parts of the country, partly dilapidated by the waste of ages, and partly lost in the additions and alterations of latter days. Poetry, however, clings with cherishing fondness about the rural game and holyday revel, from which it has derived so many of its themes – as the ivy winds its rich foliage about the Gothic arch and mouldering tower, gratefully repaying their support, by clasping together their tottering remains, and, as it were, embalming them in verdure (« Christmas », p. 148). 26 La réciprocité du rapport entre le lierre et l’architecture gothique, qui se soutiennent et s’embellissent mutuellement, renvoie ici à l’interdépendance de la poésie et des traditions anciennes, qui se nourrissent l’une de l’autre.

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27 Pour Andrew Jackson Downing, horticulteur et figure de proue du Renouveau Gothique, le lien qui unit le lierre au passé lointain, médiéval en particulier, explique sa prédilection pour le sol européen : Certainly the finest of all this class of climbers is the European Ivy. Such rich masses of glossy, deep green foliage, such fine contrasts of light and shade, and such a wealth of associations, is possessed by no other plant; the Ivy, to which the ghost of all the storied past alone tells its tale of departed greatness; the confidant of old ruined castles and abbeys; the bosom companion of solitude itself […]. True to these instincts, the Ivy does not seem to be naturalized so easily in America as most other foreign vines. We are yet too young – this country of a great future, and a little past.40 28 Si le lierre refuse de se laisser « naturaliser » sur le sol américain, c’est donc parce que l’Amérique, trop jeune, ne lui offre pas un terreau approprié – à l’exception, précisément, de la propriété de Washington Irving à Tarritown, à proximité de la rivière Hudson…41

29 Si le pittoresque du Sketch Book est étroitement lié aux ruines médiévales, il n’en fleurit pas moins dans les contes et fragments consacrés à l’Amérique, à laquelle il confère ainsi les « associations » qui lui font défaut. Lorsque le « chasseur de pittoresque » se délecte d’un simple cours d’eau de la vallée d’Hudson (« The Angler »)42, la référence médiévale n’est pas loin : c’est en effet ce même ruisseau qu’il compare à un termagant (« this termagant career », 265) et de plus, la folle impatience du narrateur à découvrir ces lieux le rapproche de la furie d’un Don Quichotte après la lecture de romans de chevalerie (« […] as soon as the weather was auspicious, and that the spring began to melt into the verge of summer, we took rod in hand and sallied into the country, as stark mad as was ever Don Quixote from reading books of chivalry », p. 264) Lorsque la dimension médiévale fait défaut, l’écriture vient donc pallier cette carence par les ressources de la métaphore ou de la comparaison. Loin de se confondre avec de la couleur locale, l’esthétique du Sketch Book est celle d’un pittoresque déterritorialisé, au sens où il se départ de sa signification étroitement géographique pour construire par delà les frontières un espace esthétique qui se nourrit de la profondeur du temps. 30 Dans les contes de Nouvelle-Angleterre, l’image pittoresque des maisons, avec les girouettes sur les toits et les fenêtres à treillis, n’est pas sans évoquer un village médiéval43. Avec les « associations » gothiques que lui imprime Irving, la vallée d’Hudson ressemble fort aux contrées de l’Allemagne féodale d’une autre nouvelle, « The Spectre Bridegroom », contrées hantées par un faux spectre qui sème la terreur, comme celui, réel ou factice, de « Sleepy Hollow ». Hors du cadre littéraire proprement dit, le palimpseste des légendes sous-jacentes au récit est tel que la vallée d’Hudson ressemble fort à celle du Rhin, d’où celles-ci sont issues – ou peut-être à celle du Rhône, à laquelle Cole trouvera, lors d’un voyage en 1831, une ressemblance avec la vallée d’Hudson, tout en reconnaissant à la première une forte identité médiévale44. L’image du soldat hessien de la Guerre d’Indépendance qui parcourt la vallée d’Hudson en quête de sa tête emportée par un boulet de canon dans « The Legend of Sleepy Hollow », ou celle de Frederick Hudson (explorateur qui découvrit la région) dont le spectre hante la contrée dans « Rip Van Winkle », sont les emblèmes du tissage étroit de l’histoire américaine et des légendes médiévales qui offre au lieu ces « associations » poétiques et en construit la dimension tantôt pittoresque, tantôt gothique, lorsqu’intervient une composante d’effroi.

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Conclusion

31 La présence du Moyen Âge dans le recueil est moins celle d’une période historique qui serait considérée pour ses enjeux propres, que celle d’un espace esthétique dont le sens procède en partie de son historicité, entendue comme une dialectique féconde entre le passé et le présent. Cette dimension esthétique est d’abord celle du pittoresque, qui tient essentiellement chez Irving à l’inscription manifeste de la profondeur du temps dans les paysages, inscription dont la métaphore du lierre est venue dire la beauté. Elle est aussi de l’ordre du récit puisque, dans le cas des contes, elle réside dans la reprise de la trame narrative de légendes issues du folklore européen. Elle procède enfin de la part d’imaginaire dont les signifiants médiévaux, ruines et légendes, sont porteurs : les traces du passé sont chez Irving le point de départ d’une rêverie sur l’histoire, d’une descente onirique dans les profondeurs du temps. Les époques se mêlent souvent dans l’évocation du passé et leur désignation reste parfois imprécise, comme dans la description du village au début de « Rip Van Winkle », village très ancien datant des débuts de l’époque coloniale, aussi désignée comme les temps « chevaleresques » de Peter Stuyvesant45. Le Moyen Âge devient ainsi un emblème du passé qui tire sa noblesse et son attrait de sa distance. Car la profondeur temporelle de l’objet de la description, de la réflexion ou du récit semble être dans ce recueil la condition même de l’écriture. The Sketch Book inscrit aux origines de l’écriture une nostalgie fondamentalement romantique qui est aussi un principe de quête et de création : il s’agit de retrouver par l’écriture un passé dont l’historicité doit cependant subsister, sous la forme du pittoresque, du gothique ou de la légende. C’est là tout le paradoxe de la condition d’Irving, qui ne fonde sa propre identité d’écrivain, et n’offre à l’Amérique une tradition littéraire et une mythologie nationale, qu’en faisant retour vers l’héritage médiéval.

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NOTES

1. Irving était de ce fait réticent à publier en Angleterre : « It was not my intention to publish [the following papers] in England, being conscious that much of their contents could be interesting only to American readers, and, in truth, being deterred by the severity with which American productions had been treated by the British press », « Preface to the revised edition » (1848), Washington Irving, The Legend of

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Sleepy Hollow and Other Stories [The Sketch Book of Geoffrey Crayon, Gent.], New York, Penguin, 1999, p. 3. 2. Frank O’Connor, The Lonely Voice: A Study of the Short Story, Cleveland/New York, The World Publishing Company, 1963, p. 41. 3. « Thus, under the kind and cordial auspices of Sir Walter Scott, I began my literary career in Europe; and I feel that I am but discharging, in a trifling degree, my debt of gratitude to the memory of that golden hearted man in acknowledging my obligations to him », « Preface to the revised edition » (1848), The Sketch Book, op. cit., p. 7. 4. Richard D. Rust voit dans la reprise du prénom de Chaucer le signe d’une tension entre les anciens et les modernes qui parcourt l’œuvre d’Irving : « the names of Washington Irving’s personae Jonathan Oldstyle and Geoffrey Crayon reflect apparent tensions and conflicts found between the ancient and the modern in Irving’s writings », « Ancient and Modern in the Writings of Washington Irving », Making America, Making American Literature: Franklin to Cooper, A. Robert Lee, W. M. Verhoeven ed., Amsterdam/Atlanta (Georgia), Rodopi, 1996, p. 183. 5. Envoi : « The concluding part of a literary work, esp. a short stanza concluding a ballade; (arch.) an author’s concluding words, dedication, etc. », Oxford English Dictionary. 6. Il s’agit en fait de la traduction par Sir Richard Roos d’un poème d’Alain Chartier (1424), attribuée à Chaucer dans l’édition de ses œuvres par Pynson en 1526. Ce n’est qu’en 1897 que la vérité est rétablie, avec la publication par Skeat du septième volume des œuvres complètes de Chaucer. D’après Ashby Kinch, « Chartier’s European Influence », A Companion to Alain Chartier (c. 1385-1430), Father of French Eloquence, Daisy Delogu ed., Leiden, Brill, 2015, p. 301. 7. « Go, little booke, God send thee good passage,/And specially let this be thy prayere,/ Unto them all that thee will read or hear,/ Where thou art wrong, after their help to call,/ Thee to correct in any part or all », « Chaucer’s Belle Dame sans Mercie », source citée par Irving, The Sketch Book, op. cit., p. 298. 8. Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1985, p. 147-149. On retrouve ici les principales fonctions de l’épigraphe énoncées par Genette. 9. Ralph Waldo Emerson, « Chaucer », The Early Lectures of Ralph Waldo Emerson, vol. 1 (1833-1836), ed. Robert E. Spiller, Stephen E. Whicher, Cambridge (Massachusetts), The Belknap Press of Harvard University Press, 1966, p. 286. Emerson prend Chaucer comme l’exemple même de l’inévitable inscription de l’écrivain dans une chaîne d’influences : « the extent of Chaucer’s obligations to his foreign contemporaries and predecessors is so great as to induce the inquiry whether he can claim the praise of an original writer. The truth is all works of literature are Janus faced and look to the future and to the past […]. There never was an original writer. Each is a link in an endless chain », Ibid., 284. 10. Paul Giles, The Global Remapping of American Literature, Princeton, Princeton University Press, 2011, p. 71. 11. « there was a great deal of interest and concern in the United States during the earlier part of the nineteenth century in how the new country might relate to the longue durée of the historical past », Ibid. 12. D’après Lawrence Buell, la proportion atteint 85% dans les années 1820 (New England Literary Culture. From Revolution through Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, cité par Paul Giles, op. cit., p. 71). 13. Ralph Waldo Emerson, « Chaucer », op. cit, p. 270. 14. Candace Barrington, American Chaucers, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 10-11. 15. Thomas Bulfinch, The Age of Chivalry, Boston, Tilton, 1858, p. 6. 16. « Americans were not borrowing the history and traditions of another culture but were rightfully reappropriating their own […]. Though America had no medieval past, many Americans felt no qualms about looking back proprietarily on the European medieval past. […] European cultural values were regarded as the rightful property of Americans, who inherited them not from the mother country but from their “forefathers” by virtue of patrilineage », Kim Moreland, The Medievalist Impulse in American Literature, Charlottesville, University Press of Virginia, 1996, p. 5.

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17. « James belongs to one of the most brilliant eras of our literary history, and establishes the claims of his country to a participation in its primitive honours. Whilst a small cluster of English writers are constantly cited as the fathers of our verse, the name of their great Scottish compeer is apt to be passed over in silence; but he is evidently worthy of being enrolled in that little constellation of remote but never failing luminaries, who shine in the highest firmament of literature, and who, like morning stars, sang together at the bright dawning of British poesy », Washington Irving, « A Royal Poet », The Sketch Book, op.cit, p. 75. 18. Emerson, « The Age of Fable », Early Lectures, op. cit., p. 253. 19. « The influence of Chaucer […] is very conspicuous on all our early literature. Not only Pope, Dryden, and Milton have been indebted to him but a large unacknowledged debt is easily traced », Ralph Waldo Emerson, « Chaucer », op. cit, p. 283. 20. « Both [Chaucer and Boccace] writ Novels, and each of them cultivated his Mother-Tongue », John Dryden, God’s Plenty, 1700, cité par Derek Brewer, Chaucer: The Critical Heritage, vol. 1, London, Routledge, 1978, p. 170. 21. Derek Brewer, Ibid., p. 18-19. Voir aussi Chaucer and Chaucerians, Derek Brewer ed., University (Alabama), University of Alabama Press, 1966, p. 259. 22. Pour une analyse détaillée de ces influences, voir notamment Philip Young, American Fiction, American Myth, University Park (Pennsylvania), The Pennsylvania University Press, 2000, p. 7-10. 23. Dans The Crayon Miscellany (1849), Irving raconte qu’en 1817 à Abbotsford, Walter Scott l’aurait emmené dans le vallon hanté de Thomas d'Erceldoune et lui aurait récité des strophes d’une ballade relatant cette légende (Washington Irving, The Crayon Miscellany, vol. 9, New York, Putman, 1861, p. 238-239). 24. Pour l’influence de Percy sur Bürger, voir R.R. Agrawal, The Medieval Revival and its Influence on the Romantic Movement, New Delhi, Abhinav Publications, 1990, p. 174. 25. Philip Young, op. cit., p. 3. 26. Pierre-Yves Petillon. La Grand-route, Espace et écriture en Amérique, Paris, Seuil, 1979 : « La légende de Sleepy Hollow et celle de Rip Van Winkle dont l’emprise fut si grande sur l’imaginaire américain sont comme deux faces d’un même mythe opposant le sommeil (l’enracinement au creux des terres) à l’histoire considérée comme métamorphose, comme migration et tourbillon qui effacent les anciennes marques [landmarks] », p. 74. 27. « He recognized on the sign, however, the ruby face of King George under which he had smoked so many a peaceful pipe, but even this was singularly metamorphosed. The red coat was changed for one of blue and buff; a sword was held in the hand instead of a scepter; the head was decorated with a cocked hat, and underneath was printed in large characters GENERAL WASHINGTON », « Rip Van Winkle », The Sketch Book, op.cit., p. 37. 28. Salmagundi; or The Whim-whams and Opinions of Launcelot Langstaff, Esq. & Others, est un périodique satirique fondé par Irving, où il publie une vingtaine d’essais entre janvier 1807 et janvier 1808. Ceux-ci, comme A History of New York (1809), présentent une critique de la démocratie (mobocracy, logocracy) et surtout des élections qui permet à Michael D’Innocenzo de comparer la verve satirique d’Irving à celle d’un Twain ou d’un Mencken (Michael D’Innocenzo, « The Popularization of Politics in Irving’s New York », The Knickerbocker Tradition. Washington Irving’s New York, ed. Andrew B. Meyers, Tarry Town/New York, Sleepy Hollow Restorations, 1974, p. 13). 29. Christian Amalvi, Le Goût du Moyen Âge, Paris, Plon, 1996, p. 21. 30. Geraldine Heng, Empire of Magic. Medieval Romance and the Politics of Cultural Fantasy, New York, Columbia University Press, 2003, p. 79-80. 31. Saint Guy (aussi appelé saint Vit) est un martyr chrétien du IVe siècle, mais c’est à partir de la fin du Moyen Âge que son culte se met en place, notamment en Allemagne, avec une fête de la saint Guy marquée par des danses devant sa statue.

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32. Dans Salmagundi (March 7, 1807), Irving décrit en des termes similaires un danseur noir rencontré à Haïti : « When he laughed, there appeared from ear to ear a chevaux-de-frise of teeth, that rivalled the shark's in whiteness. He could whistle like a northwester – play on a three-stringed fiddle like Apollo; – and as to dancing, no Long Island negro could shuffle you “double trouble,” or “hoe corn and dig potatoes,” more scientifically ». Washington Irving, History, Tales and Sketches, New York, The Library of America, 1983, p. 123. 33. Élise Marienstras, Les Mythes fondateurs de la nation américaine, Paris, Maspero, 1976, p. 176-183. 34. The New Encyclopaedia Britannica. Picturesque : « artistic concept and style of the XVIIIth and early XIXth centuries characterized by a preoccupation with the pictorial values of architecture and landscape in combination with each other ». 35. Kerry Dean Carso, American Gothic Art and Architecture in the Age of Romantic Literature, Cardiff, University of Wales Press, 2014, p. 23. 36. Kerry Dean Carso, « Gothic Castles in the Landscape: Sir Walter Scott and the Hudson River School of Painting », Gothic Studies 14-2, Nov. 2012, p. v. 37. American Gothic Art, op.cit., p. 97-99. Carso donne quelques exemples majeurs de l’influence de Scott sur l’œuvre de Cole : « Cole’s paired paintings that deal with the Middle Ages, The Departure and The Return (1837) and Past and Present (1838) were no doubt inspired by his reading of Scott’s novels », Ibid., p. 100. 38. Ivanhoe, cité par Carso, ibid., p. 108. 39. « I have wandered through different countries and witnessed many of the shifting scenes of life. I cannot say that I have studied them with the eye of a philosopher, but rather with the sauntering gaze with which humble lovers of the picturesque stroll from the window of one print shop to another […]. As it is the fashion for modern tourists to travel pencil in hand, and bring home their portfolios filled with sketches, I am disposed to get up a few for the entertainment of my friends […]. I fear I shall give equal disappointment with an unlucky landscape painter, who had travelled on the continent, but following the bent of his vagrant inclination, had sketched in nooks and corners and bye places. His sketch book was accordingly crowded with cottages, and landscapes, and obscure ruins; but he had neglected to paint St. Peter's or the Coliseum; the cascade of Terni or the Bay of Naples; and had not a single Glacier or Volcano in his whole collection », « The Author’s Account of Himself », The Sketch Book, p. 9-10. 40. Andrew Jackson Downing, Rural Essays [1869], Carlisle (Massachusetts), Applewood Books, 2011, p. 94. 41. « The richest and most perfect specimen of it that we have seen, in the northern states, is upon the cottage of Washington Irving, on the Hudson, near Tarrytown », Ibid. 42. « Our first essay was along a mountain brook, among the highlands of the Hudson […]. It was one of those wild streams that lavish, among our romantic solitudes, unheeded beauties, enough to fill the sketch book of a hunter of the picturesque », « The Angler », The Sketch Book, p. 264. 43. « […] there were some of the houses of the original settlers […]; built of small yellow bricks brought from Holland, having latticed windows and gable fronts, surmounted with weathercocks », « Rip Van Winkle », The Sketch Book, p. 29. 44. « The scenery on the Rhone is exceedingly fine, resembling very much that of the Hudson. Crowning the abrupt precipices, which sometimes rise into very grand forms, are numerous castles in ruins… These castle-views carry the mind back to feudal times. Through the crumbling gate-ways fancy easily calls forth the steel-clad warriors, and sounds the trumpet, or sees the dark-eyed ladies looking through the narrow windows of the mouldering towers for the return of their beloved knights from the ways », Cole, cité par Carso, American Gothic Art, op. cit., p. 100.

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45. « It is a little village of great antiquity, having been founded by some of the Dutch colonists in the early times of the province, just about the beginning of the government of the good Peter Stuyvesant (may he rest in peace!) […]. [Rip Van Winkle] was a descendant of the Van Winkles who figured so gallantly in the chivalrous days of Peter Stuyvesant », op. cit., p. 29.

RÉSUMÉS

The Sketch Book of Geoffrey Crayon, Gent. (1819-1820) de Washington Irving, recueil de trente-quatre « esquisses », essais et contes, est un texte fondateur. Il est le point de départ de la tradition américaine de la nouvelle, le socle d’une mythologie nationale, et l’acte de naissance d’une identité littéraire américaine enfin reconnue sur la scène internationale. Le passé européen et surtout médiéval y occupe pourtant une place prépondérante et devient, de façon très paradoxale, la clef de voûte de l’identité littéraire américaine qui se définit ici. Dans une nation en quête de racines, d’ancêtres et d’héritages, le Moyen Âge est un enjeu de mémoire, une période fondatrice qu’il s’agit de se réapproprier. Le pseudonyme du narrateur, Geoffrey Crayon, est ainsi l’indice de la revendication d’une filiation avec Geoffrey Chaucer, dont la présence encadre le recueil. L’hypotexte médiéval sous-jacent aux contes de la vallée d’Hudson offre en outre un idiome qui intervient dans l’exploration de thématiques américaines touchant à l’identité de la nation. La présence médiévale se manifeste enfin dans l’esthétique pittoresque que proclame The Sketch Book, qu’il s’agisse de ruines au sein d’un paysage européen ou, en leur absence, d’ « associations » créées par l’écriture. Ce parcours tentera ainsi de montrer en quoi le Moyen Âge se constitue ici en espace esthétique.

Washington Irving’s Sketch Book of Geoffrey Crayon, Gent. (1819-1820), a collection of thirty-four “sketches”, essays and tales, is a founding work. It is the starting point of the American short story tradition and the bedrock of a national mythology; it also marks the first recognition of an American literary identity on the international scene. The European past, especially medieval, is yet central to the text and paradoxically becomes the cornerstone of the American literary identity here in the making. In a nation in quest for roots, ancestors and legacy, the memory of the Middle Ages is a major issue; it is a founding period which the United States strives to reappropriate. Indeed the narrator’s pseudonym, Geoffrey Crayon, hints at an implicit claim of lineage with Geoffrey Chaucer, whose presence frames The Sketch Book. Besides, the medieval hypotext underlying the Hudson Valley tales provides an idiom for the exploration of American themes dealing with the nation’s identity. Last but not least, the medieval presence contributes to the picturesque aesthetics that The Sketch Book claims, whether through the ruins in a European landscape or else through literary “associations”. This study will thus consider how the Middle Ages here turn into an aesthetic space.

The Sketch Book of Geoffrey Crayon, Gent. (1819-1820) di Washington Irving, raccolta di trenta quattro “schizzi”, saggi o racconti, è da considerare come un testo fondatore. Da quest’opera è nata la tradizione americana delle novelle, ma anche della mitologia nazionale e perfino dell’identità letteraria americana, finalmente riconosciuta a livello internazionale. Il passato europeo, e medioevale in particolare, occupa uno spazio preponderante e diventa – in modo paradossale – la chiave di volta dell’identità letteraria americana. In una nazione alla ricerca di radici, antenati e eredità, il Medio Evo appare come una sfida per la memoria collettiva, un periodo fondatore che

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occorre riappropriarsene. Lo pseudonimo del narratore, Geoffrey Crayon, rivela la filiazione palese nei confronti di Geoffrey Chaucer, la cui presenza inquadra questa raccolta. L’ipotesto medioevale sottostante ai racconti della valle di Hudson offre peraltro un idioma che interviene nell’explorazione delle tematiche americane relative all’identità della nazione. La presenza del Medio Evo si manifesta infine nell’estetica pittoresca di cui lo Sketch Book vuole essere l’illustrazione : che si tratti di rovine nei paesaggi europei o – in loro assenza ‑ di “associazioni” create dalla scrittura stessa. Questo contributo vuole mostrare in che modo il Medio Evo si costituisce qui come spazio estetico.

INDEX

Keywords : memory, reception, short story, United States of America Mots-clés : États-Unis d’Amérique, mémoire, nouvelle, réception Parole chiave : memoria, novella, ricezione, Stati Uniti d’America Thèmes : A History of New York, Age of Chivalry, Belle Dame sans Mercie, Canterbury Tales, Chanson de Roland, Der Wilde Jager, Folke Sagen, Légende dorée, Lenore, Reliques of English Poetry, Salmagundi, Sketch Book of Geoffrey Crayon, Gent. nomsmotscles Boccace, Geoffrey Chaucer, Jacques Ier, Thomas d'Erceldoune, Thomas the Rhymer

AUTEURS

DELPHINE LOUIS-DIMITROV

Institut Catholique de Paris, UR « Religion, Culture et Société » - EA 7403

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The Boy’s Froissart de Lanier ou la réappropriation d’une mémoire européenne à destination des garçons en Amérique.

Patricia Victorin

1 On a coutume d’appréhender les débuts de la littérature américaine dans une tension double, entre l’optimisme du nouveau monde et la nostalgie d’un rêve ou d’un paradis perdu, problématique qui va de pair avec deux courants littéraires divergents mais qui peuvent aussi converger, l’un qui prône une littérature nationale américaine, l’autre qui s’inspire des sources européennes pour s’inventer autre. Dans cette littérature naissante, en quête de sa légitimité, l’écrivain se rêve alors comme le descendant d’un enfant perdu ou d’un continent trouvé. Une question est à la fois fondamentale et fondatrice : la question de l’origine de cette nation sans mémoire, qui se double de la quête du « père », fondateur de la lignée1. Cette question se pose encore de manière spécifique dans ce que l’on nomme le Vieux Sud. On s’intéressa ici plus spécifiquement aux traces, rémanences et réécritures de Froissart dans ce que l’on nomme the Old South à travers l’adaptation que Sidney Clopton Lanier, aujourd’hui relativement oublié, propose des Chroniques de Froissart pour un public jeune et masculin 2, son Boy’s Froissart et ce qu’elles révèlent dans le contexte postbellum.

2 On sait que Froissart incarne une figure majeure en France et en Angleterre au XIXe siècle, tant pour penser l’écriture de l’histoire – que l’on songe aux historiens pré- romantiques ou romantiques (Prosper de Barante, Michelet, etc.) – que pour se positionner par rapport au père du roman historique, Walter Scott, à qui l’on doit en grande partie la redécouverte du chroniqueur médiéval en France3. On songe ici notamment aux romanciers anglais comme William Morris, ou aux Français, Dumas, Nerval, Flaubert, pour qui le chroniqueur de la guerre de Cent Ans est non seulement un souvenir de lecture d’enfance mais aussi un champ d’exploration littéraire, voire un « filon » pour reprendre le mot de Dumas, particulièrement fécond et pittoresque. D’une certaine manière Froissart, ce « Walter Scott du Moyen Âge » selon l’expression

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de Michelet, qui a voyagé de la France vers l’Angleterre, symbolise un processus de translation et de réappropriation en France et en Angleterre au cours du XIXe siècle, à la confluence de la passion des antiquaires, de l’historiographie et de la littérature. Mais qu’en est-il en cette Amérique, lointaine et proche qui espère un « Scott américain4», qui écrirait le pendant américain aux Waverley Novels ? Il me semble que Froissart incarnerait une mémoire historique qu’il s’agit de réactiver et de transférer dans le nouveau territoire américain. C’est autour de ces problématiques de la mémoire retrouvée et de la quête d’un lignage que je voudrais articuler mon étude en m’en tenant à un auteur assez peu connu, du moins en France, Sidney Clopton Lanier (1842-1881), poète et musicien américain, descendant d’ancêtres huguenots français qui ont émigré en Angleterre au XVIe siècle, surtout célèbre pour son œuvre poétique et qui, enfant, lisait dans la bibliothèque paternelle l’œuvre de Scott et les Chroniques de Froissart5. 3 En 1867, peu après la fin de la Guerre Civile, Lanier écrit un roman Tiger-Lilies, curieux mélange d’autobiographie sur ce qu’il a vécu durant la guerre et fable morale dans lequel il ne prend pas position sur la double question de l’esclavage et de l’indépendance du Sud, texte que l’on peut aussi lire comme un plaidoyer pour la paix6. La guerre est décrite comme l’intrusion du désordre et de la haine dans un univers harmonieux dans lequel Lanier réactive l’image du Vieux Sud aristocratique mêlé à l’ otium curial médiéval où l’on s’adonne à la musique, à la poésie et aux pas d’armes. La même année, il compose un poème allégorique, The Tournament, allégorie de la guerre présentée comme une joute entre Heart et Brain, entre le Vieux Sud romantique et impétueux et le Nord efficace et victorieux. Un an plus tard, il écrit son poème politique Raven Days of Sorrow, dans lequel se fait jour l’opposition entre « chivalry » et « trade », l’esprit commerçant et vulgaire, qui trouverait ses origines dans la révolte paysanne de la Jacquerie que conte Froissart dans ses Chroniques. Lanier commence d’ailleurs en 1868 à composer un grand poème épique sur la Jacquerie mais il laissera son travail inachevé. Pourquoi ce poète musicien qui ne se séparait jamais de sa flûte même lorsqu’il était emprisonné, qui enseignait à l’Université Johns Hopkins, spécialiste de Shakespeare, de Chaucer et des poètes anglo-saxons, a-t-il jugé bon en cette fin de XIXe siècle d’écrire un ouvrage inspiré des Chroniques de Froissart, à l’intention des garçons, comme son titre l’indique The Boy’s Froissart (1878) ? C’est ce fil ou ce lignage que je voudrais retisser ici, qui mène de Froissart à Sidney Lanier, de l’Europe au Vieux Sud, en passant par deux figures emblématiques des XVe et XVIe siècles anglais, Caxton et Lord Berners7 qui permettent d’enraciner le jeune lecteur américain dans le terreau d’ancêtres prestigieux. Il faudrait aussi réinscrire les adaptations de Sidney Clopton Lanier dans le contexte historique de la guerre civile américaine ou guerre de sécession (1861-1865), durant laquelle Lanier combattit aux côtés des Confédérés. Après quoi, il a été capturé par les soldats de l’Union car il refusait d’arborer l’uniforme de l’ennemi qui aurait pu le sauver. Incarcéré dans une prison militaire de Point Lookout dans le Maryland en 1864, il contracta la tuberculose et mourut précocément. 4 Pour l’essentiel mon propos, modeste, se fondera sur l’enseignement de deux préfaces de Lanier, celle de son Boy’s Froissart et celle de son Boy’s Arthur, « a companion book » de l’adaptation de Froissart, dans lesquelles Lanier nous invite à un voyage dans la mémoire littéraire et culturelle, et tisse un lignage lointain tant au niveau temporel que spatial dans lequel s’inscrire. L’ouvrage The Boy’s Froissart, paru en 1878 (soit 10 ans après le 14e amendement à la constitution américaine qui stipule que les Noirs sont des

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citoyens américains à part entière), est le premier d’une série avec The Boy’s King Arthur (1880), The Boy’s Mabinogion (1881), ou encore The Boy’s Percy (1882). Parmi ces ouvrages, deux se détachent nettement par leur succès public8 : The Boy’s Froissart avec ses 13.000 exemplaires, The Boy’s King Arthur (12.000) et plus loin derrière The Boy’s Mabinogion (5.500) et The Boy’s Percy (3.800). On essaiera de voir jusqu’où Lanier s’inscrit dans le vaste mouvement de Revival médiéval qui touche le Vieux Sud plus spécifiquement. 5 Dans son ouvrage The Medievalist Impulse in American Literature, Kim Moreland souligne que : During this period a remarkable number of influential Americans began to focus on aspects of a culture that seems quite alien: The European Middle Ages. Particularly within the New England intelligentsia and the southern aristocracy, medieval architecture, literature, and history became topics of interest, the cultural authority of these two groups influencing contemporary and subsequent American popular culture9. 6 Dès les années 1830-40 se répand un Gothic Revival style en Amérique ; parallèlement le mouvement Arts and Crafts, influencé par John Ruskin, se développe. On assiste à un mouvement d’adaptations de textes médiévaux français et italiens, et notamment des hagiographies et des biographies de saints, ainsi que des biographies chevaleresques comme celle qu’écrit William Gilmore Simm, The Life of the Chevalier Bayard, The Good Knight Sans Peur et Sans Reproche, en 1847. L’adaptation de Lanier s’inscrit bien dans ce vaste mouvement de réappropriation du Moyen Âge autour de la figure chevaleresque. Dans les années 1845, on s’adonne dans le Vieux Sud à des pas d’armes assez proches de ceux qui se développaient à la cour de Bourgogne à la fin du Moyen Âge, où l’on « enromançait » le monde. En témoigne par exemple le tournoi de Fauquier White Sulphur Springs, syndrôme scottien, recréation nostalgique dans laquelle les aristocrates du Vieux sud ressuscitent les grands seigneurs féodaux et les héros écossais de Scott. On voit se dessiner une ligne de fracture entre la Chevalerie du Sud aux idéaux anciens, et Saxons et Goths du Nord aux idéaux démocratiques10.

7 Selon Kim Moreland : The powerful nostalgia for medievalism that emerged in mid-nineteenth century America functioned not in the ordinary way as an individual memory of a past experience but as a cultural memory, a trace of an earlier time that American consciousness linked itself to in the past as source, measured itself against in the present as contrast, and aspired to in the future as ideal11. 8 Et elle poursuit en ces termes : With regard to the past, the Middle Ages served as a historical link between this still young nation and an older tradition. What is perhaps most surprising in the sense that Americans were not borrowing the history and traditions of another culture but were rightfully reappropriating their own, despite the geographic and historical disruption from England occasioned by the American experiment. Though America had no medieval past, many Americans felt no qualms about looking back proprietarily on the European medieval past. As Thomas Bulfinch, the nineteenth-century American popularizer of Arthurian tales and traditions, states forthrightly in his preface to The Age of Chivalry (1858) :« We are entitled to our full share in the glories and recollections of the land of our forefathers, down to the time of colonization thence »12. 9 Kim Moreland glose le propos de Thomas Bulfinch13 en soulignant qu’il n’évoque pas la mère patrie mais bien l’héritage des ancêtres par le biais du fil patrilinéaire : Europe was perceived as the historical background for America (...) and European cultural values were regarded as the rightful property of Americans, who inherited them not from the mother country but from their « forefathers » by virtue of patrilineage.

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10 Pour m’en tenir à quelques grands noms de la littérature américaine, je ferai ici quelques remarques éparses tant il est vrai que les Chroniques de Froissart ont littéralement bercé la jeunesse de nombre d’écrivains américains parmi lesquels figurent Poe, Twain, ou Hawthorne, notamment. Ainsi Edgar Allan Poe, dans un bref récit intitulé Hop Frog, s’est inspiré de la célébrissime scène que narre Froissart, la mascarade du roi Charles VI et de ses compagnons, plus connue sous le nom de Bal des Ardents14 dans la France du XIXe siècle, pour la tirer dans le sens de la satire et d’une mise en scène du poète à travers celle du fou du roi. Cette nouvelle s’inscrit aussi dans la vague du Gothic Revival. Poe met en scène un nain difforme, bouffon du roi, et image du fou sage qui se venge des folies du roi en orchestrant un bal d’hommes sauvages (Baudelaire traduit par orangs-outans) où le roi et sa compagnie se retrouvent pendus à un lustre, enflammés dans leur costume. Ce nain difforme et sage a été interprété comme une allégorie du poète, comparable à l’Albatros baudelairien ; toutefois ce qui me semble particulièrement intéressant ici réside dans le fait que Poe a puisé au matériau froissartien pour le détourner de sa fonction première dans une allégorie poétique et macabre. James Ensor en proposera une illustration intitulée La Vengeance de Hop Frog (circa 1896) dont on croit pouvoir avancer qu’elle est curieusement inspirée de deux miniatures de manuscrits richement enluminés, le manuscrit de la British Library Harley 4380, f. 1, miniature attribuée à Philippe de Mazerolles et dont l’illustre possesseur n’était autre que Philippe de Commynes, et le BnF français 2646 f. 176, (1470-75), pour Louis de Bruges, seigneur de Gruuthuse.

11 Froissart et ses Chroniques sont une matière dont la plasticité permet toutes sortes de réécritures. Mark Twain, dans son autobiographie burlesque, se dit descendant de Froissart15. On voit que le chroniqueur demeure une référence commune16 chez les Anglo-saxons, une référence suffisamment solide pour qu’on puisse jouer avec elle, par les jeux onomastiques que Froissart n’aurait sans doute pas reniés, les réécritures poético-carnavalesques, comme dans Hop Frog17. 12 Mark Twain, qui possédait dans sa bibliothèque les adaptations de Sidney Lanier, témoigne encore de cette appétence pour la matière médiévale, arthurienne, espace- temps de tous les possibles, monde de l’enfance et du romanesque, qui fait converger une nostalgie de l’Antebellum South, « childhood of America » et un âge d’or médiéval18. Mais Twain occupe une position marginale et pour le moins ambiguë par rapport au courant de renouveau du Moyen Âge qui touche l’Amérique et notamment le Vieux Sud. À cet égard, il rend l’appétence pour les romans historiques de Scott responsable du retard social et économique du Old South19. Conformément au topos d’un Moyen Âge en enfance, enfance de la littérature ou d’une littérature médiévale encore en enfance qui traverse tout le XIXe siècle, Twain construit l’idée de l’enfance et celle du Moyen Âge de concert, sur une conception duelle : à la fois en termes connotés négativement, ignorance, naïveté, mais aussi positivement, innocence, imagination, amour du beau. Son roman Un Yankee à la cour du roi Arthur témoigne encore de cette ambiguïté. Selon la formule de Lesley Kordecki, Twain « appears to hate the reality of the Middle Ages but to love the ideality of it20 ». Dans la lignée de la tradition voltairienne, Twain exècre le Moyen Âge historique mais il n’en est pas moins séduit par un modèle littéraire comme la Morte d’Arthur de Malory qu’il considère comme « the quaintest and sweetest of all books », ou bien encore « one of the most beautiful things ever written in English » et qu’il fait figurer dans la liste des neufs livres ou auteurs qu’il préfère21. La conception et la réappropriation du matériau médiéval dans l’œuvre de Twain sont emblématiques de la

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variété des approches en Amérique en ce milieu du XIXe siècle. La position de Lanier par rapport à la matière médiévale est beaucoup moins ludique et les visées didactiques sont nettement soulignées. 13 L’adaptation de Lanier s’inscrit dans une tradition européenne d’abrégés et d’anthologies des Chroniques de Froissart, mais il situe son travail d’adaptateur sous le haut patronage de Lord Berners, même si ce modèle est un modèle en absence en raison des difficultés de lecture de l’ancien anglais pour un jeune lecteur américain. A very noble translation was made in the time of King Henry the Eighth, by Lord Berners, whose name I hope you will remember. I should have greatly preferred to give you his Froissart for the present edition: it is beautiful English, and infinitely stronger, brighter, and more picturesque, than the translation here used. 14 Son introduction s’ouvre sur une thématique assez topique puisque Lanier affirme que la lecture des Chroniques est aussi instructive que récréative et ce, à tous les âges de la vie, de 7 à 77 ans. Son entreprise est double, à la fois défi au temps et inversion du temps.

15 Il défend aussi l’idée que les textes médiévaux créent un effet magnétique sur les jeunes lecteurs, effet que favorise particulièrement la langue originale, dans sa correspondance avec son éditeur. Les psychologues qui lui sont contemporains confèrent d’ailleurs aux récits et légendes du Moyen Âge une capacité particulière à ouvrir et élever l’esprit des enfants. Now, Froissart sets the boy’s mind upon manhood and the man’s mind upon boyhood. In reading him the young soul sifts out for itself the splendor, the hardihood, the daring, the valor, the generosity, the boundless conflict and unhindered action, which make up the boy’s early ideal of the man; while a more mature reader goes at once to his simplicity, his gayety, his passion for deeds of arms, his freedom from consciousness and from all internal debate – in short, his boyishness. Thus Froissart helps youth forward and age backward. 16 Il présente ensuite le personnage du chroniqueur, « romantic and poetical », un chroniqueur chevauchant, son lévrier gris à ses côtés, (c’est l’image qui prévaut en France aussi à cette époque et que l’on retrouve dans les nombreuses anthologies ou morceaux choisis des Chroniques), et sillonnant l’Europe en quête d’informations touchant à la Guerre de Cent Ans, dans une conception de l’histoire en mouvement, aux prises avec le temps présent, rencontrant les témoins des hauts faits qui ont ponctué la guerre franco-anglaise. Lanier décrit les Chroniques comme un miroir de chevalerie où puiser des exemples de valeurs chevaleresques, « to win love and story in the nineteenth century », puis il évoque une question centrale en ce XIXe siècle industriel : la place de l’argent au temps de Froissart. Loin d’une vision naïve de la chevalerie à l’ancienne et idéalisée, Lanier est bien conscient des mutations qui s’opèrent en ce siècle charnière qu’est le XIVe siècle. « War is becoming a trade », écrit-il, et il en prend pour exemple la figure promise à une belle fortune littéraire des routiers et autres mercenaires qui peuplent les grandes compagnies. Comme le souligne Lanier le chevalier errant tel qu’on le trouvait dans le cycle arthurien et chez Thomas Malory a bel et bien disparu, figure obsolète et correspondant à ses yeux à la réalité des XIIe et XIIIe siècles. C’est aussi en ce sens que les Chroniques de Froissart peuvent être lues comme « a continuation of Malory’s novel », conformément à la tradition anglo-saxonne. And here I could do no better service to the American boy of the present day than by calling his attention to a certain curious and interesting connection between these present Chronicles of Froissart and Sir Thomas Malory’s History of King Arthur and the knights of the Round Table, which was written in the following century and which must some day come

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to be known more widely than now as one of the sweetest and strongest books in our language. The connection I mean is this: that Froissart’s Chronicle is, in a grave and important sense, a sort of continuation of Malory’s novel. For Malory’s book is, at bottom, a picture of knighthood in the twelfth and thirteenth centuries; while Froissart’s is a picture of knighthood in the fourteenth century. 17 Il introduit une digression sur la composition du cycle arthurien dans laquelle il retrace le lignage des auteurs qui ont apporté leurs pierres à l’édifice arthurien : Geoffroy de Monmouth, Wace, Layamon (écrit en langue anglaise), Robert de Boron, Gautier Map. Après quoi il revient à son objet, Froissart, pour souligner que si la chevalerie de son temps est à maints égards moins exemplaire, on dénombre quelques figures exemplaires et il présente les tableaux qu’il a retenus : The kingliness of Edward III; the stern lessons of hardihood, of self-help, and of perseverance unto the end, which he teaches his son Edward in refusing to send him re- enforcements when he is so dreadfully bested before Crecy; the beautiful courtesy and modesty with which this same young Edward attends upon King John of France at supper in his own tent on the night after he had taken the king prisoner and routed his army at Poictiers; the pious reverence with which Sir Walter Manny seeks out the grave of his father; the energy with which the stout abbot of Hennecourt hews, whacks, and pulls the blooded knights about; the frequent expostulations of generous gentlemen against the harsh treatment of prisoners; the prayer of the queen in favor of the citizens of Calais, and King Edward’s knightly concession to her ladyhood; the splendor and liberality of the Count de Foix; the unconquerable loyalty of Sir Robert Salle, who prefers a brave death at the hands of Wat Tyler’s rebels, to the leadership of their army; the dash and gallantry of the young Saracen Agadinquor Oliferne, who flies about Uke a meteor before the besieging crusaders round about the town of Africa: these, and many fine things of like sort, will not fail to strike the most inexperienced eyes. 18 Une imagerie héroïque conforme à la tradition franco-anglaise se dégage dans ces exemples que donne Lanier : les tableaux se succèdent qui mettent en scène la largesse et la mansuétude du roi d’Angleterre face au roi de France ou aux Bourgeois de Calais qui ont la vie sauve grâce à l’intercession de la reine d’Angleterre, l’acte héroïque du roi de Bohême à Crécy, la splendeur de la cour de Gaston de Foix, le pieux hommage de Gautier de Mauny envers les ossements de son père, etc. Ces scènes historiques sont pour la plupart données aussi en exemples aux jeunes Français et Anglais, avec quelques variantes d’un pays à l’autre, dans les livres d’histoire ou encore dans le Magasin Pittoresque au XIXe siècle. L’Amérique, la France et l’Angleterre se rejoignent dans ce choix de scènes pittoresques et héroïques comme un miroir de prouesse et de chevalerie offert à la jeunesse française après la défaite de Sedan ou aux jeunes Américains après la guerre civile, pour instruire la jeunesse – surtout masculine – en cette fin de XIXe siècle. Le Froissart poète apparaît de manière plus sporadique et pour un public exclusivement féminin dans le Journal des demoiselles par exemple, aux côtés de Christine de Pizan, poétesse et femme de lettres du XVe siècle. Mais il me semble que l’usage que fait Lanier des Chroniques n’est pas tant de faire l’éloge d’un Vieux Sud qui se rêve chevaleresque que de s’inscrire dans une tradition historique européenne. En outre, la narration de la Guerre de Cent Ans est aussi le medium qu’il choisit pour réfléchir son expérience de la guerre de Sécession, miroir des mutations du temps présent. Au fond tout se passe comme si Lanier savait qu’il s’agit d’un miroir sans tain qu’il offre à la jeunesse masculine américaine. Le regard de Lanier sur les Chroniques est un peu à l’instar du regard du chroniqueur lui-même, un regard désenchanté face à la « tragédie de l’Histoire22 ». Les chroniques évoluent au cours du temps et le regard de Froissart se transforme : après avoir été le héraut des belles apertises, Froissart décrit

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une chevalerie qui d’héroïque qu’elle était tend à se métamorphoser pour s’incarner dans la duplicité et la marchandisation.

19 Les actes de bravoure aveugles n’ont plus cours, à l’instar de Jean de Luxembourg, roi de Bohême qui se lance au plus fort de la bataille alors qu’il est aveugle (et il rejoue le geste de Lanier qui refuse d’endosser la tunique de ses adversaires pour éviter d’être fait prisonnier), de même que la largesse dont font preuve le roi d’Angleterre et son fils à l’égard du roi de France prisonnier... Le geste est double : offrir des exemples historiques qui n’ont plus cours, s’inscrire dans un lignage auctorial qui conjoint Malory, le chroniqueur Froissart, en passant par les deux figures médiatrices que sont Caxton et Lord Berners. Ainsi est retissé le fil continu de la fabula et de l’histoire propre à la tradition anglo-saxonne. Je verrais aussi volontiers dans l’entreprise de Lanier une manière aussi d’épurer la tradition arthurienne et la tradition historique de toutes les scories et réinterprétations fallacieuses qu’on leur a fait subir dans le Vieux Sud. En quelque sorte, il s’agirait de revenir à un amont de cette réappropriation. De ce point de vue, le geste de Gautier de Mauny parti en quête des reliques de son père pour les ramener dans sa terre d’origine me semble emblématique du geste poétique de Sidney Lanier. 20 Lanier en appelle à Caxton dans l’excipit de ses deux préfaces. Le choix de Caxton est loin d’être fortuit. « Read Froissart », écrivait Caxton dans une enthousiaste invitation adressée aux jeunes nobles anglais. William Caxton23 ( circa 1422-1491), diplomate, écrivain et surtout imprimeur, qui, le premier, introduisit une presse en Angleterre en 1476 ou 1477, a joué un rôle de premier plan dans la diffusion de monuments de la tradition chevaleresque et de manière indirecte aussi de Froissart. 21 Certes, Caxton n’imprima pas les Chroniques de Froissart, et on peut d’ailleurs se demander pourquoi. En tout cas c’est lui qui imprima le premier The Canterbury Tales, la Morte d’Arthur de Malory 24 ou encore The Order of Chivalry, dans l’épilogue duquel il exhorte les chevaliers et la noblesse à lire Froissart. 22 La voici recontextualisée : Oh ye knights of England, where is the custom and usage of noble chivalry that was used in those days? What do ye now but go to the bagnios and play at dice? And some not well advised use not honest and good rule against all order of knighthood. Leave this, leave it and read the noble volumes of the Holy Grail, of Launcelot, of Galahad, of Tristram, of Perseforest, of Percival, of Gawain and many more. There shall ye see manhood, courtesy, and gentleness. And look in later days of the noble acts since the conquest, as in the days of King Richard, Coeur de Lyon, Edward the First and the Third and his noble sons, Sir Robert Knolles, Sir John Hawkwood, Sir John Chandos, and Sir Walter Manny. Read Froissart. And also behold that victorious and noble king, Harry the Fifth, and the captains under him… and many others whose names shine gloriously by their virtuous noblesse and acts that they did in honor of the order of chivalry25. 23 Au-delà de la dimension exemplaire des Chroniques, le succès toujours vif de Froissart s’explique aussi en grande partie par cette appétence pour les romans de chevalerie en Angleterre à la fin du Moyen Âge, mais aussi en Amérique au XIXe siècle, car il n’y a pas de démarcation très nette entre la chevalerie fictive et la chevalerie historique : les deux offrent une image convergente du comportement chevaleresque. Les héros des récits arthuriens, Lancelot, Galaad, Tristan ou Perceforest, voisinent avec les héros historiques, Robert Knolles, John Chandos ou Gautier de Mauny qui peuplent les Chroniques de Froissart. Le champ de la fiction

24 fiction

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Chronicle and Romance. Froissart, Malory, Holinshed26 25 On aurait pu s’attendre à ce que Caxton éditât Froissart mais il n’en fit rien. C’est Lord Berners (ca 1467- 1533) qui va réaliser le vœu de Caxton en donnant à lire à un public plus large les Chroniques de Froissart. Lord Berners fut donc le premier à traduire les Chroniques de Froissart en anglais en 1523-1525. Il commença ce travail alors qu’il était à Calais lors de la signature du traité de Bruges en 1521 où il a sans nul doute établi des contacts avec les imprimeurs continentaux. Il me semble important de relever le fait que la résidence d’écriture de Berners se situe à Calais, haut lieu chargé d’histoire et de reconstruction mythique tant du côté anglais que français, lieu du dévouement des Bourgeois de Calais et de la clémence du roi anglais, Édouard III, grâce à l’intercession de Philippa enceinte qui demande la grâce des courageux Calaisiens.

26 Lord Berners, à la demande du roi d’Angleterre Henry VIII, adapte dans les années 1523-1525, en moyen anglais les Chroniques de Froissart écrites en moyen français et crée cette utopie langagière en tentant de translater les Chroniques comme Froissart aurait pu les écrire s’il avait écrit en moyen anglais. Il vient ainsi combler une lacune dans l’historiographie anglaise. Le succès continu des Chroniques de Froissart en Angleterre s’explique surtout par la traduction qu’en propose Lord Berners, dont l’adaptation sera d’ailleurs vantée par Scott. 27 Dans ses deux préfaces qui fonctionnent en miroir, Lanier a pris soin de redessiner un lignage, de Froissart, en passant par Caxton et Berners et qui nous mène jusqu’à lui, en Amérique dans la seconde partie du XIXe siècle. Une manière d’imager le processus de la translatio de la mémoire littéraire et de la prouesse, à la fois translatio studii et imperii certes, mais aussi de s’interroger sur l’ancien et le moderne, l’ère médiévale qui résonne avec l’Antebellum et l’ère industrielle et de la technologie qui se pose aussi avec acuité en cette période post-esclavagiste où les forces idéologiques et économiques se voient redistribuées. 28 Les deux préfaces de Lanier s’achèvent sur une citation de Caxton. Dans The Boy’s Froissart, il cite le prologue de Caxton dans son imprimé de Malory : "For herein,"– as old William Caxton, the first English printer, says in his Prologue to Sir Thomas Malory’s history of King Arthur, –" for herein may be seen chyvalrye, curtosye, humanyte, frendlynesse, hardynesse, love, frendshyp, cowardyse, murdre, hate, vertue, synne. Doo after the good, and leve the evil, and it shall bring you to good fame and renommee." 29 Dans la conclusion de la préface à son Boy’s Arthur, on retrouve Caxton qui s’adressait à son lectorat de nobles et de chevaliers et que Lanier destine à son jeune lectorat, quelques siècles après lui. Caxton soulignait le caractère plaisant de l’ouvrage mais aussi sa dimension exemplaire et surtout la nécessité de conserver la remembrance des hauts faits d’armes, des actes nobles et vertueux : « to take the good and honest actes in their remembrance, and to folowe the same. »

30 Ainsi au-delà de la Nostalgie des temps héroïques, courtois et aventureux, c’est aussi un sentiment d’un désenchantement et une posture de retrait par rapport à son temps que Lanier nous donne à entrevoir. On peut voir dans ses adaptations comme des tentatives fantasmées de réconcilier le vieux Sud et le Sud nouveau, à travers une mémoire ancienne, de faire coïncider le Nord démocratique et le Sud rétrograde, de réinterroger le lien qui unit le passé et le présent. À défaut d’incarner le Walter Scott américain, ce qui du reste n’était pas son objectif, Lanier est devenu « the Sir Galahad of American literature », aux yeux de ses contemporains, selon la formule consacrée que l’on doit à

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Thomas Wentworth Higginson (pasteur abolitionniste), l’éternel quêteur de pureté, tout entier tourné vers ce rêve d’une filiation qui ne peut prendre vie et forme que dans la mémoire littéraire, d’une histoire qui se construit sur les reliques et les décombres du passé à l’image de l’hommage que rend le chevalier Gautier de Mauny aux reliques de son père qu’il ramène dans sa terre d’origine. D’une certaine manière Lanier occupe la position du dernier maillon de la chaîne de translatio qui a mené Froissart de France en Angleterre, de la langue française à la langue anglaise du XIVe siècle avant d’être translaté pour les jeunes Américains en mal d’héroïsme. À certains égards, on pourrait établir des rapprochements entre Froissart et Lanier, tous deux hérauts de la chevalerie à l’ancienne mais parfaitement conscients des grandes mutations qui s’opèrent sous leurs yeux. Le fait que Froissart soit aussi l’auteur du dernier roman arthurien en vers, Mélyador, à une époque où les romans arthuriens se sont définitivement coulés dans le moule de la prose aurait sans nul doute plu à Lanier, le spécialiste de la métrique de la littérature anglaise ancienne, mais il ne le savait pas car Mélyador n’a été exhumé de la poussière qu’à la fin du XIXe siècle27. Ainsi l’attrait pour les Chroniques médiévales de Froissart se jouerait chez Lanier sur des modes disjoints : d’un côté, la volonté de tendre un miroir sans tain à la jeunesse, un idéal vers lequel tendre mais qui n’a plus cours : honneur, chevalerie, courtoisie ; de l’autre, un aspect plus intériorisé et une volonté de mettre en scène sa propre expérience de la guerre, à travers la guerre de Cent Ans et les mutations chevaleresques du XIVe siècle comme un miroir offert au Vieux Sud qui cède devant le Nouveau. Enfin, la volonté de remonter à un amont de la mémoire de la chevalerie idéale en retissant le lien entre Malory et Froissart, comme pour effacer les gauchissements et récupérations que le modèle chevaleresque a subi dans le Vieux Sud, pour retisser les liens entre fiction et histoire, une histoire américaine qui s’est partiellement construite comme une fiction ou sur une fiction.

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White Donna R., A Century of Welsh Myth in Children’s Literature, Greenwood Publishing, 1998

NOTES

1. Voir Bernard Poli, « Littérature américaine », Encyclopædia Universalis. 2. Sur cet aspect que nous ne développons pas ici, voir Alan Lupack, « Visions of Courageous Achievement: Arthurian Youth Groups in America », Studies in Medievalism, 6, 1994, p. 50-68 et Jeanne Fox-Friedman, « The Chivalric order for Children: Arthur’s Return in Late Nineteenth an Early Twentieth Century America », King Arthur’s Return, ed. Debra N. Mancoff, Routledge, 2013, p. 137-155. 3. Sur ces aspects, voir notre Froissart après Froissart : sa réception en France du XVe au XIXe siècles, à paraître aux Presses Universitaires de Rennes. 4. Voir George Dekker, « The American Historical Romance », Cambridge Studies in American Literature and Culture, oct. 30, 1987. 5. Voir Darrel Abel, Democratic Voices and Vistas: American literature from Emerson to Lanier, I Universe, 1963, 2002 by D. Abel, p. 500. 6. Lanier n’est pas radicalement opposé au Nord : il se situe comme en retrait. Voir ce qu’il écrit à son père : « All fanaticism is a mixture of pure doctrine with bad: perhaps better, a bad application of pure doctrine », The Centennial Edition of the Works of Sidney Lanier, ed. C.R. Anderson, Baltimore, 1945, VII, p. 34. 7. Voir Patricia Victorin, « Quelques remarques sur les Chroniques de Froissart et Artus de Bretagne traduits par Lord Berners : rivalité entre fiction et histoire ou cause commune ? », Artus de Bretagne. Du manuscrit à l’imprimé (XIVe-XIXe siècle, dir. Christine Ferlampin-Acher, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 267-281. 8. Voir Donna R. White, A Century of Welsh Myth in Children’s Literature, Greenwood Publishing, 1998, p. 14. 9. Kim Moreland, The Medievalist Impulse in American Literature, University Press of Virginia, 1996, p. 3. 10. Voir Ritchie Devon Watson, Yeoman versus Cavalier: The Old Southwest’s fictional Road to Rebellion, Louisiana University Press, 1993, p. 155 sq. 11. Kim Moreland, op. cit., p. 4. 12. Ibid., p. 5. 13. Son ouvrage intitulé Bulfinch’s Mythology a été édité de manière posthume et compile trois de ses ouvrages : The Age of Fables or Stories of Gods and Heroes (1855), The Age of Chivalry or Legends of King Arthur (1858), Legends of Charlemagne or Romance of the Middle Ages (1863), autrement dit les trois matières que distinguait Jean Bodel : matière de Rome, de Bretagne et de France. 14. Cet épisode que Froissart narre au Livre IV des Chroniques est également connu sous la formule « Mômerie » ou « Bal des Sauvages ». Sur ce passage des Chroniques, abondamment illustré dans les manuscrits médiévaux, voir Laurence Harf-Lancner, « Le masque de l’homme sauvage : le Bal des Ardents dans les chroniques médiévales », Masca, Maschera, Masque, Mask. Testi e iconografia nelle culture medievali, ed. Rosanna Brusegan, Margherita Lecco, Alessandro Ziorni, Edizioni dell’Orso, 2000, p. 377-388. Du même auteur, voir « L’éclairage iconographique : l’illustration des Chroniques de Froissart », The Medieval Chronicle V, ed. Erik Kooper, Rodopi, 2008,

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p. 17-34. Je me contente d’en rappeler ici les grands traits. L’événement eut lieu le 28 janvier 1393 à l’Hôtel Saint Pol. La reine Isabelle de Bavière Isabelle de BaviËre avait organisé une fête à l’occasion du remariage d’une de ses demoiselles d’honneur, veuve de deux maris. En de telles circonstances, on avait coutume d’organiser des charivaris, et ce, malgré l’interdiction formelle de l’Église. Le roi et cinq de ses compagnons, le Comte de Joigny, le sire de Nantouillet, Yvain de Foix, Charles de Poitiers, Hugues de Guisay – ce dernier eut l’idée du déguisement – se déguisèrent en hommes sauvages couverts d’étoupe et de poix : « quant ils furent tous six vestus de ces cottes qui estoient faittes à leur point et ils furent dedens enjoinds et cousus, ils se moustroient à estre hommes sauvages, car ils estoient tous chargiés de poil au chief jusques à la plante du piet ». Le roi avait pris soin d’interdire les flambeaux. Ils firent irruption dans la salle de bal en hurlant, sautant, enchaînés les uns aux autres, en une folle sarabande : « et estoient les cinq attachés l’un a l’autre et le roy tout devant qui les menoit à la danse ». Mais le duc d’Orléans duc d'OrlÈans désireux de connaître l’identité de ces hommes sauvages demanda à un écuyer d’approcher une torche. Froissart laisse peser le soupçon sur la responsabilité du duc d’Orléans : « en ce desroy advint le grant meschief sur les autres et tout par le duc d’Orléans qui en fut cause, quoyque jeunesse et possible est, ygnorance luy feissent faire ». Le résultat ne se fit pas attendre et le feu se propagea à tous les compagnons. Le roi qui était le seul à n’être pas enchaîné, eut la vie sauve grâce à la jeune duchesse de Berry qui l’enfouit sous sa robe pour étouffer le feu. Un autre se précipita dans une cuve. Quatre périrent. Froissart poursuit son récit en se recentrant sur les deux absents de la mascarade, les ducs de Berry et de Bourgogne, qui réconfortent le roi en ces termes : « Monseigneur, ce qui est advenu, ne puet-on recouvrer. Il vous fault oublier la mort de euls et loer Dieu et regracier de la belle adventure qui vous est advenue. Car vostre corps et tout le royaulme de France a esté par ceste incidence en grant adventure d’estre tout perdu, et vous le poés bien imaginer, car jà ne s’en povoient taire les villains de Paris et dient que , se le meschief euist tourné sur vous, ils nous eussent tous occis ». L’enlumineur médiéval choisit souvent le moment le plus tragique, lorsque les hommes sauvages enflammés tentent d’échapper au feu, le roi en s’abritant sous le manteau de la duchesse, d’autres en plongeant dans la cuve d’eau. On y voit la compagnie assemblée, en proie à la détresse, les écuyers porteurs de torches, etc. 15. « This is a scathing rebuke to old dead Froissart’s poor witticism that our family tree never had but one limb to it, and that that one stuck out at right angles, and bore fruit winter, and summer » écrit Twain dans son autobiographie burlesque : A burlesque Autobiography and First Romance, 1871. Disponible sur la toile http://www.gutenberg.org/files/3175/3175-h/3175-h.htm 16. Citons à titre d’exemple un ouvrage de vulgarisation pour la jeunesse qui sélectionne des morceaux choisis des Chroniques : Stories of the Olden Time, M. Jones, London, 1870, à côté du Boy’s Froissart de Lanier. 17. La 1ère parution date de 1849 dans un journal de Boston : The flag of our Union. Le texte a été traduit par Charles Baudelaire dans Nouvelles Histoires Extraordinaires d’Edgar Allan Poe, Paris, Lévy, 1875, p. 134-146. 18. Voir Kim Moreland, op. cit. 19. Voir Paul Giles, The Global Remapping of American Literature, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2011, p. 73 et Mark Twain, Life on the Mississippi , chapitre 46 : « But for the Sir Walter disease, the character of the Southerner – or Southron, according to Sir Walter’s starchier way of

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phrasing it – would be wholly modern, in place of modern and medieval mixed, and the South would be fully a generation further advanced than it is. It was Sir Walter that made every gentleman in the South a Major or a Colonel, or a General or a Judge, before the war ; and it was he, also, that made these gentlemen value these bogus decorations. For it was he that created rank and caste down there, and also reverence for rank and caste, and pride and pleasure in them. Enough is laid on slavery, without fathering upon it these creations and contributions of Sir Walter. Sir Walter had so large a hand in making Southern character, as it existed before the war, that he is in great measure responsible for the war. It seems a little harsh toward a dead man to say that we never should have had any war but for Sir Walter ; and yet something of a plausible argument might, perhaps, be made in support of that wild proposition. The Southerner of the American Revolution owned slaves ; so did the Southerner of the Civil War : but the former resembles the latter as an Englishman resembles a Frenchman. The change of character can be traced rather more easily to Sir Walter’s influence than to that of any other thing or person ». 20. Cité par Moreland, ibid, p. 59. 21. Ibid., p. 57. 22. Alberto Varvaro, La Tragédie de l’Histoire. La dernière œuvre de Jean Froissart, Paris, Classiques Garnier, « Recherches littéraires médiévales » 8, 2011, 202 p. Voir le compte rendu de Florence Bouchet dans Perspectives médiévales 34, 2012 : Florence Bouchet, « Alberto Varvaro, La Tragédie de l’Histoire. La dernière œuvre de Jean Froissart », Perspectives médiévales [En ligne], 34 | 2012, mis en ligne le 08 septembre 2012, consulté le 10 novembre 2015. URL : http://peme.revues.org/2433. 23. Voir N. F. Blake, William Caxton and English Literary Culture, The Hambledon Press, 1991. 24. Malory, Sir Thomas. Le Morte d’Arthur, printed by William Caxton, 1485, ed. Paul Needham, London, 1976. 25. Cité d’après A. B. Ferguson, The Indian Summer of English Chivalry, Durham N.C., p. 35. 26. Dans la collection « Harvard Classics », vol. 35. Ce volume continue d’être édité. 27. Auguste Longnon édite Mélyador en 1895-99.

RÉSUMÉS

Pourquoi Sidney Clopton Lanier juge-t-il bon, peu après la guerre de Sécession, d’écrire un livre à destination d’un jeune lectorat masculin américain dans lequel il adapte les Chroniques de Froissart, chroniqueur du XIVe siècle qui a relaté en son temps la guerre de Cent Ans ? Nous tenterons de comprendre les liens que Lanier tisse entre l’Europe et l’Amérique, et de cerner tout particulièrement le rôle fondateur que jouent Caxton et Lord Berners qui ont permis de faire connaître Froissart aux Anglais. L’objet principal de cette contribution est de retisser le fil ou lignage qui mène de Froissart à Sidney Clopton Lanier, de l’Europe au Vieux Sud, en passant par deux figures emblématiques des XVe et XVIe siècles anglais, Caxton et Lord Berners qui permettent d’enraciner le jeune lecteur américain dans le terreau d’ancêtres prestigieux.

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Why did Sidney Clopton Lanier decide, shortly after the Civil war, to write a book for young male American readers in which he adapted the Chronicles of Froissart, chronicler of the 14th century who had recounted at the time the Hundred Years’ war ? We will try to understand the relationship that Lanier established between Europe and America, and in particular to identify the founding role played by Caxton and Lord Berners thanks to whom Froissart became known to the English. The main purpose of this contribution is to reconstruct the thread or lineage leading from Froissart to Sidney Clopton Lanier, from Europe to the old South, while including two iconic figures of the 15th and 16th centuries in England, Caxton and Lord Berners, who contribute to anchoring the young American reader in the land of prestigious ancestors.

INDEX

Keywords : memory, reception, United States of America nomsmotscles Christine de Pizan, Gautier de Mauny, Gautier Map, Geoffroy de Monmouth, Henry VIII, Jean Froissart, John Bourchier second baron Berners, John Chandos, Layamon, Louis de Bruges, Philippe de Commynes, Philippe de Mazerolles, Robert de Boron, Robert Knolles, Thomas Malory, Wace, William Caxton Parole chiave : memoria, ricezione, Stati Uniti d’America Mots-clés : États-Unis-d’Amérique, mémoire, réception Thèmes : Boy’s Arthur, Boy’s Froissart, Boy’s Mabinogion, Boy’s Percy, Chroniques, Good Knight Sans Peur et Sans Reproche, Hop Frog, Life of the Chevalier Bayard, Journal des demoiselles, Mélyador, Morte d’Arthur, Order of Chivalry, Raven Days of Sorrow, Tiger-Lilies, Tournament, Vengeance de Hop Frog, Yankee à la cour du roi Arthur, Lancelot, Galaad, Tristan, Perceforest, Calais

AUTEURS

PATRICIA VICTORIN

Université de Bretagne Sud – HCTI

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“Go West Young Joan!” Mark Twain’s Personal Recollections of Joan of Arc (1896)

Jennifer Kilgore-Caradec

1 Mark Twain’s historical novel Personal Recollections of Joan of Arc by The Sieur Louis de Conte was serialized in 1895, then published in 18961. To the surprise of the public who discovered only belatedly that the text was not what it said it was – Jean-François Alden’s translation into contemporary English of the medieval French testimony of The Sieur Louis de Conte – the greater shock was that the author, an avowed skeptic, could portray so religious a subject. Accustomed to the comic talent of The Adventures of Tom Sawyer and Huckleberry Finn, the general reader was not yet aware that Mark Twain had been enthralled by the story of Joan of Arc as an adolescent. Only toward the end of his life did she rise to the visible surface of the author’s preoccupations, with his public declaration of admiration in the 1903 essay “Saint Joan of Arc” (first published in Harper’s Monthly in December 1904).

2 Twain’s late-revealed interest in Joan must have been a bit of a surprise. During the Dreyfus Affair Twain and Charles Péguy were both composing literary works about Joan of Arc that reflected their own political and social commitments. Both writers supported Dreyfus and those who took a stand to defend him such as Zola, and for Péguy, Bernard Lazare. Like the published volume in 1896, the earlier serialized version of Twain’s version of Joan in Harper’s Magazine (beginning April 1895) never mentioned Twain’s name. Perhaps Péguy had heard that an American had started writing about Joan of Arc, but no one knows for sure – if so, would that have stimulated his own work? Both Twain and Péguy depict Joan as an example for a country and a people in troubled times: whether in the medieval days of the hundred years war or the period contemporary to those writers, the so-called Belle Époque which was also the time of savage American Expansionism. In Europe, the Dreyfus Affair was one culminating event in a prolonged period of anti-Semitism (where Drumont and Maurras invited their followers to meetings around statues of Joan of Arc). In contrast, Joan’s love of her

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country was an example to be followed, because she was, as Twain put it, “the genius of patriotism”. 3 After being serially published, the collected volume of Twain’s Joan, published in 1896 appeared as part of the Collected Works of Twain, but in both cases, multiple artifices were used to mask the identity of the real author, as well as to promote the credibility of the narrative. Before the narrative even begins, the reader must work through layer upon layer of artifice: 1) the title page: “Personal Recollections of/ Joan of Arc/ by The Sieur Louis de Conte/ (Her Page and Secretary)/ Freely Translated out of the Ancient French into Modern English from the Original Unpublished Manuscript in the National Archives of France/ by Jean François Alden”, 2) the Translator’s preface, 3) the Translator’s note, and 4) the Sieur Louis de Conte’s address to his great-great-nephews and nieces. There is also a list of “Acknowledgements, Authorities examined in verification of the truthfulness of this narrative”, which are presumably those used by translator Alden. These include Quicherat, Wallon, Michelet, and the published transcription of Joan’s trial2. 4 The historical veracity of the narrative seems established beyond doubt by the credibility check in “The Translator’s preface”: The Sieur Louis de Conte is faithful to her official history in his Personal Recollections, and thus far his trustworthiness is unimpeachable; but his mass of added particulars must depend for credit upon his own words alone (p. 23). 5 And the narrative itself begins with similar insistence on veracity: This is the year 1492. I am eighty–two years of age. The things I am going to tell you are the things which I saw myself as a child and as a youth” (p. 27). 6 So the beginning is quasi-biblical, similar to an evangelist establishing credibility for a gospel (see John 20:30-31, Luke 1:1-4, Acts 1:1-2). It is a bit of a surprise to find Mark Twain, Samuel Clemens, the avowed atheist, using such biblical conventions. But perhaps this is also the explanation for the artifice. If the reader had known the author’s identity it could have encouraged an ironic reading of the text, whereas nothing could be further from Twain’s intention3. The invented Sieur Louis de Conte is given the privileged position of an eyewitness narrator, who also happens to be a Christian, and he finally puts the events down on paper in 1492. No reader of Twain’s would ignore that this was the year that Columbus discovered America, particularly since Chicago’s World Columbian Exposition had been organized to commemorate the event in 18934. To a group of historians gathered at the Fair in Chicago, Frederick Jackson Turner spoke about the American Frontier, which had been proclaimed closed by the American Census Bureau in 1890. Turner chose to define the specificity of the American Spirit with the traits of its frontiers, saying that “The existence of an area of free land, its continuous recession, and the advance of American settlement westward explain American development” such that “The frontier is the line of most rapid Americanization.” Rightly or wrongly Turner felt that a rugged frontier-inspired individualism had been operative and had contributed to making American Democracy democratic.

7 While the frontier spirit as Turner envisioned it is best associated with lone male heroic figures (heroic tales of women in the West are not prominent – the notable exception of Calamity Jane notwithstanding), when Twain brought France’s Joan of Arc to the American continent, he kept something of Turner’s idealized lone figure of rugged individualism, but he also chose to emphasize her as an incarnation of female purity. In

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the context of his time, by the simple choice of a date, Twain made full use of Joan’s traditional role as an exemplary figure resisting tyrannical governments, prefiguring, with “1492”, the American colonies’ resistance to English rule and perhaps also the resistance necessary to the American government policies of Twain’s time, in an age of unbridled expansionism. 8 But as readers opened the book, did they actually believe that it was a translation and an eyewitness account? Glancing at the title page, the reader who was aware of the artifice might have wondered if Twain was aiming at parody (how accurately would the old man as eyewitness remember the early days of his youth with Joan?). Nonetheless, every sentence of the book seems rather to indicate an earnest seriousness. Louis de Conte recounts: “I was her page and secretary. I was with her from the beginning until the end. […] I was reared in the same village with her. I played with her everyday, when we were little children together, just as you play with your mates” (p. 27). 9 Of course, the fact that the initials of the invented, but close to true, Sieur Louis de Conte coincide with Samuel Langhorne Clemens, provides a hint at Twain’s identification with the character5. Twain was only sixty years old in 1895 when the text first began to be serialized, but his own life experiences helped him to flesh out his fiction. As Jason Gary Horn explains: De Coutes was Joan’s real page, and his memories of her were recorded during the process of her rehabilitation in 1450. He was with her from the start of her military adventures until their end at the gates of Paris; his recollections are on file in the official records of France6. 10 The slight name change from De Coutes to de Contes gave Twain the poetic license he needed, and added a touch of humor, not so much at the transcription error of an archivist, or the typographical error of a printer (changing the letter u to n), as from the word play: De Contes performs the verb conter/raconter, just as Twain had made his life’s career as a story teller. But the identification may go further: the real-life De Coutes was not, apparently, employed as a scribe at Joan’s trial in Rouen. Twain’s de Contes was, essentially to capture the emotion the young Samuel Clemens had felt during adolescence, when the story of Joan may have inspired his career as a writer. He first encountered her during his apprenticeship as a printer in 1850 or so, when he was fifteen and accidentally read a page from a book about Joan of Arc concerning her persecution in prison. As Frances Gies describes the impact, Twain was highly motivated by Joan: Querying his mother, he was surprised to discover that Joan was a real person. Subsequently he read everything he could find about her and about medieval history, and even taught himself a little Latin and French. He later claimed that the stray leaf from the book had opened the world of literature to him7. 11 A number of Twain’s brief speeches make allusions of one kind or another to Joan of Arc. In a humorous toast to women, at the Newspaper Correspondents Club Banquet in Washington, D.C. on January 11, 1868, he names Joan of Arc among a list of other “noble names of history” including Cleopatra, Desdemona and Florence Nightingale8. At the 209th anniversary Festival of the Scottish Corporation of London, in November 1873, in a toast to the Ladies, the humor and irony were more highly developed: The phases of the womanly nature are infinite in their variety. Take any type of woman, and you shall find in it something to respect, something to admire, something to love. And you shall find the whole world joining your heart and hand. Who was more patriotic than Joan of Arc? Who was braver? Who has given us a

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grander instance of self-sacrificing devotion? Ah! You remember, you remember well, what a throb of pain, what a great tidal wave of grief swept over us all when Joan of Arc fell at Waterloo. Who does not sorrow for the loss of Sappho, the sweet singer of Israel? Who among us does not miss the gentle ministrations, the softening influence, the humble piety, of Lucretia Borgia?9 12 But the tone of those speeches hardly reveals the intensive work that Twain would undergo to prepare his historical novel about Jeanne. He read Michelet and Quicherat’s account of the trial, and probably used all of the other works he mentioned in the “Acknowledgements” (18). Francis Lacassin suggested that Twain made good use of his European trip (1891-95) to do the necessary background and documentary work, finding books that were not available in US libraries10.

13 Even more significantly, Twain became a direct witness of the turmoil in France during the Dreyfus Affair, where he was often present from 1894-7. He was residing in France as the affair broke, and as an active observer, wrote a letter of inquiry to get information about the affair to Mr. Wilson on February 11, 1895, apparently concerning an incident reported during Dreyfus’s departure for Île de Ré, as told in Le Petit Parisien and L’Éclair (Jan 25, 1895), in which Dreyfus was intentionally wounded in the face with the handle of a sword by an infantry officer. By November of 1897, Twain was planning a book about Dreyfus, and had completed the first chapter by February 1898, although the project was not carried through to completion11. He made his support of Emile Zola public, by cabling the New York Herald Tribune, January 14, 1898, on the eve of Zola’s “J’accuse!” (which appeared in L’Aurore dated January 16): “Such cowards, hypocrites, and flatterers as the members of [French] military and ecclesiastical courts the world could produce by the million every year. But it takes five centuries to produce a Joan of Arc or a Zola”12. Given the proximity of Twain’s positioning regarding the Dreyfus Affair to Charles Péguy’s support for Albert Dreyfus, one may wonder if they met or if either ever came into contact with the other’s work. Both chose to use the figure of Joan of Arc as an example of civism during this troubling period: Twain in 1895-6, and Péguy (who was researching Joan concurrently), in 1897 with Jeanne d’Arc13. 14 Twain’s narrative of Joan, as published in the popular monthly periodical Harper’s produced by publisher Harper and Brothers in New York, was apparently aimed at a general public readership, and the opening pages allow large room for a young reader – not at all surprising when one is aware that the author read the manuscript to his family in the evenings, during composition. Indeed, the first intended public for the book was Twain’s own daughter, Susy (Olivia Susan Clemens, March 19, 1872-August 18, 1896), on whom many of the characteristics of the child Joan are based. Susy wrote to a friend: “Many of Joan’s words and sayings are historically correct, and Papa cries when he reads them”14. Twain was using fictional means to portray a highly researched and historical Joan, who was incarnated with hints of Susy’s personality, as Ron Powers noted: “Susy could not know it, but her father was writing this novel for her, and, in certain idealizing ways, about her”15. 15 While Twain explored the mystery of the shepherd girl that rose to command the armies of a nation, Péguy was also hungrily reading Quicherat and Michelet about Joan. On November 7, 1895, he had checked out several books from the École Normale Supérieure Library: Henri Wallon’s Jeanne d’Arc and Quicherat’s Aperçus nouveaux sur l’histoire de Jeanne d’Arc. The following March, he borrowed the Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, as well as the Jeanne d’Arc by Lanery d’Arc 16. In autumn of 1896 Péguy went to Jeanne’s home town Domrémy, for a visit. Péguy’s first work

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about Joan, Jeanne, was published in 1897, and delved into that same mystery that would again occupy him in 1910. Did either author have knowledge of the other’s activity? Péguy’s work was clearly inspired by the Dreyfus Affair. Twain’s Joan also had something to do with Dreyfus, as a phrase concerning the prison on St. Helena – where Dreyfus was also sent – may suggest, even if the reference apparently refers more directly to Napoleon. In the 1903-4 essay, “Saint Joan of Arc, An essay by Mark Twain”, he wrote: Great as she was in so many ways, she was perhaps even greatest of all in the lofty things just named – her patient endurance, her steadfastness, her granite fortitude. We may not hope to easily find her mate and twin in these majestic qualities; where we lift our eyes highest we find only a strange and curious contrast – there in the captive eagle beating his broken wings on the Rock of St. Helena (447). 16 But Twain’s Joan was certainly also inspired by the problems he saw within his own nation: the continued racism that followed the end of slavery, expansionist American politics, and the behavior and propaganda of the United States at War. His attitude toward the Philippine war (1899-1902) – a war in which American soldiers brought home ears as trophies – was the following, as quoted by Howard Zinn: We have pacified some thousands of the islanders and buried them; destroyed their fields; burned their villages, and turned their widows and orphans out-of-doors; furnished heartbreak by exile to some dozens of disagreeable patriots; subjugated the remaining ten millions by Benevolent Assimilation, which is the pious new name of the musket; we have acquired property in the three hundred concubines and slaves of our business partner, the Sultan of Sulu, and hoisted our protecting flag over that swag. And so, by these Providences of God—and the phrase is the government’s, not mine —we are a World Power17. 17 Twain’s and Péguy’s sympathies coincide concerning colonization, expansionism, racism, Dreyfus, and Joan18. Both men were regular writers in La Revue Blanche within the same three year period: Some of Péguy’s early essays were published there in 1898-99, before he founded the Cahiers de la Quinzaine in 1900. Twain’s 1872 novel Roughing It was translated in installments as “À la Dure” in volume 27, 1901-2. Twain was 65 by then, and Péguy was not yet 30: it is unlikely that they ever met, yet Péguy may have been aware of Twain’s publications in the Revue Blanche. What is fascinating is that they were both writing about Joan of Arc at the same time, 1894-97.

18 Given the geo-political context, and the bellicose behavior of the United States in the 1890s, (such as the massacre of Lakota Indians at Wounded Knee in 1890, the suppression of the Haitian revolt in 1891, the suppression of the Silver miner’s strike in Idaho in 1892, the annexation of Hawaii in 1893, the use of military force in Nicaragua in 1894, marine aggression in China in 1894-5, etc.19) the ending of Personal Recollections of Joan of Arc may explain much about the reason why it was composed: I have finished my story of Joan of Arc, that wonderful child, that sublime personality, that spirit which in one regard has had no peer and will have none – this: its purity from all alloy of self-seeking, self-interest, personal ambition. In it no trace of these motives can be found, search as you may, and this cannot be said of any other person whose name appears in profane history. With Joan of Arc love of country was more than a sentiment – it was a passion. She was the Genius of Patriotism – she was Patriotism embodied, concreted, made flesh, and palpable to the touch and visible to the eye. Love, Mercy, Charity, Fortitude, War, Peace, Poetry, Music – these may be symbolized as any shall prefer: by figures of either sex and of any age; but a slender

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girl in her first young bloom, with the martyr’s crown upon her head, and in her hand the sword that severed her country’s bonds – shall not this, and no other, stand for Patriotism through all the ages until time shall end? (p. 437-8) 19 Perhaps this underlying message of reprisal at American policy within the narrative explains some of the less than fair criticism the book received. It is generally not acknowledged as an interesting work, although Twain considered it the most important thing he had ever written20. But we will return to the critics in a moment, after a brief discussion of the narrative’s characteristics.

20 Both Twain and Péguy based their account of Joan on the trial that had been published by Quicherat. In Péguy’s 1897 play Jeanne d’Arc, the first section was “A Domremy”, the second, “Les Batailles”, and the third “Rouen.” Twain’s account by Louis de Contes had also offered three similar distinct parts: I. In Domremy, II. In Court and Camp, III. Trial and Martyrdom. Twain’s intent seems to have been to provide the complex historical background in an accurate as well as easily comprehensible way. De Conte says “When I was five years old the prodigious disaster of Agincourt fell upon France” (p. 32). Writing with the first person, Twain is able to make the dangers of Joan’s time more communicable, and make them seem closer to the present. In the same way he is able to set up religious and political conundrums in a few simple lines, such as this: […] when I was fourteen, and we had three Popes at once, nobody in Domremy was worried about how to choose among them – the Pope of Rome was the right one, a Pope outside of Rome was no Pope at all (p. 33). 21 Certain historical documents are reproduced within the text, given in their English translation, such as the declaration that Joan dictated at Poitiers at the end of April 1429, a message to the English beginning “JESUS MARIA, King of England, and you Duke of Bedford” (Book 2, chapter XIV, 165). Portions of the court trials are also quoted, as well as two testimonies from the Rehabilitation process, cited in book 3, chapter VI (p. 336).

22 The pseudo translator’s footnotes also reveal Twain’s attention to historical detail of Joan’s time as well as at the time of composition in 1895. Jean François Alden gives the reader additional information about how Joan’s memory was preserved in France (which is not always positive for the French). The notes do not occur until book 2, chapter 13 (p. 158, a reference to Michelet), but thereafter they are found at fairly regular intervals, and cover three main areas: 1) historical exactitude, often based on sources mentioned in the Acknowledgement at the beginning,21 2) the situation in France since 1492 and up to the end of the nineteenth century,22 or 3) a translation issue, which provides Twain with an ideal opportunity to get some French into the text23. 23 One of the funniest moments in the text, and in the accompanying footnotes is the passage alerting the English speaker that the name of the Bishop of Beauveais, Cauchon, allows for a very wide panoply of puns: “The difference between Cauchon and cochon was not noticeable in speech, and so there was plenty of opportunity for puns: the opportunities were not thrown away” (p. 393). Two footnotes on the same page explain that cochon is a hog or pig, and that the verb cochonner means “to litter, to farrow; also, ‘to make a mess of’”. 24 But most of the time, the text puts humor aside, even if Joan’s personality was portrayed as one that enjoyed the odd joke. It is her purity of heart and purpose that is totally contrasted with the motivations of those currently in power in France, from the

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English King, to the French King, to the Duke of Burgundy and the powers of the Church. In all cases Twain exposes the faults of the powerful, as compared with the way Joan exercises authority. 25 One of the most revealing in the series of credibility checks, the addresses of authenticity to the reader begun in the prefaces to the narrative but that also continue throughout, is the long declaration in the third part referring to Joan’s trial. Louis de Conte says the following, accompanied by the false translator’s footnote: I give you my honor, now, that I am not going to distort or discolor the facts of this miserable trial. No, I will give them to you honestly, detail by detail, just as Manchon and I set them down daily in the official record of the court, and just as one may read them in the printed histories. There will be only this difference: that in talking familiarly with you I shall use my right to comment upon the proceedings and explain them as I go along, so that you can understand them better; also I shall throw in trifles which came under our eyes and have a certain interest for you and me, but were not important enough to go into the official record*. (p. 325) *He kept his word. His account of the Great Trial will be found to be in strict and detailed accordance with the sworn facts of history. – TRANSLATOR. (p. 325) 26 The reader of Twain’s narrative will observe that Twain is only recounting the facts as he read them in Michelet and Quicherat, but from time to time, a certain American patriotism shines through. The revolutionary war with England was after all a mere 125 years past when the text was written, which may explain exclamations such as the following about Cauchon’s puppet activity in favor of Henry VI24: So, then, the little English King, by his representative, formally delivered Joan into the hands of the court, but with this reservation: if the court failed to condemn her, he was to have her back again! (p. 318) 27 With so much material to engage with, why is it that this novel has received so little critical attention? Critics were unprepared for this style of narrative, no doubt. And while criticism has been justified in some details, given the whole picture the narrative presents, the most severe critics appear to be mistaken: they did not get the gist of the tale. Twain’s whole business is to get the contemporary reader to understand the story of Joan of Arc with a heart-felt knowledge. That is, to make the first words of Louis de Conte a bit stiff, but to gradually show the reader that he/she can connect to the words of the man who was writing the year Columbus discovered America about an event that happened over 300 years before America gained independence from the English. By the time the narrative enters the trial (book III), the reader is fully at one with the emotions of De Conte. Twain managed to provide the detail necessary for that identification much earlier in the narrative. By the third chapter of book I, the simplicity of narration has already won the reader over to Joan’s point of view. She is presented as many young American women of the frontier might be seen, in the context of a family gathering around a fire: Often we gathered in old Jacques d’Arc’s big dirt-floored apartment, with a great fire going, and played games, and sang songs, and told fortunes, and listened to the old villagers tell tales and histories and lies and one thing and another till twelve o’clock at night. One winter’s night we were gathered there – it was the winter that for years afterward they called the hard winter – and that particular night was a sharp one. It blew a gale outside, and the screaming of the wind was a stirring sound, and I think I may say it was beautiful, for I think it is great and fine and beautiful to hear the wind rage and storm and blow its clarions like that, when you are inside and comfortable. And we were. We had a roaring fire, and the pleasant spit-spit of the

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snow and sleet falling in it down the chimney, and the yarning and laughing and singing went on at a noble rate till about ten o’clock, and then we had a supper of hot porridge and beans, and meal cakes with butter, and appetites to match. Little Joan sat on a box apart, and had her bowl and bread on another one, and her pets around her helping. She had more than was usual of them or economical, because all the outcast cats came and took up with her, and homeless or unlovable animals of other kinds heard about it and came, and these spread the matter to the other creatures, and they came also; and as the birds and the other timid wild things of the woods were not afraid of her, but always had an idea she was a friend when they came across her, and generally struck up an acquaintance with her to get invited to the house, she always had samples of those breeds in stock. She was hospitable to them all, for an animal was an animal to her, and dear by mere reason of being an animal, no matter about its sort or social station; and as she would allow of no cages, no collars, no fetters, but left the creatures free to come and go as they liked, that contented them, and they came; but they didn’t go, to any extent, and so they were a marvelous nuisance, and made Jacques d’Arc swear a good deal; but his wife said God gave the child the instinct, and knew what He was doing when He did it, therefore it must have its course; it would be no sound prudence to meddle with His affairs when no invitation had been extended. So the pets were left in peace, and here they were, as I have said, rabbits, birds, squirrels, cats, and other reptiles, all around the child, and full of interest in her supper, and helping what they could. There was a very small squirrel on her shoulder, sitting up, as those creatures do, and turning a rocky fragment of prehistoric chestnut-cake over and over in its knotty hands, and hunting for the less indurated places, and giving its elevated bushy tail a flirt and its pointed ears a toss when it found one – signifying thankfulness and surprise – and then it filed that place off with those two slender front teeth which a squirrel carries for that purpose and not for ornament, for ornamental they never could be, as any will admit that have noticed them. 28 The reader attentive to Charles Péguy will have noticed that young Joan’s attitude (which surely also draws from Susy’s personality) corresponds well to Péguy’s utopian ideals, where animals which were to be given full consideration in the harmonius city25. In the following paragraphs of this passage Joan will offer her food to the poor, a characteristic trait also in Péguy’s portrayal of Joan in the opening pages of Jeanne d’Arc where Jeannette explains to her friend Hauviette that she gave her meal to two hungry children whose parents had been killed during the Hundred Years’ War26. In Twain’s Americanized conception, the “road-straggler” also represents a refugee of the chaos that (contemporary, expansionist) wars bring. Joan’s father suggests that the refugee work for his food, but Joan wants to feed him at once, because he is hungry. Everything was going fine and breezy and hilarious, but then there came an interruption, for somebody hammered on the door. It was one of those ragged road- stragglers – the eternal wars kept the country full of them. He came in, all over snow, and stamped his feet, and shook, and brushed himself, and shut the door, and took off his limp ruin of a hat, and slapped it once or twice against his leg to knock off its fleece of snow, and then glanced around on the company with a pleased look upon his thin face, and a most yearning and famished one in his eye when it fell upon the victuals, and then he gave us a humble and conciliatory salutation, and said it was a blessed thing to have a fire like that on such a night, and a roof overhead like this, and that rich food to eat, and loving friends to talk with – ah, yes, this was true, and God help the homeless, and such as must trudge the roads in this weather. Nobody said anything. The embarrassed poor creature stood there and appealed to one face after the other with his eyes, and found no welcome in any, the smile on his own face flickering and fading and perishing, meanwhile; then he dropped his gaze, the muscles of his face began to twitch, and he put up his hand to cover this

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womanish sign of weakness. “Sit down!” This thunder-blast was from old Jacques d’Arc, and Joan was the object of it. The stranger was startled, and took his hand away, and there was Joan standing before him offering him her bowl of porridge. The man said: “God Almighty bless you, my darling!” and then the tears came, and ran down his cheeks, but he was afraid to take the bowl. “Do you hear me? Sit down, I say!” There could not be a child more easy to persuade than Joan, but this was not the way. Her father had not the art; neither could he learn it. Joan said: “Father, he is hungry; I can see it.” “Let him work for food, then. We are being eaten out of house and home by his like, and I have said I would endure it no more, and will keep my word. He has the face of a rascal anyhow, and a villain. Sit down, I tell you!” “I know not if he is a rascal or no, but he is hungry, father, and shall have my porridge – I do not need it.” (from chapter 3, book I) 29 Joan for Twain and for Péguy would rather skip a meal than see someone else go hungry.

30 How could the medieval child Joan be treated with such benevolence by religious skeptics (neither Twain nor Péguy subscribed to religion in the 1890s)? This at a time when, according to T.J. Jackson Lears, “Recoiling from the complexity of modern thought to an ideal of pre-modern mental simplicity, over civilized Americans hailed the ‘big children’ of the Middle Ages as models of naiveté”27. (p. 149). Lears suggests that Twain’s Joan had as motto: “Work! Stick to it!” and that her activism was a dominant feature of her character in Personal Recollections, such that she provided an example for “bourgeois revitalization”28. Again, it seems that Twain’s and Péguy’s vision of Joan share common ground—especially in that she strives to promote the social good. 31 While Péguy’s volumes of his first book, the 1897 Jeanne d’Arc, remained unsold, and were piled up (and sometimes used as furniture) in the Boutique des Cahiers (8, rue de la Sorbonne), Twain’s novel Personal Recollections of 1896 was highly criticized. George Bernard Shaw was particularly vicious toward it, and called Twain’s Joan “an unimpeachable American school teacher in armour” that “remains a credible human goody-goody in spite of her creator’s infatuation”29. Yet Shaw’s play Saint Joan (1923) would also emphasize her goodness and her attention to the poor that she wished to feed, in a country ravaged by war. Speaking of John de Metz in Scene I, Shaw’s Joan says: “Jack will come willingly: he is a very kind gentleman, and gives me money to give to the poor”30. 32 Péguy would rework his Jeanne later, publishing Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc in the Cahiers de la quinzaine in 1910 31. Twain, despite the venom of critics, insisted that Personal Recollections of Joan of Arc was his best novel. Perhaps it was the one he had worked the hardest at, for all sorts of reasons (his affection for his daughter, his own early encounter with the story of Joan, his personal research in France and visits he made to places where Joan had been). In speeches he made after his identity as author was revealed, his admiration for Joan seems only to have intensified. 33 At the Society of Illustrators Dinner in New York, December 21, 1905, Twain’s oration was intended to honor Daniel Beard who illustrated A Yankee in King Arthur’s Court, and as he began to speak a young woman dressed in armor and representing Joan entered the room, accompanied by a page boy carrying a banner. This Joan gave Twain bay

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leaves on a satin pillow, which deeply moved him32. It seems that the Society of Illustrators had managed to completely surprise Twain, and that he was at first speechless. When he gathered his wits again, before he continued his talk, he mentioned that he had studied “her history and her character for twelve years diligently”33. Wherever you find the conventional Joan of Arc in history, she is an offense to anybody who knows the story of that wonderful girl. Why, she was – she was almost supreme in several details. She had a marvelous intellect; she had a great heart, had a noble spirit, was absolutely pure in her character, her feeling, her language, her words, her everything – she was only eighteen years old. Now put that heart into such a breast – eighteen years old – and give it that masterly intellect which showed in the face, and furnish it with that almost godlike spirit, and what are you going to have? The conventional Joan of Arc? Not by any means. That is impossible. I cannot comprehend any such thing as that. You must have a creature like that young and fair and beautiful girl we just saw. And her spirit must look out of the eyes. The figure should be – the figure should be in harmony with all that, but, oh, what we get in the conventional picture, and it is always the conventional picture!34 34 Finally, in a speech made April 3, 1909 at a businessmen’s dinner for Henry H. Rogers, the man who financed the completion for the 442-mile long Virginian Railway, Twain would offer sincere tribute. True to form, he began with some comical comments, but he soon turned to the heart of the matter: Twain’s profound tribute to Rogers included his benevolence toward Helen Keller and a comparison of Keller to Joan of Arc: There is one side of Mr. Rogers that has not been mentioned. If you will leave that to me I will touch upon that. There was a note in an editorial in one of the Norfolk papers this morning that touched upon that very thing, that hidden side of Mr. Rogers, where it spoke of Helen Keller and her affection for Mr. Rogers, to whom she dedicated her life book. And she has a right to feel that way, because without the public knowing anything about it, he rescued, if I may use that term, that marvelous girl, that wonderful southern girl, that girl who was stone deaf, blind, and dumb from scarlet fever when she was a baby eighteen months old; and who now is as well and thoroughly educated as any woman on this planet at twenty-nine years of age. She is the most marvelous person of her sex that has existed on this earth since Joan of Arc35. 35 One could have hoped that the recent French translation of Twain’s Joan would inspire new commentary. Ghirardi, the translator, in his note about the translated text says that he eliminated some of the anachronisms concerning the Medieval era,36 which, although they slow down the English reader, were also part of the artifice the author built to hide his own identity, which today is of course no longer a mystery. With the twelve years of historical research that Mark Twain had invested, and nearly a lifetime of meditation on the subject, he had already done a fine job of giving the United States a pertinent portrait of Joan.

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NOTES

1. An earlier version of this paper was presented in a workshop session organized by Ronald Jenn and Bruno Montfort at the AFEA Congress “France in America” held at the Bibliothèque Nationale de France May 24-27, 2007. The text was reworked for the workshop, “Le thème médiéval dans l’Amérique des XIXe et XXe siècles” organized by Delphine Louis-Dimitrov at the Catholic University of Paris, April 10, 2015. 2. ACKNOWLEDGEMENTS Authorities examined in verification of the truthfulness of this narrative: J.E.J. Quicherat, Condamnation et Réhabilitation de Jeanne d’Arc. J. Fabre, Procès de Condamnation de Jeanne d’Arc. H.A. Wallon, Jeanne d’Arc. M. Sepet, Jeanne d’Arc. J. Michelet, Jeanne d’Arc. Berriat de Saint-Prix, La Famille de Jeanne d’Arc. La Comtesse A. De Chabannes, La Vierge Lorraine. Monseigneur Ricard, Jeanne d’Arc la Vénérable. Lord Ronald Gower, F.S.A., Joan of Arc. John O’Hagan, Joan of Arc. Janet Tuckey, Joan of Arc the Maid. (p. 18) 3. But others provide different reasons for anonymity. Andrew Tadié in the introduction to the 1989 Ignatius Press reprint says: “Maintaining anonymity was also a way to prevent readers from rejecting the book because they expected a novel by Twain to be humorous” (p. 12). 4. Twain was in Chicago during the World’s Fair but had taken ill with a bad cold and was unable to attend. He may have been staying at the Bryson Hotel at 4932 South Lake Park Avenue at the time. He made frequent trips to Chicago during this period, in particular to enquire after the 190,000 dollars he had invested in the failing Paige typesetting machine (see Northway, New City Lit blog). 5. The detail was noted by Jason Gary Horn, Mark Twain and William James, Crafting a Free Self (Columbia: University of Missouri Press, 1996), p. 75. 6. Ibid., p. 74. 7. Frances Gies, Joan of Arc, The Legend and the Reality (New York: Harper & Row, 1981), p. 254. 8. Paul Fatout (ed), Mark Twain Speaking (Iowa City: University of Iowa Press, 1976), p. 21. 9. Ibid., p. 79. 10. Francis Lacassin, “Le Mystère de la charité de Mark Twain” in Twain, Le Roman de Jeanne d’Arc, tr. Patrice Ghirardi, p. xi. 11. Dan Vogel. Mark Twain’s Jews (KTAV Publishing House, 2006), p. 52. 12. Qtd. Vogel, Ibid., 52. 13. Concerning Péguy’s committed views see J. Kilgore-Caradec, “La bataille des mots: Charles Péguy et l’écriture de combat,” L’amitié Charles Péguy 151 (2015) 210-223. 14. Qtd Frances Gies, Joan of Arc, The Legend and the Reality. (New York: Harper & Row, 1981), p. 255. 15. Ron Powers, Mark Twain: A Life, (New York: Free Press, 2005) i-book, chapter 42. Susy died abruptly from spinal meningitis in August 1896, a few short months after the book was published in May. Twain’s grief was overwhelming. 16. Geraldi Leroy, Charles Péguy, L’inclassable (Paris, Armand Colin, 2014) i-book. 17. Mark Twain qtd. Howard Zinn, A People’s History of the United States 1492-Present 1980, 1995 (New York: HarperPerennial, 1995), p. 309. 18. Twain also wrote King Leopold’s Soliloquy: A Defense of His Congo Rule. 19. These dates are taken from “A Century of U.S. Military Interventions,” compiled by Zoltan Grossman, consulted September 2015. 20. Apparently Twain said: “I like Joan of Arc best of all my books: and it is the best; I know it perfectly well. And besides, it furnished me seven times the pleasure afforded me by any of the others; twelve years of preparation, and two years of writing. The others needed no preparation and got none.” (quoted on back cover of 1989 Ignatius Press edition).

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21. Notes p. 158 Michelet, p. 250 Gower, p. 325 the trial “in strict and detailed accordance with the sworn facts of history”. 22. Twain noted the fact that Orléans still celebrates Joan of Arc on the 8th of May (p. 211), that the remitted taxes for Domrémy lasted less than Charles VII’s word “forever”; rather only 350 years (p. 273), and specified that “Nothing which the hand of Joan of Arc is known to have touched now remains in existence except a few preciously guarded military and state papers which she signed….” (p. 314). But he did allow readers to speculate about whether or not strands of her hair might have been taken from the prison (p. 394). 23. Note p. 368: “What she said has been many times translated, but never with success. There is a haunting pathos about the original which eludes all efforts to convey it into our tongue. It is as subtle as an odor, and escapes in the transmission. Her words were these: ‘Il avait été à la peine, c’était bien raison qu’il fut à l’honneur.’ Monseigneur Ricard, Honorary Vicar-General to the Archbishop of Aix, finely speaks of it (“Jeanne d’Arc la Vénérable,” p. 197) as ‘that sublime reply, enduing in the history of celebrated sayings like the cry of a French and Christian soul wounded unto death in its patriotism and its faith.’—TRANSLATOR.” However, in the reprint edition (1989) most accents are not properly reproduced. 24. Henry VI founded the University of Caen in 1432. 25. Charles Péguy, Marcel, Premier dialogue de la cité harmonieuese (June 1898) in Œuvres en prose completes I, ed. Robert Burac (Paris: NRF Gallimard, 1987), p. 18, 65. 26. Charles Péguy, Jeanne d’Arc (December 1897) in Œuvres poétiques et dramatiques, ed. Claire Daudin (Paris: NRF Gallimard, 2014), p. 8. 27. T. Jackson Lears, No Place of Grace: Antimodernism and the Transformation of American Culture, 1880-1920, (Chicago: University of Chicago Press, 1981), p. 149. 28. Ibid., p. 152. 29. Qtd. Frances Gies, Joan of Arc, The Legend and the Reality, (New York: Harper & Row, 1981), p. 255. 30. George Bernard Shaw, Saint Joan, 1924, (London: Penguin, 2001), i-book. 31. In fact, Jeanne is present in all of Péguy’s mysteries, which were first published in the Cahiers de la quinzaine – Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (January 1910), Le Porche du mystère de la deuxième vertu (October 1911), and Le Mystère des saints innocents (March 1912) – even if only silently and listening to Mme Gervaise who incarnates the voice of God. 32. Mark Twain Speaking. Ed. Paul Fatout. (Iowa City: University of Iowa Press, 1976), p. 472. 33. Ibid., p. 472. 34. Ibid. 35. Ibid., p. 642. 36. “Afin d’éviter certaines incongruités qui risqueraient de faire sourciller le lecteur averti, j’ai gommé ces anachronismes et, par endroits, adapté un peu le texte en fonction de nos connaissances actuelles sur Jeanne d’Arc et son temps”. Dans les dialogues, Mark Twain paraphrase parfois les véritables paroles de Jeanne d’Arc, telles que les procès de condamnation et de réhabilitation nous les ont transmises. Certains passages en sont même la traduction fidèle. L’auteur américain emploie alors un anglais un peu archaïque, proche du style adopté par les médiévistes français quand ils citent l’héroïne. Dans ces cas-là, il m’a semblé préférable de puiser à la source plutôt que de retraduire en français ce que l’auteur avait traduit dans le sens inverse.” (Patrice Ghirardi, “Note à Propos de la traduction” in Twain, Le Roman de Jeanne d’Arc, tr. Patrice Ghirardi, p. xvii).

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RÉSUMÉS

Les artifices qu’utilisait Mark Twain en 1895-96, pour publier anonymement son roman Personal Recollections of Joan of Arc dit de son page, Sieur Louis de Conte, ont mystifié ses lecteurs, non pas moins que sa fascination pour cette héroïne, alors qu’il était un athée déclaré. En fait, sa première rencontre avec Jeanne avait fini par faire de lui un écrivain, mais ce ne fut que vers la fin de sa vie que Jeanne devint visible dans ses préoccupations. Pendant l’Affaire Dreyfus, Charles Péguy et Mark Twain (qui ne se connaissaient pas, semble-t-il) décident de composer des ouvrages sur Jeanne, en lien avec leurs propres engagements, en faveur de Dreyfus et en faveur de la démocratie. Pour Twain, ses écrits et discours sur Jeanne montrent son admiration pour son exemple de patriotisme, avec un biais anti-anglais propre à un américain. Twain arrive néanmoins à suggérer dans ce portrait une critique de l’impérialisme des États-Unis de la fin de siècle.

The artifices that Mark Twain used to publish his novel Personal Recollections of Joan of Arc by Sieur Louis de Conte in 1895-6 mystified his readers no less than the appeal of the heroine for an avowed atheist. Twain’s earliest encounter with Joan, when he was 15 years old, while working as a printer, would influence his decision to become a writer, but it was only near the end of his life that she was to become a visible preoccupation. During the Dreyfus Affair Twain and Charles Péguy were both composing literary works about Joan of Arc that reflected their own political and social commitments. In Twain’s case, later writings and speeches about Joan clarify his interest as well as a pro-American bias (Louis de Conte narrates in 1492!) that did not hesitate to also critique American policies.

INDEX

Mots-clés : Etats-Unis-d’Amérique, Jeanne d’Arc, réception Parole chiave : Giovanna d’Arco, ricezione, Stati Uniti d’America nomsmotscles Jeanne d'Arc Thèmes : Jeanne, Jeanne d’Arc, Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, Personal Recollections of Joan of Arc by The Sieur Louis de Conte, Roughing It, Saint Joan of Arc Keywords : Joan of Arc, reception, United States of America

AUTEURS

JENNIFER KILGORE-CARADEC

Université de Caen et Institut Catholique de Paris

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Altérité ou proximité de la littérature médiévale ? De l’importation d’une notion “européenne” en Amérique du Nord

Vincent Ferré

1 Pour réfléchir à la présence du médiéval aux États-Unis, en particulier aux XIXe et XXe siècles, il peut être fécond d’expliciter une des notions liées à la question plus générale du transfert des cultures, ainsi qu’au mouvement présent implicitement dans le titre de la journée d’étude. Afin d’envisager directement le déplacement, la translation, la translatio, mais aussi de penser le caractère ambivalent de la relation au Moyen Âge – perçu tantôt comme un idéal, tantôt comme contre-modèle – entre « fascination et répulsion », c’est la notion d’altérité qui peut être retenue, d’autant plus que ce concept présente l’intérêt de ne pas posséder la même extension, ni la même définition, dans les deux contextes, cultures et systèmes de référence envisagés – en l’occurrence, américain et européen, ce dernier n’étant d’ailleurs pas réductible à un modèle unifié.

2 À première vue, bien sûr, l’altérité, alterity, Alterität, désigne le fait d’être autre, ou différent, en lien avec son étymologie latine alteritas. Toutefois le terme contient aussi, dès l’origine, l’idée de modification, d’altération. On comprend que l’altérité est un concept crucial pour le médiévalisme en ce qu’elle permet de penser la distance qui sépare le Moyen Âge de notre époque (en diachronie), mais aussi le rapport entretenu (en synchronie) par diverses cultures contemporaines avec ce Moyen Âge. 3 L’histoire de cette notion apparaît en effet marquée par des modifications profondes, au moins à partir du XIXe siècle ; symétriquement, prendre en compte la dimension culturelle de cette histoire, à la fin du XXe siècle, fera apparaître la façon dont le concept d’altérité a été – telle est mon hypothèse ici – modifié, altéré par la translation, le transfert, depuis l’Europe vers un contexte américain. Plus précisément, c’est le passage d’une notion empruntée à des textes de Jauss (en allemand) et Zumthor (en français) qui méritera notre attention, que leurs ouvrages aient été lus en traduction ou bien cités – voire seulement convoqués – dans des livres de référence tel celui dirigé

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par Stephen Nichols et Howard Bloch, Medievalism and the Modernist Temper (1996). Pour envisager la migration et la transformation de la notion d’altérité, on examinera successivement son importance dans les réflexions relevant de la réception du Moyen Âge aux siècles ultérieurs, puis la formulation de cette conception chez Zumthor, Jauss et leurs premiers commentateurs américains, ainsi que les distorsions observables dans des lectures plus récentes, qui ont popularisé – mais aussi dilué – les analyses originelles.

L’altérité, une notion clef du médiévalisme

4 L’idée de l’altérité du Moyen Âge, prise dans le sens de singularité, est devenue une sorte de lieu commun dans le discours médiévaliste, depuis au moins 40 ans. Elle aurait peut- être mérité une entrée distincte dans le volume Medievalism. Key Critical Terms paru sous la direction de Richard Utz et Elizabeth Emery (2014), mais l’importance de cette notion transparaît dans la manière dont elle est mobilisée à maintes reprises par des notices aussi diverses que celles consacrées au « Presentism », « Heresy », « Play », « Primitive », ou encore « Resonance »1. Pour autant, un tel statut se révèle trompeur, ce caractère d’évidence étant loin d’être intemporel et éternel. Si l’on ré-historicise la notion d’altérité, on constate qu’elle n’a pas toujours constitué un lieu commun mais apparaît plutôt comme l’un des deux termes d’une dialectique entre identité et altérité.

5 Lorsque le « Moyen Âge » est désigné à la Renaissance comme medium aevum, media tempestas ou medium tempus2, c’est sa différence avec les périodes antérieures et postérieures qui est soulignée, ce Moyen Âge « contre lequel la renaissance et la modernité elle-même se sont définies »3, pour reprendre la formule de deux historiens américains, Paul Freedman et Gabrielle Spiegel. Différente, donc, voire étrange, en tout cas peu familière, l’image de cette période médiévale évolue de manière radicale, à la fin du XIXe siècle, pour apparaître au contraire comme l’origine de la modernité – qu’elle soit sociale, politique, littéraire. 6 Cette deuxième conception a perduré pendant la plus grande partie du XXe siècle4 avant que, dans son dernier quart, les médiévistes et médiévalistes mettent de nouveau l’accent sur l’altérité du Moyen Âge. Or ce phénomène est particulièrement marqué aux États-Unis : faut-il relier cet aspect au fait que l’on n’y trouve aucun vestige des temps médiévaux comparables – ce qui ne veut pas dire qu’il y en a pas, d’autres sortes – aux églises, aux cathédrales et aux châteaux européens ? Notons à cet égard, toujours sous la plume de Freedman et Spiegel, la désignation éloquente du Moyen Âge comme « l’autre absent » [the absent other]5. 7 Témoin de cette dernière conception, plus récente, un autre texte de Stephen Nichols mérite d’être évoqué, d’autant plus intéressant qu’il été publié en Europe, en introduction d’un numéro de la revue Littérature paru en 2003. L’idée centrale de Nichols est de souligner le caractère unique et autre du Moyen Âge : le directeur de ce numéro consacré aux Altérités du Moyen Âge souhaite mettre en avant « l’identité qui lui [est] propre » plutôt que sa « modernité » supposée6. Le titre même du volume, Altérités du Moyen Âge, va dans le même sens et pourrait sembler univoque ; mais cette impression est nuancée par le recours au pluriel, plutôt qu’au singulier altérité auquel on aurait pu s’attendre, comme concept chargé par Nichols d’unifier le discours critique de cette introduction. Un tel détail grammatical, apparemment mineur, ne l’est pas en réalité, puisqu’il souligne le caractère construit de l’altérité, confirmant que

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cette notion n’est ni évidente ni naturelle ; et qu’elle possède au contraire une généalogie qui mérite d’être étudiée.

Généalogie d’une notion depuis Zumthor et Jauss

8 Il convient alors de revenir aux travaux pionniers de Paul Zumthor et de Hans Robert Jauss, en particulier à l’Essai de poétique médiévale publié en 1972 et traduit (seulement) deux décennies plus tard, aux États-Unis7 ; ainsi qu’au texte de Jauss intitulé Alterität und Modernität der mittelalterlichen Literatur (1977), publié peu après en anglais 8. Prêter attention à la traduction et à l’importation des catégories critiques est fondamental, dans les études littéraires, et peut révéler des distorsions aux lourdes conséquences. Il me semble ainsi que les analyses sur l’altérité proposées par Zumthor et Jauss ont été importées et adaptées aux États-Unis au prix d’altérations significatives, et par un courant bien identifié du médiévalisme américain, initié par les publications de Bloch et Nichols.

9 L’étude de la généalogie de la notion d’altérité fait apparaître tout d’abord l’importance de Zumthor dans son processus d’élaboration. Pour ce dernier en effet, il convient de se garder de tout anachronisme involontaire, d’éviter de « [p]arler de “littérature” » pour les textes médiévaux sans s’interroger explicitement sur les implications de cette assimilation des productions écrites du Moyen Âge avec celles de notre époque, puisque recourir à cette désignation revient à « déclarer la conformité foncière » entre les deux9. Zumthor invite au contraire à prendre en compte l’altérité des textes médiévaux, qu’il a tendance – reprenant la distinction proposée par Roland Barthes dans Le Plaisir du texte – à opposer aux textes « lisibles » 10 classiques qui constituent souvent l’horizon de référence du lecteur moderne. 10 Cette mise en garde répétée constitue l’un des apports décisifs de Zumthor – même s’il n’est pas le premier à aller dans ce sens11 –, comme l’ont remarqué des critiques contemporains de langue anglaise tel Peter Haidu, dans Diacritics (1974), pour qui « il revient à Paul Zumthor et à lui seul cet énorme mérite : non seulement il a mis en lumière l’altérité essentielle de la littérature médiévale, mais il a placé cette altérité au centre même de son projet critique, dans l’Essai de poétique médiévale12 ». Lui fait écho, dans Romanic Review, un article d’Eugene Vance, à qui l’on doit aussi l’avant-propos à la traduction de Parler du Moyen Âge (Speaking of the Middles Ages) ; et Hans Robert Jauss lui- même souligne dans les pages qu’il consacre à l’altérité et à la modernité, que le cœur de la discussion qui a entouré la parution du livre de Zumthor, en 1972, était justement l’altérité, notion qu’il propose de définir comme le versant autre, d’un passé disparu, en l’occurrence médiéval13. 11 Tel est bien le point de départ d’une notion ensuite adaptée, transférée, en Amérique du Nord. Il apparaît paradoxal que le médiévalisme moderne, celui qui date des années 1970, accorde autant d’attention à déconstruire certains essentialismes thématiques (le « médiéval », les questions nationales, religieuses, les relations entre genres) mais tombe parfois dans un essentialisme affectant ses outils critiques : établir la généalogie critique d’une notion peut dès lors permettre d’éviter cet écueil.

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Distorsion et perte du signal

12 L’altérité telle qu’elle est désormais familière aux chercheurs et étudiants américains14 est passée par le filtre de reformulations dont le volume Medievalism and the Modernist Temper, publié sous la direction de Stephen Nichols et Howard Bloch en 1996, offre un exemple à la fois représentatif et révélateur. L’introduction, en effet, non seulement n’explicite pas complètement l’origine de l’une des idées centrales qui y sont exposées, la réflexion sur la familiarité ou l’altérité du Moyen âge ; mais l’introduction réduit en outre la relation dialectique entre ces deux notions pensées conjointement par Zumthor – réduction qui a bien sûr des conséquences en termes épistémologiques.

13 En premier lieu, le passage de l’introduction relative à la familiarité qui caractériserait notre relation au Moyen Âge – à une « certaine identité entre la période médiévale et la nôtre15 » – s’appuie de manière visible sur les articles d’Eugene Vance, de Hans Robert Jauss et de Peter Haidu, en ne mentionnant Paul Zumthor que parmi d’autres références et pour une conférence de 1979… Que sont, pourtant, les articles « The Modernity of the Middle Ages in the Future : Remarks on a Recent Book » (1973) et « Making It (New) in the Middle Ages : Towards a Problematics of Alterity » (1974), sinon des textes écrits pour saluer la parution de l’Essai de poétique médiévale de Paul Zumthor ? Cet élément crucial, l’introduction ne le précise pas, mentionnant des conférences mais pas le volume qui est à l’origine de cette réflexion sur l’altérité (Essai de poétique médiévale, 1972) ni celui que Zumthor a publié juste après les conférences données à Beaubourg en 1979, Parler du Moyen Age (1980). 14 Une telle omission apparaît d’autant plus étonnante que l’introduction de Bloch et Nichols s’ouvre sur une formule très proche de l’incipit de cet ouvrage de Zumthor. Comparons en effet les deux premières phrases de l’introduction : The word’s out. There’s something exciting going on in medieval studies, and maybe in the Renaissance too. The study of medieval literature and culture has never been more alive or at a more interesting, innovative stage16. 15 Et l’ouverture de Parler du Moyen Âge : Depuis quelques années, de nombreux signes apparaissent qui annoncent (démentant un certain pessimisme académique) un renouveau des études médiévales, aussi bien dans les procédures de celles-ci que dans l’intérêt qu’elles suscitent17. 16 Le style diffère, beaucoup plus énergique en anglais, où le propos prend des accents performatifs : le moment de la prise de parole entend coïncider avec le moment de l’événement, comme si ce dernier était provoqué par la publication de ce livre. Mais le choix de l’attaque est identique, où alive fait d’ailleurs écho au renouveau.

17 Certes, Paul Zumthor est mentionné dans l’introduction ; mais d’abord en passant18, puis lorsqu’il est question de la dialectique entre objectivité et subjectivité – mais pour le seul Parler du Moyen Âge, non pour l’Essai de poétique médiévale, référence pourtant indispensable. Est-elle si évidente qu’il serait inutile de la mentionner ? 18 Peut-elle réellement l’être, pour les chercheurs et étudiants médiévistes et médiévalistes, qui considèrent Medievalism and the Modernist Temper comme un livre de référence, associé à un certain courant du médiévalisme américain, dominant en termes institutionnels ? Nombreux sont ceux qui, ne pouvant reconstituer l’histoire de la notion d’altérité, auront l’impression que Zumthor a simplement ouvert la voie avec l’intuition d’une bonne idée, parmi d’autres critiques. Et c’est bien cette introduction

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qui sert de référence, non le texte original de Zumthor ni même son édition américaine, qui pourtant existe… Une telle confusion n’est d’ailleurs pas l’apanage d’étudiants découvrant la littérature médiévale ; Freedman et Spiegel, à leur tour, dans leur synthèse, incluent l’introduction de Nichols et Bloch dans l’état des lieux critiques des études littéraires et historiques du Moyen Age19. 19 Plus grave peut-être est le sort réservé à la réflexion dialectique entre altérité et familiarité (pour le lecteur moderne), qui fait l’un des intérêts de la pensée de Zumthor. Celui-ci évite en effet toute opposition schématique, tout dualisme – tout comme Jauss, ainsi que le montre le titre de son ouvrage, Alterität und Modernität. Chez Paul Zumthor, le Moyen Âge est à la fois l’autre et la référence naturelle pour l’individu (de la fin du XXe siècle), en remplacement de l’Antiquité : [Il] occupe ainsi, aujourd’hui, dans notre mémoire, le lieu problématique crucial où nos arrière-grands-pères plaçaient l’Antiquité gréco-latine. Il s’offre en permanence comme un terme de référence, servant par analogie ou par contraste, au niveau de discours rationnels aussi bien que de réactions affectives, à éclairer tel ou tel aspect de cette mutabilité, que nous sommes. […] Livrez-vous au jeu des associations libres : notez ce qu’évoque chez dix sujets pris au hasard, et dépourvue de tout contexte, une expression comme « retour au Moyen Âge »… « Retour à l’Antiquité » ne signifierait plus rien : au mieux, de vagues souvenirs de fausse grandeur et de volonté de pouvoir. Ce que nous apporte en revanche le Moyen Âge, c’est un faisceau d’interrogations20. 20 Si un lien particulier unit l’époque médiévale et la fin du XXe siècle (qu’on prolongera ici jusqu’au début du XXIe siècle), si l’une appelle l’autre, c’est justement parce que le Moyen Âge demeure (dans le même temps) autre, et qu’en tant que tel, il possède des vertus heuristiques. De manière convergente, Jauss explique l’interaction nécessaire entre la prise en compte de la nature autre des textes médiévaux, et les concepts et méthodes des études médiévales qu’il convient d’affiner, de modifier, pour mieux approcher ceux-là21. C’est cette tension qui apparaît productrice de réflexions, de propositions, chez Jauss et Zumthor ; la réduction à un seul terme de la dialectique initiale entre altérité et familiarité se produit au moment même où la notion d’altérité migre dans un autre contexte, américain.

Conclusion : l’altérité, point de convergence entre histoire et littérature ?

21 Cet exemple de transfert théorique constitue ainsi un cas différent de ceux considérés comme intraduisibles par Emily Apter, qui souligne, dans Against World Literature : On the Politics of Untranslatability (201322), les difficultés liées au passage d’une langue à l’autre du point de vue du lexique et de la traduction. Dans le cas d’Alterität / altérité / alterity, la traduction est littérale et apparemment transparente, mais ce caractère d’évidence constitue un leurre, puisque le problème est lié au passage des textes de Jauss et Zumthor, issus de contextes culturels francophones et germanophones, dans un certain contexte universitaire américain, par le filtre de citations approximatives. C’est dans ce processus que se produit une perte en terme théorique.

22 Un tel phénomène de déperdition et de gommage de l’historicité d’une notion illustre les difficultés rencontrées plus largement par le « dialogue transatlantique » entre Europe et Amérique du Nord, dialogue que diverses initiatives ont pourtant, encore récemment, tenté de ranimer. Ainsi du colloque organisé sous ce titre en juillet 2010

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(« Transatlantic Dialogues / Speaking of the Middle Ages ») par l’équipe de la revue américaine Studies in Medievalism et l’association « Modernités médiévales » 23, à l’initiative d’Alicia Montoya, à l’université de Groningen (Pays-Bas). Cependant, d’une manière révélatrice des blocages qui subsistent encore, les textes n’ont pu être publiés de manière groupée, paraissant en ordre dispersé : d’une part les textes consacrés à la littérature française, sous le titre Speaking of the Medieval Today : French and Francophone Medievalisms (dans la revue RELIEF, 2014) 24, d’autre part ceux portant sur les domaines hispanophone et latino-américain, dans le dossier « Speaking of the Middle Ages Today : European and Transatlantic Perspectives » du volume Medievalism on the Margins (2015)25. Le constat, en 2015, est donc celui d’une divergence plus que d’une convergence, selon une ligne de partage passant parfois entre approches « textuelles » et « culturelles », donc comparable à celle d’autres domaines des études littéraires. 23 On soulignera, pour terminer, ce que perdent les études médiévales et médiévalistes – mais aussi celles portant sur les XVIe-XXIe siècles – lorsqu’elles occultent une partie de la complexité notionnelle offerte par l’altérité. Maintenir cette dialectique entre altérité et identité (proximité, familiarité) permet de proposer un paradigme pour les études littéraires, d’une part ; d’autre part, d’établir un dialogue, sur cette question de l’altérité, avec un champ voisin comme l’Histoire. Pour le dire à grands traits, et pour prendre l’exemple concret d’une discipline comme la littérature comparée, à laquelle on reproche parfois de ne pas proposer de cadre théorique et méthodologique assez ferme, le médiévalisme peut apparaître comme un modèle de référence fécond : lorsque Zumthor et Jauss soulignent le plaisir suscité par la lecture de textes médiévaux en raison du « goût spontané d’un contact avec l’autre26 » (Zumthor), ils anticipent des définitions bien connues de la littérature comparée, comme celle donnée par Yves Chevrel, pour qui « la rencontre avec l’autre est au cœur de la démarche comparatiste 27 ». 24 À un niveau plus général, la question de l’altérité peut jouer un rôle de pivot au sein du dialogue entre historiens et littéraires qui s’interrogent sur ce point de manière parallèle, au moins depuis les années 1970. Comme Pierre Nora l’a récemment écrit, « l’histoire était jusque-là l’opération intellectuelle qui supprimait la distance qui nous séparait du passé ; elle se mit à devenir l’opération qui mettait en relief cette distance28. » Tout l’enjeu, pour les historiens, les littéraires et les médiévalistes est alors de penser ensemble distance et familiarité, altérité et identité. On songe ici à Jacques Le Goff, qui affirme dans Histoire et mémoire que travailler sur le Moyen Âge incite les historiens à dépasser les frontières et les limites, à opter pour une démarche historique comparatiste, y compris hors de l’Occident, afin d’adopter une perspective globale pensant les particularités et les convergences, « seule capable de donner un contenu pertinent aux exigences en apparence contradictoires de la pensée historique : la recherche de la globalité, d’une part, le respect des singularités de l’autre »29.

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BIBLIOGRAPHIE

Altérités du Moyen Âge, dir. Stephen Nichols, Littérature 130, 2003

Emily Apter, Against World Literature: On the Politics of Untranslatability, Londres/New York, Verso, 2013.

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Paul Zumthor, Parler du Moyen Âge, Paris, Minuit, 1980 ; traduction : Speaking of the Middle Ages, trad. de Sarah White ; avant-propos d’Eugene Vance, Lincoln, University of Nebraska Press, 1986.

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NOTES

1. Voir Medievalism. Key Critical Terms, Richard Utz, Elizabeth Emery (dir.), Cambridge, Boydell & Brewer, 2014, p. 182, 97, 176, 191 et 222. 2. Voir en particulier Jacques Le Goff, À la Recherche du Moyen Âge [2003], Paris, Le Seuil, « Points », 2006, p. 43 et « Pour un long Moyen Âge » [1983], L'Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 447. 3. Paul Freedman, Gabrielle M. Spiegel, « Medievalisms Old and New : The Rediscovery of Alterity in North American Medieval Studies », The American Historical Review 103-3, 1998, p. 677-704, citation p. 679. 4. Voir par exemple la manière dont des conceptions politiques modernes ont pu être influencées par une certaine image du Moyen Âge, en particulier par l’empire carolingien. On renverra, pour une analyse récente, à Jean-François Thull, « L’inspiration médiévale des Pères de l’Europe contemporaine : l’exemple de Jean de Pange », Médiévalisme. Modernité du Moyen Âge, V. Ferré (dir.), ILTC, 2010, p. 97-109 (à lire en ligne : http://itineraires.revues.org/1838 [page consultée le 15/09/2015]. 5. Paul Freedman, Gabrielle M. Spiegel, « Medievalisms Old and New : The Rediscovery of Alterity in North American Medieval Studies », op. cit., p. 679. 6. Altérités du Moyen Âge, Stephen G. Nichols (dir.), Littérature 130, 2003, p. 3. 7. Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, 1972 ; traduction : Toward a Medieval Poetics, trad. de Philip Bennett, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1992. 8. Hans Robert Jauss, Alterität und Modernität der mittelalterlichen Literatur, Munich, Wilhelm Fink, 1977 ; « The Alterity and Modernity of Medieval Literature », New Literary History 10, 1979. 9. Paul Zumthor, Parler du Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1980, p. 32. 10. Ibid., p. 19. 11. Voir par exemple Johan Huizinga et son ouvrage de 1919, L’Automne du Moyen Âge [Herfsttij der Middeleeuwen]. Jauss (op. cit., p. 183) cite également C.S. Lewis et Robert Guiette, entre autres références antérieures. 12. Peter Haidu, « Making It (New) in the Middle Ages : Towards a Problematics of Alterity », Diacritics, 1974, p. 4 (« It is Paul Zumthor’s enormous and unique credit that he has not only recognized the essential alterity of medieval literature, but that he has placed this alterity at the very center of his critical project in the Essai de poétique médiévale », ma traduction). 13. Hans Robert Jauss, « The Alterity and Modernity of Medieval Literature », art. cit. 14. Je m’appuie ici sur des échanges qui se sont déroulés à l’occasion de la 29 e International Conference on Medievalism, « Transfers of Culture : Medievalisms on the Move », organisée les 24-25 octobre 2014 au Georgia Institute of Technology (Atlanta, USA) par Richard Utz, que je remercie. 15. Medievalism and the Modernist Temper, op. cit., p. 3 (ma traduction). 16. Ibid., op. cit., p. 1. 17. Paul Zumthor, Parler du Moyen Âge, op. cit., p. 15. 18. Medievalism and the Modernist Temper, op. cit., p. 5. 19. P. Freedman, G. M. Spiegel, « Medievalisms Old and New : The Rediscovery of Alterity in North American Medieval Studies », art. cit. 20. Paul Zumthor, Parler du Moyen Âge, op. cit., p. 16-17. 21. Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale et expérience esthétique. Actualité des Questions de littérature de Robert Guiette », Poétique 31, 1977, p. 323. 22. Emily Apter, Against World Literature : On the Politics of Untranslatability, Londres/New York, Verso, 2013. 23. Voir le site de la revue (http://medievalism.net/sim.html) et le carnet de recherche de l’association (http://modmed.hypotheses.org/).

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24. Speaking of The Medieval Today : French and Francophone Medievalisms, A. Montoya et V. Ferré (dir.), Revue Electronique de Littérature Française 8-1, 2014. En ligne : http://www.revue- relief.org/index.php/relief/issue/view/53 25. Medievalism on the Margins, Karl Fugelso (dir.), avec la collab. de Vincent Ferré et Alicia Montoya, Studies in Medievalism 24, Cambridge, D.S. Brewer, 2015, voir p. 89-153. 26. Paul Zumthor, Parler du Moyen Âge, op. cit., p. 18. 27. Yves Chevrel, La Littérature comparée, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1989, p. 7. 28. Pierre Nora, Présent, nation, mémoire, Paris, Gallimard, 2011, p. 24. 29. Jacques Le Goff, Histoire et Mémoire, Paris, Gallimard, « Folio », 1988, p. 13.

RÉSUMÉS

Afin d’envisager le déplacement, la translation, la translatio, mais aussi de penser le caractère ambivalent de la relation au Moyen Âge – perçu tantôt comme un idéal, tantôt comme contre- modèle – entre « fascination et répulsion », on s’intéresse ici à la notion d’altérité, ce concept présentant l’intérêt de ne pas posséder la même extension, ni la même définition dans les deux contextes et cultures (américain et européen) envisagés. Partant des travaux de Paul Zumthor (Essai de poétique médiévale, 1972) et de Hans Robert Jauss sur « The Alterity and Modernity of Medieval Literature” (1977), l’article retrace une partie de la généalogie de l’idée de la singularité et de l’altérité du Moyen Âge, devenue apparemment une évidence partagée, alors que cette conception a évolué lors de son adaptation dans certains cercles critiques américains, perdant au passage une partie de sa fécondité. En particulier, l’importance de la dialectique entre altérité et familiarité (ou modernité) fait enfin l’objet de rapprochements avec les réflexions d’historiens tels que Pierre Nora et Jacques Le Goff, montrant son enjeu épistémologique au sein des études littéraires comme ses enjeux pour le dialogue entre littérature et histoire.

This paper focuses on the migration and translation (translation) of the notion of alterity, in order to cast a light on the ambivalent relation between us and the Middle Ages – sometimes seen as a model, sometimes as a countermodel. Alterity does not have the same extension, nor the same definition, in the United States and in Europe. The genealogy of the notion is examined, starting from Paul Zumthor’s Essai de poétique médiévale (1972) and Hans Robert Jauss’s article on “The Alterity and Modernity of Medieval Literature” (1977): the paper demonstrates how the idea of the singularity and ‘isolation’ of the Middle Ages has become a commonplace, and a self-evident notion, whereas the notion has been altered in the transfer, losing a part of its theoretical efficiency and fecundity. More specifically, the article stresses the importance of the dialectics between alterity and familarity (or modernity), by showing its interest for epistemology in literary studies and for establishing a dialogue between literary studies and history, as Pierre Nora and Jacques Le Goff’s analyses sufficiently show.

INDEX

Keywords : alterity, Canada, reception, United States of America Parole chiave : alterità, Canada, ricezione, Stati Uniti d’America Mots-clés : altérité, Canada, États-Unis d’Amérique, réception

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AUTEURS

VINCENT FERRÉ

Université Paris Est, EA 4395 LIS (« Lettres, Idées, Savoirs »)

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État de la recherche

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État de la recherche

Comptes rendus

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État de la recherche

Comptes rendus

Ouvrages collectifs

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L’Anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge Presses de l’université de Provence, Senefiance 63, 2016

Estelle Doudet Sébastien Douchet et Valérie Naudet (éd.)

RÉFÉRENCE

L’Anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge, dir. Sébastien Douchet et Valérie Naudet, Presses de l’université de Provence, Senefiance 63, 2016.

1 Rassemblant dix-huit articles, ce nouvel opus de Senefiance semble aborder des chemins déjà frayés en s’intéressant à l’anonymat, si fréquent dans les productions médiévales. En réalité sont opérés d’emblée des choix qui ouvrent des pistes stimulantes.

2 Le volume entend d’abord problématiser à nouveaux frais l’anonymat en l’envisageant non pas comme un manque (de signature, de conscience auctoriale ou autre) mais comme une fonction, différente et complémentaire de la célèbre fonction-auteur foucaldienne. Tout en donnant une nouvelle valeur scientifique à ce qui est dès lors perçu comme un geste, l’ouvrage propose d’observer les manières dont la fonction- anonymat travaille les œuvres et la relation nouée ultérieurement par les chercheurs avec elles. Ce double enjeu donne au volume son organisation. Son premier volet est consacré aux enjeux internes de l’absence/présence de signature dans les productions anciennes ; le second aux méthodes de recherche que la fréquence de l’anonymat médiéval a conduit à expérimenter. L’exploration de ces réflexivités croisées, celle qui opère « à l’œuvre », celle qui infléchit le regard critique, incitait à ne pas réduire l’enquête aux seuls textes littéraires. Aussi le choix d’alterner, à chaque étape du volume, les contributions sur les lettres et sur les arts est-il fort bien venu. 3 Le premier ensemble de contributions, le plus ample puisqu’il en rassemble les deux- tiers, explore la notion de « fonction-anonymat » proposée dans l’introduction, en s’intéressant à ce qui incarne en général son contraire dans les œuvres, la signature. Or,

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comme le suggère Émilie Mineo dans une étude de l’épigraphie conservée en France pour les XIe et XIIe siècles, la signature peut être considérée comme un lieu. D’abord parce qu’elle prend place dans certains endroits et dans certains types de production ; ensuite parce que, loin de révéler toujours un auteur, elle fait de ce dernier un point d’origine, réel ou imaginaire ; enfin, parce que la signature est à lire souvent comme un locus communis, élément d’une rhétorique. Ces enjeux sont illustrés par Roger Bellon, qui étudie les paysages dessinés par les figures changeantes des rédacteurs au sein des branches du Roman de Renart, et par Wagih Azzam qui, à partir du cas de Jean Bodel, suggère l’utile et fort intéressante notion de « société anonyme » afin de comprendre le fonctionnement des signatures, alléguées ou dérobées, dans les textes littéraires. 4 Si signature et anonymat apparaissent comme des choix, leurs raisons doivent être cherchées, semble-t-il, dans des stratégies de localisation. Localisation dans certains genres dont la logique est plus ou moins réfractaire à la signature, à l’instar des Bestiaires étudiés par Margarida Madureira – qui insiste par ailleurs sur les spécificités des traditions linguistiques – ou les traductions vernaculaires de la Legenda aurea analysées par Olivier Collet. L’effet-signature s’inscrit aussi dans certains lieux de l’œuvre, comme la tornada des chants courtois relevée par Giuseppina Brunetti. Son émergence peut enfin être un moteur et une conséquence de la relation critique : les analystes de la peinture flamande du XVe siècle ont longtemps préféré des noms, fussent-ils inventés, à l’anonymat dérangeant des ateliers, ce que démontre Valentine Henderiks. 5 Fonction-anonymat et fonction-auteur doivent être pensées ensemble mais également à travers les relations qu’elles tissent avec les langues, l’organisation des œuvres et leur réception ; plus encore, il est intéressant de les considérer, pour le dire avec une métaphore mécanique, comme une manière d’insérer du jeu à l’intérieur même des productions. Le jeu peut être entendu dans le sens ludique que connaissent bien les spécialistes de littérature médiévale et que mettent en valeur ici les deux études sur le roman arthurien proposées par Hélène Bouget et Annie Combes autour de Gautier Map, auteur fictif et masque efficace pour les plumes qui ont participé à l’élaboration des cycles du Graal. Il peut relever du jeu esthétique et social de la collaboration, illustré, quoique de manière différente, par les sculpteurs romans du portail de Tarascon scruté par Jean Arrouye ou par les recueils de poésie courtoise produits dans l’entourage de Louise de Savoie qu’étudie finement Hélène Basso : l’anonymat ici se fait signe de connivence. L’œuvre peut enfin se jouer de la signature pour lui préférer une obscurité salvatrice, notamment lorsqu’un certain soupçon rôde, ainsi que le montrent les aléas des enseignements mystiques d’Angèle de Foligno au début du XIVe siècle que révèle Damien Boquet. 6 Ces diverses études de cas suggèrent que si la signature peut être trace, l’anonymat médiéval est quant à lui potentiel indice, adresse, invitation à une relation interprétative. Existerait donc une réception programmée par les diverses formes d’anonymats dont jouent les productions anciennes. Le second volet du volume souhaite en explorer les conséquences épistémologiques pour les chercheurs, ultimes récepteurs de cette communication par le silence. 7 De fait, en histoire de l’art aussi bien qu’en littérature, l’attribution des œuvres, sinon à des individus historiques, du moins à des noms qui les évoquent, a longtemps été essentielle. De cet impératif ont découlé des méthodes encore en usage aujourd’hui. La plus répandue est sans doute l’analyse quantitative et comparative des stylèmes

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affleurant dans les œuvres. Les articles d’Elsa Marguin-Hamon sur les anthologies lexicographiques des XIIe et XIIIe siècles et d’Amélie Bernazzani sur les mises au tombeau italiennes en mettent au jour l’efficacité et, dans une certaine mesure, les écueils. Tout aussi suggestive est la méthode subjective, lorsqu’un détail attire l’attention du lecteur pour produire chez lui une sorte de court-circuit interprétatif, comme y insiste le plaidoyer, non sans humour, de Géraldine Châtelain pour une lecture « naïve » et virgilienne du Dies irae. 8 Reste évidemment que la relation herméneutique que suscite la fonction-anonymat n’est pas dénuée de risques pour celui qui s’y engage. Plus que d’autres sans doute, les œuvres médiévales ont attisé – sciemment ? à cause leur éloignement chronologique et culturel ? – la libido sciendi de leurs récepteurs modernes. Lever le voile de l’anonymat peut relever du processus d’invention de la vérité scientifique qu’a étudié pour d’autres champs Bruno Latour et que démontre ici Anne-Zoé Rillon-Marne dans un fort intéressant article sur la construction critique des « compositeurs » de l’École de Notre- Dame au XIIIe siècle. En général, pourtant, l’œuvre résiste, soit qu’elle voile son origine sous d’intrigants cryptages, à l’image des malicieuses Quinze joies de mariage lues par Catherine Emerson, soit qu’elle l’affiche dans un jeu de miroirs dont le Roman de la Rose, étudié par Philippe Frieden, offre en français l’exemple peut-être le plus étourdissant. 9 Repenser l’anonymat en tant que jeu, multiplicité et médiation ouvre des perspectives tout à fait intéressantes. La taille de cet ouvrage collectif a certes induit une sélection : même si les études s’étendent du XIe au début du XVIe siècle, la majorité d’entre elles éclairent les productions littéraires et artistiques des XIIe et XIIIe siècles. Elles abordent en outre certaines formes, comme le roman et la poésie, les écritures hagiographiques, morales et scientifiques ; ou encore la sculpture, la peinture, la musique. Par manque de place n’ont pu être étudiées d’autres expressions où le geste collectif problématise de nouveau anonymat et signature, tels que les arts de la performance (chanson de geste, théâtre, sermons, etc.). Mais ce n’est pas un regret car les idées proposées ne manqueront pas d’informer d’autres études. 10 Outre sa richesse, l’ouvrage a pour intérêt de mettre en valeur les questions partagées des historiens d’art et ceux de la littérature au sujet de l’anonymat. On repère une approche cohérente de signatures médiévales conçues comme signes d’autorité – et non forcément d’auctorialité –, ou bien des difficultés d’analyse communes devant les créations à plusieurs mains. Se révèlent aussi, nous semble-t-il, des positionnements réflexifs légèrement différents entre les disciplines. Il est assez frappant de constater, par exemple, la tendance des historiens d’art ici réunis à questionner les manières dont leurs recherches se sont historiquement légitimées par la « découverte » des auteurs, alors que les spécialistes de littérature abordent moins ce sujet, peut-être parce que l’archéologie des tendances critiques de la médiévistique littéraire en français leur est désormais assez familière. Quoi qu’il en soit, le fameux anonymat des obscurs âges médiévaux que le volume invite à repenser s’y révèle plutôt l’indispensable tain des miroirs que tendent encore les œuvres à leurs déchiffreurs d’aujourd’hui.

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INDEX

Parole chiave : anonimato, antologia lessicale, autorità, bestiario, canto cortese, deposizione nel Sepolcro, epigrafia, firma, pittura Thèmes : Dies irae, Legenda aurea, Légende dorée, Quinze joies de mariage, Roman de la Rose, Roman de Renart nomsmotscles Angèle de Foligno, École de Notre-Dame, Gautier Map, Jean Bodel, Louise de Savoie Keywords : anonymity, authority, bestiary, courtly song, Entombment, epigraphy, painting, signature, words anthology Mots-clés : anonymat, anthologie lexicographique, autorité, bestiaire, chant courtois, épigraphie, mise au tombeau, peinture, signature

AUTEURS

ESTELLE DOUDET

Université de Grenoble Alpes / Institut universitaire de France

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Artus de Bretagne. Du manuscrit à l’imprimé (XIVe siècle-XIXe siècle) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015

Matthieu Marchal Christine Ferlampin-Acher (éd.)

RÉFÉRENCE

Artus de Bretagne. Du manuscrit à l’imprimé (XIVe siècle-XIXe siècle), textes réunis par Christine Ferlampin-Acher, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2015, 364 p.

1 C’est en tant que grande spécialiste d’Artus de Bretagne, auquel elle a consacré de très nombreux travaux, que Christine Ferlampin-Acher publie ici les actes du colloque « Artus de Bretagne : un roman arthurien tardif et sa réception » (organisé à Rennes, les 10-11 octobre 2013), enrichis de plusieurs articles. La publication du roman en fac- similé en 1996 par Nicole Cazauran et Christine Ferlampin-Acher1 avait ouvert la voie à une redécouverte d’Artus de Bretagne car, en l’absence d’édition moderne, le texte n’avait pas encore reçu toute l’attention qu’il méritait, à la différence de romans arthuriens tardifs comme Isaïe le Triste, Le Chevalier au Papegaut, Perceforest ou Ponthus et Sidoine. Les communications réunies dans cet ouvrage collectif représentent ainsi la première étude comparative d’envergure menée sur ce texte. On a désormais hâte de découvrir l’édition critique du texte par Christine Ferlampin-Acher, annoncée chez Champion pour 20162.

2 Signalons d’emblée que le présent volume d’actes se caractérise par une grande variété dans les perspectives et les thématiques abordées ; les entrées dans le texte sont multiples, qu’il s’agisse d’approches philologiques, de l’étude matérielle des supports (le rapport texte-image, la mise en page, la question des rubriques et des enluminures), de la réception du texte (le passage à l’imprimé, la traduction, le résumé ou l’intégration à la Bibliothèque Bleue), ou encore de questions plus littéraires (comme la

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mise en chapitres, la présence de la lyrique, l’étude des dialogues ou des portraits). Le caractère pluridisciplinaire des articles qui composent ce volume rend ainsi très attrayante cette immersion dans un roman encore peu connu, grâce à de riches études qui renouvellent notre connaissance du texte. 3 Les articles sont accompagnés d’un apparat important : une riche introduction (p. 7-26), de nombreuses illustrations en noir et blanc qui accompagnent agréablement les articles, un paragraphe conclusif de « Perspectives » (p. 337-342), une bibliographie mise à jour sur Artus (comprenant la liste des manuscrits, les éditions anciennes, les traductions-adaptations et diverses études) (p. 343-347) ainsi qu’une présentation succincte des auteurs (p. 349-353) et un résumé des articles présentés (p. 355-360). 4 Le volume se compose de deux grandes parties : « Artus de Bretagne au Moyen Âge » (p. 27-134), puis « Artus de Bretagne : XVIe-XIXe siècles » (p. 135-335).

5 Après une mise au point bibliographique (p. 7-8) et un rappel du contexte du colloque (p. 8-9), suivi d’un argument rapide du roman (p. 9-10), l’introduction propose pour l’essentiel une présentation problématisée et ordonnée des communications (p. 12-26). 6 La première partie s’ouvre sur des considérations philologiques : Christine Ferlampin- Acher montre comment, dans la tradition manuscrite d’Artus, le texte se développe successivement « par adjonction de suites » (p. 42) ; elle étudie plus spécifiquement les cinq dénouements de la version courte d’Artus, dont elle donne une éclairante synthèse (p. 36). Cet article consiste par ailleurs en une réévaluation du manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 761, dont le choix se trouve ici confirmé comme manuscrit de base pour l’édition à venir chez Champion. Ce manuscrit, qui ne représente pas la version primitive du texte, aurait l’intérêt d’allier une hypothétique première version inachevée du roman, appelée V.I, complétée d’une des suites, appelée V.II, où affleure en particulier l’écriture épique (« Le choix du manuscrit BnF fr. 761 comme manuscrit de base pour une édition d’Artus de Bretagne : éléments de réflexion sur l’existence d’une version V.I et sur le nom de l’épée d’Artus », p. 29-42). 7 Corinne Denoyelle envisage ensuite Artus de Bretagne comme « une apothéose de l’amitié » (p. 44). En étudiant les scènes de dialogue, qui contribuent par leur humour à l’« atmosphère enjouée » (p. 47) du roman, elle montre comment la communauté d’amis salue et met en valeur la bravoure et les faits d’armes d’Artus. Ce dernier, moins influent dans les dialogues qu’au combat, est souvent silencieux ; au fil du récit, il s’efface progressivement au profit d’autres personnages influents, en particulier Maître Estienne (« Le compagnonnage chevaleresque dans Artus de Bretagne », p. 43-56). 8 Jane Taylor s’intéresse quant à elle à la dimension épique du texte, et plus précisément à la représentation de la chevalerie dans les tournois. Mettant en exergue l’utilisation par Artus puis Gouvernau d’une renche de charrette (c’est-à-dire d’un levier), elle démontre que cette arme non chevaleresque joue le rôle d’une mise en abyme qui figure le retour à une « chevalerie guerrière » (p. 58). Cette dernière fait régner la violence dans les mêlées et la brutalité dans les tournois-batailles, ce dont témoignent en partie les miniatures du manuscrit A : Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 761 (« Artus de Bretagne : célébrer le tournoi d’antan », p. 57-67). 9 Le parcours littéraire du texte se poursuit par l’étude menée par Denis Hüe sur la présence discrète du chant dans le roman. L’article envisage en particulier l’insertion de l’incipit d’une séquence lyrique qui déclenche un débat du clerc et du chevalier sur le modèle du jeu-parti. Ailleurs, la musique est associée à l’enchanteur Estienne, ce qui

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témoignerait de la supériorité du clerc sur le chevalier, engendrant ainsi un discours de promotion de l’auteur (« Artus de Bretagne et la lyrique : chanter et enchanter », p. 69-82). 10 Dans l’article suivant, Sébastien Douchet et Valérie Naudet mettent en exergue la thématique de la jeunesse qu’ils jugent essentielle dans l’appréhension du texte car elle révèle selon eux une mise à distance amusée d’une tradition littéraire éculée. Ils démontrent ainsi comment l’auteur d’Artus exploite un héritage littéraire (comme le merveilleux romanesque ou la formule épique qui veïst) afin d’en neutraliser les fonctions traditionnelles au point de les rendre insignifiantes, pratique qu’ils qualifient de « désinvolture » (p. 91). La promotion de la jeunesse, sensible surtout au début du roman, offre l’une des clés de lecture du roman car elle souligne le « recyclage » (p. 84) ou le « dépoussiérage » (p. 94) des modèles connus (« Artus de Bretagne : un roman de la jeunesse et de la désinvolture », p. 83-105). 11 Anne-Cécile Le Ribeuz-Koenig s’attache ensuite à l’étude matérielle d’une copie de luxe, le « seul manuscrit de prestige pour le Petit Artus au XVe siècle » (p. 108), célèbre pour la richesse et la saturation de son décor (pieds de mouche, lettrines, rubriques, miniatures). L’étude du programme iconographique met en valeur un « récit biographique » (p. 111), courant de la naissance d’Artus à son mariage. Le passage à l’âge adulte est formalisé par les prouesses chevaleresques (21 miniatures sur 37) et la rencontre d’êtres merveilleux, l’amour passant au second plan dans les illustrations. L’article comprend également la transcription et l’analyse de la clôture originale du manuscrit (« Mise en page et en images du Petit Artus dans le manuscrit 34, collection Spencer, New York Public Library : une esthétique de la prolifération », p. 107-117). 12 La première partie, consacrée aux études philologiques et littéraires, se clôt sur la contribution commune de Françoise Robin-Mabriez et Christine Ferlampin-Acher qui examinent la version longue d’Artus. Cette version, qui débute après le tournoi escamoté, n’a pas eu le même succès que celle illustrant la mort des héros (et qui sera reprise dans les imprimés et la traduction anglaise). Elle se caractérise par l’amplification du comique et l’importance des jeux intertextuels (avec Chrétien de Troyes, la légende de Tristan ou l’épopée). Elle ouvre sur de nouvelles aventures et s’appuie sur deux nouveaux personnages importants : Guillaume d’Anjou et Lancelot Fierabras. Cette continuation fait donc office de « suite par imitatio » (p. 122), de « redoublement spéculaire » (p. 125) des personnages et des motifs contenus dans la version courte (« Quelques remarques sur le début de la version longue du XVe siècle d’ Artus de Bretagne dans le manuscrit BnF fr. 19163 », p. 119-134). 13 La deuxième partie, relative au devenir d’Artus de Bretagne après le Moyen Âge, s’ouvre sur la contribution d’Alexandra Hoernel (« Le “baron confondu” : la réception littéraire d’Artus de Bretagne du temps de Machaut à celui de Rabelais (XIVe-XVIe siècles) », p. 137-152). L’auteur de cet article montre que le succès durable de l’histoire d’Artus peut s’expliquer par l’« interrogation sur l’identité du héros » (p. 140) et la confusion souvent volontaire avec la légende arthurienne, entretenues par les différents titres du roman (Artus de Bretagne, Le Petit Artus de Bretagne, Artus le Petit, Artus le Restoré, Artus et Jehannete). De ce fait, Artus de Bretagne a connu une « réception précoce » (p. 141), mais « décevante » (p. 151) car les témoignages sont peu nombreux, en raison notamment de son intégration à une liste de romans de chevalerie fréquemment décriés. 14 L’important article de Sergio Cappello est le résultat d’une enquête d’une grande érudition sur les édition successives d’Artus de Bretagne qui illustre par l’exemple les

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conditions de passage du manuscrit à l’imprimé des romans médiévaux (p. 153-159). De 1493 à 1584, l’auteur relève quinze éditions du roman (auxquelles s’ajoute une édition perdue et une édition dont l’existence est hypothétique) qui font l’objet dans ce travail d’une fiche descriptive détaillée. Suit une phase d’analyse du parcours éditorial que l’auteur juge « exemplaire » (p. 178) car représentatif de ce que l’on observe à plus large échelle pour les romans médiévaux : le roman fait d’abord l’objet d’un incunable lyonnais daté de 1493 avant de connaître à Paris une grande stabilité formelle à partir de la matrice de l’édition de Michel le Noir en 1502 (« Les éditions d’Artus de Bretagne au XVIe siècle », p. 153-186).

15 À travers l’étude de la chapitration du roman, Pascale Mounier met en évidence une continuité forte entre les manuscrits d’Artus et les imprimés : peu de modifications sont en effet observables dans le nombre de chapitres et dans les rapports entre rubriques et récit, ce qui ne permet pas de conclure à un changement de réception du roman induit par le nouveau support textuel. La principale innovation introduite par les éditions modernes est l’insertion d’une table des chapitres qui renforce l’organisation de la narration et ménage le suspens grâce à « une collection de moments trépidants de la vie d’Artus » (p. 204) (« Du manuscrit à l’imprimé : la chapitration d’Artus », p. 187-205). 16 Marie-Dominique Leclerc souligne par ailleurs le rôle de l’illustration dans la fortune éditoriale d’Artus. Si toutes les éditions sont illustrées, seule la princeps lyonnaise de 1493 offre un programme iconographique raisonné permettant une double lecture cohérente texte/image, séparément ou conjointement. Les autres éditions ont coutume de recycler des bois issus d’autres textes (acquis par héritages, rachats ou copies) souvent peu appropriés et proposant, par des réemplois internes, des scènes topiques qui font d’Artus un roman « d’armes et d’amours » : scènes de déclaration soulignant l’aspect sentimental, scènes d’action illustrant les batailles et enfin scènes de transition ou de conclusion fixant des instantanés (« De l’usage des bois gravés dans les éditions d’ Artus de Bretagne du XVIe siècle », p. 207-235).

17 Afin de mieux cerner la fortune éditoriale d’Artus au XVIe siècle, Hélène Bouget se propose ensuite d’envisager les modalités du passage du manuscrit à l’imprimé de la matière arthurienne à travers l’analyse de L’Hystoire du Sainct Greaal, compilation inédite de plusieurs sources manuscrites dont l’objectif avoué est de proposer une anthologie exhaustive de l’histoire du Graal (« Recomposer le roman arthurien au début du XVIe siècle : L’Hystoire du Sainct Greaal (1516-1523) dans le contexte éditorial d’ Artus de Bretagne », p. 237-251). 18 Les deux contributions suivantes, très complémentaires, envisagent la traduction d’ Artus en anglais par John Bourchier, second Lord Berners (mort en 1533) sous le titre Arthur of Lyttel Brytayn. En comparant les prologues de deux autres traductions de Lord Berners, les auteurs considèrent qu’Arthur of Lyttel Brytayn a servi de « galop d’essai […] avant le grand œuvre » (p. 280), la traduction de morceaux choisis des Chroniques de Froissart (les seuls à être édités de son vivant en 1523-1525). Anne Berthelot montre que le prologue est très proche de la tradition romanesque française en prose : le traducteur déclare fuir l’oisiveté par l’écriture et vouloir garder le souvenir des faits exemplaires, tout en insistant, par le recours traditionnel au topos d’humilité, sur son inexpérience dans l’office de traducteur. Le point essentiel de l’exposé liminaire est la justification du choix du matériau narratif : la lecture des hauts faits chevaleresques procure du plaisir, et la présence du surnaturel n’empêche pas une senefiance cachée.

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L’article se clôt ainsi sur quelques exemples de rationalisation discrète du merveilleux narratif qui contrastent avec la fidélité extrême de la traduction (« Huon of Burdeux, Arthur of Lyttel Brytayne : l’imaginaire de Lord Berners », p. 253-266). L’article de Patricia Victorin poursuit ces analyses et montre que la traduction des Chroniques de Froissart à la demande d’Henri VIII et la traduction d’Artus de Bretagne relève chez Lord Berners de la « même appétence pour les romans de chevalerie et les hauts faits chevaleresques » (p. 269). L’auteur de l’article souligne en outre le rôle déterminant de la traduction par Lord Berners des Chroniques pour la connaissance et la diffusion de Froissart en Angleterre (« Quelques remarques sur les Chroniques de Froissart et Artus de Bretagne traduit par Lord Berners : rivalité entre histoire et fiction ou cause commune ? », p. 267-281). 19 Élargissant l’étude de la postérité du Petit Artus à l’époque moderne, Fanny Maillet s’attache à la « fortune matérielle » du texte au XVIIIe siècle (p. 283), c’est-à-dire à la transmission et à la présence dans les bibliothèques privées de l’« objet livre », de l’« objet de collection » (p. 284). Il ressort de ces analyses que d’une part le titre en lien avec le héros éponyme est à l’origine d’une concurrence et de confusions entre grand et petit Arthur, que d’autre part l’Artus de Bretagne est vendu peu cher dans les salles de vente et qu’enfin il est assez souvent intégré dans des recueils factices de romans de chevalerie. Intégré à la Bibliothèque universelle des romans grâce à l’« extrait » composé par Tressan en novembre 1776, il est considéré dans cet ensemble comme le dernier roman arthurien (« Menus propos sur le Petit Artus : à l’Arsenal et dans ses environs, sa vie discrète au XVIIIe siècle », p. 283-295).

20 Véronique Sigu prolonge l’analyse de l’Artus « extrait » par Tressan et intégré en 1782 à son Corps d’extraits de romans de chevalerie. Ce court résumé d’une grande liberté constitue un remaniement profond du récit ; sous la plume de Tressan, Artus devient un conte d’amour totalement « dénaturé » (p. 298) : les exploits chevaleresques, la dimension religieuse et le merveilleux sont évacués au profit de l’idylle entre Artus et Jehannette. Tressan intègre surtout un épisode rocambolesque qui relate à demi mot la perte de la virginité de Péronne lors d’un incendie. Le roman devient par ailleurs le prétexte à une « critique voilée des mœurs de la cour contemporaine » (p. 298), à savoir le libertinage, la frivolité et les fêtes luxueuses. Quoique totalement remanié et tronqué, Artus revit dans une nouvelle peau, ce qui lui assure diffusion et notoriété (« Artus revu et corrigé : Artus de Bretagne dans la Bibliothèque universelle des romans, p. 297-310). 21 L’analyse de la fortune d’Artus à l’époque moderne se clôt sur l’article de Philippe Ménard relatif à l’adaptation de Delvau (1859) dans les Romans de chevalerie mis en prose de la Nouvelle Bibliothèque Bleue . En se concentrant sur les trois grandes figures féminines (Jehannette, Péronne, Florence), l’auteur met en lumière, outre le goût pour les « images piquantes » et le « sens de la formule » (p. 333), les « accents romantiques » (p. 329) et l’atmosphère idyllique proche du style troubadour qui se dégagent de cette ultime réécriture. Delvau (ou son équipe d’écrivains) s’inspire en partie de Tressan, à qui il reprend l’épisode entre Péronne et Aymard (qui sert d’ailleurs d’illustration au fascicule) ; mais s’appuyant vraisemblablement sur l’exemplaire de l’édition de 1584 localisée à l’Arsenal, il réintègre les scènes chevaleresques et compose une fin plus proche de la version primitive. Le roman est ainsi renouvelé sans être dénaturé et « la vieille histoire prend un bain de jouvence » (p. 335) (« L’Artus de Bretagne de Delvau, p. 311-335 »).

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22 En parcourant ce volume d’actes, dont la lecture est très stimulante, on peut suivre le destin passionnant d’Artus de Bretagne, de ses ramifications médiévales à ses avatars modernes, en passant par des résurgences en langue étrangère. Du XIVe siècle au XIXe siècle, Artus de Bretagne est apprécié pour la nouveauté de sa matière ; le texte est connu et apprécié, recopié voire prolongé dans plusieurs manuscrits, puis diffusé plus massivement par l’imprimerie, avant d’être renouvelé jusqu’à perdre ses spécificités originelles ; il est ensuite peu à peu oublié et finalement redécouvert par la critique contemporaine. Du manuscrit à l’imprimé, on suit la trajectoire d’un roman du Moyen Âge à travers diverses continuations, réécritures, adaptations ou traductions savantes. On saisit alors à travers ce vaste panorama la mobilité d’une œuvre malléable à travers ses mues successives.

NOTES

1. Artus de Bretagne, Nicole Cazauran et Christine Ferlampin-Acher éd., Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1996. 2. L’édition prendra pour base le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 761.

INDEX

nomsmotscles Jean Froissart, John Bourchier second baron Berners, Michel le Noir Mots-clés : amitié, Bibliothèque bleue, chapitre, dialogue, enluminure, gravure, histoire, iconographie, imprimé, jeunesse, lyrique, portrait, réception, rubrique, tournoi Thèmes : Arthur of Lyttel Brytayn, Artus de Bretagne, Bibliothèque universelle des romans, Chroniques, Corps d’extraits de romans de chevalerie, Huon of Burdeux, Hystoire du Sainct Greaal, Romans de chevalerie mis en prose Keywords : Bibliothèque bleue, chapter, dialog, engraving, friendship, history, iconography, illumination, lyric, portrait, printed book, reception, rubric, tournament, youth Parole chiave : Bibliothèque bleue, ricezione, capitolo, dialogo, gioventù, giovinezza, iconografia, incisione, libro stampato, lirica, miniatura, ritratto, rubrica, storia, torneo

AUTEURS

MATTHIEU MARCHAL

Université du Littoral – Côte d’Opale (ULCO)

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Les Centres de production des manuscrits vernaculaires au Moyen Âge

Maria Colombo Timelli

RÉFÉRENCE

Les Centres de production des manuscrits vernaculaires au Moyen Âge, dir. Gabriele Giannini et Francis Gingras, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 136, 2015, 252 p.

1 Issu des journées d’étude qui se sont tenues à l’université de Montréal les 24 et 25 octobre 2013, ce volume souhaite fournir quelques éléments de réponse à une question délicate, à savoir – selon l’intitulé même de ce recueil – l’identification et, dans la mesure du possible, les caractéristiques des centres de production des manuscrits en langue française entre XIIe et XVe siècle. Dans ce but, des disciplines diverses mais convergentes (langue, iconographie, codicologie, littérature, philologie) sont convoquées et les résultats de leurs enquêtes croisés ; et si ceux-ci ne sont pas toujours formels ou définitifs, c’est l’apport méthodologique que l’on retiendra, dans la mesure où il pourra s’appliquer fructueusement à bien d’autres productions médiévales. Tel est le cas, en ouverture déjà, pour la brève réflexion de Maria Careri, centrée sur le rapport, parfois contradictoire, entre données codicologiques et linguistiques entrant en jeu dans la localisation d’un manuscrit (« I luoghi della produzione manoscritta in francese del XII secolo », p. 11-18).

2 Les manuscrits contenant des fabliaux constituent soit le point de départ, soit le sujet, de quelques articles. Deux contributions concernent les manuscrits M et Z (sigles du NRCF), certainement d’origine anglo-normande ; dans la première, Beatrice Barbieri se concentre en particulier sur leur contenu : trilingues, ces deux recueils réunissent quelques fabliaux, ainsi que des textes « utilitaires », et semblent par là désigner un contexte privé (« Les ‘manuscrits de fabliaux’. Typologies et lieux de production en domaine anglo-normand », p. 19-35). Dans la deuxième, Isabelle Delage-Béland souligne plutôt leur organisation interne, qui révèle des critères formels (textes en vers / textes en prose), mais aussi un principe d’accumulation, ainsi que la présence de textes et de

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fabliaux d’origine insulaire (« Des ‘bibliothèques personnelles’. Copie, compilation et matière du livre anglo-normand », p. 37-58). Centré sur les rares manuscrits – quatre au total – où des fabliaux côtoient les poèmes du Reclus de Molliens (Carité et Miserere), l’essai d’Ariane Bottex-Ferragne vise à découvrir ce qui pourrait faire l’unité d’un groupe autrement disparate : plutôt qu’une provenance très douteuse de la région de Tournai, des indices matériels et littéraires semblent pointer vers une perspective didactique fondée sur le critère de la brièveté (« De la production à la réception : le Reclus de Moliens en morceaux dans les recueils de fabliaux », p. 139-160). Spécialiste de l’enluminure, Alison Stones décrit une douzaine de manuscrits de fabliaux illustrés ou décorés : datés entre le début du XIIIe et le début du XIVe siècle (un seul du siècle suivant), ils proviennent de centres de production déjà bien connus, entre Paris, le Nord de la France, l’aire anglo-normande et l’Italie (« Notes sur le contexte artistique de quelques manuscrits de fabliaux », p. 217-252). 3 D’autres articles portent plus spécialement sur une ville, un auteur, voire la production d’un atelier déjà bien cernée. Olivier Collet se concentre ainsi sur un centre culturel aussi important qu’Arras, en posant trois questions : le rôle de la cour comtale dans la production littéraire et livresque entre 1250 et 1300/1320, sous Robert II et sa fille Mahaut ; la production manuscrite arrageoise et son rapport avec les œuvres d’auteurs locaux ; la diffusion de cette même production manuscrite. La conclusion est assez nette : le rôle joué par les comtes ne peut pas être affirmé, ni même une relation stricte entre activité livresque et littérature locale. Quant au ms. fr. 25566 de la Bibliothèque natioale de France, qui rassemble entre autres les œuvres d’Adam de la Halle, de Jean Bodel et d’autres auteurs arrageois, il représente plutôt « une sorte de monument d’un renom littéraire en train de s’éteindre » (« Le recueil BnF, fr. 25566 ou le trompe-l’œil de la vie littéraire arrageoise au XIIIe siècle », p. 59-87, cit. p. 68). À partir de l’analyse des cinq manuscrits qui réunissent l’œuvre poétique de Watriquet de Couvin et de leur aire de production / diffusion, Julien Stout élabore l’hypoyhèse de la constitution du recueil des œuvres de ce trouvère autour du noyau constitué par le Dit du roi, et donc en rapport avec le monarque et l’autorité de Philippe VI de Valois (« Sire trouvère et roi trouvé. Aspects géographique, poétique et politique de la production des manuscrits de Watriquet de Couvin », p. 175-199). Avec Isabelle Arseneau on passe au XVe siècle, notamment à la production du « Maître de Wavrin » : à ses yeux, les manuscrits sortis de cet atelier lillois – sur papier et illustrés par des dessins aquarellés bien connus des spécialistes de la littérature « bourguignonne » – se caractérisent tout particulièrement par « une certaine ouverture au ludisme et à l’humour » (« Les mises en prose de l’atelier du Maître de Wavrin : pistes et réflexions », p. 201-215, cit. p. 214). 4 Pour terminer, deux articles sont plutôt centrés sur des manuscrits recueils, résultats d’opérations diverses et souvent difficiles à décerner. Ainsi, Gabriele Giannini interroge les manuscrits Arsenal 3114 et 3122 ; Bibliothèque nationale de France, fr. 24431 et fr. 17177 : le croisement de données historiques, codicologiques, littéraires et linguistiques, permet de résoudre un cas particulier, mais surtout de l’encadrer dans des perspectives beaucoup plus larges (histoire des textes et des manuscrits, de leur transmission, d’une production locale) (« L’Arsenal 3114 et la production de manuscrits en langue vernaculaire dans l’ancien diocèse de Soissons, 1260-1300 environ », p. 89-135). Gaëlle Morend Jaquet compare deux recueils composites qu’il est possible de rapprocher sous certains aspects (réalisés entre fin XIVe et début XVe siècle, ils réunissent des unités codicologiques diverses et autonomes à l’origine), mais qui se

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différencient sensiblement par les choix de leurs « réviseurs », l’un s’étant appliqué à adapter les textes à l’ensemble qu’il produit, l’autre assemblant simplement des pièces éparses (« La matière dans tous ses états. Du recueil révisé au livre recomposé : les cas des mss Paris, BnF, fr. 1593 et Genève, BGE, 179bis », p. 161-173). 5 Sans constituer une véritable monographie, ce volume ramène la réflexion sur une réalité dont l’existence est aussi sûre que difficile à cerner à tant de siècles de distance – les ateliers dont les manuscrits médiévaux sont sortis –, en invitant une fois de plus les critiques d’aujourd’hui à ne pas faire abstraction de la matérialité de la transmission dans les études des textes, quelle que soit leur angle d’attaque – linguistique, littéraire ou autre. Il faut donc savoir gré à G. Giannini et à F. Gingras d’avoir voulu insister sur la pluridisciplinarité nécessaire et sur le dialogue entre spécialistes pour que les études progressent même sur des textes ou des auteurs apparemment déjà bien connus.

INDEX

Parole chiave : produzione di manoscritti Keywords : production of manuscripts Mots-clés : production de manuscrits nomsmotscles Adam de la Halle, Mahaut d’Artois, Jean Bodel, Maître de Wavrin, Philippe VI de Valois, Reclus de Molliens, Robert II d’Artois, Watriquet de Couvin Thèmes : Carité, Dit du roi, Miserere, Arras, Tournai

AUTEURS

MARIA COLOMBO TIMELLI

Université Paris IV-Sorbonne

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Claude Fauriel et l’Allemagne. Idées pour une philologie des cultures Paris, Honoré Champion, 2014

Alain Corbellari Geneviève Espagne et Udo Schöning (éd.)

RÉFÉRENCE

Claude Fauriel et l’Allemagne. Idées pour une philologie des cultures, dir. Geneviève Espagne, Udo Schöning, « Littératures étrangères » 8, Paris, Honoré Champion, 2014, 504 p.

1 La récente réédition de l’Histoire de la poésie provençale de Fauriel par Udo Schöning m’avait, je l’avoue, laissé un peu sceptique1 : remettre à la portée des étudiants débutants un livre épistémologiquement si loin de nous me paraissait dangereux, car l’introduction trop succincte et trop hagiographique ne me semblait pas offrir des garanties suffisantes à une compréhension distanciée de cette étude qui, dans tous les sens du terme, a fait son temps. Le même Udo Schöning publie aujourd’hui, avec le concours de Geneviève Espagne, les actes d’un colloque dédié à Fauriel, et il me faut dire d’emblée que mon impression est en l’occurrence tout autre : cette publication montre à l’évidence que l’on s’intéresse enfin à Fauriel de manière sérieuse et elle vient corriger et nuancer une image que la simple réédition de son opus magnum tendait plutôt à brouiller. Son utilité, ainsi que la richesse et la sûreté de son information, me paraissent évidentes. Je ne clorai cependant pas la polémique trop vite : lorsque l’on lit, dans la préface de Claude Fauriel et l’Allemagne (et il y a sans doute en l’occurrence peu de risque d’erreur à attribuer cette envolée à Udo Schöning plutôt qu’à Geneviève Espagne), les phrases suivantes : Ne peut-on, le temps du moins de l’investigation historique, faire bénéficier un Fauriel de l’approche respectueuse que personne n’ose refuser à un Sainte-Beuve, un Roland Barthes, un Jules Michelet ou un Fernand Braudel ? A t-on jamais songé à estimer Sainte-Beuve dépassé par Barthes ou Michelet par Braudel ? (p. 10)

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2 on souscrit sans hésitation à la première requête, mais on ne peut que répondre à la seconde question : mais si, on y songe souvent, et on fait bien ! Car l’enjeu des deux interrogations n’est pas du même ordre : le problème n’est pas seulement d’ordre historique ou éthique, il est aussi de savoir si Fauriel peut être d’une utilité directe dans les études littéraires modernes, et, de ce point de vue, on se trouve obligé de répondre par la négative : le « temps de l’investigation historique » n’est pas exactement le temps de l’analyse littéraire. Si nous lisons encore Sainte-Beuve et Michelet c’est d’abord que ce sont de formidables écrivains. Mais peut-on en dire de même de Fauriel ? Surtout, aplatir les différences, c’est oublier qu’entre Fauriel et nous, il y a dans le domaine de la philologie une révolution qui est celle de la méthode historico-philologique : Gaston Paris et Gustave Lanson, deux à trois générations plus tard, vont instaurer des standards d’analyses dont nous vivons encore et si, enseignant de littérature médiévale, j’avoue ne pas hésiter pas à mettre entre les mains des étudiants, l’Histoire poétique de Charlemagne de Gaston Paris, dont l’information reste globalement très sûre à propos des chansons de geste du « cycle du roi », je ne saurais en revanche que leur déconseiller les ouvrages de Fauriel.

3 Cette distinction peut paraître abrupte ; je la trouve pourtant confirmée par les contributeurs même de Claude Fauriel et l’Allemagne qui ne tombent jamais dans le travers de considérer les travaux de Fauriel comme immédiatement utilisables dans le contexte scientifique actuel. Et c’est là que réside tout le prix de ce volume qui remet en lumière une figure essentielle des sciences humaines du début du XIXe siècle, en détaillant l’impressionnant réseau d’influences et d’informations au cœur duquel il se trouve, mais qui, du même coup, ne manque jamais de recontextualiser et de relativiser l’importance de ses travaux. 4 Le titre peut, de prime abord, étonner : privilégier le rapport de Fauriel à l’Allemagne ne réduit-il pas le personnage à une seule de ses dimensions ? L’ouvrage lu, on se retrouve cependant convaincu, car, qu’il parle de littérature danoise, italienne, grecque, provençale ou encore espagnole, Fauriel le fait toujours en référence aux auteurs et savants allemands, pour ne pas dire en collaboration avec eux : familier des Schlegel, il a rencontré Goethe et a eu l’intelligence de ne jamais négliger les spéculations alors bouillonnantes du milieu intellectuel germanique pour alimenter sa propre réflexion. Le jugement — plusieurs fois rapporté dans l’ouvrage — de Renan, qui estimait que M. Fauriel est sans contredit l’homme de notre siècle qui a mis en circulation le plus d’idées, inauguré le plus de branches d’étude, aperçu dans l’ordre des travaux historiques le plus de résultats nouveaux » (voir par ex. p. 27) 5 ne manque pas de poids, et l’on trouverait en effet difficilement dans la France de la première moitié du XIXe siècle un intellectuel aux vues plus larges et qui ait mieux compris l’aspiration goethéenne vers la constitution d’une Weltliteratur. Ceci dit, cela fait-il de Fauriel l’instaurateur d’une méthode nouvelle ? Il convient de ne pas jouer sur les mots : Fauriel a des intérêts nouveaux, des ambitions qui font de lui un digne contemporain de Chateaubriand (dont il a d’ailleurs tout à fait la dégaine ténébreuse sur le suggestif portrait qui orne la couverture du volume), mais il ne propose à proprement parler aucune méthodologie précise qui lui permettrait de donner à ses intuitions des assises plus sûres qu’aux considérations de ses prédécesseurs. Ses injonctions à dépasser la critique rhétorique creuse et étriquée d’un La Harpe ou même encore d’un Daunou (encore que ce dernier mériterait peut-être lui aussi d’être un peu

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réévalué) constituent un moment essentiel de l’histoire des études littéraires, mais on reste frappé par le contraste entre l’ampleur des impulsions qu’il a provoquées dans le milieu littéraire et la maigreur des résultats effectifs auxquels il a abouti. Formidable remueur d’idées, Fauriel n’en mérite pas moins toute l’attention de la critique et, de fait, le voilà fort bien servi dans ce Fauriel et l’Allemagne dont les contributions sont présentées de manière cohérente, sans trop de redites, et qui a en outre le mérite de considérablement élargir le corpus de notre auteur en allant largement puiser dans le vaste réservoir de ses cours inédits.

6 Luc Fraisse, dans « Fauriel et l’émergence des méthodes de l’histoire littéraire » (p. 27-76) dessine remarquablement la place qu’il occupe sur le chemin de la constitution de l’histoire littéraire lansonienne : à trop vouloir, cependant, le comparer à Lanson, Luc Fraisse ne peut que constater la distance qui l’en sépare. Ainsi Fauriel « ne défend pas l’intérêt de replacer la littérature dans un contexte plus général – il se contente de le faire » (p. 75) et ses « principes généraux […] se font jour sur le terrain, empiriquement, sans grande intention théorique » (id.). Peut-être aurait-il été d’ailleurs plus judicieux d’évoquer davantage certains historiens de littérature qui lui doivent autant sinon plus que Lanson et qui seraient de meilleurs relais (ou repoussoirs ?) de sa pensée : ainsi, sur les 500 pages de l’ouvrage absolument aucune mention n’est faite de Brunetière ! 7 Dans « Fauriel médiéviste : une approche culturelle du Moyen Âge » (p. 77-92), Agnès Graceffa reconstitue les présupposés de L’Histoire de la Gaule méridionale de Fauriel et souligne sa vision de « l’espace méridional comme lieu de conservation par excellence de la romanité, […] postulat géographique [qui] traduit ainsi une approche tout à fait originale de la question cruciale de la formation de la nation française » (p. 83) 8 ce qui ne nous dit malheureusement pas comment Fauriel a eu cette idée, et encore moins comment il l’a justifiée. Si cette opinion a eu l’incontestable mérite de contribuer à la redécouverte de la littérature provençale, et si Agnès Graceffa souligne à juste titre que, refusant la thèse de Raynouard sur la primauté du provençal dans la genèse des langues romanes, « Fauriel privilégie la complexité » (p.89), elle ne peut que postuler chez lui le « souci […] d’une méthode historique scientifique » (p. 92) dont la formulation reste introuvable.

9 Udo Schöning, dans « Fauriel et le Midi à travers les réseaux savants-franco- allemands » (p. 93-114), clarifie sur les rapports de Fauriel et d’A. W. Schlegel sur la question de la littérature provençale. 10 Dans « le cours de Fauriel sur Dante en 1833-1834 : la science allemande et la construction d’une identité culturelle nationale » (p. 115-136), Christine Pouzoulet, auteure d’une importante thèse récente sur Fauriel, montre comment notre érudit « va utiliser sa connaissance des méthodes les plus récentes de la philologie allemande pour donner une légitimité scientifique aux revendications nationales de l’Italie, en construisant une lecture historique de Dante dans ses rapports avec les origines de la langue et de la littérature italiennes » (p. 117). C’est, de fait, peut-être ici que se fait jour l’une des plus intéressantes intuition de Fauriel, lequel apparaît comme l’un des premiers érudits français à se débarrasser du modèle du latin classique pour faire résolument dériver les langues romanes d’un latin populaire alors encore largement à reconstituer.

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11 Richard Trachsler, dans « Fauriel et l’Histoire Littéraire de la France » (p. 137-150), contrebalance ce qu’il n’hésite pas à appeler le « regard partial, voire partisan » (p. 148) de Fauriel, en saluant son dépouillement très soigneux des textes provençaux et son scepticisme bienvenu envers l’existence des « cours d’amour », encore admises sans discussion par Raynouard. Comme Agnès Graceffa, il souligne la pensée que l’on dirait aujourd’hui holistique de Fauriel qui comprend face aux troubadours « qu’il a affaire à un phénomène complexe » (p. 149). 12 L’article d’Alexis Politis, « À la recherche des chants populaires grecs. Fauriel en 1822-1824 » (p. 153-160), nous apporte le précieux point de vue d’un érudit hellène, qui tend d’ailleurs plutôt à minimiser la portée du travail de Fauriel sur le folklore grec : « Plus un divertissement qu’autre chose, les chansons populaires grecques furent le violon d’Ingres de Fauriel » (p. 157), dit-il, en faisant peut-être un peu trop bon marché de l’influence allemande sur son travail : peut-on ainsi vraiment affirmer, surtout au vu du reste du volume, que « les théories de Herder lui étaient étrangères » ? (p. 160). 13 L’étude d’Alexis Politis est heureusement complétée par celle de Sandrine Maufroy, « La réception des Chants populaires de la Grèce moderne en France et en Allemagne jusqu’au milieu du XIXe siècle » (p. 161-190), à vrai dire surtout consacrée à la réception allemande de l’ouvrage, car si « les Allemands s’engagèrent immédiatement dans la voie de l’étude philologique, les Français furent plus longs à continuer le travail de Fauriel dans cette direction et s’attachèrent principalement à retraduire les chants pour les adapter au goût français » (p. 189). 14 Dans « Claude Fauriel et l’épopée » (p. 191-241), Dorothea Kullmann montre, cours inédits à l’appui, que Fauriel a fait son miel des théories de Wolf. N’en déplaise cependant à ceux qui voient en Fauriel le chantre de l’épopée provençale, elle montre aussi de manière convaincante qu’on n’a « pas vraiment de position de Fauriel sur ce que nous considérons aujourd’hui comme l’épopée de langue d’oc » ! (p. 215) Elle réévalue par ailleurs la figure de Gregor Wilhelm Nitzsch ( !), contradicteur de Wolf dont l’influence sur Fauriel semble avoir été importante, même s’il « a eu du mal à comprendre l’approche philologique de Nitzsch et à en apprécier les mérites » (p. 230). On ne manquera par ailleurs pas de consulter en annexe la liste donnée par Dorothea Kullmann des « manuscrits de Fauriel touchant à la question de l’épopée » (p. 461-475).

15 Examinant « Le Waltharius de Fauriel » (p. 243-262), Francine Mora, à qui on doit une traduction de ce fameux texte latin influencé par la littérature germanique, considère que Fauriel a des intuitions pertinentes (par exemple lorsqu’il souligne la qualité d’Aquitain luttant contre les Francs du héros) et qu’il « a mis en circulation des idées, et des idées qui perdurent » (p. 262). 16 Dans « la traduction comme médiation culturelle : Claude Fauriel et Parthenais de Jens Baggesen » (p. 265-281), Karin Hoff dévoile le rôle de passeur joué par Fauriel dans sa traduction malheureusement oubliée d’une épopée malencontreusement restée obscure d’un auteur danois germanophone. 17 L’étendue remarquable des intérêts de Fauriel est par ailleurs illustrée par Luciano Formisano, qui, dans « Fauriel et Berchet, le traducteur des romances » (p. 283-294), explicite le rôle joué par notre polygraphe dans la diffusion en France de l’épopée espagnole, et par Geneviève Espagne qui, dans « L’année 1823 : Fauriel, Goethe et Manzoni dans la bataille romantique » (p. 295-329), montre comment la traduction des

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tragédies de Manzoni, en ayant eu l’honneur d’être saluée par Goethe, a placé Fauriel au cœur de la vie littéraire des années 1820. 18 Dans « Claude Fauriel – représentant français du romantisme allemand » (p. 331-348), Brigitte Sgoff apporte une contribution essentielle à la connaissance des idées linguistiques de Fauriel, largement reprises d’A. W. Schlegel, dont il apparaît comme le premier vulgarisateur en France, et donc comme le premier représentant francophone de ce qui allait devenir la linguistique comparée, propos approfondi de manière plus technique par Rosemarie Lühr dans « Claude Fauriel, précurseur des études indo- européennes en France » (p. 349-394), article très complet, même s’il peut paraître excessif de qualifier d’« impressionnante » une petite et certes très intéressante liste de mots grecs rattachés à des termes d’autres langues indo-européennes ; il n’en reste pas moins que l’on souscrira à la conclusion que cette liste « prouve que Fauriel faisait effectivement de la littérature comparée » (p. 380). Signalons en passant quelques inélégances : « conjugaison défectueuse » (p. 358) pour « conjugaison défective », et « grécisant » (p. 390) vaut-il vraiment mieux qu’« helléniste » ? 19 Les liens de Fauriel avec l’école philosophique des Idéologues est illustrée par Gérard Gengembre qui, dans « Fauriel, I(i)déologie et politique à propos des Derniers jours du Consulat » (p. 407-403), nous révèle un Fauriel « historien polémiste, voire pamphlétaire » (p. 403). 20 Enfin, Michel Espagne ferme (et ouvre) le volume sur « Les élèves de Claude Fauriel » (p. 405-422), en montrant que si l’« on n’a jamais tenté de reconnaître une ‘école’ de Fauriel » (p. 405), une telle enquête est riche de surprises ; ainsi ses disciples Augustin Thierry, Ozanam et Fortoul « ont tous eu affaire au saint-simonisme » (p. 414) ; avec ses autres continuateurs, ils « représentent chacun un moment d’un édifice virtuel » (p. 421). 21 Les éditeurs ont eu en outre la bonne de idée de republier en annexe l’article ancien et pionnier (1976) de Richard Baum, « Claude Fauriel et la philologie romane » (p. 425-460), excellente synthèse qui montre bien que si « les publications de Fauriel à partir du début des années trente sont pour l’essentiel les simples matériaux d’une œuvre plus vaste » (p. 446), « il existe chez lui une vision de la recherche qui permettrait de rassembler linguistique et histoire littéraire » (p. 459). Baum aurait cependant pu se dispenser de terminer son article par une phrase (« Il se pourrait alors que l’avenir des études romanes n’ait même pas encore commencé », p. 460) qui ne veut tout simplement rien dire ! 22 Au total, nous avons là un magnifique volume, très dense et dont aucun des chapitres (fait rare !) n’est indifférent, chacun apportant sa pierre (certaines, certes, plus modestes que d’autres) à l’édification d’un monument qui nous permettra désormais de lire avec un œil nouveau l’histoire de la philologie et des études littéraires en France dans la première moitié du XIXe siècle, en rendant ce qui lui est dû à l’une des figures centrales de la vie intellectuelle de cette époque.

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NOTES

1. Voir Alain Corbellari, compte rendu de : Claude Fauriel, Histoire de la poésie provençale, préface, introduction et bibliographie par Udo Schöning, « Recherches littéraires médiévales » 5, Paris, Classiques Garnier, 2011, Revue critique de philologie romane, 14, 2013, p. 139-42.

INDEX

Parole chiave : epopea, filologia, Germania, storia della letteratura, trovatori nomsmotscles Dante Thèmes : Aquitain, Chants populaires de la Grèce moderne, Derniers jours du Consulat, Histoire de la Gaule méridionale, Histoire de la poésie provençale, Histoire Littéraire de la France , Histoire poétique de Charlemagne, Parthenais, Waltharius Keywords : epic, Germany, history of literature, philology, troubadours Mots-clés : Allemagne, épopée, histoire littéraire, philologie, troubadours

AUTEURS

ALAIN CORBELLARI

Universités de Lausanne et de Neuchâtel

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Confessiones et nationes. Discours identitaires nationaux dans les cultures chrétiennes : Moyen Âge-XXe siècle Paris, Honoré Champion, 2014

Marie-Rose Bonnet Mikhaïl-V. Dmitriev et Daniel Tollet (éd.)

RÉFÉRENCE

Confessiones et nationes. Discours identitaires nationaux dans les cultures chrétiennes : Moyen Âge-XXe siècle, dir. Mikhaïl-V. Dmitriev et Daniel Tollet, Paris, Honoré Champion, 2014, 374 p.

1 Deux journées d’étude sont à l’origine de ce recueil. La première, intitulée « Confessiones et nationes. Traditions confessionnelles dans la formation des discours proto-nationaux et nationaux en Europe : fondements médiévaux, évolutions modernes et effets contemporains », a eu lieu en septembre 2008 à l’université Lomonossov de Moscou (Centre d’études ukrainiennes et biélorusses). La seconde, « Nations et religions », a été organisée le 30 avril 2009 à l’université Paris IV-Sorbonne par l’I.R.E.R. (Institut de Recherche pour l’Étude des Religions).

2 De ce volume, qui compare la façon dont se sont constituées les images des identités nationales, trois questions se dégagent : quelle fut l’influence des christianismes « grec » et « latin » sur la construction des discours proto-nationaux au Moyen Âge et à l’époque moderne dans les milieux chrétiens européens ? Quelle fut celle des discours identitaires du Moyen Âge sur les XIXe et XXe siècles ? Enfin, de quelle manière les pratiques confessionnelles « latines » et « grecques » ont-elles marqué la construction des discours depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours ? L’ouvrage est composé de trois grandes parties.

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3 La première partie, « Catholicisme, protestantisme, orthodoxie. Moyen Âge et époque moderne », comporte neuf articles consacrés à des pays et des peuples différents. La Russie est abordée par Eugène Volsky dans « La ‘terre russe’ dans La Geste d’Igor » ; la Pologne par Daniel Tollet (« Le sarmatisme polonais et le défi ruthène aux XVIe et XVIIe siècle ») ; le Saint Empire Romain Germanique par Yuri Evgenievich Ivonin, « « Les notions de ‘national’ et d’‘universel’ dans la conception du Saint Empire Romain Germanique aux XVIe-XVIIIe siècles »), l’Espagne par Sylvère Édouard (« L’Hispania au XVIe siècle »). Le cas de la Gascogne, entre Espagne et France, est évoqué par Serge Brunet dans « Perceptions identitaires et nationales dans la France de la première modernité : de la francité et de l’hispanité des Gascons ». Enfin, quatre articles s’intéressent plus spécifiquement à la France (Gabriel Audisio : « Être étranger en France au XVIe siècle », Claude Michaud, « Clovis dans la conception de la mémoire nationale en France », Pavel Y. Ouvarov, « Dictateur et patriote : dialogue difficile à travers deux siècles. Raoul Spifame vu par Jean Auffray », et Arlette Jouanna, « Les mutations de la perception de l’identité française au XVIe siècle »).

4 Les consciences nationales se manifestent bien souvent à travers des œuvres littéraires – La Geste du prince Igor par exemple – qui fournissent des explications d’ordre mythique au nom d’un pays, à sa formation, à son histoire identitaire. Les frontières évoquées appartiennent parfois à une époque révolue, mais sont toujours revendiquées au nom d’un attachement à la terre natale et à celle des ancêtres. Bien souvent, la religion intervient, qui cimente des liens entre habitants d’une même contrée. Ces appels à des racines lointaines excluent alors ceux qui ne pratiquent pas les mêmes rites, la même religion. La Bible peut servir de référent pour justifier que soient considérés comme « étrangers » tous ceux qui n’ont pas les mêmes valeurs. Et l’étranger est alors celui, comme le Gascon, qui présente des traits imposés par d’autres, extérieurs. Par exemple la Gascogne, dans l’esprit des gens, est beaucoup plus étendue qu’elle ne l’était réellement, et cette perception, souvent faussée, englobe des populations qui ne se reconnaissent pas toujours comme gasconnes. 5 Par ailleurs, ces études montrent que la religion investit les notions de dynastie, d’État, de royaume, notions qui seront assimilées notamment à travers la figure du monarque qui devient progressivement le symbole de la nation. La construction d’une nation, très lente et progressive, a également besoin, pour se former, de la reconnaissance d’un ancêtre mythique – tous les articles, pratiquement, le montrent –, qu’il s’agisse des Maccabées, de Clovis, d’Énée ou d’autres personnages puisés aussi bien dans la Bible, dans la mythologie égyptienne qu’ailleurs. 6 Certes il est difficile d’appréhender les notions du passé avec nos conceptions actuelles. En particulier, la notion de nation, sous l’Ancien Régime, diffère de la nôtre, et ses spécificités s’enracinent dans les profondes mutations que les pays européens ont connues au XVIe siècle. En témoigne le sens du mot « nation » qui a évolué au fil des siècles. L’étymologie latine rappelle que le terme renvoie d’abord au lieu de naissance. C’est dans les universités que se développe cette idée d’appartenance à un même groupe issu de la même région, locuteurs d’une même langue, laquelle forge une identité plus que des frontières. Dès le XVIe siècle, de nombreux auteurs témoignent de « cette aspiration à l’unité linguistique autour de la langue d’un souverain ». Langue, politique et religion s’entrecroisent bien dans les choix des poètes de la Renaissance. D’où la notion de « petite patrie » qui naît alors, parallèlement à la « grande ». Tous les pays sont concernés, finalement, par ce phénomène.

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7 Les articles de cette première partie établissent donc les liens entre nation, langue et religion, entre dynastie et pouvoir. Le patriotisme, idée qui se construit lentement, découle de tous ces éléments. La question de l’identité se pose dans chacune de ces neuf études qui tentent de développer les raisons qui président à la formation de cette identité à partir d’exemples précis, détaillés. Les mythes d’origine puisés aussi bien dans la Bible que dans les mythologies, échafaudés très tôt par les monarques, le sont à des fins politiques. La littérature contribue aussi à cette différenciation par des traits de caractère attribués aux uns et aux autres, insistant parfois sur l’époque charnière que fut le XVIe siècle dans la construction de ces notions.

8 La deuxième partie, « Églises et nationalismes à la fin du XVIIIe et XXe siècles », aborde à travers six communications l’époque moderne. Trois interrogent les relations en France entre religions et États : Christian Amalvi, « Catholicisme et nationalisme. Les métamorphoses nationalistes de Jeanne d’Arc de la Troisième à la Quatrième République : 1870-1946 », Ekaterina-N. Moiseeva, « Rhétorique nationaliste et facteur confessionnel dans le discours de l’empire français du dernier tiers du XIXe siècle », Pierre-Yves Kirschleger, « Les protestants français devant la nation. Nationalisme, universalisme et européanisme XIXe-XXe siècles ». Les trois premiers articles abordent ces notions pour la Pologne-Lituanie : Daniel Tollet, « La lutte contre les ‘dissidents’ religieux dans la confédération polono lituanienne au XVIIIe siècle », mais aussi pour la Russie : Michel-V. Dmitriev, « La ‘Sainte Russie’ des textes folkloriques russes (XVIIIe-XXe siècles) : un concept ‘national’ ou confessionnel ? », enfin pour l’Ukraine : Alfons Brüning, « Religion and nation : the idea or the ‘chosen people’ in writings of the Kievan Cyrill-and-Method Society in their European historical context ». 9 Dans cette deuxième partie, les auteurs constatent qu’État et Religion ont des liens extrêmement étroits à l’époque moderne. Bien souvent cette notion, construite dès le Moyen Âge, est reprise au XIXe siècle dans une Europe en bouleversements. La tolérance religieuse se heurte bien souvent à l’intolérance, notamment des catholiques, qu’il s’agisse de la France ou de la Pologne. L’assimilation entre la nation et la religion (« la notion de sainte Russie remplace la notion d’Église » par exemple, ou « Religion and Nation is a main theme in almost all of the writings of protagonists of the early Ukrainian national movement ») se constate dans la plupart des pays décrits dans ces articles. Le discours national qui se développe aux XVIIIe et XIXe siècles reprend des idées antérieures, même si certains éléments n’apparaissent qu’assez tardivement, comme le fait que « Catholicisme et nationalisme [soient] une alliance improbable et tardive ». Les théories concernant la Grande Nation, qui ont lentement émergé au long des siècles, se concrétisent en France, par exemple, après la Révolution. Plus tard, les idées religieuses s’agrègeront à ce nationalisme, ou plutôt aux nationalismes. La nation reste un espace homogène (droits et devoirs égaux pour tous, même langue). Mais dans chaque pays, il y a récupération d’idéologies passées, de personnages désormais historiques, qui centralisent les aspirations à appartenir à une même nation. Ces constructions idéologiques se poursuivent du XVIIIe au XXe siècle. Les religions sont pour beaucoup dans la conception d’une nation, et servent les buts des différents dirigeants qui les utilisent pour fédérer des ambitions bien souvent différentes. 10 La dernière partie, « Escapades hors du monde chrétien », est composée de deux articles, celui de Dominique Avon, « Une France catholique en ‘Terre d’Islam’. Les Jésuites en mission dans la première moitié du XXe siècle » et celui d’Eddy Dufourmont, « Nation et religion dans le Japon du XXe siècle : autour du confucianisme ». Elle aborde

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des pays non européens, mais qui peuvent amorcer des études comparatives entre différentes sociétés. 11 Les Jésuites, récusés en France tout au long du XIXe siècle, la représentent malgré tout dès qu’ils sont en pays étrangers. S’ils sont mal perçus dans leur pays, ils participent largement à la colonisation, et deviennent par là incontournables. Combattus d’un côté, ils symbolisent ailleurs la lutte contre l’athéisme ou d’autres religions. Missionnaires, ils retrouvent alors la crédibilité qu’ils avaient perdue, en représentant des valeurs hexagonales. Mais tout cela évolue, et la période qui suit la Seconde Guerre mondiale voit se transformer les idéologies, et les Jésuites vont s’adapter aux nouveaux discours qui parcourent les mondes chrétiens et musulmans. 12 Le dernier article aborde la question des rapports entre la nation et la religion dans « l’histoire contemporaine de l’Asie de l’Est », notamment au Japon. Le confucianisme est important dans la construction de l’État japonais, aussi bien lors des périodes anciennes que pour la contemporaine. L’auteur étudie donc ces rapports qui ont fait dans un premier temps de l’empereur du Japon un dieu. Mais si cette conception est rejetée après la Seconde Guerre mondiale, l’influence de Confucius n’en demeure pas moins bien réelle. Religion et nation sont donc ici, comme en Europe, étroitement liées, et l’une a participé largement à la construction de l’autre. 13 Conclusions : Daniel Tollet fait en dernier lieu une synthèse de toutes ces communications qui ont abordé la notion de nation, fondée sur des conceptions religieuses parfois fort anciennes, allant jusqu’à assimiler la patrie à la terre-mère. Les idées diffèrent selon que l’on se place du point de vue des chrétiens orthodoxes ou des chrétiens latins. Mais toutes les communications mettent en avant l’instrumentalisation de la religion par le pouvoir, ou leur imbrication étroite. 14 Chaque communication, extrêmement documentée, est suivie de notes importantes qui proposent en outre une bibliographie abondante. Un index des noms de personnes termine ce volume qui ouvre des perspectives d’études sur des problèmes toujours d’actualité.

INDEX

Keywords : Catholocism, Greek Christianity, Latine Christianity, nation, national identity, Orthodoxy, patriotism, Protestantism, religion Mots-clés : catholicisme, christianisme grec, christianisme latin, identité nationale, nation, orthodoxie, patriotisme, protestantisme, religion Parole chiave : cattolicesimo, cristianesimo greco, cristianesimo latino, identità nazionale, nazione, ortodossia, patriottismo, protestantesimo, religione Thèmes : Clovis, Énée, Jeanne d’Arc, Maccabées, Geste du prince Igor

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AUTEURS

MARIE-ROSE BONNET

Docteur en littérature du Moyen Âge Fr 15/01/2016

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De l’autorité à la référence Paris, École nationale des Chartes, 2014

Patricia Victorin Isabelle Diu et Raphaële Mouren (éd.)

RÉFÉRENCE

De l’autorité à la référence, dir. Isabelle Diu, Raphaële Mouren, Paris, École nationale des Chartes, 2014, 140 p.

1 L’ouvrage De l’autorité à la référence dirigé par Isabelle Diu et Raphaële Mouren se propose d’examiner, dans une approche transversale et transdisciplinaire, la question de l’autorité et de l’auctorialité à un moment charnière, celui « où le discours médiéval fondé sur l’auctoritas fait place au dialogue humaniste », moment qui va de pair avec une circulation accrue des idées (correspondances, échanges de manuscrits, éditions collectives, etc.). Désormais la notion d’autorité se voit supplantée par celle de référence. Comment s’opère un tel glissement ? Quels en sont les enjeux et les implications ? Voici ce qui est analysé dans ces huit contributions.

2 La première partie intitulée « Éditer et étudier les Anciens » envisage tout d’abord cette « relecture des textes classiques ou patristiques, grecs et latins, à la lumière de cette notion de référence », à travers la circulation des œuvres de médecine grecque antique dans l’Italie de la première moitié du XVIe siècle : c’est le propos de Paola Degni ; Raphaële Mouren analyse l’éditeur scientifique de textes antiques en s’intéressant aux paratextes/péritextes et pages de titres. L’étude érudite de Stefano Martinelli Tempesta s’attache à établir un stemma editionum de trois auteurs majeurs, Platon, Plutarque et Isocrate afin de cerner le phénomène qui confère à une édition l’autorité nécessaire pour devenir le texte de référence. Pour clore ce premier mouvement, Isabelle Diu, après une subtile mise au point théorique sur les notions d’autorité qui « se fonde sur un corpus défini, transmis par une tradition manuscrite conservatrice d’un état reçu des textes » et de référence, « concept ouvert » (p. 56) compare la lecture des Pères de l’Église au Moyen Âge qui relèverait d’une « construction théologique » (p.70) au

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renouvellement du rapport du lecteur au texte sacré qui s’instaure à la Renaissance, qui s’accompagne de l’émergence d’une édition de référence. 3 La seconde partie intitulée « Usages de la référence entre le Moyen Âge et époque moderne » s’ouvre sur la contribution de Joëlle Ducos qui porte sur l’autorité au Moyen Âge dans le corpus artistotélicien. Elle souligne notamment l’ambiguïté de la relation à l’autorité, « le savoir se construisant autour du nom de l’autorité plutôt que de la lettre ». Martine Furno étudie deux éditions vénitiennes du dictionnaire Calepin (circa 1550) qui se distinguent du procédé traditionnel de glose des entrées latines ; deux expériences inédites mais qui resteront sans suite et qui mêlent corpus savant et fixe à un corpus ouvert et mobile. Olivier Christin propose une stimulante étude de la question de l’exigence critique dans le corpus disparate de la controverse religieuse des XVIe-XVIIe siècles, en s’appuyant sur des textes peu connus de Luther et de Calvin. Enfin, la contribution d’Eliana Carrara clôt le volume sur la transmission et la circulation de Pline dans l’Italie du XVIe siècle, envisageant les rapports complexes des artistes et écrivains italiens à l’autorité antique. 4 On ne peut que se féliciter que les auteurs aient choisi d’envisager le glissement qui s’opère du Moyen Âge à la Renaissance. On regrettera que l’ouvrage ne soit pas assorti d’une bibliographie synthétique sur le sujet. Ce volume appelé à devenir un ouvrage de référence sur ces notions d’autorité et de référence, sujet encore neuf, mêle avec bonheur approches théoriques et érudition, en faisant la part belle à un corpus varié et en croisant les approches (philologie, linguistique, histoire des textes, histoire du livre). On saluera enfin, outre la richesse des contributions, le fait que l’ouvrage échappe à l’écueil fréquent dans les recueils d’articles, le disparate des contributions. Rien de tel ici mais des approches qui s’enrichissent l’une l’autre.

INDEX

Keywords : auctoritas, author, authority, authorship, reference Thèmes : dictionnaire Calepin Parole chiave : auctoritas, autore, autorità, referenza Mots-clés : auctoritas, auteur, autorité, auctorialité, référence nomsmotscles Isocrate, Platon, Pline, Plutarque

AUTEURS

PATRICIA VICTORIN

Université Bretagne Sud

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La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (Xe- XVIe siècle) Turnhout, Brepols, 2014

François Suard Catherine Gaullier-Bougassas (éd.)

RÉFÉRENCE

La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (Xe-XVIe siècle), tome I, sous la direction de Catherine Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, 2014, 678 p.

1 Ce volumineux ouvrage, qui rassemble les contributions de dix-sept collaborateurs, n’est que le premier d’un ensemble de quatre volumes parus simultanément et consacrés au mythe alexandrin dans les littératures européennes du Moyen Âge.

2 Plus d’un demi-siècle après l’œuvre fondatrice de George Cary, The Medieval Alexander (Cambridge, 1956), cet ensemble, élargissant les limites territoriales et linguistiques de la recherche du savant anglais et disposant des résultats d’études récentes, colloques ou parutions individuelles, initiées par Catherine Gaullier dans sa thèse de 1995 et publiée sous le titre Les Romans d’Alexandre. Aux frontières de l’épique et du romanesque (Paris, Champion, 1998), offre un panorama aussi complet que possible des manifestations littéraires du mythe alexandrin au Moyen Âge, étudié sur une durée de six siècles. 3 Après une introduction de Catherine Gaullier, qui définit les perspectives des quatre volumes dans lesquels s’affirment les « lignes de force » du succès du mythe médiéval alexandrin, assimilation d’Alexandre « aux valeurs politiques, éthiques et religieuses des différentes cultures » dans un idéal de la royauté, mais de plus « désir de savoir et d’expérimentation scientifique et aussi d’une ouverture rêvée sur des espaces exotiques », ce premier volume se divise en deux parties. La première (p. 25-105) offre un panorama des littératures européennes sur Alexandre, depuis le Xe jusqu’au XVIe

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siècle ; la seconde, qui occupe le reste du volume (p. 107-678) est consacrée à la présentation des différentes réalisations de l’héritage alexandrin dans les langues et littératures européennes. 4 Dans la première partie, la littérature latine, lien naturel entre l’histoire ou la légende grecque du conquérant et les langues vernaculaires, est étudiée en premier (p. 26-46) ; vient ensuite la littérature de langue française (p. 47-56), puis les littératures italienne (p. 57-62), hispanique (p. 63-69), arabe (p. 70), hébraïque (p. 71-73), anglaise (p. 74-80), allemande (p. 81-91), néerlandaise (92-93), scandinave (94-95), tchèque (p. 96), russe et serbe (p. 97-100), arménienne (p. 101), enfin gréco-byzantine (p. 102-105). Ces notices, dont le développement est généralement limité, visent d’abord à établir un état des lieux, les réalisations étant étudiées de manière approfondie dans la seconde partie du livre. 5 Après une introduction de Catherine Gaullier, qui montre le caractère stimulant pour chaque traduction ou invention en langue vernaculaire d’une histoire alexandrine (p. 112-114), cette seconde partie présente d’abord les réécritures médio-latines du Roman d’Alexandre. Alexandre Cizek étudie le texte de Léon de Naples (Nativitas et victoria Alexandri Magni regis) et ses développements ultérieurs, les différentes recensions de l’ Historia de preliis et l’Historia Alexandri Magni de Quilichinus de Spolète (p. 115-177). Jean- Yves Tilliette étudie pour sa part la veine épique et historiographique de l’Alexandreis de Gautier de Châtillon, dont il montre la richesse stylistique (p. 178-197). 6 La partie consacrée à l’Alexandre français constitue naturellement le plus gros chapitre de l’ouvrage (p. 199-321) : il est l’œuvre de Catherine Gaullier, Hélène Bellon-Méguelle et Janet Van der Meulen. Comme l’indique le titre du chapitre (L’Alexandre français et ses univers littéraires multiples), il s’agit non seulement de faire l’inventaire des réalisations littéraires, mais d’interroger leur signification du point de vue du développement de l’écriture en langue française et de ses différents modes. C’est pourquoi une première section s’intéresse au choix du français pour les textes alexandrins comme instrument de promotion de cette langue, depuis la version d’Albéric de Pisançon jusqu’aux traductions humanistes (p. 199-234), avant d’envisager compilations et libres adaptations (Alexandre de Paris, Thomas de Kent, Histoire ancienne jusqu’à César, Chronique de Baudouin d’Avesnes, Miroir historial, La Bouquechardière de Jean de Courcy, Fleur des Histoires, compilations sur les Neuf preux), puis des traductions plus fidèles (Alexandre en prose, Secret des secrets, Vasque de Lucène et Jacques Amyot), ainsi que des réécritures en moyen français (Renart le Contrefait, Livre de la mutacion de Fortune, Jean Wauquelin, mises en prose des Vœux du paon et du Roman de Florimont), p. 234-289. Reprenant d’un autre point de vue l’étude des œuvres, la section suivante s’attache à décrire la diversité des écritures littéraires, à la fois dans le roman et dans l’histoire (p. 289-303), tandis que la dernière partie présente les différentes continuations, celles des XIIe et XIIIe s. (Vengeance et Vengement Alexandre, Roman de Florimont, Prise de Defur et Voyage au paradis terrestre), cycle des Vœux du paon et Perceforest au XIVe siècle, mises en prose de Florimont au XVe siècle (p. 303-321)

7 Traitant des « Langues et genres littéraires de l’Alexandre italien » (p. 323-362), Michele Campopiano met d’abord en évidence dans le quatrième chapitre le plurilinguisme des textes alexandrins en Italie : le latin y tient une place importante et durable à côté des adaptations en volgare, provenant d’abord de la Vénétie puis de Toscane. L’auteur étudie ensuite les volgarizzamenti en prose, issus majoritairement de l’Historia de preliis, puis les textes en vers inspirés du même modèle. Pétrarque (De viris illustribus), Boccace

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(De casibus virorum illustrium) et les humanistes recourent aux textes historiques et écrivent en latin. Enfin deux romans en vers, le Triomfo magno de Domenico Falugio (1521) et un poème anonyme resté manuscrit, le premier texte ayant pour source Quinte-Curce, le second affichant la volonté de se démarquer des œuvres populaires, « s’inspirent des nouveaux modèles de la poésie épique italienne des XVe et XVIe siècles. » 8 Le titre donné par Amaia Arizaleta au cinquième chapitre (p. 363-411), « Alexandre aux origines de la langue et de la littérature hispanique » indique d’emblée la perspective de l’auteur. Issue de modèles latins (l’Alexandreis de Gautier, Historia de preliis), français (l’Alexandre de Paris) ou orientaux, la tradition alexandrine espagnole montre le souci, avec ses traductions et adaptations, le souci de mettre à l’honneur une « langue du royaume » qui concurrence le latin dans le domaine de l’écrit. A. Arizaleta analyse ensuite à cette lumière le Libro de Alexandre, « qui irradie toute la production médiévale hispanique » et la quatrième partie de la General estoria, puis quelques réécritures des XIVe et XVe siècles, la Glosa al regimiento de principes, de Juan Garcia de Castrojeriz, ajoutée à la traduction du De regimine principum de Gilles de Rome (1344-1350), et le Victorial de Gutierre Diaz de Games. 9 Le chapitre 6 (p. 413-430), œuvre d’Émilie Picherot, expose le cas étonnant du Rrekontamiento del rrey Alisandre, texte manuscrit du XVIe siècle écrit en aljamiado, transcription phonétique en alphabet arabe du dialecte roman, qui offre une version romancée de la sourate XVIII du Coran, la sourate de La Caverne. 10 Catherine Gaullier présente dans le chapitre 7 (p. 431-450) les sept traductions ou adaptations en hébreu du Pseudo-Callisthène ou de ses dérivés. Composées à partir de versions arabes ou de l’Alexandre français, parfois directement traduites du grec, qui accordent un développement plus ou moins important au récit de la visite d’Alexandre à Jérusalem, tiré de l’Historia de preliis, ces traductions, parfois intégrées à des chroniques, s’inscrivent généralement dans une perspective didactique. Parmi ces textes, le Sefer Alexandrus Makdon d’Immanuel ben Jacob Bonfils se recommande par son originalité, qui associe écriture de la fiction et exploration de nombreuses traditions juives. 11 Ce sont les pratiques littéraires de la réécriture qu’examine Margaret Bridges dans le chapitre 8 (p. 451-490), réservé aux Lettres anglaises. Elle étudie le passage du latin au vieil puis au moyen anglais, avec les hésitations ou les manifestations d’indépendance qui s’affirment progressivement à l’égard de cette langue du savoir. Elle montre ensuite, à travers le Kyng Alisaunder (fin XIIIe) l’apparition du romance, puis l’œuvre monumentale de Gilbert Hay (Buik of King Alexander the Conquerour, 1460) la variété à la fois littéraire et linguistique des réécritures inspirées par les œuvres françaises, dont les auteurs tantôt restent discrets à l’égard de leurs sources, tantôt au contraire les commentent, restant avant tout des traducteurs ou faisant œuvre, comme Gilbert Hay, de compilateur. Une dernière partie du chapitre étudie les œuvres d’un point de vue stylistique, romans allitératifs (Wars of Alexander), romans rimés (Kyng Alisaunder) et roman en prose (Prose Life of Alexander). 12 C’est aussi la part prise à la formation d’une identité linguistique et littéraire qu’interrogent Sophie Masse et Christophe Thierry dans le neuvième chapitre, consacré aux textes alexandrins en langue allemande (p. 491-570) Leur étude comporte trois moments. Ils font d’abord l’inventaire des textes, depuis l’Alexander de Lamprecht (milieu du XIIe siècle) jusqu’au Puech des grozzen Alexander (Livre d’Alexandre le Grand) de

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Hartlieb (milieu du XVe siècle), en montrant l’affermissement progressif de la conscience linguistique des traducteurs (p. 492-508). Une deuxième partie (p. 509-540) étudie les sources des œuvres recensées et l’attitude des auteurs à l’égard de celles-ci. Dans un troisième temps (p. 541-570) les œuvres sont étudiées du point de vue des genres littéraires dont elles se rapprochent. Lamprecht et ses continuateurs (Vorauer Alexander, Strassburger Alexander) ont partie liée avec l’écriture romanesque ; Ulrich von Etzenbach compose un texte aux aspects chevaleresques et courtois, où apparaissent certains traits religieux, alors que Rudolf von Ems prend une certaine distance à l’égard des valeurs courtoises et se rapproche à certains moments de l’historiographie, lui qui est par ailleurs l’auteur d’une Weltchronik. Au XIVe s., Seifrit pratique une esthétique de la brevitas, partagée par l’auteur du Grosser Alexander, qui met en valeur une dimension didactique et morale, tout comme la Cronica Alexandri des grossen Konigs ; Hartlieb, de son côté, présente son texte comme une chronique. Les auteurs soulignent en conclusion l’influence de l’historiographie sur la tradition alexandrine germanique. 13 Les six chapitres suivants, nécessairement plus brefs, traitent des adaptations dans le reste des langues européennes. Dans les adaptations néerlandaises (chapitre X, p. 571-588), Janet van der Meulen montre la place majeure des Alexanders geesten de Jacob van Maerlant (1258-1260), tirées essentiellement de l’Alexandreis et empruntant aussi à des sources diverses, à l’exception du roman français : elles seront réutilisées plusieurs fois par la suite, ainsi que le Miroir historial de Vincent de Beauvais. Paraphrasées en prose, elles deviendront l’Alexander de Groote plusieurs fois imprimé à la fin du XVe s. Alexandre tient aussi une place notable dans le Spiegel historiael et la Rijmbibel de Van Maerlant. Les Vœux du paon (Roman van Cassamus, vers 1310) eurent un succès considérable. 14 Les adaptations scandinaves (chapitre XI, dû à Torfi H. Tulinius, p. 589-595) sont représentées par le texte norrois de l’évêque Brandur Jónsson, l’Alexanders saga (avant 1264), issue de l’Alexandreis et la version suédoise du Konung Alexander (après 1375), issu de l’Historia de preliis. 15 Présentées par Eloïse Adde-Vomáčka comme une réaction au latin des clercs et à l’allemand des cours royales et seigneuriales, les adaptations tchèques (chap. XII, p. 597-604) sont représentées par l’Alexandreida, œuvre à perspective historique, tirée esentiellement de l’Alexandreis et qui fonde l’octosyllabe tchèque, et l’Historie Alexandra Velikého, traduction de l’Historia de preliis, qui se rattache à un courant moraliste séculier. 16 Dans le chapitre XIII, réservé à l’Alexandre russe, Elena Koroleva évoque tout d’abord (p. 605-617) les conditions dans lesquelles se constitue, à partir d’influences qui varient au cours des siècles (grec, puis bulgare, puis serbe) la langue littéraire dans laquelle sont écrits deux textes, sources de plusieurs autres : l’Alexandrie des Chroniques ( XIIe siècle) et l’Alexandrie de Serbie, tous deux issus du Pseudo-Callisthène, à partir du vieux- serbe pour le second. Une deuxième section (p. 617-632), analyse avec soin le caractère des transformations subies par les deux textes dans leurs nombreuses versions successives jusqu’au XVIIe siècle. Enfin la troisième section (p. 633-637) met en lumière l’originalité de chacune des deux traditions alexandrines russes. Alors que l’Alexandrie des Chroniques est étroitement apparenté au genre historiographique, l’Alexandre de Serbie offre le premier exemple « de ce qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de roman ». 17 Les versions arméniennes de l’histoire d’Alexandre, étudiées par Giusto Traina (chapitre XIV, p. 639-647), remontent, pour la première (Ve siècle), à la tradition

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grecque la plus ancienne du Pseudo-Callisthène. Au XIIIe s., le texte a été assorti de commentaires poétiques sapientiaux (les kafas) : le XVIe voit la multiplication des ces kafas, et une version populaire de type folklorique apparaît au XVIIe s.

18 Clôturant ce vaste panorama, l’étude de Corinne Jouanno sur les mutations grecques tardives du Pseudo-Callisthène (chapitre XV, p. 648-678) traite de trois réécritures tardo- et postbyzantines, le Poème du Marcianus graecus 408, de la Rimada et de la Recension ζ. Les deux premières son écrites en vers politiques, dérivent de versions antiques ou proto-byzantines et font encore d’Alexandre un roi païen, alors que la troisième, écrite en prose, fait du macédonien un serviteur de Dieu. Les trois versions connaissent des influences exogènes, comme celle de la littérature chronographique, du livre de Daniel et surtout des romans de chevalerie de l’époque tardo-byzantine : traits oraux, avec les adresses à l’auditoire, place de l’amour et importance donnée aux personnages féminins, tous éléments particulièrement sensibles dans la Recension ζ. Enfin un texte original, l’Histoire d’Alexandre et de Sémiramis, reine de Syrie, connu par des témoins du XVIe s., réécrit complètement l’histoire du conquérant, dont l’histoire se superpose à celle de Salomon et de la reine de Saba. 19 On ne peut que louer le haut niveau scientifique et la cohérence du travail représenté par les contributions, agrémentées de citations dans la langue originale, accompagnées de traductions, qui sont réunies dans ce premier volume. Elles présentent de manière approfondie un « univers alexandrin médiéval », avec d’intéressantes problématiques, qui se rattachent notamment à la mise en œuvre, à travers les textes alexandrins « naturalisés », d’une conscience littéraire et linguistique des langues vernaculaires. Un seul petit regret. On aurait aimé que l’introduction générale présente de manière plus précise le contenu des quatre volumes, et que le premier de ceux-ci comporte une table des matières destinée à en faciliter le maniement, les divers index étant naturellement reportés à la fin de l’ensemble des ouvrages.

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INDEX

Parole chiave : Alessandro, kafa Keywords : Alexander, kafa Thèmes : Alexandre, Alexander, Alexanders geesten, Alexanders saga, Alexandre en prose, Alexandreida, Alexandreis, Alexandrie des Chroniques, Alexandrie de Serbie, Bouquechardière, Buik of King Alexander the Conquerour, Chronique de Baudouin d’Avesnes, Cronica Alexandri des grossen Konigs, De casibus virorum illustrium, De regimine principum, De viris illustribus, Fleur des Histoires, General estoria, Glosa al regimiento de principes, Grosser Alexander, Histoire ancienne jusqu’à César, Histoire d’Alexandre et de Sémiramis, Historia Alexandri Magni, Historia de preliis, Historie Alexandra Velikého, Konung Alexander, Kyng Alisaunder, Libro de Alexandre, Livre de la mutacion de Fortune, Miroir historial, Nativitas et victoria Alexandri Magni regis, Perceforest, Poème du Marcianus graecus 408, Prise de Defur, Prose Life of Alexander, Pseudo- Callisthène, Puech des grozzen Alexander, Recension ζ, Renart le Contrefait, Rimada, Roman d’Alexandre, Roman de Florimont, Roman de Florimont en prose, Roman van Cassamus, Rrekontamiento del rrey Alisandre, Secret des secrets, Sefer Alexandrus Makdon, Spiegel historiael Rijmbibel, Strassburger Alexander, Triomfo magno, Vengeance Alexandre, Vengement Alexandre, Victorial, Vœux du paon en prose, Voyage au paradis terrestre, Vœux du paon, Vorauer Alexander, Wars of Alexander, Weltchronik nomsmotscles Albéric de Pisançon, Alexandre de Paris, Boccace, Brandur Jónsson, Gautier de Châtillon, Gilbert Hay, Gilles de Rome, Gutierre Diaz de Games, Immanuel ben Jacob Bonfils, Jacob van Maerlant, Jean de Courcy, Jean Wauquelin, Johannes Hartlieb, Juan Garcia de Castrojeriz, Lamprecht, Léon de Naples, Pétrarque, Quilichinus de Spolète, Rudolf von Ems, Seifrit, Thomas de Kent, Ulrich von Etzenbach, Vasque de Lucène, Vincent de Beauvais Mots-clés : Alexandre, kafa

AUTEURS

FRANÇOIS SUARD

Université Paris Nanterre

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Les Manuscrits médiévaux témoins de lectures Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2015

Catherine Nicolas Catherine Croizy-Naquet, Laurence Harf-Lancner et Michelle Szkilnik (éd.)

RÉFÉRENCE

Les Manuscrits médiévaux témoins de lectures, études recueillies par Catherine Croizy- Naquet, Laurence Harf-Lancner, Michelle Szkilnik, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2015, 258 pages.

1 Dans la lignée de Sarah Huot et de Keith Busby, qui avaient ouvert la voie à une nouvelle approche du codex, l’ouvrage dirigé par Catherine Croizy-Naquet, Laurence Harf-Lancner et Michelle Szkilnik revient sur le lien qui unit la forme du volume à l’histoire de ses usages, en se donnant pour objet la recherche des « indices de la manière dont ont été lues et interprétées les œuvres qu’il contient » (p. 9). Le programme est ambitieux – avec plus de six siècles de production (depuis les manuscrits carolingiens jusqu’aux premiers incunables), deux langues (latin, français et manuscrits bilingues), des objets multiples (recueil, ensemble de manuscrits, collection d’un individu ou d’une bibliothèque), des points de vue variés (celui du copiste, de l’enlumineur, de l’imprimeur, du lecteur bien réel qui annote ou corrige le texte, etc.) et des approches diverses (de l’histoire des bibliothèques, à la généalogie, en passant par la codicologie, ou le commentaire littéraire) – et courait le risque de la dispersion. Toutefois, l’introduction de Michelle Szkilnik recentre les objectifs du volume autour de trois figures qu’elle identifie : le « lecteur bien charnel », celui qui a porté de annotations sur le manuscrit ou a laissé des traces de sa lecture ; l’auteur, dans la réception que les copistes font des textes (autorités latines, autorité plus incertaines ou fictives comme Merlin), dans la façon dont les recueils inventent une vie exemplaire à l’auteur et imposent un sens à sa vie (poète martyr, amant courtois, pécheur converti, etc.) et dans les personnalités des grands écrivains qui limitent la liberté des

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compilateurs en gardant le contrôle sur leurs œuvres ; les éditeurs, enfin, ou les concepteurs de manuscrits, qui règlent la production du codex et la mise en place du programme iconographique. L’organisation des articles se fait, un peu artificiellement, autour des lieux de production ou de consommation du codex – le lecteur est traqué dans la bibliothèque, dans le scriptorium, dans le cabinet de l’auteur, et dans l’atelier de l’enlumineur –, révélant des figures qui font émerger, dans leur juxtaposition, le lecteur médiéval.

2 La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux lecteurs des bibliothèques publique (celle du collège de la Sorbonne dans la contribution de Gilbert Fournier) ou privée (celle de Charles V dans celle de Marie-Hélène Tesnière) au tournant des XIVe et XVe siècles. Le premier se propose d’« interroger les modalités d’accès des lecteurs aux livres et [de] caractériser les emprunts en fonction du milieu d’origine de l’emprunteur » (p. 17). Il concentre son étude autour d’un lecteur « extra domum », extérieur à l’institution, le parlementaire Simon de Plumetot (1371-1443) dont il retrace l’activité, depuis ses emprunts de manuscrits à la bibliothèque jusqu’aux copies des œuvres de Richard FitzRalph qu’il fait ou fait faire pour sa propre bibliothèque. Le lecteur qui se dessine témoigne d’une « curiosité intellectuelle et d’un investissement hors du commun » qui servent une sensibilité civique qui rappelle celle des premiers humanistes italiens et de l’humanisme français de la première moitié du XVe siècle. De son côté, Marie-Hélène Tesnière recense et analyse finement les ouvrages de la bibliothèque royale de Charles V (fondée en 1372) qui portent des tables des matières ou des systèmes de références destinés à une lecture sélective du manuscrit. Elle examine notamment le manuscrit particulier du roi (Besançon, Bibliothèque Municipale, 434) pour montrer comment, à côté de la lecture de consultation et de la lecture magistrale pour le roi et son entourage, se développe un mode de lecture nouveau : la « lecture savante de consultation ». 3 Le second volet s’intéresse au lecteur dans le scriptorium, avec les trois contributions de Richard Trachsler, Maximilian Diesenberger et David Ganz. Le premier revient sur l’immense corpus des Prophéties de Merlin et sur les tentatives de décryptage qui en ont été faites dans les commentaires latins puis dans les traductions françaises de l’œuvre. Il repère en particulier le manuscrit British Library, Add. MS 45103, qui propose une traduction en vers et une interprétation des prophéties : le commentaire prend ici la forme de gloses en attente d’être copiées dans le vers, dans l’espace laissé entre deux vers, ou dans les marges, quand elles n’ont pas été coupées par les relieurs. Ce sont autant de traces d’exégètes vernaculaires qui ont essayé, par leur traduction, de lever les obscurités de ces textes énigmatiques. Maximilian Diesenberger reste lui aussi dans l’atelier du copiste pour saisir au plus près les conditions de la fabrication d’un manuscrit hagiographique (Bayerische Staatbibliothek, CLM 4554) : entre les choix initiaux reflétés par la table établie par le premier copiste et les deux autres phases de rédaction, plus tardives et sous une autre main, se dessine toute l’histoire d’une congrégation prise dans les incertitudes politiques d’une région passée sous domination carolingienne. David Ganz, enfin, s’intéresse aux copies carolingiennes des œuvres de Virgile et à leurs gloses. Il identifie des gloses d’époque carolingiennes dans le manuscrit 165 de Berne (gloses qui révèlent des préoccupations contemporaines du glossateur), le manuscrit d’Oxford Auct. F. 2 8 (indication du milieu des glossateurs) et le manuscrit de Valenciennes, Bibliothèque Municipale, 407, dont il donne une très utile transcription (gloses d’un lecteur anonyme de l’époque carolingienne).

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4 Dans la troisième partie, le propos se recentre sur la figure de l’auteur, mais de l’auteur tel qu’il est montré par le manuscrit qui présente ses œuvres. Qu’il s’agisse d’un manuscrit autographe ou supposé tel ou de manuscrits préparés par un compilateur, les traces laissées dans les manuscrits trahissent un intérêt précoce du public pour la figure de l’auteur – même avant les grandes figures du XIVe et du XVe siècles –, et une vraie pertinence de l’étude de la réception de ces manuscrits. Le premier des quatre articles ici réunis fait ainsi émerger les figures de Marie de France en rapport avec son frère supposé, Thomas Beckett (British Library, MS Harley 978), de Robert de Blois (Paris, Arsenal, 5101), d’Adam de la Halle (Paris, Arsenal, 25566) et de Rutebeuf (Paris, Bibliothèque nationale de France, français 837). Milena Mikhaïlova-Makarius démontre avec beaucoup de finesse comment le travail de compilation construit une figure d’auteur en associant vie et œuvre de l’auteur, biographie et bibliographie, vie de l’auteur et vie exemplaire, avec à l’horizon le modèle des vies de saints. Clothilde Dauphant continue cette exploration avec les figures de Guillaume de Machaut, de Froissart (Paris, Bibliothèque nationale de France, 830 et 831) et d’Eustache Deschamps édité par Raoul Tainguy (Paris, Bibliothèque nationale de France, français 840). Sylvie Lefèvre, quant à elle, revient à nouveaux frais sur le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, nouvelles acquisitions françaises 10057 (ms Barrois ; ms F) et sur la version du Jean de Saintré d’Antoine de la Salle qu’il propose. Après avoir rouvert les dossiers de l’écriture autographe et de la place problématique du manuscrit Barrois dans la tradition, elle analyse sa mise en page et son découpage en chapitre en le comparant avec le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, nouvelles acquisitions françaises 20234 pour montrer que les deux versions opposées révèlent dans Jean de Saintré moins un récit que le lieu de la théorisation d’un nouveau roman. Le dernier article, de Virginie Minet-Mahy et Jean-Claude Mühlethaler, se penche sur le Livre d’Amis de Charles d’Orléans comme témoin de l’écriture et de la lecture croisées que pratiquaient les poètes dans le milieu de Blois. Partant des traces lisibles dans la mise en page des rondeaux, ils dégagent la possibilité d’une « lecture pour l’autre », d’une performance à voix haute, qui ferait des poèmes des petits sketches qui recourraient à des gestes et des modulations de voix ; mais aussi d’une lecture plus intime, plus personnelle, attentive aux pictogrammes et aux petits symboles portés sur le texte du manuscrit. L’étude des textes qui forment le « Concours de Blois » – dont on a pu penser, sans doute à tort, qu’il avait réuni les poètes dans un moment de création collective – et la présentation précise des relations qu’ils entretiennent avec le reste du recueil mettent au jour l’idée d’une création poétique appuyée sur une lecture fine et personnelle du recueil en entier préalable à la création poétique. La composition des poèmes apparaît donc comme un dialogue, non pas entre des poètes réunis, mais entre un poète et les poèmes de ses prédécesseurs. Il y a donc bien jeu d’écriture, réponse aux textes préexistants, mais dans un rapport plus intime à l’ensemble du recueil et des poèmes lus. Les questionnements soulevés, sur la lyrique, sur la sincérité, le mensonge, la tromperie en milieu de cour montrent comment l’exercice de style ouvre une réflexion sur l’écriture courtoise et permet aux deux critiques de revenir sur les modalités de l’écriture de la poésie lyrique en milieu de cour au XVe siècle.

5 Le dernier volet fait entrer les images dans la discussion. Il réunit deux communications qui visent à montrer comment l’image (enluminure dans le manuscrit ou gravure sur bois dans l’édition) est encore un relais et un guide dans la lecture. Marina Tramet s’intéresse à une famille de manuscrits du Roman de la Violette (ms B : Paris, Bibliothèque nationale de France, français 1374, et C : Saint-Pétersbourg,

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Bibliothèque Nationale, Q. v. fr. 3 XIV) restée à part des traductions et des adaptations en prose qui ont touché la version « vulgate » de ce roman, et qui présente une réception ancienne du roman et une lecture subtilement différente de celle de la vulgate. Son analyse iconographique montre que, sans aller jusqu’à dire que la transposition iconographique trahit le texte, le choix des images réoriente son interprétation de manière subtilement moralisante et souligne sa valeur de Bildungsroman, comme pour apprivoiser un récit audacieux où Gerbert de Montreuil exploiterait de manière parfois dangereuse la rhétorique courtoise. L’analyse de Florence Bouchet arrive à une conclusion similaire avec un roman autrement plus licencieux : le Roman de la Rose. Elle explore la disposition matérielle du texte, les bois qui l’accompagnent et les traces laissées par les lecteurs (soulignements) afin de voir les différents niveaux de lecture et les tensions qui les animent (affichage ou euphémisation du message licencieux du roman) et de montrer comment la position du lecteur oscille entre apprentissage et polémique. Son analyse, très fine, garde toujours comme horizon la querelle du Roman de la Rose, replace les données matérielles et leur commentaire au plus près des positionnements de lecteurs que la querelle a portées sur le devant de la scène (Christine de Pisan, Pierre Col, Gerson), et met en avant, finalement, un roman difficilement contrôlable malgré les éléments de guidage du lecteur. 6 Bien que l’on puisse regretter l’absence d’un index des manuscrits, des œuvres et des auteurs cités, cet ouvrage stimulant montre, encore une fois, combien l’étude des supports matériels et de la mise en page du codex sont fructueux pour la compréhension des œuvres médiévales et de leur réception. Le programme immense annoncé dans l’introduction (six siècles, deux langues, autant de manuscrits) appelle de nouvelles études et, au delà des études cas et des monographies, une synthèse théorique sur le lecteur médiéval.

INDEX

Keywords : author, codex, compilation, edition, iconography, incunabulum, library, manuscript, reader, reception, rondeau nomsmotscles Adam de la Halle, Antoine de la Salle, Charles V, Charles d’Orléans, Gerbert de Montreuil, Eustache Deschamps, Guillaume de Machaut, Jean Froissart, Marie de France, Raoul Tainguy, Richard FitzRalph, Robert de Blois, Rutebeuf, Simon de Plumetot, Thomas Beckett, Virgile Parole chiave : autore, biblioteca, compilazione, codex, edizione, iconografia, incunabolo, lettore, manoscritto, ricezione, rondò Mots-clés : auteur, bibliothèque, compilation, codex, édition, iconographie, incunable, lecteur, manuscrit, réception, rondeau Thèmes : Jean de Saintré, Livre d’Amis, Prophéties de Merlin, Roman de la Rose, Roman de la Violette

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AUTEURS

CATHERINE NICOLAS

Université Paul-Valéry, Montpellier – CEMM / EA 4583

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Le Miroir de Renart. Pour une redécouverte de « Renart le Contrefait » Louvain-la-Neuve, Publications de l’Institut d’Études Médiévales, 2014

Corinne Pierreville Craig Baker, Mattia Cavagna, Annick Englebert et Silvère Menegaldo (éd.)

RÉFÉRENCE

Le Miroir de Renart. Pour une redécouverte de « Renart le Contrefait », éd. Craig Baker, Mattia Cavagna, Annick Englebert, Silvère Menegaldo, Université catholique de Louvain, Publications de l’Institut d’Études Médiévales, « Textes, Études, Congrès » 27, Louvain- la-Neuve, 2014, 238 p.

1 Le Miroir de Renart est un recueil regroupant onze articles présentés lors du colloque international « Speculum Vulpis. Pour une redécouverte de Renart le Contrefait » qui s’est tenu à l’université de Bruxelles les 27 et 28 mai 2011. L’ouvrage poursuit un triple dessein : établir un état des lieux des connaissances dont nous disposons à l’heure actuelle pour aborder cette œuvre luxuriante et complexe, dégager son fonctionnement et ses enjeux à partir de l’analyse approfondie de points de littérature et de langue précis, ouvrir de nouvelles pistes de recherche à venir. Le souci de clarté et de rigueur ayant constamment guidé les auteurs se manifeste en particulier dans l’adjonction à la fin du recueil d’un résumé de chacune des communications, d’un index nominum et d’un index verborum d’un grand secours pour aborder ce récit au foisonnement parfois déroutant.

2 Une copieuse introduction présente les manuscrits conservant ses deux versions, la rédaction A de 32000 octosyllabes du manuscrit Bibliothèque nationale de France, français 1630 et la rédaction B de 41150 vers et 60 folios de prose conservée dans le manuscrit de Vienne, Österreichische National Bibliothek, 2652 et le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, français 370. Elle rappelle utilement l’ensemble des éditions existantes, complètes ou partielles, sans omettre de mentionner les projets les

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plus récents, la nouvelle édition en ligne de la rédaction B par Annick Englebert ou la préparation de l’édition de la version A par une équipe du CIHAM de l’université de Lyon. Elle passe ensuite en revue les analyses que Renart le Contrefait a suscitées jusqu’à présent. Ce tour d’horizon préliminaire et la bibliographie détaillée qui l’accompagne sont d’un extrême intérêt pour la recherche et mettent en lumière les multiples champs d’étude auxquels se prête le roman. 3 Les travaux antérieurs sont loin, en effet, d’en avoir épuisé un intérêt que les contributeurs abordent par différents biais, linguistiques, paléographiques et littéraires. L’étude du vocabulaire menée par Yann Greub dévoile la richesse, mais surtout la diversité sémantique d’un récit puisant à des sources lexicales variées. En s’appuyant sur un examen détaillé des procédés de rubrication et des enluminures ornant le manuscrit 1630, Keith Busby établit qu’ils constituent autant de jalons guidant et orientant le lecteur au sein de la narration, tandis qu’Annick Englebert concentre son examen sur la rédaction B afin de dégager méthodiquement les mérites et les faiblesses de l’édition de Raynaud pour établir un nouveau protocole éditorial. 4 Le roman est encore envisagé à partir des procédés littéraires révélateurs de sa spécificité. La satire et l’allégorie, analysées par Armand Strubel, confèrent à la narration une visée encyclopédique et totalisante que confirme l’étude menée par Baudouin Van der Abeele sur la représentation de la chasse au vol, relevant aussi bien d’une satire des clercs, des nobles, que des grands bourgeois. L’examen de la longue partie en prose de la version B permet à Margherita Lecco de dévoiler les rapports complexes noués entre l’auteur et son personnage, Renart, qui constituent sans doute l’un des éléments les plus fascinants de cette œuvre aux multiples facettes. 5 La question de l’intertexualité occupe naturellement une place privilégiée dans le recueil, tant il est vrai que le Contrefait ne se conçoit que dans un constant travail de réécriture, de recomposition et de recréation de la matière antérieure. Si sa dette à l’égard du Livre du Trésor de Brunetto Latini transparaît dans la réutilisation de détails ponctuels, elle s’étend à une même conception de l’histoire où se rejoignent histoire individuelle et histoire universelle, comme l’illustre Silvère Menegaldo. L’analyse des différents types d’emploi de la matière biblique dressée par Jean-Marie Fritz révèle un romancier plus soucieux de s’interroger sur l’origine du Mal que sur la question du salut, la vision de l’humanité qui traverse le texte s’avérant fort sombre. Craig Baker le confirme par son étude des emprunts à l’Image du monde de Gossuin de Metz dans la branche VII. En révélant à quel point le savoir, en particulier astrologique et astronomique, peut se montrer tour à tour fascinant et inquiétant, Catherine Gaullier- Bougassas met en exergue le grand principe de réversibilité qui sous-tend l’ensemble du roman. De fait, le mérite de ces articles ne consiste pas uniquement à établir avec précision les sources auxquelles cet auteur du XIVe siècle aux connaissances encyclopédiques a puisées, mais d’interroger le travail de réappropriation et de reconstruction qui est le sien, car la réécriture concourt à la structure profonde de l’œuvre comme en témoigne, entre autres, l’épisode de Virgile dans la corbeille étudié par Mattia Cavagna. 6 Les contributions réunies dans cet ouvrage prêtent à des discussions ou des approfondissements dont les contributeurs sont les premiers convaincus. On pourrait ainsi préciser que le e muet n’est pas la seule voyelle présentant un traitement inattendu, puisqu’il peut s’élider alors qu’il est suivi d’une consonne et doit parfois être lu pour respecter le rythme de l’octosyllabe alors qu’il est au contact d’une voyelle.

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L’élision s’étend parfois à d’autres voyelles, ce qui permet de réinterpréter le problème posé par le vers 29698 du ms. B : « Une geline aert par le col ». 7 On peut certes supposer, comme le fait Annick Englebert, que le e initial de geline ne se lit pas car il a pour seule fonction de noter que le g n’est pas une occlusive post-dorso- vélaire, mais une constrictive pré-palatale. Mais il serait peut-être plus simple d’envisager que le digramme ae de aert doit se lire d’une seule émission de voix, d’autant que l’infinitif latin haerere a donné naissance à deux infinitifs de même sens, aerdre et erdre, et que l’élision de voyelles autres que le e muet est attestée par de nombreux cas dans la rédaction A, Israel comptant par exemple pour deux syllabes au vers 19892. 8 Il n’est pas certain par ailleurs qu’on puisse suivre Keith Busby quand il suppose que la rubrication du manuscrit 1630 a précédé la copie du texte afin de guider le scribe. Si tel était le cas, on s’expliquerait mal que des majuscules en rouge soient manquantes, comme cela se produit dès le vers 853 du folio 6c pour le R de Renars et dans six autres occurrences1. D’autre part, si l’on s’en tient à l’aspect matériel du texte dans le manuscrit, il serait sans doute bon de s’attacher aux manicules apparaissant dans ses marges pour en souligner les passages importants, comme en témoigne la reproduction du folio 134v à la page 175 du recueil. Elles constituent, elles aussi, des repères non négligeables jalonnant et orientant la lecture, même si l’on ignore à qui elles sont dues, le copiste ou l’un des possesseurs du manuscrit, et à quel moment elles sont précisément apparues dans les marges. 9 Parmi les multiples points d’analyse littéraires soulevés par ces onze contributions passionnantes, nous n’en retiendrons ici qu’un seul illustrant la résistance opposée par le Contrefait à des lectures univoques. La rédaction A est la seule à imaginer qu’un brave homme vient consulter Renart afin de savoir s’il a raison d’épouser une femme plus jeune que lui. Le protagoniste le détourne de son projet en s’appuyant sur la réécriture, généralement perçue comme misogyne, de quatre récits antérieurs, l’exemplum de la chèvre et du vignoble, le lai du Laüstic et du Bisclavret de Marie de France, la fable du rat des villes et du rat des champs. Mais en transformant ainsi Renart en conseiller matrimonial, le romancier ne souhaite-t-il pas attirer notre attention sur la dimension déceptive de son discours et sur le triomphe du Mal dans le monde plus que sur les vices des femmes ? 10 En amorçant de nouvelles et multiples perspectives de recherche, le Miroir de Renart remplit parfaitement l’objectif qu’il s’était fixé car il atteste de la séduction qu’exerce le Contrefait par-delà ou en raison même de sa prolixité irrépressible et de sa complexité.

NOTES

1. Voir aussi le R de Renart manquant au vers 13008 du folio 80d, le E de Eoli au vers 20874 du folio 129a, le A de Adans au vers 20990 du folio 129c, le O de Or au vers 21685 au folio 134a, le B de Biclarel au vers 30659 du folio 189c. Au vers 23016 du folio 142c, on ignore quelle majuscule

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manque car le personnage n’est plus nommé par la suite et son indentification reste problématique.

INDEX

Thèmes : Bisclavret, Image du monde, La chèvre et le vignoble, Laustic, Le Rat des villes et du rat des champs, Renart, Renart le Contrefait, Trésor nomsmotscles Brunet Latin, Gossuin de Metz, Marie de France Parole chiave : allegoria, astronomia, astrologia, caccia, enciclopedia, intertestualità, lessico, male, miniatura, rubrica, satira Keywords : allegory, astronomy, astrology, encyclopedia, evil, hunting, illumination, intertextuality, rubric, satire, vocabulary Mots-clés : allégorie, astronomie, astrologie, chasse, encyclopédie, enluminure, intertextualité, lexique, mal, rubrique, satire

AUTEURS

CORINNE PIERREVILLE

Université Jean Moulin-Lyon 3 - CIHAM UMR 5648

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Obscène Moyen Âge ? Paris, Honoré Champion, 2015

Carine Giovénal Nelly Labère (éd.)

RÉFÉRENCE

Obscène Moyen Âge ?, sous la direction de Nelly Labère, Paris, Honoré Champion, 2015, 400 p.

1 Cet ouvrage dirigé par Nelly Labère présente le fruit des investigations d’éminents médiévistes qui ont choisi de s’interroger sur la définition de l’obscène dans les sciences humaines au Moyen Âge. Par le moyen, selon les mots de Nelly Labère, « d’une forme d’écriture et de pensée qui tient davantage de l’expérimentation et de la mise à l’épreuve que de l’exposé scientifique sûr de lui-même et de son projet », les auteurs proposent questionnement et réflexions sur un objet « qui se joue des normes esthétiques, psychologiques et politiques [...], qui joue avec l’ordre des discours qu’il attaque, conteste, au point, souvent, d’en dénoncer les contradictions » (p. 343). Projet ambitieux, foisonnant, aux problématiques complexes, qui porte un regard neuf tant sur la notion ambivalente d’obscène que sur cette période médiévale à laquelle cette notion est d’ordinaire liée – non à tort, car l’obscène existe bel au bien au Moyen Âge mais, ainsi que le démontrent les auteurs de cet ouvrage, pour des raisons souvent erronées.

2 Qu’est-ce que l’obscène ? La définition, d’entrée, pose problème : « [...] est-il la manifestation impure de la sexualité (scaevus et caenum) ? Ou bien la représentation de ce qui doit rester hors de scène (ob scaena) ? Est-il une disharmonie volontairement dangereuse ou une rupture tonale ludique ? » (p. 11-12). La définition générique fait de l’obscène et de son corollaire, l’obscénité, un concept instable qui désigne ce qui n’est pas montrable, ce que l’on doit tenir hors de la scène parce qu’il offense la pudeur et la décence, tout en ne relevant d’aucune catégorie esthétique, philosophique, sociologique. Selon Le Robert, est obscène « ce qui blesse délibérément la pudeur en suscitant des représentations d’ordre sexuel ». L’obscénité est une dissonance dans le

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discours, et dépendrait donc de la subjectivité de chacun et des conventions de chaque époque. Le Moyen Âge connaît et le mot — obscenitas est employée dès le XIe siècle – et la chose – on citera le Christ ithyphallique dans un manuscrit liturgique du IX e siècle. Mais il existe une réelle difficulté à appréhender, mille ans après, ce qui fut effectivement transgressif ou non pour les hommes du Moyen Âge. Pour éviter le piège de l’anachronisme, l’étude des œuvres médiévales implique une indispensable recontextualisation afin d’analyser le rapport entre pratiques littéraires et sensibilité sociale. 3 La première section de l’ouvrage, par Aurelle Levasseur, interroge le droit et l’obscène : sentiment d’une transgression, d’un scandale moral, l’obscénité intéresse le domaine juridique et collectif. Ambivalente, elle est à la fois phénomène subversif mettant en péril la moralité d’une société, et lien communautaire permettant à cette même société de subsister par le jeu de la transgression des règles morales et la création d’une bulle de liberté prophylactique. Autrement dit, l’ob scaena, ce qui doit rester hors scène, caché, n’en existe cependant pas moins et à défaut d’être éliminé, doit être encadré. Ainsi, concernant le « soulagement populaire », prostituées, jongleurs et déchets organiques sont des maux nécessaires ; jeux, exécutions publiques et obscénité populaire, des moments infâmants mais circonscrits dans le temps. L’obscénité judiciaire inclut aussi la torture liée à la nudité, au sang, aux aveux choquants. 4 La deuxième section, « Chanter l’obscène », par Katy Bernard et Madeline Jeay, étudie la fin’amor poétique et sa réplique obscène notamment chez le duc Guillaume d’Aquitaine : auteur de textes basés sur les images et principes de la philosophie amoureuse de la fin’amor, le duc a aussi expérimenté un type de chant présentant de façon crue ses aventures sexuelles, chant trop vite présenté comme un envers, un contre-chant de ses poésies courtoises. Les auteurs démontrent que cette poétique chante en fait « un rapport différent à l’autre féminin, plus simple, plus direct ; un rapport qui consacre poétiquement le désir et le plaisir immédiats, mais toujours dans un souci de réciprocité et d’équité [...], mal comprise et assimilée à l’obscène alors qu’elle n’était qu’une grivoiserie » (p. 84). Se pose notamment la question de la différence entre le grivois et l’obscène, subordonnée à la réception faite par le lecteur : « pleinement intégré et n’offrant pas de hiatus, le terme ordurier (caenum) sera alors qualifié de grivois, s’il est partagé comme valeur commune dans le cercle d’émission et de réception ; à l’inverse, l’obscène (ob-scaena) fait du recueil une caisse de résonance des voix discordantes » (p. 85). 5 Considéré comme le genre obscène médiéval par excellence, le fabliau occupe la section 3 (Tania Van Elmelryck et Nelly Labère) : genre « du derrière », genre mineur « exhibant essentiellement des postérieurs », genre qui joue de la transgression « pour assimiler érotisme, pornographie et obscénité » (p. 149), le fabliau est extirpé de sa gangue et nous révèle ses ressorts stylistiques, esthétiques et moraux. Quel est donc le sens du mot obscène pour les fabliaux ? Comment pensent-ils leur propre matière et la mettent-ils en scène sur le plan de la morale ou de la pudeur ? Grâce à un propos axé sur le champ de la réception synchronique du phénomène, on découvre que c’est le lecteur qui, par l’acte de lecture et de réception, active la charge obscène d’un mot ou d’une situation, que c’est sa subjectivité littéraire, construite sur les acquis de chaque individu, qui crée l’obscénité littéraire. Obscénité qui n’est ni dans l’objet, ni dans le mot qui le désigne, mais dans l’esprit de celui qui n’ose pas nommer ce qu’il désire.

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6 L’obscénité dans les arts dramatiques d’expression française de 1450 à 1550 (section 4, par Estelle Doudet et Jelle Koopman) place opportunément l’obscène sur la scena. Si l’obscène rend visible ce qui devrait rester caché, quels sont ses enjeux au théâtre, lieu du visible, art public du contact des mots et des corps ? Que devient le statut éthique de la représentation quand celle-ci dévoile ce qui devrait rester dissimulé ? Pour des arts dramatiques médiévaux volontiers qualifiés d’obscènes, où les farces grossières et scatologiques côtoient des mystères mêlant sans pudeur les souffrances des saints aux plaisanteries salaces des fous, obscène et obscénité paraissent s’imposer comme des notions-clés. Mais là encore, l’obscénité, plus qu’une définition, est un positionnement. Au-delà des types dramatiques obscènes – personnages diaboliques, lubriques ou marginaux –, on constate au théâtre la réaffirmation de cette tension précédemment évoquée, qui situe l’obscène entre ce que l’on dit et ce que l’on montre. 7 La section 5, à travers les œuvres de Beccadelli et Rabelais, étudie deux regards renaissants sur l’obscène médiéval (Roland Behar et Peter Frei). L’apparition du mot obscène dans le français vernaculaire a lieu tardivement dans le contexte humaniste du XVIe siècle et est dû au goût d’alors pour la littérature latine ; dans cette perspective, l’obscénité est réinventée par un retour à l’ancien dans un contexte nouveau. Placés à la lisière du Moyen Âge et de la Renaissance, tour à tour rejetés dans la grossièreté médiévale ou inclus dans l’humanisme renaissant, ces deux auteurs, maîtres du rire, servent de points d’appui à la réinvention de l’obscénité entre le XVe et le XVIe siècle, et à la « mise en place du dispositif d’une littérature qui se veut moderne » (p. 272) : L’Hermaphrodite de Beccadelli, imité du poète latin Martial, oscillant aux limites du licite et de l’illicite, mêle obscénité et panégyrique politique, tandis que le Pantagruel et le Gargantua de Rabelais, remaniement burlesque de la matière arthurienne, engagent la fiction romanesque sur la voie de la critique politique et religieuse.

INDEX

Parole chiave : diritto, fabliau, fin’amor, oscenità, teatro Keywords : fabliau, fin’amor, law, obscenity, theater nomsmotscles Antonio Beccadelli, Antonius Panormita, Guillaume IX d’Aquitaine, Martial Mots-clés : droit, fabliau, fin’amor, obscénité, théâtre Thèmes : Gargantua, Hermaphrodite, Pantagruel

AUTEURS

CARINE GIOVÉNAL

Docteur de l’université d’Aix-Marseille

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Sciences et Savoirs sous Charles V Paris, Honoré Champion, 2014

Pauline Lambert-Taffoureau Olivier Bertrand (éd.)

RÉFÉRENCE

Sciences et Savoirs sous Charles V, textes réunis et présentés par Olivier Bertrand, Paris, Honoré Champion, « Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge » 20, 2014, 444 p.

1 Comme Olivier Bertrand le rappelle dans l’introduction de ce riche ouvrage collectif (p. 9-16), la période du moyen français suscite vivement l’intérêt de la communauté scientifique depuis quelques années, notamment en raison de la fécondité néologique qui s’observe aux XIVe et XVe siècles et qui a laissé son empreinte dans le lexique du français moderne. Plus particulièrement, le règne de Charles V le Sage concentre les attentions, pour son contexte propice au développement conjoint de la langue française et du savoir en français, ces deux aspects étant liés par une réactualisation du topos de la translatio studii et imperii à des fins politiques. Ce recueil en quatre parties entend approfondir la connaissance que nous avons de l’univers intellectuel de la cour de Charles V et de sa très renommée « librairie », grâce à dix-huit contributions pluridisciplinaires, regroupées en quatre parties. L’ouvrage, qui se termine par deux index – l’un « des mots et concepts cités » (p. 429-432) et l’autre « des auteurs, personnages, œuvres et manuscrits cités » (p. 433-439) – ne propose pas de bibliographie générale. Néanmoins, le lecteur trouvera des bibliographies plus ou moins développées à la fin des articles d’Isabelle Vedrenne-Fajolles (« La science en français à la cour de France (2e moitié du XIVe siècle). Quelques considérations », p. 53-85), de Sabine Lehmann (« La mise en scène du texte scientifique à la fin du Moyen Âge : propriétés macro- et microstructurelles », p. 87-112), de Marta Andronache (« Academien, Geometrien, Phisicien et autres scientifiques dans la première traduction en français de La Cité de Dieu de saint Augustin par Raoul de Presles (1371-1375) », p. 159-189), de Bernard Combettes (« Quelques aspects de la syntaxe de

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Raoul de Presles dans la traduction et les gloses de La Cité de Dieu », p. 191-212), de Francesco Gregorio (« L’extension des lignes. Oresme traducteur de La Politique d’Aristote », p. 257-276), ainsi que de Guillaume Sarrat de Tramezaigues (« Nicole Oresme : ruptures précaires dans le mode de financement de l’effort de guerre », p. 279-301).

2 La première partie, « Dire et traduire à la fin du Moyen Âge », ouvre le volume sur une synthèse effectuée par Serge Lusignan dans une perspective sociolinguistique (« Le français lettré au temps de Charles V : esquisse d’un état des lieux », p. 19-36). Partant du constat que le français est une langue plurielle tout au long du Moyen Âge, celui-ci propose de centrer son article sur la seconde moitié du XIVe siècle et d’étudier les scriptae du français central, du picard et de l’anglo-français. Paradoxalement, les locuteurs estimaient parler la même langue, tout en ayant conscience des variations régionales du français. D’ailleurs, dès le XIIIe siècle, le terme « françois » désigne le français central ou parisien et le terme « roman » les français régionaux. Au XIVe siècle, malgré une remarquable expansion du français central dans les écrits officiels, le « françois » n’était pas encore la langue exclusive du dialogue entre Charles V et ses sujets, et la diffusion du picard écrit dépassait par exemple très largement l’aire géographique picarde. Serge Lusignan termine sa synthèse en rappelant que l’usage de l’anglo-français par l’administration royale et la justice anglaises connaît son apogée au moment des règnes d’Edouard III et Richard II. Il conclut sur la nécessité de continuer à étudier les relations entre ces différentes scriptae, afin de reconstituer tous les maillons de la chaîne qui conduisent de cette coexistence médiévale de différentes formes de français, à la situation actuelle, où le français central parisien est devenu la norme de la langue française, tandis que les « romans », les autres formes de français, survivent à peine sous forme de patois. Cet article peut donc se lire comme une introduction générale à ce volume, posant un cadre et ouvrant des perspectives qu’empruntent les articles suivants. Aude Mairey étudie quant à elle « Les traductions anglaises de la fin du Moyen Âge » (p. 37-51), pour montrer comment la constitution d’une culture laïque spécifiquement anglaise contribue à imposer l’anglais comme langue écrite et intellectuelle aux XIVe et XVe siècles, dans le contexte de triglossie entre le latin, l’anglo- français et l’anglais, dont l’étude s’est par ailleurs assez bien développée ces dernières années. En étudiant les prologues rédigés par les traducteurs de ces textes, Aude Mairey montre comment ceux-ci s’inscrivent dans le cadre intellectuel de la translatio studii afin de prouver que l’anglais n’est pas inférieur au latin. Elle constate néanmoins en conclusion qu’au moment où Charles V règne en France, la promotion de la langue anglaise par l’intermédiaire des traductions est moins importante que la promotion de la langue française, bien que l’enjeu ultime de ces traductions soit dans les deux cas de légitimer l’usage de la langue vernaculaire pour diffuser le savoir aux laïcs. Cette comparaison de l’anglais et du français comme langues de savoir conduit le lecteur à l’article extrêmement complet d’Isabelle Vedrenne-Fajolles (« La science en français à la cour de France (2e moitié du XIVe siècle). Quelques considérations », p. 53-85), où elle s’interroge sur la culture scientifique antique partagée à la cour de Charles V, telle que les textes médicaux qui se trouvaient dans la « librairie » du roi nous en renvoient l’image. En effet, si les manuscrits astronomico-astrologiques de la bibliothèque royale commencent à être étudiés, les textes de médecine ne le sont pas encore de façon satisfaisante. Or, Isabelle Vedrenne-Fajolles remarque que la collection de livres de médecine, si elle est assez variée, n’est que peu tournée vers la transmission des textes de l’Antiquité et concerne principalement des textes composés

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dans le monde arabe et l’Occident médiéval. Cela lui permet de conclure, d’une part, que dans le domaine médical, comme dans les autres domaines du savoir, Charles V montrait un intérêt particulier pour les textes utiles à l’exercice du pouvoir, et, d’autre part, que la médecine antique était certes bien étudiée à l’Université au XIVe siècle, mais supplantée par des textes plus récents dans les manuscrits de la librairie du Louvre. L’article suivant nous permet de passer des manuscrits aux textes en eux-mêmes et plus particulièrement à leur écriture. En effet, Sabine Lehmann s’intéresse à « La mise en scène du texte scientifique à la fin du Moyen Âge : propriétés macro- et microstructurelles » (p. 87-112). Partant du principe que l’écriture scientifique en français tend vers deux objectifs complémentaires (marquer l’innovation tout en communiquant avec la communauté des savants), elle envisage les textes scientifiques de la fin du Moyen Âge comme des univers discursifs particuliers, caractérisés par l’emploi d’un lexique spécialisé et de principes structurants. Fondant son étude sur des textes médicaux, botaniques, ainsi que sur des textes consacrés aux animaux, Sabine Lehmann brosse une typologie des contraintes imposées par le discours scientifique, au sein duquel le lecteur trouve des arguments d’autorité aussi bien que des arguments tirés de l’expérience, des raisonnement par analogie illustrés par des exempla, et enfin des explications fondées sur l’étymologie, la définition et les descriptions. Elle souligne ainsi la visée pragmatique du discours scientifique, dont le but premier est d’informer le public des lecteurs. Enfin, dans le dernier article de cette première partie, Marie-Madeleine Huchet étudie les « Connaissances astronomiques et astrologiques de Jean Le Fèvre. De La Vieille au Respit de la Mort » (p. 113-124). Si les deux textes choisis pour cet article (De la Vieille, traduction effectuée par Jean le Fèvre du De vetula, poème pseudo-ovidien du XIIIe siècle, et le Respit de la mort, un texte original où il reprend néanmoins des pans entiers de cette traduction) prouvent que cet auteur possédait des connaissances de base en astrologie et en astronomie, Marie- Madeleine Huchet développe trois exemples qui montrent cependant que ses connaissances étaient lacunaires. Elle en déduit que le but de ces textes n’était pas de transmettre des connaissances astronomiques et astrologiques, mais de montrer que les sciences permettent d’accéder à la connaissance de Dieu. Ainsi, comme on l’aura compris, le mouvement de cette première partie va du plus général, avec l’article-cadre de Serge Lusignan, suivi par deux études sur les contextes anglais et français des traductions des textes de savoir, au plus particulier, avec deux études de détail sur des textes précis. 3 Une fois ce cadre contextuel posé, la deuxième partie se concentre sur les traducteurs Raoul de Presles, qui fait l’objet de cinq articles, et Nicole Oresme, qui est étudié dans le dernier article. Tout d’abord, Béatrice Stumpf étudie « La langue comme voie de propagation de la science et des savoirs dans la traduction de La Cité de Dieu de saint Augustin par Raoul de Presles » (p. 127-157) et s’intéresse donc plus particulièrement au français comme langue de spécialité. Après avoir rappelé les principales sources qui irriguent le savoir du traducteur et analysé la répartition de ce savoir dans le texte entre la traduction proprement dite (qui fonctionne comme la lectio universitaire) et les gloses qui l’accompagnent (qui tiennent lieu de disputatio), elle effectue une étude lexicale et sémantique de termes relevant du vocabulaire scientifique et technique, en développant plus particulièrement les lexèmes « appeson/ pouppee, arrepticien, astronomien, etymologie/etymologier/etymologization, lupercal, manicheyen, pedomancien, rotation, symphonien », dont l’étude montre l’avancée des sciences et des savoirs à l’époque de Charles V. Cela lui permet de conclure que

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Raoul de Presles adapte le savoir antique et le savoir moderne encyclopédique à un contexte chrétien, où la connaissance est organisée d’après la hiérarchie du monde créé par Dieu. Le deuxième article s’appuie également sur une étude lexicale pour montrer comment le discours scientifique est inséré par le traducteur dans un ouvrage à dominante morale ou religieuse. En effet, dans « Academien, geometrien, phisicien et autres scientifiques dans la première traduction en français de La Cité de Dieu de saint Augustin par Raoul de Presles (1371-1375) » (p. 159-189), Marta Andronache combine les approches contextuelle, morpho-sémantique, syntaxique et lexicographique pour étudier les noms néologiques de scientifiques, formés par dérivation suffixale. Elle souligne que ceux-ci se trouvent principalement dans les gloses, ce qui démontre une double volonté de la part du traducteur : vulgariser le savoir en facilitant l’accès au texte de saint Augustin d’une part, créer un sentiment d’appartenance à une communauté de savants d’autre part. Dans l’article suivant, Bernard Combettes s’intéresse quant à lui à « Quelques aspects de la syntaxe de Raoul de Presles dans la traduction et les gloses de La Cité de Dieu » (p. 191-212). En prenant pour objet d’étude le livre 3, il entend montrer comment une langue en mutation, le moyen français, se trouve influencée par les structures syntaxiques d’une autre langue, le latin. À partir d’une analyse précise de l’ordre des mots (aussi bien l’expression et la place du sujet que la structure de la phrase complexe), des constructions à l’infinitif (construction directe sans préposition et proposition infinitive), et des constructions absolues, Bernard Combettes peut conclure dans deux directions complémentaires. D’une part, la macrosyntaxe de cette traduction, régie par un souci de cohérence discursive, est influencée par le latin, d’autre part, la syntaxe de la proposition de base chez Raoul de Presles correspond aux tendances de l’évolution du moyen français, observées par ailleurs. L’article suivant revient à des préoccupations lexicales. En effet, dans « Le lexique politique dans la traduction de La Cité de Dieu de saint Augustin par Raoul de Presles (1371-1375). Observations sur le livre IV » (p. 213-234), Stefania Cerrito étudie les lexèmes « cité, peuple, gens, societé, nascion, royaume, monarchie, chose publique, pays, justice », qui dénotent aussi bien un effort de modernisation du texte traduit que son utilisation par Charles V et son traducteur pour justifier une conception théocratique du pouvoir royal. Ainsi, elle montre le travail du traducteur pour flouter les frontières entre vocabulaire théologique et vocabulaire politique, dans le but de créer un parallèle entre le rôle décisif du roi dans la gestion d’un État juste et le rôle de Dieu, seul vrai garant de la justice terrestre et céleste. Dans l’article suivant, Martine Pagan étudie également la porosité de la frontière entre religion et politique. Dans « La traduction de la Bible par Raoul de Presles. Mise en perspective avec trois traductions antérieures, se trouvant dans la “librairy” de Charles V : enjeux religieux, enjeux politiques » (p. 235-256), elle propose un état des lieux au sujet d’une traduction non terminée, effectuée après celle de La Cité de Dieu. Pour cela, elle évalue le texte dans ses rapports avec sa source latine aussi bien qu’avec les traductions précédentes, puis elle analyse le hors texte, ce qui lui permet de conclure que Charles V a commandé la traduction de ce texte religieux dans une double perspective politique. D’une part, du point de vue de la politique interne, cette vision historique et politique lui permet de se différencier de son père Jean II, qui avait pour sa part une vision religieuse et morale, et, d’autre part, du point de vue de la politique externe, il s’agissait d’apporter des fondements théoriques à la religion royale. Ce dernier aspect rejoint les conclusions de l’article précédent, qui étudiait pourtant un autre texte. Cette convergence des conclusions à propos de différentes

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traductions commandées par Charles V nous montre la cohérence de la pensée du sage roi et de ses conseillers. Cette deuxième partie se clôt sur un article choisissant pour objet d’étude un autre célèbre conseiller de Charles V. Francesco Gregorio analyse en effet quant à lui « L’extension des lignes. Oresme traducteur de La Politique d’Aristote » (p. 257-276). Il montre à quel point le travail de Nicole Oresme reconfigure les oppositions bien établies entre l’Université et la Cour, le latin et le français, les clercs et les laïcs, l’écrit et l’oral, dans le but de transférer le savoir politique du monde académique universitaire au monde de la cour de Charles V et de ses conseillers, dans le cadre de la politique de translatio studii et imperii mobilisée par le roi et ses traducteurs. Il démontre que la stratégie oresmienne en matière de pédagogie aristotélicienne fonctionne sur un double principe d’horizontalité : tout lecteur est un savant en devenir, qu’il soit clerc ou laïc, toute langue est capable de transmettre le savoir, qu’elle soit langue source ou langue cible. Ainsi, la translation du savoir permet de neutraliser les hiérarchies linguistique, sociale et académique. 4 Ce dernier article sur Nicole Oresme permet d’effectuer une transition vers la troisième partie du recueil, plus courte, dont les deux articles se concentrent sur les thèmes suivants : « Économie, argent, finances ». Guillaume Sarrat de Tramezaigues étudie en effet « Nicole Oresme : ruptures précaires dans le mode de financement de l’effort de guerre » (p. 279-301), dans le but d’établir d’éventuelles similitudes entre l’approche oresmienne (l’auteur forge le néologisme « oriste ») de la stabilité monétaire au XIVe siècle et l’approche monétariste du XXe siècle. Nicole Oresme dénonce l’instabilité économique et prône au contraire la stabilité de la monnaie et l’indépendance des autorités monétaires, notamment dans son ouvrage Traité des monnaies, premier véritable traité sur la monnaie et la politique monétaire en Europe, écrit pour conseiller Jean II face à la situation financière catastrophique du royaume. Ses thèses extrêmes en matière de limitation des pouvoirs du prince seront ignorées dans les siècles suivants, en raison d’un contexte politique absolutiste. En revanche, son traité est à nouveau lu au XIXe siècle et il sera réhabilité au XXe siècle, bien que les auteurs qui s’en inspirent ne le citent pas toujours, ce qui entraîne l’auteur de l’article à souhaiter en conclusion une réhabilitation des travaux économique de Nicole Oresme. L’article suivant, (« “Science” ou “sapience” économique : métiers et concepts de l’économie et de la finance, vers une terminologie naissante chez les auteurs familiers de Charles V », par Dominique Ancelet-Netter, p. 303-318) s’intéresse à la naissance de la terminologie et à l’émergence d’une conceptualisation des pratiques dans le champ économique et financier chez les proches conseillers de Charles V. L’auteur propose tout d’abord un classement des métiers en rapport à l’argent en trois catégories : ceux qui fabriquent la monnaie et travaillent sur les métaux, ceux qui collectent l’argent et l’impôt, et ceux qui manient l’argent dématérialisé. Elle différencie ensuite les changeurs (qui changent la monnaie), les billonneurs (qui revendent les monnaies dépréciées) et les banquiers, puis étudie la façon dont ces professions sont considérées dans les textes de Christine de Pizan, Philippe de Mézières et Evrart de Trémaugon. Enfin, elle analyse les concepts d’« yconomie », « yconomique », « yconome » et de « finance », en particulier dans Le Livre de Yconomiques de Nicole Oresme. Cela lui permet d’opposer les « finances », qui relèvent du domaine public, à l’« yconomie », qui appartient à la sphère privée et domestique. Ainsi, la science économique est en marche en ce XIVe siècle, mais elle ne constitue pas encore une pensée autonome érigée en système.

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5 Enfin, les objets d’étude des cinq articles de la quatrième et dernière partie du recueil se situent « Entre histoire, politique et littérature ». Stéphanie Aubert étudie « Les Chroniques de Burgos : science historique et savoirs linguistiques à la cour de Charles V » (p. 321-339), la traduction française d’une chronique universelle latine, commandée par Charles V et effectuée par Jean Golein, dans le but de déterminer si les savoirs linguistique et historique sont concurrents ou solidaires dans ce texte, et plus largement à la cour du roi de France. Après avoir analysé comment cette traduction se met au service de la diffusion des connaissances historiques, qui servent elles-mêmes de support idéologique au pouvoir royal, puis la façon dont le texte est adapté au lectorat de langue vulgaire, Stéphanie Aubert peut conclure que la chronique sert à asseoir la légitimité du roi de France. Dans « Quand les rois seront bergers… Un traité sur l’art de la bergerie à la cour de Charles V » (p. 341-355), Denis Lorée analyse la présence du Vray Regime et Gouvernement des bergers et bergères (composé en 1379 par Jehan de Brie à la demande de Charles V) dans la bibliothèque royale. Il en propose une double lecture, à la fois agronomique (les informations contenues dans le traité sont directement utilisables par les bergers) et politique (ce texte rappelle les miroirs des princes). Cette lecture politique est elle-même interprétable de différentes manières : d’une part, le roi doit savoir diriger les bergers du royaume, d’autre part, le roi est lui- même le berger de son peuple. Pour cette raison, il doit donc prendre exemple sur le bon berger par excellence, le Christ, éviter de se comporter comme un loup/tyran en gérant sainement les dépenses du royaume, et enfin se méfier des renards, c’est-à-dire des hommes mensongers. Ensuite, c’est « Mélusine ou la Noble Histoire de Lusignan. Miroir chevaleresque du XIVe siècle » qui intéresse Jérôme Devard (p. 357-375). Cette œuvre composée à la demande de Jean de Berry par Jean d’Arras en 1393 possède également un but politique. Elle doit en effet rappeler les droits du duc de Berry sur le Poitou après la mort de Charles V. Sous couvert de féérie, l’auteur fabrique un monde référentiel en trompe l’œil pour l’aristocratie du XIVe siècle, en proposant une nouvelle éthique chevaleresque, fondée sur une modernisation raisonnée des anciens principes : le chevalier doit être un bon chrétien au service de l’Église, savoir préserver son honneur et se montrer modéré dans ses largesses. Jérôme Devard conclut alors que cette utopie est un miroir qui tente d’adapter d’anciens concepts féodaux aux réalités contemporaines, pour une aristocratie qui a perdu ses repères. Françoise Guichard- Tesson s’intéresse quant à elle à « L’insertion de la matière savante dans le Livre des eschés amoureux moralisés d’Evrart de Conty » (p. 377-405) et plus précisément aux modalités et au sens de l’incrustation d’un savoir de type scientifique dans ce commentaire allégorique des Échecs amoureux, dont le but est de mettre en garde un public aristocratique contre l’amour déraisonnable. L’auteur de l’article étudie en effet le sens des nombreuses digressions sur les arts libéraux et les sciences, qui constituent un véritable programme d’enseignement et mettent en œuvre des techniques de vulgarisation similaires à celles de Nicole Oresme dans Le Livre du ciel et du monde (1377). Cela lui permet de conclure que cette vulgarisation du savoir a pour but de développer l’aptitude à la raison chez ce lectorat de cour, pour qui l’interprétation allégorique doit être suscitée par l’émerveillement devant l’harmonie qui gouverne la nature. Enfin, le dernier article du recueil, écrit à plusieurs mains par Pierre Kuntsmann, Gérald Bezançon et Gilles Souvay (« Les Miracles de Nostre Dame par personnages : présentation de l’édition électronique en cours », p. 407-428), est un bilan d’étape pour ce projet d’édition électronique de quarante pièces de théâtre du XIVe siècle, auquel

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travaillent conjointement des philologues et des lexicographes, dans le but de fournir une édition et un dictionnaire. 6 Ainsi, les dix-huit contributions de ce recueil de grande qualité permettent au lecteur d’affiner sa connaissance des idées et des savoirs qui circulaient à la cour de Charles V, ainsi que sa compréhension des sciences qui étaient étudiées et discutées par le roi et ses conseillers. Plusieurs articles se rejoignent pour conclure que Charles V utilisait les savoirs à des fins politiques dans le but d’asseoir la légitimité de son règne. Certes, ce constat avait déjà été effectué (voir par exemple les ouvrages de Françoise Autrand et Serge Lusignan), mais il trouve dans ce recueil une force nouvelle, qui naît de la convergence d’études prenant pour objet des œuvres appartenant à des domaines fort différents (médecine, allégorie, politique, économie, théologie, chronique). Bien entendu, un lecteur qui chercherait une étude exhaustive de l’état d’un domaine du savoir en particulier à l’époque de Charles V ne trouverait pas son compte dans cet ouvrage collectif, dont la densité et la variété sont néanmoins remarquables.

INDEX

nomsmotscles Aristote, Augustin (saint), Charles V, Christine de Pizan, Evrart de Conty, Evrart de Trémaugon, Jean II, Jean d’Arras, Jean de Berry, Jean Golein, Jean Le Fèvre, Jehan de Brie, Nicole Oresme, Philippe de Mézières, Raoul de Presles Mots-clés : adaptation, agronomie, allégorie, amour, anglais, anglo-français, arts libéraux, astrologie, astronomie, bergerie, botanique, chronique, économie, exempla, finance, français central, histoire, latin, lexique, miroir du prince, monnaie, médecine, moyen français, néologie, picard, politique, savoir, science, scripta, syntaxe, théologie, translatio, traduction, triglossie, vulgarisation, zoologie Keywords : adaptation, agronomics, allegory, Anglo-French, astrology, astronomy, botany, Central French, chronic, currency, economics, English, exempla, finance, history, knowledge, Latin, liberal arts, love, medicine, Middle French, mirror for princes, neology, pastoral, Picard, politics, policy, science, scripta, syntax, theology, translatio, translation, triglossia, vulgarisation, vocabulary, zoology Parole chiave : adattamento, agronomia, allegoria, amore, anglo-francese, arti liberali, astrologia, astronomia, botanica, cronica, divulgazione, economia, exempla, finanza, francese centrale, inglese, latino, lessico, neologia, piccardo, pastorale, politica, sapere, scienza, scripta, sintassi, storia, teologia, translatio, traduzione, triglossia, zoologia Thèmes : Chroniques de Burgos, Cité de Dieu, De vetula, La Vieille, Livre de Yconomiques, Livre des eschez amoureux, Livre des eschez amoureux moralisés, Livre du ciel et du monde, Mélusine ou la Noble Histoire de Lusignan, Miracles de Nostre Dame par personnages, Politique, Respit de la mort, Traité des monnaies, Vray Regime et Gouvernement des bergers et bergères

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AUTEURS

PAULINE LAMBERT-TAFFOUREAU

Université Paris IV-Sorbonne

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Les Raisons du livre. Du statut de l’œuvre écrite à la figuration du symbole (XIIe-XVIIe siècles) Paris, Honoré Champion, 2015

Anne Berthelot Gérard Gros (éd.)

RÉFÉRENCE

Les Raisons du livre. Du statut de l’œuvre écrite à la figuration du symbole (XIIe-XVIIe siècles), études réunies par Gérard Gros, Paris, Honoré Champion, 2015, 232 p.

1 Les hasards du calendrier de publications des éditions Honoré Champion font que cet ouvrage, clairement achevé en 2013, n’a vu le jour qu’en 2015, et donc après le volume dirigé par Karin Üeltschi, L’Univers du livre médiéval (Substance, lettre, signe), paru dans la même collection en 2014 et dont on pourrait a priori considérer qu’il explore un territoire voisin. De fait, une note éditoriale aurait été la bienvenue, d’autant que la préface de Gérard Gros, datée de septembre 2013, occupe le terrain avec une touche d’agressivité. Pourtant, L’Univers du livre médiéval répond plutôt mieux au cahier des charges décrit par Gérard Gros, dans la mesure où il se focalise sur les différents aspects de la production et de la perception du livre au Moyen Âge, alors que Les Raisons du livre, dans une très large mesure, se focalise sur les XVe et XVIe siècle. Cela s’explique aisément, puisqu’il s’agit d’un recueil de contributions présentées lors de journées d’études du Centre d’Études du Moyen Âge et de la Renaissance de l’université d’Amiens, dans le cadre du laboratoire de recherche trAme, qui ne sont donc pas rassemblées par une problématique unique.

2 Cet éclectisme se fait sentir dans l’introduction de Gérard Gros, qui ne parvient pas à dégager un fil directeur dans sa présentation des études qui composent le volume, et semble par moments plus préoccupé par une critique de l’orientation moderne des

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études médiévales ou renaissantes – et plus généralement du rapport de la société à l’objet-livre – que par la mise en place des idées centrales de l’ouvrage en cours. Il n’est pas impossible de retrouver la trace de cette tentation polémique dans la bibliographie : outre que celle-ci comporte un nombre disproportionné de références allemandes, alors même qu’un seul article aborde un sujet exclusivement allemand, on n’y rencontre, de façon systématique, aucune des personnes dont on pourrait penser qu’elles ont quelque chose à dire sur la question du livre. On en vient à se demander si le livre n’est pas conçu par son éditeur comme une machine de guerre prétendant prendre le contrepied des tendances « à la mode ». Ceci dit, l’agacement ressenti se dissipe très vite à la lecture des études individuelles, qui sont dans l’ensemble excellentes, bien que très pointues, et, comme le reconnaît franchement Gérard Gros, portant beaucoup plus sur la période renaissante, post-imprimerie, voire dix- septièmiste, ou à la rigueur sur « l’automne » du Moyen Âge, que sur l’époque « classique » des XIIe et XIIIe siècles.

3 L’étude de Marie-Sophie Masse constitue l’une des deux exceptions qui confirment la règle : prenant pour point de départ la fameuse ouverture du Wigalois de Wirnt von Gravenberg dans laquelle le livre lui-même prend la parole à la première personne, elle « enquête sur les représentations associées au terme buoch dans les romans de langue allemande des XIIe et XIIIe siècles » : au terme d’un recensement précis et fort convaincant des différents mots employés pour désigner le livre selon qu’il est en latin ou en vernaculaire, elle conclut à l’extension progressive du champ sémantique du terme buoch/bûch, qui correspond selon elle à l’assurance prise par une « culture écrite » vernaculaire, « dont la légitimité est acquise désormais ». 4 La contribution de Marc Loison nous ramène dans le domaine français, avec une analyse des particularités du portrait de Lidoine dans Méraugis de Portlesguez de Raoul de Houdenc. Alors que Marc Loison montre bien la manière dont Raoul a élaboré son portrait, et retrace les différents éléments qui composent l’intertexte de la description de l’héroïne de son roman, il est moins convaincant lorsqu’il s’agit de mettre à nu le lien entre la perfection de Lidoine, parfois à la limite du pastiche, et la symbolique de l’œuvre écrite. En fait, si intéressant que soit ce chapitre (et il l’est), on ne parvient pas vraiment à voir comment il s’intègre dans la problématique du volume. 5 La question ne se pose pas, en revanche, pour la très subtile étude de « l’autoportrait de Jean Régnier au commencement du Livre de la prison » qu’effectue Gérard Gros sous le titre séduisant de « L’Auteur au seuil de son livre ». Tout en se focalisant sur le cas de Jean Régnier, qui passe seize mois en prison entre 1432 et 1433 et charme sa captivité en écrivant un livre, Gérard Gros dégage une sorte de silhouette générique de l’écrivain prisonnier telle qu’elle se dessine au fil du XVe siècle et dans les éditions du début du XVIe, en prêtant une attention particulière aux illustrations qui dépeignent les captifs et leur cadre de vie parfois rigoureux. Gérard Gros conclut, en citant Daniel Poirion, sur l’importance de l’expérience de la prison dans la constitution d’une conscience d’écrivain. 6 L’ouverture de cette étude sur les représentations graphiques d’écrivains prisonniers au seuil de leur propre livre préfigure la focalisation des deux contributions suivantes sur les portraits de livres, en tant qu’objets, dans des œuvres picturales : les analyses de Frédérique Marty-Badiola sur « La Vierge lectrice » constituent un prologue fascinant pour l’étude plus ample de Marie-Domitille Porcheron sur « La Raison du livre dans la peinture européenne des XVe et XVI e siècles ». Frédérique Marty-Badiola étudie le

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remplacement progressif du lys virginal ou d’autres attributs par un livre dans les scènes d’Annonciation, et s’attache aux variations signifiantes de ce motif, qui contribue à l’approfondissement de la symbolique mariale, dans une vaste gamme d’œuvres, du Moyen Âge au XVIIe siècle de Poussin. Marie-Domitille Porcheron reprend, dans sa revue de tableaux, le motif de l’Annonciation, mais y adjoint les autres types de scènes où sont représentés des livres, du « tableau de dévotion » aux « Saintes Familles » ; elle montre de façon convaincante que « le livre représenté en peinture ne l’est jamais de manière anodine », et qu’au fil du temps la présence d’un livre dans un tableau correspond de plus en plus nettement à un agenda politique ou religieux marqué. Trois reproductions (en noir et blanc), une pour Frédérique Marty-Badiola, deux pour Marie-Domitille Porcheron, aiguisent l’appétit du lecteur et font regretter l’absence d’une couverture iconographique plus large – évidemment difficile à réaliser dans un volume de ce type. 7 De ce point de vue, les gravures des premiers imprimés de la Renaissance sont plus faciles à reproduire, et l’article d’Anne-Laure Metzger-Rambach bénéficie de cet état de faits, puisque trois images permettent de suivre au plus près son analyse des choix de traduction et d’illustration effectués par Pierre Rivière dans ce qui est la première traduction française du texte célèbre de Sebastian Brant, le Narrenschiff. La Nef des folz, publiée en 1497, marque le basculement définitif des Raisons du livre dans l’espace de la Renaissance. Anne-Laure Metzger-Rambach montre dans « Du bon usage des livres » comment le traducteur-adaptateur, encore plus que l’auteur originel, témoigne d’une perception ambiguë de l’objet-livre, à la fois vecteur de savoir, et peut-être de sagesse, et « fétiche » détournant l’homme de ce qui importe vraiment pour se complaire dans une possession stérile de choses sans valeur. 8 En fait, la problématique de cette étude rejoint ou annonce celle d’Anne-Pascale Pouey- Mounou, « Muses pouilleuses et livres mités : la bibliothèque rongée ou l’anti- monument », qui explore, à partir d’une épigramme de Théodore de Bèze, la manière dont la dégradation des livres, et leur intrinsèque fragilité, en vient à refléter la fragilité de la vie humaine et les limites d’une éventuelle gloire de l’écrivain. Chez Ronsard, Du Bellay, ou Montaigne, la relation de l’humaniste aux livres et à leur « mortalité » s’avère ambiguë, sinon tragique. La métaphore du « grand livre du monde », et le lien originel entre Parole (divine) et création, deviennent des concepts problématiques durant la Renaissance, après que l’imprimerie a à la fois facilité et banalisé la diffusion de l’écrit – et posé la question du mensonge et de la falsification de l’écriture, quand il n’est pas assuré qu’elle vienne de Dieu. C’est de cette question que Catherine Déglise suit les avatars à travers un certain nombre d’auteurs, du Bartas, Duplessis-Mornay, Raymond Sebond, Pétrarque, Ronsard et pour finir Honoré d’Urfé. Cette série de prime abord un peu hétéroclite fait profondément sens, en permettant de dégager les étapes d’une progressive « humanisation » du concept d’un « Monde : livre à lire ou à écrire ? » L’attention portée aux signes lisibles dans ou sur le monde fait peu à peu place à une forme de nostalgie pour un temps où le monde s’offrait au déchiffrement sans risque d’erreur ou de déception. 9 D’une certaine manière, cette incertitude de l’écrivain humaniste ou post-humaniste vis-à-vis du livre et de l’écrit(ure) en général est montrée de façon emblématique par le dernier article de l’ouvrage, situé en fait plus tôt dans l’ordre des contributions, et rédigé par Michel Jean-Louis Perrin : il s’agit en apparence d’un « point » concis et modeste sur la première édition des Carmina figurata de Hraban Maur connus sous le

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nom de In honorem sanctae crucis par l’humaniste Michel Jean-Louis Perrin en 1502. En montrant quelles difficultés Wimpfeling a eu à résoudre, matériellement et intellectuellement, pour parvenir à une édition satisfaisante de ce texte complexe, Michel Jean-Louis Perrin dessine un tableau instructif des liens entre humanistes et théologiens de cette première génération de la Renaissance en Allemagne, et de leur attitude souvent ambivalente à l’égard des textes qu’ils publiaient. 10 Au total, Les Raisons du livre est un ouvrage riche, et quelque peu frustrant. Chaque étude présente son intérêt propre, mais leur juxtaposition ne réussit pas tout à fait à construire, comme le diraient certains des contributeurs, un « monument » commun. L’index des notions, relativement éclectique, témoigne de cette tendance centrifuge du volume. Le lecteur savoure avec grand plaisir une série de vignettes sur le livre et sa figuration symbolique, mais ne parvient pas tout à fait à saisir la big picture que semble annoncer le titre.

INDEX

Thèmes : Lidoine, Vierge Marie, Carmina figurata, In honorem sanctae crucis, Livre de la prison, Méraugis de Portlesguez, Narrenschiff, Nef des folz, Wigalois Keywords : Annonciation, book, edition, engraving, painting, prison nomsmotscles Jean Regnier, Pétrarque, Pierre Rivière, Raban Maur, Raoul de Houdenc, Raymond Sebond, Sebastian Brant, Théodore de Bèze, Wirnt von Gravenberg Mots-clés : Annonciation, édition, gravure, livre, peinture, prison Parole chiave : Annunciazione, edizione, incisione, pittura, prigione

AUTEURS

ANNE BERTHELOT

Professeur de français et d’études médiévales à l’université du Connecticut – États-Unis

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Transcrire et/ou traduire. Variation et changement linguistique dans la tradition manuscrite des textes médiévaux Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2015

Maria Colombo Timelli Raymund Wilhelm (éd.)

RÉFÉRENCE

Transcrire et/ou traduire. Variation et changement linguistique dans la tradition manuscrite des textes médiévaux, Actes du congrès international, Klagenfurt, 15-16 novembre 2012, éd. Raymund Wilhelm, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2015, 296 p.

1 Sous l’égide de Cesare Segre et de ses observations sur la « stratigraphie des divers systèmes qui coexistent dans un texte », ce volume réunit des contributions dont le grand mérite est d’encadrer les cas individuels examinés dans une perspective méthodologique vaste. Dans une « Introduction » éclairante (p. 1-13), Raymund Wilhelm montre bien, sur la base du concept de ‘diasystème’ de Segre, l’intérêt des études des copies manuscrites et de leurs variantes pour évaluer le changement linguistique : chaque variante philologique sera mise en rapport, verticalement, avec la tradition du texte en question, et horizontalement avec les systèmes langagier et discursif qui lui sont propres.

2 Deux articles trouvent place dans la section « Généralités ». Dans le premier, Paolo Trovato propose des réflexions sur le traitement du texte dans une perspective historique et géographique allant de l’Europe aux États-Unis, de Gaston Paris à la New Philology. La conclusion, à l’apparence seulement banale, insiste sur la responsabilité à laquelle l’éditeur critique ne peut pas se soustraire et sur l’anachronisme comme

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condition inhérente à l’acte même d’éditer un texte du passé (« Da Gaston Paris ai New Philologists », p. 17-27). Le deuxième, de Stephen Dörr, discute quelques cas de variance des manuscrits médiévaux pour en déduire que le ‘respect’ du modèle affiché par les scribes concerne sa ‘vérité’ et non pas sa forme, chaque copiste visant à adapter son texte à un nouveau public (« Textes d’autorités – autorité de textes », p. 29-37). 3 Les trois autres parties sont organisées par aires linguistiques. Pour ce qui concerne le français, deux contributions portent plus spécialement sur des questions lexicales. Celle du regretté David Trotter a pour objet les variantes introduites dans la deuxième version de La Fille du comte de Pontieu, enchâssée dans l’Estoire d’Outremer. Contrairement à l’opinion de Clovis Brunel, qui les interprétait comme des variantes diachroniques et diatopiques, D.T. y voit le passage d’un idiolecte régional et personnel du premier auteur à une langue moins connotée (« Rudde et mal aourné langage. Les versions de La Fille du comte de Pontieu », p. 41-51). Lisa Šumski s’attache à trois variantes lexicales analysées dans l’ensemble de la tradition manuscrite de l’Ovide moralisé (21 manuscrits du début du XIVe à la fin du XVe siècle). Le passage de prin d’esté à prin esté, puis à temps d’esté, semble refléter l’évolution morphologique de prin (de substantif à adjectif), alors que celui de prou à piece / tant / bien, et la variante cors / cornes sont plus difficiles à expliquer dans une perspective diachronique. En tout cas, ce genre de variantes apportent des informations richissimes pour les études en lexicographie historique (« Prin et temps ; prou, tant et bien ; cors et cornes. Réflexions sur quelques variantes de la tradition manuscrite de l’Ovide moralisé », p. 67-75). Deux autres essais mettent en relation variantes linguistiques et tradition textuelle. Jennifer Gabel de Aguirre examine les deux manuscrits complets et un fragment de la Chanson de la Première Croisade : si quelques variantes graphiques et morphologiques peuvent être interprétées comme des changements diatopiques et diachroniques, voire prouver l’indépendance d’un manuscrit de l’autre, les variantes lexicales constituent des attestations précieuses de mots rares (« La Chanson de la Première Croisade d’après Baudri de Bourgueil », p. 53-66). L’analyse de quatre passages de l’Histoire ancienne jusqu’à César appartenant aux rédactions 1, 2 et 3, permet à Richard Trachsler de conclure que la troisième version est à mettre en rapport non pas avec la deuxième, mais bien avec la plus ancienne. Sur un plan plus général, elle confirme le principe que tout classement d’une tradition manuscrite complexe doit se baser – plus que sur des critères externes à l’œuvre (épisodes ou iconographie) – sur des aspects textuels (« L’Histoire au fil des siècles. Les différentes rédactions de l’Histoire ancienne jusqu’à César », p. 77-95). 4 La notion de ‘diasystème’ s’avère particulièrement fructueuse dans la section consacrée à « Occitan et catalan » et aux relations particulières qu’entretiennent ces deux langues. Dans un premier article, Isabel Müller s’interroge sur le choix du poète Ausiàs March (1400-1459) d’écrire ses poèmes en catalan et non plus en occitan : ce serait le recours constant aux textes scientifiques de son temps, traduits du latin en catalan, qui l’aurait poussé à exprimer ses réflexions sur l’amour dans sa langue maternelle, empreinte de latinismes lexicaux et syntaxiques (« Le rôle de la traduction dans le développement d’une langue poétique catalane », p. 99-110). Fabio Zinelli se propose quant à lui de vérifier le concept de ‘diasystème’ dans le chansonnier VeAg, en étudiant le système linguistique du scribe ayant copié quatre chansons de troubadours. Les deux langues en question étant très proches, il paraît normal que les interférences phonologiques soient peu nombreuses ; les phénomènes touchant à la morphologie, au lexique, voire les lieux de passage d’un code linguistique à l’autre, typiques d’un locuteur bilingue, s’avèrent plus intéressants. En croisant enfin les concepts de la

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‘linguistique de contact’ avec ceux de la ‘phénoménologie de la copie’, F.Z. en conclut que la poésie lyrique produite et copiée en région catalane utilisait vraisemblablement une langue occitane déjà amplement catalanisée dès ses origines (« Occitanico e catalano “dialetti in contatto” nel canzoniere Vega Aguiló (Biblioteca de Catalunya, 7-8) », p. 111-150). Un cas encore plus particulier est représenté par la Doctrina d’Acort, objet des pages denses de Simone Ventura : composé en Toscane à la fin du XIIIe siècle et transmis par un manuscrit unique, catalan, de la fin du siècle suivant (Barcelone, Biblioteca de Catalunya, 239), ce traité dérive des Razos de trobar ; quatre langues s’y croisent : le toscan/pisan langue maternelle de l’auteur, le lemosì de Raimon Vidal de Besalú, le provençal des ‘canzonieri’ italiens cités, le catalan du copiste. Comme le montre S.V., l’auteur de la Doctrina s’avère soucieux d’adapter le contenu des Razos à un nouveau public tant au niveau formel, en remplaçant la prose par le vers, qu’au niveau littéraire, en élargissant le canon lyrique proposé comme modèle (« La Doctrina d’Acort di Terramagnino da Pisa fra copia e riscrittura », p. 151-189). 5 Une dernière partie regroupe les études sur des textes italiens. Persuadé de la fécondité des échanges entre analyse linguistique et transmission des textes, Marcello Barbato soumet à l’analyse la Leggenda di Gianni di Procida, la Cronaca di Partenope, le Pline de Cristoforo Landino imprimé à Venise et à Naples à la fin du XVe siècle. Un tel examen confirme la pertinence des études d’Alberto Varvaro, souhaitant, pour l’évaluation de la langue d’un manuscrit ou d’un imprimé donné, la prise en compte des intentions et des buts du copiste ou de l’imprimeur (« Trasmissione testuale e commutazione del codice linguistico. Esempi italoromanzi », p. 193-211). Deux contributions ont enfin pour objet le manuscrit « Dazi » de la Biblioteca Trivulziana de Milan. Elisa De Roberto prend en compte l’ensemble de ce codex, copié à Milan vers la fin du XVe siècle, qui réunit dès l’origine de nombreux textes religieux et édifiants, pour s’interroger sur deux problèmes fondamentaux : d’une part, les critères d’édition à suivre pour ces anthologies médiévales, d’autre part la nécessité d’étudier la langue du copiste (ici, le lexique) dans la totalité de sa copie ; en même temps, l’étude de la tradition de chaque texte ne sera pas sans intérêt, nous informant sur la circulation des œuvres individuelles et sur leurs traits linguistiques propres (« Il copista e il pluritesto. Schede filologiche e lessicali sullo zibaldone tardoquattrocentesco di Giovanni de’ Dazi (Triv. 92) », p. 213-257). C’est à un texte contenu dans ce même manuscrit, la Vita di San Rocco, qu’est consacré l’article de Raymund Wilhelm (« Tradizioni della Vita di San Rocco nel codice Dazi », p. 259-292) : une fois de plus, le concept de ‘diasystème’ permet de concevoir la copie comme le moment de rencontre de deux systèmes, d’une part les habitudes linguistiques du copiste, de l’autre les formes des modèles. 6 Complété par un précieux « Index des noms propres et des œuvres » (p. 293-296), ce beau recueil saura intéresser non seulement les éditeurs et les philologues, mais tout critique s’interrogeant sur la transmission des textes médiévaux, que ce soit du point de vue linguistique, littéraire, historique, voire plus amplement culturel.

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INDEX

Thèmes : Chanson de la première croisade, Cronaca di Partenope, Doctrina d’Acort, Estoire d’Outremer, Fille du comte de Pontieu, Histoire ancienne jusqu’à César, Leggenda di Gianni di Procida, Ovide moralisé, Razos de trobar, Vita di San Rocco nomsmotscles Ausiàs March, Baudri de Bourgueil, Cristoforo Landino, Raimon Vidal de Besalú Parole chiave : canzoniere, catalano, diasistema, edizione, lessico, lessicografia, limosino, occitano, pisano, provenzale, toscano, variazione linguistica Mots-clés : catalan, chansonnier, diasystème, édition, lexicographie, lexique, limousin, occitan, pisan, provençal, toscan, variation linguistique Keywords : Catalan, diasystem, edition, lexicography, Limousin, linguistic variation, Occitan, Pisano, Provençal, songbook, Tuscan, variation, vocabulary

AUTEURS

MARIA COLOMBO TIMELLI

Université Paris IV-Sorbonne

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Wauchier de Denain polygraphe du XIIIe siècle Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2015

Hélène Bouget

RÉFÉRENCE

Wauchier de Denain polygraphe du XIIIe siècle, sous la direction de Sébastien Douchet, Aix- Marseille Université, Presses Universitaires de Provence, « Senefiance » n° 61, 2015, 164 p.

1 Le volume, dirigé par Sébastien Douchet, est constitué des actes du colloque consacré à Wauchier de Denain qui s’est tenu à l’université de Provence et à Carpentras en janvier 2009. Le projet, présenté et développé dans l’introduction, est d’aborder dans son ensemble l’œuvre d’un auteur médiéval, malgré tous les problèmes que pose le Moyen Âge pour ces notions d’œuvre et d’auteur. Loin de négliger ces questions, les contributeurs s’en emparent pour interroger l’unité de la production attribuée à Wauchier (textes hagiographiques, historiographiques et romanesques) et, de ce fait, réfléchir à la manière dont on peut définir, face à une production a priori hétérogène, un auteur pour la période médiévale. Le concept de la polygraphie, convoqué dans le titre, prend alors son sens : les articles mettent d’une manière générale en évidence des techniques d’écritures variées qui possèdent néanmoins des traits convergents et permettent donc d’aborder l’ensemble en tant qu’œuvre et de dessiner un véritable paysage textuel.

2 Le projet était porteur et pertinent, comme en témoigne la grande cohérence qui se dégage de ce volume d’actes. Il n’est pas, comme cela peut être le cas, une simple collection d’articles qui se déclineraient indépendamment les uns des autres sur le même thème. Les contributions se complètent efficacement ; elles se font écho, dans les procédés et les enjeux des démonstrations, de problématiques et de résultats communs. L’organisation du volume suit deux axes majeurs de réflexion : d’abord l’étude des

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interférences génériques, stylistiques et thématiques dans la production hagiographique, historiographique et romanesque attribuée à Wauchier. La deuxième partie décline ensuite « l’activité polygraphique dans ses divers aspects génériques » (p. 9), notamment les Vies des Pères, les Estoires Rogier et la Deuxième Continuation, mais il est frappant de constater que les conclusions auxquelles aboutissent ces analyses croisent les résultats obtenus par l’étude des interférences dans la première partie. 3 L’article de Françoise Laurent, « Wauchier de Denain, de l’historiographie à l’hagiographie, l’histoire d’une “continuation” » (p. 15-28) ouvre la partie « Interférences ». L’auteur y étudie les liens qui pourraient unir l’Histoire ancienne jusqu’à César de Wauchier – ou, selon le plus ancien manuscrit qui ait conservé le texte, les Estoires Rogier – et ses récits hagiographiques dans les Vies des sainz peres et la Vie de sainte Marthe. Françoise Laurent analyse ainsi les « correspondances formelles et idéologiques qui unissent les deux veines de son écriture » (p. 16). Elle se penche d’abord sur les Estoires Rogier, modelées sur les Historiae adversus paganos d’Orose – modèle important pour Wauchier, comme en atteste la plupart des contributions du volume –, et qui se rattachent en fait au genre de « l’historiographie chrétienne qu’est l’histoire ecclésiastique » (p. 17). Ce genre obéit d’une part à une conception générale et exhaustive de l’histoire qui rassemble les faits profanes et religieux, et d’autre part à une règle générique d’ordonnancement du récit. Du point de vue formel, Wauchier se révèle donc être « le premier à avoir écrit en français une histoire de la cité terrestre unie à l’histoire de la foi » (p. 20). Dans la conception même des textes, le projet historiographique et les modes d’écriture mis en œuvre transcendent la distinction posée a priori entre les deux entreprises. Les deux collections hagiographiques attribués à Wauchier témoignent de plus d’une volonté « de rapporter les textes à un projet unique » (p. 23), tandis que la Vie de sainte Marthe se donne à lire comme un « condensé de l’histoire chrétienne » (p. 24). Les vies des saints de Wauchier s’intègrent ainsi à la fois à l’histoire sainte (le temps céleste) et au temps profane. Françoise Laurent analyse par exemple en ce sens l’écriture des transitions. Elle démontre de façon convaincante que des textes relevant a priori, aux yeux du lecteur moderne, d’un genre et d’un projet différents ont au contraire dû être pensés comme un tout. Il conviendrait davantage, conclut-elle, de s’interroger désormais sur la genèse de l’œuvre pour déterminer si le projet unifié ne s’est imposé qu’à la rédaction des Estoires ou s’il lui a précédé. 4 L’article de John Jay Thompson, « Réécrire saint Martin de Tours dans la tradition arthurienne » (p. 29-42), poursuit l’étude des interférences génériques et thématiques par la comparaison de la Vie de saint Martin de Wauchier et la figure du chevalier dans les romans de Chrétien de Troyes et les cycles en prose du XIIIe siècle. La plus grande partie de l’article analyse avec minutie le travail de reprise et de recomposition des sources latines accompli par Wauchier qui, le premier, a consacré un véritable dossier en français à saint Martin dans la collection en prose des seinz Confessor. John Jay Thompson met en évidence la recherche d’une « conjointure » dans ce recueil où la succession des récits et des Dialogues sur les mérites des Pères du désert et de Martin participent toujours du même projet : faire œuvre d’historien et assurer la complétude de l’histoire sainte. Wauchier ne se contente donc pas de traduire ses sources, il en réoriente le sens par le travail de la forme qui subit, semble-t-il, l’influence du roman arthurien. Wauchier transforme en effet Martin en un « saint chevalier » (p. 36), éliminant de l’histoire du saint l’épisode où il refuse d’accomplir son service militaire. Pour John Jay Johnson, cet élément aurait fait courir à Martin le risque d’être accusé comme Érec de recreantise ; il devient donc comme les jeunes seigneurs de l’époque et

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de l’entourage de Wauchier « un jeune noble [qui] part à la cour pour devenir chevalier » (p. 37), et dont la qualité essentielle est désormais la charité, mise en valeur dans l’épisode du manteau coupé en deux. Si la démonstration est convaincante sur le plan des transformations que l’auteur fait subir aux sources latines et sur la prégnance du modèle chevaleresque, elle est moins étayée, me semble-t-il, sur le plan des modèles littéraires convoqués. John Jay Thompson compare Martin à Yvain « qui sauve le lion en coupant le bout de sa queue » (p. 38) et qui fait donc preuve, comme Martin, d’une générosité désintéressée. Mais on pourrait aussi penser au Conte du Graal de Chrétien qui oppose dans son prologue la véritable charité à la largesse intéressée, et qui fait de Gauvain à la fin du roman un modèle de chevalier charitable. Le saint Martin de Wauchier annoncerait aussi le personnage de Galaad, faisant de l’auteur un « précurseur des grands cycles en prose du treizième siècle » (p. 39). Sur ce point, la comparaison avec les figures chevaleresques dans le roman arthurien de Wauchier, la Deuxième Continuation, aurait peut-être pu constituer une piste. Comme en témoigne l’article d’Annie Combes dans la deuxième partie, la question mérite néanmoins d’être posée : il est en effet possible que Wauchier ait eu connaissance du Lancelot en prose au moment où il a composé la Deuxième Continuation, néanmoins postérieure à Li seinz Confessor. 5 Jean-René Valette, dans le troisième et dernier article de cette partie, « Wauchier de Denain et la polygraphie du merveilleux » (p. 43-58), synthétise en quelque sorte dans sa démarche les approches précédentes. Il compare en effet les concepts et l’écriture de la merveille et du merveilleux dans les récits historiques, hagiographiques et romanesques de Wauchier. Là encore, la méthode est probante et permet d’aborder l’œuvre comme un paysage relativement unifié. Pour les textes hagiographiques, Jean- René Valette distingue le miracle « objectif » de la merveille plus subjective et toujours secondaire : elle est en effet marque d’étonnement face au miracle qui commande une poétique dont Dieu « constitue l’alpha et l’oméga » (p. 47). Dans le domaine romanesque et la Deuxième Continuation, le merveilleux est au contraire « profondément anthropocentrique » (p. 49) et reflète l’idéal de la société courtoise dont il émane ; il se caractérise par l’ouverture du sens et du récit, propre à l’écriture de l’aventure romanesque. Dans l’historiographie enfin, la merveille et le merveilleux « appartiennent au désordre » (p. 56) selon une poétique de la distension. Il existe donc bien des différences inhérentes aux trois genres, mais Jean-René Valette affirme aussi que merveille et merveilleux sont toujours, quels que soient les textes, liés chez Wauchier à l’humain. 6 La deuxième partie, intitulée « L’hagiographe, l’historien et le romancier », décline ensuite cinq études consacrées à des textes spécifiques. Ces monographies témoignent toutefois d’un véritable regard croisé dans la continuité de la première partie. 7 L’article de Michelle Szkilnik, « Wauchier compilateur, traducteur, et auteur ? » (p. 61-73), aborde la compilation de la vie des pères du désert dans le manuscrit français 473 de la bibliothèque de Carpentras pour analyser les modalités de la translatio mises en œuvre par Wauchier entre les sources latines et son propre texte. Michelle Szkilnik distingue précisément les activités de compilation et de traduction, bien que la patte de Wauchier ne soit pas évidente à percevoir au premier abord. L’article affronte cette difficulté sans esquiver, bien au contraire. Michelle Szkilnik établit ainsi que Wauchier semble suivre le modèle du manuscrit de la bibliothèque municipale de Douai, 870, mais « dans le détail des textes, il existe des différences » (p. 63), si bien que Wauchier a aussi

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pu utiliser d’autres manuscrits « qui donnaient cette même série de textes » (p. 63). Il n’est donc pas l’auteur de la compilation en tant que telle, mais il l’infléchit en y introduisant les livres I et II des Dialogues de Grégoire le Grand. Là encore, comme Françoise Laurent l’a démontré à propos des Estoires Rogier et des Vies des saints pères, les transitions témoignent du travail d’insertion et de remaniement de la source selon un « travail de dépeçage et de collage » (p. 65). L’étude de la composition « complexe et significative » (p. 67) des Vies des pères amène par ailleurs Michelle Szkilnik à reconsidérer la chronologie des œuvres de Wauchier : les jeux d’écho ainsi mis en évidence entre la série des Seint confessor et les Vies des pères l’incitent à penser, contrairement à John Jay Thompson, que « Li Seint confessor ont été compilés avant la traduction des Vies des pères » (p. 66). Du point de vue ensuite de la traduction, les libertés prises par Wauchier sont plus nettes ; il se définit d’ailleurs comme un conteur, dénotant ainsi une posture auctoriale. Il ajoute des expressions récurrentes, modifie le vocabulaire latin, joue sur l’emploi des pronoms et s’affirme comme le « maître du discours ». Tout cela est étayé par des analyses fines, précises, convaincantes, qui montrent que Wauchier, plus qu’un traducteur – au sens moderne –, est un translateur qui met en roman des sources latines pour édifier ses contemporains et qui, ce faisant, façonne son style selon les contraintes et les potentialités offertes par le nouvel outil de la prose vernaculaire. 8 Catherine Croizy-Naquet, dans son article « Wauchier de Denain ou l’expérience dans l’ Histoire ancienne jusqu’à César » (p. 75-92), poursuit la réflexion sur la cohérence de cette œuvre qui se donne à lire, pour elle aussi, comme une histoire universelle. Elle explore à son tour les liens qui unissent le travail de l’historien et celui de l’hagiographe, et qui se retrouvent partiellement dans l’entreprise de traduction. Comme Françoise Laurent, Catherine Croizy-Naquet observe que « l’auteur fait se conjoindre histoire biblique et histoires profanes » (p. 76), et essaie de déterminer ce qui « singularise le travail de l’historien » en interrogeant « les structures narratives qui assurent la cohésion du récit et la cohérence d’une histoire pensée selon la conception chrétienne du temps » (p. 76). Elle aborde ainsi la question selon trois angles : le rapport de Wauchier au matériau historique, l’ordonnancement du temps et la composition du récit. Catherine Croizy-Naquet rappelle d’abord qu’écrire une histoire du monde en langue vernaculaire est novateur au début du XIIIe siècle ; en revanche, Wauchier puise dans une tradition antique bien établie dont il se fait « le témoin éclairé » (p. 78). Catherine Croizy-Naquet met particulièrement en lumière les différences, dans le domaine de la langue vernaculaire, entre l’entreprise de Wauchier et celle de Benoît de Sainte-Maure ou de l’auteur de l’Enéas : contrairement à eux, il favorise la prose, « medium de la vérité », et leur préfère les sources latines comme Darès ou Virgile. Ainsi Wauchier, tout en usant comme ces prédécesseurs de la langue vernaculaire, se méfie-t-il de leurs écrits. Il compile le matériau historique, croise et refond les sources pour composer une somme qui s’avère une « estoire unique » (p. 81). La fabrication de l’histoire porte également sur la chronologie : du point de vue diachronique, Catherine Croizy-Naquet montre que les modes de datation ou bien l’utilisation de la généalogie coïncident avec un programme narratif où l’histoire se conçoit selon un sens chrétien et le principe de la translatio imperii, depuis l’Assyrie jusqu’à la cour des commanditaires de Wauchier en Flandres. Elle démontre aussi comment Wauchier utilise les noms et les étymologies pour construire un récit à valeur temporelle, reconstruisant le passé à l’aide d’ « excursus agrégés sans accroc au récit principal » (p. 86), comment les interventions de régie (transitions, annonces, etc.), les adresses au public ou les procédés d’entrelacement –

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qui évoquent les techniques de la prose romanesque – contribuent à l’« architecture temporelle » (p. 87). La « fabrique de l’histoire » (p. 88) présente donc, sous tous ces aspects, des points communs avec l’écriture de la fiction et, en ce sens, Wauchier se révèle véritablement polygraphe. Les touches romanesques se distinguent toutefois de la tradition des romans en vers, notamment dans le traitement de la merveille (Catherine Croizy-Naquet rejoint partiellement ici les analyses de Jean-René Valette). Ainsi l’Histoire ancienne jusqu’à César contient-elle « en substance les autres genres qu’il a pratiqués ou pratique » (p. 92). À travers cet article extrêmement riche, la cohérence thématique, culturelle et poétique de l’œuvre de Wauchier est une nouvelle fois démontrée. Les articles de Michelle Szkilnik et de Catherine Croizy-Naquet appuient de façon éclatante la démonstration de Françoise Laurent dans la mesure où tous identifient des procédés d’écriture (jeux sur les transitions, travail de compilation et de restructuration des sources) identiques dans les deux corpus. 9 L’analyse de l’écriture historiographique se poursuit plus précisément avec l’étude que mène Catherine Gaullier-Bougassas sur l’ensemble consacré à Alexandre dans l’Histoire ancienne jusqu’à César : « Écrire en prose sur Alexandre le Grand au XIIIe siècle. Les choix de l’historiographe Wauchier de Denain » (p. 93-111). Là encore, Wauchier est un pionnier : il serait « le premier auteur à écrire en prose française une vie d’Alexandre le Grand » (p. 93) et à l’intégrer à une histoire universelle. Cet article apporte deux éléments importants à la compréhension de l’entreprise historiographique de Wauchier : d’une part l’identification de ses sources et la manière dont il les exploite, d’autre part la comparaison de l’histoire d’Alexandre écrite par Wauchier avec la production, sur le même thème, de ses contemporains. Ainsi le récit de Wauchier se distingue-t-il du caractère biographique des récits antérieurs de langue française sur Alexandre ; il met au contraire en avant « ses objectifs savants d’historien » (p. 97) qui ne cherche pas à assimiler le héros macédonien aux valeurs du Moyen Âge par le biais de l’anachronisme. Comme Catherine Croizy-Naquet l’a également montré, Wauchier favorise les sources latines aux textes vernaculaires ; en ce sens il est d’ailleurs assez proche de Thomas de Kent. Toutefois, Wauchier sélectionne les sources différemment, dans le but de brosser un portrait exemplaire d’Alexandre, sans toutefois renoncer aux contradictions inhérentes à la diversité des sources. Catherine Gaullier-Bougassas met en évidence, avec de nombreux exemples, le caractère relativement objectif de l’écriture de Wauchier qui tente « de retrouver la vérité historique par la réunion au sein d’un même livre des connaissances disponibles » (p. 100). Son refus d’assimiler Alexandre aux valeurs contemporaines va dans le même sens : il ne christianise pas plus le héros qu’il ne condamne ses croyances païennes, signes d’un temps révolu. Catherine Gaullier-Bougassas insiste sur le caractère nuancé du portrait d’Alexandre que recompose Wauchier, qui en fait un personnage exemplaire mais pas idéal. La compilation n’est pas lissage, au contraire, et les analyses de Catherine Gaullier- Bougassas démontrent de façon très convaincante que Wauchier se pose véritablement plus en historien, mû par « la recherche plus rigoureuse de la vérité » (p. 109), qu’en romancier à la manière de Thomas de Kent ou d’Alexandre de Paris. La mise en perspective des articles de Françoise Laurent, de Catherine Croizy-Naquet et de Catherine Gaullier-Bougassas souligne la complexité de l’écriture historiographique de Wauchier, qui emprunte aux techniques du roman tout en conservant avec Alexandre ses distances avec les enjeux de l’entreprise romanesque. 10 Le caractère polygraphique de l’écriture de Wauchier est donc perceptible de façon inter-générique et intra-générique, comme le démontre Annie Combes à propos de la

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Deuxième Continuation qui allie, selon elle, « la forme-vers à des procédés narratifs typiques de la prose romanesque » (p. 115), dans son article « Entre prose et vers : affleurements et interférences. La Deuxième Continuation du Conte du Graal » (p. 113-133). Le premier obstacle aux prémices de la démonstration est celui de la chronologie : Wauchier a-t-il pu avoir connaissance des premiers romans en prose ? Annie Combes fait utilement le point sur les éléments de datation de la Deuxième Continuation qui a pu être composée « un peu au-delà des années 1210 » (p. 116), soit après la trilogie attribuée à Robert de Boron, voire avant le Lancelot en prose dont le plus ancien manuscrit, Rennes, bibliothèque municipale, 255, date des années 1220. Annie Combes part de cette hypothèse pour étudier les fonctionnements narratifs du texte de Wauchier qui sont, pour certains, « inconnus des romans en vers de la fin du XIIIXIIe siècle » (p. 118). Sa démonstration, fondée sur des analyses textuelles précises, permet à rebours d’appuyer l’hypothèse chronologique. Annie Combes observe ainsi des emprunts narratifs et lexicaux propres à l’écriture des romans en prose, bien que du point de vue fonctionnel, ces emprunts, comme la figure du chevalier enferré, demeurent à l’état de virtualité en suspens. Wauchier semble en effet appliquer au vers les techniques narratives de la prose sans jamais les exploiter véritablement : ainsi du procédé de l’entrelacement tenu à distance malgré « une composition erratique » (p. 122). Les emprunts relèvent de la « parure » (p. 124) plus que d’une poétique à proprement parler ; ils peuvent même être déceptifs, comme le recours au motif des lettres gravées, déclencheur d’aventure dans les romans en prose et qui s’applique ici à un Perceval illettré ! Du point de vue stylistique et rythmique, la Deuxième Continuation se révèle tout aussi hybride. Annie Combes opère un test très simple et très convaincant : elle supprime « la présentation en drapeau » (p. 133) sur deux passages où il devient alors difficile de retrouver les octosyllabes. Le vers dé-versifié présente en effet toutes les apparences métriques et syntaxiques de la prose. En ce sens, l’écriture romanesque est véritablement polygraphique, au sens où elle témoigne de pratiques mixtes et donc d’une « poétique instable » (p. 133) « peut-être symptomatique d’une rivalité entre les deux formes d’écriture du roman arthurien » (p. 133). 11 Massimiliano Gaggero, dans le dernier article du volume, « La place de la Deuxième Continuation dans le cycle en vers du Conte du Graal et dans l’œuvre de Wauchier de Denain » (p. 135-153), discute enfin la délimitation habituelle de la Deuxième Continuation d’après les manuscrits et reprend hypothèse de Corin Corley « selon laquelle l’œuvre de Wauchier de Denain commencerait au milieu de l’épisode 5 de la partie de Perceval du corpus des Continuations » (p. 136). L’étude se fonde essentiellement sur l’analyse du manuscrit de Londres, British Library, Additionnal 36614 (L) qui pourrait représenter aussi la rédaction originale du texte. Contestant les conclusions de Guy Vial, Massimiliano Gaggero reprend l’idée de Corin Corley selon laquelle le début de la Deuxième Continuation devrait être repoussé au v. 10268 du manuscrit de Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 797 (A, copie de Guiot) : ce vers constitue en effet « un tournant majeur dans la tradition manuscrite » (p. 138). La comparaison avec L permet à Massimiliano Gaggero d’étayer l’hypothèse : il observe ainsi qu’au passage traditionnellement identifié comme la transition entre la Première et la Deuxième Continuation, « il n’y a pas de changement de scribe, comme on s’y attendrait » (p. 141) ; ce changement n’intervient qu’aux v. 10161-10162 qui correspondent au tournant identifié dans A. L’analyse codicologique apporte des éléments nouveaux et convaincants ; elle rend effectivement très envisageable le déplacement du début de la Deuxième Continuation. Dans ces circonstances, Wauchier

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aurait répondu à une commande afin de reprendre « la trame laissée inachevée par son prédécesseur » (p. 143). L’article se poursuit par l’étude des variantes rédactionnelles à partir du vers nouvellement identifié comme le début de la Deuxième Continuation et donc comme le début de l’œuvre de Wauchier proprement dite. Massimiliano Gaggero compare notamment les versions de l’épisode où Gauvain décrit la scène du Graal et de l’épisode de « la visite de Perceval à la Chapelle Mystérieuse » (p. 146). Le manuscrit L et les versions apparentées (selon les regroupements établis par William Roach) attribuent à Perceval et à Gauvain des expériences divergentes du Graal, contrairement à l’autre groupe de manuscrits qui gomme les différences. Or, si la rédaction dont témoigne L « était à identifier avec l’original de Wauchier », on pourrait « voir ici l’une des premières manifestations d’un thème qui deviendra fondamental avec les roman en prose : l’existence de différents degrés dans l’aperception du Graal » (p. 150). Cette conclusion remet en perspective les données établies par Annie Combes dans l’article précédent : si Wauchier n’est peut-être pas un précurseur dans le domaine des romans du Graal en prose, son écriture témoigne peut-être d’un moment-charnière dans le passage d’une forme à l’autre et, par conséquent, dans la construction d’un thème littéraire particulièrement fécond. C’est du moins ce que suggère la lecture à la suite des deux articles consacrés à la Deuxième Continuation. 12 Les contributions sont complétées par une bibliographie finale qui répertorie les éditions des œuvres attribuées à Wauchier et les études critiques. Les références ont été mises à jour par rapport aux dates du colloque, mais quelques nouvelles références sur les Continuations auraient pu figurer aussi en bibliographie : 13 Thomas Hinton, The Conte du Graal cycle. Chrétien de Troyes’s Perceval, the Continuations and French Arthurian Romance, Cambridge, D. S. Brewer, 2012. 14 Leah Tether, The Continuations of Chrétien’s Perceval. Content and Construction, Extension and Ending, Cambridge, D. S. Brewer, « Arthurian Studies », 2012. 15 Leah Tether étudie notamment les phénomènes de transition et de continuité entre le Conte du Graal et les Continuations dans les manuscrits, et ses analyses pourraient notamment être mises en perspective avec celles de Massimiliano Gaggero, qui précise néanmoins que les matériaux qui ont nourri son article sont tirés de sa thèse de doctorat, soutenue en 2007. Les aléas des délais de publication n’ont peut-être pas rendus possible le croisement des données critiques. Au-delà de ce détail, ce volume est un véritable ouvrage collectif dont les lignes directrices sont clairement perceptibles et dont les analyses se croisent et s’étoffent suffisamment les unes et les autres pour inciter à une lecture totale et non fragmentaire.

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INDEX

Keywords : compilation, continuation, ecclesiastical history, hagiography, historiography, literary genre, marvellous, merveille, miracle, novel, prose, translation, verse Parole chiave : agiografia, compilazione, continuazione, genere letterario, meraviglioso, merveille, miracolo, poligrafo, prosa, romanzo, storia ecclesiastica, storiografia, traduzione, verso nomsmotscles Alexandre de Paris, Chrétien de Troyes, Darès, Grégoire le Grand, Orose, Thomas de Kent, Virgile, Wauchier de Denain Thèmes : Alexandre le Grand, Deuxième Continuation du Conte du graal, Conte du Graal, Dialogues, Estoires Rogier, Histoire ancienne jusqu’à César, Historiae adversus paganos, Lancelot en prose, Li seinz Confessor, Vie de saint Martin, Vie de sainte Marthe, Vies des sainz peres Mots-clés : compilation, continuation, genre littéraire, hagiographie, histoire ecclésiastique, historiographie, merveille, merveilleux, miracle, polygraphie, prose, roman, traduction, vers

AUTEURS

HÉLÈNE BOUGET

Université de Bretagne Occidentale – Brest

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État de la recherche

Comptes rendus

Essais

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Adrian Armstrong, Sarah Kay, Une muse savante ? Poésie et savoir, du Roman de la Rose jusqu'aux grands rhétoriqueurs Paris, Classiques Garnier, 2014

Anna Gęsicka

RÉFÉRENCE

Adrian Armstrong, Sarah Kay, Une muse savante ? Poésie et savoir, du Roman de la Rose jusqu'aux grands rhétoriqueurs, Paris, Classiques Garnier, « Recherches littéraires médiévales », 2014, 328 p.

1 Ce livre très intéressant propose une synthèse des recherches menées par Adrian Armstrong et Sarah Kay, en collaboration avec un groupe de chercheurs liés au projet « Le savoir poétique en France à la fin du Moyen Âge » (« Préface », p. 7).

2 L’ouvrage est construit de façon réfléchie et transparente. Il s’ouvre par une « Préface » (p. 7-9), où les auteurs expliquent les circonstances et étapes de son élaboration, suivie d’une longue « Introduction » (p. 11-40). Dans celle-ci, le lecteur trouvera formulée la thèse du livre : « En effet, la poésie ne se contente pas de transmettre ce que l’on peut raisonnablement appeler “le savoir”. Par ses propres procédures de réflexion et d’autoréflexion, elle façonne ce savoir et détermine la réception. C’est de ce rapport intime entre la production lyrique et le savoir en France (ou en français) de la période comprise entre environ 1270 et 1530 que s’occupe le présent livre » (p. 14). Les auteurs manifestent leur distance par rapport à la conviction populaire que c’est la prose qui « aurait accaparé le marché en termes de vérité et de savoir », en soulignant – au contraire – « une nouvelle dimension [de la poésie] en tant que moyen de réflexion et de savoir » dans le monde francophone du Moyen Âge tardif (p. 13). Les pages qui

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suivent comportent une esquisse historique de l’expansion de la prose et de l’évolution des formes et fonctions de l’expression poétique à cette époque. Dans une perspective historique et théorique, les auteurs y analysent les notions opératoires : vers et « poetrie », exposent et justifient les raisons de leur choix de la période littéraire et expliquent le concept éponyme de savoir en relation avec la vérité. 3 La section analytique de l’ouvrage est constituée de deux parties, contenant chacune trois grands chapitres divisés en sous-chapitres. La première partie est intitulée « Situer le savoir ». Les chapitres suivants sont consacrés à la situation de la poésie au Moyen Âge tardif (« Une présence persistante : le vers après la prose », p. 43-69), au vers en tant que moyen d’expression historiographique (« Poésie et histoire », p. 72-96) et au vers en tant que porteur de la réflexion (« Poésie et pensée », p. 97-129). La seconde partie de l’ouvrage porte le titre « Transmettre et façonner le savoir ». Les chapitres suivants se concentrent sur le savoir « encyclopédique » véhiculé par la prose et par le vers (« Un savoir sur le monde », p. 133-173), les formes et procédés poétiques de la mise en œuvre (« Savoir et pratique poétique », p. 175-212) et les formes et enjeux de la réception communautaire (« Communautés textuelles », p. 213-253). 4 Une très bonne conclusion récapitule de façon synthétique et exhaustive les résultats de l’examen. L’ouvrage, pour le grand profit du lecteur, est complété par trois index (« Index des œuvres, auteurs et genres », « Index des lieux, institutions, personnifications et personnages », « Index des thèmes et des notions »). 5 Il faut souligner le soin porté par Adrian Armstrong et Sarah Kay à expliciter de la façon la plus claire possible la perspective adoptée. Ceci se manifeste, principalement, dans les renvois fréquents à d’autres fragments du livre où divers aspects d’une même question sont mieux développés. Les auteurs annoncent explicitement le but de chaque chapitre et résument l’argument des chapitres précédents. Chaque chapitre se termine par une conclusion synthétique. Quelquefois, et cela est un peu irritant, les auteurs vont jusqu’à énoncer les effets d’une analyse menée dans les chapitres que le lecteur n’a pas encore lus (par exemple p. 89, 99). Pourtant, même si le lecteur peut, parfois, avoir l’impression d’un style un peu trop « scolaire », ou, parfois, d’une certaine incohérence du discours (souvent interrompu par ces « autoréférences »), grâce à cette méthode il ne se perd sûrement pas dans la multitude des exemples examinés, et ne manquera aucune nuance importante du raisonnement. Au contraire, il est continuellement guidé par les auteurs. 6 L’ampleur du corpus soumis par ceux-ci à des analyses minutieuses et la profondeur de l’étude sont impressionnants. Les sources principales embrassent d’abord « une poignée de textes-clés ambitieux (le Roman de la Rose, l’Ovide moralisé, la Consolation de la Philosophie de Boèce) [qui] exercent une fascination forte et constante » (p. 27), puis les œuvres des auteurs différenciés par la forme poétique, la thématique et le tempérament, mais dont la création offre des traits communs dans le cadre du sujet du livre (entre autres Jean Froissart, Christine de Pizan, François Villon, Jean Molinet, Pierre Gringore). 7 L’argumentation de ce livre a une structure inductive et déductive : les auteurs retournent sur les mêmes sources ou constatations pour démontrer d’autres perspectives d’une question examinée. Le lecteur y trouvera une riche matière l’invitant à la réflexion sur des facettes intéressantes du lien – perçu du point de vue de la création et de la réception – entre la poésie et le savoir à la période examinée. Les questions suivantes sont abordées : formes de savoir, formes et figures poétiques,

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relation « je »/public, thèmes récurrents (comme par exemple le temps, la fortune, la mémoire, l’expérience), jeux de langage et jeux intertextuels. Soucieux d’aller au fond du problème, les auteurs ne prétendent pas l’épuiser, mais signalent des incertitudes et des champs d’interprétation toujours ouverts. 8 Un autre point fort de ce livre est son abondant appui théorique, anglophone et francophone. Les auteurs situent leur contribution dans un vaste horizon de recherches, en soulignant ce qu’ils y apportent de nouveau. De façon exhaustive, ils exposent les conceptions d’autres chercheurs, prenant par rapport à eux une position polémique ou – au contraire – indiquant ce que leurs propositions leur doivent. Le lecteur y trouvera des notes savantes et une riche bibliographie. 9 L’ouvrage d’Adrian Armstrong et Sarah Kay semble s’adresser à deux types de publics. D’une part, il est un outil précieux pour le chercheur débutant qui y trouvera un savoir de base nécessaire pour poursuivre l’exposé. D’autre part, il est un acquis bibliographique important pour le chercheur confirmé, spécialiste de la poésie du Moyen Âge tardif, qui appréciera l’érudition des auteurs, l’originalité de l’approche et la fraîcheur du regard porté sur la relation entre vers et savoir. 10 Pour finir, j’ose, avec regret, formuler une critique s’adressant à l’éditeur, bien que – n’étant pas francophone et ne maniant pas moi-même parfaitement la langue française – je ne sois peut-être pas autorisée à le faire. Ce livre est une traduction de l’anglais (le titre original est Knowing Poetry). Dans la version française, affleurent sporadiquement de petites fautes ou incorrections probablement rédactionnelles : fautes de grammaire (« France médiéval », p. 12 ; « les procédés [...] voit », p. 77 ; « Les vers ne possèdent sans doute [...] ni ne rassure », p. 96 ; « les formes d’interactions sociale auxquelles donnent lieu les rondeaux », p. 267 ; « des liens existants entre le Roman de la Rose, Ovide et Boèce », p. 126, « des liens existants entre Fortune et Nature », p. 127), fautes de ponctuation (point manquant, p. 32 ; virgule manquante, p. 73), leçons incorrectes (« parceque », p. 19 ; « gouvernerement », p. 57 ; « son’attrait », p. 91 ; « care », p. 194 ; « historiographieques », p. 208). Cependant, ces faiblesses du texte édité ne diminuent en rien le réel plaisir que fournit au médiéviste la lecture de ce livre important et inspirant.

INDEX

Mots-clés : grands rhétoriqueurs, lyrique, poésie, prose, savoir, vers Thèmes : Consolation de la Philosophie, Ovide moralisé, Roman de la Rose nomsmotscles Boèce, Christine de Pizan, François Villon, Jean Froissart, Jean Molinet, Pierre Gringore Parole chiave : poesia, prosa, lirica, conoscenza, verso, retorica del 1400 Keywords : poetry, prose, lyric, knowledge, verse, 15th century rhetorics

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AUTEURS

ANNA GĘSICKA

Université Nicolas Copernic - Toruń, Pologne

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Danielle Buschinger, Tristan allemand Paris, Honoré Champion, 2013

Marie-Geneviève Grossel

RÉFÉRENCE

Danielle Buschinger, Tristan allemand, Paris, Honoré Champion, « Essai sur le Moyen Âge » 59, 2013, 358 p.

1 Avec son Tristan allemand, Danielle Buschinger ne nous offre pas seulement une magistrale synthèse des nombreux travaux et articles où elle a étudié les œuvres qui ont traité, pour l’espace germanique, du couple mythique. Elle y adjoint une quantité de renseignements et d’éclairages nouveaux qui approfondissent et enrichissent la recherche.

2 Le livre pose le principe que « cette légende […], une des plus importantes du monde occidental et du Moyen Âge jusqu’à nos jours » renferme « des virtualités révolutionnaires », « dépasse toutes les contraintes sociales, morales et religieuses et triomphe même dans la mort ». À l’examen attentif de tout le corpus médiéval, en vers comme en prose, jusqu’à Hans Sachs, s’ajoute un volumineux dossier sur la persistance de l’attrait exercé par ce texte jusqu’à l’époque moderne, dans la musique de Wagner, le théâtre, la nouvelle et la mise en films. 3 Avant de parcourir l’inventaire des sources, dont la plus probable reste la celtique, le livre s’ouvre sur une analyse très précise du seul texte allemand médiéval qui nous ait transmis le récit en son entier, le Tristrant d’Eilhart d’Oberg. La première réalisation littéraire, celle des écrivains Béroul (ca 1180-1190) et Thomas (ca 1170), sera ici observée en tant que source de l’inspiration d’Eilhart (XIIe siècle) et de Gottfried de Strasbourg (début XIIIe siècle) ; mais depuis longtemps les troubadours, grands voyageurs, avaient introduits nos héros dans l’univers lyrique que partageaient tout

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aussi bien les Allemands. Pour le prototype disparu de la légende, évoqué par Béroul, Danielle Buschinger garde le nom, communément admis, d’Estoire. 4 Du roman de Béroul sont soulignés trois points, essentiels pour toutes les œuvres qui suivront : l’effet du philtre qui justifie l’amour, l’absence totale de condamnation morale de l’adultère, la protection que Dieu accorde aux amants. Écrit en usant constamment de la parataxe narrative, le Roman de Béroul est encore proche de la chanson de geste. Pour le Tristan anglo-normand de Thomas, les six fragments qui le composent recoupent la version norroise de Frère Robert (1226) complétée par le Romance sire Tristem (ca 1294-1330). Thomas n’est pas un auteur « courtois », comme on l’a dit jadis, son héros qui est un artiste consommé, ne se refère pas, non plus qu’Iseut, aux croyances chrétiennes. Le clerc anglo-normand est déjà un romancier accompli, au fait des progrès qui lui sont contemporains. Sa longue réflexion sur la fine amour se confronte à la thématique du philtre et devient ainsi une véritable « élucidation » du mythe. On la gardera donc toujours en mémoire au fil de l’étude. 5 Eilhart d’Oberg, était probablement un ministérial de la cour du duc Henri de Brunswick, dit Le Lion, et de son épouse, fille d’Aliénor d’Aquitaine. Son roman se développe en quatre grands chapitres : avant le philtre, l’amour à la cour, la vie dans la forêt ; Isalde de nouveau à la cour, moyens divers pour de périodiques retrouvaillles ; le coussin enchanté, la rupture et la réconciliation ; la mort des amants. Danielle Buschinger en profite pour éclaircir la notion germanique du Ritter (id est la chevalerie) et ses valeurs, la êre (autour de la notion d’honneur) et la triuwe (autour de la notion de fidélité). Très au fait des lois et conteur attentif au réel, Eilhart pratique l’art de la conjointure en encadrant son texte d’un prologue et d’un épilogue renouvelés et en dressant, face à Tristan, le contre-héros Kehenis. L’absence de références religieuses constitue sans doute une preuve a contrario du refus « de mêler Dieu et la littérature ». (p. 70) 6 Originaire d’Alsace, Gottfried était certainement un homme de haute culture, probablement un citadin. Son œuvre connut un succès mérité. Le roman se fonde sur Thomas – ou sa source. Il installe dans le texte un narrateur bavard, critique littéraire à la langue acérée, glosateur d’allégories à l’allure mystique (la Minnegrotte), friand d’antithèses significatives, ainsi Isolde participe d’Ève et de Marie, le désir sensuel de Mark s’oppose au sentiment idéal des héros, de même que la bien aimée forme antithèse avec l’épouse au nom identique, réduite à incarner un souvenir douloureux ou à ravaler l’amour à la platitude des relations ordinaires ; ce procédé peut faire naître de grands tableaux parallèles, telle l’histoire des parents, Blanschefleur et Rivalin, en miroir tendu à Tristan et Isolde. La joie et la peine – le vrô et trûric – intrinsèquement mêlées définissent l’amour, ce qui est le fondement de tant de poésies lyriques que Gottfried, visiblement musicien, connaît parfaitement. C’est aussi dans la célébration de l’amour, mais cette fois sur le modèle sacré, que le texte prend en plusieurs endroits une tonalité mystique. 7 Le Tristan de Gottfried est une œuvre foisonnante et profonde. Elle est à bon droit présentée comme un modèle de l’originalité que les auteurs médiévaux désiraient insérer dans leur translation, excellemment qualifiée d’ « adaptation créative » (p. 175). Inachevé, un tel roman ne pouvait que susciter les Continuations. 8 La première est celle d’Ulrich de Türheim (ca 1230). Il s’agit en fait d’une révision idéologique du mythe. Ulrich, démontre D. Buschinger est partagé entre l’attrait de l’érotisme et la condamnation de l’adultère. Reprenant le roman au moment du

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mariage de Tristan, avec Eilhart comme source, Ulrich trace un portrait de Tristan conscient de la faute, face à une Isolde aux Blanches Mains à la pureté rafraîchissante, mais bientôt attirée par la sensualité. La mort des amants est la conséquence justifiée d’un amour vraiment funeste : Ulrich « utilise la légende de Tristan pour en faire un exemple à ne pas suivre » (p. 190). 9 Le second continuateur, Heinrich de Freiberg, aristocrate originaire de Bohème, (fin XIIIe/ XIVe siècle), avait d’autres ambitions. Sa continuation représente la transformation du roman d’amour-source en un roman arthurien où l’aventure est reine. Tristan, parangon de chevalerie, y acquiert une valeur exemplaire. Mais après Ulrich, Heinrich s’élève contre la faute que constitue tout adultère. L’amour des héros ne se pardonne que si l’on rappelle le rôle fatal du philtre. Amant in-fortunés, les héros voient en face d’eux un Mark ou une Isolde aux Blanches Mains transformés en personnages positifs et réhabilités ; ce sont la foi religieuse et l’amour porté à Dieu qui s’imposent comme le seul et le vrai modèle. Cette interprétation, à proprement parler subversive du mythe, ne s’accompagne pas, malheureusement, d’un style qui lui donnerait toute sa valeur. 10 Le poème présenté sous le titre de Tristan le Moine est une œuvre que seule la tradition germanique connaît. Déguisé en moine, Tristan qui a fait courir le bruit de sa mort, peut ainsi user de son prétendu savoir médical pour retrouver Iseut la Blonde. Le passage est situé après le mariage avec Iseut aux Blanches Mains et s’appuie surtout sur Eilhart. On date ce poème du XIIIe s. Cette œuvre mérite l’intérêt par ses positions que l’on peut interpréter comme nuancées ou ambivalentes : quoique qu’il la destine au public aristocratique, l’auteur exalte l’intelligence, non la bravoure qui se rapproche de la brutalité. Si le mariage semble plus conforme aux lois de la société et si les époux sont présentés sous un jour favorable, l’amour entre les héros reste hautement glorifié et il n’est jamais question de philtre. Danielle Buschinger conclut en soulignant qu’il s’agit là d’un excellent témoin de la réception du mythe dans la société du XIIIe siècle allemand. 11 Tristan le Nain est un très court fragment de 158 vers, écrit en moyen-bas-francique qui narre le funeste combat où interviennent Tristan le Nain et Tristan l’amoureux. On peut considérer qu’il s’appuie sur un morceau de la source perdue de Thomas. 12 Le beau souci d’exhaustivité de Danielle Buschinger lui fait ensuite consacrer un chapitre à la tapisserie de Wienhausen en Basse-Saxe, illustrant le roman d’Eilhart, et aux fresques murales de Runkelstein en Haut-Adige, s’inspirant cette fois de Gottfried. Il est frappant que les tapisseries renvoient avec exactitude au texte, scènes représentant le héros contre le Morholt ou le dragon, mise en images de divers stratagèmes. Pleins de vie, ces ouvrages supposent une bonne connaissance des romans qu’ils utilisent. Si les tapisseries usent des techniques habituelles à l’iconographie religeuse, les fresques renvoient à une riche famille bourgeoise, avide de s’approprier la culture aristocratique. 13 Lors du Moyen Âge tardif, le roman ne vise plus exclusivement les milieux nobles, mais s’adressent aussi aux bourgeois éclairés ; en Allemagne comme ailleurs, le roman est dérimé et passe à la prose. C’est ce qui est arrivé pour le Prosa-Tristrant qui dérime Eilhart d’Oberg. Rapidement ces romans en prose sont imprimés : c’est le cas du Prosa- Tristrant dès 1484. 14 La transformation n’est pas seulement formelle, elle est aussi affirmation d’une nouvelle idéologie. Si le dérimeur développe surtout les belles aventures et n’hésite pas

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à devenir plus précis pour ce qui est de l’amour partagé, cela n’empêche pas le côté très moral de triompher, notamment dans l’épisode des parents de Tristan. Fort naturellement, le philtre redevient très important. L’auteur prend un évident plaisir à raconter cette « si belle histoire d’amour » et il n’est pas même sûr que sa conclusion, décriant le péché, exaltant l’amour divin, représente une palinodie. La fin vient après le récit – ce qui aide à accepter « ce demi-tour comme si de rien n’était ! » (p. 255). 15 Hans Sachs a accordé grand intérêt à la légende de Tristan qu’il a illustrée par six Meisterlieder et une tragédie. Il avait probablement pris connaissance de son sujet dans le Prosa-Tristrant. Les Lieder célèbrent toujours des moments-forts de l’histoire, combats, retours et voyages, la mort d’amour ; leur forme ressemble à celle de la canso avec un frons (Aufgesang) qui comprend deux pedes égaux (Stollen), le tout sur le même schéma rythmique et la même mélodie, puis une cauda – Abgesang – en laquelle structure et musique changent. Si les changements sont peu importants (pas d’Iseut pour donner la couleur fatale de la voile ; pas de remise de la reine aux lépreux), l’insistance sur la souffrance de l’agonie a peut-être la même signification implicite que les commentaires moralisants sur les périls et les errances de l’amour humain. 16 La tragédie est plus critique vis à vis de la légende, mais il faut attendre la conclusion pour voir l’amour adultère condamné de façon absolue. Pour Danielle Buschinger, la conversion de Sachs aux théories de la Réforme, qui triomphe en sa ville en 1525, l’a peu à peu amené à une vision du mariage fondé sur la seule procréation, il rejoint là la conception bourgeoise de l’amour. Cela n’empêche pas cette tragédie d’être très habilement construite et son action ramassée, conduite avec beaucoup d’art. 17 Dans la conclusion qui va nous conduire jusqu’aux temps présents, Danielle Buschinger rappelle que, dès avant le Romantisme, au XVIIIe siècle allemand, de grands textes de la littérature du Moyen Âge avaient été rendus de nouveau accessibles, soit parce que la fragilité des manuscrits, partant des œuvres, était considérée comme tout à fait préjudiciable (ainsi de Bodmer, † 1783), soit parce qu’on avait le souci de marquer la continuité de l’Histoire, ce qui impliquait de ne rien négliger, ainsi de Gottsched († 1766), mû par une admiration jalouse de la littérature de son pays. Il fut celui qui sortit de l’oubli le « Tristan allemand ». Gottsched était un collectionneur, Wieland († 1813) un poète qui caressa, sa vie durant, un projet de récriture du Tristan, celui d’Eilhart. Il est juste de saluer ces hommes qui, dans le siècle des Lumières n’étaient pas rebuté par le « Moyen Âge obscur », ou plutôt, pour Frédéric II de Prusse, ungenießbar, en bref « infréquentable » (p. 280). 18 Si la renaissance de la littérature médiévale allemande au XIXe s. relève d’un certain engouement sentimental, les Romantiques sont bien ceux qui ont revivifié ces textes lointains en les faisant leurs. De toutes les tentatives, seule a réellement réussi la véritable récriture que constitue l’œuvre de Richard Wagner : il s’agit d’une réinterprétation du mythe à la lumière d’un imaginaire tout autre que médiéval. Trois actes condensent et stylisent l’action : le philtre, la consommation, la mort. La fusion amoureuse au cœur de la nuit profonde ne peut qu’engendrer la mort selon l’analyse que mène Danielle Buschinger, qui lit la scène finale du drame musical sous la lumière du bouddhisme dont Wagner s’est imprégné : « la mort est conçue comme une délivrance totale et parfaite » (p. 302). 19 Ainsi c’est plutôt par réaction à l’œuvre immense de Wagner et à l’enthousiasme qu’elle avait suscitée que les écrivains allemands du XXe siècle n’accorderont à la légende de Tristan qu’une lecture « distanciée » et ironique : la déconstruction succède à la

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récriture. Tristan, la nouvelle de Thomas Mann, est peut-être un règlement de comptes de l’auteur avec une fascination secrète. Cette nouvelle représente à la fois une parodie, qui ne cesse de citer hors de propos des morceaux détachés du drame wagnérien, et une satire où les personnages deviennent des bourgeois ridicules ou des « artistes » ratés. Le drame de Kaiser, le Roi cocu (1931), mystification qui campe un Mark vengeur et féroce, ou les reprises modernes qui privilégient des personnages secondaires (Isolde aux Blanches Mains chez Luckas en 1909), coexistent avec des œuvres à l’ambition synthétique, où l’autrefois (aus alter Zeit) de la légende la rend étrangère. Que l’amour s’apparente à la folie (Tantris der Narr, drame de Hardt 1907) ou qu’il soit une véritable drogue (Tristan. Roman um Treue, Liebe und Verrat de Grzimek 2011), il semble que désormais, le mythe de l’amour plus fort que la mort, plus fort que tout, soit tout ce qui subsiste de la légende, convoqué ici uniquement pour être nié ou tourné en dérision. 20 Même si ce long périple à travers les œuvres qui ont repris inlassablement la légende des amants de Cornouailles finit sur cette note bien discordante, on saura infiniment gré à Danielle Buschinger de nous avoir guidés dans cette exploration du Tristan allemand, avec ce beau livre qui ne peut qu’inciter à mieux connaître les textes ici recensés.

INDEX

Mots-clés : Iseut, Tristan Keywords : Iseut, Tristan Parole chiave : Iseut, Tristan Thèmes : Blanschefleur, Isalde, Iseut, Iseut aux Blanches Mains, Isolde, Isolde aux Blanches Mains, Kehenis, Mark, Rivalin, Tristan, fresques murales de Runkelstein, Isolde Weißhand, König Hahnrei, Prosa-Tristrant, Roi cocu, Romance sire Tristem, Tapisserie de Wienhausen, Tristan. Roman um Treue Liebe und Verrat, Tristan le Moine, Tristan le Nain, Tristrant, Tristan et Iseut nomsmotscles Aliénor d'Aquitaine, Béroul, Eilhart d’Oberg, Frère Robert, Gottfried de Strasbourg, Heinrich de Freiberg, Henri de Brunswick dit Le Lion Thomas, Ulrich de Türheim

AUTEURS

MARIE-GENEVIÈVE GROSSEL

Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis - CALHISTE, EA 4343

Perspectives médiévales, 37 | 2016 292

Irène Fabry-Tehranchi, Texte et Images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate (XIIIe- XVe siècle) Turnhout, Brepols, 2014

Joanna Pavlevski-Malingre

RÉFÉRENCE

Irène Fabry-Tehranchi, Texte et Images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate (XIIIe- XVe siècle), Turnhout, Brepols, « Texte, Codex & Contexte » 18, 2014, 576 p.

1 À la croisée des études littéraires et de l’histoire de l’art, ce livre reprend une thèse de doctorat soutenue en 2011 à l’université de la Sorbonne Nouvelle. Irène Fabry- Tehranchi s’attache à étudier la mise en texte et la mise en image du Merlin en prose et de la Suite Vulgate du XIIIe au XVe siècle dans les manuscrits qui contiennent ces textes, que ceux-ci constituent une Estoire de Merlin circulant indépendamment ou qu’ils soient au contraire compilés avec d’autres textes, appartenant ou non au cycle Vulgate. Si d’autres suites ont été écrites pour le Merlin (Livre d’Artus et Suite Post-Vulgate), témoignant des potentialités narratives de ce texte, elles ne sont que peu mobilisées dans l’étude, puisque très marginales dans la production manuscrite. La Suite Vulgate au contraire s’impose dans trente-six des cinquante-trois manuscrits du Merlin qui nous sont parvenus.

2 Cet ensemble manuscrit constitue donc un champ d’étude riche et passionnant, qui permet d’éclairer les modes de production et de circulation des manuscrits, l’histoire des mentalités médiévales à travers l’étude de la réception des textes, dont l’image et ses paratextes constituent une première manifestation, ainsi que les relations entre texte et image, dans une diachronie large, non seulement dans l’Estoire de Merlin mais aussi dans la tradition manuscrite du cycle du Graal et, plus largement, dans l’ensemble de la production littéraire romanesque au Moyen Âge.

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3 Si l’ensemble composite que constitue la compilation de l’Estoire del Saint Graal, du Merlin en prose et de ses suites, du Lancelot en prose, de la Queste del Saint Graal et de La Mort Artu est aujourd’hui envisagé comme un cycle, transmis comme tel par plusieurs manuscrits de la fin du Moyen Âge en particulier, les relations entre ces textes relativement hétérogènes ne vont pas de soi, comme en témoignent les diverses compilations possibles, aucune ne s’imposant de façon décisive et définitive par rapport aux autres, même si des tendances de regroupements peuvent être observées. Irène Fabry-Tehranchi, en explorant la tradition manuscrite du Merlin et de ses suites, montre comment des textes se fondant sur des hypotextes différents, aux tonalités distinctes, tissent des liens entre eux, notamment par le biais des images et des outils paratextuels, pour constituer un ensemble cohérent, et néanmoins toujours marqué par la mouvance. 4 L’articulation complexe de ces textes, et plus spécifiquement du Merlin et de sa suite, est étudiée en trois temps. Le premier chapitre s’attache à leur mise en page et à leur illustration liminaires, qui, par les choix qu’elles opèrent, contribuent à construire le sens du récit et orientent la lecture. Le début du Merlin peut ainsi mettre en valeur le lien de la fable avec l’histoire sainte ou l’enfance d’un personnage fondamentalement ambigu, la Suite Vulgate valoriser Arthur, élu de Dieu, ou souligner les difficultés de son règne naissant. Pour clore cette Estoire de Merlin, les manuscrits adoptent des stratégies différentes qui mettent en valeur la diversité des interprétations de ces textes, inscrits dans des compilations diverses, copies partielles ou totales du cycle du Graal, compilations historico-épiques ou recueils à visées didactiques ou religieuses. L’étude offre alors un aperçu des jeux d’échos et de correspondances iconographiques comme textuelles mis en place au sein des œuvres du cycle Vulgate et des autres intertextes possibles de l’Estoire de Merlin, montrant également comment les œuvres étaient copiées, réinventées, lues et reçues au Moyen Âge. 5 Le deuxième chapitre se penche sur les mouvances textuelles du Merlin et de sa suite, en s’intéressant à l’inscription cyclique des versions longue (α) et courte (β) des textes. Irène Fabry-Tehranchi montre comment β, ultérieure et moins répandue que α, le plus souvent insérée dans des compilations cycliques à partir du 3e quart du XIIIe siècle, favorise l’intégration du Merlin au cycle Vulgate, et en particulier au Lancelot. Cette version appuie notamment la dimension lignagère du récit par le rappel des origines de Lancelot et de ses cousins, et introduit, à la fin du récit, des aventures chevaleresques et courtoises peu présentes dans le Merlin. Dans un deuxième temps, ce chapitre explore les différentes fonctions occupées par les rubriques et tituli dans les manuscrits, qui traduisent et impliquent diverses orientations de lecture. Les rubriques peuvent ainsi constituer un soutien précieux à l’identification sémantique du contenu des images, mais aussi se confondre avec les formules d’entrelacement de la fable romanesque. Le développement des tituli et des tables des matières, qui va de pair avec l’essor progressif d’une lecture silencieuse et individuelle, favorise une lecture parcellaire et transversale du texte. L’étude des divers éléments paratextuels des manuscrits et des modes de lecture qu’ils instaurent permet de mieux comprendre la façon dont les copistes ont conçu l’articulation du Merlin et de sa suite. 6 Dans son dernier chapitre, l’auteure se penche plus particulièrement sur le traitement iconographique et textuel du personnage de Merlin, avant d’achever son propos par une réflexion sur la place des femmes dans cette Estoire, relativement peu importante et à ce titre symptomatique de la tonalité historique et épique de la Suite Vulgate. Irène

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Fabry-Tehranchi, par une étude systématique des manuscrits, rend compte du caractère insaisissable de Merlin. Si les rencontres avec Blaise constituent, tant sur le plan iconographique que textuel, un élément de stabilité et de garantie de la piété du personnage, ses métamorphoses, qui posent parfois des problèmes graphiques importants – comme la figuration impossible de l’invisibilité – connaissent un traitement iconographique varié, qui renvoie à l’ambiguïté ontologique irréductible de ce conseiller des rois de Bretagne conçu par un pouvoir démoniaque. 7 Dans une écriture à la fois accessible, fluide et précise, Irène Fabry-Tehranchi nous permet ainsi d’appréhender un ensemble manuscrit impressionnant, qui a nécessité, au préalable de toute étude, un long et minutieux travail de transcription des paratextes, des incipits, des explicits et de variations manuscrites des versions α et β, de collection, d’organisation, d’identification et de description des images. De fait, il s’agissait de considérer à la fois chaque manuscrit dans sa spécificité, mais aussi de tirer des conclusions à l’échelle de l’ensemble de la tradition manuscrite du Merlin, en ayant une approche sémiologique rigoureuse de chaque image, mise en perspective dans sa sérialité. Les relations entre texte et image sont envisagées à partir d’assises théoriques solides rappelées dans l’introduction (p. 8-20), où l’auteure synthétise l’apport de la critique sur le sujet tout en justifiant sa propre démarche herméneutique. Traduction infidèle du texte, l’illustration invite à être analysée en termes sémantiques, mais obéit à un système rhétorique et syntaxique qui lui est propre, dont François Garnier a particulièrement bien rendu compte1. La description des images, leur classification et leur interprétation doit toujours prendre en considération la contextualisation de la miniature envisagée, rappelle Irène Fabry-Tehranchi, c’est-à-dire son point d’insertion, sa place dans le programme iconographique du manuscrit, dans la tradition iconographique et, plus largement, dans un espace géographique, dans une société, dans une époque donnés. L’image, qui fonctionne souvent en réseau, « participe à [la] mise en cycle » des textes (p. 481). L’étude iconographique comparative s’inscrira donc à la fois dans un axe syntagmatique et dans un axe paradigmatique, suivant pour une part le développement linéaire et chronologique de l’intrigue et du programme iconographique illustrant le manuscrit, et mettant en relation, d’autre part, les images se rapportant à un même épisode dans les différents manuscrits du corpus. L’image constitue donc une lecture concurrentielle du texte qui, conjointement au récit, construit un ensemble pouvant être envisagé comme une unité stylistique, poétique et biographique, une Estoire de Merlin. 8 Bénéficiant notamment des apports des recherches menées par Alison Stones sur le cycle du Lancelot Graal et sur les manuscrits enluminés français 2, le livre d’Irène Fabry- Tehranchi s’inscrit dans le cadre d’un regain d’intérêt contemporain de la recherche en littérature médiévale pour l’étude des images. Les travaux menés par Maud Pérez- Simon fournissent ainsi des outils méthodologiques rigoureux sur l’étude des relations texte/images, avec une thèse sur l’iconographie d’Alexandre et un ouvrage collectif, Quand l’image relit le texte, dont l’introduction riche, co-écrite avec Sandrine Hériché- Pradeau3, propose une première synthèse théorique sur ce point, qui pourra connaître des prolongements dans d’autres études ou dans d’autres volumes sur le même sujet. Le prochain numéro de Perspectives médiévales aura d’ailleurs pour objet Texte et image au Moyen Âge. Nouvelles perspectives critiques4. 9 Ce livre s’inscrit également dans l’intérêt renouvelé de la recherche pour le Merlin et ses suites, comme en témoignent la récente réédition du Merlin propre par Corinne Füg-

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Pierreville5, qui fait suite aux travaux fondateurs d’Alexandre Micha6, et l’édition critique à paraître des versions α et β de la Suite Vulgate par Richard Trachsler et Annie Combes7. 10 Les limites de cette étude tiennent en fait essentiellement aux limites inhérentes à toute recherche sur la tradition manuscrite au Moyen Âge, et notamment au manque d’informations relatif aux conditions de production de la majorité des manuscrits. L’ensemble des manuscrits envisagés, impressionnant, ne permet pas toujours de rentrer dans des analyses détaillées de l’iconographie foisonnante de certains manuscrits et de ses relations avec le texte. Les nombreux articles de l’auteure sur le sujet, publiés ou en cours de publication, constituent ainsi un appoint et un développement apprécié de ce travail ambitieux. La comparaison des versions α et β de la Suite Vulgate pourrait être poursuivie. Gageons que l’édition prochaine d’Annie Combes et Richard Trachsler de la version α de la Suite Vulgate, encore inédite, engagera d’autres chercheurs dans cette voie. Le traitement iconographique et textuel des femmes dans l’Estoire de Merlin, qui n’intéresse l’auteure que dans un point conclusif assez court, venant soutenir efficacement les thèses développées ailleurs dans le livre sur l’articulation du Merlin et de sa suite et sur la fonction de la Suite Vulgate dans l’intégration de cette Estoire au cycle du Graal, pourrait être utilement développée par une étude comparative qui s’intéresserait également à ces mêmes femmes dans d’autres manuscrits du cycle, comme le Lancelot par exemple. Ces prolongements possibles, loin de constituer des lacunes d’une démonstration efficace, font de cette étude une lecture particulièrement stimulante. 11 La « démarche systématique et exhaustive », de l’auteure, « point de départ des études comparatives et diachroniques » (p. 479), contribue ainsi à établir une méthode de lecture conjointe des textes et des images au sein des manuscrits médiévaux. Cette lecture totale et fructueuse des manuscrits permet, dans ce cas précis, de souligner l’importance de l’illustration dans la réception de l’œuvre et dans la constitution d’une figure et d’une histoire de Merlin. La diverses mises en recueil du Merlin et de la Suite Vulgate permettent de mieux appréhender les modalités d’intégration et d’articulation des textes au sein d’un cycle du Graal dont la lecture est orientée, autant par les images que par les outils paratextuels et qui favorisent une interprétation profane ou spirituelle des textes. Le livre d’Irène Fabry-Tehranchi, par l’exhaustivité du corpus envisagé, par la mise en valeur des lectures variées que les manuscrits donnaient des récits, nous pousse à poser un regard réflexif sur notre réception critique des textes médiévaux, sur les choix d’un manuscrit, d’un titre, d’une série iconographique donnés, nous invitant à la fois à la vigilance et à restituer à l’ensemble complexe constitué par les manuscrits enluminés d’une œuvre le poids de ces variations qui font tout le sel des études médiévales.

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NOTES

1. François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge. Signification et symbolique (I), Paris, Le Léopard d’or, 1982 et Le Langage de l’image au Moyen Âge. Grammaire des gestes (II), Paris, Le Léopard d’or, 1989. 2. Alison Stones, The Illustrations of the French Prose Lancelot in Flanders, Belgium and Paris 1250-1340. thèse, University of London, 1970 ; Gothic Manuscripts 1260-1320. Part one, London, H. Miller, « A Survey of manuscripts illuminated in France » 1, 2013 ; Part two, London-Turnhout, H. Miller, « A Survey of manuscripts illuminated in France » 2, 2014. Les nombreux articles d’Alison Stones lus pour la rédaction de la thèse d’Irène Fabry-Tehranchi sont recensés p. 534-536. Voir aussi le site du Lancelot-Graal project, auquel Alison Stones participe activement : http://www.lancelot- project.pitt.edu/lancelot-project.html. 3. Maud Pérez-Simon, Mise en roman et mise en image. Les manuscrits du Roman d’Alexandre en prose. Pour une stylistique de la traduction, thèse, université Paris III – Sorbonne Nouvelle, direction Laurence Harf-Lancner, 2008, publié en 2015 chez Honoré Champion sous le titre Mise en roman et mise en image. Les manuscrits du Roman d’Alexandre en prose ; Sandrine Hériché-Pradeau, Maud Pérez-Simon, Quand l’image relit le texte. Regards croisés sur les manuscrits médiévaux, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne Nouvelle, 2013. 4. « Texte et image au Moyen Âge. Nouvelles perspectives critiques », Perspectives médiévales [En ligne], Appel à contribution, mis en ligne le 07 décembre 2015, consulté le 11 janvier 2016. URL : http://peme.revues.org/9486; DOI : 10.4000/peme.9486. 5. Le Roman de Merlin en prose. Roman publié d’après le ms. BnF. français 24394, éd. et trad. Corinne Füg-Pierreville, Paris, Champion, 2014 (compte rendu dans Perspectives médiévales : Anne Berthelot, « Le Roman de Merlin en prose », Perspectives médiévales [En ligne], 36 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 11 janvier 2016. URL : http://peme.revues.org/8445; DOI : 10.4000/ peme.8445. 6. Robert de Boron, Merlin. Roman du XIIIe siècle, éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, « Textes Littéraires Français » 281, 1979 ; Alexandre Micha, « Les manuscrits en prose de Robert de Boron », Romania 79, 1958, p. 78-94 et 145-174. 7. Voir sur ce point Richard Trachsler, « Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin », Vox Romanica 60, 2001, p. 128-148.

INDEX

Thèmes : Merlin, Cycle Vulgate, Estoire Merlin, Lancelot en prose, Merlin en prose, Suite vulgate du Merlin Parole chiave : iconografia, paratesto, rubrica, indice, titulus Mots-clés : iconographie, paratexte, rubrique, table des matières, titulus Keywords : iconography, paratext, rubric, table of contents, titulus

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AUTEURS

JOANNA PAVLEVSKI-MALINGRE

Université Rennes 2 – CELLAM/CETM

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Carine Giovénal, Le Chevalier et le Pèlerin. Idéal, rire et réalité chez Raoul de Houdenc. XIIIe siècle Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2015

Anne Berthelot

RÉFÉRENCE

Carine Giovénal, Le Chevalier et le Pèlerin. Idéal, rire et réalité chez Raoul de Houdenc. XIIIe siècle, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, « Senefiance » 62, 2015, 254 p.

1 Meraugis de Portlesguez pose un problème aux critiques modernes. Pendant longtemps, considéré comme une œuvre épigonale sans grand intérêt, il n’était envisagé que sous l’angle des défauts qui le distinguaient des romans de Chrétien de Troyes. Les récentes tentatives de réévaluation, sinon de réhabilitation, dont témoigne par exemple la belle édition (2004) de Michelle Szkilnik, se heurtent à des difficultés d’ordres divers : d’une part, l’intégration de ce roman arthurien dans l’ensemble de l’œuvre de Raoul de Houdenc, alors même que ses autres textes, le Songe d’Enfer ou le Roman des Ailes, ou encore le dit du Borjois Borjon, ressortissent clairement à des « genres » différents ; d’autre part, l’évidence d’une dimension parodique ou humoristique dans le texte même du roman, évidence qui repose peut-être plus sur notre mauvaise appréhension des ressorts du rire ou du pastiche pendant le treizième siècle que sur une véritable intention parodique constante de l’auteur.

2 L’auteure succombe à un désir, louable à l’origine, et actuellement très répandu, de découvrir dans les textes médiévaux des aspects jusque là injustement méconnus qui précisément connectent le mode de pensée médiévale avec la (post-)modernité, et conséquemment confèrent à ces textes perçus comme poussiéreux, obsolètes, et inutiles, une pertinence nouvelle. Reposant sur le principe d’une continuité culturelle ou du moins cognitive, ce genre de lecture se conclut par une phrase du type « Meraugis

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de Portlesguez a beaucoup à nous apprendre sur l’homme », et constitue en fait une espèce de trahison de l’objet d’étude médiéval, déguisé à la mode contemporaine ou perçu à travers un filtre qui en efface la singularité aussi bien que les aspérités. Ce danger, bien décrit par Michel Pastoureau dans ses approches de la couleur médiévale, par exemple, est particulièrement menaçant dans le cas d’œuvres qui semblent reposer sur des ressorts comiques, alors même que le comique, comme la parodie, le pastiche, ou la satire, reposent sur des mécanismes très délicats et très circonscrits dans le temps. 3 Le présupposé de départ est déjà quelque peu ambigu : s’agit-il d’étudier dans son évolution l’intégrale de l’œuvre de Raoul, ou d’utiliser des textes comme le Songe d’Enfer et le Roman des Ailes comme des outils herméneutiques permettant d’approcher en profondeur le cas Meraugis ? Prendre en compte des textes aussi différents témoigne d’un désir louable de ne pas se laisser prendre au piège de la séduction romanesque (un roman arthurien, fût-il mineur, attire le lecteur, un traité allégorique présenté comme une psychomachie, notablement moins) et d’adopter une perspective globale ; encore faudrait-il s’en donner les moyens, ce qui n’est pas vraiment le cas. Non seulement le résultat le plus apparent de cette approche est une tendance lassante aux répétitions, puisque chaque aspect de Meraugis est étudié au terme de son inscription dans la chaîne des autres œuvres de Raoul, au prix de résumés malheureusement trop développés des mêmes épisodes. Mais en outre, l’analyse générique, comme la mise en place culturelle dans son ensemble, fait preuve d’un manque surprenant de connaissances dans le domaine étudié. On a trop souvent l’impression que Carine Giovénal ne maîtrise pas son sujet, qu’elle n’a qu’une connaissance superficielle du roman médiéval, du récit arthurien, de l’écriture allégorique, et qu’elle s’incline nominalement vers ces domaines tout en cherchant avant tout à démontrer la modernité de Meraugis ; je ne suis pas convaincue de la modernité en question, mais de toute façon, pour savoir ce qui est moderne, voire révolutionnaire, dans un texte, il faut encore connaître à fond les modèles dont il s’écarte : ce n’est pas le cas ici. 4 Trop souvent, des analyses ponctuelles qui pourraient être pertinentes sont invalidées par un manque de culture générale et médiévale qui conduit soit à des affirmations globales non étayées par le moindre argument (le « Peuple de la Bible » qui ne connaît pas la mer et en a peur), soit à des généralisations abusives (le vin est un don des dieux dans toutes les cultures), soit à l’exposé relativement détaillé d’exemple banals (citation du Cantique des Cantiques). Carine Giovénal n’a pas reçu l’aide qu’elle aurait été en droit d’attendre de son équipe éditoriale : on s’étonne ainsi de la voir parler de Giuseppe Flavio dans sa traduction d’un passage de Gianfelice Peron, comme si personne ne lui avait signalé qu’en français l’auteur des Antiquités Judaïques était appelé Flavius Joseph (et Raoul Glabro Raoul Glaber). De façon analogue, certaines références sont au mieux floues, au pire inexactes : ainsi d’un épisode attribué au Lancelot alors qu’il se situe dans la Queste del saint Graal. En règle générale, Carine Giovénal ne possède pas la connaissance en profondeur des autres romans arthuriens qui lui permettrait d’évaluer l’écart entre ces « textes-sources » et Meraugis, et aboutit par conséquent à des commentaires banals et étrangement normatifs : généralités, formules à l’emporte- pièce et jugements sommaires exécutent d’un trait de plume la naïveté de « l’homme médiéval », cependant que les titres et sous-titres des chapitres (« l’‘adolescence’ du personnage-chevalier », « l’émancipation du héros masculin », « la promotion de

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l’individu », « le droit à une vie privée »…) s’efforcent de faire coïncider Meraugis avec une idée de l’homme, ou du héros, basée sur une psychologie résolument moderne. 5 En conclusion, Carine Giovénal proclame l’originalité de Raoul de Houdenc à travers l’ensemble de ses œuvres, et souligne plus particulièrement la dimension quasi révolutionnaire de son roman arthurien : la dernière phrase de son étude proclame triomphalement que « Meraugis a posé les bases de l’antihéros que nous retrouverons au XVIe siècle avec le Don Quichotte de Cervantès ». Étrange point de vue, qui glorifie un texte pour ce qu’il n’est pas, en suggérant que la littérature médiévale ne peut être dotée d’une valeur esthétique que lorsqu’elle cesse d’être médiévale pour se conformer aux critères de la modernité. Carine Giovénal a beaucoup travaillé sur des textes de « Fantasy » contemporains, qui reprennent et adaptent, de façon productive, des éléments ou des motifs médiévaux. Dans ce domaine, ses analyses sont souvent excellentes et très convaincantes ; son travail sur Raoul de Houdenc, à l’inverse, demeure l’exercice scolaire qu’il était à l’origine (puisqu’il s’agit d’un livre issu d’une thèse) et ne parvient ni à emporter la conviction (ce qui serait un moindre mal), ni à évaluer son objet à l’aune de sa propre échelle de valeurs. Les formes sont respectées (une bibliographie qui se veut complète, mais qui ne prend en compte que peu de textes parallèles à ceux de Raoul de Houdenc ; des index des noms propres, des lieux, et des notions, qui demeurent très légers et empreints de naïveté ; la reproduction de 5 des 17 miniatures du manuscrit, choisies parce qu’elles « illustrent les moments narrativement importants de l’intrigue » - sans autre commentaire), mais la spécificité de l’œuvre n’est pas mise en relief, pour la plus grande frustration du lecteur.

INDEX

Thèmes : Borjois Borjon, Meraugis de Portlesguez, Roman des Ailes, Songe d’Enfer

AUTEURS

ANNE BERTHELOT

Professeur de français et d’études médiévales à l’université du Connecticut – Etats-Unis

Perspectives médiévales, 37 | 2016 301

Valérie Guyen-Croquez, Tradition et Originalité dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert Paris, Honoré Champion, 2015

Magali Cheynet

RÉFÉRENCE

Valérie Guyen-Croquez, Tradition et Originalité dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque du XVe siècle » 79, 2015, 472 p.

1 L’ouvrage de Valérie Guyen-Croquez est issu de sa thèse de doctorat soutenue à l’université de Lorraine en 2008 sous la direction de Bernard Guidot. C’est une monographie consacrée aux Croniques et Conquestes de Charlemaine, vaste compilation en prose rédigée avant 1458 par l’escripvain David Aubert à la gloire du grand empereur, qui mêle dérimages de chansons de geste et réécriture de chroniques. Composé de cinq parties, l’ouvrage complète l’étude littéraire par un pan linguistique (quatrième partie). Une brève introduction (p. 9-11) situe les Croniques et Conquestes de Charlemaine dans le contexte du XVe siècle et rappelle que la compilation fut une pièce maîtresse de la bibliothèque du duc Philippe le Bon, tant par son luxe que par son contenu, emblématique de la production littéraire de la cour de Bourgogne. C’est souvent sa relation avec l’histoire littéraire qui a été considérée comme le principal intérêt de l’œuvre. Valérie Croquez-Guyen réhabilite les Croniques et Conquestes en étudiant l’œuvre pour elle-même, et cerne la spécificité du texte à l’égard des deux traditions littéraires qu’elle s’approprie par le biais du remaniement, celle de la chanson de geste et celle de la chronique.

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2 La position de l’auteur est surtout approfondie dans les chapitres suivants, consacrés à la « présentation générale » de l’œuvre. Valérie Guyen-Croquez voit dans la compilation un « texte du désenchantement » (p. 37, fin du chapitre 2) traversé par le renouvellement de l’écriture : les traditions reprises par David Aubert sont associées à l’automne du Moyen âge qu’avait étudié Johan Huizinga, et les Croniques et Conquestes de Charlemaine sont le « dernier refuge d’un monde qui se meurt », celui de la chevalerie. L’originalité de David Aubert, « son génie propre » (p. 21, chapitre 1), représente au contraire « le printemps des premières créations » de ce jeune écrivain, qui s’est essayé à une « œuvre originale, subtile, unique en son genre » (p. 38). On pourra regretter que les deux termes de « tradition » et d’ « originalité » ne soient pas plus systématiquement définis et mis en perspective critique avec le contexte littéraire du Moyen Âge. Ni l’un ni l’autre ne vont de soi dans la production littéraire médiévale. Il n’est pas sûr que tout texte-source appartienne systématiquement à la « tradition » pour un auteur du XVe siècle. D’autre part, on pourrait se demander si l’écriture en prose, désormais cultivée depuis deux siècles et connaissant alors sa période de floraison, n’a pas pu voir émerger de nouvelles traditions, ou du moins des pratiques et des formes partagées par plusieurs écrivains : il en va ainsi de l’important développement du paratexte, avec prologue et titres de chapitre, mais il faudrait déterminer si d’autres éléments rhétoriques, comme l’art du portrait ou les interventions d’auteur, ne sont pas aussi en grande partie redevables à l’écriture en prose. Autrement dit, l’originalité de David Aubert, s’il en a une, est peut-être à rechercher autant dans son rapport aux textes sources que dans la distance ou la proximité que son écriture entretient avec les œuvres contemporaines. Reste que l’ouvrage a sans conteste le mérite de proposer une lecture problématisée des Croniques et Conquestes de Charlemaine : ce n’est pas à une revue systématique et fastidieuse de faits d’écriture qu’invite Valérie Guyen-Croquez, mais à une démonstration dynamique à l’œuvre dans chaque partie : la tension entre l’écriture épique et l’écriture historiographique est systématiquement envisagée et amène l’auteur à souligner les traits propres à David Aubert – ou à la prose du XVe siècle.

3 Dans un premier temps, la « présentation générale » pose les bases des développements ultérieurs. Les chapitres 1 et 2 font le portrait de David Aubert puis de la cour de Bourgogne, et relient l’étude à la problématique générale. Le chapitre 3 propose un résumé fort utile des Croniques et Conquestes et fournit des repères dans cette œuvre- fleuve. L’auteur rassemble différents épisodes en unités qui permettent de comprendre le mouvement du récit et de saisir la cohérence générale de la compilation, qui constitue sans doute le point d’excellence de David Aubert. On voit ainsi apparaître la structure de la compilation, que Valérie Guyen-Croquez approfondit dans les chapitres suivants. Le premier volume des Croniques et Conquestes forme une matrice des conquêtes à venir et s’appuie sur les campagnes successives de Charlemagne en Italie et en Saxe : l’empereur conquiert ces contrées jusqu’à quatre (pour l’Italie) ou cinq fois (pour la Saxe) au cours de la compilation. Les Croniques et Conquestes subissent ainsi « une attraction vers l’est » (p. 165) puisqu’elles s’ouvrent et se ferment sur la conquête de la Saxe, en même temps que se dessine un resserrement de la perspective, depuis les conquêtes de grande amplitude du début de la compilation jusqu’à l’enfermement dans la ville assiégée de Tresmoigne. Dès le résumé de la compilation apparaît cette reprise incessante des guerres et le « sentiment de répétitions et surtout de “sur place” » » (p. 165) caractéristique des Croniques et Conquestes : l’auteur les met ensuite en évidence lorsqu’elle étudie le traitement de l’espace (chapitre 4 de la troisième partie). On

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regrettera seulement la répartition des unités narratives en « chapitres » numérotés, qui ne correspondent pas aux chapitres de la compilation intitulés par des rubriques et eux-mêmes numérotés par Valérie Croquez-Guyen : le passage d’une numérotation à l’autre n’est pas toujours clair au cours de l’étude ultérieure. L’auteur utilise cette répartition en séquences au cours de son étude des sources au début de la partie suivante de son ouvrage, judicieusement réduite aux éléments nouveaux (« Identification des sources : une matière première foisonnante », p. 49-68) : l’épisode de Roncevaux ouvre l’enquête en raison de son importance capitale dans la compilation et de sa manipulation complexe des sources, croisant la traduction française du Pseudo- Turpin (aussi connue sous l’appellation de traduction « Johannes » ou « de maître Jean ») et une version rimée de la Chanson de Roland, Galien et Aymeri de Narbonne. Valérie Guyen-Croquez montre ensuite l’influence des Grandes Chroniques et des Annales sur le récit, et s’attache à discuter les sources du siège de Vienne (Girart de Vienne), et celles de la prise de Narbonne (Aymeri de Narbonne), lui permettant d’analyser par exemple chez David Aubert le refus de développer l’analogie entre Roland et Aymeri (p. 64), pour réserver cette succession à Baudouin dans la suite de la compilation. La dernière étude est consacrée à la dernière guerre de Saxe, provenant de la chanson des Saisnes, avant une conclusion qui confirme dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine « le poids des deux traditions : la chronique et l’épopée ». 4 L’étude des sources ouvre sur celle de « l’originalité d’Aubert » dans le « travail de la matière », qui pratique une grande dispersion des sources, un réel sens de la synthèse malgré l’ampleur de la compilation, et un développement des personnages qui sert de fil conducteur à la compilation, comme Bernard, oncle de Charlemagne, ou Huault le traître. Ce travail permet à David Aubert d’orienter fermement son texte vers l’idéalisation de Charlemagne : il efface ses difficultés d’accession au pouvoir ou les traîtres de sa famille (ses deux frères bâtards puis son propre fils Pépin le Bossu) qui fragilisent la position de l’empereur dans la tradition historiographique. En infléchissant ses textes, David Aubert « fait de Charlemagne l’incarnation de l’éternelle jeunesse » (p. 81), particulièrement lors de l’épisode de Narbonne, finement analysé, dans lequel Charlemagne relance l’ardeur de ses hommes malgré leur lassitude après le drame de Roncevaux, puis lors de la guerre de Saxe, au cours de laquelle Charlemagne retrouve une nouvelle vigueur confinant à l’hybris guerrière. Ces analyses sont ensuite approfondies dans la cinquième partie, pour démontrer que le monde féodal pousse son dernier souffle dans l’univers des Croniques et Conquestes (p. 344-345, « un empereur sans successeur »). L’escripvain met ses sources à distance au fil de sa compilation, particulièrement pour l’épisode de Galien (p. 92-95), qui illustre sa liberté de composition, aménageant une parenthèse récréative incongrue au cœur de l’épisode de Roncevaux : après la mort tragique d’Olivier, le frère d’armes de Roland, arrive son fils illégitime pour le pleurer. Mais son engendrement est ensuite conté en une digression qui rappelle le ton des fabliaux par ses gabs et l’exploit sexuel d’Olivier. Cette liberté de l’auteur s’affirme aussi dans l’intertextualité revendiquée par David Aubert avec les textes de la tradition, même si elle aboutit parfois à des incohérences. Dans son récit, la vérité historique n’est pas la première exigence, mais bien plutôt le plaisir de la fiction (p. 105) : le lecteur prend ainsi une place nouvelle dans la compilation, et entre dans une relation de connivence avec l’auteur au cours des jeux de décalage par rapport aux textes sources. Valérie Croquez-Guyen relève avec précision plusieurs mutations intéressantes de détails. En particulier, David Aubert construit un écho thématique entre Roland, le neveu qui « perd son temps » lorsqu’il courtise Aude au lieu de se

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consacrer aux armes, et Baudouin, l’autre neveu qui perdrait son temps s’il ne s’occupait pas de ses amours : le parallèle entre les épisodes « souligne le basculement des valeurs » de « cette société en mutation », et le texte se fait ainsi « miroir de son époque, libre au lecteur de s’y reconnaître ou non » (p. 113). 5 En un troisième temps, Valérie Guyen-Croquez s’attache plus particulièrement à la conjointure de la compilation, à travers l’étude des liens construits entre les épisodes (« Du côté de la macro-structure : le risque centrifuge », p. 121), puis de l’unité des chapitres découpés par David Aubert et de leur enchaînement dans l’ensemble de la compilation (« Du côté de la micro-structure : des chapitres en quête d’unité », p. 127). Après avoir analysé la table des matières, la structure des rubriques et la façon dont, en particulier, leur syntaxe donne une présentation guerrière du récit au détriment du thème courtois (p. 137), l’auteur montre que pour lier ses chapitres, le compilateur joue souvent sur un « glissement » (p. 149) entre les points de vue des personnages, ou sur la « propagation » (p. 149) d’une idée. La variété des enchaînements possibles anime le style et se retrouve dans les enchaînements au cœur du récit entre les différentes scènes, ou entre les différents épisodes, liés par des effets de reprise et d’amplification déjà présents dans les sources ou créés par David Aubert : c’est ainsi que sont rapprochés les deux barons rebelles à Charlemagne, Girart de Vienne et Renaut de Montauban. 6 La quatrième partie (« Une écriture sous tension : répétition et invention », p. 189-286) s’attache à la langue de David Aubert, en analysant des faits de syntaxe, de langue, de style et de lexique. L’expression du temps et l’explicitation des articulations logiques rattachent son texte au genre de la chronique, tandis que l’emphase le tire vers l’écriture épique, en particulier dans l’usage des comparaisons et des métaphores, pour lequel Valérie Guyen-Croquez a procédé à un relevé intégral qui lui permet de montrer l’adaptation des comparants aux thèmes du XVe siècle (p. 209, et p. 214 pour les thèmes du commerce et les touches de réalisme, p. 215 pour la prépondérance des métaphores amoureuses concernant le couple de Baudouin et de sa bien-aimée dans le dernier épisode de la compilation). L’étude du lexique montre un goût pour le mélange d’archaïsmes et de néologismes. L’étude du discours direct est particulièrement intéressante car elle ouvre sur des interprétations littéraires : les ambassades se font le reflet des pratiques sociales du XVe siècle (p. 241), et la parole, tout en continuant d’inciter à l’action, peut être gratuite, remplacer l’action ou être un acte amenant la mort. L’insertion de proverbes, fragments d’une parole universelle, a été de plus en plus fréquente dans les textes tardifs pour souligner leur identité lyrique, intégrant « un dire et un parler » (p. 269) dans la trame narrative ; chez David Aubert au contraire, leur dimension lyrique s’efface au profit de leur exemplarité, à travers des proverbes liés à l’action et ne présentant aucune rupture poétique. Cette partie s’achève sur l’étude des portraits, qui dégage d’une part une certaine esthétique du monstrueux, d’autre part un « art du croquis » vivant. La conclusion (p. 284-286) reformule de façon claire et convaincante les principaux apports. 7 La cinquième partie (« Thèmes et personnages. L’inspiration épique : souffle ou soupir ? ») tire les principales interprétations de toute l’étude. Valérie Guyen-Croquez montre l’évolution des thèmes au fil de la compilation : au début des Croniques et Conquestes, Charlemagne est le champion de la chrétienté, capable de mener des croisades qui font écho avec l’aspiration à la croisade de la cour de Bourgogne, mais peu à peu les guerres de conquête font place à un repli défensif, comme le dernier

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conflit en Saxe. La présence divine se retire peu à peu de la compilation, de même que les valeurs qui sous-tendent le monde féodal ; sa cohésion continue d’être assurée par le lignage, mais celui de Charlemagne est condamné à l’extinction et les liens de l’amitié se distendent. Le compagnonnage idéal de Roland et Olivier est remplacé par le compagnonnage dégradé de Baudouin et Bérart (p. 349). La tentation est alors grande « de se replier sur son destin individuel dont l’expression la plus personnelle serait l’amour » (p. 350). Les Croniques et Conquestes ne font cependant pas de l’amour une valeur de substitution. Le personnage amoureux par excellence, Sebille, femme de Baudouin, apparaît dans l’épisode qui couronne la compilation (la dernière guerre de Saxe) pour incarner un personnage complexe d’amante espiègle et d’épouse modèle (p. 358), mais, dernière femme du texte, elle restera stérile après la mort de Baudouin ; la « brièveté de la vie et la fragilité de l’amour » (p. 360) empêchent ce dernier de donner un sens au monde dans lequel les personnages évoluent. Les Croniques et Conquestes confèrent aux situations la « grâce du rire et du sourire » (p. 361) : héritières du rire violent et guerrier de la chanson de geste, elles lui joignent des nuances variées, montrant un Charlemagne parfois débonnaire et bienveillant envers ses jeunes chevaliers, faisant de Roland une synthèse du grand guerrier tragique et du burlesque Rainouart (p. 371-374), ou encore tournant en ridicule Ganelon pour mettre à distance sa noire trahison (p. 374-375). Cependant, on peut discuter le qualificatif de « duo comique » (p. 371) pour ces deux personnages, car ce n’est pas de leur interaction que naît le comique et l’issue de leur conflit reste bel et bien tragique. Le mouvement de la compilation amène le lecteur du sourire heureux des jeunes chevaliers ou de leurs amantes aux larmes tragiques de leur mort, en même temps que les Croniques et Conquestes s’étoffent de thèmes associés par Valérie Guyen-Croquez à la mélancolie : la nuit, le silence, le regard en arrière. Les relevés, précis, conduisent à de belles lectures des épisodes, particulièrement de la guerre de Saxe (p. 396-397). Malgré les nuances du propos, l’interprétation force cependant quelque peu le texte au sujet du panorama qui s’ouvre sous le regard du jeune Baudouin lorsqu’il quitte la plaine jonchée de morts de Roncevaux (p. 388-390). Ce moment de pause, empli d’émotion, est joliment analysé ; mais associer le regard en arrière avec une nostalgie portant sur les valeurs chevaleresques semble excessif. Il est périlleux de transférer la mélancolie que décèle Jacqueline Cerquiglini-Toulet chez des poètes lyriques de la cour de France, en plein XIVe siècle (La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au XIVe siècle (1300-1415), Paris, Hatier, 1993), aux thèmes du roman, peu ouvert à la subjectivité d’une part, et écrit dans le contexte brillant de la cour de Bourgogne au XVe siècle d’autre part. Au sujet de ce passage, il n’est en effet pas étonnant que le remanieur chercher à tirer un parti émotionnel maximal des suites du désastre. Baudouin marquera le retour en arrière des troupes ; mais ce n’est pas un retour vers le passé, c’est la condition d’une revanche définitive (ou présentée comme telle) et écrasante. Valérie Croquez-Guyen le montre d’ailleurs : la suite de la compilation propose une relecture de Roncevaux à travers la guerre de Saxe, qui se joue dans une atmosphère « crépusculaire » (p. 397) mais dépasse aussi Roncevaux dans la mesure où Charlemagne, une fois de plus, est malgré sa vieillesse capable de remplacer les jeunes générations, restant jusqu’au bout du texte l’ultime héros : « Charlemagne lui-même renaît de ses cendres pour mener à bien sa tâche puisque tous sont morts autour de lui. L’empereur en ressort grandi, éternelle vigie sur les remparts de la chrétienté battus par la pluie et le vent » (p. 398). 8 Après une conclusion claire et concise, l’ouvrage s’achève sur une bibliographie fort complète. L’édition de Ronald N. Walpole (The Old French Johannes Translation of the

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Pseudo-Turpin Chronicle. A Critical Edition, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1976) aurait pu être utile à l’auteur lorsqu’elle a étudié l’apport de la Chronique du Pseudo-Turpin traduite en français par maître Jean. Le relevé des proverbes suit la bibliographie, ainsi qu’un index. 9 L’ouvrage est ainsi une mine de renseignements utiles à tous ceux qui goûtent la prose du XVe siècle. Il s’inscrit dans la lignée des travaux de François Suard sur le Roman de Guillaume d’Orange en prose, plusieurs fois convoqués au cours de l’étude. Son style est pédagogique, avec malgré tout une utilisation du « nous » un peu envahissante et une tendance fréquente à la subordonnée sans principale comme trait emphatique (« Ce qui explique la présence de ces aides au lecteur… », p. 164 ; « Ce qui semble procéder d’une volonté délibérée de l’auteur », p. 165, etc.). Il y a peu de coquilles dans le corps du texte (« réthorique » p. 245, « oliphant » p. 302). En revanche, plusieurs citations du texte ne sont pas fidèles, sans que leur compréhension en soit gênée pour autant (« mon corps qui esta viel » (p. 160) pour « mon corps qui est ia viel » ; « Durandal » (p. 388) pour « Durendal », « sceut » pour « sceust », « torna » pour « tourna », « desploies » pour « desploiees », etc ?). La synthèse des travaux récents sur David Aubert et l’approche personnelle de son écriture fournit un instrument de travail utile au médiéviste, qu’il s’intéresse à la cour de Bourgogne ou à l’évolution des thèmes épiques. Mais il propose aussi une entrée d’intérêt plus général dans la littérature du XVe siècle. La multiplicité des outils d’analyse offre en effet un tableau des modes d’écriture du XVe siècle et peut facilement être étendu aux autres prosateurs ou servir de point de comparaison pour des recherches futures.

INDEX

nomsmotscles David Aubert, Philippe le Bon Thèmes : Aude, Baudouin, Bérart, Bernard, Charlemagne, Galien, Ganelon, Girart de Vienne, Huault, Olivier, Pépin le Bossu, Rainouart, Renaut de Montauban, Roland, Sebille, Italie, Narbonne, Roncevaux, Saxe, Annales, Aymeri de Narbonne, Chanson de Roland, Chronique du Pseudo-Turpin traduction Johannes , Chronique du Pseudo-Turpin traduction de maître Jean, Croniques et Conquestes de Charlemaine, Galien le restoré, Grandes Chroniques de France Mots-clés : chanson de geste, chronique, compilation, cour de Bourgogne, dérimage, histoire, intertextualité, lyrisme, remaniement

AUTEURS

MAGALI CHEYNET

Docteur de l’université Paris III – Sorbonne nouvelle

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Marc Loison, Les Jeux littéraires de Raoul de Houdenc. Écritures, allégories et réécritures Paris, Honoré Champion, 2015

Carine Giovénal

RÉFÉRENCE

Marc Loison, Les Jeux littéraires de Raoul de Houdenc. Écritures, allégories et réécritures, Paris, Honoré Champion, 2015, 456 p.

1 Raoul de Houdenc, auteur français méconnu du premier tiers du XIIIe siècle, est volontiers classé parmi les épigones, disciples ou continuateurs de Chrétien de Troyes. Son œuvre, a priori disparate – deux romans arthuriens (on note que Marc Loison a fait le choix d’inclure La Vengeance Raguidel dont l’auteur est sujet à caution), un dit, un songe allégorique et un essai didactique – témoigne pourtant de la maîtrise par cet écrivain des différents genres fictionnels, et l’étude qui nous est proposée ici fait la preuve de sa virtuosité à manier la voie romanesque, allégorique, didactique ou encore parodique. L’approche stylistique et poétique de Marc Loison met en avant cette écriture qui prise avant tout le jeu avec les conventions littéraires, cultive les artifices narratifs, rhétoriques et prosodiques ainsi qu’un sens affirmé de la réécriture, de l’allusion et de l’emprunt.

2 Le 1 er chapitre, « L’affirmation d’une figure d’auteur », montre comment Raoul de Houdenc parvient à affirmer sa subjectivité d’auteur grâce à l’omniprésence d’un narrateur tout à tour virtuose de l’art littéraire ou amuseur comique et subtil. Cet auteur-narrateur cultive le plaisir du récit dans lequel il crée des effets d’échos, de répétitions, de pastiche et enfin de parodie : « l’auteur entre en résonnance avec la littérature de son temps et la détourne pour en rire mais aussi pour créer un texte nouveau » (p. 120). Dans le chapitre 2, « La Leçon de Raoul de Houdenc », Marc Loison approfondit le corpus de l’auteur par le traitement que celui-ci fait subir à l’allégorie ;

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avec des écrits cultivant le diver et le croisement des genres, l’omniprésence de l’allégorie se double d’une condamnation constante de l’avarice, de la vaine gloire des chevaliers et du souci de la largesse. Pourtant, le traitement didactique qu’on serait en droit d’attendre est désamorcé par la lecture triviale que lui impose l’auteur, affirmant avec force le comique et le détournement au centre de son œuvre, et ce traitement inattendu de l’allégorie se place sous la recherche de la variation satirique et de la diversité. 3 « Raoul de Houdenc est un parodiste dont la pratique n’est pas accidentelle ou limitée : elle est un art d’écrire. Son ouvrage remet sans cesse sur le métier les textes des autorités qui l’entourent et les façonne à nouveau » (p. 210) : ainsi s’ouvre le 3e chapitre, « Le roman palimpseste », consacré à Meraugis de Portlesguez et La Vengeance Raguidel. Par des emprunts et références constantes, et souvent très fines, des récits de Chrétien de Troyes et de la littérature arthurienne en prose du XIIIe siècle, l’œuvre romanesque de Raoul de Houdenc réécrit, imite, renouvelle jusqu’au burlesque. Ses romans sont faits de romans à la tonalité ludique, composés au travers de scènes que l’auteur emprunte à ses prédécesseurs pour créer sa propre poétique. Une poétique suffisamment marquante et originale pour que Raoul de Houdenc soit lui-même « réécrit » par les écrivains qui viendront après lui : le 4e chapitre se consacre à cet héritage et montre comment il a alimenté les récits postérieurs, en particulier Le Tornoiement Antechrist de Huon de Méry. Son personnage de Méraugis a été réutilisé et enrichi, un épisode de La Vengeance Raguidel sert de point de départ dans Perlesvaus et Le Livre d’Artus. Repris et associés à d’autres œuvres, ses récits sont eux-mêmes parodiés, ce qui est une belle preuve du succès des textes d’origine et du prestige littéraire de leur auteur. 4 La clarté et le dynamisme d’écriture de Marc Loison permettent de suivre facilement et avec plaisir son propos ; la pertinence de son argumentation et la finesse de ses analyses vont de pair avec une solide érudition et s’appuient en outre sur une bibliographie conséquente. On soulignera particulièrement le premier chapitre, « La figure de l’auteur », qui propose un dialogue fort convaincant entre ces œuvres de genre et tonalité si différentes qui fondent le corpus houdanesque, et fait peu à peu émerger le portrait d’un Raoul de Houdenc volubile utilisant tour à tour les traits de l’auctor savant, du poète artiste, du narrateur malicieux ou du personnage acteur de son propre récit. Cet ouvrage contribue grandement à enrichir les études récemment entreprises sur cet écrivain du Moyen Âge classique, et on ne peut que remercier Marc Loison de nous en faire bénéficier.

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INDEX nomsmotscles Chrétien de Troyes, Huon de Méry, Raoul de Houdenc Parole chiave : allegoria, autore, parodia Keywords : allegory, author, parody Mots-clés : allégorie, auteur, parodie Thèmes : Livre d’Artus, Meraugis de Portlesguez, Perlesvaus, Tornoiement Antechrist, Vengeance Raguidel

AUTEURS

CARINE GIOVÉNAL

Docteur de l’université d’Aix-Marseille

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Charles Mazouer, Théâtre et Christianisme. Études sur l’ancien théâtre français Paris, Champion, 2015

François Suard

RÉFÉRENCE

Charles Mazouer, Théâtre et Christianisme. Études sur l’ancien théâtre français, Paris, Champion, 2015, 618 p.

1 Sous ce titre sont rassemblés, réorganisés, abrégés ou complétés, plus de quarante articles publiés entre 1980 et 2014 par Charles Mazouer sur le théâtre, principalement sur le théâtre depuis ses débuts médiévaux jusqu’à la période classique, dans ses rapports avec le christianisme.

2 La première partie (p. 32-218), est consacrée au théâtre médiéval, « sorti de la religion » et rapidement confronté à un théâtre profane encore marginal. Après la présentation du drame liturgique, intimement lié au culte (chapitre I, p. 32-46), qui inaugure la création dramaturgique, le reste de cette partie est consacrée aux mystères. 3 Analysés tout d’abord comme genre (chapitre II, p. 47-78), ces œuvres dramatiques des XVe et XVIe s. sont une entreprise d’édification qui exprime et explique le tout de la foi commune. On y trouve des sermons, dont la technique est analysée dans les Passions de Mercadé, Greban et Jehan Michel, des débats théologiques, mais aussi des passages comiques qui intègrent la farce. 4 Le chapitre III (« Sujets », p. 79-103) choisit deux champs particuliers pour étudier le contenu des mystères : la conception et la représentation de l’histoire romaine et la thématique de l’eschatologie chrétienne. Pour les fatistes, l’histoire de l’empire romain, d’Auguste à Dioclétien, fait apparaître essentiellement la question du pouvoir et se focalise sur la vie des empereurs, bons ou mauvais selon qu’ils favorisent ou

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persécutent les chrétiens ; dans leurs réalisations, la légende tient une place considérable à côté de l’histoire. Quant aux mystères relatifs à la fin du monde et au jugement dernier (par exemple le mystère du Jour du Jugement, XIVe s.), ils participent d’une pastorale de la peur, à peine tempérée par le recours à l’intercession mariale, et dont l’efficacité se nourrit d’effets scéniques spectaculaires. 5 Le chapitre IV est consacré au Mistère du Viel Testament (p. 105-143), anthologie de pièces de dates, de style et d’auteurs différents, mais orienté par la question du rapport entre Justice et Miséricorde, occasion d’un débat au paradis entre ces deux filles de Dieu et qui présente une théologie de la Rédemption. Abraham est une autre figure importante du Mistere : l’histoire de ce personnage essentiel du récit biblique est dramatisée, humanisée et christianisée. En 1539, l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze isole le sacrifice d’Isaac en faisant de cet épisode une épreuve majeure, véritable drame de la foi d’Abraham. 6 Sous le titre « Contestation et censure », le chapitre V (p. 144-172) montre dans les mystères la coexistence entre le propos édifiant et le souci de divertissement, qui fait intervenir sots et fols et ne répugne pas aux parodies et autres passages scatologiques. De son côté l’Église observe avec attention et méfiance l’orthodoxie des mises en scène du religieux ; la Réforme se montrera de son côté lus sévère encore. 7 Le chapitre VI, qui clôt la première partie (p. 173-218), reprend, sous le titre « Survie et regain des mystères », à la fois la question du devenir du théâtre religieux au XVIe siècle et celle du retour des mystères au XXe. La première question est étudiée dans le cadre de la mission catholique effectuée dans le Chablais, à Annemasse et Thonon, où sont représentées des pièces inspirées par l’Ancien et le Nouveau Testament, initiative liée à la Contre-Réforme. La seconde, qui évoque les œuvres d’Henri Ghéon, de Charles Péguy, de Claudel, d’Oscar Milosz et de Michel de Ghelderode, montre, dans le contexte d’un renouveau religieux à la fin du XIXe et au début du XXe s., la volonté et le succès, limité dans le temps, de créer un théâtre chrétien populaire. 8 La seconde partie du recueil (p. 219-406), est consacrée au théâtre de la Renaissance.

9 Le chapitre VII (p. 221-273) étudie les différents aspects de la transition entre Moyen Âge et Renaissance, période où la controverse religieuse et la redécouverte de l’Antiquité modifient les perspectives de l’art dramatique. Si les représentations des mystères continuent, un nouveau genre, la tragédie religieuse, respectueuse du texte biblique et prenant ses distances par rapport au caractère populaire des mystères, se fait jour. Marguerite de Navarre, dans ses « comédies » bibliques, part sans doute de sa connaissance de l’œuvre médiévale, mais la transforme en méditations spirituelles. Les moralités, nées au XIVe s., caractérisées par le didactisme et l’emploi des allégories, restent un genre vivant au XVIe ; certains théoriciens de l’époque prennent sa défense, et certaines de ces œuvres se rapprochent de la tragédie. Une dernière section du chapitre traite du rapport entre le mystère et le sermon, le mystère mettant en scène des situations de prédication et certains prédicateurs (Michel Menot) faisant preuve d’un art théâtral. 10 On trouvera dans le chapitre VII (« Propagande et éducation », p. 275-315) trois illustrations des rôles divers que peut jouer la tragédie, forme décidément caractéristique de la période de renouvellement du genre dramatique. Il s’agit d’abord du théâtre de propagande religieuse et politique, avec la Tragédie de feu Gaspard de Coligny, du catholique François de Chantelouve, destinée à justifier le massacre de la

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Saint-Barthélemy (1575), d’autre part de deux exemples de théâtre scolaire, avec ses perspectives éducatives (exercice de la mémoire, formation rhétorique et portée éducative et morale) : les œuvres de Gérard de Vivre et l’Histoire tragique de la Pucelle de Domrémy, du père jésuite Fronton du duc (1580). 11 Le chapitre VIII (« Figures bibliques », p. 317-360) s’intéresse à la persistance, dans les œuvres dramatiques du XVIe s., des figures bibliques qu’avaient déjà célébrées, à leur manière, les mystères. Prenant comme exemple la geste de David, l’A. analyse les modifications apportées par les dramaturges de l’époque au personnage : accentuation du caractère édifiant, assombrissement progressif du personnage. Une deuxième section s’intéresse au rapport du théâtre de Montchrestien à la Bible, association entre une conception tragique de la destinée humaine et une fidélité à la tradition chrétienne de la Providence divine. La troisième section souligne le parti-pris d’édification du Jacob de La Pujade (1604). 12 Le chapitre IX (« Théologie », p. 361 à 406), qui clôt la seconde partie de l’ouvrage, aborde, à partir de l’examen de questions (« La colère de Dieu dans les tragédies bibliques », « Les tragédies bibliques sont-elles tragiques ? ») ou de l’étude d’œuvres dramatiques (Hippolyte et les Juives, de Robert Garnier), la question de l’identité des pièces qui s’intitulent tragédies tout en célébrant une philosophie et une théologie chrétiennes. La colère énigmatique de Dieu, qui trouve un écho dans les malheurs du temps, peut susciter la révolte, mais ne détruit pas la foi. Cependant la réalité tragique subsiste, et Garnier le montre bien, en confrontant, à dix années de distance le mythe de Phèdre, où le destin ne se départit pas de sa puissance écrasante, et l’histoire du peuple élu, où le châtiment, bien qu’il ait une résonance tragique, vient d’un père, qui sera miséricordieux après le repentir des coupables. La dernière section du chapitre se propose de repérer, depuis l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550) jusqu’à Athalie (1690), la place de la philosophie tragique grecque dans la dramaturgie biblique des XVIe et XVIIe s. Bien que présente dans le spectacle du malheur et de la souffrance, qui frappent les innocents eux-mêmes, la conception antique est contenue par la foi en la providence divine. 13 La troisième partie du livre, intitulée « Le théâtre classique », contient trois chapitres, dont le dernier concerne en fait le XXe siècle.

14 Avec la question « Un théâtre chrétien ? » (chapitre X, p. 402-455), l’A. pose le problème du rapport entre le théâtre classique et le christianisme. Face à la perspective édifiante de la Cour sainte, manuel de dévotion du Père Caussin à l’usage de la noblesse, il situe les œuvres de Tristan L’Hermite, chez qui l’organisation dramatique et la vision pessimiste montrent un écart avec le récit exemplaire. Les œuvres de Rotrou (Antigone, Saint Genest et Venceslas), par la critique des dieux antiques et la célébration de la providence, manifestent une réflexion approfondie sur la foi chrétienne. La troisième section du chapitre se place du côté des détracteurs du théâtre de Corneille, jansénistes de Port- Royal comme Nicole ou simplement augustiniens et montre comment, malgré la réelle attention portée aux œuvres du dramaturge, ces critiques i n’ont pu comprendre l’humanisme chrétien de l’auteur de Polyeucte. Enfin l’étude de la production religieuse à la fin du XVIIe siècle, soumise à l’influence de Madame de Maintenon, montre essentiellement la discordance, sauf dans l’Athalie de Racine, entre le providentialisme judéo-chrétien et l’authentique tragique. 15 Le chapitre XI (« Le théâtre comique et la religion », p. 457-499), est essentiellement consacré à Molière. L’A. rappelle d’abord la controverse religieuse sur la moralité du

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théâtre, où ne se distingue guère le caractère particulier de la comédie. Il s’interroge ensuite, à propos de la conception du mariage, puis de personnages centraux de son théâtre (Dom Juan, Tartuffe), sur l’inspiration du dramaturge et conclut à un refus discret mais réel de l’ordre de l’Église, à une pensée proche de la raison naturelle et par conséquent étrangère à la foi chrétienne. Cette position pour le moins ambiguë n’a pas empêché Molière de trouver des défenseurs dans une société régie par le christianisme : le roi soutint le dramaturge dans la querelle du Tartuffe, et des ecclésiastiques, notamment des jésuites, se retrouvèrent également à ses côtés, alors que les rigoristes, comme Bossuet, stigmatisent l’inanité du propos « qui n’attaque que le ridicule du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption ». Pour l’A., qui se place seulement ici du point de vue de l’orthodoxie religieuse, Molière, sans être un libertin militant, « propose dans son théâtre un univers fort étranger au christianisme ». 16 Le dernier chapitre (« Ouverture sur le XXe siècle », p. 501-563) franchit délibérément les frontières temporelles de l’ancien théâtre pour montrer la permanence, au XXe s. d’une dramaturgie d’inspiration religieuse. Est d’abord étudiée la trilogie de Péguy, signée Pierre et Marcel Baudouin, consacrée à Jeanne d’Arc (1897), œuvre plus tard retravaillée pour devenir le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), dans laquelle l’auteur, dans l’ensemble fidèle à la réalité historique, insiste à la fin sur une dimension morale et spirituelle : la solitude devant le mal. L’Annonce faite à Marie de Claudel (1912) est étudiée du point de vue d’une comparaison avec le mystère médiéval : si la pièce est bien religieuse et propose une vision théologique profonde, elle est d’abord un drame moderne mettant en jeu l’existence et le rôle du surnaturel. Le théâtre de François Mauriac, Asmodée (1937-1938), Les Mal-Aimés (1945), Le Passage du Malin (1947-1948), Le Feu sur la terre (1950-1951), associant lumière et ténèbres, met en scène la puissance du désir de domination (la libido dominandi) qui ne peut aboutir qu’à l’échec. Étudiant tout particulièrement Asmodée, l’A. montre à la fois la puissance des ténèbres et la persistance de personnages et de moments où apparaissent grâce et lumière, dans une perspective théologique qui distingue le personnage mauriacien du Tartuffe de Molière, placé pourtant « à l’horizon de son propre travail créateur ». 17 L’orientation choisie par Charles Mazouer pour cette somme de travaux sur le théâtre, essentiellement depuis ses débuts jusqu’au XVIIIe siècle – le rapport entre théâtre et christianisme – n’épuise évidemment pas tous les points de vue possibles sur l’examen des œuvres dramatiques de ce très large continuum. Elle permet toutefois d’en mettre à jour des aspects essentiels grâce à une érudition sans faille et à une très grande finesse d’analyse. On appréciera également le caractère très « fini » de ce recueil. Chaque chapitre est précédé d’une courte notice qui en dégage l’essentiel, et les différentes sections qui le composent se succèdent sans disparate. Une abondante bibliographie sélective, un index nominum suivi d’un index des pièces de théâtre complètent l’ouvrage, ainsi qu’une table analytique des matières très précise, qui permet de repérer sans difficulté l’argument des différentes sections des chapitres.

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INDEX

Keywords : theatre Parole chiave : teatro nomsmotscles Arnoul Gréban, Eustache Mercadé, Jeanne d’Arc, Jehan Michel Mots-clés : drame liturgique, farce, moralité, mystère, passion, sermon, théâtre, théâtre scolaire, théâtre religieux, tragédie religieuse Thèmes : Abraham, Abraham sacrifiant, Annonce faite à Marie, Antigone, Asmodée, Athalie, Cour sainte, Dom Juan, Hippolyte, Histoire tragique de la Pucelle de Domrémy, Juives, Le Feu sur la terre, Le Passage du Malin, Les Mal-Aimés, Mistère du Viel Testament, Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Jacob, Jour du Jugement, Polyeucte, Tartuffe, Tragédie de feu Gaspard de Coligny, Venceslas, Véritable saint Genest

AUTEURS

FRANÇOIS SUARD Université Paris Nanterre

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Patrick Moran, Lectures cycliques. Le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle Paris, Honoré Champion,2014

Hélène Bouget

RÉFÉRENCE

Patrick Moran, Lectures cycliques. Le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle, Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » n° 112, 2014, 714 p.

1 L’ouvrage de Patrick Moran est issu de sa thèse de doctorat soutenue à l’université Paris-Sorbonne en 2011. Il s’attache à un corpus très dense, les romans arthuriens en prose, et à la notion de cycle romanesque tout aussi problématique. Le projet est une gageure : analyser la réception de ces œuvres induite par la configuration manuscrite. La densité de la masse textuelle est en effet démultipliée par le nombre des manuscrits que Patrick Moran a dû prendre en considération pour mener à bien son étude. Il parvient à aborder l’ensemble avec hauteur et précision, combinant analyses de détail fondées sur des manuscrits particuliers et synthèses efficaces, et nous livre ainsi un ouvrage particulièrement réussi. Certes, les cycles de Robert de Boron, de la Vulgate, voire de la post-Vulgate ont fait l’objet d’études nombreuses, elles-mêmes souvent très denses (comme en attestent par exemple les travaux d’Alexandre Micha ou de Fanni Bogdanow), mais l’intérêt majeur du livre de Patrick Moran est de croiser les données en termes de réception et de configuration manuscrite sur ces trois cycles, les deux premiers en particulier. Il s’appuie en outre sur une réflexion critique très fournie portant sur les théories de la réception et de la poétique romanesque. La dimension critique de l’ouvrage est remarquable ; celui-ci apporte en effet des éléments constructifs pour aborder, par exemple, la notion de matière, de canon textuel ou d’univers de fiction.

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2 L’introduction pose les jalons de l’approche critique et méthodologique en distinguant les cycles, comme la Vulgate arthurienne, des sommes romanesques, comme le Tristan en prose ou le Perceforest, ce qui permet de délimiter le corpus. Patrick Moran définit le cycle comme un « ensemble de textes narratifs qui partagent le même univers de fiction mais [qui] n’ont pas nécessairement besoin de tous être lus, ni même dans un ordre précis » (p. 37), tandis que la somme supporte moins bien la lecture partielle ou désordonnée. Le cycle du Graal représenté par la Vulgate diffère ainsi du Tristan en prose qui ne connaît pas « la fragmentation inhérente aux cycles » (p. 38). L’auteur pose la distinction en termes clairs ; pour l’heure, on ne peut qu’imaginer qu’une étude comparable sur l’ensemble des configurations manuscrites du Tristan en prose vienne appuyer la comparaison1. 3 C’est ensuite dans la première partie intitulée « Approches » que les questions théoriques sont véritablement formulées, en particulier du point de vue méthodologique. Il est à noter que le corpus n’est jamais perdu du vue : les notions de cycle, d’univers de fiction et de matière – qui constituent les axes majeurs de réflexion – sont confrontées à la réalité des textes et, surtout, à la matérialité des objets manuscrits. 4 La démarche de Patrick Moran se fonde sur le constat de la diversité des combinaisons manuscrites, notamment dans le Cycle Vulgate qui, dans les manuscrits pentalogiques, présente à la suite l’Estoire del saint Graal, le Merlin, la Suite du Merlin, le Lancelot en prose, la Queste del saint Graal [QSG] et la Mort Artu [MA]. Il observe par exemple que certains manuscrits offrent simplement la combinaison Estoire/Merlin ou Lancelot/QSG/ MA ; ce sont cependant parfois des manuscrits démembrés qui présentaient autrefois un ensemble complet comme le manuscrit de Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 95 ou le manuscrit de New Haven, Yale University, Beinecke 229. Il attire enfin notre attention sur des configurations plus inattendues comme celles du manuscrit de Rennes, Bibliothèque municipale, 255, ou de Chantilly, Musée Condé, 476. Ce constat est essentiel du point de vue méthodologique car il constitue par la suite un critère important pour déterminer les types de lecture possibles. 5 Patrick Moran aborde ensuite logiquement la question de la mouvance de l’œuvre (selon la terminologie de Paul Zumthor) et de la variance (selon la terminologie de Bernard Cerquiglini). Il prend notamment position sur les travaux de Bernard Cerquiglini dont le modèle proposé dans Éloge de la variante, « poussé dans ses retranchements logiques », empêche selon lui « de trouver un point commun aux différentes variantes d’un texte qui ne soit pas autre chose qu’une vue de l’esprit : les différents manuscrits du Lancelot ou de la Queste ne peuvent être considérés que comme des « Lancelot », des « Queste », dont les seuls rapports se fondent dans la similarité que le lecteur y décèle – ou n’y décèle pas » (p. 60-61). Pour Patrick Moran en effet, « l’essentiel est que l’information narrative soit conservée d’un manuscrit à l’autre : peu importe que la forme précise change, du moment que le récit véhiculé est le même » (p. 61), et ce d’autant que les lecteurs du Moyen Âge ne lisaient sans doute qu’une seule version d’un texte. En ce sens, la variabilité des textes n’affecterait donc pas la réception. Cela est naturellement vrai si l’on se cantonne à l’étude d’un seul manuscrit, mais il me semble que la confrontation des configurations manuscrites, sans tomber dans l’analyse systématique de la micro-variante, amène à concevoir plusieurs sortes de réceptions. Fort heureusement, l’auteur ne renonce en fait pas à la prise en

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compte des variantes pour comparer « les techniques narratives à l’échelle cyclique et les libres configurations qu’elles permettent » (p. 78). 6 Du point de vue de la réception, la question de l’environnement cyclique recoupe ensuite celle de la « conscience d’une matière englobante » (p. 99), en l’occurrence la matière de Bretagne. La notion de matière, conçue à la suite de Richard Trachsler2 en tant que milieu englobant, est alors pensée selon la terminologie d’Umberto Eco comme « une méta-encyclopédie, remplie de toutes les propositions qui sont vraies dans n’importe quel univers arthurien possible » (p. 124). Elle rejoint jusqu’à un certain point la théorie des univers de fiction, dans la mesure où les différents mondes arthuriens actualisés par différents romans restent selon Patrick Moran fidèles à la matière de Bretagne. C’est un postulat intéressant, qui nécessiterait sans doute d’être creusé et nuancé par ailleurs, dans la mesure où la matière dite de Bretagne interfère dans les romans du Graal avec la matière dite par exemple de Judée ou de Palestine. L’auteur affine cependant sa pensée en introduisant par comparaison la notion de canon arthurien, sorte de filtre permettant d’extraire les éléments les plus reconnus ou les plus populaires de l’ensemble-matière. Il distingue ainsi de façon synthétique et fonctionnelle trois étapes : l’étape de la matière (catégorie générique), l’étape du canon (hiérarchisation et positionnement) et l’étape de l’univers de fiction « qui ne laisse plus sa place au flou de la matière » (p. 135). L’ambition cyclique serait alors « de faire coïncider les frontières de son univers de fiction avec celles de la matière » (p. 136). La concurrence qui s’élabore au cours du XIIIe siècle entre les cycles devrait alors se comprendre comme une « guerre pour la canonicité » (p. 167). 7 Cette première partie, très dense, remplit sa fonction méthodologique de façon argumentée, solide, toujours dans le souci de la confrontation aux textes, qu’ils soient littéraires (les manuscrits étudiés) ou critiques. L’ouvrage s’engage ensuite plus spécifiquement dans l’étude des différents cycles du Graal. 8 La deuxième partie est ainsi consacrée au Petit cycle dit de Robert de Boron. Elle s’ouvre de façon attendue sur l’étude de la tradition manuscrite qui débouche sur l’idée que les romans de cette trilogie fonctionnent l’un par rapport à l’autre de façon beaucoup moins indépendante que ceux de la Vulgate. Par comparaison avec celui-ci, Patrick Moran s’interroge sur le statut et la fonction du Joseph d’Arimathie et du Merlin qui l’ont influencé, mais qui ont été conçus à la fois « comme un antépisode à la matière graalienne » (p. 188) et une rétro-continuation au Conte du Graal de Chrétien de Troyes. À la manière des Continuations du Conte du graal, ou plus précisément de ses « prologues » – l’Élucidation et le Bliocadran – il participerait d’une mouvance continuatrice : « Le Joseph-Merlin est une continuation, en ce qu’il vient combler un manque suscité par l’incomplétude du Conte du graal ; il est un des surgeons provoqués par l’existence de ce texte inachevé » (p. 264). C’est une hypothèse intéressante et probablement l’idée-phare de cette partie : elle renouvelle l’approche des textes concernés et transcende partiellement l’opposition vers / prose, jusqu’à ce que l’on considère bien entendu le troisième volet du cycle. Or le Perceval en prose, « qui modifie le projet d’ensemble et le transforme en autre chose », n’est attesté que dans deux manuscrits (Modène, Biblioteca Estense, E. 39 et Paris, Bibliothèque nationale de France, NAF 4166) qui favorisent alors une réception autonome de l’œuvre. Le Joseph et le Merlin sont ainsi analysés comme des textes-charnières qui, associés au Perceval, tendent au-delà du cycle à la « forme-somme » (p. 274) qui répond au critère d’une narration relativement unitaire.

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9 La troisième partie, « Lectures du Cycle Vulgate », est la partie centrale de l’ouvrage : elle s’intéresse au cycle le plus dense et le plus complexe (selon le critère des configurations manuscrites) et met en œuvre une approche personnelle des modes de lecture. Elle s’ouvre sur un rappel des différentes théories « d’auteur » et de datation qui parcourent la critique. Le chapitre présente un caractère synthétique qui remet finalement en perspective la datation habituelle de la Vulgate héritée de Ferdinand Lot : à partir notamment des travaux de Carol Chase, Patrick Moran propose d’anticiper la composition aux alentours de 1210-1215. 10 Plus essentielles, me semble-t-il, sont les réflexions qui suivent sur l’ordre et les modalités de la lecture qui peuvent être appliqués aux différentes parties du cycle. À partir du manuscrit de Londres, British Library, Royal 14 E. III (Estoire/QSG/MA), l’auteur s’interroge sur la lecture de la Queste qui « se construit par rapport à un arrière-plan cosmologique considérable » (p. 334) et devrait donc exiger au moins la lecture de l’Estoire et du Lancelot (absent du manuscrit), mais qui accuse aussi un principe d’indépendance puisque le début explique bien qui est Galaad et donne quantité d’informations sur « l’Antiquité graalienne » (p. 334). La lecture de la Queste en contexte ne saurait donc être purement linéaire ; elle suppose au contraire un réseau inter-romanesque qui permet de lire dans le désordre et d’entretenir la mémoire du lecteur (p. 334-335). Il s’agit là pour Patrick Moran d’une lecture tabulaire, qui suscite « un effet de profondeur et de simultanéité […] dans une logique de l’interconnexion et du resurgissement » (p. 336-337). Par comparaison avec l’Estoire, l’auteur insiste d’ailleurs plus loin sur « l’attitude hégémonique » de la Queste « qui tente d’imposer sa lecture du cycle aux autres parties qui le composent, et ne laisse aucune influence exogène altérer sa cohérence interne » (p. 412). Il confirme en cela les nombreuses analyses critiques de ce roman qui ont mis en avant sa tonalité particulière dans le cycle arthurien. À l’échelle du cycle, la Queste révise donc les données narratives et engage l’histoire de Lancelot – qui lui précède – dans un processus de relecture et affirme ainsi son « hégémonie interprétative » (p. 427). Pour autant, les frontières textuelles de la Queste sont fluctuantes, comme le montre l’étude de l’enchaînement avec la Mort Artu dans certains manuscrits. On pourrait aussi, dans ce contexte, se poser la question de l’intégration et donc de la relecture de la Queste aux « sommes » du Tristan en prose : dans quelle mesure cette reconfiguration garantit-elle cette « hégémonie interprétative » ? 11 Le chapitre suivant engage la réflexion sur un autre type de lecture : la lecture modulaire, inhérente à la configuration et au degré d’incomplétude des manuscrits. La bipartition la plus fréquente s’observe entre, d’un côté, l’Estoire et le Merlin et de l’autre, Lancelot/QSG/MA : l’histoire de Lancelot formerait le pivot de cette dissociation, probablement due aussi à l’influence de Robert de Boron. Les pages consacrées ensuite aux regroupements inhabituels sont plus stimulantes : Patrick Moran oppose le principe d’élagage (les romans ôtés se trouvent aux extrémités du cycle) au principe d’évidage (les romans ôtés se trouvent en milieu de cycle). Selon le premier principe, le statut des manuscrits regroupant la Queste et la Mort Artu peut être par exemple soumis à deux interprétations : reliquats d’un témoin plus exhaustif ou bien volumes autonomes. La deuxième hypothèse pose alors la question des compétences du lecteur qui doit avoir connaissance des données canoniques propres à la matière de Bretagne et à ses personnages principaux. Le principe d’évidage implique d’aborder chaque manuscrit en soi : l’absence des romans centraux, notamment le Lancelot, dévoile des

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architectures nouvelles et des possibilités de lectures autres. Ainsi, les manuscrits de Chantilly, Musée Condé, 476 ou de Londres, British Library, Royal 14 E. III offrent-ils la possibilité d’une lecture biblique du cycle. Les configurations atypiques restent cependant marginales : le manuscrit de Coligny, Bodmer, 147, où l’Estoire est par exemple interpolée de plusieurs textes religieux intégrés à la diégèse, est un cas exemplaire et une exception. Patrick Moran a le grand mérite de nous donner ici une vue d’ensemble des diverses configurations manuscrites ; il reste certainement à mener un grand travail – qui dépassait largement le cadre du sien – sur les implications poétiques propres à chaque réalisation. 12 La quatrième et dernière partie analyse les transformations de la cyclicité après le Cycle Vulgate, notamment dans les manuscrits qui introduisent des versions dites post- Vulgate de la Suite du Merlin, comme la compilation de Micheau Gonnot pour Jacques d’Armagnac (Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 112). L’étude de la communication inter-romanesque et des phénomènes de jonction ou de disjonction entre les univers de fiction amène Patrick Moran à remettre en cause l’existence du cycle post-Vulgate qui aurait eu vocation à supplanter le cycle Vulgate, comme le défend notamment Fanni Bogdanow. En effet, alors que le cycle Vulgate essaie de fonctionner en autarcie, la version post-Vulgate de la Suite du Merlin assume au contraire « ouvertement l’existence d’un hors-texte, familier aux lecteurs, et auquel ceux-ci peuvent se référer » (p. 498). En l’absence de manuscrit complet qui attesterait de l’existence du cycle post-Vulgate, nous devons nous restreindre aux hypothèses et Patrick Moran a raison de rester prudent. En effet, la version reconstituée du cycle post-Vulgate par Fanni Bogdanow permet bien de mettre en évidence des éléments cohérents, sur le plan narratif, entre les différentes parties du cycle, mais ces éléments sont disparates dans leur provenance. 13 L’important semble en fait pour Patrick Moran de démontrer que le cycle Vulgate refonde en quelque sorte la matière de Bretagne et la stabilise en tant qu’univers de fiction. L’étude de sa réception dans les manuscrits cycliques et les grandes compilations des XIVe et XVe siècles qui aspirent à davantage d’unité tendrait à prouver que le cycle Vulgate se donne alors à lire comme « un vaste livre dont l’organisation se fait de manière rationnelle et harmonieuse » (p. 56). 14 L’ouvrage s’achève sur de nombreux documents annexes : deux courts textes théoriques, l’un sur les notions de littérature et de genre appliquées aux textes médiévaux, l’autre sur la question de l’existence du Cycle post-Vulgate. Ils complètent la réflexion, mais l’on peut regretter le choix de l’auteur de ne pas les avoir intégrés de façon plus succincte au corps du texte, qui n’y renvoie pas directement. Résumés, combinés à des notes et aux références bibliographiques – il s’agit pour le premier texte de revenir notamment sur les travaux bien connus de Paul Zumthor – ils auraient plus avantageusement trouvé une place en introduction ou dans la première partie. La troisième annexe, quant à elle très utile, répertorie les configurations les plus fréquentes dans les manuscrits de la Vulgate. On trouve enfin une bibliographie critique qui consacre toute une partie aux travaux de théorie littéraire, en particulier les théories de la réception, ainsi que trois index : œuvres médiévales, personnages, notions. 15 Le livre de Patrick Moran est d’une grande richesse, tant sur le plan de la connaissance des manuscrits que sur le plan théorique et analytique. Après les travaux de Ferdinand Lot ou d’Alexandre Micha, il constitue la première étude d’ampleur consacrée depuis

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longtemps à l’ensemble des cycles du Graal. Il ouvre probablement la porte à des recherches plus spécifiques sur la poétique des œuvres selon la configuration précise d’un manuscrit.

NOTES

1. Étude amorcée par Damien de Carné, Sur l’Organisation du Tristan en prose, Paris, Champion, NBMA, 2010, 680 p. 2. Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen/Basel, Francke, 2000, 428 p.

INDEX

Parole chiave : ciclo, ciclicità, mouvance, prosa, romanzo arturiano, tradizione manoscritta, variance Mots-clés : cycle, cyclicité, mouvance, tradition manuscrite, prose, roman arthurien, variance nomsmotscles Chrétien de Troyes, Jacques d’Armagnac, Micheau Gonnot, Robert de Boron Keywords : arthurian romance, cycle, cyclicity, manuscript tradition, mouvance, prose, variance Thèmes : Bliocadran, Cycle Vulgate, Élucidation, Estoire del saint Graal, Joseph d’Arimathie, Joseph-Merlin, Lancelot en prose, Lancelot-Graal, Livre d’Artus, Merlin, Merlin du Pseudo Robert de Boron, Mort le roi Artu, Perceval en prose, Petit Cycle de Robert de Boron, Queste del saint Graal, Suite Vulgate de Merlin, Suite Post-Vulgate

AUTEURS

HÉLÈNE BOUGET

Université de Bretagne Occidentale – Brest

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Maud Pérez-Simon, Mise en roman et mise en image. Les manuscrits du Roman d’Alexandre en prose Paris, Honoré Champion, 2015

Christine Ferlampin-Acher

RÉFÉRENCE

Maud Pérez-Simon, Mise en roman et mise en image. Les manuscrits du Roman d’Alexandre en prose, Paris, Honoré Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » 108, 2015, 702 p.

1 Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2008 à l’université de la Sorbonne Nouvelle sous la direction de Laurence Harf-Lancner, cet ouvrage porte sur l’un des textes les moins étudiés du corpus consacré à Alexandre le Grand au Moyen Âge, le Roman d’Alexandre en prose, traduction du début du XIIIe siècle de l’Historia de Preliis, conservée (sous la forme de trois versions) dans un nombre important de manuscrits, souvent somptueusement ornés (15 manuscrits complets, de la fin du XIIIe au XVe siècle, dont onze illustrés).

2 La notion de transfert (« mise en… ») organise l’étude, l’enjeu étant de voir si dans le corpus considéré le mode de fonctionnement des images peut être comparé à la pratique littéraire de la traduction (en particulier médiévale). Dans la première partie, « Translation », sont étudiées les traductions de la vie d’Alexandre de l’Antiquité tardive à la fin du Moyen Âge. La tradition manuscrite du texte en prose vernaculaire est présentée ; les prologues des manuscrits latins et français (qui sont à cette occasion édités et/ou traduits), ainsi que les images qui servent d’ouverture aux volumes, sont systématiquement analysés. 3 Dans la deuxième partie, « Traduction », à partir des constatations faites précédemment, sont abordées à la fois la « pragmatique » du traducteur du texte, et la

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« traduction en image », afin de voir si l’illustration peut avoir une fonction comparable à celle de la traduction médiévale et s’il est possible d’appliquer les outils de l’analyse textuelle au fonctionnement de l’image. 4 La troisième partie, « Interprétation », dans le sillage de la deuxième qui posait des jalons méthodologiques, traite le problème du sens que les traductions, tant textuelles qu’iconographiques, surimposent au texte : d’une part la prise en considération transversale de l’ensemble des manuscrits permet d’analyser la façon dont est opérée l’adaptation de la vie du héros antique à un public médiéval (ancrage dans la société contemporaine, représentation du guerrier et de la guerre, « filtre chrétien ») ; d’autre part à travers l’étude de quelques manuscrits particuliers, elle réfléchit à partir des variantes tant textuelles qu’iconographiques présentées par quelques manuscrits, sur les écarts dans la réception. 5 L’ouvrage est très riche et apporte des éléments nouveaux à la fois sur un texte, Le Roman d’Alexandre en prose, jusqu’à présent moins sollicité que les romans d’Alexandre en vers –peut-être par ce que ce n’est « qu’« une traduction sur un corpus – celui des récits consacrés à Alexandre – en cours de réévaluation (on songe aux nombreux travaux de Catherine Gaullier-Bougassas), sur les pratiques des traducteurs, des copistes, des illustrateurs, voire sur la réception textuelle dans son ensemble. Constatant les difficultés manifestées par les études centrées sur l’iconographie des textes littéraires, en particulier à cause de l’absence d’ouvrages réfléchissant aux problèmes méthodologiques posés par ce type d’approche, l’auteur met à l’épreuve de l’image des outils stylistiques et traductologiques, avec rigueur, prudence et sens de la nuance. On notera le souci constant d’éviter la surinterprétation et le constat que certains choix d’illustrateurs, s’ils ne sont pas non-signifiants dans le cadre de la réception par le lecteur, ne sont pas concertés par l’artiste. Sans prétendre résoudre la question méthodologique, l’ouvrage propose des pistes très solides et met en œuvre une approche qui parvient à concilier la réflexion générale sur les fonctions respectives du texte et de l’image, et les nécessaires analyses consacrées ponctuellement à telle ou telle image, tel ou tel manuscrit. L’étude était difficile, étant donné l’ampleur du corpus que constitue le Roman d’Alexandre en prose, d’autant qu’il faut convoquer, pour comprendre cette iconographie, celle de l’ensemble de la tradition alexandrine, les représentations topiques, les modèles, qui ont largement circulé. Mais variant les angles (focale sur une image et ses diverses transpositions dans l’ensemble du corpus ; focale sur un groupe de manuscrits, sur un manuscrit particulier…), l’approche iconographique, jamais disjointe de l’analyse des textes, permet à la fois une réflexion méthodologique, des synthèses pertinentes et des analyses ponctuelles fines. L’exercice était périlleux, mais il est mené avec dextérité. Par ailleurs, l’étude de la traduction est fondée sur un travail très solide, en particulier sur les prologues latins et français, qui sont l’objet d’éditions et de traductions, permettant des approches précises et nuancées et offrant aux chercheurs une mine de documents. C’est là un élément important, car l’auteur, tout en apportant des conclusions fermes et défendant à la fois une méthodologie et une hypothèse sur les rapports entre les stylistiques textuelle et imagée, s’inscrit dans la perspective d’une recherche ouverte, en évolution, et propose à ses lecteurs de très nombreux documents, qui enrichiront certainement les recherches à venir. Afin de maîtriser ce corpus immense, Maud Pérez-Simon a en effet construit une base de données et explique selon quels principes elle l’a bâtie et quelle utilisation peut en être faite (p. 74 sq.). Si l’ensemble de ces données n’entre évidemment pas dans le cadre de l’ouvrage imprimé, l’approche méthodologique

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décrite pourra faire école, et la note 67 p. 74, qui propose de fournir aux chercheurs intéressés d’autres informations, témoigne et d’une ouverture évidente (et désormais nécessaire) aux « nouvelles » (plus si nouvelles que cela d’ailleurs) technologies et d’un souci de partager le savoir. On ne peut qu’être sensible à la démarche. Par ailleurs il est évident, et ce travail en est la preuve, que l’étude des manuscrits et en particulier de l’iconographie, est en train d’être modifiée en profondeur par l’informatique. 6 Nombreuses sont les conclusions passionnantes, par exemple sur les prologues des traductions (entre autres, sur leur contexte ou leur attribution ; ainsi les deux parties du prologue de Léon de Naples n’auraient pas été écrites par le même auteur, p. 92 sq. ; la première aurait été composée pendant la querelle des investitures, p. 111 sq.), sur la réception contrastée, en français et latin, des récits antiques et en particulier des merveilles, sur la mise en parallèle des prologues et des miniatures liminaires (voir en particulier les pages sur Nectanebo p. 186 sq.). L’équilibre entre réflexion surplombante, théorique, et analyse de cas, difficile, est ici fort bien tenu, et le chapitre III, qui mène une réflexion générale sur la pratique de la traduction dans le corpus (p. 199 sq.) avant d’appliquer ses conclusions à un exemple, le personnage d’Alexandre, dont on connaît bien l’ambiguïté au Moyen Âge (p. 249 sq.), en est la preuve. Les mises en parallèle entre les pratiques textuelles de traduction, entre grammaire, stylistique, rhétorique d’une part et d’autre part les images, sont intéressantes et menées sans outrance systématique, en particulier autour de la répétition, qui fournit un angle d’approche très convaincant (retenons dans cette perspective la discussion très intéressante des notions de programme et de cycle iconographique, p. 55-56 et l’utilisation qui est faite de l’ouvrage fondateur de David J. A. Ross, Alexander Historiatus. A Guide to Medieval Illustrated Alexander Literature, 1988). Ces rapports sont présentés en termes de « convergence et polyphonie » (p. 367 sq.). on aurait pu, pour poursuivre la métaphore musicale, parler de « monodie et polyphonie » (voir mon introduction, dans Le Roman d’Alexandre en prose du manuscrit Royal 15 E VI de la British Library, édition du texte, reproduction et analyse des miniatures, en collaboration avec Y. Otaka et H. Fukui, Tokyo, 2003). Ces analyses permettent une approche nouvelle de l’iconographie, qui pourrait être mise à l’épreuve de récits qui ne sont pas des traductions. Les pages sur le cadre des images (p. 338 sq.) sont particulièrement stimulantes. Si la partie consacrée à l’interprétation reprend les grands thèmes des études littéraires dévolues à Alexandre, la méthodologie permet de renouveler la perspective et de mettre en évidence, pour un texte donné, une mouvance beaucoup plus grande que ce qu’on aurait pu attendre. Ainsi est finalement prise en considération, depuis ses origines grecques – surtout latines en fait – jusqu’à la réception par le lecteur et les traces laissées par celui-ci sur le manuscrit (p. 553 sq.), en passant par la traduction, la mise en page, la mise en image, la copie, la mise en recueil (p. 491 sq.), toute l’histoire d’un texte, dans sa mouvance multiple. Une attention particulière est accordée au manuscrit de Londres Royal 20 B XX. 7 Un cahier de 24 pages de reproductions en couleur, de nombreuses photographies en noir et blanc et quelques croquis habiles permettent au lecteur de suivre confortablement les analyses iconographiques. On pourrait aussi systématiser les renvois aux bases de données dans le même but. De nombreux tableaux, très clairs, appuient la réflexion (par exemple p. 180, p. 200, etc.). Les nécessités éditoriales font que certains sont peu lisibles, à cause de caractères trop petits et parfois d’une encre grise peu contrastée (p. 297).

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8 Des annexes (p. 571 sq.) présentent les manuscrits (présentation générale, liste complète des miniatures, notices descriptives, tableau rendant compte du point d’insertion des images dans les manuscrits). Une très riche bibliographie (p. 617-685), un index des noms propres (p. 686-697), un index des manuscrits (p. 687-698) complètent cet ensemble. Étant donné la diversité des approches, un index des sujets aurait pu être utile. 9 On pourra regretter que la thèse, ayant été soutenue en 2008, n’utilise pas plus le fac- similé du manuscrit de Londres Royal 15 E VI pour lequel j’ai eu le plaisir de collaborer avec le professeur Otaka (Le Roman d’Alexandre…, op. cit., avec en introduction une étude des miniatures). Certes, dans cet ouvrage l’approche était ciblée sur un unique témoin, mais le volume rend l’accès au programme iconographique très aisé, en situation, dans la page. Familière de ce manuscrit (et loin de maîtriser l’ensemble textuel et iconographique étudié par Maud Pérez-Simon), je propose deux précisions le concernant. Page 380, il est noté que le manuscrit de Londres Royal 20 B XX est le seul à montrer Aristote enseignant. Cependant le manuscrit Royal 15 E VI figure la présentation d’Alexandre à Aristote par Philippe, dans une image qui est aussi une scène d’enseignement : Aristote est assis dans une chaire, près de sa roue à livres et le jeune Alexandre lui montre un ouvrage ouvert (f. 6v). à la place des trois autres élèves figurés dans le manuscrit Royal 20 B XX, sont montrés trois adultes (Philippe présentant son fils, et deux autres personnages). Le manuscrit Royal 15 E VI combine donc la présentation d’Alexandre à son maître à une scène d’enseignement. De même l’analyse de l’épisode des arbres de la lune et du soleil, très pertinente, appelle quelques nuances : si l’aventure n’est pas explicitement christianisée dans le texte (p. 472 sq.), l’expression tres sacrés arbres en contexte avec une représentation du Christ dans le manuscrit Royal 20 A V peut prendre une coloration chrétienne en relation avec l’arbre de la Croix. Dans ce cas, on voit que l’image peut christianiser le texte et infléchir la lecture de celui-ci. Le choix, original de ce témoin peut être rapproché de celui du manuscrit Royal 15 E VI, qui figure le Phénix, dont il est question dans le texte peu avant, au milieu des arbres, là où Royal 20 A V montre le Christ : le Phénix est un animal christique au Moyen Âge et les deux images, l’une certes plus explicitement que l’autre, proposent une vision chrétienne de l’épisode, que le motif des luminaires, bien étudié par Maud Pérez-Simon confirme. 10 Par ailleurs, page 229 (mais aussi p. 605), le rapprochement avec Perceforest pose problème. En effet, d’une part la datation ente 1312 et 1350, contrairement à ce qui est dit, ne fait pas l’unanimité (voir mon livre Perceforest et Zéphir : propositions autour d’un récit arthurien bourguignon, Genève, Droz, paru certes en 2010, mais précédé d’un certain nombre d’articles sur la question de la date, et l’article de Tania Van Hemelryck, « Soumettre le Perceforest à la question : une entreprise périlleuse ? », Le Moyen français 57-58, 2005-2006, p. 367-379). Par ailleurs Gilles Roussineau, qui a soutenu, non comme suggéré, la datation 1312-1350, mais plus précisément les années 1330-1344 – il en va de même pour Jane Taylor1 –, associe l’œuvre à la cour de Hainaut, plutôt qu’à celle de Bourgogne. C’est au moment où ont été copiés les témoins conservés, au XVe siècle, que l’œuvre serait devenue plus spécifiquement bourguignonne. Il est donc risqué de tirer des conséquences quant à la datation du manuscrit Royal 20 A V à partir d’un rapprochement avec la scène de l’exploration sous-marine dans Perceforest. Par ailleurs il me semble que l’image du Royal 20 A V ne montre pas un tournoi sous-marin, mais deux chevaliers joutant et deux personnages discutant, l’un au moins étant nettement

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féminin (l’autre l’étant peut-être) : l’image correspond au texte, qui mentionne des poissons « en semblance d’ommes et de femmes », ce qui a été rendu dans l’image par les activités propres à chaque sexe, le combat pour les hommes, et la discussion pour les femmes. Il n’est pas nécessaire de voir ici une influence de Perceforest ; et en tout cas, il ne s’agit pas un tournoi. 11 On regrettera finalement aussi qu’il demeure quelques coquilles2, et que la thèse, soutenue en 2008, n’ait pas donné lieu à une mise à jour bibliographique plus poussée, tenant plus compte en particulier de certains volumes, cités certes, mais peu utilisés, en particulier celui de Chrystelle Blondeau (Un conquérant pour quatre ducs. Alexandre le Grand à la cour de Bourgogne, Paris, CTHS-INHA, 2009), qu’on se serait attendu à voir cité plus régulièrement, par exemple p. 49 et dans la partie III. Signalons enfin la parution, trop récente pour figurer dans l’ouvrage, des quatre volumes de La Fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes ( Xe-XVe siècle), parus chez Brepols sous la direction de Catherine Gaullier-Bougassas, en 2014. 12 L’ouvrage de Maud Pérez-Simon est donc d’un intérêt foisonnant, proposant de nombreuses avancées sur les plans méthodologique, théorique, littéraire, pour l’étude de la traduction, de l’élaboration des manuscrits, de la réception des œuvres. La diversité et la complémentarité des approches en font un travail où le croisement des disciplines et des compétences permet de façon exemplaire de renouveler les approches littéraires.

NOTES

1. Perceforest. Quatrième partie, éd. Gilles Roussineau, t. I, Genève, Droz, 1987, p. XI-XIV et Le Roman de Perceforest. Première partie, éd. Jane H. M. Taylor, Genève, Droz, 1979, p. 24-29. 2. Quelques exemples : p. 24, note 52 ; p. 55 phrase problématique « Ce faisant…Alexandre » ; p. 86, « étant » pour « était » ; p. 154 : n. 144, n. 146 : la formulation « parmi l’un des maîtres » pose problème ; p. 229 « s’accord » pour « s’accorde ».

INDEX

Parole chiave : ciclo conografico, iconografia, romanzo, repetizione, traduzione, stilistica Thèmes : Alexandre le Grand, Roman d’Alexandre en prose, Historia de Preliis Mots-clés : cycle iconographique, iconographie, roman, répétition, traduction, stylistique nomsmotscles Léon de Naples Keywords : iconographic cycle, iconography, novel, repetition, translation, stylistics

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AUTEURS

CHRISTINE FERLAMPIN-ACHER

Université Rennes 2 – Institut Universitaire de France

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Michèle Perret, Introduction à l’histoire de la langue française Paris, Armand Colin, 2014

Sylvie Bazin-Tacchella

RÉFÉRENCE

Michèle Perret, Introduction à l’histoire de la langue française, 4e édition revue et mise à jour, Paris, Armand Colin, 2014, 240 p.

1 Par son format pratique et ses choix pédagogiques, la nouvelle édition de l’ouvrage de Michèle Perret répond tout comme les éditions précédentes (1998, 2001, 2008) aux ambitions d’un manuel d’initiation à l’histoire de la langue française, en s’intéressant à la fois à l’histoire externe et interne du français, mais l’intérêt de l’ouvrage ne s’arrête pas là : il se présente comme une histoire « raisonnée » de la langue française et fait la part belle aux acquis de la recherche et aux discussions encore en cours. On peut regretter la disparition de la page d’introduction qui offrait un résumé de la problématique de chaque chapitre et des choix typographiques pour les titres qui ne rendent pas très lisible la construction des chapitres, en absence de numérotation des parties et sous-parties.

2 La première partie, La langue française et l’histoire, s’appuie sur les acquis de la sociolinguistique pour exposer les grandes étapes de l’histoire externe du français et comporte six chapitres. Le premier chapitre évoque avec prudence les hypothèses actuelles sur l’origine des langues et sur les peuplades indo-européennes, notons cependant que la « thèse controversée » de Colin Renfrew est devenue une « séduisante théorie », qui « commence à être assez généralement admise » (p. 22). On remarque l’insertion du terme de substrat pour le parler des populations dominées » (p. 24), en revanche celui de superstrat n’est pas introduit à propos des parlers des tribus germaniques. Les deux notions auraient également pu apparaître en commentaire du tableau des principales familles de langues indo-européennes et formation du français (p. 25), pour expliquer les traits en pointillé qui vont du gaulois ou du francique vers le

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français. Mais ces notions qui résument le rôle joué par d’autres langues non romanes dans la formation du français sont utilisées et définies dans le chapitre suivant (p. 30 et 35). Si le gaulois est présenté comme une langue divisée en de nombreux dialectes, il est surtout question d’une langue au singulier, langue maternelle de populations colonisées, face à un latin qui devient langue officielle. Même en simplifiant les choses, il faudrait rendre compte de la complexité sur les plans spatial et temporel de la diglossie, la colonisation n’étant pas un phénomène brutal ou homogène. D’autre part, la présentation du « latin qui se parle en Gaule » comme « un latin plus tardif que le latin classique » est assez malheureuse (p. 31), même s’il est question dans la comparaison avec l’espagnol de différents latins (v. « le caractère nettement plus soutenu et conservateur du latin ibérique » dans la citation de W. van Wartburg, p. 32). Cependant, l’ajout dans la bibliographie de fin de chapitre de Mille ans de langue française (A. Rey, F. Duval, G. Siouffi, 2007), avec l’indication d’une « analyse très fine de la progression, très inégale selon les régions, de la latinisation de la Gaule » corrige un peu cette présentation monolithique. Dans le chapitre 4, Le français devient langue officielle, il est question d’une double diglossie jusqu’au premier tiers du XIXe siècle : latin/français standard et français standard/dialectes. Il n’est pas sûr que la notion de français standard convienne avant la fin de la période considérée. Parler de processus de standardisation (p. 49) est plus juste. Il faudrait corriger dans le § consacré aux textes non littéraires en français (p. 52) ce qui concerne Ambroise Paré qui n’a pas été reçu en 1554 docteur de l’Université, mais maître en chirurgie, et ce effectivement, malgré sa piètre connaissance du latin, et déplacer cette remarque au § suivant qui porte sur le XVIe siècle. Il faudrait également un peu nuancer la présentation de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) : l’obligation de rédiger en français les actes juridiques ne consacre pas encore le français comme langue officielle, mais veut rendre plus efficace l’administration du roi dans les provinces (« C’est par ailleurs sans doute commettre un anachronisme que de supposer que la couronne, en promulguant cet édit, avait dans l’idée de contribuer à la propagation de la langue française au détriment des vernaculaires au-delà des cours de justice », T. Lodge, Le français. Histoire d’un dialecte devenu langue, Paris, Fayard, p. 174 – ouvrage d’ailleurs utilisé et signalé par M. Perret). Le chapitre 5 met bien en place les étapes de la formation de la langue majoritaire, moins liée comme on l’a longtemps pensé à la réussite d’un dialecte au détriment des autres, le « francien », que de l’existence d’une langue commune, qu’on appelle « la langue du roi », non parce que c’est la langue parlée par le roi, mais que cela devient la langue du pouvoir (p. 66-67). L’élaboration consciente du français et la recherche de normes se développent au XVIe siècle et s’accentueront aux siècles suivants. Mais le français demeure jusqu’à la Révolution la langue d’une minorité, car la population majoritairement rurale parle patois. Il faudra les grandes lois scolaires et l’exode rural pour faire du français le seul moyen de communication. Le chapitre 6 reprend les principales causes historiques de l’expansion du français, comme langue héréditaire, puis comme langue colonisatrice, avant d’évoquer les français et les créolisations et de dresser un tableau de la situation actuelle du français dans le monde. 3 La deuxième partie, La langue française et le changement linguistique, consacrée à l’histoire interne du français, débute par deux chapitres qui traitent des facteurs de changement : le chapitre 7 insiste à juste titre sur l’instabilité phonétique, encore aujourd’hui, notamment sous l’influence de la graphie et explique la remise en cause de la notion de loi phonétique par les travaux des dialectologues et des sociolinguistes. Cependant le chapitre présente les principales transformations du latin au français,

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ainsi que les principaux types de changements phonétiques. Les références bibliographiques auraient pu être actualisées. Le chapitre 8 veut montrer que les effets des changements phonétiques ne suffisent pas à rendre compte de toutes les transformations. Au sein de la langue s’opèrent des substitutions de formes pour éviter des confusions ou répondre à des besoins. Les régulations par le jeu d’analogies de formes apparaissent dans les paradigmes, notamment verbaux. L’exemple des marques de la première personne, qui illustre le mécanisme de l’analogie, a été déplacé en annexe (document 7). À ce sujet, on regrettera que le tableau qui compare les formes de plusieurs verbes aux personnes du singulier en ancien français présente des pronoms personnels sujets, alors que ceux-ci ne sont pas encore en ancien français des indices de personne. Selon H. Frei (1929), auquel Michèle Perret fait référence, la créativité de la langue permet de satisfaire des besoins, en partie contradictoires : besoins d’assimilation, d’invariabilité, de différenciation ou de clarté, de brièveté ou d’expressivité. La fin du chapitre a été modifiée pour intégrer la présentation du concept de grammaticalisation, utilisé de façon large par les linguistes diachroniciens, pour rendre compte d’un phénomène, à la fois progressif et irréversible, de réinterprétation de matériaux linguistiques, comme la transformation du démonstratif latin ille en article défini ou en pronom personnel (p. 134-135 et p. 151) ou celle du verbe plein habere qui devient un auxiliaire de passé composé ou de futur (p. 145). Après un chapitre consacré à la formation du lexique français, les deux chapitres suivants (chapitres 10 et 11) offrent des vues condensées très éclairantes sur les principaux changements linguistiques affectant le groupe nominal, en particulier sur l’origine des pluriels et des genres (p. 130-134) et sur la systématisation de l’emploi de l’article (p. 134-137) et sur le verbe, notamment l’évolution sémantique des systèmes d’opposition des tiroirs verbaux (p. 146-151). Le format de l’ouvrage ne permet pas toujours de développer suffisamment certaines questions clés, comme l’ordre des mots (p. 137-138), qui sont aujourd’hui bien documentées. 4 La dernière phrase du chapitre 3 (L’ancien français : naissance d’une langue) semblait répondre par avance à la critique : « En fait, la notion d’orthographe (façon correcte d’écrire) n’existe pas encore. Si l’on utilise ici ce terme anachronique, plutôt que celui de « graphies » que préfèrent les spécialistes du Moyen Âge, c’est du fait de la perspective diachronique adoptée dans cet ouvrage et de la nécessité de maintenir le même concept d’un bout à l’autre de l’évolution de la langue » (p. 47). D’ailleurs, dans le chapitre 12 sur la formation de l’orthographe, Michèle Perret indique dans une note vouloir donner au mot orthographe le sens de « meilleure façon de représenter l’oral », d’où cette affirmation pour le moins curieuse : « À partir du milieu du XIe siècle, l’orthographe de l’ancien français commence à fixer ses règles, ce qui n’exclut pas la variation » (p. 154). En quoi le maintien d’un concept non pertinent serait justifié par la perspective diachronique de l’ouvrage ? Il suffit de parler de graphie (« c’est la manière d’écrire les sons ou les mots de cette langue, sans référence à une norme ou au système de langue », Nina Catach, L’Orthographe française, A. Colin, 2012, p. 26), notion plus large et utile au regard de l’histoire du français. L’orthographe implique une norme qui ne fait pas partie des états anciens du français, tout lecteur intéressé par la formation du français peut le comprendre. Cette volonté discutable de généraliser le terme orthographe n’enlève cependant rien à l’intérêt des analyses de ce chapitre, notamment pour des étudiants qui doivent désormais s’intéresser aux questions de graphie et de phonétique dans la perspective de l’histoire de la langue. L’ouvrage plus récent (2004)

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de B. Cerquiglini, La Genèse de l’orthographe française (XIIe-XVIIe siècles), pourrait être ajouté à la bibliographie. 5 La troisième partie intitulée Études de linguistique diachronique reprend les Documents et méthodes des premières éditions qui ont conservé toute leur pertinence. La bibliographie comprend 130 titres, soit une cinquantaine de plus que l’édition de 2008, dont une douzaine d’ouvrages récents ; quelques titres ont disparu. 6 En résumé, un ouvrage révisé qui répond toujours dans l’ensemble à ses objectifs ambitieux dans un format réduit.

INDEX

Mots-clés : histoire du français Keywords : history of French Parole chiave : storia della lingua francese

AUTEURS

SYLVIE BAZIN-TACCHELLA

Professeur de langue médiévale – université de Lorraine

Perspectives médiévales, 37 | 2016 331

Marjolaine Raguin, Lorsque la poésie fait le souverain. Étude sur la Chanson de la Croisade albigeoise Paris, Honoré Champion, 2015

Gerardo Larghi

RÉFÉRENCE

Marjolaine Raguin, Lorsque la poésie fait le souverain. Étude sur la Chanson de la Croisade albigeoise, Paris, Honoré Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » 115, 2015, 680 p.

1 S’il y a un texte médiéval où la poésie, la passion politique, la religion, se côtoient, pour ne pas dire qu’elles s’entremêlent avec une troublante libéralité, c’est bien la Chanson de la Croisade contre les Albigeois (titre que nous abrégerons par CCA), le long poème historico-épique dû au génie de deux auteurs on ne plus éloignés : le clerc moissagais- navarrais Guillaume de Tudèle et un poète anonyme.

2 Bien connu des spécialistes de l’histoire méridionale, tout comme de ceux de littérature occitane et de l’histoire des religions, le poème méritait que l’on se penche sur lui pour en étudier les mécanismes, la structure, l’idéologie, et c’est donc avec un grand intérêt que nous attendions la publication de la belle thèse de doctorat que Marjolaine Raguin a consacrée à la CCA et qui vient de paraître chez la prestigieuse maison Honoré Champion. 3 Comme la première partie du titre nous le dévoile, ce livre est dédié spécialement à l’analyse du croisement entre la poésie qui soutient l’inspiration personnelle des deux auteurs de la CCA et les intérêts politiques qu’ils représentent. Mais qui dit poésie en Occitanie au XIIIe siècle ne peut que dire culture occitane et tradition troubadouresque, et donc ne peut que se référer à l’immense patrimoine littéraire qui, au fil des décennies, s’était accumulé en France. Marjolaine Raguin s’est donc confrontée à un

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thème aussi passionnant que complexe, car il était question d’identifier la composante idéologique qui soutient les discours de Guillaume de Tudèle et, surtout, de l’Anonyme. 4 La première partie du livre est dédiée aux « considérations factuelles : finalités et composition du texte », c’est-à-dire à l’analyse des conditions de transmission de la CCA, aux manuscrits qui la conservent, aux témoignages de tradition indirecte, à la vie des deux auteurs, à l’identification du deuxième d’entre eux. Pour ce qui est de Guillaume de Tudèle, Marjolaine Raguin résume les données dont on dispose (p. 58-63), et l’on notera en particulier noter ses rapports avec Montauban, le comte de Bruniquel et les comtes de Foix. 5 Fascinante – mais non encore résolue – est aussi la discussion sur les rapports que Guilhem aurait entretenu avec Jaufré de Poitiers, qui fut probablement un des précepteurs de Raimond VII avant de devenir un partisan de la croisade (p. 65-66). 6 On lit le texte complet de la CCA dans un unique manuscrit, qui se conserve à la Bibliothèque nationale de France à Paris, sous la cote « français 25425 ». On compte, par ailleurs, des fragments transmis par François-Juste-Marie Raynouard dans son Lexique roman, et par l’historien quercinois Guyon de Maleville, où sont conservée des variantes textuelles pour le Prologue et pour une quarantaine de vers des laisses 60 et 61 (p. 44-56). Le manuscrit qui transmet intégralement la CCA compte 120 feuillets 1 en vélin, et on situe traditionnellement sa réalisation en 1275 à Toulouse. 7 Marjolaine Raguin se livre à une analyse du texte en tant que source historique : elle étudie ainsi habilement le prologue (p. 68-69) dont elle démontre toute l’importance herméneutique, avant de se tourner vers la figure de l’Anonyme. La question fondamentale serait assurément celle de pouvoir identifier ce grand artiste, et en effet à juste titre Marjolaine Raguin synthétise les principales hypothèses proposées par les spécialistes (p. 72-81), tout en marquant un temps d’arrêt un peu plus long sur la dernière d’entre elles, avancée par Saverio Guida qui identifie l’Anonyme à Gui de Cavaillon, poète, aristocrate venaissin, fervent partisan de Raimond VI et de son fils2. Cette solution n’emporte pas la faveur de Marjolaine Raguin, qui émet, comme d’autres, deux doutes : le premier est relatif au mécénat du comte de Foix dont aurait bénéficié l’Anonyme, ce qui s’accorde mal avec ce que nous savons du vicomte de Cavaillon ; le second doute est lié à son adhésion à l’Ordre des Templiers, ce qui entre en contradiction avec le rôle que l’Anonyme attribue aux Templiers à la fin de son poème3, Templiers figurant parmi les troupes françaises qui s’élancent contre Toulouse (p. 73). Le peu de données dont on dispose ne nous permet pas d’aboutir à une identification incontestable de l’Anonyme, et les doutes avancés par Marjolaine Raguin au sujet du seigneur de Cavaillon ne tranchent, à notre avis, pas le problème, et ce pour deux ordres de raisons. Avant tout, la laisse 213 cite les Templiers dans le un contexte descriptif et une énumération qui n’émettent pas sur eux de jugement particulièrement scélérat. De la même façon, on ne pourra pas invoquer le contexte anticlérical de la CCA pour repousser l’hypothèse de Guida : comme nous le verrons, nous sommes là en pleine dispute cléricale et ecclésiologique, et les Templiers eurent des rapports étroits avec les deux armées. Deuxièmement, si la référence de la laisse 194 au « pros Rotgiers Bernartz, que.m daura e m’esclarzis » (au « valent comte Roger Bernart de Foix qui m’a donné de l’or et de la célébrité », v. 64) pose assurément plus de problèmes, on ne peut en aucun cas exclure que « tirer richesse et reconnaissance » (telle est la traduction que Marjolaine Raguin propose pour ces mots) à comprendre aussi bien comme une allusion à une aide ponctuelle octroyée au poète dans un moment de difficultés, une allusion à

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un rapport « amical » au sens féodal et à son entrée dans la mesnie du comte, que comme une référence à un mécénat prolongé de la part du comte. Somme toute, si nous rejoignons l’opinion de Marjolaine Raguin lorsqu’elle souligne que la question de l’identité de l’Anonyme est encore à résoudre, nous ne pouvons en revanche pas souscrire à son avis selon lequel « la connaissance du nom de l’auteur ne nous intéresse guère […] pour la simple et bonne raison que cette connaissance n’est pas essentielle […] dans la mesure où l’auteur se donne à connaître à travers son œuvre » (p. 74). À mon avis, c’est un peu oublier ce que connaître le nom et la vie de l’auteur aurait pu signifier pour nous, ou, on l’espère, pourra signifier : un peu plus d’informations spécifiques sur sa formation, ses relations sociales et culturelles, sa langue, qui sont autant de nouveaux points de repère indispensables pour éclairer les passages les plus obscurs de ce texte et y détecter des allusions qu’on risque autrement de ne pas pleinement pénétrer. Par exemple, on aurait pu creuser davantage la question – pourtant mise en avant par Marjolaine Raguin – du brusque final de la CCA : nous nous accordons avec elle sur le fait qu’il ne faut pas penser le poème comme inachevé, mais plutôt comme une œuvre à laquelle on a mis précipitamment fin, et que le cri final cache bien un message aux Méridionaux. Mais avoir une connaissance plus approfondie de l’auteur ne nous aurait-il pas aidé à mieux comprendre la nature de ce message (p. 77-85) ? 8 En tout cas, ce que nous savons aujourd’hui de ce remarquable poète c’est qu’il fut un « lettré, sans doute un clerc laïc, pétri de culture biblique et de littérature en langues romanes », qu’il maîtrisait les arguments du débat théologique du Latran, qu’il était féru de droit et tenait en haute estime les juristes, si bien qu’il « pourrait avoir été familier du milieu juridique, voire l’un des artisans de la défense méridionale fondée sur une argumentation juridique » (p. 86). C’est une piste qu’il faudra suivre, car à partir de la mi-XIIe siècle, la cour raimondine abrita nombre de juristes4 (parmi les plus proches de Raimond VI il y eut Gui Cap-de-Porc), hommes de loi, juges, savants, maîtres-notaires, comme l’a bien illustré Laurent Macé dans ses études. 9 Du point de vue religieux, l’Anonyme a une position doctrinale parfaitement orthodoxe, tout en s’opposant fièrement à la croisade en tant qu’affaire de paix et de foi (p. 87). 10 La technique poétique qu’il exploite est remarquable et fait perdre au texte son caractère croisado-centrique pour en faire « le récit épique d’une civilisation idéale » (p. 91). L’Anonyme adopte en effet une posture de poète-historien au sens biblique du terme. La reprise, bien que partielle, du système métrique de la Canso d’Antioca souligne cette proximité (p. 96), tout comme les changements formels introduits par rapport au modèle (la substitution du petit vers final par des laisses capcaudadas pas Guillaume de Tudèle, et par des capfinidas dans la deuxième partie de la CCA) nous parlent d’une contiguïté avec les technique métriques des troubadours, proximité confirmée par le lexique, très proche de celui des sirventes anticléricaux et antifrançais (p. 109-118). Le caractère propagandiste de la CCA (p. 112) assura la diffusion du poème a tel point que Guilhem Anelier, l’auteur du Poème de la guerre de Navarre, s’en souvint un demi-siècle plus tard (p. 104-109). Il y a là un point à régler, car, si Marjolaine Raguin déclare accepter l’hypothèse selon laquelle Guilhem Anelier aurait vécu dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, les dernières études ont établi qu’il faut revenir à l’idée de Paul Meyer qui soulignait la nécessité de ne pas le confondre avec son homonyme qui composa, dans la première partie du XIIIe siècle, à Toulouse, des sirventès anticléricaux5.

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Quand on reviendra sur la question de la paternité de la CCA, il faudra réfléchir à ce rapport. 11 Dans le but de démontrer la diffusion de la CCA jusqu’à l’époque de Guilhem Anelier, Marjolaine Raguin se penche sur les sources historiques et littéraires déjà analysées par Sergio Vatteroni et Francesco Zambon. elle reprend à son compte les sirventes antifrançais (p. 112 et n. 41-46), de même que les extraits des procès inquisitoriaux lancés contre Bernart Raimond Baranhon en 1274 et contre Bertrand de Taïx en1324, et en tire la conclusion que si « ces textes sont perçus comme toujours d’actualité, car généraux dans leur dénonciation […] alors même que le climat politique et religieux méridional a beaucoup évolué », c’est que « ces textes, dans l’esprit des témoins, ne sont pas des marques d’hétérodoxie, mais une critique du clergé catholique. En ce sens, ces sirventès signalent la persistance d’une virulente critique anticléricale durant tout le XIIIe siècle » (p. 117).

12 En effet l’anticléricalisme méridional de la deuxième moitié du XIIIe siècle est à relier avant tout au contexte de tensions urbaines provoquées par les problèmes de gestion du pouvoir, du commerces, par l’imposition de nouvelles taxes ou la gestion des impôts : ce n’est que secondairement que cet anticléricalisme a des racines d’ordre spirituel ou bien relatives à l’orthodoxie des convictions ou des comportements de la population. L’existence de registres – archives constituant la véritable mémoire de l’Inquisition – permettait de constituer facilement des preuves contre les suspects et ainsi de créer une « réalité » hérétique. Il fut donc simple, voire naturel, pour les inquisiteurs et les évêques, d’appliquer aux mouvements anticléricaux urbains la grille interprétative élaborée pour les hétérodoxes. Ils furent aidés dans cette tâche par la montée en puissance, à l’échelle locale, d’une véritable théocratie épiscopale qui imposa les principes de la plenitudo potestatis, théorisée par les papes entre la fin du XIIe et la mi-XIIIe siècle, et contre laquelle l’exploitation des ressources juridiques et politiques disponibles fut sinon nulle, du moins trop faible. Ce large cadre historique explique, bien évidemment, les conflits urbains qui sévirent dans le Languedoc au cours du dernier quart du XIIIe siècle, mais aussi le fait que des personnages aussi peu soupçonnables d’hérésie que Guilhem, le frère de l’évêque Bernart Saisset cité à la p. 116, se soient remémorés des vers troubadouresques anticléricaux. Au fond, quoi de plus naturel, pour les nombreux bourgeois des villes languedociennes, que de recourir aux anciennes lyriques du trobar pour appuyer leurs rébellions ? 13 Les conclusions tirées sont incontestables : « la partie anonyme de la Chanson est un texte patiemment pensé par son auteur », « le changement d’auteur se fait bien à la fin de la laisse 131 (dernière de Guilhem de Tudela) et début de la laisse 132 (première de l’Anonyme) », et enfin « l’auteur qui, selon nous, a voulu rester anonyme auprès du public, bénéficie des largesses du jeune comte de Foix, Roger Bernart II, et inscrit pleinement son œuvre dans le contexte de la littérature anticléricale et antifrançaise du XIIIe siècle occitan » (p. 121).

14 Nous ne pouvons que souscrire à ces mots, bien que nous ayons encore quelques doutes au sujet de la volonté de l’auteur de la CCA de rester anonyme. Bien sûr, aucun vers, parmi ceux que l’on peut assigner à son génie, ne nous donne le nom de son auteur. Mais nous devons tenir compte de l’anonymat qui caractérise une bonne partie de la littérature médiévale en langue d’oc comme en langue d’oïl6. Que l’on voie dans ce silence une marque de la création collective ou bien une preuve de la transmission orale des textes lyriques médiévaux (selon une certaine philologie contemporaine ), le

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fait est que très (trop ?) souvent le nom de l’auteur ne nous a pas été transmis. S’agit-il d’une ruse ? Certains critiques en sont convaincus7. Mais pour bien d’autres, au contraire, ce silence résulte d’une sorte de désintérêt des lecteurs médiévaux pour tout “droit d’auteur” ou d’une conception de l’œuvre littéraire très différente de la nôtre. 15 La deuxième partie de ce livre (p. 129-212) est dédiée au cœur du thème qui nous occupe, à savoir le fonctionnement du poème de l’Anonyme, qui fut confronté à une double difficulté : il devait soutenir la croisade mais sans sortir des limites de l’orthodoxie. 16 En effet, de l’avis de l’auteur, « la démonstration de l’Anonyme se développe en un double mouvement » car d’une part il y a « le discrédit qui entache les autorités du siècle, normalement supérieures aux comtes de Toulouse (pape et roi de France) », et, d’autre part, il s’agit « d’apporter la preuve qu’il existe une véritable cohésion entre les partisans de la libération de l’envahisseur croisé ». Il en résulte que « la guerre menée par les Méridionaux n’est pas celle d’une noblesse qui lutterait pour son patrimoine, mais le combat d’un peuple ». 17 L’hérésie devient donc, dans ses vers, un prétexte et non une justification de la croisade, et, par ailleurs, les seigneurs méridionaux étant parfaitement orthodoxes, il s’ensuit qu’il n’y avait aucune raison de ne pas s’opposer aux croisés. Les Toulousains avaient le droit incontestable de se défendre « voire même l’obligation éthique, de s’opposer à une injuste dépossession. Car la dépossession conduit […] à la ruine de la civilisation méridionale, portée par des valeurs qui semblent lui être propres. À cette fin d’un monde annoncée s’ajoutent des persécutions injustes, considérées comme une offense au Christ, et qui, à ce titre, demandent réparation. L’Anonyme tente de transformer la campagne de reconquête méridionale en une guerre juste, guidée par Dieu » (p. 125-126). 18 Certes, les raimondins n’étant conduits ni par des princes ni par des rois, il était difficile de leur appliquer la notion de guerre juste, normalement réservée aux très hautes autorités, rois et empereur. Mais, comme le signale Marjolaine Raguin, « l’auteur parvient à contourner le problème en se réclamant directement de l’autorité du Christ et du Père ». 19 Le conflit méridional fut – c’est la lecture de l’Anonyme – un conflit entre droit et héritage, et de ce fait un conflit social, politique et juridique. Et nous ne pouvons que tomber d’accord sur ce point central de la thèse de la philologue française. 20 Pour en arriver là, Marjolaine Raguin a dû examiner les occurrences des mots « heresie » et de « heretique », dont les deux-tiers des occurrences sont concentrées dans le récit du concile du Latran, c’est-à-dire dans « un épisode fondateur pour la thèse de l’auteur, puisqu’il va […] substituer la question de l’hérésie par celle du droit à l’héritage » (p. 129 et p. 138). De l’avis de Marjolaine Raguin, l’Anonyme assimile l’hérésie à « la dissidence religieuse » qui se combat « par le maintien de la Paix de l’Église ». En revanche, en ce qui concerne le concept d’« heretique », les choses sont un peu plus complexes puisqu’il n’y a dans la CCA aucune allusion au contenu de la doctrine hérétique, et surtout la catégorie des hérétiques désigne soit les hérétiques à proprement parler – c’est-à-dire les dissidents religieux –, soit, selon le canon 27 du IIIe Concile de Latran (1179), des catégories telles que les faiditz, les mainaders et les sirvens (p. 131). En cela, non seulement l’Anonyme se conforma « aux usages de la rhétorique croisée » (p. 131), mais il s’accorda aussi avec ce que soutenait l’Église de Rome depuis

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la décrétale Vergentis in senium de 1199 au moins. À partir de l’élection du pape Innocent III, en effet, la doctrine catholique avait beaucoup accentué le problème de l’hérésie. 21 Une grande partie de l’action de ce pontife et de ses légats, comme Pierre de Castelnau, consista à faire jurer des pacta, en vue d’une pacification générale du Languedoc, point de départ d’une politique anti-hérétique fondée non sur la suppression directe des hétérodoxes, ou des soi-disant tels, mais avant tout sur l’anéantissement de ceux qui leur fournissaient l’indispensable assistance économique, sociale, politique, militaire. 22 La différence entre la papauté (pour ce qui est du pape lui-même, il faudrait tenir un discours un peu différent) et le comte Raimond VI se situait précisément là. En effet, par exemple, le 13 décembre 1203, la commune de Toulouse accepta de jurer les pactes de paix et de contrer les hérétiques8, mais le seigneur toulousain se refusa toujours de se plier à cette politique, si bien qu’il fut excommunié en 1207. Les mots qu’Innocent employa dans la lettre qu’il envoya au comte accusent le seigneur de Saint-Gilles, d’être devenu, de façon significative, molestus soit aux hommes soit à Dieu, à tel point qu’il finit par lui demander si pro tantis iniquitatibus a temporalibus saltem non expedit tibi formidare flagellis, si leve reputas habitare cum ardoribus sempiternis ? Attende, miser, et paveas quod dum insidians proximo bellicam cladem exerces, Deoque iniurians haereticam pestem foves, pro duplici tuae praevaricationis offensa duplex etiam in te poterit exasperari vindicta9. 23 Les deux principales accusations que lança Innocent contre le noble toulousain étaient donc d’ordre politique et non théologique : il avait manqué de porter la paix dans ses territoires et il s’était allié avec les ennemis de la vérité catholique. Mais qu’est-ce que cela avait à voir avec les hérétiques ? Le point est précisément là : la Vergentis in senium avait assimilé le crimen haeresis au crimen lese maiestatis, transformant un délit d’ordre religieux et doctrinal en un délit d’ordre politico-institutionnel, et donc en un crime contre la communauté. Pendant les dernières années du XIIe siècle et les premières années du XIIIe , le mot « hérétique » avait en effet changé de valeur sémantique, et désormais un Evangelii adversarius, suspectus de haeresi était toute personne qui protégeait les « vulpes huiusmodi parvulas, species quidem habentes diversas, sed caudas adinvicem colligata »10. Ce fut précisément en vertu de cette évolution sémantique que le comte languedocien se transforma, aux yeux du pape, en « precipuus fautor hereticorum et defensor »11.

24 L’analyse de Marjolaine Raguin situe donc les concepts d’hérésie et hérétiques tels que nous les rencontrons dans la CCA, par rapport au débat idéologique, théologique et juridique qui anima la communauté chrétienne entre le XIIe et le XIIIe siècle.

25 Le concile du Latran opposa en effet hérésie et héritage, mais cet affrontement venait de plus loin : il plongeait ses racines dans un débat canonique et polémiste très touffu qui, depuis au moins cinquante ans, s’interrogeait, dans les universités et dans les écoles canoniques, sur des thèmes tels que la plenitudo potestatis, le concept d’hérésie, le crimen lese maiestatis et surtout les châtiments à infliger aux coupables de crimes. Dans ce contexte socio-juridique, une des questions plus importantes fut celle relative au destin des biens des condamnés pour crime d’hérésie. Par exemple Goffredo da Trani, un des glossateurs, n’hésita pas a reconnaître que la Vergentis in Senium « vere […] saeveritatem continet », car en se référant à la Lex Julia maiestatis, elle avait introduit des peines très sévères y compris pour les héritiers. 26 Pourtant Innocent ne fut pas un précurseur solitaire ni un innovateur révolutionnaire. Il suffira, à cet égard, de relire les mots utilisés en 1179 dans le canon 27 du IIIe Concile

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de Latran par le pape Alexandre III, texte qui, pour la première fois, proclamait la croisade contre des chrétiens et non contre les infidèles : Eos, et defensores eorum, et receptatores anathemati decernimus subiacere, et sub anathemate prohibemus, ne quis eos in domibus vel in terra sua tenere, vel fovere, vel negotiationem cum eis exercere praesumat. […] Confiscenturque eorum bona, et liberum sit principibus huismodi homines subicere servituti12. 27 Le Pape Innocent III ne fit donc que reprendre une doctrine qui s’était formée et affirmée lentement dans les dernières décennies. En Espagne, par exemple, déjà en 1197, Pierre II d’Aragon avait superposé l’image des hérétiques à celle les ennemis publics : à ses yeux les hétérodoxes étaient « tanquam inimicos crucis Christi, christianaeque fidei violatores et nostros etiam regnique nostri publicos hostes ». Il voyait dans l’hérésie un crime « tanquam reum criminis laesae maiestatis puniendum » dont le châtiment passe par le feu (« corpora eorum ignibus crementur », et on pourra toujours se demander s’il fallait les brûler morts ou vivants), et par la confiscation de leurs biens, dont un tiers serait passé aux mains des délateurs : « duabus partibus rerum suarum confiscatis, tertia sit inventoris »13.

28 Voilà donc où plongent les racines de l’opposition, très forte dans la CCA, entre hérésie et droit à l’héritage. La question hantait le Languedoc au moins depuis la décrétale de 1199 qui avait assimilé les hérétiques et leurs partisans, et qui fut diffusée dans les terres raimondines. La doctrine canonique prévoyait que les terres des fautores haereticorum deviennent confiscables, ce qui rendit légitime l’action de Simon de Montfort sur les terres de Béziers et de Carcassonne. Mais cela valait-il également pour les héritiers du comte français ? par exemple, ces derniers n’auraient-ils pas dû céder leurs apanages aux fils légitimes du vicomte biterrois une fois ceux-ci devenus majeurs ? Les lettres des 11 et 12 novembre 1209 d’Innocent III ne laissent place à aucun doute : Huius itaque considerationis obtentu, cum in manibus tuis et aliorum fortium quos in sanctum exercitum congregatos zelus Domini contra fidei subversores armavit nec non etiam legatorum nostrorum Carcassonensem et Biterrensem civitates ac alias haereticorum terras mirabiliter Altissimus tradidisset, principes eiusdem exercitus cum praefatorum legatorum consilio tuo ipsas regimini commiserunt, sperantes in Domino quod per providentiam tuam omnis ab ea debeat haereticae pravitatis eliminari spurcitia et ibidem salubriter reformari puritatis catholicae disciplina. Nos igitur quod ab ipsis pie ac provide factum est ratum et gratum habentes, civitates et terras ipsas, sicut tibi sunt ad divinae maiestatis honorem pro tutela pacis et fidei defensione concessae, tibi et haeredibus tuis in fide catholica et devotione sedis apostolicae permanentibus auctoritate apostolica confirmamus et praesentis scripti patrocinio communimus, principalium dominorum et aliorum etiam, si quibus forte competit, iure salvo, exceptis prorsus haereticis, fautoribus, credentibus, defensoribus et receptatoribus eorumdem : in quos etiam secundum sacrae legis censuram auctoritatis est aculeus dirigendus, cum facientes et consentientes pari poena canonica provisio persequatur14. 29 Les successeurs des condamnés pour crimen haeresis, mêmes légitimes, mêmes catholiques, avaient perdu tout droit aux bien familiaux.

30 Le Concile de Latran de 1215 modifie-t-il cela ? Les historiens ont longuement discuté sur ce point, mais on peut dire que les mots du pape Innocent sont très clairs : l’assemblée fut convoquée ad exstirpanda vitia et plantandas virtutes, corrigendos excessus, et reformandos mores, eliminandas haereses, et reborandam fidem, sopiendas discordias, et stabiliendam pacem, comprimendas oppressiones, et libertatem fovendam, inducendos principes et populo Christianos ad succursum et subsidium terrae sanctae15.

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31 Les évêques et les abbés assemblés à Rome réunirent donc toute la législation papale qui s’était entassée au fil du temps et réorganisèrent la lutte contre l’hérésie.

32 Marjolaine Raguin a bien vu le nœud idéologique au centre de la seconde partie de la CCA. C’est à juste titre qu’elle a concentré son attention sur la reconstruction que l’Anonyme a fait des débats qui animèrent le concile, car la solution à laquelle on arriva ne fut ni entièrement politique, ni exclusivement canonique ou juridique. La complexité du problème était telle que les décisions qui furent prises pour l’occasion laissèrent autant de difficultés non résolues qu’il y eut de solutions adoptées. Cela était dû au fait que le choix du pape fut de laisser une marge d’interprétation au texte qu’il avait lui-même promulgué, plutôt que de l’appliquer strictement. Le choix d’Innocent de ne pas infliger à Raimond VII les dispositions contenues dans la Vergetais in senium sur la perte de tout droit pour les descendants catholiques des condamnés pour hétérodoxie laissa suffisamment d’espace pour qu’un homme au génie poétique et politique tel que l’Anonyme en tire parti pour soutenir la position des comtes toulousains, et en particulier celle de Raimondet qui à ses yeux incarnait la civilisation méridionale. 33 Ces affirmations trouvent une confirmation dans le débat conciliaire tel que l’Anonyme nous le présente. Au fur et à mesure de la lecture des nombreuses laisses qui nous parlent de cette assemblée, on prend conscience du fait que « [les] pressions exercées sur le pape par les partisans de Simon afin d’infléchir sa décision sont certainement responsables de celle-ci. Si ces prélats s’autorisent de telles pressions, c’est parce que le jugement prononcé par le souverain pontife doit exprimer la volonté du concile et non la sienne propre. Les laisses qui rapportent l’épisode de Latran sont construites sur un schéma relativement similaire : le public assiste à un débat qui oppose, d’un côté, les défenseurs des choix stratégiques de la croisade, telle qu’elle est menée par Simon de Montfort et les prélats qui la dirigent, et, de l’autre, les partisans de la restitution de leurs territoires aux nobles méridionaux qui s’estiment injustement spoliés par la croisade. Le débat se déroule de telle manière que chaque argument soutenu par un camp est rigoureusement contré par l’autre, et vice-versa, avec de continuelles reprises de ce que l’auteur considère comme les arguments ‘clefs’ des deux causes » (p. 136). 34 On a là un précieux exemple de ce que devait être un procès canonique, avec la proclamation du problème, l’audition des témoins et des parties en cause, la décision prise par le juge après consultation de ses conseillers. Mais que faire si le juge, qui n’était autre que le pape, se contredit par rapport à ses propres propositions et si lui- même n’applique pas ses propres décisions ? L’Anonyme utilise précisément les doutes du pape, ses contradictions personnelles autant que politiques et les question irrésolues choix qui parsèment les décrétales publiées entre 1199 et 1214 sur la question des hérétiques et l’affaire languedocienne, pour soutenir son parti ou, mieux, sa partie. En effet le Languedoc présentait nombre de difficultés liées à l’enchevêtrement des pouvoirs et des titres, à la superposition des juridictions, aux incertitudes des situations et des intérêts politiques. Devant un tel panorama même un Pape comme Innocent dut se plier aux médiations. Il y avait donc assez d’éléments pour que l’Anonyme, une fois écartée la question de l’hérésie, sans contester le droit canon pour les questions strictement religieuses, […] remet[te] en cause son application partisane par les clercs de la croisade qui, elle, est contraire au droit féodal et coutumier des nobles du Sud. À Latran, il rappelle par exemple que la situation juridique du comte de Foix vis-à-vis de sa sœur Esclarmonda est complexe : le droit canon exige qu’il la pourchasse et les

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dispositions testamentaires de son père ordonnent qu’il la tolère. Il n’y a en théorie pas de supériorité du droit canon ; cependant, à partir du moment où les princes méridionaux ont accepté l’arbitrage du pape, ils se placent sur son terrain (p. 137). 35 Le pape n’a plus, dans cette perspective, le statut de pontifex maximus, de représentant de Dieu sur terre : il est devenu un juge choisi par les deux intervenants, mais prisonnier de la composante la plus partisane et la moins honnête du clergé (p. 140). Qu’en est-il donc, dans ce contexte, de la plenitudo potestatis papale ? On a l’impression que dans les laisses de l’Anonyme, elle est battue en brèche, et non pas par sa grande adversaire, la potestas concilii, mais plutôt par ce même droit féodal que le parti romain aurait voulu évincer. C’est pour cela que l’Anonyme évite de discuter – et c’est un point sur lequel Marjolaine Raguin aurait pu insister encore plus – de l’élargissement de la définition d’« hérétique » à tous les credentes de même qu’aux defensores et fautores eorum. La législation, sur ce point pourtant si essentiel, laissait trop de place aux doutes et aux discussions : on pouvait aussi bien citer la Vergentis in senium pour soutenir la confiscation des biens que se référer, par exemple, à la Jam derident Ecclesiam, ou à un texte pourtant très dur envers les hérétiques comme l’Ad eliminandam omnino, pour affirmer le plein droit à l’héritage du bon catholique qui était Raimond VII16.

36 Au fil des pages Marjolaine Raguin décèle et révèle habilement l’idéologie propagandiste largement disséminée par l’Anonyme dans tout son poème. Grâce à une profonde sensibilité poétique, alliée à une lecture philologiquement irréprochable des laisses, la jeune philologue repère les références à Joven (p. 140 et n. 24 ; mais aussi p. 174 avec l’identification de Joven à Raimond VII) ou la présence d’un langage fortement teinté de termes juridiques (p. 141-148), un subtil débat autour de la primauté du droit canon sur le droit féodal ou coutumier (p. 156-161), la malicieuse figure du roi français mutz, et qui donc, à priori, ne saurait être courtois (p. 180-196) contrairement au jeune comte qui lui est la somme de toutes les vertus chevaleresques. Marjolaine Raguin analyse aussi les caractéristiques « christiques » que l’Anonyme assigne à la figure de Raimond VII (p. 140 et 157), démontre que le Concile de Latran peut se lire comme métaphore du procès évangélique au Christ dans laquelle Toulouse est l’Agneau sacrificiel et (comme conséquence de cela) les croisés et leurs alliés sont assimilés au peuple juif ou à l’Antéchrist (p. 146 et 157). 37 La méthode suivie par l’auteur se fait de plus en plus précise au fil de la lecture : Marjolaine Raguin lit la CCA à la lumière de l’histoire et l’histoire à la lumière de la CCA, dans un continuel mouvement d’aller-retour qui lui permet d’éclairer toutes les nuances cachées sous les mots de l’Anonyme. Marjolaine Raguin montre ainsi que la faiblesse du fils du roi capétien, telle qu’on nous la présente en 1215, devient un atout du jeu politique de 1228-1229, c’est-à-dire au moment même de l’écriture de la CCA mais aussi du dernier combat livré par les troupes méridionales avant leur défaite (p. 186-187) ; le droit féodal est bafoué par le roi lui-même qui « a rompu son serment de protection (historique) envers les comtes et les populations de Toulousain » (p. 185) ; la polysémie du terme gleiza, qui finit par se superposer à celui de “croisade” (p. 190, p. 195). Aucune surprise, alors, si l’Anonyme oublie en quelque sorte ou, mieux, fait passer au second plan la question de l’hérésie : cet oublie n’est pas un silence idéologique dans la mesure où l’Anonyme aborde ce thème indirectement, par le biais du débat juridique. Cela explique que Marjolaine Raguin ait pu repérer les deux seuls passages du texte où l’on trouve la trace « de possibles accusations » en ce sens, bien que la « rareté et l’ambiguïté » des références, unies au « peu de crédit des personnages

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qui les prononcent » et au « tableau général brossé de la gentils Touloma dans le reste de l’œuvre, décrédibilisent ces accusations » (p. 197). 38 La troisième partie du livre est dédiée à l’examen de l’univers religieux et des gens d’Église en tant qu’acteurs politiques. Comment concilier Salut éternel et opposition à la croisade ? En fait, nous l’avons vu, l’Anonyme profite des discussions juridiques et théologiques pour « éviter que son public ne soit séduit par les possibilités d’accès au Salut que lui ouvrirait la croisade » (p. 215). Mais, avant tout, le Salut est possible hors de l’Église ? Comment convaincre son auditoire, catholique, que la vraie croisade consiste à s’opposer aux troupes de Simon de Montfort ? Marjolaine Raguin voit bien le problème et propose cette solution : « l’Anonyme retravaille la notion d’impénétrabilité de la volonté divine. Il fera appel directement à l’autorité de Dieu, ce qui a pour conséquence directe de court-circuiter celle de clercs dévoyés qui, s’ils ne sont pas de la mauvaise Église, ne constituent pas l’Église à eux seuls et ont dévié des enseignements divins » (p. 218). Sans nier la communion avec l’Église romaine, on peut donc s’y opposer en tant qu’institution humaine (cf. p. 218 la fondamentale n. 7). Mais pour accorder la catholicité de l’Anonyme et l’affirmation que le vrai Salut appartient à ceux qui s’opposaient à la croisade, il fallait prouver que celle-ci était une position orthodoxe ou, pour mieux dire, que les hommes du Moyen Âge, et parmi eux l’Anonyme, pouvaient y reconnaître une position orthodoxe. Le discours de Marjolaine Raguin est théologiquement bien bâti, mais on peut le pousser un peu plus loin. Nous pensons, en effet, que l’idéologie de l’auteur de la deuxième partie de la CCA est avant tout le reflet d’une position politique. L’Anonyme ne doute jamais de sa propre catholicité ni de celle de ses héros et protagonistes parce que, dans sa conception, la vraie Église est celle de Toulouse, car elle est liée à son peuple et à sa noblesse, ce qu’on ne peut dire pour le monde clérical attaché à Rome. Car, en quelque sorte, son Église est encore une Église pré-grégorienne dans laquelle les évêques sont, avant tout et surtout, une expression de la vocation théocratique de la puissante noblesse locale. Son Église est féodale et repose sur une étroite symbiose entre motivations religieuses et profanes, une interpénétration constante de la seigneurie aristocratique et des structures sacrées. Le château et l’É/église vont de pair et se soutiennent mutuellement. 39 Pleinement intégrés à la société méridionale, les clerc favorables à la croisade sont, il est vrai, une minorité, mais une minorité significative, à tel point que la liste des prélats engagés en faveur des raimondins ne s’explique que de cette façon. Parmi ceux- ci il y a avant tout les émissaires de Raimond VI à Rome en 1209. Le premier d’entre eux est Raimond de Rabastens (p. 221-222), ancien évêque de Toulouse déposé par les légats du pontife ; le deuxième est Bernard de Montaut, qui fut à la tête de l’épiscopat d’Auch et au cœur d’une longue querelle qui l’opposa à Rome qui lui ordonna, à plusieurs reprises et sans succès, de se démettre jusqu’à sa déposition en 1214. Bernard de Montaut était par ailleurs le parrain, de Raimond VII, et Marjolaine Raguin souligne à juste titre que le parrainage « constituait un lien spirituel qui signifiait un soutien à l’élection de Bernard de Montaut par les dynasties de Toulouse et Comminges » (p. 223). Il en va de même pour les autres prélats filo-toulousains cités par l’Anonyme : Pierre Barravi, prieur de l’Hôpital de Saint-Jean était lié au lignage comtal et provenait très probablement d’une ancienne famille toulousaine17 ; Montazin de Galard descendait d’une noble famille qui dirigeait alors l’abbaye comdomoise, historiquement liée aux comtes de Toulouse, et, tout comme l’évêque d’Auch, représentait le clergé gascon ; Raimon Ademar était abbé du monastère de Saint-Théodard, structure étroitement liée aux seigneurs de Toulouse depuis plus d’un siècle. On peut percevoir à travers cette

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liste un certain appui à la cause raimondine de la part des Plantagenêt : les trois prélats favorables aux comtes languedociens gouvernaient des territoires historiquement liés à la maison royale anglaise (p. 227-230), elle-même liée familialement et politiquement aux comtes de Saint-Gilles. 40 À quelle exigence correspondait le choix de tels émissaires. La réponse est simple : la présence dans la délégation raimondine envoyée à Rome d’autant de « personnages pour le moins contestables » (p. 224) : on avait convoqué le réseau ecclésiastique régional pour défendre, devant le pape, les droits familiaux des seigneurs laïcs toulousains. Les intérêts privés et temporels et sphère du sacré étaient liés dans une vision du monde qui ne faisait aucune différence entre les deux et qui ne pouvait accepter que quiconque, pas même Rome et le pape, ait le pouvoir d’y intervenir. 41 Michel Roque Bert18 a pu parler d’épuration pour décrire la vaste réforme du clergé languedocien voulue par Innocent III : en peu de temps les responsables des évêchés de Fréjus, Carcassonne, Béziers, Viviers, Agde, Toulouse, Auch, Valence, Rodez, Narbonne et, bien que pour des raisons différentes, Arles et Marseille furent remplacés par des fidèles de la nouvelle curie romaine19. Une telle réforme n’était pas des plus aisées : jusque-là le lien qui unissait un évêque à l’Église était un lien mystique, une sorte de mariage qui venait directement de Dieu. Innocent III affirmait au contraire de cette conception que lui seul, en tant que représentant du Christ, avait le pouvoir de changer ce que Dieu avait établi, et imposant ainsi son pouvoir et sa vision politico-ecclésiale. Dans les toutes premières années de son pontificat, Innocent III travailla sans relâche à renforcer les notions d’ecclesia et de christianitas, c’est-à-dire les principes fondamentaux de cette ecclésiologie grégorienne qui prônait la fusion entre l’orbis christianus (terme évoqué en 1215 dans le canon 71 de Latran IV) – autrement dit la communauté de fidèles qu’était l’ecclesia – et l’institution spirituelle en tant que telle, l’ Ecclesia (avec une majuscule)20. C’est donc au nom de la plenitudo potestatis dont seul le pape jouissait (mais qui avant Innocent était une prérogative commune avec les évêques) que le pape lança sa campagne de reforme du Clergé et remplaça les responsables de nombreuses diocèse. 42 Il n’est donc pas étonnant que la dissidence en Languedoc ait contesté les formes institutionnelles de l’Église issues des réformes mises en place par Grégoire VII, réformes qui, au début du XIIIe siècle, s’étaient désormais coulées dans le moule des expressions gouvernementales et géopolitiques de l’Ecclesia hiérocratique voulue par Innocent. Le poème de l’Anonyme reflète cette position : il ne conteste nullement l’importance sotériologique de la papauté, mais il en conteste la forme ecclésiologique et, en tant que telle, politique. 43 Une fois posé ce contexte politique et polémique, on s’explique mieux le portrait que dresse l’Anonyme de la figure papale, « personnage peint en demi-teinte, peut-être calculateur » (p. 233). La dreitura qu’il devrait défendre est la justice telle qu’on la concevait à la cour languedocienne (p. 234). En plus de cela, comme le souligne à juste titre Marjolaine Raguin dans les pages qu’elle dédie à Innocent (p. 233-244), l’Anonyme n’hésite pas a nous présenter le pape comme une figure dirigée par l’assemblée conciliaire : si l’on considère combien Innocent insistait dans ses écrits sur la plenitudo potestatis des souverains pontifes, on comprend sans mal le jeu de l’Anonyme lorsqu’il infléchit de l’intérieur la crédibilité de cette doctrine. L’Anonyme dénonce la « cohésion entre pouvoir politique et religieux […] caractéristique de l’administration à laquelle il appartient » (p. 297), y compris lorsqu’il trace le profil du cardinal-légat

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Bertrand de Saint-Jean et Paul (p. 282-312) : d’un coté il y a Toulouse, un corps social uni et cohérent (p. 287), de l’autre une Église qui, tout en prêchant le changement, s’oppose en réalité à son peuple. On comprend alors aisément pourquoi les mots des sermons sont des faux mots (p. 285), mais toute aussi la partie relative à l’analyse lexicographique de prezicador et de prezics (p. 356-366), pourquoi le droit est mis au service de la propagande (p. 307), et surtout on comprend mieux le rôle joué par la figure de l’évêque Foulque dans la CCA (p. 318-351). 44 Cet ancien troubadour, ce joglar, incarne ce qu’il y a de pire aux yeux de l’Anonyme : provençal, il trahit sa terre pour devenir chef d’une armée qui veut détruire la civilisation méridionale ; chantre d’une idéologie, celle de la fin’amor, il la renie au nom des discours, faux et violents, des « Français » et du clergé fidèle à Rome et à une ecclésiologie quant à elle hérétique. Il était de ces moines cisterciens qui, plus que tout autre, ont travaillé contre le comte de Toulouse et le système féodal qui, depuis des siècles, régissait les terres entre la mer et la Garonne. Enfin, s’il y avait quelqu’un qui avait fait bon accueil aux frères prêcheurs de saint Dominique, c’était bien lui ! Autant de raisons pour faire celui qui livre ses ouailles aux loups l’exemple du pasteur qui mène ses brebis aux raubadors (p. 335), en un mot, pour en faire un galiador (p. 343). 45 Ce que l’Anonyme a voulu faire ressortir de ses vers, c’est avant tout et surtout que « l’Église romaine est coupée de Dieu par la volonté politique de ses prélats » (p. 351), et que, en revanche, c’est bien cette Église méridionale que l’on veut détruire et qui est représentée par ce chapelain Arbert qui, seul, se déclare en faveur de la résistance à la croisade (p. 352-356), celle qui pourra garantir le Salut éternel. Marjolaine Raguin a donc raison quand elle insiste sur l’instrumentalisation du religieux à des fins politiques (p. 355). Oui, mais ce point demande à être précisé. L’Anonyme a-t-il vraiment voulu se servir du religieux dans le seul but de soutenir la croisade ? Assurément, il a voulu témoigner du fait que les rapports qui liaient le religieux au politique dans la vision ecclésiale de Innocent III visaient à bâtir une théocratie qui devait gouverner aussi bien le monde clérical que, spirituellement et politiquement, le monde des laïcs. Dans la deuxième partie de la CCA, il n’y a pas de division entre Dieu et l’Église, mais l’Anonyme nous présente une institution, celle de Rome, qui vise à imposer sa supériorité juridictionnelle aux les évêques et aux Églises locales, non seulement pour détruire le réseau social et politique qui le reconnaissait en Paratge, mais aussi pour soumettre les fins spirituels à des fins politiques. À juste titre donc, Marjolaine Raguin conclut cette section de son livre par des remarques auxquelles nous souscrivons entièrement : 46 L’insistance sur l’extranéité des troupes militaires armées permet à l’Anonyme de faire parvenir son public à deux conclusions : le conflit avec l’Église est une question de politique ecclésiastique locale auquel ont été mêlés des intérêts de politique féodale venus du Nord. Les prélats locaux sont ennemis des populations du sud et de leurs intérêts ; les rares prélats favorables à Toulouse ayant été déposés, l’auteur ne les mentionne pas. Les nouveaux prélats, des parvenus, souhaitent avant tout s’enrichir et élargir leur emprise sur la société laïque […] ; le conflit avec les étrangers venus sur la demande de l’Église est fondé sur une tromperie initiale de ces croisés sur la nature véritable de leur mission. Ensuite, Simon de Montfort a profité de l’occasion pour se constituer un domaine en dépossédant des seigneurs autochtones, et enrichir ses propres fidèles avec la complicité du clergé local » (p. 374).

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47 Il en résulte que la religion, ou mieux encore, l’ecclésiologie est une actrice fondamentale dans la CCA, ce qui est confirmé nettement par l’analyse à laquelle Marjolaine Raguin soumet le rôle de Dieu comme les figures théologiques qu’on rencontre dans les laisses de l’Anonyme (p. 377-496). Ce sont des pages très passionnantes, où l’auteur déploie une solide compétence théologique. 48 Dieu, dans la CCA, est-il lié à l’Église romaine ? Non, bien au contraire. Dieu est Père et, pour le démontrer, l’Anonyme, en grand écrivain qu’il est, utilise à pleines mains les plus fines techniques littéraires pour développer « une théologie apocalyptique, à la dimension existentielle évidente » (p. 379). 49 Après avoir examiné les figures de Dieu, de la Trinité et ses hypostases, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et celle du Christ, Marjolaine Raguin en arrive à la conclusion que la position de l’Anonyme est parfaitement dans l’orthodoxie, tout en soutenant que Dieu est du côté des croisés méridionaux, du moins c’est ce que l’Anonyme incite à croire ses lecteurs, anciens et modernes. 50 Une recherche sur les sources de deux passages clé de la CCA amène l’auteur à détecter la présence d’épisodes bibliques et de conclure que l’Anonyme a eu recours à la pensée symbolique (p. 417-466). Grâce à l’allégorie multiforme, l’Anonyme atteint le cœur et la mémoire de ses lecteurs. Il ne faut pas oublier que, pour l’homme du Moyen Âge, la lecture était toujours une lecture active, c’est-à-dire qu’elle prévoyait ordinairement la participation du public qui devait interpréter le texte. Le nom de Jérusalem n’indiquait pas seulement une ville comme les autres car, depuis au moins Jean Cassien, il pouvait revêtir quatre acceptions différentes : au sens historique, il désignait, inévitablement, la cité hébraïque, au sens allégorique il signifiait l’Église militante, au sens anagogique l’Église triomphante, ou la cité céleste, celle « qui est notre mère à tous » et au sens topologique, l’âme humaine21. Mais ce procédé ne s’arrêtait pas là, puisque le poète, en identifiant Toulouse à la nouvelle Jérusalem, assimile celle-ci à la civitas sancta eschatologique de l’Apocalypse, le lieu du Salut éternel, la ville sur laquelle Jésus devra régner pour toujours. La lecture allégorique, méthode bien connue de tous les moines, conduisait donc les lecteurs à superposer la figure du Christ à celle de Raimond VI (p. 417-419), et à reconnaître dans l’arrivée du jeune comte à Toulouse les mêmes signes que lors de l’entrée de Jésus à Jérusalem les jours qui précèdent la Passion. 51 Cette construction intellectuelle, assurément voulue par l’Anonyme et dont de déchiffrement devait être naturelle au Moyen Âge pour tout public, superpose ainsi « Toulouse, personnifiée dans la Chanson […] à la figure de la Mère » (p. 386). Ce qui revenait, pour un homme cultivé du XIIIe siècle, à établir un lien d’amour entre les deux. C’est donc à juste titre que Marjolaine Raguin évoque les commentaires médio-latins de Cantique des Cantiques (p. 386), à propos de l’Amour entre la ville et le jeune comte, car cet Amour était mystique en tant qu’il était avant tout amour historique, car chaque lecture allégorique devait obligatoirement surgir d’une réalité historique. Voilà donc pourquoi nous souscrivons pleinement à l’affirmation de l’auteur lorsqu’elle écrit que « la théologie qui anime la Chanson semble être avant tout une théologie de l’Incarnation. C’est le mystère de l’Incarnation qui permet de symboliser comment Dieu s’approche de sa créature pour endosser avec elle les peines du Monde et l’en délivrer » (p. 389). Le Moyen Âge s’est toujours intéressé à ce problème historico-spirituel, et l’auteur de la deuxième partie de la CCA, en recourant à la méthode exégétique monastique, ne faisait que rassurer les partisans toulousains sur leur orthodoxie. Ces derniers ne s’opposaient pas à l’Église, puisqu’ils étaient la vraie Église, et c’est pour

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cela que Jésus les conduisait, que Dieu et Marie les protégeaient et que la sainte Jérusalem les attendait : « la fausse croisade est sous patronage humain, en la personne des prélats et du fils du roi de France, alors que la résistance toulousaine est directement placée sous patronage divin » (p. 400). Dans l’affaire de foi et de paix que fut la guerre des Toulousains contre les Français, il y avait un Christ représenté par Raimond VI. Celui qui s’opposait à lui était l’Antéchrist et portait la marque du péché (403). Ainsi s’explique pourquoi Alain de Roucy, qui était pourtant bien un croisé, affirma que Simon de Montfort en tant que desmezuratz, était semblable à un ange déchu, à un démon : car orgolhs e felnia e oltracujamens/ Feron tornar los angels en guiza de serpens22. 52 L’historiographie médiévale ne pouvait pas ne pas encadrer les événements qu’elle racontait dans la plus vaste sphère de l’histoire universelle. L’auteur de la deuxième partie de la CCA ne manque pas à ce devoir eschatologique, qui chez lui devient un « lien direct avec une théologie de l’Apocalypse qui dote certains passages de la Chanson d’un caractère existentiel […] » (p. 417). Pour lui « cette problématique doit être comprise à la lumière de l’importance du millénarisme et de l’Apocalypse […] et dans la lutte contre l’hérésie » (Ibid.). Le temps de la CCA devient ainsi « χρόνος (1) ou καιρός (2), respectivement le temps chronologique et existentiel ou temps du sujet. Le temps chronologique du récit (1a) se substitue à celui de l’Histoire à laquelle l’auteur appartient (1b). C’est dans cette abstraction de temps que constitue le temps chronologique du récit que peut se déployer le temps καιρός ou temps du sujet (2a) qui permet au récit de faire sens au cœur de la vie de ses propres personnages » (p. 418-419), et c’est dans ce temps du sujet que se glissent le personnage de Raimond VI comme figure du Christ, de l’évêque Foulque comme Antéchrist, et l’identification de Toulouse à Jérusalem. C’est à ce croisement, là où le temps devient éternité, que l’Anonyme peut harmoniser l’amour envers Dieu, la critique féroce contre les clercs et l’Église de Rome, le Salut de ses lecteurs et, surtout, celui des croisés méridionaux. Cette conjonction justifie également l’assimilation entre la sortie des raimondins de l’aiga […] / senheiras desplegadas e.ls gonfanons banditz (CCA 182, 62-63) et le symbolisme biblique des eaux. La sortie de la Mer Rouge, le baptême, la résurrection, la rédemption de l’âme humaine du péché et le Salut (p. 428), tout « cela rappelle le baptême déjà reçu par Raimond VI et qui l’a fait entrer dans la Chrétienté, autrement dit, celui qui revient est et était déjà chrétien » (Ibid.). « Le retour du comte, ‘com si fos resperitz’« est « le retour messianique et eschatologique du Christ » (Ibid.). Mais ce qui est dit du père, a plus grande valeur pour le fils : « l’entrée du jeune comte Raimond est […] bien plus riche en éléments symboliques. De ce point de vue, il serait possible de considérer l’entrée de Raimond VI comme […] propédeutique à celle du jeune Raimond » (p. 433-442) et d’envisager dans la CCA non seulement l’existence d’une « dimension de chant des ancêtres glorieux qui définit le texte comme chanson de geste, pour faire figure de poème national » (p. 447), mais aussi celle d’un texte religieux. 53 Les pages suivantes sont dédiées à l’examen du lexique du Salut, des bénédictions, à perdo, salvacion et salut, carantena et descofes (p. 451-467). 54 Les cinquième et sixième parties du livre de Marjolaine Raguin traitent, respectivement, de la « Légitimité dynastique et enjeux de souveraineté territoriale. Aspects politiques du discours » (p. 471-579), et de la « Légitimation de l’écriture du poète : aspects esthétiques, propagande politique et enjeux personnels » (p. 581-595).

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55 L’objectif de l’avant-dernière partie du travail est l’analyse des modalités et de la teneur du discours de propagande politique, et il s’agit là de pages importantes d’un point de vue méthodologique. Comme l’explique l’auteur, « notre méthodologie ne consiste […] en aucun cas à évaluer l’historicité des propos rapportés. Même si ces propos s’avèrent être en contradiction avec les données de l’historiographie contemporaine, nous les considérons comme “réels” dans le cadre narratif de la Chanson car, dans la mesure où ils font partie de la stratégie littéraire et argumentative de l’auteur, ils font sens dans le système de pensée qu’il développe » (p. 474). 56 En fait la CCA est une source historique de plein droit, et elle doit donc être déchiffrée. Ses messages doivent être compris et interprétés à la lumière du langage qu’elle utilise : la démarche entreprise par Marjolaine Raguin ne met non seulement pas en contraste la réalité historiographique et la réalité telle que la CCA nous la raconte, mais au fil des pages le récit du texte épique abandonne le niveau propagandiste pour assumer un rôle plus complexe et plus complet. 57 Ainsi, ce n’est pas seulement pour des raisons de propagande que les deux Raimond peuvent compter sur l’appui des faiditz, c’est-à-dire des aristocrates qui perdirent tous droits sur leurs anciens domaines (p. 478-485). Une grande partie de l’aristocratie languedocienne les suivit dans leur guerre également parce que cela répondait à un intérêt général, les nobles méridionaux ayant compris que les troupes croisées visaient à détruire tous les réseaux féodaux qui assuraient le pouvoir de la maison de Saint- Gilles. 58 De la même façon un net soutien à la cause des comtes de Toulouse fut assuré par les structures politiques urbaines des principales villes, surtout celles qui avaient développé un système de gouvernement autonome. On comprend donc l’insistance de l’Anonyme à rappeler l’aide que Raimond VI et son fils reçurent des bourgeois minores et maiores, et cela à Toulouse (p. 525-545), comme à Avignon (p. 489-512) et à Beaucaire (p. 512-523) : « l’appel à la résistance s’adresse tant à la noblesse qu’aux populations citadines » (p. 494). 59 La polysémie du terme amor, que l’on trouve plusieurs fois et en plusieurs endroits de la CCA, confirme que le public dut être rassuré sur la valeur normative et sentimentale de ces relations. Car quand l’Anonyme parle de l’appui fourni par tous les méridionaux, il le fait à travers le langage de l’amour, langage qui appartient aussi bien au cadre culturel de la cortezia qu’à celui du droit féodal. Ce lexique polysémique fut ainsi employé dans les chartes pour rédiger les actes de reconnaissance et de soumission féodalo-vassalique, notamment avec les termes juridiquement signifiants d’amor et d’ amicitia (p. 509-510). À travers une analyse lexicologique et littéraire très poussée, Marjolaine Raguin dégage ainsi les mécanismes que l’Anonyme a utilisés pour faire de Raimond et de son peuple une unique communauté à la tête de laquelle ne pouvait siéger que le comte légitime, légitime en tant qu’il était lié par un amour mutuel à tout son peuple (p. 533-535 et p. 537-546). 60 La sixième et dernière partie, un peu moins performante par rapport aux autres, est dédiée à l’analyse de la dimension politique de l’écriture de l’Anonyme, c’est-à-dire la « dimension politique de l’écrit littéraire en tant qu’acte de parole ». Ce qui revient à faire de la CCA un instrument dans la guerre de propagande et de paroles qui se livrèrent les troubadours et les clercs de l’époque. L’Anonyme lui-même ne se prive pas de déclarer sa propre guerre littéraire contre Guillaume de Tudèle, et d’inscrire ses vers dans une civilisation méridionale qu’il contribue à créer (p. 585).

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61 Des les Annexes où se trouvent les résultats des recherches lexicales conduites par Marjolaine Raguin, une Bibliographie sélective, un Index des personnages et des personnifications, et un Index des noms de lieux font suite à des conclusions qui résument le propos, mais qui ouvrent aussi de nouvelles perspectives. 62 Nous n’avons que peu de commentaires à ajouter ou de points spécifiques à discuter. Les voici. 63 p. 54 n. 45. La Bibliographie citée est à retoucher car une nouvelle excellente édition des Évangiles de l’Enfance en provençal est venue remplacer les anciens travaux de Joseph Huber, Giovanni Caravaggi, et Peter Ricketts cités par l’auteur : il s’agit de Vangeli occitani dell’infanzia di Gesù. Edizione critica delle versioni I e II, Introduzione, note ai testi e glossario di Gabriele Giannini. Testi a cura di Marianne Gasperoni, Bologna, Pàtron, 2006. 64 p. 64 n. 95. Marjolaine Raguin doute de la réalité historique du concile diocésain qui aurait été convoqué à Arles en 1211, mais nous pensons que son doute est excessif. Bien que l’on puisse reconnaitre dans la locution mon escient « une hésitation de l’auteur, peu sûr de la qualité du renseignement qui lui a été fourni » (Ibid.), il ne faut pas oublier qu’en plus des remplacements des évêques provençaux se succédèrent entre 1209 et 1212 six conciles provinciaux : à Avignon (1209), à Saint-Gilles (1210), à Narbonne (1211), à Pamiers (1212), à Lavaur (1213), à Montpellier (1213). Nous ne voyons aucun problème à ce que celui d’Arles, en 1211, soit le septième (cf. Roque Bert, L’Épopée…, op. cit., I/1, p. 145 ; Maisonneuve, Études…, op. cit., p. 186-193 (pour cette question, voir p. 192) ; Lothar Kome, Ad capiendas vulpes. Die Ketzerbekämpfung in Südfrankreich in der ersten Hälfte des 13. Jahrhunderts und die Ausbildung des Inquisitionsverfahrens, Bonn, Röhrscheid 1982, p. 23-26 et Miriam Sorya, « Des évêques malmenés. Innocent III et les violences anti-épiscopales en Languedoc », Innocenzo III. « Urbs et Orbis». Atti del Congresso Internazionale. Roma, 9-15 settembre 1998, ed. Andrea Sommerlechner, préface de Massimo Miglio, Roma, ISIME, 2003, p. 1008-1030). 65 p. 106-108. Nous avons déjà évoqué la question des rapports entre la CCA et les poèmes de Guilhem Anelier de Toulouse, mais il nous faut revenir sur l’expression vera trinitat, fondamentale aussi bien d’un point de vue littéraire que d’une point de vue théologique et doctrinal. L’adjectif verus, en effet, n’implique pas forcement une référence polémique à une « fausse » trinitat : on a plutôt ici un écho en langue romane au latin verus/vera, adjectif qui accompagnait dans les prières et les textes de toute sorte les noms des Personnes de la Trinité. À titre d’exemple, nous renvoyons à Anselmus Havelbergensis qui, dans ses Dialogi, composés entre 1126 et 1154, affirme : Nec tamen in sola nudorum nominum, et verborum confessione, sed in ipsa trinitatis et unitatis mera veritate consistit fides Christiana, et fit ex ipsa veritate, qua vere unus Deus verus est, et vere vera trinitas est personarum, vera et salubris confessio sermonum23. 66 Pour en venir aux troubadours, nous nous limitons à citer les vers de Arnaut Brancalo, un poète dont on a démontré les rapports sociaux et familiaux dans les milieux hétérodoxes cathares, mais qui nous a laissé des vers théologiquement parfaits comme ceux ci : a quar suy fortz e forfaitz follamens, clam merceyan merce, merceyamens a selh que es unitz e unitatz e trinables e tres en trinitatz, qu’elh me perdo, qu’es perdonans perdos, cum perdonet als periurs perilhos.

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Qu’elh es leos et homs complidamens, aygla-vedelhs doblamens figuratz ; e bos espers e fes e veritatz, fis senes fin e vers comensamens »24. 67 Pour les citations de la Trinité, on peut recourir au vieux mais encore indispensable volume de Diego Zorzi, Valori religiosi nella letteratura provenzale. La spiritualità trinitaria, Milano, Vita e Pensiero, 1954.

68 p. 161. Selon Marjolaine Raguin, l’auteur de la deuxième partie de la CCA s’est trompé en attribuant à Jésus une référence biblique tirée du livre d’Ezéchiel 18,20. En réalité, il est plus probable que le poète ait simplement appelé Jésus l’auteur putatif du Livre du Siracide nommé Jésus Sidrac ou Jésus ben Sirach. Notre poète devait bien connaître le Livre du Siracide, car ce dernier fut au Moyen Âge un des ouvrages parémiologiques les plus importantes, et sur lequel travaillaient les élèves des écoles médiévales. 69 p. 163. Avec justesse, Marjolaine Raguin fait référence à Agen, à l’Agenois et aux « prédications anti-hérétiques s’y étaient déroulées sous l’autorité de l’abbé Arnaud Amaury de Cîteaux. Cette région est aussi le théâtre de violents affrontements avec les troupes de Simon de Montfort. L’abbé de Bewley, ambassadeur du roi d’Angleterre au concile, invite le pape à suivre l’exemple du roi Darius en faisant preuve de miséricorde envers le jeune Raimond ». Sur ce point, la bibliographie est à compléter par le livre de Claire Taylor, Heresy in medieval France : dualism in Aquitaine and the Agenais, 1000-1249, London-Woolbridge, Royal Historical Society-Boydell 2005, où l’on pourra puiser nombre d’informations sur l’intense campagne anti-hérétique qui frappa cette région. 70 p. 171. L’affirmation selon laquelle l’« inquisition et la création de l’université de Toulouse contribueront à diffuser des concepts théologiques et volontés politiques qui ne laisseront plus à la lyrique que le chant de la Vierge, et étoufferont peu à peu l’image de la femme désirable et la possibilité de la contestation politique qui constituent l’âme de la poésie des troubadours » force, sleon nous, un peu des concepts pourtant corrects. Nul ne peut nier l’impact historique, culturel et donc social de l’Inquisition. Mais affirmer qu’elle étouffa l’âme de la poésie des troubadours est peut-être excessif, et il faut distinguer la façon dont elle s’exerça selon les communautés d’oc et les lieux. Le langage créé par Guilhem IX sut s’adapter, par exemple, aux mutations sociales et politiques auxquelles on assista dans la première moitié du XIIIe siècle à Arles, Marseille ou Avignon, villes qui ne furent pourtant pas exemptes de l’action des inquisiteurs. Plutôt que dans l’Inquisition en tant qu’institution juridique et religieuse, il faut chercher l’origine de la fin de la poésie troubadouresque d’inspiration féodale dans l’évolution des conditions historiques, en particulier dans la fin des féodalismes méridionaux et dans l’affirmation, en Languedoc et en Aquitaine, de régimes monarchiques qui laissèrent très peu de place aux autonomies locales, tout comme dans les dispositions centralistes qui furent prises en Provence par Charles d’Anjou. Désormais il n’y avait plus de place pour cette extraordinaire culture née dans les larges espaces laissés par le mouvement post-grégorien. 71 p. 180-196. Pouvons-nous lire dans la figure du roi mutz de la CCA une sorte d’anticipation du seigneur faible et mal conseillé du roman de Flamenca ? Certes, la figure du roi capétien soumis, incapable de prendre des décisions, tire son origine des intérêts politiques du moment, mais il est bien singulier que, à si peu de distance l’un de l’autre, deux auteurs, anonymes mais doués de génie poétique, aient utilisé le même schéma. Sans imaginer qu’il s’agisse d’une seule et même personnalité, les sages

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considérations de Marjolaine Raguin trouvent une confirmation dans les pages de Lucia Lazzerini, « Une jalousie particulière : la ‘reina de Fransa’ dans le roman de Flamenca », Études de langue et de littérature médiévales offertes à Peter T. Ricketts à l’occasion de son 70e anniversaire, Turnhout, Brepols Publishers, 2005, vol. 1, p. 47–57, et Lucia Lazzerini, Silva Portentosa, Enigmi, intertestualità sommerse, significati occulti nella letteratura romanza dalle origini al Cinquecento, Modena, Mucchi editore, 2012, p. 445-500. 72 p. 187. Dans sa discussion autour des crises politiques qui furent source de brouilles parmi les dirigeant toulousain en 1228-1229, Marjolaine Raguin aurait pu se référer aux études de John Hines Mundy, Liberty and Political Power in Toulouse, 1050-1230, New York, 1954 ; Society and Government at Toulouse in the Age of the Cathars, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1997 ; Men and women at Toulouse in the age of the Cathars, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1990. 73 188 n. 244. Une très bonne description des événements relatifs à l’Astarac se lit dans la belle thèse de doctorat, encore inédite, de Nicolas Guinaudeau, Fortifications seigneuriales et Résidences aristocratiques gasconnes dans l’ancien comté d’Astarac entre le Xe et le XVIe siècle, thèse présentée et soutenue publiquement le 26 mai 2012 à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, p. 129-209. 74 p. 197-200. À juste titre, Marjolaine Raguin remarque que pour l’Anonyme l’hérésie est politique et non pas religieuse, et qu’elle touche aussi à l’économie. Si l’errors se combat par les taxes et les impôts, alors il y a un lien entre l’hétérodoxie et l’usure (cela est bien connu et souligné par l’auteur). Mais il faudrait aussi se demander si, et de quelle façon, la clé de lecture hérétique a été utilisée par des hommes de culture monastique pour décrire une réalité socio-historique à leurs yeux peu compréhensible. On a considéré à tort que l’errors était imputable à celles et ceux qui allaient changer l’économie urbaine toulousaine. On pourra réfléchir sur ce thème et sur les accusations d’usure rapportées contre les Toulousains à la lumière des thèses socio-économiques mises au point dans les livres de Giacomo Todeschini, I mercanti e il tempio : la società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologna, Il Mulino, 2002 ; Visibilmente crudeli. Malviventi, persone sospette e gente qualunque dal Medioevo all’età moderna, Bologna, Il Mulino, 2007 ; Come Giuda. La gente comune e i giochi dell’economia all’inizio dell’epoca moderna, Bologna, Il Mulino, 2011. 75 p. 239. Les vers 16-22 de la laisse 196 peuvent être rapprochés des prières insérées dans les chansons de geste. sur cette typologie textuelle, il aurait été utile de renvoyer au moins à Edmond-René Labande, « Le Credo épique. À propos des prières dans les chansons de geste », Recueil de travaux offert à M. Clovis Brunel, Paris, École des Chartes, 1955, p. 62–80 ; Jacques de Caluwé, « La prière épique dans la tradition manuscrite de la Chanson de Roland », La Prière au Moyen Âge. Littérature et civilisation, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 1981, p. 147–155 ; Costanzo Di Girolamo, « Longino che vide. Una riflessione sulle preghiere formulari e una nota per Arnaut Daniel », Romania 123, 2005, p. 385-405. 76 p. 246-268. Parmi les personnages favorables à la croisade, mais qui ne l’ont pas prêchée, il faut ajouter quelques fiches bibliographiques à celles (désormais vieilles et inutiles) citées par Marjolaine Raguin relatives à l’évêque de Pons, oncle de deux troubadours, et sur sa famille : Georges Musset, « Chartrier de Pons », Archives Historiques de la Saintonge et de l’Aunis 9 et 21, 1881 ; Prosper Boissonade, « L’Ascension, le déclin et la chute d’un grand état féodal du Centre-Ouest. Les Taillefer et les Lusignan comtes de la Marche et d’Angoulême et leurs relations avec les Capétiens et les

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Plantagenets (1137-1314) », Bulletins et Mémoires de la Société archéologique et Historique de la Charente 1935, p. 1-258, et 1943, p. 1-194 ; Robert Favreau, « Le comté d’Angoulême au début du XIIIe siècle », Isabelle d’Angoulême, comtesse-reine et son temps (1186-1246). Actes du colloque tenu à Lusignan du 8 au 10 novembre 1996, Poitiers, 1999, p. 9-15 ; Robert Hajdu, Castles, castellans and the structure of politics in Poitou, 1152- 1271, Princeton, 1978 ; Frédéric Boutoulle, Le duc et la société. Pouvoirs et groupes sociaux dans la Gascogne bordelaise au XIIe siècle (1075-1199), Bordeaux, Ausonius éditions, 2007 ; Gerardo Larghi, « Nuove ipotesi sui fratelli – trovatori Rainaut e Jaufre de Pons », en cour de publications dans les Actes du Xe Congrès International de l’AIEO (Béziers 12-19 juin 2011). 77 p. 366. Les citations du chansonnier de Peire Cardenal se font désormais à partir de l’édition complète de Sergio Vatteroni, Il trovatore Peire Cardenal, Modena, Mucchi editore, 2013. 78 p. 369. Le testament de Raimond VI fut dicté le 30 mai 1218 et non le 29 mai 1218, comme l’affirme Marjolaine Raguin qui suit Antoine Du Bourg, Histoire du grand prieuré de Toulouse et des diverses possessions de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem dans le sud-ouest de la France, Toulouse, Sistac-Boubée, 1883, p. 38. Cette année-là, en effet le 30 mai tombait un mercredi, comme nous le dit la charte25. 79 p. 369-370. L’auteur examine de près les v. 116-120 de la laisse 205, et y repère un blasphème qui va accélérer la mort de Simon de Montfort. Cette affirmation doit être nuancée, car les mots prononcés par Simon à l’occasion semblent faire référence à une demande d’être intégré à une societas religieuse, pratique courante de la part des nobles et moins nobles à l’approche de la mort ou lors de la rédaction du testament. Dans les mots de Simon, on perçoit le pressentiment de sa mort à laquelle il semble se préparer. 80 p. 430-431. On pourra rapprocher ce que dit Marjolaine Raguin à propos des rapports entre la CCA et les poèmes épico-historiques avec ce que nous savons des textes historiques en vers (pour la grande partie latins) sur les villes italiennes. Pour de bonnes présentations d’ensemble, voir Corrado Bologna, « Politica e poesia in volgare nell’Italia del Duecento », Storiografia e poesia nella cultura medioevale, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1999, p. 263-284 ; Paolo Garbini, Boncompagno da Signa. L’assedio di Ancona - Liber de obsidione Ancone, Roma, Viella, 1999, p. 31-48 ; Enrico Artifoni, « Boncompagno da Signa, i maestri di retorica e le città comunali nella prima metà del Duecento », Il pensiero e l’opera di Boncompagno da Signa, ed. Massimo Baldini, Signa, s.l., 2002, p. 23-36. 81 p. 439. Marjolaine Raguin note la disparition de l’appellatif Raimondet, remplacé par celui de jove coms puis par coms tout court. Cette habitude est bien connue des historiens qui la trouvent souvent dans les chartes. Elle s’explique par le rôle politique et familial qu’un jeune assumait lorsqu’il devenait chef de la famille, perdant la qualité de jeune pour devenir homme adulte. 82 p. 490-494. Sur Arnaut Audigier et sur sa famille, voir Simone Balossino, I podestà sulle sponde del Rodano. Arles e Avignone nei secoli XII e XIII, Roma, Viella, 2015, p. 73 et n., p. 82 et n., p. 241. 83 p. 503-504. On aurait pu ajouter une bibliographie historique au sujet de plusieurs personnages de cette longue liste. Tel est le cas, par exemple, pour : 84 - Adémar de Poitiers : Gérard Giordanengo, Féodalités et Droits savants dans le Midi médiéval, Aldershot, Variorum, 1992 ; Aimo Sakari, « Qui étaient la Comtesse de Die et son ‘amic’ ? », Estudis de linguistica i filologia oferts a Antoni M. Badia i Margarit, Barcelona,

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Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 1995, t. 1, p. 253-267 ; Pierre-Yves Laffont, « Le château du Mézenc, histoire et archéologie d’un site controversé », Les Cahiers du Mézenc 9, 1997, p. 27-36 ; Jacques Gourc, « Le retour d’Azemar », Le Rayonnement de la civilisation occitane à l’aube du nouveau millénaire. Actes du VIe congrès de l’Association Internationale d’Études Occitanes (Wien, 12-19 septembre 1999), ed. Georges Kremnitz, Barbara Czernilofski, Peter Cichon, Robert Tanzmeister, Wien, Edition Praesens, 2001, p. 405-410 ; Pierre-Yves Laffont, Atlas des châteaux du Vivarais Xe-XIIIe siècles, Lyon, Association lyonnaise pour la promotion de l’archéologie en Rhône-Alpes, 2004 ; « Une rocca des Xe-XIIe siècles en moyenne montagne. Premier bilan de cinq années d’enquête sur le château du Mézenc (Haute-Loire) », Châteaux du Moyen Age : de l’étude à la valorisation. Auvergne et autres exemples régionaux. Actes du colloque de castellologie du Puy- en-Velay, juin 2004, éd. Pierre-Yves Laffont, Martin de Fragon, Bernard Sanial, Le Puy-en- Velay, Société académique du Puy-en-Velay et de la Haute-Loire 2008, p. 57-80. 85 - Raimon de Montauban : Marie-Pierre Estienne, Châteaux, villages, terroirs en Baronnies Xe-XVe siècle, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2004.

86 - Dragonet de Montdragon : Martin Aurell, « Le monastère cistercien de Mollèges et la famille de Porcelet au XIIIe siècle », Provence Historique 33, 1983, p. 267-283 ; Michèle Bois, Le Sud du département de la Drôme entre le Xe et le XIIIe siècle. L’organisation du terroir, fortifications et structures d’habitat, thèse de doctorat, Université de Provence, 1992. 87 - Raimbaut de Lachau : Jules Roman, « Chartes de libertés ou de privilèges de la région des Alpes », Nouvelle Revue d’Histoire de Droit français et étranger 9, 1885, p. 450 ; Marie- Pierre Estienne, Les Réseaux castraux et l’évolution de l’architecture castrale dans les baronnies de Mevouillon et de Montauban de la fin du Xe siècle à 1317, thèse de doctorat, Université de Marseille-Aix en Provence, 1999 ; Gerardo Larghi, « Raimbaut de Beljoc tra poesia e politica », Cultura Neolatina 66, 2006, p. 213-310. 88 En conclusion Marjolaine Raguin nous présente un très beau volume, riche en suggestions, où l’on trouve, appliquée à l’examen d’un texte passionnant, une grille interprétative originale pour laquelle la philologue a recours à l’histoire, l’historiographie, la poétique, la rhétorique, la théologie, la psychologie, et bien sûr, la linguistique et la philologie occitanes et romanes.

NOTES

1. À propos du nombre de feuillets qui composent le ms., l’auteur suit l’indication de Martin-Chabot (voir ci-dessous), qui corrigea une erreur remontant à l’édition de Paul Meyer et que depuis lors on trouve dans nombre d’études. Parmi ces dernières, et bien que cette étude soit très remarquable à plusieurs points de vue, cf. Jean-Baptiste Camps, Les Manuscrits occitans à la Bibliothèque nationale, mémoire d'études pour le diplôme de conservateur des bibliothèques, sous la direction de Maxence Hermant, BnF, 2010, p. 24. Nous citerons la CCA à partir de l’édition d’Eugène Martin-Chabod, La Chanson de la croisade albigeoise, Paris, Les Belles Lettres, 3 t., 1931-1961.

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2. L’hypothèse avancée dans son article « L’autore della seconda parte della Canso de la Crotzada », Cultura Neolatina 63, 2003, p. 255-282. 3. CCA, laisse 213, v. 15-16. 4. Si bien que le Codi provençal, du moins c’est l’hypothèse sur laquelle s’accordent le plus des chercheurs, fut composé en 1149 à Saint-Gilles, probablement par le causidicus Radulfus qui fut l’un des chanceliers de Raimond V. Voir André Gouron, « L’Auteur du Codi », Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis / Revue d’Histoire du Droit / The Legal History Review 70, 2002, p. 1-20. 5. Sur ce point, voir désormais Francesco Zambon, « Guilhem Anelier de Tolosa. Ara farai, no·m puesc tener (BdT 204.1) », Lecturae Tropatorum 8, 2015, et, du même auteur, un article à paraître dans le prochain numéro de la revue Romance Philology. 6. Voir à ce sujet L’Anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge, dir. S. Douchet et V. Naudet, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, « Senefiance 63 », 2016, 282 p. 7. Par exemple P. S. Linden, « Alain de Roucy et la voix anonyme de La Chanson de la Croisade Albigeoise », French Forum 32, 2007, p. 1-18. 8. Julien Roquette, Augustin Villemagne, Bullaire de l'Église de Maguelone, t. 1 (1030-1216), t 2 (1216-1303), Montpellier, Valat, 1911-1914 , t. 1, n. 12, p. 42-44. 9. Voir l’édition de ce texte dans Patrologia Latina. Series latina, éd. Jean-Jacques Migne, Paris, 1844-1864, t. CCXV, col. 1166-1168 (LXIX). 10. Ibid. 11. Rouquette-Villemagne, Bullaire…, op. cit., t. 1, p. 310-312. 12. Conciliorum Oecumenicorum Decreta, ed. Giuseppe Alberigo, Giuseppe A. Dossetti, Pericle Joannou, Claudio Leonardi, Paolo Prodi, Bologna, Edizioni Dehoniane, 1991, p. 225. 13. Sacrorum Conciliorum nova et amplissima collectio, ed. Giovanni Domenico Mansi, Venetiis-Firenze, Antonio Zatta, t. LI, 1774, p. 674. 14. Patrologia Latina, op. cit., t. CCXVI, col. 151-152. 15. Ibid., t. CCXVI, col. 824. 16. Marco Meschini, Innocenzo III e il Negotium Pacis et Fidei in Linguadoca tra il 1198 e il 1215, Roma, Bardi editore, 2007, p. 499. 17. John Hines Mundy, « Charity and social work in Toulouse, 1110-1250 », Traditio 22, 1966, p. 203-287 ; The repression of Catharism at Toulouse. The royal diploma of 1279, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1985, p. 136-154 pour l’histoire de ce lignage. 18. Michel Roquebert, L’Épopée cathare, I, 1198-121. L’invasion, Toulouse, Privat, 1970, t. I/ 1, p. 145. 19. Henri Maisonneuve, Études sur les origines de l’Inquisition, Paris, Vrin, 1942, p. 186-193. 20. Ce couple se substitua au binôme post-carolingien formé par altare/ecclesia, où l’ecclesia consistait dans les revenus et les profits matériels que les laïcs pouvaient s’approprier, et où l’ altare, pour son caractère sacré lié aux fonctions et à l’Office divin, était réservé aux clercs. 21. Exemple qu’on trouve déjà chez Raban Maur, In Epist. Ad Galatas 4, 24 (Patrologia Latina, op. cit., t. CXII, col. 331). 22. CCA 189, v. 43-44, cité par Marjolaine Raguin à la p. 405, n. 121.

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23. Patrologia Latina, op. cit., t. CLXXXVIII, col. 1177D. 24. Voir Saverio Guida, Trovatori minori, Modena, Mucchi, 2002, p. 225-282, v. 5-14. 25. Laurent Macé, Catalogues raimondins (1112-1229). Actes des comtes de Toulouse, ducs de Narbonne et marquis de Provence, Toulouse, Archives Municipales de Toulouse, 2008, p. 320.

INDEX

Mots-clés : Albigeois, croisade, épopée, hérésie, idéologie, occitan, propagande, théologie Parole chiave : Albigesi, crociata, epopea, eresia, ideologia, occitano, propaganda, teologia Keywords : Albigensians, crusade, epic, heresy, ideology, Occitan, propaganda, theology nomsmotscles Alain de Roucy, Alexandre III, Bernart Raimond Baranhon, Bernard de Montaut, Bertrand de Saint-Jean et Paul, Bertrand de Taïx, comte de Bruniquel, comte de Foix, Goffredo da Trani, Gui de Cavaillon, Gui Cap-de-Porc, Guillaume IX, Guillaume de Tudèle, Guilhem Anelier de Toulouse, Innocent III, Jaufre de Poitiers, Montazin de Galard, Pierre II d’Aragon, Pierre Barravi, Pierre de Castelnau, Raimond VI, Raimond VII, Raimon Ademar, Raimond de Rabastens Thèmes : Canso d’Antioca, Cantique des Cantiques, Chanson de la Croisade albigeoise, Poème de la guerre de Navarre

AUTEURS

GERARDO LARGHI

Docteur en langue et littérature occitanes - università degli Studi di Messina

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Madeleine Tyssens, Le Chansonnier français U, publié d’après le manuscrit Paris, BNF, fr. 20050 (tome 1) Paris, Société des Anciens Textes Français, 2015

Marie-Geneviève Grossel

RÉFÉRENCE

Madeleine Tyssens, Le Chansonnier français U, publié d’après le manuscrit Paris, BNF, fr. 20050 (tome 1), Paris, Société des Anciens Textes Français, 2015, 405 p.

1 Le livre que Madeleine Tyssens consacre au chansonnier U, le fameux « manuscrit de Saint-Germain-des-Prés », constitue une suite très étoffée de l’étude qu’elle avait menée dans son « Intavulare », tables des chansonniers romans, II chansonniers français, n° 5. U (Paris, BNF, fr. 20050), Université de Liège, Bibliothèque de la faculté de Philosophie et Lettres, « Documenta et Instrumenta », 2007. Description et analyse sont ici poussées beaucoup plus loin et, surtout, s’y ajoute l’édition de ce qui constitue « le premier recueil » du chansonnier, soit une « édition interprétative » des 180 premières chansons du recueil.

2 L’intérêt porté au manuscrit de Saint-Germain-des-Prés est ancien : en 1892, Paul Meyer et Guy Raynaud avaient donné à la SATF une édition diplomatique du chansonnier U qui représente très probablement le plus ancien de ceux que nous ayons conservés. En outre, si les pièces que renferme ce chansonnier ont été ici ou là éditées au cours du siècle passé, il reste encore beaucoup de questions posées par les recueils lyriques, en ce qui concerne leurs rapports réciproques, leurs choix particuliers, leur collation des textes, les traits caractéristiques des ateliers ou des copistes successifs – toutes questions qui concernent aussi bien le texte poétique que ses mélodies. 3 Le manuscrit Bibliothèque nationale de France, français 20050 est d’assez médiocre apparence : de petite taille, écrit sur un mauvais parchemin, d’une structure peu

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évidente, il avait été qualifié au XIXe siècle de « manuscrit de jongleur », corrigé au gré de ses divers possesseurs. Le chansonnier, en fait, présente une indéniable unité, que souligne son étroite parenté avec le chansonnier 389 de la Burgerbibliothek de Berne (le ms. C). L’histoire du chansonnier U ne nous est pas connue avant 1732 où il fut légué à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. 4 Le manuscrit, aujourd’hui incomplet, se compose de 24 cahiers qui comprennent trois sections principales : la première (cahiers II-XII) est de copie généralement soignée, d’une seule main (ici nommée U1), qui fait peu de fautes et les corrige pour la plupart ; des espaces pour les portées sont systématiquement ménagés. La musique, lorsqu’elle a été recopiée, utilise des neumes dits messins, mais les portées qui sont restées vides (par exemple au cahier V) semblent indiquer que certains des modèles recopiés étaient privés de mélodies. Il est intéressant de noter que le cahier XII regroupe des chansons de troubadours, transcrites avec leur musique. Succèdent à cet ensemble deux feuillets écrits par trois mains, qui constituent le cahier XIII, incomplet. 5 La seconde unité (cahiers XIV et XV) a été copiée par une autre main (U2), tout aussi attentive et soigneuse, mais les textes sont dénués de musique, et même de portées. 6 La troisième unité est plus complexe. Un copiste (U3) en a réalisé la plus grande partie, il n’y a pas de musique, parfois un espace, réservé pour transcrire la mélodie, n’a pas été doté de portées. Des mains diverses (peut-être jusqu’à neuf) sont intervenues, aussi bien dans les endroits où un seul scribe avait travaillé que dans les feuillets hétéroclites, situés en particulier à la fin du volume, assez disparate. Les additions au recueil se discernent clairement, localisées en trois endroits du ms., à chaque fois marquées par la présence d’une main bien distincte (U4), qui a, en outre, révisé la totalité du chansonnier ; ce dernier copiste et U3 sont contemporains, ce que montre la Table sur laquelle s’ouvre le volume. 7 La Table elle-même est incomplète, il lui manque probablement trois feuillets ; elle est également le fruit d’un travail collectif : outre un copiste T qui se manifeste surtout dans la partie trois (sur ce qui nous reste de la Table), les copistes U3 et U4 et quelques autres ont inséré des incipit oubliés. La présence des mains U3 et U4 dans les sections bien homogènes recopiées par U1 et U2 montre qu’à un certain moment, le manuscrit avec ses 24 cahiers a été conçu comme un unique projet, qui se trouvait dans un même atelier de copie. En revanche, les savants qui se sont penchés sur le chansonnier divergent lorsqu’il s’agit de déterminer en combien de temps le recueil définitif s’est constitué : U1 et U2 sont-ils contemporains des autres copistes, principalement U3 et U4, ou bien une équipe qui comprenait ces deux derniers scribes a-t-elle récupéré un ensemble déjà réalisé, afin de le compléter ? 8 Cette question a une grande importance pour la datation de certains trouvères, dont la biographie demeure incertaine. Dans la section trois, les trouvères Gillebert de Berneville ou Jehan de Louvois, Jacques de Cysoing ou Adam de la Halle appartiennent sans conteste au troisième tiers du XIIIe siècle et sont donc tardifs. Une chanson historique traite de la prise de Namur (en 1268). Les copistes U3 et U4 appartiennent ainsi à un même créneau chronologique. 9 La première partie du chansonnier U (les mains U1 et U2) donne un répertoire de trouvères plus anciens, de la fin du XIIe siècle (Chrétien de Troyes, Conon de Béthune..) et du début du XIIIe siècle (le Châtelain de Couci, Gace Brulé, Blondel de Nesles....), mais on y trouve Colin Muset, que l’on s’accorde à estimer contemporain de Thibaut de

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Champagne († 1253). Pour d’autres trouvères, la datation est très discutée, ainsi de Robert la Chèvre qui, situé au début du XIIIe siècle, serait « l’inventeur » de la sotte chanson, mais que d’autres indices postulent contemporain du Puy arrageois ; ou Chardon de Reims, que l’on considère traditionnellement comme un familier de la cour du Roi Thibaut de Navarre, avec lequel il se serait croisé en 1239, mais qui pourrait, en fait, avoir été contemporain des luttes messines, nettement antérieures ; ou encore Gautier d’Epinal, dont les dates varient tout autant que l’identification. Madeleine Tyssens évoque ici l’ample travail du musicologue Robert Lug qui « vieillit » considérablement le chansonnier U, lequel reposerait sur un prototype des environs de 1223 et remonterait à la date haute de 1231, largement avant les dates qui lui sont habituellement attribuées (1240/1268, terminus post quem). Dans le cas d’un chansonnier ancien, les mains U1 et U2 seraient peu éloignées de celles des copistes U3 et U4 et cela confèrerait à la conception du manuscrit une unité nouvelle. 10 La question n’est nullement tranchée. Robert Lug qui poursuit et approfondit ses travaux sur le chansonnier U compte apporter de nouvelles preuves à ses hypothèses qui paraissent fort intéressantes aux philologues, mais rencontrent le septicisme d’un certain nombre d’historiens. 11 Le manuscrit U présente bien un ensemble assez disparate, puisque la section U1 et la section U3 avaient prévu de copier chansons et mélodies ; ce projet fut réalisé en section U1 (sur 177 chansons, seules 64 sont sans musique) ; la section U3 réserve la place des portées, mais le fait qu’elles soient restées vides laisse supposer que cette partie du manuscrit n’a pas été achevée. En revanche, la partie U2 a été conçue dès sa copie comme dénuée de toute musique. Il est difficile de déterminer les raisons de ces divergences. 12 Enfin, la scripta des copistes est assez nettement lorraine, et cela davantage pour U3 et U4 que pour les deux premiers copistes. 13 Dans la parenté qui unit les différents chansonniers, nul ne mettra plus en doute, depuis les études de Schwan, que les manuscrits U et C, très proches, descendent d’un même ancêtre, le savant philologue l’avait appelé υ. La classification des chansonniers qui nous sont parvenus en trois grandes familles reste celle de Schwan – soit s I, les manuscrits AMRTZa et les fragments DEG 2, ainsi que les sous groupes Mt, Aa Z ; sII , les manuscrits KNOPVX et les sous groupes BLR3S ; le msmanuscrit U appartient à la troisième famille, sIII, soit les manuscrits CUI et quelques chansons des manuscrits F et G1. Dans l’étude menée ici par Madeleine Tyssens sont pris en compte des manuscritsque Schwan ne connaissait pas, tel Za (Zagreb Univ. Bibl. Agram). 14 Les copistes du manuscrit U ont utilisé les trois familles, ils ont parfois opéré des combinaisons entre plusieurs versions des chansons qui leur parvenaient de sources divergentes Sur les 180 pièces examinées dans ce premier volume consacré au manuscrit de Saint-Germain-des-Pré, 86 ont emprunté aux familles s I et s II ; 94 proviennent directement de la famille sIII : U seul en possède 47 ; UC : 41 ; UCI : 3 ; UH : 1 ; UCHZa : 1 ; UHZa : 1. Madeleine Tyssens opère un relevé systématique sur ces textes, notamment avec l’examen du manuscrit G (London, Lambeth Palace, Misc. Rolls 1435) pour les chansons 74 et 105, et celui du manuscrit F (London, British Library, Egerton, ms. 274) pour les pièces contenues dans la section U1 (les n° 1, 75, 63, 11). Trois pièces ne figurent que dans les manuscrits UCI (n° 19, 45, 65), une seule dans les manuscrits UCH (n° 139). Quatorze pièces du manuscrit Za se retrouvent dans le manuscrit U dont 9 dans U1. Grâce aux relevés comparatifs opérés sur ces pièces, l’éditrice peut démontrer

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que le manuscrit H (Modena Bibl. Estense, R 4, 4) et le manuscrit Za sont nettement apparentés : ils relèvent d’un intermédiaire ζ qui vient compléter le stemma établi jadis par Schwan ; le manuscrit H appartient sans conteste à la famille sIII, mais il remonte à un modèle plus ancien que UC, il en va de même pour le manuscrit Za. Les témoins H et Za donnent pour certaines pièces (comme les n° 13 ou 100) un texte dont la valeur est supérieure à celle de UI ou UC. Pour les chansons recopiées par UC, il arrive également que leur texte remonte à une tradition de meilleure qualité, notamment ces deux manuscrits peuvent avoir conservé des strophes absentes des familles sI et sII ou encore des envois. 15 L’édition des 180 chansons, qui suit ces analyses, met minutieusement en lumière les traits généraux établis dans les préliminaires introductifs. 16 Nous avons donc ici un livre de haute valeur scientifique. Assurément tous les chansonniers méritent qu’on leur consacre ces précieuses et savantes analyses.

INDEX

nomsmotscles Adam de la Halle, Blondel de Nesles, Chardon de Reims, Châtelain de Couci, Chrétien de Troyes, Colin Muset, Conon de Béthune, Gace Brulé, Gautier d'Epinal, Gillebert de Berneville, Jacques de Cysoing, Jehan de Louvois, Robert la Chèvre, Thibaut de Navarre Mots-clés : chansonnier, trouvères Keywords : songbook, trouvères Parole chiave : canzoniere, trovieri

AUTEURS

MARIE-GENEVIÈVE GROSSEL

Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis – CALHISTE, EA 4343

Perspectives médiévales, 37 | 2016 357

Karin Ueltschi, Petite histoire de la langue française. Le chagrin du cancre Paris, Imago, 2015

Maria Colombo Timelli

RÉFÉRENCE

Karin Ueltschi, Petite histoire de la langue française. Le chagrin du cancre, Paris, Imago, 2015, 270 p.

1 Cette Petite histoire de la langue française est l’œuvre d’une médiéviste qui, revenue à sa formation de linguiste, veut partager avec ses lecteurs la passion pour une langue dont l’histoire pourrait se lire – c’est au moins la vision de Karin Ueltschi – comme une longue suite d’oppositions : son émergence du latin vulgaire (Chapitre I, Premières collisions) présuppose une évolution basée sur la conscience d’une différence ; ses Balbutiements (Chapitre II), à savoir ses premiers témoignages écrits, seraient le reflet de la mise en place de deux « camps » (le mot se lit p. 38) : univers des lettrés maniant le latin, établis principalement dans les monastères, vs monde des jongleurs, des laïcs, des villes ; les dialectes de l’ancien français seraient d’autre part à l’origine de « querelles » profondes (p. 58) dont le francien est enfin sorti vainqueur. Et encore : opposition vers-prose lorsque le français se met « en quête » d’une forme d’expression non seulement littéraire (Chapitre III) ; puis Platon contre Aristote, arts libéraux contre arts mécaniques, querelle du Roman de la Rose… Au risque de paraître fastidieux, signalons encore : « la bataille des accents » dans le chapitre IV, intitulé La Génération ‘Erasmus’, l’opposition Français écrit, français parlé (titre du chapitre V, consacré aux querelles du XVIIe siècle), les « collisions » (p. 151) des XVIIIe et XIXe siècles, période qui voit la naissance de la figure tutélaire de ce livre, ce « cancre » victime de la mise en place de l’orthographe française (chapitre VI). On en arrive ainsi aux Modes contemporaines (Chapitre VII) et aux « crises » qui caractérisent notre temps.

2 Si l’on essaie de ramener la Petite histoire de Karin Ueltschi aux catégories traditionnelles – l’auteure nous pardonnera de nous y rapporter – on reconnaîtra que

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ce livre se veut en même temps une histoire externe du français, qui parcourt les étapes principales de sa diffusion, d’abord en France, puis à l’étranger (de Brunetto Latini à la francophonie d’aujourd’hui), et une histoire interne, attentive à signaler les moments essentiels de son évolution, graphique et lexicale surtout, mais non exclusivement ; des textes sont aussi cités à l’appui, dans le but d’offrir quelques échantillons de la langue d’autrefois dont des traces si nombreuses et si profondes subsistent en français moderne. 3 Œuvre d’une médiéviste passionnée, disions-nous, qui consacre consciemment la plupart de ses pages à ce Moyen Âge qui lui est cher, un Moyen Âge surtout qui seul permet de comprendre tant d’aspects de la langue d’aujourd’hui. Une lecture de la diachronie comme une lutte continuelle entre deux pôles opposés, sans être entièrement dépourvue de bases, risque parfois de schématiser un peu les questions, mais l’engagement de Karin Ueltschi en défense des disciplines historiques, l’histoire de la langue au premier chef, et les qualités même de son expression, sa langue luxuriante et imagée, riche en métaphores filées, seront certainement à même d’entraîner et de fasciner ses lecteurs, et en particulier le lecteur curieux non spécialiste, qui se laissera volontiers entraîner tout au long d’un parcours où Rabelais et l’abondance inégalée de sa langue sont si souvent proposés comme guide.

INDEX

Mots-clés : histoire du français Keywords : history of French Parole chiave : storia della lingua francese

AUTEURS

MARIA COLOMBO TIMELLI

Université Paris IV- sorbonne

Perspectives médiévales, 37 | 2016 359

Friedrich Wolfzettel, La Poésie lyrique du Moyen Âge au Nord de la France (en annexe : France et Italie). Études choisies Paris, Honoré Champion, 2015

Marie-Geneviève Grossel

RÉFÉRENCE

Friedrich Wolfzettel, La Poésie lyrique du Moyen Âge au Nord de la France (en annexe : France et Italie). Études choisies, Paris, Honoré Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » 113, 2015, 362 p.

1 Le beau livre que le Professeur Friedrich Wolfzettel consacre à La Poésie lyrique du Moyen Âge au Nord de la France réunit vingt de ses études, publiées de 1980 à 2011. Ainsi, il retrace le cheminement exemplaire d’une recherche qui justifia ce que l’auteur définit comme une fascination. Ces quelque trente années ont compté dans le progrès qu’enregistrèrent les études sur ce champ particulier de la littérature médiévale : être élève d’Erich Köhler et découvrir l’art des trouvères à travers les thèses de Robert Guiette, Roger Dragonetti, puis Pau Zumthor, ne pouvaient que susciter à la fois de « l’admiration », fût-ce celle du « jeune néophyte », et une certaine « méfiance » à propos de « l’uniformité formelle », présentée comme la clef susceptible de nous faire comprendre un art dont la difficulté expliquait le petit nombre de travaux qui lui avaient été consacrés. S’ajoutait à cela, comme le note l’auteur, les préjugés, venus du lointain Romantisme, mais toujours vivaces, sur la précellence des troubadours, peu propices à susciter l’intérêt pour leurs épigones du Nord.

2 Comme le Livre, cher à l’imaginaire du Moyen Âge tardif, le volume d’études ici présentées tient du recueil. Ce n’est pas la succession des publications de l’auteur qui

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en a dirigé la composition très réfléchie, mais un ordre fondé sur la chronologie historique et qui y puise sa signification : nous partons des « trouvères classiques », autour de la fin XIIe siècle-1230, puis nous passons à la seconde moitié du XIIIe siècle, autour de cinq grands poètes. Cette première partie se clôt sur deux études génériques – pastourelles et domaine religeux – avant, comme finale de ce chapitre, une huitième étude sur l’apparition de la ville, qui est décor dans le texte, mais qui est surtout le champ social nouveau auquel destiner le poème. 3 À ces 137 pages succèdent 150 pages, réunies sous le titre de la Seconde Rhétorique, ces neuf études s’offrent au lecteur comme un chiasme de la première partie : trois se consacrent à une thématique, l’abondance rhétorique, le poème-cadeau, l’appréhension de la réalité dans le texte poétique ; puis six autres, à un poète, Machaut, Christine de Pizan (deux fois), Charles d’Orléans (trois fois). 4 Enfin une dernière partie, sous le titre d’Annexe, France et Italie, présente en 60 pages trois études, sur la question de la conscience historique dans la lyrique, l’École Sicilienne, enfin la prééminence de la lumière dans ces poèmes. Le décalage chronologique entre les deux pays fait que la poésie italienne se charge plus tôt des prémices de l’art moderne, sans que soit oublié l’héritage, qui a permis les transformations. 5 L’ordre du recueil est donc significatif, la seconde partie, à laquelle s’ajoute l’Annexe, pesant plus lourd que la première, tandis que tout un réseau de correspondances tisse ses fils entre les diverses études, la ville, le problème de la subjectivité, le rôle du poète, le public et ses évolutions. Le propos tient alors d’une recherche sur la nature de la poésie et sur sa progression dans l’Histoire dont l’influence ne saurait se nier. L’Annexe, enfin, où la sobriété du style ne dissimule pas l’admiration, souligne combien ce recueil d’Études est aussi l’expression d’une personnalité de chercheur, avec toutes ses convictions. 6 Qu’un trouvère puisse posséder son individualité poétique, voilà qui ressort bien des cas étudiés. Conon de Béthune est lu sous l’angle de son inspiration sarcastique et mordante, son œuvre est rapprochée des sirventés, ce que ses échanges avec les troubadours ne font que corroborer. Poète aux structures formelles insolites, Conon appartient à la strate la plus ancienne de la lyrique d’oïl, encore tout imprégnée de l’exemple troubadouresque. D’autres travaux ont souligné que la personnalité poétique de Conon se retrouvait dans sa carrière politique, certains ont poussé l’hypothèse jusqu’à dire que la minceur de l’œuvre qui nous est parvenue s’explique par le choix sélectif de chansons typiques, car ses contemporains eux-mêmes auraient eu une « certaine idée » du personnage. On le voit, Conon ne cesse pas de nous interroger. 7 La thématique du souvenir étudiée chez Thibaut de Champagne et Gace Brulé, son maître, s’attache à cerner la question complexe de cette subjectivité que l’on dit née au XIIIe siècle. L’auteur souligne l’ambiguïté fondamentale du traitement de la mémoire chez Thibaut. Sans doute est-ce aussi que les motifs du Grand Chant et la sémantique n’arrivent pas à coïncider parfaitement dans notre esprit moderne, tant il paraît difficile de détacher la vérité poétique de la réalité vécue, quand bien même l’on sait que « l’essence » de l’amour et sa « réalité » ne sont pas des objets identiques au regard de la poésie. On peine à communier, comme le fit l’auditoire des trouvères, avec l’« idéalisme masochiste » d’un « univers clos », que métaphorise la prison, avec un art dont la « temporalité factice » répond à son « statisme spatial ». Cette construction « factice » relève bien du pur jeu d’écriture qu’analysait Robert Guiette. Thibaut en

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marque « l’apogée, non le dépassement », tandis que, chez Gace « représentant tant soit peu archaïsant » de la lyrique, résonne encore l’écho affaibli de la lyrique d’oc « autrement vivante ». Il s’avère difficile d’employer des termes exempts de toute connotation péjorative en ce qui concerne les trouvères « classiques ». 8 La sympathie est plus aisée avec la très forte personnalité poétique de Richart de Fournival, qui fut un brillant esprit et un poète spirituel. Son persiflage et ses sourires entendus éclairent parfaitement le jeu ironique qu’il mène avec la fine amour, à laquelle il ne croit guère, et l’art du chant qu’il pratique en musicien averti, tout en confessant qu’il ne faut surtout pas en faire « l’instrument de ses pensées secrètes ». Richart est vraiment un clerc. Adam de la Halle, de son côté, que la quatrième étude nous montre partagé entre la Cour, un milieu où il avait toute sa place, et la ville d’Arras, à la fois chérie et vilipendée, est déjà indubitablement un poète d’une autre époque. Son extraordinaire talent, musical comme poétique, justifie le terme de maistre qu’il revendique. Les fines analyses de ses vers nous le montrent ici comme un homme des deux rives qui ne se résout pas vraiment au choix. Rutebeuf, qui succède à Adam dans les analyses, est au centre de l’épineuse question de la lyrique comme chant ou comme dit. Ce ne sont ni les formes strophiques ni la thématique, par exemple didactique, qui permettent de poser des frontières. Parmi les poésies de Rutebeuf, combien ont été chantées ? Le Grand Chant impliquait le public raffiné et étroit des cercles courtois. Cette ars poética, déniée au vulgus profanum, ne peut survivre dans la ville au public pluriel et anonyme – sinon comme chanson des rues ? – propose le Professeur Wolfzettel. Cette analyse, riche et profonde, nous rappellerait au besoin qu’on ne peut juger sur les mêmes critères les trouvères classiques et les poètes citadins comme Rutebeuf. 9 La relecture sous l’angle « folklorique » de la pastourelle, où bergers et bergères sont des « médiateurs entre nature et culture » souligne la différence avec les pastourelles occitanes ; l’aspect moqueur de ce registre, visitant plaisamment le domaine élementaire et orgiaque des amours printanières, les très intéressants parallélismes avec l’aube et surtout la reverdie, ancrent l’étude dans le regain d’intérêt qui entoure actuellement ce registre. 10 On est content de lire l’étude suivante sur la chanson religieuse, quasi toujours présentée comme calque plat et parasite du Chant profane. Selon le modèle cistercien qui voyait dans l’amour humain ce qu’il faut dépasser, mais qui n’en reste pas moins pré-figure, on se trouve devant ce qui est avant tout une poésie de conversion. La chanson dévote tient une place trop importante dans les Chansonniers (notamment le Burgerbibliothek, 389 de Berne) pour être traitée en quantité négligeable. On notera l’affirmation que, non moins que la chanson des rues adressée au vaste public des villes, la chanson religieuse, « méditative », fait éclater le cadre étroit de la cour. Cette idée récurrente nous guide dans la démarche que la première partie du livre déroule pour le lecteur. Une notation sur les Béguines rappelle, à très juste titre, que cette lyrique fut souvent de voix féminine. 11 Dans sa seconde partie, qui nous mène de Machaut aux grands Rhétoriqueurs, c’est « l’aspect d’originalité » du Moyen Âge tardif français qui est d’abord mis en avant : « le poète se conçoit pour la première fois comme un auteur au sens moderne » (p. 145). Ici, c’est la notion de subjectivité qui sera le fil conducteur. Mais c’est aussi l’étude de l’époque où la poésie, « musique naturelle », se sépare du chant, un fait essentiel. La fierté du poète artisan des mots se substitue à la valeur et au priz du trouveur, qui

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unissait le texte à la mélodie. Le but étant la persuasion du lecteur, non plus de l’auditeur, le poète s’appuie volontiers sur le socle solide que créent les formes fixes, quand bien même coexiste la démesure caractéristique des Rhétoriqueurs. Le troisième point nouveau et remarquable que souligne l’auteur et qui se retrouve tout au long de ses études sur le Moyen Âge tardif, est le rôle de plus en plus prépondérant accordé au domaine visuel, ainsi chez Machaut et Froissart ; cela conduit même à évoquer une « esthétique du joli » – aux deux sens médiévaux de l’adjectif. Cette joliesse trouve à s’affirmer dans le livre, objet précieux par excellence, trésor subjectif, qu’on offre comme cadeau à l’Aimée, en substitut de soi même. 12 Cette prise de conscience du moi subjectif est ce qui conduira l’acte poétique aux temps modernes. Elle est ici nettement reliée au nominalisme, au triomphe de l’aristotélisme. Un peu à la façon d’Adam le Bossu, Machaut représente le poète de la pure tradition courtoise, en même temps que l’ouverture à la « curiosité toute moderne », nourrie par l’expérience personnelle et la réalité. Pour Eustache Deschamp, le monde deviendra le propos : « le dehors vu et regardé par un moi concret ». Pourtant, note l’auteur, le sort réservé à Machaut, généralement apprécié comme musicien plus que comme poète, ne rend pas justice à la haute valeur de sa rhétorique qui le grandissait à ses yeux jusqu’à la maîtrise du créateur : pour lui, c’étaient encore la poésie et la musique, « services divins », qui assimilent le poète aux Bienheureux. 13 Si Machaut est le « célébrant de la totalisation », Christine de Pizan use de toute la puissance des moyens rhétoriques pour mettre en scène un moi stylisé. Marquée par l’ambiguïté, son écriture sert à la fois à « divertir » le lecteur et à « masquer » la « conscience de sa subjectivité ». L’échec retracé du sentiment devient celui du code et du langage courtois auxquels s’oppose le moi féminin, corps et cœur, qu’elle propose en exemple. 14 Chez Charles d’Orléans, le monde entoure et informe la poésie, avec toute sa force concrète. L’espace où s’enferme le poète, la chambre du cœur, est close à l’Autre, close au dehors, effrayant et attirant tout à la fois, que parcourent les souffles menaçants, où s’agitent les eaux violentes. Au creux du for intime, rempli de meubles et de souvenirs, on peut se faire une demeure douillette et s’attarder à son écritoire pour composer le Livre, journal exact des secrets de l’âme. Dans ces études consacrées au Prince Poète, où la sensibilité à la beauté des poèmes examinés vibre de façon contagieuse, l’écriture du Professeur Wolzettel devient magnifique. On se laisse séduire par les analyses portant sur le Livre de Pensée quand il nous est découvert tel « non seulement un trésor de sagesse et un trésor de souvenance », mais aussi tel « un moyen de réflexion du moi et de l’écriture » (p. 273). 15 Ayant établi la progression – ou le progrès – de cette poétique, l’Annexe peut emprunter les routes italiennes pour « prendre du champ » et mieux définir, dans ces quatre siècles, la dialectique entre nouveauté et tradition, non pas entre kainos et neos, mais sous l’accent, déjà présent chez les troubadours, de la « Neuartigkeit des Kuntswerks », comme l’appelait le Professeur Mölk. Longtemps retenu par la force de la tradition ou honteux de sa propre nouveauté au point de la refouler, le « progressisme » ne trouve enfin à s’épanouir que dans le stilnovisme italien (p. 306). La cour sicilienne de l’empereur Frédéric dut peut-être à l’existence d’un « programme culturel » la « récupération élistique » de sa poésie ; mais c’est surtout par leur mainmise sur tous les moyens stylistiques – symboles, métaphores, allégories – afin de faire entrer dans le poème quantité d’images prises dans l’épaisseur concrète du réel, que les poètes

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siciliens ont pu triompher de l’abstraction jusqu’alors dominante. Cette tendance trouve son éclatante confirmation dans les images flamboyantes de la lumière, du feu et de sa chaleur, que peut incarner la « femme-lumière » dans une poésie devenue « intrument de lumière » 16 Ce ne sont là que quelques notations, glanées au fil de la lecture d’un livre de grande richesse et à la subtilité fort personnelle. On saura gré au Professeur Wolfzettel de nous avoir ainsi ouvert sa librairie pour nous conduire parmi les découvertes renouvelées du domaine lyrique.

INDEX

Parole chiave : canto, canzone religiosa, città, coscienza storica, lirica, luce, memoria, pastorella, poesia, poesia religiosa, realtà, retorica, retorica del 1400, ricordo, Scuola Siciliana, soggettività, trovieri Mots-clés : chant, chanson religieuse, conscience historique, École Sicilienne, grands rhétoriqueurs, poésie, lumière, lyrique, mémoire, pastourelle, poésie religieuse, réalité, rhétorique, souvenir, subjectivité, trouvères, ville Thèmes : Livre de Pensée nomsmotscles Adam de la Halle, Charles d'Orléans, Christine de Pizan, Conon de Béthune, Eustache Deschamp, Gace Brulé, Guillaume de Machaut, Jean Froissart, Richard de Fournival, Rutebeuf, Thibaut de Champagne Keywords : 15th century rhetorics, chant, city, historical consciouness, light, lyric, memory, pastourelle, poetry, reality, religious poetry, religious song, rhetorics, subjectivity, Sicilian School, song, trouvères

AUTEURS

MARIE-GENEVIÈVE GROSSEL

Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis – CALHISTE, EA 4343

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État de la recherche

Comptes rendus

Éditions & traductions

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Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose

Fabienne Pomel

RÉFÉRENCE

Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, éd. Andrea Valentini, Paris, Classiques Garnier, « Textes Littéraires du Moyen Âge » 29, 2014, 382 p.

1 Le débat autour du Roman de la Rose constitue l’un des premiers débats littéraires sur une œuvre de langue française, et un document d’un grand intérêt pour la réception d’un des best-sellers médiévaux, hautement ambigu et contenant en lui-même un potentiel polémique par son statut bicéphale, le jeu de la continuation et la dimension dialogique mise en œuvre par Jean de Meun. On ne peut que se réjouir qu’après l’édition d’E. Hicks, traduite par V. Greene aux éditions Champion (outre des éditions partielles et deux traductions anglaises), un nouvel outil contribue à sa diffusion.

2 Cet ouvrage, qui reconnaît sa dette envers ses prédécesseurs, s’en démarque aussi : il se propose de donner à lire la dernière version du débat offerte par Christine de Pizan, conservée dans le fameux manuscrit de la Reine Harley 4431 qui contient les épîtres de l’auteure et quelques lettres brèves de Gontier Col, et non pas « un ‘Débat’ qui a pu être reconstitué mais qui n’a jamais existé en tant que tel dans les manuscrits » (p. 9). Il offre néanmoins aussi en appendice les autres pièces du noyau originel du Débat (épître dédicatoire à Guillaume de Tignonville, épître remaniée de Christine à Jean de Montreuil, traité de Gerson contre le Roman de la Rose et épître de Pierre Col à Christine). L’édition s’appuie ainsi sur le témoin le plus récent du Livre de Cristine, élaboré entre 1399 et 1402, et non pas sur le manuscrit Bibliothèque nationale de France, fr. 12779 considéré par E. Hicks comme le plus ancien et utilisé comme manuscrit de base. La nouvelle édition se distingue donc de la perspective « lachmanienne modérée » (p. 19) antérieure pour privilégier le caractère original des

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témoins retenus. Les dix témoins sont répertoriés et décrits soigneusement, en distinguant les manuscrits non originaux et les copies de présentation, supervisées par l’auteure. Un nouveau stemma codicum, qui reprend en simplifiant et en modifiant légèrement celui d’E. Hicks, est proposé. 3 Le travail d’A. Valentini est remarquable par sa rigueur et sa clarté : les choix d’édition opérés sont toujours explicités (critères de transcription, présentation des variantes, choix des mots du glossaire), les codes de présentation clairement annoncés (non emploi du tréma, usage des accents et de l’italique, modernisations graphiques, ponctuation, etc.), les termes employés soigneusement définis et l’apparat critique pensé pour une manipulation optimisée. Ainsi, la chronologie des pièces et la correspondance des numérotations avec l’édition d’E. Hicks ou celle des vers dans les différentes éditions du Roman de la Rose sont bienvenues, tout comme la riche bibliographie, les index des personnages historiques et des auteurs, des personnifications, personnages et divinités, des noms géographiques et de population, ou encore des œuvres. L’introduction propose en outre une étude linguistique consistante, que les notes au texte et le glossaire viennent compléter, et une lecture nourrie des Epistres. 4 Le parti-pris d’édition permet d’étudier la langue de Christine comme exemple du caractère mouvant du français à l’aube du XVe siècle et on peut saluer l’apport de ce travail à cet égard : A.V. observe la modernité des graphies et une relative stabilité de la graphie des mots plus que des phonèmes, dans une période où il n’y a pas de réflexion orthographique mais plutôt, observe-t-il, un « inconscient linguistique » individuel. Il relève peu de traces de la déclinaison bi-casuelle, l’utilisation assez fréquente d’adjectifs épicènes, le maintien d’enclise comme ou et es, ou encore l’emploi persistant des démonstratifs en -l comme pronom ou déterminant. Pronoms personnels, relatifs, indéfinis, formes verbales sont également étudiés, ainsi que la syntaxe du syntagme et de la phrase : pas de régularité dans la construction du complément de nom (avec ou sans préposition de), accords, subordination ou ruptures de construction, persistance du subjonctif dans les phrases hypothétiques, schémas de phrases, etc. A.V souligne que la langue de Christine est un bon échantillon de la langue écrite de Paris à cette période, et rejette l’idée d’un emploi spécifique et féminin. 5 L’étude du débat retrace le déroulement des échanges qui ne constituent pas un texte homogène : le débat est essentiellement une œuvre littéraire de Christine, observe A.V : elle n’a retenu que de brèves lettres de Gontier Col en regard de ses interventions, à titre de faire-valoir. A.V souligne qu’on est passé d’un jeu intellectuel semi-privé à une affaire publique engageant la morale, dans laquelle Gerson a pu jouer le rôle de censeur. Les principaux thèmes débattus, notamment l’obscénité du langage et la misogynie, sont remis en perspective par rapport aux réécritures antérieures comme celles de Gui de Mori ou de l’ancêtre de la famille dite B qui déjà réagissaient en gommant les passages les plus scabreux. La misogynie est également remise en perspective culturelle, avec la tradition cléricale et le statut social de la femme au Moyen Age. A.V. insiste sur les dangers à projeter un point de vue moderne. Il relève le mépris des rhodophiles qui taxent Christine d’outrecuidance et opèrent des remaniements sur l’épître de Christine à Jean de Montreuil (annexe 2, pièce III bis) pour appauvrir son propos, mais qui partagent avec Christine la conception d’une littérature à visée morale. Mais A.V. relève aussi l’atténuation de la misogynie dans certains remaniements du roman et une posture de « paternalisme courtois » (p. 125) de la

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société patriarcale. Les Epistres s’inscrivent dans le combat de Christine de Pizan pour la défense des femmes et la critique de la misogynie, motivation jugée centrale dans le débat, et originale par la posture « située » dans une expérience personnelle et un point de vue « incarné » au féminin. A.V. tire donc parti de lectures (post)-modernes, revisitées avec précaution, en suggérant de parler d’un « féminisme de la vague zéro ». L’auteure défend les femmes du point de vue de la morale et non des droits en défendant une égalité des genres. 6 Pour parachever cet excellent travail, une traduction des Epistres est annoncée, à paraître chez le même éditeur. On s’en réjouit, tout en regrettant l’absence d’une édition bilingue, qui eût été commode pour des étudiants.

INDEX

Thèmes : Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, Roman de la Rose nomsmotscles Gontier Col, Gui de Mori, Jean de Meun, Jean de Montreuil, Jean Gerson

AUTEURS

FABIENNE POMEL

Université Rennes II

Perspectives médiévales, 37 | 2016 368

Philippe de Mézières, Songe du viel pelerin

Marie-Madeleine Huchet

RÉFÉRENCE

Philippe de Mézières, Songe du viel pelerin, éd. critique par Joël Blanchard, avec la collaboration d’Antoine Calvet et Didier Kahn, Genève, Droz, « Textes littéraires français » 633, 2015, 2 vol. , 1910 p.

1 Après avoir entrepris la traduction du Songe du viel pelerin (Paris, Pocket, 2008), Joël Blanchard a élaboré une nouvelle édition de cette œuvre foisonnante et remarquable à plus d’un titre. Jusqu’à présent, ce texte se lisait dans l’édition fournie par G. W. Coopland en 1969, dont le manuscrit de base (Bibliothèque nationale de France, fr. 22542) est lacunaire et souvent fautif. Le texte du Songe y est précédé, pour chacun des trois livres, d’une présentation et d’un commentaire, mais il n’est pas annoté. Autant dire que l’édition de J.B. renouvelle la précédente en ce qui concerne ces deux points. Le choix du manuscrit de base (Arsenal, fr. 2682-83), daté de 1389-1390, s’avère judicieux : il comprend en effet un texte presque complet et peu fautif, qui a peut-être été corrigé de la main même de Philippe de Mézières. J.B. avance l’hypothèse qu’il s’agit là du manuscrit personnel de l’auteur, sur lequel ont été réalisées d’autres copies (p. XXIII). Mais cette hypothèse est en partie mise à mal par F. Avril, pour qui le manuscrit a été remis à Charles VI (p. XV), et par les manuscrits du XVe siècle comportant des leçons fautives qui avaient pourtant été corrigées dans le manuscrit de l’Arsenal (p. XLVIII- XLIX). L’introduction est constituée d’une biographie détaillée de Philippe de Mézières et de différentes synthèses, qui constituent autant d’aides pour la lecture et la compréhension de l’œuvre. Ainsi sont éclairés aussi bien le projet de réforme politique, la culture de l’auteur que ses connaissances dans le domaine de l’astrologie ou de l’alchimie, et son opinion sur ces deux sciences. L’originalité du Songe par rapport à d’autres œuvres, celles de Guillaume de Digulleville, Ramon Llull ou Jacques de Cessoles, par exemple, est également clairement montrée. Cette introduction réussit

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donc à rendre compte de la richesse du Songe, dont la critique moderne n’a pas encore envisagé tous les aspects (p. CXXVII, n. 197). Au fil du texte, des notes nombreuses, regroupées à la fin du second volume, viennent apporter toutes les informations utiles sur l’identification des sources, des lieux et des personnages historiques, qu’un index à la fin du deuxième volume permet de retrouver facilement dans l’œuvre. Nous nous permettons d’ajouter quelques éléments. On lit dans le discours d’Ysengrin :« Avarice qui est le fondement de toute iniquité et malice » (p. 260, 32-33). Il s’agit d’une traduction du latin « radix omnium malorum avaritia » (I Tim. 6, 10), dont les initiales forment le mot Roma, cible de la critique de Philippe de Mézières dans ce passage. La chiche face (p. 164, 29) a fait l’objet d’une étude de Francesco Novati : « Bigorne e chicheface. Ricerche d’iconografia popolare », Mélanges offerts à Émile Picot, Paris, 1913, t. II, p. 67-83. Le mot peut aussi être employé avec le sens d’ « avare » (cf. p. 352, 23 et l’article « chicheface » dans le Dictionnaire des locutions en moyen français de G. Di Stefano, Montréal, 1991, p. 164a). Le caractère insatiable des hydropiques (« plus boivent et plus buveront » p. 222, 16-17 ; également p. 329, 29-30 ; 365, 16-17) vient d’un proverbe : « je mehr der Wassersüchtige trinkt, um so mehr Durst hat er » (TPMA, s. v. Wassersucht, n° 1-24). La phrase « il n’est pas chose affreable de lier les asnes avec les chevaux » (p. 1134, 9-10) est un proverbe (TPMA, s. v. Esel, n° 330-334) ; de même pour « chascun […] tire yaue a son molin » (p. 200, 15-16 ; TPMA, s. v. Mühle, n° 41-46).

2 L’édition, quant à elle, n’est pas entièrement fiable. Les erreurs dans l’accentuation sont nombreuses et récurrentes. L’aboutissement de [y]+[áta] en –ie n’est pas toujours correctement analysé : acompaignié (p. 341, 18 ; 490, 9) : acompaignie, lignié (p. 372, 11 ; 429, 8 ; 450, 15 etc.) : lignie, souillye (p. 409, 8) : souillyé, acompaignye (p. 581, 14 ; 606, 6) : acompaignyé, etc. D’autres termes doivent êtres corrigés : pies (p. 1, 3 ; 5, 27 ; 6, 19 ; 10, 6 etc.) : piés, pansé (p. 356, 14) : panse, les (p. 634, 10) : lés, rosé (p. 876, 16) : rose, captive (p. 960, 21) : captivé, fies (p. 1206, 16) : fiés, fie (p. 1206, 20) : fié, arouse (p. 1389, 19) : arousé. L’emploi du tréma pose aussi des problèmes : aie (p. 19, 25) : aïe ; païs (p 172, 31) : pais. Certaines graphies ne sont pas unifiées, comme maiesté (p. 484, 17) et majesté (p. 485, 18), auera (p. 503, 2) et avera (p. 526, 1), pouair (p. 898, 2) et povair (p. 909, 30). Autre erreur fréquente, si pour s’i (p. 369, 27 ; 433, 12 ; 459, 13 ; 474, 17 ; 546, 9 ; 644, 9, etc.). Enfin, on corrigera le sternu (p. 599, 11) en l’esternu et faulx destuel (p. 460, 26) en faulxdestuel. 3 Certaines leçons du manuscrit apparaissent comme des bévues du copiste, mais elles ont néanmoins été conservées par l’éditeur, qui a choisi de limiter ses interventions au minimum (p. LV). Mais on ne comprend pas bien l’intérêt de garder fuffiroient (p. 957, 17), fuffiroit (p. 976, 15), fuffisoit (p. 1045, 17) pour suffiroient, suffiroit, suffisoit, ou encore lolail (p. 771, 19) pour solail. Il aurait fallu également corriger dvengnes (p 457, 5), que nous avons lu duiengnes, et empeur (p. 126, 7). J.B. analyse ces deux formes comme le résultat de l’effacement de e central (p. LI), mais il s’agit plutôt, selon nous, de l’oubli d’une lettre dans le premier cas, et d’une abréviation dans le second. L’hapax apercreue (p. 1079, 11) résulte d’une mauvaise lecture : on lit bien un a suscrit, mais il est placé au-dessus du e, que le correcteur a sans doute oublié de rayer. Il faudrait donc remplacer apercreue par parcreue. D’autres passages auraient mérité des corrections, ou au moins des explications en note, par exemple : « en laquelle habitacion c’estoit un palais royal » (p. 155, 19-20) ; « et en ce ma sentence je di pour ce qu’il est escript » (p. 162, 14) ; « ils se scet bien encraissier » (p. 260, 19, nous avons lu un e ou un c au lieu

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du s de il) ; « quel merveille, car il ora pas saine l’ouye » (p. 970, 24-25) ; « supposé que par sa vaillance il est delivree ladicte religion de tous ses anemis » (p. 1129, 18-19). 4 Quant au glossaire (p. 1647-1676), dépourvu d’introduction, il n’est pas d’une grande aide pour la lecture. La chose est d’autant plus surprenante que J.B. semble avoir pris la mesure de la richesse du vocabulaire du Songe (p. CXXVI). Voici un rapide aperçu de quelques défauts relevés au fil de notre lecture. D’une façon générale, on ne comprend pas quels principes ont guidé les choix de l’éditeur dans l’élaboration de son glossaire. Ainsi consolacion ou vesve, qui se comprennent aisément, ont été relevés, alors que tant d’autres termes, beaucoup plus intéressants, ont été laissés de côté. Indiquons, entre autres, dureureus adj. (p. 272, 20 ; 338, 7), dont le préfixe dur- est caractéristique du domaine picard (FEW, XXV, s. v. augurium, 899a), duvee s. f. (p. 927, 4 ; 928, 24), que Philippe de Mézières emploie dans un sens métaphorique de « jeunesse effrénée » (DMF) et vulgal s. m. (p. 952, 27), néologisme sémantique, traduit dans le DMF par « langue du peuple ». Par ailleurs, ce glossaire est loin d’être fiable. Les rares mentions de classes grammaticales ou de formes verbales ne sont pas correctes : serra est identifié comme le futur du verbe estre, alors qu’il s’agit du futur du verbe seoir (cette erreur se trouvait déjà dans la traduction de J.B., trad. cit., p. 194 et 236). Les occurrences ne sont pas toutes indiquées. Ainsi pour tragedie employé, d’après le glossaire, p. 772, mais que nous avons relevé également p. 160, 292, 302, 303, 314, etc. Le sens proposé est parfois problématique : chiereté (p. 359, 21) est traduit par « cherté », mais le contexte fait pencher pour le sens de « disette » ; souflet (p. 694, 2) est traduit par « clou », sans qu’il y ait d’explication sur cet emploi du mot pour désigner une valeur minimale. Certes, le DMF et le lexique didactique du DMF2, élaboré par Hiltrud Gerner, dont le Songe est l’une des sources, permettent d’éclairer de nombreux passages. Mais ce travail de dépouillement, qui a été fait à partir du texte lacunaire de l’édition de G. W. Coopland, ne se substitue pas à un glossaire. 5 En conclusion, cette nouvelle édition permet une lecture nettement plus aisée du Songe du viel pelerin, grâce notamment à une annotation très précise et très fournie, ce qui nous fait davantage regretter que la partie lexicographique n’ait pas bénéficié d’un soin aussi méticuleux.

AUTEURS

MARIE-MADELEINE HUCHET

Université Paris-Est Créteil

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Pierre de La Ceppède, Paris et Vienne

Maria Colombo Timelli Marie-Claude de Crécy et Rosalind Brown-Grant (éd.)

RÉFÉRENCE

Pierre de La Cépède, Paris et Vienne, édition de Marie-Claude de Crécy et Rosalind Brown-Grant, Paris, Classiques Garnier, « Textes littéraires du Moyen Âge », 38, 2015, 494 p.

1 Roman en prose rédigé dans la première moitié du XVe siècle, Paris et Vienne connaît une double tradition : la version « courte », anonyme, transmise par un seul manuscrit (Bibliothèque nationale de France, fr. 20044), puis par de nombreuses éditions anciennes, a été éditée par Anna Maria Babbi en 1992 (Verona, Francoangeli) ; la version « longue », sans doute postérieure, signée par Pierre de La Cépède, conservée dans sept manuscrits et un fragment, fait l’objet de cette nouvelle édition. Cette deuxième rédaction n’était pas inconnue, ayant été publiée par Alfred de Terrebasse en 1835 déjà (sur la base du ms Bibliothèque nationale de France, fr. 1479), puis par Robert Kaltenbacher en 1904 (sur la base du ms Bibliothèque nationale de France, fr. 1480) ; Marie-Claude de Crécy et Rosalind Brown-Grant ajoutent au recensement deux manuscrits (Bibliothèque nationale de France, naf 10169, et Vienne, Österreichische National Bibliothek, cod. 3432) et fournissent l’édition critique du ms Bruxelles, KBR, 9632-9633 (E, vers 1450 ?), appartenu à Jean de Wavrin et jusqu’ici inédit.

2 L’« Introduction » justifie d’abord la nouvelle édition (p. 7-9) et offre une « Mise au point bibliographique » (p. 10-19), qui permet de suivre les progrès de la critique sur ce genre de production romanesque difficile à classer : « romanzo cavalleresco » selon Babbi, « roman idyllique » selon Vincensini et la même Brown-Grant ; par ailleurs, le manuscrit bruxellois a aussi attiré l’attention, tant par son illustration (une seule miniature, due au « maître de Jean de Wavrin »), que par son texte, qui présente deux interpolations : l’une, plus rapide, amplifie l’épisode de l’exil de Paris en Orient, l’autre, plus importante, concerne la conclusion du récit et les noces des protagonistes.

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3 La « Description des manuscrits » (p. 19-38) fournit des informations très détaillées et la bibliographie pour chacun. Cependant, le « Classement » proposé (p. 38-46) n’est pas toujours clair : à part de nombreuses redites, quelques jugements laissent perplexe (« D : est un manuscrit plutôt correct », p. 39 ; « E présente quelques leçons isolées ; nous ne relevons […] que celles qui sont suceptibles de fournir des informations un peu particulières », p. 40). On relève aussi quelques négligences : uniquement à la p. 41, « l’on trouve dans les aut. [lire autres ?] mss » ; « [l’auteur] emploie admiral 100r° au lieu de capitaine ? » (sic, avec point d’interrogation), et, quelques lignes plus loin, « f. 100r° : emploie admiral là où les autres mansucrits ont cap(p)itaine ». Les renvois au texte suivent des critères non homogènes : dans « f. 59v°, LXXXI, 9 » (p. 42), par exemple, il faut comprendre que le dernier chiffre renvoie à une note ; dans « f. 60r°, LXXXI, b » (ibid.), la lettre « b » renvoie au contraire à l’apparat en pied de page p. 217, mais sous la lettre « a » ; encore, dans « f. 77r°, XCVI, i » (p. 43), la lettre « i » correspond à l’apparat p. 241, lettre « a ». On comprend bien que ces modifications sont dues à des glissements du texte au cours de mises en page successives, mais le lecteur a parfois du mal à se rapporter à l’édition : une révision attentive des épreuves aurait permis de les lui éviter. Plus grave : p. 43, on fait allusion au « 2e groupe » [de manuscrits de la version longue], mais la liste de ces manuscrits ne se trouve que plus loin, p. 45 (« Le 2e groupe est constitué des manuscrits E […], de C, de G et de H »). De toute manière, un stemma aurait sans aucun doute éclairé les choses. 4 Quelques remarques sur Pierre de La Cépède, auteur, comme on l’a dit, de la version longue du roman, et sur l’auteur anonyme de la rédaction contenue dans le manuscrit de Bruxelles (pourquoi pas le copiste lui-même ?), sont réunies p. 46-48. Suit une analyse ponctuelle du texte avec renvois aux feuillets (p. 48-55). 5 L’« Approche littéraire » discute d’abord la question de l’étiquette générique à attribuer au récit : « roman idillyque » selon Brown-Grant, comme on l’a dit, Paris et Vienne se fonde sur l’impossibilité initiale, pour les deux jeunes protagonistes, de réaliser leur bonheur ; héros amoureux séparés par leur rang social, ils sont néanmoins destinés à surmonter de nombreuses péripéties et à vaincre les obstacles incarnés par leurs parents ; la solution proposée, du plus grand optimisme, ne peut qu’être « heureuse et conforme à l’ordre [social] » (p. 58). Les éditrices reviennent ensuite sur la version « bourguignonne » pour l’examiner dans le contexte de la collection réunie par Jean de Wavrin, qui présente des caractères homogènes tant pour ce qui concerne la facture des manuscrits que du point de vue de la production littéraire ; les interpolations de cette copie en particulier font l’objet d’un examen à part (p. 70-76). À propos de « la petite interpolation », à savoir le voyage de Paris en Orient (f. 92r°-v°), commentée p. 71-72, l’allusion à la dévotion du protagoniste pour sainte Catherine au mont Sinaï (« Paris visita les sains lieux et fist son offrande en l’onneur de sainte Katherine… », p. 265) pourrait s’expliquer, plutôt que par les « points communs » de l’histoire de la sainte avec celle de Vienne (lesquels ?), par la vénération dont sainte Catherine d’Alexandrie faisait l’objet à la cour de Bourgogne justement : parmi de nombreux témoignages, il suffira de rappeller la Vie de sainte Katherine de Jean Miélot, rédigée en 1457 (deux manuscrits conservés : l’un a appartenu à Philippe le Bon, le second, copié par David Aubert, à Marguerite d’York). Un dernier paragraphe porte sur les « Titres rubriqués » (p. 76-80) : très nombreux pour un texte somme toute bref (136 titres sur 136 feuillets), ils guident la lecture en offrant une interprétation du récit ; remarquons à ce propos que l’édition fragmente ultérieurement le roman, en introduisant des

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unités supplémentaires en présence de majuscules décorées (156 chapitres au total : voir p. 119 ; la liste des titres est aussi donnée en annexe, p. 429-436). 6 L’« Étude linguistique » (p. 81-118), très minutieuse pour ce qui concerne les aspects phonético-graphiques et morpho-syntaxiques, contient aussi des remarques intéressantes sur le lexique : cette version de Paris et Vienne présente en particulier des termes juridiques (p. 116), des mots régionaux du Nord et du Nord-Est (p. 117 ; peut- être à attribuer au copiste, ainsi que les quelques traits phonétiques et graphiques qui se relèvent dans la seconde interpolation, f. 123v°-136r°), ainsi que des mots d’origine méridionale, liés sans doute à l’origine du texte (p. 116-117 ; l’auteur déclare dans le prologue avoir traduit son roman d’un « livre escript en langage provenceaulx », éd. p. 127). On supprimera les trois points d’interrogation, restes sans doute d’une première rédaction, à la p. 117 : « … la présence d’un seigneur et d’une dame de Wauvert 3r° […] et 126r° ? ? ? » (sic). Pas d’analyse stylistique à proprement parler (quelques observations sur le discours direct et sur les adresses du narrateur au lecteur se lisent aux p. 74-76) : certaines comparaisons ou images figurées (« tant estourdi qu’il ne savoit s’il estoit jour ou nuit », « Si s’en vint en renc comme ung homme foursené », « il s’en vint vers lui de si grant erre qu’il sembloit que fouldre le chassast », f. 18r° ; hyperbole : « elle eust si grant joie qu’i lui fust advis qu’elle veoit Dieu », f. 36v°), ou les formules de transition (fin des chapitres XVI, XVII, XXI, XXXVI…) auraient peut-être mérité d’être relevées. Quelques couples nous ont aussi paru intéressants : on ne signalera que « Je vous eusse dit beaucop plus de parlers et de paroles » au f. 27r°, doublet de synonymes parfaits, qui ne se lit que dans le manuscrit E. 7 Le paragraphe consacré au « Traitement du texte » (p. 119-124) rappelle certaines caractéristiques de la copie (abondamment ponctuée, ce qui n’est pas fréquent, même à cette date) et donne la liste des interventions opérées par les éditrices. À ce sujet, la correction de requeroit, conditionnel présent P3, en requerroit, présentée p. 123, nous paraît superflue (elle est justifiée dans l’apparat, p. 204, « corr. d’ap. le sens ») ; il s’agit en effet d’une simplification bien attestée ailleurs : dans la Manequine de Jean Wauquelin, par exemple, on lit comparoit pour compareroit, demorez pour demorerez, demorons pour demorerons, demora pour demorera, plouroit pour ploureroit (éd. Maria Colombo Timelli, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 94) ; de même, dans le Jason de Raoul Lefèvre : demourra pour demourera dans Ars. 5067 f. 1v, demoura dans Bibliothèque nationale de France, fr. 12570, f. 3r. 8 Le texte critique (p. 127-327) est accompagné de trois apparats complémentaires : on trouvera en pied de page les remarques sur le manuscrit (ratures, fautes, source des corrections), alors que les variantes sont réunies aux p. 329-413, ainsi que les notes et commentaries (signalées par des astérisques à l’intérieur du texte : p. 415-427). L’édition appelle quelques remarques : nous les classons par typologie, en nous limitant aux cinquante premiers chapitres. Quelques astérisques signalent des notes qui n’existent pas (« ont commencement* », p. 132 ; « là n’estoit pas cellui queb* », p. 138 ; « Je vois et congnois que Amours* », p. 176 ; « il respondy qu’ila* », p. 182 ; « si touta* premierement… », p. 183). Des intégrations semblent superflues, même si certaines d’entre elles s’appuient sur d’autres manuscrits : « c’estoit la plus belle du monde », p. 138 ; « Paris dressa l’espee et le fery ung autre cop sur le col », p. 141 ; « qu’elle la [ceste couronne d’or] tiengne et la porte de cy en avant pour l’amour de moy », p. 160 ; « Quant Ysabeau vit la maniere de Vienne et ooit parler de Paris, en eust grant desplaisir », p. 173. Je ne serais pas intervenue non plus

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p. 170 : « j’en ay pris si grant desplaisir en moy que souventeffois plus desiré la mort que la vie » (lire : « plus desire la m. »). J’aurais en revanche corrigé ce passage : « de vous est tres bonne et grande renommee par toutes pars, mais de cestui fait seriés vous moult et tresgrandement blasmee par toutes pars » (p. 174 : il s’agit sans doute d’une diplographie, ce deuxième par toutes pars manquant dans les mss A B D). Deux transcriptions problématiques : le choix de transcrire « à savoir » en deux mots (p. 136, p. 147) semble aller à l’encontre de la graphie « assavoir » qui se lit dans le ms par ex. au f. 14v° (éd. p. 148) ; au contraire, « Helasse » (p. 163 et 178) devrait être transcrit « Hé, lasse » (conformément à la graphie « Et, lasse », f. 32r°, éd. p. 174). Enfin, à deux endroits différents (f. 3r° et 17r°) l’édition donne « messire Jacques de… » (sic, avec trois petits points) ; comme « de » manque dans tous les autres mansucrits, on se demande si les petits points signalent un espace blanc dans E, ou si les éditrices ont voulu garder un texte lacunaire ; dans un cas ou dans l’autre, une note aurait rendu service. 9 Le Glossaire (p. 441-471) est riche et établi avec soin, selon des critères de sélection et de lemmatisation bien explicités ; on pourrait néanmoins ajouter quelques mots (« Ceste Vienne croissoit et multiplioit de jour en jour… », f. 2v°) ou locutions (« … sy pensoit que ledit Paris […] se vousist faire de religion », f. 25r°). Les « Proverbes et phrases sentencieuses » sont réunis en annexe (p. 437-439). « Bibliographie » aux p. 473-484, « Index des noms propres [du roman] » p. 485-490, « Index des personnifications » p. 491. 10 Paris et Vienne n’est pas le seul roman du XVe siècle à avoir connu deux, voire trois rédactions sensiblement différentes : que l’on pense à la Belle Hélène de Constantinople, Cleomadés / Clamadés, Fierabras, Florimont, Galien le Restoré / Rethoré, Jourdain de Blave, Renaut de Montauban… ; si l’édition Babbi avait donné accès au texte qui a certainement le plus circulé dans la France du XVIe siècle, grâce au passage à l’imprimé, cette édition de la version « Wavrin » permettra de connaître une rédaction individuelle, témoignage d’un succès manuscrit assez significatif, notamment en milieu bourguignon.

INDEX

Thèmes : Paris et Vienne nomsmotscles Jean de Wavrin, Pierre de La Céppède

AUTEURS

MARIA COLOMBO TIMELLI

Université Paris IV-Sorbonne

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Actes de Pierre de Dreux, duc de Bretagne (1214-1237) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013

Sylvie Bazin-Tacchella Marjolaine Lémeillat (éd.)

RÉFÉRENCE

Actes de Pierre de Dreux, duc de Bretagne (1214-1237), éd. Marjolaine Lémeillat, préface Yves Coativy, Presses Universitaires de Rennes, Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, Rennes, 2013, 294 p.

1 Le travail de Marjolaine Lémeillat s’inscrit dans une série d’études et de publications de sources sur la période des ducs de la maison de Dreux, période où la principauté bretonne se structure mais moins connue que celle de la guerre de succession et du Bas Moyen Âge. Les actes de Pierre de Dreux ont déjà été étudiés et certains ont fait l’objet d’une publication partielle, mais c’est la première fois qu’une publication intégrale est entreprise. Un second volume sera consacré aux actes de ses successeurs. L’introduction retrace le règne de Pierre de Dreux, prince au portrait contrasté, surnommé à la fin du XVe siècle Mauclerc, certainement pour ses démêlés avec l’épiscopat breton. Élevé à la cour de France, aux côtés du futur Louis VIII, il sera aboubé en même temps que ce dernier ; il épouse en 1213 l’héritière du duché de Bretagne et tient donc ses droits de son épouse. Il a prêté hommage à Philippe Auguste et montrera fidèle au roi capétien jusqu’au milieu de la décennie 1220. À partir de 1227, Pierre de Dreux participe à quatre rébellions, toutes infructueuses, pendant la régence de Blanche de Castille. Il finit par se soumettre en 1234 et cherche alors à consolider son autorité sur les seigneurs bretons. Il se lance dans des travaux de fortification à Rennes et Nantes et lance la fondation de deux villes nouvelles, Aubin-du-Cormier et Le Gâvre, à la frontière du duché ; il connaît de nombreux démêlés avec l’épiscopat breton pour des affaires de taxes, qui se soldent par plusieurs périodes d’excommunication. Il conserve le pouvoir jusqu’à la majorité de son fils Jean (1237-1286), puis redevient

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comte de Braine. Il prend part à la croisade conduite par Thibaut de Champagne et à la VIIe croisade. Blessé à la bataille de la Mansourah, le 8 février 1250, il est fait prisonnier ; libéré le 6 mai, il meurt en mer, lors de son retour vers la France le 25 mai.

2 Les actes de Pierre de Dreux ont été répertoriés par Jacques Levron en 1929 ; son catalogue précieux, malgré quelques manques ou erreurs, fait état de 283 actes, auxquels ont été ajoutés quatre nouveaux actes ; l’étude systématique du fonds ancien des archives départementales d’Ille-et-Vilaine a permis d’enrichir l’étude de la transmission des actes et la consultation directe des archives de divers dépôts complétée par l’examen de reproductions numérisées a permis de recenser le nombre d’actes originaux de Pierre de Dreux conservés dans ces divers dépôts (tableaux 1 et 2, p. 20). À cela s’ajoutent les copies effectuées par les érudits, parfois seules sources d’actes aujourd’hui disparus, ainsi que certains cartulaires conservés aux Archives Nationales de France. Dans cette édition, ont été retenus tous les actes dont il est l’auteur (95 documents), ainsi que des actes qui le concernent au premier chef, comme les excommunications pontificales (17 documents). Les actes originaux sont écrits en latin, sur parchemin, sans ornementation, sans marge hormis l’emplacement du scellage en bas. Trois modes de scellage (sur lacs de soie, sur double queue de parchemin, sur simple queue de parchemin) sont utilisés sans lien évident avec le contenu de l’acte, mais le plus courant est celui à double queue de parchemin, pour la moitié du corpus des originaux (p. 22). On peut regretter que la présente édition n’offre aucune reproduction d’acte ou du sceau ou contre-sceau de Pierre de Dreux, on se contentera de leur description précise (p. 23-24). L’introduction donne ensuite des informations de diplomatique sur les titulatures utilisées successivement et sur les différentes parties constitutives des actes (p. 25-27). On ne sait rien de précis sur le fonctionnement de la chancellerie de Bretagne au début du XIIIe siècle, notamment le nombre d’actes émis. Cependant l’observation des actes montre que la chancellerie utilise un style clair, avec des formules toutes faites. L’étude des différentes mains à partir des originaux permet d’identifier plusieurs rédacteurs. Un itinéraire est établi à partir des actes datés et de chroniques qui indiquent les déplacements de Pierre de Dreux à l’extérieur du duché (p. 31-40). 3 Les principes d’édition sont ceux de l’École des Chartes. Chaque acte est numéroté, daté et précédé d’un résumé du contenu. Les sources sont indiquées de façon chronologique : la lettre A correspond à l’original subsistant ou perdu ; les lettres B, C, D, etc. aux copies classées par ordre chronologique ; les lettres minuscules a, b, c aux publications imprimées. Le texte de l’acte est ensuite donné d’un seul tenant, avec les restitutions signalées par des crochets droits et les lacunes par des points de suspension entre crochets. Les actes retenus sont publiés dans leur intégralité. À la suite du texte latin de l’acte, une traduction littérale est donnée – ce qui est très utile pour l’exploitation des documents par des non latinistes. La longueur et le contenu varient fortement d’un acte à l’autre, certains ne comportent que quelques lignes. Le nombre de copies dépend également du contenu et de son importance politique : ainsi l’original de l’acte -1- (1212) fixant le règlement du litige opposant Pierre de Braine à l’abbaye Saint-Jean de Laon a été perdu ; il n’en subsiste deux copies du XIIIe siècle, tandis que l’original de l’acte -4- du renouvellement de l’hommage lige de Pierre à Philippe, roi de France en 1213, est conservé, ainsi que 12 copies, certaines anciennes et d’autres de l’époque moderne. Plus de la moitié des actes sont des confirmations de donations, pour l’essentiel au bénéfice du clergé régulier ; envers les seigneurs bretons,

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« des accords, des confirmations de possession, des promesses de dédommagement, des offres de garantie » ; quelques actes concernent les rapports avec le roi de France. En dehors d’un glossaire réduit à 11 termes, on trouvera à la fin du volume la liste des sources manuscrites et publiées suivie d’une bibliographie (p. 259-274) et surtout un très utile index des noms de lieux et de personne (p. 275-290). 4 Cette édition précise et soignée des actes de Pierre de Dreux constitue certes une publication de sources indispensables à l’étude du duché de Bretagne, mais elle offre également des matériaux très intéressants pour la diplomatique et l’histoire des actes juridiques.

INDEX

nomsmotscles Blanche de Castille, Louis VIII, Mauclerc, Philippe Auguste, Pierre de Braine, Pierre de Dreux, Thibaut de Champagne Mots-clés : acte juridique, Bretagne, diplomatique, scellage Parole chiave : atto giuridico, Bretagna, diplomatica, sigillamento Keywords : act, Brittany, diplomatics, legal transaction, sealing

AUTEURS

SYLVIE BAZIN-TACCHELLA

Professeur de langue médiévale – université de Lorraine

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La Chevalerie Ogier, tome I : Enfances Paris, Honoré Champion, 2015

Maria Colombo Timelli Muriel Ott (éd.)

RÉFÉRENCE

La Chevalerie Ogier, tome I : Enfances, éd. Muriel Ott, « Classiques français du Moyen Âge » 170, Paris, Honoré Champion, 2015, 600 p.

1 La première partie de la Chevalerie Ogier, qu’il nous paraît fort légitime d’intituler Enfances et d’éditer séparément du reste de la chanson, compte 89 laisses pour un total d’un peu plus de 3000 décasyllabes. Muriel Ott en offre ici une édition très soignée et aussi complète que possible, qui améliore sensiblement notre connaissance du texte, grâce à une belle introduction et à de riches apparats complémentaires.

2 Le texte, transmis par cinq manuscrits, n’était pas inédit, mais les critères suivis par Joseph Barrois en 1842 s’avèrent aujourd’hui largement dépassés, alors que l’édition plus récente de Mario Eusebi (1963) présente elle aussi des limites incontestables (pas de glossaire, très peu de notes, variantes incomplètes). Il s’agissait donc de publier un texte sérieusement établi, accompagné de tous les compléments requis, ce qui est certainement le cas de cette édition dont le plan à lui seul permet de mesurer le résultat : si le texte n’occupe qu’un peu plus de cent pages (p. 189-300), l’« Introduction » en compte presque le double (p. 1-162, suivies d’une bibliographie importante aux p. 163-187) ; les apparats, imprimés en très petit module, occupent à eux seuls la seconde moitié du volume : variantes p. 301-397, notes p. 399-493, glossaire p. 495-579, index des noms propres p. 581-596, liste des rares expressions proverbiales p. 597. 3 L’édition de M. Ott se fonde, comme les précédentes, sur le manuscrit conservé à la Bibliothèque municipale de Tours (ms 938 : B), le seul à transmettre un texte complet ; les autres manuscrits sont soigneusement décrits (p. 11-20) et classés (p. 26-35) : l’existence d’un ancêtre commun est certaine, ainsi que la division des copies en deux

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familles (BA contre MDP, qui donnent une version plus récente). Autre caractéristique de B, la présence de nombreux italianismes, auxquels M. Ott consacre quelques pages de son analyse linguistique (p. 52-54 : à cette liste on pourrait sans doute ajouter encanté au v. 2453, soit italianisme, soit forme picarde à rajouter alors sous la n. 30, p. 62). Les critères suivis pour l’établissement du texte sont exposés de manière très détaillée (p. 39-49). Les seules entorses aux principes déclarés consistent en l’ajout de la laisse XIX, absente de BA, et en la modification des tout derniers vers du texte sur la base de P. La langue de la copie est décrite avec grande attention (p. 51-79), ainsi que la versification (p. 79-95). Tant la datation que la localisation du texte (soumises à discussion aux p. 95-101) constituent des questions épineuses, en particulier pour ce qui concerne le rapport entre les Enfances et la Chevalerie propre et leur chronologie relative, sur laquelle M. Ott ne prend pas (encore) de position nette. Après l’analyse du texte (p. 101-107), les aspects littéraires sont examinés, et tout spécialement les caractéristiques propres des Enfances, qui ont pour objet la mise à l’épreuve d’un jeune héros dont la valeur n’a d’égale que la sagesse, mais qui jettent aussi les bases de la haine de Charlot pour Ogier, que la suite du récit va développer. M. Ott souligne très justement l’autonomie de ce premier fragment, et en même temps sa solidarité à la Chevalierie. Sont aussi mis en relief quelques thèmes et motifs récurrents (le duel sur une île, la princesse sarrasine amoureuse, une attention marquée pour les armures, le surnaturel dans ses manifestations privilégiées : songes et miracles). Une analyse minutieuse est aussi réservée à la structure des laisses, leurs attaques, enchaînements, conclusions, effets d’écho. Au risque de paraître ingrate, nous signalons l’absence d’un paragraphe sur la fortune successive du texte – dont nous sont parvenus un remaniement en alexandrins et, dérivée de celui-ci, une mise en prose de l’extrême fin du XVe siècle. Il s’agit d’ailleurs de textes que M. Ott connaît parfaitement bien : non seulement elle a rédigé la notice Ogier le Danois dans le Nouveau Répertoire de mises en prose (Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 623-642), mais elle a dirigé l’édition de cette version, objet de la thèse d’Aurélia Dompierre (soutenue en novembre 2015) ; c’est ce qui nous fait espérer que cet aspect trouvera place dans l’introduction à l’édition de la Chevalerie, actuellement en préparation. 4 Comme on l’a dit, l’édition est aussi soignée que complète : les notes en particulier discutent abondamment tous les choix de l’éditrice et commentent tant les leçons rejetées que les solutions adoptées. Il n’est que deux ou trois points sur lesquels il subsiste pour nous des doutes et que nous nous permettons de signaler ici. À deux endroits, une ponctuation différente nous paraît pour le moins envisageable : au v. 1625 « Je et Sadones [pas de virgule] et il doi [virgule] s’iermes quatre » ; aux v. 1719-21 « Ou es alés, le bon Danois Ogier [pas de virgule] De Danemarche [virgule] li mieldres chevalier Qui unques fust… » ; certes, on aurait là une redondance (Ogier le Danois du Danemark) et deux enjambements de suite, mais le texte gagnerait en clarté et l’hyperbole n’aurait pas de restriction. Dernier détail, infime, on aurait pu accompagner les six expressions proverbiales (p. 597) du renvoi aux répertoires d’usage. 5 Édition modèle, pourrait-on dire, dans la mesure où elle répond aux attentes du public le plus varié : historiens de la littérature, historiens de la langue, philologues, y trouveront beaucoup de matériaux à exploiter, et auront surtout accès à un texte qui méritait bien d’être redécouvert. C’est pourquoi il nous paraît fort souhaitable qu’il soit bientôt complété par son second volet.

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INDEX

Keywords : childhood, epic Parole chiave : epopea, infanzia Thèmes : Chevalerie Ogier, Ogier le Danois Mots-clés : enfance, épopée

AUTEURS

MARIA COLOMBO TIMELLI

Université Paris IV-Sorbonne

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La Cronique et Histoire des mervilleuses aventures de Appolin roy de Thir (d’après le manuscrit de Londres, British Library, Royal 120 C II) Turnhout, Brepols, 2013

Matthieu Marchal Vladimir Agrigoroaei (éd.)

RÉFÉRENCE

La Cronique et Histoire des mervilleuses aventures de Appolin roy de Thir (d’après le manuscrit de Londres, British Library, Royal 120 C II), édition critique de Vladimir Agrigoroaei, publiée sous la direction de Claudio Galderisi et Pierre Nobel, préface de Claudio Galderisi,Turnhout, Brepols, « Bibliothèque de Transmédie » 1, 2013, 208 p.

1 La présente édition constitue le premier volume d’une collection intitulée « Bibliothèque de Transmédie » dont les ambitions et les perspectives sont présentées par les directeurs (Claudio Galderisi et Pierre Nobel) dans un Accessus (p. 5-12), intitulé « Du côté des nains » : cette collection constitue le « volet philologique du projet Transmédie » (p. 9), l’important travail de répertoire des traductions médiévales1. Il s’agit d’ouvrir une collection pour un corpus de translations médiévales inédites ou accessibles dans des éditions anciennes et ne répondant plus aux critères philologiques modernes ; l’objectif avoué est de faire dialoguer l’œuvre vernaculaire en lien avec sa/ ses source(s) et de privilégier l’étude d’un acte ponctuel de traduction.

2 L’édition est précédée d’une présentation littéraire d’Apollonius par Claudio Galderisi (« Préface », p. 13-39). Cette savante introduction présente l’ensemble de la tradition d’ Apollonius qui comporte pas moins de « 36 versions complètes (29 vernaculaires2 et sept latines) […] sur mille ans d’histoire littéraire » (p. 21-22). Selon le préfacier, le succès du

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texte s’expliquerait conjointement par une « mouvance du discours » et une « stabilité du modèle narratif » (p. 16). Il signale ainsi la richesse et la densité des motifs narratifs de l’œuvre, dont les dimensions sont pourtant proches de celles d’un « récit bref » (p. 17). Claudio Galderisi se concentre ensuite sur diverses caractéristiques du texte, et plus spécifiquement sur les fortunes de mer (p. 19), l’union de la clergie et la chevalerie chez le héros (p. 19) et la place discrète réservée à l’amour (p. 20) ; il met par ailleurs l’accent sur certaines variantes marquantes dans la tradition française (comme l’ajout, dans la version de Vienne, d’un combat contre un chevalier au dragon, dont il montre les origines et la postérité dans la littérature médiévale). L’étude littéraire se poursuit par une étude du voisinage d’Apollonius dans les manuscrits (p. 32-34) et se conclut sur une analyse de l’opacité de la devinette généalogique d’Antiochus (p. 34-38). Ce travail de synthèse, dont la lecture est stimulante, représente ainsi une excellente entrée en matière. 3 Le texte édité ici s’accompagne de l’apparat philologique traditionnel (introduction littéraire et linguistique, étude codicologique, index et glossaire). L’« Introduction » (p. 43-77) s’ouvre avec pertinence sur une présentation des huit versions françaises3 et de la tradition manuscrite de chacune d’entre elles (p. 44-45). L’édition établie dans cet ouvrage se consacre uniquement à l’une des traductions françaises de l’Apollonius, la version dite de Londres, conservée par un manuscrit unique (Londres, British Library, manuscrit Royal 20 C II, f° 210r-236r)4, manuscrit de la seconde moitié du XVe siècle, probablement d’origine bourguignonne. Cette version étudiée autrefois par Lewis5 n’est que partiellement inédite puisque les premiers folios du texte (jusqu’au f° 217va) ont été transcrits et traduits par Michel Zink6. Dans la section « Remarques sur le manuscrit » (p. 46-47), l’éditeur présente les caractéristiques codicologiques du manuscrit de base et dresse un tableau utile des abréviations résolues dans la transcription (p. 48) ; signalons toutefois que si l’éditeur repère avec justesse les signes de ponctuation propres au scribe (p. 49), il n’explique malheureusement pas l’usage qui en est fait dans l’établissement du texte. 4 Suivent les « Remarques linguistiques » (p. 49-57), partie qui appelle le plus de commentaires. Tout d’abord, la référence par folio ne facilite pas la lecture de ce chapitre et ne permet pas non plus une identification rapide des formes (il en va de même pour l’« Index des noms » et le « Glossaire »), alors que la transcription a pourtant le mérite d’être numérotée par ligne au sein de chaque chapitre. Plus gênant, dans la structure de l’étude, il faudrait distinguer clairement ce qui ressortit des analyses graphiques et phonétiques (jusqu’à la p. 53), des analyses morphologiques (p. 56) ou syntaxiques (ces dernières étant confinées dans de très courts paragraphes, p. 57)7. Par ailleurs, les faits graphiques alternent sans réelle distinction avec les faits phonétiques (et ce, dès la p. 59) ; de plus, l’étude des graphies ne distingue pas les traits traditionnels (graphies diacritiques ou étymologiques) des phénomènes dialectaux. Cette absence de précision dans l’analyse des faits linguistiques est accrue par la quasi absence de renvois aux ouvrages de référence ; les grammaires de Gossen, Zink ou Fouché8 sont pourtant indispensables pour préciser par exemple l’emploi du pronom féminin picard, p. 53 (Gossen, § 63), les formes réduites du futur de avoir et savoir, p. 55 (Fouché, Le Verbe, p. 395-396), la forme de subjonctif imparfait en alaisse p. 55 et p. 56 (Fouché, Le Verbe, p. 341-342 et Gossen, § 71), ou encore les formes sceuist (89-42) et peuist (94,112)9, p. 56, formes faibles du Nord au subjonctif imparfait (Fouché, Le Verbe, p. 347 et Gossen, § 73). Ces mentions auraient donné du poids à plusieurs commentaires assez vagues, du type « graphie répandue en picard » (p. 49), « trait régional picard »

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(p. 53) ou « formes […] attestées dans le Nord de la France » (p. 55). En outre, l’éditeur ne tire pas toujours profit du travail de son prédécesseur : on note ainsi que plusieurs traits dialectaux signalés par Lewis n’ont pas été repris dans la présente étude (p. 235-236) ; citons, pour les plus importants, les formes histore (104,1), istore (124,46) ou l’absence sporadique d’épenthèse au passé simple en P6 : misrent (87,9). De même, on peut bien souvent compléter les relevés des formes étudiées ; un exemple parmi d’autres : pour le développement d’un e svarabhaktique après un radical terminé par une labiale ou une dentale (Fouché, Le Verbe, p. 401 et Gossen, § 74), Lewis note également perderoit (82,64), renderay (101,28), deveroit (104,9), isteras (120,283). Enfin, d’autres phénomènes auraient également pu trouver place dans cette section, comme l’absence sporadique du e final à la P1 du futur 2 : porroy (109,23), la réduction de la géminée -rr- en -r- : mouras (85,56), mouroit (115,121) ou la forme picarde le, article défini féminin (Gossen, § 63) : le demoiselle (91-10), le voille (86,77), même si l’on peut considérer ici que voile est un substantif masculin. Par conséquent, l’étude n’apparaît pas assez rigoureuse, témoin le § conclusif, p. 57, qui regroupe plusieurs formes dites « picardes » (comme varlet10 ou assir11) qui n’ont pas trouvé plus haut d’explications. 5 Entrons désormais dans les détails de l’analyse : • Les graphies debvoir, escripvoit, recepvez (p. 51) ont une fonction étymologique, tout comme eubt (p. 55) ou encore bled, bledz (p. 52) et ad (94,16), formes pour lesquelles on observe la conservation d’un « d » étymologique en position finale après voyelle. • Il faudrait rappeler la valeur de l’article indéfini pluriel unes (p. 53) et celle de l’infinitif substantivé relevé (p. 54) : infinitif prépositionnel à valeur circonstancielle marquant la simultanéité (Ménard, § 170)12. • Signalons pour le dossier des anciens adjectifs épicènes (p. 53-54) la forme : « de moult fortes questions » (116,169). • La graphie -oye- (p. 54) s’explique probablement par le choix d’une lettre d’ornement devant -e. • Les formes de passé simple peut, receuprent ne sont pas picardes (p. 56), mais sont les formes traditionnelles en moyen français par unification du radical sur les formes faibles après réduction du hiatus. • La périphrase aler + infinitif n’est pas vraiment l’équivalent d’un passé simple (p. 56) ; elle a plutôt, lorsqu’elle est utilisée au présent, un « sens inchoatif dans un contexte au passé » et « connaît une assez grande fortune » en moyen français (Marchello-Nizia, p. 409)13. • La présence d’une seule forme de l’adjectif possessif précédé d’un déterminant (p. 57) n’est pas suffisante pour affirmer par deux fois (en particulier en conclusion de l’étude) que la langue du copiste « se caractérise par des traits conservateurs » (p. 57). • L’étude linguistique manque plus spécifiquement d’analyses syntaxiques. Quelques exemples : • On note un phénomène intéressant d’asymétrie dans un système hypothétique introduit par quant dans le sens de « au cas où » (Martin-Wilmet, § 102.2°)14 ; la protase est au futur 2 pour marquer le potentiel et l’apodose à l’imparfait de l’indicatif pour la présenter comme indubitable (Ménard, § 267b) : « Et quant aulcun par sa subtilité diroit la declaracion de la dite question, aussi bien leur faisoit trenchier la teste » (83,79-81). • On relève par ailleurs un cas de futur historique (Martin-Wilmet, § 145 : « Le MF connaît déjà le futur “historique”, fondé sur un décalage de l’actualité dans le passé ») : « Et quant il eubt dit, Appolin print congié du roy et s’en entra en sa chambre et commencha a estudier [...] et moyennant la grace de Dieu trouvera la declaracion de la dite question » (84,21-24).

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• Ajoutons encore la présence d’un pronom d’intérêt expressif (datif éthique) : « Tue moi Tarcye » (105,16). • Signalons enfin deux cas d’anacoluthes (avec parfois un accord ad sensum) : « Voyant Anthigoras il ne fera aultre chose a soy mesmes, puis appela ung sien escuier » (114,116-118) ; « pour quoy, se ton hoste, que tu cuides qu’i soit ton pere et ta mere, te faisoient aucun tort » (103,53-54).

6 L’introduction se poursuit par l’étude de la source de la traduction (p. 57-62). L’éditeur y rappelle qu’en raison de plusieurs contaminations, il est très difficile de déterminer l’origine de la version de Londres15, ce qui justifie qu’il s’appuie dans ses annotations sur les trois recensions connues. L’utilisation de l’édition du XVIe siècle (la VN) dans le « Dossier » n’apparaît pas tout à fait justifiée : certes, la VN a été éditée 16 et peut être utile à titre de comparaison, mais comme l’indique à plusieurs reprises l’éditeur « il n’y a pas de relation directe entre la VN et la version de Londres » (p. 62) et les deux versions sont probablement issues de « deux sources latines différentes et non encore identifiées » (p. 61). À cet égard, les références à la VN dans les notes de bas de page de la transcription ne sont sans doute pas indispensables17. Par ailleurs, il est ambigu de parler de « deux incunables, l’un de Genève, l’autre de Nantes » (p. 45, cf. p. 62) : il vaudrait mieux parler de deux exemplaires d’une même édition (imprimée à Genève par Louis Garbin).

7 Dans le chapitre concernant les « Remarques littéraires » (p. 62-74), on apprécie la qualité des analyses en lien avec la matérialité du codex (qui comprend également Clériadus et Méliadice avant l’Apollonius) : l’intitulé de la rubrique initiale « histoire des mervilleuses aventures » insiste probablement sur l’unité « chevaleresque » du manuscrit. On lit en outre avec grand intérêt plusieurs analyses très convaincantes sur l’association entre « merveille » et l’omniprésence des larmes (p. 66), sur l’immoralité de l’inceste (p. 67-68) ou encore sur la nécessité de transférer l’histoire dans une nouvelle ère culturelle18. 8 Pour la partie « Toilette et établissement du texte » (p. 74-75), un exemple illustrant l’utilisation des points de suspension pour les « rubriques acéphales » aurait été bienvenu pour éclairer l’explication (p. 75). Il nous semble par ailleurs que les appels des notes pour les commentaires sont pour le moins redondants car ils associent un astérisque, le C capital (pour « Commentaire ») et un numéro de notes. Ce système aurait pu être allégé, d’autant que les notes de bas de pages sont appelées par des lettres minuscules a, b, c qui ne peuvent créer de confusions. 9 L’introduction s’achève sur la reproduction en noir et blanc de deux folios du manuscrit comportant deux des trois miniatures illustrant l’Apollonius (p. 76-77)19. 10 Le texte est dans l’ensemble bien édité (p. 79-124), même si l’emplacement des trois miniatures du manuscrit (pourtant répertoriées p. 47 ou dans le C39, p. 147) n’est pas signalé dans la transcription20, pas plus d’ailleurs que celui des lettrines (dont on trouve la liste à la note 23, p. 47). On peut regretter en outre l’absence de numérotation des chapitres qui aurait pu permettre de mieux circuler dans le texte. Pour le détail : • On ne devrait pas corriger « sy va pourpenser une question en son mauvais courage qu’il la proposeroit » (n. b, p. 82), cas de double complémentation (comme signalé en glose dans la note). • La note a, p. 86 est peu explicite : on ne sait pas, sans mention de la leçon rejetée, si « l’erreur du copiste » est une lacune, comme semble le prouver la correction.

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• Les pronoms personnels régimes et réfléchis de P4 et P5 prennent fréquemment la forme no et vo (Marchello-Nizia, p. 177-178) par suite de l’amuïssement du -s final et sans doute par confusion avec le déterminant possessif ; il ne faut donc pas corriger la forme réfléchie après sujet : « nous no combatrons » (86,90), note b, p. 90, ni la forme « il ne vo desplaise » (98,50). • Il faudrait corriger il estoit (87,7) en ils estoient. • Les notes a, p. 91 et b, p. 114 sont maladroites : il s’agit de la mention traditionnelle d’une réclame lors d’un changement de cahier. • Dans la note a, p. 94, « mal ad ce disposee » signifie “qui n’est pas encline à faire qqch” (à savoir, rencontrer des soupirants) ; cette construction courante est tout à fait correcte et n’est pas le fait d’une confusion comme signalé en note (cette remarque est d’autant plus étonnante que disposee est assez bien glosé dans le glossaire). • Le tréma sur leües (95,33) n’est pas justifié. • Il faut corriger la forme appareilliés (98,30) en appareillies, forme de participe passé féminin picard (Gossen, § 8) : « les viandes furent prestes et appareillies ». • On ne comprend pas pourquoi l’éditeur ne corrige pas dans son texte, à deux reprises, une erreur manifeste (d’ailleurs bien signalée en note) portant sur les prénoms des protagonistes (Tarcye pour Archicastre : note a, p. 95 ; notes a et b, p. 96 ; Anthiocus pour Anthigoras, note b, p. 109). • On relève deux exemples supplémentaires de qu’i pour qu’il, reflet de l’amuïssement du [l] final (nous précisons ici l’analyse de l’introduction p. 52-53) ; il faut corriger en conséquence : « quant la dame vit qu’i le luy ottroyoit » (99,62) ; « si se pensa qu’i le laisseroit » (107,13-14). • Nous pensons que l’éditeur ne devrait pas corriger son texte en 101,24-25 : « mais en la fin n’y trouva nulle challeur, par quoy il congneust qu’elle fust morte ». Influencé visiblement par la leçon de l’imprimé (signalée dans la note b, p. 101), l’éditeur comprend de la sorte, probablement en faisant à tort de la forme congneust un passé simple de l’indicatif : “il ne trouva aucun souffle vital, d’où il conclut qu’elle était morte“”. Nous pensons qu’il faut garder la leçon originale (où congneust est un imparfait du subjonctif, marquant l’irréel) : « mais en la fin n’y trouva nulle challeur, par quoy il congneust qu’elle ne fust morte », dont le sens serait : “il ne trouva aucun souffle vital grâce auquel il aurait pu conclure qu’elle n’était pas morte”. • La note a, p. 103, justifiant la correction d’une lacune, est peu explicite ; par ailleurs, il faudrait corriger fusse en fust dans la partie émendée (« tant que fust mariee ») car le sujet est une P3 (la fille). De même, si l’on souhaite corriger l’indicatif connois en subjonctif présent, il faut privilégier la forme traditionnelle de P2 cognoisses (et non cognoisse) (note a, p. 109). • Une forme nous semble mériter une correction (à moins qu’il ne s’agisse d’une coquille) : Après fist venit ung homme (104,13). • La locution prendre pis (note c, p. 109) est proche de avoir le pire (“être en mauvais posture”) et signifie “subir une plus grande souffrance”, “avoir une situation pire” (il faut donc revoir la note). • Il faudrait corriger la forme agglutinée mefye (115,143) : « je me fye en Dieu ». • La note a, p. 116 est tardive car on trouve déjà pour la P2 de l’impératif la forme ayez dans la même locution (avoir mercy) en 84,17 (cf. l’introduction linguistique, p. 52).

11 Le « Dossier » (p. 125-180) est sans conteste le point fort de la présente édition21. Il regroupe pas moins de 102 commentaires d’une grande rigueur scientifique, répartis essentiellement en deux catégories : d’une part les commentaires éclairant les choix du traducteur vis-à-vis de sa source et d’autre part des études comparatives ponctuelles

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avec les autres versions françaises de l’Apollonius22. Ces commentaires, qui ont le mérite d’apporter fréquemment d’utiles compléments bibliographiques, sont d’une grande érudition et prouvent la connaissance précise des versions latines et françaises et des différents manuscrits. Ils sont souvent passionnants et apportent un éclairage fin et pertinent sur les questions abordées23. On pense en particulier aux nombreuses analyses lexicales qui témoignent d’une excellente connaissance de la langue latine et précisent les choix de l’adaptateur dans la réception du texte. On peut citer pour exemple le C21 qui concerne l’abrègement des périples en mer, le C24 qui précise l’usage des monnaies, les C35 et C36 qui insistent sur les phénomènes d’actualisation liés à la pratique de la musique. On objectera toutefois que compte tenu de la contamination des différentes versions, on ne peut certifier que les leçons du manuscrit édité soient imputables à un traducteur ; elles sont peut-être plutôt le fait d’un scribe qui recopie ou remanie une version française24, ce qui pourrait nuancer certains commentaires.

12 L’édition s’achève sur l’« Index des noms propres » (p. 181-182) et le « Glossaire » (p. 183-189) qui répertorie les principales difficultés du texte25. Dans les articles, il faudrait surtout éviter les gloses trop rapportées à leur contexte : ainsi, il faut rendre son sens à congeler (qui ne signifie pas “raidir”) comme l’atteste la suite du texte : « Lors le sang qui estoit gellé pour le froit se commencha a eschauffer pour la chaleur » (101,34-35) ; de même, desenfler (p. 102) signifie bien “dégonfler, faire diminuer l’enflure” du cœur. L’éditeur ne met pas toujours à profit le contenu de ses propres notes lexicales qui sont souvent de grande qualité : ainsi chambouriere (115,137), dont le sens de “domestique, servante” est précisé dans la note C89, est absent du glossaire. De même, en contexte, les mariniers sont des corsaires ou des pirates, des “marins voleurs” (C72)26. Enfin, le houlier (106,4) est le maistre du bordel (106,rubrique), “un homme qui vit de la prostitution de femmes, un maquereau, un proxénète” (C75) et non “un débauché, un ribaud”. Signalons en outre quelques imprécisions : la forme « qui s’en aloit abatant » (113,68-69) n’est pas une « erreur » comme signalé dans le glossaire à l’entrée esbatre, mais une forme de abatre, synonyme de esbatre (cf. les deux exemples signalés dans le DMF). Les folles femmes (117,214) ne désignent pas en contexte des “débauchées”, mais bien des “prostituées”. Il nous semble que les mots ou locutions suivants auraient pu trouver une place au sein du glossaire : service (81,9) “office des morts, office funèbre” ; fleur (81,26) “virginité” ; faire crier que (83,69) “faire une proclamation pour ordonner que” ; mistere (85,47) “signification cachée de qqch” ; proposer la question (85,49) “résoudre” ; mettre le voile au vent (86,77) “appareiller, quitter le port” ; table (88,3) “planche d’un bateau” ; fortuné en mer (94, rubrique) “qui a subi un accident en mer, suite à une tempête” ; lieu publicque (117,214) “maison de prostitution”. On relève par ailleurs un emploi pronominal à sens passif du verbe entendre : « ceste ordonnance ne s’entent point de moy » (114,91), dans laquelle le sujet indique l’objet pour lequel plusieurs interprétations sont données, le complément de spécifiant à qui s’applique ce qui est dit (cf. DMF III.C.4.d) et que l’on peut gloser par “cette règle ne doit pas s’appliquer à moi”. Enfin, une note aurait pu préciser le sens de :« une femme qui feust souffissante a recepvoir l’enfant » (99,71-72), périphrase qui désigne une sage-femme qui se tient en face de l’accouchée pour aider la délivrance et recueillir le nouveau-né (on trouve d’ailleurs le substantif ventriere dans la version littérale).

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13 La bibliographie fournie qui clôt le volume (p. 191-203) devrait être étoffée des références attendues pour l’analyse de la langue, indispensables dans la section « Outils linguistiques et éditoriaux » (cf. supra). 14 En conclusion, cette édition d’Apollonius séduit davantage par la grande richesse de l’apparat critique que par les compléments linguistiques (introduction et glossaire). Elle permet de bien appréhender le travail spécifique de traduction à la fin du Moyen Âge grâce à une minutieuse comparaison entre les textes sources et l’adaptation médiévale, ce qui est conforme aux ambitions affichées de la collection. Grâce à l’abondance du matériau réuni dans cet ouvrage, on voit également tout l’intérêt que l’on pourrait tirer à rééditer les autres versions françaises – et plus spécifiquement la version littérale – dans des éditions savantes répondant aux critères philologiques modernes.

NOTES

1. Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (XIe-XVe). Étude et Répertoire, Claudio Galderisi (dir.), Turnhout, Brepols, 2011. 2. Il existe des traductions dans plusieurs langues européennes : le français, l’anglais, l’espagnol, l’allemand, l’italien, le danois, le grec, le tchèque, le néerlandais. Ces versions en vernaculaire sont rappelées plus loin par l’éditeur (p. 44). 3. Les sigles consacrés par la tradition sont utilement rappelés au préalable sous forme d’un tableau synthétique (p. 41). 4. Signalons ici la coquille sur la page de titre (« d’après le manuscrit de Londres, British Library, ms. Royal 120 C II »). Ce travail n’est pas non plus à proprement parler une « édition critique » comme annoncé à nouveau sur la page de titre : comme le rappellent les directeurs de la collection, « une telle édition ne peut pas être une édition critique, c’est-à-dire fondée sur l’ensemble des manuscrits connus d’une même œuvre » (p. 10). 5. Charles B. Lewis, « Die altfranzösischen Prosaversionen des Apollonius-Romans », Romanische Forschungen 34, 1915, p. 235-242. 6. Le Roman d’Apollonius de Tyr. Version française du XVe siècle d’Apollonius de Tyr, éd. Michel Zink, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 2006, p. 266-287. 7. L’étude ne comprend pas non plus d’analyse des faits stylistiques. 8. Charles-Théodore Gossen, Grammaire de l’ancien picard, Paris, Klincksieck, 1970 ; Gaston Zink, Morphologie du français médiéval, Paris, Presses Universitaires de France, 1997 ; Gaston Zink, Phonétique historique du français, Paris, Presses Universitaires de France, 1999 ; Pierre Fouché, Morphologie historique du français. Le verbe, Paris, Klincksieck, 1967. 9. Nous citons la présente édition par page, puis numéro de ligne : 94,112 signifie donc page 94, ligne 112. 10. À l’intérieur d’un mot, [s] devant consonne peut passer à [r] en picard surtout devant [l] et [n] (Gossen, § 50 et Zink, Phonétique, p. 238). 11. Infinitif picard en -ir (Zink, Morphologie, p. 168-169). 12. Philippe Ménard, Syntaxe de l’ancien français, Bordeaux, Bière, 1994. 13. Christiane Marchello-Nizia, La Langue française aux XIVe et XVe siècles, Paris, Armand Colin, 2005.

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14. Robert Martin et Marc Wilmet, Syntaxe du moyen français, Bordeaux, Sobodi, 1980. 15. « Le traducteur de notre version [devait avoir] sous les yeux un manuscrit latin, qui n’est sans doute pas parvenu jusqu’à nous, et qui pouvait conserver une version mélangeant les parties de la RSt et de la RB et dans un cas spécifique même de la RA » (p. 60). 16. Jean-Jacques Vincensini, « La Cronique et Hystoire de Appollin, roy de Thir, Nantes, Musée Dobrée, impr. 538. Introduction, édition critique et perspectives », « Qui tant savoit d’engin et d’art » : Mélanges de philologie médiévale offerts à Gabriel Biancioto, éd. Claudio Galderisi et Jean Maurice, Poitiers, CESCM (« Civilisation Médiévale », 16), 2006, p. 509-534. 17. On se pose en effet la question de l’utilité de certaines notes, comme la note a, p. 81, la note b, p. 83, la note b, p. 104 ou encore la note d, p. 101 (qui pousse d’ailleurs l’éditeur à une hyper- correction, cf. infra). 18. Comme le rappelle l’éditeur : « le texte oscille souvent entre la nécessité de l’anachronisme et la tentation de la glose » (p. 70). 19. Les miniatures en couleur du manuscrit sont consultables en ligne sur le site de la British Library. 20. On aurait également pu trouver en note une rapide description de ces dernières. 21. La consultation du dossier est facilitée par la reproduction des passages du texte commentés. 22. Comme le rappelle l’éditeur (p. 125), « Les commentaires […] ont pour principal objectif d’expliquer les choix faits par le traducteur médiéval et d’éclairer sa maîtrise de la langue de l’œuvre source ». 23. Un regret cependant : il nous semble que la version littérale (VL) est légèrement sous-estimée dans les commentaires, au profit des versions latines (ce qui répond bien sûr aux ambitions affichées de la collection). 24. « La version de Londres pourrait être la copie d’un texte qui a circulé, a été lu et a été copié au moins en deux exemplaires » (C64, p. 159). 25. On peut regretter cependant l’absence de démarche réflexive sur son établissement. 26. On trouve larrons de mer dans la version littérale.

INDEX

Thèmes : Apollonius de Tyr, Cronique et Histoire des mervilleuses aventures de Appolin roy de Thir

AUTEURS

MATTHIEU MARCHAL

Université du Littoral – Côte d’Opale (ULCO)

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Les Débuts d’une théorie littéraire en France. Anthologie critique Paris, Classiques Garnier, 2011

Xavier Leroux

RÉFÉRENCE

Ulrich Mölk, Les Débuts d’une théorie littéraire en France. Anthologie critique, Paris, Classiques Garnier, « Textes littéraires du Moyen Âge » 19, 2011, 214 p.

1 L’ouvrage publié par Ulrich Mölk consiste, comme l’indique le titre, en une anthologie de textes « d’intérêt poétologique tirés d’ouvrages narratifs et didactiques des XIIe et XIIIe siècles » (p. 39). Elle est précédée d’une introduction (p. 9-38) qui favorise l’exploitation critique des extraits recueillis en rappelant brièvement les principaux jalons qui ont marqué l’émergence d’une théorie de la littérature au Moyen Âge ou, plus exactement, du Moyen Âge. L’ouvrage compte, comme il se doit, une brève bibliographie (p. 191-193) et un index des noms propres (p. 195-198), mais également et d’une façon très pertinente un index terminologique (p. 199-203) et un index thématique (p. 205-207). Ce volume constitue une version revue et mise à jour d’un précédent travail publié en 1969 sous le titre Französische Literarästhetik des 12. und 13. Jahrhunderts (Tübingen, Niemeyer, « Sammlung romanischer Übungstexte » 54).

2 Cette anthologie est composée de 105 extraits, où sont le mieux représentés, suivant le classement choisi par l’auteur « d’après les différents genres littéraires » (p. 39), les chansons de geste (textes 1 à 22), les vies de saints (textes 24 à 33), les romans bretons (textes 39 à 52), les romans courtois non bretons (textes 53 à 67), les récits brefs (textes 69 à 83), la littérature didactique et allégorique (textes 86 à 94) et la littérature historique (textes 95 à 104). On trouve également des textes empruntés à une chanson de croisade (texte 23), à un récit biblique (texte 34), à des épopées antiques (textes 35 et 36), à des romans antiques (textes 37 et 38), à une chantefable (texte 68), au Roman de Renart (textes 84 et 85) et à la rhétorique (texte 105). Comme toute catégorisation générique de textes littéraires, ce classement ne manquera pas d’être discuté. Par

Perspectives médiévales, 37 | 2016 390

exemple, ne serait-ce que par contraste avec les autres textes de Chrétien de Troyes dûment cités et pour ce qu’ils nous apprennent des motivations du narrateur, on pourra regretter que ne soient pas rapportés quelques vers d’Yvain et notamment, dans le prologue, ceux qui conduisent à cette conclusion : « Por ce me plest a reconter / Chose qui face a escouter ». Toujours est-il que ce classement a l’avantage de proposer une organisation raisonnée du recueil dont la discussion même ne manquera pas d’alimenter la lecture critique des extraits réunis. Dans la même perspective, le lecteur se demandera suivant quels critères l’auteur a choisi les passages qui composent finalement ce « choix d’extraits » (p. 39) et l’absence de critères explicites contribuera sans doute à faire de cette anthologie une somme de textes à exploiter sans orientation de lecture préconçue. 3 En effet, ces extraits ne sont précédés que d’une brève notice bibliographique où sont indiquées l’édition de base et, éventuellement, d’autres références utiles. Les extraits sont parfois empruntés à d’anciennes éditions que l’auteur semble avoir utilisées avec assez de vigilance. Par exemple, l’extrait de la Destruction de Rome (texte 14) datant de 1873, Ulrich Mölk le reproduit en tenant compte des corrections apportées par Louis Brandin en 1899 et 1938, sans toutefois mentionner les travaux plus récents de Luciano Formisano de 1981 et 1990. 4 Ces notices ne contiennent aucune remarque susceptible d’orienter l’analyse du texte ; elles traduisent la volonté de l’auteur de proposer à notre réflexion un matériau brut, une anthologie effectivement critique, en ce sens qu’elle tend à l’objectivité. Un bref commentaire aurait toutefois facilité la recontextualisation de l’extrait, du moins lorsqu’il ne constitue pas le prologue de l’œuvre citée. Il faut donc bien considérer ce choix d’extraits comme un corpus de base proposé par Ulrich Mölk à une étude approfondie qu’il appelle explicitement de ses vœux. 5 L’une des caractéristiques de cet ouvrage est d’ailleurs de vouloir « susciter des recherches supplémentaires » (p. 36) plutôt que de rendre compte des analyses et conclusions de son auteur. En bonne méthode, l’introduction se borne donc à revenir sur les problèmes terminologiques qui se posent encore à la critique littéraire, notamment pour aborder les spécificités de la période médiévale. Comme en témoigne la redondance de plusieurs sous-titres dans l’introduction (« Théorie littéraire, critique littéraire, conscience littéraire », p. 9 ; « Conscience littéraire et subjectivité littéraire », p. 17 et « Théorie littéraire – critique littéraire – poétique », p. 23), le texte d’Ulrich Mölk ressasse et considère sous divers angles des notions fondamentales afin d’en expliciter les enjeux. L’auteur s’attarde néanmoins sur deux questions qu’il envisage plus directement en relation avec les textes cités, tout d’abord quand il constate la puissance parodique de certains passages et donc la possibilité d’une critique littéraire implicite (p. 26-30), ensuite quand il réexamine trois prologues jugés plus significatifs (p. 30-34). La dernière partie de cette introduction (p. 34-38) rend compte assez brièvement de l’état de la recherche sur le sujet qui occupe l’auteur et manifeste sa grande générosité intellectuelle par les onze pistes d’étude qu’il fournit au lecteur en guise de conclusions. Ces suggestions sont autant de perspectives d’études dont le développement, en s’appuyant sur cette précieuse anthologie critique, donnera tout son sens au titre programmatique de ce volume.

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INDEX

Mots-clés : anthologie Keywords : anthology Parole chiave : antologia

AUTEURS

XAVIER LEROUX

Université de Toulon

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Les Errances de frère Félix, pèlerin en Terre sainte, en Arabie et en Égypte Paris, Classiques Garnier, 2014

Sylvie Bazin-Tacchella Jean Meyers et Michel Tarayre (éd.)

RÉFÉRENCE

Les Errances de frère Félix, pèlerin en Terre sainte, en Arabie et en Égypte, t. III et IV, éd. Jean Meyers, Michel Tarayre, Classiques Garnier, 2014, 436 et 366 p.

1 Après avoir édité en 2013 les traités 1et 2 (tome I) et les traités 3 et 4 jusqu’à l’arrivée à Jérusalem (tome II) du monumental récit de voyage en Orient, l’Evagatorium de frère Félix Fabri, sous le titre des Errances de frère Félix, Jean Meyers et Michel Tarayre nous ont offert en 2014 deux nouveaux volumes, la suite du traité 4 consacrée aux deux journées capitales du 14 et 15 juillet 1483 (tome III) et à la période du 16 au 20 juillet 1483 (tome IV). La publication aux éditions Garnier reprend et enrichit le travail collectif initié par Nicole Chareyron, qui avait abouti à la publication de trois volumes (les deux premiers aux Presses Universitaires de Paul-Valéry et le dernier aux Presses Universitaires de la Méditerranée) et qui s’était poursuivi après la disparition de Nicole Chareyron avec la préparation d’un 4e volume. La réédition du texte latin et sa première traduction intégrale en français permet d’accéder à une œuvre passionnante et touffue, dont le texte latin avait été publié entre 1843 et 1849 par Konrad D. Hassler, mais il avait fallu attendre la fin du xxe siècle pour qu’une première traduction intégrale paraisse en allemand, celle de Herbert Wiegandt et Herbert Krauss (Stadtbibliothek Ulm, 1998).

2 Les deux nouveaux volumes suivent les mêmes principes d’édition que les précédents : l’édition critique du texte latin est fondée sur le manuscrit autographe de Félix Fabri (Ulm, Stadtbibliothek, codex 19555, 1-2, 294 et 264 ff.) qui a permis de corriger les mélectures et les omissions de l’édition de K. D. Hassler et d’indiquer dans le texte latin

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et la traduction tous les passages ajoutés par Fabri, qui montrent qu’il a travaillé sur son texte pendant une longue période, de 1484 à 1494 ou 1495 ; la traduction française est une entreprise collective unifiée qui veut avant tout rester fidèle à l’original latin ; une abondante annotation offre de nombreux rapprochements avec d’autres récits de voyage et donne les références utiles pour identifier lieux, personnes, citations ou allusions. D’utiles index des lieux, des personnes et des sources citées explicitement ou dont Fabri s’inspire directement se trouvent à la fin de chacun des volumes. On peut regretter l’absence de cartes permettant de visualiser les itinéraires maritimes et terrestres du pèlerin, et de localiser les lieux vénérés à Jérusalem et dans ses environs, ainsi que dans les autres lieux de Terre Sainte. S’il n’est pas toujours aisé de définir l’emplacement de certains lieux, dans la plupart des cas il existe une tradition quasi ininterrompue jusqu’à nos jours. Autre regret, en partie seulement compensé par l’index des lieux : il manque une table des matières détaillée à la fin de chaque volume, permettant au lecteur de se retrouver plus facilement dans les Errances. 3 Comme dans les deux précédents volumes, le lecteur retrouve un récit de pèlerinage qui réussit à « transmuer le reliquaire architectural et spirituel qu’était alors Jérusalem en un monument littéraire digne de le représenter au plus près de son état », selon une belle formule de N. Chareyron (t. III, Avertissement, p. 8). Le tome III comprend la suite du traité 4, entièrement consacré aux deux journées du pèlerinage à Jérusalem, les 14 et 15 juillet. La première journée, qui commence la veille (« Le quatorzième jour – en faisant commencer la journée le soir du jour précédent, car la procession aux lieux saints est ainsi réglée –, à l’heure où le soleil déclinait, on indiqua à tous les pèlerins d’expédier leur dîner et de se rendre aussitôt sur le parvis ou place qui se trouve devant le l’église du Saint-Sépulcre », Ibid., p. 15), est celle de la visite au Saint-Sépulcre et la deuxième celle de la visite des lieux saints de Jérusalem. L’étirement du traité et des unités journalières est liée à la « stratégie discursive » de Fabri (v. Introduction générale, t. I, p. 23) et à la mise en relief du cœur du pèlerinage qui est Jérusalem. La composition vise à refléter l’errance du pèlerinage, qui conduit à Jérusalem, mais également qui entraîne le pèlerin à l’intérieur de la ville sainte ou autour et à l’intérieur même du Saint- Sépulcre. Ainsi le récit progresse-t-il au gré des étapes de la procession nocturne comme des autres visites, tout en étant constamment interrompu par des digressions, qui est la marque même de l’Evagatorium : L’œuvre, dans laquelle l’auteur ouvre des fenêtres sur tout et insère à l’infini des digressions de toutes tailles, a de ce fait pris les dimensions d’une encyclopédie, d’une véritable somme, qui n’a plus rien à voir avec les récits modélisés des visites des lieux saints. Dans le livre-éphéméride, l’unité journalière s’avère modulable selon les moments et les lieux traversés : elle peut aller d’un simple paragraphe à plusieurs dizaines de folios telles, par exemple, les gigantesques journées du 13 et du 14 juillet 1483 à Jérusalem. […] Or ce sont les digressions, elles-mêmes extensibles, qui expliquent ces variations de l’unité journalière, puisque, chez Félix Fabri, tout est prétexte à « divaguer » plus ou moins longuement (t. I, Introduction générale, p. 26). 4 Les digressions peuvent être de nature très diverse : anecdotiques, affectives et idéologiques, encyclopédiques (géographiques, historiques ou ethnologiques), ludiques et autobiographiques (v. t. I, Introduction générale, p. 26-39). Dans le tome III, l’énumération des rois de Jérusalem (p. 76-77) ou le long développement sur Jérusalem, centre du monde (p. 81-87) constituent des digressions encyclopédiques. Mais la digression peut prendre les dimensions d’un texte autonome comme la description du Saint-Sépulcre intercalée entre deux séquences du récit proprement dit. La description

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(p. 127-207) obéit à un plan particulier exposé en préambule et essaie de résoudre les contradictions entre ce qui a été vu par les pèlerins de 1483 et ce qui est décrit dans des récits plus anciens. Félix Fabri explique lui-même les difficultés rencontrées dans sa Lettre aux frères d’Ulm (t. I, p. 75) : Donc, pour pouvoir rendre plus claire et plus riche la description que vous m’avez demandée, je me suis perdu dans le travail pendant la période que j’ai passée au couvent après mon premier voyage ; j’ai parcouru presque tous les livres de l’Écriture canonique et catholique, textes et gloses, j’ai lu en entier les récits de pèlerinage anciens et récents, même ceux des chevaliers, et j’ai examiné attentivement les descriptions antiques et modernes de la Terre sainte ; j’ai tiré de tous ces livres tout ce qui était utile à mon projet et de cette collection, j’ai réalisé un gros volume. 5 La troisième partie du tome III relate la visite aux lieux saints dans la ville de Jérusalem et aux alentours. C’est un témoignage exceptionnel sur le pèlerinage organisé par les frères mineurs qui commémore toutes les étapes de la Passion dans un ordre désormais fixé au 15e siècle, avec des prières collectives et des méditations sur les différents lieux indiquées par le Processionnal, régulièrement évoqué par Félix Fabri. Mais ce dernier manifeste également une piété personnelle et un vrai désir de recueillement loin de la masse des pèlerins, comme le montre la nuit passée dans le Saint-Sépulcre après la procession (t. III, p. 95) : La majeure partie des pèlerins, en effet, ayant allumé des lampes, se promenèrent à leur gré à travers tous les lieux saints dont on a parlé plus haut et ils allèrent tantôt ici tantôt là selon l’inspiration de leur dévotion. […] Il y a d’ailleurs plus de dévotion et de recueillement dans ces visites individuelles des lieux saints que dans la procession commune, qui ne va pas sans presse, bousculade, désordre, chants et plaintes ; là, au contraire, c’est le silence et la paix. Après avoir fait de nouveau le tour, je descendis au lieu de l’Invention de la sainte croix et je lus l’office des matines. J’éprouvais en effet un grand bonheur en ce lieu souterrain, parce qu’il était paisible et en harmonie avec moi ; car le mont du Calvaire et le sépulcre du Seigneur et tous les lieux d’en haut étaient constamment pleins de pèlerins et de tumulte. 6 Plus loin, il évoque son plaisir à revenir à l’endroit où se cacha saint Jacques, à l’emplacement d’une église et d’un cloître dominicains détruits : Après le départ des pèlerins, je me suis rendu assez souvent à cet endroit ; j’y lisais mon livre d’heures, j’en parcourais les grottes avec attention et quelquefois j’avais l’impression d’être au sein d’une communauté de frères, et j’en avais la joie au cœur. 7 Et frère Félix d’énumérer toutes les raisons qui en feraient un lieu adapté à une communauté de Prêcheurs (Ibid., p. 377-381).

8 Le tome IV s’ouvre sur le départ de Jérusalem pour Bethléem le 15 juillet au soir. Le récit de Fabri évoque les différentes dévotions sur les lieux saints du trajet, puis l’arrivée à l’église de la Nativité, et les différentes stations prévues par le Processionnal (grotte de Saint Jérôme, crypte de saint Eusèbe, chapelle de la circoncision, chapelle des Mages, grotte de la Nativité, seconde grotte, grotte des saints innocents), le repas et le repos avant l’office de nuit et la grand-messe, la sortie de Bethléem pour visiter l’église et le champ des bergers, puis le retour à l’église de la Nativité, avant de regagner par la même route Jérusalem pour le déjeuner du 16 juillet. Les détails concrets rendent le pèlerinage vivant :

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Nous entrâmes alors dans le cloître, nous nous installâmes par petits groupes et nous sortîmes de nos sacs les provisions que nous allions emportées de Jérusalem ; nous mangeâmes et nous bûmes de l’eau (t. IV, p. 85) 9 mais la meilleure eau que Fabri ait bu outre-mer ! Félix Fabri décrit tous les lieux saints, mais il s’arrête surtout sur la grotte de la Nativité, « le lieu de la très douce nativité du Christ », marquée par une dalle de marbre blanc dont la bonne odeur enflamme ses sens, comme il le dit, non pas « allégoriquement, dans un sens mystique, mais en vérité j’affirme que je l’ai ressenti ainsi physiquement chaque fois que j’ai appliqué mes lèvres sur la pierre sacrée » (p. 55). Plus loin, il justifie la longueur de sa contemplation par son émotion sensible : Je l’avoue, je me suis trop égaré de mon propos, mais pardonne-moi, aimable lecteur, de vouloir que tu saches qu’il n’y a pas de lieu sur toute la Terre sainte auquel je sois plus sensible et dans lequel la bonté divine s’offre avec plus d’évidence au pèlerin. » (p. 65) 10 On retrouve constamment ce mélange d’érudition et d’esprit critique qui anime frère Félix. Il rapporte ainsi une « histoire puérile » de petits cailloux pareils à des pois blancs au sujet du champ d’Habaquq, qui lui rappelle une « fable » identique d’un champ de son pays, près de Geislingen (p. 29) ; il n’hésite pas à escalader un mur ancien, présenté comme un vestige de la maison de Jacob : « Au fait, un jour où je suis repassé ici, j’ai escaladé le mur et j’ai découvert avec certitude que ce mur était un soutien du canal par lequel les eaux descendaient autrefois à Jérusalem. » (p. 31) ; il s’arrête longuement sur ce que l’on raconte du lait de la Vierge qui s’écoulerait de la seconde grotte et conclut : Avant d’en faire l’expérience, je me suis souvent demandé d’où ce lait pouvait venir ou par qui il avait été recueilli et conservé, jusqu’à ce que j’apprenne par expérience que ce n’est rien d’autre qu’un liquide suintant d’une roche souterraine. 11 Mais le dominicain par sa foi en la puissance divine n’hésite pas à exalter les vertus du lait virginal qui « fortifia et renforça l’enfant Jésus à tel point que le calice de la passion la plus amère lui fut doux et qu’il put pardonner facilement toute l’injustice dont nous étions responsables. » (p. 77). Dans le volume précédent (t. III, p. 47-49), la sudation merveilleuse des colonnes de la chapelle de sainte Hélène avaient suscité tout un développement de frère Félix qui se terminait ainsi : Ce que j’ai dit plus haut à propos des colonnes, je l’ai entendu de la bouche de catholiques simples et dévots, et de pauvres femmes dévotes, dont je ne veux pas dédaigner la piété, ni rejeter la dévotion. Je sais bien que ce qui peut être fait par le travail de la nature ne doit pas être attribué aux miracles. En effet, il existe un certain type de pierre, apparenté au marbre, appelé emdros, d’où dégoutte toujours de l’eau, où qu’elle se trouve dans l’édifice. […] Le commun s’étonne de cela, tenant pour un miracle ce qui n’est pourtant qu’un phénomène naturel. Je pense en fait que ces colonnes sont en emdros, qu’elles ruissellent donc et sont humides naturellement. 12 En revanche, son scepticisme éclate au sujet du commerce des reliques des saints Innocents : Ce commerce me parut suspect et pour ainsi dire insultant, fourbe et abusif ; c’est pour cette raison que je me suis tourné vers un homme d’expérience et que j’ai approfondi avec lui la question de savoir ce qu’il fallait penser de ces corps d’enfants vendus par le sultan […] Et c’est ainsi que les fidèles du Christ sont abusés et dépossédés de leur argent. Car ces infidèles connaissent notre ardent désir de posséder des reliques, et c’est pourquoi ils proposent du bois sensé provenir de la

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sainte Croix, mais aussi des clous, des épines, des os et toutes sortes de choses de ce genre, afin d’abuser les imprudents et de les dépouiller de leur argent. (t. IV, p. 81). 13 Ce qui ne remet nullement en cause à ses yeux le pouvoir des reliques et celui des lieux saints, puisque son récit continue d’égrener comme celui de ses prédécesseurs les dévotions rendues et les indulgences reçues.

14 De la même manière que la description du Saint-Sépulcre avait été intercalée entre le récit de la visite au saint Sépulcre et celle des saints lieux dans Jérusalem et dans ses alentours une longue description de Bethléem vient s’enchâsser entre la visite à Bethléem et la nouvelle nuit près du Sépulcre, dans l’intervalle du repos pris par les pèlerins : Après le déjeuner, nous nous installâmes pour nous reposer parce que la nuit précédente, nous avions veillé près de l’étable du Seigneur, et que, la nuit suivante, nous allions veiller à nouveau près du tombeau de notre très saint Seigneur. Suit la description de Bethléem. (Ibid., p. 107) 15 Après une digression sur la construction des noms de lieu en hébreu et en allemand (p. 109-113), frère Félix compare les différents états du lieu de la naissance du Christ jusqu’à son époque (p. 119-153). Sa relation de la deuxième nuit passée dans le Saint- Sépulcre est surtout l’occasion de présenter la cérémonie de l’adoubement des chevaliers du Saint-Sépulcre (p. 161-165) et un éloge de la chevalerie du Saint-Sépulcre en quarante points (p.165-185). Frère Félix insère également un sermon qu’il a donné aux seigneurs nouvellement adoubés pour les exhorter à accomplir ce à quoi ils se sont engagés (p. 189-193). On trouvera dans la suite du volume la relation du pèlerinage vers les monts de Judée et la maison de Zacharie, lieu saint de la Visitation, occasion d’une longue digression au sujet d’une polémique sur l’Ave Maria qu’il conclut par un « Mais je me suis assez égaré sur le sujet ! » (p. 207-215). Après avoir évoqué le lieu de la naissance de Jean-Baptiste, le pèlerin détaille les difficultés rencontrées pour se rendre au Jourdain, les discussions avec le patron et le truchement. Il rapporte sa peur de mourir sans les habits de son ordre lors du bain dans le fleuve, puis s’interroge longuement sur les accidents fréquents lors du bain, ainsi que sur les superstitions liées à l’eau du Jourdain et sur l’interdiction de la transporter sur les navires (p. 255-263). Il conclut : La preuve que ce n’est que superstition, c’est que l’on en découvre beaucoup qui ont transporté de cette eau, même s’ils ont bien mal agi puisque le pape l’a interdit. Mais je me suis bien assez égaré en passant du bain dans le Jourdain à la navigation sur la Méditerranée. 16 Bien des découvertes attendent encore le lecteur qui prend la peine d’emboîter le pas de frère Félix dans ses errances géographiques et livresques. On reste fasciné par cette aventure à la fois singulière et collective et par l’œuvre que le religieux d’Ulm en a tirée.

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INDEX

Thèmes : Jérusalem, Saint-Sépulcre, Terre Sainte, Errances de frère Félix, Evagatorium nomsmotscles Félix Fabri, Frère Félix Mots-clés : récit de voyage, voyage Keywords : journey, travel book Parole chiave : narrativa di viaggio, viaggio

AUTEURS

SYLVIE BAZIN-TACCHELLA

Professeur de langue médiévale – université de Lorraine

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Le Jeu d’Adam

Maria Colombo Timelli Christophe Chaguinian, Catherine Bougy et Andrea Recek (éd.)

RÉFÉRENCE

Le Jeu d’Adam, établissement du texte, traduction et introduction de Christophe Chaguinian, étude linguistique du texte par Catherine Bougy, étude des répons par Andrea Recek, Orléans, Paradigme, « Medievalia » 85, 2014, 222 p.

1 Les éditions du Jeu d’Adam, monument du théâtre médiéval français, ne manquent certes pas – on en compte une dizaine au XXe siècle, auxquelles s’ajoutent deux éditions plus récentes encore : celle de Sonia Maura Barillari en 2010 (Roma, Carocci, avec traduction italienne) et celle de Véronique Dominguez en 2012 (Paris, Champion Classiques, avec traduction en français moderne). Christophe Chaguinian justifie donc son travail et cette nouvelle édition non pas par des raisons rattachées au texte au sens philologique – un seul manuscrit transmet le Jeu, qui pose néanmoins de nombreux problèmes à cause d’une versification particulièrement irrégulière –, mais par des questions d’interprétation. Il met notamment en question : (1) l’origine monastique de la pièce, qui appartiendrait au contraire « au répertoire d’une église cathédrale ou une importante collégiale » (p. 9) ; (2) la cause des irrégularités métriques, qu’il attribue non pas au copiste ou à la tradition manuscrite perdue, mais aux acteurs ; (3) le rapport entre répons en latin et pièce en français : plutôt que de voir dans les vers une farciture des répons, ceux-ci auraient été ajoutés dans un second temps.

2 L’« Introduction » vise surtout à fournir les preuves – ou, mieux, quelques indices – qui permettent d’étayer les hypothèses formulées par l’éditeur. La description du manuscrit de Tours (Bibliothèque Municipale 927) étant nécessairement de seconde main (« la bibliothèque rend la consultation du manuscrit difficile » et C.C. ne l’a eu entre ses mains qu’une seule fois : p. 12 et note 5), la discussion porte rapidement sur d’autres problèmes : le rapport entre le Jeu et les Quinze signes du Jugement dernier, qui suivent immédiatement dans le manuscrit et font partie de la même unité codicologique (f. 40-46), mais qui sont exclus de cette édition, puis entre le Jeu et les

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répons. Souvent C.C. prend le contrepied des opinions reçues : par exemple, si Paul Aebischer voyait dans le Jeu une pièce lacunaire, celle-ci est complète aux yeux de l’éditeur ; encore, le drame devait trouver son lieu de représentation à l’intérieur de l’église, plutôt qu’à l’extérieur ; quant à la période, elle serait à situer dans le temps de Noël ; l’auteur, anglo-normand pour la plupart des critiques, serait plutôt continental (p. 47 ; voir infra, l’analyse linguistique). Dans l’ensemble, C.C. estime qu’au lieu de définir le Jeu comme « une pièce atypique » (p. 32), il vaudrait mieux de réviser nos propres paramètres de définition du drame liturgique. Son argument le plus faible nous semble être la discussion de la métrique, dont on a rappelé les anomalies (avec nombre de vers hypo- ou hypermétriques) : selon C.C. le manuscrit garderait les traces du jeu des acteurs, qui auraient modifié les vers pour obtenir « une diction plus naturelle » (p. 52) ; à ses yeux, la copie de Tours pourrait même être le résultat de l’assemblage des « rolets ayant servi au spectacle » (p. 54). On entrevoit les mérites et les points faibles de cette étude liminaire : si elle fait le point de toutes les questions fondamentales que pose cette pièce unique, et sur les réponses offertes jusque là par la critique, les arguments que fournit les nouvel éditeur ne nous semblent pas toujours solides. 3 Le texte, édité sur la page de gauche avec apparat critique, est accompagné de la traduction en français moderne, publiée en regard (p. 72-145). Quelques choix nous paraissent discutables, par exemple au v. 52, où « n’en » devrait être lu « nen » (« Et serras sains, nen sentiras friczion » : la confusion nen /non est pourtant commentée dans la note 6 p. 147 ; trad. p. 77 : « Tu seras sain, tu ne sentiras pas de frissons »). Le commentaire aux v. 323-325 nous paraît franchement contestable ; juste après avoir goûté la pomme, Adam s’exclame : « Allas ! Pecchable, que frai ? Mun criator cum atendrai ? Cum atendrai mon criator… ? » (trad. p. 99 : « Hélas ! Pécheur, que vais-je faire ? Comment vivrai-je en attendant l’arrivée de mon créateur ? ») ; dans la note 46, p. 153, C.C. affirme en effet : « Il nous semble qu’Adam parle ici non de l’arrivée de Dieu qui va punir, mais de celle du Sauveur auquel il est fait allusion au v. 334 » (« En emfer serra ma demure Tant que vienge qui me sucure », v. 333-334) ; à notre avis, il s’agit plus vraisemblablement de la reprise, en chiasme, de la même formule, Adam exprimant ici tant son désespoir que sa crainte à l’égard de Figura. À un endroit, il nous semble que l’expression de la valeur minimale par une image figurée n’a pas été reconnue : « Icist conseil ne vealt un oef ! » (Caïn au v. 664 : trad. « Ce conseil ne vaut rien » p. 123 ; pas d’entrée oef dans le Glossaire). La traduction est parfois approximative : ainsi au v. 549, où « Menez en serroms en emfer laidement » (Adam à Ève ; la leçon laidement est douteuse) est traduit « Pour notre peine nous serons emmenés en Enfer » p. 115 ; ou au v. 581, où « Tu mesfesis mes jo sui la racine » (Ève à Adam : sic, ajouter une virgule avant mes) est traduit « Tes mauvaises actions, j’en suis la source »p. 117 ; encore, v. 628, « Jo t’en chasti » (Abel à Caïn) devient « Je t’implore » en fr. moderne p. 121. On souhaiterait parfois une ponctuation un peu plus généreuse : au v. 187, « Escut Adam entent a moi » (trad. « Écoute Adam, fais attention à ce que je dis »), le vocatif gagnerait à être isolé par deux virgules, tant en ancien français qu’en français moderne. 4 Dans les Notes p. 147-160 sont réunis des commentaires développés sur le manuscrit, la langue, la versification ; parfois les choix des éditeurs précédents sont rappelés et discutés : curieusement, l’édition Dominguez n’y est jamais citée. Le Glossaire (p. 161-168), selon les propres mots de l’éditeur, « ne contient que les mots et epressions qui nous semblent pouvoir poser problème » (p. 161). Nous nous permettons une remarque à propos de manage, traduit « fait d’habiter » p. 165, alors que ce serait

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plutôt la locution faire manage (« habiter, séjourner ») qu’il faudrait analyser (et d’ailleurs le v. 100, « ici feras manage », est bien traduit « tu vivras ici » p. 81). 5 Catherine Bougy s’est chargée de l’« Étude de la langue » (p. 169-212) ; son analyse, détaillée, vise à distinguer dans la mesure du possible ce qui revient au scribe et ce qui remonte à l’auteur, ainsi qu’à montrer l’origine continentale, normande, du texte : pour ce faire, C.B. souligne aussi l’absence de certains phénomènes typiques de la langue insulaire du XIIe siècle. La conclusion, prudente, revient encore sur le caractère « énigmatique » du texte (p. 210), même si l’hypothèse de l’intervention d’un ou des « interprètes de la pièce » est une fois de plus avancée (p. 211). 6 Quelques pages sont aussi consacrées aux sept incipit de répons latins (office de matines de la Septuagésime) enchâssés dans la pièce : Andrea Recek, Étude sur les répons du Jeu d’Adam, p. 213-220, avec liste des manuscrits qui contiennent les répons présents dans le Jeu. 7 Une « Bibliographie sélective » est réunie aux p. 59-69.

INDEX

Thèmes : Jeu d’Adam

AUTEURS

MARIA COLOMBO TIMELLI

Université Paris IV-Sorbonne

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On Famous Women. The Middle English Translation of Boccacio’s De Mulieribus Claris Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2015

Alexandra Velissariou Janet Cowen (éd.)

RÉFÉRENCE

On Famous Women. The Middle English Translation of Boccacio’s De Mulieribus Claris, éd. Janet Cowen, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, « Middle English Texts » 52, 2015, 132 p.

1 Le présent ouvrage constitue l’édition critique d’une traduction anonyme en moyen anglais du célèbre recueil de Boccace, De mulieribus claris. L’édition se fonde sur le manuscrit Additional 10304 de la British Library. Après une liste des abréviations et des images reproduites dans le volume (les feuillets 7v et 8r du manuscrit en question), l’introduction (p. xi-li) précise que le manuscrit de base constitue l’unique copie connue à ce jour de la traduction versifiée en moyen anglais, qui elle-même n’est qu’une traduction partielle du recueil de Boccace. Il s’agit ici de la troisième édition du texte, qui fait suite à celle, partielle, de Julius Zupitza (« Über die mittelenglische Bearbeitung von Boccaccios De claris mulieribus in der Handschrift des Brit. Mus. Add. 10,304 », Festschrift zur Begrüssung des fünften Allgemeinen Deutschen Neuphilologentages, éd. Julius Zupitza, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1892) et celle de Gustav Schleich (Die Mittelenglische Umdichtung von Boccaccios De claris mulieribus, Leipzig, Mayer & Müller, 1924), qui donne l’intégralité du texte en moyen anglais.

2 La traduction contenue dans le manuscrit British Library, Additional 10304 est composée de 1792 vers en moyen anglais regroupés en stances de septains. Sont aussi insérées dans la traduction deux strophes élégiaques en latin : la première, longue de quatorze vers, se trouve en tête du poème en moyen anglais ; la seconde, longue de 18

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vers, se situe juste après le vers 217 et précède la partie du poème consacrée à Ève. Le terminus ad quem de la composition du texte nous est connu grâce aux évocations du Fall of Princes de John Lydgate, œuvre rédigée entre 1431 et 1438, et à la datation de l’écriture vernaculaire (circa 1440-60). Le manuscrit lui-même, qui contient exclusivement ce poème, est composé de 45 feuillets précédés de deux feuillets vierges et suivis de trois autres feuillets blancs. Il comporte un filigrane en forme d’une lettre gothique (P) surmontée d’une fleur. Le texte est copié dans une écriture cursive, sur une seule colonne de 21 lignes. La reliure est du XVe siècle. Le manuscrit provient de la bibliothèque du collectionneur Richard Heber et appartenait au XVIIIe siècle à une certaine Lady Elizabeth Darcy. L’ex-libris où figure une couronne n’a pas été identifié. 3 Pour ce qui est de la source du texte en moyen anglais, l’auteur affirme qu’il a utilisé un texte en latin. Comme le note l’éditrice, on peut aussi supposer qu’il a consulté une version française. Le translateur a également enrichi le texte grâce à l’ajout de références mythologiques et antiques. Même s’il ne les nomme pas explicitement, il cite visiblement Ovide et Virgile. Il pourrait s’agir de citations de seconde main, tirées de sources intermédiaires, ou bien tout simplement d’éléments relevant d’une culture générale. 4 Le texte en moyen anglais reprend dans l’ordre les dix premiers chapitres du De Mulieribus Claris, centrés sur les figures féminines suivantes : Ève, Semiramis, Ops, Junon, Cérès, Pallas, Vénus, Io, Isis, Europe et Libye. Dans le reste du texte, l’auteur a procédé à un choix de sujets, traitant successivement des personnages suivants : Camille, Erythrée, Almathée, Circé, Médée, Manto, Sappho, Carmenta, Tamyris, Artémis et Tamaris. En retenant presque exclusivement (Ève constitue l’unique exception du texte) des femmes célèbres issues de la tradition païenne, l’auteur a fait de sa traduction une œuvre inhabituelle par rapport aux autres recueils médiévaux de vies de femmes exemplaires. De par ce choix, on peut le rapprocher du texte de Geoffrey Chaucer, The Legend of Good Women, même si les deux textes n’ont qu’un seul exemple en commun, celui de Médée, et si l’auteur de la traduction ne fait aucune allusion à son prédécesseur. Le texte met en avant plusieurs thèmes : la chasteté, la fidélité conjugale, l’art guerrier, la connaissance, la littérature et l’invention. 5 À la fin du texte, le translateur conclut en espérant que la réaction favorable de son lectorat lui permettra de continuer son travail, en en augmentant le volume. Ainsi, son choix aurait pu s’étendre à d’autres vies de femmes célèbres. Grâce à l’utilisation de la langue vernaculaire, le public potentiel du recueil s’est élargi par rapport au texte latin de Boccace, et l’on remarque que l’auteur l’adresse au lectorat féminin en général. Cependant, on ne peut pas limiter la réception du texte au seul public féminin, puisque les exemples de femmes célèbres, qui mettent en avant des connaissances et des activités typiquement masculines, ont également pour objectif d’inciter le lectorat masculin à ne pas se laisser surpasser. Les références à Boccace, et à son modèle, Pétrarque (auteur du De viris illustribus), permettent en outre à l’auteur de se situer, avec Lydgate (le traducteur du De casibus), dans la droite ligne des célèbres hommes de lettres italiens. 6 Pour ce qui est de la traduction en moyen anglais proprement dite, l’éditrice remarque qu’elle ne constitue pas une traduction littérale du texte boccacien. L’auteur s’est souvent permis d’abréger ou de développer le matériau narratif original. L’ajout notamment de binômes synonymiques pourrait confirmer l’hypothèse d’un recours à une version française du De mulieribus claris. Le volume contient ensuite une analyse

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linguistique du manuscrit, que l’éditrice a confrontée à celle du Fall of Princes de Lydgate. Si les deux textes présentent de nombreuses formes communes, il manque au recueil anonyme les traits dialectiaux de la région du Suffolk propres au texte de Lydgate. S’ensuit une riche étude de la versification qui, une fois de plus, permet de comparer la traduction anonyme avec le texte de Lydgate et avec le modèle de ce dernier, le recueil de Chaucer. L’édition proprement dite est suivie de nombreuses notes linguistiques (portant sur les corrections du scribe, les lectures posant problème, les choix de l’éditrice et les choix du précédent éditeur, Schleich), puis de très utiles commentaires littéraires (p. 56-93) explicitant la traduction et la mettant en lien avec les autres recueils déjà évoqués. Le glossaire recense tous les termes dont la forme et/ ou l’usage diffèrent des habitudes du moyen anglais. Il est suivi d’un index des noms propres. Le volume s’achève sur une bibliographie succincte recensant œuvres littéraires et travaux critiques sur le sujet. Cet ouvrage, qui a le grand mérite de dévoiler au grand jour un texte relativement peu connu, sera assurément d’une très grande utilité pour tous ceux qui s’intéressent à la tradition des récits de vies exemplaires.

INDEX

Thèmes : Almathée, Artémis, Camille, Cérès, Circé, Erythrée, Europe, Ève, Io, Isis, Junon, Libye, Manto, Carmenta, Médée, Ops, Pallas, Sappho, Semiramis, Tamaris, Tamyris, Vénus, De casibus, De mulieribus claris, De viris illustribus, The Fall of Princes, The Legend of Good Women Keywords : exemplary life, woman Parole chiave : donna, vita esemplare Mots-clés : femme, vie exemplaire nomsmotscles Boccace, Geoffrey Chaucer, John Lydgate, Ovide, Pétrarque, Virgile

AUTEURS

ALEXANDRA VELISSARIOU

Université du Littoral – Côte d’Opale / Unité de Recherche H.L.L.I.

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Le Pas du Perron Fée. Édition des manuscrits Paris BnF fr 5379 et Lille BU 104 Paris, Honoré Champion, 2013

Anne Berthelot Chloé Horn, Anne Rochebouet et Michelle Szkilnik (éd.)

RÉFÉRENCE

Le Pas du Perron Fée. Édition des manuscrits Paris BnF fr 5379 et Lille BU 104, éd. Chloé Horn, Anne Rochebouet, Michelle Szkilnik, Paris, Honoré Champion, « CFMA » 169, 2013, 316 p.

1 Le Pas du Perron Fée est un objet fascinant en ce qu’il nous ouvre des aperçus largement inédits sur ce que l’on pourrait considérer comme les RPG (Role Playing Games) de la fin du Moyen Âge. En effet, en quoi consiste le « Pas » ? En une mise en scène élaborée de jeux chevaleresques, où, comme le disent les éditrices, l’essentiel n’est pas tant les combats ou les coups portés, mais bien les costumes et l’appareil des combattants – mais cette mise en scène relativement simple sur le plan de l’événementiel est paradoxalement introduite par un effort de « mise en fiction » passablement élaboré, qui revisite la tradition des grands romans du XIIIe siècle, fût-ce pour y prélever seulement une situation canonique, celle de la prison du chevalier entre les mains d’une dame « faee ».

2 À ce titre, le Pas du Perron Fée n’est pas tant un objet littéraire qu’un artefact dont la valeur tient aux révélations qu’il offre sur la vie culturelle et curiale dans l’espace bourguignon des années 1460. Dans ce cas précis, il est particulièrement intéressant de comparer les différents « comptes-rendus » conservés de l’événement, dont le degré d’intérêt pour le porche narratif est très variable, alors que le nombre des témoins qui nous restent témoignent d’un vif intérêt pour la manifestation en elle-même. Les

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éditrices recensent en effet huit manuscrits contenant une version du Perron Fée, qu’elles répartissent en trois rédactions, tout en précisant bien qu’il ne s’agit pas d’un stemma de manuscrits à partir d’une source commune, mais de relations indépendantes les unes des autres. Cette relative richesse interroge, dans la mesure où il est peu probable qu’un événement de ce type, si prestigieux et socialement important puisse-t- il être, conserve une pertinence au-delà des quelques mois qui suivent la performance proprement dite. 3 Le Pas du Perron Fée se divise en trois parties : la première, comme on l’a dit, est l’« argument » narratif de l’entreprise ; la deuxième est la description, journée par journée et participant par participant, des joutes et combats prescrits par les « statuts d’armes » du Pas. La troisième enfin est le récit de ce qui suit ces combats : la proclamation des résultats, la remise des prix, la fête courtoise culminant avec un banquet somptueux, et la remise à chacun des participants d’un « brevet » poétique à mi-chemin entre la louange et la prophétie. Certains manuscrits abrègent considérablement la première partie, d’autres (ou parfois les mêmes) escamotent entièrement la section des brevets, ou n’en mentionnent, en marge des noms de leurs destinataites, que leurs deux ou trois premiers mots, comme s’il s’agissait de notes de référence renvoyant à une version plus complète bien connue du rédacteur. 4 Les éditrices ont accompli un travail remarquable : leur introduction procure au lecteur peu averti les bases lui permettant de situer historiquement et culturellement le document considéré, et expose les raisons qui ont amené au choix des deux manuscrits édités, Paris Bibilothèque nationale de France, français 5739, unique représentant de la rédaction C, et Lille Bibliothèque Universitaire 104, représentant de la rédaction B, apparemment la plus populaire. Elle propose également des explications et des éclaircissements concernant les intentions des rédacteurs, et des compilateurs des manuscrits, en présentant le contenu complet de ceux-ci. Cette section descriptive est prolongée par une étude de la langue des manuscrits, et par un exposé relativement étoffé des principes de l’édition. Suivent les textes des deux manuscrits, chacun accompagné de ses propres notes (6 pages pour Paris, 13 pages pour Lille). Plusieurs annexes complètent le volume : d’abord, l’édition de la portion du manuscrit Cambrai Bibliothèque Municipale 1114, seul représentant de la rédaction A, qui s’écarte le plus des deux autres versions. Ensuite, un tableau synoptique présentant l’ordre de passage des combattants des différentes épreuves, puis un autre rendant compte de l’attribution des brevets aux différents participants. Finalement, un index des noms propres et un glossaire copieux (plus de 42 pages) contribuent à familiariser le lecteur avec un matériau passablement exotique. 5 Si utiles que soient ces annexes, en particulier la deuxième et la troisième, qui permettent de confirmer la stabilité des données dans les différentes versions du Pas, le lecteur reste un peu sur sa faim en ce qui concerne les notes et l’index des noms propres : bien sûr, il n’était pas question de rédiger des notes deux fois plus longues que le texte mais, personnellement, j’ai à plusieurs reprises éprouvé une certaine frustration en ne trouvant pas la réponse à une des multiples questions suscitées par un texte souvent énigmatique. De même, l’index des noms propres est un outil inestimable, mais pas assez détaillé compte tenu de la complexité des parentèles et alliances politiques qui sont en jeu au fil des journées du Pas. 6 Au total, cet assez mince volume (316 pages, dont à peine 120 consacrées aux textes du Pas du Perron Fée proprement dits) est à la fois un modèle en son genre et un exercice

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virtuose dont l’utilité n’apparaît pas clairement. Peut-être est-ce à la mesure du Pas lui- même : pourquoi convoquer un prologue romanesque qui, tout particulièrement dans le manuscrit de Lille, convoque toute une bibliothèque arthurienne afin de construire un scénario très élaboré, pour consacrer ensuite l’essentiel de la relation à l’énumération des rencontres guerrières entre Philippe de Lalaing et ceux qui choisissent de frapper l’un des trois écus ? Quelle est même la logique de ces « statuts d’armes » qui font se succéder en douze jours des joutes suivies de batailles à l’épée (dont la longueur est sévèrement limitée), des joutes en tenue de guerre, et des joutes en tenue de joute, sans que jamais aucune explication de ces choix ne soit suggérée ? S’il est clair que les rédacteurs des versions A et C sont plus intéressés par la description minutieuse des costumes et des cortèges que par le cadre narratif du Pas, comment s’explique la relation détaillée du manuscrit de Lille, énumérant avec soin les lectures de Philippe de Lalaing qui l’ont conduit à élaborer cette fiction chevaleresque, et courtoise ? Et en définitive, quels sont les enjeux de cette entreprise, comment Philippe de Lalaing ressent-il les délais et les modifications qui lui sont imposés par le duc de Bourgogne, quelle est la portée de la fête, la signification profonde des brevets, et celle des “cortèges” qui défilent lors des journées du Pas et durant la fête finale ? Si l’on n’est pas entièrement convaincu, à la lecture, par la valeur esthétique et l’intérêt littéraire du Pas du Perron Fée, on ne peut en revanche qu’être fasciné par les aperçus qu’il fournit sur un phénomène de civilisation représentatif de la fin du Moyen Âge, et qui nous demeure singulièrement opaque.

INDEX

Parole chiave : torneo Mots-clés : pas d’armes Keywords : pas d’armes Thèmes : Pas du Perron Fée nomsmotscles Philippe de Lalaing

AUTEURS

ANNE BERTHELOT

Professeur de français et d’études médiévales à l’université du Connecticut – États-Unis

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Les Quinze Joies du mariage Paris, Gallimard, 2016

Maria Colombo Timelli

RÉFÉRENCE

Les Quinze Joies du mariage, traduction et édition de Nelly Labère, établissement du texte médiéval par Albert Pauphilet, édition bilingue, traduction nouvelle, Paris, Gallimard, « Folio classique » 6164, 2016, 398 p.

1 Après sa grosse thèse (Défricher le jeune plant. Étude du genre de la nouvelle au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 2006), Nelly Labère s’était déjà confrontée à la traduction des nouvelles médiévales dans un recueil paru dans cette même collection (Nouvelles du Moyen Âge, 2010, « Folio Classique » 5130), qui comprenait, entre bien d’autres récits, les trois premières Joies, le prologue et l’épilogue. Elle complète maintenant ce premier essai par une traduction intégrale annotée et accompagnée de quelques annexes.

2 Composées à une date toujours discutée qui doit se situer entre la fin du XIVe et le début du XVe siècle, les Quinze Joyes de mariage – de, et non pas du, selon l’intitulé médiéval – jouissent d’une certaine fortune critique depuis quelques années : après l’édition fournie par Jean Rychner en 1967 (Genève, Droz, « TLF » 100), une édition et traduction intégrale a paru en 2009 (éd. par Michèle Guéret-Laferté, Sylvain Louis, Carmelle Mira, trad. par Isabelle Bétemps et Carmelle Mira, Publications des universités de Rouen et du Havre), alors que les Classiques Garnier ont réédité en 2010 l’ancienne édition de François Tulou (1910) qui en attribuait encore la composition à Antoine de La Sale ; Claudio Galderisi a aussi fourni une traduction en italien il y a maintenant une vingtaine d’années (Roma, Memini, 1996). Toujours d’actualité dans la mesure où il met à l’avant les malheurs du mariage, le sujet attire évidemment encore les lecteurs d’aujourd’hui, après une fortune médiévale relative (quatre manuscrits conservés), un passage précoce à l’imprimé qui lui a assuré une diffusion bien plus vaste (pas moins de 13 éditions anciennes échelonnées entre 1479 et la fin du siècle suivant selon le

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Universal Short Title Catalogue (www.ustc.ac.uk), auxquelles on ajoutera l’édition de 1620 par François de Rosset), et la réception scientifique du XIXe (cinq éditions au moins).

3 Il est vrai que les « nouvelles » réunies par l’auteur anonyme dont l’identité, cachée sous une charade, demeure mystérieuse, gardent leur actualité justement à cause du fait que – loin de peindre la « réalité du quotidien » et donc de témoigner d’un moment précis de l’histoire de la culture – elles peignent un « réalisme » fondé surtout sur la parole et sur le langage (p. 14). La Préface de Nelly Labère fait le point sur ce qu’elle appelle « une énigme de l’histoire littéraire » (auteur, public, date, destinataire), sur ce « réalisme du quotidien » qui permet de lire toujours avec plaisir cette « comédie de mœurs » (p. 14), sur le titre, qui comme on le sait renvoie au Quinze joies de la Vierge, sur la tradition misogyne au sein de laquelle le recueil doit être situé, sur la célèbre image de la « nasse » et sur quelques mots-clés (la locution « à l’aventure », les substantifs « jeu » et « cousin », qui se retrouve souvent, et avec la même acception de ‘cocu’, dans les Cent nouvelles nouvelles). Le paragraphe sur la traduction (p. 31-39) comprend aussi la présentation du texte de base : plutôt que fournir une nouvelle édition fondée sur le manuscrit de Rouen (Bibliothèque Municipale, Y.20, utilisé par tous les éditeurs précédents), Nelly Labère a préféré avoir recours à l’ancienne édition de Pierre Jannet (Paris, 1853, disponible sur Gallica) telle qu’elle a été reproduite en 1952 par Albert Pauphilet (Poètes et Romanciers du Moyen Âge, Paris, Gallimard, p. 489-570) ; un tel choix, discutable en soi (« P. Jannet – comme le rappelle Jean Rychner p. LX de son édition – l’a utilisé [le manuscrit de Rouen], mais sans rigueur et sans avertir des modifications qu’il y apportait »), paraît encore plus étonnant lorsqu’on apprend que l’éditrice a proposé en annexe (p. 382-395) les variantes, « non pas entre les manuscrits et les éditions anciennes, mais entre les trois éditions modernes » (Jannet / Pauphilet, Rychner, Guéret-Laferté et al.). Il faut dire que certaines de ces « variantes » sont porteuses de sens et ne sont donc pas sans conséquence sur la traduction : ainsi, dans le prologue (p. 42), l’homme se jette dans une prison « plaine de larmes, de gemissemens et d’angoisses » (Jannet / Pauphilet), alors que la leçon du manuscrit, et donc de l’éd. Rychner, est moins chargée : « plaine de plours » ; ou encore (p. 46), l’homme qui, de façon insensée, oublie son bien propre « mesmement quant il le peut faire sans dommage d’autrui », le fait « sans blecer ne faire dommage a aultre » selon le manuscrit (et Rychner) : la traduction proposée garde néanmoins la trace de cette dernière leçon (« même lorsqu’il le fait sans blesser autrui », p. 47). Il serait fastidieux d’allonger la liste : le lecteur doit simplement être averti du fait – et Nelly Labère n’aura pas manqué de le prévenir – qu’il a ici accès à la traduction d’un texte tel qu’il a été établi au milieu du XIXe siècle.

4 La traduction elle-même est très agréable : fidèle au sens et au registre de langue plutôt qu’aux mots et aux tournures prises singulièrement, elle sait néanmoins garder un profond lien avec le texte médiéval, quitte à devoir s’accompagner de notes qui illustrent certaines réalités (les « relevailles » après un accouchement, p. 97 ; les « chausses » p. 113 ; le statut du « clerc » p. 255, etc.). 5 Le « dossier » qui complète le volume comprend une chronologie des XIVe-XVe siècles (p. 343-354) signalant les événements historiques majeurs et les œuvres littéraires, avec une attention particulière pour les nombreux recueils de récits brefs composés en Italie et en France entre le Novellino (fin XIIIe siècle) et la tradution des Facéties de Poggio Bracciolini par Guillaume Tardif (ante 1496). Suit une « notice » (p. 355-363) qui reprend les questions littéraires et philologiques sur l’origine et la diffusion du recueil, une

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bibliographie (p. 364-370), des notes au texte (sur des renvois littéraires, des notions de civilisation médiévale, ainsi que des commentaires sur la traduction, p. 370-382), et les « variantes » auxquelles on a fait allusion (p. 383-395).

INDEX

Thèmes : Cent nouvelles nouvelles, Facéties, Novellino, Quinze joies de mariage nomsmotscles Guillaume Tardif, Poggio Bracciolini

AUTEURS

MARIA COLOMBO TIMELLI

Université Paris IV-Sorbonne

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Le Roman de Renart Paris, Honoré Champion, tomes 1 et 2, 2013 et 2015

Roger Bellon Jean Dufournet, Laurence Harf-Lancner, Marie-Thérèse de Medeiros et Jean Subrenat (éd.)

RÉFÉRENCE

Le Roman de Renart, édition bilingue établie, traduite, présentée et annotée par Jean Dufournet, Laurence Harf-Lancner, Marie-Thérèse de Medeiros et Jean Subrenat, Paris, Honoré Champion, « Champion classiques », série « Moyen Âge » 36 et 40), tome 1 (branches I-XI), 960 p., 2013 et tome 2 (branches XII-XX), 732 p., 2015.

1 Cette édition du manuscrit dit de Cangé (Paris, Bibliothèque nationale de France, français 371) du Roman de Renart (désormais abrégé en RdR) constitue un ensemble impressionnant de presque 1700 pages en 2 volumes, pour un total de 22 234 vers répartis en 20 branches. Conformément aux principes de la collection dans laquelle elle publiée, elle comporte, outre l’édition proprement dite, accompagnée d’un choix de variantes, d’un index des noms propres et d’un glossaire, une copieuse introduction de 120 pages et une traduction très largement annotée.

I) Présentation de l’œuvre

2 L’introduction constitue une copieuse et solide introduction littéraire à l’ensemble des textes regroupés sous le nom générique de RdR ; tous les problèmes spécifiques à cette œuvre sont abordés : le RdR est situé par rapport à ses avant-textes (le plus souvent en latin) et à ses Continuations, puis sous le double titre « Renart en son univers » et « Renart en son Roman » sont abordées les thématiques renardiennes ainsi que les structures narratives de base, puis est analysé l’esprit renardien en mettant en avant l’esprit de parodie et de satire. Les éditeurs font ensuite une excellente synthèse sur la tradition manuscrite qui s’achève sur un très utile tableau de concordance de la numérotation des branches dans les principales éditions.

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3 L’essentiel est fort bien mis en valeur et on se contentera de quelques remarques :

4 - au détour d’une note (n. 3, p. 23) les éditeurs rappellent discrètement l’ancienne appellation de « littérature bourgeoise », que l’on retrouve encore dans le Manuel bibliographique de Robert Bossuat paru en 1951 : il vaut mieux parler de conte à rire, même s’il est difficile de classer certaines branches dans le genre narratif bref. - la spécificité du merveilleux renardien mériterait quelques développements, en particulier ce qu’on appelle le jeu sur la double appartenance et les ruptures d’isotopie, sans retomber dans la formule peu convaincante d’ « anthropomorphisme croissant ». Il conviendrait de mieux analyser comment les auteurs utilisent la nature animale de leurs personnages de deux façons complémentaires : tantôt ils respectent la réalité zoologique, par exemple la différence notable de taille entre le goupil et le loup (à l’origine de la scène du viol de Hersant), tantôt ils jouent sur une sorte de poétique du non-sens en faisant du limaçon le porte-enseigne de l’armée du roi ! - la notion d’ « anthologie » élaborée par Kenneth Varty est très séduisante et apporte des éléments nouveaux, mais il ne faut pas oublier qu’elle fut à ses débuts très critiquée, en raison de son prétendu subjectivisme. Parmi les travaux sur l’organisation des recueils, il faut mentionner ceux d’Ettina Nieboer (« Classes et familles, une tautologie ? Quelques remarques d’ordre méthodologiques à propos de la classification des manuscrits du Roman de Renart », Reinardus 5, 1992, p. 125-142) qui proposent d’affiner le stemma élaboré par Hermann Büttner en distinguant la classe (selon l’ordre de succession des différentes branches pour chaque manuscrit) et la famille (selon le texte retenu pour chaque branche). - l’édition d’Ernest Martin a une valeur inestimable dans l’histoire de la réception moderne du RdR, mais il ne faudrait pas croire qu’il s’agit de l’édition du manuscrit A : c’est une édition composite par sa source et globalisante par son ambition. Ernest Martin l’affirme clairement : « Mon texte est fondé pour chaque branche sur celui des manuscrits qui paraît se rapprocher le plus de l’original. Ainsi pour la plupart des branches (I à XIV), c’est le ms. A que je reproduis en comblant ses lacunes1 par le ms. D ». Ernest Martin explique ensuite pourquoi il ne suit pas exactement dans son édition l’ordre du ms. A. Mais on remarque que quand il indique qu’un passage « manque dans le ms. A », il n’indique pas clairement s’il s’agit de la perte d’un ou de plusieurs folios ou s’il s’agit d’une coupure opérée par le scribe : ainsi dans la branche II, l’épisode de l’adultère et du viol de Hersant est volontairement oublié par le scribe qui passe directement de la fin de l’épisode de Tiécelin au début de l’épisode du vol des poissons. Ernest Martin va jusqu’à créer de toute pièce une branche, la branche XXIV (« Création et enfances de Renart »), qui n’existe en tant qu’unité indépendante dans aucun manuscrit. - les travaux de Lucien Foulet sont salués à leur juste valeur, mais ils contiennent une forte part polémique qui en affaiblit parfois la portée : il s’agit de réduire à néant la thèse de Jacob Grimm et celle de Léopold Sudre sur les origines « populaires » du RdR et de démontrer que les textes qui nous sont parvenus sont des originaux et en aucun cas des remaniements d’originaux aujourd’hui perdus. Jean Batany a dénoncé avec humour l’acharnement (qu’il qualifiait de puéril) de Lucien Foulet sur le texte de Guibert de Nogent « corrigé à tort et interprété à faux, [qui] ne nous fournit de renseignements ni sur une ancienne épopée de Renart, ni sur le folklore contemporain »2. La démarche de Lucien Foulet dans son analyse des textes de l’édition Martin aboutit à des résultats parfois déconcertants : c’est ainsi qu’il consacre plus de 20 pages à étudier la branche « Renart médecin » dont il retrouve des avant-textes, mais il expédie la branc « Le duel

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judiciaire » en deux pages ! Une histoire de la critique renardienne dans la période moderne reste à écrire, ainsi qu’une histoire de la réception du RdR. - Lucien Foulet utilise abondamment dans sa critique la notion d’imitation et il fustige les imitateurs maladroits et les continuateurs peu doués. Il y a dans son appréciation des textes un a priori jamais vraiment exprimé mais tenace : la branche I représente le sommet de l’art des conteurs de Renart et nous assistons ensuite à une lente et inexorable dégradation ! Ernest Martin ne disait pas autre chose quand il déplorait « les longueurs insipides et les obscénités qui répugnent à tout lecteur » et proposait de restreindre la future édition critique du RdR à « un choix de branches, réunissant tous les contes spirituels et naïfs à la fois, qu’on a loués si souvent et avec tant de raison »3. - aux concepts réducteurs d’imitation et de continuation, il vaudrait mieux substituer ceux de réécriture et de lecture intertexuelle, concepts autrement plus féconds comme l’a montré l’application faite par Jean Dufournet à la branche XIII « Renart le noir », branche inconnue du ms. de Cangé. - dans la partie « Renart au xxe siècle », il convient d’ajouter deux films d’animation de qualité fort différente : Le Roman de Renard, long métrage français de marionnettes réalisé par Ladislas et Irène Starewitch, sorti en Allemagne en 1937 et en France en 1941, avec une version restaurée sortie en 2001, et Le Roman de Renart, de Thierry Schiel (2005) : le premier a plutôt « bien vieilli », le second a beaucoup déçu, en partie parce que le scénario est trop influencé par « les ficelles de base » des films de Walt Disney !

II) Édition du texte

5 Le scribe du ms. B possède une belle écriture, mais il est peu soigneux et il multiplie les coquilles et/ou les corrections. Ernest Martin notait déjà : « l’écriture du ms. B paraît être d’une seule main, […] elle est très élégante, mais aussi bien fautive »4 et Mario Roques parlait de « corrections indispensables à l’intelligence du texte ou à la régularité du vers »5. Les responsables de la présente édition ont « apporté beaucoup plus de corrections que Mario Roques, et en particulier réparé les lacunes ». On examinera successivement les corrections indispensables à l’intelligence du texte, les difficultés liées à la régularité du vers et enfin la fonction phonétique du tréma.

A) Corrections indispensables à l’intelligence du texte apportées par les éditeurs

1) Faute du même au même

6 - Ib 2391-92 Si panse et dist en son corage / que il changera son langage : B porte changera son corage, corr. HL. - VIII 1035-36 … se vos volez / droit faire, si con vos solez : B porte si con vos volez, corr. LK. - VIIb 609-10 Serree me vit ou pertuis / si sailli fors par .I. autre huis (B porte pour 610 s’issi fors par .I. pertuis, vers hypométrique, corr. LK). - IX 175 Le grant chemin laissa (B =* torna, corr. L) a destre / une sente torne a senestre. - XIX 1751 il l’abatirent tout envers (*de travers, corr. HL) / la corroie ont pris de travers.

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2) Faute portant sur une lettre

7 - XX 2583 cheval (/un val) (leçon du ms. *cheva, correction faite, comme les suivantes, sans référence à une leçon). - XIII 609 n’a son per (*pper). - X 1117 qui le metroit quire or endroit ((*quiere, br. X absente dans K, passage manquant dans L). - X 1361 ou par usure (*pa usure). - XVII 349 R. ne fu mie a sejor (*ne fu mic). - Ib 2834 de mauvés plait (/ fait) (*plit, correction faite, comme les suivantes, par l’éditeur selon une leçon existante ailleurs, ici corr. L). - VIIb 554 Or cuit qu’Isangrins tenra cort (*qusengrins, corr.LK). - VIIb 1164 et se je fail, si m’amandez (*si me mandez, corr. LK). - VIII Ou palés s’en entrent adés (*Ou plés s’en entrent adés, corr. LK). - VIII 423 bien savoit taire et bien parler (*traire, corr. L). - XIV 291 de morir (/ venir, *moril, corr. L). - XVIII 556 mais pran confort (*confor, corr. HL). - XVIII 87 riche d’avoir (*avor, corr. HL). - XX 1617 outrageus (*outageus, corr.L). - Plusieurs corrections restent à faire, avec ou sans appui sur un des ms. de contrôle, pour la simple intelligence du texte. - I 1264 Mes ce vodroie ge savoir (*vodroi, vers hypométrique). - X 502 car je li fis croire et antandre (*crore, pas de leçon mentionnée). - XI 989 qant vos me dontes cestui (*cestu, à la rime avec annui). - IX 275 errerent (*errierent, leçon de C errerent). - Ia 1857 et ja estoit l’aube crevee (*abe, leçon isolée de B). - Ib 2519 chiés un vilain (*vilaint). - VIIb 793 De sa fame vos redirons (*de sa faame leçon de B, vers hypermétrique). - XIX 781 toutes voies conment qu’il tort (*toutes vois, 7 syll., corr. L toutes voies). - XX, 3105 il fist par mi le cors glacier (*pami le cors, corr. H, mais il faut aussi corriger au v. 3094 *pami .I. essart).

8 Ces corrections conduisent à se poser la question : faut-il vraiment harmoniser la graphie et corriger ferrir (XX 1607) face à ferir (XX 1610), col (IIIa 414, « chou » c’est la leçon de B) en chol (leçon de L) à cause des leçons chol et chous de B (IIIa 663 et 669) ? Faut-il conserver X 7 c’est la vroie et X 8 l’estoire a vraie (aucune ambiguïté de lecture) ?

3) Oubli réparé de la barre de nasalisation

9 - I 359 Quant revinrent de paumoison (*revirent, corr. HL). - VIIa 525 ne vos en pöez escondire (*escodire, corr. KL). - X 109 or puisse li vilains (*li vilais). - X 2179 a tiex poucins fait bon antandre (*atandre, corr. leçon de C, passage manquant dans L). - XVI 148 antor le jardin (jardi, corr. KL). - XX 114 granmant (*gramant, corr. H). Il faut corriger le v. 337 de la br.XI : le ms. porte ronci et il n’y a pas de variante dans l’apparat critique, mais la rime avec Malvoisin impose la correction en roncin.

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4) Correction sur un mot entier ou un ordre des mots « incongru »

10 - I 297 *devant Renart et le roi plaindre : corr. HL devant le roi de Renart plaindre. - Ib 2945 et des autres i ot grant *foule (rime avec note) : corr. HL grant flote. - VI 119 Patou li *rous (/ jorz) : corr. L Patou li ors. - XI 122 je t’ai veü *charrue prendre : corr. A charité. - XX 420 Et cil vienent a esperon / au plus que il porent venir / einz ne s’en vodrent *revenir ; revenir est une coquille manifeste : faut-il préférer la leçon de H retenir (rime riche, choix de l’éditeur) celle de L alantir (choix de M. Roques) ?

5) Correction grammaticale

11 - VIII 1340 selonc les pechiez qu’il a faiz (*ai, corr. C). - IX 262 lors ne durras nes en l’onbre (*duras, pas de source de corr. citée, futur simple de durer). - IX 6, Tant avoit de l’autrui eü (*autrui eüt, corr. L). - VIII 396 contenir l’estuet (*estut, corr. LK pour la rime avec puet). - XX 1599 qui vient vers lui sanz atargier (*sant atargier, corr. H). - Ib 2856 le ms. donne saluent lon si con il durent ; l’éditeur corrige par HL salué l’on si con il durent mais pourquoi maintenir l’on, qu’il faudrait corriger en l’ont. - Le lecteur se pose toujours la même question : faut-il aller jusqu’au bout de l’harmonisation des formes grammaticales (correction faite sur la forme la plus fréquente ou sur la forme la plus proche) ? - VIIb 884 ses chiens avoit fait afaitier / ou bois n’avoi sentier ne triege ; faut-il garder avoi qui est probablement une coquille du scribe ? - VIIb 955 la noise alast si engringnant : alast est incompréhensible, Mario Roques corrige en ala mais omet de signaler qu’il s’agit de la leçon de C et de A. - IX 115 je les tuaie en traïson : faut-il garder tuaie ? Le a est indiscutable mais c’est peut- être une coquille du scribe (leçon de C tuoie), cf. aux v. 113 et 116 menjoie et au v. 114 trovoie. - X 826 del costel es costez le poinz : faut-il garder poinz (fautif pour un IP3) ou corriger en point, satisfaisant pour la rime avec ne l’espargne point ?

6) Correction non faite par l’éditeur mais choix discutable

12 - I 421 Sire, fait Bruns, vostre merci (/ saisir) : vostre merci est une leçon isolée de B et la leçon de L est préférable pour le sens et pour la rime : vostre plaisir. - I 311 Qant li rois ot mengié assez / et de plaidier estoit lassez : la correction de mengié en jugié (C) n’est pas vraiment indispensable. - Ib 2789 De lui ne sai que reprandre / vers li n’ose .I. sol mot randre : le texte de B doit être corrigé pour sai en sait (leçon de H), ce que fait Mario Roques mais faut-il aller plus loin et éditer le couplet de H : de lui ne set mes que respondre / cils n’ose vers li un mot grondre ? - IX 182 [Belin le bêlier] tant ot mangié que las estoit : L et bcd donnent tant avoit luit (lutter au sens de « saillir les brebis »), plus cohérent, mais la correction n’est pas impérative. - VIIb 374 ainz ne fina d’esperonner / jusqu’à l’entree d’un val crues, / qant il i vint si entra lues. H donne pour le v. 375 une leçon plus satisfaisante : trusqu’a son castel de Val Crues (cf. v. 386 li chastiaus) - XX 648 la pane est bone de saison : le terme pane est assez rare et de plus la consultation

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du volume des variantes de Martin montre que pane est une leçon isolée de B, de même que l’absence de et. Faut-il pour cela éditer le texte de HL : la piax est bone et de saison ?

7) Correction non faite mais indispensable

13 - I 424 et li rois son conmandement : ce vers n’a pas vraiment de sens. Mario Roques corrige son en au (leçon de I recopiée sur le ms. B par une main plus tardive) mais L donne el conmencement, leçon à retenir. - I 1495 onques nus d’aus ne s’aresta : leçon isolée de B (trad. erronée : « aucun membre de l’assistance ne l’arrêta »), à corriger selon HL : onques nul d’aus ne salua / dedanz son cuer les desfïa. - Ia 1866 et prejujié larron praiez : texte de B maintenu mais la forme praiez a disparu du glossaire (pour Mario Roques praiez « saisissez », sans plus d’explication). C’est L qui donne la bonne leçon : et cest malvais larron prenez, avec un déterminant démonstratif à la valeur déictique évidente. - Ib 2755 ses braz estraint, ses braz detort : répétition plus que suspecte. L offre une leçon qui maintient les 2 verbes : ses poinz estraint, ses mains detort. - Ib 2865 par foi que doie saint Tomas : le SP doie est inepte et L donne la bonne leçon : foi que je doi saint Tomas. - VIIb 470 la fouse a petite entree / mais ele est de lonc auques graignor : H remplace de lonc par dedanz, ce qui donne une leçon satisfaisante : « le terrier est étroit à l’entrée, mais il s’élargit à l’intérieur ». - VIIb 1065 li singins : leçon isolée de B, correction selon KL li singes. - VIIb 1307 la tingre : leçon isolée de B, on peut admettre la graphie -ing- pour [ig], mais il faut corriger l’article d’après L (li tigre i vint). - VIIb 1152 : il faut corriger *agencie en agenciee pour la rime avec commenciee. - VIIb 1216 droit a Mailcrués : il faut corriger *mailcrués en malcrués (leçon de C). D’ailleurs la lecture -il- n’est pas absolument certaine et on pourrait lire un i corrigé ensuite pour devenir le premier jambage de u : on pourrait alors lire Maucrués, toponyme jumeau de Maupertuis ! - IX 377 le texte édité A tant se sont mis en la place (correction non signalée de a tant s’est mis en la place) n’est pas très cohérent ; la meilleure leçon semble celle de L : li lou se sont mis a la trace, mais faut-il corriger lou en leu, graphie unique de B ? - X 73 je voroie que ors et leus / vos eüsent ore avec eus / cel peliçon : le texte (on est au cœur du drame : Liétart prononce les paroles de malédiction sur son bœuf) est incohérent (vos n’a aucune fonction grammaticale) : la meilleure leçon, pour la cohérence et la rime, est celle de O = je voudroie que leus et ours / vos venissent trere a rebours / cel peliçon. - X 1802 le ms. B donne qide ce tu que je croie mieuz et la correction est insuffisante (quides ce que), il faut adopter la leçon de C : qides tu que. - XIV 600 mais n’ai mes covré de vostre estre. On est au premier vers de la première colonne d’un nouveau folio (folio 127a, donc circonstance favorisant les bourdes de copie) et la répétition mais /mes est en elle-même suspecte ! Mais on peut aussi lire mes coure de et considérer que la seule faute est d’avoir oublié d’exponctuer le o. On est tout proche de L : mais n’ai plus cure de votre estre. - XVII 103 por ce que tu mes niers estoies : *niers = coquille du scribe à corriger par niez (C, pas de texte de contrôle dans L). - XVII 156 Son oncle regarde, si li dit / « oncels, dist il … : *oncels = coquille du scribe à corriger par oncle (C, pas de texte de contrôle dans L).

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- XVIII 339 Fil a putain, traïtres sers / que par les os et par les nerres : une correction est indispensable avec HL (et A) : Fil a putain, traïtres laires / que par les os et par les ners ; cf. v. 210 et jure les ous et les ners (/ de travers). - XIX, 521 : le ms. B donne sire ne creez pas / mais alez belement le pas. Creez est une coquille manifeste, mais l’éditeur donne ne cremez pas, tout en indiquant « creez B, corr. HL qui donnent dotez » ; cremez est en réalité la leçon choisie par Martin, mais elle n’est pas supérieure pour le sens à dotez. - XX 893 qu’il n’en cherront de cest mois / li oissel quar il sont cortois : cette leçon isolée, à un changement de colonne, est inepte. La bonne leçon est en H : le v. 893 est qu’il ne cherront de cest mal ; le copiste de B transforme le v. 894 pour la rime, mais l’original est : Droins regarda contreval. - XX 1087 qui mout estre eure cheminoit (« qui cheminait à une heure inhabituelle ») : L donne une leçon plus satisfaisante : qui tot belement cheminoit, tout comme H : qui molt bon eure cheminoit.

14 Malgré toutes ces corrections certains passages restent obscurs et on citera seulement :

15 - I 640 Ahi ! com vos conduirïez… L’allusion à Saint-Gilles et la mention des poires moles n’est pas claire. - VIIb 1105-07 ms. bien lisible mais texte pas clair : le passage est attribué dans B au singe et dans d’autres ms. au sanglier et les ms. de contrôle n’offrent aucune leçon satisfaisante. - VIIb 1658 B donne de plusors sauz out il fait mainz (texte édité par Mario Roques, qui glose sauz « mauvais tours ») ; l’éditeur corrige selon L plus grant tooul out il fait mainz ; K donne si fais desrois a il fait main. La correction n’est guère convaincante.

B) Corrections pour la mesure du vers

16 Pour un nombre important de vers, la régularité métrique n’est pas évidente à la lecture du ms. et les éditeurs du ms. B ont été confrontés à 2 problèmes : le cas des vers hypermétriques (9 syllabes) et le cas des vers hypométriques (7 syllabes).

1) Vers hypermétriques (9 syllabes)

17 a) Pour un certain nombre de ces vers il faut pratiquer l’élision du -e- central final d’un monosyllabe grammatical devant un mot à initiale vocalique, et pour plus de clarté il conviendrait d’éditer ce -e- entre parenthèses :

18 - I 778 li cuers li dist que il avra honte (9 syllabes, que écrit en toutes lettres dans le ms.) : il serait plus clair d’éditer li cuers li dist qu(e) il avra honte, cf. VIII 1150 que il le gart d’afolement, le que, même écrit en abrégé dans le ms., compte pour une syllabe entière et son -e- final ne s’élide pas devant il. - Ib 2766 que ai ge a faire plus de lui (9 syllabes, que abrégé en q + barre horizontale au dessus) : éditer qu(e) ai ge a faire. - III 88 quel que el ert, si l’aprivoisoient (que abrégé en q + barre horizontale au dessus) : éditer quel qu(e) el ert. - VIII 1141 Einz que Isangrin part de l’asaut (que écrit en toutes lettres) : éditer einz qu(e) Isangrin. - IX 254 ne de aler en pelerinage : éditer ne d(e) aler. - X 126 que je ai fort et charnue et plate : éditer que j(e) ai fort.

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- X 763 por ce est si main la chose emprise : éditer por c(e) est. - X 1365 ce est li plus honorez del monde : éditer c(e) est li). - XI 45 que trop par me avras hui grevé : éditer que trop par m(e) avras hui grevé ou adopter la leçon de L qui omet le premier mot : trop part me avras h.g. - XI 904 ne ai ge autressi bien chanté : éditer n(e) ai ge autressi bien chanté. - XIII 616 qant vit que overte fu la porte (que écrit en toutes lettres) : éditer vit qu(e) overte fu. - XIV 377 mais je en oï Isangrin plaindre : éditer mais j(e) en oï Isangrin plaindre. - XIX 803 por ce aloient ensi serré : éditer por c(e) aloient ensi serré. - XX 2877 mes metez le en vostre prison : éditer metez l(e) en vostre prison. - XX 1110 mes ce que en haut monter l’estuet (que écrit en toutes lettres dans B) : éditer mes ce qu(e) en haut monter l’estuet. 19 On peut contester une correction de l’éditeur en pratiquant l’élision du -e- de monosyllabe : XIII 4 por ce est fous qui done a perte ; le texte donné par le ms. B est por ce est cil fous qui done a perte, soit 9 syllabes, d’où la correction de l’éditeur selon L. Mais on peut aussi éditer : por c(e) est cil fous qui done a perte, ce qui rend inutile la correction. 20 b) pour d’autres vers la juste mesure du vers ne peut être obtenue que par une correction et c’est ainsi que les éditeurs corrigent : 21 - III 80 ses deus bestes ne pueent vivre : leçon de B ne pooient donc 9 syllabes, corr. L. - VII 8 que les genz n’ont gaires usé : leçon de B n’orent donc 9 syllabes, d’où corr. LK, mais il fallait aller plus loin et corriger le dernier mot du vers usé (rime pauvre avec planté) par la leçon de K anté, qui offre une rime plus riche et un sens plus satisfaisant. - IX 46 s’en dut ma geule estre pendue : leçon de B s’en dut estre ma geule pendu, corr. fragments bd. - IX 149 si ai fait autres felonies : leçon de B assez ai fait autres felonies, corr. L et bc. - XIV 471 dom el feroit tenter sa ploie : leçon de B dom ele feroit (9 syllabes), corr. L. 22 c) Mais il reste un nombre important de vers hypermétriques (9 syllabes) qu’il convient de corriger : 23 - I 503 il avoit ja garnie sa fouse : 9 syllabes, correction souhaitable par la leçon de LK garnie avoit mout bien sa fosse. - I 794 aussi com vos venisiez de Rome : 9 syllabes, correction par la leçon de LK con se tu venoies de Rome (après com il y a un t barré dans B). - I 897 quan la fame a veüe la perte : 9 syllabes, correction par la leçon de L : quant sa fame vit la grant perte. - Ib 2761 or ai ge perdue toute joie : 9 syllabes, correction par la leçon de L quant j’ai perdu tote ma joie ou par H or ai perdue toute joie. - III 143 Cil .IIII. furent bien asanblé : pas de texte de contrôle. Mario Roques corrige pour la mesure du vers furent en sont. - IIIa 795 volent mais ele n’entra pas anz : 9 syllabes, correction par la leçon de L volent mais el n’entra pas anz. - VIIa 204 ai eschivee ceste gesine : Mario Roques corrige en eschivé mais sans référence. C’est la leçon de A et de C (vostre gesine). - VIIb 1038 nos avons oïe la conplainte : 9 syllabes, correction par la leçon de L nos avons oï (oïe = leçon isolée de B et H). - VIIb 1687 qui Tibert ot batue la pel : corr. LK ot batu la pel. - VIII 205 Mis sires a perdue la joie : corr. L a perdu ou corr. K mesire a perdue. - VIII 217 Mis sires a perdu hardement : corr. K mesire a perdu hardement.

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- VIII 355 mais bien ai oïe la querele : corr. L mais bien ai oï. - VIII 1147 qant sa teste a veüe saignier : pas de variante LK, mais leçon de C a veü saignier. - IX 243 et Diex te beneïe, dist il : 9 syllabes, 2 corrections possibles : leçon de C Diex te beneïe, dist il ou maintien de B sans tréma et Diex te beneie, dist il (c’est le texte édité par Mario Roques). - IX 410 si en orent perdue la trace : 9 syllabes, corr. L si en ont perdue la trace. - X 1688 si durement que li sans en saut : pas de variante LK, mais leçon de C si forment que. - XVII 395 dom il li ot donee la hart : 9 syllabes, corr. L dom il li ot donné la hart. - XVIII 1124 sire, foi que je doi ma moiller : corr. L foi que doi. - XIX 1533-34 bien le cuida adomagier / par ses paroles et domagier. Mario Roques corrige le v.1534 : par sa parole et soi vangier. Il faut noter que et soi vangier est leçon de L (dans B erreur du même au même) mais sa parole ne figure dans aucun ms. - XX 1074 vos avrez a mangier brieemant : 9 syllabes, il faut corriger brieemant en briemant. - XX 2130 Chantecler fiert si de maintenant : corr. LH Ch. fiert si durement6.

2) vers hypométriques (7 syllabes)

24 a) Pour certains vers la bonne mesure est obtenue par une correction opérée par l’éditeur et on se contentera de citer :

25 - I 1406 aus barons plaist mout icest plait (B *plaist icest plait, corr. H). - IX 122 mais ainz que passast li tierz jor ( B *passast tierz jorz, corr. L). - XI 648 Conment ? I irai ge a pié ? (B Conment ? *irai ge a pié , pas de référence à une leçon attestée). - XIV 638 qui por moi ores engingnier (B por moi *ore engingnier, corr. L). - XX 2309 si que nus hom ne l’aparçut (B si que nus ne l’aparçut, corr. H). 26 b) La correction pour obtenir la bonne mesure du vers reste à faire pour :

27 - I 1505 mout devroit estre haitiez : 7 syllabes, correction par la leçon de L mout par devroit estre haitiez. - VIII 609 c’est chose bien conneüe : 7 syllabes, corr. C ce est chose. - XIX 644-45 Malement li est avenu / malement gient et baaille : 7 syllabes pour le v. 645, corr. L mout durement gient (la répétition de malement est suspecte). - XIX 1715 par mes iauz, dist il, danz leus : 7 syllabes, corr. L sire leus. 28 c) Mais pour de nombreux vers on peut garder le texte de B en conservant dans la prononciation un -e central final qui normalement s’élide quand il est placé devant un mot à initiale vocalique : par souci de clarté, les éditeurs placent un tréma7 sur ce central final qui ne s’élide pas devant un mot à initiale vocalique : 29 - III 266 qui j’en donassë une piece. - IV 89 la facë a esgratinee. - VIIb 1468 Et Bruns manjuë et goulaie. - XIII 400 et vers la portë en ala. - XIII 483 je ne la savroië ou querre. - XX 48 si regardë et voit venant (cf. H si se regarde). - XX 528 de lui et grant painë i mestent. - XX 2151 toz plains d’irë et esmeü. - XX 3091 qant qu’il pot trairë au destrier (au est la leçon isolée de B, la leçon de famille alpha – traire del destrier – est plus satisfaisante).

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30 d) Il convient donc de corriger les vers suivants par ajout d’un tréma, dans un souci de clarté pour le lecteur, sur un -e central final qui ne s’élide pas devant un mot à initiale vocalique, même si dans certains cas une correction peut éviter l’ajout du tréma : 31 - I 14 et la rosë espannissoit, ou correction par la leçon de L et que la rose espannissoit (avec interversion des v.13-14). - I 107 et espandrë et bien semer, ou corr. H et bien espandre. - I 280 et la terrë aseüree, ou corr. L dont la terre est esseüree. - I 986 si li gietë au col les braz, ou corr. L au col li met andous les braz. - I 1477 mais coument que il doië estre, la leçon HL ne change rien : mais coument qu’il en doië estre. - I 1569 qu’il enmainë en sa prison, ou corr. CM que il enmaine en sa prison. - I 1660 qui mout l’aimë et chier le tient, ou corr.H qui mout l’amoit et chier le tint / vint. - Ib 2283 et si m’atornë en tel guise , ou corr. L et si m’atorne en itel guise. - Ib 2365 ta tainturë est bien prenant, ou corr. C ta tainture est mout bien prenant. - Ib 2401 d’estrange terrë est venue, ou corr. H d’estranges terres8. - II 65 par encostë unes avaines, ou corr. L par decoste d’unes avoinnes. - IIIa 471 por le songë est tressailliz, ou corr. L por le songe est si esbaïz. - IIIa 1150 ne fait mië ore a retraire, ou corr. autres ms. ne fait ore mie a retraire. - IIIa 592 si comence a sommeillier, (7 syllabes) : il faut éditer si comencë a agaitier (corr. par L pour le sens) ou adopter une seconde correction de L : si comença a sommeillier. - VII 53 du plus jaunë et du plus tendre, ou corr. A et du plus jaune et. - VII 122 Miaux li vausist estrë en haut , ou corr. ou corr. H mais miauz li vausist estre. - VII a 167 por enquerrë et por savoir, ou corr. K et por enquerre. - VIIb la ou la pressë estoit mandre, ou corr. K par la u la presse. - VIIb 1006 retenuz fusë a bien po, ou corr. KL retenuz i fuse9. - VIII 7001 ne porroië avoir retrait, ou corr. L et C ne porroie hui avoir retrait. - VIII 43 Fortune tornë as hardiz, ou corr. C secort les h. - VIII 15 Tuit font grant joië ou palais, ou corr. K trestuit font g. joie. - VIII 223 de ceste chosë a fait plaintes. - VIII 226 au chainnë ou le fist enbatre, ou corr. C chainne ou il le fist10. - X 230 ses bues arestë en l’aree. - X 384 s’or me blasmë et se m’an chose. - X 550-23 dou duel dirë et de l’apans. - X 707 qant plus oroillë et escoute, ou corr. L et con plus oroille. - X 784 Ileuc se couchë et estant11. - XI 2 qui bien doit estrë en mirmoire, ou corr. L qui molt bien doit estre en mimoire. - XI 112 n’iestes mië encor lassez, ou corr. L n’iestes vos mie. - XI 423 Et fabula ? Icë est « fable ». - XI 470 Si s’en retornë en plorant, ou corr. L si s’en est retornez plorant. - XI 501 de livres portë il planté, ou corr. L de livres porte grant planté12. - XIII 443 la fousë est grande et parfonde. - XIII 639 se je la hurë i laissoie. - XIII 690 ne valent mië .I. boston, ou corr. CL mie .III. boston. - XIII 715 sanz plus mestrë et riens oster, ou corr. L sanz plus metre, sanz riens oster. - XIV 59 que selonc l’euvrë et le tens, ou corr. H que selonc le lieu et le tens. - XIV 346 por ce ne m’i osë enbatre, ou corr. H por ce ne m’os en ordre enbatre. - XIV 430 qui est de mallë et de fumele. - XIV 472 en leu de tentë et de noie.

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- XIV 502 Hersant poilë et Hersant tont, ou corr. L Hersent escorche, Hersent tont. - XIV 647 si trovai .IIII. escoufliaus (quatrë). - XVII 256 de l’erbë et des rains foilluz, ou corr. C de l’herbe et des rainsiaus foilluz. - XVIII 595 et a batrë et vint volant, ou corr. H et a batre et s’en va volant. - XVIII 703 ses deüsë engingnier touz, ou corr. H si les deüse. - XVIII 837 jusque l’amë ou cors me soit. - XVIII 1054 qu’il se jeuë et cort et saut, ou corr. L quar il se jeue et cort et saut. - XVIII 1250 Nobles crolë un pou la teste, ou corr. L Nobles crole un petit la teste. - XVIII 1292 qui est et tandrë et de lait. - XIX 866 tant ai de l’afairë apris, ou corr. HL tant ai ge de l’afaire apris. - XIX 1716 mout estes orë outrageus, ou corr. L bien voi vos iestes ostragous. - XX 1596 lors vousist estrë a Choisi, ou corr. L adonc vousist estre a Choisi. - XX 340 qant il truevë emi le bois ou corr. H qant trové a emi le bois. - XX 630 mout ot le vis palë et pers ou corr. HL mout ot le vis et pale et pers. - XX 1313 et le sachë et tire et mort. - XX 1933 qui est de porprë et de soie, ou corr. HL qui est toute pure de soie13. 32 e) Lorsque le -e final est placé à une pause importante du vers devant un mot à initiale vocalique , la question de la nécessité d’un tréma se pose et on peut considérer que celui-ci n’est pas indispensable pour que ce -e final échappe à l’élision et compte comme une syllabe : 33 - I 270 or dont, dit Noble, au dëauble (ou dit Noblë ?). - II 347 Renart, biau frere, ou vas tu ? - VIIa 535 c’est outre ; a el entendez. - XI 424 alez, dant prestre, au deable ! - XIX Sire, a aler m’en desir, - XIX 1879 si le baise et si l’acole. - X 1404 Biau sire, or me dites donques. - X 1279 a moi nuire, a moi grever.

C) Fonction phonétique du tréma

34 Le tréma sert à marquer la diérèse et on distinguera pour la clarté le cas des verbes de celui des substantifs, adjectifs et adverbes.

1) Substantifs, adjectifs et adverbes

35 Le tréma est utilisé pour distinguer le terme monosyllabique chiens (cf. VIIb 1289) du terme dissyllabique lïens (cf. VIIb 1290) : se par reliques ou par chiens / ne puet cheïr en nos lïens. On peut distinguer plusieurs séries :

36 a) Adjectifs en -ieus(e) ou -ios(e) : le tréma est nécessaire pour marquer que la finale en - ïeus(e) est dissyllabique : anvïous X 2197, anuïous X 2198, religïous XI 906 et 1226 ; il faut donc lire : Ib 2276 qui mout fu precïeuse et chiere (precïeuse : 3 syllabes + -e central final) ; precïeus Ib 2282, glorïous II 394, religïeus (4 syllabes), XI 124 et religïous Ib 3239. 37 Une occurrence pose problème : XIX 1384 qui mout sont precieuses et chieres : la mesure du vers est juste si on considère que precieuses (sans tréma, donc sans diérèse) compte pour 3 syllabes, mais si on veut aligner la prononciation de precieuses sur la

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prononciation la plus courante des adjectifs de ce type, il faut adopter la leçon de LH et C : qui sont precïeuses et chieres. 38 Mais un adjectif comme mortieus XIII 298 (forme dialectale de morteus, cas sujet singulier au masculin de mortel, donc 2 syllabes) ne doit pas porter de tréma, la séquence graphique -ieu- notant une seule syllabe (simplification d’une ancienne triphtongue). 39 b) Les substantifs en -ïon : la finale de ces mots est dissyllabique, donc ces termes (tous féminins, sauf cïon XVIII 1464) portent obligatoirement un tréma : XVII 328 mais fai moi or confaissïon (4 syllabes) ; XI 166 Tibert, par ta confessïon (4 syllabes). Il convient alors de lire : aflicïons VIII 1098 (4 syllabes), dannacïon XIV 322, estacïons VIII 1428, escorpïon XX 2072, 2096 et 2105 (« scorpion »), escrepïon Ia 1908 (« instrument de torture »), passïon XII 134 et XIV 640, et temptacïons VIII 1427 ; bien entendu il faut corriger en lïon les quelques formes dépourvues de tréma (IX 43, VIII 1, cf. I 7 en la cort Noble le lïon). 40 c) Finale en - ïen : sauf pour quelques mots comme chien, cette finale est dissyllabique : crestïen IX 88 et XIX 790 (et crestïenté XIX 1125, XVIII 544), encïen XIX 789, fisicïen XIX 1506 ; et il faut lire rectoriëns VIII 482 (cf. rectorïens VII b 1153), darrïen (3 syllabes) VIII 1435 (cf. darïen XIX 937), Troïen (3 syllabes) VIII 1311 (3 syllabes : Einz Troïen n’orent tel joie) et lïens VIII 481 (cf. lïens VIII 1488 et X 1079). 41 d) Il faut harmoniser l’usage du tréma : on a vezïé ((3 syllabes, IIIa 595 : et vezïez a grant merveille) et vezïez (3 syllabes, X 1077, XI 998, XVIII 929). Il faut donc lire vezïé (IIIa 1032 : encontre vezïé recuit) et vezïez (VIIb 557 : car mout ert vezïez et sages). Il faut également modifier la graphie dans le glossaire. 42 Le terme vïande étant dissyllabique (VIIb 840 restoremant de sa vïande), il faut donc lire : et Hersant por prandre vïande (IX 300b) et et la vïande descreüe (XIII 150) ; de même il faut lire marïage (VIIb 589, 3 syllabes + -e central final) et crïasture (3 syllabes + -e) I 1455 ; en revanche pour viaire (2 syllabes + -e final) le tréma n’est pas indispensable : et li viaires li nerci (I, 1025) et aussi VIII 88, XIX 543. 43 Pour seel (I 955) ou sael (« sceau » I 1006, « seau » II 340 et XII 389), vael (XI 285 et XVIII 913) ou veel (XVIII 1239), fael (IX 215) et chael (I 1005 et IIIa 847) termes tous dissyllabiques, le tréma n’est pas nécessaire pour marquer la diérèse (il faut lire seel XII 418). Mais quand ces termes sont pourvus d’un -s morphologique, le tréma devient obligatoire pour ne pas faire de la séquence graphique -iaus ou -eaus une lecture en une seule syllabe : sëaus (2 syllabes, « seaux ») II 385, XII 409 et XII 412, vëaus XI 894 (2 syllabes). De même il faut lire ne vos garra de mes chëaux (I 1548, chëaux = 2 syllabes) cependant que chaiaus (IIIb 1346) se prononce en 2 syllabes sans l’aide d’un tréma. 44 Le terme diable compte en FM 1 syllabe + -e caduc final, mais en ancien français il compte toujours 2 syllabes + -e central). Cependant la multiplicité des graphies du scribe oblige à la prudence. La graphie dïable (XVII 315) marque bien le caractère dissyllabique, mais il faut lire dëauble (texte édité de XX 1324) en I 270, II 355, IV 113 et 130, XI 99, XVIII 201 et 1043 et XIX 299, et dëaublie en XIV 64. De même il faut lire dïauble (XI 1249 et XX 1132) en VIIa 163 et XX 339. Quant aux formes de graphie complexe deable (Ib 2632…), deablie (I 940 et 1601, Ia 1843), doiable (Ib 2550, VIIa 269…), daiable (I 1160), daiaubles (IIIa 1319…) et daaublie (VIIa 508), le tréma n’est pas utile. 45 e) Adverbes en -ment : il faut toujours se référer à la forme adjectivale correspondante : pas de problème pour hardïement (4 syllabes) X 1950, XI 1257 et XX 2078 et il faut

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corriger *hardiement de VIIa 257. Pour menuëment (4 syllabes, VIII 1256 et VIIb 1692), il vaudrait mieux éditer menüement et lire menüement en XIX 1100. Voirement (XX 2349), priveement (Ia 2008), irieement (4 syllabes, XX 330, 2156 et 3072) et lieement (XX 761 et 1913) sont des formes régulièrement graphiées, comme les formes dites picardes irïement (XIX 982 et 739) et lïement (Ib 3243). Quant à briement (VIIb 1030 li sanglers li respont briement, donc 2 syllabes, et aussi XX 842, I 799 et Ib 2931), le tréma est inutile puisque la séquence graphique -ie- note l’ancienne diphtongue réduite à une semi- consonne suivie de la voyelle tonique. 46 f) La transcription du phonème [œ] créé par la simplification d’une diphtongue issue du [o] ouvert tonique libre du latin.C’est pour la transcription du résultat du [o] ouvert tonique libre du latin que les scribes ont le plus hésité et que les éditeurs n’ont pas toujours bien harmonisé leurs pratiques : pour le bœuf du français moderne, s’il n’y a qu’une forme graphique pour la forme sans -s (buef, X 99, XVI 716…), on rencontre pour la forme avec accident phonétique dû à la présence du -s deux formes différentes : bues dans toute la br. X (37 .VIII. bues a sa charue avoit, 54…) et bués dans les autres branches (XVI 95 si con de vaches et de bués). Pour l’œuf du français moderne, le scribe a joué de l’élasticité de la graphie : pour la forme sans -s on trouve seulement oef (IX 228 cist siecles ne vaut pas .I. oef et XIV 640 .I. traïtre qui por un oef), mais pour la forme avec -s on a 4 graphies attestées : 47 - oes : et Pinte qui pont les oes gros (I 300), - oués : ou ele avoit repout ses oués (IIIa 730, à la rime avec chesne crués), - ués : de berbiz et de lait et d’ués (XVI 96, à la rime avec bués), - eus : cele qui les gros eus ponoit (IIIa 398, et IX 303). 48 Si la graphie oe pour noter [œ] fermé ne pose pas de problème pour oef, elle est plus problématique pour oes, qu’on pourrait confondre avec la graphie de [o] + -e central final dans un mot comme oes (« oies »), attestée en VIIb 1420 et X 2206 : oes, chapons, coc blanc ne noir, et la graphie oés serait plus limpide. De même la graphie ue de bues et de crues (X 447 et 450, et aussi XI 176) gagnerait en clarté à être remplacée par ué, graphie de toutes les autres branches. 49 Mais à partir du moment où la graphie ue transcrit [œ] (cf. aussi uevre XIV 341, 1 syllabe + -e central final), les éditeurs utilisent à juste titre un tréma quand ue transcrit la séquence [ü] en hiatus devant un -e- central interne : hüerie X 572 (3 syllabes + -e central final) et druërie XIV 215.Il faut lire aussi dou püent rous (I 1399) et saintüere (4 syllabes) en VIIb 1282 et XIX 482 (cf. saintuaire XIX 929) et jüedi (3 syllabes, IX 203). 50 La graphie eu pour transcrire [œ] est attestée quoique plus rarement, cf. neuve (VIIa 252) ou euvre (VIIb 522). On la rencontre 4 fois (VIIb 491, 1626 et 1666, I 1252) pour veue [œ] + -e central final et bien entendu le tréma est obligatoire pour noter -e- central + [ü] en hiatus : veüe participe passé au féminin singulier de veoir, seür (2 syllabes) XVIII 694 ou seürté (3 syllabes) I 570. 51 De la même façon, du moment que oe en position interne sert à noter [œ], il convient, pour noter la voyelle [o] en hiatus devant un -e- central interne ou une voyelle tonique, d’utiliser le tréma comme dans le nom propre Röenel (3 syllabes, VIIb 1235). On lira donc pröesce X 1445, 2 syllabes + -e central final), öen (2 syllabes, IX 233) et pöez (VIIb 665). Pour l’adverbe söef / souef, une harmonisation des graphies rendrait la situation plus simple : il faut lire söef en XVIII 580 et souef en VII 145 et XX 3229. Lorsque l’adjectif agu est employé au féminin, le tréma s’impose pour conserver l’autonomie de u, comme

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on le voit dans roches agües (I 1553), danz agües (Ib 3206 et 3212) et cornes agües (XIII 21). Et il faut lire fievre agüe (XIX 1651).

2) Formes verbales

52 On peut distinguer plusieurs séries :

53 a) pour les verbes en -ier dont la base se termine par -i : il faut distinguer les verbes crier, oblier et prier des autres verbes. Les verbes crier (escrier) oblier et prier (-ier = 2 syllabes en français moderne, 2 syllabes en ancien français). L’usage du tréma n’est pas nécessaire, même pour les formes de passé simple pria oblia escria où il y a diérèse comme en français moderne, sauf : 54 - pour les formes de futur comme reprïerons (I 1504, 4 syllabes). Cf. proieriez (I 1504, 3 syllabes), où le tréma est inutile, - pour la forme de P6 de l’indicatif présent crïent (de >crier, 1 syllabe + -e caduc final), afin de la distinguer de la forme de P3 de l’indicatif présent crient (de cremir, 1 syllabe avec nasalisation de la voyelle tonique) : crïent (ou escrïent) I 1409, Ia 1865, IIIa 680, VIIb 998, XII 119… ; crient I, 705, 974, 1213 et 1657, Ia 1938, Ib 3125, VII 246, VIII 62, IX 171, X 272, XIV 586, XVIII 688, XIX 60 et XX 1000. Pour escrient (VIIb 991) le tréma, sans valeur discriminante, n’est pas obligatoire, mais il faudrait éviter les disparates d’une branche à une autre ou à l’intérieur d’une même branche : oublïa (3 syllabes) X 1945 et oublia (3 syllabes) Ia 1875, pria I 1490 et X 528 et prïa X 976. - pour les autres verbes en ->ier (-ier = 1 syllabe en français moderne, mais 2 syllabes en ancien français) le tréma est obligatoire partout (sauf à la P3 de l’indicatif présent lie, fie : 1 syllabe + -e central final) en particulier pour les verbes lïer et fïer afin de bien distinguer lïé (participe passé de lïer, 2 syll.) de lié (adjectif « joyeux », 1 syllabe) et fier (infinitif, 2 syllabes) de fier (adjectif « farouche», 1 syllabe). Il convient donc de lire affïer (3 syllabes) XIX 1366, devïé Ib 2058, espïé XIX 1346, conchïer 14 (3 syllabes) VIIb1717, conchïees I 56, conchïera (4 syllabes) Ib 2596 et XIX 432 (cf. XVII 397 et VIIb 1470), lïez (2 syllabes) XIV 84, VIIb 1086. 55 b) Pour les verbes dont la base se termine par la voyelle -u, la terminaison -uer étant dissyllabique en français moderne comme en ancien français, le tréma n’est pas nécessaire sauf pour distinguer le verbe süer (2 syllabes) du substantif suer (1 syllabe) et pour les formes de futur et de conditionnel comme tüerai (3 syllabes). Il convient donc de lire tuer X 1907, X 1997 et XI 281 (comme I 128, Ib 3094 et IX 200), tüez IIIa 1044 (comme Ib 2332, IV 127 et XIII 412), remuer I 1260 et X 1908, huer XI 614 et ruer XI 238 et 247. 56 c) Quelques verbes complexes.

57 À la P6 un tréma est nécessaire lorsqu’il y a élision de l’un des 2 -e- dans la séquence graphique -ie + -ent ou -ue + -ent : la P6 de l’indicatif présent de asseoir est ainsi asïent (3 syllabes) I 1670, et à côté de pueent (2 syllabes, I 1255, Ia 1884,) on trouve pour la P6 de l’indicatif présent la forme püent (2 syllabes, avec tréma indispensable, I 1267, II 101, VIIa 364). Il faut donc éditer püent (et non puent) en VIIb 1718, VIII 122, XVIII 1100 et XIX 1857. 58 Pour la P5 de l’indicatif présent de pooir, vu que dans oef (IX 228 et XIV 640) le groupe oe sert à noter la voyelle [œ] fermé issue de la simplification d’une diphtongue (issue du [o] ouvert tonique libre du latin), le tréma est indispensable sur le o pour noter la

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diérèse du o de la base po- et du -e de la désinence tonique -ez : pöez (2 syllabes) : il convient donc d’éditer pöez en II 296, V 43, VII 39, VIII 113… 59 Le verbe aidier compte pour 2 ou pour 3 syllabes. Il convient d’utiliser le tréma dans le second cas : XX 2778 trestuit sont por Renart aidier mais XX 2767 s’esmurent por lui aidïer 15 et aidier (2 syllabes) IX 370, XX 997, XX 2581 et 2778, II 456, IIIa 1105, XIX 123 et 776, aïdier ( 3 syll.) XX 2573 et 2767, XIV 407. 60 Le tréma a une fonction discriminante essentielle pour distinguer 2 verbes homographes en ancien français : le verbe auner (« mesurer avec une aune », puis par métaphore « frapper avec un bâton», 2 syllabes) en Ib 2299 : une aune / dont il voloit un drap auner), XIX 687 (mout li aunent mal ses buriaus) et le verbe aüner (« rassembler » 3 syllabes ) : aünez en I 553 (puis midi / ai ge toz mes maus aünez), VIIb 1317, IX 372 et XIV 198 (un mulon de faing aüné). 61 Il existe d’autres verbes avec tréma indispensable dans le radical : raüser Ib 2685, IIIa 880, jeüner I 1526… Cf. jeünerez (4 syllabes) XVIII 348 et puïr (2 syllabes) Ia 1749, II 460 et XIX 1778 (il faut corriger *puir) ; mais pour le verbe aorer IIIa 1364 le tréma est inutile. 62 Le verbe du français moderne fuir se présente en ancien français avec 2 graphies : fouir (2 syllabes) XIII 142, XIV 165, XVII 236 et 340 et XX 585, et foïr (2 syllabes donc tréma indispensable) I 1541, I 1644, XVIII 1011, XX 1258 et XX 2204. Le tréma est indispensable pour oïr et il faut lire XIV 584 que j’oï chanter en .I. broil. 63 Pour les verbes dire et ocire, l’usage le plus courant est de placer un tréma sur le i devant une voyelle : les éditeurs hésitent pour la P6 de l’ind. prés. entre dïent I 1482, Ia 2131 et 2248, IIIa 679, VI 91, X 946, XII 79, XIV 375 et XV 1 (et contredïent XX 485), et dient IX 411, XIX 213, XX 2962 et 3115. 64 Pour la P3 du subjonctif présent, les éditeurs hésitent entre dïe X 978, XI 1278 et 1303, et die XI 1051, XIV 528 et XX 1278. 65 Pour la P4 du subjonctif présent, sur le modèle de dïons (2 syll.) XX 1649, il faut lire en VIIa 537 dïon ou dïons (2 syllabes). 66 Pour le verbe ocire le tréma est obligatoire pour l’impératif présent ne l’ocïez XX 2885 (3 syllabes), pour l’indicatif présent (en système hypothétique avec seront) se vos l’ocïez (3 syllabes) XX 2882, mais pour l’imparfait de l’indicatif (en système hypothétique avec avrïez) on trouve la graphie ociiez XX 2875 (3 syllabes). 67 d) Les désinences morphologiques -ions / -iez de P4 et P5 :

68 Ces désinences sont pratiquement toujours monosyllabiques pour les formes de subjonctif présent ou imparfait, donc le tréma est inutile : subjonctif présent (XVIII 781 tant que praie puisions (2 syllabes) trover / dont nos puissions desjeüner, XVIII 799 ne poïssiez avoir duré), subjonctif imparfait (III 315 se nos nes eüsions perdu, Ib 1931 Tant veïssiez bestes venir). Il faut noter la présence de quelques radicaux archaïques : chantisiez XVIII 578, gardisiez XVIII 665, portisiez (3 syllabes) XIII 295 et en particulier de 2 formes en - iens : alisiens (3 syllabes) XIX 920 et semisiens (3 syllabes) XIII 45. Enfin 2 formes sont intéressantes pour l’histoire de la graphie : faiissiez (3 syllabes, IIIa 1394), graphie originale pour feïssiez et feüssions (3 syllabes, VIIb 897) forme analogique de seüssions. 69 Ces désinences sont presque toujours dissyllabiques pour les formes d’imparfait de l’indicatif et de conditionnel présent, donc le tréma est indispensable : imparfait de l’indicatif (XI 1432 avïons mises nos sentences, XIX 570 que me volïez decevoir / qant entendre me faissïez, XI 1102 que chevauchïez le cheval où chevauchiez serait une forme d’indicatif

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présent, XVIII 343 bien me quidïez avoir pris où quidiez serait une forme d’indicatif présent), conditionnel présent (XI 639 escole porrïons tenir : cf. porïons XVIII 886, VIIb 661 por qu’estïez donques si fole / qu’an sa maison alïez sole / des que vos n’estïez s’amie ?). Il faut donc corriger par l’adjonction d’un tréma un certaine nombre de formes dans lesquelles les désinences de P4 et P5 sont dissyllabiques. On lira donc : pour l’imparfait abaissïons I 104 (*abaissions, 4 syllabes), avïez XIII 169, XIV 659, I 206, Ib 3177 et 3203 (mais Ib 3163 aviez est la graphie correcte pour 2 syllabes), creïez XIII 367, estïez I 335, gardïez XIII 367, prenïez Ib 3178 et tenïez Ib 1912 et pour le conditionnel arïez Ib 3204 (*ariez, 3 syllabes), cuiderïez I 640, dirïez VIIb 1070, istrïez I 1377, porrïons VIIb 1656, porrïez I 1378, XIII 366, I 54, randrïons XX 2661 et vodrïez (*vodriez, 3 syllabes) XI 442, I 100 et 1123. 70 Mais pour ces formes d’imparfait de l’indicatif et de conditionnel présent on rencontre également un nombre notable de formes qui doivent pour la bonne mesure du vers être comptées comme monosyllabiques (donc sans tréma) : XI 388 de moi voliez (2 syllabes) avoir la pel, XIII 645 se vos estiez (2 syllabes) vis escorchiez, XVII 165 dont porriez (2 syllabes) faire vo plaisir, I 46 vos n’i porriez (2 syll.) riens conquester (mais I 54 vos porrïez asses miauz dire). En XIII 43, le ms. B porte : or devrions panre tel porpens. Si l’on considère que devrions compte pour 2 syllabes, le vers est juste et la correction par L (or devons panre tel porpens) ne s’impose pas. D’ailleurs il arrive que les variantes jouent sur les 2 valeurs métriques des désinences de P4 et P5, combinées souvent à l’expression ou à la non- expression du pronom personnel sujet : Ib 3093 que faissïez (3 syllabes) por moi chanter : la variante en H introduit le pronom sujet vos : que vos faisiés (3 syllabes) por moi chanter, Ib 3164 et vos faissiez (2 syllabes) tel deshonor ; on pourrait imaginer une variante (introuvable dans les ms. connus) de type et faissïez (3 syllabes) tel deshonor !, XII 318 puis qu’avriez vestue la gone (2 syllabes) mais C (3, 146) qant avrïez vestu la gonne. 71 On terminera ces observations sur le texte édité par le relevé des quelques lectures fautives : 72 - il convient de lire I 73 Se l’uns tout l’autre, si li rande (et non *Se li uns tout, ce qui rend le vers hypermétrique). - lire I 309 qu’i li avoit la cuise traite (*qu’il li avoit, ce qui ne change rien au sens) ; il faut corriger traite (leçon attirée par traite en fin de vers suivant) en fraite (HL). - lire I 941 dans la leçon de B donnée en note et non retenue mout part est (et non *est esté) grant deablie (vers hypométrique). La correction adoptée vient de H (et non de HL, cf. p. 908, dernière ligne) : mout part est ore grant deablie, mais le vers est alors hypermétrique (deablie = 3 syllabes + -e final). Il convient d’adopter la leçon de L : con ore oi ci grant deablie. - lire I 1186 cil dist : je l’avoie oublié :*et cil dist, ce qui rend le vers hypermétrique, oublié comptant pour 3 syllabes, même sans tréma. - lire I 1356 s’encor i venoit dant Grinbert (*s’encor venoit, ce qui rend le vers hypométrique). - lire I 1363 bien set ne se puet or desfandre (*bien set ne se puet desfandre). - lire Ia 1761 par la qeue vos ting as danz (* vos ting ge as danz, qui rend le vers hypermétrique). - lire Ib 2496 que nus gugleres ne t’en tort (*ne tou tort). - lire Ib 2750 je vos trairoie (*traieroie). - lire Ib 3002 tire et retire, riens ne vaut (* riens ne li vaut, ce qui rend le vers hypermétrique).

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- lire VIIb 759 et tex qui en sont corocié (*tex qui , ce qui rend le vers hypométrique). - lire VIIb 1360 lor conpaingnes en deus parties (* conpaingnies, ce qui rend le vers hypermétrique). - lire VIIb 1367 sor la fouse s’iert arestez (*si ert arestez qui rend le vers hypermétrique). - lire VIIb 1475 fors de laianz (*fors de laanz : il y a un i suscrit entre les 2 a). - lire VIII 31 Renart a l’antrer de la porte (*antree, ce qui rend le vers hypermétrique, cf. XIX 438, a l’antrer de setenbre). - lire IX 154 enchargiez : le ms. porte bien enchargieiz mais le second i est clairement exponctué. - lire IX 296 bien sai qu’i (*que) nos herbergera. - lire IX 441 que por . L . marc d’argent (*por . I . marc, ce qui donne un vers de 6 syllabes !). - lire XI 1456 car fox neïs n’en iert ja sage (*neïs ne n’iert). - lire XIV 332, note 3 : .XX. foies le jor lou jor ou .XXX. (B) ; rien n’indique l’origine de la correction de foies en foiees (pour la bonne mesure du vers). - lire XIX 571 qant entendre m’i faissïez (*me). 73 Quelques corrections n’ont pas été signalées dans l’apparat critique :

74 - I 327 Girarz dou Fraine : le ms. B donne dou fraite. On trouve dans la traduction (tome1, p. 143) « Girard du Fraite », et dans le glossaire (tome 2, p. 619) le nom Girarz dou Fraine est traduit par « Girard du Fraite ». - I 443 a sel ou a grafe : le ms. B donne a sel et a grafe (origine de la leçon éditée ?). - I 643 vos m’eslieriez : B donne vos m’eslieirez. - I 865 qui aprant si bien a barat. B donne après aprant un groupe de 2 lettres : la première, exponctuée, est un g et la seconde est peu lisible (Mario Roques y voyait un e, peu probable). On peut y voir un a mal formé, et comme il y a au-dessus du g un minuscule i suscrit on peut lire : qui aprant ja si bien a barat (9 syllabes). On est proche de la leçon de C, juste pour la métrique et probablement la bonne : qui aprant ja si bien barat. - VIIb 711 li pape (le ms. donne la pape). - IX 377 A tant se sont mis en la place : le ms. donne : a tant s’est mis en la place (7 syllabes). - XVIII 1419 art et guise (/ prise) : le ms. donne clairement guile, et guise est la (bonne) leçon de L. 75 Certaines correction s’avèrent inutiles :

76 - I 1669 : le ms. porte lievent avec i nettement exponctué. Il suffit de le signaler et la correction devient sans objet (levent). - Ib 2415 : le mot Paris est bien répété deux fois, mais le second Paris est barré d’un trait horizontal de la main du scribe et non d’une main plus récente. - VII 48 : le ms. porte bien li vins mais le second i est clairement exponctué et on lit li uns. - X 1143, note 2 : le ms. porte bien enavaie, mais le 1er a est exponctué, donc la correction est inutile. - X 1254, note 4 : le ms. porte bien quider, mais le r est exponctué, donc la correction est inutile. - XI 364 : le ms. porte mal voisoin avec o nettement exponctué : il suffit de le signaler et la correction devient sans objet (Malvoisin). - XX 3198 XX 3196 la lecture monchier (qui conduit l’éditeur à corriger en mout chier) est très discutable : on peut aussi lire mlt, abréviation de l’adverbe transcrite en mout, ce qui rend inutile la correction.

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77 Enfin certaines coquilles devraient disparaître d’une réimpression :

78 - lire I 437 en . I . vaissel (*en un I vaissel). - lire I 1185 Ensi as tu (*Ensi as-tu). - lire Ib 2568 si li a dit (*i li a dit). - lire IIIa 562 volïez (*voliëz) et IIIa 675 escrïent (*escriënt). - lire IIIb 1358 melodie (*mélodie, correcteur orthographique trop zélé ?). - lire VIIa 272 pere (*père). - lire VIIb 1283, 1456, 1655 et 1718, IX 156, 229 et 254 aler (*aller) (mais Ib 2985 le ms. porte bien aller gesir). - lire VIIb 1188 et 1327 maniere (*manière). - lire VIIb 1281 viaut (*viant). - lire VIIb 768 dou tref roial (*sou tref). - lire V 80 le nés (*le nes)- lire Ia 1978 mout (*mot). - lire IX 442 que por .I. marc d’argent / n’en retornast mie Hersant (*retornast mie .I. Hersant). - lire X 1765 par pou que ne m’a mort gité (* par pou que que ne). - lire XI 1135 faissïez (*faïssiez, c’est un imparfait de l’indicatif). - lire XI 1177 eüssiez (*eussïez). - lire XI 1227 pouez (*povez). - lire p. 906 du tome 1, variante du v. 601 danz L. qui soloit vendre C (*H). - XIV 342 lire donroit (*donrait), correction HL de doroit. - lire XIV 15, note 3 : faillir B (*aillir). - lire XIX 506 par dessus (*par-dessus). - lire seure XIX 698 (*seüre, rime avec pleure). - lire par dessus XIX 506 (*par-dessus). - lire XIX 936 aorer (*adorer). - lire XIX 1627 ne m’a savor (*ne m’a de savor). - lire XIX 1742 sous ciel n’a ne fievre ne goute (*sous ciel n’a fievre ne goute). - XX 2810 lire Mais Noble i eüst le meschief ; *Nobles rend le vers hypermétrique et le ms. comporte l’abréviation .no. 79 Pour l’index des noms propres, la consultation en serait facilitée par la séparation des noms propres de personnes et des noms propres de lieux, et pour le très riche glossaire, on indiquera seulement que p. 723 il convient de séparer l’entrée veue et l’entrée voie, les 2 termes étant totalement indépendants pour l’origine et pour l’emploi.

III) Traduction

80 Plus encore que pour toute œuvre médiévale, traduire le RdR constitue une entreprise délicate : le texte de fiction est adossé à des réalités politiques sociales et économiques qui ne nous sont plus familières (combien d’étudiants peuvent encore dire sans hésiter ce que signifie « herser » ?) et il s’enracine dans un contexte idéologique et religieux qui n’est plus le nôtre ; les références religieuses que les étudiants de naguère arrivaient encore à décrypter sans trop de difficultés deviennent hermétiques aux générations actuelles. Enfin la notion de registre de langue (soutenu, familier, vulgaire…) n’est pas évidente pour le vocabulaire médiéval des pratiques sexuelles.

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A) Remarques

81 La traduction se lit aisément et elle n’est jamais pesante ; on y trouve des formules heureuses :

82 - « et corrigez-moi si je me trompe » (VIIb 1164 et se je fail, si m’amendez). - « plaisir remis, plaisir enfui » (X 252 qui aise atant, aise li fuit ). - « Pour moi, je suis bon chrétien… » (XI 394 et je sui en ferme creance). - « Seigneur, il m’a déshonorée, c’est vrai, mais je ne suis pas coupable pour autant car il m’a prise de force » (VIIa 530 Sire, il est voirs qu’il m’a fait honte / mais n’i ai mie tant mesfait / endroit ce que force m’a fait). - « nous aurons beau dire, le malheur ne peut être réparé par des mots », (VIIa 536 Ja cist mesfaiz n’iert amandez / par chose que nos en dïon), mais cist est escamoté (« le malheur que je viens de vivre ») et la traduction proposée pourrait alors être comprise comme l’énoncé d’une vérité générale. 83 On relève aussi des expressions bien adaptées :

84 - « mais le loup lui avait causé bien des pertes » (XV 14 mais mout li fist plusors domages). - « elle écarte largement les jambes pour bien montrer son anatomie, tête en bas et derrière en l’air » (VI 137-39 Ele a fait large enforcheüre / por bien mostrer cele nature, / son chief mist bas pour estuper). On ne pouvait pas trouver expressions plus appropriées pour traduire dommages et nature ! - mar l’asausistes (VIIa 429) « vous allez payer cette violence » et mar i fui cous (VIIa 311) « tu te repentiras de m’avoir fait cocu » : l’adverbe mar, de traduction toujours très délicate, est bien rendu. 85 On fera sur l’ensemble de la traduction quelques remarques classées, d’abord sur les realia agricoles : 86 - les pois : On avoit ja les pois soiez / et li pesaz estoit loiez / et amassez et trait en voie (VIIa 347-49) : il ne s’agit pas des petits pois, mais des pois ou haricots secs. À l’automne les tiges de ces haricots (le pesaz) sont coupées (c’est le verbe soier, du latin secare, « couper » donc « faucher » ou « moissonner ») puis liées en petits fagots qui sont transportés à la ferme et déliés dans un endroit bien aéré. Les haricots secs seront égrenés à la demande tout au cours de l’automne, de l’hiver et du printemps. La culture des haricots destinés à être consommés secs a perduré pendant toute la période de l’agriculture vivrière : il s’agit d’une culture facile mais très exigeante en main d’œuvre pour semer, sarcler, « ramer » (pourvoir les plants grimpants de tuteurs), cueillir et égrener les pois. Mais dans ce type d’agriculture la main d’œuvre familiale – gratuite par définition – ne manque pas… La culture du petit pois (légume vert donc fragile à conserver) n’apparaît qu’après le Moyen Âge. Dans la branche IV, on ne parle pas des pois mais des feves (II 367) comme nourriture de base des moines. - grange I 1172 : grange appartenant à des religieuses sur le chemin de Maupertuis à la cour, et II 67 : grange attenante à une abbaye de moines blancs. Ce n’est pas pas seulement la « grange » au sens du français moderne (cf. note 1 de la p. 317) mais aussi un ensemble plus ou moins vaste de bâtiments agricoles destinés à abriter les animaux, les récoltes et le matériel agricole. Le terme semble réservé aux exploitations dépendant d’une institution monastique. Cf. aussi Ia 2041 le cortil derriere la granche : là le sens qu’il faut retenir paraît être le sens moderne restreint (bâtiment où l’on stocke les récoltes, en particulier les gerbes de blé avant le battage). - noreçons (I 1175) et norreture (II, 77) : dans les deux cas le terme a un sens concret et

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désigne les jeunes animaux que l’on élève (c’est le sens de norrir en ancien français) soit pour le renouvellement du cheptel, soit pour la vente ou la consommation personnelle. Dans la branche X, Liétart promet à Renart de lui réserver tous les animaux de son élevage et jure qu’il ne vendra jamais nuli point de la norreture (v. 2013). 87 Le vocabulaire technique de la justice, en particulier les termes soi clamer, apeler quelqu’un, amender un mesfai, l’esgart de la cort, la clamor (plus rarement conplainte), est bien rendu et la traduction n’appelle pas de commentaire, à l’exception de quelques remarques très ponctuelles : 88 - De ce qu’Isengrins l’a resté / tele amendise l’en fera / com vostre cort esgardera : rester et amendise (I 226-28) sont bien traduits (« pour ce dont Isengrin l’accuse, il en fera réparation ») mais « selon l’avis de votre cour » est trop faible : l’esgart c’est la décision de justice rendue par la cour : « selon le verdict de la cour ». - Se prover le [Renart] puis, jel pandrai (VIII 292 ) « Si je peux le convaincre de ces crimes, je le ferai pendre » : prover signifie ici « apporter des preuves de sa culpabilité ». - Reprendre ou sorprendre signifient en contexte judiciaire « prendre en flagrant délit » : c’est le verbe approprié pour le viol de Hersant et « j’ai surpris » pour je repris (VIIb 618) est bien faible. De même pute provee (II 225) « espèce de salope » est bien faible : mot-à- mot c’est « putain prise en flagrant délit» : le vers suivant (o Renart t’ai ici trovee) reprend l’idée et la complète : « putain que je viens de prendre ici en flagrant délit en compagnie de Renart ». - De ma grant honte porchacier (VII 635) : il faut se rappeler que dans la mentalité médiévale la première victime du viol d’une femme mariée, c’est le mari ! Mais la traduction proposée « pour la déshonorer » ne tient pas compte de la correction faite par l’éditeur-traducteur qui remplace la leçon de B sa par celle de L ma ! - Amende, amender, amendise : pour ces termes l’essentiel c’est la notion de réparation, cf. la bonne traduction de VIIb 1052-54 « on pourra alors décider de la réparation » (conment sera de l’amendise) « par un jugement en bonne forme ». Cf. aussi VIIb 847-48, mais on observe que dans « nul ne fait réparation s’il n’a d’abord commis un méfait » (XVII 122 nus n’amende s’il ne mesfait) « d’abord » est un rajout du traducteur pour la clarté. - Les vers suivants (XVII 123-4) s’a amande m’en loist venir, / ferai la vos a voz plaisir sont traduits par : « s’il m’est permis de faire amende honorable, je le ferai selon votre bon vouloir » ; or la notion de réparation est totalement absente de l’expression faire amende honorable si l’on suit le TLF :« Amende honorable : peine infamante qui, sous l’Ancien Régime, obligeait le coupable à reconnaître publiquement son crime et en demander pardon. P. ext., lang. cour., fam. Aveu public d’une faute dans l’intention de se faire pardonner ». 89 Le vocabulaire des pratiques sexuelles, licites ou illicites (adultère), librement consenties ou contraintes (viol), mériterait une étude exhaustive. On peut néanmoins distinguer 3 strates dans la façon de désigner ces pratiques, chacune de ces strates posant au traducteur des problèmes spécifiques : 90 a) L’emploi d’un vocabulaire neutre (qu’on pourrait qualifier de policé) et plus évocateur que franchement descriptif. Ainsi la nuit nuptiale de Renart et de sa nouvelle épouse Fière (Hermeline est morte, Noble est tenu pour mort depuis la fausse dépêche fabriquée par Renart) est expédiée en deux vers : lor delit font a mout grant joie / jusqu’au demain qu’il ajorma (XX 2410-11) « ils s’adonnent en grande joie à leur plaisir jusqu’au lendemain à l’aube ». Le viol de Hersant peut être évoqué, par la victime ou par les

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protagonistes de l’action en justice, en termes neutres, dont la traduction est souvent délicate : 91 - dans la prière de Hersant (avant le duel judiciaire) et que Renart vaintre le puisse / qui mout soef li fist la chose / en la tesnere ou iert enclose (VIII 916-18) la traduction « qui lui avait fait l’amour » est trop précise. « Faire l’amour » est familier et mout soef signifie « avec une très grande délicatesse ». - Lors de la commission du viol, la traduction de la formule du conteur puis li saut sus, liez et joianz / si li fait tot les iauz voiant (VIIa 403-4) n’est pas très heureuse : « puis il lui saute dessus, plein d’allégresse, et jouit d’elle, ouvertement ». L’euphémisme de tot faire est ici mal rendu. De même « puis ils remettent cela » pour Et l’afaire ont reconmencié (VIIa 421) n’est guère satisfaisant et le passage au registre familier élimine l’euphémisme. - Lorsqu’Isengrin évoque devant le roi le viol de son épouse, la traduction de descovenue (VIIb 638) par « mésaventure » est un peu faible. Mais plus loin (641, si li blamai mout ceste affaire) le sens est bien vu et le ton fort juste : « je lui ai reproché sa conduite ». Le vers précédent est plus que délicat à traduire : Je les sorpris a la montee (640). Sorprendre a une connotation juridique assurée (« prendre en flagant délit ») mais le terme montee pose problème. Monte est attesté dès le XIIe siècle au sens d’accouplement animal (chevaux, bovins, on dit que l’étalon monte la jument) et il est probable que l’auteur joue du passage d’un monde à l’autre. Mais comment traduire ? « Quand il était sur elle » dénote un état et non une action, mais « quand il la grimpait » est hors-sujet dans le contexte solennel de la clamor. - Pour la mention du viol, c’est le registre de la force qui est mis à contribution : la traduction de que vos a force l’asaillites (VIII 567) paraît d’un ton trop familier (« tu l’as prise de force »16). Une formule comme « tu lui as fait violence » paraît mieux correspondre à la situation sans affaiblir de sens de a force. La traduction de quant il a force li vost faire / a force li fist li rous (I 34-35) par « quant il voulut la violer, il la viola bel et bien » est tout à fait judicieuse et ne trahit ni la lettre ni l’esprit du texte, tout comme pour esforcier (VIIb 673). - Pour le verbe baisier, les auteurs de Renart jouent évidemment sur le glissement de sens, attesté (dès le XIIe siècle), du sens premier « appliquer, presser ses lèvres sur quelque partie d’une personne (notamment la bouche, avec mouvement actif de caresse, succion, préhension, etc.) ou sur quelque objet la symbolisant, en signe d’amour » au sens dérivé de définition plus brève « posséder charnellement quelqu’un ». Le verbe est employé dans la scène de l’adultère, d’abord dans la demande pressante et sans équivoque de Hersant : acolez moi, si me baisiez (VIIa 237) « prenez-moi dans sos bras, donnez-moi de baisers », puis lors du passage à l’acte : Renart en demaine grant joie / et vient avant si l’a baissie / Hersant a la cuisse haucie/ a qui plaissoit mout son ator (VIIa 240-43) « Renart plein de joie s’avance et l’embrasse. Hersant lève la cuisse, sa compagnie lui plaît fort. » Mais ator peut être compris au sens plus large de « comportement », euphémisme pour désigner l’adultère que Renart est en train de commettre. - Pour l’accomplissement de ce que les moralistes et les théologiens appelaient « le devoir conjugal », on rencontre le plus souvent la formule la plus neutre possible gesir a la coste de. Pour la déclaration solennelle d’Isengrin ja mes ne gerrez a ma coste / qant receü avez tel oste (VIIa 313-14) le traducteur évite à juste titre le tour trop familier « coucher avec qqn » : « tu ne coucheras plus jamais à mes côtés, après avoir accueilli un tel hôte ». le tour « partager ma couche » aurait pu également servir. Ce tour se retrouve

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deux fois (et il est traduit de la même façon) dans la fin de l’épisode de « Renart jongleur ». Renart l’emploie pour Hermeline qui s’apprêtait à épouser Poincet (Ib 3079-80) et un peu plus tôt (Ib 2936-37) c’est Hersant qui jure que ja mes ne gerra a sa coste, le possessif sa ayant pour référent Isengrin escoillié. Le tour gesir a aucun semble moins solennel et il est bien traduit par « coucher avec », mais la traduction du projet de Renart (a lui gesir et faire de lui son plaisir, VIIa 389-90), quand il voit Hersant coincée dans l’entrée du terrier, comporte une inexactitude (« se priver du plaisir de coucher avec elle et d’en jouir »), le mot-à-mot étant « de coucher avec elle et de faire d’elle tout ce qu’il veut », sans aucune référence au plaisir de la copulation ! Pour la scène du retour au foyer d’Isengrin escoillié, il est d’abord question d’aler gesir (Ib 2678), bien rendu par « aller au lit », puis Hersant précise son attente : d’abord si faites ce que vos savez ((Ib 2696), puis einz vos covient la chose faire (2700) et enfin ce qui covient et qu’a totes fames avient ((2701-2). Pour les deux premières formules, la traduction va de soi, et pour la troisième on a « ce qu’il faut faire et qui convient à toutes les femmes ». On retrouve ensuite non plus le verbe gesir, mais le verbe couchier avec deux constructions différentes : soi couchier enprés aucun (2786 : « coucher à ses côtés ») et couchier a aucun (2785 « coucher avec lui ») pour désigner de façon neutre (et facile à traduire) l’accomplissement du devoir conjugal. 92 b) L’emploi de termes qui relèvent pour nous du registre familier, vulgaire ou même trivial mais qui appartenaient au vocabulaire médiéval de base. 93 - Con, cul et foutre : dans la branche XIII le traducteur utilise systématiquement, pour les différentes « interventions » de Renart, « con » et « cul » pour traduire les termes con et cul. Le premier est noté « trivial » par le TLF pour désigner les organes génitaux externes de la femme mais le Petit Robert observe qu’il relève surtout du vocabulaire érotique et est employé pour « sexe de la femme » ou « pubis de la femme ». Ailleurs les traducteurs traduisent systématiquement con par « con » : en con trover pas ne faillites (VIII 568) « tu as bien trouvé le con ». Il arrive d’ailleurs que les termes con et cul disparaissent lorsque réapparaît le corps animal de la louve et la traduction enregistre bien le changement : « Mais Renart saisit sa queue de ses dents et la retourne sur sa croupe pour dégager les deux orifices » (VIIa 400-402 Et Renart prist la qeue as denz / et li reverse sor la crope / et les .II. pertuis li destoupe). - Pour le verbe foutre (vieilli et trivial au sens sexuel, selon le Petit Robert) les traducteurs ont choisi la traduction par « baiser » dans sa connotation vulgaire de « posséder charnellement » : et dit que cous estoit lor pere / fotue avoit lor mere VIIa (631-32) « il a dit que leur père était cocu et qu’il avait baisé leur mère ». D’ailleurs dans la scène de l’adultère, les louveteaux ont seulement dit à leur père : il dist que vos estes cous (VIIa 297), et Isengrin a aussitôt compris en condamnant Hersant : et uns autres vos a foutue (VIIa 306) « et un autre t’a baisée »17. Mais dans un autre passage : qu’aie fait tel desconvenue / que ma conmere aie foutue / plus bas de l’oil si con vos dites (VIII 583-85) la traduction par « au point de me laisser commettre l’inconvenance de baiser ma commère plus bas que l’œil comme vous le dites » introduit une ambiguïté que ne possède pas le verbe foutre en ancien français, qui appartient uniquement au registre sexuel. - Le terme coille apparaît dans deux épisodes : pour l’entrée de Tibert dans la maison du prêtre (br. I) et pour le vol de la vielle (br. Ib). Les traducteurs hésitent entre le singulier (rare et vieilli en français moderne) et le pluriel, catalogué trivial par le TLF et vulgaire et familier par le Petit Robert. Pour désigner la coille au provoire (I 893, « les couilles du prêtre »), le conteur semble se lancer dans un concours de synonymes, ce

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qui oblige le traducteur à suivre le mouvement : à la première apparition du prêtre, il tint s’endoille (1 886, « tenant son andouille ») puis Tibert se défend en vaillant chevalier : aus danz et aus ongles fandanz / li adouba un des pandanz (I 895-96). La traduction de ces deux vers comporte deux difficultés : comment rendre l’image implicitement véhiculée par pendanz, et comment traduire adouber qui désigne le fait de frapper violemment sur l’épaule avec le poing (plus tard frapper avec le plat de l’épée) le chevalier que l’on adoube ? La traduction proposée (« il lui arrange l’une de ses bourses avec ses dents et ses ongles tranchants ») dissout totalement la notion de coup violent. Le mot revient un peu plus loin dans le monologue de Tibert, associé à une autre image : Mais un des pandanz n’a il mie / vengié en ai bien sa paroche : / ne sonera mes c’une cloche. (I924-26). La traduction reprend à raison le même terme : « mais il lui manque une de ses bourses ». - Dans l’épisode durant lequel Isengrin subit le même sort que le prêtre, on retrouve le verbe pendre associé aux attributs sexuels de l’homme : [ li matins ] Isangrin a pris par la coille, / enpaint et sache et tire et roile, / tot erraige ce que il pant (Ib 2619-21, « le mâtin attrape Isengrin par la couille, pousse, tire, secoue, agite et arrache tout ce qui pend ». La scène de la mutilation est sans saveur et l’essentiel est dans la suite, lorsque l’objet pendant devient l’objet manquant pour le mari escoillié (Ib 2628) qui rentre au foyer : et cil se torne et le tate / ileuc ou la coille soloit / estre par raison et par droit / ne trova mie de la coille (Ib 2712-15 : « il se tourne de l’autre côté et elle tâte l’endroit où se trouvait normalement et logiquement sa couille mais elle ne trouve rien »). Il est ensuite question d’andoille (terme déjà vu) puis dans la déploration de Hersant de la riens que je plus amoie (Ib 2762), « rendu sobrement par « l’objet que j’aimais plus que tout ». 94 c) Le déchaînement de l’outrance verbale. La traduction de la branche XIV rend très bien compte du déchaînement verbal de Renart et de son confesseur dans la transgression des tabous linguistiques et des règles de bienséance admises dans le roman courtois : tout le registre du bas corporel est mis à contribution par le conteur pour faire de Hersant le prototype de la « vieille femme en chaleur », lassata sed non satiata ! On ne peut pas tout citer : 95 - « une vieille aux fesses croulantes qui ne peut même plus retenir ses pets » (v. 438-39). - « il n’y a pas de garçon qui ne l’ait ramonée » (v.450). - « il m’est arrivé souvent de foutre quinze fois. Je tire bien vingt coups les uns après les autres… » (v. 575-77). Le passage sur la grande « fente » de Hersant (la ploie v.469-78) est justement traduit et commenté judicieusement par la mention des modernes « sex- toys » ! 96 On relève quelques cas de sur-traduction, à la limite de la paraphrase :

97 - ai eschivee ceste gesine (VIIa 204) « je ne vous ai pas rendu visite à vos relevailles ». - ne voloit mes de tel mestier / vivre con il avoit vescu (IX 4-5) « il ne voulait plus vivre de tels expédients ». - que il a en ses genbes traites (VIII 864) « pour se protéger les jambes ». 98 Mais aussi des cas de sous-traduction :

99 - De ce tin ge Grinbret a sage : que… (I 989 ) « Grimbert fut des plus avisés, je crois, quand… ». L’ambigüité du verbe « croire » en français moderne rend mal le tour tenir a, qui exprime une certitude. - Tibert covient que il se taise / car Renart est mout corrociez (IIIa 930d-31) : « devant la mauvaise humeur du goupil, Tibert juge bon de se taire » ; « juger bon » est bien faible

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pour traduire la notion de nécessité absolue qui constitue le sémantisme de base de covenir. On propose : « Tibert est bien obligé de se taire » ou « Tibert ne peut que se taire ». - Por moi faire laidure et honte (VIIa 219) « pour qu’ils me couvrent de honte » : laidure désigne un dommage physique et peut être vu comme un euphémisme pour « assassinat ». On propose « pour me faire disparaître de façon ignominieuse ». - Et puis que je pris seignor / me refist il enchauz grangnor (VIIb 60-4) « Et depuis que je suis mariée il m’importune encore plus ». Enchaucier signifie dans le vocabulaire amoureux « poursuivre qqn de ses assiduités afin d’obtenir des faveurs amoureuses ». - si me honi / tant com li jeus li abeli (VIIb 611-12) « il a abusé de moi aussi longtemps qu’il en a eu envie » : la notion d’humiliation (pour la victime) disparaît ainsi que celle de jeu pour le coupable. - il se painent de lui chacier (VIIa 362) : « ils le pourchassent de bon cœur » ; soi pener a un sens bien plus fort « faire tous les efforts possibles, même si cela est douloureux ». - se Renart / ne les en giete par son art (IX 299-300) « si Renart ne trouve pas un artifice pour les tirer d’affaires », « artifice » ne convient pas ici pour la ruse multiforme du héros. - assez fu mieux que en prison (IX 357) « le loup se retrouve emprisonné ». Le tour comparatif à valeur d’euphémisime n’est pas rendu. - il est cheüz en male trape (VIII 30 ) « le voilà en fâcheuse posture ! », traduction bien faible pour un moment dramatique : Renart est à la cour de Noble et il risque d’être condamné et pendu sur-le-champ, cf. v. 101-102. -« Leur inimitié est regrettable » est bien faible pour laiz est que soient ennemi (VIII 1004). De même « il a eu de la chance » pour bien li cheï de s’aventure (VIII 1467), « je ne subirai le moindre dommage » pour n’avrai ne honte ne domage (XVIII 396) et « tous les ennuis possibles » pour anui et honte (XVIII 972). La formule « car Renart réfléchit à la façon de leur causer des ennuis » constitue une traduction approximative de car Renart panse en son corage / que chascuns i laira son gage (VIIb 1439-40) : le verbe panser ou soi porpanser marque bien la réflexion qui conduit à l’élaboration d’un plan. Ici le futur dans la complétive en que marque que le plan est prêt et que l’exécution peut commencer. 100 On terminera cette série de remarques en constatant que des « petits mots » sont parfois oubliés dans la traduction : dans « vous aurez pléthore de confesseurs» (ja en avrez a grant planté XVII 333), le ja n’est pas traduit et c’est l’occasion d’utiliser le futur 2 : « vous allez bientôt avoir … » ; encor n’est pas traduit en VIIb 1492 et certes en Ia 2092. Enfin on peut discuter de l’emploi en français moderne comme adverbe temporel de avant et après : 101 - XIX 1204 « il ne s’arrête pas avant ». - XI 889 « Ensuite ils chantent leurs antiennes ensemble. Après Renart dit le verset et Tibert répond de travers ». - XI 999 « Renart qui était plus malin dit qu’il sonnerait avant ». 102 Les traducteurs font largement appel aux termes et expressions de la langue familière sans que l’on puisse toujours fixer la frontière entre ce qui est familier et ce qui est vulgaire. On relèvera parmi les formules heureuses : 103 - « il lui fera sa fête » il li fera domache (II 476). - « fils de pute, sale péquenot » fiz a putain, vilains engrés (XVIII 324). - « sale pute, ordure, espèce de salope » pute orde vis, pute provee (II 225).

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- « vous êtes salement amoché, votre pelisse est fichue » vos estes malement bailliz / vostre peliçon est failliz (XX 1347-48). - « tu me fis tourner en bourrique » la me menas tu conme fol (VIII 713 et aussi X 482). - « tu bus jusqu’à en être complètement saoul ! que tant beüs que tu fus ivres (VIII 718 ). - « je serais vraiment un pauvre type, un bon à rien » mout seroie malvais failliz (X 256). - « je veux tailler une bavette avec vous » je me voil derainier a vos (XI 68). - « il me ferait bien vite estropier et amocher par son palefroi » il me feroit tost defoler / et laidir a son palefroi (XI 507). 104 Mais il arrive que ce choix ne soit pas des plus heureux, par exemple :

105 - « celui qui rompra la paix, si on l’attrape, ne sera pas à la fête ! » qui la fraindra, s’il est tenuz, / mout malement sera venuz (I 280-81g) : l’emploi de termes familiers détonne pour l’avertissement solennel du roi aux éventuels briseurs de trêve et de paix jurée. - « Renart est au mieux de sa forme » Renarz fu bien en sa vigor (Ia 1705) : dans un contexte de parodie épique évidente, la traduction de ce vers d’intonation manque de solennité. 106 Il faut mentionner quelques calques peu satisfaisants :

107 - aux v. 575 et 645 de la branche I, traduire foretier par « forestier » est ambigu ! Le TLF n’a pour entrée que l’adjectif forestier / forestière et il donne pour l’emploi substantivé (au masculin) les deux sens de « personne qui habite la forêt » et de « celui qui est chargé de la conservation de la forêt ». Le personnage de Lanfroi est plutôt un bûcheron. - « la prêtresse » (VIII 201 la prestresse) n’est pas mentionné dans ce sens dans le Petit Robert. - « andouille » (andoille, Ib 2716 et 2732) n’est pas très heureux pour désigner le membre viril d’Isengrin, le pénis en langage médical ou la verge ; « saucisse » n’est pas plus heureux. - « si vous acceptez de suivre mon conseil » se volez croire mon conseil (IX 342) : conseil c’est le plan proposé après réflexion. - « et comme elle (Madame, Hersant) est vraiment épaisse et grosse » (ma dame) qui mout est voir espese et grouse (VIIa 466). - « et il demande qu’on lui fasse droit de Renart » et dist que droiz li soit tenuz / de Renart (VIII 320). - « j’ai trop longtemps souffert ton orgueil et ton impudence » trop ai soffert ton grant orgoil et ton desroi (VIII 786). - « il crie merci au nom des reliques » merci quiert por les sainz (VIII 1287). - « qui menait grand deuil » au grant duel qu’il en a eü (VIII 1356). - « le bœuf n’est pas trop endommagé » Rognel n’est gueres enpoiriez (X 682). - « il cueillit je ne sais combien de bâtons » et coilli ne sai quanz bastons (XI 609). - « car la nuit, qui était sombre, leur fit perdre l’aventure dont Tibert devait pâtir » car la nuit qui estoit oscure lor fit deperdre l’aventure qui li estoit a venir (XI 1373). - « grande est la démesure de Renart » mout est Renart de grant derroi (XIX 614). - « outrage » outrage (XVIII 1397 ), en fait « abus de pouvoir ». - « si tel est votre plaisir » qant vos vient a plaisir (XVIII 1213 ), cf. « selon votre bon vouloir » pour a voz plaissir (XVII 124). 108 Quelques passages méritent une discussion :

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109 - de l’argent fu mout convoitous (Ia 2123 ) « il était très avide de richesses » : la traduction repose sur la valeur « gnomique » du passé défini. Mais on peut aussi donner au verbe un valeur ponctuelle : « le roi désirait au plus haut point avoir cet argent » (celui qu’Hermeline vient d’apporter). - cil qui est sorpris d’amor (VIIb 764) « celui qui est victime de l’amour ». Le mot « victime » est mal choisi (cf. Dufournet « celui qui agit sous l’empire de la passion » et Strubel « celui qui agit sous l’impulsion de l’amour »). - que ce larron voil acrochier (Ia 1810) « car je veux faire sortit ce misérable de son repaire » : accrochier signifie ici « accrocher au gibet », c’est donc une variante pittoresque de pendre. - mais li essonbres de la couche / ne laissa veoir Isengrin (Ib 2556-57) « mais l’ombre du lit l’ [le mâtin couché prés du feu] empêche de voir Isengrin ». On peut aussi comprendre, en l’absence de pronom personnel ayant pour référent le mâtin, « mais l’ombre du lit empêche Isengrin de voir le mâtin » donc Isengrin se croit (faussement) en sécurité ! - tant .. que (II 413) la traduction de tant que + indicatif par « jusqu’à ce que » + subjonctif prête à confusion. - Renart c’est force et force soit (VIIa 408) « C’est un viol, Renart, et vous me violentez » : les deux verbes sont mis sur le même plan alors que l’un est à l’indicatif et l’autre au subjonctif, marquant la résignation de la victime. - selonc l’esgart de ma maison (VIIb 704 ) « selon les habitudes de ma maison ». Esgart signifie « examen, délibération, décision ». En fait il faudrait inverser les vers 703 et 704. - por biau servir ai le col frait (VIII 456) « on me brise le cou pour mes bienfaits ». Le col n’est pas le cou auquel on va passer la hart mais l’expression désigne l’épuisement physique (« j’ai le corps brisé ») de celui qui s’est fatigué à rendre service aux autres. On peut aussi interpréter servir dans le sens féodal : le vassal s’est épuisé dans le service dû à son seigneur. Cf. VIII 138 la char rompue (« le corps moulu ») quand Renart évoque ses voyages (imaginaires) pour trouver un remède destiné à guérir le roi. On retrouve cette idée dans la bouche de Brun sous une formulation proverbiale : de bien fait col frait (X 266) et le vers suivant l’oriente vers l’ingratitude de la personne que l’on a servie ; mal por bien l’a en por service. - « Renart peut faire son salut, cela dépend de lui » sauver se puet, s’a lui ne tient (VIII 1398). Passage compliqué qui demande une explication. - « le travail, entrepris par de telles gens, fut rapidement mené à bien » Tost fust la chose a droit point mise / qui de tel gent fust entreprise (XIII 89-90). La traduction proposée considère que les deux fust sont des graphies de la P3 du passé défini. Mais au vers suivant on trouve la forme fu. On peut aussi considérer qu’il s’agit de formes d’imparfait du subjonctif à valeur hypothétique et comprendre « le travail qui serait entrepris par de telles gens serait rapidement mené à bien ». On peut aussi voir un tour exclamatif, sur le modèle du tour qui lors veïst : « comme il serait rapidement mené à bien, le travail qui serait entrepris par de telles gens ! ». - homage et foi : A cestui mot la foi li rent / li vilains et Renart la prent (XVIII 407-8) est traduit par « Sur ces mots il rend hommage à Renart, qui l’accepte » et un peu plus loin si li fait homage en plorant (XVIII 429) est traduit par « [il ] lui rend hommage en pleurant, ce qui fait que les deux composantes de l’engagement vassalique sont mal distinguées.

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B) Notes de bas de page

110 La traduction est accompagnée d’un abondant appareil de notes placées en bas de chaque page, d’une consultation plus aisée que lorsqu’elles sont renvoyées en fin de volume. Aucune de ces notes n’est superflue ou inutile, mais on ne discerne pas facilement quel est le public visé, ce qui explique que l’on trouve aussi bien des notes très érudites et fort précieuses pour le chercheur que des notes de vocabulaire indispensables pour les étudiants et des notes d’éclaircissement, à destination de tous les lecteurs, destinées à faciliter la circulation dans la vaste forêt des 22 000 vers du ms. B. Quelques remarques seulement, au fil des branches :

111 Tome I, branche I :

112 - p.155, note 2 : la leçon de B (qui sont plus fel que hermeçons) peut être maintenue si l’on comprend que qui a pour antécédent les os et non li garçon. Hermeçon est alors traduit par « hameçon », ainsi défini par le TLF : « Petit crochet de métal, armé d’une ou de plusieurs pointes, qu’on fixe au bout d’une ligne et qu’on garnit d’appât pour prendre du poisson ». - p. 173, v.852-53 : le célibat des prêtres ne s’impose que très lentement, surtout pour le clergé rural : du point de vue idéologique, l’Église construit progressivement et impose la notion d’incompatibilité entre les deux sacrements que sont le mariage (pour les laïcs) et l’ordination (pour les clercs), et du point de vue pratique les évêques craignent que les prêtres « mariés » ne distribuent à leurs enfants les biens propres attachés à une église paroissiale, ce que les textes ecclésiastiques appellent « le patrimoine du Crucifié ». - p. 185, note 3 : le méfait de Renart (faire tomber Isengrin dans un piège à loup) ne peut pas être celui de la branche XV puisque Renart est absent de cette branche et qu’Isengrin est seul face au prêtre Martin. Il s’agit d’un méfait inconnu des textes qui nous sont parvenus, tout comme, dans la même confession, le comportement de Renart envers les mercenaires qu’il avait engagés (v.1095-1109). - p. 201, v. 1339 : il faudrait signaler qu’à partir de ce moment (fin de la demande de Grimbert) jusqu’au départ de Renart de la Cour (1483), chaque manuscrit propose sa version propre du procès de Renart : ainsi la proposition de commutation de peine, venant de Grimbert dans B, est faite directement par Renart dans A. 113 Tome I, branche Ia :

114 - p. 223, note 2 : il faudrait développer l’idée que « comme les confessions, les vantardises de Renart permettent au conteur de rappeler d’autres épisodes » en introduisant la notion d’intertextualité et celle du pacte de lecture entre le conteur et ses auditeurs-lecteurs. - p. 223, note 2 : dans la branche XIII il n’est pas question de l’annonce de la paix jurée qui aurait fait descendre Rousseau l’écureuil de son arbre. Quant à l’aventure de Pelé le rat (v. 1743-46), elle ne figure dans aucun des manuscrits qui nous sont parvenus. - p. 241, v. 2031-44 : le testament de Renart a une portée satirique évidente par la juxtaposition des legs : le chastel (v. 2033), la grant forteresce (v. 2035), puis deux essarz (v.2033b et 2040). - p. 249, note 2 : il faut noter l’inflation numérique. Le cortège funèbre de dame Coupée ne comporte que cinq membres, celui de Pelé le rat en comporte plus de cent ! La mise en scène romanesque respecte la réalité zoologique : les volailles d’un côté, les rats et les souris, on a là l’essentiel de la nourriture du goupil. Les campagnes médiévales

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constituent un biotope parfait pour le goupil en raison de l’omniprésence (même sur les sols les plus ingrats ou les altitudes les plus élevées) de la culture des céréales, qui attire et nourrit en abondance les souris et les rats. 115 Tome I, branche Ib :

116 - p. 367, note 1 : dans la branche XIII (« Renart le noir », branche inconnue du ms. B) Renart se teint volontairement en noir (ici le déguisement est accidentel) mais le conteur néglige le travestissement du langage. On est là dans un schéma bien connu des textes épiques et romanesques : un personnage A se déguise et interroge le personnage B qui ignore qu’il parle à A. - p. 303, v. 3115. Il faudrait signaler à cet endroit le début du dernier épisode de la branche Ib : le « combat des dames » (cf. v. 3221 ou, selon la jolie formule de Jean Batany, « le crépage de chignons ») fait d’un déchaînement verbal accompagné d’un déchaînement de violence peu commun. - p. 311, note 1. La formule plaisante « retour à la case départ » mériterait d’être explicitée de façon plus technique ! C’est le retour à une situation « euphorique », donc le héros est disponible pour de nouvelles aventures. 117 Tome I, branche II :

118 - p. 313, note 1. C’est l’occasion de rappeler la différence grammaticale entre les deux formules : si m’aïst Diex est une proposition indépendante ouverte par un adverbe et avec sujet grammatical postposé, c’est une formule de souhait (« que Dieu me vienne en aide ») par laquelle on appelle sur soi l’aide Dieu. Se Diex m’aïst est un tour abrégé de proposition hypothétique (jamais de subjonctif présent après un se hypothétique) signifiant mot-à-mot « s’il est vrai que je souhaite que Dieu me vienne en aide ». Ce tour sert le plus souvent à appuyer la véracité d’une affirmation. - p. 315, note 1. Il faut rapprocher ce passage de celui de la branche I (v. 465-66) dans lequel c’est Brun qui s’en va l’amble : allure naturelle de l’ours ou allure contrainte de la monture de Brun ? Dans ce cas, cette allure calme transcrit la tranquillité d’esprit de Brun, messager sûr de son bon droit et assuré du succès de sa mission. - p. 341, v. 474-75. Il faut noter l’intention parodique du conteur dans l’emploi des termes porz et marche (venus tout droit de la géographie épique) pour désigner ce que les scientifiques appellent « le territoire » de chaque animal. 119 Tome I, branche III :

120 - p. 343, notes 2 et 3, p. 345, note 1. Le traducteur réussit la prouesse de donner une excellente synthèse de tous les travaux critiques (et ils sont nombreux !) consacrés aux 18 vers du prologue de cette branche. - p. 349, note 2. Ce récit de la création des animaux est triplement original : par sa place dans le prologue du RdR : l’estoire de Renart remonte plus haut que le Conte du Graal (qui remonte aux temps christiques de la crucifixion), il va jusqu’à la période adamique ; par la subordination totale de l’animal à l’homme : ce dernier crée les animaux pour ses propres besoins (mestier, 45), après avoir reçu de Dieu le pouvoir de création ; par la priorité dans le temps accordée à la brebis et au chien, conformément aux données actuelles de l’histoire de la domestication ! Mais la source de ce récit reste introuvable. Il s’agit probablement d’un récit apocryphe, vraisemblablement écarté très vite des recueils de récits bibliques en raison de son caractère peu « orthodoxe ». - p. 353, note 1. Il faut signaler que les vers 113-152 sont propres au ms. B et ne figurent ni dans CM ni dans le fragment n.

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121 Tome I, branche IIIa :

122 - p. 367, note 1. C’est en emploi pronominal (soi traire) que le verbe prend le sens de « se déplacer », mot-à-mot « imprimer un mouvement à soi-même ». Cf. VII, 127 : Renart invite Tiécelin à s’approcher de lui (ça vos traiez !). - p. 377, note 1. Cette note très complète sur le songe de Chantecler devrait être remontée au tout début du passage dès le v. 445 (conmença li cos a songier). Il faut noter ici un « retournement » du symbolisme onirique habituel. Charlemagne voit des animaux mais n’identifie pas qui sont ses ennemis « déguisés » en animaux. Chantecler ne voit pas que ce qui le menace : c’est tout simplement un animal. - p. 403, note 1. Le texte de L donne une jolie formule pour l’hypocrisie : bien set son corage covrir (« il sait bien recouvrir – cacher à la vue d’autrui – ce qu’il y a au fond de son cœur »). - P .411 : une note paraît nécessaire au v. 1130 pour signaler que mesquerra est la forme avec métathèse du futur simple (P3) de mescroire. 123 Tome I, branche IIIb :

124 - p. 415, note 1. Le « peut-être » est de pure précaution rhétorique ! La note 1 de la p. 467 et la note 1 de la p. 477 parlent clairement de parodie : il y a bien référence parodique au roman courtois. La mervoilleuse avanture (v. 1168) annoncée n’est que la découverte fortuite d’une grant andoille (v. 1168) ! La raillerie sur la religion viendra plus loin quand l’andouille sera appelée chose saintefie (v. 1261) puis saintime chose en loi (v. 1274). - p. 425,v. 1358. Les aboiements des chiens sont vus par Tibert comme une douce melodie (v. 1358), celle d’une procession qui parcourt la campagne. On a là un procédé venu de l’ Ysengrimus et qui consiste à faire une lecture cléricale de tous les événements : on retrouvera ce procédé plus loin (cf. tome 2, p. 163, note 1) avec le grillon qui est appelé par Renart clerc parce que l’animal passe son temps à chanter ! 125 Tome I, branche IV :

126 - p. 439, note 2. Le synode diocésain (cf. p. 431) était un rassemblement périodique du clergé paroissial autour de l’évêque et des « cadres » de l’évêché. Son but était surtout d’améliorer la formation intellectuelle du bas clergé, à une époque où il n’existait aucun lieu de formation pour le clergé paroissial (les séminaires sont une création d’après le concile de Trente). La participation au synode était une obligation, passée en proverbe : ou enviz ou volentier, couvient au sane aler le prestre (I 456-57). Mais les prêtres de campagne prenaient quelques libertés avec cette obligation et les archives ecclésiastiques signalent de nombreux cas de curés arrivant en retard et parfois éméchés (pour cause d’arrêts fréquents dans les auberges) à la première séance du synode ! 127 Tome I, branche V :

128 - p. 441, note 1. Cette note mériterait d’être étoffée puisque la branche V est la première, dans la disposition propre au ms. B, des 4 branches-fabliaux, ces courts récits d’où Renart est à chaque fois absent et où le personnage principal est Isengrin. Deux de ces récits, (« Isengrin et les deux béliers », « Isengrin et la jument ») figurent déjà dans l’Ysengrimus et constituent autant d’étapes dans la déchéance d’Isengrin et sa marche inexorable vers la mort (cf. pour la br anche XVI la note 1 de la page 139 du tome 2). Il conviendrait également de signaler que les v. 13-18 ne présentent pas un enchaînement très cohérent, mais aucune variante ne propose un texte satisfaisant.

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129 Tome, branche VI :

130 - p. 447, note 1. Cette note appelle un prolongement sur la notion de mise en cycle de récits à l’origine indépendants, organisés selon les simples lois de la sérialité narrative, comme l’écrivait Jean Batany, à propos de la chaîne des contes du « loup nigaud ». Cette branche fait une utilisation minimale du personnel narratif du RdR : Isengrin est accompagné d’un ours nommé Patous. C’est la femme, qui remplace Renart dans la maîtrise de l’enging, qui est le personnage principal. 131 Tome I, branche VII :

132 - p. 459, note 1. Note précise et bien documentée sur l’emploi de vassal en contexte narratif. - p. 463, note 1. Tout ce qui est dit sur la ruse de la mort simulée est parfaitement exact, mais semble mal venu ici : Renart, loin simuler la mort pour tenter de s’emparer du corbeau, joue sur la « vraie » blessure qui date de l’épisode de Tibert et du broion, comme l’explique bien la note 2 de la même page. 133 Tome I, branche VIIa :

134 - p. 467, note 2. Au vers 157, une analyse rapide serait la bienvenue pour préciser l’agencement narratif des 3 épisodes centraux de la geste renardienne (adultère et viol – escondit manqué – premier procès, le Plait de Renart) selon les arrangements des manuscrits : dans le ms. B, qui adopte l’ordo artificialis, le Plait ouvre le récit et contient une allusion au viol (v. 30-38, mais rien sur l’adultère) et à l’escondit manqué (v. 39-44), épisodes situés plus loin et placés l’un à la suite de l’autre (VIIa et VIIb) alors que ces deux épisodes sont nettement séparés dans le ms. D (l’épisode de l’adultère et du viol manque dans le ms. A qui enchaîne directement le vol des poissons sur la fin de l’épisode de Tiécelin). Les ms. C et M, qui suivent l’ordo naturalis, placent l’adultère et le viol immédiatement après le récit des Enfances Renart ; le récit de l’escondit manqué (unité 9) vient plus loin et fait l’objet d’un traitement soigné : l’auteur compose deux entre-textes de liaison, l’un au début pour remettre en mémoire le contentieux né de la honte dame Hersant (v. 8), l’autre à la fin pour assurer la continuité narrative de l’escondit manqué et du Plait (unité 10) avec l’annonce faite par Isengrin (ouen en mai ferai mon clain, v. 1401). Il faut remarquer que dans le manuscrit B, le titre de la branche VII (c’est la branche com Renart dut jurer le sairement a Isangrin) ne mentionne ni l’épisode de Tiécelin ni celui de l’adultère et du viol de Hersant. - p. 477, note 1. Il faudrait signaler ici qu’une ponctuation différente est possible : on peut comprendre pour les v. 342-44 (mes ainz que pasat la semaine / lor vint une estrange aventure, / ensi come la voie change) que voie n’a pas un sens concret mais signifie « le cours des choses ». 135 Tome I, branche VIIb :

136 - On peut discuter la « coupure » entre les deux branches : au v. 561 (choix de l’éditrice) ou au v. 551, qui marque le départ du couple pour la cour ? - p. 489, note 2. L’analyse du burlesque spécifiquement renardien pourrait être illustrée de quelques exemples, le plus riche se trouvant dans les réplique de Renart à Brun aux v. 946-48 : se vostre peliçon vos poise / ja n’en saiez desconfortez, / il vos sera par tens portez. - p. 499, note 2. Un éclaircissement ne serait pas inutile sur le droit canonique (ou droit canon). - p. 503, les v.794-77 méritent une note : Brichemer y expose dans toute sa brutalité la situation de la femme mariée (celi [la femme mariée] a il [le mari] en sa prison).

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- p. 535, note 1. Il faut noter la présence de Pelé le rat dans le camp de Renart, mais l’auteur précise que sont regroupés autour de lui trestoz cil de sa maniere (v. 1327). - p. 545, note 1. La notion de « juxtaposition » mériterait quelques éclaircissements qui pourraient être illustrés par la parodie de l’onomastique épique : la chanson de geste connaît le sarrazin Gasteblé ou le cheval Passecerf. Nous avons ici deux vilains au nom transparent : Brisefouace (1515) et Voide Escuelle (1684) ! 137 Tome I, branche VIII :

138 - p. 559, note 2. Il faudrait préciser pour la comparaison de l’arrivée de Renart (celle du début de la branche VIII et celle du milieu de la branche I, v. 1221 sq.) que dans cette dernière Renart vient à la cour après avoir été dûment mandé 3 fois. Dans « le duel » (dans la version du ms. B) Renart se présente spontanément et le motif du jugement de Renart est ainsi raccourci de l’élément « envoi d’un ou plusieurs messagers à Maupertuis ». - p. 571, note 1. La plainte de la prêtresse au moment de la mutilation du prêtre par Tibert constitue une parodie volontairement assumée par le conteur du planctus (déploration funèbre) des romans courtois. L’isotopie dominante est celle de la perte (perdre, 205, 208 et 217, faillir, 215) et on note l’absence de tout terme « transparent » comme coille ou escoillier. - p. 579, note 3. L’aventure de Roonel pris dans un piège caché dans les vignes figure bien dans la branche « Renart médecin », Roonel étant le premier messager envoyé auprès de Renart. Le vers 388 est une reprise du vers 584 de la branche XIX. - p. 583, note 1. On assiste dans la branche Ia à une très nette dégradation de l’image du roi Noble, mari trompé et juge corruptible et corrompu, alors que dans la branche VIII Noble bénéficie de l’image forte d’un souverain respecté et exerçant pleinement toutes ses prérogatives judiciaires. - p. 585, note 1. Il faudrait traduire précisément le proverbe tel ne peiche qui encort. - p. 595, note 1. L’articulation narrative forte de la première partie se situe plus haut au v. 515 : à partir de ce moment-là le roi s’efface et on assiste à un débat direct entre Renart et Isengrin. Isengrin raconte et accuse, Renart se défend à l’aide d’un proverbe et finalement au v. 789 Isengrin demande le congié du roi pour la bataille . - p. 601, note 1. Dans le premier épisode des aventures de Primaut (branche XIV de l’édition Martin), Renart pousse bien Primaut à boire plus que de raison, mais c’est dans une église et non dans un cellier. - p. 603, note 2. La mention de la large tonsure faite à Isengrin peut renvoyer, vu que les conteurs semblent confondre dans les rétrospections les mésaventures d’Isengrin et celles de son frère Primaut, soit à la tonsure faite à Primaut dans l’église (toujours dans la première aventure de la branche XIV de Martin) soit à la tonsure faite à Isengrin dans la branche XII du ms. B, cf. v. 324-58. - p. 605, note 1. Les vers 740-64 renvoient à la deuxième aventure de Primaut : Renart envoie ce dernier vers une charrette de poissonniers pour qu’il fasse le mort et que le scénario du « vol des poissons » (premier épisode de la branche XII) se renouvelle, mais les poissonniers, devenus méfiants, rouent de coups Primaut qui s’échappe difficilement. - p. 611, note 2. Excellente mise au point historique sur le duel judiciaire. - p. 639, note 2. La coloration languedocienne du parler de frère Bernard est inconnue des ms. de la famille alpha, des ms. C et M et des ms. dits composites H et O. Elle n’existe que dans les ms. B, K et L, et de plus K et L corrigent les termes losanjador et enperador placés à la rime (v. 1383-84) dans un passage narratif, comme si le conteur s’était laissé

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prendre par les particularités du langage de frère Bernard ! Dérapage d’un scribe ou raillerie discrète ? - p. 643, note 1. Il s’agit ici d’un vrai moniage, d’une vraie entrée, sous la contrainte il est vrai et non sur décison personnelle, dans un monastère : le conteur marque cette entrée par l’adoption des codes vestimentaire et alimentaire spécifiques de la vie monastique. 139 Tome I, branche IX :

140 - p. 657, note 1. Il y a dans les aveux de Renart des faits inconnus des textes qui nous sont parvenus : la parenté de Renart et de Hersant est-elle un fait « inventé » ou faut-il comprendre seror au sens le plus large ? Il en est de même pour l’épisode de Hersant attachée à la queue d’une jument. - p. 659, note 1. Le pèlerinage de Renart à Rome n’est pas stricto sensu un pèlerinage pénitenciel, c’est-à-dire exécuté pour expier de graves péchés, mais c’est un pèlerinage effectué pour obtenir l’absolution dans le cadre des cas réservés. - p. 659, note 2. Cf. branche I, 1683-84 : es vos Renart le pelerin / l’escharpe au col, bordon frainin. - p. 661, note 1. Pour chacun des trois jours des Rogations, le clergé organisait une procession dans les champs autour du village. - p. 661, v. 181 : le contexte (cf. 189 et la variante de 182) indique qu’il faut traduire moston par « bélier », mâle adulte de l’espèce ovine, utilisé pour la reproduction. - p. 677, v. 462. La branche IX n’a ni prologue ni épilogue et ce qui est notable c’est l’absence de tout contexte féodal, le roi Noble n’étant mentionné fugitivement qu’une seule foi (v. 43). 141 Tome I, branche X :

142 - p. 679, note 1. L’analyse très fine des trois époques de la vérité du texte mériterait plus de développement, en liaison avec l’interprétation de chacune des variantes signalées dans la note 2. Il faut noter que cette branche fait appel à un type de merveilleux spécifique, différent du merveilleux renardien ordinaire dans lequel un personnage comme Brun est un grand baron du roi mais redevient un simple animal face aux vilains, sans aucune possibilité de communiquer : dans la branche X Brun parle avec Liétart et négocie avec lui, avant de « retomber » dans la stricte condition animale et de finir dans le lardier du vilain. - p. 679, note 6. Le RdR adopte un système d’auto-référence : la richesse d’un vilain nouveau venu dans les récits est évaluée à la mesure de celle d’un vilain très connu des auditeurs-lecteurs, celui de la branche IIIa, le « propriétaire » de Chantecler. - p. 683, note 1. Le seillon de terre est une unité de surface (variable selon les régions dans la France médiévale) mais c’est aussi de façon pragmatique la largeur de terre fraîchement labourée sur laquelle l’agriculteur répand la semence en un seul passage : « le geste auguste du semeur » doit être régulier et la surface à ensemencer à chaque passage bien délimitée. Mais seillon employé seul peut être synonyme de roie (cf. v.595) et désigner la tranchée ouverte dans la terre par la charrue. Au v. 685 et au v. 770 la roie désigne clairement le sillon moderne, cette tranchée ouverte par la charrue d’une extrémité à l’autre du champ. - p. 701, note 1. Ce proverbe peut se comprendre comme « le mieux est l’ennemi du bien » et il repose sur une comportement observé chez l’animal : la chèvre est un animal délicat qui gratte le sol pour y être couché plus confortablement. - p. 707, note 4. Il faut ajouter que la rime Noel / sel se lit déjà aux v. 379-80 de la

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branche XII au tout début de l’épisode de la pêche à la queue. - p. 771, v. 1492. Il faudrait préciser ce que sont les corroies ; il s’agit de solides lanières de cuir tressées en forme de cercle qui sont accrochées au joug des bœufs et dans lesquelles le laboureur fixe le timon en bois de la charrue. Ainsi les courroies assurent une grande souplesse d’articulation entre le force qui tire et l’objet tiré qui retourne la terre. - p. 775, v. 1568. C’est le début de ce qu’on peut appeler « l’intermède Timer » (1568-1943). Un personnage secondaire entre dans le ballet infernal de la promesse et de la ruse mais il échoue complètement : non seulement Timer ne parvient pas à capturer Renart mais par la maladresse du vilain il perd une cuisse dans l’opération. - p. 813, v. 1. Le conteur prétend vouloir se consacrer à un autre sujet ou l’an porra graignor sens prandre : si l’on prend en compte le topos de l’autodénigrement, il faut comprendre qu’il y a un grant sens à son récit et si on admet que le conteur est un prêtre exerçant à la campagne (il est parfaitement au courant des realia de la campagne briarde), on peut se demander si la leçon à tirer de son long récit (on ne peut pas parler de fable), ce n’est pas in fine une condamnation de la cupiditas du vilain, cette soif du « toujours plus », dont Liétart est une parfaite illustration. Liétart essarte pour agrandir son domaine, puis pour sauver son bœuf il se met sous la dépendance totale de Renart et finit par tout perdre jusqu’au dernier œuf. 143 Tome I, branche XI :

144 - p. 815, note 1. Excellente analyse des différentes instances d’énonciation du conte, analyse à relier à l’épilogue (v. 1450-60) au cours duquel le conteur donne son nom, événement suffisamment rare pour qu’il soit signalé. - p. 815, note 3. Entor ces colz : pourquoi ne pas y voir les « choux » (avec démonstratif épique de notoriété, en emploi parodique) ? Chaque ferme possède dans son jardin clos une plantation de choux, cf. IIIa 382, 414, 663 et 669 (épisode de Chantecler) et XVIII 205 et 208 (épisode du vilain Bertaut). Au v. 414 de la branche IIIa, le ms. B porte la forme col, corrigé par l’éditeur en chol d’après L. Pour la cohérence de cette lecture il faudrait admettre une forte ellipse du récit de cette quête de Renart : au v.16 (la lande) on est encore dans l’espace non cultivé qui cerne chaque village et au v.18 (ces colz) on est bien entré dans l’espace habité de la vile. - p. 823, note 3. Il faudrait ajouter que tripalium désigne aussi un appareil de contention pour immobiliser les grands animaux comme le cheval ou le bœuf (sens encore mentionné dans le Petit Robert). - p. 825, note 2. On a ici un écho au conte populaire appelé « l’unique ruse du chat ». Cf. P. Delarue et M.-L. Tenèze, Le Conte populaire français. Catalogue raisonné des versions de France, tome III « Contes d’animaux », Maisonneuve et Larose, 1976, p. 354 (conte-type 105). Face au goupil qui se vante de connaître mille ruses, le chat réplique que lui n’en connaît qu’une et qu’elle lui suffit pour échapper à la mort : il sait grimper aux arbres ou aux pièces de bois plantées en terre comme la croix de la branche IV. Dans les branches jugées plus récentes, le goupil s’affranchira de cette incompétence naturelle (cf. par exemple branche XX, v. 567-68 : Renart grimpe à un arbre pour dévorer des oisillons, mais l’auteur précise au miauz que pot monta en haut, / au ni en vint que pas ne faut). - p. 837, v. 379 : le droit canon interdisait aux prêtres la pratique de la chasse. À partir du v. 367 nous retrouvons le merveilleux spécifique de la branche X : Tibert parle avec le curé et négocie avec lui, avant de lui voler son cheval et ses livres. - p. 877, v. 1041. Renart sert à Tibert la ruse dont il a été victime de la part de

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Chantecler dans la branche IIIa (v. 688-710) et on retrouve la bivalence de la bouche pour les personnages renardiens : organe de la locution pour l’homme, organe de la préhension pour l’animal. - p. 885, v. 1199. Il faut noter l’inflation verbale dans les railleries (le gangler, v. 1199) lancées sur Tibert (v. 1066-1196) : on est loin de la brièveté des gas (I, 707) qui accueillent Brun après l’échec de sa mission (I, v. 708-715). - p. 901, v. 1443. La capture de l’oison vient à point nommé rappeler que Renart était sorti de Maupertuis pour porchacier la nostre vïande (v. 15). On voit que l’ouverture du récit avec le motif de la reverdie inversée devient une convention pour lancer une nouvelle aventure qui ne sera pas nécessairement une quête de nourriture. 145 Tome II, branche XII :

146 - p. 9, note 2. Le traducteur fait une excellente synthèse sur la lectio difficilior que représente le v. 8 : ne ses doces ne pooit fandre. Le terme dosse (écoin aussi, régionalement) est très clair et c’est l’expression fandre ses doces qui a troublé le scribe de C qui donne une autre version tout aussi crédible : rendre ses dettes ! Il n’empêche que la répétition n’ot que doner ne que despandre (v. 7) et n’ot que doner ne qu’acheter (v. 9) rend le passage suspect. - p. 11, note 6. À propos du Bestiaire de Pierre de Beauvais, il convient de signaler la récente édition de la version longue : Le Bestiaire. Version longue attribuée à Pierre de Beauvais, édité par Craig Baker, Paris, Honoré Champion (« Classiques français du Moyen Âge » 163), 2010. - p. 19, note 2. Il faut relever la contradiction entre le dénuement total mentionné au début du récit et l’abondance de bois de chauffage (il orent buche a grant planté, v. 173) mais ce détail ne suffit pas pour prouver l’autonomie primitive des 3 épisodes de la branche : « vol des poissons », « moniage d’Isengrin » et « pêche à la queue » sont unis par des liens forts de composition nécessaire. - p. 21, v. 177. Le sous-titre « le moniage d’Isengrin » ne doit pas prêter à confusion : à la différence de l’Ysengrimus, Isengrin n’entre jamais dans un monastère et le monastère en question n’existe que par le verbe décepteur de Renart. - p. 33, note 1. Pour compléter les informations sur les sources de l’épisode, il faut ajouter l’existence d’un conte populaire « étiologique » venu du nord de l’Europe et dont le héros était l’ours (cf. , Le Conte populaire français, tome III, « Contes d’animaux », p. 274, conte-type 2). 147 Tome II, branche XIII :

148 - p. 43, note 1. Le traducteur rend très bien compte de l’originalité de ce prologue. - p. 43, v. 20. L’association de plusieurs animaux pour travailler la terre puis la querelle au moment du partage de la récolte constitue un conte populaire bien connu aux multiples ramifications (cf. Le Conte populaire français, tome III « Contes d’animaux », p. 291, conte-type 9 « Le mauvais partenaire »). - p. 63, note 1, p. 65, note 1 et p. 87, note 1 : très pertinente analyse de l’originalité de l’insertion de la branche « Renart et le roi Conin » à la suite de la branche « Renart magicien ». Dans cette branche, connue seulement du ms. M, la fiction semble se démultiplier à l’infinité puisque Renart, après avoir appris la magie à Tolède, crée à sa convenance des animaux qui viennent peupler et distraire la cour du roi. 149 Tome II, branche XIV :

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150 - p. 89, note 1. La formule désignant « le ton de la dérision qu’il [le conteur] va prêter à ses personnages » mériterait plus d’explications. - p. 89, note 2. Mout remaint de ce que foux pense : la traduction proposée (« les pensées d’un fou restent figées ») est en légère contradiction avec le texte de la note explicative : « les pensées d’un fou ne parviennent pas à exécution », cette dernière formulation me paraissant plus satisfaisante. Je proposerais : « nombreux sont les projets de l’homme insensé qui ne parviennent pas à exécution ». - p. 95, v.112-13. On peut voir là un premier trait de dérision : l’action est située la nuit dans un monastère, c’est-à-dire pendant le temps du recueillement et de la prière pour les interminables offices de nuit. Or la seule personne qui se lève au milieu de la nuit dans ce monastère n’est pas un moine mais un serviteur (sodoient, v. 112) pour satisfaire un besoin naturel ! On retrouvera le bas corporel au moment de la prière de Renart et des sept pets dédicacés (v. 227-228). - p. 109, note 4. La formule « le mythe d’Isengrin moine » est heureuse mais demanderait un peu plus d’explications. 151 Tome II, branche XV :

152 - p. 129, v. 6. Cette branche de 138 vers comporte une singularité dans sa première moitié. On y trouve 5 séquences de 6 vers sur la même rime : v. 1 à 6 rime en -in, v. 11 à 16 rime en -age(s), v. 41 à 46 rime en -ure, v. 47 à 52 rime en -oie (-aie), v. 57 à 62 rime en -er et une séquence de 4 vers sur la même rime, les v. 53 à 56, ce qui fait que du v. 47 au v. 62 on a 16 vers sur 3 rimes seulement. Il paraît difficile de tirer une conclusion de cette constatation, sinon pour saluer la virtuosité du conteur ! - p. 131, note 1. L’angien construit par le prêtre Martin correspond exactement à la loviere dont parle Renart dans sa confession à Grimbert (I, 1070). - p. 135, note 1. Note érudite et bienvenue sur la référence biblique de la terre fondue et p. 137, note 2 sur les psaumes de pénitence, bienvenue pour les lecteurs dont la culture biblique doit être confirmée. - p. 137, note 5. La traduction proposée dans cette note paraît la plus satisfaisante : Isengrin se contente d’utiliser au mieux sa force physique et l’expression son enging fait clairement référence à l’angien du v. 46 (cf. aussi angin au v. 23 de la branche XVI). 153 Tome II, branche XVI :

154 - p. 139, note 1. Il faut ajouter que sur les 4 branches-fabliaux du RdR, seules deux, « Isengrin et la jument » et « Isengrin et les deux béliers », ont un avant-texte dans l’ Ysengrimus. 155 Tome II, branche XVII :

156 - p. 145, note 1. Cette branche donne, plus que toute autre, l’impression d’être faite de pièces et de morceaux, et l’épisode du grillon est parfois incohérent à force d’abréviation. Il faut noter que dans le ms. A cette branche précède l’escondit manqué et elle s’ouvre sur l’épisode du jambon volé par deux vers (Un jour issi de la lande / Ysengrins pour querre vïande ) qui sont la traduction exacte des deux premiers vers latins de l’Ysengrimus. - p. 147, note 1. Le texte du v. 33 est clair (car je sai bien que c’est joes), mais c’est la fin du vers suivant qui pose problème : après qui vos engoleront les, le dernier mot n’est pas identifiable : on lit un u (ou un v, ou un n ? ) puis un e (ou alors un o très mal formé), un autre e et un s. 157 Tome II, branche XVIII :

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158 - p. 171, note 3. Il y a bien parodie du motif de la reverdie. Plus précisément on a une reverdie à effets inversés alors que dans la branche XII on a une reverdie totalement inversée avec retour de la mauvaise saison et tristesse et désespoir. Pour la composition de ce motif, cf. note 2 de la p. 815 du tome 1. - p. 173, note 1. L’ouverture du récit est faite de façon classique : manque et déplacement. - p. 177, note 1. Le portrait du vilain correspond aux stéréotypes de la littérature morale de l’époque avec une variation : dans la branche X Liétart représente la cupiditas (la soif du toujours plus) et ici Berton est l’incarnation de l’avaritia (toujours amasser, jamais dépenser). - p. 205, v. 593. L’auteur néglige la plus élémentaire vraisemblance : Renart parle pendant plus de 30 vers (v. 538-64 et 582-89) sans que le coq puisse s’échapper de sa gueule et c’est seulement quand il commence à chanter que le conteur parle de bouche ouverte (v. 593) comme si jusqu’à ce moment-là Renart avait été ventriloque ! 159 - p. 217, note 2. L’affirmation d’une « protestation […] qui sous-entend l’inceste » ne paraît pas adaptée à la situation. Pour comprendre la protestation de Renart il faut remonter à la branche I et à l’audition de Hersant par la Cour. Hersant affirme son innocence et celle de Renart : onques Renart de moi ne fist / que de sa mere ne feïst (v. 147-48), mais il y a un jeu sur les mots : au moment de sa naissance, Renart est passé par les voies génitales naturelles de sa mère, les mêmes voies naturelles que Renart amant emprunte pour un rapport sexuel avec son amante ! Il y a une allusion très claire au serment d’Iseut dans la Blanche Lande. - p. 243, note 1. Très bonne synthèse sur le motif du partage des proies, venu de la tradition de la fable mais « renardisé » avec beaucoup de finesse et d’adresse. - p. 245, note 3. Le traducteur souligne avec justesse la rareté de la satire politique dans le RdR. 160 Tome II, branche XIX :

161 - p. 263, note 1. Il est très fréquent (par exemple dans C et M) que le titre donné par le scribe à une branche ne corresponde qu’à un épisode de celle-ci. Dans le manuscrit B, le titre de la branche VII (c’est la branche com Renart dut jurer le sairement a Isangrin) ne mentionne ni l’épisode de Tiécelin ni celui de l’adultère et du viol de Hersant, et pour la branche XII le titre (C’est la branche de Renart com il fu getez en la charrete pessoniers) ne correspond qu’au premier des 3 épisodes. - p. 263, v.1-14. Le prologue ressemble fort à celui de la branche III et il contient tous les éléments de la topique de l’exorde : l’appel à l’attention, les verbes oïr et dire, le substantif estoire et l’annonce d’un sujet inédit. L’auteur y ajoute le terme mervoilles pour qualifier le contenu de son récit. - p. 265, note 1. L’analyse de la structure de la branche met en évidence la capacité d’innovation du conteur : certes, il reprend le schéma « judiciaire », mais ici c’est le roi qui est le plaignant (a vos me claim de Renart, v. 41-2) et Renart est bien mandé. Mais la troisième fois, il s’agit d’une mission officieuse de Grimbert. À l’arrivée de Renart à la cour, le conteur coud parfaitement dans son canevas le contenu d’une fable bien connue. - p. 269, v. 112-16. Il faut noter l’utilisation du tour épique ja fust … se ne fust pour marquer le renversement total de situation que va créer l’intervention de Tibert, ennemi juré de Renart, mais qui exige, contre l’avis d’Isengrin, que l’on suive une procédure régulière.

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- p. 269, v. 279-333. Cette scène est une innovation du conteur de « Renart médecin » : la fame Roienel (elle est anonyme et c’est sa seule apparition) y joue le rôle de Cassandre, tandis que Roonel campe sur ses positions de vassal zélé. - p. 287, v. 443. Le mécanisme de la ceoingnole (piège totalement différent du broion de la branche IIIa, v. 975) mérite quelques explications pour que le lecteur comprenne pourquoi l’animal pris au piège se retrouve pendu par le cou (cf. v. 535, 692-93, 1313, 1536 et 1549). - p. 309, note 41. Il s’agit d’une des multiples occurrences de l’emploi du procédé du renforcement pittoresque de la négation. Il faudrait réintégrer chou à l’entrée choul du glossaire (p. 650). - p. 319, v. 968. On constate l’inflation verbale dans le rapport du messager qui a échoué, si on compare le long rapport de Roonel (v. 901-68) et le rapport lapidaire de Brun (branche I, v. 734-35) : faut-il en conclure que les personnages sont devenus, à l’instar de ceux de l’Ysengrimus, d’infatigables bavards ? - p. 325, note 1. Le personnage du cerf est un personnage « positif » dans la tradition des Bestiaires. Cf. sur ce point les deux ouvrages de J. Voisenet, Bestiaire chrétien. L’imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Âge (Ve-XIe siècle), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1994 et Bêtes et hommes dans le monde médiéval. Le bestiaire des clercs du Ve au XIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2000. - p. 329 : l’expression vile champestre (1157) aurait mérité du point de vue de l’histoire du vocabulaire une note explicative, d’autant qu’elle est traduite là par « village » et ailleurs (XVIII, 524) par « ferme ». - p. 335, note 1. Lire « la Saint-Jean », id. tome I p. 509, pour la traduction du v. 904 de VIIb : ces exemples de datation par les fêtes des « grands » saints pourraient être reliés à la copieuse et très utile note de la page 61 (tome II, branche XIII, v. 306) sur le calendrier médiéval qui est à sa base un calendrier religieux. Qui de nos jours peut encore situer sans hésiter le dimanche de Quasimodo ou la Saint-Luc ? - p. 345, note 1. La monture de Renart (cheval ou mule) acquiert une certaine autonomie durant le voyage (ileuc pest de l’erbe et du fain, v. 1392) mais elle se volatilise à l’arrivée à la cour, contrairement à ce qui se passe dans la branche XX pour l’arrivée de Renart et Grimbert (v. 1738a-38b). 162 Tome II, branche XX :

163 - p. 375, note 2. Les adverbes maintenant et durement (avec une fréquence légèrement supérieure), tout en participant à l’hyperbole constitutive du genre épique, sont des chevilles commodes pour le conteur. - p. 375, note 3 et p. 379, note 4. La biographie des enfants de Renart n’est pas simple à établir tant le conteur prend des libertés avec la stricte chronologie : aux v. 1880-1923 les trois enfants se présentent à la Cour et, à la demande de leur père (ce qui n’est pas la procédure habituelle), ils sont adoubés chevaliers par Noble. - p. 379, note 2. Il paraît plus pertinent de voir 3 parties dans « Renart empereur » : 164 o une série d’épisodes de la lutte entre Renart et un autre animal, organisée selon la progression spatiale de Renart depuis Maupertuis jusqu’ à la cour du roi ; o une chanson de croisade bestournee : Noble doit se défendre contre les païens (emmenés par Musart le chameau) qui ont envahi son royaume ; o une chanson du cycle des barons révoltés : Renart s’empare du royaume durant l’absence de Noble et ce dernier doit venir assiéger son propre château pour en chasser l’usurpateur.

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165 - p. 389, note 1. On peut voir dans le changement radical des rapports entre Isengrin et Renart un souci d’innovation de la part du conteur. La grant guerre annoncée dans le prologue de la branche III a épuisé tous ses charmes narratifs et le récit va ouvrir un autre front : l’opposition de Renart et de Noble. Mais les motivations de Renart ne sont pas en priorité politiques (soif du pouvoir, libido dominandi, selon la terminologie augustinienne) : elles sont d’un autre ordre et relèvent de la libido sentiendi. Pour dire les choses de façon triviale, il veut entrer dans le lit de la reine et y prendre définitivement la place de Noble. - p. 391, note 2. L’essart constitue la frontière mobile, au gré de l’achèvement des travaux de défrichage, entre deux des 3 espaces du paysage médiéval : l’espace cultivé du terroir, occupé essentiellement par la culture des céréales, et l’espace sauvage de la forêt, le centre du paysage étant constitué par l’espace habité de la vile. - p. 397, note 1. Il s’agit de la branche VIIb. - p. 399. Le statut d’escuier est un statut limité dans le temps : il s’agit d’un jeune noble en service (non rémunéré) d’apprentissage chez un noble (généralement d’un rang supérieur à celui de son père) pour se préparer à l’adoubement. Une fois adoubé, il devient li nouviaus chevaliers. Le garçon peut être jeune comme l’escuier, mais il n’est pas noble. Il effectue un service rémunéré pour des taches peu gratifiantes : ce temps de service peut durer toute une vie. On parlera alors pour l’adulte de sergent. Au v. 625 de cette branche, le chevalier est accompagné par un escuier et son garçon. - p. 419, note 7. L’épisode du moineau Drouin constitue un cycle complet : c’est le type même de ce que les folkloristes appellent « le récit équilibrant ». On peut parler d’un cycle de la vengeance, avec 3 personnages bien caractérisés : Drouin la victime de l’enging de Renart, Renart l’agresseur qui deviendra le trompeur trompé et Morin l’instrument de la vengeance, l’adjuvant selon les termes du schéma actanciel. - p. 421, note 4. La leçon de B (chastaingnes, qui ne se rencontre que dans B et L) doit-elle être maintenue ? La simple présence un peu plus haut du cornillié (v. 763), arbre qui porte des petits fruits rouges comestibles, est un argument fort pour son remplacement par cerises. - p. 455, v. 1344. Dans le prolongement des notes précédentes qui montraient comment Drouin utilise pour se venger toutes les armes de Renart, il convient de noter ici que Drouin ne manque pas de gaber sa victime en lançant un trait cruel : ci endroit est petit vostre art (v. 1346). - p. 485, note 1. Le ms. H donne la bonne leçon pour les v.1845-46 : einzçois montons demain matin / Sire renart, ce dist Belin. - p. 513, note 1. Le rapprochement de la 3e partie de la branche XX et de La Mort le roi Artu doit être poussé plus loin : il y a une dimension parodique voulue de la part du conteur de Renart, par un retour aux sources de la tradition arthurienne, c’est-à-dire au scénario du Brut de Wace (traduction de l’ Historia Regum Britaniae) et une dégradation volontaire de l’image de la reine. - p. 535, note 1. Nouvelle occurrence de renforcement pittoresque de la négation : l’ esperon (v. 2647) peut être un objet de grande valeur s’il est en or ou en argent, mais il entre dans la catégorie des objets de valeur dérisoire à cause de sa toute petite taille. - p. 539, note 2. Il faut préciser que parra est le futur simple de paroir « être visible, se voir » (cf. bien pert que… « il est évident que… »). - p. 575, note 1 Il faut souligner la rapidité de cette scène finale : au v. 3264 la pendaison de Renart (capturé en flagrant délit de régicide) est imminente, et au v. 3295 c’est la clémence du roi, après 15 vers de plaidoyer de Renart.

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166 Au final, cette édition du manuscrit de Cangé vient à point nommé : elle ne peut que réjouir les spécialistes du RdR et elle constitue pour les enseignants de l’université un ouvrage commode pour faire lire à leurs étudiants le RdR, trop souvent absent des programmes universitaires des études de Lettres. Elle constitue un grand pas supplémentaire vers une édition critique du RdR et elle offre en outre un matériau homogène sufisamment vaste pour une étude des graphies à une période-charnière (fin du XIIIe siècle - début du XIVe siècle).

167 Ce compte-rendu est dédié à la mémoire des trois collègues spécialistes du RdR récemment décédés : Jean Dufournet (co-éditeur de la présente édition), Jean Batany et Jean R. Scheidegger. Leurs multiples travaux d’excellente qualité demeurent, mais eux manquent terriblement au petit monde des Renardiens.

NOTES

1. Le Roman de Renart, publié par E. Martin, Strasbourg, Trübner ; Paris, Leroux, 1882-1887, tome 1, p. XXV. 2. L. Foulet, le Roman de Renard, Paris, Champion, 1914, p. 75. 3. E. Martin, Le Roman…, op. cit., tome 1, p. XXVII. 4. Ibid. p. VI. 5. M. Roques, Le Roman de Renart, tome 1, p. 110. 6. Cf. aussi pour la branche XX les v. 483, 598, 2165 et 2870. 7. F. Vieillard et O. Guyotjeannin, Conseils pour l’édition des textes médiévaux, fasc. 1 : Conseils généraux, Paris, École nationale des Chartes, 2001, p. 50-5. Les auteurs parlent de « fonction métrique » du tréma. 8. Cf. aussi pour la branche Ib les v. 2922, 2950, 3002, 3067, 3076 et 3103. 9. Cf. aussi pour la branche VIIb les v. 1518, 1603,1606 et 1711. 10. Cf. aussi pour la branche VIII les v. 242, 383, 496, 652, 754, 859, 899, 905, 1192, 1220 et 1304. 11. Cf. aussi pour la brancheX les v. 796, 838, 877, 995, 1001, 1148, 1314, 1354, 1391, 1445, 1595, 1673, 1747, 1766, 1825, 2074 et 2207. 12. Cf. aussi pour la branche XI les v. 525, 698, 990, 1040, 1059, 1061 et 1332. 13. Cf. aussi pour la branche XX les v. 2651, 2808 et 3136. 14. Dans le glossaire le tréma est systématiquement omis aux p. 651-52 du tome 2 et il faut lire conchïement comme en I, 1107, conchïer, etc. 15. On constate que dans la variante H du premier vers (tout pres de Renart aidïer), la valeur métrique du verbe change et que le tréma est indispensable. 16. Cf. aussi VIIa 532 force m’a fait (il m’a prise de force). 17. On retrouve le verbe foutre en emploi transitif direct pour l’épisode du viol de la reine : aux v. 1854 et 1863 de la branche Ia, le verbe est traduit par « baiser quelqu’un ».

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INDEX

Thèmes : Roman de Renard, Roman de Renart, Ysengrimus nomsmotscles Guibert de Nogent

AUTEURS

ROGER BELLON

Université de Grenoble Alpes

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État de la recherche

Positions de thèse

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Magali Cheynet, « Joindre le chief avecques les membres. » Remembrer et compiler l’histoire de Charlemagne dans la deuxième moitié du XVe siècle, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Michelle Szkilnik, soutenue le 15 décembre 2015 à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle

Magali Cheynet

RÉFÉRENCE

Magali Cheynet, « Joindre le chief avecques les membres. » Remembrer et compiler l’histoire de Charlemagne dans la deuxième moitié du XVe siècle, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Michelle Szkilnik, soutenue le 15 décembre 2015 à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, deux volumes, 902 pages.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames Maria Colombo-Timelli (professeur à l’université Paris- Sorbonne), Nadine Henrard (professeur à l’université de Liège), Gabriella Parussa (professeur à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle), Michelle Szkilnik (professeur à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle) et de Monsieur François Suard (professeur émérite à l’université Paris Ouest-Nanterre). Mention très honorable avec les félicitations du jury.

1 Dans la deuxième moitié du XVe siècle, plusieurs compilations rassemblent et remanient en prose les récits associés à Charlemagne : c’est le cas des Croniques et conquestes de

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Charlemaine de David Aubert (vers 1458), de l’Histoire de Charlemagne de Jean Bagnyon (aussi connue sous le titre de Fierabras en prose, avant 1478) et de l’anonyme Cronique associee de Charlemaine tres louable et Anseïs icy couplee (= CA ; avant 1484). Composées dans des milieux différents à un moment où tant la réécriture en prose que le personnage de l’empereur étaient en vogue, ces compilations recyclent des chansons de geste et des chroniques des siècles précédents pour (re)constituer une histoire cohérente du personnage. Leur résultat est tantôt une biographie princière comme dans les Croniques et conquestes de Charlemaine, tantôt un fragment cyclique qui s’arrête à la mort de l’empereur comme dans l’Histoire de Charlemagne et la CA. La prose donne une forme nouvelle à ces récits inédits par leur organisation et leur extension, mais banals par leur matériau, recyclé de compilation en compilation.

2 Ces proses de la matière de France sont souvent étudiées soit de façon individuelle, soit en comparaison, pour rendre compte de la réception d’une œuvre antérieure ; quant à la CA, contenue dans le manuscrit Arsenal 3324, son caractère inédit l’a longtemps écartée du champ critique. Pour rendre ce texte plus facilement accessible, la thèse comporte une édition provisoire, contenue dans le deuxième volume consacré aux annexes, et qui sera bientôt reprise pour publication. S’inspirant d’une métaphore corporelle utilisée par le remanieur David Aubert dans ses Croniques et conquestes, « joindre le chief avecques les membres », la recherche s’attache au processus même de compilation. Les remanieurs du XVe siècle ont cherché à rendre vie à Charlemagne, à le ramener dans le présent de leurs lecteurs en conciliant diverses traditions, dont certaines étaient concurrentes. L’étude du contexte historique, et surtout la comparaison des versions proposées, dans leur récit, leurs articulations et leur présentation, montrent comment la compilation est le reflet d’une lecture critique et organisée propre aux habitudes de la fin du Moyen Âge. Le remanieur oriente sa réécriture en fonction d’un public familier de la tradition littéraire : les morceaux de bravoure sont réécrits, comme l’épisode de Roncevaux, d’autres sont triés et oubliés en fonction du projet propre à chacune des œuvres. La compilation oscille entre la reconnaissance des textes et la déprise introduite par le nouvel ensemble. Au cœur du questionnement mené se trouve la double dynamique de fixation et de malléabilité de la mémoire, érigée au Moyen Âge comme modalité de l’activité littéraire. 3 Tout d’abord, l’étude du paysage littéraire et politique dans lequel ont écrit les remanieurs permet de contextualiser leur démarche et d’envisager la façon dont les compilations ont pu dialoguer, ou non, avec leur public. Les données manquent encore pour situer précisément la CA, qui se rattache sans doute au milieu bourguignon. En revanche, elles abondent pour les Croniques et conquestes de Charlemaine : comme les critiques ont pu le montrer depuis déjà plusieurs années, la compilation a été composée pour deux commanditaires successifs, dont le second, le duc de Bourgogne Philippe le Bon, justifie sans doute une lecture programmatique. Le souvenir de Charlemagne est favorisé par plusieurs facteurs : l’histoire est le domaine de prédilection de la prestigieuse librairie bourguignonne ; Charlemagne est l’ancêtre revendiqué par les princes des fleurs de lys que sont les ducs bourguignons ; enfin, l’imaginaire chevaleresque de la cour et l’atmosphère de croisade désirée rencontrent les thèmes associés à la figure de l’empereur. En pays de Vaud en revanche, le souvenir de Charlemagne est moins présent : l’Histoire de Charlemagne n’est pas liée au contexte politique, mais répond sans doute à une vogue plus générale. À la même période en effet, les écrits recyclant en prose l’histoire de Charlemagne fleurissent de toute part,

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bien qu’ils soient concurrencés par d’autres genres plus innovants d’écriture de l’histoire. D’abord considérée par les remanieurs comme étant restée « en delay et au derriere », l’histoire de Charlemagne rattrapera vite ce retard, particulièrement grâce aux imprimeurs. L’Histoire de Charlemagne a sans doute bénéficié de leur goût et de son propre caractère apolitique, tandis que les deux autres compilations, les Croniques et conquestes de Charlemaine et la CA, se sont plutôt apparentées à des actes de communication éphémères et n’ont pas rencontré le succès. Plusieurs facteurs ont certainement contribué à cette désaffection des imprimeurs. 4 Dans les prologues, ces lieux où se noue le lien entre l’auteur et le lecteur, les prosateurs présentent leur matière et tentent de faire communiquer le présent du lecteur avec le passé du récit. Pour les remanieurs des Croniques et conquestes de Charlemaine et de la CA, le passé agit sur le présent et les récits éduquent la caste chevaleresque ; pour celui de l’Histoire de Charlemagne, la perspective morale s’étend à un public plus large, composé par la communauté chrétienne. Cette visée explique sans doute en partie les choix qu’effectuent les compilateurs dans le large choix d’épisodes possibles de la vie de Charlemagne. En établissant des tableaux comparatifs, on voit que les Croniques et conquestes ainsi que la CA explorent des situations de crise ou de tension à travers le récit et appréhendent l’histoire de Charlemagne comme un lieu dynamique d’interrogations. En revanche, elles sont systématiquement écartées par l’Histoire de Charlemagne. Certains épisodes ou passages, comme celui du portrait de Charlemagne, sont recyclés par plusieurs compilations, mais déplacés dans un nouveau contexte : les Croniques et conquestes et la CA inventent un avenir à Roncevaux pour ouvrir les perspectives, tandis que l’Histoire de Charlemagne clôt les possibles. La place du portrait de Charlemagne donne une tonalité commémorative à l’ensemble des compilations et immobilisent la figure de l’empereur comme figure statique dans l’Histoire de Charlemagne et les Croniques et conquestes, comme modèle royal que le second héros du récit, Anseïs, ne parvient pas à égaler dans la CA. La vie de Charlemagne n’est pas forcément complète : seules les Croniques et conquestes de Charlemaine racontent la jeunesse de l’empereur à la barbe fleurie, tandis que les deux autres compilations, l’ Histoire de Charlemagne et la CA, entament leur récit alors que Charlemagne est déjà à un âge avancé. En revanche les trois compilations relatent le revers de Roncevaux puis la mort et les obsèques de l’empereur. Pour composer l’histoire de Charlemagne, les remanieurs l’associent à d’autres héros épiques et unissent leurs destins dans la prose. Conter la vie de Charlemagne, c’est aussi conter celle de Roland et des douze pairs, et choisir dans la foule d’autres personnages hérités de la matière de France : Anseïs ou Baudouin, Fierabras ou Yaumont. Le système des personnages entre en résonnance avec le modèle impérial : Anseïs est le double dégradé de Charlemagne, Baudouin le double funestement disparu, les Sarrasins Agoulant et Marsile des modèles concurrents. Mais les passages empruntés aux chansons, telles qu’Anseïs de Carthage ou Fierabras pour la CA et l’Histoire de Charlemagne, ou les nombreuses chansons recyclées dans les Croniques et conquestes de Charlemaine, sont harmonisés avec des emprunts aux chroniques comme les Grandes Chroniques de France de Primat, le Speculum historiale de Vincent de Beauvais, et surtout la Chronique du Pseudo-Turpin. Cette démarche d’hybridation des sources est en vogue dans les derniers siècles du Moyen Âge, comme le montre l’élargissement de la perspective à d’autres compilations, particulièrement aux chroniques de la librairie bourguignonne comme les Chroniques de Hainaut et Brabant ou la Fleur des histoires de Jean Mansel. Pour cerner les matériaux dont disposaient les remanieurs mais aussi leur horizon littéraire, il fallait aussi étudier les

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entreprises antérieures auxquelles ils pouvaient avoir eu accès. Or une véritable vulgate de la vie de Charlemagne semble s’être diffusée à partir de la Chronique du Pseudo-Turpin, éclairant l’ « horizon d’attente » des lecteurs du XVe siècle.

5 Cette empreinte du lecteur, ou peut-être plutôt de la représentation que les remanieurs se faisaient de leurs lecteurs, est au cœur de la deuxième partie de la recherche, consacrée aux titres de chapitres qui joignent ou découpent les différentes parties du récit. Le point d’entrée qu’ils offrent dans les compilations est certes limité par leur extension, mais témoigne d’une part d’une habitude de l’écriture en prose, d’autre part d’au moins une réception du XVe siècle. À travers les rubriques de l’ Histoire de Charlemagne transparaît un goût pour la religiosité et le merveilleux qui n’est pas celui des autres compilations. Celles des Croniques et conquestes participent à la glorification de Charlemagne et de la chevalerie, tout particulièrement pour l’épisode de Girart de Vienne. Celui-ci étant recyclé aussi par la compilation du ms Arsenal 3351 (la Geste de Garin de Monglane en prose), une comparaison systématique des titres de chapitres était possible, éclairant a posteriori les choix du remanieur bourguignon David Aubert pour ses Croniques et conquestes. C’est la même hypothèse qui justifie la comparaison de

l’ensemble des rubriques à celles du manuscrit de Dresde 081 : ce manuscrit dont seuls les titres ont subsisté contenait la deuxième rédaction des Croniques et conquestes. Or ces titres indexent systématiquement les matières narratives et les sources que la première rédaction avait voulu fondre dans un même continuum, ce qui mobilise la mémoire littéraire du lecteur d’une façon tout à fait différente. D’autre part, les rubriques gardent la trace d’ajouts narratifs qui dotent Charlemagne d’une descendance délibérément absente de la première rédaction des Croniques et conquestes. 6 La troisième partie se consacre au cœur, ou plutôt au « chief » de chaque compilation, pour reprendre le vocabulaire des remanieurs. L’épisode de Roncevaux est conté par les trois œuvres du corpus, qui l’aménagent différemment et le font entrer en relation avec les autres épisodes contés. Cet épisode est le point d’orgue des Croniques et conquestes : il est longuement préparé en amont, soigneusement travaillé pour tisser les sources et parvenir à un effet maximum de pathos, puis suivi d’un autre épisode qui le couronne en le rédupliquant. L’ensemble de la compilation semble prendre une teinte plutôt sombre puisque Charlemagne meurt sans héritier, enterrant avec lui ses valeurs et son monde, et cela à cause de Roncevaux et de ses suites. Mais en même temps, le compilateur concentre son récit sur son héros, glorifié dans sa capacité à maintenir seul l’équilibre de son empire et à apprendre jusque dans ses dernières années. Dans la CA, l’épisode de Roncevaux met en concurrence les deux neveux de Charlemagne, Roland et Anseïs, le neveu sanctifié et le neveu fautif. Bien sûr, il ne faut pas négliger non plus la dualité centrale de la compilation, qui est bien entre Charlemagne et Anseïs, comme l’indique le titre médiéval de Cronique associee de Charlemaine tres louable et Anseïs icy couplee : cette dualité oppose deux modes de royauté. Pour l’Histoire de Charlemagne de Bagnyon, la place de Roncevaux est moins évidente, ou plutôt moins importante : cet épisode couronne la compilation, par sa place et par l’importance accordée au martyre de Roland, par opposition à l’insouciante audace que manifeste le personnage dans l’épisode central emprunté à Fierabras. Mais Bagnyon exploite finalement assez peu les effets de lecture provoqués au niveau de l’ensemble de la compilation. Il faut envisager qu’il soit d’abord raconté comme un hommage à une histoire très connue et populaire, sans nourrir l’écriture elle-même.

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7 En somme, l’histoire de Charlemagne se caractérise à la fin du XVe siècle par une certaine inertie dans le récit et le choix des sources. Mais lorsque les remanieurs reprennent un même récit et réécrivent certains textes quasiment à l’identique, ce n’est pas nécessairement le signe d’un épuisement de la matière, pas plus que d’une incapacité à la renouveler. Ce n’est pas non plus le signe de cette « mélancolie du déjà- dit » que certains médiévistes ont tendance à voir dans les proses du XVe siècle, en leur appliquant les analyses de Jacqueline Cerquiglini-Toulet à propos des poètes lyriques du XIVe siècle1. Si l’on se concentre sur une lecture précise des proses, il faut accepter de les lire autrement qu’à travers les lunettes de la mélancolie, pour privilégier d’une part l’intérêt historique pour les faits passés, d’autre part la conviction médiévale que le passé agit encore dans le présent. Puisque les traces de subjectivité sont minimes, puisqu’on ne peut se fier à la prévalence de certains thèmes sans encourir le risque de l’anachronisme, on peut se concentrer sur trois points pour apprécier le rapport dynamique des remanieurs à leur matière. Tout d’abord, la capacité des œuvres à explorer des situations de tensions ou d’interrogations, comme dans les Croniques et conquestes et la CA. Ensuite, leur capacité à se déprendre de leur modèle. Toutes nos compilations s’en déprennent dans la façon dont elles agencent les emprunts comme une marqueterie. Mais toutes n’ont pas la même façon d’accueillir l’emprunt : la CA et les Croniques et conquestes ont pour point commun d’utiliser l’emprunt pour engendrer de nouveaux fils narratifs et déterminer la suite des emprunts. Enfin, le troisième et dernier point est l’ouverture ou non de la compilation à la diversité de la tradition épique et historiographique. Dans les Croniques et conquestes, divers possibles restent ouverts, il ne s’agit pas de figer l’histoire de Charlemagne dans une vulgate mais plutôt d’en apporter une version aussi complète que possible. Dans les deux autres compilations, un effet de clôture est en revanche recherché, comme s’il s’agissait d’éliminer les autres pistes narratives et de fixer une tradition. Ainsi, selon ces trois critères, L’Histoire de Charlemagne de Bagnyon se trouve opposée aux deux autres compilations ; elle apparaît comme une relecture inorganique des textes, destinée aux amateurs des choses du passé. 8 Cela ne revient pas à refuser aux remanieurs « cette capacité critique d’évaluer un premier héritage littéraire » que leur attribue Florence Bouchet2. Les œuvres des siècles précédents deviennent bien des objets de réflexion à partir du moment où elles deviennent l’objet d’une réécriture : dans les œuvres de mon corpus, cette part de réflexion sur les textes passés se traduit essentiellement par la recomposition d’un récit cohérent, d’une part ; et d’autre part, par un tri entre les passages à recycler ou à oublier, entendu comme acte de mémoire, entre conservation et renouvellement. François Villon demandait à ses contemporains « Mais où est le preux Charlemagne ? » Ceux-ci auraient pu lui répondre à la fois partout tant il est populaire, et nulle part, tant son histoire est remodelée à chaque intervention. Peut-être cette quête d’un grand homme du passé est-elle devenue d’autant plus émouvante qui si l’on reposait de nos jours cette question, on ne trouverait plus trace d’un souvenir vivant de Charlemagne que dans les travaux des érudits ou dans les commémorations organisées par les institutions, comme l’année dernière pour le 1200e anniversaire de sa mort.

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NOTES

1. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au XIVe siècle, 1300-1415, Paris, Hatier, « Brèves », 1993, p. 11. 2. Florence Bouchet, Le Discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles : pratiques, poétique, imaginaire, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 19.

INDEX

Keywords : compilation, chronicle, epic, prose, reworking, re-writing, rubric Mots-clés : chronique, compilation, épopée, prose, réécriture, remaniement, rubrique Parole chiave : compilazione, cronica, epopea, prosa, rifacimento, riscrittura, rubrica Thèmes : Agoulant, Anseïs, Baudouin, Charlemagne, Fierabras, Marsile, Roland, Yaumont, Roncevaux, Anseïs de Carthage, Chronique, Chroniques de Hainaut et Brabant, Cronique associee de Charlemaine tres louable et Anseïs icy couplee, Croniques et conquestes de Charlemaine, Fierabras en prose, Fleur des histoires, Grandes Chroniques de France, Histoire de Charlemagne, Speculum historiale nomsmotscles David Aubert, Jean Bagnyon, Jean Mansel, Primat, Pseudo-Turpin, Vincent de Beauvais

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Jean-Dominique Delle Luche, Le plaisir des bourgeois et la gloire de la ville. Sociétés et concours de tir dans les villes du Saint-Empire, XVe-XVIe siècles thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Pierre Monnet, soutenue le 30 novembre 2015 à l’EHESS

Jean-Dominique Delle Luche

RÉFÉRENCE

Jean-Dominique Delle Luche, Le plaisir des bourgeois et la gloire de la ville. Sociétés et concours de tir dans les villes du Saint-Empire, XVe-XVIe siècles, thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Pierre Monnet, soutenue le 30 novembre 2015 à l’EHESS

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Messieurs Marc Boone (Doyen de la faculté de Lettres et de Philosophie de l’Université de Gand), Patrick Boucheron (professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et Collège de France), Christophe Duhamelle (directeur d’études à l’EHESS), Thomas Maissen (professeur à l’université de Heidelberg) et Pierre Monnet (directeur d’études à l’EHESS).

1 La thèse offre une nouvelle analyse et une enquête qualitative ainsi que quantitative d’un phénomène méconnu de l’histoire urbaine de la fin du Moyen-Âge et de l’ère moderne : les sociétés et les concours de tir d’arbalète et d’arquebuse. Les sociétés sont des associations de tireurs présents dans chaque ville, tandis que les concours rassemblent des compétiteurs issus de différentes délégations urbaines. Présent dans de nombreux pays européens, le tir associatif et festif est non seulement à l’origine

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d’une discipline sportive et olympique qui compte actuellement plusieurs millions d’adhérents en Europe, mais aussi au cœur d’une culture martiale qui a imprégné l’identité bourgeoise. Sujet d’une abondante bibliographie non seulement pour les pays germanophones (Allemagne et Suisse au premier chef), mais également pour les Pays- Bas et la Belgique actuels (où ils semblent avoir émergé au cours des XIIIe ou XIVe siècles), le tir est généralement négligé par l’historiographie généraliste. Sans en faire un objet spécifique de l’espace du Saint-Empire romain germanique, la thèse montre à quel point les structures politiques, économiques, territoriales et culturelles du Saint- Empire modèlent ces deux phénomènes conjoints et, à rebours, comment le tir est un outil bienvenu pour présenter la complexité de cet espace. Machiavel voit dans les sociétés et concours de tir un élément de la vertu des cités allemandes ; Montaigne, admirant à son tour la Suisse et l’Allemagne lors de son voyage, remarque également l’affection générale pour ces activités.

2 Le choix du chevauchement chronologique sur le XVe et le XVIe siècle, en rupture avec les périodisations traditionnelles, est justifié tant par la chronologie interne du sujet que par les ruptures plus franches que constituent en amont la période du XIVe siècle, marquée par la réorganisation de la vie communale par les corps de métiers, et en aval la guerre de Trente Ans qui bouleverse la société allemande. Les deux siècles envisagés peuvent ainsi apparaître comme une ère commune, celle des milices communales à travers lesquelles les cités allemandes organisent leur défense et qui permettent à des bourgeois de participer à des concours interurbains officiels. 3 Notre démarche fait le pari d’élaborer, malgré des discontinuités documentaires et bibliographiques évidentes, une synthèse sur les pratiques associatives et festives dans le Saint-Empire. La monographie de référence restait jusque-là une thèse soutenue en 1963 par le prêtre Theo Reintges, qui malgré ses mérites importants restait dans le sillage de ses maîtres, anciens nazis spécialistes de la Westforschung. Dans cette perspective considérant l’ancienne Lotharingie comme une extension naturelle de l’aire germanique, l’ouvrage de Reintges prenait en compte essentiellement l’espace entre Meuse et Rhin, négligeait les sources inédites et se situait à la veille des intenses renouvellements de l’histoire urbaine. Reconnaissant les défauts comme les qualités de Reintges, notre travail repose tout d’abord sur la consultation de plusieurs centaines de monographies qui, depuis le XVIIIe siècle et singulièrement au XIXe siècle, ont constitué une bibliographie par accumulation de qualité variable. Tireurs, archivistes et érudits locaux sont au cœur de ce savoir local, de plus en plus éloigné des sources au cours des générations du fait des réimpressions. 4 La mise en relation de savoirs dispersés est également au fondement de la méthode archivistique : les fonds d’une quarantaine de lieux d’archives, pour la plupart du Sud de l’Allemagne (actuels Länder de Bavière et de Bade-Wurtemberg, mais également de Thuringe et de Saxe, sans compter quelques archives alsaciennes), ont été consultés. L’espace de la Suisse actuelle, bien que fournissant un grand nombre d’exemples, est étudié à partir de fonds numérisés, notamment les collectanées zurichoises du XVIe siècle connues sous le nom de Wickiana, ainsi que de revues régionales rétronumérisées. L’identification du terrain de recherche et de ses fonds majeurs pour notre sujet (Strasbourg, Nördlingen, Augsbourg, Wurtzbourg, Amberg) a été effectuée grâce à la bibliographie générale ainsi qu’à des sondages auprès des différents responsables des archives. La thèse ne manque pas de signaler les lieux où un tel travail n’était pas possible du fait de lacunes documentaires ou de destructions trop importantes. Le

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choix géographique, justifié et vérifiable, met en valeur un réseau urbain d’une centaine de villes du Saint-Empire. Le travail quasi systématique de plusieurs genres documentaires (citons, outre les lettres d’invitation aux concours de tir, d’autres documents tels que les règlements des sociétés de tirs, les relevés des dépenses municipales pour les tireurs ou les registres de concours interurbains) a jeté les bases d’une comparaison à multiples dimensions. 5 La langue des sources est l’allemand médiéval sous diverses formes dialectales, pour la plupart le haut-allemand (des régions méridionales de l’Allemagne et de la Suisse), même si des documents en bas-allemand provenant de Cologne ou des villes hanséatiques de la mer Baltique sont également mis à contribution. Le nombre de documents en langue latine est restreint, témoignant du caractère profondément vernaculaire du phénomène. Si une partie des documents, telles certaines invitations aux concours de tir, est imprimée, et si une autre partie a été éditée au XIXe ou au XXe siècle, la grande majorité des documents reste manuscrite et inédite. 6 Le sujet des sociétés et concours d’arbalète et d’arquebuse, loin d’être aussi anecdotique qu’au premier abord, se présente comme un exemple bienvenu d’anthropologie historique. Au-delà d’une simple histoire du sport, la thèse examine les réactions et les comportements d’individus et de groupes, fabricants d’armes, poètes ambulants, tireurs plus ou moins expérimentés ou talentueux, autorités municipales, princes, voire badauds et enfants, confrontés à deux phénomènes différents : l’organisation durable d’une société de tir, ou, plus ponctuelle, d’un concours dont l’importance varie, de la simple kermesse au grand événement traversant les générations. Au cœur de notre analyse, on retrouve avant tout les documents produits par les autorités municipales qui témoignent de l’importance pour le pouvoir de ces deux phénomènes : comptes-rendus des délibérations, entrées des comptabilités, correspondance officielle. Mais des documents plus originaux, tels que la correspondance privée de princes ou de réformateurs protestants, des journaux ou chroniques, la poésie de circonstance, ou encore les documents produits par les tireurs eux-mêmes (résultats des concours, suppliques et plaintes, actes judiciaires et contrats) font voir la polyphonie autour d’un sujet qui n’est pas pris en compte par tous de la même manière. Certains voient dans la participation à ces activités martiales une performance virile : la possession d’une arbalète ou d’une arquebuse distingue le bourgeois des autres catégories sociales. La thèse se situe ainsi dans la continuité des études menées par Lyndal Roper et B. Ann Tlusty sur l’histoire des comportements virils dans le Saint-Empire moderne et met au jour de nombreux arguments en faveur de cette conception du bourgeois comme incarnation accomplie du genre masculin, puisés tant dans la littérature moralisatrice que dans des spectacles humiliants envers prostituées, Juifs, clercs ou paysans. Occasion de sociabilité, le tir est également une manière de servir la cité en en portant haut les couleurs lors des rencontres interurbaines : le fair play du champion ou la conduite indigne d’une délégation influencent directement la réputation de la ville qui les a sélectionnés. D’autres acteurs reprochent au contraire les dépenses inopportunes et les vices qu’encouragent le tir : alcoolisme, appât du gain, triche ou mauvaise foi, gloriole. Autrement dit, l’institution d’une société de tir ou l’organisation d’un concours de tir ne sont pas vues dans cette thèse uniquement sous l’angle d’une histoire « positive » et faussement objective, mais comme un sujet de décision régulier abordé par le pouvoir, et que des individus, des professions ou des groupes d’intérêt cherchent à influencer. Pensum imposé par les voisins ou par le souverain, occasion rêvée de faire bonne figure ou au contraire source

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de ridicule symbolisé par la truie remportée par le dernier vainqueur ou par la fessée des joueurs incompétents, le tir est une question d’honneur que peu prennent à la légère. 7 La thèse se présente en cinq parties d’ampleur inégale, regroupant 19 chapitres. La première partie présente tout d’abord la constitution du tir comme un objet historiographique depuis les Lumières allemandes, qui se métamorphose à mesure que s’en emparent les tenants d’une histoire urbaine libérale et nationaliste, d’une histoire culturelle du « beau Moyen Âge » ou au contraire les partisans d’une anthropologie folklorisante (la Volkskunde des années 1930) voyant dans ce phénomène l’expression de coutumes germaniques païennes. Une fois démontrée l’aporie des récits originels sur l’émergence du tir médiéval (abordant au passage le mythe de Guillaume Tell ou la figure de l’inventeur légendaire de la poudre Berthold le Noir), une hypothèse s’impose, celle d’une absence de sources concernant le Saint-Empire avant les dernières années du XIVe siècle. Cela témoigne d’un décalage important par rapport aux Pays-Bas, explicable sans doute par la maturité différenciée des institutions urbaines et de leurs pratiques scripturales et réglementaires. 8 La seconde partie, reposant avant tout sur la littérature secondaire, restitue les éléments d’une histoire martiale des villes, analysant la manière dont l’exercice des armes y est organisé : maintien de l’ordre et de la sécurité contre invasions et incendies, organisation des contingents en cas de réquisition seigneuriale, formation de la milice, entraînement aux armes à feu. Une étude originale est consacrée à l’entretien des capacités martiales de la ville et de ses bourgeois à travers l’emploi de fabricants d’arbalètes, qui forment un milieu de plusieurs centaines d’individus dans le Saint- Empire en contact régulier. On entrevoit les parcours familiaux et le déclin général du métier, les arbalétriers passant graduellement du statut d’expert municipal dont ils jouissaient au XVe siècle à celui d’artisan et entraîneur technique de tireurs dont l’utilité militaire est désormais passée. Cette seconde partie permet, en analysant l’organisation martiale de toute la société urbaine, de distinguer ultérieurement la spécificité des sociétés de tir, dont les enjeux résident finalement moins dans l’efficacité militaire que dans la représentation du pouvoir communal projetée en ville ou chez les voisins. 9 Les sociétés de tir forment le cœur d’une troisième partie d’histoire sociale. On montre les différentes dimensions d’une association en ville : l’organisation hiérarchique et disciplinaire, l’équilibre parfois problématique des dépenses, des subventions et des cotisations, les lieux fréquentés par les tireurs et leur patrimoine mobilier et immobilier. Beaucoup plus que les corps de métiers, les sociétés de tir sont dépendantes des autorités : ces dernières surveillent les comptes, appointent les responsables et financent grands et petits travaux, subordonnant les subventions aux démonstrations d’obéissance des tireurs. Ces derniers apparaissent comme les bénéficiaires monopolistiques de subventions municipales et de lieux aménagés par les autorités. Sans être le club des marchands ou la société des grandes familles au gouvernement, ni à l’inverse une chambre d’opposition rassemblant les seuls artisans exclus des honneurs publics, la société de tir (Schützengesellschaft) forme un interlocuteur majeur et original du gouvernement dans sa gestion des affaires intérieures comme extérieures, dans les crises (notamment confessionnelles) comme lors des événements réguliers, processions ou fêtes interurbaines. Situés généralement en marge de l’agglomération urbaine, les espaces de tir n’en sont pas moins des lieux d’expression de l’identité et du pouvoir urbain, occasionnant des dépenses

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prestigieuses, accueillant des délégations diplomatiques ou figurant en bonne place dans l’iconographie urbaine. Les maisons de tir suisses bénéficient de subventions confédérales pour représenter dans les salles d’apparat de ces bâtiments symboliques l’unanimité des cantons à travers de prestigieuses baies vitrées. Enfin, un dernier chapitre examine les temporalités des sociétés, présentant le tir comme une activité saisonnière et régulée. Les mois d’avril à octobre, particulièrement les dimanches, sont ainsi ponctués par les activités des tireurs qui représentent une minorité non négligeable des bourgeois. L’attention portée à la culture et à la mémoire matérielle des tireurs (archives, vaisselle ou objets de prestige) propose là encore une anthropologie historique prenant en compte l’impact de ces « vestiges » dans la compréhension actuelle de ce phénomène. 10 L’occupation de lieux propres pendant des temps spécifiques contribue partiellement à l’identité des bourgeois, révélant des choix de carrière ou de sociabilité. L’organisation en confréries religieuses est une tendance majeure qui semble se développer depuis le Nord vers le Sud de l’Empire, particulièrement dans les dernières décennies du XVe siècle. Faire partie des arbalétriers ou des arquebusiers, c’est constituer un corps privilégié de bourgeois, alors même que leur utilité militaire peut être réduite : au contraire, le maintien de l’arbalète tout au long du XVIe siècle témoigne d’une distinction de prestige vis-à-vis des arquebusiers, dont la composition sociale paraît plus hétérogène. La survie de l’arbalète sportive est également un critère de distinction au sein des réseaux urbains : une ville incapable de fournir des arbalétriers lors d’un concours proche ou lointain perçoit ce défaut comme une déchéance. 11 La quatrième partie se présente sous la forme d’un essai et propose de prendre le tir comme un révélateur des logiques culturelles qui traversent le Saint-Empire. On révèle, à travers des pratiques festives telles que le tir au papegai (sur une perche et non à la cible), la diffusion de pratiques typiques de l’Allemagne septentrionale vers l’Allemagne du Sud grâce aux liens dynastiques et confessionnels entre les princes saxons et leurs alliés du Wurtemberg au XVIe siècle. À travers l’innovation des fusils à canon rayés et la crise qu’ils entraînent dans leur sillage dans toute l’Allemagne dans les années 1550-1560, nous analysons également les différentes réactions des autorités territoriales, des marchands d’armes comme des simples utilisateurs face à la question du progrès technique : procès, boycott économique et politique, scandales sportifs comme à Colmar en 1560 nous montrent la profondeur des enjeux de la diffusion d’armes nouvelles dans les campagnes et dans les villes, obligeant les autorités à faire le choix entre intérêts sportifs et de prestige et intérêts militaires divergents. Dans un second temps, l’essai interroge l’intérêt des acteurs politiques pour ces rencontres sportives. À travers l’évolution de la Confédération helvétique, espace politique distinct mais encore mouvant comme le montre la crise de la Réforme zwinglienne dans les années 1520, nous montrons comment les rencontres sportives sont des temps forts de réaffirmation d’un espace commun dans les dernières décennies du XVe siècle, puis de renforcement des camps confessionnels. Le tir, phénomène bourgeois au départ, est également adopté – et adapté – par l’aristocratie. L’analyse de plusieurs personnalités princières (comme Albrecht Achilles de Brandebourg au XVe siècle ou Auguste de Saxe un siècle après), mais aussi de traditions dynastiques fait apparaître l’absence relative du tir dans les programmes de plusieurs cours, ou au contraire une véritable stratégie de représentation : le concours de tir est alors vu par le prince comme une occasion parmi d’autres (danse, tournoi, feux d’artifice, théâtre, architecture) de mettre en

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scène sa résidence ou le rapport privilégié avec ses sujets et de rivaliser avec ses concurrents. 12 La dernière partie, la plus conséquente, est entièrement consacrée à la reconstitution des concours de tir, dont plus d’un millier peut être recensé pour les XVe et XVIe siècles. À travers six mots-clés – la décision, l’invitation, l’accueil, la compétition, le programme festif et la mémoire du concours – sont déployés les enjeux de chaque phase de l’événement. 13 La constitution d’une base de données, dont sont tirées de nombreuses analyses quantitatives et qualitatives, permet de déceler des évolutions, des innovations ainsi que des standards. Tandis que certaines régions organisent des concours rigoureusement similaires en termes de conditions sportives et de récompenses, voire de calendrier, d’autres se détachent par leur caractère extraordinaire, débordant les frontières régionales quotidiennes. La concurrence perpétuelle entre villes se traduit par l’organisation de fêtes de plus en plus prestigieuses, faisant appel à l’innovation en terme de communication : utilisation de l’imprimerie, attractions festives telles que la loterie qui fait son entrée dans la civilisation urbaine de l’Empire grâce au tir. La concurrence aiguë des années 1460 à 1490 témoigne que non seulement les universités et les foires, signes de la faveur impériale, mais aussi le prestige sportif sont des instruments destinés à conjurer le déclin des villes ou à asseoir une nouvelle position dans les réseaux urbains. Le temps des concours urbains, fortement dépendant des événements de l’Empire, est soumis à de nombreuses interruptions, telle que la « guerre des princes du Sud de l’Allemagne » vers 1458-1462 ou la guerre des Paysans en 1525. Sans être caractérisée par une disparition complète des concours, la période 1517-1555 apparaît comme une période de tensions, notamment avec la « guerre froide » entre catholiques et protestants, qui coïncide avec le règne de Charles Quint, acteur importun pour les princes comme pour les villes allemandes, ce qui incite à des rassemblements sportifs plus discrets. 14 La liste des concours (attestés par les invitations ainsi que par les envois de délégations signalés dans les comptabilités) présente toutefois quelques continuités remarquables. Il est ainsi possible de reconstituer presque exhaustivement, dans l’évêché de Wurtzbourg, la centaine de concours organisés entre 1450 et 1525 et de montrer comment la capitale territoriale utilise la « coupe régionale » (Landkleinod) pour asseoir sa domination tout en boycottant les « couronnes » mises en place par les concurrents périphériques de la région. Les concours de tir, occasion de rassemblement interrégional, sont des lieux d’expression des évolutions majeures de l’époque, en particulier de la différenciation confessionnelle du XVIe siècle. Ils montrent également le « passage de témoin » déjà démontré par Étienne François d’un monde urbain dominé par les grandes villes d’Empire semblables aux républiques italiennes, à un paysage dominé par les capitales territoriales. Une ville nouvelle – qu’il s’agisse d’une grande capitale comme Dresde ou Stuttgart ou de la capitale d’un principicule comme Phalsbourg en Alsace – signale ses prétentions en organisant rapidement un concours. 15 À travers la confrontation entre les lettres d’invitation, les comptabilités urbaines, la correspondance urbaine et les délibérations du conseil, la thèse démontre l’organisation rationnelle de ces événements sportifs. Les gouvernements urbains connaissent les normes d’un concours prestigieux ou modeste, mais savent adapter l’événement à un cahier des charges selon leurs intérêts. S’ils n’en ont pas l’expérience, ils reçoivent les conseils des tireurs, à moins qu’ils ne consultent leurs archives ou des

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livres de formulaires. La tenue d’un concours sert à consolider une foire annuelle, à valoriser une kermesse ; elle ne sert en revanche que rarement l’agenda politique de l’institution impériale. Le calendrier festif des concours favorise les mois d’août à octobre, suivant en cela l’agenda des principales kermesses et foires. 16 La lettre d’invitation (Schützenbrief, dont plus de 600 ont été analysées) représente une arme de communication – la ville de Nördlingen déclenche une véritable révolution en envoyant une lettre imprimée dès 1477 pour lutter contre sa concurrente Nuremberg – mais également un règlement minutieux de la compétition sportive et du programme festif annexe. Elle constitue de ce fait un objet pratique, expliquant sa conservation comme modèle pour l’avenir. La réflexion sur la conservation inégale de certaines de ces lettres reprend ainsi les interrogations d’Arnold Esch sur les « chances et hasards de transmission » des documents du passé. 17 Le concours, événement total, est conçu comme une « société » (Gesellschaft) de voisins et de bons amis, requérant la mise en pratique de rituels d’accueil et l’élaboration de protocoles d’hospitalité spécifiques : l’accueil de simples bourgeois armés, portant les couleurs de leur ville et donc rapidement identifiables, est une cause de désordre possible. Les inimitiés mutuelles, entre villes ou régions ou pour des raisons politiques ou confessionnelles sont nombreuses, comme en témoignent la « guerre du Plappart » menée par les Suisses contre Constance après le concours de 1458, l’émeute des Strasbourgeois dirigée contre leurs invités bâlois en 1503 ou la frilosité des catholiques de Fribourg-en-Brisgau vis-à-vis de leurs voisins protestants. Participer à la compétition n’est pas une entreprise d’aventuriers, mais bien le résultat d’une sélection par les autorités d’une délégation composée de champions sportifs, mais aussi de bourgeois réputés ainsi que de dirigeants. De nombreux tireurs parcourent ainsi les routes, se retrouvant chaque année dans l’une ou dans l’autre ville : leur rassemblement réaffirme ainsi, où qu’il advienne, leur appartenance commune à l’Empire. 18 La régulation poussée de la compétition de tir est examinée à travers les procédures d’arbitrage, la quantification des performances et l’attribution des récompenses. Si la ville-hôte fournit le prix majeur de la compétition, près d’un tiers des participants se redistribue une cagnotte composée des subventions de toutes les villes représentées. Les gains d’honneur ne sont pas seulement engrangés par le tireur vainqueur, l’équipe dont il est issu et le conseil qui l’a envoyé ; ils rejaillissent également sur les hôtes, sur les participants ainsi que sur la délégation spécialement désignée pour organiser la prochaine fête. Cette désignation intervient soit à l’issue de la victoire de la délégation, soit d’une manifestation d’amitié de la part des hôtes vis-à-vis de villes qui se sont montrées intéressées, ou au contraire qui ont manqué à leurs obligations en s’abstenant d’envoyer d’invitation. 19 Le concours est généralement au centre d’un programme festif destiné à accroître le plaisir du public, mais également à compenser les dépenses couvertes par la municipalité. Il est donc l’occasion rare où les autorités accordent l’organisation de jeux d’argent, de compétitions physiques, de courses de chevaux et de loteries. La comparaison entre les festivités chevaleresques – eux aussi sujets à des formes d’organisation dans les années 1470 avec les tournois des Quatre Pays – invite à prendre en compte les avantages que présentent politiquement des fêtes de tir socialement ouvertes où un prince peut concourir au côté de bourgeois plus modestes.

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20 La dernière partie se conclut par un ultime chapitre sur la mémoire des concours. Tandis que certains événements apparaissent comme emblématiques du destin de la ville, comme ceux de Saint-Gall de 1486 et 1527, d’autres ne sont notés que sous forme d’annales ou retenus pour leur caractère anecdotique. En même temps, les concours majeurs de la seconde moitié du XVIe siècle reprennent explicitement des modalités des concours de la seconde moitié du XVe siècle, considérés comme un « Âge d’or » : le tir de Strasbourg en 1576 est pour les Zurichois l’occasion de renouveler un exploit nautique déjà accompli en 1456, puisqu’ils rejoignent la ville alsacienne en 24 heures. Les « maîtres de la batte », animateurs des concours de tir, s’affirment comme les représentants uniques de la poésie de circonstance au XVIe siècle en langue allemande. La thèse reconstitue le parcours d’une dizaine de ces poètes, en particulier celui de Lienhart Flexel, poète itinérant actif durant la seconde moitié du XVIe siècle, pour lequel on connaît une quinzaine d’œuvres et de nombreux exemplaires qu’il distribue à travers le Sud de l’Allemagne. 21 Le concours de tir apparaît ainsi comme un « chaînon manquant » entre les Jeux Olympiques anciens et le sport moderne. Il dévoile comment toute une civilisation – ici le Saint-Empire, mais d’autres espaces comme la France ou les Pays-Bas ont connu ce phénomène – bat au cœur d’événements festifs qui ne sont que marginalement déterminés par le pouvoir des princes. Bien des éléments de cette civilisation urbaine festive entrent en contradiction avec les thèses majeures sur l’histoire du sport, en particulier celles de Norbert Elias. Pour autant, ce travail s’insère aussi dans une reconstitution d’histoire culturelle et politique au sens large de l’espace particulièrement polycentré qu’est le Saint-Empire, un des foyers méconnus de l’héritage européen. 22 Le comparatisme entre les différents réseaux urbains du Saint-Empire s’accompagne également de réflexions sur les spécificités « nationales » d’un phénomène européen. L’attention portée dans le travail aux champs lexicaux laisse apparaître plusieurs bassins culturels à l’intérieur de l’Empire – par exemple pour nommer les fabricants d’arbalètes ou les récompenses des concours – mais également des emprunts et transferts avec d’autres aires culturelles : l’Italie avec l’emprunt de la loterie et de la course de chevaux, les Pays-Bas qui semblent les précurseurs de ces concours, ainsi que la France, tel le « crincelin » à Nancy, germanisme désignant la « couronne » (Kränzlein) de la victoire. La thèse, en mettant en avant l’histoire culturelle du Saint-Empire, invite ainsi à rechercher dans les aires voisines ces transferts et leurs acteurs (qu’il s’agisse de princes ou d’autres individus), ou au contraire le maintien de traditions imperméables. Une comparaison transnationale serait également souhaitable pour la fin du XVIIIe siècle : les frontières poreuses entre les sociétés de tir et la franc-maçonnerie provinciales, déjà analysées par Pierre-Yves Beaurepaire pour la France, se retrouvent dans un espace allemand bouleversé par l’Aufklärung y compris dans les petites villes de cour de l’Allemagne centrale. 23 Au texte de la thèse sont annexées et présentées une vingtaine de pièces de nature diverse (textes, reproductions d’archives, iconographie, édifices urbains, poèmes, listes, cartes). La bibliographie présente les cotes des archives consultées, les références des sources éditées ou numérisées, ainsi que la littérature secondaire. Un index des noms et des lieux ainsi qu’une table des illustrations, tableaux et figures complètent l’ensemble.

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INDEX

Keywords : arquebuse-men, bourgeoisie, crossbowmen, festival, honour, male, military history, shooting competition, shooting societies, social history, sports, urban history nomsmotscles Albrecht Achilles de Brandebourg Thèmes : Berthold le Noir, Guillaume Tell Mots-clés : arbalétriers, arquebusiers, bourgeoisie, concours de tir, fête, histoire martiale, histoire sociale, histoire urbaine, honneur, masculin, sociétés de tir, sport Parole chiave : archibugieri, balestrieri, borghesia, festa, maschio, onore, società di tiro, sport, storia militaria, storia sociale, storia urbana, torneo di tiro

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Leonardo Hincapié Giraldo, Yseut et Wîs : une lecture junguienne des personnages féminins dans Le Roman de Wîs et Râmîn et dans les romans de Tristan thèse de doctorat préparée sous la direction de Michelle Szkilnik et Laurence Mathey-Maille, soutenue le 9 décembre 2014 à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle

Leonardo Hincapié Giraldo

RÉFÉRENCE

Leonardo Hincapié Giraldo, Yseut et Wîs : une lecture junguienne des personnages féminins dans Le Roman de Wîs et Râmîn et dans les romans de Tristan, thèse de doctorat préparée sous la direction de Michelle Szkilnik et Laurence Mathey-Maille, soutenue le 9 décembre 2014 à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames Leyli Anvar (maître de conférences à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales), Yasmina Foehr-Janssens (professeure ordinaire à l’université de Genève), Laurence Mathey-Maille (professeur à l’université du Havre), Michelle Szkilnik (professeur à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle) et de Monsieur Alain Corbellari (professeur associé à l’université de Lausanne et professeur extraordinaire à l’université de Neuchâtel)

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1 L’aire culturelle européenne et l’aire culturelle persane ont été en relation étroite depuis l’Antiquité : que ce soit les guerres médiques, la conquête d’Alexandre le Grand ou les relations difficiles de l’Empire Romain avec les Parthes et ensuite avec les Sassanides, que ce soit l’avènement de l’Islam, les liens étroits au XXe siècle entre l’Angleterre, la France et l’Iran, jusqu’aux sanctions de l’Union Européenne contre la politique de Mahmoud Ahmadinejad. Cette relation culturelle et politique, parfois amicale, parfois violente et le plus souvent ambiguë, reste un des constats historiques importants des échanges entre l’Orient et l’Occident.

2 Dans le domaine littéraire, cette relation étroite a aussi laissé ses empreintes. Plusieurs auteurs ont cru voir dans l’histoire d’amour persane de Wîs et Râmîn la possible source de l’histoire d’amour européenne de Tristan et Yseut. Nous ne nous intéressons pas aux polémiques issues de cette hypothèse. Notre intérêt et notre approche sont bien différents : partant de l’hypothèse de l’Inconscient collectif émise par le psychologue suisse Carl Gustav Jung1, nous faisons une analyse comparative des deux personnages féminins principaux : Yseut et Wîs. A cette fin, nous utilisons le concept junguien d’ archétype2. De ce fait, notre approche ne prétend pas décrire les caractéristiques ou traits psychologiques de ces deux femmes comme si elles étaient en chair et en os. Ce n’est pas leur caractère qui nous intéresse. Bien au contraire, nous essayons de déceler leurs caractéristiques en tant qu’archétypes, c’est-à-dire en tant que symboles du Féminin inconscient collectif. 3 C’est grâce à la notion d’archétype (ou d’image primordiale, expression que Jung utilisait au début de ses théorisations), qu’il a pu construire l’hypothèse d’un inconscient collectif. Les archétypes seraient donc des structures ou des formes (schèmes de comportement) innées et inconscientes qui s’expriment, au niveau psychique, par le moyen de l’image et qui, devenant conscientes, s’amorcent dans ces phénomènes que nous appelons les symboles. Ces images impersonnelles, ou archétypes, trouvent dans les rêves un moyen d’expression, et elles sont analogues à des types mythologiques. Rêve et mythe sont donc les deux premiers espaces imaginaires dans lesquels l’archétype peut exercer son influence et déployer sa dynamique, grâce à sa transformation formelle et énergétique en symbole. 4 Le fait que les romans de Tristan et Le Roman de Wîs et Râmîn soient issus des légendes transmises par voie orale bien avant leur mise en écriture, nous a convaincu qu’une approche à interprétation mythologique, comme celle de Jung, s’avérait non seulement possible mais aussi pertinente. 5 Réaliser une analyse littéraire en se fondant principalement sur les motifs préexistants à l’œuvre, c’est d’emblée plonger dans la tradition qui la précède, qu’elle soit folklorique, mythologique, religieuse ou culturelle. S’intéresser aux personnages féminins centraux dans ces motifs, c’est aussi examiner en détail leur rôle et leurs fonctions tant à l’intérieur du récit qu’à l’extérieur. Il faut considérer non seulement les ressorts internes de l’œuvre où ces personnages apparaissent, menant par exemple la narration vers un but particulier, mais aussi l’héritage d’images et de symboles féminins et de la féminité qui ont permis l’apparition de telles histoires. 6 La première « strate » à fouiller dans cette recherche de motifs préalables est celle des littératures celtique et persane. Du côté de la littérature celtique, l’histoire de Diarmaid et Grainné est celle qui présente le plus de similitudes avec l’histoire de Tristan et Yseut. Nous notons ci-après les quatre plus importantes : l’histoire de Diarmaid et

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Grainné est un exemple des Aitheda celtiques (récits de fugues amoureuses) et en tant que tel, elle a influencé l’élaboration de l’épisode du Morois dans l’histoire de Tristan et Yseut ; dans le schéma narratif de tous les Aitheda est mis en scène un conflit dans un triangle amoureux, il y a toujours un époux plus âgé et une jeune épouse amoureuse d’un jeune héros ; la jeune femme et le héros se lient d’un amour adultère à cause d’un charme magique ; les deux histoires partagent le motif de « l’eau hardie » et la séquence de « la harpe et la rote ». Grainné, princesse d’Irlande, fille d’un grand roi, connaisseuse des potions magiques qui endorment les hommes, donc magicienne, qui se lie d’amour fatal avec le neveu de son futur mari, plus âgé qu’elle, est une figure littéraire (et mythologique) qui a, sans aucun doute, constitué un apport à la construction du personnage d’Yseut. 7 Du côté de la littérature persane, l’histoire de Varqe et Golshâh est celle qui contient le plus de similitudes avec l’histoire de Wîs et Râmîn. Nous mentionnerons les cinq plus importantes : malgré les traces d’une origine légendaire, populaire et folklorique, nous retrouvons très peu de motifs explicitement merveilleux dans les deux récits ; pour une grande partie des deux récits le conflit est centré sur le fait que l’héroïne, déjà amoureuse d’un autre homme, est donnée en mariage à un roi qu’elle n’aime pas ; les deux héroïnes se verront confrontées, successivement, à l’amour de trois hommes ; les deux héroïnes resteront chastes jusqu’à l’union avec leur véritable bien-aimé ; les deux amants seront réunis et vivront en paix dans la joie. Wîs, fille aux prises avec l’amour de trois hommes, nous semble l’héritière courtoise, dans le roman de Gorgâni, d’une Golshâh encore marquée des signes d’une héroïne, sinon populaire, en tout cas plutôt épique. 8 La deuxième « strate » à fouiller est celle du folklore. Dans les différentes versions littéraires qui nous sont parvenues de la légende de Tristan et Yseut, nombreux sont les épisodes qui nous montrent la couche folklorique et mythologique sur laquelle les différents auteurs du Moyen Âge ont pu construire et élaborer un des mythes littéraires les plus célèbres de l’Occident. Quand on porte son regard exclusivement sur le personnage d’Yseut, les motifs suivants montrent l’héritage folklorique dont le personnage est redevable : Yseut est une femme guérisseuse (proche donc de la figure de la fée) ; elle habite de l’autre côté de la mer, sur une île ; sa mère et sa rivale s’appellent aussi Yseut ; l’épisode des hirondelles, chez Eilhart, homologue le personnage d’Yseut à celui de la princesse du conte de fées « La Belle aux Cheveux d’Or » ; sa mère concocte un philtre d’amour pour qu’elle le boive la nuit de ses noces ; sa deuxième homonyme (sa rivale) prononce les mots fatals qui tuent le héros. 9 À la différence des romans de Tristan, de leur effusion de motifs folkloriques et mythologiques, Le Roman de Wîs et Râmîn semble parfois d’un réalisme déconcertant. On n’y trouve ni pouvoirs magiques de l’héroïne, ni philtres d’amour, ni petits chiens qui soulagent les chagrins, ni nefs mystérieuses qui naviguent toutes seules. Seule la Nourrice semble condenser en elle les caractéristiques qu’on attend des personnages de contes merveilleux. Néanmoins, à regarder de plus près, les traces d’une tradition orale issue d’un fonds de motifs folkloriques sont là. Au contraire d’Yseut, qui laisse entrevoir sa filiation à un monde fabuleux, Wîs apparaît comme une femme bien réelle, bien ancrée dans un corps humain rempli de souffrance et de plaisir. Nonobstant, cette caractéristique ne trahit pas moins ses origines folkloriques et mythologiques. Cette absence de pouvoirs magiques du personnage s’explique, sans doute, par la position qu’il occupe dans le schéma narratif du roman : en effet, le début du Roman de Wîs et

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Râmîn suit en partie le schéma narratif d’un conte merveilleux dans lequel le protagoniste n’est pas un héros mais une héroïne. Dans cette histoire construite, pour le début en tout cas, comme un conte, ce n’est pas la femme-héroïne qui détient des caractéristiques merveilleuses ou des pouvoirs magiques, mais les personnages qui l’entourent ou ses adjuvants. C’est le cas, plus précisément, du personnage de la Nourrice (qui symbolise, en même temps que Wîs, une des facettes du Féminin archétypique). Les motifs qui dévoilent l’origine folklorique et mythologique du personnage de Wîs sont : sa naissance miraculeuse d’une femme âgée ; son enlèvement par un personnage obscur ; son enfermement dans un château imprenable ; l’aide magique d’un personnage secourable (la Nourrice) pour l’élaboration d’un talisman. 10 La troisième « strate » est celle du mythe. Le panthéon celtique, comme beaucoup d’autres panthéons dans l’histoire de l’humanité, a connu des déesses primordiales dont la fonction et le rôle religieux et sociaux sont indiscutables. La déesse irlandaise Brigit en est un exemple3. Elle est la patronne des poètes, des forgerons et des médecins. En tant que Mère Primordiale, Brigit est une Grande Déesse Mère qui semble avoir synthétisé en elle seule les attributs et pouvoirs de ses propres enfants, les Túatha Dé. En tant que fille d’un dieu des origines (le Dagda), Brigit a hérité de son principal attribut : la fertilité. Elle était aussi la déesse titulaire des druides. Un autre trait de cette déesse irlandaise préchrétienne, est son caractère triple. Étant donné que la sainte chrétienne Brigitte a hérité de certaines caractéristiques de cette déesse païenne, l’hagiographie constitue aussi une source importante pour définir son image et ses attributs4. Brigit et Brigitte, à l’instar de Grainné et d’Yseut, présentent des caractéristiques solaires. Mais parmi tous ces attributs, les pouvoirs de guérisseuse de cette Brigit-Brigitte constituent sans doute le fil conducteur qui a ouvert le chemin vers Yseut la Blonde, son avatar littéraire. Un autre trait important semble les mettre en rapport direct : leur caractère triple. La mythologie celtique est véritablement généreuse quand il s’agit de l’apparition de dieux, déesses, héros ou héroïnes en triade. L’image d’une Déesse-Mère triple (ou de trois déesses homologues représentées sur une même image) semble avoir connu un très grand essor dans le territoire gallo-romain, et cette déesse possède elle-aussi un caractère de guérisseuse. Si nous suivons l’hypothèse de Georges Dumézil5 quant à la relation étroite entre mythe et épopée, nous devrions trouver, dans les productions épiques celtiques, cette image de déesse triple transposée à des aventures et mésaventures héroïques. C’est bien le cas dans quelques productions épiques irlandaises, où l’on trouve les triples Bodb, Morrigan et Macha. Or l’apparition en triade d’un même personnage donne lieu à différentes options : 1. Les trois personnages portent le même nom et des épithètes distinctives pour chacun. 2. Ils portent des noms étroitement unis par le sens ou par la forme. 3. Un seul porte un nom distinctif, les deux autres se contentant d’une allitération ou d’un accord de sens. On peut trouver, dans le mythe littéraire de Tristan et Yseut, une trace de cette ancienne conception mythologique celtique : trois personnages principaux portent le même nom, à savoir Yseut, reine d’Irlande, Yseut la Blonde et Yseut aux Blanches Mains (dans les premières versions européennes dérivées de Thomas). Ce fait n’est pas fortuit, il permet d’entrevoir une symbolique profonde dans la relation du héros avec le Féminin archétypique : les trois Yseut sont à la base, c’est-à dire à l’arrière-plan mythologique, un même personnage détriplé, les trois visages ou trois rôles différents d’un même personnage. Sans doute le phénomène est-il plus clair si on l’énonce d’une autre manière : les trois Yseut représentent les trois différentes faces d’un même archétype.

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11 L’histoire de Wîs et Râmîn, dans la version de Gorgâni, nous est racontée dans le cadre d’un Iran ancien zoroastrien. À la différence de la déesse celtique Brigit, la Grande Déesse iranienne Anahita possède des traits et attributs difficiles à cerner. Anahita est une déesse « composite » à plusieurs égards : tout d’abord, parce qu’elle est une synthèse d’un prototype de déesse indo-européenne et d’une déesse locale de l’occident de l’Iran ancien, héritière d’une tradition plus ancienne non-indo-européenne. Ensuite, parce qu’elle représente, d’après Dumézil, une synthèse de trois fonctions de l’idéologie indo-européenne. D’après l’Avesta, texte sacré des zoroastriens, Anahita est une déesse des eaux, une déesse des rivières. D’autre part, certaines caractéristiques de cette déesse-rivière d’héritage indo-européen, semblent avoir reçu des influences « étrangères ». Dès lors, Anahita est une synthèse de plusieurs déesses : d’abord, la déesse des rivières, ensuite, la déesse Anâhiti (« l’Immaculée » en vieux perse, Anaïtis pour les Grecs, Anahîd en moyen perse et Nâhîd en persan moderne), déesse locale de l’Occident iranien (terre des Mèdes et des Perses), qui était une héritière directe de la déesse sémitique mésopotamienne Inanna-Ishtar. Cette déesse mésopotamienne est, à son tour, une figure syncrétique, issue de croyances sumériennes et akkadiennes. Elle est conçue généralement comme une déesse de l’amour et de la sexualité, mais, à côté de ces caractéristiques, elle est aussi une redoutable déesse de la guerre. Certaines caractéristiques de Wîs (« guerrière » et amoureuse) la rattachent au Féminin archétypique que la déesse Ishtar semble bien représenter. Le roman de Gorgâni, imprégné d’une sensualité débordante, nous montre des personnages féminins très à l’aise avec leurs corps, leurs discours sexuels, leurs mots d’amour. À plusieurs reprises, nous serons aussi les témoins de la joie physique partagée par les deux amants. Dans ce contexte hédoniste et épicurien du roman, l’apparition de la jeune fille qui « a serré sa taille pour donner à ses seins le charme des belles formes » (Anahita, d’après l’Avesta), ou cette autre qui se lance devant le héros pour lui offrir son amour (Ishtar, d’après la légende de Gilgamesh), ne surprendrait pas du tout. C’est pourquoi nous pensons que le caractère sensuel et sexuel de ces déesses a ouvert le chemin à leur avatar littéraire (Wîs) et à son apparition, presque improbable, dans un roman persan du XIe siècle, au centre des terres de l’Islam. 12 Si on porte son regard maintenant du côté des schémas narratifs des récits, on peut constater plusieurs influences : 13 1. Le début de l’histoire

14 L’histoire de Tristan se construit sur la base de la biographie légendaire universelle du héros. De sa naissance à son second retour d’Irlande, le récit de son histoire suit le même chemin de celui du héros de la mythologie et du folklore. Sa deuxième rencontre avec Yseut la Blonde suit en partie le schéma du conte « La Belle aux Cheveux d’Or »6. Dans ce schéma narratif, le personnage féminin semble attirer indirectement le héros dans son pays merveilleux, comme la fée d’un conte morganien, pour lui faire traverser des épreuves dont elle constitue l’enjeu, des épreuves qualifiantes destinées à démontrer le mérite du futur époux. À la fin de « La Belle aux Cheveux d’Or », le héros reviendra dans son pays avec la femme merveilleuse, gagnera son amour, et, grâce à elle, remplacera le vieux roi. Yseut la Blonde, princesse solaire d’Irlande, sera à moitié l’héritière de ce rôle folklorique. 15 Pour le cas de l’histoire de Wîs et Râmîn, le début du récit nous raconte l’histoire d’une fille à la naissance merveilleuse, qui doit affronter des circonstances adverses. Ramîn n’est mentionné qu’une fois au début : il sera élevé par la Nourrice en même temps que

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Wîs. On peut donc en déduire que, à la base de ce début du récit de Wîs et Râmîn, il y a un schéma de conte merveilleux construit autour d’une héroïne. Le schéma aurait pu ressembler à celui d’une variante du conte persan Namaki et le Div7. Ainsi, avant la rencontre des deux amants, à la différence de l’histoire de Tristan et Yseut, le récit de l’amour de Wîs et Râmin raconte les heurs et malheurs d’une princesse. Mais, très vite, le héros entre dans l’histoire pour jouer le rôle central qui lui est dévolu. 16 2. La deuxième femme

17 L’apparition du personnage d’Yseut aux Blanches Mains dans les romans de Tristan, a été expliquée, par certains auteurs, comme une influence du motif de « l’homme entre deux femmes », très en vogue au XIIe siècle européen. D’autres auteurs l’ont expliquée comme un emprunt de l’histoire d’amour arabe de Kays et Lubna. Nous considérons que certaines histoires archétypiques (autour de « la femme lumineuse », parfois dédoublée), dans l’aire culturelle scythique, éclairent d’un nouveau jour le rôle narratif et les caractéristiques symboliques d’Yseut aux Blanches Mains. L’histoire de Wîs et Râmîn, où une deuxième femme apparaît, qui entrave la première histoire d’amour, serait donc une variante dans laquelle cette figure féminine ne mène pas à la mort mais à la Royauté. Si dans ce cas le nom des deux femmes n’est pas le même, des traces de l’identité de leur nature et du caractère dangereux de la deuxième sont néanmoins restées dans le récit. 18 3. Le dénouement

19 La première histoire archétypique, signalée par les critiques, qu’on peut mettre en relation avec la fin tragique de Tristan et Yseut, est l’histoire grecque de l’amour de Pâris et de la nymphe Ionone. La fin de l’histoire d’amour de Tristan et Yseut commence avec l’épisode de l’apparition d’un deuxième Tristan (d’après Thomas et ses dérivés), ou les amours de Kaherdin avec l’épouse de Naupaténis (d’après les autres versions). Cet épisode nous laisse aussi entrevoir les traces d’un schéma narratif analysé par Laurence Harf-Lancner dans son étude des fées au Moyen Âge : le géant et la fée8. 20 La fin de l’histoire d’amour de Wîs et Râmîn est, sans aucun doute, la différence cruciale avec le mythe littéraire de Tristan et Yseut : une fin heureuse, dans laquelle les deux protagonistes sont enfin réunis dans ce monde, se marient, ont des enfants et règnent ensemble jusqu’à la mort de Wîs, déjà très âgée, suivie trois ans après par celle de Râmîn. La fin « heureuse » du Roman de Varqe et Golshâh a pu influencer le dénouement du roman de Gorgâni. Une autre influence beaucoup plus sûre, expliquant cette fin heureuse, peut être trouvée dans la biographie légendaire d’Ardéshir Ier, roi historique fondateur de la dynastie sassanide (224-651) : la Geste d’Ardashir Fils de Pâbag9. 21 Enfin, pour l’interprétation junguienne des récits, une question trace le parcours : quelles sont les raisons symboliques d’un dénouement heureux ou d’un dénouement tragique de l’histoire ? La position du Féminin archétypique (Yseut, Wîs et d’autres personnages féminins) dans la structure narrative et dans la structure symbolique des récits, montre le chemin de la réponse à cette question. 22 Les histoires analysées tout au long de cette étude illustrent un processus psychique qui fait pendant à un phénomène social et culturel des peuples pré-modernes : la transformation et le renouvellement du Roi (l’archétype du Soi, d’après Jung). Sur ces histoires (contes merveilleux ou mythes) qui relatent la rencontre d’un Héros avec le Féminin archétypique, nous avons construit notre imaginaire des relations

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amoureuses, tragiques ou heureuses. Le mythe et le rite mésopotamien du Mariage Sacré, union divine de la déesse Ishtar avec le roi-pasteur Tammuz, ont raconté la première « histoire d’amour » de l’humanité, balisant ainsi l’espace symbolique de la transformation et du renouvellement. Ce même espace aboutira, plusieurs siècles plus tard, à l’échec symbolique de l’histoire de Tristan et Yseut, et au succès symbolique des amours de Wîs et Râmîn.

NOTES

1. Carl Gustav Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Paris, Georg, 1993, trad. de Symbole der Wandlung, 1912. 2. Carl Gustav Jung, Problèmes de l’âme moderne, chapitre IV-2 « La psychologie analytique dans ses rapports avec l’œuvre poétique », Paris, Buchet/Chastel, 1987, p. 353-380, première édition 1931. 3. Miranda Jane Green, Mythes celtiques, Paris, Le Seuil, 1995. 4. Lives of Saints from the Book of Lismore, ed. with a translation, notes and indices by Whitley Stokes, Oxford, Oxford University Press, 1890. 5. Georges Dumézil, Mythe et Épopée, Paris, Gallimard, 3 vol. , 1968, 1971, 1973. 6. Paul Delarue, Marie-Louise Ténèze, Le Conte populaire français, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002. 7. Adrienne Boulvin, Contes populaires persans du Khorassan. Analyse thématique accompagnée de la traduction de trente-quatre contes, Paris, Klincksieck, 1975. 8. Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge. Morgane et Mélusine. La naissance des fées, Paris, Honoré Champion, 1984. 9. La Geste d’Ardashir Fils de Pâbag, trad. Frantz Genet, Die, Éditions A Die, 2003.

INDEX

Mots-clés : archétype, femme, folklore, motif, mythe, personnage féminin Thèmes : Anahita, Brigit, Golshâh, Grainné, Iseut, Iseut aux Blanches Mains Râmîn, Forêt du Morois, Aitheda, Avesta, Geste d’Ardashir Fils de Pâbag, Kays et Lubna, Namaki et le Div, Tristan et Iseut, Varqe et Golshâh, Wîs et Râmîn Parole chiave : archetipo, donna, folclore, mito, motivo, personnaggio femminile Keywords : archetype, female character, folklore, motif, myth, woman nomsmotscles Ardéshir Ier, Fakhré-Aldin-Assad Gorgâni, Thomas

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Mélanie Lévêque-Fougre, En passant par la Lorraine. Poétique et milieu socio-littéraire des trouvères lorrains du XIIIe au début du XIVe siècle thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 5 décembre 2015 à l’université Paris- Sorbonne

Mélanie Lévêque-Fougre

RÉFÉRENCE

En passant par la Lorraine. Poétique et milieu socio-littéraire des trouvères lorrains du XIIIe au début du XIVe siècle

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames Jacqueline Cerquiglini-Toulet (professeur émérite à l’université Paris IV- Sorbonne), Mireille Chazan (professeur émérite à l’université de Lorraine), Estelle Doudet (professeur à l’université Grenoble-Alpes), Sylvie Lefèvre (professeur à l’université Paris IV- Sorbonne) et Monsieur Jean-Marie Fritz (professeur à l’université de Bourgogne).

1 Si les noms de Garin le Lorrain ou Gerbert de Metz nous plongent dans l’univers familier de la Geste des Loherains, ceux de Garnier d’Arches, Gautier d’Epinal, Aubertin des Arvols, Jacques d’Epinal, Anchise de Moivrons, Jean le Taboureur ou Simars de Boncourt nous sont nettement moins connus. À ces poètes, que les manuscrits désignent par leurs noms, s’ajoutent deux autres auteurs de chansons dont nous ne conservons que le titre : le Comte de Bar, sans doute Thiébaut II de Bar (1239-1291), et

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la Duchesse de Lorraine, dont l’identité fait encore débat mais en qui nous voyons plutôt Marguerite de Navarre, fille du comte Thibaut IV de Champagne. Tous ont donné corps à la lyrique lorraine du XIIIe au début du XIVe siècle à travers des genres lyriques aussi divers que la chanson d’aube, la plainte funèbre, la chanson satirique, la chanson pieuse, le serventois politique et bien sûr l’incontournable chanson d’amour. Autre genre lyrique en vogue, le jeu-parti anime lui aussi l’espace littéraire lorrain, créant le temps d’une pièce un micro-réseau littéraire entre les familles lorraines de Bar, Commercy, Apremont, Bayon, Riste, Billy, Avocourt, Mercy, Briey et Longuyon. En Lorraine, ces débats poétiques fleurissent à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. Bien que souvent désignée comme l’apanage des poètes picards et artésiens, la pastourelle trouve également sa place dans cet univers poétique. Trop souvent oubliée par les anthologies, la lyrique lorraine prospère pourtant durant près d’un siècle, renouvelant les genres et les formes qui l’ont inspirée.

2 Trois chansonniers rédigés en Lorraine, et plus particulièrement à Metz, nous ont précieusement conservé ces pièces lyriques. À eux trois, ils renferment tous les textes de notre corpus. Les chansons se trouvent, pour certaines, dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale français 20050, dit de l’abbaye de Saint-Germain des Prés (U), qui avait été offert en 1732 à ce monastère par l’évêque de Metz, Henri de Coislin. D’autres nous sont transmises par le manuscrit 389 de la Bibliothèque municipale de Berne (C) qui est, par la langue qu’il emploie, le plus lorrain des trois. Les chansons qu’il contient sont classées alphabétiquement selon le premier vers et attribuées à divers auteurs, dont le nom figure en marge. Bien que ses attributions soient souvent contestées, il a le mérite de mettre en lumière quelques trouvères de la région parfois inconnus des autres manuscrits. Enfin, les pastourelles et jeux-partis figurent dans le Chansonnier 308 de la Bibliothèque bodléienne d’Oxford (I), dans lequel les pièces lyriques sont classées par genre. 3 À côté de sa passion pour les légendes épiques et l’historiographie, la Lorraine a montré son goût pour la poésie, faisant du chant, de la danse et de la musique une « spécialité »1 qui n’a pas échappé à Guillaume de Lorris. Au détour d’un vers, l’auteur du Roman de la Rose rend hommage à cette terre lyrique qui fait entendre ses « notes loherenges » : « Por ce qu’en set en Loheregne / Plus toutes notes qu’en nul regne »2. De même, les chansons lorraines ne sont pas oubliées dans l’éducation musicale de l’héroïne de Galeran de Bretagne qui doit interpréter à la harpe une grande variété de genres lyriques dont elle marque la rythmique3. Ces allusions répétées montrent à quel point la culture du chant et de la danse faisait la réputation de cette région, comme le prouve le manuscrit I qui renferme un grand nombre d’estampies, de ballettes et de rondeaux. La ville de Metz fut en outre le berceau d’une notation musicale particulière, à laquelle elle donna son nom : on parle en effet de neumes messins4. Resituant le Chansonnier de Saint-Germain-des-Prés (U) dans la tradition manuscrite, Robert Lug précise que ce recueil d’origine messine est le seul, parmi tous les chansonniers français et occitans, dont les mélodies sont écrites en neumes messins, et non en notes carrées. Aussi l’écriture musicale participe-t-elle également de l’identité poétique lorraine et du rayonnement de la région dans les terres voisines où le chant lorrain faisait autorité, comme le prouvent les termes cantilena Metensis ou « Mette », employés au nord des Alpes comme synonymes du chant grégorien. Le domaine de la notation musicale messine s’étend bien au-delà de la Lorraine ; il se fait connaître en Champagne, en Flandre et dans de nombreuses régions d’Allemagne5. Outre cette

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vitalité poétique et artistique, la Lorraine mérite un intérêt tout particulier eu égard à son histoire. La vie culturelle et les réseaux lorrains témoignent en effet d’une région qui ne s’est jamais coupée de ses racines lotharingiennes et dont l’histoire littéraire ne prend tout son sens qu’à travers les liens qu’elle tisse simultanément avec la France et l’Empire, aux plans politique, culturel et linguistique. Facteur d’identité culturelle, la langue fait à la fois la force et la faiblesse de cette communauté. Souvent considérée comme un désavantage, la division linguistique entre parlers romans et germaniques vaut à cette province l’appellation de « territoire entre deux langues », « neutre » ou « non marqué »6 linguistiquement. Cette situation est intrinsèquement liée à la position frontalière de la Lorraine, terre sous la tutelle du Saint Empire romain mais située aux portes du Royaume de France. Cet espace apparaît donc à double titre comme une « terre d’entre-deux »7. Cette désignation par défaut correspond à la réalité d’un territoire morcelé considéré dans son éclatement linguistique mais aussi féodal (en duchés, comtés, évêchés et petites et moyennes seigneuries). La Lorraine est-elle pour autant condamnée à véhiculer l’image d’un territoire éparpillé où se sont fait connaître çà et là quelques poètes isolés ? Doit-on lui refuser le titre de province littéraire, notion qui recouvre une réalité médiévale à la fois géographique, historique et littéraire ? Certes, de prime abord, la Lorraine ne semble bénéficier ni de l’unité ni de l’unicité qui fondent la représentation identitaire nécessaire à toute province littéraire et définissent notamment la ville d’Arras et le comté de Champagne. Pourtant, les réseaux sociaux esquissés dans nos pièces lyriques prouvent qu’il existait bel et bien une communauté littéraire lorraine dont la langue était en vérité l’un des éléments fédérateurs. 4 Dans notre étude, le toponyme de Lorraine a été pris dans son sens actuel, désignant ainsi la région composée des quatre départements de Meuse, Meurthe-et-Moselle, Moselle et Vosges8. Ce qui pourrait s’apparenter à un anachronisme évite au contraire bien des confusions. A l’époque des trouvères, la Lorraine désigne en effet le seul duché de Lorraine. En ce sens, les médiévaux opposaient le Lorrain au Messin ou au Toulois, le premier désignant un habitant du duché et les deux autres représentant respectivement des habitants de l’évêché de Metz et de celui de Toul9. Or, nous ne pouvions nous limiter au duché de Lorraine au regard de l’imbrication très étroite des familles et des territoires. En effet, ce qui a déjà été constaté au plan historique se confirme pleinement au plan littéraire. Qu’ils débattent au gré d’un jeu-parti ou composent une chanson bientôt envoyée à une dame ou à un protecteur, les trouvères du duché de Lorraine, du comté de Bar ou encore de la ville de Metz, participent d’une même communauté sociale et littéraire. Cette délimitation inclusive apparaissait nécessaire pour interroger la notion de province littéraire. Comprise dans son ensemble, la Lorraine peut alors rivaliser à armes égales avec les provinces de l’Artois et de la Champagne dont la réputation n’est plus à faire. 5 Ce travail de recherche fut motivé par un certain nombre de questionnements. Peut-on parler de communauté littéraire lorraine ? Les différents cercles littéraires lorrains entretiennent-ils des relations ? Si oui, existe-t-il chez les trouvères un sentiment d’appartenance à une même région ? Peut-on aller jusqu’à évoquer une identité lorraine qui se construit par le style ou par la présence d’un milieu littéraire ? Pour répondre à ces questions, nos recherches se sont effectuées selon deux grandes directions.

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6 Nous avons d’abord tenté de découvrir la présence de la Lorraine 10 dans nos textes. Si cette présence est particulièrement forte dans les chansons de geste et les romans lorrains, la poésie lyrique ne chante pas la terre lorraine. L’absence de référence descriptive ou nominative à cette province (à l’exception des regrets exprimés par un Gautier d’Épinal bien désolé de ne pas être né Champenois) nous a rapidement menée vers la véritable marque identitaire de nos textes : celle du milieu littéraire. Empruntant le chemin tracé par l’onomastique, nous avons donc cherché à reconstituer le milieu des poètes lorrains en établissant des liens entre les trouvères, puis entre les trouvères et leurs protecteurs et enfin entre les protecteurs. Le recoupement de ces informations a posé les fondations de notre étude des réseaux sociaux. Parallèlement à ce travail de synthèse, il nous a fallu identifier les toponymes et anthroponymes à mesure que nous les rencontrions dans les textes. Ce fut un travail minutieux que quelques études historiques fondamentales pour notre sujet ont rendu plus aisé. 7 Notre deuxième axe de recherche devait nous permettre de répondre à la question suivante : existe-t-il un style lorrain identifiable dans la poésie lyrique des trouvères ? Si oui, dans quelle mesure les trouvères lorrains se sont-ils influencés ? Si une étude comparative et systématique des éléments thématiques et formels a rendu possible l’identification de quelques spécificités de la lyrique lorraine et, parfois, d’un style propre à certains trouvères, rien ne nous a permis en revanche de conclure à l’existence d’une école lorraine comme il a pu être question d’une école champenoise11. L’élargissement de cette question conduisait à interroger l’influence des autres régions sur la lyrique lorraine, et inversement. Il s’agissait de comprendre de quelle façon les « terres lyriques »12 que furent notamment la Champagne pour les chansons et Arras pour les jeux-partis, avaient contribué à façonner le style lorrain. 8 L’examen de la lyrique lorraine et de ses acteurs, par le biais de ces questionnements, nous a permis de saisir au mieux la poétique et le milieu socio-littéraire des trouvères lorrains. 9 De notre premier axe de recherche sont nées les deux premières parties de notre étude. Après une présentation de la place de notre corpus dans la tradition manuscrite, et une fois exposées les difficultés liées à certaines attributions de nos chansons, l’identification des chansonniers et des participants (partenaires et juges) des jeux- partis nous a donné dans un premier temps la possibilité de cartographier l’espace littéraire lorrain. Cette image littéraire s’est dessinée progressivement à travers une présentation à la fois prosopographique et réticulaire des trouvères qu’il a parfois été possible de regrouper à l’aune des liens familiaux, politiques ou littéraires qui les unissaient. 10 Poursuivant le travail d’identification, nous avons suivi dans une seconde partie la trace des destinataires cités dans les chansons lorraines en cherchant à déterminer la place qu’ils avaient pu tenir dans la création de ces pièces car le public agit en amont sur le travail d’écriture par le pouvoir de la suggestion. Pour ce faire, il nous a fallu cerner l’horizon d’attente de ce public, sans oublier que dans la poésie, en particulier dans la lyrique lorraine, trouvères et public se confondent, resserrant sensiblement les liens entre création et réception. À cette réception vivante des œuvres par le public s’ajoute celle, scripturale, des auteurs influencés par ces pièces lyriques, mais aussi celle des copistes qui tenaient entre leurs mains le devenir de ces œuvres, et enfin celle, plus indirecte, des bibliothèques privées de l’époque qui hissèrent cette poésie et les précieux manuscrits qui la contenaient au rang de patrimoine régional.

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11 Notre deuxième axe de recherche se scinde également en deux parties. Pour tenter d’identifier le style lorrain, nous avons d’abord proposé une étude thématique de nos œuvres afin d’y percevoir l’influence de la tradition lyrique mais aussi la persona poétique du trouvère qui se dessine en creux dans l’écart, dans la mise à distance de cette tradition que certains poètes se réapproprient habilement. 12 Les contours de la lyrique lorraine se dessinent enfin à travers les choix formels opérés par les trouvères. Pour cela, nous avons dû mettre en place de nouveaux critères capables de rendre compte des spécificités de cette poésie. Cette discrimination externe est complétée par une discrimination interne, établie au sein même de notre corpus lorrain, qui nous a permis de discerner les traits distinctifs de chaque genre lyrique, voire de certains poètes se distinguant par des choix formels qui leur sont propres et participent d’un style personnel. 13 Ces quatre parties constituent quatre approches différentes et complémentaires visant à identifier au mieux les spécificités d’une poésie trop souvent laissée en marge de l’histoire littéraire. 14 La délimitation de notre corpus et l’approche socio-littéraire que nous avons choisie nous ont permis de cartographier l’espace lyrique dans son étendue mais aussi dans ses contrastes. En effet, les foyers littéraires investis par les auteurs de chansons quadrillent un territoire que recoupe en partie celui occupé par les participants des jeux-partis, très présents dans la Meuse, notamment dans le Barrois et le Verdunois, autrement dit sur la frange occidentale de la Lorraine. Cette double entrée dans l’espace littéraire met en exergue le rayonnement de la maison de Bar, dont les membres occupèrent le devant de la scène politique tout en cultivant l’art lyrique et le mécénat. Ces activités à la fois variées et complémentaires leur ont valu quelques portraits plus ou moins flatteurs dans les œuvres d’ici et d’ailleurs et ont fait du comté l’un des points d’ancrage de la vie culturelle lorraine. L’empreinte laissée par le duché de Lorraine fut en revanche sensiblement moindre. Seules la bonne duchesse Catherine de Limbourg, qui protégea sans doute Colin Muset, et bien sûr la Duchesse de Lorraine Marguerite de Navarre, ont fait battre le cœur littéraire du duché. La seconde nous laisse toutefois une production originale qui abolit les frontières génériques et revisite l’imagerie courtoise et la poésie folklorique à travers des yeux de femme. Bien que cette production se réduise à deux chansons, elle mérite de figurer en bonne place dans l’anthologie lorraine. Proches des comtes de Bar, les trouvères vosgiens Jacques d’Épinal, Garnier d’Arches et, le plus célèbre d’entre tous, Gautier d’Épinal, constituèrent un groupe particulièrement actif attaché à faire perdurer dans sa région l’art du grand chant courtois. Outre les anthologies et dictionnaires modernes qui, pour ainsi dire, ne gardèrent en mémoire que le nom de Gautier, les œuvres contemporaines disent la notoriété de ce trouvère prolifique auquel les manuscrits attribuent plus de vingt chansons. Deux chansons du chevalier d’Épinal sont par exemple interprétées par Méliacin, héros éponyme du roman composé par Girart d’Amiens. Tout comme les comtes de Bar, le groupe vosgien entretient des liens à la fois littéraires et politiques avec la Champagne, notamment avec le comte Thibaut et le trouvère Colin Muset. En outre, les Lorrains des jeux-partis sont presque tous en relations avec un maître du jeu nommé Roland de Reims. En politique comme en poésie, les frontières sont bien vite abolies. Simars de Boncourt, seigneur de la Woëvre qui nous lègue deux chansons bien rythmées, apparaît au contraire relativement isolé dans cet espace littéraire. Au plan féodal, les seigneurs de Boncourt évoluent toutefois dans le sillage des seigneurs

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d’Apremont, friands de jeux-partis et de tournois où il fait bon chanter en festoyant. Ils dépendent également des comtes de Bar et de Champagne, à l’instar des membres du groupe vosgien, Simars partageant du reste avec ces derniers le statut de trouvère chevalier. 15 Notre itinéraire littéraire s’achève à Metz. L’ancienne capitale de l’Austrasie présente un double contraste tout à fait saisissant. Le premier est lié à la nature de sa production lyrique car, si Anchise de Moivrons et Aubertin des Arvols ne cachent pas leur goût pour les thèmes à la mode, tels que la satire ou la misogynie, Jean le Taboureur préfère honorer l’esprit du grand chant. Outre cette dichotomie registrale, un second écart se creuse entre la production lyrique de ces trois trouvères, qui ne représente que quatre pièces lyriques, et l’activité culturelle de la ville, marquée par la fabrication importante de manuscrits, par les ateliers d’enlumineurs et par une production historiographique considérable qui, il est vrai, prit surtout de l’ampleur à partir du XIVe siècle. C’est le patriciat messin qui mit tout en œuvre, de façon intéressée, pour faire de Metz un véritable foyer culturel. Sous son autorité furent notamment confectionnés et conservés les trois chansonniers I, U et C qui transmettent l’ensemble de notre corpus et portent aujourd’hui, à travers leur éparpillement sur le territoire, les stigmates d’une histoire lorraine secouée par les affres de la guerre et victime de sa position d’entre-deux13. Ces chansonniers sont la mémoire de la lyrique lorraine, transcrite dans un dialecte aux accents très prononcés. Dans l’espace plus vaste du manuscrit, ils retrouvent d’autres œuvres lorraines. Les scribes du luxueux manuscrit d’Oxford ont soigneusement copié le Tournoi de Chauvency composé par Jacques Bretel, qui met en scène la société aristocratique présente dans nos chansons et nos jeux-partis. Ils nous ont également laissé les Vœux du Paon, composés par Jacques de Longuyon, juge dans l’un de nos jeux-partis, et adressés à Thiébaut de Bar, évêque de Liège, partenaire dans un autre jeu-parti lorrain. Enfin, les trois chansonniers messins font la part belle au grand chant mais aussi aux voix de femme et à une lyrique popularisante, parfois dansante, à l’image des farcitures lyriques que l’on trouve dans le Tournoi de Chauvency. Ces manuscrits nous renseignent donc autant sur les goûts des publics lorrains que sur la composition de ces publics. Patriciens messins ou aristocrates de cour manifestent le même engouement pour une poésie qui chante haut les valeurs éthiques, chevaleresques et courtoises qu’ils souhaitent incarner. 16 Si la répartition des trouvères lorrains sur le territoire semble peu unifiée, le statut social de ces poètes livre une image en apparence plus homogène de cette communauté littéraire. En effet, exception faite de Jean le Taboureur, modeste musicien de Port- Sailly, tous appartiennent à l’aristocratie. En dehors peut-être du Taboureur, on ne compte aucun trouvère professionnel dans le groupe lorrain. Pourtant, derrière l’uniformité apparente de ces amateurs éclairés se cache une aristocratie divisée en strates. La famille de Bar et la Duchesse de Lorraine évoluent dans les hautes sphères du pouvoir et, s’il est vrai que certains participants des jeux-partis sont issus de familles influentes comme celle d’Apremont, la majorité de nos trouvères appartient à la petite et moyenne seigneurie. De fait, la Lorraine a la particularité de voir naître essentiellement des poètes dont l’origine noble ne creuse le plus souvent aucun écart véritable avec un public de haut rang, amateur de poésie. Lieu de connivence sociale, l’art lyrique cultive les affinités électives. Ce public, entité difficile à définir, est toutefois nommé et individualisé dans les envois des chansons. Dans une poésie topique où l’inflexion personnelle se fait rare, le nom du destinataire, son entourage syntaxique et le message de l’envoi ont tout de même révélé les caractéristiques d’un milieu

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essentiellement régi par des relations verticales unissant le trouvère et ses protecteurs. Le compagnonnage ne semble donc pas avoir eu cours en Lorraine. Tout au plus peut- on parler d’amitié entre les Vosgiens Gautier d’Épinal et Garnier d’Arches. Pourtant, s’ils ne partagent aucune complicité littéraire, aucun parti pris esthétique de façon explicite, la plupart de ces poètes exaltent le même idéal de vie, prétendant, au moins symboliquement, à l’égale maîtrise des armes et des lettres. 17 Creuset d’influences, la Lorraine composa certes à l’ombre des plus grands poètes champenois et s’enrichit de la culture urbaine arrageoise, mais c’est avec génie qu’elle revisita des genres lyriques dont les plus vives couleurs semblaient déjà passées. Ce foyer lyrique abrita des trouvères qui manièrent les rimes et les rythmes avec autant de dextérité que leurs aînés, faisant de l’unité strophique un lieu de tension entre harmonie et variété, allongeant le vers et la strophe des jeux-partis, renouvelant la forme de l’envoi. Certains Lorrains peuvent même se targuer d’avoir acquis un style clairement identifiable, tel Gautier d’Epinal avec son goût prononcé pour la brisure rythmique à la faveur d’un trisyllabe. Si cette signature reste singulière dans notre corpus, elle révèle une autre tendance de la poésie lorraine : le goût du contraste rythmique. L’examen formel des chansons a en outre mis en lumière de nouveaux rapprochements entre les trouvères ou conforté les liens déjà explicités par les approches thématique et historique. Gautier d’Épinal et Garnier d’Arches, dont l’amitié ne fait désormais plus aucun doute, partagent incontestablement un goût pour la virtuosité formelle ; de même, la proximité géographique des Messins Aubertins des Arvols et Jean le Taboureur semble avoir favorisé une certaine cohésion formelle. Enfin, ces rapprochements ont confirmé les relations étroites des Lorrains avec les trouvères du Nord mais aussi et surtout avec les trouvères champenois, en particulier les modèles que furent Gace Brulé et Thibaut de Champagne. 18 La question transversale de l’identité a parcouru l’ensemble de cette thèse. L’étude des réseaux sociaux a assurément démontré l’influence croissante de la France au XIIIe siècle dans les alliances politiques. Malgré cette tendance, les figures politiques influentes que sont la Duchesse de Lorraine et le Comte de Bar regardent parfois vers l’Est. Le serventois du Comte de Bar est, à ce titre, particulièrement révélateur d’une posture politique lorraine constamment déterminée par les circonstances et les intérêts de chacun. S’il est possible de déceler certaines accointances à l’échelle régionale, il ne faut pas oublier que ces relations humaines sont singulières et résistent à l’esprit de système. Il nous faut ajouter que la question de l’identité est protéiforme. Dans le milieu des trouvères, elle passe également par le choix de la langue et par les influences littéraires. De ce point de vue encore, la France l’emporte. 19 Enfin, pour accompagner les différentes parties de cette thèse, nous avons proposé un second volume susceptible, comme le premier, de contextualiser cette étude à travers des cartes redéfinissant les contours de l’espace lorrain ainsi que des arbres généalogiques retraçant les lignages qui ont fait l’histoire de la région et des provinces voisines. À la fin du volume, plusieurs tables des noms propres et noms communs viennent compléter ces données factuelles. Elles fonctionnent comme des notes exégétiques et synthétisent les résultats auxquels nous sommes parvenue au terme de nos recherches. De la même façon, les tables des pièces lorraines établissent une sorte de « fiche d’identité » pour chaque poème. Ce travail minutieux de compilation et de synthèse des données a non seulement un intérêt pratique, puisqu’il permet au lecteur de puiser les informations qui l’intéressent directement, mais il fournit également les

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éléments formels nécessaires à une approche comparative des textes et donne un aperçu de la réception moderne de ces pièces à travers le recensement des éditions. À l’instar des copistes médiévaux, les éditeurs modernes se sont en effet plus volontiers attachés à publier certaines chansons d’origine incertaine sous le nom de trouvères illustres. Ainsi Anchise de Moivrons s’est-il incliné fasse à Colin Muset. En d’autres termes, ces tables construisent en elles-mêmes une représentation, au moins partielle, de la lyrique lorraine. Cette représentation est complétée par le recensement et la description des manuscrits contenant une ou plusieurs pièces du corpus. Cet inventaire montre de façon objective le rayonnement de la lyrique lorraine dans sa propre région, trois manuscrits messins s’étant pleinement emparés de ce précieux patrimoine, mais aussi hors de cette province, un manuscrit ayant été copié en Bourgogne, et plusieurs autres, vraisemblablement à Arras. 20 Ainsi, à travers ses réseaux socio-littéraires, la production de ses trouvères et les activités culturelles et artistiques qui se développèrent autour de l’art lyrique, la Lorraine peut sans conteste être considérée comme une véritable province littéraire.

NOTES

1. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Moyen Âge », La Littérature française. Dynamique et histoire, Paris, Gallimard, 2007, vol. 1, p. 27-219, p. 107. 2. Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, éd. Daniel Poirion, Paris, Flammarion, 1999, v. 750-752. 3. Cet extrait de Galeran de Bretagne est donné dans l’introduction de l’édition d’Eglal Doss-Quinby, Samuel N. Rosenberg et Elizabeth Aubrey, The Old French Ballette. Oxford, Bodleian Library, MS Douce 308, Genève, Droz, 2006, p. LXIX. Il s’agit des vers 1166-1173 dans l’édition de L. Foulet (Paris, 1926) : De la harpe sot la meschine ; Si lui aprint ses bons parreins Laiz et sons, et baler des mains, Toutes notes sarrasinoises, Chançons gascoignes et françoises, Loerraines, et laiz bretons, Que ne failli n’a moz n’a tons, Car elle en sot l’usage et l’art. Jean Dufournet traduit l’expression baler des mains par « des danses mimées » (Ibid., p. LXIX, note 65). 4. Robert Lug, « Politique et littérature à Metz autour de la guerre des Amis (1231-1234). Le témoignage du Chansonnier de Saint-Germain-des-Prés », Lettres, musique et société en Lorraine médiévale. Autour du Tournoi de Chauvency [Actes du Colloque de Metz, 27 février-1er mars 2007], éd. Mireille Chazan, Nancy Freeman Regalado, Genève, Droz, 2012,p. 451-486, p. 453. 5. Sur le chant messin, sa notoriété et son domaine d’extension, on consultera l’article de Robert Lug, « Politique et littérature à Metz… », art. cit., p. 458-459. 6. Bernard Cerquiglini, La Naissance du français, 3e édition, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 75-76.

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7. Expression reprise par Jean Lanher dans Gerbert : chanson de geste du XIIIe siècle, traduction en français moderne de Bernard Guidot, préface de Jean Lanher, Nancy, Presses universitaires de Nancy, Metz, Editions Serpenoise, 1988, p. 4. 8. Nous reprenons ici les délimitations géographiques qui ont prévalu dans l’ouvrage de Michel Parisse, Noblesse et Chevalerie en Lorraine médiévale. Les familles nobles du XIe au XIIIe siècle, Nancy, Publications de l’Université de Nancy II, 1982, p. 14. De même, comme le fait M. Parisse, nous avons indiqué entre parenthèses la localisation actuelle des toponymes mentionnés dans nos analyses. Outre la reconnaissance immédiate des lieux désignés, cette présentation permet une plus grande précision dans l’identification de ces lieux, les frontières des seigneuries, comtés, duchés ou évêchés ayant subi de nombreuses modifications au fil des siècles, voire des décennies. Voilà donc ce que recouvre le mot Lorraine dans le sur-titre En passant par la Lorraine. Nous avons pensé que la reprise fréquente, dans les titres d’ouvrages ou d’articles, de ces quelques mots bien ancrés dans la culture populaire était l’expression même de leur efficacité et la preuve que la Lorraine fut de tout temps une terre de chansons. 9. Michel Parisse rappelle cette distinction dans Noblesse et Chevalerie en Lorraine médiévale, op. cit., ., p. 14. 10. Nous reprenons ici l’expression que Marie-Geneviève Grossel appliquait à la Champagne dans sa thèse (Le Milieu littéraire en Champagne sous les Thibaudiens, (1200-1270), Orléans, Paradigme, 1994, t. I, p. 14). 11. Voir à ce sujet la thèse de Marie-Geneviève Grossel, Ibid. 12. Marie-Geneviève Grossel a montré dans sa thèse à quel point la Champagne des XIIe et XIIIe siècles pouvait être qualifiée de « terre lyrique » sous l’égide de son prince-poète Thibaut IV de Champagne (Ibid., t. I, p. 13). 13. Aucun de ces manuscrits n’est resté à Metz. Le premier (I) se trouve à Oxford, le second (U) à la Bibliothèque Nationale, et le dernier (C) à Berne.

INDEX

Keywords : ballette, dance, dawn song, estampie, funeral song, jeu parti, Lorrain, Lorraine, love song, lyric, musical notation, neume of Metz, poetry, rondeau, satirical song, serventois, song of faith, songbook, trouvères Parole chiave : ballette, canzone d’amore, canzone d’alba, canzone religiosa, canzone satirica, canzoniere, danza, estampie, partimen, jeu-parti, lorenese, Lorena, lirica, neuma metense, notazione musicale, lamento funebre, poesia, rondò, sirventese, trovieri Thèmes : Galeran de Bretagne, Méliacin, Roman de la Rose, Tournoi de Chauvency, Vœux du Paon Mots-clés : ballette, chanson d’amour, chanson d’aube, chanson pieuse, chanson satirique, chansonnier, danse, estampie, jeu-parti, lorrain, Lorraine, lyrique, neume messin, notation musicale, plainte funèbre, poésie, rondeau, serventois, trouvères nomsmotscles Anchise de Moivrons, Aubertin des Arvols, Catherine de Limbourg, Colin Muset, Comte de Bar, Duchesse de Lorraine, Garnier d’Arches, Gautier d’Épinal, Guillaume de Lorris, Jacques Bretel, Jacques d’Épinal, Jacques de Longuyon, Jean Le Taboureur, Marguerite de Navarre, Roland de Reims, Simars de Boncourt, Thibaut IV de Champagne, Thiébaut II de Bar

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Fanny Maillet, Extraire la littérature médiévale : du fonds de l’Arsenal à la “Bibliothèque universelle des romans” thèse de doctorat préparée en co-tutelle sous la direction de Mme le professeur Joëlle Ducos et de M. le professeur Richard Trachsler, soutenue le 16 juin 2016 à l’Université Paris-Sorbonne.

Fanny Maillet

RÉFÉRENCE

Extraire la littérature médiévale : du fonds de l’Arsenal à la “Bibliothèque universelle des romans”

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames Maria Colombo Timelli (professeur à l’université Paris- Sorbonne), Joëlle Ducos (professeur à l’université Paris-Sorbonne), Franziska Meier (professeur à la Georg-August-Universität Göttingen), Élisabeth Parinet (professeur émérite à École Nationale des Chartes), Jane H. M. Taylor (professeur émérite à Durham University) et de Monsieur Richard Trachsler (professeur à la Georg-August-Universität Göttingen / Universität Zürich).

1 L’histoire de la littérature n’a cessé de renouveler, sinon ses méthodes, au moins ses approches, soit en réaction aux courants en place, soit en accord avec eux. Plus spécifiquement, le domaine de la médiévistique, institutionnalisé avec la création, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, des premières chaires de philologie romane et de littérature française du Moyen Âge, a vu se succéder diverses manières d’envisager la littérature médiévale, avec ou sans l’apport des disciplines annexes – ou devenues annexes, comme l’histoire de la langue –, diverses écoles qui dessinent aujourd’hui

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l’histoire de cette discipline, et quelques tournants décisifs dans la manière d’appréhender les sources, les textes. Ainsi la question de leurs origines a-t-elle déterminé pour beaucoup les règles à observer pour leur édition, et plus généralement le comportement du chercheur face au texte, selon qu’il y voit un expédient pour retrouver l’œuvre originelle, ou bien l’une des manifestations de l’œuvre idéale. Qu’elle adopte une posture reconstructiviste ou conservatrice, la médiévistique a appris, au contact des diverses influences qui la traversent, à considérer l’œuvre finie comme une œuvre ouverte, et à assouplir sans cesse les bornes de la période qui l’occupe : l’œuvre médiévale se lit sous le prisme des textes et de leur évolution dans la durée. Comme la Renaissance, le Moyen Âge s’est affranchi du « découpage en tranches » auquel il était soumis depuis la naissance de l’historiographie et se prête désormais volontiers à un regard panoramique qu’ont largement encouragé les études de Jacques Le Goff1. La nécessité d’ajuster la médiévistique aux nouvelles dispositions du long – et large – Moyen Âge se ressent dans l’adoption progressive par la communauté académique francophone de la notion de « médiévalisme », empruntée à l’anglais, dans la création de séminaires et la publication de fascicules dédiés à cette question et, de façon plus diffuse, dans la multiplication des études consacrées à la survivance des textes médiévaux2. C’est à ce point de contact périodologique que le médiéviste est susceptible d’être relayé par ses collègues seizièmistes, dix-septièmistes, etc., suivant la répartition méthodologique toujours en vigueur dans la sphère universitaire.

2 Après une longue quête des origines de la littérature médiévale au berceau du Moyen Âge, la médiévistique a progressivement reconquis le droit et le devoir d’en étudier les expressions tardives, ce dont atteste par exemple l’intérêt croissant pour les mises en prose récemment honorées par la révision du répertoire de Georges Doutrepont3. Or ce projet suffit à illustrer combien il serait déraisonnable pour le médiéviste investi d’une telle tâche, de bouder le concours de spécialistes issus de disciplines périphériques, comme la littérature comparée et la littérature du XVIe siècle. Mais pour être pleinement pertinente, la compréhension de la pérennité des textes médiévaux doit adjoindre au dialogue temporel une composante géographique : la prise en considération des réfractions européennes a toujours consolidé le discours sur la littérature médiévale française ; pour l’étude de sa fortune, elle devient un passage obligé. Au-delà de la question proprement linguistique que soulève le processus de traduction, en particulier lorsqu’il semble échapper à toute logique linéaire, une telle étude ne peut faire l’impasse sur un examen du paysage historiographique international qui révèle des points de rupture esthétiques, périodologiques, culturels très variables, et une conception de la continuité toute relative. 3 Ce flottement dans la détermination des âges du texte invite à se demander où se termine sa genèse et où commence sa réception. En d’autres termes, à quelle étape de son évolution le texte atteint une maturité qui l’élève au rang d’œuvre de référence à partir de laquelle se laissent apprécier ses différentes rédactions. C’est là une question à laquelle est inévitablement confronté le philologue qui optera, face à une tradition textuelle riche, pour tel ou tel manuscrit de base, et à laquelle il est encore confronté, même une fois le canon établi, lorsqu’il doit faire face à ce qui constitue désormais une rédaction particulière4. Les études attachées au sort des lettres médiévales ont habilement détourné le problème de la référence unique en atténuant la ligne de démarcation entre les deux dynamiques en jeu, la diffusion et la réception, dont la rencontre donne lieu à autant de réalisations individuelles. Le chercheur qui s’occupe

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des récritures de la Bibliothèque bleue n’a plus à se situer d’un côté ou de l’autre de ce mur invisible, qui supposait l’existence d’un trou noir entre les modèles médiévaux et leurs récritures dans cette collection, ou bien entre celles-ci et une ère de réhabilitation somme toute mal définie5. 4 Il est aujourd’hui admis que le Moyen Âge, à défaut d’avoir existé, n’en a pas moins cessé de subsister et d’être redécouvert, de sorte que si l’on voulait situer les premiers temps de sa réception, il faudrait remonter au Moyen Âge même6. Le romantisme aurait peut-être encore l’honneur de sa redécouverte et la médiévistique institutionnelle celui de sa remise sur pied, sans certaines contributions essentielles, comme celles de Nathan Edelman pour le XVIIe siècle, ou de Lionel Gossman pour le XVIIIe7. Ces travaux fondamentaux n’ont pourtant pas ouvert immédiatement la voie à l’engouement qui s’observe depuis une vingtaine d’années sinon pour ce long Moyen Âge, pour sa longue réception8. Le phénomène a certainement partie liée avec la revalorisation plus récente, déjà évoquée, des « épigones » de la littérature médiévale, qu’il s’agisse des romans arthuriens tardifs, des mises en prose, des traductions de la Renaissance, ou des récritures de la littérature de colportage. Il n’est pas étranger non plus à l’intérêt croissant des médiévistes pour l’histoire de leur discipline, dont l’orientation biographique révèle que cet intérêt est lui-même galvanisé par la dimension événementielle : les études consacrées à telle ou telle figure représentative de la discipline se font effectivement plus nombreuses à l’approche de leurs dates anniversaire respectives, de naissance ou de mort. Ainsi en va-t-il de Gaston Paris (1839-1903), qui bénéficie depuis le début des années 2000 d’une popularité sans précédent, jusqu’à obtenir le statut de « héros » – d’ailleurs révoqué en doute9 –, aux côtés de Raynouard et Diez ; ou plus récemment de Joseph Bédier (1864-1938) auquel était dédié en mai 2014 un colloque en l’honneur des cent cinquante ans de sa naissance10. Dans la même veine, l’approche institutionnelle se fait aussi sentir11. Plus qu’un goût, l’examen du Moyen Âge sous l’angle de ses spécialistes modernes dénote donc une conception cyclique de l’historiographie de la discipline, qui se cantonne encore beaucoup aux XIXe et XXe siècles mais tend de plus en plus à nuancer les bornes chronologiques qui séparent une médiévistique à ses balbutiements d’une discipline en pleine possession de ses moyens12. Enfin, ce regain d’intérêt traduit une nécessité qui va de pair avec l’abattement des cloisons isolant les différentes branches des études littéraires, et qui rejoint encore cet esprit de nuance caractéristique de la recherche actuelle. 5 Le contexte académique favorable et sa disposition à examiner les fondements de la discipline toujours plus en amont légitimait presque à eux seuls le choix de dédier une thèse à la question des prémisses de l’historiographie de la romanistique et à celle de l’exploration de la littérature médiévale au XVIIIe siècle. Partant du principe que la « redécouverte » du Moyen Âge propre aux Lumières anticipe sa redécouverte romantique et ses redécouvertes successives, il apparaît que celle-ci est animée à la fois par l’urgence d’en exhumer les monuments et par la nécessité de les rendre accessibles à un public qui appelait à être défini. Le souci de vulgarisation imprègne donc de très bonne heure le travail d’exhumation des sources, qui trouve un excellent médium dans la pratique des « extraits ». Ni tout à fait récritures, ni tout à fait abrégés, ils connaissent leur heure de gloire avec la Bibliothèque universelle des romans, périodique publié depuis le mois de juillet 1775 jusqu’en juin 1789, au rythme de seize volumes annuels, par les soins d’une communauté d’érudits et d’écrivains particulièrement

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attentifs à la production médiévale. Parce qu’il se situe à l’intersection des courants par lesquels se définit le médiévalisme naissant, ce périodique fournit un poste d’observation privilégié pour cerner les enjeux et les modalités de cette vulgarisation, entre réception et diffusion. Le travail ici présenté se fixe pour objectif de mettre en lumière l’activité déployée autour de l’élaboration des extraits de la BUR, qui tient lieu de laboratoire des lettres médiévales. 6 Au moment de commencer notre recherche, il existait déjà une bibliographie substantielle sur la BUR, surtout abordée du point de vue de l’histoire de l’édition, mais aucun ouvrage synthétique sur le corpus des récritures de romans médiévaux n’avait encore paru13. Par conséquent, il manquait encore un éclairage sur les moyens mis en œuvre par la BUR pour confectionner ses « extraits » médiévaux, qui permette d’évaluer leur portée sur notre connaissance et notre compréhension de la littérature du Moyen Âge. Le paysage de la recherche compte en revanche quantité d’études de cas envisageant la fortune des œuvres sous l’abord de leur système propre aux dépens de l’unité fonctionnelle du périodique, même si cette unité doit se révéler être toute relative. Abstraction faite des redites et de la lassitude qu’ont pu faire naître ces études nombreuses14, elles ont contribué à jeter la lumière sur une véritable mine d’informations pour l’historien de l’édition, de la culture, des institutions, comme pour l’historien de la littérature, toutes époques confondues. Tel est l’un des mérites les plus immédiatement appréciables de cette collection : tout s’y trouve, ou presque. Pour donner une idée des objectifs universels auxquels aspirent ses éditeurs, il suffit d’en citer le titre programmatique dans sa longueur : Bibliotheque universelle des romans, ouvrage périodique, dans lequel on donne l’analyse raisonnée des romans anciens et modernes, françois, ou traduits dans notre langue ; avec des Anecdotes et des Notices historiques et critiques concernant les Auteurs ou leurs Ouvrages ; ainsi que les mœurs, les usages du temps, les circonstances particulières et relatives, et des personnages connus, déguisés ou emblématiques. 7 En vertu de cette universalité, elle offre un terrain d’enquête intéressant pour le médiéviste, en dédiant l’une de ses classes, la deuxième, aux « romans de chevalerie ». L’importance de cette catégorie richement fournie – c’est la classe qui se maintient le mieux, avec celle des romans historiques, durant les quatorze années de publication – a naturellement retenu l’attention des chercheurs. Parmi eux, il convient de citer trois médiévistes dont les travaux présentent à nos yeux un caractère décisif, tant parce qu’ils ont fait progressé les connaissances que parce qu’ils ont orienté l’approche de notre thèse de façon déterminante : les travaux de Roger Middleton présentent l’avantage d’être à la fois d’une précision hors pair et de viser toujours l’intelligence d’un propos qui dépasse l’exhumation des sources, le chercheur mettant sa connaissance des manuscrits, de l’arrière-plan historique et des acteurs de la redécouverte des textes médiévaux au service d’une représentation d’ensemble de cette philologie à ses prémisses15 ; citons également les études de Maria Colombo Timelli, qui ne cessent de modifier le visage de ce pan de la recherche et de souligner les apports des travaux de cette première philologie pour notre propre compréhension des textes médiévaux ; enfin les travaux de Paola Roman, qui a livré le premier tableau conscient, minutieux et exact, de l’ensemble des extraits relevant de la littérature épique et arthurienne, à partir d’une enquête de fond permettant d’identifier nombre des sources utilisées par les rédacteurs de la BUR16. 8 Une étude ciblée sur les extraits de romans médiévaux devait se focaliser sur les premières années de publication, où se concentrent les romans dits de « chevalerie »,

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notion déterminante pour la définition de notre corpus. La tranche étudiée correspond plus exactement à la période durant laquelle Paulmy ouvre l’accès de sa bibliothèque aux éditeurs du périodique, se voyant ainsi conférer un prestige exceptionnel puisqu’il possédait alors l’une des plus belles bibliothèques d’Europe et jouissait lui-même d’une certaine renommée auprès des cercles érudits et lettrés. Dans le cadre d’une étude consacrée au Moyen Âge dans la BUR, le choix se portait donc naturellement sur les volumes publiés de juillet 1775, date de son lancement, à décembre 1778, date à laquelle le marquis referme les portes de sa bibliothèque. Pour ce qui regarde notre étude, les bornes s’imposaient du fait de notre point d’ancrage : la bibliothèque du marquis de Paulmy, et de notre propos : l’élaboration des extraits médiévaux et l’élaboration du discours épistémologique qui accompagne ce travail. C’est à ce point d’articulation que notre thèse s’écarte sensiblement de la direction suivie par Véronique Sigu dans sa thèse17 et que nos études respectives peuvent se révéler complémentaires. 9 L’un des principaux enjeux de notre travail consiste à mettre au jour une véritable fabrique de l’extrait, qui prend place au sein même de la Bibliothèque de l’Arsenal. Il s’agit de montrer la relation étroite qui lie le collectionneur de livres, Antoine-René Voyer d’Argenson, plus connu sous le titre de marquis de Paulmy, à l’ouvrage immense qu’est la BUR, aux prétentions encyclopédiques et universelles mais dont les implications sont aussi personnelles, voire individuelles. L’examen de la classe des « romans de chevalerie » laisse entrevoir une relation interne entre la bibliothèque toute matérielle de livres médiévaux en la possession du marquis et la Bibliothèque romanesque qui en émane ; de là émerge une dynamique propre aux romans médiévaux, qui invite à discuter le concept proposé par Roger Chartier de « bibliothèque sans murs18 » : la sélection et la présentation des textes médiévaux se révèlent effectivement conditionnées par les limites d’une bibliothèque « à murs ». Le regard que Paulmy porte sur la littérature du Moyen Âge est fonction des aléas de sa propre collection, qui s’étoffe au rythme des acquisitions et alimente à son tour les extraits de la BUR. Il s’agit de rendre compte d’un phénomène à plusieurs vitesses, impulsé d’un côté par l’enrichissement progressif du matériel à disposition, et de l’autre par les interventions successives d’acteurs plus secondaires qui jouent cependant un rôle capital dans l’effort de vulgarisation des œuvres médiévales, soit parce qu’ils en facilitent l’accès au moyen d’éclaircissements de la lettre du texte, soit parce qu’ils prêtent leur plume à la rédaction des extraits. 10 Cette dynamique est toutefois impulsée par des facteurs extérieurs au seul amour des livres : le fait que le projet soit inauguré à partir de l’année 1775 ne relève pas du hasard, cette date marquant à la fois l’aboutissement d’un long débat autour de la question du roman, mais aussi la maturité de la bibliothèque du marquis, qui profite donc du double renfort de la théorie et de la bibliophilie pour lancer son entreprise au moment propice. Le roman a désormais reconquis une légitimité qui tend à la vogue, tandis que la formule littéraire des bibliothèques est à son apogée, deux facteurs qui autorisent Paulmy à miser sur le succès commercial de la BUR. 11 L’apport du présent travail réside moins dans l’analyse des extraits eux-mêmes qui composent la BUR que dans la présentation des documents ayant servi à leur préparation. Ces documents forment aujourd’hui encore le fonds de la Bibliothèque de l’Arsenal et consistent autant en manuscrits, incunables et imprimés anciens qui fournissent le modèle des récritures médiévales, qu’en brouillons, notices et lettres, annexés ou non aux volumes mentionnés, qui instruisent sur la procédure suivie par le

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marquis et ses auxiliaires dans la constitution du périodique, autant que sur leur réflexion à l’endroit des œuvres de la littérature médiévale. L’exhumation des sources vise ainsi à illustrer l’aporie entre la valeur matérielle des textes, tenus en mauvaise estime par leur appartenance à une ère barbare, ou « gothique », et leur valeur référentielle, à titre de documents propres à illustrer les mœurs et le « costume » de la nation en germe, mais aussi de monuments littéraires dignes ou non de figurer dans le panthéon des ouvrages « classiques », que la BUR contribue à esquisser et qui lui survit de nos jours. 12 Le périodique définit progressivement une image de la littérature médiévale qui, avant d’influer sur l’estime qu’allaient lui porter les générations suivantes, correspond à un véritable puzzle constitué de pièces éparses que les rédacteurs s’efforcent de rassembler puis d’assembler dans une visée homogène. 13 Mais cette homogénéité ne répond pas aux critères de la chronologie documentaire en vigueur chez les mauristes par exemple, et qu’adopte par défaut la méthode historique, à l’inclusion de la philologie, du XIXe siècle jusqu’à nos jours : il s’agit de reconstituer une « histoire suivie » des romans arthuriens, puis carolingiens – Paulmy prévoyait aussi d’ajouter les Amadis –, selon la règle des cycles lignagers et suivant l’ordre chrono- diégétique. La classe dite « des romans de chevalerie » représente en premier lieu un imaginaire qui ne peut cependant se définir sans ses composantes « historiques » ; elle établit un réseau de parentés entre la fiction et ses assises réalistes, à travers la peinture de faits et de personnages ancrés dans l’histoire fabuleuse par un jeu complexe de généalogies romanesques. À cet égard, il convient de montrer l’inévitable interférence entre cette catégorie de textes et les autres classes, la troisième, dite « des romans historiques », mais aussi celle des « romans d’amour » ou encore des « romans de spiritualité », plus propices à accueillir des œuvres aux contours thématiques flous, comme le roman de Cligés qui ne relève ni de la matière arthurienne ni de la matière carolingienne19, tout du moins dans la nomenclature adoptée par la BUR. La volonté de ranger les romans au sein de classes définies se révèle bientôt problématique et donne lieu à des indécisions, des révisions, voire à l’aménagement de nouvelles classes, comme celle des « romans étrangers » qui permet d’élargir l’horizon de la production médiévale à l’« universalité » recherchée. 14 C’est donc en premier lieu la dimension heuristique de l’entreprise qu’il convient d’analyser et de mettre en regard avec les principes éditoriaux adoptés : la forme périodique laisse une marge de manœuvre propice à l’exhumation progressive des sources et aux réajustements qui en découlent. Parce qu’il représente le réservoir de l’information épistémologique, le paratexte des extraits fera l’objet d’une attention spéciale. Il nous semblait important de montrer que l’évolution des connaissances de Paulmy et de son équipe s’effectue d’abord dans les marges du texte : le roman médiéval est avant tout un livre, définissable par des critères bibliographiques et matériels, qui s’appréhende donc sous cet angle remarquablement concret et remarquablement étanche à la littérature proprement dite. À travers notre approche des récritures de romans médiévaux, nous avons tenu à rendre compte du caractère péritextuel de l’analyse littéraire, assez frustrant en un sens mais qui prend peu à peu de l’épaisseur à mesure que les membra disjecta s’agrègent pour former un discours suivi, à l’image de la représentation ordonnée qui est proposée des récits arthuriens et carolingiens. L’exploitation des outils éditoriaux, qu’ils soient typographiques ou qu’ils relèvent du paratexte, doit également retenir notre attention dans la perspective de

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l’évolution des connaissances, mais aussi des révolutions internes qui affectent régulièrement la BUR jusqu’à son interruption en juin 1789. 15 Si la critique a retenu les grandes figures que sont le comte de Tressan ou le marquis de Paulmy, elle a négligé de considérer des acteurs de second plan néanmoins cruciaux dans le fonctionnement de la BUR, ou bien a procédé parfois à des cloisonnements inopportuns et prononcé sur leur rôle des jugements hâtifs20. Il importe donc de leur rendre justice. L’examen de ces personnalités de l’ombre fera ressortir le nom de certains acteurs illustres sur la scène des premières études de médiévistique, savoir Étienne Barbazan, Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye, Pierre-Jean-Baptiste Le Grand d’Aussy, Louis-Georges de Bréquigny, Anne-Claude de Caylus, dont quelques-uns croisent la route de la BUR, directement ou par leur influence en tant qu’autorités érudites. 16 En nous concentrant sur les premiers temps de l’entreprise, marqués par l’empreinte de Paulmy et, de là, par son goût pour les romans de chevalerie, nous proposons de faire le point sur une collection tant livresque que littéraire, en espérant apporter une contribution au travail d’inventaire qui a lieu depuis quelques années au sein de l’Arsenal sous les auspices de la bibliothécaire Martine Lefèvre, et qui reflète la nécessité de recenser les trésors cachés d’une collection exceptionnelle dans l’histoire du livre21. 17 Son exploitation dans la BUR et les Mélanges tirés d’une grande bibliothèque (1779-1788) 22, autre projet d’envergure mené par le marquis de Paulmy après son départ de la BUR, prépare le terrain d’une longue tradition philologique à laquelle les pratiques actuelles sont encore largement redevables. Si la génération de médiévistes représentée par la nouvelle école avec Gaston Paris en tête de file, puis par son élève Joseph Bédier, se détache déjà de celle de Paulin Paris, Francisque Michel, Antoine Le Roux de Lincy, Achille Jubinal, et plus nettement de celle de Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, François Just Marie Raynouard, ou Claude Fauriel, c’est là naturellement un effet du temps, mais aussi de l’affirmation d’une discipline constituée en réaction à l’« indiscipline » qui culmine à la fin du XVIIIe siècle.

18 Plus que les représentants d’une « proto-médiévistique », Paulmy, La Curne de Sainte- Palaye, Le Grand d’Aussy, Tressan sont les témoins de l’irréductible indiscipline de la médiévistique, en tout temps. Peut-être le regard qu’ils portent sur les textes médiévaux permettra-t-il de rendre plus sensible la continuité existant entre les différentes générations de théoriciens, d’académiciens, de chartistes, et, idéalement, nous fera-t-il mieux comprendre le regard que nous portons sur les textes. 19 Nous proposons de suivre un plan simple, qui reflète les trois étapes ayant marqué nos recherches. La première consiste dans l’établissement du matériel de base, qui implique de dépouiller et de rassembler en un corpus lisible la collection « médiévale » du marquis de Paulmy, c’est-à-dire les volumes, manuscrits ou imprimés, anciens et modernes, susceptibles de contenir le « roman de chevalerie » tel qu’il est présenté dans la BUR. Pour éviter des circonlocutions qui nous semblent ne rien apporter au propos, nous parlerons de « roman », de « Moyen Âge » et de « chevalerie », en essayant de circonstancier au mieux chaque emploi23. Mais, disons-le d’emblée, le Moyen Âge de Paulmy est un long Moyen Âge, le roman est une matière narrative qui dépasse amplement le cadre romanesque, et la chevalerie revêt une dimension très concrète assez proche de la définition de l’épopée. En l’absence de catalogue systématique recensant les imprimés de la collection de Paulmy, qui contiennent l’essentiel des

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« romans de chevalerie », nous avons procédé au dépouillement de ce fonds médiéval en partant du catalogue manuscrit établi du vivant du marquis, à partir de l’année 1775 – c’est-à-dire à partir du lancement de la publication de la BUR – jusqu’à sa mort. Nous reproduisons cette partie du catalogue en appendice, en espérant apporter un jour neuf sur une collection encore méconnue, collection de livres précieux pour le médiéviste comme pour le bibliophile, qui est à la source de la Bibliothèque universelle des romans. Notre première partie se propose donc de mettre en lumière le contexte dans lequel l’entreprise de la BUR prend naissance en situant le point d’observation au cœur de l’Arsenal. Cela doit permettre d’identifier les acteurs d’une opération de défrichage longue et minutieuse et de suivre leurs méthodes de travail. Au milieu de ce véritable laboratoire, le marquis apparaît comme le maître d’œuvre de la collection littéraire, en vertu du fait qu’il en fournit les ressources. Nous étudions les implications pratiques du transfert d’une bibliothèque de livres à une bibliothèque littéraire. 20 Suivant cette dynamique d’émergence, du fonds livresque à l’édition commerciale, nous envisageons ensuite le processus d’extraction mis en œuvre pour composer les analyses de la BUR en considérant les implications thématiques et historiques du choix de la formule de l’extrait. D’abord ancré dans une réalité pratique, l’extrait indique à lui seul la visée encyclopédique de l’entreprise, mais aussi sa visée érudite : il s’agit pour nous de montrer que l’extrait soutient de longue date le propos scientifique et qu’il est plus spécifiquement l’un des outils des études médiévales. Cette formule éditoriale, exploitée concurremment à d’autres modes de vulgarisation, atteint véritablement le statut de genre littéraire et critique avec la BUR. Il importe ensuite d’examiner le rôle de l’extracteur – de l’« extrayeur », d’après le terme employé dans la collection – qui se positionne comme l’interprète d’un Moyen Âge irrégulier et peu accessible sans les secours d’une critique éclairée. Dans le sillage des travaux de l’Académie, les rédacteurs proposent ainsi de tirer l’enseignement moral des vieux romans en en tirant, littéralement, la substance. Le roman de chevalerie, en amont du roman historique, représente ainsi la souche de la littérature : il mérite à cet égard l’attention de la société polie d’Ancien Régime, mais nécessite également une mise aux normes préalable de la part des éditeurs de la BUR : sorte de passeurs des textes, ceux-ci transforment, calibrent et balisent le roman médiéval, avant de l’offrir à la connaissance du lecteur sous un jour plus engageant et inoffensif, les traits chaotiques de la littérature médiévale se confondant alors à ceux du fonds de livres encore en jachère. Arguant de leur statut intermédiaire entre l’obscurité et les lumières, mais aussi entre l’érudit et l’homme du monde, les éditeurs se livrent à une opération de lissage et de tri qui engage directement leur responsabilité critique. Il convient d’examiner les choix opérés et leurs conséquences sur l’intégrité du roman médiéval, qui met incidemment en question la légitimité d’une vulgarisation des textes littéraires médiévaux, toutes formules confondues (traductions libres, traductions littérales, éditions semi-critiques, etc.) 21 La dernière partie montre comment les éditeurs, partant de ce constat de semi-échec, parviennent à rebondir en considérant la formule de l’extrait à l’aune de la chaîne historique. La BUR mise sur les ressorts de la publication périodique pour renforcer la cohésion d’un extrait à l’autre par le biais de renvois, qui permettent de lier les différents représentants de la deuxième classe, les romans de chevalerie, par un trait d’union généalogique. Si le critère biographique est, dès le lancement du projet en 1775, le critère déterminant dans la présentation des romans de chevalerie, la grille de lecture généalogique ne vient éclairer l’ensemble du tableau de famille des héros

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arthuriens puis carolingiens qu’à la faveur de nombreux égarements rectifiés et d’erreurs corrigées, sans lesquels il n’est pas possible d’offrir une représentation cohérente et suivie de la littérature médiévale. Le discours critique développé dans la BUR tire inspiration de l’imaginaire arthurien auquel il emprunte notamment la figure de l’historiographe, mais se cantonne toujours, ou presque, dans les marges de la littérature : l’éditeur de cette première BUR placée sous l’égide du marquis de Paulmy est, à l’image de son protecteur, un observateur de l’objet littéraire avant d’être un lecteur.

NOTES

1. En dernier lieu, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Seuil, 2014. Sur le problème des limites du Moyen Âge, l’étude de référence reste celle de Jürgen Voss, Das Mittelalter im historischen Denken Frankreichs. Untersuchungen zur Geschichte des Mittelalterbegriffes und der Mittelalterbewertung von der zweiten Hälfte des 16. bis zur Mitte des 19. Jahrhunderts, München, Fink, 1972. Voir aussi Ludovico Gatto, Viaggio intorno al concetto di Medioevo. Profilo di storia della storiografia medievale, Roma, Bulzoni, 2002, et Jacques Le Goff, « Pour un long Moyen Âge », L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 7-13. 2. Voir par exemple le récent volume Médiévalisme, modernité du Moyen Âge, dir. Vincent Ferré, Paris, L’Harmattan, 2010 (Itinéraires LTC), et Vincent Ferré, « Médiévalisme : le risque d’une lecture fantasmagorique », Fantasmagories du Moyen Âge. Entre médiéval et moyenâgeux, études réunies par Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2010 (« Senefiance » 56), p. 11-19. Vincent Ferré et Michèle Gally résument les lignes de fuite d’une théorisation du médiévalisme francophone en notant que ce vocable englobe étude philologique et démarche de création : « […] ces effets de superposition entre l’ancien et le contemporain interrogent le rapport que nous entretenons, dans notre travail de chercheur, à la mémoire, au temps, à l’anachronisme, à la conscience de notre propre situation idéologique et historique. » ( Michèle Gally et Vincent Ferré, « Médiévistes et modernistes face au médiéval », Perspectives médiévales [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 1 er janvier 2014, consulté le 15 novembre 2014. URL : http://peme.revues.org/5761; DOI : 10.4000/peme.5761). On trouvera dans le même numéro, consacré aux tendances actuelles de la critique en médiévistique, un bilan efficace des enjeux liés à la question de l’histoire des études médiévales par Alain Corbellari « Entre réception et histoire des idées : l’histoire des études médiévales comme archéologie de nos passions », Perspectives médiévales [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 1 er janvier 2014, consulté le 26 avril 2014. URL : http://peme.revues.org/4366; DOI : 10.4000/peme.4366. Le domaine anglophone réserve depuis longtemps une place à part au « Medievalism », considéré à la jonction des diverses disciplines. Il est mis à l’honneur dans la revue Studies in Medievalism, publiée chez Boydell & Brewer depuis 1979 et toujours active. 3. Nouveau Répertoire de mises en prose (XIVe-XVIe siècle), dir. Maria Colombo Timelli, Anne Schoysman et François Suard, Paris, Classiques Garnier, 2015 (« Textes littéraires du Moyen Âge » 30). Voir aussi Pour un nouveau répertoire des mises en prose. Romans, chansons de geste, autres genres, sous la dir. de Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari et Anne Schoysman, Paris, Classiques Garnier, 2014 (« Textes littéraires du Moyen Âge – Mises en prose » 3).

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4. Divergence de point de vue que constatait Annie Combes dans le choix des titres au moment d’éditer la version particulière de la Charrette, simultanément avec David F. Hult, « Le Conte de la Charrette : version dérimée du Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes », Romance Philology, 57, 2004, p. 127-322, et A. Combes, Le Conte de la charrette dans le Lancelot en prose. Une version divergente de la Vulgate, Paris, Champion, 2009 (p. 15). 5. La Bibliothèque bleue, plus « populaire » mais aussi plus précoce, a connu un peu avant la Bibliothèque universelle des romans un regain d’intérêt qui n’est pas étranger à la prise en considération désormais systématique dans les études médiévales de la fortune littéraire et matérielle des textes ni à l’intérêt toujours croissant pour l’histoire du livre et de la lecture. Voir Lise Andriès, « Les romans de la Bibliothèque bleue de Troyes », Accès aux textes médiévaux de la fin du Moyen Âge au XVIIIe siècle, éd. Michèle Guéret-Laferté et Claudine Poulouin, Paris, Champion, 2012 (« CCCMA » 12), p. 419-433, et « La Bibliothèque bleue et la découverte du Moyen Âge », La Fabrique du Moyen Âge au XIXe siècle. Représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature françaises du XIXe siècle, éd. Simone Bernard -Griffiths, Pierre Glaudes, Bertrand Vibert, Paris, Champion, 2006 (« Romantisme et modernités »), p. 831-839 ; les articles réunis dans La Bibliothèque bleue et les littératures de colportage. Actes du colloque organisé par la Bibliothèque municipale à vocation régionale de Troyes en collaboration avec l’École nationale des Chartes, Troyes, 12-13 novembre 1999, éd. Thierry Delcourt et Élisabeth Parinet, Paris, École des Chartes, 2000. Robert Mandrou, De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles : la Bibliothèque bleue de Troyes [repr. de l’éd. Paris, Stock, 1964], Paris, Imago, 1999 ; A. Robert, « Aux origines de la Bibliothèque bleue. Quelques réflexions sur la production de Nicolas Oudot », Le Bibliophile rémois 39, 1995, p. 3-5 ; Henri-Jean Martin, « Culture écrite et culture orale. Culture savante et culture populaire dans la France d’Ancien Régime », Journal des savants, 1975, p. 225-282. Pour un aperçu général des titres recensés, voir : Alfred-Félix Morin, Catalogue descriptif de la Bibliothèque bleue de Troyes : almanachs exclus, Genève, Droz, 1974 ; Marie-Dominique Leclerc et A. Robert, Des éditions au succès populaire, les livrets de la Bibliothèque bleue, XVIIe-XIXe siècles. Présentation, anthologie, catalogue, Troyes, Centre départemental de documentation pédagogique, 1986 ; Geneviève Bollème et Lise Andriès, La Bibliothèque bleue. Littérature de colportage, Paris, Robert Laffont, 2003. Lise Andriès s’est penchée plus particulièrement sur le rapport qu’entretiennent ces deux Bibliothèques. Parmi une production profuse, citons au moins « La Bibliothèque bleue et la redécouverte des romans de chevalerie au XVIIIe siècle », Medievalism and manière gothique in Enlightenment France, ed. by Peter Damian- Grint, Oxford, Voltaire Foundation, 2006 (« SVEC »), p. 52-67. 6. Voir les introductions respectives à La Fabrique du Moyen Âge au XIXe siècle, op. cit., Barbara G. Keller, The Middle Ages reconsidered, Attitudes in France from the Eighteenth Century though the Romance Movement, New York – Washington DC – San Francisco, et al., Peter Lang, 1994 (« Studies in the Humanities » 11) et Alicia C. Montoya, Medievalist Enlightenment from Charles Perrault to Jean- Jacques Rousseau, D. S. Brewer, Cambridge, 2013 (« Medievalism » II). 7. Nathan Edelman, Attitudes of Seventeenth-Century France toward the Middle Ages, New York, King’s Crown Press, 1946 ; Lionel Gossman, Medievalism and the Ideologies of the Enlightenment : the World and Work of La Curne de Sainte-Palaye, Baltimora, John Hopkins University Press, 1969. Malgré leur ancienneté, les vœux de Jürgen Voss dans son compte rendu à l’ouvrage de Gossman sont toujours d’actualité : « Lacurne de Sainte-Palaye und die Beschäftigung mit dem Mittelalter im Frankreich der Aufklärung », Francia 1, 1973, p. 699-710, qui appelait un élargissement du champ d’investigation à l’échelle européenne. 8. Outre les nombreuses études disséminées, plusieurs ouvrages collectifs se sont attachés à la question, ici donnés dans l’ordre chronologique : Barbara G. Keller, The Middle Ages reconsidered, op. cit. ; Topiques romanesques : réécritures des romans médiévaux (XVIe-XVIIIe siècles), études réunies par Élisabeth Gaucher et Frank Lestringant, Ateliers 22, 1999 ; De l’usage des vieux romans, éd. Ugo Dionne et Francis Gingras, Études françaises 42/1, 2006 ; La Réception de la littérature en moyen

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français aux XVIe-XVIIe-XVIIIe siècles, Actes du IIIe colloque sur la littérature en moyen français, Milan, 21-23 mai 2003, Milano, Università cattolica del Sacro Cuore di Milano, Analisi linguistica e letteraria 12/1-2, 2004 ; Medievalism and manière gothique in Enlightenment France, op. cit. ; La Fabrique du Moyen Âge au XIXe siècle […], op. cit. ; Le Moyen Âge au miroir du XIXe siècle (1850-1900), ouvrage coordonné par Laura Kendrick, Francine Mora et Martine Reid, Paris, L’Harmattan, 2003, qui met l’accent sur la polymorphie du Moyen Âge au XIXe siècle, d’où la question des Moyen Âges ; Mémoire des chevaliers. Édition, diffusion et réception des romans de chevalerie du XVIIe au XXe siècle, études réunies par Isabelle Diu, Élisabeth Parinet et Françoise Vielliard, Paris, École des Chartes, 2007 (« Études et rencontres de l’École des Chartes » 25) ; Alicia C. Montoya, Medievalist Enlightenment, op. cit. Il est intéressant de constater que la focalisation choisie peut s’appliquer à un siècle ou s’étendre à une plage de temps beaucoup plus vaste, mais qu’aucune n’a la prétention d’embrasser le phénomène de réception par excès, du Moyen Âge à nos jours. Citons enfin Accès aux textes médiévaux […], op. cit. Même s’il n’excède pas les bornes du XVIIIe siècle, il a le mérite d’inviter à reconsidérer le rapport entre réception et sources, celles-ci constituant moins un point de départ qu’un point d’arrivée. La structure du volume suit cependant l’ordre chronologique traditionnel. 9. Isabel DiVanna attire l’attention sur cet aspect commémoratif, recensant, pour le cas de Gaston Paris, le numéro de la Revue des langues romanes paru en 2002, le colloque organisé par Michel Zink en 2003 (« Le Moyen Âge de Gaston Paris »), ainsi que les travaux d’Ursula Bähler, Alain Corbellari, Jacqueline Cerquiglini-Toulet et Philippa Kim. Voir Isabel DiVanna, Reconstructing the Middle Ages : Gaston Paris and the Development of Nineteenth-century Medievalism, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2008, p. xii. Entretemps a paru un volume d’actes élargissant le champ d’étude aux représentants de la romanistique allemande, historiquement et politiquement indissociable de la romanistique française. Françoise Vielliard revient sur l’établissement d’une « légende dorée » de l’histoire de la philologie romane et, pour ce qui regarde le trio Paris-Raynouard-Diez, sur « cette version mythique qui construit l’histoire de la philologie romane à l’aide de trois héros et de deux pays », citant Ursula Bähler. Françoise Vielliard, « “La docte Allemagne” ou le regard de l’École des chartes sur la philologie romane en Allemagne avant 1870 », Bartsch, Foerster & Cie. La première romanistique allemande et son influence en Europe, éd. Richard Trachsler, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 145-178 (p. 146 pour la citation). C’est encore l’approche biographique qui est adoptée lorsque le spectre s’élargit aux domaines allemand – en atteste cette dernière publication – et suisse : Portraits de médiévistes suisses (1850-2000). Une profession au fil du temps, études réunies par U. Bähler et R. Trachsler, avec la collaboration de Larissa Birrer, Genève, Droz, 2009. Voir aussi, pour le domaine français, l’étude de Charles Ridoux, Évolution des études médiévales en France de 1860 à 1914, Paris, Champion, 2001 (« Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » 56). 10. « Sur les traces de Joseph Bédier », tenu les 22 et 23 mai 2014 à la fondation Singer-Polignac, à Paris. Organisé par Alain Corbellari, ce colloque réunissait des spécialistes déjà convoqués lors du colloque « Gaston Paris ». Voir Corbellari, « Pourquoi mettre la philologie en biographies ? », Érudition et Fiction, dir. Éric Méchoulan, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 129-138. Léon Gautier n’a toutefois pas attendu une telle distance pour écrire ces biographies de critiques et historiens ; seulement la mort, pour certains, comme Michelet : Portraits du XIXe siècle, 4 tomes, Paris, Sanard et Derangeon / A. Taffin-Lefort, 1894-1895, t. II. 11. Outre l’étude citée supra de Françoise Vielliard pour l’École des chartes, voir la publication des leçons inaugurales prononcées par les grands noms à avoir fréquenté le Collège de France : Moyen Âge et Renaissance au Collège de France. Leçons inaugurales, éd. Pierre Toubert et Michel Zink, avec la collaboration d’Odile Bombarde, Paris, Fayard, 2009. La présentation sous l’angle biographique se justifie pleinement compte tenu de l’aspect individuel de ces communications.

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12. Charles Ridoux a proposé une synthèse empreinte de cette conception cyclique et articulée autour des deux axes biographiques et institutionnels : Évolution des études médiévales en France de 1860 à 1914, Paris, Champion, 2001. 13. John Clapp, « An Eighteenth-Century Attempt at a Critical View of the Novel : the Bibliothèque universelle des romans », Publications of the Modern Language Association 25, 1910, p. 60-96 ; Roger Poirier, La « Bibliothèque universelle des romans » : rédacteurs, textes, publics, Genève, Droz, 1969 (Histoire des idées et critique littéraire 158) ; Angus Martin, La Bibliothèque universelle des romans (1775-1789) : présentation, table analytique et index, Oxford, Voltaire Foundation, 1985 (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century [aujourd’hui SVEC] 231). On lira également la notice substantielle et régulièrement mise à jour du Dictionnaire des journaux (1600-1789), dir. Jean Sgard, dans l’édition électronique (http://dictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/). Voir en dernier lieu l’étude de Fabio Marinai, « La Bibliothèque universelle des romans (1775-1789). Genesi e sviluppo di un’idea », Rivista di Letterature moderne e comparate 68, 2015, p. 1-32, dont nous n’avons malheureusement pas pu faire usage dans le présent travail pour l’avoir découverte tardivement – merci à Madame Colombo de nous l’avoir indiquée –, mais qui vient nourrir avec profit l’enquête relative aux personnalités qui ont pris part à l’entreprise. Fabio Marinai est également l’auteur d’un addendum consistant sur la diffusion italienne de la BUR, complétant la notice du Dictionnaire des journaux. 14. Dès 1993, Guy Demerson constatait au sein d’un même volume ce phénomène de redites dans son compte rendu à Nouveaux destins des vieux récits. De la Renaissance aux Lumières, Presses de l’École Normale Supérieure, 1992 (« Cahiers V. L. Saulnier », 9), publié dans le Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la Réforme et la Renaissance 36, 1993, p. 106-108. L’ouvrage recensé contient en effet à la suite trois articles regardant de près ou de loin la BUR : Luce Guillerm, « Deux “belles infidèles” : ruptures et continuités. Les Amadis de Gaule d’Herberay des Essars et du comte de Tressan » (p. 91-106) ; Muriel Brot, « Nouveaux lecteurs, nouvelles histoires. Du récit de la Renaissance à sa réécriture dans la Bibliothèque universelle des romans » (p. 107-122) ; Élisabeth Jaugin, « Le marquis de Paulmy au travail : de l’extrait à l’invention romanesque » (p. 123-138). Si la présence de telles études dans un ouvrage traitant de la réception des textes était alors déjà perçue comme une évidence, il est exagéré de dire que leur multiplication suscite aujourd’hui la lassitude, mais c’est un risque à envisager. 15. Roger Middleton, « Le Grand d’Aussy’s Erec et Enide », Nottingham French Studies 25/2, 1986, p. 14-41 ; « Le Grand d’Aussy’s unpublished extraits », Nottingham French Studies 26/1, 1987, p. 19-65 ; « Le Grand d’Aussy and the Bibliothèque universelle des romans », Nottingham French Studies, 27/1, 1988, p. 1-12. 16. Paola Roman, « La letteratura cortese-arturiana ed epico-carolingia nella Bibliothèque universelle des romans (1775-1789) », Annali di Ca’ Foscari : Rivista della Facoltà di Lingue e Letterature Straniere dell’Università di Venezia 29/1-2, 1990, p. 185-220. Roman Paola a consacré par ailleurs une étude, également excellente, aux récritures de textes italiens dans la BUR : « La Bibliothèque universelle des romans. Diffusion de la littérature italienne en France au XVIIIe siècle », Heurs et Malheurs de la littérature italienne en France. Actes du colloque de Caen, 25-26 mars 1994, éd. Mariella Colin, Université de Caen, Centre de recherche en langues romanes, 1995, p. 11-23. 17. L’ouvrage a paru en 2013 sous le titre Médiévisme et Lumières : le Moyen Âge dans la Bibliothèque universelle des romans, dans la même collection qui a vu paraître l’ouvrage d’Angus Martin, à la Voltaire Foundation d’Oxford. 18. Roger Chartier, Culture écrite et Société : l’ordre des livres ( XIVe, XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 1996, chap. 4 : « Bibliothèques sans murs ». 19. Maria Colombo, « Cligés dans la “Bibliothèque universelle des romans”. Étude et édition », Il Confronto Letterario 40, 2003, p. 277-306. 20. Sur Tressan, l’étude de référence demeure celle d’Henri Jacoubet, Le Comte de Tressan et les origines du genre troubadour, Paris, Presses universitaires de France, 1923, qui lui a dédié une autre

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étude : Comment le XVIIIe siècle lisait les romans de chevalerie, Grenoble, Xavier Drevet, 1932. Sur Paulmy, outre l’ouvrage de référence d’Henry Martin, Catalogue des manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal, op. cit. (désormais abrégé en Catalogue), voir les travaux d’Élisabeth Jaugin : Les « Mélanges tirés d’une grande bibliothèque » (1779-1788) : au croisement de l’histoire de l’édition et de l’histoire littéraire, thèse de 3e cycle, Paris-IV Sorbonne, 1987, ANRT, Lille-3, 1990 ; « Le marquis de Paulmy au travail […] », art. cité. Martine Lefèvre et Danielle Muzerelle lui prêtent une attention soutenue depuis une trentaine d’année, soit conjointement : « La bibliothèque du marquis de Paulmy », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques sous l’Ancien Régime. 1530-1789, éd. Claude Jolly, Paris, Promodis, 1988, t. II, p. 302-315, soit indépendamment : Danielle Muzerelle, « Le marquis de Paulmy, ses ambassades, ses idées, ses voyages », Voyages de bibliothèques. Actes du colloque des 25-26 avril 1998 à Roanne, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 1999, p. 183-192. Nous citerons les autres études de ces deux auteurs de manière circonstancielle par la suite. 21. On peut se réjouir de voir bientôt éditée la liste des incunables d’après le catalogue manuscrit, grâce au projet développé au sein de l’Arsenal. Voir Martine Lefèvre, « Les incunables du marquis de Paulmy », Le Berceau du livre imprimé. Autour des incunables, éd. Pierre Aquilon et Thierry Claerr, Turnhout, Brepols, 2010, p. 257-265. L’intérêt pour cette partie inédite des documents de Paulmy est déjà sensible au XIXe siècle chez le conservateur de la bibliothèque Paul- Lacroix (voir chapitre suivant, p. 25), auquel une journée d’études a été dédiée récemment à l’Arsenal : « Paul Lacroix. L’“homme-livre” du XIXe siècle. L’ermitage mondain du bibliophile Jacob à l’Arsenal », Journée d’études BnF / CRISES / PLH, Bibliothèque de l’Arsenal, 20 mars 2015, et : « Paul Lacroix, Le “roman-histoire” du XIXe siècle », Journée d’études CRISES / PLH / RIRRA 21, site Saint-Charles, Montpellier, 29 janvier 2016. 22. Outre les travaux déjà cités, Élisabeth Jaugin a dédié à la collection des Mélanges deux autres études, qui recoupent en substance les informations données dans sa thèse : « La lexicographie comme amusement dans les Mélanges tirés d’une grande bibliothèque », Autour de Féraud : la lexicographie en France de 1762 à 1835. Actes du colloque international organisé par le G.E.H.L.F. les 7, 8 et 9 décembre 1984, Paris, ENS de Jeunes filles, 1986, p. 233-242, et « Les Mélanges tirés d’une grande bibliothèque : une collection injustement méconnue ? », Bulletin du bibliophile, 1991, p. 381-403. Moins connus que la BUR, les Mélanges ne s’invitent que rarement dans les discussions scientifiques. 23. Répondre à l’invitation de Jürgen Voss à renoncer à l’expression artificielle de « Moyen Âge » risquerait de ne rendre notre propos que plus artificiel. Voss, rappelons-le, appelait à une petite révolution méthodologique en rompant avec une terminologie creuse à ses yeux : « […] le chercheur critique renoncera comme un bon styliste à la formule commode et sans signification de “moyen âge” et il essaiera d’exprimer les résultats acquis et résumés par lui d’une façon aussi appropriée que possible. Lenain de Tillemont déjà a montré que c’est faisable. » Jürgen Voss, « Le problème du Moyen Âge dans la pensée historique en France (XVIe-XIXe siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine 24, 1977, p. 321-340.

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INDEX

Parole chiave : medievalismo, medievistica, ricezione, romanzo, romanzo arturiano, romanzo cavalleresco, storia letteraria, storiografia Mots-clés : histoire de la littérature, historiographie, médiévalisme, médiévistique, réception, roman, roman arthurien, roman de chevalerie Thèmes : Bibliothèque bleue, Bibliothèque universelle des romans, Mélanges tirés d’une grande bibliothèque Keywords : arthurian romance, chivalric romance, historiography, literary history, medieval studies, medievalism, novel, reception

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