PRÉSENCE DE L'HISTOIRE

COLLECTION HISTORIQUE Dirigée par ANDRÉ CASTELOT DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR Le mari de la reine (Albert et Victoria). Le dernier amour de Talleyrand (La duchesse de Dino).

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS Charles de Flahaut. Histoire des princes de Monaco. FRANÇOISE DE BERNARDY

LA REINE HORTENSE (1783-1837)

Mon beau-père est une comète dont nous ne sommes que la queue. LA REINE HORTENSE A MME CAMPAN C'est lui qui a fait ma vie. LA REINE HORTENSE A VALÉRIE MASUYER

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN © LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN, 1968 POUR NICOLE ET A LA MÉMOIRE DE GEORGES

PREMIÈRE PARTIE ENFANCE ET JEUNESSE (1783-1801)

I

LA FILLE DE ROSE DE (1783-1795)

L A Martinique 1778. La perle des îles du Vent est heureuse et paisible. Pourtant, le canon tonne sur de proches rivages et l'odeur de la poudre arrive jusqu'à ces îles bénies de Dieu. La France a signé le 6 février un traité d'alliance avec les Insur- gents d'Amérique, déclaré la guerre à l'Angleterre et l'amiral d'Estaing, le 13 avril, a quitté Toulon à la tête d'une escadre. Une atmosphère guerrière peu à peu s'installe tandis que se joue le destin de la future José- phine. Aux Trois-Ilets, petit bourg de quelques maisons, à qui trois îlots surgis à proximité du rivage ont donné son nom, au premier étage de la sucrerie où il habite avec les siens depuis qu'un ouragan a détruit, il y a douze ans, la grande maison de bois à vérandah, Joseph-Gas- pard Tascher de la Pagerie s'apprête à écrire au mar- quis de Beauharnais, l'amant de sa sœur Marie-Euphé- mie. Celle-ci a épousé en 1759 un sieur Renaudin qui se faisait appeler de Renaudin et qui était officier d'ordon- nance de Beauharnais, alors gouverneur des Antilles françaises. Mariage malheureux, sans doute du fait de la légèreté de la femme qui a suivi le gouverneur en France, quand celui-ci a quitté la Martinique deux ans plus tard. Depuis lors, Marie-Euphémie vit avec Beau- harnais et, Mme de Beauharnais étant morte en 1767, élève les jeunes François et Alexandre. Elle est d'ailleurs la marraine de ce dernier, né en 1760 et demeuré à la Martinique jusqu'en 1769, confié aux soins de Mme Tascher de la Pagerie. La plume d'oie court sur le papier. Ce 24 juin 1778, Joseph-Gaspard répond au marquis de Beauharnais qui lui a demandé pour Alexandre la main de sa deuxième fille, Catherine-Désirée. Mariage inespéré qu'explique seule la toute-puissante influence de Marie- Euphémie. Hélas, l'enfant est morte en octobre 1777. Qu'à cela ne tienne, il ne faut pas laisser échapper un si beau parti. Alors le père offre l'aînée, Rose, née en 1763. Elle « est très formée pour son âge... à lui don- ner dix-huit ans ». Son caractère est doux, elle « pince un peu la guitare » et elle a « une jolie voix, une belle peau, de beaux yeux et de beaux bras ». Les Beauharnais sont accommodants, ce qu'ils veu- lent c'est une Tascher de la Pagerie, et Alexandre n'a pas dû conserver grands souvenirs ni préférences quant à ses compagnes de jeu de naguère. L'échange est accep- té. Le 13 décembre 1779, à Noisy-le-Grand, Marie-Joseph- Rose Tascher de la Pagerie épouse Alexandre de Beau- harnais.

Très vite cette union se révèle mal assortie. Pédant qui se veut philosophe, le mari s'ennuie et papillonne, la femme pleure. Un fils, Eugène, naît le 3 septembre 1781 et Alexandre bientôt part pour l'Italie. Il en revient le 25 juillet 1782, s'esquive de nouveau en septembre, vers les Antilles cette fois, sous le vague prétexte de faire aux Anglais une guerre qui s'achève. Il renoue là-bas une ancienne liaison avec Mme de la Touche de Longpré dont il a eu naguère un fils. Déci- dément, il est insensible au charme de Rose, l'ignorante petite créole ; il est aussi libertin, égoïste et brutal. Il veut reprendre une liberté qu'on ne lui dispute guère pourtant, et lorsqu'il apprend la naissance prématurée d'Hortense, le 10 avril 1783, il y voit le prétexte désiré. « Que penser de ce dernier enfant survenu après huit mois et quelques jours de mon retour d'Italie ? Je suis forcé de le prendre, mais j'en jure par le ciel qui m'éclai- re, il est d'un autre, c'est un sang étranger qui coule dans ses veines ! Il ignorera toujours ma honte, et, j'en fais encore le serment, il ne s'apercevra jamais, ni dans les soins de son éducation ni dans ceux de son éta- blissement, qu'il doit le jour à un adultère ; mais vous sentez combien je dois éviter un pareil malheur pour l'avenir. Prenez donc vos arrangements : jamais, jamais, je ne me mettrai dans le cas d'être encore abusé, et, comme vous seriez femme à en imposer au public si nous habitions sous le même toit, ayez la bonté de vous rendre au couvent, sitôt ma lettre reçue ; c'est mon der- nier mot et rien dans la nature entière n'est capable de me faire revenir (1)... » Par une suprême délicatesse, Alexandre confie cette diatribe à Mme de Longpré qui regagne la France en l'amantcompagnie l'est du assurément. beau Dillon (2). Le mari se veut trompé, Rose se retire à l'abbaye de Penthemont, le couvent de la bonne société. Elle y apprend le grand monde et l'art de séduire les hommes par sa grâce languide, l'har- monie de ses gestes et le son irrésistible de sa voix. Cependant, le vieux Beauharnais et Mme de Renaudin s'entremettent. Après quelques péripéties, une demande de séparation judiciaire déposée en décembre 1783 par Rose, l'enlèvement d'Eugène par son père en février

(1) Quelque vingt-cinq ans plus tard, formulera contre Hortense un semblable réquisitoire. Il paraît bien que pour la petite Beauharnais comme pour Louis-Napoléon les soupçons aient été injustifiés. (2) Devenue veuve, Mme de Longpré épousera Arthur Dillon; elle en aura une fille, Fanny. 1785, le 5 mars 1785 un arrangement à l'amiable inter- vient. Alexandre reconnaît ses torts, accepte Hortense pour sa fille et s'engage à servir à Rose une pension de 6 000 livres. Eugène sera remis à son père à l'âge de cinq ans. Tandis qu'Alexandre, profitant des amitiés nouées pen- dant la guerre d'Amérique avec « plusieurs sommités de la grande société », va partout à Paris mais se voit refuser les honneurs de la cour, Rose se réfugie à Fontai- nebleau auprès de son beau-père et de sa tante. Elle y suit, elle, les chasses royales, se lie avec les Mont- morin (1), le comte de Crenay, le duc de Lorge, le cheva- lier de Coigny, elle se lie aussi avec le marquis de Caulaincourt et sa femme. L'aîné des enfants de ce ménage, Armand, sera plus tard duc de Vicence et grand écuyer de Napoléon, Mme de Caulaincourt dame d'hon- neur d'Hortense et Auguste, le second fils, premier écuyer de Louis Bonaparte. Le 3 septembre 1786, Eugène est repris par son père et bientôt placé au collège d'Harcourt. Hortense, elle, a d'abord été mise en nourrice à Chelles, chez la mère Rousseau (2), mais elle est maintenant revenue auprès de sa mère et Alexandre, chaque semaine, reçoit des nouvelles de l'enfant. Il s'inquiète de sa santé. Le 20 mai 1787, Joséphine écrit à son père : « Eugène est de- puis quatre mois dans une pension à Paris. Ma lettre ne sera pas bien longue, étant occupée dans ce moment à soigner ma fille dont M. de Beauharnais a désiré l'inocu- lation. J'ai cru ne devoir pas résister, dans cette circons- tance, à la prière qu'il m'a faite. Jusqu'à présent je n'ai qu'à m'en louer, puisque l'enfant est aussi bien qu'on puisse le désirer. Elle fait ma consolation ; elle est charmante par la figure et le caractère... »

(1) En 1792 et 1793, Rose s'efforcera de les sauver. Elle échouera pour le mari, victime de Septembre, réussira pour la femme. (2) Le frère de lait d'Hortense, Vincent Rousseau, deviendra plus tard son homme de confiance et lui restera attaché jusqu'à la fin de sa vie. Il mourra en 1842 à Arenenberg dont Louis-Napoléon l'a fait gardien. En juin 1788, soit pour cacher une grossesse illégi- time. — encore qu'on puisse penser que ce serait le der- nier endroit où aller — soit beaucoup plus probablement pour essayer d'obtenir de son père quelque argent, la vicomtesse de Beauharnais décide de partir pour la Martinique avec sa fille. Arrivée au Havre, logée chez un banquier — un cer- tain M. de Rougemont — par l'entremise d'une amie créole, Mme Hosten, Rose s'impatiente de devoir atten- dre quinze jours le vaisseau d'Etat pour les colonies. Elle décide, « malgré les remontrances de tout le monde », d'embarquer le 2 juillet sur le premier bâti- ment qui mette à la voile, le Sultan. Mauvaise inspi- ration, un coup de vent, au témoignage d'Hortense, pense les faire périr presque dans le port. La traversée est longue. Le 11 août seulement, le Sultan entre dans la rade de Fort-Royal et c'est pour l'enfant de cinq ans la merveilleuse découverte d'un pays enchanté. Exubérance de la nature, parfums pénétrants, douceur d'une vie alanguie au rythme berceur des hamacs et au doux murmure de la rivière Croc-Souris (1). « Une seule circonstance du séjour que nous fîmes à la Martinique est restée dans ma mémoire, écrira plus tard Hortense. Nous étions établies sur l'habitation de ma grand-mère. Un jour, je jouais auprès d'une table sur laquelle ma grand-mère était occupée à compter de l'argent. Je la regardais et, quelquefois, quand une pièce tombait de ses mains, je courais pour la ramasser et la lui rapporter. « Je lui vis faire une douzaine de petites piles de gros sous, qu'elle laissa ensuite sur une chaise, et quitter la chambre en emportant le reste de l'argent. J'ignore encore comment l'idée me vint qu'elle me donnait cet argent pour en disposer, mais je m'en (1) Jamais Hortense n'oubliera la Martinique. En avril 1814, alors que l'Empire vient de s'écrouler, qu'elle refuse d'unir son existence à Flahaut, la reine pensera à partir pour l'île bienheureuse. convainquis tellement que je pris tous ces tas de sous dans ma robe que je relevai pour en faire une poche, et je partis avec ce trésor, sans éprouver le plus petit remords, persuadée comme je l'étais qu'il m'apparte- nait bien légitimement. J'allai trouver un mulâtre, domes- tique de la maison, et je lui dis : « Jean, voici beaucoup d'argent que ma grand-mère m'a donné pour les pauvres noirs. Menez-moi à leurs cabanes pour le leur porter. » Il faisait une chaleur brûlante, car le soleil était dans toute sa force, mais j'étais si contente que je n'aurais pas voulu retarder d'un instant... « Mon trésor épuisé... je revenais triomphante... lors- qu'en rentrant dans la maison, je la vois en émoi. Ma grand-mère cherchait son argent. On ne savait qui accu- ser de sa disparition et les pauvres serviteurs étaient tout tremblants de la crainte d'être soupçonnés... Je m'accusai sur-le-champ à ma grand-mère, mais que cela me coûta... » Cependant la Révolution a éclaté en France et le contrecoup s'en fait sentir à la Martinique. Le 16 juin 1790, blancs et mulâtres en viennent aux mains et des soldats mutinés s'emparent du fort Bourbon. Rose s'ef- fraie, songe à regagner la France. Alexandre, député à l'Assemblée constituante, n'est-il pas en passe d'y deve- nir un homme politique important ?... Elle demande à son oncle Tascher, commandant du port de Fort-Royal, qui après avoir été pris comme otage par les révoltés vient d'être libéré, de lui faire quitter l'île. Un adieu hâtif à ses parents et à sa sœur (1) — qu'elle ne reverra plus (2) — et Rose se rend auprès de Tascher pour guetter le possible embarquement. Le 3 septembre au soir, presque sans bagages, Mme de Beauharnais et sa fille montent à bord de la frégate la Sensible qui lève l'ancre aussitôt sous les boulets des (1) Marie-Françoise, dite Manette, née le 3 septembre 1766. (2) M. de la Pagerie mourra le 6 novembre 1790 ; Manette, malade depuis longtemps, un an plus tard. Mme de la Pagerie s'éteindra seulement le 2 juillet 1807. Demeurée royaliste jusqu au bout, elle refusera de quitter son île pour participer aux fastes impériaux. mutins, puis, après trois jours passés à l'entrée de la rade, met à la voile pour la France. Vingt ans plus tard, après le divorce, l'impératrice Joséphine évoquera devant Georgette Ducrest les souve- venirs de ce voyage, elle nous fera aussi un nouveau por- trait de sa fille, l'enfant gracieuse et simple, qui res- pire la joie de vivre. Comme elle montre ses bijoux à ceux qui l'entourent dans son exil, Joséphine murmure soudain : « N'enviez pas ce luxe... Je vais bien vous surprendre lorsque je vous dirai que j'ai été beaucoup plus contente de recevoir une vieille paire de souliers que tous ces diamants étalés devant vous... une paire de vieux souliers en gros cuir... « Quittant la Martinique avec Hortense, je me trou- vais sur un vaisseau où nous fûmes traitées avec des égards que je n'oublierai jamais. Brouillée avec mon premier mari, j'étais peu riche ; obligée de revenir en France pour mes affaires, mon passage avait absorbé la plus grande partie de mes ressources ; et j'eus beaucoup de peine à faire les emplettes les plus indispensables à notre voyage. Hortense, gentille, gaie, dansant bien la danse des nègres, chantant leurs chansons avec une grande justesse, amusait beaucoup les matelots qui, s'oc- cupant constamment d'elle, étaient sa société favorite... Un vieux contremaître l'affectionnait particulièrement et, dès que ses occupations lui donnaient un moment de repos, il le consacrait à sa petite amie, qui l'aimait à la folie. A force de courir, de danser et de sauter, les petits souliers de ma fille s'usèrent entièrement. Sachant qu'elle n'en avait pas d'autres, craignant que je ne l'empêchasse d'aller sur le pont, si je m'apercevais du désordre de sa chaussure, elle me cacha ce petit acci- dent ; je la vis un jour revenir avec les pieds en sang... « Nous n'étions qu'à moitié chemin ; il fallait en faire beaucoup encore avant de me procurer une nouvelle paire de souliers, et je me désolais d'avance du chagrin que j'allais causer à ma pauvre Hortense... Dans ce moment arrive notre ami le contremaître, il s'informe avec sa brusque franchise de la cause de nos pleurni- cheries. Hortense, en sanglotant, s'empresse de lui dire qu'elle ne pourra plus aller sur le pont, parce qu'elle a déchiré ses souliers, et que je n'en ai pas d'autres à lui donner. « — Bah ! ce n'est que cela ? J'en ai dans mon coffre une vieille paire, je vais l'aller chercher. Vous la couperez, madame, et moi je la coudrai tant bien que mal : pardi ! sur un vaisseau, il faut s'accommoder de tout ; on n'est pas faraud ni ; pourvu qu'on ait le nécessaire, c'est le plus principal ! « Sans nous donner le temps de lui répondre, il alla nous chercher ses vieux souliers, qu'il nous apporta d'un air triomphant... »

Au début de novembre 1790, Rose et sa fille débar- quent à Toulon. La traversée a été mouvementée. A Gibraltar, le pilote s'est trompé, a dirigé la frégate vers la côte d'Afrique où le bâtiment s'est échoué. Matelots, passagers, enfants, tout le monde a dû se mettre à tirer les co rdages. La vicomtesse de Beauharnais gagne aussitôt Fontai- nebleau et Eugène vient retrouver sa mère et sa sœur. Surgit alors entre les deux enfants une profonde inti- mité, naît une indestructible tendresse. Si jeunes pour- tant ils s'appuient déjà l'un sur l'autre et le feront encore davantage dans quelques mois... Après avoir joué un grand rôle comme président de l'Assemblée au moment de la fuite du roi en juin 1791, Alexandre de Beauharnais a été nommé le 25 août adjudant-général et se prépare sans hâte à partir à l'armée. Il insiste pour qu'Eugène retourne à son col- lège. Quant à Hortense, il est probable que si le vieux Beauharnais comme la tante Renaudin, peut-être aussi Alexandre, ont trouvé charmante l'enfant qui revient des îles en sachant si bien les danses nègres, ils ont constaté pourtant que son éducation est singulièrement négligée. Bref, Hortense est placée à l'Abbaye-aux-Bois. « L'ab- besse du couvent, Mme de Chabrillan, était alliée à ma famille... Je n'avais que sept ans ; j'étais la plus jeune des pensionnaires. C'était à qui me gâterait, de l'ab- besse, des religieuses, des élèves. Ma mère, qui ne put jamais voir pleurer ses enfants et qui craignait de me causer un instant de contrariété, m'avait accoutumée à tout ce qui était tendre. Je retrouvais dans le couvent les mêmes dispositions à entretenir cette douce habi- tude. J'entrais donc dans la vie croyant qu'on devait y être aimée... » Rose cependant vient s'installer à Paris en octobre 1791, 43, rue Saint-Dominique (1). Les époux séparés habitent-ils alors sous le même toit ? C'est possible. Il semble qu'Alexandre ait désiré un intérieur où recevoir ses amis politiques. Mme de la Tour du Pin note, au début de 1800, avec une aigreur certaine : « Je rencon- trais M. de Beauharnais tous les jours dans le monde, de 1787 à 1791. Comme il avait également beaucoup vu M. de la Tour du Pin, quand mon mari était aide de camp de M. de Bouillé pendant la guerre d'Amérique, M. de Beauharnais lui dit un jour : « Viens donc me voir, pour que je te présente à ma femme. » M. de la Tour du Pin se rendit une fois chez eux, mais n'y retourna plus ensuite. La société qui se réunissait dans leur salon n'était pas la nôtre... » Une seule chose sûre : Rose fait alors la connaissance des collègues de son mari à l'Assemblée, ces libéraux qui ont adopté avec tant de fougue les idées révolu- tionnaires et qui seront emportés par le flot : La Fayette, Barnave, d'Aiguillon, Montesquiou, Menou, Hé- rault de Séchelles, Lameth, Mathieu de Montmorency. Elle se lie aussi avec Amalia de Hohenzollern-Sigmarin- gen (2) et son frère le prince de Salm-Kyrburg, le (1) A l'emplacement de l'actuel 226 boulevard Saint-Germain. (2) Le fils unique de la princesse épousera en 1808 Antoinette Murat. De ce mariage qui sera heureux descendent tous les princes de Hohenzollern-Sigmaringen, y compris la branche de Roumanie. Dans son testament, la reine Hortense pensera à la princesse Amalia : « Je laisse à la princesse douairière de Hohenzollern- Sigmaringen, qui a toujours été pour moi une mère et une amie, deux colonnes en jaspe qui m'ont été données par le pape Pie VII. » prince de Salm pour qui Rousseau a bâti, en 1782, un merveilleux palais. En avril 1792, Beauharnais rejoint l'armée Rocham- beau et, avec le début de la guerre, les événements se précipitent. C'est le 20 juin, puis le 10 août. Ce matin- là, Rose envoie chercher sa fille, elle la veut auprès d'elle et bientôt Eugène les rejoint. La carrière militaire d'Alexandre continue d'être as- cendante — il est nommé le 7 septembre 1792 maréchal de camp et chef d'état-major de l'armée en formation à Strasbourg — et la vicomtesse se prétend patriote. Pourtant, elle s'inquiète des massacres qui ensanglan- tent la France en septembre. Le prince de Salm et sa sœur décidant de passer en Angleterre, Rose leur confie ses enfants. Les voyageurs s'arrêtent à Saint-Martin, une propriété de Salm près de Saint-Pol en Artois, et Hortense envoie aussitôt à sa mère de leurs nouvelles. «Ta lettre m'a fait bien plaisir, ma chère Hortense ; je suis sensible aux regrets que tu témoignes d'être éloignée de ta maman. » Déjà se marque chez les enfants Beau- harnais cette tendresse chaude et dévouée pour la mère égoïste et frivole qu'ils adorent avec aveuglement, un désir profond de la protéger... Mais Alexandre n'entend pas que ses enfants émi- grent. Un courrier les rattrape à Saint-Pol. Son père réclame Eugène qu'il gardera d'abord à son camp — c'est peut-être là que naît la vocation militaire du prince Eugène — qu'il fait ensuite entrer au collège de Stras- bourg. Hortense, elle, revient rue Saint-Dominique, rame- née par Salm et sa sœur qui renoncent alors à émigrer. Les couvents sont fermés, les religieuses dispersées. Mlle Marie de Lannoy devient la gouvernante d'Hor- tense : « Bien née, bien élevée et douée de quelques talents, ses leçons m'eussent été profitables si le goût de la politique ne l'eût absorbée tout entière. » Tandis que meurt le roi, que s'organise la Terreur, la vie reste assez douce rue Saint-Dominique où Mme Hos- ten s'installe avec sa fille Désirée âgée de treize ans. On y donne la comédie de salon. Désirée, Hortense et Emilie de Beauharnais — la fille de François, le frère aîné d'Alexandre, parti, lui, à l'armée des Princes — constituent une troupe enfantine qui joue les Proverbes. Un parent des Hosten assiste à la représentation. Toute sa vie, il conservera le souvenir de la voix musicale d'Hortense, « du maintien simple, de l'ensemble distin- gué de sa petite personne ».

A dix ans, Hortense n'est pas jolie. Elle a déjà un nez trop long, une bouche aux lèvres trop fortes. Ses yeux bleu-violet sont grands, facilement mélancoliques. Sa vraie parure, c'est son teint éclatant, ses admirables cheveux blond cendré qui forment de grosses boucles et amenuisent le visage aux pommettes trop hautes, au menton trop aigu. Surtout, elle a du charme, ce don inexplicable que possèdent parfois les femmes laides et qui parfois échappe aux plus sculpturales beautés. Char- me venu des îles ; charme des gestes harmonieux ; charme surtout de la voix héritée de sa mère (1) et qui fait de leurs moindres mots un enchantement. Du point de vue caractère, l'enfant est généreuse et tendre, toute dévouée à ceux qu'elle aime, sensible, im- pressionnable. Douce et un peu faible, elle ne ment pas, mais elle se tait. La Martinique lui a légué un fond d'indolence créole et lorsque la réalité lui paraît déplai- sante, elle ne l'affronte pas, se réfugie dans les rêves ou dans un entêtement stérile et morose. « Hortense, tu es une douce entêtée », dira souvent Eugène. Les songe- ries d'Hortense l'entraînent à des distractions qui sont peut-être d'inconscients alibis et paraîtront plus tard des négligences. La courte existence d'Hortense a déjà été étrangement bousculée. Chelles chez la mère Rousseau ; Fontaine- bleau avec un père absent ; la Martinique et les diffi- ciles traversées ; la France bouillonnante d'émeutes, et toujours, sous-jacent, ce climat d'inquiétudes financiè- (1) Constant écrira dans ses Mémoires qu'on faisait halte pour le plaisir d'écouter Joséphine. res d'une Rose qui dépense sans compter et fait si aisé- ment des dettes. Comment tout cela ne marquerait-il pas la petite fille ? Ne la rendrait-il pas à la fois souple et lointaine ? L'apprentissage de la vie pour elle est rude et son chemin peu protégé. Généralement sérieuse pour son âge et d'une précoce raison, il y a néanmoins chez elle un fond de gaieté qui éclate en brusques et insurmontables fous rires (une gaieté de pensionnaire, dira Mme de Rémusat), un plai- sir de vivre qui ne demanderait qu'à s'épanouir dans un cadre approprié, à la chaleur d'une affection bienveil- lante.

Rose passe l'été 1793 à Croissy avec Mme Hosten qui y marie sa fille le 31 août avec un M. de Croiseuil. Les Vergennes, neveux du ministre, y sont aussi. Toujours serviable, la vicomtesse a été « plus d'une fois utile à mon père (1), auprès de Barère et de Tallien, écrit Claire de Vergennes, devenue Mme de Rémusat, et ce fut ce qui mit ma mère en relations avec elle... Ce voisinage de campagne amena quelque intimité. Je me souviens encore que la jeune Hortense, moins âgée que moi de trois ou quatre ans, venait me rendre visite dans ma chambre et, s'amusant à faire l'inventaire de quelques petits bijoux que je possédais, me témoignait souvent que toute son ambition pour l'avenir se borne- rait à être maîtresse d'un pareil trésor... » Rose habite dans la grande rue du village, à deux pas de la Seine, une jolie maison entourée de verdure. Le 24 septembre, Eugène y rejoint sa mère et sa sœur. Alexandre, en disgrâce depuis la chute de Mayence, a donné le 21 août sa démission et il est parti en Blaisois, à La Ferté-Aurain (aujourd'hui Ferté-Beauharnais), se faire oublier. Le 16 octobre — le jour où la reine est guillotinée — la commune de Croissy inscrit parmi les habitants armés : « Eugène Beauharnais, âgé de 12 ans, un fusil et un sabre »... (1) Il sera pourtant guillotiné en 1793. Cependant le 2 mars 1794 (12 ventôse), le comité de Sûreté générale signe le mandat d'arrêt de Beauharnais. Ramené à Paris, d'abord écroué au Luxembourg, le 14 mars Alexandre est incarcéré aux Carmes. Cinq semaines plus tard, le 21 avril (2 floréal), Rose, peut- être rendue suspecte par ses démarches en faveur de son mari et dénoncée par une lettre anonyme comme ayant « beaucoup d'intelligences dans les bureaux des minis- tres », est arrêtée rue Saint-Dominique un matin. Em- menée sans avoir le temps d'embrasser ses enfants, elle retrouve Alexandre dans la sinistre prison, l'ancien couvent où, en septembre 1792, tant de prêtres ont été massacrés. Mlle de Lannoy a été nommée gardienne des scellés apposés rue Saint-Dominique ; auprès d'elle la vie des enfants Beauharnais s'écoule à la fois tragique et faci- le (1). Chaque jour, Eugène et Hortense apportent à la prison ce dont leurs parents ont besoin, ils essaient de les voir, mais l'entrée de la prison est le plus souvent interdite, la correspondance même bientôt défendue. Chaque jour aussi, Eugène va travailler chez un menui- sier, Georges Durier, qui habite la maison voisine. Farouche , c'est pourtant un excellent homme qui a recueilli ses deux sœurs religieuses et récompense Eugène de son travail par des images pieuses... Eugène et Hortense vont souvent chez la princesse de Hohenzollern, à l'hôtel de Salm. Le prince a été arrêté sous un vague prétexte et emprisonné aux Car- mes, lui aussi, le 2 avril (13 germinal). La princesse est gardée à vue par un gendarme. Pourtant là encore la vie matérielle reste aisée. Les enfants Beauharnais jouent avec le petit Salm et un jeune Anglais de leurs amis. De loin, ils aperçoivent la (alors place de la Révolution) et s'ils distinguent un rassemblement, ils frissonnent et, quittant les grandes (1) La reine Hortense note dans ses Mémoires qu'un banquier de Dunkerque, Emmery, envoie chaque mois une somme fixe que, par Londres, il tire sur la Martinique. En mars 1821, à Sainte-Hélène, Napoléon parlera lui aussi d'Emmery et de ses versements à José- phine. terrasses qui descendent jusqu'à la Seine, ils rentrent dans l'admirable demeure, cette demeure où le général de Flahaut achèvera sa vie au matin de Sedan, alors que le fils d'Hortense, brisé, vaincu, marche vers la captivité. A la fin de floréal (mai), Eugène et Hortense présen- tent une requête au comité de Sûreté générale pour obtenir la libération de leur mère, mais la Terreur réclame toujours des victimes et les prisons ne s'ouvrent pas. Un instant cependant la France respire, c'est la fête de l'Etre suprême (20 prairial — 8 juin), Robes- pierre va-t-il incliner vers la clémence ? « Ce jour-là, écrit Hortense, pour me mener à la fête, on me para d'une robe de linon blanc, d'une grande ceinture bleue, et on laissa tomber mes cheveux bouclés sur mes épau- les. La femme de chambre de ma mère me disait en m'habillant : « Il faut vous faire belle aujourd'hui, car nous allons peut-être entendre dire que votre père et votre mère ont été délivrés de prison et vous pourrez aller les embrasser. » A cette douce idée, je sautais de joie. « Lorsque nous fûmes arrivés aux Tuileries, nous vîmes tous les députés de la Convention descendre un grand escalier de bois, construit auprès de la grande salle du milieu, dans le jardin, tous en habits habillés, tête noire. Un seul marchait en avant et se distinguait des autres par sa coiffure poudrée... » Espérance vaine. La sanglante faux fauche toujours et, à mesure que les jours passent, l'ombre de la guillo- tine s'approche des prisonniers des Carmes, de ce ménage Beauharnais qui s'est retrouvé avec amitié mal- gré leurs amours étrangères. Alexandre n'est-il pas la proie d'une passion délirante pour Delphine de Custine dont le jeune mari vient d'être exécuté ? Rose n'est-elle pas tombée très vite dans les bras robustes de Hoche (1) ? Les enfants, eux, mènent toujours leur vie inquiète et paisible. (1) L'idylle s'est nouée rapidement en effet puisque Hoche est transféré le 27 floréal à la Conciergerie, transfert qui lui sauve la vie. Il échappe ainsi à la prétendue conspiration des prisons. Au début de juillet, un grand banquet patriotique est ordonné à Paris. Mme Hosten, sa fille et son gendre Croiseuil ont été arrêtés à Croissy le 22 avril (3 floréal), mais Eugène, Hortense, Mlle de Lannoy, les domes- tiques : le valet et la femme de chambre, le ménage des portiers, s'installent à la table placée au milieu de la rue. Mis en gaieté, les enfants demandent ensuite à se promener dans les autres quartiers. « Dans les rues les plus pauvres, le peuple avait mieux conservé son humeur enjouée et toute expressive. Au moment où nous passions, un savetier, dans la toilette la plus négligée de ses jours ordinaires, se lève de table, s'approche tout riant de notre gouvernante et l'embrasse... » Fureur de celle-ci, joie des enfants, car la pauvre Mlle de Lan- noy est fort laide. Quelques jours plus tard, une femme inconnue se présente rue Saint-Dominique, venant au nom de Rose. Elle conduit Eugène et Hortense « rue de Sèvres » et les fait monter dans une maison au fond du jardin (1), leur recommandant le plus profond silence. « En face était un grand bâtiment, dont une fenêtre s'ouvrit. Mon père et ma mère y parurent. Pleine de surprise et d'émo- tion, je jetai un cri ; j'étendis les bras vers mes parents ; ils me firent signe de me taire, mais une sentinelle, placée au bas du mur, nous avait entendus et appelait. L'inconnue nous emmena promptement. « Nous sûmes, depuis, que la fenêtre de la prison avait été murée impitoyablement (2). Ce fut la dernière fois que je vis mon père. Peu de jours après il n'existait plus. » Impliqué dans la conspiration des prisons, Alexandre de Beauharnais est guillotiné le 5 thermidor (23 juil- let), place de la Nation (alors du Trône renversé), avec

(1) Ce n'est évidemment pas la rue de Sèvres. Jean Hanoteau a conclu, d'après le plan de Paris par Verniquet, qu'il s'agit d'un des petits bâtiments symétriques qui se trouvaient dans le jardin des Filles du Saint-Sacrement, dont l'entrée se trouvait rue Cassette. (2) « Les fenêtres sont bouchées aux trois quarts », notera un témoin, Coittant. le prince de Salm et quarante-trois autres condamnés. La veille, au moment d'aller au Tribunal révolution- naire, Alexandre a écrit une lettre d'adieu à sa femme et à ses enfants : « Toutes les apparences de l'espèce d'interrogatoire qu'on a fait subir aujourd'hui à un grand nombre de détenus sont que je suis la victime de scélérates calomnies de plusieurs aristocrates soi-disant patriotes de cette maison. La présomption que cette infernale machination me suivra jusqu'au Tribunal révo- lutionnaire ne me laisse aucun espoir de te revoir, mon amie, ni d'embrasser mes chers enfants... « Je mourrai... avec ce courage qui caractérise un homme libre, une conscience pure et une âme honnête dont les vœux les plus ardents sont la prospérité de la République. « Adieu, mon amie. Console-toi par nos enfants, con- sole-toi en les éclairant et surtout en leur apprenant que c'est à force de vertus et de civisme qu'ils doivent effacer le souvenir de mon supplice et rappeler mes ser- vices et mes titres à la reconnaissance nationale. Adieu : tu sais ceux que j'aime, sois leur consolateur et prolonge par tes soins ma vie dans leur cœur. Adieu, je te presse, ainsi que mes chers enfants, pour la dernière fois de ma vie contre mon sein. » Disparaît ainsi de la vie d'Hortense un père indiffé- rent auquel elle gardera pourtant un tendre souvenir, à qui elle pensera avec une constante fierté et qu'elle opposera longtemps, avec un aveuglement entêté, au second mari de sa mère, cette Rose qui, dans moins de deux ans, sera Joséphine et la citoyenne Bonaparte.

Oubliée aux Carmes par hasard ou à la suite d'ami- cales interventions, Joséphine est libérée par le 9 ther- midor et la chute de Robespierre. Le 6 août (19 ther- midor), elle sort de prison grâce à Tallien, peut-être aussi à Barère et à Réal. Elle s'installe à Fontainebleau auprès de son beau-père et s'occupe à ramasser les débris de sa fortune (1). Hoche, libéré de la Conciergerie deux jours avant elle, est bientôt parti pour Cherbourg et l'armée de l'Ouest. Pendant presque une année, il se partage entre sa femme et sa maîtresse, allant de l'une à l'autre en une curieuse valse hésitation, jusqu'au jour où la venue d'un enfant le fixera définitivement à son foyer. Joséphine a d'ailleurs, à ce moment-là, trouvé un plus riche protecteur. Envoyé par le Var à la Convention, le vicomte Paul de Barras a hurlé avec les loups, siégé à la Montagne, voté la mort du roi et repris Toulon aux Anglais grâce à un jeune artilleur du nom de Bonaparte. Barras s'est ensuite rapproché de Tallien et des modérés à la veille de Thermidor. Ayant ce jour-là pris la tête des batail- lons fidèles à la Convention, cet homme d'action qui se souvient d'avoir été un homme d'épée, a conduit ses troupes place de Grève et arrêté Robespierre. Depuis lors, Barras est l'un des plus puissants des Thermi- doriens. Roué de quarante ans, il aime le plaisir d'abord, les femmes ensuite, et celles-ci d'un amour léger, volage et peu jaloux. Joséphine et lui sont faits pour s'entendre. Pourtant, celle-ci a quelque peine à attirer le Conven- tionnel dans ses filets. Barras se laisse enfin conquérir et il semble bien, comme le pense Jacques Vivent, que la liaison du Thermidorien et de Joséphine commence au printemps 1795. Le 25 février, le comité de Sûreté générale fait lever les scellés que gardait Mlle de Lannoy, et Joséphine retrouve « ses linges, hardes, meubles, bijoux et effets ». A la fin de juin, un arrêté lui octroie une voiture et des chevaux en échange des équipages que son mari a abandonnés à l'armée du Rhin. Le 17 août, elle loue, pour dix mille livres, l'hôtel de Julie Talma, rue Chan- tereine. Joséphine a donc maintenant des ressources et on peut croire que Barras n'y est pas étranger. Deux

(1) Durant quelques mois, les difficultés financières de Joséphine sont cruelles. Elle demande de l'argent à sa mère, en emprunte à des amis, s'essaie à de petits commerces. jours plus tard enfin, le 19 août 1795, les enfants Beau- harnais, dont Joséphine a été nommée tutrice le 16 avril, sont mis en possession de l'héritage de leur père par décision du Bureau du Domaine national, grâce à « ceux qui m'ont aidée et protégée », dira Joséphine à Hortense en parlant de Barras, ce Barras qui, chaque semaine, ce même été 1795, vient à Croissy. « Nous avions pour voisine Mme de Beauharnais, écrit dans ses Mémoires le chancelier Pasquier. Sa maison était contiguë à la nôtre. Elle n'y venait que rarement, une fois par semaine, pour y recevoir Barras avec la nombreuse société qu'il traînait à sa suite. Dès le ma- tin, nous voyions arriver des paniers à provisions, puis des gendarmes à cheval commençaient à circuler sur la route de Nanterre à Croissy car le jeune Directeur [Pasquier commet une erreur de plume, Barras ne l'est pas encore] arrivait le plus souvent à cheval. « La maison de Mme de Beauharnais avait, comme c'est assez la coutume chez les créoles, une certain luxe d'apparat ; à côté du superflu, les choses les plus néces- saires faisaient défaut. Volailles, gibiers, fruits rares encombraient la cuisine (nous étions alors à l'époque de la plus grande disette) et, en même temps, on manquait de casseroles, de verres, d'assiettes qu'on venait em- prunter à notre chétif ménage. » Hortense grandissante gêne peut-être une mère lancée dans la folle vie que caractérisera bientôt le Directoire avec ses Merveilleuses et ses Incroyables. L'éducation de l'enfant demeure d'ailleurs fort incomplète, comme celle d'Eugène qui, depuis bientôt un an, joue au petit soldat auprès de Hoche. Bref, en fructidor an III (18 août-16 septembre 1795), l'un et l'autre sont expédiés à Saint-Germain et entrent, Eugène au Collège irlan- dais que dirige un certain Mac Dermott, Hortense à l'Institution nationale de Saint-Germain qu'a fondée un an plus tôt une femme que Joséphine connaît bien : Mme Campan. II

CHEZ MADAME CAMP AN

(1795-1798)

N ÉE en 1752, Henriette Genet, d'abord lectrice de Mesdames Victoire et Sophie, puis première femme de chambre de Marie-Antoinette, a épousé à la fin de l'Ancien Régime François Campan, lui-même au service du comte d'Artois. De cette union qui aurait été heureuse, si le mari n'avait été « volage, dissipateur et entièrement opposé au lien conjugal » (1), un seul fils est né, Henri, de santé fragile. La sœur de Mme Campan, Mme Auguié, elle aussi au service de la reine, a fait preuve d'un courage héroïque lors des journées d'octobre et encore le 10 août. Réfu- giée avec sa sœur dans la vallée de Chevreuse, au châ- teau de Coubertin, inculpée, menacée d'arrestation, elle s'est cachée de longs mois à Paris. Peu à peu sa raison s'est dérangée et le 8 thermidor, effrayée par un bruit de pas, persuadée qu'on venait l'arrêter, elle s'est jetée par la fenêtre. Elle laissait trois filles, Antoinette, Aglaé

(1) C'est ce qu'écrit Mme Campan à Hortense en 1800... dite Eglé et Adèle (1), que Mme Campan a recueillies. A la chute de Robespierre, Mme Campan a quarante- deux ans. Simple et soignée dans sa mise, toujours vêtue de noir — peut-être porte-t-elle ainsi le deuil de la reine et de la monarchie — c'est une femme dont la distinc- tion et la politesse séduisent. La voix douce, elle parle posément, en s'écoutant un peu... La physionomie de Mme Campan respire la bonté mais aussi l'énergie et le caractère. En cette fin de juillet 1794, elle dresse son bilan. Pour toute fortune, un assignat de cinq cents livres, et il lui faut faire vivre les siens : mère septuagénaire, mari malade, fils délicat. Un monde est en train de naître sur une base plus large, « une éducation appropriée à cette situation sociale doit guider dans une voie meilleure les femmes destinées à jouer un rôle dans ce nouvel ordre... » Il faut « former les mœurs, développer les forces physi- ques, cultiver l'esprit, polir les manières et ajouter à l'ancienne éducation l'amour réfléchi de la patrie... » Sa décision prise, Mme Campan ne perd pas de temps. Elle écrit les prospectus à la main et, un mois après Thermidor, ouvre son pensionnat rue de Poissy, à Saint-Germain. Pour que nul ne se trompe sur ses intentions, elle s'adjoint une religieuse de l'Enfant Jésus, Mme de la Gouttaye, et prévoit une chapelle (2). S'il lui faut bientôt fermer celle-ci sur ordre gouvernemental, en revanche son succès s'affirme très vite et, moins d'un an plus tard, le 1 juillet 1795, l'Institution nationale de Saint-Germain, qui compte plus de cinquante élèves, s'agrandit et s'installe dans l'hôtel de Rohan, rue de l'Unité, naguère rue des Ursulines (3). Située à l'extré- (1) Antoinette sera en premières noces Mme Gamot; elle épousera ensuite le comte de la Ville. Eglé deviendra la femme de Ney, Adèle, celle du général de Broc. (2) Hortense fera sa première communion quelques mois après son arrivée à Saint-Germain, en même temps qu'Eugène, raconte-t- elle dans ses Mémoires, et en même temps, semble-t-il, que les nièces de Mme Campan. (3) La maison appartient à Mme de Bonenfant qui la loue pour deux mille livres à Mme Campan le 6 prairial an III (25 mai 1795). mité de Saint-Germain, presque à la campagne, cette demeure a grand air avec la grille imposante qui ouvre sur une vaste cour ; les bâtiments sont spacieux et un immense jardin les entoure.

Installée dans la même chambre que les nièces de Mme Campan, les Auguié et leur cousine Pannelier qui deviendra la baronne Lambert, Hortense trouve à Saint- Germain de la douceur et de l'affection. Comme une fleur au soleil, elle s'épanouit, est heureuse de plaire et se fait tendrement aimer. En 1822, alors que le « cercle d'événements extraordi- naires est terminé », qu'Hortense séparée de Louis, sépa- rée de son fils aîné, séparée de Flahaut, partage son exil entre la Bavière et la Suisse, Mme Campan viendra visi- ter la reine et elle écrira dans son Journal : « J'ai retrouvé en elle la femme que promettait la plus charmante pe- tite fille de douze ans que j'ai eu à diriger dans un temps... où je la chérissais sans qu'aucune probabilité pût faire présumer de si hautes et si funestes destinées. » La baronne Lambert, dans ses souvenirs, trace le por- trait d'Hortense à son arrivée à Saint-Germain : « Elle n'était pas ce qu'on appelle une beauté, mais il était impossible d'avoir plus de grâce, d'être mieux faite, une peau d'une blancheur admirable, fraîche comme toutes les roses du printemps, des yeux charmants, une forêt de cheveux d'un blond adorable... Beaucoup étaient plus belles qu'elle, nulle ne plaisait autant... » Et Mme Lam- bert ajoute : « Mme de Beauharnais connaissait à peine à cette époque le général Bonaparte, sa position ne la mettait nullement en évidence ; on ne peut donc pas dire que c'était pour lui faire sa cour et par flatterie qu'Hortense devînt en peu de temps l'idole de la pen- sion : professeurs, maîtresses, pensionnaires, femmes de service, c'était à qui l'aimerait le mieux et, loin de se prévaloir de ce succès général, elle n'en était que plus gracieuse et plus aimable. » De son côté, Hortense, dans ses Mémoires, parlera avec une chaude affection de Mme Campan en qui elle a trouvé « la bonté, la tendresse éclairée d'une mère, en- core plus occupée de former nos cœurs que de cultiver nos talents ». Elle parlera aussi avec nostalgie de Saint- Germain, « seul temps heureux de ma vie »...

Une fois encore, des remous secouent Paris. Ranimées depuis Thermidor, les sections royalistes Lepelletier et du Théâtre-Français ont résolu de se lancer, le 13 ven- démiaire (5 octobre), à l'assaut de la Convention à la veille de se séparer. Déçue par Menou qui n'a pas dis- persé les rassemblements le 12, l'Assemblée, dans la nuit du 12 au 13, fait une fois de plus appel à Barras pour la défendre. C'est une affaire de canons, et le futur Directeur confie le commandement au jeune artilleur de Toulon, ce Napoléon Bonaparte aujourd'hui général. En disponibilité depuis le 29 fructidor (15 septembre 1795), pour avoir refusé une brigade d'infanterie à l'ar- mée de l'Ouest, celui-ci traîne à Paris, la figure hâve et l'uniforme rapé. Grâce aux quarante canons que Murat enlève le ma- tin au camp des Sablons, sous le nez même des section- naires, Bonaparte, en fin d'après-midi, écrase les roya- listes sur les marches de l'église Saint-Roch. Les comi- tés du gouvernement ordonnent alors que les sections révoltées soient désarmées. L'arrêté paraît au Moniteur du 22 vendémiaire. Joséphine a pour ses enfants la tendresse légère qu'on porte à des animaux domestiques. Elle aime à les avoir auprès d'elle, à se chauffer à la flamme de leur confiante affection — à condition qu'ils ne la gênent pas. Mère si frivole, elle n'a guère souci non plus d'interrompre des études déjà trop bousculées. Bref, elle fait souvent venir à Paris soit Eugène, soit Hortense. Apprenant le décret sur le désarmement des sections, Eugène s'en inquiète. « Je ne pus me faire à l'idée de me séparer du sabre que mon père avait porté et qu'il avait illustré par d'honorables et éclatants services. Je conçus l'espoir d'obtenir la permission de pouvoir gar- der ce sabre et je fis des démarches en conséquence auprès du général Bonaparte (1). L'entrevue qu'il m'ac- corda fut d'autant plus touchante qu'elle réveilla en moi le souvenir de la perte encore récente que j'avais faite. Ma sensibilité et quelques réponses heureuses que je fis au général lui firent naître le désir de connaître l'intérieur de ma famille, et il vint lui-même le lendemain me porter l'autorisation que j'avais si vive- ment désirée. Ma mère l'en remercia avec grâce et sen- sibilité. Il demanda la permission de revenir nous voir et parut se plaire de plus en plus dans la société de ma mère (2). » Après le fils, la fille. Le 21 janvier 1796, Joséphine emmène Hortense au Luxembourg dîner chez Barras devenu Directeur. « La société réunie par Barras était fort nombreuse. Tallien et sa femme étaient les seules personnes que j'y connus- se. A table, je me trouvai placée entre ma mère et un général qui, pour lui parler, s'avançait toujours avec tant de vivacité et de persévérance qu'il me fatiguait et me forçait de me reculer. Je considérai ainsi, malgré moi, sa figure qui était belle, fort extraordinaire, mais d'une pâleur remarquable. Il parlait avec feu et parais- sait uniquement occupé de ma mère. C'était le général Bonaparte. » (1) Au lendemain de Vendémiaire, Barras est nommé comman- dant en chef de l'armée de l'Intérieur. Il prend Bonaparte comme second et quelques jours plus tard lui cède la première place. (2) Voici le récit de Napoléon à Gourgaud : « Après le 13 vendé- miaire, un matin, Le Marois m'avertit que le fils de Mme de Beau- harnais, dont le mari avait été guillotiné après avoir été général, se trouvait dans mon antichambre, désirant me parler et que c'était un joli enfant. Je le fis entrer ; il me dit que sa mère conservait l'épée de son père, qu'on venait de désarmer les sections, qu'on avait pris cette arme et il me priait de la lui faire restituer. J'accueil- lis sa demande et envoyai Le Marois avec lui à la section pour cela. Le lendemain, Mme de Beauharnais vint s'inscrire chez moi ; quel- ques jours après, elle revint encore. Alors j'envoyai Le Marois lui faire une visite. Il fut très bien reçu. Il me rapporta que c'était une belle femme, aimable, ayant un hôtel, j'y fis porter ma carte. Peu après elle m'invita à dîner... » Le mariage décidé, Joséphine hésite à l'annoncer à des enfants qu'elle devine réticents. Eugène écrira dans ses Mémoires : « Nous apprîmes à la fois le mariage de notre mère avec le général Bonaparte, la nomination de celui-ci au commandement de l'armée d'Italie et le dé- part imminent de notre mère pour suivre son mari. » Quant à Hortense, prévenue par Mme Campan (1), elle confie à ses amies Auguié et Pannelier qu' « elle avait bien du chagrin, parce que sa mère allait épouser le général Bonaparte, qu'il lui faisait peur et qu'elle crai- gnait qu'il ne fût sévère pour elle et pour Eugène (2) ». Cette crainte de Napoléon, Hortense, à l'étonnement un peu attristé de celui-ci, la conservera pendant des an- nées.

Le soir du 9 mars 1796, à la mairie du II arrondisse- ment, le commissaire du Directoire, Collin-Lacombe, unit Marie-Joseph-Rose Tascher et Napoléon Bonaparte. Le lendemain, les nouveaux mariés vont à Saint-Germain voir Hortense. La baronne Lambert nous a laissé le récit de cette « inspection » du futur empereur : « Il voulut visiter les classes et nous fit plusieurs questions, mais, soit la terreur qu'Hortense nous avait inspirée à l'avance, soit cet air de supériorité qu'il avait déjà à un si haut degré, ce ne fut qu'en tremblant que nous lui répondîmes. Il eut cependant l'air très satisfait et dit à ma tante : « Il faudra que je vous confie ma petite sœur Caroline, madame Campan, je vous préviens seulement qu'elle ne sait absolument rien, tâchez de me la rendre aussi savante que la chère Hortense. » Et en disant cela,

(1) « Sa mère vint me faire part de son mariage avec un gentil- homme corse, élève de l'Ecole militaire et général. Je fus chargée d'apprendre cette nouvelle à sa fille... » (2) « Hortense ne voulait pas de ce mariage, dira Napoléon à Sainte-Hélène, car on appelait alors les généraux « épelautiers ». Eugène, lui, au contraire, le désirait : il se voyait déjà mon aide de camp. » il lui pinçait légèrement le bout de l'oreille... » Sa gaieté éteinte, l'air lointain, Hortense se tait. Au soir du 11 mars, le général Bonaparte part pour l'Italie et le 20 commence la prodigieuse campagne. Comme l'écrit superbement Chateaubriand, « Napoléon entre en plein dans ses destinées... les événements l'avaient fait, il va faire les événements. » C'est Monte- notte, Millesimo, Mondovi, Cherasco d'abord, puis Lodi, Castiglione, enfin Arcole et Rivoli. « L'aigle ne marche pas, il vole, chargé de banderoles de victoires suspen- dues à son cou et à ses ailes. » Tandis que le monde découvre un nouveau César, à Saint-Germain une petite fille apprend à ne plus bouder un beau-père qui se montre affectueux et bon, elle vit aussi sa plus longue, sa plus fructueuse, sa dernière vraie période scolaire. En avril 1796, Hortense, presque contrainte par Mme Campan, se décide à écrire à Bonaparte une lettre mi-figue mi-raisin que la reine résume ainsi dans ses Mémoires : « La chose qui m'a le plus étonnée, c'est que vous, à qui j'ai entendu dire tant de mal des fem- mes, vous vous soyez décidé à en prendre une. » Ce que la reine n'avoue pas, c'est que déjà coquette et bien fille de Joséphine, Hortense n'a pu résister à demander à ce beau-père si peu aimé des parfums d'Italie (1)... Depuis de longues semaines, Bonaparte attend José- phine. Il devine déjà, sans vouloir se l'avouer, que cette femme qu'il adore n'a pour lui qu'une affection tiède et égoïste — comme celle qu'elle porte à ses enfants d'ailleurs (2) — que peut-être elle lui est infidèle. Pour-

(1) Le 24 avril, Bonaparte annonce à Joséphine : « J'ai reçu une lettre d'Hortense. Elle est tout à fait aimable. Je vais lui écrire. Je l'aime bien et je lui enverrai bientôt les parfums qu'elle veut avoir. » (2) Joséphine ne va pas rejoindre son mari. Elle ne visite pas non plus sa fille. « Ma chère maman, se plaint Hortense, j'ai cru que les victoires du général étaient la cause de ton retardement à me voir. Si c'est cela qui me prive du plaisir de voir ma chère petite maman, je voudrais qu'il n'y en eût pas souvent, car je te verrais un peu moins rarement. » tant le 10 juin, il répond à Hortense une lettre affec- tueuse et d'un ton paternel qui touche chez un homme si jeune (1). Son amour pour Joséphine y éclate aussi en termes étrangement pudiques. « A Mlle Hortense « J'ai reçu votre aimable lettre. Au milieu des hor- reurs de la guerre, il n'est rien de plus charmant que ce qui me rappelle le souvenir d'aimables enfants que j'aime pour eux et parce qu'ils appartiennent à la per- sonne du monde qui m'intéresse le plus. « Vous êtes une méchante et très méchante. Vous voulez me mettre en contradiction. Sachez donc, aima- ble Hortense, que lorsque l'on dit du mal des hommes, l'on s'excepte, lorsque l'on dit du mal des femmes l'on excepte celle dont les charmes et la douce influence ont captivé notre cœur et attaché tous nos sentiments... Et puis, vous le savez bien, votre maman est incomparable sur la terre. Personne ne joint à son inaltérable douceur ce je ne sais quoi qu'elle inspire à tout ce qui l'entoure. Si quelque chose pouvait ajouter au bonheur que j'ai de lui appartenir, c'est les doux devoirs qu'il m'impose à votre égard. J'aurai pour vous les sentiments de père et vous m'aimerez comme votre meilleur ami... Mais je suis fâché contre vous, contre votre bonne maman. Elle m'avait promis de venir me voir et elle ne vient pas. Le temps est long loin de ce que l'on aime... « Une petite part dans votre souvenir. Un baiser à Eugène à qui je dois écrire. Croyez-moi pour la vie « Votre « Bonaparte » « P.S. Vous devez avoir reçu la petite boîte de parfums. Je vous apporterai cent belles choses. » Joséphine prend enfin la route de l'Italie le 24 juin. Avant son départ, elle confie à Mme Campan sa nièce (1) L'écriture est bien entendu illisible, et Hortense attend, sans impatience, le retour de Bourrienne pour savoir ce que lui écrit Bonaparte. Emilie de Beauharnais et lui demande d'accepter pour les deux enfants six cents francs par an au lieu de douze cents. La citoyenne Bonaparte, malgré les affai- res qu'elle traite sans pudeur, continue de faire des dettes et n'a jamais d'argent — sauf pour acheter bi- joux et colifichets. Pendant son absence, les petits Beauharnais ne seront guère riches. Un jour, Hortense, accompagnée d'Eugène et de Jérôme Bonaparte (1), chaperonnée par une sous-maîtresse, Mme Voisin, va passer à Paris un après-midi de congé. Les enfants demandent à aller au théâtre, mais les bourses sont plates et il faut grimper au paradis. Cette même année 1796, lors de la fête de Mme Campan le 6 octobre, Hortense et Eugène ont si peu d'argent qu'ils réussis- sent tout juste, à eux deux, à lui offrir un oranger. La coquette Joséphine ne pense pas non plus, alors qu'elle vit en souveraine en Italie, à faire parvenir à Saint-Germain des tissus pour sa fille (2), et une des compagnes de celle-ci, Rose de Vidal, trouve un jour la petite en larmes : les paquets sont arrivés la veille, il n'y a rien pour elle. Rose avertit ses parents qui, à plusieurs reprises, expédient double mesure. Au même moment, Bonaparte, lui, n'oublie pas ses beaux-enfants, il leur écrit et il confie au duc Serbel- loni pour Hortense « une belle montre à répétition émaillée et entourée de perles fines », pour Eugène une montre en or.

Dans sa retraite à Mantes, sous la Restauration, Mme Campan remarquait : « Je me suis trouvée être l'institutrice d'une nichée de rois (3) et de reines sans (1) Celui-ci a rejoint Eugène au Collège irlandais en germinal an IV (mars-avril 1796). (2) Les parents envoyaient deux ou trois fois par an l'étoffe néces- saire à la confection des robes d'uniforme. (3) Parmi les « rois », sans doute pense-t-elle à Eugène et à Jérôme, le Collège irlandais est une espèce de dépendance mascu- line du pensionnat de la rue des Ursulines. m'en douter ; j'avoue qu'il fut très heureux pour nous tous que nous n'en sussions rien. Leur éducation a été la même que celle des autres élèves. Confondues avec elles, elles sont sorties de chez moi fort instruites (excepté une qui avait beaucoup d'esprit mais à la- quelle je n'ai jamais pu rien apprendre (1)) ; si elles eussent été élevées en reines, on les aurait flattées peut-être au lieu de les instruire ; ignorant leur avenir, elles ont été élevées en femmes distinguées, mais comme devant être un jour de bonnes mères de famille, seul but d'une bonne éducation. » Mme Campan a été une éducatrice attentive pour ces jeunes filles qui vont être jetées tout à coup dans un monde nouveau, haussées à des rangs inattendus, et l'influence de Saint-Germain sera sensible chez la plu- part d'entre elles, qu'il s'agisse d'une grande-duchesse de Bade ou d'une comtesse du Cayla. Nulle n'en est plus marquée qu'Hortense. Son entourage soit de reine soit d'exilée sera toujours composé d'anciennes de la rue des Ursulines (2), et elle n'aura pas de vraies ami- tiés en dehors de celles formées chez Mme Campan. On peut penser sans doute que si elle avait été heu- reuse en ménage, elle n'aurait pas songé avec tant de regret au havre de Saint-Germain ; on peut pen- ser aussi qu'à partir de 1800, emportée dans le tour- billon de la grandeur consulaire puis impériale, il lui est difficile de former des amitiés sincères. Quoi qu'il en soit, l'empreinte de Mme Campan sur Hor- tense est profonde — d'autant plus profonde que celle- ci a pour la fille de Joséphine une préférence absolue, une tendresse vraie et clairvoyante. Il est donc indispensable, si l'on veut bien connaître la future reine de Hollande, de savoir ce qu 'est l 'édu- cation donnée à Saint-Germain.

(1) Caroline Murat. (2) D'anciens aussi. L'abbé Bertrand, maître de la grande classe à Saint-Germain, sera aumônier de la reine de Hollande et la suivra en exil. Il commencera l'éducation de Louis-Napoléon avant qu'arrive Le Bas. Les jeunes filles sont réparties en quatre classes, distinguées par la couleur du chapeau, du fichu et des rubans, verte, aurore, bleue, et nacarat pour les gran- des (1). Mme Campan veut que ses élèves soient, s'il se peut, des femmes honnêtes — et elle s'efforce de leur don- ner une vraie formation religieuse ; des femmes suf- fisamment instruites — et elle leur assure un bagage assez superficiel mais qui comprend pourtant un peu de géographie, d'histoire ancienne (le Directoire inter- dit encore l'histoire de France) et d'histoire naturelle, les quatre règles de calcul, un rudiment de grammaire et un peu d'orthographe ; des bonnes maîtresses de maison — et elle leur fait apprendre la cuisine et leur enseigne certaines recettes ; surtout elle veut qu'el- les soient des femmes qui tiennent leur rang dans le monde, qu'il s'agisse d'un salon ou d'une cour. Aussi la place essentielle à Saint-Germain est-elle donnée aux bonnes manières, aux arts d'agrément et à la conversation. Tout cela est un peu artificiel, un peu pédant, la culture volontaire, presque la forcerie d'une fleur délicate, cet art de vivre que le XVIII siècle a tout naturellement connu et que la brutalité de la Révolution a détruit. Louis XV a été l'homme le mieux élevé du royaume et Mme Campan l'a souvent approché. Elle initie donc ses élèves aux raffinements de Versailles, même à saluer lorsque quelqu'un éternue. « Je me souviens, leur dit-elle en riant, d'avoir trouvé quelque plai- sir aux rhumes de cerveau de Leurs Majestés lorsque le cercle entier saluait leurs éternuements. » Elle exige aussi que les enfants dont elle a la charge mangent avec élégance, elle leur enseigne par une anecdote l'usage du rince-bouche. « Un membre de l'Assemblée des Notables... se plaignait au bout de quinze jours de séjour à la cour, du dérangement de sa santé parce (1) Le même système sera suivi plus tard à Ecouen et à Saint- Denis. que les valets lui présentaient toujours à boire un grand verre d'eau tiède à la fin de ses repas et que cet usage lui avait délabré l'estomac. » Parmi les arts d'agréments, la danse, avec la ma- nière de marcher et de saluer, est le principal. La musique comprend la harpe, le clavecin, le piano, et bien entendu le chant. Le dessin et la peinture ne sont pas oubliés, non plus que la diction. Reste la conver- sation, cet art de société par excellence mais qui, hélas, ne s'apprend guère. « Aujourd'hui, déclare la directrice gravement, on causera avec naturel sur un incendie et sur un naufrage, demain sur une partie de campagne manquée ou sur la rupture d'un mariage... » Le naturel ne vient pas sur commande, et il semble bien que les femmes de la cour impériale aient mieux dansé, chanté ou peint que causé. L'humeur à Saint-Germain est douce. Peu de puni- tions. La plus sérieuse, rarement appliquée, est de man- ger seule à la table de bois (sans nappe). Les récom- penses varient, elles sont, elles aussi, l'expression d'une tendre intimité : thé pris chez la directrice, partie de campagne, déjeuner sur l'herbe, surtout attribution de la rose artificielle portée le dimanche et qui consacre le bon caractère, la douceur et la propreté. Les récréa- tions comportent les jeux habituels, corde, ballon, cer- ceau, raquette, rondes. Il y a enfin, pour les plus gran- des, des petits bals certains jours, où les jeunes gens du Collège irlandais sont invités. Mme Campan n'en- tend pas former des religieuses mais des femmes du monde qui devront plaire — à leurs maris de préfé- rence — aux hommes en tout cas.

Entre le palais Serbelloni à Milan et le château de Mombello où tout le printemps et l'été 1797, tandis que se négocie le traité de Campo-Formio, Bonaparte va tenir sa « cour », Joséphine passe quelques jours à Mantoue. Elle s'ennuie chez les Gonzague, elle pense alors à sa fille et lui écrit : « A la première occasion je t'enverrai un collier charmant d'après l'antique, les boucles d'oreilles pareilles et les bracelets... » Viennent ensuite quelques conseils : « Applique-toi, je t'en prie, au dessin, je t'en apporterai de bien beaux et des plus fameux maîtres... J'espère que madame Campan est bien contente de toi ; regarde-la comme une seconde mère et fais attention à tout ce qu'elle te dira. » Sa tâche maternelle ainsi remplie — par déléga- tion —, Joséphine retourne à ses plaisirs. Songe-t-elle au désarroi d'Hortense lorsque celle-ci, en juin 1797, voit partir Eugène pour l'Italie ? Frédéric Masson a analysé avec pertinence le senti- ment si particulier que Bonaparte éprouve bientôt pour les jeunes Beauharnais. « Nés de la femme qu'il aimait, ces enfants étaient quelque chose d'elle, et à ce titre, ils ne tardèrent pas à prendre place dans son cœur... Peu à peu un autre sentiment se greffe sur le pre- mier : ... il les voit comme des êtres qui lui appartien- nent, sur qui sa tendresse lui donne des droits, envers qui elle lui impose des devoirs. » Tout naturellement, il s'occupe d'abord d'Eugène. Il introduit le jeune homme dans le cercle familial qui s'est formé à Mombello où le clan Bonaparte est rassemblé, il ouvre ensuite à Eugène — qui a seize ans maintenant, l'âge viril pour cette époque précoce — la carrière militaire d'abord, diplomatique aussi s'il s'y montre apte (1). Eugène est nommé sous-lieutenant auxiliaire au 1 régiment de hussards avec ordre de remplir auprès du commandant en chef de l'armée d'Italie les fonctions d'aide de camp. De Milan, le 30 juin, Bonaparte informe le ministre de la Guerre de cette nomination et il ajoute : « Ce jeune citoyen, (1) Le 18 octobre, au lendemain de Campo-Formio, Bonaparte enverra Eugène « porter la nouvelle aux habitants des îles Ionien- nes ». Très vite, se marque ainsi chez Bonaparte le désir que ses aides de camp, un Duroc sous le Consulat, un Louis de Périgord ou un Flahaut sous l'Empire, soient non seulement de brillants soldats, capables de mener une batterie au feu ou de conduire une charge de cavalerie, mais sachant également remplir des missions diplomatiques. Les autres, les balourds, quittent les états-majors et sont renvoyés dans les régiments. intéressant par son âge et par ses talents, est le fils du général Beauharnais, dont la patrie regrettera long- temps la perte. » Délicatesse sans jalousie du second mari à l'égard du premier, souci de préserver le sou- venir exalté que les enfants de Joséphine gardent d'un père qui ne le méritait guère. Tandis qu'Eugène « gamine » à Mombello, que bon danseur, bon chanteur, l'humeur aimable et le rire sur les lèvres, il plaît « sans inspirer de jalousie » aux Bonapartes, à Saint-Germain, Hortense se sent fort abandonnée. « Dans les vacances toutes les mères ve- naient chercher leurs filles. Seule, je semblais n'avoir pas de famille, et, le cœur gros, souvent je m'atten- drissais sur moi... Ma liaison intime avec les nièces de Mme Campan me rendait moins pénible l'éloigne- ment de ma famille, et quelquefois j'allais à Grignon, belle terre à M. Auguié. »

A la fin de novembre 1797, le marquis de Beauhar- nais et sa femme — Renaudin mort le 18 décembre 1795, la vieille liaison a été régularisée le 20 juin 1796 — passent quelques jours à Paris pour essayer d'obtenir le paiement des arrérages d'une rente viagère mis sous séquestre à la suite de l'émigration du fils aîné. Hortense vient attendre chez son grand-père, en compagnie d'Emilie, le retour de Joséphine (1). Le 5 décembre, précédant sa femme qui, cette fois, s'at- tarde en Italie comme elle s'attardait naguère à Paris, Bonaparte débarque rue Chantereine. Aussitôt il veut voir sa petite belle-fille et le marquis de Beauharnais la lui conduit un matin avec Emilie. « Quel change- ment dans notre maison si tranquille autrefois ! Elle (1) Hortense annonce à une de ses amies de Saint-Germain, Caroline d'Hyenville, alors à Coutances : «J'espère qu'avant quinze jours je reverrai maman, car tout le monde dit qu'elle arrive ; tu t'imagines bien mon bonheur quand je l'embrasserai après une si longue absence... » était alors remplie de généraux, d'officiers. Les senti- nelles avaient peine à repousser le peuple et les per- sonnes de la société impatientes et avides de voir le vainqueur de l'Italie. Enfin, malgré la foule, nous pé- nétrâmes jusqu'au général qui était à déjeuner, en- touré d'un nombreux état-major. Il m'accueillit avec toute la tendresse d'un père... », raconte la reine dans ses Mémoires. Ces Mémoires furent écrits au lendemain de la chute de l'Empire, dans la période la plus sombre et la plus difficile de l'exil. Malgré les tristesses de la vie conju- gale, l'amertume du divorce de Napoléon, les errements et les ingratitudes de la duchesse de Saint-Leu, la reine a enfin compris — depuis 1815 semble-t-il et les jours de Malmaison — que Joséphine, Eugène, elle-même, ses fils n'existent que parce qu'ils appartiennent à l'homme prestigieux aujourd'hui disparu par-delà l'ho- rizon, et son évocation de la rue Chantereine se sou- vient de la grandeur de Bonaparte. La jeune Hortense de Beauharnais témoigne de moins de lyrisme lorsqu'elle écrit à la chère Adèle Auguié, sa préférée des trois : « Je n'ai pas été encore voir tes sœurs, mais j'irai demain, pour aujourd'hui je vais dîner chez Bonaparte, il m'a priée ce matin quand j'ai été le voir. Je lui ai demandé pour que ma cousine y soit, mais il m'a répondu que comme il y avait des jeunes gens chez lui, ma cousine était trop grande et que quand maman y serait il se permettrait de l'engager. Juge, ma bonne amie, comme je vais être honteuse toute seule au milieu de tant d'hommes. Ma- man ne doit revenir que dans cinq ou six jours, je l'attends avec bien de l'impatience... Adieu, ne montre pas ma lettre et ne dis à personne chez qui je dîne... » Mme Campan, un peu inquiète que soient déjà inter- rompues les études d'Hortense, est pourtant triom- phante du succès de son élève auprès de son beau-père. « Le général a été si content de sa modestie, de son maintien, de ses talents, qu'il a désiré m'en faire ses remerciements et m'a invitée à dîner ; là, après mille choses honnêtes, il m'a dit que, si madame Bonaparte partageait son vœu, Hortense reviendrait chez moi. Je crois que, d'après ce désir, je puis espérer garder en- core cette aimable enfant qui ne m'a donné que de la satisfaction et me fait infiniment d'honneur (1). »

Le 2 janvier 1798, Joséphine arrive à Paris et Hor- tense vient habiter chez sa mère. Depuis des jours Talleyrand, le ministre des Relations extérieures, pré- pare une fête de cinq cents personnes en l'honneur de Mme Bonaparte dont le retour est sans cesse repoussé. Trois fois déjà, Muller, le fleuriste, a préparé ses ar- bustes. Le 3 janvier, il les ressort pour la quatrième fois... Vers dix heures et demie, Bonaparte fait son entrée avec Joséphine. Le général porte une redingote verte, boutonnée jusqu'au cou, l'habit de l'Institut où il a été reçu la veille. Joséphine a orné ses cheveux d'un dia- dème de camées disent les uns, d'une sorte de calotte de doge disent les autres. Hortense glisse dans le sil- lage du couple qui passe, souverain déjà, au milieu d'une haie d'invités. Mme Campan, cependant, forte de l'appui de Bona- parte, réclame son élève à grands cris et Joséphine se décide à ramener sa fille à Saint-Germain. Pour faire bonne mesure, le général, comme il l'avait annoncé en mars 1796, y dépêche aussi Caroline qui vient d'ar- river d'Italie avec et le cher Eugène. « Je comptais beaucoup me lier avec Caroline Bona- parte, à peu près du même âge que moi et d'un carac- tère que je ne doutais pas devoir convenir au mien. Si l'intimité n'exista pas entre nous, ce fut la faute du général. Il me proposait trop souvent comme modèle (1) A Sainte-Hélène, Napoléon se montrera pourtant sévère pour Saint-Germain : « L'éducation de Mme Campan était mauvaise. L'éducation de l'impératrice Marie-Louise était sage : ne jamais lire de romans, savoir s'occuper et savoir que l'on doit aimer le mari que vos parents vous destinent. » Et un autre jour il dira, toujours à propos de Mme Campan : « Hortense était mal élevée. » à sa sœur, et faisait trop valoir mes faibles talents à ses yeux. Mais ce qui l'affligea surtout, ce fut le projet de la mettre chez Mme Campan. Vainement, je m'ef- forçai de lui persuader que rien n'était plus heureux que la vie occupée de Saint-Germain, que les plaisirs qu'on y goûtait valaient bien ceux de Paris. J'avais de la peine à la convaincre. Caroline connaissait déjà le monde et s'y plaisait. Enfin, malgré ses pleurs, il fallut obéir au général. Je pris beaucoup de soin pour lui rendre supportables les premiers moments de son arrivée. J'expliquais le retard de ses études en le reje- tant sur ses longs voyages. Je faisais valoir ce qu'elle savait (1). Je retouchais ses dessins pour qu'elle pût obtenir un prix. Jamais pourtant je ne gagnai son cœur. » Joséphine avait conservé dans ses papiers le bulletin mensuel d'Hortense du 1 germinal an VI, soit le 21 mars 1798. Quelques mois seulement vont s'écouler avant que la future reine de Hollande ne quitte en fait Saint-Germain. Ce bulletin et ses commentaires peuvent donc être considérés comme le tableau fidèle des fruits de l'éducation de Mme Campan. Ordre, propreté, exactitude : 3 ; lecture et écriture : 9 ; mémoire : ne la cultive pas assez ; calcul (ni note ni observation) ; dictée : 14 ; histoire : (ni note ni observation) ; géographie : 6 ; extrait et composition : peu correcte ; ouvrages à l'aiguille : 3 ; application et soumission : satisfaisantes ; botanique usuelle : (ni no- te ni observation) ; dessin de fleurs : 4 ; figure et pay- sage : 1 ; déclamation : 2 ; chant : bien ; solfège : (ni note ni observation) ; piano : (ni note ni observation) ; harpe : 6 ; danse : première deux fois de suite ; santé : délicate. Suivent des « observations » générales : la citoyen- ne Eugénie (sic) Beauharnais est douée des qualités les plus précieuses : elle est bonne, sensible et toujours

(1) La baronne Lambert (Mlle Pannelier) note : « Lorsqu'elle arriva en pension, elle n'avait aucune instruction ; elle ne savait même pas lire... » prête à obliger ses compagnes ; son humeur est égale. Elle aurait tout ce qu'il faut pour bien faire si elle était un peu moins étourdie... Elle est beaucoup moins gourmande et continue d'avoir pour ses parents toute la tendresse et l'admiration dont ils sont dignes à tant de titres.

Les événements une fois encore s'accélèrent. Au dé- but d'avril 1798, Bonaparte prépare l'expédition d'Egyp- te. Il compte emmener Eugène, puis apprend par Casa- bianca que son frère Louis — celui que jeune officier à Auxonne il a nourri, élevé — trouve jolie et agréable Emilie de Beauharnais. Sous prétexte de rendre visite à Caroline Louis va souvent à Saint-Germain. Bona- parte ne veut pas pour son frère de prédilection de la fille d'un émigré, de la fille aussi d'une femme qui s'est remariée avec un mulâtre du nom de Castaing. Il décide d'emmener Louis en Egypte et s'occupe de marier Emilie. Marmont refuse. Bonaparte, le 9 avril, propose la jeune fille à Lavalette, un autre de ses aides de camp. Surpris, celui-ci hésite : « Causez ce soir avec madame Bonaparte : la mère a donné son consente- ment ; dans huit jours la noce, et je vous donnerai quinze jours de bon temps. » Lavalette obéit et s'entretient avec Joséphine. « De- main, dit celle-ci, nous irons à Saint-Germain ; je vous présenterai à ma nièce. Vous en serez enchanté, elle est charmante. » « Nous vîmes arriver un jour (10 avril) à Saint- Germain, mon beau-père avec ma mère et M. Lavalette. Nous étions à table. Le général voulut assister à notre dîner... Le général visita toute la maison de Saint- Germain, s'informa des études, donna des conseils sur les travaux qui convenaient aux femmes ; enfin il était absolument le même et mettait la même gravité et la même importance à s'occuper de ce qui pouvait conve- nir à des petites filles que je l'ai vu souvent depuis décider des questions les plus importantes. « ... Nous suivîmes, Caroline, ma cousine et moi, dans la forêt de Saint-Germain, le général et ma mère qui avaient apporté dans leur voiture un dîner froid qu'on servit sur l'herbe. M. Lavalette s'occupa beau- coup de ma cousine, et le mariage fut conclu huit jours avant le départ pour l'Egypte (1). » Le 4 mai à quatre heures du matin, après avoir dîné chez Barras et paru au théâtre de la Nation où Talma joue Macbeth, Bonaparte, Joséphine et Bourrienne se jettent dans une grosse berline et partent pour Toulon. Eugène, Louis et Duroc les attendent à Lyon. José- phine a feint de vouloir suivre son mari en Egypte. Elle espère sans doute qu'à la dernière minute, celui-ci ne voudra pas lui faire courir un tel risque. C'est avec un visible soulagement qu'elle écrit à Hortense, le 16 mai, qu'elle regrette de l'avoir quittée, « mais j'en suis un peu consolée par l'espoir que j'ai de t'embrasser bientôt. Bonaparte ne veut pas que j'embarque avec lui ; il désire que j'aille aux eaux avant que j'entre- prenne le voyage d'Egypte. Il m'enverra chercher dans deux mois. » Le 19 mai, l'Orient, emportant Bonaparte et son état-major, met à la voile et Joséphine, après quelques jours à Toulon puis à Hyères, se rend à Plombières. Un mois plus tard, le 20 juin, alors que Bonaparte vient de quitter Malte, Joséphine se trouve sur un bal- con qui s'écroule. Fortement contusionnée, elle se croit morte et réclame sa fille. Euphémie, la mulâtresse qui n'a pas quitté Joséphine depuis la Martinique et qui est peut-être une fille naturelle de M. de la Pagerie, va chercher Hortense. Celle-ci n'a pas de réelles inquié- tudes pour sa mère et ce voyage constitue de vraies vacances pour elle qui n'en a guère connu jusqu'ici. Sa gourmandise, son espièglerie se donnent libre car- (1) Il fut célébré le 3 floréal an VI (22 avril 1798) à la mairie du 1 arrondissement. « Le lendemain, écrit Lavalette, un pauvre prêtre insermenté nous maria dans le petit couvent de la Conception, rue Saint-Honoré... Peu de jours après mon mariage, je dus m'occuper en secret des préparatifs de mon départ pour Toulon, où le général en chef était déjà arrivé. » rière. Tout le long de la route les coffres sont bien remplis de victuailles et de friandises. Une nuit, tandis que la voiture traverse une forêt, Hortense fait sauter le bouchon d'une bouteille de champagne, la pauvre Euphémie réveillée en sursaut s'épouvante et croit à une attaque — ce qui n'aurait rien de surprenant à une époque où l'on assassine le courrier de Lyon et pille parfois les diligences. Qu'Hortense s'amuse et rie. Sans qu'elle le sache, alors qu'elle a tout juste quinze ans, sa vie sans souci d'adolescente vient de s'achever. Désormais, elle va être un pion sur l'échiquier de la difficile partie que Joséphine jouera jusqu'à l'automne 1809. Hortense arrive le 6 juillet à Plombières et retrouve sa mère. Celle-ci, malgré pleurs et gémissements, se remet bien d'un accident sans gravité, mais elle ne peut se résoudre désormais à se séparer longuement de sa fille : plaisir d'avoir une compagne à l'humeur délicieuse, à la dévotion totale, souci de préparer pour Hortense une union avantageuse, surtout réflexe in- conscient de défense, alors qu'elle est en butte à la réserve hostile des Bonapartes, alors qu'elle pèse mieux aujourd'hui ce qu'elle perdrait si son mari se séparait d'elle, alors que, si fine toujours quand il s'agit de ses intérêts, Joséphine a décelé l'affection paternelle et sin- cère que Bonaparte porte aux jeunes Beauharnais. Cette affection, un jour, peut-être la protégera... III

RUE DE LA VICTOIRE ET AUX TUILERIES

(1798-1801)

J OSÉPHINE reste trois mois à Plombières, elle aime la vie détendue et libre des villes d'eaux, et puis elle attend l'arrivée de Rewbell, le Di- recteur. Celui-ci doit être accompagné de ses deux fils, dont l'aîné, Jean-Jacques, né en 1777, est officier et peut faire un mari pour Hortense. Une telle alliance constituerait pour Joséphine un appui, que Bonaparte, victorieux aux Pyramides mais enfermé par Nelson dans sa conquête (1), s'échappe d'Egypte ou se perde dans les sables... Hortense devine les desseins de sa mère et s'en in- quiète. Romanesque comme on l'est à quinze ans, elle veut éprouver de l'amour pour son mari et souhaite un bonheur tranquille. « Ils tiennent le premier rang en France, ma position paraîtrait assez d'accord avec celle qu'ils ont, mais je ne consentirai jamais à une telle union. Je veux entrer dans une famille de mon choix qui me promette plus de bonheur solide que d'éclat. Cette garde, ce tapage ont quelque chose de bruyant qui ne saurait me séduire. » (1) La victoire des Pyramides est du 21 juillet, la destruction de la flotte française à Aboukir du 1 août. — ACHEVÉ D'IMPRIMER — LE 10 JUIN 1968 SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE CARLO DESCAMPS CONDÉ-SUR-ESCAUT

Dépôt légal : 3 trimestre 1968 N° d'éditeur 215 Imprimé en France Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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