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Séquences La revue de cinéma

L’humanité Le baiser L’humanité, 1999, 148 minutes Monica Haïm

Fin de siècle et cinéma italien Number 210, November–December 2000

URI: https://id.erudit.org/iderudit/48785ac

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Publisher(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (print) 1923-5100 (digital)

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Cite this review Haïm, M. (2000). Review of [L’humanité : le baiser / L’humanité, France 1999, 148 minutes]. Séquences, (210), 57–57.

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u'est-ce que L'humanité ? On le voit dimanche après-midi à la mer. Triste et Qdès le premier plan : c'est un film humiliante, la vie de ce pauvre jeune homme dont les images sont engagées dans un pro­ est plus plate qu'un trottoir de rue. jet esthétique, elles cherchent à faire sentir. À Et, que voit Pharaon, l'homme déchu, cette fin, l'auteur, Bruno Dumont, emploie lorsqu'il travaille ? Misère et désolation : un grand format d'image (le cinémascope), violence, vieillesse pénible, parents idiots, il apporte un soin particulier à la composi­ enfants falots, du sexe sans amour et de tion des plans, à leur mise en cadre et à leur l'amour jeté comme un os à un chien. durée. Les images présentent des êtres ternes Affligé, il hurle. Cependant, chose curieuse : dans de mornes et vastes paysages. Elles sont lorsque des grévistes cherchent à voir le habitées par un lourd silence, et montées maire, Pharaon cesse d'être l'anti-flic et d'une manière statique qui exprime la devient le vrai flic qui leur barre la route. pesanteur. Leur caractère général et leur S'ils finissent par abandonner, c'est qu'ils enchaînement évoquent Francis Bacon, manquent de courage, nous explique-t-on, Edvard Munch et Théodore Géricault (les et pour cause. Le courage pour Dumont portraits tardifs). n'est pas dans la lutte sociale typique des Cependant, le film a aussi un autre pro­ récits du Nord. Sa morale n'est pas celle du jet : le projet narratif, l'histoire et, surtout, la juste combat collectif. Au moment culmi­ morale de cette histoire. Pour le réaliser, nant, dans un geste de bienveillance Dumont adopte une intrigue policière : suprême et de compassion infinie, Pharaon l'enquête sur le viol et le meurtre d'une fil­ embrasse sur la bouche, comme un amou­ lette de 11 ans. Mais, d'entrée de jeu, il en reux, loseph, qui se révèle être le prévenu. subvertit les conventions. Le commandant Puis, pour appuyer l'effet, Dumont nous le chargé de l'affaire étouffe littéralement laisse entrevoir, se glissant les menottes des­ d'impuissance et de gêne, et le héros, l'ins­ Le silence audible et l'inertie sensible tinées à Joseph. Bienveillance envers nos pecteur Pharaon de Winter, paraît quasi semblables, humanité envers les humains et demeuré. Il en résulte, bien sûr, un anti-polar burlesque. Mais les culpabilité universelle. Voilà ce qui est le courage pour Dumont et acteurs (non professionnels) apportent à leur interprétation un voilà sa morale. Très noble, en effet, et très « spirituel », ce pardon- sens étonnant de l'équilibre, qui maintient les personnages à un nez-nous-nos-offenses-comme-nous-pardonnons-à-ceux-qui-nous- cheveu de la caricature, sur le fil du rasoir entre tragique et ont-offensés mais, tout compte fait, peu émouvant et encore moins comique, ce qui leur confère une présence forte et profondément convaincant comme morale sociale pour notre temps. dérangeante... surtout celle de Pharaon, l'anti-flic, celui pour qui Ce qui reste donc, ce sont les images : le rapport d'échelle existe toute cette construction esthétique, narrative et dramatique. entre les vastes paysages et les personnages qui y sont comme Pharaon de Winter habite et travaille à Bailleul, petite ville laide et impuissants ; les visages exprimant le vide intérieur, la solitude, la ennuyeuse du nord de la France, théâtre classique de la vie et des détresse et les désirs refoulés ; le silence audible et l'inertie sensible. luttes ouvrières, de Germinal à nos jours. Pharaon porte le même Mais la tension qu'engendre leur expressivité se perd en chemin à nom que son arrière-grand-père, obscur peintre réaliste et auteur cause de l'utilisation trop appuyée de longs plans fixes qui, tout en de tableaux religieux (!). On pourrait dire que le petit-fils et l'aïeul donnant au spectateur le temps de se laisser pénétrer par l'image, partagent un trait commun : l'un ordonne en peignant ; l'autre, en fragmente le temps en une longue série de moments dont on finit réprimant. Mais Pharaon ne fera pas de mal à une mouche. Accablé par se lasser, et empêche ainsi l'installation du sentiment angois­ par l'horreur du meurtre qu'on vient de découvrir, il demande, les sant de la durée. En cela, l'expérience de L'humanité tend à s'ap­ larmes aux yeux, comment une telle chose est possible. Naïf, il est parenter à une contemplation de tableaux trop prolongée plutôt aussi très malheureux. Il a perdu femme et enfant dans un accident qu'à une expérience proprement filmique. et habite chez sa mère qui l'infantilise. Il aime, d'un amour non Monica Haïm partagé, sa voisine Domino. Elle, ouvrière sans grands attraits, tente vainement de fuir la solitude et le vide de sa vie en copulant

énergiquement avec Joseph, son amoureux, un jeune chauffeur France 1999, 148 minutes - Réal. : Bruno Dumont - Seen. : Bruno Dumont - Photo : Yves d'autobus agressif, stérile et vaniteux. Ayant bon cœur, Domino Cape - Mont. : Guy Lecorne - Mus. : Richard Cuvillier - Son : Pierre Mertens - Dec. : Marc- Philipe Guerig - Cost. : Nathalie Raoul - Int. : Emmanuel Schotte (Pharaon de Winter), prend Pharaon en pitié et, lui, en amoureux éperdu qui préfère être Séverine Caneele (Dominol. Philippe Tuilier (Joseph), Ghislain Ghesquiere (le commandant), « l'ombre de son chien » que rien du tout, se prête au jeu. Ainsi il Ginette Allègre (Eliane, la mère) - Prod. : Jean Brehat, Rachid Bouchareb - Dist. : FunFilm. accompagne le couple dans ses sorties : samedi soir à la brasserie,

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ROSETTA tralisation vers un espace provincial qui, cependant, rime avec Le (presque) chef-d'œuvre inconnu nihilisme social, économique et existentiel.) Dans Rosetta, le non-lieu passe par le camping et par cette ville oilà que nous commençons à récolter ce que nous avons de périphérie où tout est en transit, où rien ne se bâtit, où rien ne se V semé. Nous les avions vu venir, mais nous les avons néan­ fait, où rien n'existe. moins laissé faire. Et voilà qu'à Montréal ils commencent à gagner En quête de la pulsion de vie dans cette existence exsangue, la des batailles décisives. Ils ont fermé le cinéma Desjardins, laissent caméra des Dardenne est nerveuse et très physique, instable et cons­ croupir le Parisien, qualifient le Dauphin (à l'antenne de Radio- tamment en mouvement. Elle est en fait à l'image du personnage de Canada !) de « vieil autobus qu'on conserve pour contenter les Rosetta qui, contrairement à sa mère, veut secouer sa léthargie, bris­ touristes ! » er cette malédiction qui l'étreint. Ici, le mouvement est à l'image de Ils ont décidé qu'à Montréal nous ne verrions plus que leurs la tension interne de Rosetta, à l'image de cette rage qu'elle n'arrive films. Ils ont multiplié les écrans, mais dans un seul but : aug­ plus à contenir. La caméra des Dardenne, parfois excessive il est menter le nombre de séances des blockbusters (et des films inclus vrai, ne cherche pas à reproduire un quelconque esprit de cinéma dans le package deal) pour gonfler les revenus. Les autres films, direct. En réalité, ici, il n'est pas question de mettre en scène le qui ne trouvent pas d'écrans ? Qu'ils s'arrangent ! Aussi, le nom­ drame et encore moins de sombrer dans le misérabilisme, qui est bre de salles a eu beau augmenter, le nombre de films, lui, a pourtant toujours là, tout près, palpable. Cette absence de vie se diminué. traduit par un récit qui accompagne Rosetta dans cette quête qui Remarquez que nous sommes sans doute aussi coupables semble bien vaine. Or, les Dardenne sont à ce point cohérents avec qu'eux. Nous aurions sans doute dû fréquenter avec encore plus leur démarche qu'ils passent à un fild'étouffe r leur film. d'assiduité ces salles. Nous aurions sans doute dû exiger davan­ Pourtant, Rosetta est un film troublant, d'une immense qualité, tage des distributeurs et des exploitants. Aussi, alors qu'on s'en­ porté par une écriture d'une parfaite limpidité. Le dernier opus des flamme parce que les instructions de jeux vidéo sont en anglais, Dardenne est donc parfaitement digne de la récompense cannoise, on laisse Montréal devenir une ville de province où les minables malgré ce qu'on a pu entendre, car Rosetta est un véritable film de produits commerciaux auront toujours préséance sur les vraies metteurs en scène. Toute la matière narrative est en effet d'abord dans œuvres cinématographiques. Le phénomène est déjà amorcé ; l'image, dans les plans de caméra, dans le jeu des acteurs, avant de se l'exemple par excellence est sans doute le film Rosetta, des frères retrouver dans le dialogue, qui agit essentiellement comme appui Luc et Jean-Pierre Dardenne. Qui donc pourra nous expliquer — poétique (pensons à la très belle scène où Rosetta, sur le point de s'en­ sans rire — pourquoi ce film, Palme d'Or et prix d'interprétation dormir, s'invente un dialogue où elle évoque la naissance inespérée à Cannes, certes contesté et imparfait, mais réalisé par des d'une première amitié véritable en répétant son prénom, Rosetta, cinéastes qui sont de véritables auteurs, ne sort qu'en vidéo ? comme pour se donner naissance dans la société). Les frères Dardenne avaient fait la preuve, avec La Promesse, Messagère parfaite des intentions des frères Dardenne, Emi­ en 1996, de leur très grande habileté lorsqu'il s'agit de raconter la lie Dequenne est remarquable dans le rôle de Rosetta. Toujours vie âpre et rude des jeunes de la périphérie. Avec Rosetta, les surprenante et déstabilisante, l'actrice sait se faire à la fois explo­ cinéastes poursuivent leur étude de l'âme humaine, observée sous sive et d'une troublante retenue. Cette ambiguïté nous garde cons­ la lumière crue et spectrale de Wallonie. tamment sur le qui-vive et nous impose un rapport tout en Rosetta est une jeune femme qui vit avec sa mère alcoolique nuances avec le personnage. dans une misérable roulotte garée en permanence dans un terrain Rosetta, malgré son propos, n'est jamais aride. Bien sûr, c'est un de camping. Mais loin d'accepter son sort, refusant de croupir film exigeant, parfois dérangeant, qui n'a absolument rien du block­ dans cette immense misère, Rosetta n'a qu'une obsession : inté­ buster eX de ce dont raffolent les distributeurs. Mais Rosetta est de ces grer la vie, la vraie. Aussi, c'est avec fureur qu'elle s'accroche aux films qui interpellent les cinéphiles (ne serait-ce qu'en raison des débats emplois qu'elle réussit à obtenir... mais qu'elle perdra finalement qu'il a provoqués) qui espèrent que le cinéma a encore quelque chose en raison de réduction de personnel, de népotisme ou d'autres à leur offrir. Évidemment, le film n'a aucun potentiel économique injustices de la vie. Pour survivre, Rosetta devra donc apprendre à auprès des 17-25 ans qui squattent les multiplex et imposent les nou­ combattre à armes égales avec l'existence. Mais on finira par se velles normes d'exploitation cinématographique. Or, je refuse d'ac­ demander si ce combat, pour Rosetta comme pour tant d'autres cepter cet argument qui fait de moi, à 33 ans, un cinéphile qu'on veut oubliés de la vie, servira à quoi que ce soit. déjà mettre à la retraite et confiner devant sa télévision ! Le cinéma social de Luc et Jean-Pierre Dardenne s'intéresse à Carlo Mandolini ces êtres qui demeurent — ou sont maintenus — bien malgré eux, en marge de l'existence. D'où l'importance de la périphérie Belgique 1999, 95 minutes - Réal. : Luc Dardenne, Jean-Pierre Dardenne - Scén. : Luc Dardenne, Jean-Pierre Dardenne — Photo : Alain Marcoen — Mont. : Marie-Hélène Dozo — dans le cinéma des Dardenne. Une périphérie glauque qui n'a rien Son : Jean-Pierre Duret - Dec. : Igor Gabriel - Cost. : Monic Parelle - Int. : Emilie Dequenne d'autre à offrir que des routes sur lesquelles les gens semblent fuir. (Rosetta), Olivier Gourmet (le patron), Fabrizio Rongione (Riquet), Anne Yernaux (la mère), Bernard Marbaix (le gérant du camping), Frédéric Bodson (le chef du personnel), Florian Delain (Incidemment, il se dessine un phénomène parallèle de décen­ (le fils du patron) - Prod. : Luc Dardenne, Jean-Pierre Dardenne, Michèle Petin, Laurent Petin tralisation des récits dans le nouveau cinéma européen, décen­ -Dist.: Alliance Atlantis Vivafilm.

SEQUENCES 210 novembre!décembre 2000 GOUTTES D'EAU SUR PIERRES BRÛLANTES1 Es gibt keine gluckliche Liebe2

Il n'y a pas d'amour heureux », clamait l'un ; « l'amour " I physique est sans issue », prétendait l'autre. C'est dans ce mouvement pendulaire entre l'amour et la chair, tous les deux bornés à leur impossibilité respective, que l'on pourrait situer le film aigre-doux de François Ozon, qui nous avait déjà offert Sitcom ( 1997) et Les Amants criminels (1998). Moins décapant que le pre­ mier, moins embourbé que le second, Gouttes d'eau sur pierres brûlantes, adapté d'une pièce de jeunesse de Rainer Werner Fassbinder, est un film à plusieurs vitesses, qui mélange les tons et passe habilement du grotesque à l'émouvant. La franche concupiscence et l'affectation théâtrale Leopold, quinquagénaire charmeur et concupiscent, séduit Franz, un garçon de 20 ans. Le couple fera bon ménage un certain manique à l'ensemble : les intérieurs typiques des années 70, la temps, mais tourne très tôt au vinaigre. Anna, la fiancée de Franz, 4e de Mahler, des extraits d'Heinrich Heine lus dans la langue d'ori­ surgit alors dans l'espoir de sauver son amant des griffes de ce gine, des chansons allemandes (entre autres, la très appropriée Pygmalion, qui réapparaîtra toutefois avant qu'ils n'aient pu fuir. Traùme, interprétée par Françoise Hardy). Il a aussi conservé le huis Un curieux triangle se met en place, compliqué par l'arrivée clos de la pièce et une structure en quatre actes, question de soudaine de Vera, ancienne amante désœuvrée de Leopold qui respecter la donne théâtrale, de souligner l'emprisonnement des rajoutera sa goutte d'eau sur ces charbons ardents. Successivement, personnages et l'aspect artificiel de la représentation. Leopold aura fait ou fera des gens qui l'entourent ses créatures, Bien qu'il opte plus souvent qu'autrement pour une caméra soumises à ses caprices et livrées à leurs prisons respectives. fixe et frontale, des gros plans, des angles intimes — à la différence Bien que le film possède suffisamment de scènes légères et fri­ d'un Fassbinder qui préférait des travellings, des plans disjoints et voles (le numéro chorégraphié, l'arrivée de Vera dans l'apparte­ des zooms in —, Ozon semble partager la prédilection du cinéaste ment), cet irrévérencieux marivaudage se clôt sans badinage. Vera, allemand pour des cadrages étouffants. En filmant par exemple un à la toute fin du film, se retrouve seule et tente d'ouvrir une fenêtre personnage caché derrière une vitre givrée, dans l'axe d'une porte qui ne cède pas malgré ses efforts. Elle finira avec tous les autres per­ entrouverte, derrière une fenêtre à pluie battante, Ozon parvient à sonnages de ce drame, prisonnière de son désir pour Leopold, et resserrer son huis clos en rétrécissant le champ de la caméra. La condamnée derrière ce quatrième mur, celui de la représentation présence obsédante des miroirs constitue un autre trait qui lie la théâtrale et de l'écran de cinéma. La caméra amorce un zoom out, démarche des deux réalisateurs. Ils viennent souligner la démulti­ l'image se fige et un tableau, tout droit tiré du pinceau d'un Edward plication psychologique des protagonistes, incurver les lieux, tout Hopper, se fixe à mesure que la pluie y pose un ultime vernis. en refermant l'espace filmique sur lui-même. Ce qu'Ozon perd par­ Variation tragique et affriolante sur les thèmes de l'amour- fois dans le statisme de la mise en scène, il le gagne ailleurs et, esclavage, de la déliquescence des couples et du désarroi roman­ surtout, dans le plaisir qu'ont les comédiens à jouer. tique, Gouttes d'eau sur pierres brûlantes ne donne ni dans le Tant par sa technique que par la livraison impeccable des brûlot, ni dans la douche froide. Plutôt, il s'adonne, avec une acteurs, Ozon, bien que sur un mode mineur, sera parvenu au justesse parfois jouissive, à l'exploration de ce terrain miné que cons­ vérace par le biais de l'artifice, à l'efficacité filmique par l'économie titue la vie en commun, où l'excitation de la nouveauté cède sou­ de ses effets de théâtre. Prost ! vent la place à l'agacement du quotidien et où la parole est un lieu André Habib de conflit perpétuel. Si le film met en joie, c'est qu'Ozon souligne à grands traits les jeux de pouvoir et les sous-entendus erotiques, au 1 D'après la pièce Tropfen aufheisse Steine, de Rainer Wemer Fassbinder. point de rendre ses pantins du désir caricaturaux et grossiers. 2 « Il n'y a pas d'amour heureux », l'un des extraits de poèmes de Heinrich Étrangement, c'est en tirant à ce point les fils invisibles qui les lient Heine livré dans le film en allemand par Franz, sans sous-titres, afin de qu'il parvient à livrer un portrait tendre et rieur, cru et vrai, qui fait souligner la musicalité de cette langue. la part belle à l'émotion dramatique et au grinçant drolatique. 1 Die Bitteren Tranen der Petra von Kant ( Les Larmes amères de Petra von D'humeur et d'humour noirs, Gouttes d'eau sur pierre Kant), Chinesisches Roulette (Roulette chinoise), Despair, Querelle, etc. brûlante n'est pas sans rappeler certaines dimensions des films de Fassbinder3 : les prisons psychologiques, la déchéance des couples, France 1999, 90 minutes - Réal. : François Ozon - Scén. : François Ozon, d'après la pièce la franche concupiscence, l'affectation théâtrale. Écrite alors qu'il Tropfen aufheisse Steine, de Rainer Werner Fassbinder - Photo : Jeanne Lapoirie - Mont. : n'avait que 19 ans, cette pièce ne fut jamais mise en scène par le Laurence Bawedin - Mus. : chansons de l'époque - Son : Eric Devulder, Jean-Pierre Laforce - Dec. : Arnaud de Moleron - Cost. : Pascaline Chavanne - Int. : Bernard Giraudeau (Leopold), créateur prolifique qui la considérait inaboutie. Malgré quelques (Franz), Ludivine Sagnier (Anna), Anna Thomson (Vera) - Prod. : Olivier Delbosc, rajouts et ajustements, Ozon a tenté de préserver une tonalité ger- Christine Gozlan, Kenzo Horikoshi, Marc Missonnier, Alain Sarde - Dist. : Les Films Seville.

SÉQUENCES 210 novembre!décembre 2000 H^ES FILMS CRITIQUES

LE GOUT DES AUTRES contrepoint au thème. Or, il n'y en a pas. L'exclusion n'est-elle pas Un spectacle burlesque pourtant, dans une certaine mesure, nécessaire à l'établissement, au maintien et au développement de l'identité ? À partir de là (ce ouveau produit du célèbre duo Agnès Jaoui/Jean-Pierre n'est qu'un exemple, la piste est riche), il aurait été possible de N Bacri (Smoking, No Smoking, Un air de famille, On con­ dépasser la comédie de situation. En fait, cet élan s'amorce en fin naît la chanson), à la différence près que cette fois Agnès Jaoui de parcours ; Castela comprend enfin qu'il est exclu du cercle des elle-même prend les commandes de la réalisation. Le Goût des artistes alors que de son côté, l'actrice est tourmentée à l'idée autres a plu à la critique, au public et à l'industrie, d'un côté de d'avoir posé sur cet homme, issu d'un « autre monde », un regard l'Atlantique (succès monstre en France, on attend les Césars) stéréotypé. L'amour est-il maintenant possible ? Peut-il y avoir comme de l'autre (Grand Prix des Amériques ex œquo au dernier réconciliation ? On nous montre bien sûr les changements qui Festival des films du monde). Lorsqu'on s'y attarde, cet engoue­ s'opèrent chez tous ces anti-héros (personnages-types des scéna­ ment semble toutefois démesuré devant ce film qui, s'il est effi­ rios laoui-Bacri ; leurs défauts portent toujours le germe d'une cace, ne livre pas toute la marchandise. qualité). Castela se rapproche de son conseiller, qu'il avait d'abord rejeté, l'actrice prend conscience de sa mauvaise foi, etc. Mais encore ? Qu'arrive-t-il ensuite, alors que le dialogue devient envi­ sageable ? C'est précisément au carrefour de tous ces possibles que le film s'arrête. Nombre de scènes qui voudraient nous rappeler à quel point tous les jours nous subissons ou exerçons une forme de : ségrégation sociale, n'arrivent en fait qu'à soutenir un spectacle W burlesque. Spectacle intelligent et fin qui, cependant, n'arrive pas A K à traiter du thème avec lequel il s'amuse. On aurait aimé un regard plus subtil et surtout plus pertinent sur le thème de l'exclusion. Agnès Jaoui n'a cessé de condamner la chose en entrevue. Doit-on y voir un appel utopique à une grande réconciliation sociale ? Il serait absurde d'encourager une hégé­ monie des goûts et le film ne se risque pas dans cette voie. On nous demande plutôt de considérer le goût des autres sans le > • rejeter, voire d'aller au delà du goût pour saisir l'âme de son prochain. On devine le caractère fumeux de la proposition, elle . témoigne en fait de l'exacerbation des bonnes mœurs de notre époque, où l'on condamne le mauvais pour mieux se donner l'im­ pression d'adhérer au bon, alors que ces deux valeurs, plus que jamais, sont évanescentes. Il faut éviter le piège qui consiste à louanger un film pour ses ^B « bonnes intentions », surtout celles grandiloquentes, humani­ taires, philanthropiques. Celles que suggèrent Le Goût des autres L'instinct à rechercher son semblable auront néanmoins jeté la critique et le public dans la confusion en Le Goût des autres se veut, selon ses auteurs, une dénonciation de se mélangeant aux qualités indéniables du texte et à l'excellente la « dictature du goût », du sectarisme (professionnel, social, cul­ prestation des acteurs (soulignons le jeu extraordinaire de Jean- turel, générationnel, racial) dans lequel on baigne consciemment Pierre Bacri). Il faut attendre avec impatience le jour où Agnès ou non, de gré ou de force. C'est cette dictature que subissent la Jaoui réalisatrice saura utiliser son talent de scénariste (car talent plupart des personnages, à commencer par le chef d'entreprise il y a, revoyez Un air de famille) comme outil et non plus comme Castela qui s'enflamme pour Clara, actrice de théâtre renommée. matière pour enfin nous servir un grand film. Il n'en faut pas plus pour lancer un chassé-croisé où se mêlent une Philippe Théophanidis serveuse, un garde du corps, un chauffeur, une décoratrice, une belle-sœur et des copains. Cette trame est toutefois plus souvent France 1999, 112 minutes - Réal. : Agnès Jaoui - Scén. : Agnès Jaoui, Jean-Pierre Bacri - prétexte à mettre en place des réparties savoureuses qu'à élaborer Photo : Laurent Dailland - Mont. : Hervé de Luze - Son : Michel Klochendler - Dec. : François une réelle réflexion autour du thème de l'exclusion. Emmanuelli - Cost. : Jackie Budin - Int. : Annie Alvaro (Clara), Jean-Pierre Bacri (Castella), Brigitte Catillon (Béatrice), Alain Chabat (Bruno Deschamps), Agnès Jaoui (Manie), Gérard Le film nous rappelle l'existence de cet instinct de l'homme Lanvin (Krank Moreno), Anne Le Ny (Valérie, l'habilleuse), Christiane Millet (Angélique) - qui consiste à rechercher son semblable et à rejeter l'autre (dif­ Prod. : Charles Gassot - Dist. : Les Films Seville. férent, incompréhensible, choquant). Seulement voilà : au delà de ce constat facile mais néanmoins prometteur, on ne nous propose rien, au niveau thématique du moins. Il aurait d'abord fallu un

SÉQUENCES 210 novembre!décembre 2000 CRITIQUES LES FILMS &-

WONDERLAND nécessairement déçue par ses rencontres ; Debbie, la mère mono­ Douce amertume du quotidien parentale en manque de liberté confrontée à l'irresponsabilité de son ex-conjoint ; et Molly, sur le point d'accoucher mais mariée à un n peu à l'image de l'œuvre de dans le paysage homme en pleine crise existentielle. Ultimement, quel que soit le mal­ U cinématographique français, l'œuvre du cinéaste britannique heur ordinaire confronté, la femme apparaît forte — souvent déçue, Michael Winterbottom se démarque par son hétérogénéité. Depuis elle ne semble jamais démontée —, l'homme, instable et déserteur. quelques années, ce dernier accumule les films à raison d'une ou deux Porté par le naturel des comédiens principaux (il faut parti­ productions annuelles, glissant d'un genre à un autre sans apparente culièrement louer l'interprétation d'Ian Hart, dans le rôle du père difficulté. Habile artisan, Winterbottom semble être en mesure de insouciant et irresponsable, de Kika Markham et de Jack Shepherd, tailler sa mise en scène en fonction des exigences que supposent les ces parents désabusés et amers, et de Gina McKee, qui rend avec sujets, les thèmes et les modes, sans qu'aucun style particulier ne per­ finesse la force fragile du personnage de Nadia), Wonderland se mette de l'identifier ni qu'aucune ligne directrice ne paraisse sous- révèle un savoureux instantané de vie, et ce, malgré le manque d'ori­ tendre son œuvre. Après s'être essayé au road movie (Butterfly Kiss, ginalité de la mise en scène et du traitement de l'image préconisés par 1995), à la fresque d'époque (Jude, 1996, adaptation cinémato­ Michael Winterbottom. En effet, le plus récent long métrage du réali­ graphique d'un texte de Thomas Hardy), au drame de guerre sateur britannique accuse la même faiblesse que ses précédents ; Win­ (Welcome to Sarajevo, 1997), au film noir (I Want You, 1998) et à la terbottom applique sans touche véritablement personnelle les pon­ comédie romantique (With or Without You, 1999), avec un certain cifs du genre que supposent le sujet et les thèmes abordés. Aussi, dans succès mais sans grande originalité, voilà qu'il nous propose une Wonderland, le désarroi urbain quotidien est communiqué par l'en­ chronique familiale londonienne dans la plus pure tradition du réa­ trelacement de plusieurs itinéraires nar­ lisme, adoptant une approche quasi documentaire et une construction ratifs, mais également par un traitement narrative évoquant les Short Cuts, Happiness, Magnolia et autres. de l'image et des choix artistiques qui, Que ce soit par son sujet, ses thèmes, sa construction ou son traditionnellement, accentuent l'isole­ traitement, Wonderland participe définitivement d'une tendance de ment des personnages et leur réalité : plus en plus marquée dans le cinéma contemporain. À l'instar des abondance de scènes nocturnes Robert Altman, Todd Solondz, Paul Thomas Anderson et nombre de extérieures, usage d'accélérés et de flous, jeunes réalisateurs indépendants (voir, entre autres, mon article sur la instabilité de la caméra portée à l'é­ section Cinéma de demain du FFM 2000, p. 34), Michael paule, pellicule 16 mm gonflée en Winterbottom et sa scénariste, Laurence Coriat, ont préconisé une 35 mm, images granuleuses et délavées, structure narrative qui, de plus en plus, tend à s'imposer comme éclairages restreints, brièveté des modèle susceptible de suggérer l'isolement et la solitude de l'homme séquences, montage visuel accéléré, rac­ dans la société contemporaine (et plus spécifiquement urbaine), cords escamotés, etc. Seuls des plans c'est-à-dire la fragmentation narrative en une succession de vignettes généraux de foule ainsi que la musique Le désarroi urbain où s'entrecroisent de nombreuses destinées. Loin de révolutionner ce de Michael Nyman (The Piano) viennent adoucir les changements type de récit cinématographique, Wonderland se distingue pourtant de perspectives et ponctuer l'humeur des personnages. D'abord des tentatives des Altman, Solondz et Anderson. Alors que le premier plaisante, cette dernière finit néanmoins par agacer à force de utilise un ton incisif et mordant ; le deuxième, de grotesques et souligner ce que suggèrent déjà habilement les images et la prestation dépravés personnages ; et le troisième, d'absurdes situations, afin de des interprètes. souligner l'aliénation générale dans le monde d'aujourd'hui, Tout en neutralité et en non-dits, l'approche du cinéaste britan­ Winterbottom décrit tout simplement le spectacle de la condition nique confère à Wonderland une indicible fluidité qui rappelle celle humaine en mettant de l'avant des personnages ordinaires confron­ de la vie. L'art de Michael Winterbottom atteint d'ailleurs ses plus tés à de banales situations, sans aucune dramatisation ni misérabi­ beaux moments lorsque des plans de foule généraux évoquant l'uni­ lisme, affichant par ailleurs un ton d'une glaçante neutralité, con­ vers chaotique dans lequel baignent les personnages isolent la silen­ férant ainsi au film une incroyable impression d'authenticité. cieuse mélancolie d'un des protagonistes. Ainsi, malgré ses défauts Usant de la ville de Londres, de liens familiaux et d'une période stylistiques et malgré le pessimisme de son propos, cette œuvre ravit temporelle limitée — un week-end — afin de circonscrire le cadre le spectateur simplement par la beauté du portrait qu'elle brosse de la dans lequel s'entrecroisent et évoluent différentes solitudes urbaines, douce amertume du quotidien. «» Winterbottom et Coriat juxtaposent les déceptions et les malheurs Dominique Pellerin quotidiens de six membres d'une même famille en sérieux manque d'amour et de communication. Ainsi défilent Eileen et Bill, parents Grande-Bretagne 1999, 108 minutes - Réal. : Michael Winterbottom - Scén. : Laurence Coriat - Photo : Sean Bobbitt - Mont. : Trevor Waite - Mus. : Michael Nyman - Son : Richard aigris et pathétiques entretenant une haine réciproque que le temps Flynn - Dec. : Mark Tildesley - Cost. : Natalie Ward - Int. : Shirley Henderson (Debbie), Gina ne voile plus ; l'ombre de leur fils Darren, dont ils s'accusent McKee (Nadia), Molly Parker (Molly), lan Hart (Dan), John Simm (Eddie), Stuart Townsend (Tim), Kika Markham (Eileen), Jack Shepherd (Bill), Enzo Cilenti (Darren), Sarah-Jane Potts (Melanie), mutuellement de la fuite ; et leurs trois filles aux prises avec des pro­ David Fahm (Franklyn), Ellen Thomas (Donna), Peter Marfleet (Jack), Nathan Constance (Alex) blèmes relationnels : Nadia, la célibataire à la recherche de l'âme sœur - Prod. : Michelle Camarda, Andrew Eaton - Dist. : Universal.

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