Nordiques

39 | 2020 Varia

Yohann Aucante, Harri Veivo et Nicolas Escach (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/nordiques/569 DOI : 10.4000/nordiques.569 ISSN : 2777-8479

Éditeur : Association Norden, Bibliothèque de Caen la mer

Référence électronique Yohann Aucante, Harri Veivo et Nicolas Escach (dir.), Nordiques, 39 | 2020 [En ligne], mis en ligne le 01 novembre 2020, consulté le 23 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/nordiques/569 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nordiques.569

Ce document a été généré automatiquement le 23 mars 2021.

Nordiques 1

Le lecteur trouvera dans ce numéro varia – le premier de Nordiques à être publié directement en ligne – une série de textes qui manifestent la polyvalence de la revue dans le domaine des études nordiques en France, entre analyse de la littérature et des cultures, sciences sociales et linguistique. Les articles couvrent une riche palette de sujets allant de la montée du populisme en Finlande à la philosophie de l’art chez Kierkegaard en passant par le discours sur le primitivisme dans le roman finlandais, les paradoxes du canon culturel danois et la didactique des verbes de position suédois, sans oublier les Vikings et les détectives dans la littérature pour enfants et jeunes lecteurs et les perceptions du modèle suédois dans la presse francophone.

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SOMMAIRE

Éditorial Yohann Aucante, Harri Veivo et Nicolas Escach

Dossier : Varia

Du Vennamoïsme au parti des Finlandais : généalogie du populisme en Finlande Nathalie Blanc-Noël

Le primitivisme emphatique et critique. Les voies du primitivisme finlandais dans Putkinotko de Joel Lehtonen Riikka Rossi

La tourbe, les trolls et le marché. Thorshavn à Tórshavn, ou William Heinesen dans les limbes de la culture coloniale canonique Christian Bank Pedersen

Une définition de l’art selon Kierkegaard : l’idée d’artiste et de génie dans l’« introduction superflue » des Stades immédiats de l’éros Francis Métivier

Quand la littérature de jeunesse scandinave se met à l’heure viking : La reconstruction d’un mythe Annelie Jarl Ireman

Modernité de la série Mästerdetektiven Kalle Blomkvist d’Astrid Lindgren Harri Veivo

Enseigner les verbes de position suédois avec l’aide de la sémantique cognitive Maria Hellerstedt

Les perceptions journalistiques du « modèle suédois » en France (1990-2020) Christophe Premat

Comptes-rendus

Erik Poppe, Utøya 22 juillet Film norvégien, 2018 Harri Veivo

Andreas Malm, Comment saboter un pipeline La fabrique 2020 Thierry Maricourt

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Éditorial

Yohann Aucante, Harri Veivo et Nicolas Escach

1 Ce numéro 39 occupe une place à part dans l’histoire de la revue, et ce pour au moins trois raisons. La première est la transition vers une forme numérique intégrale et un accès gratuit de la revue sur la plateforme Openedition. Cette conversion a été le fruit d’une longue réflexion dans un contexte toujours difficile pour des publications spécialisées comme la nôtre qui ne peuvent se prévaloir d’un lectorat suffisamment important pour couvrir les frais d’édition. C’est pourquoi le modèle de l’accès libre, qui permet une large diffusion de ces savoirs, nous a semblé le plus pertinent et nous espérons qu’il ouvrira la revue à de nouveaux lecteurs. La deuxième raison tient évidemment à la crise sanitaire qui a marqué l’année 2020 et à ses conséquences redoutables qui ont considérablement contraint le travail de production de la revue à tout niveau. Dans ces circonstances, nous avons décidé de ne sortir qu’un seul numéro cette année, sans aucun dossier thématique qui constitue habituellement la trame de notre publication. Le lecteur trouvera donc une série de textes qui manifestent néanmoins la polyvalence de Nordiques, entre analyse de la littérature et des cultures, sciences sociales et linguistique. Enfin, troisième raison, le comité de rédaction de la revue s’enrichira à partir du prochain numéro de la contribution d’une nouvelle recrue, Katerina Kesa, maîtresse de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO, Paris), spécialiste des sociétés baltes ainsi que des circulations dans la région baltique. Nous la remercions d’avoir accepté notre invitation à nous rejoindre et lui souhaitons la bienvenue.

2 Ce numéro commence par un article de Nathalie Blanc-Noël qui s’intéresse à ce qui fut longtemps une sorte « d’anomalie » dans le paysage nordique, à savoir l’absence d’une mouvance nationale-populiste bien établie en Finlande, ainsi qu’à la mobilisation tardive sur ce créneau, mais non sans lien avec certains précurseurs plus anciens et quelque peu oubliés. Au-delà de la généalogie longue du parti des Finlandais dans les années 2000, Nathalie Blanc-Noël interroge le paradoxe d’une mobilisation hostile à l’immigration dans un pays qui est finalement fort peu confronté à ce phénomène et qui a eu du mal à trouver sa place dans un échiquier politique caractérisé par des coalitions larges et ouvertes. Elle montre aussi comment ce type de populisme se trouve

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pris en défaut dès lors qu’il est confronté à l’exercice du pouvoir, ce qui fragilise sa position de critique du système.

3 Dans « Le primitivisme emphatique et décolonisant. Les voies du primitivisme finlandais dans Putkinotko de Joel Lehtonen », Riikka Rossi aborde un des grands classiques de la littérature moderne finlandaise, le roman La Combe aux mauvaises herbes. L’histoire du Bouilleur du cru paresseux et du maître bête de Joel Lehtonen. Publié en deux volumes en 1919 et 1920, immédiatement après la Guerre civile qui a meurtri le pays, le roman a été interprété comme le chant du cygne d’une civilisation de métayers pratiquant le brûlis en train d’être déblayée par la modernité. La continuité thématique avec la contribution de Nathalie Blanc-Noël est ainsi évidente, bien qu’aucune des deux auteurs ne l’établisse explicitement. Rossi propose de lire le roman de Lehtonen à travers le prisme des conceptions et des discours portant sur le primitivisme qui intéressaient l’auteur et trouvaient un écho parmi les intellectuels finlandais de l’époque. L’analyse qu’elle fait permet de comprendre le rôle de ces notions dans l’esthétique critique de Lehtonen, en particulier dans l’appel aux émotions et la stimulation du sens éthique chez le lecteur.

4 Si l’article de Rossi nous amène vers les marges de la modernité finlandaise et dans les nœuds conceptuels qui relient le primitivisme et le colonialisme, l’article suivant, « La tourbe, les trolls et le marché. Thorshavn à Tórshavn, ou William Heinesen dans les limbes de la culture coloniale canonique » de Christian Bank Pedersen continue la pérégrination analytique et réflexive sur les mêmes sentiers en analysant l’auteur féroïen William Heinesen et le rôle qu’il concédait à la capitale de son archipel natal. Auteur danophone mais féroïen, attaché à un Tórshavn périphérique qui selon lui est pourtant le centre du monde, Heinesen et la place paradoxale qu’occupe son œuvre dans le canon culturel danois servent ici de point de départ à une riche réflexion sur le passé colonial du Danemark et les efforts pour inventer et inventorier les cultures nationales dans le passé et aujourd’hui.

5 François Métivier aborde un autre grand nom attaché au royaume scandinave, le philosophe Søren Kierkegaard. Dans « Une définition de l’art selon Kierkegaard : l’idée d’artiste et de génie dans l’“introduction superflue” des Stades immédiats de l’éros », l’auteur cherche à définir la notion de l’art dans l’œuvre du philosophe danois. Souvent abordé à travers la figure de Mozart dont le rôle dans la pensée kierkegaardienne ne saurait être sous-estimé, l’art, émancipé de l’emprise de cette figure tutélaire, devient chez Métivier l’objet d’une analyse de son propre droit qui met en valeur quatre problèmes : la notion d’œuvre classique comme désir et rencontre heureuse, l’affirmation de l’art comme idée, la spontanéité géniale de l’éros en musique, et la spontanéité du langage comme musique.

6 L’article qui suit ramène le lecteur plus loin dans l’histoire tout en restant dans l’actualité. Dans les pays scandinaves, l’ère Viking et la mythologie font partie du patrimoine à valoriser et à transmettre aux jeunes générations. Partant de ce constat, Annelie Jarl Ireman propose dans « Quand la littérature de jeunesse scandinave se met à l’heure viking : la reconstruction d’un mythe » une lecture de différentes thématiques et processus à l’œuvre dans la littérature pour enfants et jeunesse d’aujourd’hui qui s’intéresse aux Vikings. Si une dimension pédagogique semble évidente, l’article analyse également la vision nuancée de l’époque qui émerge de la lecture du corpus ainsi que l’utilisation des figures et récits situés dans le passé lointain dans la communication des valeurs qui relèvent plutôt de la société actuelle. Le chassé-croisé

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entre les deux périodes se trouve jusque dans l’esthétique littéraire qui négocie sa position entre les sources anciennes comme la poésie scaldique et les pierres runiques et la modernité des lecteurs d’aujourd’hui.

7 La littérature de jeunesse constitue également le corpus analysé par Harri Veivo dans « Modernité de la série Mästerdetektiven Kalle Blomkvist d’Astrid Lindgren ». Si la position canonique de Lindgren repose avant tout sur la figure de Fifi Brindacier, la série en trois volumes sur les aventures de Kalle Blomqvist, maître-détective autoproclamé de 13 ans originaire du bourg paisible de Lillköping (« Petite ville »), présente un ensemble d’éléments qui permettent de voir dans les trois livres publiés entre 1946 et 1951 une réflexion intéressante sur le particularisme suédois, une hybridation des genres littéraires et une analyse de l’espace et de l’identité, tous des thématiques qui se vont s’avérer essentielles pour le polar nordique moderne qui naît de la plume de Maj Sjöwall et Per Wahlöö à la publication de Rosanna en 1965. Kalle Blomkvist peut ainsi se lire en même temps comme une figure de son temps et un précurseur des évolutions à venir.

8 L’avant-dernière contribution est celle de Maria Hellerstedt qui porte sur la question didactique des verbes de position suédois et de leur enseignement auprès des francophones. Elle montre comment l’encodage d’une position se retrouve très fortement et précisément dans le verbe par contraste avec une langue française beaucoup plus générale dans ses usages des verbes liés au positionnement spatial, à l’image d’une phrase telle que « flaskan står på stolen » (la bouteille est – debout – sur la chaise). L’article s’intéresse aux manières dont la connaissance de la sémantique de ces verbes peut permettre à des apprenants francophones du suédois à mieux les utiliser.

9 Ce dossier de Nordiques se ferme avec le texte de Christophe Premat qui prend pour sujet les transformations des perceptions du modèle suédois dans la presse française contemporaine. Alors que le journalisme, et notamment le journalisme français, a joué un rôle majeur dans la création de ces représentations d’un modèle suédois, voire nordique, il n’y a finalement eu que peu de travaux qui ont étudié cette construction. Christophe Premat l’aborde essentiellement sous l’angle lexicométrique pour la période des deux dernières décennies, en montrant quels sont les points de basculement dans la perception d’un « renouveau » du modèle suédois dans les années 2000. Ce texte ouvre des perspectives intéressantes pour comprendre les systèmes de représentation de ces pays nordiques dans la presse française.

AUTEURS

YOHANN AUCANTE rédacteur en chef de la revue Nordiques

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HARRI VEIVO rédacteur en chef de la revue Nordiques

NICOLAS ESCACH rédacteur en chef de la revue Nordiques

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Dossier : Varia

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Du Vennamoïsme au parti des Finlandais : généalogie du populisme en Finlande

Nathalie Blanc-Noël

Introduction

1 Au début des années 2000, la Finlande passait pour une exception, car elle était l’un des rares pays européens échappant à la montée du populisme de droite radicale1 en Europe. Ce courant politique correspond à la définition donnée par le politologue suédois Jens Rydgren : les partis populistes de droite radicale « partagent un noyau de xénophobie ethnonationaliste et de populisme anti-establishment » s’accompagnant dans leurs plateformes politiques d’un « autoritarisme socioculturel général qui met l’accent sur des thèmes tels que la loi et l’ordre et les valeurs familiales »2. Pourtant, le Parti des Finlandais (Perussuomalaiset - PS3), un parti nationaliste, souverainiste et anti-immigration, n’a cessé de progresser au cours de ces années 2000. Aux élections parlementaires de 2011, que les Finlandais nomment « la grosse secousse4 », il est arrivé en 3ème place avec 19 % des voix, dans un système politique très fragmenté, où un parti ne peut généralement espérer dépasser les 25 %. Aux législatives de 2015, il, est arrivé en 2ème position et a participé à la coalition gouvernementale avec le parti de la Coalition nationale et du Centre. Après une scission et le départ de son leader, , pour une nouvelle formation appelée Réforme bleue (Sininen Tulevaisuus), PS a tout de même obtenu une troisième place à l’élection présidentielle de 2018 (avec 6,9 % des voix)5, puis il a fortement remonté aux législatives de 2019 où il est arrivé second, au coude à coude avec les Sociaux-Démocrates (17,48 % des voix pour PS/ 17,73 % pour les Sociaux-démocrates)6. Cette fois cependant, les Vrais finlandais, dirigés par Jussi Halla-Aho, représentant la ligne dure du parti, ne participent pas à la coalition gouvernementale formée en 2019, les Sociaux-démocrates, les Verts et la Ligue de gauche ayant annoncé à l’avance ne pas souhaiter former de coalition avec eux7.

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2 A première vue, le populisme finlandais est un phénomène paradoxal : s’il a d’indéniables traits du populisme d’extrême-droite, sous le leadership de Timo Soini, il siégeait au centre de l’Eduskunta, alors même qu’il a été membre fondateur du groupe « Europe libertés démocratie » au Parlement européen, avec le UKIP britannique et le Parti du peuple danois. Après avoir un temps siégé au Groupe « Conservateurs et réformistes européens », aujourd’hui, sous le leadership de Jussi Halla-Aho, il est membre du groupe identité et démocratie, avec notamment la Ligue du nord italienne, le FPÖ autrichien, le parti du peuple danois et le Rassemblement national. A l’Eduskunta, il siège à droite depuis les législatives de 2019. Autre paradoxe, le Parti des Finlandais est un parti anti-immigration dans un des pays européens les moins concernés par ce phénomène… Pour comprendre ces paradoxes, nous nous livrerons à une généalogie du parti, avant d’en étudier le programme. Mais auparavant il nous faut souligner deux particularités de la vie politique finlandaise héritées de l’histoire du pays, qui ont été des préconditions propices à l’avènement du populisme : l’héritage culturel et l’héritage de la guerre froide.

Les préalables historiques au populisme finlandais

3 La Finlande a fait partie du royaume de Suède pendant plus de cinq siècles8 avant de devenir un grand-duché de l’empire russe en 1809. Elle gagna son indépendance en 1917, puis une guerre civile opposant « Rouges » et « Blancs » déchira le pays. Ce conflit politique s’inscrivait dans le prolongement d’un double clivage social et linguistique9. Au milieu du 19ème siècle, l’étroit segment de population situé en haut de la pyramide sociale était suédophone, de même que les classes moyennes urbaines (commerçants, artisans), dans une Finlande encore très majoritairement rurale. L’éveil du nationalisme finlandais se fit au cours de la période où le pays fut un grand-duché de l’empire russe. Il s’appuya sur les institutions héritées de la période suédoise (la Finlande au sein de l’empire russe conserva ses lois et ses infrastructures, ce qui lui permit notamment de développer un parlementarisme moderne). Au cœur du jeune nationalisme finlandais était la question linguistique : le développement du finnois accompagnait le projet de création d’un État-nation indépendant10. Á la fin du 19ème siècle, une élite finnophone se développa (alors que beaucoup de suédophones émigraient vers les Amériques). Le clivage linguistique et social se prolongea en politique11. Au cours de la guerre civile, les suédophones furent surreprésentés dans les rangs des Blancs, opposés à la domination de la Russie ; les Blancs l’emportèrent, sous la direction du Maréchal Mannerheim, et la Finlande put devenir une république (dont la constitution assurait la garantie des droits des deux groupes linguistiques). Lénine, qui avait espéré une révolution marxiste dans le pays, reconnut finalement l’indépendance de la Finlande le 31 décembre 1917. Au cours de la 2e guerre mondiale, la Finlande s’opposa à deux reprises à l’URSS (Guerre d’hiver puis Guerre de continuation). Elle fut défaite, mais ces épisodes ont cimenté le jeune nationalisme finlandais, et gommé certaines divisions qui avaient déchiré le pays durant de la guerre civile12.

4 Pour autant, des enquêtes d’opinion menées au cours des années 1970 et 199013 ont montré que la population finnophone partageait des valeurs plus conservatrices, plus nationalistes, et était plus attachée aux valeurs traditionnelles que la population suédophone. De plus, les finnophones étaient plus critiques envers les hommes

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politiques, les partis et les fonctionnaires que les suédophones14. Or, le discours du populisme finlandais s’adresse prioritairement à cette population. PS a ainsi tenté de ranimer la vieille querelle linguistique en proposant de supprimer l’enseignement obligatoire du suédois à l’école, en reprenant l’argumentaire du tout début du vingtième siècle, selon lequel le suédois apparaissait comme un élément étranger – argument qui s’accompagnait à l’époque de l’idée que ceci constituait un risque pour la sécurité d’un jeune État-nation. Le nom choisi par l’actuel parti populiste est d’ailleurs similaire à celui du mouvement des « Vrais Finlandais », un club politique créé à en 1923, et dont le but était d’abolir le bilinguisme, de réduire le statut du suédois à celui de dialecte régional et de réduire dans le même temps les fonds publics alloués à la culture suédoise15, revendications reprises à l’identique par le parti contemporain.

5 Après la Seconde Guerre mondiale, la Finlande fut le seul pays limitrophe de l’URSS à ne pas être incorporé au bloc de l’Est, mais elle dut signer en 1948 un Traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle avec Moscou, qui l’aurait obligée en cas d’attaque à combattre à ses côtés. C’est pourquoi, pendant la guerre froide, la vie politique finlandaise s’est déroulée en tenant compte de la proximité de l’URSS, dans un climat d’autocensure, situation que les étrangers ont appelé « finlandisation ». De plus les traités de paix de Moscou (1944) et de Paris (1947) interdisaient les partis fascistes, d’extrême-droite ainsi que les organisations racistes en Finlande.

6 Le tout-puissant président Kekkonen, Président de la République de 1956 à 1981, était personnellement en relation avec le Kremlin. Au motif de la situation précaire dans laquelle se trouvait son pays, il réussit à dominer le jeu politique, choisissant ministres et Premiers ministres comme le permettait la Constitution (en respectant le résultat des élections mais en tenant compte, à certains moments difficiles, des préférences de Moscou)16. En matière de politique intérieure, et plus encore en matière de politique étrangère, le consensus et l’auto-censure étaient considérés comme indispensables pour la sécurité du pays. Le grand public finit par laisser l’exercice d’un jeu politique biaisé et dangereux aux élites. Á la fin de la guerre froide, la situation changea et la Finlande passa « d’une culture silencieuse, régulée et basée sur le self-control à une culture bruyante et tapageuse et d’une certaine manière “dirigée par le peuple”17 ». La scène politique finlandaise est aujourd’hui très différente de ce qu’elle était dans les années 80 : la parole s’y est véritablement libérée, et son bouillonnement se prolonge jusque sur Internet (Les Finlandais étant comparativement très connectés18). Le populisme finlandais a particulièrement bénéficié de ce moyen d’expression, ainsi que de la libération de la parole politique qui s’est produite à ce moment-là.

L’ascension du populisme en Finlande

7 Le populisme était déjà présent sur la scène politique du pays au cours de la guerre froide ; PS est l’héritier d’un mouvement plus ancien, le « vennamoïsme ». Dans les années 60, le pays se modernisa, s’industrialisa, l’exode rural augmenta, ainsi que la pauvreté dans les campagnes et le mécontentement des classes rurales. Le parti du Centre, parti agrarien qui avait traditionnellement représenté les classes paysannes, perdit du terrain et nombre de ses électeurs se tournèrent vers un nouveau venu, le Parti rural finlandais (SMP), issu d’une faction du Parti du centre. Ce parti, fondé par Veikko Vennamo en 1966, était typiquement populiste. Très lié à la personne de son

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fondateur, un personnage au verbe haut, le « vennamoïsme » sut exploiter la déception des électeurs ruraux vis-à-vis du Parti du centre et la désorientation liée à la modernisation du pays pour prôner un retour aux valeurs paysannes. Vennamo critiquait les élites, en particulier politiques, qu’il appelait « les seigneurs délinquants ». Ce pourfendeur de la corruption et du népotisme s’en prenait aussi aux bureaucrates, aux experts de tout poil et aux intellectuels. Vennamo visait en particulier la toute-puissance du Président Kekkonen – affirmant que son pays était devenu une véritable « Kekkoslovaquie »19. Il opposait aux élites le petit peuple, honnête et travailleur, le peuple « oublié » mais plein de bon sens. Il défendait des valeurs conservatrices, chrétiennes et la culture finnoise. Les succès du SMP furent fluctuants. Son meilleur score fut de 10 % en 1970. Il entra deux fois au gouvernement dans les années 80 puis son succès diminua. Les années 90 furent marquées par une terrible récession, et le Parti du Centre reprit la main.

8 Lorsque le vennamoïsme s’effondra, quatre de ses membres fondèrent le Parti des Finlandais (PS Perussuomalaiset). Parmi eux, Timo Soini, qui avait été le dernier secrétaire du parti rural, devint président de PS en 1997. La progression de ce parti fut régulière : il entra au Parlement en 2003. Aux élections européennes de 2009, il fit un peu moins de 10 % et aux élections parlementaires de 2011 (la « grosse secousse »), PS obtint 19 % des voix (3ème parti en nombre de voix). Mais Soini refusa d’entrer dans la coalition gouvernementale, au motif que cela l’aurait obligé à soutenir une politique européenne avec laquelle il était en désaccord. Le chercheur Tapio Raunio20 a émis l’hypothèse qu’à ce motif « officiel » s’ajoutait une autre raison : le parti connaissait des dissensions internes, notamment au sujet de l’immigration : il abritait en effet en son sein une « faction » anti-immigration, menée par Jussi Halla-Aho et représentant 5,5 % du total des candidats en 2011 – soit une quinzaine de députés après cette élection. Mais une autre explication, de nature plus stratégique, peut être avancée : 34 des 39 députés de PS élus en 2011 n’avaient pas encore l’expérience de la vie parlementaire ni celle du gouvernement, et le souvenir de l’expérience du SMP était encore vivace : ce parti se mit à décliner lorsqu’il participa à des gouvernements. Ses scores baissèrent ensuite, mais aux européennes de 2014, ils remontèrent à presque 13 % (2ème position). Aux législatives de 2015, ils conservèrent cette position avec 17,65 % des voix (2ème position). PS entra alors au gouvernement. Timo Soini obtint le portefeuille des Affaires étrangères et PS obtint aussi ceux de la Justice et de l’Emploi, de la Défense et des Affaires sociales. Ces portefeuilles correspondaient aux principaux thèmes développés par le parti : l’Europe, la sécurité, l’aide aux démunis et bien sûr l’immigration.

9 L’ascension de PS repose sur des facteurs très comparables à ceux ayant favorisé le vennamoïsme : PS s’est développé lors d’une mutation de l’économie ; cette fois le passage d’une économie industrialisée à une économie basée sur les technologies de l’information. Il a bénéficié à la fois d’un désaveu du parti du Centre et du parti Social- démocrate, à une période où l’économie finlandaise était en difficulté, les suites de la récession des années 90 se faisant toujours sentir21. Depuis le milieu des années 90, le creusement des revenus a été plus rapide en Finlande que dans les autres pays de l’OCDE22 et les statistiques montrent que PS a fait son lit de la montée du chômage. Il a su rallier les déceptions et les craintes éprouvées par certains citoyens face aux changements sociétaux : rigueur économique, réforme de l’État-providence, entrée dans l’Union européenne… puis crise des migrants.

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10 La figure du leader est particulièrement déterminante dans la trajectoire et l’ascension des partis populistes. C’est Timo Soini qui a structuré le parti des Finlandais sur l’héritage du vennamoïsme, tout en le modernisant. Soini est un leader charismatique, avec une personnalité simple, aimant le contact avec les gens, la culture populaire. Tout comme Vennamo avant lui, il utilise un ton radicalement différent de celui des autres politiciens, qui a fait son succès dans les médias. Sa popularité est très grande : aux élections municipales de 2008, aux européennes de 2009 et aux législatives de 2011, il a été le candidat ayant obtenu le plus de voix à titre individuel23. Employant une rhétorique simple et dénonçant les politiciens « classiques », il a porté la parole de tous les déçus de la politique, en particulier après les gouvernements de coalitions « arc-en- ciel » menés par Paavo Lipponen (1995 et 2003)24. Des sondages ont montré que, dans les années 2000, les Finlandais en étaient arrivés à confondre les partis politiques25. Soini a également su exploiter les scandales sur le financement des partis, qui ont particulièrement affecté le parti du Centre26 qui perdit des voix au profit de PS. Cela lui a permis de se positionner comme le seul parti différent de tous les autres. Il a aussi exploité la montée de l’immigration, qui est un phénomène très récent en Finlande. Enfin, le parti a bénéficié de son opposition constante à l’Europe et aux plans de sauvetage des pays surendettés - Portugal, Irlande, Grèce - avec l’argument que les Finlandais ne devaient pas payer pour les dettes des autres Etats.

11 Mais une fois au gouvernement, Soini n’a pu tenir toutes ses promesses : il a choisi le portefeuille des Affaires étrangères (alors que celui de ministre des Finances lui revenait de droit). Or, ce poste, l’amenant à voyager et à rencontrer les grands de ce monde, le faisait appartenir à un univers qu’il avait dénigré dans ses campagnes. Pire, il fit profil bas sur les questions européennes, ce qui fut certainement la première trahison vis-à-vis des électeurs qui l’avaient soutenu sur cette question – la seconde étant la crise des migrants au cours de laquelle la Finlande accueillit sa part de réfugiés. Quelques mois après l’entrée au pouvoir de PS, un sondage indiquait en octobre 2015 que près de 60 % des électeurs de PS auraient reconsidéré leur vote si les élections s’étaient tenues alors… Au sein du parti, l’opposition entre l’aile modérée représentée par Soini et l’aile dure, ouvertement raciste, représentée par Jussi Halla-Aho se fit plus rude. Au moment de la réélection du leader du parti, Soini annonça qu’il ne serait pas candidat et Halla-Aho l’emporta. Soini quitta le parti, entraînant avec lui les modérés, qui formèrent un nouveau parti, « Réforme bleue » (Sininen Tulevaisuus). C’est ce parti qui siégea au gouvernement Sipilä jusqu’à son terme, dans une situation étrange, puisqu’il n’avait pas été élu. Réforme bleue se dit conservateur et plus modéré que PS ; il critique les autres partis, souhaitant respecter les traditions tout en ayant des visées réformatrices en particulier pour maintenir l’État-providence. Il a récemment évolué vers des positions plus dures vis-à-vis de l’immigration. Pour l’instant, c’est un parti aux résultats très modestes, qui n’a pu présenter aucun candidat à l’élection présidentielle de 2018. Aux législatives de 2019 (en l’absence de Soini, celui-ci ayant quitté la vie politique) il n’a obtenu aucun siège au parlement. En revanche, PS, écarté du pouvoir, a rapidement reconstitué ses forces jusqu’à se hisser à la 2ème place de l’élection législative de 2019. Certes, aux élections européennes, son score n’a pas été aussi brillant, mais il est tout de même arrivé en 4ème position avec des candidats dont le profil n’était pas « facile » (mais néanmoins séduisant pour une partie de l’électorat de PS) : Laura Huhtasaari est une enseignante créationniste, et , auteur de propos racistes, a été condamné pour harcèlement sexuel…

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L’idéologie du parti des Finlandais : un populisme de droite radicale

12 L’idéologie de PS, telle qu’elle a été formulée par Soini, s’inscrit dans la lignée du vennamoïsme : on pourrait même dire qu’il en est une adaptation à la situation contemporaine de la Finlande, le communisme en moins et la mondialisation en plus. Il se base sur la défense de la nation et de la culture finnoise face à la mondialisation. On reconnaît dans son discours les thèses de l’ethnonationalisme.

13 Quelques ajustements ont été opérés par Jussi Halla-Aho, qui a rectifié le tir par rapport à quelques échecs essuyés par son prédécesseur, mais globalement, le cap est le même. Les Vrais Finlandais sont un parti nationaliste, visant la défense de la culture finlandaise dans le monde, et s’adressant au « vrai peuple » finlandais, fait de travailleurs modestes, mais pleins de bon sens. Le programme de principe de 2018 débutait ainsi : « L’accent est mis sur la valeur des citoyens finlandais ordinaires et leur rôle et leur voix dans la politique, l’économie et la culture de la Finlande27… ». Soini inscrivait clairement son message dans la tradition du nationalisme finlandais, qui reposait sur la question linguistique. Celle-ci figurait en effet dans les quatre points principaux du programme électoral de 2015, aux côtés de la politique économique, de la politique de sécurité et de la politique d’immigration28. Soini avait formulé l’objectif majeur de supprimer le bilinguisme de la Constitution29, d’abolir l’obligation de suivre des cours de suédois à l’école et de réduire les émissions en suédois des télévisions publiques, mais aussi de faciliter l’apprentissage du finnois pour les immigrés. Le parti organisa une pétition contre l’enseignement obligatoire du suédois et recueillit les 50 000 signatures nécessaires pour inscrire la question à l’ordre du jour de l’Eduskunta. Mais les députés votèrent massivement contre cette proposition (134 voix contre 48). Depuis ce désaveu, le parti semble avoir pris quelques distances avec le nationalisme linguistique.

14 Le nationalisme de PS s’accompagne d’une prise de position contre le multiculturalisme, que PS présente non pas comme un fait social, mais comme une idéologie dangereuse ou comme une idée à la mode30. Dans le programme pour les législatives de 2007, on pouvait lire par exemple « Nous n’accepterons jamais les décisions qui impliquent de contraindre la population autochtone à sacrifier ses propres traditions pour s’accommoder à des cultures étrangères31 ». Il était expliqué que si les immigrés ne s’intègrent pas à la société, mais constituent des sous-cultures, cela finirait par menacer la culture finnoise… Sous Halla-Aho, la charge contre le multiculturalisme est formulée différemment, et non sans ambiguïté. PS semble reconnaître une certaine diversité culturelle en Finlande (les suédophones et les Sames étant des électeurs potentiels) : « Le cœur de la culture finnoise n’est pas constitué d’une seule tradition, attitude, opinion ou d’un « style » unique – c’est une combinaison de la langue, de l’histoire, des coutumes, des valeurs et des symboles » […] « Un Finlandais sait ce que cela signifie d’être finlandais, et être finlandais « c’est reconnaître quelque chose dans l’esprit »32.

15 La lutte contre l’immigration au nom de la défense du peuple finlandais, dans sa culture, mais aussi en ce qui concerne son bien-être matériel, constitue le cœur de l’idéologie du parti. Ce qui est paradoxal, c’est que le nombre d’immigrés en Finlande est l’un des plus faibles en Europe, même s’il est en augmentation : en 2018, selon

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Statistics Finland, 7 % de la population était née à l’étranger (par ordre d’importance : en Russie, Estonie, Suède, Irak, Somalie…). PS est sans doute conscient du fait qu’il s’est positionné comme un parti anti-immigration dans un pays où le phénomène est longtemps resté quasiment anecdotique. En fait, il joue sur le fait que l’immigration, qui était très marginale en Finlande, a très récemment augmenté (en 2015, le nombre de citoyens nés à l’étranger était encore de 4 % contre 7 % aujourd’hui), ce qui a provoqué des réactions assez négatives de la part d’un peuple qui avait très peu de contacts avec des étrangers jusqu’alors. Comme les autres partis populistes de droite radicale en Europe, PS a su catalyser les craintes et les rancœurs de segments de la population qui se sent déclassée (Soini désignait son parti comme « un parti de travailleurs sans socialisme »), non adaptée à la mondialisation, et concurrencée par l’arrivée d’étrangers sur son sol33. De plus, il ne cesse d’agiter l’épouvantail d’autres pays européens : la Suède, la France, la Grande-Bretagne sont décrites comme des catastrophes, l’immigration y ayant engendré des « ghettos », des crises sociales et du chômage. La crise migratoire récente a été une opportunité pour renforcer ce discours. Avec Halla-Aho, le parti, qui se désigne dans son programme de principe de 2018 comme un parti « du franc-parler34 », est devenu plus hostile à l’immigration et plus ouvertement raciste (durant la campagne de 2019, il a largement exploité une affaire d’abus sexuel ayant impliqué des immigrés à Oulu35). Sous Soini, PS faisait une distinction entre une immigration qui serait une charge pour le pays, et une immigration profitable, en raison du manque de main-d’œuvre en Finlande. Sous Halla- Aho, l’accent est plutôt mis sur le fait que l’immigration « n’amène pas de nouveaux contribuables en Finlande » et que de ce fait « le retour des migrants dans leur pays d’origine est le plus important … Le parti des Finlandais doit stopper toute l’immigration nuisible qui a été si coûteuse et dommageable pour la société finlandaise36 ». (Ce qui se prolonge par des allusions à une montée de la criminalité et de l’insécurité liée à l’immigration).

16 L’argumentaire anti-immigration de Ps est lié à un « chauvinisme d’État- providence37 » : pour PS, « le patriotisme c’est un égoïsme au service de la communauté finlandaise38 ». Selon le parti, il faut à tout prix éviter que les immigrés ne viennent pour profiter des conditions de vie généreuses offertes par l’État-providence. Timo Soini prenait soin de ne pas critiquer l’immigration en soi, mais les mauvaises politiques d’immigration, et disait que s’il fallait diminuer l’immigration, c’était pour que les immigrés aient de bonnes conditions de vie… et qu’ils réussissent leur assimilation à la société finlandaise sans mettre en péril la culture finnoise. Alors que sous Soini, l’objectif de PS était une politique d’assimilation ne tolérant pas d’échec (le parti prévoyait différents cas de renvoi des étrangers), sous Halla-Aho, il est davantage question de stopper toute immigration « dommageable ». De plus, l’accent est mis sur l’attribution des ressources aux Finlandais les plus modestes. En 2019, la liste de ses priorités était la suivante : « Maintien de bons services sociaux, de bons salaires et conditions de travail, de bonnes écoles, de bonnes attitudes sociales incluant le respect de l’égalité et du consensus social et d’une manière générale, une bonne Finlande », ceci s’opposant au gaspillage, par les gouvernements précédents de « milliards » dépensés pour « l’immigration et l’amélioration du monde » (alors qu’il est urgent de réparer des « écoles infectées par de la moisissure et de l’air vicié39 » . En matière sociale, plus généralement, PS reproche aux partis classiques d’avoir mal géré l’État finlandais. Il propose des mesures visant à redresser les finances publiques, tout en assurant la sécurité et le bien-être du citoyen finlandais ordinaire. PS affirme la nécessité de

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maintenir les aides aux personnes âgées, aux handicapés, aux familles modestes. La solution est toute trouvée : les coupes budgétaires doivent résulter d’une diminution des aides aux immigrés et à l’aide internationale au développement. Toutefois, la conception qu’a le parti de l’État-providence est particulière : il souhaite renforcer la responsabilité personnelle du citoyen. Cet élément, déjà présent sous la direction de Soini, semble se renforcer avec J. Halla-Aho. S’il a pour objectif une réduction du coût de la vie pour les plus modestes, le programme de principe de 2018 affirmait que « [l]e parti est opposé à l’attitude selon laquelle le gouvernement est toujours là pour fournir ce qui manque. Le parti est favorable à des services fondamentaux fournis par le gouvernement lorsque les impôts sont raisonnables et utilisés de façon compétente au bénéfice des Finlandais40 ». Par ailleurs, le programme électoral de 2019 affirme que « le présent et le futur du bien-être des citoyens finlandais nécessitent la promotion et le soutien du travail productif et d’un entrepreneuriat efficace41 ». Si certains ont cru voir dans ce volet social un programme de gauche visant à conserver le modèle nordique, il mélange une approche très sociale, mais chauvine de l’État-providence à des mesures très libérales, ce qui est typique des partis populistes de droite radicale.

17 Le contenu de la politique d’immigration voulue par PS s’est précisé lors du passage de PS au gouvernement Sipilä. Une série de mesures fut annoncée au sujet de l’immigration : les immigrés devaient être pris en charge dans des « programmes d’intégration » obligatoires, avec cours de finnois et aide à la recherche d’emploi, mais on leur attribuerait des aides sociales inférieures à celles accordées aux citoyens finlandais. Les critères de la réunion familiale devaient être durcis, l’expulsion des immigrés délinquants accélérée. En 2016, le ministère des Affaires étrangères, dirigé par Timo Soini, avait communiqué sur les réseaux sociaux afin de décourager les demandeurs d’asile potentiels de postuler en Finlande. Réforme Bleue, qui apparaissait plus modéré au début a également été en ce sens avec quelques propositions faites en vue de la campagne des législatives de 2019. Ces initiatives ne sont pas sans rappeler la politique danoise, qui, sous la houlette du Parti du peuple danois, est devenue l’une des politiques d’immigration les plus dures en Europe42.

18 Les positions prises par le parti des Finlandais amènent à évoquer renvoient à la question du racisme. Nombre de ses membres, dont les plus éminents ont publiquement tenu des propos racistes sans en être exclus. Jussi Halla-aho43 et ont tenu des propos insultants sur l’Islam (« religion de pédophiles44 » et « d’idéologie totalitaire et fasciste45 »). Halla-aho a été condamné par la Cour suprême pour « troubles contre les cultes religieux » et « agitation ethnique ». Olli Sademies, élu à Helsinki, a quant à lui suggéré de stériliser les noirs, parce qu’ils ont trop d’enfants, ceci afin d’éviter un naufrage de l’aide sociale… Il n’a pas été lui non plus exclu du parti. Les sanctions semblent plus fréquentes pour des propos pro-nazis ou fascistes que pour des propos racistes : Jussi Halla-aho a été exclu pour deux semaines de l’Eduskunta (le parlement finlandais) pour avoir déclaré que « ce qu’il faudrait à la Grèce, c’est une junte militaire ». Et l’un des rares cas d’exclusion de PS est celui de James Hirvisaari, qui s’est fait photographier en faisant le salut nazi devant l’Eduskunta. Timo Soini, pour sa part, s’est toujours gardé d’exprimer des propos xénophobes, mais il a eu, à l’évidence, une attitude très laxiste vis-à-vis des membres de son parti, cultivant une grande ambiguïté à leur égard. Néanmoins, il a lui-même été mis devant ses contradictions par un journaliste de la BBC, à qui il a expliqué qu’il ne pouvait être derrière chacun des membres de son parti. Sur la question de l’exclusion, sa position était qu’en tant que simple humain il ne pouvait condamner plus que la justice46.

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Finalement, Timo Soini trouva un moyen de couper court aux accusations de racisme qui lui était régulièrement faites : il boycottait les journaux qui l’accusaient. De son côté, Halla-Aho a un profil plus tranché. Dans son blog appelé Scripta, dont le thème est : « l’immigration, le multiculturalisme, la tolérance, le racisme, la liberté de parole et le politiquement correct », qui compte entre 3000 et 6000 lecteurs par jour, il exprime des idées très critiques envers l’immigration et le multiculturalisme. Il y a notamment écrit que « la critique d’idéologies totalitaires et fascistes comme l’Islam ne devrait pas être considérée comme du racisme ni ne devrait être considérée comme une infraction »47. De nombreux chercheurs ont observé que la montée de PS a coïncidé avec une très nette augmentation des propos racistes sur les réseaux sociaux. De plus, plusieurs membres du parti, dont Halla-Aho, sont membres d’une association ultra- nationaliste appelée Suomen Sisu48.

19 La posture ethno-nationaliste de PS s’accompagne de valeurs très conservatrices. PS défend la famille, l’éducation religieuse, la morale et l’ordre. Il souhaite une plus grande sévérité pour punir les criminels : le boxeur Tony Halme, élu à Helsinki, voulait envoyer les pédophiles, les violeurs et les dealers dans les prisons russes… Par ailleurs, sous Soini, PS a proposé une politique d’éducation très rétrograde : il souhaitait favoriser l’enseignement de l’artisanat et du design folklorique à l’école et rendre l’étude du Kalevala obligatoire à l’école ; ce recueil de légendes populaires fut compilé par Elias Lönnrot au 19ème siècle afin de promouvoir la culture et la langue finnoise à l’époque de la construction du nationalisme finlandais. Plus « droitières » encore furent les propositions de « mettre davantage l’accent sur l’éducation physique » parce que « c’est une matière concernant à la fois la santé physique et mentale49 », de noter les élèves pour leur conduite, et de réduire le nombre d’admissions dans les universités… Il est vrai que PS fustige les élites et les intellectuels. De même, les derniers programmes du parti mettent l’accent sur les valeurs « finlandaises et occidentales traditionnelles basées sur des fondamentaux chrétiens bien établis50 ».

20 En matière de politique étrangère, le programme de PS vise à défendre la souveraineté du pays. PS est hostile à une adhésion à l’OTAN, et à l’intégration européenne. PS est le parti dont la position anti-européenne a été la plus radicale et la plus constante en Finlande. Il accuse l’UE de ne pas être démocratique et de favoriser les intérêts du grand capital. PS souhaite remplacer l’UE par une « une confédération souple d’Etats indépendants travaillant pour le libre-échange et des bénéfices économiques51 ». Le parti est également favorable à un retrait de l’union monétaire et envisage de renégocier l’adhésion à l’Union52. Selon lui, les intérêts du peuple finlandais ne sont tout bonnement pas assurés dans le système européen actuel.

La fin de l’exception finlandaise

21 L’examen de l’idéologie de PS permet de constater qu’il s’agit bien d’un parti populiste possédant les caractéristiques définies par Jens Rydgren, à savoir ethno-nationalisme, xénophobie, autoritarisme et style populiste. Alors qu’il siège aujourd’hui à droite, les auteurs finlandais ont eu tendance à classer le parti des Finlandais au centre, du fait de sa filiation agrarienne mais aussi pour deux raisons : d’une part ses prises de positions oscilleraient entre droite et gauche part, d’autre part, il serait dépourvu de lien avec des organisations néo-nazies ou néo-fascistes.

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22 Or, on peut observer que la défense de l’Etat-providence n’est pas une exception parmi les autres partis populistes européens, même de droite. Lorsque Timo Soini définissait son parti comme un « parti ouvrier sans socialisme », il utilisait quasiment les mêmes mots que Jörg Haider, qui définissait le FPÖ autrichien comme un parti « social, sans socialisme ». De plus, la conception particulière que PS a de l’Etat-providence, selon laquelle l’individu est responsable de son bien-être, est justifiée en termes nationalistes : le programme de 2011 stipulait que « la santé et le bien-être sont les fondements du succès d’une nation53 ». Et le parti martèle toujours que les bénéfices de l’Etat-providence finlandais doivent être destinés aux Finlandais… Cette conception est celle d’un « Etat-providence national qui protège les intérêts du Finlandais ordinaire tout en protégeant la souveraineté politique et culturelle de la Finlande54 ». Le seul point du programme de PS qui soit nettement « à gauche » est son programme fiscal, visant à décourager la consommation « outrancière » en augmentant les impôts sur les hauts revenus et le capital. Mais cela n’a rien d’étonnant de la part d’un parti qui prend fait et cause pour « le Finlandais ordinaire ».

23 Sur la question des liens avec des organisations extrémistes, ils n’ont pas été démontrés. Cependant des sympathies se sont exprimées : nous avons évoqué le salut nazi du député James Hirvisaari, nous pourrions aussi mentionner ses propos sur l’admiration qu’il portait à Jörg Haider ou la déclaration d’admiration du député Jurho Eerola pour Mussolini… Fait plus troublant, sur la page d’accueil du blog de Jussi Halla-Aho, se trouve un lien renvoyant vers le site Gates of Vienna, un site donnant la parole à des néo-nazis et tenants de la thèse du grand remplacement entre autres, où écrivait Anders Breivik55. Il y avait également un lien vers le blog de Mikko Elillä, aujourd’hui désactivé pour cause d’incitation à la haine racisale56. Au total, l’examen du programme de PS ne laisse guère entrevoir de différences significatives avec ceux des autres partis populistes de droite radicale, tels le Rassemblement national en France : leurs positions anti-européenne, nationaliste, anti-immigration et pour le maintien d’une protection sociale étendue sont comparables. Si l’on examine l’électorat de PS, on constate qu’il a le profil-type de l’électorat d’extrême-droite en Europe : les électeurs sont plutôt jeunes, masculins, peu diplômés et se sentent exclus ou déçus par les partis traditionnels. Depuis 2011, cet électorat s’est élargi à une partie de l’électorat social- démocrate et de l’électorat du parti de la Coalition nationale, plus les abstentionnistes (1/5ème des électeurs de PS en 2001 s’étaient abstenus aux élections de 2007). Ce profil d’électeurs reste vrai en 2019, même si PS, se présentant aujourd’hui comme le « seul » parti authentiquement conservateur face à des partis représentant diverses facettes du libéralisme, a réalisé de bons scores dans certains quartiers favorisés, en particulier à Helsinki57.

24 Pour toutes ces raisons, il semble bien que la théorie de « l’exception finlandaise » soit périmée. Le succès de PS est en passe de marquer durablement la vie politique finlandaise. Dans un premier temps, les autres partis l’ont considéré comme un parti « comme les autres » et ont, pour le centre et les conservateurs, accepté de siéger avec lui au cabinet Sipilä. Certes, cette période fut celle d’échecs notables pour PS : en termes de politique, ce furent l’échec par exemple de son projet de finnisation de l’éducation, de sa campagne contre la loi pour le mariage pour tous, ou en matière d’immigration puisque durant la crise des migrants, la Finlande dut accueillir son lot de réfugiés, contrairement à ce qu’avait promis PS lors de sa campagne (néanmoins, si ce dossier fut un échec pour Réforme bleue, remplaçant PS au gouvernement après la

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scission du parti, il fut très bénéfique à PS passé dans l’opposition). Tout cela semble plaider en faveur de l’argument que les partis populistes en général résistent mal à l’épreuve du pouvoir58. Quelques mois après son entrée au gouvernement en 2015, les sondages indiquaient que les électeurs commençaient à être déçus des concessions faites par le parti au sein de la coalition (en octobre 2015, un sondage indiquait que près de 60 % des électeurs ayant voté pour PS auraient reconsidéré leur vote si les élections s’étaient tenues alors, et qu’une partie de ces votes se serait reportée sur les Sociaux- démocrates59).

25 Pour autant, ce que l’on constate, c’est que le phénomène du populisme radical de droite s’est profondément inscrit dans la vie politique finlandaise. Le discours de PS a brisé le consensus traditionnel et a amplifié l’expression des mécontentements et des craintes envers les évolutions sociétales. Il a libéré la parole xénophobe avec une intensité étonnante et d’une manière qui aurait été impensable il y a une vingtaine d’années. La fulgurante ascension du populisme de droite radicale en Finlande a obligé les autres partis à se positionner vis-à-vis de lui, voire à reprendre ses thèmes. On peut par exemple citer le très remarqué discours du Président de la République, Sauli Niinistö (du parti du Centre), lors de l’ouverture de la session parlementaire de février 2016. Le Président a parlé du phénomène migratoire comme « d’un problème sérieux » mettant en question « l’Europe, la Finlande, le mode de pensée occidentale et nos valeurs » … « Encore quelques années auparavant, nous exportions nos valeurs et les considérions comme indiscutables, maintenant nous devons nous demander si nous pourrons les préserver60 ». Quant à la gauche, en particulier les Sociaux-démocrates, ils ont été obligés de se positionner par rapport à PS.

26 Le parti des Finlandais est bien parti pour marquer, de façon durable, la scène politique finlandaise par ses idées. Aux législatives de 2019, le nouveau PS, sous la houlette de Jussi Alla-Aho, a raffermi ses thèses sur l’immigration et sur l’Europe (affirmant que l’objectif est de la quitter à plus ou moins long terme, ainsi que de quitter la zone euro). Il a obtenu 17,7 % des voix, soit la seconde place au scrutin après les Sociaux- démocrates. Sa position actuelle, dans l’opposition, lui donne l’avantage de développer sa critique des gouvernants sans endosser d’éventuels échecs politiques… Tout en jouissant d’une liberté de parole lui permettant de pousser le bouchon toujours plus loin hors des limites du droit et de la morale, en particulier sur le thème du racisme.61 La Finlande s’était crue immunisée contre le populisme de droite radicale, mais en réalité elle semble emprunter le même schéma que beaucoup de pays européens et elle assiste à un développement auquel elle n’était pas préparée, tant sur le plan des instruments juridiques (la loi anti-discrimination ne date que de 2004), que sur le plan des mouvements sociaux : les associations de lutte contre le racisme, quoiqu’en plein développement, sont encore débutantes, ce pays n’en ayant jamais connu le besoin auparavant. A l’heure où nous écrivons, les sondages indiquent que le parti des Finlandais, depuis plusieurs mois, est le parti ayant le plus fort soutien populaire dans le pays62.

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NOTES

1. Le politologue allemand Herbert Kitschelt écrivait encore en 2007 qu’il était très peu probable qu’une droite radicale se développe en Finlande et en Suède. Herbert Kitschelt, « Growth and Persistence of the Radical Right in Post-Industrial Democracies: Advances and Challenges in Comparative Research », West European Politics, vol. 30, n° 5, 2007, p. 1176-1206. 2. Jens Rydgrén, « Introduction », in : Class politics and the radical right, Jens Rydgren (éd), London, Routledge, 2013. 3. Le terme Perussuomalaiset signifie plutôt « les Finlandais ordinaires » ou « typiques ». La traduction par l’expression « Vrais Finlandais » a été jugée vexatoire pour les Finlandais n’appartenant pas à ce parti, c’est pourquoi, en 2011, le parti a décidé de traduire son nom finlandais par « parti des Finlandais ». Cf : True Finns name their party « The Finns », Yle, 21/08/2011, http://yle.fi/uutiset/quottrue_finnsquot_name_their_party_quotthe_finnsquot/ 2807245 4. Iso jytky, parfois traduit par « la grosse bombe » dans la presse. Ce terme évoquant une explosion avait été utilisé par le leader du parti des Vrais Finlandais, Timo Soini, pour désigner le phénomène par lequel son parti, un petit parti d’opposition, avait rapidement émergé pour devenir un parti de gouvernement. 5. Dans un contexte particulier opposant un président Niinistö, très populaire, à un ensemble de partis très fragmenté. 6. Aux européennes de 2019, il est arrivé en 4ème position avec 13,8 % des voix. 7. La coalition formée après les élections législatives de 2019, dirigée par Sanna Marin, réunit le parti Social-démocrate, le parti du Centre, la Ligue verte, l’Alliance de gauche, et le parti du Peuple suédois. 8. Le roi Erik de Suède lança des croisades en direction de la Finlande en 1150, la conquête fut achevée en 1323 et la Finlande fit partie intégrante du royaume de Suède jusqu’en 1809 ; elle devint alors un grand-duché de l’empire russe. 9. Max Engman, « Finns and Swedes in Finland, » in : SvenTägil, (éd.) Ethnicity and Nation Building in the Nordic World, London, Hurst, 1995. Matti Klinge, Från lojalims till rysshat, Stockholm, Ordfront, 1988. Kenneth Mac Rae, Conflict and Compromise in Multilingual Societies. Finland. Helsinki, The Finnish Academy of Science and Letters and Wilfrid Laurier University Press, 1999. 10. L’Ordonnance sur la langue de 1863 déclara que le « finnois est sur un pied d’entière égalité avec le suédois pour toutes les questions concernant directement la partie finnophone de la population ». 11. Les premières manifestations de ce clivage politique se situèrent dans les années 1870 : au parlement, deux états (noblesse et bourgeoisie) étaient dominés par le Parti suédois et les deux autres (clergé et paysannerie) par les partis représentant des finnophones. Lorsque le suffrage universel fut mis en place en 1906, le parti du Peuple suédois fut créé. Selon P. Pesonen et O. Riihinen, « les disputes linguistiques furent très importantes entre la fin des années 1880 et la fin des années 1930 ». La loi constitutionnelle de 1919 reconnut le suédois et le finnois comme langues officielles du pays et garantit le droit de chaque citoyen d’utiliser sa propre langue Pertti Pesonen, Olavi Riihinen, Dynamic Finland, The Political System and the Welfare State, Helsinki, Studia Fennica, Historica, 2002. 12. K. Mac Rae, Conflict and Compromise in Multilingual societies, op. cit. 13. Ibid., p. 166. 14. Les suédophones représentent autour de 5 % de la population finlandaise de nos jours. 15. Pekka Kalevi Hämäläinen, Nationalitetskampen och språkstriden i Finland, 1917–1939, Helsingfors : Holger Schildts Förlag, 1969.

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16. Voir par exemple : Lauri Karvonen, Parties, Governments and Voters in Finland, Colchester, ECPR Press, 2014. C’est surtout au cours de son troisième mandat (1968-1974) que la politique de Kekkonen fut autoritaire, le président se posant en seul gardien de l’intérêt national. À ce titre, il mena une diplomatie personnelle avec le Kremlin (par ex. affaire de la négociation de la frontière finno-soviétique en juin 1968), tandis que la politique de sécurité devint pour lui une compétence personnelle. Il parvint aussi à dominer le Parlement et la vie politique (avec par exemple l’éviction du parti conservateur de la Coalition nationale des gouvernements entre 1966 et 1987 pour des « motifs généraux ». Pour plus d’exemples, cf. David Arter, Scandinavian Politics Today, Manchester University Press, 1999, pp. 332 s. De nombreux débats et controverses ont eu lieu, après la guerre froide, sur le rôle de Kekkonen dans la politique finlandaise. Cf. Jason Lavery, « All of the Presidents’ historians: The Debate over Urho Kekkonen », Scandinavian Studies, vol. 75, n° 3, Fall 2003, pp. 375-398. 17. Johanna Korhonen, « Ten Paths to populism, How Silent Finland Became a Playing Field for Loud Populism », in: Populist Fantasies – European Revolts in Context, C. Fieschi, M. Morris, L. Caballero (eds), Counterpoint, September 2012, p. 220. 18. Le taux de pénétration d’Internet en Finlande était en 2019 de 94 %, soit l’un des plus élevés en Europe. Internet World Stats, https://www.internetworldstats.com/stats4. 19. La toute-puissance du Président Kekkonen (avec l’appui de Moscou) était telle qu’en 1973 une loi d’urgence étendit ses pouvoirs pour quatre années supplémentaires, ce que le Président justifiait en disant que s’il ne restait pas au pouvoir, les Soviétiques n’accepteraient pas que la Finlande signe le traité de libre-échange qu’il était en train de négocier avec la CEE. Aux élections de 1978, le candidat Kekkonen, ayant obtenu le soutien de neuf partis, se fit réélire en refusant de débattre avec ses opposants. 20. Tapio Raunio, « The Finns: Filling a Gap in the Party System », in: Exposing Demagogues. Right- Wing and National Populist parties in Europe, K. Grabow,F. Hartleb (eds), Berlin, Center for European Studies, Konrad Adenauer Stiftung, 2013. 21. Alain,Lefèvre, « La Finlande dans la crise et l’évolution de son modèle social », Nordiques, n° 23, 2010, p. 27-39. 22. Statistics Finland, Income Distribution Statistics, 2007, 2008, 2009. 23. Les Finlandais votent à la fois pour des partis et pour des noms. 24. La coalition arc-en-ciel du gouvernement Lipponen II réunissait les Sociaux-démocrates, l’Alliance de gauche, le parti de la Coalition nationale, la Ligue verte, et le parti populaire suédois. 25. J. Jokela, K. Korhonen, « No longer a model pupil in European politics? Finland’s EU policy after the general elections », Commentary, 28th April 2011, n° 6. European Policy Institutes Network. https://epin.org/ 26. Les responsables de ce parti avaient « omis » de déclarer toutes leurs sources de financement pour la campagne de 2007 (ce qui est obligatoire mais non sanctionné par la loi). 27. The , Principle Program, 19/10/2018. https://www.perussuomalaiset.fi/wp- content/uploads/2019/06/Periaateohjelma-19.10.2018_SU_In-English.pdf. La question était également très développée dans le programme de 2007. 28. The Finns Party, Finns Party – Elections 2015. The Main concerns. https:// www.perussuomalaiset.fi/kielisivu/in-english/ 29. L’article 17 de la constitution finlandaise de 2000 stipule que « les langues nationales de la Finlande sont le finnois et le suédois ». Elle garantit le droit de chacun à utiliser sa propre langue devant les administrations, et accorde également aux Sames et aux Roms, le droit de développer leur propre langue et culture. 30. Voir les propos de la sociologue Anna Rastas et de l’ombudsman contre les discriminations Kirsi Pimiä in : « Researcher : Populists use misleading immigration language to their advantage », Helsinki Times, 30/07/2015.

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31. Perussuomalaisten eduskuntavaaliohjelma, 2007. https://www.perussuomalaiset.fi/tietoa- meista/puolueohjelma/ 32. The Finns party, The Finns Party Principle Program, 19/10/2018. https:// www.perussuomalaiset.fi/wp-content/uploads/2019/06/Periaateohjelma-19.10.2018_SU_In- English.pdf. 33. Jussi Halla-Aho se positionne davantage comme le seul vrai parti de droite et est parvenu à attirer des électeurs plus urbains et plus favorisés. 34. The Finns Party, Principle Program, 19/10/2018. 35. L’affaire a sa page Wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/ Oulu_child_sexual_exploitation_scandal 36. The Finns Party, Vote Back Finland, Election program 2019. 37. Le welfare state chauvinism, concept difficilement traduisible, désigne le fait de réserver les prestations sociales de l’Etat-providence à une catégorie de la population, notamment définie sur des bases ethniques, au lieu de les attribuer selon des principes égalitaristes et universalistes. 38. Fit for the Finns – The Finns’s party election programme for 2011 – summary. https:// www.perussuomalaiset.fi/wp-content/uploads/2013/04/ Perussuomalaisten_eduskuntavaaliohjelma_2011-english_summary_2.0.pdf 39. Vote Finland Back, op. cit. 40. The Finns party Principle Program, 19/10/2018, op. cit. 41. Ibid. 42. Blanc-Noël, Nathalie, « Régner sans gouverner – ou presque : le cas du parti populiste danois, un populisme établi », Politeia, n° 24, automne 2013. 43. Jussi Halla-aho est député européen et député à l’Eduskunta. 44. Propos tenus sur Scripta, le blog de Jussi Halla-Aho, en juin 2008. http://www.halla-aho.com/ scripta/ 45. « Toisinajattelijana Suomessa – Policyn haastattelussa Jussi Halla-aho », Policy 1/2008, p. 16. 46. « BBC Hard Talk grills Timo Soini on Racism », Feb. 2013, https://www.youtube.com/watch? v=2tqn9BrpEkA 47. « Toisinajattelijana Suomessa – Policyn haastattelussa Jussi Halla-aho » Policy 1/2008, p. 16, Helsingin yliopiston Valtio-opin Opiskelijat ry. Voir aussi : Soeren Kern, « Muslim Immigration Transforms Finland », 28 April 2011, Gatestone Institute, http://www.gatestoneinstitute.org/ 2075/finland-muslim-immigration. On peut trouver sur Wiki quote un florilège de déclarations racistes, mais aussi pro-nazies écrites par Jussi Halla-Aho sur le blog Scripta. M. Halla- Aho publie également des textes sur le blog d’extrême-droite Gates of Vienna, sur le blog Multicultural discourse in Finland and Sweden et sur divers blogs extrémistes, tels Homma, un blog anti-immigration. Le terroriste et néo-nazi Anders Breivik, auteur de la tuerie d’Utøya en Norvège en 2011 avait cité Jusssi Halla-Aho comme une source d’inspiration idéologique… A noter qu’un des créateurs du blog Homma, Mattias Turkkila, est devenu rédacteur en chef du journal du parti PS, Perussuomalainen. 48. Cette association se dit nationaliste et patriote. Elle est opposée à l’immigration, au multiculturalisme, défend la souveraineté de l’Etat et s’oppose à la supranationalité. Les députés Olli Immonen, James Hirvisaari et , élus en 2011, en sont membres. Jussi Halla-Aho en a démissionné en 2019. Jutila, Karina, Sundell, Björn, « The Populism of the Finns Party, Fun or Ugly ? » E2 Think tank, http://archive.gef.eu/uploads/media/ Full_Article_The_Populism_of_The_Finns_Party_-_Fun_or_Ugly.pdf. Arter, David, « The Breakthrough of Another West European Populist Radical Right Party? The Case of the True Finns », Government and Opposition, vol. 45, n°4, 2010, p. 484-504. Simo Grönroos, Suomen Sisun 10- vuotishistoriikki, Helsinki, Suomen Sisu, 2008. https://www.suomensisu.fi/esittely/ 49. Fit for the Finns – The Finns party’s election programme for the parliamentary election 2011, op.cit.

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50. The Finns’ party European Union policy, 21/1/2019. https://www.perussuomalaiset.fi/wp- content/uploads/2019/05/EUpolitiikkaENG_2019.pdf 51. Ibid. 52. Ibid. 53. Fit for the Finns, op. cit. 54. Johan Nordensvald, Markus Ketola, « Nationalist reframing of the Finnish and Swedish Welfare State : the Nexus of Nationalism and Social Policy in Far-right Populist parties », Social Politics and Administration, vol. 49, n° 3, May 2015. 55. https://www.halla-aho.com/scripta/johdanto_uudelle_lukijalle.html (consulté le 26/06/2020). 56. http://mikkoellila.thinkertothinker.com/ (consulté le 26/06/2020). Voir aussi note 44. 57. Kimmo Grönlund, Kim Strandberg, eds. Voting and public opinion in Finland, The parliamentary election of 2019, Åbo Akademi, Institutet för samhällsförskning, 2019. https://www.abo.fi/wp- content/uploads/2019/07/Voting-and-Public-Opinion-in-Finland.pdf 58. Nathalie Blanc-Noël, « When governing is losing advantage. Denmark and Finland, two opposite cases of radical right parties’ influence on policy making », in : Do They Make a Difference ? The Policy Influence of Radical Right Populist Parties in Western Europe, B. Biard, L. Bernhard, H-G. Betz, ECPR Press/Rowman and Littlefield International, 2019. 59. « Fewer than half voters would recast their vote for Finns party », Helsingin Sanomat, 23 oct 2015. 60. Sauli Niinistö jyrähti: « Polttopullo rakennukseen on minulle vieläkin murhapoltto », Uusi Suomi, 1/1/2016. 61. N. Blanc-Noël, « When Governing is losing advantage »… op. cit. 62. Plus d’un cinquième des électeurs (21,7 %) ont exprimé leur soutien à PS et ces mêmes sondés sont aussi ceux qui sont le plus sûrs de leur choix, déclarant à 61 % être « absolument certains » de voter pour PS. « Finns Party leads way, support for ruling parties at 53 % », 13/02/2020, Alma Media, https://www.helsinkitimes.fi/finland/finland-news/politics/17326-alma-media-finns- party-leads-way-support-for-ruling-parties-at-53.html

RÉSUMÉS

Jusqu’au début du 21ème siècle, la Finlande passait pour une exception politique en Europe, n’étant pas concernée par la montée du populisme de droite radicale. Cette situation changea du tout au tout au cours des années 2010, en particulier lorsque le parti des Finlandais obtint le second meilleur score aux élections législatives de 2011. Depuis lors, ce parti constitue l’une des toutes premières forces politiques dans ce pays. Cet article explore ses origines historiques ainsi que son idéologie, du Parti rural fondé par Veikko Vennamo dans les années 1960 jusqu’au parti des Finlandais et à Réforme Bleue aujourd’hui.

Until the beginning of the 21st Century, Finland was said to be a political exception in Europe, as this country seemed to be untouched by the rise of radical right-wing populism. This situation dramatically changed during the first decade of the Century, especially in 2011, when the Finns party obtained the second best score at the parliamentary election. Since that time, the Finns have been one of the major political forces in Finland. This paper explores the historical origins

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of the party and its ideology, from the Finnish rural party founded in the 1960’s by Veikko Vennamo to the present Finns and Blue reform parties.

INDEX

Mots-clés : parti politique, populisme, Finlande Keywords : political party, populism, Finland

AUTEUR

NATHALIE BLANC-NOËL maître de conférences en Science politique, directrice-adjointe de l’IRM, Université de Bordeaux.

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Le primitivisme emphatique et critique. Les voies du primitivisme finlandais dans Putkinotko de Joel Lehtonen

Riikka Rossi

Introduction

Il est, aux abords de la Carélie, dans le sud du Savo, une contrée belle et sauvage. Le lac Saïmaa, qui, ailleurs, peut être large et dégagé, s’y trouve tellement resserré entre ses rives que rares sont au large les endroits d’où ne soit visible le rivage opposé, d’où, comme en pleine mer, l’eau ne semble partout se confondre avec l’azur. […] Les rives sont sauvages et sombres, presque un peu terrifiantes. L’intérieur des terres est ici presque aussi sauvage que les bords du lac. Les habitations y sont peu nombreuses, séparées les unes les autres par les mêmes détroits, vallées, golfes et étangs à demi recouverts de mousse. […] L’aridité des terres et les obstacles créés par les eaux expliquent en partie que, dans cette région, on puisse trouver des gens qui, en plus d’une pauvreté générale, soient quelquefois si incultes, si indolents, si obstinés, voire si superstitieux et d’un abord si rugueux, qu’ils font presque penser aux sauvages les plus primitifs […] Et cela est

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d’autant plus étrange que le centre de la civilisation, la ville, ne se trouve qu’à quelques dix kilomètres.1

1 Le roman Putkinotko. Kuvaus laiskasta viinarokarista ja tuhmasta herrasta (1919-1920, tr. en français La Combe aux mauvaises herbes. L’histoire du Bouilleur de cru paresseux et du maître bête)2 de Joel Lehtonen s’ouvre sur une description ambivalente de la forêt finlandaise. Les deux premiers chapitres du roman transportent le lecteur dans un milieu à la fois beau et sauvage, sombre et aride, même un peu terrifiant. La ville, « le centre de la civilisation » se trouve à une distance de dix kilomètres, mais nul chemin n’y mène, sinon de mauvais sentiers grimpant sur les collines. Le peuple de cette région fait penser aux sauvages les plus primitifs, selon le narrateur du roman. Ce dernier, qui observe et documente la région sauvage et ses habitants, représente l’œil civilisé et anthropologique. Étudiant la nature et les paysans des régions isolées de la province du Savo, le roman de Lehtonen dépeint la vie des « hommes de la forêt » et met en parallèle l’existence du peuple finlandais avec celle des indigènes. L’auteur, qui considérait son roman comme un ouvrage sur « la vie d’un peuple sauvage »,3 fut inspiré par des études anthropologiques de l’époque portant sur les premières cultures de l’histoire humaine et la vie des peuples exotiques. Lehtonen connaissait bien les travaux d’Edward Westermarck, un anthropologue finlandais, célèbre même sur le plan international. De fait, Lehtonen avait traduit du suédois en finnois une étude de Westermarck, une série de lectures sur sa pensée centrale, Ur sedernas historia (L’histoire des mœurs, 1911)4. Dans l’esprit de Westermarck, qui a étudié les peuples d’Afrique du Nord, Lehtonen s’est également rendu en Afrique et en 1914, il a passé quelques mois en Tunisie. Inspiré par ce voyage, il écrivit un recueil de poèmes intitulé Puolikuun alla. Matkakuvia ja muistelmia murjaanien maasta. (Sous le croissant de lune. Images et mémoires du pays des Maures) qui parut la même année que la première partie du roman Putkinotko, en 19195. Dans ce recueil orientaliste, il compara les nomades du désert aux pauvres gens du monde rural finlandais ; les tentes des Bédouins aux taudis sordides des Finlandais.

2 Dans cet article, nous proposons d’étudier, à travers le roman Putkinotko de Lehtonen, les formes du primitivisme dans la littérature finlandaise et d’examiner les rencontres du primitif et du civilisé dans l’imaginaire de l’époque. Le roman de Lehtonen, en effet, offre un bel exemple du primitivisme dans la littérature finlandaise6. La littérature des années 1910 et 1920, que Kai Laitinen appelle « l’âge d’or de la prose finlandaise », se caractérise surtout comme une grande vague de peinture du peuple finlandais dans le monde rural et primitif7. Dans la littérature de l’époque, les classes agraires sont devenues essentielles pour imaginer le primitif entre nous et pour raconter l’histoire d’une jeune nation à la veille de la modernité8. Au lieu de la ville et de la vie urbaine, l’œuvre de Lehtonen, comme celle de Frans Emil Sillanpää, Ilmari Kianto, Maria Jotuni ou Juhani Aho, met souvent en scène la Finlande des champs et des villages provinciaux. De plus, le monde urbain représenté par ces auteurs est souvent peuplé par un homme primitif, un homme « civilisé », mais troublé par ses passions primitives, ses instincts et les atavismes du passé. Lehtonen fut un cosmopolite, qui séjourna longtemps à l’étranger et connaissait les grandes villes du XIXe siècle par cœur, de Paris à Rome. Néanmoins, dans la sémiologie de Lehtonen, le monde rural et les forêts tenaient un rôle de prédilection ; un monde éloigné et opaque, qui enchante, terrifie et remet en question la modernité et la cité9. Pour Lehtonen, lecteur de Friedrich

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Nietzsche, le côté primitif des forêts finlandaises et de ses habitants représente une source de transgression esthétique et morale, un lieu symbolique pour libérer la passion et l’émotion, contraire au logos et la rationalité supposée de la civilisation.

3 En outre, l’analyse du roman de Lehtonen nous permet de réfléchir sur l’idée du primitivisme en tant que conception esthétique et courant littéraire. Même si le primitivisme a été fréquemment considéré comme un projet colonisant de l’époque impérialiste, il nous semble nécessaire de nuancer et de réviser ce point de vue afin de mettre l’accent sur le potentiel critique du primitivisme littéraire et artistique, voire sur son horizon décolonisant, pour citer Ben Etherington10. Comme le souligne Etherington, pour de nombreux auteurs et artistes, le primitivisme marqua une esthétique réactionnaire contre le pouvoir de la politique impérialiste, et au sens large, contre l’ordre social du système capitaliste11. En effet, les récits du primitif constituent souvent une rhétorique ambivalente qui défie les hiérarchies de la domination sociale et des attitudes coloniales qu’ils décrivent.12 Nous proposons de définir cette conception du primitivisme comme un « primitivisme emphatique », qui découvre le monde dit primitif du point de vue de l’homme primitif et oppressé, en reconnaissant ses sentiments, et en dirigeant la sympathie du lecteur implicite vers lui13. L’effet dégénératif de la civilisation est une idée récurrente dans le primitivisme de l’époque, dans lequel la civilisation occidentale est souvent remise en question. Prenons, par exemple, Heart of Darkness (1902, tr. Au cœur des ténèbres) de Joseph Conrad, célèbre roman sur un voyage le long d’un fleuve au cœur de l’Afrique noire. En décrivant la route vers la jungle ténébreuse, le roman de Conrad dévoile l’exploitation colonialiste et, d’une manière allégorique, suggère qu’en fin de compte le vrai « cœur des ténèbres » se trouve en Occident et non dans le monde primitif.

4 Ce point de vue critique marque aussi l’œuvre de Lehtonen14. Le primitivisme de Putkinotko fait également surgir une transgression vis-à-vis de la civilisation et remet en question le progrès de la modernité. Dans le roman de Lehtonen, la voix du narrateur externe, qui emprunte la rhétorique du discours anthropologique de l’époque, contraste avec le point de vue de l’homme primitif, sa pensée et ses émotions narrées par le discours indirect libre : l’œuvre met en scène son expérience de l’injustice et de l’oppression, ses espoirs et sa nostalgie d’un monde meilleur. En fin de compte, l’homme civilisé se montre sauvage surtout au sens moral, tandis que la famille primitive garde des valeurs morales absentes de la civilisation environnante, comme la solidarité et l’amour du prochain, des valeurs humaines qui sont censées suggérer l’avenir de la nation finlandaise.

5 Néanmoins, il importe ici de souligner que le primitivisme est un concept ambivalent qui a été utilisé pour légitimer divers points de vue idéologiques et politiques. La notion de primitif, en effet, oscille entre deux idées et évaluations presque opposées : ce qui est primordial et pur à l’origine, d’un côté, et ce qui est brut, peu développé et barbare, d’un autre côté15. Le malaise de la civilisation, toutefois, fournit un fil rouge qui nourrit les divers récits du primitivisme. Comme le montrent Arthur Lovejoy et George Boas, dans leur ouvrage classique sur le primitivisme dans l’Antiquité, le désir de sortir de la civilisation peut se manifester sous des formes diverses : la forme chronologique, en tant qu’une nostalgie des premiers temps de l’histoire humaine, ou bien sous la forme culturelle de l’exotisme des cultures isolées de la société occidentale16. Il est important aussi de se souvenir qu’il s’agit d’une notion métaphorique qui peut être conçue comme l’autre de la civilisation urbaine. Comme l’indique Marianna Torgovnick dans ses

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études Gone Primitive (1990) et Primitive Passions (1996), d’une certaine manière, le primitif fournit un sous-texte de la modernité, qui n’existe pas sans le primitif ; d’une manière implicite ou explicite, le monde moderne se définit toujours par rapport au primitif qu’il tient à contester17. Le rapport entre le primitif et le civilisé est une sorte de chiasme : le moderne n’existe pas sans son autre, et notre idée du primitif est toujours imprégnée par des conceptions de la civilisation occidentale.18 Cette hantise de l’archaïque s’étend jusqu’au modernisme littéraire et artistique. Comme le suggère Michael Bell, le modernisme peut être conçu comme une sorte d’anthropologie, qui marqua un retour aux mythes et archétypes pour en constituer une mythopoïétique moderne19.

L’homme primitif et ses émotions

6 Putkinotko de Joel Lehtonen raconte l’histoire d’une famille de métayers pauvres qui nourrissent une haine contre leur propriétaire, et qui, en signe de protestation contre les injustices dans la condition des métayers, laissent sa ferme tomber dans une ruine complète et vivent dans un sauna délabré. Le père de la famille, appelé Juutas Käkriäinen, dont le nom est la version finnoise du biblique « Judas », est comparé à un sauvage : « Oui, son apparence est bien un peu celle d’un animal, que, dans les pays du sud, on appelle un homme des bois ». Avec sa barbiche, ses cheveux et ses poils roux, il possède même des traits démoniaques. Il est ignorant de la société civilisée, mais muni d’un savoir primitif sur la nature. Sa femme Rosina, active et énergique, reste plus ouverte à la société civilisée, mais elle aussi, ressemblant « à une belle indienne », est mise en parallèle avec les sauvages.20

7 Conformément à l’idée d’une étude ethnographique, Putkinotko documente la vie quotidienne et les activités ritualisées du peuple rural. Néanmoins, il s’agit d’un roman ambivalent et hybride qui, dans le cadre d’une étude de mœurs réaliste-naturaliste, procède à un mélange des genres. La durée du récit, qui se limite à une seule journée, se conforme à un temps narratif propre à l’écriture moderniste. Le récit est polyphonique : la narration du roman est focalisée sur de nombreux personnages. Écriture amalgame, Putkinotko fusionne la poétique d’idylle avec le grotesque rabelaisien et s’inspire du folklore et de la mythologie finlandaise. La beauté sublime de la nature finlandaise, qui fait surgir la description d’une journée estivale, contraste avec les éléments carnavalesques du récit, les gestes vulgaires et la parole bruyante de la famille de « sauvages », leurs rires et leur joie de vivre, leurs cris de colère et jurons que fait entendre le discours romanesque. La nostalgie du paradis perdu, le mythe éternel de la littérature et de la culture du début du XXe siècle nourrissent l’ambiance à la fois grotesque et mélancolique du roman.

8 Ce mélange des styles se manifeste aussi dans la peinture des personnages romanesques de Lehtonen qui constituent des types contradictoires. D’une part, la figure d’un métayer paresseux est décrite en opposition au portrait d’un paysan laborieux, l’idéal du peuple pour le mouvement nationaliste du XIXe siècle. Cet archétype du Finlandais fut notamment créé dans la poésie de Johan Ludvig Runeberg (1804–1877)21. Le portrait de l’humble peuple finlandais côtoie l’idée du bon sauvage romantique voyant dans le primitif un état « adamique » et « innocent » du premier homme, à la fois un enfant de la nature et un sauvage noble, une figure qui reflète la nostalgie de la nature parmi les classes cultivées. Dans le monde idyllique de Runeberg, le pauvre métayer accepte son

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sort, simplement et sans se lamenter, en pensant que sa vie est entre les mains du Bon Dieu. Les rapports entre les classes supérieures et inférieures entre les pouvoirs autoritaires et le peuple restent harmonieux, étant donné qu’il s’agit de l’ordre naturel, voulu par Dieu. Dans le cadre de ce nationalisme romantique, la pauvreté peut être acceptée, parce qu’il ne s’agit que d’une phase temporaire vers une société meilleure. L’amour de la patrie a souvent été conçu comme une sorte d’attente : le patriotisme se fonde sur la promesse de la réalisation d’un idéal national. L’attente de la réalisation de cette promesse engage les gens à travailler pour la nation, à endurer des moments difficiles, même à se sacrifier pour elle.22

9 Le roman Putkinotko de Joel Lehtonen refuse, pourtant, de garder cette harmonie de l’idylle, l’attente de l’égalité à l’avenir et thématise le conflit entre les classes sociales. La condition difficile des métayers fut un des problèmes qui ont conduit à l’éclatement de la guerre civile finlandaise de 1918. La question sur le droit de posséder la terre, qui a été tenue pour une des raisons de la pauvreté rurale en Finlande23, contribue au primitivisme du roman : en représentant les pauvres métayers en tant que des indigènes oppressés et privés de la terre natale qu’ils cultivent, Lehtonen interprète la politique agraire de l’époque comme une forme de colonialisme interne.24 Le roman met en scène les faiblesses dans le statut d’un locataire de la terre et relève de la réalité historique. Depuis une vingtaine d’années, la famille Käkriäinen a vécu avec la peur d’être expulsée de sa maison. Le propriétaire de Putkinotko menace de les chasser s’ils ne réalisent pas les travaux et les réparations qu’il impose. Même un accord convenable leur a manqué : au début, il n’y eut qu’un accord verbal concernant leur droit d’y habiter. Ensuite, un contrat écrit fut signé. Le nom du propriétaire, Muttinen (mutta = « mais » en finnois) illustre l’hésitation qui le caractérise, et cristallise son incapacité à résoudre le statut de ses métayers : ses promesses d’un avenir meilleur sont toujours accompagnées d’un « mais », indiquant une condition souvent impossible à atteindre par les métayers.

10 De cette manière, le roman de Lehtonen pose la question des inégalités économiques dans le monde rural, et même celle de l’exploitation des pauvres gens, dont la corvée permet aux propriétaires de mener une vie confortable. Dans le primitivisme critique de Lehtonen, les émotions et l’empathie narrative25 jouent un rôle important : le lecteur implicite du roman est amené à reconnaître les sentiments des primitifs sous l’oppression et à sentir une indignation morale face aux injustices sociales du monde rural. La perspective des pauvres gens, représentée par le discours indirect libre et la focalisation interne, permet au lecteur de se mettre à la place des personnages, de se reconnaître, et même de s’identifier à eux avec la gamme de leurs émotions : espoirs, joie et déception, mélancolie et honte, et même jusqu’à la haine et la colère suscitées par l’inégalité. Le point de vue de la mère de la famille, Rosina, joue un rôle important. La narration focalisée par la mère révèle son souci de l’avenir, pour ses enfants en particulier. La terre qui nourrit la famille éveille l’amour en elle, mais le sentiment d’injustice suscite une haine profonde : Mais, en même temps, la jalousie et la rage se mêlent à ces pensées agréables sur le champ, qui a été défriché et travaillé par eux, les habitants de Putkinotko, et qui n’est pas vraiment et complètement à elle ou à eux. Cette amertume lui brûle la gorge comme du sel.26

11 À l’instar de son mari, elle en a assez de l’incertitude de l’avenir qui les tourmente. Sa résolution fait penser aux figures de la femme forte dans le naturalisme critique de Minna Canth et de ses confrères.27 En outre, il est à noter que Rosina canalise son

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mécontentement vers une colère énergique, tandis que le père de la famille, Juutas, est enclin à sombrer dans une mélancolie passive qui le mène à une incapacité à agir, ou, alternativement, même à des pensées destructives : Juutas ressent une douleur dans la poitrine. Une terrible douleur. Cela fait plus de dix ans qu’il demeure à Putkinotko, et il a même pensé à défricher le marécage. Maintenant, les autres vont lui prendre tout ce qu’il y a déjà de fait. Et ils vont prendre leurs affaires, à eux. Faudrait tout démolir. Faire place nette à coups de pied.28

12 En même temps que Lehtonen fait surgir la douleur du pauvre métayer, le passage cité ci-dessus évoque aussi l’aspect comico-grotesque du roman : l’auteur implicite raille de Juutas, le paresseux, qui a « même pensé à défricher le marécage ». Les lectures de Putkinotko ont mis l’accent sur l’interprétation du père comme un stéréotype d’un fainéant, jusqu’à une caricature du paresseux.29 Toutefois, en tenant compte de la tragédie qui réside au fond, c’est un rire sombre. L’inaction du père peut être conçue comme une forme de résistance passive contre la société qui n’offre pas de voie pour sortir de la pauvreté. La description de la dépression du métayer sert à critiquer la société de l’époque ; de la même manière que la colère, l’émotion négative, ici, se transforme en une forme de résistance politique.

13 Du point de vue du lecteur implicite, la description de l’oppression des basses classes est destinée à susciter l’indignation et la colère qui, depuis Aristote, sont considérées comme une émotion morale. La reconnaissance de leur expérience et de leurs émotions peut stimuler le sens éthique du lecteur. Le pouvoir critique des émotions négatives se manifeste aussi au niveau du récit : la colère de la mère de la famille, Rosina, fait peur au propriétaire de la ferme, l’éveille à la reconnaissance de leur misère et lui fait comprendre les défauts dans la condition des métayers : Quelle haine profonde et passionnée ne voyais-je pas bouillonner dans les yeux de Rosina quand j’ai obligé son mari à accepter mes articles ! Et te rappelles-tu ce que disait Rosina, surtout l’été dernier ? Si elle nous remarquait dans la cour de la cabane ou sur la lisière du champ, elle déchargeait son cœur, en apparence à l’adresse des autres Käkriäinen, mais en réalité ses paroles m’étaient destinées. Elle disait : pourquoi est-ce qu’on labourerait et sèmerait ici…dans le domaine d’un autre, qui peut être chassé !30

14 Ainsi, le propriétaire de la ferme réfléchit au rôle de la famille des métayers à la fin du roman. En fin du compte, pour le propriétaire, il est facile de se mettre à la place de ses locataires, étant donné qu’il est lui-même un parvenu, d’origine pauvre ; il se souvient toujours de la sensation de faim qui le tenaillait pendant son enfance. Après une longue hésitation, il décide de donner une partie de la terre à la famille. Certes, on peut se demander si cette décision n’arrive pas trop tard, car la famille finit ruinée. À la fin du roman, la belle journée d’été se tourne vers une nuit sombre, et un incident entre les métayers et le propriétaire suggère que la tension entre les classes devient critique. Le fils aîné de la famille, Ananias, qui est ivre, tire un coup de feu accidentel sur le lac, et la maîtresse du propriétaire, Lyygia, répond en tirant avec son revolver ; ces coups de feu évoquent l’éclatement de la guerre civile en 1918. Dans le recueil de nouvelles Korpi ja puutarha (La forêt et le jardin), en 1923, Lehtonen continue l’histoire de la famille Käkriäinen. « La fin des sauvages des forêts, c’est toujours tragique »,31 écrit-il. Puis, il livre un épilogue sombre : la famille, dont la vitalité et la joie étaient mises en scène dans Putkinotko, est tombée dans une pauvreté encore pire ; ses membres sont séparés

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les uns des autres ; le père meurt en prison après avoir été arrêté pour distillation illégale.

Le malaise dans la civilisation, la nostalgie pour la nature authentique

15 Les passions primitives, de la colère et de l’agression à la joie spontanée, fournissent effectivement un caractère distinctif de la famille Käkriäinen. En ce qui concerne leur spontanéité émotionnelle, la description des personnages de Putkinotko emprunte des idées provenant de l’anthropologie de l’époque, selon lesquelles un homme primitif, prélogique et mystique, est plus enclin à s’abandonner au pouvoir de ses émotions32. Néanmoins, dans le roman de Lehtonen, le cliché colonisant d’un homme primitif simple et irrationnel s’est transformé. Le point de vue des personnages romanesques révèle les structures de pouvoir et l’inégalité sociale ; leurs émotions font surgir le savoir moral inscrit dans le sentiment d’injustice. L’idéal de la liberté émotionnelle, qui s’inscrit dans la passion des personnages de Lehtonen, a souvent été conçu comme une condition dans le sens du pouvoir et de l’autonomie d’un individu.33 L’accent mis sur la libre expression des émotions fournit un contre-pouvoir à la rationalité supposée de la société civilisée et fait penser au « malaise dans la civilisation », aux restrictions de la culture moderne, comme le souligne Sigmund Freud dans son étude célèbre Das Unbehagen in der Cultur (1929, Le malaise dans la civilisation).

16 Il est important de noter que, même si la colère, la haine et l’indignation, y compris un sentiment proprement finlandais, sisu – la résilience ou la persévérance34 – forment les émotions centrales des personnages romanesques, la colère suscitée par les injustices ne s’exprime pourtant pas par la violence ou l’agression au niveau de l’action.35 Au contraire, Lehtonen souligne le caractère pacifique de ses personnages, leur amour du prochain et leur solidarité familiale. Habillés de leurs vêtements sales et en loques, vivant dans un sauna infesté de mouches et de punaises, la famille naturaliste de Lehtonen conteste les idéaux de l’ordre et de la propreté de la civilisation, qui caractérisèrent l’idéal d’un vrai Finlandais dans la pensée de l’époque. Pourtant, au niveau éthique et moral, les personnages de Lehtonen se révèlent être des hommes engagés qui prennent soin les uns des autres et montrent des valeurs morales absentes de la civilisation environnante. Malgré leurs disputes récurrentes, le mariage de Juutas et Rosina reste loin d’une tragédie naturaliste. Tous deux font preuve d’amour et de confiance, l’un à l’égard de l’autre. Leurs enfants peuvent être désobéissants, mais ils leur apportent de la joie et de la compagnie36.

17 Nous voyons là une influence de Westermarck, dont l’œuvre témoigne d’une nostalgie pour la morale des premiers hommes et suggère le malaise de la civilisation moderne. Selon lui, l’histoire de la morale n’a pas toujours marqué un développement vers les idéaux que nous reconnaissons comme les plus nobles. La condition féminine en offre un exemple pertinent. Westermarck, qui devint célèbre pour ses études de l’histoire du mariage, souligne, par exemple, l’effet dégénératif de la civilisation sur la position des femmes et décrit le patriarcat comme un produit de la civilisation. L’idée de la femme comme l’origine du péché et de la mort est née avec le christianisme, suggère Westermarck37. Le processus de civilisation a affaibli la position des femmes au lieu de marquer un progrès de l’égalité. Westermarck voit dans le monde des peuples primitifs une égalité innée ; une femme peut être égale à un homme, même un dictateur du

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foyer. Chez Lehtonen, la description de la femme et les personnages féminins font également écho aux idées de Westermarck. La tribu de Käkriäinen, de fait, se présente comme une sorte de matriarcat, dans lequel la mère de famille dirige le foyer. Même si Putkinotko a souvent été lu comme une histoire focalisée sur le père de famille, une lecture attentive montre comment la mère, Rosina, joue un rôle central. Elle est représentée non seulement comme le vrai chef de la famille, mais le discours romanesque révèle aussi la portée de sa conscience sociale et de sa réflexion perspicace sur la pauvreté et les structures du pouvoir social. Le père de famille, d’autre part, ne représente pas non plus un stéréotype d’un homme-animal ou d’un homme des cavernes brutal. Même s’il a tendance à avoir des crises de fureur, il résiste à son désir spontané de violence. Ici aussi, le roman de Lehtonen fait écho à Westermarck, qui trouve chez les peuples primitifs une sympathie instinctive envers les autres, et souligne même l’altruisme mutuel des animaux.38 La mère de la famille, Rosina, montre de la tendresse envers ses enfants ; elle refuse de les punir en les fouettant comme il en est coutume à l’époque. Le père, Juutas Käkriäinen, s’illustre comme un père aimant, qui nourrit ses enfants en pêchant et en cultivant ses pommes de terre ; il gagne son pain quotidien, même s’il a parfois recours à des moyens douteux comme la distillation de la gnôle. « Il aime bien ses enfants et son cochon. Ils sont bien loqueteux, ses enfants. Faudrait leur trouver des vêtements… pourvu qu’on y arrive.39 » Les enfants, la joie et l’amour qu’ils apportent à leurs parents et l’espoir qu’ils représentent, se trouvent au cœur même du roman.40 Néanmoins, le souci de leur avenir trouble les parents ; pendant ses moments les plus mélancoliques, Juutas – qui fait écho à Kullervo, le héros tragique de l’épopée nationale du Kalevala – veut se suicider.41 D’une manière tragique, son agressivité se tourne vers lui-même.

18 Le primitivisme empathique de Lehtonen, qui dirige la sympathie du lecteur vers le peuple primitif, se manifeste aussi dans la description de leur action jugée criminelle : la distillation de gnôle, qui, comme le suggère le sous-titre du roman, fournit un thème central au roman. Angoissée et désespérée par la misère, la famille essaie de trouver un moyen de gagner sa vie et aboutit à distiller illégalement de l’eau-de-vie. L’alcoolisme fut un des problèmes sociaux de l’époque, et au nom de l’abstinence, une loi de prohibition fut appliquée entre 1919 et1932. Toutefois, le roman de Lehtonen refuse une attitude moralisante et culpabilisante envers le peuple et sa consommation d’alcool. La distillerie illégale des pauvres gens est représentée comme une manière de survivre dans les conditions misérables. Le père de la famille, Juutas Käkriäinen, ne boit jamais lui-même et essaie d’obliger ses enfants à s’abstenir de l’alcool. En revanche, ce n’est pas le cas chez les classes supérieures : l’eau-de-vie est vendue à la ville, pour les messieurs et les citadins jusqu’à St. Petersbourg.

19 La description de la visite des Käkriäinen à la petite ville située à proximité fait également allusion aux misères de la vie civilisée42. En ville, les aventures de la fille aînée, Saara tournent mal : elle finit, avec un monsieur qu’elle connaît via son travail, par boire de la bière dans un parc et retourne ivre au bateau. La visite de la mère, Rosina, à la pharmacie s’achève par une humiliation profonde : le personnel se moque de cette femme simple, qui ne connaît pas les vrais noms des médicaments et qui demande « un baume de corbeille » pour ses jambes malades. Dans l’officine, elle ne réussit pas à poser une question sur la contraception, à propos de laquelle elle ressent une honte profonde ; la famille Käkriäinen se reproduit si vite que Rosina, anxieuse, essaie de trouver un moyen pour contrôler les naissances. Avec ces scènes critiques, Lehtonen remet l’aspect « civilisé » de la vie urbaine en question : Rosina est bien

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ignorante, mais les « civilisés » se montrent excessivement durs et peu sympathiques à l’égard de cette femme ordinaire.

20 Toutefois, il convient de remarquer que le ton affectif du roman reste ambivalent. Le sérieux des thèmes sociaux est contrebalancé par les aspects comico-grotesques du texte. Le primitivisme de Lehtonen se manifeste aussi dans le style grotesque qui colore le roman : la vulgarité de sujets « bas » et le vocabulaire vernaculaire qui imprègne l’étude ethnographique caractérisent le texte. Les éléments grotesques se nouent avec l’esthétique de transgression du roman et constituent un contre-pouvoir au contrôle, à l’ordre, à l’harmonie qui définissent non seulement les idéaux de la beauté classique mais souvent aussi notre idée de la civilisation43. Par exemple, Putkinotko ne cache pas la corporalité de la vie humaine : la sexualité, la fertilité, voire des sujets scatologiques à la Rabelais sont abordés. La vitalité de l’homme et la nature estivale sont soulignées. La fertilité de Juutas et Rosina établit même un antagonisme entre les classes sociales, car le propriétaire de leur terre n’a pas d’enfants. D’une manière comique, leur crime en commun, la distillation de la gnôle, illustre le pouvoir de la famille et leur capacité à collaborer : la mère, la matriarche, pousse son mari à prendre des mesures ; elle persuade son frère de l’aider à cacher les bouteilles d’eau-de-vie aux yeux des autorités. Juutas et ses fils s’occupent de la distillation, et la fille ainée, Saara, en vend car elle travaille comme servante sur un bateau qui assure la liaison jusqu’à St. Pétersbourg en Russie par le canal de Saïmaa.

21 L’accent mis sur la force de la famille, et l’humour et la joie de vivre des enfants en particulier, suggère un espoir dans l’avenir à travers les futures générations. Comme le constate Marianna Torgovnick, une motivation importante pour le primitif dans la littérature moderne fut de créer une nouvelle version de l’idyllique, un primitif utopique, qui renforçait d’anciennes traditions familiales et culturelles, et, en même temps, promettait une ère nouvelle44. Dans le roman de Lehtonen, cet aspect idyllique est également renforcé par la peinture de la nature finlandaise, qui évoque les valences positives de la notion du primitif, le vitalisme et l’idéal d’un état authentique. D’une manière métonymique, la description du milieu, à la fois sauvage et belle, reflète des caractéristiques ambivalentes de ses habitants, dont l’extérieur sauvage cache une bonté innée. Le narrateur, le délégué de la civilisation, observe la région primitive et s’extasie même devant le paysage estival : Si, au milieu de l’été, on gravit ces collines boisées, on peut arriver au sommet d’un monticule d’où la vue, s’ouvrant sur une longue baie, laisse surpris et ébloui. Cette baie peut être d’une telle beauté, d’un bleu si chaud, si brillant et triomphant qu’on a du mal à en croire ses yeux. Merveilleux secrets de ces terres couvertes de lacs !... 45

22 Le ravissement du narrateur traduit une joie devant le paradis de la nature et exprime une nostalgie pour l’idylle lointaine. Le sentiment de la nostalgie indique une tristesse et un regret provoqués par la distance à l’idylle et par la perte du vieux monde, mais d’un autre côté, il est accompagné d’une consolation : celle de la mémoire d’une belle journée d’été qui restera, même au milieu de l’aliénation de la modernité.

Conclusion

23 Dans cet article, nous avons analysé le primitivisme empathique dans le roman Putkinotko de Joel Lehtonen et montré comment une double rhétorique se met en place :

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la perspective anthropologique et civilisée du narrateur est couplée avec le point de vue des pauvres gens et leur expérience de l’oppression. La visée anthropologique du primitivisme se transforme en une esthétique critique qui délivre, et qui, au moyen de l’évocation des émotions, est destinée à stimuler le sens éthique du lecteur, une empathie réflective qui met en question les clichés du primitivisme colonisant. Cet esprit de la transgression, qui se développe dans l’écriture de Lehtonen, tient à contester les hiérarchies et les oppositions entre la civilisation et le monde primitif. En fin de compte, le ton affectif du roman reste ambivalent. La description grotesque et naturaliste des personnages, qui suscite des moments de rire carnavalesque, se fond avec la mélancolie du paradis perdu. En dépeignant une idylle qui se brise, Lehtonen élabore une image nostalgique du vieux monde prémoderne et primitif qui fait face aux défis du monde moderne tout en restant connecté aux problèmes sociaux du monde rural de l’époque.

NOTES

1. Joel Lehtonen, La Combe aux mauvaises herbes, traduit du finnois par Jaakko Ahokas, collection U.N.E.S.C.O d’œuvres représentatives, Paris, Del Duca, 1962, p. 13-15. Joel Lehtonen, Putkinotko, Helsinki, SKS, 1995. Le texte original en finnois : « Savon eteläosassa, lähellä Karjalan heimon asuinseutujen rajaa, on karu ja kaunis paikkakunta. Saimaa, joskus muualla leveä ja vapaa, supistuu siellä ahtaiden maisemien väliin, niin että ainoastaan harvoin saattaa nähdä ulapalla sellaisen kohdan, jossa silmä ei tapaa missään toista rantaa : vedenkalvo yhtyy siintävään avaruuteen kuin merellä. [--] Tämä sisämaa on melkein yhtä karua kuin rannikko. Taloja on harvassa, ja niitäkin erottavat toisistaan ainaiset vesien taikka mäkien solat, lahdet ja puolittain umpeen sammaltuneet lammet. [--] Maan karuudesta ja vesien esteistä johtuneekin osaltaan, että tällaisella seudulla saattaa tavata kansaa, joka on, paitsi yleensä köyhää, joskus siinä määrin kehittymätöntä, saamatonta, itsepintaisen kulmikasta ja taikauskoistakin, että mieleen johtuu melkeinpä kaikkein alkeellisin metsäläisyys. Ja tämä seikka on sitä merkillisempi, kun sivistyskeskusta, kaupunki, on ainoastaan peninkulman päässä. » Voir Lehtonen 1995, p. 3-5. 2. Jaakko Ahokas a traduit le sous-titre du roman par « l’Histoire du Philanthrope naïf et du Bouilleur de Cru paresseux. » La traduction n’est pas littérale, ni très objective si on prend en considération l’antagonisme des classes sociales décrit par le roman. « Tuhma » ou » tyhmä » ne signifie pas seulement « bête » en français, mais se traduit aussi par « méchant ». Dans cet article, nous citons la traduction d’Ahokas, avec quelques petites modifications et corrections du texte en français. 3. Voir Magnus Björkenheim, Joel Lehtosen Putkinotko, 1955, Helsinki, Suomalaisen Kirjallisuuden Seura, p. 44. 4. Edvard Westermarck, Ur sedernas historia. Föredrag hållna i Åbo hösten 1911. Helsingfors, Söderström & C/o förlagsaktiebolag, 1912 ; Edvard Westermarck, Tapojen historiaa. Kuusi akadeemista esitelmää pitänyt Turussa syksyllä 1911, traduit du suédois par Joel Lehtonen, Helsinki, Suomalaisen Kirjallisuuden Seura, 1991. 5. Joel Lehtonen, Puolikuun alla. Matka- ja mielikuvia murjaanien maasta, Hämeenlinna, Arvi A. Karisto, 1919.

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6. Riikka Rossi, Alkukantaisuus ja tunteet : primitivismi 1900-luvun alun suomalaisessa kirjallisuudessa, Helsinki, Suomalaisen Kirjallisuuden Seura, 2020. 7. Kai Laitinen, Littérature de Finlande en bref, traduit du finnois par Jean-Michel Kalmbach, Helsinki, Otava, 1997, p. 87. 8. La Finlande est devenue indépendante en 1917. 9. Voir aussi Pirjo Lyytikäinen, « Decadence in the Wilderness: Will to Transgression or the Strange Bird of Finnish Decadence » in Nordlit 28, (2): p. 245-56. https://doi.org/10.7557/13.2062. Consulté le 30.09.2020. 10. Ben Etherington, Literary Primitivism, California, Standford University Press 2017, p. xii–xiii. 11. Ben Etherington, Literary Primitivism, p. 9. 12. Sur cette double rhétorique, voir Riikka Rossi, Alkukantaisuus ja tunteet, p. 28. 13. Ben Etherington utilise la notion du « primitivisme emphatique » largement pour renvoyer à la manière dont une œuvre primitiviste tient à atteindre l’état considéré comme primitif. Ici, nous reprenons ce terme pour illustrer les effets émotionnels et les techniques narratives du primitivisme critique. Voir Ben Etherington, Literary Primitivism p. 10 et 45 et Riikka Rossi, Alkukantaisuus ja tunteet, p. 25. 14. Né hors mariage, fils d’une servante, Joel Lehtonen est d’origine pauvre. Il fut abandonné par sa mère à l’âge de six mois, et, comme c’était la coutume à l’époque, fut « vendu » par la paroisse à qui promettait de s’occuper de l’enfant au plus bas prix. Il devint l’enfant adoptif d’une veuve de pasteur, qui lui ouvra la voie des études jusqu’à l’université de Helsinki. Sur la vie de Lehtonen, voir Pekka Tarkka, Joel Lehtonen 1. Vuodet 1881-1917, Helsinki, Otava 2009, et Joel Lehtonen 2, Vuodet 1918-1934, Helsinki, Otava 2012. 15. Voir Michael Bell, 2010, « Primitivism. Modernism as anthropology » in Brooker, Peter, Gąsiorek, Andrzej, Longworth, Deborah & Thacker, Andrew (éd.) The Oxford Handbook of Modernisms, Oxford, Oxford University Press, p. 354. 16. Arthur Lovejoy & George Boas, Primitivism and Related Ideas in Antiquity, Johns Hopkins University Press, 1997 (1935). 17. Marianna Torgovnick, Gone Primitive: Savage Intellects, Modern Lives, Chicago & London: The University of Chicago Press, 1990; Marianna Torgovnick, Primitive Passions: Men, Women and the Quest for Ecstacy. Chicago & London : The University of Chicago Press, 1996. 18. Ce chiasme entre le moderne et le primitif s’étend aussi à l’antagonisme entre la cité et la forêt : comme l’a noté Robert Harrison, l’Occident a défriché son espace au cœur des forêts et fondé contre elles ses institutions dominantes, comme la cité. Mais, en même temps, la lisière ténébreuse des forêts ne cesse d’interroger l’imaginaire occidental. Voir Robert Harrison, Forests: The Shadow of Civilization, Chicago, University of Chicago Press, 1992, p. 6. 19. Voir Bell, p. 353-367. De même, comme le constate Dominique Viart dans son analyse sur le primitivisme de William Faulkner, la recherche de la mentalité primitive du premier homme « authentique » a servi à développer des nouvelles techniques comme le fleuve de la conscience ou le monologue intérieur. Voir Dominique Viart, « Un mausolée pour le Sud. Faulkner et les paradoxes du primitivisme », in Bernard Mouralis (éd.) Primitivismes. Revue des Sciences humaines, n° 227, p. 197-229. Voir, surtout, p. 209-210. 20. Voir Joel Lehtonen, Putkinotko, p. 33 et Joel Lehtonen, La Combe aux mauvaises herbes, p. 40. 21. C’est surtout le poème « Bonden Pavo » (« Le paysan Paavo »), par J. L. Runeberg, du recueil Dikter (Poèmes, 1830), qui établit le modèle de l’homme finlandais convenable pour l’idéologie du mouvement nationaliste. 22. Voir Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Second Edition, Edinburgh : Edinburgh University Press, 2014, p. 131. 23. Sur la pauvreté rurale dans la Finlande du XIXe siècle, voir par exemple Miikka Voutilainen, Poverty, Inequality and the Finnish 1860s. Jyväskylä : University of Jyväskylä, 2016, http://urn.fi/ URN:ISBN:978-951-39-6627-0 Consulté le 30.09.2020.

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24. Il est à souligner que dans le cas de Lehtonen, la notion du colonialisme se réfère à une analogie que propose le récit fictif, plutôt qu’au sens historique du terme, c’est-à-dire à l’exploitation des territoires en dehors des frontières nationales. De fait, les récits du primitivisme décrivent le colonialisme non seulement en tant qu’un phénomène historique de la politique impérialiste, mais mettent également en lumière les attitudes coloniales en général. Comme l’affirme Ben Etherington, le primitivisme littéraire a surgi largement contre les structures du pouvoir et de la domination sociale de l’époque capitaliste. Ibid. p. 8. 25. Sur la notion de l’empathie narrative, voir Suzanne Keen, Empathy and the Novel, Oxford : Oxford University Press, 2007, p. 5. 26. Joel Lehtonen, La Combe aux mauvaises herbes, p. 49. Pour le texte en finnois, voir Joel Lehtonen, Putkinotko, p. 42 : « Mutta samalla sekaantuu siihen pellon mieluiseen ajatteluun katkeruus ja kiukku, ettei se pelto, joka on heidän, Putkinotkon mökin asukkaiden, raivaama ja reuhtoma, ole oikein pohjiaan myöten hänen eikä heidän. Se katkeruus on kurkussa kuin suola ». 27. On peut mentionner, par exemple la célèbre figure de Homsantuu dans Työmiehen vaimo (1885, La femme d’un ouvrier) par Minna Canth, qui, à la fin du drame, s’oppose à la police et au pouvoir patriarcal. 28. Joel Lehtonen, La Combe aux mauvaises herbes, p. 320, et Joel Lehtonen, Putkinotko, p. 319 : « Kipeästi koskee Juutaksen rintaan. Suunnattoman kipeästi se koskee. Putkinotkossa on hän ollut toistakymmentä vuotta, ja tuuminut, miten hän siellä suonkin perkkaisi. Nyt vievät muut kaikki, mitä hän on sinne jo tehnyt. Ja ne tekevät sinne omia laitoksiaan. Repiä ne pitäisi kaikki pois. Potkia tieltä . . . » 29. Riikka Rossi, Alkukantaisuus ja tunteet, p. 53. 30. Voir Joel Lehtonen, La Combe aux mauvaises herbes, p. 496, et Joel Lehtonen, Putkinotko, p. 499 : « Kuinka syvän ja intohimoisen vihan näin Rosinan silmissä kiehuvan silloin, kun pakotin hänen miehensä pykäliini ! Ja muistatko, mitä Rosina sanoi varsinkin viime kesänä ? Jos huomasi meidät mökin pihalla tai pientarella, purki hän sydäntään, ikäänkuin ainoastaan toisille Käkriäisille, mutta tarkoitti sanansa minulle. Näin hän sanoi : Miksi täällä kyntämään ja kylvämään, toisen tilalla, josta voidaan ajaa pois ? » 31. « Metsän villien asukkaiden loppu on aina tavallaan traagillinen » Joel Lehtonen, Putkinotko, p. 515. 32. Voir, par exemple, Lucien Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, Paris, Librairie Félix Alcan, 1922. 33. Selon William Reddy, les émotions constituent une sorte de précondition pour la volonté et la motivation. Voir William Reddy, The Navigation of Feeling : A Framework for the History of Emotions. Cambridge, U.K. : Cambridge University, 2001, p. 120. 34. L’émotion de sisu, qui est difficile à traduire dans les langues étrangères, a été tenue pour une caractéristique importante de la mentalité finlandaise. Dans l’histoire, sisu a été interprété de plusieurs façons, de l’idée d’un personnage bilieux, hargneux et rigide jusqu’à l’expression de la persévérance et du courage. Voir, par exemple, Tuomas Tepora, « Sisu: The Finnish for Stiff Upper Lip. », 30 octobre 2012, https://emotionsblog.history.qmul.ac.uk/2012/10/sisu-the-finnish-for- stiff-upper-lip/ Consulté le 30.09.2020. 35. Dans le cadre de la tradition romanesque finlandaise, la passion des Käkriäinen fait aussi écho au célèbre roman Seitsemän veljestä (tr. en français Les Sept frères d’Aleksis Kivi), dans lesquels les frères sont décrits comme enclins à devenir coléreux et tomber dans la passion. De même, la mise en exergue de leur colère, fait penser au stéréotype de l’homme finlandais créé par Zacharias Topelius, Matti, qu’il décrit dans son célèbre manuel scolaire, Boken Om Vårt Land (Le livre sur notre pays, 1875) : Matti est laborieux et aime sa patrie, mais quand il se met en colère, sa colère n’a aucune limite. 36. Après la parution de Putkinotko, un critique finlandais a comparé l’œuvre à La Terre de Zola, un roman qui, parmi les œuvres souvent urbaines de Zola, représente une étude sur le monde rural. Certainement, la peinture nue des « sauvages » finlandais chez Lehtonen a été influencée

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par l’écriture et l’esthétique zolienne. Mais si chez Zola les paysans sont représentés comme des êtres sans émotions, indifférents à l’égard de leurs prochains et capables de transgresser les tabous humains (comme en témoignent les thèmes du parricide et du viol dans le roman), Lehtonen garde pourtant une nostalgie pour un « sauvage noble » qui, malgré les apparences peu convenables, a un bon cœur. Chez Zola, le monde rural est souvent peint comme la plus basse classe sociale, inférieure même à celle des ouvriers. 37. Voir Edward Westermarck, Ur sedernas historia, p. 26. 38. Westermarck, Ur sedernas historia, p. 61-64. 39. Voir Lehtonen 1962, p. 134 ; Lehtonen 1995, p. 131 : « Rakastaapa hän lapsiaan ja omaa sikaansa. Repalaiset nuo ovat lapset. Pitäisi niille hankkia vaatteita … kun tulisi hankituksi. » 40. Sur le rôle des enfants, voir Aarne Kinnunen, Joel Lehtosen Putkinotko, Helsinki, WSOY 2005, p. 290. 41. Pekka Tarkka, Putkinotkon tausta. Joel Lehtosen henkilöt 1901–1923, Helsinki : Otava p. 296-298. 42. Dans Putkinotko, Lehtonen crée un univers romanesque imaginaire qui prend une certaine distance avec les réalités historiques. Le nom de Savonlinna, par exemple, n’est jamais mentionné dans le roman. Pourtant, la ville imaginaire décrite dans Putkinotko a une nette ressemblance avec la ville réelle de Savonlinna, avec la forteresse, l’établissement de bains et la communication fluviale sur le lac Saïmaa ; la famille Käkriäinen voyage de sa métairie à Savonlinna par le bateau, comme cela se faisait à l’époque. 43. Comme l’a décrit l’historien d’art Ernst Gombrich, dans l’art occidental il existe une sorte de préférence pour le primitif qui fournit un contre-courant aux idéaux classiques de la beauté et de l’harmonie. Ernst Gombrich, The Preference for the Primitive. Episodes in the History of Western Taste and Art, London, Phaidon Press, 2002. 44. Marianna Torgovnick, Gone Primitive,1990, p. 245. 45. Joel Lehtonen, La Combe aux mauvaises herbes, p. 16-17, et Joel Lehtonen, Putkinotko, p. 6-7 : « Jos sydänkesällä kiipeilee siellä metsäisillä kukkuloilla, niin voi joutua jollekin kummulle, mistä näkee pitkälle lahdelle, ja silloin hämmästyy ja huikaistuu. Niin kaunis saattaa se lahti olla, niin lämpöisen sininen väriltään, ja loistava ja riemukas, ettei melkein usko silmiään ! Järviseutujen ihanuutta !... »

RÉSUMÉS

Dans cet article, nous nous proposons d’étudier, à travers le roman Putkinotko (1919-1920) de Joel Lehtonen, les formes du primitivisme finlandais et d’examiner les rencontres du primitif et du civilisé dans l’imaginaire de l’époque. Dans la littérature finlandaise de l’époque, les classes agraires sont devenues essentielles pour imaginer le primitif entre nous et pour raconter l’histoire d’une jeune nation à l’aube de la modernité. En outre, l’analyse du roman de Lehtonen nous permet de réfléchir sur l’idée du primitivisme en tant que conception esthétique et courant littéraire. Même si le primitivisme a été fréquemment considéré comme un projet colonisant de l’époque impérialiste, il nous semble nécessaire de nuancer et de réviser ce point de vue afin de mettre l’accent sur le potentiel critique du primitivisme littéraire et artistique, voire sur son horizon décolonisant. Dans le roman de Lehtonen, une double rhétorique se met en place : le regard et la voix scientifique et civilisée du narrateur sont couplés avec le point de vue des pauvres gens et leur expérience de l’oppression. La visée anthropologique se transforme en une esthétique critique au moyen de l’évocation des émotions, et est destinée à stimuler le sens

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éthique du lecteur, une empathie réflective qui met en question les injustices sociales décrites dans le roman. Cet esprit de la transgression, qui se développe dans l’écriture de Lehtonen, tient à contester les hiérarchies et les oppositions entre la civilisation et le monde primitif.

This article explores forms of primitivism in the novel Putkinotko (1919-1920) by Joel Lehtonen and analyses the encounters of the primitive and the civilized in the imagination of the era. In early nineteenth-century Finnish literature the agrarian classes became essential to imagining the “primitive in us” and to narrating a nation on the edge of modernity. Rural people were compared to exotic tribes or seen as archaic remnants in a civilization where the primitive was still observable in its full vitality. However, the analysis of Lehtonen’s novel permits us to rethink the idea of primitivism as an aesthetic concept and as a literary current. Particular attention is paid to the critical and de-colonial potential of primitivism: the Finnish primitivism analysed here in many respects represents “emphatic primitivism”, which discovers discontentment with civilization from the perspective of the primitive and “feels with” the primitive. The novel of Lehtonen is characterized by a double rhetoric: the anthropological gaze of the narrator is coupled with the point of view of the primitive people and their experience of oppression. While primitivism is an ambivalent concept that has been employed to legitimize various ideological and political views, the narratives of the primitive frequently express a critical stance towards the civilization they escape and challenge the hierarchies and attitudes of the social domination they depict.

INDEX

Mots-clés : littérature finlandaise, primitivisme, Lehtonen (Joel) Keywords : Finnish literature, primitivism, Lehtonen (Joel)

AUTEUR

RIIKKA ROSSI Riikka Rossi est maître de conférences en littérature finlandaise à l’université de Tampere et à l’université d’Helsinki en Finlande. Elle est spécialiste du naturalisme, de la littérature du XIXe siècle et de la théorie sur la littérature et les émotions. Riikka Rossi est également éditrice de nombreux volumes d’articles et auteure, entre autres, d’un ouvrage sur le primitivisme finlandais (en finnois, Alkukantaisuus ja tunteet, SKS 2020). Elle dirige actuellement un projet de recherche sur les émotions dans les récits du nord, intitulé L’Hysterie arctique – les étranges émotions nordiques (2020-2022) financé par la fondation Kone (Finlande).

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La tourbe, les trolls et le marché. Thorshavn à Tórshavn, ou William Heinesen dans les limbes de la culture coloniale canonique

Christian Bank Pedersen

À propos des colonies danoises jamais colonisées et du canon culturel du royaume

1 Danmark og kolonierne, Le Danemark et les colonies, est le titre d’une somme de popularisation scientifique publiée à Copenhague en 2017. Rédigée par un collectif de spécialistes très majoritairement danois, elle est parue chez un éditeur reconnu pour ses ouvrages historiques. Elle contient cinq tomes : Le Danemark – Un pouvoir colonial, Groenland – La colonie arctique, L’Afrique de l’Ouest – Les forts de la Côte-de-l’Or, Les Antilles – Sainte-Croix, Saint-Thomas et Saint-Jean et L’Inde – Tranquebar, Serampore et les îles Nicobar1. Faut-il en déduire que le royaume du Danemark n’a jamais colonisé la Norvège, ni l’Islande ou encore les îles Féroé ? Oui. D’abord, ces territoires sont entrés sous tutelle danoise en 1380, c’est-à-dire un bon siècle avant le début de ce qui est d’ordinaire considéré comme la véritable période du colonialisme européen moderne, faisant suite aux « Grandes découvertes » à partir de la fin du XVe. En outre, ce que découvrent les « Grandes découvertes » ce sont des populations rapidement catégorisées et traitées comme ethniquement et culturellement différentes de l’homme européen. Ce dernier aspect semble en effet disqualifier d’office les Norvégiens, les Islandais et les Féroïens en tant qu’historiquement colonisables par les Danois, compte tenu de la grande proximité sociale, culturelle et linguistique qui caractérise les Scandinaves depuis l’âge viking, ainsi que de l’absence – au cours de la longue période de domination danoise sur ces territoires – de toute violence étatique organisée utilisée à l’encontre de leurs habitants, parce que Norvégiens, Islandais ou Féroïens2.

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2 Au printemps 2005, le Ministère de la culture danois crée sept comités couvrant chacun un domaine de l’art et du design sous toutes leurs formes, et ce, dans le but d’élaborer un « canon culturel » officiel du pays. Un an plus tard, en avril 2006, ces sept comités – composés d’experts en architecture, arts plastiques, design et artisanat, cinéma, littérature, musique et arts de la scène – publient les résultats de leurs réflexions. Parmi les « 96 œuvres uniques de l’héritage culturel danois » qui en constituent alors le canon figure la comédie Jeppe på bjerget, Jeppe du Mont, dont la première représentation eut lieu à Copenhague fin 1722. En quoi cette pièce est-elle canonique ? Par son statut de « grande et dangereuse comédie, qui ouvre une brèche à la mentalité populaire danoise »3. L’auteur de la comédie est Ludvig Holberg, dramaturge, philosophe et essayiste norvégien né à Bergen en 1684 et mort à Copenhague en 1754, laissant derrière lui une vaste production entièrement rédigée en danois. Aucune œuvre de l’écrivain et graphiste féroïen William Heinesen (1900-1991) n’est en revanche représentée dans le Kulturkanon. Pourtant, il est généralement admis qu’il compte parmi les tout premiers romanciers de langue danoise du XXe siècle. Quelle est dans ce contexte la différence entre Holberg et Heinesen ? Elle est historique, évidemment, Holberg étant antérieur à la Révolution française et à la pensée romantique du peuple et de la nation, Heinesen postérieur à l’une et à l’autre. Par conséquent, ce qui les sépare est notamment l’histoire de la lente évolution des États-nations au XIXe siècle et donc de l’idée de l’identité culturelle nationale liée à leur constitution4. Holberg ne pouvait pas être nationaliste. Heinesen, comme on le verra, refusait de l’être. Pour Holberg, la Norvège n’était pas un thème en soi. Heinesen ne traite que des îles Féroé. Le premier accède au Canon culturel danois parce qu’il a écrit – n’ayant pas eu d’autre choix, en tant qu’auteur norvégien au XVIIIe siècle – dans la langue du pouvoir politique central de son époque. Le second n’y a pas droit de cité parce qu’il a choisi, en tant qu’écrivain féroïen, d’écrire dans la langue dominante de sa sphère culturelle. Cependant, ce n’est que récemment que leurs itinéraires se sont ainsi séparés, à savoir dans la période d’après-guerre et donc au cours du processus de décolonisation qui s’y déroule, processus ouvrant également la voie – sur le plan intellectuel – aux réflexions du postcolonialisme issu des cultural studies américaines dans les années 19805. Reste le fait curieux qu’aucun des deux auteurs n’ait jamais habité un territoire colonisé par le royaume du Danemark6. Reste également la question de l’impact dans ce contexte du débat, parfois virulent, qui s’ouvre au Danemark dans ces mêmes années 1980 suite aux premières grandes vagues d’immigration non occidentale – d’origine encore postcoloniale – qui touchent alors le pays. Nous y reviendrons.

3 Notons d’abord que le Canon culturel danois regroupe effectivement 96 œuvres, et non 96 créateurs, architectes, compositeurs, auteurs, dessinateurs, peintres, etc. Cela est, entre autres, dû au fait que certaines de ces œuvres ne peuvent raisonnablement être attribuées à un quelconque individu. C’est le cas, à titre d’exemple, pour le « Char du soleil de Trundholm », figure en bronze datant de 1400 av. J-C. – quelques 2400 ans avant l’une des premières mentions du « Danemark » en tant qu’entité politique, sur la grande pierre de Jelling, érigée vers 980 – et le bateau viking « Skuldelev 2, l’étalon de mer de Glendalough », construit vers 1042 près de Dublin7. En outre, par « œuvre » il faut clairement entendre production culturelle dans un sens très large – mais jamais définie –, étant donné que le Kulturkanon englobe des artefacts aussi divers que le « Cimetière de Mariebjerg », établi entre 1925 et 1935 par le paysagiste Gudmund Nyeland Brandt, « La roue de chaise Kevi », inventée par l’architecte Jørgen Rasmussen en 1965, Ou bien ou bien de Søren Kierkegaard, publié en 1843, et les happenings

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critiques du capitalisme de « L’armée des Pères Noël », réalisés dans les années 1970 – le tout en passant par « Le pont de l’Est » liant l’île de Fionie à celle de Seeland, érigé entre 1991 et 19988. Notons également la présence dans le Canon culturel de deux œuvres dont l’appartenance nationale pourrait être qualifiée de chiasmatique l’une par rapport à l’autre, en ce qui concerne le statut d’étranger de leurs créateurs : dans les années 1760, l’architecte français Nicolas-Henri Jardin (1720-1799) mène à bien une profonde restauration – et restructuration – d’un manoir de la Renaissance danoise, situé à Glorup sur l’île de Fionie. Le résultat en est un manoir de style baroque, « Le manoir de Glorup », dont les lignes strictes suivent les idéaux français de l’époque, le XVIIIe. Deux siècles plus tard, un architecte danois, Jørn Utzon (1918-2008), dessine les plans de l’Opéra de Sydney, l’un des monuments les plus iconiques de l’époque contemporaine. En 2006, ces deux œuvres entrent donc dans le Kulturkanon danois, catégorie architecture9. On pourrait essayer d’expliquer – et ainsi justifier – cette étrange coprésence en constatant que le premier des deux créateurs, Jardin, est antérieur à l’époque romantique tandis que le second, Utzon, est postérieur à cette période décisive par rapport à la conception moderne de l’artiste et de son appartenance culturelle. Néanmoins, si l’Opéra de Sydney est danois, le manoir de Glorup est français10. Bref, dans quel univers « La roue de chaise Kevi » est-elle davantage canonique de la culture danoise que les romans de William Heinesen ? Dans celui du retour de l’héritage national romantique du tournant du siècle 2000.

4 La mainmise linguistique – et ainsi la domination politique et culturelle – qu’exerce le royaume du Danemark sur les territoires scandinaves qu’il gouverne à partir de la fin du XIVe siècle se trouve renforcée par l’instauration de la Réforme protestante dans les années 153011 : au Danemark, d’abord, l’arrivée au pouvoir du luthérien Christian III (1536-1559) signifie aussi la mise en place de la Réforme, officialisée par le dénommé « Recès de Copenhague du 30 octobre 1536 »12. À travers ce « Recès », les évêques se voient démis de leurs fonctions et les biens et terres de l’Église catholique annexés au profit de la royauté, qui prend par la même occasion souverainement le contrôle de l’institution ecclésiastique en l’écartant du pouvoir politique. En accord avec l’enseignement de Luther, le statut de la langue danoise est également revalorisé, c’est- à-dire en tant que langue vernaculaire par laquelle allait désormais passer la parole divine – d’abord à l’aide de sermons, de psaumes et du Petit catéchisme, puis de la première traduction intégrale de la Bible, datant de 1550 – afin de transformer les Danois en bons chrétiens évangéliques et en sujets obéissants13.

5 Le dimanche 1er avril 1537, le jour de Pâques, Olav Engelbrektsson (1480-1538), archevêque de Nidaros et président du Riksråd, le Conseil du royaume norvégien, quitte la Norvège, ayant perdu deux combats décisifs face au roi danois, à savoir celui du maintien de l’Église catholique dans son pays et celui de l’indépendance de ce dernier14. Avec l’instauration de la Réforme par Christian III commencent alors pour la Norvège, 277 ans de totale domination politique et culturelle danoise sur son territoire : comme au Danemark, les terres et biens de l’église reviennent à la royauté, qui dissout en outre le Riksråd norvégien, faisant par là même de son voisin un État satellite dont la langue locale écrite sera officiellement écartée et ce, au point de disparaître au cours des siècles suivants.

6 Plus loin à l’ouest, dans l’océan Atlantique Nord, la situation est fortement similaire : en 1538, le dernier évêque catholique féroïen, Amundur Ólavsson, est relevé de ses fonctions et déporté au Danemark. S’ensuit comme ailleurs la mainmise de la couronne

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danoise sur les terres catholiques, ainsi qu’une danisation radicale des îles, le féroïen étant à partir de là interdit d’usage dans la liturgie, le système judiciaire et les documents officiels en général. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le féroïen ne survit qu’en tant que langue orale. Dotées d’une autonomie relative depuis 1948, les îles Féroé font encore aujourd’hui partie de rigsfællesskabet, la « communauté du royaume », rassemblant également le Danemark propre et le Groenland dans ce qui est le royaume du Danemark comme État souverain unitaire. Par conséquent, le danois y possède toujours le statut de langue officielle secondaire15. En revanche, cette langue secondaire des Féroïens n’entre pas dans la culture danoise.

7 Dans les années 1530, Jón Arason (env. 1479-1550) installe la première imprimerie en Islande. Cette initiative du dernier évêque catholique du pays a largement contribué au maintien de la culture écrite islandaise, même après l’instauration – très conflictuelle – de la Réforme sur le territoire. Suite à la suppression de l’église catholique en Norvège – dont dépendaient les évêchés en Islande –, Christian III exige, en vain, la ratification du nouvel ordre ecclésiastique par l’Althing. La résistance islandaise sera menée par Arason, évêque de Hólar, et de son homologue de l’évêché de Skálholt, Ögmundur Pálsson (env. 1473-1541). Après la mort de Pálsson – forcé de se retirer en 1540, puis arrêté et déporté l’année suivante, celui-ci décède au cours du voyage vers le Danemark –, Arason essaie de mettre la main sur l’évêché de son collègue disparu. Déclaré hors-la- loi par Christian III, il est finalement décapité en compagnie de ses deux fils le 7 novembre 1550, à Skálholt. À partir de là, la situation de l’Islande sera semblable à celle de la Norvège et des îles Féroé : soumise à une royauté danoise qui devient par la Réforme le plus grand propriétaire terrien du pays, l’île dépendra parfaitement des institutions politico-religieuses de son maître16.

8 Prétendre que le royaume de Danemark n’a pas agi en colonisateur lors de l’instauration de la Réforme sur les territoires de ses dépendances scandinaves à la fin de la première moitié du XVIe siècle est au mieux un signe de mauvaise foi17. Les conséquences socio-culturelles pour ces territoires de cette transformation à la fois religieuse et politique – ainsi que de l’impérialisme linguistique qui l’accompagnait – sont historiquement déterminantes. Le protestantisme luthérien a-t-il façonné les sociétés norvégienne, féroïenne et islandaise ? Indéniablement. La culture écrite de ces pays a-t-elle été marquée par un assujettissement catégorique – notamment en Norvège et aux îles Féroé – à la langue danoise, et ce, dans la vie culturelle, au niveau de l’administration étatique et dans le système éducatif ? Sans aucun doute. Et le protestantisme luthérien ainsi que la pénétration massive du danois sur ces territoires sont les faits d’une décision souverainement coloniale de la part du royaume de Danemark, en l’occurrence de Christian III et de son gouvernement. Certes, les Scandinaves sont historiquement – « ethniquement », géographiquement, culturellement et socialement – proches. Ainsi, les ambitions géopolitiques – ambitions religieuses incluses – de la royauté danoise vers le milieu du XVIe siècle visent effectivement la domination telle quelle, plutôt que la soumission de peuples considérés comme ethniquement autres. Mais là où il y a différence, il y a altérité. Et, si le royaume de Danemark s’efforce tant d’imposer le danois sur les territoires scandinaves qu’il dominera fermement à partir de cette époque, ce n’est sûrement pas pour éradiquer un écart linguistique – et par conséquent culturel et social – qui n’aurait aucune réalité. Il existe bel et bien un colonialisme intra-nordique et le royaume de Danemark en est un représentant notable – avec sa capitale Copenhague à une distance géographique et

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administrative non négligeable d’un grand nombre de districts norvégiens, islandais et féroïens perdus dans l’obscurité historique hivernale.

9 Depuis 1814, aucun auteur norvégien de langue « danoise » – aucun auteur en activité après cette date, s’entend – n’entre en principe dans l’histoire de la littérature écrite en cette langue. Il ne viendrait à l’esprit de personne de considérer Henrik Ibsen comme un auteur danois, bien qu’il ait rédigé son œuvre en riksmål et fait paraître ses pièces dans l’ancienne capitale coloniale Copenhague, chez l’inévitable éditeur Gyldendal, dirigé par le légendaire Frederik Hegel. Il n’avait pas vraiment le choix, comme d’autres auteurs norvégiens du XIXe siècle, tant les conséquences de l’hégémonie linguistique danoise, et donc de l’influence de l’institution littéraire concentrée à Copenhague, se faisaient encore ressentir18.

10 Plus tard, au cours de la première moitié du XXe siècle, un écrivain comme l’Islandais Gunnar Gunnarsson peut encore figurer dans divers survols critiques de la littérature danoise contemporaine, en tant que le plus célèbre et le plus populaire des auteurs de l’île ayant rédigé leurs œuvres en danois, partiellement ou intégralement19. Mais Gunnarsson brille généralement par son absence dans les histoires de la littérature danoise, surtout celles publiées après 1944, l’année de l’indépendance islandaise. Dans celles-ci se trouvent en revanche les auteurs féroïens William Heinesen et Jørgen- Frantz Jacobsen et ce, au même niveau que leurs collègues danois. En fait, pendant longtemps ils ne sont guère considérés comme des auteurs féroïens, à en croire l’index de l’un des plus grands succès de vente de l’édition danoise des années 1960, Dansk litteraturhistorie, ouvrage collectif dirigé par Gustav Albeck et F. J. Billeskov Jansen et publié en quatre tomes au milieu de la décennie. Dans cet index, la nationalité est signalée uniquement pour les écrivains étrangers, et les noms de William Heinesen et de Jørgen-Frantz Jacobsen ne sont suivis d’aucune mention de leur origine. Ce sont donc des auteurs danois, présentés dans une histoire de la littérature danoise20. Ensuite, tous les deux apparaissent en tant qu’auteurs féroïens – ou, dans le cas de Jacobsen, dano-féroïen – dans toutes les représentations décisives de cette même histoire littéraire au cours des dernières décennies du XXe siècle, et au-delà : dans les neufs tomes du grand essai d’inspiration marxiste Dansk litteraturhistorie publié par Gyldendal entre 1984 et 1985 et dans les cinq volumes de l’ouvrage Dansk litteraturs historie valorisant davantage la réciprocité entre la littérature danoise et l’histoire culturelle européenne, parus chez le même éditeur de 2006 à 2009, en passant par le dictionnaire d’auteurs danois Litteraturens stemmer sorti aux éditions Gad en 199921.

11 Limitons-nous à William Heinesen. Son apparition dans Dansk litteraturs historie éditée par Gyldendal entre 2006 et 2009, et dirigée par Klaus P. Mortensen et May Schack, peut être considérée comme une réaction à sa disparition de l’histoire dans Hovedsporet, La trace principale, publiée par la même maison d’édition en 2005, un an avant la parution de cette première grande Histoire de la littérature danoise du XXI e siècle ; réaction due certainement aussi à son absence du canon littéraire danois de 2006. Il n’y a rien « de plus actuel, rien de plus intensément contemporain que les “racines culturelles” », écrit le philologue italien Maurizio Bettini dans son ouvrage Contre les racines. En effet, la tradition se crée toujours au présent, ce « présent » qui ne cesse de la redire et de l’enseigner22. Dans l’univers danois, l’histoire de cette histoire – du présent moderne qui dit la tradition – commence au XIXe siècle, notamment chez le père du romantisme national danois N. F. S. Grundtvig (1783-1872) pour qui la « danité », danskheden, était constituée par un « trèfle à quatre feuilles », ces feuilles étant « Konge og folk,

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fædreland og modersmål », « Roi et peuple, patrie et langue maternelle », comme l’auteur le signale dans son petit ouvrage Le trèfle à quatre feuilles danois ou la danité considérée de manière partiale23. En 1836, l’année où Grundtvig précise ainsi la nature de ce « trèfle » national – et il s’agit évidemment pour lui d’une entité naturelle, par laquelle se dévoile aussi la secrète cohésion du christianisme et du passé païen nordique –, l’auteur connaît bien le travail du philosophe préromantique allemand J. G. Herder (1744-1803) et la conception du peuple et de la nation en tant qu’unité organique – et ainsi dynamique – qu’il propose. Dans les inachevées Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité, de 1784-91, Herder désigne justement l’histoire, la langue et la culture particulières de chaque peuple comme les forces fondatrices de cette unité24. Ainsi se crée aussi la tradition de la danskhed, « l’être-danois » ou la danité, en tant que la cohérence et la cohésion des productions culturelles portées par le peuple et sa langue à travers l’histoire. Mais cette tradition est en effet largement inventée, comme le montre par exemple le travail de cette autre création romantique, à savoir la folkloristique, sur les ballades populaires, les folkeviser ou Volkslieder : au début des années 1840, Svend Grundtvig (1824-1888) – fils de N. F. S. Grundtvig – commence l’œuvre de collection, d’édition, de recherche et d’enseignement qui constituera la « tradition » des folkeviser danoises dont la vie véritablement populaire était à ce moment-là à bout de souffle. Par là même, les efforts de Grundtvig signifient aussi l’arrêt de mort du Volksgeist qu’ils étaient censés sauver. Dans le même temps, le travail du folkloriste crée donc ce qu’il était censé simplement décrire : la cohésion et la cohérence à travers le temps. Le résultat en est Danmarks gamle folkeviser, Les ballades anciennes du Danemark, dont le premier tome fut publié en 1853. Tout se réalise à travers l’histoire, et tout est histoire. Pour cette raison, n’oublions pas que c’est à partir des pensées historique et esthétique du tournant du XVIIIe au XIXe siècles que la professionnalisation de l’enseignement de ce qu’on appelle encore aujourd’hui la « culture générale » – l’histoire, la littérature, la philosophie, les arts, etc. – commence à s’établir, surtout au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, période pendant laquelle la bourgeoisie confirme sa position dominante, socialement et culturellement. Cet enseignement constitue par conséquent un élément important de la Bildung, c’est-à-dire de l’éducation, de la formation et de la socialisation. Au sud de la frontière danoise continentale, on voit la fondation des universités qui prônent, en principe, l’enseignement et la recherche libres. C’est la naissance de ce qu’on nomme le modèle humboldtien, ou l’université humboldtienne, d’après le philosophe et linguiste Wilhelm von Humboldt (1767-1835), fondateur de l’Université de Berlin. Ce modèle basé sur la pensée historique va également dominer le monde éducatif supérieur danois.

12 Dès l’instant où la pensée romantique fonde sa conception de la culture nationale – et donc, ultérieurement, de l’État-nation politique – sur l’idée de l’unité organique du peuple et de la nation que créent la langue et les productions culturelles à travers l’histoire, cette même pensée romantique est prise à son propre piège : si la culture d’un peuple se manifeste et se réalise par l’histoire, ce qui unifie est justement ce qui distingue, et vice-versa. À quel niveau ? Au niveau de la langue et de son statut de fait social dans l’histoire : si les Danois sont unis historiquement par leur langue, c’est aussi parce qu’ils partagent une partie conséquente de l’évolution de cette langue avec les Féroïens, les Islandais, les Norvégiens et les Suédois – passés, actuels et futurs – et ce, grâce à une origine commune avec le scandinave médiéval ; et accessoirement à cause du colonialisme linguistique exercé ici et là par le royaume de Danemark à partir du

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XVIe siècle. Puis, on pourrait aller plus loin en arrière, compte tenu de l’importance primordiale de l’histoire : en compagnie de leurs frères linguistiques scandinaves, les Danois se distinguent des Allemands, des Anglais, voire des Indiens grâce à ce qui les fait ressembler à ces mêmes peuples, à savoir le développement des langues indo- européennes25. Un Danois contemporain a-t-il culturellement plus en commun avec un Indien qu’avec un Finlandais, ce dernier étant linguistiquement très éloigné de la famille des langues indo-européennes ? Probablement pas. En tant qu’élément décisif de la conception de l’État-nation culturel et politique, le critère de la langue et de son histoire restera cependant toujours à double tranchant. Où commence cette histoire, au juste ? Au moment où l’on réinvente ses débuts comme origine nationale, c’est-à-dire, dans l’histoire danoise, autour de 1800. Tant pis, en ce sens, pour les Féroïens et les Norvégiens du même XIXe siècle, fatigués de la longue domination linguistique pratiquée par le royaume de Danemark. Il en est ainsi, historiquement.

13 Depuis les années 1980, le débat public danois le plus important – débat culturel, social et politique – tourne autour du vivre-ensemble entre les Danois dits « de souche » et les groupes d’immigrés de cultures différentes, surtout musulmane, groupes souvent constitués de réfugiés ayant fui les zones de conflit du Moyen-Orient qui ont déterminé la géopolitique mondiale des dernières décennies du XXe siècle, ainsi que celle du début du XXIe. Souvent âpre, voire venimeux, ce débat s’est rapidement dirigé vers la question de la définition même de « l’identité nationale » danoise et des valeurs démocratiques, sociales et culturelles qu’elle porte – ou qu’elle devrait porter – vis-à- vis des fremmede, ces « étrangers » souvent jugés incompatibles avec ces mêmes valeurs26. Ainsi, il est donc aussi clairement lié à ce phénomène plus vaste encore dont fait partie le problème migratoire contemporain, à savoir la mondialisation.

14 Partout dans le monde, dans n’importe quelle ville d’une certaine taille – de Kiruna à Canberra en passant par Nuuk –, l’on peut entrer dans les franchises locales des mêmes enseignes multinationales et y trouver les mêmes cafés, sandwichs, vêtements et parfums, entre autres, dont les mêmes médias font la même publicité globale, diffusée sur des chaînes émettant des programmes de téléréalité identiques. Pour les touristes, par exemple, tout éventuel sentiment de dépaysement éprouvé dans la localité de leur séjour se dissout à la porte d’entrée de ces endroits, sauf peut-être chez celles et ceux qui les considèrent en toute conscience – au second degré – comme des « non-lieux »27. Je ne m’y attarderai pas de mon côté, cet aspect de la mondialisation – qu’on le dénomme « uniformisation » ou « homologation » culturelle – ayant déjà été étudié à la hauteur de son extension28. Le Kulturkanon danois est en partie l’expression d’un désir de bouclier local national contre cet universalisme des biens marchands culturels – passant des applications informatiques aux tubes planétaires –, tout comme l’est par exemple la notion d’« exception culturelle », ou de « diversité culturelle », en tant qu’appliquée à la sphère française29 : la différence entre Copenhague et Paris se situe dans l’autrefois, notamment celui de la construction nationale du XIXe siècle qui établit largement notre conception de l’héritage culturel. Dans le sens d’une autre différenciation, le Canon culturel joue le rôle de repère identitaire vis-à-vis de l’immigration extra-européenne – mais pas seulement extra-européenne – dont le pays fait l’expérience depuis les dernières décennies du XXe siècle. Que signifie « l’être- danois », c’est-à-dire la « danité » – danskheden –, par rapport à cette étrange étrangère que l’on perçoit dans la culture musulmane venue avec les réfugiés et immigrés du Moyen-Orient ?

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15 Aujourd’hui, les cultures nationales – peut-être surtout les identités culturelles nationales occidentales – se sentent menacées par la mondialisation et les flux migratoires30. Cette menace ressentie pourrait contenir un élément de Nachträglichkeit, d’après-coup31 : si l’on doit tant s’acharner à définir son identité, c’est peut-être parce qu’on la sait déjà perdue. Comme le signale l’égyptologue Jan Assmann dans son ouvrage Das kulturelle Gedächtnis, La mémoire culturelle, le canon répond en principe à la question : « Wonach sollen wir uns richten ? », « À quoi devons-nous nous conformer ? »32. Canon signifie mesure au sens de fil conducteur33. Existe-t-il un fil conducteur pour une culture nationale comme la culture danoise ? Si oui, il est tortueux. Un canon culturel national ne semble plus avoir lieu d’être – aussi dans le sens où il ne trouve plus de lieu pour se situer véritablement. D’où le désir d’en créer un.

16 Notons dans cette perspective une scission particulière à l’intérieur même du Canon culturel danois : la publication de l’ouvrage Kulturkanon a été subventionnée par « Dronning Margrethes og Prins Henriks Fond », « La fondation de la Reine Margrethe et du Prince consort Henrik »34. Ainsi, la maison royale danoise a soutenu la parution d’un Canon culturel qui n’est pas et qui ne peut pas être celui du royaume de Danemark, royaume composé du Danemark propre, des îles Féroé et du Groenland. L’identité nationale que fait valoir le canon en question constitue donc une schizophrénie culturelle dans le sens original du terme. Ce fractionnement de l’esprit signale une détresse romantique de l’identité qui relègue étrangement la langue danoise au rang des critères de sélection non décisifs. Tórshavn, le nom de la capitale féroïenne, s’écrit Thorshavn au Danemark et dans l’œuvre de William Heinesen. Voilà une des raisons pour lesquelles l’auteur n’entre pas dans le canon littéraire officiel de ce colonisateur qui à ses propres yeux étatiques n’en a jamais été un.

Ce lieu qui en cache d’autres : Thorshavn à Tórshavn chez Heinesen

17 « Je ne suis jamais allé au-delà de Thorshavn et des îles Féroé », indique William Heinesen dans un entretien avec le quotidien danois Information en janvier 1980, avant d’ajouter : « Cela dit, je trouve que tout ce dont il vaut la peine de parler se déroule ici »35. Tout a lieu ici, dans le minuscule archipel des Féroé. Mais de quoi vaut-il alors la peine de parler ?

18 Ayant vécu et étudié à Copenhague – la ville qui constitue le centre de la périphérie dont fait partie l’auteur –, Heinesen est bien allé « au-delà de Thorshavn et des îles Féroé ». En réalité, c’est ainsi qu’il a atteint cette vue de l’extérieur qui lui permet de ne jamais quitter son lieu natal : il fait référence, bien sûr, à un choix artistique, pas à des événements plus ou moins contingents de son parcours personnel. Il constate donc le résultat d’une décision au niveau de son œuvre. Puis, il émet un jugement subjectif : « Tout ce dont il vaut la peine de parler se déroule » dans l’ici de Thorshavn et des Féroé. Le local est l’universel. Ou plutôt, le local est universel précisément parce qu’il n’est jamais l’universel, au singulier défini.

19 Cet universel de la localité féroïenne est dans l’œuvre de Heinesen lié à une date spécifique au milieu du XIXe siècle : en 1856, le royaume de Danemark décide d’abolir le monopole commercial sur les îles Féroé, et ce, pour cause de situation sociale misérable dans l’archipel. Jusque-là, ce monopole était détenu par « le Commerce royal féroïen »,

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institution économique et politique danoise ayant maintenu les Féroïens dans un isolement total et une pauvreté ahurissante pendant des siècles. En 1856, la suppression du monopole danois sur la vie économique, politique et par conséquent culturelle féroïenne met donc fin à l’époque féodale. En 1856, les îles Féroé s’évadent du Moyen Âge et entrent ainsi sans véritable intermédiaire dans la modernité.

20 Il va sans dire que les choses ne sont pas aussi simples. Entre autres parce que les dates ne sont pas toute l’histoire, comme l’a noté Claude Lévi-Strauss36. Néanmoins, l’année 1856 joue pour les Féroé un rôle comparable à celui que porte dans l’histoire de la France et de l’Europe celle de 1789, l’année de l’avènement des Lumières politiques et ainsi de l’ouverture de l’histoire contemporaine : il y a un avant et un après, il y a le passage – certes balbutiant et contesté – d’un ordre politique et social féodal à un dispositif démocratique libéral, libéral aussi dans le sens économique du terme, ouvrant définitivement la voie à l’industrialisation. Mais la comparaison s’arrête là, à ce niveau local féroïen : tandis que la Révolution française de 1789 a eu des répercussions politiques, sociales et culturelles qui perdurent encore aujourd’hui, la suppression en 1856 du monopole commercial sur le minime territoire atlantique que constituent les îles Féroé n’a eu des conséquences que pour le minime territoire atlantique constitué par les îles Féroé. En quoi consiste donc l’envergure d’un territoire, et d’un événement historique ? Dans les années 1850, les dix-huit îles féroïennes – plus petites les unes que les autres – sont habitées par sept à huit mille personnes37. Par rapport à leur maître danois, elles rayonnent par leur modicité. Par rapport à l’Europe vis-à-vis de laquelle le royaume de Danemark n’a lui-même que de peu de poids, elles se trouvent à l’extrême limite de la simple visibilité.

21 À en croire l’auteur féroïen William Heinesen, c’est en cela que réside l’excellence de leur petitesse, voire leur exemplarité. Né en 1900 et mort en 1991, Heinesen couvre à plus d’un égard le XXe siècle du début à la fin, que ce soit en tant que romancier, auteur de nouvelles et de mémoires, ou bien en sa capacité de poète, essayiste, peintre et graphiste. Son œuvre est tout aussi fermement ancrée dans l’art européen moderne – l’expressionnisme en poésie et en peinture, le réalisme social et historique de l’écriture prosaïque – que marquée par la particularité de l’histoire et de la culture féroïennes38. En ce qui concerne cette dernière particularité, William Heinesen revient encore et toujours – de façon oblique ou de front – à 1856, l’année de la suppression du « Monopole royal », quand « le temps présent » commence « peu à peu à chasser le Moyen Âge féroïen, démesurément long et tenace », comme il est dit dans la nouvelle « Belsmanden », « L’hôte diabolique », du recueil Fortællinger fra Thorshavn, Récits de Tórshavn, publié en 197339. C’est le 1er janvier de cette année que le royaume de Danemark laisse officiellement sortir les Féroïens de leur infortune féodale.

22 Tórshavn, la capitale féroïenne, est Thorshavn, un petit port sous tutelle historique danoise. C’est ici que tout se passe. C’est ici que l’époque médiévale cède la place à la modernité lorsque la pêche industrialisée prendra la relève, à partir de la dernière moitié du XIXe siècle, de l’agriculture en mode féodal. C’est le lieu de tous les lieux : l’omphalos, l’ombilic de l’univers, « le centre absolu du monde ». C’est un vivier cosmopolite et un theatrum mundi singulier. En même temps, Thorshavn n’est qu’« une cité obscure aux confins de la terre ! – – – ». C’est « la capitale la plus petite du monde » – qui reste pourtant dans les souvenirs d’enfance « une grande ville, oui, une ville de renommée mondiale »40.

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23 La ville natale de William Heinesen possède une certaine grandeur de l’insignifiance, puisqu’elle est le centre et la périphérie – ou bien le centre de la périphérie, voire la périphérie du centre41. Elle est éminemment ancienne, millénaire, et tout à fait récente. Elle est mythe, hors du temps, et elle n’est rien sinon historique. Tout est dans la dénomination : Thorshavn est un nom propre composé d’un nom propre – « Thor », qui en tant que nom d’une divinité certifie l’intemporelle actualité de l’imaginaire – et d’un nom commun : « havn », qui se réfère nécessairement à une existence sociohistorique. Ainsi, Thorshavn, le « Port de Thor », est chez Heinesen le centre absolu symbolique d’un monde sans centre puisque les lieux des hommes – leurs bourgades, hameaux, villages, cités et autres villes, petites et grandes – se situent toujours, peu importe leur localisation, à l’intersection de l’imaginaire et du réel, du mythe et de l’histoire. Comme ici, aux îles Féroé, à Thorshavn, cette capitale dont le nom établit à lui seul une mythologie et une vie sociale : Thor, le puissant dieu guerrier possède un port parmi les mortels. Ce port constitue le suprême lieu d’échange – d’arrivées et de départs, de débuts et de fins – d’un petit peuple atlantique. Il est donc le lieu par excellence de l’histoire de ce même peuple. Mais il l’est ici en danois, langue qui écarte la langue écrite du peuple en question.

24 Voici l’incipit de l’essai autobiographique – qui est en même temps un essai biographique de la ville – intitulé « Småstad og Babel », « Bourgade et Babel », publié pour la première fois en 1967 dans le recueil Kur mod onde ånder, Cure contre les mauvais esprits. Thorshavn, ma ville natale, ne se distingue ni par sa beauté extérieure ni par une position géographique étrange ou des accomplissements extraordinaires. C’est juste un bout de bourgade entre la mer et la lande rocheuse. Mais cette bourgade n’est pas seulement la capitale de tout un petit archipel, et la plus grande ville dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres ; elle peut également, comme n’importe quel autre endroit sur la planète où des hommes naissent et grandissent, se proclamer l’ombilic du monde en tant que tel. C’était ici que le soleil et la lune se montrèrent pour la première fois, ici est le lieu [her er stedet] où furent créés la nuit et le jour.42

25 Thorshavn, la capitale qui unifie en son nom la mythologie et l’histoire, a donc vocation à ne pas être éternellement remarquable. La ville de William Heinesen partage ce trait distinctif avec tous les autres lieux qui portent la marque d’une présence humaine. Il n’y pas de « position géographique étrange » parce que toutes les positions géographiques sont en principe également étranges, c’est-à-dire au même niveau d’étrangeté. Thorshavn vaut New York. À Thorshavn ou à New York, nous sommes peu de chose, et ce peu de chose est tout. Thorshavn n’est rien, rien que « l’ombilic du monde en tant que tel ».

26 Dans quelles perspectives peut-on donc selon Heinesen considérer la capitale des îles Féroé ? Dans toutes. « Thorshavn », le premier mot de l’essai « Bourgade et Babel », est évidemment une ville identifiable, située sur la carte du monde. Ainsi, elle peut faire l’objet d’une étude géographique, ne serait-ce que pour signaler sa « position » nullement « étrange » – « position » qu’il est par ailleurs impossible de définir d’un point de vue philosophique. Étant la « ville natale » d’un certain nombre d’hommes, elle ouvre aussi nécessairement des réflexions biographiques, en l’occurrence les considérations autobiographiques de son auteur le plus connu, William Heinesen. Ensuite, elle ne semble pas briller « par sa beauté extérieure » et elle se laisse par conséquent soumettre à un jugement esthétique, comme n’importe quelle autre ville. En

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outre, les Féroïens semblent mener une vie historique étonnamment discrète, leur capitale n’étant pas non plus connue pour ses « accomplissements extraordinaires ». Toutefois, la ville de Thorshavn est bien sûr aussi à considérer dans la perspective de l’histoire, que celle-ci soit sociale, culturelle ou géopolitique. Faute de mieux, on signalera éventuellement que Thorshavn entre dans l’histoire pour s’y faire oublier.

27 Par ailleurs, la capitale féroïenne égale « n’importe quel autre endroit sur la planète où des hommes naissent et grandissent ». Ainsi, elle s’inscrit naturellement dans une perspective anthropologique : « C’était ici que le soleil et la lune se montrèrent pour la première fois, ici est le lieu où furent créés la nuit et le jour ». Ici est le lieu, « her er stedet », puisque c’est toujours ici qu’on est là43 : le lieu est toujours un ici. Ce lieu, on le partage avec toutes et tous, même celles et ceux qui ne sont pas d’ici. William Heinesen est de Thorshavn par hasard. Être Féroïen ne veut rien dire en soi. Mais Heinesen l’est. Par conséquent, c’est à Thorshavn qu’est situé le centre imaginaire de la planète. Parce que Thorshavn, c’est nous, « bourgade » et « Babel » que nous sommes où que nous soyons. Une « bourgade » qui est toujours dotée d’une histoire locale, et ce lieu « Babel » qui restera de son côté indéfiniment le symbole mythologique de la longue et durable confusion que constitue l’histoire de l’homme – d’un point de vue judéo- chrétien. Le singulier est pluriel.

28 L’incipit de l’essai « Bourgade et Babel » couvre en ce sens une vaste distance, distance que l’on peut parcourir sans entreprendre le moindre déplacement, puisqu’elle est intérieure au lieu dont il est question. En fin de compte, elle est intérieure à n’importe quel lieu « sur la planète où des hommes naissent et grandissent », avec, à nouveau, la formule de Heinesen. C’est la distance qui sépare une « bourgade » de « Babel ». De cette manière, nous sommes toujours déjà aux îles Féroé, à Thorshavn, tout comme les Féroïens se trouvent parmi nous : l’histoire est forcément anthropologique, rappelle implicitement William Heinesen, tout en étant conscient du fait que l’histoire en tant que science moderne est intimement liée à la construction des États-nations – dont les îles Féroé ne font toujours pas partie – avec lesquels elle se développe à la fin du XIXe siècle, entre autres à travers le travail de Leopold von Ranke en Prusse – ou en Allemagne, après 1871 –, de Jules Michelet en France et de Kristian Erslev au Danemark, qui regardent tous le passé d’un œil national44. Heinesen, l’auteur qui n’est jamais allé au-delà de Thorshavn et des Féroé, s’efforce pour sa part d’« anthropologiser » l’histoire afin de la dénationaliser45.

29 Dans le roman historique Le bon espoir, paru en 1964, on suit le récit des combats théologiques, politiques et sociaux du pasteur et narrateur Peder Børresen, luthérien tiraillé entre son penchant pour la déchéance alcoolisée et les inévitables méandres de la pénitence. Cette histoire est prétendument racontée dans une suite de lettres à « Jonas », ami et confrère de Børresen, entre avril 1669 et juillet 1670, dates qui nous emmènent à la fois au début de l’époque de l’absolutisme danois, instauré en 1660, et au seuil des Lumières. Envoyé dans cet exil atlantique par l’Église à cause de son mode de vie médiocrement protestant, Peder Børresen fait la connaissance d’un territoire sinistre, frappé jour et nuit par la pluie et le vent, et dans un état social, politique et juridique effroyable : à ce moment-là vers la fin du XVIIe siècle, la royauté danoise a abandonné les îles Féroé entre les mains de la famille aristocrate Gabel – notamment le gouverneur Christoffer Gabel (1617-1673) – qui laisse ses serviteurs gérer cette colonie comme bon leur semble, dans le seul but d’en tirer profit46. Par conséquent, le pasteur Børresen doit se battre, constamment. Il se bat contre les petits monstres imaginaires

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de la superstition populaire qui détecte des incubes à tout coin de rue. Et il s’insurge contre les causes sociales de ces multiples imaginations et autres égarements hérétiques, c’est-à-dire l’injustice et la pauvreté, véritables maîtres du lieu. Lisons deux passages qui traitent de la lamentable localité dans laquelle Peder Børresen a eu le malheur d’atterrir. […] la petite cité, le Port [Havnen], sur sa pointe de terre dans un voile de fumée bleue de tourbe, une drôle de construction de troll à contempler, comme une carrière, habitée par des êtres souterrains. […] tout en bas, presque impossible à distinguer des alentours pierreux, se trouvait sur sa pointe de terre la petite cité d’où j’étais venu, comme un tertre parmi d’autres.47

30 Thor a quitté les lieux. Il ne reste que le Port, nom propre sous forme de nom commun au défini : « Havnen ». Apparemment, le mythe s’en est allé, ne laissant aux Féroïens qu’un port, le Port, c’est-à-dire un lieu réduit, à première vue, à sa simple fonction socio-économique. Séparée de sa divinité médiévale par une synecdoque, la capitale féroïenne semble se fondre dans le paysage : c’est un petit bout de culture difficile à distinguer de son environnement naturel, un tas de pierres dans le rocher, un tertre quelconque parmi d’autres. Pourtant, ceci est encore Thorshavn, puisque chez Heinesen cette minime cité est toujours la partie qui représente le tout : un port est un lieu frontalier par excellence – entre terre et mer – et le port, nom commun, qu’est Thorshavn, nom propre, se situe « sur sa pointe de terre » à l’exacte intersection du générique et du singulier, de ce qui est effectivement commun à tous les lieux et de ce qui est propre à l’ici spécifique.

31 En outre, le pasteur Børresen a beau la combattre – en accord avec la réglementation luthérienne –, la pénible superstition populaire persiste, avec ses étranges lutins et autres trolls, qui devraient, selon lui, être renvoyés dans le passé du passé, c’est-à-dire à l’époque révolue de l’imaginaire païen. Seulement, ce passé n’est pas passé. Il est présent. Lisons à nouveau les mots du pasteur-narrateur au sujet du Port : « […] la petite cité, le Port [Havnen], sur sa pointe de terre dans un voile de fumée bleue de tourbe, une drôle de construction de troll à contempler, comme une carrière, habitée par des êtres souterrains ». À travers ce propos, nous voyons où se situe réellement l’imaginaire : le « voile de fumée bleue de tourbe » qui enveloppe la ville et la comparaison qui l’assimile à « une carrière » sont les signes de la vie sociale et pratique contemporaine des Féroïens dans la ville de Thorshavn. En même temps, la capitale des Féroé est « une drôle de construction de troll à contempler », une bâtisse de troll « habitée par des êtres souterrains », et Thorshavn est donc encore et toujours portée par l’imaginaire d’autrefois, par l’imaginaire médiéval. Ainsi, l’irréel du passé loge dans le réel du présent, et l’imaginaire du mythe – qui n’est en soi nullement féroïen – persiste dans l’univers social actuel de cette localité, précisément. Le mythe est donc chez Heinesen tout sauf intemporel, dans le sens où son imaginaire se situe et se réalise dans la pratique du quotidien. Oui, la pratique du quotidien est l’imaginaire, l’imaginaire de la pratique du quotidien qui actualise à chaque instant « des possibles enfouis dans le passé », selon l’expression de Paul Ricœur48.

32 À Thorshavn, on peut aller en Chine et en Afrique. Le récit « Gamaliels besættelse », « La possession de Gamaliel », publié en 1960, relate les déboires de Gamaliel Johannesen au cours de l’année 1906, au moment où l’arrivée du câble télégraphique a initié une nouvelle ère dans l’époque médiévale toujours florissante des îles Féroé. En tant qu’inspecteur et homme à tout faire d’un important négociant en produits de la

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pêche, Gamaliel Johannesen dirige entre autres la surveillance des poissonnières. La tâche est éprouvante et l’anarchie du mécontentement social menace de faire irruption à tout moment. Voici ses soucis en discours indirect libre. Quand elles viennent en grand nombre, surtout, les femmes sont effroyables, et elles peuvent alors à peine être considérées comme des êtres sexués ; enfin, elles ne sont plus humaines, au fond, mais quelque chose d’autre, presque une sorte d’insecte. Elles fourmillent, elles bourdonnent, elles piquent, et dans ces situations il n’y a qu’une arme qui vaille : la main ferme. Tel était l’avis non édulcoré de Gamaliel à ce sujet. Et ces jours-ci la main en question faisait scandaleusement défaut dans les entrepôts de séchage de poissons de la société Rømer. Pas tant à l’est, en Chine, où régnait la justice d’Ole Gaillard-de- Fer, qu’en Afrique, où le Crabe-Main-de-Laine s’apprêtait à laisser tout bonnement tomber.49

33 Au port de ce Port des Féroé, il y a donc aussi l’Afrique et la Chine. Et on peut y voyager sans s’éloigner de Thorshavn, puisque dans la capitale féroïenne ces appellations désignent des lieux spécifiques, selon leurs emplacements sur la carte du marché de la pêche de la ville : au sud ou à l’est. Par cette délocalisation aux îles Féroé, ces noms propres deviennent communs, à savoir les noms communs d’une problématique sociale qui n’est jamais seulement locale : dans l’Afrique et la Chine de Thorshavn, tout comme en Afrique ou en Chine, l’anonymisation du marché frappe le « grand nombre » qui fait l’objet d’une déshumanisation éclair, passant par des sauts on ne peut plus catégoriques : en masse, les femmes sont des existences entomologiques, faisant des bruits sans voix. Elles sont gérées, tant bien que mal, par des hommes réduits à des surnoms désignant leur capacité plus ou moins grande à remplir leur fonction de contrôleur. Gamaliel, lui, tient son nom des Actes des Apôtres dans lesquels le sage éponyme, docteur de la loi, sait faire la part des choses entre toute entreprise de l’homme, par nature destructible, et l’œuvre divine impérissable50.

34 Sur le marché en dehors de Thorshavn qui englobe cette même ville ainsi que l’Afrique et la Chine, l’effacement de la particularité de chacun est universel, à défaut d’être un universalisme. Thorshavn, chez Heinesen, est à la fois inimitable et représentative. Elle a une capacité tout à fait particulière, une capacité qui lui est propre : elle est en mesure de se faire lieu de tout lieu 51 – capacité qu’elle partage en principe avec n’importe quel autre endroit « où des hommes naissent et grandissent ». Non, le particularisme n’est pas chez l’autre, l’universalisme n’est pas chez nous52.

Sortir, arriver

35 Dans le Kulturkanon danois, et pour la politique culturelle du retour à l’héritage national qui le porte, le pluriel est (le) singulier : le Canon culturel est censé rappeler et ranimer les œuvres « danoises » les plus notables et richement variées du passé – pas les accomplissements ni les défaillances historiques du royaume, bien sûr –, mais il ne fait que figer négativement son propre présent en immobilisant l’histoire. Pourquoi un auteur majeur de langue danoise comme William Heinesen ne fait-il pas partie de ce Kulturkanon ? À cette question il n’y a pas de réponse univoque. Par ailleurs, un jour, Heinesen sortira peut-être définitivement de l’histoire – ou des histoires – de la littérature danoise53. Cependant, il fera toujours partie de l’histoire de l’histoire de cette littérature. En ce sens, son éventuelle sortie ne ferait que montrer à quel point il est indissociable de l’histoire de la littérature et de la culture danoises. Pourquoi n’entre-t-

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il donc pas dans la catégorie « Littérature » du Canon culturel danois ? Pour les mêmes raisons qu’il y serait entré il y a un bon demi-siècle s’il était venu à l’esprit de qui que ce soit d’établir un Kulturkanon national au cours des décennies suivant la Seconde Guerre mondiale : Féroïen, il a écrit en danois – d’abord dans un danois historiquement colonial, puis dans un danois postcolonial – et ce, tout au long de son parcours officiel d’écrivain, entre 1921 et la fin des années 1980 54. « Mon lien à la langue danoise a été déterminé par le destin », écrit Heinesen en juillet 1938 à son ami le poète Christian Matras (1900-1988), « ma position en tant qu’auteur féroïen écrivant en danois est une destinée. Ma langue maternelle est très littéralement le danois »55. Cette destinée de la langue – destinée romantique nouant l’individu au collectif par le lien intime du lait linguistique maternel – est une destinée coloniale. Dans ses efforts pour dénationaliser l’histoire, William Heinesen n’est jamais allé au-delà de Thorshavn et des îles Féroé. Ainsi, il n’a jamais quitté Copenhague et le Danemark – qui aujourd’hui s’éloignent de lui. Cela dit, la littérature et la culture danoises n’ont pas fini de le laisser partir, tout comme la littérature et la culture féroïennes n’ont pas fini de l’accueillir. Entre Thorshavn et Tórshavn, il y a des limbes littéraires, culturelles et politiques56.

NOTES

1. Voir Danmark og kolonierne : Danmark – En kolonimagt ; Grønland – Den arktiske koloni ; Vestafrika – Forterne på Guldkysten ; Vestindien – St. Croix, St. Thomas og St. Jan ; Indien – Tranquebar, Serampore og Nicobarerne, Niels Brimnes, Hans Christian Gulløv, Erik Gøbel et al. (dir.), Copenhague, Gad, 2017. 2. Cf. l’introduction générale à l’ouvrage Danmark og kolonierne, « En ny kolonihistorie ». Dans celle-ci, les directeurs de la publication indiquent qu’il n’existe aucune définition « formelle et communément acceptée » de ce qu’est « une colonie », puis procèdent à l’énumération de quatre critères qui ont déterminé leur perspective : premièrement, le critère chronologique selon lequel seulement les colonies acquises par le « Danemark-Norvège » pendant la période du colonialisme européen à partir de 1500 doivent être considérées ; deuxièmement, le critère géographique qui stipule la nécessité d’une « distance considérable » et d’un « détachement » par rapport au « pays mère » du territoire colonisé ; troisièmement, le critère de la différence au niveau du statut administratif et politique de la colonie vis-à-vis du « centre du pouvoir étatique » colonisateur ; quatrièmement, le critère « thématique » : est « colonie » seulement un territoire dont la population est vue et traitée comme culturellement et ethniquement différente des « colonisateurs » (Grønland – Den arktiske koloni, Hans Christian Gulløv [dir.], op cit., p. 5-6). 3. Kulturkanon, Copenhague, Kulturministeriet & Politikens Forlag, 2006, p. 220. Toutes les traductions sont les miennes, sauf indication contraire. La mention des « 96 œuvres uniques de l’héritage culturel danois » se trouve sur la quatrième de couverture de l’ouvrage. Peu de temps après la publication du Canon culturel, un huitième domaine, la culture des enfants, a été ajouté à l’univers canonique culturel danois, portant ainsi le nombre d’œuvres incluses à 108. Pour la liste complète, voir le site du Ministère de la culture danois : https://kulturkanon.kum.dk/ (consulté le 9 mars 2020). 4. Voir à ce sujet principalement Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism (Londres, Verso, 1983 ; L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 1996), Miroslav Hroch,

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Social Preconditions of National Revival in Europe: A Comparative Analysis of the Social Composition of Patriotic Groups Among the Smaller European Nations (Cambridge, Cambridge University Press, 1985) et Eric Hobsbawm, Nations and Nationalism Since 1780. Programme, Myth, Reality (Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Nations et nationalisme depuis 1780. Programme, mythe, réalité, traduit par Dominique Peters, Paris, Gallimard, 1992). 5. D’Edward W. Said et son ouvrage Orientalism de 1978 (L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, traduction de Catherine Malamoud, préface de Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1980) à Homi K. Bhabha et sa conception de l’hybridité culturelle dans notamment The Location of Culture, paru en 1994 (Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, traduction de Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007), en passant par Gayatri Chakravorty Spivak et l’étude de la parole « subalterne » (In Other Worlds: Essays in Cultural Politics, Londres, Routledge, 1987 ; cf. en français par exemple Les subalternes peuvent-elles parler ?, traduction de Jérôme Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2009), entre autres. Sur le passage du « patriotisme étatique » du XVIIIe siècle au « nationalisme » du XIXe dans le contexte spécifique des relations dano-norvégiennes voir l’excellent Skilsmissen. Dansk og norsk identitet før og efter 1814 de Rasmus Glenthøj (Odense, Syddansk Universitetsforlag, 2012). Notons que la première anthologie universitaire d’envergure regroupant d’importants essais – entre autres de Spivak et de Bhabha – relevant des études postcoloniales internationales est parue au Danemark en 2008, en plein milieu du débat sur le canon et sur l’identité nationale nommée danskhed, « danité » (Hans Hauge [éd.], Postkolonialisme, Aarhus, Aarhus Universitetsforlag, coll. « Moderne litteraturteori », 2008). 6. Bien entendu, je me sers ici de l’exemple de Ludvig Holberg vis-à-vis de William Heinesen à cause de l’exemplarité même de son statut : situé au seuil des Lumières, mais encore profondément marqué par le classicisme, Holberg est communément considéré comme le « père de la littérature danoise » et ce, grâce à la richesse qualitative de son travail et l’envergure de domaines et de genres que couvre celui-ci. La citation rappelant cette paternité holbergienne provient d’un ouvrage d’historiographie littéraire récente, Hovedsporet. Dansk litteraturs historie, La trace principale. L’histoire de la littérature danoise, publié chez Gyldendal, la plus prestigieuse maison d’édition du pays, en 2005, la même année qu’ont été constitués les comités de spécialistes chargés d’élaborer le Canon culturel (Hovedsporet. Dansk litteraturs historie, Jens Anker Jørgensen et Knud Wentzel [éd.], Copenhague, Gyldendal, 2005, p. 215). Dans les premières lignes de la « Préface » de cet ouvrage, on lit : « Dans ce livre l’exposé de la littérature danoise se concentre sur ce qui est historiquement représentatif. La raison en est la pression qui s’exerce ces temps-ci contre la tradition nationale et ce, de plusieurs côtés. Cela incite à une accentuation différente et à un tri plus sévère par rapport à ce qu’on a l’habitude de voir dans les histoires de la littérature » (Ibid., p. 5). Voilà pourquoi les sagas islandaises et la poésie scaldique – qui ne peuvent en aucun cas être attribuées à une « tradition nationale » au sens strict – entrent telles quelles dans cette histoire littéraire par ailleurs nullement nationaliste, à savoir en tant que représentatives de la culture médiévale scandinave « commune » (Ibid., p. 26). Voilà pourquoi Holberg et son compatriote contemporain Johan Herman Wessel (1742-1785) y entrent également, c’est-à-dire en tant que figures littéraires importantes, voire primordiales de la culture dominante de l’empire danois d’avant 1814, l’année de la cession de la Norvège à la Suède. Et voilà pourquoi des auteurs significatifs de langue danoise du XXe siècle, comme les Féroïens Heinesen et Jørgen-Frantz Jacobsen (1900-1938) ou l’Islandais Gunnar Gunnarsson (1889-1975), en sont exclus. 7. Kulturkanon, op. cit., p. 48-49 et 80-81. 8. Ibid., p. 28-29, 100-101, 146-147, 238-239 et 38-39, pour la liste de ces « œuvres ». 9. Ibid., p. 18-19 et 36-37. 10. Parmi les « Critères de sélection » de la catégorie « Architecture », on trouve le suivant : l’œuvre choisie doit être « localisée au Danemark ou à l’étranger » et être le travail « d’un

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architecte danois » (Ibid., p. 8). Qualifier Nicolas-Henri Jardin d’« architecte danois » relève du non-sens, ou bien de l’impérialisme culturel. 11. Voir à ce sujet par exemple Michael Bregnsbo et Kurt Villads Jensen, Det danske imperium. Storhed og fald, Copenhague, Aschehoug, 2004, p. 120-130. 12. Accessible sur le site « danmarkshistorien.dk » de l’Université d’Aarhus : https:// danmarkshistorien.dk/leksikon-og-kilder/vis/materiale/recessen-om-reformationen-af-30- oktober-1536/ (consulté le 9 mars 2020). 13. Voir Knud J. V. Jespersen, Historien om danskerne. 1500-2000, Copenhague, Gyldendal, 2007, p. 131-139. 14. Voir l’entrée « Olav Engelbrektsson » dans Norsk biografisk leksikon. Disponible en ligne : https://nbl.snl.no/Olav_Engelbrektsson (consulté le 9 mars 2020). 15. Sur l’histoire, notamment moderne des îles Féroé, voir la récente mise au point de Charlotte Langkilde, Færøerne. En moderne nation fødes, Copenhague, Lindhardt og Ringhof, 2018. 16. Cf. par rapport à ces brèves remarques sur l’instauration forcée de la Réforme en Norvège, aux îles Féroé et en Islande, Jean-François Battail, Régis Boyer et Vincent Fournier, Les sociétés scandinaves de la Réforme à nos jours, Paris, PUF, 1992, p. 33-41. 17. Signe sûrement plus facile à lire de l’extérieur que de l’intérieur. La conversion imposée à ses frères scandinaves par le royaume de Danemark était « de type colonial », signale par exemple Maurice Gravier en 1984, déjà (Maurice Gravier, Les Scandinaves. Histoire des peuples scandinaves, épanouissement de leur civilisation des origines à la Réforme, Paris, Lidis Brepols, coll. « Histoire ancienne des peuples », 1984, p. 547). L’hésitation par rapport à la catégorisation du royaume de Danemark en tant que colonisateur intra-scandinave – ou intra-nordique – est encore détectable dans l’excellente introduction à l’ouvrage collectif The Postcolonial North. Iceland, Greenland and the Faroe Islands, édité par Lill-Ann Körber et Ebbe Volquardsen – ouvrage dont le titre seul indique par ailleurs, en omettant ce territoire, qu’il ne considère aucunement l’histoire de la domination danoise en Norvège comme une histoire coloniale. Dans cette introduction, les éditeurs signalent d’abord que « [t]he question as to whether the Danish rule over Iceland, Greenland and the Faroe Islands should be labeled as colonialism or rather as the administration of remote provinces or dependencies (sometimes supported by a colonial mentality) is not conclusively answered in this book », puis ajoutent à la page suivante : « Iceland, Greenland and the Faroe Islands are […] not classified as postcolonial merely because they share a history of foreign rule and oppression, which in different ways affects their present societies. Postcoloniality today is a global phenomenon » (Lill-Ann Körber et Ebbe Volquardsen, « The Postcolonial North Atlantic: An Introduction », in The Postcolonial North. Iceland, Greenland and the Faroe Islands, Körber et Volquardsen [éd.], Berlin, Nordeuropa-Institut der Humboldt-Universität, 2014, p. 18 et 19). 18. Cf. par exemple la notice « Henrik Ibsen : Manuskripter og breve i Det Kongelige Bibliotek » sur le site de la Bibliothèque Royale danoise : http://www5.kb.dk/da/nb/samling/hs/ web_udstil/ibsen.html (consulté le 11 mars 2020). 19. Comme dans l’article « Ny dansk prosa », « Nouvelle prose danoise », que publie le traducteur Kjeld Elfelt dans la revue suédoise Ord och Bild en 1934 (Ord och Bild, 43ème année, 1934, Stockholm, P. A. Norstedt & Söner, p. 661-662). Y apparaît par ailleurs également son compatriote Guðmundur Kamban (1888-1945) (ibid., p. 660-661). La revue est disponible sur le site Project Runeberg : http://runeberg.org/ordochbild/1934/0721.html (consulté le 14 mars 2020). 20. Dansk litteraturhistorie, Gustav Albeck et F. J. Billeskov Jansen (dir.), Copenhague, Gyldendal, 3e édition, 1971 (1re édition, 1964-1966), t. IV, p. 689, 704 et 707. Sur le succès de vente de cette Histoire de la littérature danoise, voir Martin Zerlang, « Litteraturhistorier » dans Dansk litteraturs historie, Klaus P. Mortensen et May Schack (dir), Copenhague, Gyldendal, 2006-09. Cité d’après la version digitalisée : http://denstoredanske.dk/index.php?sideId=477316 (consulté le 14 mars 2020).

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21. Dansk litteraturhistorie, Johan Fjord Jensen et al. (dir.), Copenhague, Gyldendal, t. I-IX, 1984-1985 ; Dansk litteraturs historie, op cit. ; Gads danske forfatterleksikon. Litteraturens stemmer, Benedicte Kieler et Klaus P. Mortensen (éd.), Copenhague, Gad, 1999. 22. Maurizio Bettini, Contro le radici. Tradizione, identità, memoria, Bologna, Il Mulino, 2016 ; Contre les racines, traduit par Pierre Vesperini, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2017, p. 154 et p. 55-56. Voir également à ce sujet l’ouvrage important dirigé par Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; L’invention de la tradition, traduit par Christine Vivier, Paris, Amsterdam, 2012. Cf. aussi Marcel Détienne, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français enraciné, Paris, Seuil, 2003. 23. N. F. S. Grundtvig, Det Danske Fiirkløver eller Danskheden partisk betragtet, Copenhague, Den Wahlske Boghandel, 1836, p. VI. Je modernise l’orthographe. 24. L’ouvrage a été traduit par Edgar Quinet en 1834 (Paris, Levraut) et réédité, partiellement, par Marc Crépon en 1991 (Paris, Presses Pocket). Cf. sur les liens et les divergences entre Grundtvig et le philosophe allemand la discussion approfondie de Johannes Adamsen, « Herder og Grundtvig – Sonderinger » dans Grundtvig-Studier, 52ème année, n° 1, Aarhus, 2001, p. 166-190. Contrairement à Herder, Grundtvig ne regardait pas la réflexion sur le Volksgeist, folkeånden, comme une affaire de philosophie, surtout rationnelle : « l’esprit du peuple » constitue une valeur incontestable et cette valeur est d’emblée sentimentale et nationale. Je reprends dans ce paragraphe certains éléments de mon article « Les douleurs fantômes du XIXe siècle : sur les débâcles historiques danoises à travers la littérature » dans Peuples et pouvoirs en Europe du Nord (2), Virgile Reiter, Pauline Pujo et Gaëlle Reneteaud-Metzger (éd.), dossier de Revue d’histoire nordique, Toulouse, Presses universitaires du Midi, coll. « Méridiennes », 2017, p. 151-163. 25. Dans ces remarques sur la tradition des ballades populaires, l’université humboldtienne et surtout la conception national-romantique de la langue, je me laisse inspirer par l’excellent article « Fra leverpostej til frugtsalat. Tanker om danskhed og sprog » de Frans Gregersen. Voir Hvad er så danskhed, Torben Fledelius Knap, Morten Nielsen et Jacob Pindstrup (éd.), Copenhague, Hovedland, 2005, p. 144-162. Cf. au sujet de la disparition de la culture populaire, le travail pionnier de Peter Burke, Popular Culture in Early Modern Europe, New York, Harper & Row, 1978. 26. Tout au long de son Kampen om sandhederne. Om det kulturelle borgerskabs storhed og fald, Rune Lykkeberg offre une magistrale analyse de ce débat et de son arrière-fond spécifique danois dans l’essor et la chute de la social-démocratie historique et de sa pensée universaliste, pensée qui dans les années 1990-2000 se trouvait impuissante face au retour de ce qu’elle avait elle-même fait tout pour opprimer : l’héritage national-chrétien (Copenhague, Gyldendal, 2008). 27. Voir Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 1992. 28. Pour une discussion générale de ces aspects voir par exemple François Chaubet et Laurent Martin, Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2011, p. 193-269. Au sujet de l’homologation, consulter Maurizio Bettini, op. cit., p. 7 et suivantes. Cf. aussi Marc Augé, op. cit. Dans le débat sur l’uniformisation et l’homologation, on court par ailleurs toujours le risque de surestimer la signification de l’indéniable aplanissement au niveau des produits, des biens et des services culturels mondialisés – y compris, bien sûr, ceux qu’on rangeait autrefois dans le domaine toujours extensible de la Kulturindustrie – en négligeant l’aspect éminemment local de leur accueil, accueil souvent critique et transformateur dans sa manière d’investir sans cesse différemment des objets en apparence pleinement identiques. Je remercie Harri Veivo pour ses remarques à ce sujet. Comme le signale Étienne Helmer, un argument similaire pourrait être avancé vis-à-vis de la conception des non-lieux de Marc Augé : existe-t-il vraiment une carence intrinsèque aux dénommés non-lieux – supermarchés, aéroports… – par rapport à laquelle tout investissement individuel et/ou collectif serait sans aucun effet ? Voir Étienne Helmer, Ici et là. Une philosophie des lieux, Paris, Verdier, 2019, p. 106.

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29. Les lois et les décrets régissant l’exception culturelle au niveau de la communication audiovisuelle sont accessibles sur le site du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel. Voir « Qu’appelle- t-on “l’exception culturelle” ? » : https://clesdelaudiovisuel.fr/Connaitre/Histoire-de-l- audiovisuel/Qu-appelle-t-on-l-exception-culturelle (consulté le 24 mars 2020). 30. Il est possible, signale Maurizio Bettini dans ses propos au sujet de la mondialisation dont je me laisse ici inspirer, « que le passé et la tradition reviennent au centre de notre attention parce que c’est là – et dans certains cas, seulement là – que réside le dernier bastion de la différence ». Et à l’auteur d’ajouter : « Nous vivons immergés dans une anthropologie réelle de l’homologation et nous inventons une anthropologie imaginaire de la différence » (Bettini, op. cit., p. 9 et 10 ; l’auteur souligne). Le critique culturel danois Kasper Støvring – un des défenseurs de l’héritage national les plus en vue au pays – offre dans son essai Sammenhængskraft une perspective conservatrice sur ce qui est selon lui l’éminente « force de cohésion » – historique et actuelle – du peuple danois, force de cohésion qui se trouve selon lui aujourd’hui menacée par le multiculturalisme, dont il propose par ailleurs une critique souvent très pertinente, en indiquant entre autres la fonction de rempart national qu’exerce le Canon culturel. Cependant, Støvring néglige de montrer en quoi le débat violent et acerbe sur l’immigration – et ce débat ne constitue évidemment pas juste un exemple quelconque parmi d’autres – témoigne de la présence d’une véritable « force de cohésion » entre les Danois (Voir Kasper Støvring, Sammenhængskraft, Copenhague, Gyldendal, 2010 [e-pub], p. 147-181 ; à propos du Kulturkanon, ibid., p. 56-60). Cf. Jean Fischer, « Sammenhængskraft », in Berlingske, Copenhague, 18 juin 2010, https://www.berlingske.dk/ kronikker/sammenhaengskraft (consulté le 24 mars 2020). 31. Cf. l’entrée « après-coup » dans J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007 (1967), p. 33-36. 32. Jan Assmann, Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, Munich, C. H. Beck, 2005 (1992), p. 119 ; La mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, traduit par Diane Meur, Paris, Flammarion, 2009). 33. Ce sens originel de fil conducteur en tant que règle constitue bien sûr le fondement de la conception religieuse d’un canon textuel, c’est-à-dire d’un corpus d’écrits considérés comme authentiquement sacrés. Voir par exemple l’entrée « kanon » dans Ordbog over det danske sprog, disponible en ligne : https://ordnet.dk/ods/ordbog?query=kanon (consulté le 6 mai 2020). 34. Kulturkanon, op. cit., p. 5. 35. William Heinesen, Information, Copenhague, 7 janvier 1980. Cité d’après Jógvan Isaksen, Mellem middelalder og modernitet. Omkring William Heinesens prosa, Tórshavn, Amaldus, 2004, p. 7. 36. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, in Lévi-Strauss, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », préface par Vincent Debaene, édition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, 2008, p. 837 : « Si les dates ne sont pas toute l’histoire, ni le plus intéressant dans l’histoire, elles sont ce à défaut de quoi l’histoire elle-même s’évanouirait », écrit l’auteur, un brin provocateur, dans ce célèbre passage de La Pensée sauvage, « puisque toute son originalité et sa spécificité sont dans l’appréhension du rapport de l’avant et de l’après, qui serait voué à se dissoudre si, au moins virtuellement, ses termes ne pouvaient être datés » 37. Voir Langkilde, op. cit., p. 9. 38. Dans son article « The Faroese Rest in the West: Danish-Faroese World Literature between Postcolonialism and Western Modernism », Bergur Rønne Moberg reconsidère ces aspects en les situant dans le contexte de la Weltliteratur revue par la théorie postcoloniale. Suivant cette perspective, l’auteur signale entre autres ceci : « Heinesen’s literary space in particular not only concerns cosmopolitan influenced concepts such as contact zones, hybridity, inbetweennness, andzones etc., but is also a critique of European culture and capitalism that challenges the Eurocentric idea of progress » (Bergur Rønne Moberg, « The Faroese Rest in the West: Danish- Faroese World Literature between Postcolonialism and Western Modernism », in Körber et

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Volquardsen, op. cit., p. 189). Même si un tel propos rend l’auteur féroïen pratiquement identique à des écrivains comme Salman Rushdie, Hertha Müller, V. S. Naipaul, Elfriede Jelinek, etc. l’article de Moberg offre une très bonne perspective sur la littérature dano-féroïenne (post)coloniale et ses affinités avec la littérature mondiale, d’un point de vue théorique surtout. 39. William Heinesen, « Belsmanden », in Heinesen, Fortællinger fra Thorshavn, Copenhague, Gyldendal, 1973, p. 90. Sur le thème de la modernité prenant subitement la relève de l’âge médiéval – thème crucial pour Heinesen –, cf. les considérations de Jógvan Isaksen dans son Mellem middelalder og modernitet. Omkring William Heinesens prosa, considérations qui essentialisent quelque peu cette rupture historique en l’associant fermement au motif excessivement général « du lien indissociable de la vie et de la mort » qu’exprime selon l’auteur la coprésence du « réalisme » et du « mythe » chez Heinesen (Isaksen, op. cit., p. 223 et 235). 40. Pour les citations dans ce paragraphe, voir William Heinesen, « Våd hjemstavn », dans Fortællinger fra Thorshavn, op. cit., p. 257 ; Det gode håb, Copenhague, Gyldendal, 1964, p. 94 ; et « Småstad og Babel », dans Fortællinger fra Thorshavn, op. cit., p. 23. 41. Cf. éventuellement Homi K. Bhabha sur la nécessité de dissoudre – ou de rendre hybride – la traditionnelle opposition binaire du « centre » et de la « périphérie ». Bhabha, op. cit., p. 31-61. 42. William Heinesen, op. cit., p. 13. 43. Pour l’ici et pour le là, je propose de voir Étienne Helmer, op. cit. 44. Au sujet des origines nationales de l’écriture historique et du lien – ou de l’absence de lien – entre historiens et anthropologues, voir le pamphlet théorique Comparer l’incomparable de Marcel Detienne, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2000. Mes propos sur la multiplicité inhérente à la localité toujours très locale chez Heinesen sont d’ailleurs inspirés de la notion du « singulier-pluriel » dont se sert Detienne afin de caractériser le « comparatiste » travaillant « entre » histoire et anthropologie (Ibid., p. 42-44). 45. « Nous avons le choix, nous pouvons nous laisser noyer dans les eaux troubles du mystère de la vie ou chercher à rester au-dessus à l’aide de notre raison critique. Le problème dominant de notre temps n’est pas religieux ou national, ni un problème psychologique des profondeurs ou un problème « personnel ». C’est un problème entre hommes, un problème social ». Le poète et éditeur Otto Gelsted (1888-1968) cite ce propos de son ami Heinesen dans un petit essai sur le travail de ce dernier. Voir Gelsted, « William Heinesen og hans værk », dans Gelsted, Goddag liv!, Copenhague, Sirius, 1958, p. 83. 46. Voir à ce sujet Langkilde, op. cit., p. 20-21. 47. Heinesen, op. cit., p. 25 et 116. 48. Chez Ricœur, cette formule touche spécifiquement aux intersections de l’histoire et de la fiction. L’auteur écrit : « Le quasi-passé de la fiction devient […] le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif. Ce qui “aurait pu avoir lieu” – le vraisemblable selon Aristote – recouvre à la fois les potentialités du passé “réel” et les possibles “irréels” de la pure fiction ». Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3, Le temps raconté, Paris, Points, 1991 (1985), p. 347 ; l’auteur souligne. 49. Heinesen, Fortællinger fra Thorshavn, p. 149-150. 50. Actes des Apôtres 5, 34-39. 51. Cf. Étienne Helmer sur la nécessité de « faire lieu de tout lieu » du « cosmopolite » Diogène le Cynique ; op. cit., p. 94. 52. Voir Michel Agier, La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013, p. 109. 53. Ce jour futur éventuel serait peut-être aussi la date de son accueil définitif dans la littérature des îles Féroé. Cette problématique – qui appartient à une perspective féroïenne – n’entre pas directement dans mon sujet, mais en constitue évidemment la contrepartie. Notons seulement que William Heinesen a été pendant longtemps tenu à l’écart dans l’institution littéraire féroïenne – institution née seulement au XXe siècle – et que les œuvres de cet auteur féroïen pas féroïen n’ont été traduites qu’au cours des années 1970, la décennie principale, aussi, de la longue

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polémique autour de la candidature possible de l’auteur au prix Nobel de littérature, candidature que retire Heinesen lui-même en 1977 – avant de finalement retirer le retrait dix ans plus tard. Pour une discussion de ces aspects, voir Isaksen, op. cit., p. 11-22, et Malan Marnarsdóttir, « Translations of William Heinesen – a Post-colonial Experience », in Körber et Volquardsen, op. cit., p. 195-209. 54. Dans une perspective plus générale, il faut noter que l’inclusion ou l’exclusion d’un auteur d’un canon ne dépend jamais d’un quelconque choix individuel, ni de la qualité esthétique en soi – toujours sujet à débat, bien entendu –, de l’œuvre, voire du contenu idéologique de celle-ci. « [C]anonical forms, the categories of textual appropriation and reproduction in their institutional sites, operate as mechanisms of selection before individuals exercise judgments, of whatever kind », écrit à ce sujet John Guillory dans son importante contribution au débat sur l’origine et le statut des canons littéraires, Cultural Capital. The Problem of Literary Canon Formation (Chicago et Londres, Chicago University Press, 1994 [1993], p. 123). 55. Heinesen à Matras, le 3 juillet 1938, cité d’après Isaksen, op. cit., p. 19. Par l’expression « très littéralement », William Heinesen fait implicitement référence à l’origine danoise de sa mère. 56. Des limbes plutôt qu’une « hybridité culturelle » au sens de Homi K. Bhabha. Voir Bhabha, op. cit., p. 36.

RÉSUMÉS

Dans cet article, je considère le statut de l’auteur féroïen William Heinesen (1900-1991) en relation avec la culture et la littérature (canoniques) danoises : ayant rédigé l’intégralité de son œuvre en danois, cet écrivain majeur scandinave du XXe siècle n’entre pas dans le Kulturkanon officialisé par le Ministère de la culture à Copenhague en 2006. Cependant, il appartient encore à l’histoire de la littérature danoise. Mais pour combien de temps ? Après une première partie consacrée au Canon culturel danois et aux liens entre le royaume du Danemark et ses « dépendances » nordiques depuis l’époque de la Réforme, j’étudie certains éléments décisifs de la dénationalisation culturelle et politique qu’entreprend William Heinesen dans son œuvre en prose. Ainsi, nous verrons en quoi la pensée de la localité universelle dans le travail de l’écrivain – tout aussi fièrement féroïen que résolument antinationaliste – se différencie du romantisme national danois actuel.

In this article, I consider the status of the Faroese writer William Heinesen (1900-1991) in relation to Danish (canonical) culture and literature: having written all of his work in Danish, this major Scandinavian writer of the twentieth century is nowhere to be found in the official Kulturkanon published by the Ministry of Culture in Copenhagen in 2006. However, Heinesen’s œuvre still belongs to the history of Danish literature. But for how long will this remain the case? Following a first section devoted to the Danish Culture Canon and to the links between the Kingdom of Denmark and its Nordic “dependencies” since the time of the Reformation, I’ll discuss certain decisive elements of the cultural and political denationalization that William Heinesen undertakes in his prose work. Thus, we will see how the conception of universal locality in the writings of the author – as proudly Faroese as he is resolutely anti-nationalistic – differs from current Danish national romanticism.

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INDEX

Mots-clés : littérature scandinave, Ile Féroé, Heinesen (William), Danemark Keywords : Scandinavian literature, Faroe Islands, Heinesen (William), Denmark

AUTEUR

CHRISTIAN BANK PEDERSEN Christian Bank Pedersen est maître de conférences, Département d’études nordiques, université de Caen Normandie. Membre de l’EA 4254 ERLIS

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Une définition de l’art selon Kierkegaard : l’idée d’artiste et de génie dans l’« introduction superflue » des Stades immédiats de l’éros1

Francis Métivier

Introduction : Mozart et au-delà

1 Si l’on pose la question : « Quelle est la conception de Kierkegaard sur l’art ? », on répondra : « Mozart ! » Certes, mais Mozart n’est pas une conception. Et si la conception kierkegaardienne de l’art est inséparable de Mozart, dans l’autre sens, Mozart est inséparable de la conception de l’art dont il est exemplaire. Or, qu’elle est précisément cette conception ? C’est une question à laquelle les études kierkegaardiennes ne se sont guère attachées jusque-là, substituant le plus souvent à la thématique de l’art en général la figure de Mozart, son Don Giovanni et les trois stades de l’éros. Dès lors, il a souvent été omis de voir ce qui constitue le point central de la thèse du penseur danois sur l’art, une thèse qui porte avant tout sur la consubstantialité entre le génie et la musique, sur le génie de la musique autant que la musique du génie de Mozart. On pourra certes rappeler que la thèse kierkegaardienne de l’art tourne autour de Mozart et de Don Giovanni, et que, sans eux, cette thèse n’existerait pas. Il n’empêche : à ne voir que Mozart l’Individualité, on ne voit plus l’Idée qui soutient ce corps musical si impressionnant, aussi impressionnant que la statue du Commandeur. Il faut dire que Mozart prend de la place dans les esprits et que sa personnalité artistique, à plus forte raison dans une pensée de l’existence où le concept vient en seconde position, finit par cacher l’Idée qu’elle exprime. Or, pour Kierkegaard, on ne traverse pas intelligemment l’existence sans qu’une idée forte éclaire cette traversée. Dès lors, plutôt que d’une conception de l’art, convient-il plutôt

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de parler d’une idée de l’art chez Kierkegaard. C’est d’ailleurs probablement en ce sens qu’il fait de l’idée la matière de l’art et juge comme dépourvues d’idées les œuvres qui, construites sur le seul critère de la forme soi-disant parfaite, n’ont été que des « papillons de nuit »2.

2 Ainsi, au-delà – ou en deçà – de Mozart, quelle idée de l’art – en réalité de l’artiste et du génie – se dégage du texte privilégié en la matière, Les Stades immédiats de l’éros – et, dans une moindre mesure, de Diapsalmata, qui fait partie de la même première partie de Ou bien… Ou bien… ? Le mérite des Stades relève de son engagement dans une évaluation esthétique : l’art, est un homme, artiste et génie : Mozart. Tout art est Mozart, et même avant Mozart. On répète souvent ce lieu commun de Sacha Guitry : « Ô privilège du génie ! Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui. » Mais il s’agit là d’une assertion hémiplégique. Pour que tout propos sur la musique de Mozart soit complet, juste et parfait, il faudrait ajouter : le silence qui précède Mozart appartient déjà à Mozart. Pour Kierkegaard, donc, l’art est le Don Giovanni de Mozart. Cet engagement évaluatif ne va pas sans un problème de repérage d’une définition formulée plus classiquement. L’inconvénient d’un penseur de l’existence tient dans l’absence de localisation précise d’une définition de l’art comme on peut en trouver chez Kant ou chez Hegel. C’est parce que Kierkegaard plonge sa définition de l’art dans l’existence de l’œuvre que cette définition, nécessairement, s’y confond et s’y dissout. Il va à contre-courant des philosophes de l’art qui, chacun, s’engagent dans une définition normative précise sans s’engager en même temps dans une évaluation esthétique. Les définitions de l’art de Hume, Kant, Hegel ou Schopenhauer sont parfaitement connues. Mais aucun d’entre eux ne s’avance avec autant de conviction que le fait Kierkegaard sur un nom. Qui est le génie ? Kant et Schopenhauer ne citent véritablement personne, préférant le quoi au qui. Hume se limite au constat qu’au plan esthétique, Ogilby n’arrive pas à la cheville de Milton – ce qui est mieux que rien. Hegel apprécie la poésie d’Hölderlin et les statues grecques. Mais seul Kierkegaard assimile un artiste – à l’exception de tout autre – à l’idée de l’art. C’est dire si, dès lors, cette idée est, malgré les apparences, aussi déterminée que l’est Mozart. Donc si l’idée de Kierkegaard consiste à dire que le génie artistique est Mozart et son Don Giovanni, au-delà – ou en deçà – de Mozart, quelle est précisément cette idée ?

La notion d’œuvre classique comme désir et rencontre heureuse (§§ 1-4 de l’introduction superflue)

3 Dans son texte, Kierkegaard commence par définir l’art comme œuvre. L’œuvre est « œuvre classique ». L’adjectif est à prendre au sens premier du terme : de première classe. Il existe donc des œuvres de seconde classe, celles qui, résultant de l’obsession de la forme, sont dépourvues de toute idée véritable. Au contraire, une œuvre classique est l’expression d’une idée forte. Cette distinction équivaut à celle qui existe à l’époque entre musique « pure » et musique « à programme ». Comment la force de l’œuvre classique est-elle démontrée ? Par sa capacité à « résister aux siècles » : l’œuvre classique est celle qui reste car elle est intemporelle et universelle. Elle contient la mesure, là aussi classique, du génie. Elle ne résiste aux siècles que dans la mesure où le temps dévie sa course face à l’œuvre, fait un pas de côté et la laisse passer, alors inaltérée. On nommera œuvre classique : le Axel et Valborg d’Œhlenschläger, les œuvres

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d’Homère ou encore le Don Giovanni de Mozart. Mais si l’œuvre classique échappe aux effets du temps, elle échappe aussi aux frontières de l’espace, prenant sa place comme dans un kosmos grec, tout harmonieux où, si rien n’arrive par hasard, certains êtres y jouissent de la rencontre chanceuse : Homère rencontre sa guerre de Troie. L’un ne serait rien sans l’autre. De la même manière Raphaël ne serait rien sans le catholicisme et le catholicisme – du moins sa représentation – ne serait rien sans son Raphaël. L’œuvre classique est le fruit d’une rencontre parfaite, non fortuite, mais chanceuse, dans un ordre mythologique dont participe au plan supérieur le « monde des idéals » – expression très probablement à prendre au sens platonicien. L’heureuse chance d’une œuvre classique, ce qui la rend classique et immortelle, c’est l’accord absolu de deux forces.3

4 Cette notion d’« heureuse chance » a pour moteur le désir et n’est pas issue de circonstances accidentelles. Mais Kierkegaard n’affirme pas non plus que Don Giovanni provient de la nécessité, ce qui supposerait une cause et un effet. L’œuvre classique est une rencontre absolue d’un artiste et d’un sujet artistique, « le plus remarquable sujet d’épopée [qui] fut départi à Homère »4. La rencontre est « le divin jeu d’ensemble des forces historiques »5. La rencontre de Mozart et de Don Giovanni n’est pas qu’un rendez-vous du destin entre un homme et le sujet de son époque, ou encore un idéal simplement descendu sur terre à une date donnée. Cette rencontre est la manifestation d’un idéal de tout temps. En effet, si, en tant qu’Idée, l’art échappe au temps, c’est que l’Idée est éternelle, divine. Son œuvre est immortelle comme un dieu, elle est créée et ne meurt pas. Mais qu’en est-il de l’éternité idéale de l’œuvre qui, matériellement, n’est qu’immortelle ? Mozart « est en mesure de résister aux siècles »6. Certes, mais avant Mozart ? Mozart résistait-il déjà aux siècles avant l’avènement de son siècle historique ? Mozart était-il déjà là, dans son Idée intemporelle, comme l’œuvre que les esprits et les oreilles attendaient, espéraient ? Mais Mozart manquait-il avant d’avoir œuvré ? Certes non, on ne réclame pas de ses vœux la grande œuvre à venir ; on la tente, on la réalise, dirait Bergson7. Les époques antérieures n’étaient-elles pas prêtes ? Bach aurait-il eu, aux yeux de Kierkegaard, le vilain tort de ne pas avoir écrit d’opéra ? Peut-on dire que l’Idée était là, sous forme de matière abstraite, attendant l’occasion humaine de sa forme adéquate ? Tout ceci est fort platonicien, ou fort christique : une Idée invisible attendant son heure historique, résistant aux siècles, non seulement après sa révélation sensible, mais aussi dans toute son abstraction primordiale et son « élévation infinie ». En ce sens, le génie n’est pas l’innovation, mais la saisie, enfin, de ce qui a toujours été. La nouveauté du génie réside dans l’œuvre comme représentation d’une évidence ordinairement enfouie dans l’être, à savoir le désir.

5 L’éternité abstraite de l’œuvre d’art géniale, s’accompagnant de son immortalité concrète une fois apparue dans le grand jour de l’histoire, est l’essence même du désir. L’œuvre classique n’est pas désirée – à un moment donné. Elle est désir en général. Le 4e paragraphe de cet avant-propos soi-disant futile ne cesse d’affirmer le désir comme force universelle de la nature de laquelle le génie se distingue. Le génie, c’est de naître, de la nature, par essence. Le génie n’est pas n’importe quel désir. L’œuvre est dissimulée, le désir génial la voit et la rend visible à tous. Si « le poète désire sa matière », c’est-à-dire son sujet, c’est qu’il en possède déjà l’idée. Il désire son idée. Mais d’où lui vient cette idée ? Elle ne lui vient pas. Elle est là. La rencontre du génie artistique et de son œuvre est la prise de conscience d’une subjectivité qui planait dans le kosmos. Aristophane savait-il, au-delà de la moquerie, à quel point il avait raison dans sa mise en scène de Socrate dans Les Nuées ? Le génie consiste à voir pour voir, voir

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l’idée en soi, voir comment l’idée est bonne quand elle est en soi, l’idée bonne d’aucun temps, la contempler et l’aimer, œuvrer à l’aimer et à la désirer, jusqu’à ce que le travail du désir engendre. Le génie happe et intériorise, pour la travailler, pour la désirer, l’idée. La rencontre est faite.

6 « Désirer juste, voilà le grand art, ou plutôt, c’est un don »8. « Don » désigne ici la capacité extraordinaire avec laquelle le génie voit l’Idée déjà présente, « donnée ». Être génial, c’est voir avec l’âme, et le désir du génie est celui qui sait viser l’idée. Si tout le monde désire – au sens schopenhauerien où tout, dans le monde, désire –, le génie désire juste : il « ne s’avise jamais de désirer, sinon à l’endroit où il trouve l’objet de son désir »9. Le génie ne désire pas en vain. En vertu de quel principe y parvient-il ? Pourquoi lui ? On ne sait pas, on ne fait que constater. C’est là la mystique du génie. Tout ce qu’il semble possible d’affirmer, avec Kierkegaard, est le génie comme désir de la nature, non pas comme individualité désirante ne voyant et ne sentant que son propre désir, mais désir de la nature en général qui se voit et se sent par la personnalité géniale. Le désir génial, étymologiquement, naît de la nature, est en la nature, il se sait désir de la nature, et non simplement désir individualisé. Il garde la généralité du désir : c’est ce qui est en lui génial. Le fait-il exprès ? Travaille-t-il pour et à cela ? Ce qui est sûr, c’est qu’il travaille à son désir, qui n’est pas que le sien, faisant son œuvre qu’il offre à tous et que l’humanité refait sienne.

7 Le désir primordial est double mouvement, condition de la rencontre comme heureuse chance. La nature désire le génie comme révélateur de l’idée et le génie désire l’idée comme révélatrice de sa nature, de son Moi. C’est ce que ce Kierkegaard appelle « transsubstantiation »10 : la substance comme idée se transforme en substance comme matière de l’œuvre, musique, poésie. Mais il s’agit de la même substance, vue sous deux rapports différents, celui de la nature et celui de l’homme ou, si l’on veut, celui du métaphysique et celui de l’historique. « Trans- » désigne le passage du premier rapport au second rapport. Le désir de l’artiste pour son sujet et le désir du sujet pour son artiste ne relèvent pas que d’un simple magnétisme. L’œuvre classique est compénétration réciproque et permanente des deux forces. Dès lors, l’artiste génial ne résiste à rien, sauf au conformisme social ; il est et reste nature, idée et matière de l’œuvre. Homère est poésie. Mozart est musique. John Cage est silence. Dès lors, le sujet « guerre de Troie » ne pouvait revenir qu’à Homère. Le sujet « Don Giovanni » ne pouvait que revenir à Mozart. Et le silence total à John Cage.

L’affirmation de l’idée et la mise à l’écart du beau (§§ 5-18)

8 Alors que la plupart des philosophies de l’art et du génie sont en même temps des philosophies du beau, Kierkegaard met cette notion de beau de côté. Que Kierkegaard ne parle jamais du beau dans son texte passerait presque inaperçu. Ce rejet relève probablement d’une tendance très contextuelle, réactive et critique à l’égard d’un XVIIIe siècle et d’un début de XIXe siècle très formalistes, scientifiques, et dont l’esthétique se réduit à la question du beau. Or, pour Kierkegaard, le beau ne se réduit pas à l’art. Il s’étend à l’existence : l’esthétique est d’abord une sphère de l’existence. Toute esthétique artistique découle d’une esthétique existentielle et ne peut être considérée que sous l’angle du beau existentiel. Rejet ou oubli du beau, celui-ci s’opère ici au profit de l’affirmation de l’art comme idée. Si le beau est une idée, cette idée n’est

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pas suffisante pour l’art. Il lui faut aussi le génie dont il semblerait qu’il soit indifférent au beau, du moins au beau comme exigence, critère de forme. Le beau, bien entendu, est dans le génie et dans l’art, mais, justement, il y est présent, il leur est consubstantiel, spontané, naturel, et non réfléchi comme pure technique ou méthode distante qui donnerait à l’artiste le contrôle de son geste et la garantie de son résultat. Ainsi, pour Kierkegaard, concernant l’art, l’idée est la matière et le beau serait la forme.

9 L’idée, la bonne idée, la seule idée, est suffisante pour le génie ; ce qui confirme la nature du génie comme heureuse chance d’une rencontre. Une chance, et une seule, suffit au génie. L’intérêt des autres œuvres ? Mettre encore plus en lumière, par la comparaison, le génie d’une œuvre ? Mais l’œuvre géniale, si elle l’est vraiment, a-t-elle besoin de comparaison ? D’ailleurs Kierkegaard précise bien qu’à ce niveau supérieur de l’art, il n’y a plus de comparaisons, de classifications, de différences. Autre explication : des œuvres – La flûte enchantée, Les noces de Figaro et même les Singspiele – à côté de l’« Œuvre » – Don Giovanni – permettaient-elles de parler de l’« œuvre » au sens de « la vie et l’œuvre » d’untel ? Mais en vue de quoi, puisque, de toute façon, la vie – l’existence – et l’œuvre du génie sont Un ? Mozart est musique et la musique c’est Don Giovanni. L’œuvre du génie est unique et son unicité est la porte d’accès de l’humain – là aussi, il ne peut y en avoir qu’une – vers l’absolu, l’instant de grâce comme atome d’éternité, l’instant, non comme élément répétitif d’une durée évanescente mais comme plénitude d’un temps intensifié par le sentiment d’éternité. C’est le moment où l’homme est un dieu, où l’homme est son œuvre. Son œuvre est en lui, il est dans son œuvre. La conscience et le corps sont l’univers. Don Giovanni est le seul. Le génie n’est plus seulement contemplation, théôria, comme le pensait Schopenhauer11. Certes, sur la question du génie, des similitudes existent entre Kierkegaard et Schopenhauer. La similitude principale a été relevée dans le travail de philosophie comparative de Nelly Viallaneix « A.S. /S.A. : Schopenhauer et Kierkegaard » et tient au fait que la musique constitue une totalité organique d’un seul tenant, où ses composantes jouent « en harmonie avec leur originalité profonde »12. Ses nuances, de la basse à l’aigu, du lent au rapide, viennent directement du monde et du désir tourmenté, de leurs abysses jusqu’à leurs hauteurs. On pourrait même dire que la définition schopenhauerienne de la musique est tout à fait kierkegaardienne : « La musique est un exercice de métaphysique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie. »13 Mais Kierkegaard semble aller plus loin : si la génialité s’assimile à l’objectité, contemplation qui s’abstrait de la raison, alors la spontanéité de l’artiste – dont l’objectité parfaite est musicale – devrait pouvoir faire quelque chose de la contemplation, tout en restant dans la sphère du désintéressement pur. Nous pourrions dire que, pour Kierkegaard, en plus de contempler, le génie artistique existe en assimilant complètement le désir, comme le fait Don Giovanni. Il agit et pense simultanément, il est complètement à son sujet et, en ce sens, ne réfléchit pas à distance de ce qu’il est. La musique répond aux caractéristiques du poète-musicien qui ne peut s’empêcher de chanter et que Kierkegaard décrit dans Diapsalmata : Qu’est-ce qu’un poète ? Un homme malheureux qui cache en son cœur de profonds tourments, mais dont les lèvres sont ainsi disposées que le soupir et le cri, en s’y répandant, produisent de merveilleux accents.14

10 Qu’en est-il dès lors du fond de l’idée ? Ce fond manque aux productions prétentieuses, attachées à la forme quand celle-ci reste extérieure au sujet comme la règle reste extérieure au modèle mesuré, instrumentale et raide. Sans matière, l’œuvre fond comme neige au soleil, simple virtuosité habile et technique qui disparaît quand les

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doigts sont malades. Mozart, même mourant, continue à créer, à expulser la musique qui est en lui. Mozart continue à composer, même sans main, même sans jambes, sans yeux. Même mort, Mozart peut encore, son instinct ne s’arrête pas. Si Don Giovanni convient ainsi à Mozart, c’est parce qu’il court sans cesse. Le temps n’a pas de prise parce qu’il va plus vite que lui et quand, fatigué, il cesse tout effort, il continue sa course en se laissant transporter par le vent. Le temps est son allié, son compagnon. Le compagnon n’est pas celui qui tient la plume, Leporello qui tient dans son carnet la comptabilité des conquêtes ou Salieri, dans l’Amadeus de Milos Forman, qui note sur la partition la musique mentale du Requiem d’un Mozart à l’agonie qui pense encore trop vite, trop bien, qui joue trop vite dans sa tête, trop bien, qui jouit trop. Le « noteur » ou « notateur » ne tient pas le tempo, le savoir est dépassé par le génie. Il a beau dire, penché sur ses feuilles : « moins vite ! », le génie poursuit, sa pensée doit suivre sa cadence naturelle, spontanée. Celui qui note est le valet de la jouissance de l’existant. Mozart est le génie, et le Salieri de Forman est le gratte-papier. Don Giovanni est la jouissance et Leporello, là encore, le gratte-papier qui assure l’administration maniaque et probablement dépressive des jouissances de son maître. Comme l’écrit Jacques Colette : « Don Juan jouit, Leporello vérifie »15. Certes le valet, tout comme la notation, est nécessaire à la postérité de l’œuvre. Mais le génie insatiable n’a pas le temps. Pour lui, il n’y a pas un temps pour tout. Il n’y a qu’un temps, le temps lui- même, qui est son adrénaline. Le génie se drogue au temps. Rien ne l’arrête.

11 La musique elle-même reçoit l’art en général et est donc l’Art. La forme, le beau, est accueillie dans la force de l’idée, afin que le génie réalise sa véritable universalité. C’est à cette condition que, pour Kierkegaard, reconnaissant le mérite de Hegel – une fois n’est pas coutume – d’avoir « rétabli la matière, l’idée, dans ses droits »16, l’idée est la matière de l’art. La matière dernière. Le beau sous-jacent ou le beau éclatant sont dans cette matière. La forme – le beau – est ce qui donne à l’idée qui était déjà là, son éclat nécessaire pour certains esprits. Mais cet éclat, ce spectacle peut être éphémère. La forme peut partir. La matière demeure. Mozart meurt ? L’idée qu’il a sonorisée lui préexistait et la sonorisation de cette idée lui survivra. La preuve : que l’on spectacularise Don Giovanni sous diverses formes montre bien que la beauté apparente de la mise en scène, des décors ou des déplacements peut bien varier, selon les époques et les modes. L’idée reste, puissante. Les jours s’en vont, Mozart demeure. Le temps ne change pas l’œuvre géniale car l’œuvre géniale est temps. Le temps est génial : c’est ce qu’ont compris les musiciens. Il faut sans cesse restaurer le tableau, la sculpture, le bâtiment qui reçoit en permanence les effets du temps ; la musique, temporelle par essence, est le temps rempli par le génie, sonorisé, amplifié, coloré, sublimé, rythmé. Le temps est ce à quoi la musique donne un sens. Même quand elle précipite vers la mort, comme dans l’air final de Don Giovanni aux enfers car de la chute musicale découle une morale qui, à son tour, se répand grâce au temps. On ne fait pas la part du temps. Rien ne le coupe. Le génie ne lutte ni contre le temps ni contre la matière : il se réalise comme temps et comme matière.

12 Dit ainsi, le génie semblerait être ancré dans le concret de l’existence. Il n’en est rien. L’une des phrases clés des Stades immédiats de l’éros avance : L’idée la plus abstraite qu’on puisse concevoir est celle de la génialité sensuelle. Mais quel medium se prête à sa représentation ? Celui de la musique et de la musique seule.17

13 L’affirmation mérite quelques éclaircissements. À notre échelle, celle de l’existence subjective humaine, le kosmos, son harmonie totale comme son principe génial de

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genèse, n’est pas accessible sauf par une représentation dont le mode doit être en adéquation avec le sujet. C’est là la tentative et la tentation du génie. Le génie du kosmos est une abstraction intuitive, le sujet d’une foi contemplative de l’humain, bâtie sur des indices que nous connaissons tous. Le kosmos génial est en lui-même certainement concret mais ne peut apparaître au génie humain que par abstraction artistique, c’est- à-dire extraction, du réel, de son principe de génialité qui est, en une moindre mesure, aussi celui du compositeur de l’œuvre classique – sinon le génie musical ne sera pas « medium » entre le kosmos et l’existence humaine en général. Don Giovanni est génial et musical, « absolument musical en soi »18.

La spontanéité géniale de l’éros en musique (§§ 19-26)

14 Nous en venons alors à l’objet même de cet avant-propos : « l’importance de l’éros en musique »19. Cette affirmation nous amène à la question suivante : en quoi toute musique est-elle érotique ?

15 Le premier point à éclaircir est la question du lien entre Mozart et Don Giovanni. En réalité, de lien, il n’y en a pas, car les deux n’ont jamais été séparés. Et pourtant, on ne peut pas dire : Mozart est Don Giovanni et Don Giovanni est Mozart. Alors ? Mozart est la génialité réelle et monadologiquemement cosmique de la musique et Don Giovanni en est la représentation spontanée. Quel est son moteur ? L’éros. Le désir comme éros. Si l’on se demande de quoi et de qui est-ce là la spontanéité, il faut d’abord préciser qu’elle est celle de l’abstraction non réfléchie du compositeur. On pourrait affirmer : la composition musicale n’est en rien immédiate. C’est ici qu’il faut alors considérer comme nécessaire le dépassement de la définition kantienne du génie20 et proposer la suivante : le génie artistique est celui à qui la nature donne ses règles et qui, une fois apprises, ne cesse de ne plus les respecter. De là, tout est spontané et renvoie au mouvement perpétuel de la création qui est une authentique nature.

16 La spontanéité dont il est question est aussi celle que forment, dans leur unité, la musique, le musicien et l’auditeur (ou spectateur) : « cette génialité exige d’être exprimée et représentée dans toute son immédiateté »21. À l’inverse, si Don Giovanni était réfléchi par le concept, il sortirait de l’esthétique et de la jouissance pure et immédiate. Il entrerait dans la sphère de l’éthique, c’est-à-dire celle du langage sans musique. « Sans musique », c’est-à-dire sans qu’il n’y ait eu aucune musique ; et non pas : alors que la musique s’éteint – puisqu’avec Mozart, la musique ne s’éteint pas. « Mozart immortel ! »22. « Don Juan est tué, la musique se tait »23 : la formule ne peut être qu’ironique. Le son est plus puissant que la flamme. Ce n’est pas pour rien que la musique est l’art dont les mélodies continuent à sonner dans notre esprit malgré nous. Écoutez l’air de la Reine de la nuit et cet air ne vous lâchera plus. La spontanéité géniale qu’incarne l’art touche le spectateur, sensible à la puissance qu’il reçoit dans la mesure où ce qu’il reçoit est identique, avec cependant une puissance et une conscience moindre, à ce qui est en lui touché, le désir et sa génialité particulière. Le spectateur jouit du spectacle parce que le spectacle lui fait ressentir soudainement sa propre nature. L’éros est mis sur scène et ravivé en lui. La musique remplit d’un sens la pulsion qui est en nous. La musique est érotique, car elle est l’art d’un son qui nous pénètre, d’un mouvement qui nous prend et nous entraîne. L’oreille est notre génial orifice et la conscience est le réceptacle qui intériorise le son jusqu’à parfois la création : de là, la

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musique est révélatrice de la jouissance passive ou créatrice de l’oreille par le son. La musique est, par là même, révélatrice des capacités de la conscience comme intériorité subjective du penseur existant.

17 Ainsi, l’étude kierkegaardienne de Don Giovanni ne doit absolument pas être une explication analytique de l’œuvre, mais sa reprise existentielle. Kierkegaard reprend, rejoue Don Giovanni sur un mode philosophique. C’est en amoureux qu’il agit ainsi : « Je suis épris de Mozart comme une jeune fille »24, affirmation en écho à la remarque des Diapsalmata : Transportez-moi encore, accents sonores et puissants, au cercle des jeunes filles, au plaisir de la danse.25

18 Dans une interprétation phallocrate du génie, celui-ci serait pour ainsi dire la féminité jeune et innocente de l’artiste. Il ne faut surtout rien chercher à expliquer, on s’éloignerait alors du sujet. Comme pour la jouissance érotique, la jouissance artistique doit être incompréhensible : Je suis sûr que si jamais Mozart me devenait intelligible, c’est que, du coup, il m’échapperait totalement.26

19 Une question se pose alors. Est-ce l’Idée de la musique qui fait naître Mozart ou Mozart qui fait naître l’Idée de la musique ? L’idée en question n’est pas l’idée particulière que Kierkegaard s’en fait, mais une Idée – au sens platonicien – qui préexisterait à la fois à Mozart et à Kierkegaard, dont Mozart sera le génie musical et Kierkegaard l’humble génie philosophique. L’idée de l’art de Kierkegaard n’est pas donc pas de Kierkegaard. C’est l’idée de l’art en général, « de » au sens de « qui vient de l’art », l’idée de l’art que l’art impose de lui-même, et non l’idée qu’on lui prête. Pris dans la spontanéité de son sujet, Kierkegaard n’exprime pas sa conception de l’art, mais révèle l’idée de l’art en général, tout comme Mozart révèle l’art en général. Où est cette Idée ? Et où est l’Art en soi ? Kierkegaard ne met pas formellement cette idée en avant. Cette idée philosophique est diluée dans le mouvement du génie spontané. Les philosophes considèrent que le lieu du génie est la Nature. De là, rien n’est explicable, ni le pourquoi ni le comment du génie qui sommeille, ni le pourquoi ni le comment du génie qui s’éveille. En ce sens, Kierkegaard précisera, quelques années plus tard, dans le texte de L’Instant : « Le génie est l’extraordinaire de la Nature. Nul homme ne peut faire de lui- même un génie. »27 Le génie est naturel et involontaire : être involontairement génial, c’est l’extraordinaire de la Nature. Une chance unique dans l’histoire de l’être. On ne peut rien dire de plus. Ou seulement à titre comparatif : alors que le chrétien est rare, mais exemplaire, c’est-à-dire fidèle au modèle de tout comportement ordinaire au plan éthique, le génie est non seulement rare, mais unique et non reproductible, pas même dans son intention. Certes, Nietzsche a bien raison de rappeler que le génie travaille28. Mais qui ne travaille pas, au sens général d’un effort conscient ?

20 Le génie est le général, c’est-à-dire l’Idée. Le génie de Mozart : avoir immortalisé l’éternel en accordant adéquatement le medium non conceptuel – la musique – à l’idée – l’éros. Le génie de Kierkegaard : l’avoir pensé. Posons à nouveau la question sous l’angle de l’érotique sensuelle : en quoi consiste cette adéquation parfaite entre le génie comme génital ontologique et son équivalent artistique, à savoir l’éros comme matière de l’art. En effet, on définit étymologiquement le génie comme genius, génie de la conception. Il ne faut dès lors pas oublier que, derrière la noblesse du genius, se trouve le gennan, l’anatomie et la physiologie du génétique, du géniteur et du génital, la pulsion du générer. La génialité est génitalité, c’est-à-dire possibilité corporelle de

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genèse. Avant la genèse et son acte, il y a l’excitation sexuelle. Il ne faut pas non plus perdre de vue que le mouvement artistique du Don Giovanni a pour moteur ce que le séducteur inaccompli possède au plan physiologique, un organe du désir, une excitation sensuelle et sexuelle qui ne le tient en mouvement et en musique que dans la mesure où elle n’est jamais satisfaite. Est-ce parce qu’il y a trop de jeunes filles à séduire que Don Giovanni en reste à un contact très superficiel, mu par une pulsion qui ne se réalise jamais, ou n’est-ce pas au contraire parce que sa génitalité est altérée, condamnée à la séduction interrompue, qu’il peut se permettre, sublimant finalement le manque de qualité par l’exacerbation de la quantité, d’en séduire trop, 1003 et au- delà ? Aussi qu’est-ce qu’un opéra, qui a pour personnage un homme menteur, nocif et frustré, pourrait avoir, dans son sujet même, de génial ? Le génital. S’est-on déjà posé la question de savoir s’il y avait adéquation parfaite entre le génie du Don Giovanni de Mozart et l’éthique, le kalos kagathos, du personnage ? Nous savons que Don Giovanni est immoral. Si Mozart est un dieu, sa création n’est pas à sa hauteur. Tout comme Éros, Don Giovanni représente et montre l’amour – ou plutôt son chemin –, mais il n’aime pas. Don Giovanni est l’irrésolu de l’amour, l’indéfini de l’infini érotique, la succession musicale et existentielle qui se poursuivra, sans lui puisqu’il est en enfer, mais avec sa marque. Son histoire servira de leçon à une humanité qui ne renoncera pas pour autant au désir érotique spontané. Mozart et Kierkegaard le savent bien : Don Giovanni est une invention du christianisme – comme le diable, fascinant et redouté – destinée à montrer ce qu’il faut exclure, comme toute sensualité dans sa mise en lumière paradoxale. « La musique, c’est le démoniaque. Elle trouve son objet absolu dans la génialité de l’éros sensuel. »29 En réalité, la musique et Don Giovanni nous font peur, certes, mais au sens du sublime kantien : ils nous charment également. A-t-on peur de l’éros quand on voit Don Giovanni, à cause de son action, devant la statue du Commandeur, tomber dans les entrailles brûlantes de la terre ? Non, on a juste envie de désirer mieux, c’est-à-dire d’aimer encore. La crainte et le tremblement se sont mus en force d’attraction. Notre question – comment peut-il y avoir autant d’inadéquation entre le créateur et le créé qui ne fait rien naître, ni sexualité, ni amour, ni enfant, ni œuvre ? – amène une autre réponse : le lien entre la génialité sensuelle de Don Giovanni et la génialité sensuelle de Mozart est analogue à celui qui unit la puissance à l’acte. Don Giovanni a conçu la jouissance totale, Mozart l’a réalisée – et Kierkegaard l’a pensée. Le fantasme, la réalisation et l’inévitable pensée : voilà ce qui conceptualise le trio. Voici les trois figures mythiques, la dialectique inattendue : le désir, la musique, la pensée. Parmi les trois, celui qui jouit le plus et vit sa génialité sensuelle est Mozart. Mais la géni(t)alité sensuelle du musicien n’existe, en amont, que s’il a matière à jouir, matière forcément imparfaite. La perfection vient de la synthèse du meilleur de deux imperfections : la spontanéité du désir naissant de Chérubin, et le désir d’attachement exclusif et moral de Papageno à sa Papagena. Don Giovanni reste donc imparfait, en devenir, puisqu’il garde le défaut de Chérubin, à savoir la multitude – c’est juste que cette multitude n’est plus aveugle. Don Giovanni n’est guère plus avancé que Chérubin qui est attiré par tout ce qui est féminin, le critère de la conscience esthétique en moins.

21 Il faut donc distinguer Don Giovanni de Don Giovanni. Vincent Giraud, dans son étude sur les liens que Kierkegaard entretient avec Don Giovanni, traduit l’existence en puissance de ce dernier par ce que sa « passion élémentaire »30 contient de multitude, d’évanescence et d’imaginaire, passion « qui fait tout l’être du sujet avant que celui-ci ne se détermine comme existence proprement dite »31. Tout le drame de Don Giovanni

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est qu’il n’a pas le temps de grandir. Dans le même, sens, Philippe Charru, dans son analyse du rapport de Don Giovanni à son propre désir temporel, énonce cette idée de l’imperfection de Don Giovanni en insistant sur la notion de « répétition infinie »32 qui lui est propre. Il y est fait référence à l’air du catalogue chanté par Leporello, où il apparaît que Don Giovanni séduit chaque femme « non pas comme l’unique, mais comme l’unité ». La répétition, et plus précisément le mauvais sentiment d’éternité comme répétition stagnante, devient une mécanique inéluctable, infernale. L’air de Leporello est, devant Dona Elvira, la mise à distance du faux mouvement de Don Giovanni, préfigurant sa chute, sa fuite en avant, inconsciente, vers la mort. Leporello est ici un pré-Commandeur. Le désir de Don Giovanni est bloqué, mais sa vie se précipite. Son éros reste immobilisé au stade de sa prime jeunesse, son œuvre de séduction se fige dans une virginité permanente. Il pense être dans le tempo du temps. Le temps passe, le dépasse, l’emporte et le bouscule dans le précipice. En attendant, Don Giovanni est comme une jeune fille vierge, à l’image de celles-là mêmes qu’il désire, comme un reflet dans lequel il ne sait pas qu’il se perd. L’hypothèse d’un Don Giovanni/ Narcisse révèle davantage encore son imperfection. Les flammes où l’un se brûle équivalent à l’eau où l’autre se noie. L’écho des deux persiste.

22 Ainsi Don Giovanni est-il la matière du désir à laquelle il faudrait donner une forme ? Mozart, comme tout bon modeleur qui sait choisir scrupuleusement sa terre, a su déceler la bonne matière première pour en faire cette matière dernière qu’est son opéra. Reste au philosophe de penser le comment de l’histoire, comment le génial compositeur a pu faire, lui qui, occupé à faire Don Giovanni, n’a pas eu le temps de penser. Quand la musikè jaillit de la Musa, il faut se laisser jouir de générer, ne pas réfléchir, surtout ne pas réfléchir. Jouir, générer, expulser son idée dans la matrice alors étonnée de l’art et de ses règles établies, mais toutes ébahies. Il faut un solfège à Mozart, des codes artistiques : le solfège et ces codes sont constamment brusqués. Kierkegaard pousse le génie de la vita contemplativa de l’Idée vers la vita activa de la production de l’Idée en medium musical, rappelant l’éros du génie dans laquelle l’heureuse rencontre artistique baignait déjà.

La spontanéité du langage comme musique (§§ 27-38)

23 Le dernier mouvement de l’introduction se recentre sur une notion précédemment utilisée, mais non déterrée : le langage. Dans les études kierkegaardiennes, la question du langage a surtout porté sur l’écriture et en particulier sur le style musical de l’écriture du penseur danois, l’influence de la musique sur sa façon d’écrire. Par exemple, l’expression « l’œuvre musicale de Kierkegaard »33, que l’on trouve dans une étude de Geert Missotten, est significative de cet angle de recherche. Mais au-delà de ce constat sur le lien entre musique et logique, demeure posé le problème de ce lien, une ambiguïté qui reste à traiter : pour Kierkegaard, le langage est-il la poésie même ? Cette poésie est-elle l’autre de la musique ou le fondement de la musique ? Le langage se tient-il en face de la musique ou sous la musique ? Quelle est sa place dans la création ?

24 Tout d’abord, qu’est-ce que Kierkegaard entend par « langage » ? Le langage est le medium de la pensée et le moyen de la communication. La pensée est ce qui trouve l’idée, la communication est ce qui la représente. Toute la question est de savoir ce qu’est un langage adéquat. L’adéquation se conçoit ici sur le mode artistique : il faut

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que le medium, le type de langage, soit en adéquation avec son sujet. D’où l’importance que Kierkegaard accorde au style, à la façon dont le langage, dans la forme qui va lui être donnée, rejoint au mieux le style de ce qui est représenté. Nous retrouvons dès lors toute la thématique du grand style, du grand art, la musique qui convient à Don Giovanni plutôt que le théâtre, autant que l’engagement de l’artiste, non seulement dans la forme qu’il donne à son sujet, mais aussi dans sa chair incarnée.

25 Le rapport de la musique au langage est à entendre de deux manières : d’une part, la musique est un langage ; d’autre part, la musique est langage. La musique est un langage : Kierkegaard précise que la formule est à prendre au sérieux et au sens strict. La musique est un langage en tant que medium de l’esprit exprimant une idée. À la différence des arts plastiques, la musique est l’art dont l’idée est séparable de son medium, à savoir le jeu et ses conditions matérielles (le corps d’un musicien, un instrument, une partition, une technique interprétative). Dès lors, cette matière sensible se joue ici et ailleurs en même temps, l’idée demeure intacte et l’art peut parler. Il est même libre de parler dès l’instant où le medium, la matière sensible, peut se déplacer sans déplacer l’idée, qui est abstraite. Mais dire que la musique est un langage ne veut pas dire que la musique ne fait que s’écrire sur partitions. L’idée est plus profonde et tient du principe de séparabilité entre l’idée et le medium qui fait de la musique un art à part, dont l’idée conserve en elle sa matière spirituelle originelle et propre. C’est la condition pour qu’un langage ait lieu. Dans les arts plastiques, au contraire, la matière sensible – le medium – et la matière comme idée se confondent : « En sculpture, en architecture, en peinture, l’idée est liée au medium qui la traduit. »34 Cela entraîne dans ces arts « une impuissance à parler »35. L’œuvre plastique ne peut que se montrer, se faire voir, dans son origine – il faudrait ici parler de son « originellité » c’est-à-dire sa présentation originale –, hic et nunc, là où il est et pas ailleurs. Le tableau ne souffre pas la réduplication. À l’inverse, la musique ne vit, au- delà du mystère de la composition, que sur le mode de la répétition du morceau, par les variations libres des interprètes. L’« originellité » du morceau est abstraite et volante comme Don Giovanni. L’« originellité » du tableau est lourde, contraignante. Pour transporter une statue, il faut un camion. Pour transporter une musique, il faut un esprit. Autrement dit, Kierkegaard considère comme une « sottise » le fait de penser que la peinture soit un langage, tout comme le fait de dire de la nature qu’elle est un langage, même quand la formule est utilisée au sens figuré : le vent nous délivre un message, la forme du nuage est un signe, etc. Mais le rossignol ne « chante » pas, la cascade ne « murmure » pas. La nature est muette. Plus généralement, il semble que, pour Kierkegaard, tout ce qui est purement visuel est muet. Le visuel se laisse voir, mais il ne nous dit rien. Quant à la musique, elle se fait entendre.

26 La musique est langage et le langage est musique. Le langage n’est le parfait medium que lorsqu’il est débarrassé de tout son appareil sensible. De même pour la musique : l’harmonie qu’elle réserve à l’ouïe se libère constamment du sensible.36

27 Par la musique, l’esprit se détache de la matière. Dans la peinture, l’esprit reste dans la matière. Le tableau et la statue ne peuvent se débarrasser de tout leur appareil sensible. Et même leur reproduction reste prisonnière de l’appareil sensible puisqu’elle est reproduction de l’appareil sensible même – quand la reproduction musicale est religion-création. La musique est libre, s’échappant du matériel sensible, le son et son

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idée allant vers l’oreille qui veut bien l’accueillir. Le critère exclusif de cette liberté de l’art est l’oreille : Le langage s’adresse à l’oreille, ce que ne fait aucun autre medium. L’ouïe est aussi le sens qui relève le plus de l’esprit.37

28 L’oreille est l’organe de la jouissance du langage. De plus, si la musique est langage et si le langage est musique, c’est que le langage est la temporalité, la vraie temporalité, celle dont on subit le tempo et l’irréversibilité, non celle, spatiale, du tableau, sur lequel l’œil peut faire des allers et retours à son gré et à la vitesse qu’il souhaite. C’est pour cette raison que, si « La Joconde » existe encore quand le Louvre est fermé, la sonate n’existe plus si aucun musicien ne la joue.

29 La musique s’envole pour se rendre dans les oreilles et dans les mémoires. Encore faut- il qu’elle soit jouée. Or, la musique « n’existe proprement que lorsqu’elle est jouée »38. Une fois le tableau né, il est déjà pétrifié et tous les efforts consistent ensuite à en conserver la matière. Fait, le tableau n’est plus à faire. La musique, une fois née, doit continuer à vivre, comme un corps organique, par d’autres musiciens. Pour qu’elle vive, il faut la jouer et la rejouer, tant qu’il y aura de nouveaux humains. Et, la rejouant, elle est à chaque fois refaite. Le public se déplace pour aller voir un tableau, il ne se déplace pas pour aller voir une partition. La peinture est sur la toile. La musique n’est pas sur le papier. Certes, un langage peut être écrit, imprimé, s’inscrire, au sens strict, dans l’ordre de l’espace, celui des pages et des lignes du livre. Mais cette « notation » n’est pas l’essence de l’art lui-même – de même que la partition n’est pas l’essence de la musique –, alors que ce qui est inscrit, peint, gravé, moulé, est l’essence de l’art plastique. L’essence du langage/musique est l’idée, abstraite et doucement euphorique. Le livre n’est pas l’œuvre. Le livre est le médium du medium, en quelque sorte, son support matériel pratique dans une société qui n’est pas celle de la tradition de la transmission acoustique – mais visuelle – de la musique classique, alors même qu’elle est acoustique.

30 Si l’art est d’abord langage et que le langage est musique, alors l’art est musique. La musique. De même que Heidegger écrira « Tout art est Poème »39, de même pour Kierkegaard, tout art est Musique. Kierkegaard et Heidegger se rejoignent sur un même point : la Musique comme la Poésie sont langage. Tout art est Langage. Pour Kierkegaard, le langage est musical par essence. C’est l’origine de l’œuvre d’art. Et puisque le langage est naturel, le génie qui en découle est naturellement musical. Le raisonnement kierkegaardien qui tend à montrer que le langage est musique part du constat que même le langage le plus prosaïque contient des éléments qui lui sont naturels : un débit, un rythme, un timbre vocal, ce que Kierkegaard synthétise par l’expression « la structure sonore des périodes [d’] une résonnance musicale »40. La prose du langage s’évanouit au profit d’une musicalité que l’esprit entend et qui « se résout en harmonie »41. De plus, les phonèmes premiers du langage sont les premières interjections du nouveau-né : cris, gémissements, soupirs et autres balbutiements. Le « Oh »42 que cite Kierkegaard – et dont la possible nature érotique ne nous échappe pas – est inséparable de « l’idée complètement développée » qu’il fait naître, l’étonnement. De là, Kierkegaard se demande si le « oh » est supérieur ou inférieur à son idée, à son langage codifié et articulé, si le passage du « oh » au langage codifié et articulé constitue un progrès ou une régression. En lisant cette introduction de Kierkegaard, nous pensons assez régulièrement aux réflexions de Rousseau sur le cri et le soupir comme origines du langage articulé et de la musique codifiée43. Une même

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ambiguïté est mise en lumière : d’un côté, selon le processus de l’histoire du langage, ce dernier se perfectionne ; d’un autre côté, selon le processus de la création musicale, il s’agit de laisser le langage pour qu’apparaisse – régressivement, mais positivement – la musique faite d’un chant, c’est-à-dire d’un langage qui revient à sa spontanéité originelle. Il faut donc, pour Kierkegaard, que la musique soit chant, opéra. Le chant est même la condition de la musique. D’où cette remarque : Je n’ai jamais eu de sympathie pour la musique sublime qui croit pouvoir se passer de la parole à laquelle elle se juge supérieure, malgré son infériorité.44

31 Sans le chant, Don Giovanni n’existe pas. N’existe pas non plus de figure existentielle portant un langage. Dans l’inséparabilité du texte et la musique de l’opéra, il y a un langage caché qui touche le musicien en profondeur et le fait s’exprimer. Sinon, la musique n’exprime rien. Elle interprète, elle représente. C’est le musicien qui exprime. Quoi ? Qui ? Lui. Il s’exprime. Il n’est pas détaché de sa musique. Il est sa musique. Ce n’est pas qu’il vit sa musique, mais que sa musique le fait vivre. C’est son sang, son souffle. C’est pour cette raison que, pour Kierkegaard, la musique, supérieure en sa régression, est non purement instrumentale : il lui faut une voix, un son qui vient de l’intérieur, de l’intime de la chanteuse et du chanteur, de son bas-ventre jusqu’à sa bouche. L’art du musicien est en lui, en son pneuma.

32 La musique est ce qui se trouve en amont et en aval du langage, à la fois source naturelle du langage et génie de l’art qui, une fois le langage apparu et installé, trouve une énergie pour exprimer cette source naturelle du langage, à la source naturelle du langage. La musique est l’immédiat du langage. Elle est l’impatience du langage. C’est pour cette raison que Kierkegaard précise : « La musique traduit toujours l’immédiat en son immédiateté »45. Le langage est-il passé par là ? Certes, mais il est oublié, rendu inconscient comme un automatisme du génie qui ne sait plus comment il crée, mais qui crée. Qui crée dans la mesure où il ne sait plus comment il crée. Le génie sait comment il a appris la musique. Mais, en tant que dépassement des règles de l’art intériorisées, le génie à l’œuvre est immédiatement immédiat. En ce sens, la musique « est le medium de l’immédiat qui, déterminée par l’esprit, l’est de telle sorte qu’il ne relève pas [plus] de celui-ci »46. Le génie est toujours à l’œuvre, quand la musique résonne en son esprit, quand il écrit, dort, se déplace ou quand la fièvre mortelle le prend. Le génie, au moment il joue une pièce, en crée une autre. C’est irrésistible et son impulsion créatrice est permanente. La musique est séduction et libido, désir de s’engager dans un mouvement où l’on devine des plaisirs dont on sait qu’on ne voudra pas les arrêter. Si le génie réfléchit, s’il utilise le langage, l’éthique et la raison, il s’arrête et il n’est plus le génie. Kierkegaard distingue deux formes de l’immédiat. Il y a l’immédiat de l’esprit qui a besoin du langage comme Don Giovanni a besoin du langage. Et il y a l’immédiat qui ne relève pas de l’esprit, mais, en toute hypothèse, de l’être en entier à qui la musique vient « à l’esprit » comme au corps, de façon non réflexive, en tant que son medium absolu. Ce mouvement de la musique est à l’image du sentiment de la foi chrétienne quand celle-ci est vécue comme religiosité non stricte, c’est-à-dire religion non institutionnellement dogmatique.

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Conclusion : proposition de définition kierkegaardienne de l’art

33 La reprise de cet avant-propos soulève un questionnement. Écoutons-nous ou entendons-nous Mozart ? Si Mozart entend la nature plus qu’il ne l’écoute, ne faut-il pas à notre tour entendre spontanément son œuvre plutôt que de l’écouter de façon réfléchie ? Mais nous savons ce qui peut différencier une première audition des suivantes : la première nous prend et, dans les suivantes, nous avons envie de comprendre, d’en parler. Là où la musique est irrésistiblement rattrapée par le langage. Dès lors, pour que l’innocence et la passivité réjouie de l’audition musicale persistent, faut-il en permanence jouer et rejouer les compositeurs, les interpréter sous des formes à chaque fois surprenantes, interprétant aussi les diverses manières, inépuisables, de la vie intérieure et du monde.

34 Alors, pourquoi parler de musique ? Pourquoi parler philosophiquement et non musicologiquement – ou si peu – de musique ? Pourquoi plutôt ne pas en faire ? Ou en écouter ? L’un n’empêche pas l’autre. Et même, l’un intensifie l’autre. On écoute Mozart. Puis on lit Kierkegaard. Puis on réécoute Mozart. Que se passe-t-il ? Il suffit de faire cette expérience pour le savoir. La deuxième écoute de Mozart est-elle plus cultivée, plus intelligente ? Notre raison esthétique s’est-elle améliorée ? Probablement, mais l’essentiel ne se joue pas là. La connaissance que nous avons pu tirer de Kierkegaard n’a déjà plus sa place consciente dans l’écoute de Mozart puisqu’écouter Mozart nous replonge dans la spontanéité érotique de la musique. Non, il se passe la chose suivante : notre jouissance est amplifiée. La connaissance est là, comme la connaissance du compositeur, en arrière-fond mental, socle inconscient duquel se projette tout en avant, ou tout en hauteur, notre éros musical.

35 Récapitulons. De cette introduction aux Stades immédiats de l’éros, nous avons précisé quatre éléments d’une définition de l’art chez Kierkegaard : 1. L’art est la représentation d’une idée par une œuvre classique, elle-même heureuse rencontre entre un génie et son sujet. 2. L’art est la représentation d’une idée par une œuvre classique, elle-même heureuse rencontre entre un génie et son sujet. 3. L’art est érotique en tant que rapport absolu de la génialité sensible et du musical, c’est-à- dire en tant qu’opéra, c’est-à-dire art général. 4. L’art est la spontanéité érotique du langage comme musique.

36 À cela, de façon non-analytique, faut-il probablement ajouter l’inscription métaphysique et cosmique de l’art dans la subjectivité du génie.

37 Dès lors, quelle définition et idée de l’art pouvons-nous déduire de l’œuvre de Kierkegaard ? La suivante : l’art est la présentation de l’érotique d’une idée, dont la jouissance naît de son adéquation absolue avec le medium spontané, l’art total de l’opéra.

38 En un mot : Mozart.

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NOTES

1. Søren Kierkegaard, Les stades immédiats de l’éros ou L’éros et la musique, Paris, Orante, 1970, in Œuvres complètes, L’Alternative, Première partie, T. III, trad. P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau. Nous noterons ainsi les références du livre : OC III n° page. 2. Søren Kierkegaard, op. cit., OC III, p. 53. 3. Ibid., p. 49. 4. Ibid. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 51. 7. Henri Bergson, « Le possible et le réel », in Matière et Mémoire, Paris, Presses universitaires de France, 1965. 8. Søren Kierkegaard, op. cit., OC III, p. 49. 9. Ibid. 10. Ibid. 11. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, § 36, Paris, Presses universitaires de France, 1966, trad. A. Burdeau. 12. Nelly Viallaneix, « A.S./S.A. : Schopenhauer et Kierkegaard », in Romantisme, 1981, n° 32, p. 54. 13. Ibid., p. 4. 14. Søren Kierkegaard, op. cit., OC III, p. 17. 15. Jacques Colette, « Musique et érotisme », in Kierkegaard ou le Don Juan chrétien, P. Sipriot et D. Raymond (dir.), Paris, 1989, éd. du Rocher, Jacques Colette « Musique et érotisme », p. 126. 16. Søren Kierkegaard, op. cit., OC III, p. 53. 17. Søren Kierkegaard, op. cit., OC III, p. 56. 18. Ibid. 19. Ibid., p. 58. 20. Emmanuel Kant, Critique de la Faculté de juger, § 46, Paris, Vrin, 1983, trad. A. Philonenko. 21. Søren Kierkegaard, op. cit., OC III, p. 63. 22. Ibid., p. 49. 23. Ibid., p. 87. 24. Ibid., p. 48. 25. Ibid., p. 43. 26. Ibid., p. 60. 27. Søren Kierkegaard, op. cit., OC XIX p. 177. 28. Friedrich Nietzsche, Humain, trop Humain, I, ch. IV, § 162, Paris, Garnier-Flammarion, 2019, trad. P. Wotling. 29. Søren Kierkegaard, op. cit. , OC III, p. 63. 30. Vincent Giraud, « Kierkegaard et Don Juan », Revue philosophique de Louvain, 2006, 4e série, T. 104, n° 4, p. 811. 31. Ibid. 32. Philippe Charru, « Le Don Juan de Mozart. L’infini du désir à l’épreuve du temps », Études, S.E.R, 2005-9, T. 403, p. 216. 33. Geert Missotten, « À écouter : Ou bien… ou bien…, l’œuvre musicale de Kierkegaard, sous la baguette de Don Giovanni », Revue belge de philologie et d’histoire, T. 7, fasc. 3, 1998, p. 710-725. 34. Søren Kierkegaard, op. cit. , OC III, p. 64. 35. Ibid. 36. Ibid., p. 66.

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37. Ibid. 38. Ibid., p. 67. 39. Heidegger, L’Origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, trad. W. Brokmeier. 40. Søren Kierkegaard, op. cit. , OC III, p. 67. 41. Ibid. 42. Ibid. 43. Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Paris, Garnier-Flammarion, 1993. 44. Søren Kierkegaard, op. cit. , OC III, p. 68. 45. Ibid. 46. Ibid., p. 69.

RÉSUMÉS

Sur la question de l’art, Kierkegaard est décidément assimilé à Mozart. La figure du compositeur, associée à celle de son Don Giovanni, double puissance s’il en est, occulte la définition de l’art pouvant se dégager de la pensée kierkegaardienne. Se confondant à Mozart, cette définition a du mal à apparaître en elle-même. Il s’agira, dans ce présent travail, d’extraire cette définition de l’art, toujours mal identifiée dans les études kierkegaardiennes, et ce à partir de l’« introduction superflue » des Stades immédiats de l’éros ou L’éros et la musique. C’est là la seule œuvre où le penseur danois traite en propre de l’esthétique artistique. Le passage est privilégié en ce qu’il est encore assez général, avant une immersion complète et définitive dans les trois figures opératives et esthétiques de Mozart – Chérubin, Papageno, Don Giovanni. La proposition de définition synthétique et conclusive sera construite à partir de l’analyse des quatre problèmes qui traversent cette « introduction superflue » : la notion d’œuvre classique comme désir et rencontre heureuse, l’affirmation de l’art comme idée et la mise à l’écart du beau, la spontanéité géniale de l’éros en musique, et enfin la spontanéité du langage comme musique.

When it comes to the question of art, Kierkegaard is definitely assimilated to Mozart. The figure of the composer, associated to his Don Giovanni, obscures the definition of art in the Kierkegaardian thought. Identified with Mozart, this definition has difficulty appearing in itself. This article sets out to extract the definition of art, always poorly defined in Kierkegaard studies, from the “insignificant introduction” of The immediate stages of Eros or Eros and music, the only work in which the Danish thinker specifically studies the artistic aesthetics. The passage is privileged as it remains fairly general, before a complete and final immersion in the three operative and aesthetic figures of Mozart - Cherubino, Papageno, Don Giovanni. The proposal for a synthetic and conclusive definition will be constructed from the analysis of the four problems that cross this “insignificant introduction” : the notion of classic work as a desire and happy encounter, the affirmation of art as an idea and the fact of putting aside the beauty, the brilliant spontaneity of Eros in music, and finally the spontaneity of language as music.

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INDEX

Mots-clés : art, Kierkegaard, Mozart Keywords : art, Kierkegaard, Mozart

AUTEUR

FRANCIS MÉTIVIER professeur de philosophie, docteur en philosophie (avec une thèse sur Le Concept d’amour chez Kierkegaard, 1998, Paris-IV Sorbonne, dir. J.-F. Marquet), chargé de cours à l’Université de Tours, spécialiste de philosophie du XIXe siècle et de philosophie de l’art musical.

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Quand la littérature de jeunesse scandinave se met à l’heure viking : La reconstruction d’un mythe

Annelie Jarl Ireman

Introduction

1 Entre la fin du VIIIe et le milieu du XIe siècle ont eu lieu les expéditions des Vikings vers l’ouest (Irlande, Écosse, Angleterre, Allemagne, France actuelles…) et vers l’est (Russie actuelle…) dans le but de se livrer aux pillages ou au commerce, ou bien pour s’établir, par exemple en Normandie. Les anciennes sources nous donnant des informations sur cette période sont principalement les pierres runiques et stèles figuratives (IVe- XIIe siècle), la poésie eddique et scaldique (VIIIe-XIIe siècle), l’Edda de Snorri Sturluson (XIIIe siècle), les sagas (XIIe-XVe siècle), ainsi que les Gesta Danorum de Saxo Grammaticus (vers 1200). Ce patrimoine fut ensuite remis à l’honneur à partir du XVIe siècle avec de nombreuses études sur ce lointain passé et des œuvres littéraires le mythifiant1. Au XIXe siècle, le mouvement national-romantique voue un véritable culte à la figure de l’ancien Scandinave2. C’est le début du mythe viking : une figure héroïque et idéalisée incarnant le courage, la force et le goût de l’aventure3. En ce siècle de recherche identitaire, les peuples veulent définir ce qui caractérise chacun des pays de ce vaste territoire du Nord et ce qui leur est commun. Le Viking s’inscrit ainsi dans le récit identitaire des peuples scandinaves. Être un Viking signifie dès lors, entre autres, être courageux et droit. Le Scandinave de cette époque représente l’ancêtre paysan, mais grâce à la figure du Viking, il incarne également l’aventurier. Au XXe siècle l’intérêt pour l’ère viking s’accroît et de nombreux auteurs tentent dans leurs écrits de reconstituer plus fidèlement la réalité historique. Aujourd’hui, il existe une résurgence du Viking, dans la littérature, la musique, le cinéma, voire dans les discours politiques4. Il est cependant difficile de savoir où se situe la vérité historique, car cette période est relativement mal connue des historiens. Les fouilles archéologiques et les travaux des

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chercheurs actuels permettent de nuancer et préciser les connaissances générales sur ce passé.

2 Cette période a laissé quelques traces concrètes (pierres runiques et tertres funéraires), mais reste surtout dans l’imaginaire et elle nous séduit pour plusieurs raisons. L’histoire des peuples scandinaves est riche en conflits, mais l’identité nordique, déjà importante au XIXe siècle, s’est renforcée au XXe. C’est l’idée de peuples frères, qui collaborent, possèdent une mentalité, une culture et un passé communs. Les ressemblances sont mises en avant plutôt que les différences. On remarque une volonté d’oublier les nombreux conflits territoriaux, et l’ère viking vient fonder cette fraternité entre voisins : on parle des hommes du Nord comme d’un peuple ayant les mêmes croyances et la même langue. Les anciens Scandinaves constituaient un ensemble face au reste du monde, en dépit de leurs conflits internes. De nos jours, l’égalité sociale est une notion essentielle, et on cite souvent les pays nordiques en exemple. Or, c’est après des siècles de lutte entre le pouvoir royal et le peuple, puis un demi-siècle de lutte des classes, que les Nordiques ont obtenu l’égalité au milieu du XXe siècle. L’ère viking semble être le point de départ de cette idée égalitaire. Il existait certes des rois et des jarl, ainsi que des esclaves dépourvus de tout droit. Mais les hommes libres pouvaient s’appuyer sur le þing, assemblée préfigurant le parlement, et se faire entendre. L’émancipation de la femme est également importante dans l’histoire nordique du XXe siècle, mais l’ère viking peut là encore faire office de modèle puisque la femme scandinave (libre) avait une certaine indépendance et un rôle à jouer. Elle semble en effet plus soumise à son clan qu’à son mari, et plus respectée qu’à d’autres moments de notre histoire. Cette période apparaît ainsi comme une époque originelle, dans laquelle on peut ancrer notre société actuelle, au même titre que le Moyen Âge pour la France5.

3 La littérature de jeunesse scandinave traite surtout de notre époque, sous la forme de romans réalistes. Le roman historique a cependant joué un rôle essentiel dans la deuxième moitié du XXe siècle, pour une meilleure compréhension de la réalité contemporaine. Quelques romans de jeunesse traitant de l’ère viking paraissent ainsi durant les dernières décennies, même s’ils sont peu nombreux à être traduits en français. Notre choix de corpus est fonction de la popularité des livres auprès des jeunes lecteurs, mesurée par rapport aux parutions de nouvelles éditions, aux suites, et aux différents prix littéraires. Nous avons choisi sept livres parus depuis la fin des années 1970, et écrits par des auteurs issus des trois pays scandinaves. Pour le Danemark : Erik Menneskesøn6 (Erik, fils d’homme, 1986) de Lars-Henrik Olsen et Smertensbarn7 (L’Enfant du chagrin, 2012) de Mette Finderup. Pour la Norvège, le seul livre du corpus traduit en français : Prisonniers des Vikings8, de Torill Thorstad Hauger, sorti en français en 1993 et en langue originale en 1978. Et pour la Suède, Hat9 (Haine, 1985) de Mats Wahl, Drakskeppet10 (Le Drakkar, 1997) de Maj Bylock, Vikingaträl11 (Esclave des Vikings, 2004) de Kim M. Kimselius et Hövdingens bägare12 (La Coupe du chef, 2011) de Martin Widmark, illustré par Mats Wänehem. L’étude du corpus permet de réfléchir sur l’image de l’ère viking transmise aux enfants et aux adolescents aujourd’hui, sur sa forme et sur les intentions des auteurs. La mémoire collective scandinave concernant cette période n’a pas cessé d’être reconfigurée afin de correspondre aux valeurs en cours. L’image traditionnelle des Vikings pose certains problèmes, les auteurs de littérature de jeunesse participent à la tendance de réinterpréter cette période dans le but de permettre aux jeunes de se construire par une culture mémorielle.

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Une intention pédagogique évidente

4 Si le principal objectif des auteurs est d’écrire de bons livres que les lecteurs apprécieront, l’intention pédagogique est forte à la fois dans le genre historique et dans la littérature de jeunesse. La volonté de compléter l’enseignement et d’aider les enfants à acquérir des connaissances s’inscrit dans une tradition qui a débuté avec Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (1906-1907) de Selma Lagerlöf. Elle fut la première à instruire les enfants sans qu’ils s’en rendent compte en lisant un livre d’aventures. Cela traduit également un manque de manuels d’histoire intéressant les enfants. M. Bylock, qui était enseignante avant de devenir auteure, explique : « On peut dire que j’ai tout bonnement écrit moi-même, en guise de protestation, les livres qui me paraissaient manquer dans l’enseignement13. » Ou comme le constate un critique : « Les enseignants de Suède m’excuseront de le dire, mais peu d’entre eux ont appris à nos écoliers autant sur l’histoire suédoise que l’auteure Maj Bylock. Pendant près de 50 ans, elle a construit des ponts entre le passé et le présent […] à travers son œuvre14. »

5 Plusieurs livres soulignent l’importance d’avoir des connaissances, de savoir lire et écrire. Le roman historique permet de montrer des exemples d’enfants qui n’ont pas ce privilège ou qui doivent se battre pour pouvoir apprendre. Dans son château fort dans le pays des Francs, Petite (Le Drakkar) n’a pas le droit, en tant que fille, de suivre les cours auxquels assistent ses frères. À la place, elle doit se résoudre à apprendre à coudre, mais elle écoute en secret. Elle apprend ensuite les runes15 une fois en Suède. Patric (Prisonniers des Vikings), qui habite à côté d’un monastère en Irlande, a la chance de pouvoir apprendre chez les moines. Il transmettra cette connaissance des lettres latines aux autres enfants.

6 K. M. Kimselius construit la fiction d’Esclave des Vikings autour d’événements et de personnages historiques et insère un grand nombre de faits sans ennuyer le lecteur. A la fin du livre, des photos de musées consacrés aux Vikings et un texte de seize pages donnent des informations historiques au lecteur qui veut en savoir plus. En outre, elle prend soin d’expliquer dans quels cas elle a ajouté des informations, pour éviter la confusion entre la vérité historique et la fiction. L’objectif pédagogique est important également dans Erik, fils d’homme de L.-H. Olsen. Erik, un jeune Danois ordinaire, âgé de 13 ans, est invité par Thor dans le monde des dieux. Comme il connaît mal la mythologie, les dieux doivent tout lui expliquer, souvent sous la forme de souvenirs. L’auteur transmet ainsi fidèlement cet héritage culturel à ses lecteurs, qui apprennent en même temps que le personnage.

7 Dans La Coupe du chef, premier livre d’une série sur le personnage de Halvdan Viking, les illustrations accompagnent le texte tout en informant sur l’habitation, les outils, les vêtements. Les connaissances sont ainsi transmises par l’image, sans que le lecteur ne s’en rende compte. M. Wänehem, qui est aussi archéologue et a illustré plusieurs manuels d’histoire, utilise ici des méthodes efficaces, montrant la maison en coupe pour faire découvrir l’intérieur avec le coin cuisine, le foyer au milieu de la pièce, la place d’honneur du chef et les armes accrochées près de la porte16. L’illustration suivante fait un gros plan qui permet de voir les détails du siège sculpté et orné du chef, la tapisserie sur le mur derrière et la hache accrochée à portée de main17. Grâce aux images, on sait comment les gens sont coiffés et habillés, comment le mobilier est construit. L’auteur, tout en misant sur l’humour, insère aussi des informations sérieuses dans le texte. « [Le livre] est à la fois informatif et drôle ; beaucoup de

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connaissances entrent par le jeu. C’est par exemple une très bonne idée d’utiliser une coupe en verre pour montrer à quel point cette matière était rare et précieuse il y a 1000 ans18. »

8 Ramona (Esclave des Vikings), une adolescente de notre époque qui voyage dans le temps, connaît bien l’histoire qu’elle a étudiée à l’école. En arrivant dans le passé, elle doit analyser l’environnement pour savoir dans quelle époque elle se trouve, en se rappelant certains faits, ce qui permet à l’auteure de donner des informations sans que cela ne devienne artificiel. Malgré les dangers, Ramona profite de son voyage dans le temps pour voir de ses propres yeux tout ce qu’elle a étudié, et apprendre ce qui n’est pas expliqué dans les manuels. L’auteure s’attache également à corriger des erreurs historiques en laissant par exemple Ramona s’étonner que les Vikings portent des bonnets en cuir plutôt que les casques à cornes des illustrations modernes. Ainsi, et comme le constate Caroline Olsson, la tendance actuelle est de combattre les stéréotypes et de rester aussi fidèle que possible à la réalité historique19.

Une vision critique et nuancée de l’époque

9 Le terme viking dans les sources norroises désigne le navigateur/guerrier qui part en expédition. On a pris l’habitude d’employer ce terme pour faire référence aux habitants de l’époque, mais nous ferons ici la distinction entre l’homme viking et les autres habitants : femmes, enfants, petits paysans et esclaves. Hauger, qui a étudié l’archéologie nordique, met en scène Patric, 11 ans et Sunniva, 10 ans, enfants d’un paysan irlandais, amenés par les Vikings en Norvège. Réduits en esclavage, ils reçoivent les prénoms de Reim et Tir. De même, Bylock adopte un point de vue extérieur avec le personnage de Petite, 10 ans, enlevée du pays des Francs lors d’un raid et amenée en Suède où elle devient esclave. Elle s’enfuit et a la chance de tomber sur un couple qui l’accueille comme leur enfant et l’appellent Åsa. Elle trouve ainsi petit à petit sa place dans son nouveau pays. Toujours d’un point de vue extérieur (avec une héroïne venant de notre époque), Kimselius construit sa fiction autour d’événements et de personnages historiques, tels Harald à la dent bleue et le moine Poppon. Ramona et son ami Théo sont à la pêche quand ils sont renversés par une grosse vague avant de découvrir un bateau viking. Capturés par les marins, ils sont vendus comme esclaves au grand marché de Hedeby, ville du Danemark actuel et plus grand bourg de la Scandinavie de l’époque. Séparés, ils gagneront chacun leur liberté grâce à leur courage, avant d’être à nouveau propulsés dans le monde actuel. Ces trois livres donnent une image détaillée et crédible de l’ère viking.

10 Situer le début de l’action à l’étranger permet de transmettre l’image que donnent les textes écrits par les victimes des raids. Pour ces dernières, les Vikings sont de féroces guerriers aux armes redoutables et dont les bateaux se déplacent aussi rapidement que des serpents des mers. Ils arrivent, pillent, brûlent, tuent puis disparaissent comme par magie. La rumeur les décrit même comme des diables avec des dents de fauves et des cornes au front qui mangent les enfants. Petite se demande s’ils sont des êtres humains tellement ils sont différents : cheveux jaunes, yeux bleus, barbes, mais aussi des cicatrices au visage et des membres manquants. Pour les enfants capturés, ils sont terrifiants. Esclave des Vikings les décrit comme des hommes grands, costauds et rustres avec des barbes et des cheveux tressés. Présentés comme des ennemis et non des héros, leur portrait n’est pas positif. Certes, leur courage est mis en avant, mais aussi leur

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colère et leur violence souvent inutile. Certains entrent dans une rage incontrôlable, comme le père de Gyrith dans L’Enfant du chagrin, qui, à la mort de son seul fils frappe sa femme, tue un cochon et détruit le mobilier. Dans La Coupe du chef, le portrait du chef viking est humoristique : ridicule, sale, vulgaire, colérique ; en fort décalage avec l’image du héros romantique.

11 Les auteurs dénoncent l’esclavage en insistant sur ses conditions horribles. Les prisonniers sont considérés comme des marchandises. La plupart sont vendus à Hedeby, où des esclaves de diverses origines se croisent. Chez leur propriétaire, ils sont mal traités, humiliés, mal nourris et travaillent dur. Ils peuvent être sacrifiés lors des cérémonies ou lors des enterrements (pour accompagner le chef décédé) et leurs nouveau-nés (surtout les filles) sont souvent tués. L’injustice sociale frappe aussi les petits paysans, qui sont très pauvres, comparés aux grands paysans/Vikings qui pouvaient avoir une trentaine d’esclaves. Pour survivre, les petits paysans devaient parfois se donner en esclavage ou vendre leurs enfants. S’enfuir était impossible, les esclaves n’avaient nulle part où aller.

12 Dans tous ces livres, les Vikings partent en expédition, avec un navire ou toute une flotte vers des destinations diverses : les Orcades, l’Irlande, Rouen, Paris, la Bourgogne, Miklagård (Constantinople) et la Russie. Les garçons partent pour la première fois vers 12 ans, pour devenir des hommes, car ces voyages devaient permettre de s’enrichir, mais aussi de montrer sa virilité. Certains partent avec du fer et des peaux, mais plutôt avec l’idée de piller que de commercer. Ils reviennent avec de l’or, de l’argent, des étoffes et des esclaves. Les expéditions en pays étranger étaient risquées, le retour également, car d’autres Scandinaves attaquaient pour récupérer les prises. Les conflits entre clans étaient nombreux, la vengeance du sang faisait des victimes innocentes. C’est pourquoi certains personnages rêvent de s’installer ailleurs, comme une famille de fermiers dans Prisonniers des Vikings, avec qui les protagonistes s’enfuient vers un avenir meilleur en Islande, nouvelle colonie des Norvégiens. Cela représente un choix de non-violence, puisqu’un nouveau départ ailleurs permettrait peut-être de vivre en harmonie et égalité.

13 Si le Viking est au cœur des sources médiévales scandinaves, ces livres parlent plutôt de la population ignorée pendant des siècles par l’historiographie officielle. À l’exception de Harald dans Haine, les personnages ne sont pas des guerriers, mais des enfants et des adolescents, parfois esclaves. Comme les livres s’adressent aux jeunes lecteurs, cela semble logique de mettre en scène des enfants, mais il s’agit aussi d’une tendance générale de donner davantage de place aux gens simples, ainsi qu’aux femmes et aux enfants dans les livres d’histoire. S’intéresser à la vie quotidienne plutôt qu’aux expéditions est une autre façon de dépasser le mythe. Les auteurs donnent ainsi le point de vue des femmes qui restent dans le village et attendent le retour de leur homme. M. Finderup développe ce sujet en montrant des femmes qui espèrent plutôt qu’il ne reviendra pas, ce qui semble crédible vu que les mariages étaient arrangés. Les jeunes filles fiancées s’inquiètent de revoir leur homme défiguré ou invalide. Le matérialisme des hommes est ici critiqué, les femmes n’apprécient pas toujours les objets ramenés. Ainsi, la mère de Gyrith les enlève dès que son mari part et les replace juste avant son retour.

14 Si en Europe occidentale, l’image des Vikings a longtemps été majoritairement négative (des barbares pilleurs, tueurs et violeurs), ce qui se voit dans la littérature de jeunesse française20, elle a été, en Scandinavie, plutôt positive, voire idéalisée. Ces livres

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transmettent une image se trouvant entre les deux. Comme le Viking a été utilisé comme un symbole de la supériorité nordique, les auteurs ressentent aujourd’hui le besoin de le désacraliser. Le Viking est devenu plus complexe et plus humain.

La transmission de valeurs actuelles

15 Les romans historiques suédois pour lecteurs adultes ont un lien étroit avec le présent21. C’est également vrai pour la littérature de jeunesse scandinave. Les personnages ne font pas qu’observer l’histoire, ils y participent. À travers eux, l’auteur (et le lecteur avec lui) peut juger le passé, le comparer avec l’époque contemporaine et éventuellement juger celle-ci. Le roman historique permet au lecteur de s’approprier son passé. « La connaissance de son passé, celui de son groupe, amène tout naturellement à la réflexion, qui permet de juger et de se construire. Puis dans une autre étape, d’assumer et de transformer. Le passé connu éclaire le présent et l’avenir22. » Malgré l’éloignement dans le temps, l’identification avec les personnages est possible. Ils personnifient et défendent des valeurs universelles et actuelles comme la solidarité, le combat contre l’injustice, la lutte pour l’émancipation des moins bien lotis, la tolérance envers ceux qui sont différents… Ils ne sont pas si éloignés des jeunes d’aujourd’hui, même si leur société ne ressemble pas à la nôtre. Gyrith (15 ans), dans L’Enfant du chagrin, en est un bon exemple. En conflit avec sa mère, elle se révolte contre son autorité et a du mal à communiquer avec elle. Ayant peur d’être rejetée ou d’être prise pour une fille facile, elle représente la difficulté à trouver sa place dans le jeu de la séduction. Gyrith se sent parfois différente, exclue de la communauté. Son personnage est complexe, pas totalement sympathique. Elle est méprisante envers les faibles, têtue et parfois égoïste, ce qui la rend plus authentique.

16 Les personnages féminins sont rares dans les romans historiques, mais dans la plupart de ces livres ce sont des filles ou bien un tandem garçon-fille, qui sont au centre. Les questions du genre sont chères aux auteurs nordiques. Le roman historique ne fait pas exception, bien que délicat à utiliser pour montrer des exemples d’égalité entre hommes et femmes. Les auteurs ont la volonté de dénoncer la condition de la femme à l’ère viking, en particulier lorsqu’il s’agit de femmes esclaves dont on abuse. La femme libre, en revanche, peut constituer un exemple positif. Elle a du pouvoir et remplace l’homme quand il part en expédition. Elle impose sa volonté, incarne souvent des valeurs actuelles. Bylock montre, grâce à son personnage étranger, une différence avec la situation de la femme dans le Sud où Petite doit rester à l’intérieur du château et se comporter en fille. Quand elle arrive en Suède, elle découvre avec sa mère adoptive que les femmes sont fortes, plus indépendantes et plus libres bien qu’elles ne puissent pas partir en voyage, ni choisir avec qui se marier. Moins forte physiquement que l’homme souvent violent, la femme sait se défendre autrement, soulignant que le courage des femmes ne vaut pas moins. Kimselius va jusqu’à dire que les femmes peuvent aller au Valhalla (lieu dans la mythologie accessible seulement aux hommes morts au combat), ce qui est une adaptation destinée au lecteur moderne qui accepte difficilement qu’une telle injustice soit faite aux les femmes.

17 L’ère viking s’achève avec la conversion au christianisme. Les livres montrent ce changement avec l’arrivée des missionnaires et les premiers baptêmes de rois. L’influence chrétienne fait changer les habitudes, par exemple du point de vue des sacrifices humains qui sont moins nombreux, comme c’est le cas dans le village de

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Ramona quand certains habitants se convertissent23. Le dieu chrétien est parfois vu comme le dieu des faibles (des femmes et des esclaves), car il ne correspond pas à la mentalité viking. Les livres donnent aussi des exemples d’esclaves affranchis, par mariage ou suite à un bon travail. Ramona et Théo, eux, sont libérés grâce à leur courage, mais aussi à leurs actions altruistes (Ramona sauve un enfant et Théo sauve son maître, le roi, même si ce dernier agit mal). L’arrivée de valeurs comme le pardon et la capacité d’aimer son ennemi correspond à une influence de la religion chrétienne. Il s’agit aussi d’une idéalisation de la notion de justice de l’époque qui correspond aux valeurs actuelles. La transmission de valeurs morales est donc plus importante que la transmission de la réalité historique. À l’ère viking, il fallait mériter d’être aidé (par son statut ou ses actions) ; aujourd’hui, nous sommes censés être solidaires avec tout le monde, car chacun peut changer et devenir meilleur. Théo ne réfléchit pas, son instinct lui dit de sauver le roi, bien qu’il soit vieux et cruel. L’auteure lui donne raison puisqu’il survit et recouvre la liberté. Le regard (naïf) des enfants est efficace. Ramona ne comprend pas qu’on puisse faire la guerre pour plus de richesses ni à cause d’une différence de religion, ce qui permet au lecteur de faire le lien avec des conflits de religion actuels. Erik, fils d’homme aborde également la question toujours actuelle des victimes innocentes d’un conflit armé. La sagesse des enfants est ainsi mise en avant par rapport au comportement plus violent des adultes.

18 L’enfant est cependant en même temps vulnérable, ce qui est au centre de plusieurs des récits. Les réactions face à ceux qui sont différents sont violentes. Cela permet aux lecteurs d’aujourd’hui de mieux comprendre les notions de « nous » et « eux », et de se mettre dans la situation des immigrés qui comme ces protagonistes arrivent dans un nouveau pays et doivent s’habituer à de nouvelles conditions. Les abus ne sont d’ailleurs pas le seul fait des adultes. Les enfants peuvent être cruels les uns envers les autres, avoir des souffre-douleurs. La scène où Reim est maltraité par d’autres garçons parce qu’il ne mérite pas mieux selon eux aurait pu se passer dans beaucoup d’écoles d’aujourd’hui. Le protagoniste, lui, représente la tolérance et la non-violence.

19 Dans Haine, le courage des Vikings est mis en avant par la présence de berserks (guerriers fauves) qui entrent en transe lors des combats et n’ont peur ni de la mort ni de la douleur. Quand Harald et son ami sont emprisonnés par Clovis à Paris, l’un des deux se sacrifie pour permettre à l’autre de se sauver et raconter les aventures de son camarade. Mourir n’est pas grave, mais il faut survivre dans la mémoire des autres. L’honneur exige que les plus valeureux se sacrifient pour les autres. Ces aspects de la société scandinave de l’ère Viking sont des valeurs encore positives.

20 L’intrigue de La Coupe du chef, est fondée sur le conflit entre les deux religions. Halvdan, jeune boiteux, a gagné le respect grâce à son talent pour les rimes, lui permettant de se moquer des autres. La répartie est en effet une arme tout aussi puissante qu’une hache. Comme dans les autres livres, les enfants sont plus sages que leurs parents, ils choisissent la paix et la tolérance. Halvdan se lie d’amitié avec la fille du chef converti du clan ennemi. Ensemble ils refusent de continuer un conflit stupide et représentent un meilleur avenir. Quand le voisin converti organise une compétition sportive, c’est un moyen plus chrétien de montrer sa puissance. Or, Halvdan découvre que celui-ci triche, ce qui est inconcevable dans l’esprit viking. Il n’y a pas d’honneur à gagner ainsi. Ainsi l’arrivée du christianisme implique un apaisement de la mentalité guerrière de l’ère viking, mais c’est aussi la fin d’une grande époque dont nous voulons transmettre l’esprit à nos jeunes.

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La mythologie enseignée et revisitée

21 Les livres renseignent également sur le culte rendu aux dieux des anciens Nordiques. Sont décrites dans les fermes des statues de Thor, Odin et Freyr qu’on asperge avec le sang des animaux lors des fêtes sacrificielles. À sa mort, un chef est soit brûlé, soit enterré avec son navire et beaucoup de richesses, ainsi que des animaux sacrifiés et parfois des esclaves. Comme la plupart des personnages principaux ne connaissent pas cette croyance, d’autres doivent l’expliquer. Nous apprenons ainsi qui sont les dieux les plus importants, les nornes (figures mythologiques féminines qui tissent le destin des hommes), etc. Au marché, on vend le marteau de Thor (Mjöllnir) comme amulette protectrice. Dans Esclave des Vikings, c’est Ramona elle-même qui raconte aux enfants l’histoire du Ragnarök (la fin du monde), qu’elle avait apprise à l’école.

22 Erik, fils d’homme va plus loin sur ce thème de la mythologie. Ce livre d’aventure merveilleux se déroule dans un monde parallèle qui ressemble au nôtre, mais qui est menacé. C’est la décadence générale, les dieux sont devenus vieux, plus ou moins séniles et passent leur temps à boire et courir après les femmes. La raison en est qu’Idun a été enlevée et sans ses pommes de jouvence, les dieux vieillissent et s’affaiblissent. Erik est l’élu qui devra sauver le monde. Une grande partie des récits de l’Edda poétique24 et de l’ Edda de Snorri 25 sont repris ici. Les histoires gagnent en crédibilité puisqu’Erik est un garçon du monde moderne qui observe et remet en question ce qu’il voit et l’interprète avec ses références propres. Les éclairs provoqués par Thor au début du livre ressemblent par exemple aux épées lumineuses utilisées dans le film Star Wars. Dans son voyage initiatique, il est accompagné par la fille de Thor, dont il est amoureux. Le duo rencontre les personnages de la mythologie, et l’auteur complète les sources, décrivant par exemple l’apparence des géants. L’auteur imagine aussi un événement qui ne se trouve pas dans les sources, à savoir le deuxième enlèvement d’Idun qui fait approcher la fin du monde plus vite que prédit. Erik, qui représente l’humanité, doit intervenir pour mettre de l’ordre dans le chaos, ce qui donne un rôle plus important aux humains que dans les sources anciennes. Dans les sociétés scandinaves sécularisées d’aujourd’hui il semble aller de soi qu’un humain puisse être aussi capable (à sa façon) que les dieux de la mythologie.

23 Finderup s’intéresse à la mythologie nordique dans plusieurs œuvres, dont L’Enfant du chagrin qui transforme radicalement l’image de Freya. En tant que fille du chef, c’est à Gyrith de faire le voyage spirituel pour rendre hommage à Freya et assurer la prospérité du village. Arrivée dans le monde des dieux, elle est étonnée de découvrir que la déesse de l’amour n’est ni belle ni protectrice, c’est en effet la méchante de l’histoire. Elle est grotesque : nue, énorme et masculine avec des seins desquels s’écoule sans cesse du lait et un ventre qui pendouille. Cette démythification la rend à la fois comique et terrifiante. Freya jette un sortilège sur la jeune fille : tous ceux qu’elle aime seront tués. Nous savons en réalité peu de choses sur ces dieux. Aussi pourquoi ne pas interpréter ? Comme l’explique l’auteure sur son site, il est possible qu’on ait décrit Freya de façon aussi positive dans les récits mythologiques parce qu’on la craignait. Les dieux sont devenus trop simples pour être intéressants et il faut les rendre complexes pour leur faire justice26.

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Un esprit « viking » jusque dans l’esthétique de l’écriture

24 Les livres nous renseignent sur le style littéraire du Moyen Âge nordique, par l’insertion de poèmes ou par des informations sur les inscriptions runiques et l’art poétique de l’époque. Comme le scalde (poète) attitré d’un chef, Halvdan, dans La Coupe du chef, commente ce qui se passe autour de lui. L’auteur ne reprend cependant pas les éléments de la poésie scaldique, mais donne une version simplifiée de cette tradition littéraire.

25 Les éditeurs de littérature de jeunesse ont saisi l’importance d’une couverture et d’un titre attrayants, car le jeune lecteur est séduit par ce qui est « immédiat », « ce qui se donne sans méditation27. » Sur ces couvertures, on peut trouver le (ou les) jeune(s) protagoniste(s), mais surtout, un féroce Viking armé et son bateau. Si le chevalier du Moyen Âge est souvent représenté à cheval28, le Viking se déplace avant tout en bateau. Il est intéressant de noter que ces guerriers ne portent pas de casque à corne (élément important de l’image mythique, mais en réalité une erreur historique)29, en revanche les navires ont tous une tête de dragon comme figure de proue (même si en réalité peu en avaient). Ainsi, il ne peut y avoir de doute sur l’époque choisie pour le récit. Le titre contient en général le mot « Viking » (ou « chef » des Vikings) ou « drakkar », mais précise que le personnage principal n’est pas le Viking, mais son prisonnier. Haine de M. Wahl se distingue à nouveau des autres livres du corpus, puisque son titre omet le mot « Viking », même s’il y en a un sur la couverture en plus d’un bateau. La fonction d’identification joue toutefois son rôle pour ceux qui connaissent cette époque, où la vengeance liée à la haine occupe une place importante. Les couvertures de L’Enfant du chagrin et d’Erik, fils de l’homme font penser à la magie, à un monde fantastique et le titre n’insiste pas non plus sur l’époque puisque l’aspect historique y est moins prononcé.

26 Tous les livres du corpus sont à la fois des romans historiques, des romans d’aventure et d’apprentissage30. Les personnages évoluent et développent des sentiments forts : amitié, amour, empathie, sens des responsabilités. Avec les récits sur la mythologie nordique, la frontière entre le genre historique et le genre merveilleux se dissout. L’Enfant du chagrin et Erik, fils de l’homme sont en même temps des récits merveilleux31. Choisi par les dieux, Erik est un être humain qui reçoit des dons surnaturels. Le récit débute dans la vie réelle, puis le héros voyage vers le monde magique. Or Erik ne rentre pas à la fin du livre. Le schéma traditionnel de ce type de romans (ou du conte folklorique), à savoir foyer – aventure – retour au foyer, n’est pas respecté. Que le personnage choisisse de rester dans le monde magique n’est pas nouveau dans la littérature de jeunesse nordique. Dans Mio, mon Mio (1954) d’Astrid Lindgren par exemple, le personnage refuse ce retour dans le monde réel32. Erik, quant à lui, termine son aventure dans le monde des dieux et le lecteur peut facilement imaginer son immortalité future, ainsi que sa vie avec la fille de Thor. Tandis que Mio est seul et maltraité dans sa réalité, Erik a l’air d’un jeune homme d’aujourd’hui tout à fait ordinaire. Mio est à la recherche d’une autre vie, Erik semble bien où il est, mais n’hésite pas à partir à l’aventure quand l’occasion se présente. Cela semble traduire un manque, qui ne serait ni matériel ni sentimental. La réalité actuelle présente un certain vide pour des jeunes un peu perdus. C’est grâce à son voyage initiatique dans autre monde magique et héroïque qu’Erik trouvera un sens à son existence.

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27 Si certains livres sont clairement écrits pour les enfants, avec une intrigue et une narration simples et des personnages psychologiquement peu développés (comme Le Drakkar), d’autres peuvent être définis comme de la littérature crossover33, des livres qui s’adressent à la fois aux jeunes et aux adultes et qui comprennent des éléments d’identification pour les deux groupes de lecteurs. Esclave des Vikings est un livre long avec une intrigue compliquée, des phrases et des structures avancées. Il contient beaucoup de descriptions et d’informations. Or l’histoire est passionnante et les jeunes lisent facilement ce livre. De même, L’Enfant du chagrin contient une intrigue et un portrait psychologique qui repoussent les limites en ce qui concerne l’âge des lecteurs. Ces limites sont repoussées encore plus loin avec Haine, un livre d’aventure captivant qui comporte beaucoup d’actions et de dialogues, de voyages et de combats. Violent, d’un style exigeant, ce livre ne convient pas aux enfants. Publié dans la série « Ung nu » (Jeune aujourd’hui) chez Rabén & Sjögren, il s’adresse plutôt aux lycéens, mais aussi aux adultes.

28 Ce livre s’ouvre sur un combat : Harald voit des étrangers arriver en bateau. Il tue l’un d’entre eux avant d’être grièvement blessé. À son réveil chez les voisins, il apprend que toute sa famille a été tuée, sauf sa sœur qui a été enlevée. Il n’a d’autre option que la vengeance. Au bout de trois ans d’aventures et de combats, il retrouve l’homme qu’il cherche et sa sœur qui, devenue folle, se suicide à la fin du livre. Sa vengeance accomplie, Harald rentre chez lui. Par ses thèmes (vengeance, honneur…) et son style, le récit imite le genre des sagas. Récits de l’Islande médiévale des XIIIe et XIVe siècles, les sagas ont un style bien particulier. « La prose est spontanée : c’est tout l’art du récit, rehaussé par la force et la concision des dialogues. Si la psychologie n’est pas fouillée et si le lyrisme et les considérations morales n’ont pas leur place, le destin et l’honneur sont les principaux moteurs de l’action34. » Conformément aux sagas, le style est bref et sans sentimentalisme, trait qu’on retrouve dans une moindre mesure aussi dans les autres livres du corpus. L’émotion ne se trouve pas au niveau de l’expression, mais dans les faits, l’action et les dialogues. Le livre reste ainsi entièrement dans l’esprit viking. Pour Harald, la mort fait partie du quotidien. Après un combat en mer, le jeune héros grièvement blessé regarde ses amis mourir : Björn de Linde se releva de l’endroit à côté de Finn où il était tombé. Il avait des blessures à la poitrine et on lui avait coupé le bras d’épée qui pendouillait sans se détacher complètement. […] Puis il regarda sa main, hocha la tête, puis mourut. – Je crois que je vais prendre le même chemin, dit Ulf de Skevalde […] Ensuite il ferma les yeux et se pencha en arrière. Au bout d’un moment il arrêta de respirer.35

29 Harald est prisonnier de son devoir en tant que fils d’un Viking assassiné. Il ne met pas en question cette tradition et son comportement semble très éloigné de celui des garçons d’aujourd’hui. L’identification du jeune lecteur est pourtant possible car la norme de la masculinité est toujours forte dans les pays nordiques.36 Harald est sans cesse en compétition avec d’autres hommes, il doit prouver sa valeur et sa virilité. Son comportement représente à l’extrême l’identité masculine basée sur la force et toujours valable pour beaucoup de jeunes garçons.

30 Ce texte ne contient pas d’archaïsmes, les autres livres du corpus non plus, car tenter de reconstruire un langage de l’époque donnerait une fausse authenticité et gênerait les lecteurs d’aujourd’hui. Deux auteurs ont même choisi un langage très moderne. Widmark utilise une langue colorée facile à comprendre pour les enfants. Son style est très familier et l’humour réside dans les scènes burlesques, le choix des mots, et dans les illustrations. De même, Finderup utilise une langue familière. L’auteure explique sur

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son site : « Je crois [...] que les filles à l’époque viking se mettaient parfois en colère et traitaient leur mère de “pétasse”. Elles ont juste utilisé un autre mot de l’époque, que nous ne connaissons plus37. » L’identification avec les personnages est plus facile puisqu’ils parlent de la même façon que les jeunes d’aujourd’hui.

Conclusion

31 L’ère viking et la mythologie font partie du patrimoine national que l’on veut transmettre aux jeunes. C’est une période qui les intéresse particulièrement, à travers les films, la musique métal, les jeux vidéo… Dans les livres de notre corpus, le Viking est courageux, doué pour le combat et aventureux (fidèlement à l’image traditionnelle), mais ce n’est plus le beau héros loué au XIXe siècle. Il a des cicatrices affreuses, il a parfois perdu des membres, il est colérique, violent et injuste, voire ridicule, dans sa colère, dans son envie de richesses et dans sa fierté. Le Viking est donc désacralisé, tout comme les dieux nordiques sont démythifiés. En outre, il n’est plus le personnage principal. À sa place, les auteurs mettent en avant les enfants, les femmes et les esclaves. Il faut en effet rétablir la vérité historique en parlant de toutes les catégories d’habitants, raconter l’histoire des oubliés, qui ne font pas partie des grands hommes et des grands événements. Les ouvriers ont leur place depuis le début du XXe siècle, mais aujourd’hui on remarque un intérêt grandissant pour les femmes. La littérature de jeunesse a comme rôle important de raconter l’Histoire du point de vue des enfants.

32 L’ère viking garde son importance pour l’identité nationale et pour l’identité commune nordique. Ce sont de petits pays, où le besoin de créer un sentiment national reste fort et permet ainsi de se distinguer d’autres pays plus dominants. Les grands changements que ces pays ont subis ces dernières décennies (immigration, mondialisation…) ont créé chez certains un besoin de se retrouver autour d’un passé commun et mythifié. L’époque viking est idéale dans la mesure où elle ne montre pas seulement le passé glorieux des pays scandinaves, mais a en plus un impact important à l’étranger38.

33 L’éloignement de cette période historique nous permet de l’aborder sans culpabilité, sans controverses dans son interprétation. Certes, l’esclavage et la violence sont des aspects difficiles à admettre aujourd’hui, mais la période reste positive dans la mémoire collective. Si le Viking a été majoritairement diabolisé en Europe (ce qui correspond à l’image des victimes), il a été idéalisé en Scandinavie où la dénonciation de la brutalité est une nouvelle tendance. Certes, ils n’étaient pas seulement des pillards, mais ils l’étaient aussi. Les Vikings font partie de la mémoire collective scandinave et européenne, mais l’image n’est pas partout la même. En France, les chercheurs ont tenté de nuancer l’image pour montrer que les Vikings étaient aussi des commerçants et pionniers paisibles. Aujourd’hui, les deux visions se sont rapprochées.

34 Dans un souci pédagogique, les auteurs du corpus ont la volonté de donner aux jeunes une image fidèle de la vie à cette époque. L’ère viking se prête bien malgré tout à des relectures, car la réalité historique demeure peu connue. Les auteurs peuvent donc rester crédibles tout en proposant leur propre interprétation de l’Histoire et en l’adaptant à la fiction pour qu’elle touche les lecteurs contemporains. Tout en voulant transmettre une réalité historique qui ne cache plus certains aspects désagréables, les auteurs font un tri pour mettre en avant ce qui est possible de transposer à la société actuelle. En effet, les romans de jeunesse scandinaves situés dans le passé veulent aussi nous éclairer sur notre époque.

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35 Certaines valeurs de l’ère viking ont toujours cours et incarnent la mentalité scandinave, tandis que d’autres doivent être adaptées pour permettre l’identification au lecteur moderne. Les valeurs mises en avant sont la fidélité, la droiture et le courage. Une des questions abordées est le statut de la femme, qui certes disposait d’une certaine liberté à l’époque, mais pas au point qu’on le prétend. L’esclavage en revanche est fortement critiqué, ce qui permet d’établir des parallèles avec la notion d’égalité de la société moderne. En outre, les Vikings représentent une vie de mouvement, de dépassement de frontières qui correspond à la mondialisation actuelle. Si la période sert certains mouvements extrémistes, elle peut aussi devenir un symbole du multiculturalisme. Les difficultés universelles des enfants et adolescents sont également évoquées, ainsi que leur quête identitaire. L’ère viking, considérée comme le point de départ des cultures scandinaves, peut ainsi refléter la réalité des jeunes d’aujourd’hui. L’enjeu mémoriel réside donc dans la nécessité de nuancer l’image de l’époque viking et de la transformer en idéal contemporain en dénonçant la violence et la force brute et en accentuant la tolérance et la solidarité.

NOTES

1. Voir Eric Eydoux, « Les littératures du Nord et le temps du paganisme », dans Dragons et drakkars : Le mythe viking de la Scandinavie à la Normandie, Caen, Musée de Normandie, 1996, p. 29-36. 2. De la même manière qu’en France le mythe des Gaulois est remis au goût du jour. 3. Voir Régis Boyer, « Sur le mythe viking en France », dans Dragons et drakkars : Le mythe viking de la Scandinavie à la Normandie, op. cit. , p. 125-134. 4. Voir notre dossier « Les Vikings : Quel héritage ? », Nordiques, n° 29, printemps 2015. 5. Cécile Boulaire, Le Moyen Âge dans la littérature pour enfants, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 8-9. 6. Lars-Henrik Olsen, Erik Menneskesøn, Copenhague, Høst og Søn, 1997. Il s’agit du premier tome d’une série de quatre livres. 7. Mette Finderyp, Smertensbarn, Copenhague, Gyldendal, 2012. Il s’agit du premier tome d’une série de quatre. 8. Torill Thorstad Hauger, Prisonniers des Vikings, trad. Ellen Huse-Foucher, Paris, Castor Poche Flammarion, 1993. La série contient six livres. 9. Mats Wahl, Hat, Stockholm, Rabén & Sjögren, 1985. 10. Maj Bylock, Drakskeppet, Stockholm, Rabén & Sjögren, 1997. C’est le premier tome d’une série de trois. 11. Kim M. Kimselius, Vikingaträl, Eringsboda, Roslagstext, 2013. Ce roman fait partie d’une série de 23 livres dans lesquels Ramona vit des aventures à différentes époques. 12. Martin Widmark, Hövdingens bägare, ill. Mats Wänehem, Stockholm, Bonnier Carlsen, 2011. Il s’agit du premier livre d’une série dans laquelle huit autres sont parus pour le moment. 13. « Man kan väl säga att jag skrev i protest. De böcker jag kände att jag saknade i undervisningen skrev jag helt enkelt själv. » (notre traduction) Måna Degerman, « Maj Bylock skriver levande historia », Alfa [en ligne], 15/12/2010, consulté le 17/02/2017, disponible sur http://www.lararnasnyheter.se/alfa/2010/12/15/maj-bylock-skriver-levande-historia.

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14. « Sveriges lärare får ursäkta, men få har lärt våra mellanstadieelever mer om svensk historia än författaren Maj Bylock. I snart 50 år har hon genom sitt skrivande byggt broar mellan då och nu [...] » (notre traduction) Ibid. 15. L’alphabet runique (futhark) utilisé par les anciens Scandinaves fut remplacé progressivement par l’alphabet latin à partir du XIe siècle. 16. Martin Widmark, op. cit., p. 58-59. 17. Ibid., p. 61. 18. « Den är både informativ och rolig ; mycket kunskap leks helt enkelt in. Att hövdingens fina bägare består av glas är exempelvis en speciell finess för att visa hur ovanligt och värdefullt glas var för 1000 år sedan. » (notre traduction) Y. Toijer-Nilsson « Lärorikt roande vikingahjälte », SvD [en ligne], 10/01/12, consulté le 20/02/2017, disponible sur http://www.svd.se/kultur/ litteratur/larorikt-roande-vikingahjalte_6757411.svd 19. Caroline Olsson, « Comment rendre le Viking présentable : l’ancien Scandinave dans la littérature de jeunesse », dans Caroline Cazavande et Yvon Houssais (réd.), Médiévalités enfantines : Du passé défini au passé indéfini, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2012, p. 121. 20. Ibid., p. 114-116. 21. Voir Caroline Olsson, « L’époque viking dans le roman historique contemporain suédois : entre reconstitution historique fidèle et relectures du passé », Nordiques, n° 29, printemps 2015, p. 73-86. 22. Bertrand Solet, Le Roman historique : invention ou vérité ?, Paris, Editions du Sorbier, 2003, p. 27. 23. Kim M. Kimselius, op. cit., p. 181. 24. L’Edda poétique, Paris, Fayard, 1992. 25. L’Edda : Récits de mythologie nordique par Snorri Sturluson, Paris, Gallimard, 1991. 26. Mette Finderup, « Interview med Mette om Smertensbarn » [en ligne], consulté le 18/02/2017 ; disponible sur http://finderup.dk/irland 27. Cécile Boulaire, op. cit., p. 155. 28. Ibid., p. 158. 29. Tout comme pour l’accoutrement des Gaulois relevant de stéréotypies. 30. Bertrand Solet, op. cit., p. 11, 15. 31. Selon la définition donnée par : Alain Montandon, Du récit merveilleux ou L’ailleurs de l’enfance, Paris, Editions Imago, 2001, p. 11-12. 32. Sur un plan « réel » on peut bien sûr considérer le voyage de Mio comme un rêve, qui s’arrête à la fin, mais ce retour à la réalité est dans ce cas caché au jeune lecteur. Voir Vivi Edström, Barnbokens form, Stockholm, Norstedts Akademiska Förlag, 2010, p. 55. 33. Voir par exemple Åse Marie Ommundsen, « La crossover littérature scandinave », La Revue des livres pour enfants, n° 257, février 2011, p. 128-134. 34. Jean Renaud, « Introduction », dans La Saga des gens du Vápnafjörðr, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 9. 35. Mats Wahl, op. cit., p. 136 (notre traduction). 36. Voir à ce propos notre article « Fille ou garçon – est-ce si important ? Vers une extension des normes sexuées dans la littérature de jeunesse scandinave », in Gilles Behoteguy, Christiane Connan-Pintado (réd.), Être une fille, un garçon dans la littérature pour la jeunesse 2 (Europe, 1850-2014), Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2017, p. 187-200. 37. « Og jeg tror faktisk også, at vikingepiger blev virkelig vrede og kaldte deres mor ‘narrøv’. De brugte nok bare et vikingeord for det, som vi ikke længere kender til. » (notre traduction) Mette Finderup, , « Interview med Mette om Smertensbarn », op. cit. 38. Voir Jean Renaud, « Un impact viking… jusqu’à nos jours », Nordiques, n° 29, printemps 2015, p. 11-24.

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RÉSUMÉS

L’ère viking ne cesse d’être reprise dans la littérature et la culture populaire. Cet article se propose d’analyser l’image transmise par la littérature de jeunesse scandinave. Conformément à une intention pédagogique importante dans ce genre, les auteurs veulent transmettre des connaissances et une vision historiquement crédible, voire corriger des idées reçues. Désacralisé, le Viking devient plus complexe. Les figures mythologiques sont, elles aussi, revisitées pour devenir plus nuancées. Il s’agit avant tout de transmettre des valeurs positives de cette époque, comme le courage et l’honneur, mais aussi l’égalité, tout en dénonçant par exemple la violence et l’esclavage. Mettre en avant les enfants et les femmes et parler de la vie quotidienne sont également une façon de corriger l’historiographie. Ainsi, cette époque considérée comme le point de départ des cultures scandinaves, reste importante pour l’identité nordique puisqu’elle représente un passé commun mythifié. Réinterprétée, elle maintient sa place dans la mémoire collective et peut fonctionner comme un idéal contemporain.

The Viking era is a common subject in today’s literature and popular culture. This article aims to analyze the image transmitted by Scandinavian youth literature. In accordance with the important pedagogical intention in this genre, the authors want to pass on knowledge and give a historically reasonable vision, and even to correct received ideas. Desacralized, the Viking becomes more complex. Mythological figures are revisited to become more nuanced. It is above all a question of transmitting positive values of that time, such as courage and honor, but also equality, while denouncing for example violence and slavery. Putting children and women in the center and talk about ordinary life are also a way of correcting historiography. Thus, this era, considered as the starting point for Scandinavian cultures, remains important for Nordic identity since it represents a common mythical past. Reinterpreted, it maintains its place in the collective memory and can function as a contemporary ideal.

INDEX

Mots-clés : littérature jeunesse, Scandinavie, Viking, mythologie Keywords : children’s literature, Scandinavia, Viking, mythology

AUTEUR

ANNELIE JARL IREMAN Annelie Jarl Ireman est maître de conférences au Département d’Etudes Nordiques à l’université de Caen Normandie. Attachée à l’ERLIS (Équipe de Recherche sur les Littératures, les Imaginaires et les Sociétés), elle est spécialisée dans le domaine de la littérature de jeunesse scandinave.

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Modernité de la série Mästerdetektiven Kalle Blomkvist d’Astrid Lindgren

Harri Veivo

1 Le succès mondial de la littérature d’enfance et de jeunesse nordique tire son origine de la réflexion multiple – philosophique, politique, littéraire et artistique – sur les conceptions de la famille et du « chez soi » menée par des intellectuels et créateurs comme Ellen Key et Carl Larsson1 vers le tournant du XXe siècle ainsi que des romans, récits et bandes dessinées novateurs publiés à partir de 1945 par Tove Jansson, Lennart Hellsing et Astrid Lindgren, trois auteurs qui, s’appuyant sur des précurseurs comme Selma Lagerlöf et Zacharias Topelius, ont modernisé le genre dans la littérature suédophone. De cette dernière, Astrid Lindgren, on a retenu avant tout la jeune héroïne anarchique Fifi Brindacier, véritable icône suédoise, mais aussi Ronya la fille de brigand, les frères Cœur-de-lion, Rasmus, Vic le Victorieux et Zozo (connus en France aussi sous leurs noms d’origine Karlsson et Emil). Ces figures légendaires ont fait de Lindgren l’auteur suédois le plus traduit aux XXe et XXIe siècles2.

2 Les aventures du maître détective Kalle Blomkvist semblent avoir moins bien résisté au temps. La série en trois volumes, Mästerdetektiven Blomkvist (1946, le seul à être traduit en français en 1948 avec le titre L’as des détectives), Mästerdetektiven lever farligt (Le Maître détective vit dangereusement, 1951) et Kalle Blomkvist och Rasmus (Kalle Blomkvist et Rasmus, 1953), a certes connu un succès mondial avec des traductions en une trentaine de langues, dont toutes les langues nordiques, l’allemand, le français, et l’anglais, mais aussi l’hébreu, le japonais, le chinois ou le géorgien3. Elle a été particulièrement bien reçue dans certains pays de l’ancien bloc de l’est, dont la République démocratique d’Allemagne et la République socialiste soviétique de l’Estonie, où le champ littéraire était très réceptif à son discours réaliste et sa mise en valeur d’un groupe d’enfants solidaire et héroïque, tous deux des éléments qui convenaient mieux que Fifi à l’esthétique officielle du réalisme socialiste 4. Neuf adaptations au cinéma ou à la télévision ont vu le jour entre 1947 et 1997. Mais force est de constater que le succès de la série pâlit aujourd’hui en comparaison de l’intérêt que

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les lecteurs et les critiques portent aux autres romans de Lindgren et surtout à Fifi Brindacier. Si, dans le domaine international, Helena Forsås-Scott l’ignore, Maria Nikolajeva, Thierry Maricourt et Boel Westin ne la nomment qu’en passant et les auteurs de Beyond Pippi Longstocking s’intéressent en fait surtout à Fifi5, la situation n’est guère meilleure en Suède où l’ouvrage collectif sur la littérature pour enfants Läs mig ! Sluka mig ! (Lis-moi ! Dévore-moi !) et l’entrée sur Lindgren dans Kvinnornans litteraturhistoria (L’Histoire littéraire des femmes) par exemple la passent sous silence et Lena Kåreland ne la mentionne que très brièvement dans son manuel universitaire Skönlitteratur för barn och unga (Littérature pour enfants et jeunes).6

3 L’intérêt pour Fifi est bien entendu amplement mérité. Les livres que Lindgren a consacrés à son héroïne ont réussi à renouveler la littérature pour enfants de plusieurs manières. Comme l’a montré Kåreland dans son étude Modernismen i barnkammaren (Le modernisme dans la chambre des enfants), ils ont introduit de nouveaux éléments langagiers dans le discours littéraire, dont par exemple l’utilisation de l’argot et des jeux de mots qui renvoient aux apories de la philosophie du langage ; ils ont introduit une figure de jeune fille qui affirme sa personnalité et sa volonté de vivre par des démarches artistiques, acrobatiques et comiques qui s’apparentent à l’esthétique du mouvement dada ; ils ont puisé dans la parodie et l’ironie pour remettre en question les structures de pouvoir dans la société. Dans ce sens, la sérié Fifi s’est positionnée résolument du côté du modernisme dans une situation de tension sur le champ littéraire où la vieille garde défendait la tradition et ses valeurs d’harmonie et de décorum et accusait les novateurs d’absence de talent et de goût et même de maladie psychique et de décadence. En même temps, elle a contribué à forger une nouvelle conception de l’enfant et de la fille qui continue à inspirer la pédagogie encore aujourd’hui.7

4 La série sur Kalle Blomkvist est plus réconciliatrice en comparaison avec le flamboyant radicalisme de Fifi. Elle propose cependant une réflexion complexe sur l’identité de l’enfant – ou de la jeune personne – et elle le fait via une modernité narrative et des thèmes qui, tout en restant moins explosifs que ce que le lecteur rencontre à Villa Drôle de repos, présentent un intérêt pour l’étude de la littérature suédoise et nordique, et notamment de l’autre genre à succès mondial venu du Nord, le polar. Un lien explicite mène en fait des trois volumes Blomkvist à la série Millennium de Stieg Larsson qui reprend deux figures de Lindgren, Kalle et Fifi, pour en proposer de nouvelles interprétations dans le couple asymétrique que forment Mikael Blomkvist et Lisbeth Salader : d’une part, le Mikael bosseur, sérieux et intégré à la société à l’image de Kalle, et de l’autre, la Lisbet solitaire, marginale et pourtant dotée de compétences exceptionnelles qui lui permettent de défier le pouvoir comme le faisait aussi Fifi.8 Au- delà de l’effet de « caisse de résonance culturelle »9 de ces références aux personnages lindgreniens, on peut observer d’autres types de connexions entre les trois récits sur Blomkvist et le polar contemporain, notamment dans la conception de la Suède et des pays nordiques, envisagés comme un espace à part, moralement supérieur et protégé de l’influence extérieure – cristallisée sous la notion de « particularisme » – ainsi que dans l’hybridation de genres, la métatextualité et l’importance accordée à l’espace urbain et à la négociation de l’identité. L’intérêt de la série réside dans ces éléments que nous nous efforcerons d’analyser en montrant d’abord leur importance pour la poétique et la modernité de la série sur Kalle Blomkvist et en les reliant ensuite aux thèmes et problématiques caractéristiques au polar nordique contemporain.

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Affirmation et ambiguïté du particularisme suédois

5 Astrid Lindgren a participé à un processus fondamental de renouvellement du champ littéraire suédois dans les années 1940 par l’intronisation de l’esthétique et la pensée moderne du XXe siècle dans la littérature pour enfants, et elle l’a fait en apportant un éthos fondamentalement positif et joyeux dans un contexte où le débat culturel et littéraire était dominé par des thèmes plus sombres de pessimisme et d’existentialisme qui reflétaient la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale10. En même temps, elle a traité des thèmes d’actualité dans les discussions portant sur l’enfance, la jeunesse et la famille. Fifi est, dans les mots du chercheur suédois Ulf Boëthius, « wild, ill-mannered and disobedient », un mauvais élément qui a sa propre bande à elle ; en plus, elle est orpheline et vit seule. Dans l’État-providence du folkhemmet (foyer du peuple), de tels éléments devaient être intégrés dans des institutions, dans un barnhem (orphelinat) ou – si le sujet était particulièrement difficile comme Fifi – dans un skyddshem (maison de correction). En offrant aux lecteurs une figure de jeune fille sauvage et mal élevée (par rapport aux attentes de l’époque), mais en même temps émancipée, solidaire et intelligente, Lindgren met en question ces conceptions normatives de la société suédoise sur la famille et l’enfance avec lesquelles elle-même, alors jeune mère d’un enfant né d’une relation extra-conjugale, avait dû se battre dans sa propre vie11.

6 La série Kalle Blomkvist offre une image plus réconciliante de l’enfance, de la famille et de la société. Les trois romans qui composent la série mettent en scène la vie de trois jeunes personnes de 13 ans, Kalle et ses amis Anders et Eva-Lotta, pendant des vacances d’été qui semblent ne jamais finir et qu’il faut remplir d’activités. Les trois héros traînent dans les rues et les jardins de la petite ville de Lillköping et jouent à la Guerre des Deux-Roses – inspirée de la guerre de succession entre les York et Tudor en Angleterre au 15e siècle (que Lindgren évoque aussi par une paraphrase du Henri IV de Shakespeare) – contre une bande de trois ennemis-amis dans la prairie et les ruines de château qui entourent la ville où, normalement, il ne se passe jamais rien. En même temps, Kalle rêve d’être un détective privé comme Hercule Poirot, doté de capacités de raisonnement extraordinaires et toujours alerte pour repérer tout individu ou événement suspect qui pourrait mettre en danger la société. Parfois, les jeunes doivent laisser leurs amis pour aider les parents dans leur travail ou dans leurs tâches ménagères. La préoccupation principale reste cependant le jeu ; ils sont dans ce sens des enfants avant tout.

7 Dans chaque roman, les vacances d’été sont perturbées par un crime. Dans le premier livre de la série, trois cambrioleurs venus de Stockholm se disputent le partage du butin dans la petite ville de Kalle ; dans le deuxième, un jeune homme endetté qui habite ailleurs tue son créancier à Lillköping ; et dans le dernier, des espions au service d’une puissance étrangère kidnappent un professeur et son fils pour leur extorquer des formules secrètes qui sont la propriété de l’État suédois. Le mal vient ainsi toujours de l’extérieur. Les trois copains, mêlés à l’affaire par hasard, deviennent des témoins et des protagonistes dans sa résolution. À la fin, la police arrête les criminels et la Guerre des Deux-Roses reprend.

8 Vu ainsi, la série Kalle Blomkvist appartient certainement à la grande tradition de la littérature comique dans la définition que le critique canadien Northrop Frye a donné à ce terme, c’est-à-dire qu’elle vise ultimement à l’intégration de la société12. Dans le

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monde de Kalle, le crime a son origine ailleurs. Il bouleverse la vie de la petite ville, mais tout retrouve sa place à la fin du récit. L’harmonie et la solidarité règnent et les conflits sont autrement absents comme dans une ville-exemple de l’État-providence suédois. La narration, qui respecte l’ordre chronologique de l’histoire et révèle au lecteur, par un jeu subtil de retardement typique au polar, toute l’information nécessaire pour se faire une représentation du monde fictif et comprendre le dénouement de l’intrigue, renforce cette fonction stabilisatrice. Cette vision réconciliatrice de la société reste cependant ambiguë. Elle repose sur une extériorisation du mal qui vise à démarquer un espace propre à part préservé du mal qui serait d’abord Lillköping et ensuite la Suède entière. Analysée de plus près, cette opération s’avère être sans fin, la frontière étant toujours un lieu qui sépare et unit en même temps.

9 Dans les deux premiers romans de la série, l’action est située à Lillköping uniquement et les criminels débarquent d’ailleurs pour déranger la vie paisible de la petite ville, alors que l’intrigue du troisième amène les enfants hors de la ville sur une île où les espions ont leur base secrète. L’origine du mal est ainsi déplacée graduellement de l’extérieur de la ville vers les pays étrangers. « Cela n’arrive tout simplement pas. Pas ici. Peut-être aux États-Unis – on pouvait en lire dans les journaux – mais non pas ici. »13 Ainsi réagit Kalle dans le troisième volume de la série quand il devient le témoin de l’enlèvement d’un petit enfant. Émerge ainsi dans la série le constat de Lillköping d’abord et ensuite de la Suède entière comme un espace à part, préservé du mal et moralement supérieur au reste du monde. Cette conception du « particularisme suédois » est renforcée un peu plus loin dans le même livre où le crime est directement contrasté, à travers la perception et les pensées d’Eva-Lotta, avec le paysage suédois pour souligner son incompatibilité avec le contexte : Elle capte tout avec son regard et le laisse ensuite vagabonder plus loin à travers la vitre. C’est bien à travers un paysage d’été suédois qu’ils foncent, aucun doute là- dessus. Les champs de seigle mûr avec les marguerites et les bleuets sont décidément suédois. Les troncs de bouleaux blancs de même. Il n’y a que cette voiture et ses étranges passagers qui n’appartiennent pas ici, mais dans un film de gangsters américain. […] Kidnappeurs – cela semble si bête dans un tel contexte suédois ensoleillé !14

10 Pour Eva-Lotta, la criminalité est incompatible avec le paysage et la nature qui sont porteurs d’une identité nationale : soulignons en effet que les champs de seigle, les marguerites, les bleuets et les bouleaux non seulement appartiennent à un paysage suédois, mais ils sont qualifiés eux-mêmes de « suédois ». L’étonnement du jeune personnage annonce les réactions de Wallander et d’autres policiers de nos jours face aux crimes odieux, le « ce n’est pas possible ici » étant devenu un topos distinctif du polar nordique qui repose sur le « particularisme », c’est-à-dire sur la conception du territoire national comme un espace à part et moralement supérieur (ou en tout cas présupposé tel). L’anxiété que ce topos exprime pointe vers une réflexion sur la frontière qui sépare les « nous » des « eux » et forme un élément constitutif mais instable de la société ; la frontière assumant la double fonction de fermeture et de communication en même temps. La série sur Kalle Blomkvist interroge la frontière entre le monde clos, connu et immuable de la petite ville et de la Suède rurale, décrite ici comme emblème de la nation, et l’espace extérieur où vivent des cambrioleurs professionnels, des personnes qui sont prêtes à tuer pour effacer les dettes qu’elles ont contractées, et des espions de pays hostiles – en bref, différents représentants du vaste

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monde opaque et conflictuel – dans le contexte de la guerre froide évoqué par l’intrigue du troisième volume. Le polar nordique contemporain continue le même questionnement dans le contexte actuel de globalisation des communications, des mobilités et des échanges commerciaux. Le traite des êtres humains, la prostitution, la contrebande, les drogues, le travail au noir sont des phénomènes qui traversent les frontières et qui sont impossibles à extérioriser, la demande sur le marché intérieur étant le moteur qui nourrit ces phénomènes15. Le polar moderne pointe ainsi vers une culpabilité collective : les crimes les plus odieux sont possibles « ici » aussi, et ils ne sont pas l’œuvre d’étrangers uniquement. La critique concerne ainsi potentiellement toute la société de l’État-providence. La série sur Blomkvist par contre restaure l’ordre dans la société et extériorise le mal, renforçant ainsi la conception de la Suède – et de Lillköping comme métonyme de la société suédoise idéalisée – comme un espace à part. Reste cependant le fait que, ici aussi, ce « particularisme » est relativisé par les liens que le crime tisse vers cet espace à part : dans le premier livre de la série, un des cambrioleurs est un cousin de la mère d’Eva-Lotta ; dans le deuxième, le créancier habite à Lillköping ; et dans le troisième, les espions, bien qu’au service d’un État étranger, sont Suédois. Dans la série sur Kalle Blomkvist comme dans le polar nordique, il est question de la relation entre l’intérieur et l’extérieur, entre le connu et l’inconnu, entre la communauté à laquelle on appartient et les autres. Les frontières sont poreuses, et les récits peuvent se lire comme une réflexion sur l’insécurité fondamentale que cette perméabilité crée.

Hybridation de genres et métatextualité

11 Dans la série Kalle Blomkvist, la modernité poétique typique à Lindgren – que Kåreland voit surtout dans Fifi – réside dans le dépassement des limites imposées par le roman à énigme classique où le déroulement de l’action se construisait à partir d’un mystère à résoudre. Ce sous-genre du polar a dominé la production suédoise et nordique jusqu’à la publication de Rosanna de Sjöwall et Wahlöö en 1965. Si le roman à énigme repose, selon Siefried Krakauer, sur « l’idée de la société civilisée parfaitement rationalisée » et représentée « sous une forme stylisée par la réfraction esthétique »16, Maj Sjöwall et Per Wahlöö ont remis en question la rationalité même dans le fonctionnement de la société et dans le travail de la police tout en ouvrant le roman à d’autres zones de l’existence plus tristes et mornes que celles reprises par la stylisation esthétique de Conan Doyle, Agatha Christie et d’autres maîtres du roman à énigme. Si, en Suède dans les années 1950, Maria Lang, la reine du roman à énigme, pouvait commencer un roman par une liste de personnages représentant des types sociaux – le colonel à la retraite, la vieille fille qui fait des commérages, l’homme d’affaires fortuné et ainsi de suite17 – et si cette liste constituait la petite société parmi laquelle on allait trouver le coupable, cette option n’était plus possible pour Sjöwall et Wahlöö qui décrivaient un monde plus opaque et ouvert.

12 Dans la série sur Kalle Blomkvist, le monde reste certes familier en principe, mais le dépassement de la « réfraction esthétique » – il faut entendre par cette notion une opération de simplification à des fins esthétiques – s’opère par un mélange de genres qui engendre des intersections entre le jeu et le crime, l’imaginaire et la réalité, l’aventure et le cauchemar, et le monde des enfants et le monde des adultes. Les romans de la série utilisent des éléments narratifs et thématiques non seulement du

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roman à énigme, mais aussi du roman d’aventures, du roman historique et, dans le troisième volume, du roman d’espionnage. Si l’hybridation des genres est caractéristique à l’œuvre de Lindgren en général18, elle est également fondamentale dans les trois livres sur Kalle Blomkvist.

13 C’est en se laissant emporter par l’aventure et l’histoire ludique et imaginée pour aller explorer le manoir abandonné ou le château en ruines situé à la lisière de la ville que Kalle et ses amis sont confrontés au crime. À ces moments, la fantaisie rencontre la réalité, et le mode narratif dominant bascule du récit d’aventures au roman policier, sans que l’aventure ou l’histoire disparaissent pour autant. D’une part, elles fournissent au récit des schémas narratifs – comme l’exploration, la confrontation, la quête de Stormumriken (une sorte de Graal dans la Guerre des Deux-Roses) – qui font avancer la narration sur l’élucidation du crime, et, d’autre part, elles offrent aux personnages des valeurs et des outils cognitifs – par exemple, la solidarité, la camaraderie, le courage, et le code qu’ils utilisent pour communiquer entre eux – qui les aident à surmonter les épreuves dans le jeu et dans la réalité. En fait, le succès dans le récit policier repose sur la capacité des enfants à puiser dans les réserves offertes par le jeu et l’imagination. Ils vivent dans deux mondes en même temps, et l’hybridation des genres ouvre justement cet espace d’intersection à explorer dans les livres.

14 En même temps, la découverte du crime opère une autre modulation. Dans ses heures perdues, Kalle rêve d’être un maître détective du même rang que d’illustres prédécesseurs comme Sherlock Holmes et Hercule Poirot. Il s’ennuie sans sa petite ville paisible – « Pourquoi certains auraient-ils la chance de naître dans les bidonvilles de Londres ou les milieux criminels de Chicago où la mort et les coups de feu sont monnaie courante ? »19, se demande-t-il, jaloux quand il s’ennuie dans sa vie paisible –, il nourrit son imagination de lectures et du cinéma, et consacre de grands efforts à l’observation des individus qu’il rencontre dans l’espoir de trouver quelque chose de louche. Quand le crime arrive, la triple relation entre les modèles littéraires, la vie imaginée par Kalle et la réalité devient problématisée de deux manières.

15 Premièrement, Kalle comprend que les autres – et surtout les criminels – peuvent puiser dans le même réservoir de récits pour déjouer les efforts de la police. La réalité et les récits véhiculés par la littérature et les médias sont ainsi imbriqués : notre conception du monde est façonnée par des textes et des systèmes de représentation collectifs. Le dernier volume va même jusqu’à suggérer que la réalité pourrait être textuelle : « Oui », consentit Anders, « ce qui nous arrive ici, cela n’arrive que dans les livres. » « Peut-être que ceci n’est qu’un livre », dit Kalle. « Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu es un peu stupide ? », répondit Anders. « Peut-être que nous n’existons pas », continua Kalle d’un air rêveur. « Nous ne sommes peut-être que deux gars dans un livre que quelqu’un a imaginé. » « Oui, toi éventuellement », dit Anders énervé. « Cela ne m’étonnerait pas que tu sois une faute de frappe, toute chose considérée. Mais moi non, je peux te l’assurer ! » « Tu ne le sais pas », soutint Kalle. « Peut-être que tu n’existes que dans un livre que j’ai imaginé. » « Laisse tomber », dit Anders. « Si c’est le cas, tu existes dans un livre que j’ai imaginé, et je commence à regretter de t’avoir inventé. » « D’ailleurs, j’ai faim », dit Kalle.20

16 La citation est digne d’un polar postmoderne tel que Homo falsus (1984) de Jan Kjærstad par exemple. Le jeu métatextuel qui ouvre le mirage d’une textualité infinie est

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cependant interrompu par la dure réalité : la faim, c’est-à-dire les besoins physiologiques, le corps. La série propose dans son ensemble une réflexion sur la relation entre l’imaginaire – les récits que les romans policiers et le cinéma offrent – et la réalité où l’extension et la force d’attraction du premier est limité et contrecarré par les dures contraintes de la deuxième.

17 La deuxième problématisation s’opère quand Kalle exerce son discernement et ses capacités de raisonnement et d’action apprises dans les livres et réussit effectivement à aider la police, mais s’aperçoit en même temps de la distance qui sépare sa rêverie à la dure réalité de son identité : il est, finalement, juste Kalle Blomkvist, un garçon de 13 ans, et non pas un nouveau Poirot. Dans l’ensemble, le ton dans les romans reste léger et l’élucidation du crime est constamment interrompue par les joutes entre les Roses Blanches et Rouges ou par d’autres jeux, mais l’intersection entre polar et aventure permet cependant une sorte d’anagnorisis dans l’expérience de la limite entre le monde des enfants et celui des adultes. Kalle n’est certes pas un « homme tourmenté » comme ses illustres successeurs Martin Beck et Kurt Wallander qui souffrent de nombreuses incompatibilités qui traversent leur être (impossibilité de vivre une vie professionnelle et familiale en même temps, conflit entre les codes moraux intériorisés et les contraintes de la profession, etc.), mais on peut cependant observer que lui aussi fait l’expérience d’un décalage insurmontable entre une identité projetée – ce qu’il voudrait être – et la réalité de son être biologique et social. Parfois, il est même envahi par une sorte de sentiment de lassitude et de désarroi quand il n’est pas capable d’arrêter de se prendre pour un détective. Il doute de ses capacités, de son rôle, de sa légitimité. A la fin, il peut se replier dans le monde des enfants, celui du jeu, de l’imaginaire, de l’amitié, de l’innocence. Or, cette possibilité n’existe plus dans le polar contemporain.

Le Lillköping des enfants : espace et identité

18 Il est intéressant de noter que dans le passage que nous avons cité plus haut, Kalle exprime son regret de ne pas être né à Londres ou à Chicago. Il met ainsi en contraste les jungles urbaines étrangères, sources de fascination pour le jeune protagoniste, et la petite ville de Lillköping, ennuyeuse et prévisible. La série dans son ensemble offre cependant une image plus complexe de ce lieu idyllique. L’espace romanesque de Lillköping est constitué de zones qui sont emboîtées – comme la chambre de Kalle, située dans la maison de ses parents, à son tour entourée par un jardin, et ainsi de suite – ou bien juxtaposées – comme le jardin de Kalle qui permet d’accéder au jardin d’Eva- Lotta qui communique à son tour avec la rivière. L’ensemble constitue ainsi un réseau d’espaces cloisonnés ou interconnectés de tailles variées plus riche que le simple inventaire des rues et des bâtiments laisserait deviner. La « Petite ville » – la traduction littérale de Lillköping – offre en fait un vaste champ de possibilités.

19 La ville du polar est souvent un espace purement fictionnel qui emprunte aux clichés du dédale et du labyrinthe pour souligner sa littéralité, transformant l’enquête sur un crime en une quête du récit et ainsi de sens.21 Lillköping se prête aussi à cette lecture, mais ici la pratique de l’espace est davantage autotélique. Certes, les enquêtes de Kalle et le jeu de la Guerre des Roses sont des activités orientées vers une fin (la possession durable de Stormumriken signifierait la victoire ultime), mais l’être véritable des jeunes protagonistes se manifeste dans ces activités elles-mêmes indépendamment de leur achèvement ainsi que dans les pratiques d’espace qu’elles créent. La ville avec sa

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structure de relations et de granularités variées et ses frontières multiples est appropriée et transformée par les enfants. Véritables tacticiens de l’espace dans le sens que Michel de Certeau a donné à cette notion, Kalle, Eva-Lotta et Anders jouent dans les jardins, préparent des opérations contre les Roses rouges dans leur quartier général au grenier, grimpent dans les arbres et les toits pour espionner ou surveiller, et s’aventurent dans la prairie ou le château à la recherche de suspense. À travers ces pratiques, ils modifient la ville ; leur activité crée dans l’espace, pour utiliser les expressions de Certeau, « de l’ombre et de l’équivoque », « y insinue [une] multitude de références et citations » et le transforme « en singularités grossies et en îlots séparés »22. En investissant ainsi les différents lieux de la ville de significations qui proviennent de leurs activités, de leurs jeux fondés sur l’imagination, ils construisent un lieu porteur de leur propre identité : Kalle, Eva-Lotta et Anders sont, d’une manière fondamentale, des habitants de cette ville de jeu et d’aventure ; leurs valeurs, leur histoire, leurs projets, leur éthique de camaraderie, leur maîtrise du corps et des nerfs, testés dans les aventures, leur être même se manifeste dans cet espace et s’épanouit dans l’utilisation créative des possibilités qu’il offre.

20 L’espace propre des enfants reste cependant entrelacé avec le monde des adultes ; il est une construction éphémère et mouvante en contact permanent avec son extérieur. Le simple fait d’être rattrapé par les obligations familiales – comme arroser les fraises ou tenir le magasin de son père – suffit pour ramener l’enfant à son rôle subordonné dans la société. Ces moments de contact donnent souvent lieu à une négociation de l’identité où l’enfant est examiné et évalué à l’aide de critères habituellement utilisés dans le monde des adultes, comme l’âge, l’intelligence, la maturité – et que l’enfant peut contester. Quand Eva-Lotta est interrogée par la police en qualité de témoin qui a vu un homme suspecté de meurtre, elle doit se défendre contre l’approche dépréciative du commissaire qui ne la connaît pas : « Bonjour, petite Lisa-Lotta », dit le commissaire avec énergie. « Eva-Lotta », dit Eva Lotta. « Bonjour ! » « Bien sûr, oui – Eva-Lotta ! Viens t’asseoir ici, petite Eva-Lotta, on va parler un peu. Ça ne va pas prendre beaucoup de temps et ensuite tu pourras jouer de nouveau avec tes poupées » Et il dit cela à Eva-Lotta, qui se sentait si vieille, presque quinze ans ! « J’ai fini de jouer avec les poupées il y a dix ans », dit Eva-Lotta en guise d’éclaircissement. Constable Björk avait raison – celle-ci était manifestement une enfante ancrée dans la réalité. Le commissaire comprit qu’il fallait changer de ton et traiter Eva-Lotta comme si elle était une adulte.23

21 Ce qui est intéressant dans cette citation et dans le passage qui suit n’est pas uniquement le fait que le commissaire doive ajuster son comportement après avoir sérieusement sous-estimé la jeune témoin, mais aussi la réaction d’Eva-Lotta elle- même. Elle se sent vieille – presque 15 ans ! –, mais ce sentiment n’est pas uniquement positif. Bien qu’elle revendique le droit d’être respectée, elle ne veut pas devenir adulte tout d’un coup non plus. Elle veut rester de son côté de la frontière qui sépare le monde des enfants de celui des adultes. Elle a cette possibilité, et elle lui est précieuse, car c’est elle qui lui donne la force de continuer après les événements traumatisants qu’elle a vécus. Dix pages plus loin, le narrateur constate qu’« Il est vrai qu’elle se sentait vieille, comme si elle avait presque 15 ans, mais elle avait heureusement la capacité d’un jeune esprit d’oublier ce qui était désagréable presque d’un jour à l’autre ».24

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22 Le monde des enfants et celui des adultes sont imbriqués et les contacts entre les deux sont continus, engendrant d’autres négociations où l’un exerce une influence sur l’autre. Après deux jours d’absence qui ont suivi la collecte du témoignage par la police, Eva-Lotta recommence à jouer à la Guerre des Deux-Roses avec ses amis pour mieux oublier le crime qu’elle a vu. Elle ressort de la maison familiale et repart en aventure dans la ville et dans ses alentours, dans l’espace propre des enfants. Plus tard, elle, Kalle et Anders se retrouvent tout d’un coup tout seuls avec le meurtrier dans un manoir abandonné situé à la lisière de la ville. À ce moment, c’est dans leur identité fantasmée de chevalier de la Rose Blanche qu’ils trouvent le courage et les astuces pour se confronter à la situation. Le jeu offre ainsi aux trois amis les moyens psychologiques et pratiques qui leur permettent de survivre dans le monde des adultes, tout en restant des enfants. Les possibilités offertes par l’hybridation des genres que nous avons indiquée plus haut se trouvent ainsi exploitées dans un espace romanesque qui a plusieurs caractéristiques en même temps : il est terrain de jeu, d’aventure, d’histoire imaginée et de crimes réels – et seuls les enfants ont accès à tous ces volets. Tout le long de la série, le « être enfant » se manifeste de cette manière : par un savant positionnement par rapport à la société des adultes – ses normes, conceptions, règles, pratiques – et par une utilisation inventive de l’espace qui offrent ensemble la possibilité de puiser dans le fantasme, l’imagination, le jeu et la camaraderie pour affronter la réalité, même sous ses apparences les plus sombres.

L’héritage de Kalle Blomkvist

23 Victoire du jeu, de l’imagination et de l’innocence donc ? Oui, peut-être. La perturbation que le crime apporte à Lillköping est l’occasion d’une épreuve où le monde des enfants – du jeu, de l’aventure – entre en contact avec le monde des adultes. Les trois amis réussissent l’épreuve que cette expérience de frontière engendre grâce à leur amitié et leur courage, mais aussi grâce au jeu et à leur maîtrise de l’espace de la ville qu’ils s’approprient d’une manière créative ; l’épreuve devient ainsi une occasion pour affirmer leur identité dans toute sa complexité et aider la petite ville à retrouver son ordre social. La série sur Kalle Blomkvist propose ainsi une lecture de la société où l’intégration, l’harmonie et la paix sont des valeurs dominantes, mais qui souligne en même temps l’autonomie des enfants. Elle repose sur la conception de Lillköping et de la Suède comme des espaces à part, bien que la frontière qui permet de les démarquer soit ambiguë.

24 Comme nous l’avons indiqué au début de l’article, Fifi Brindacier et d’autres romans de Lindgren continuent à susciter plus d’intérêt que la série sur Kalle Blomkvist, surtout dans la recherche. Les aventures du jeune détective continuent cependant à être lues, et le nom du protagoniste apparaît souvent dans des mémoires d’auteurs reconnus et dans des recensions qui jaugent la littérature contemporaine pour les enfants.25 Son héritage est toujours présent. L’œuvre dispose d’une modernité poétique et aborde des thèmes qui sont toujours d’actualité. L’hybridation des genres, le particularisme suédois ou nordique accompagné d’une anxiété concernant les frontières, la métatextualité, les pratiques de l’espace et les négociations identitaires sont des éléments essentiels du polar contemporain et se trouvent également fréquemment dans d’autres genres. La littérature contemporaine les aborde dans un contexte différent marqué par l’émergence des sociétés plus multiculturelles (la Suède l’a

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toujours été), l’éclipse du nationalisme suivi de sa résurgence, et l’intensification des échanges culturels et commerciaux à l’échelle globale. Le Lillköping de Kalle n’existe plus. Elle a été une métonymie pour réfléchir sur les relations sociales et intergénérationnelles dans le folkhemmet et sur la place de la Suède dans le monde de la guerre froide. Dans ce sens, elle a préparé la voie aux défis des décennies suivantes que le polar cherche à soulever.

NOTES

1. Auteurs respectivement de Barnets århundrade (Le Siècle de l’enfant, 1900) et Ett hem (Un Foyer, 1899). 2. Voir par exemple les statistiques dans Johan Svedjedal, « Svensk skönlitteratur i världen », in Johan Svedjedal (éd.), Svensk litteratur som världslitteratur. En antologi, Uppsala, Avdelning för litteratursociologi vid Uppsala universitet, 2012, p. 48-52. 3. Index Translationum de l’UNESCO, http://www.unesco.org/xtrans/ ; Astrid Lindgren – Werk und Wirkung. Internationale und interkulturelle Aspekte, Svenja Blume, Bettina Kümmerling-Meibauer et Angela Nix (éds.), Frankfurt am Main, Peter Lang (collection Kinder- und Jugendultur, -literatur und –medien. Theorie – Geschichte – Didaktik, 60), 2009 ; Denis Ballu, Lettres nordiques. Une bibliographie, 1720-2013, vol. II, collection Acta Bibliothecae regiae stockholmiensis LXXXVIII. 4. Caroline Roeder, « Archivalisches zur Astrid Lindgren-Rezeption in der DDR », in Svenja Blume, Bettina Kümmerling-Meibauer et Angela Nix (éds.), op. cit. , p. 105-122 ; Mare Müürsepp, « Die Werke Astrid Lindgrens in der estnischen Kinderkultur. Von der Vermittlung zur Assimilation », ibid., p. 175-189. 5. Helena Forsås-Scott, Swedish Women’s Writing, 1850-1995, London, Athlone Press (coll. Women in Context), 1997 ; Maria Nikolajeva, « Literature for Children and Young People », in Lars G. Warme (éd.), A History of Swedish Literature, Lincoln, Nebraska University Press, 1996, p. 500 ; Thierry Maricourt, Voyages dans les lettres suédoises, Nantes, L’Élan, 2007, p. 62 ; Boel Westin, La Littérature enfantine en Suède, trad. Lydie Rousseau et Denis Béhar, Paris, Institut suédois, 1998, p. 25 ; Beyond Pippi Longstocking. Intermedial and International Aspects of Astrid Lindgren’s Works, Bettina Kümmerling-Meibauer et Astrid Surmatz (éds), New York, Routledge, 2011. 6. Läs mig ! Sluka mig !, Kristin Hallberg (éd.), Stockholm, Natur och Kultur, 1998 ; Maria Bergbom- Larsson, « Astrid Lindgren – en kärleksförklarning », in Ingrid Holmquist et Ebba Witt-Brattström (éds), Kvinnornas Litteraturhistoria, vol. II, Malmö, Författarförlaget, 1983, p. 276-293 ; Lena Kåreland, Skönlitteratur för barn och unga. Historik, genrer, termer, analyser, Lund, Studentlitteratur, 2015, p. 86-87. 7. Voir Eva Söderberg, « L’héritage de Fifi Brindacier en Suède », Cahiers du Genre, n° 49, 2010, p. 77-96. 8. Si le lien entre les deux personnages masculins peut apparaître assez superficiel, une espèce de clin d’œil au lecteur, la parenté entre Fifi et Lisbeth Salander est plus profonde, voir Andrew Nestingen, « Unnecessary Officers. Realism, Melodrama and Scandinavian Crime Fiction in Transition », in Scandinavian Crime Fiction, Andrew Nestingen et Paula Arvas (éds.), Cardiff, University of Wales Press, 2011, p. 171-183. Eva Söderberg voit également une parenté entre les personnages, voir Söderberg, op. cit., p. 95. 9. L’expression « kulturell resonansbotten » vient de Johan Svedjedal, op. cit., p. 57.

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10. Voir Lena Kåreland, Modernismen i barnkammaren. Barnlitteraturens 40-tal, Stockholm, Rabén & Sjögren (Skrifter utgivna av Svenska Barnboksinstitutet, 66), 1999 ; Angela Nix, « Chaos, Spiel und Akrobatik. Astrid Lindgren im Kontext des schwedischen Modernismus », in Svenja Blume, Bettina Kümmerling-Meibauer et Angela Nix (éds.), op. cit., p. 17-33. 11. Ulf Boëthius, « Wild, ill-mannered and disobedient. Pippi Longstocking and the debate on uncivilized youth and bad children », in Svenja Blume, Bettina Kümmerling-Meibauer et Angela Nix (éds.), op. cit., p. 55-66. 12. Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1957. 13. « Sådant hände helt enkelt inte. Inte här. I Amerika kanske – det hade man läst i tidningarna om – men inte här. » Astrid Lindgren, Kalle Blomkvist och Rasmus, Stockholm, Rabén & Sjögren, 1984, p. 33. Toutes les traductions de sources originales par l’auteur de l’article. 14. « Hon tar in alltsammans med blicken och låter den sedan vandra vidare ut genom vindrutan. Det är ett svensk sommarlandskap de jagar fram igenom, inget tvivel om den saken. De mogna rågfälten med prästkragar och blåklint i är så svenska som helst. De vita björkstammarna också. Det är bara den här bilen och dess underliga passagerare som inte hör hemma där, de hör hemma i en amerikansk gangsterfilm. […] Kidnappare – det verkar så fånigt i ett sånt här solig svenskt sammanhang ! », ibid., p. 39. 15. Thèmes qu’on trouve par exemple dans Organes vitaux (2012) et United Victims (2010) d’Elsebeth Egholm, Mon premier meurtre (1993) de Leena Lehtolainen, la série Stockholm noir I-III (2006-2011) de Jens Lapidus, les séries télévisée Broen (2011-2018) et Bedrag (2016-2019), pour ne mentionner que quelques exemples. 16. Siegfried Krakauer, Le roman policier. Un traité philosophique, Paris, Payot et Rivages (collection Petite bibliothèque Payot), 2001 (orig. 1922-1925), p. 32. 17. Voir par exemple Maria Lang, Inte flera mord !, Stockholm, Norstedts, 1951. 18. Westin, op. cit., p. 26. 19. « Varför skulle en del människor ha sån tur att födas i Londons slumkvarter eller i Chicagos förbrytarkretsar, där mord och skottlossning hörde till ordning för dagen ? », Astrid Lindgren, Mästerdetektiven Blomkvist, Stockholm, Rabén & Sjögren, 1985, p. 3. 20. « “Jo”, medgav Anders, “sånt där som händer oss, det händer bara i böcker.” “Det kanske är bara en bok det här”, sa Kalle. “Vad menar du, är du inte klok”, sa Anders. “Vi kanske inte finns”, sa Kalle drömmande. “Vi kanske bara är ett par killar i en bok, som nån har hittat på.” “Ja, du möjligen ?”, sa Anders förargad. “Skulle inte förvåna mej, om du vore ett tryckfel, när allt kommer omkring. Men inte jag, det ska jag bara be att få tala om !” “Det vet du inte”, vidhöll Kalle. “Du kanske bara finns i en bok som jag hittat på.” “Kyss mej”, sa Anders. “I så fall finns du i en bok som jag har hittat ? på, och jag börjar ångra att jag nånsin hittade på dej.” “Förresten är jag hungrig”, sa Kalle. » Astrid Lindgren, Kalle Blomkvist och Rasmus, p. 47-48. 21. Marion François, « Le Stéréotype dans le roman policier », Cahiers de Narratologie [en ligne], n° 17, 2009, p. 4-5. Consulté le 30 septembre 2016. 22. Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. arts de faire, Paris, Gallimard (collection Folio essais), 1990, p. 152-153, voir aussi p. 59-63 sur l’utilisation tactique de l’espace. 23. « “Gomorron, lilla Lisa-Lotta”, sa kriminalkommissarien hurtigt. “Eva-Lotta”, sa Eva-Lotta. “Gomorron !” “Javisst, ja – Eva-Lotta ! Kom och sätt dej här, lilla Eva-Lotta, så ska vi pratas vid ett slag. Det kommer inte att ta lång stund, och sen får du gå leka med dina dockor igen.” Och detta sa han till Eva-Lotta, som kände sig så gammal, nästan som femton år ! “Jag slutade leka med dockor för tio år sen”, sa Eva-Lotta upplysningsvis. Konstapel Björk hade rätt – det var tydligen ett sakligt barn det här. Kommissarien förstod att han måste lägga om ton och handla Eva-Lotta som en vuxen. » Astrid Lindgren, Mästerdetektiven Blomkvist lever farligt, Stockholm, Rabén & Sjögren, 1984, p. 75.

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24. « Visserligen kände hon sig ju gammal, nästan femton år, men hon hade lyckligtvis ett ungt sinnes förmåga att glömma det som var obehagligt nästan från den ena dagen till den andra. », ibid., p. 85. 25. Voir par exemple Leif G. W. Persson, Gustavs grabb – berättelsen om min klassresa, Stockholm, Bonniers, 2011 ; Bertil Falk, « Björn Hellberg : Deckare och fotboll lika oförutsägbart », DAST Magazine. Tidskrift för underhållningslitteratur, janvier 12, 2008, http://www.dast.nu/artikel/bjorn- hellberg-deckare-och-fotboll-lika-oforutsagbart, consulté le 20 décembre 2019 ; et Dan Sjögren, « För mycket av Kalle Blomkvist », Norrtelje Tidning, 1er décembre 2015, https :// www.norrteljetidning.se/artikel/for-mycket-av-kalle-blomkvist, consulté le 20 décembre 2019.

RÉSUMÉS

Dans l’œuvre d’Astrid Lindgren, les aventures du maître détective Kalle Blomkvist publiées entre 1946 et 1953 semblent avoir moins bien résisté au temps que les récits classiques sur Fifi Brindacier ou Ronya la fille de brigand. La série propose cependant une modernité narrative et des thèmes qui présentent un intérêt pour l’étude de la littérature suédoise et nordique, et notamment le polar. Un lien explicite mène en fait des trois volumes Blomkvist à la série Millennium de Stieg Larsson qui reprend deux figures d’Astrid Lindgren, Kalle et Fifi, pour en proposer de nouvelles interprétations dans le couple asymétrique de Mikael Blomkvist et Lisbeth Salader. Au-delà de ces références, on peut observer d’autres types de connexions entre la série et le polar contemporain, notamment dans la conception de la Suède comme un espace à part moralement supérieur et protégé de l’influence extérieure ainsi que dans l’hybridation de genres, la métatextualité et l’importance accordé à l’espace urbain et à la négociation de l’identité.

Among Astrid Lindgrens works, the three books on the master detective Kalle Blomkvist published between 1946 and 1953 seem to attract less attention today than the classic works on Pippi Longstocking or Ronia the Robber’s Daughter. The series contains however narrative modernity and themes that are interesting for the study of Swedish and Nordic literature and especially of the fashionable genre of Nordic noir. Not only is there an explicit connection between characters in the three books on Blomkvist and in Stieg Larsson’s Millenium -series, but the series is related to Nordic noir also by its reflection on Sweden as a morally superior country, by its hybridisation of genres and metatexuality, and by the importance it offers to the urban space and the negotiation of identity.

INDEX

Mots-clés : littérature jeunesse, Suède, Lindgren (Astrid) Keywords : children’s literature, Sweden, Lindgren (Astrid)

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AUTEUR

HARRI VEIVO Harri Veivo est professeur au département d’études nordiques et directeur de l’équipe d’accueil 4254 ERLIS à l’université de Caen Normandie. Ses recherches portent sur la littérature et la culture des pays nordiques du 19e siècle à nos jours. Il est l’auteur par exemple de « En jaguar in den europeiska djungeln. Tre dikter av Elmer Diktonius i internationella sammanhang i början an 1920-talet » (Historiska och litteraturhistoriska studier, 93, 2018), « Fracas, bruit et fanfares pour la victoire. Interprétations du jazz et de la modernité dans les pays nordiques » (Deshima, 13, 2019) et éditeur avec Petra James et Dorota Walczak-Delanois de Beat Literature in a Divided Europe (Leiden, Brill, 2019).

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Enseigner les verbes de position suédois avec l’aide de la sémantique cognitive

Maria Hellerstedt

Introduction

1 Dans cet article, nous présenterons une étude exploratoire concernant l’évolution d’apprentissage de certains verbes suédois par des apprenants francophones avant et après un enseignement ciblé et précis. Il s’agit des verbes dit de position statiques (ligga « être couché », sitta « être assis », stå « être debout » 1). Ces verbes ne décrivent pas uniquement la posture de l’être humain, mais aussi la localisation statique de quelqu’un ou de quelque chose à un endroit donné. Par exemple, la phrase « le téléphone portable est posé sur l’étagère » sera rendue en suédois par mobiltelefonen ligger på hyllan. Alors qu’en français, la copule « être » est utilisée, le suédois implique que le locuteur choisisse parmi les verbes de position statiques afin d’encoder cette situation. En l’occurrence, le verbe ligga « être couché » sera le seul verbe de position possible, et nous allons en exposer les raisons ci-dessous. Cependant, il existe également en suédois l’équivalent du verbe « être », vara, qui peut être considéré comme un hypéronyme, décrivant la localisation concrète d’un être humain ou d’un objet. Dans une étude antérieure2, nous avons pu constater que la situation d’usage de ce type de verbe n’est pas identique à celle d’un verbe de position et que parfois, l’usage du verbe positionellement neutre vara manque d’idiomaticité et peut être vu comme une interférence du français. Les locuteurs natifs du suédois semblent préférer un verbe de position à un verbe neutre pour localiser un objet : la position est encodée dans 55,3 % des cas.

2 Le locuteur francophone, qui a recours à un verbe très général pour encoder la position du téléphone dans sa langue maternelle, aura des difficultés à choisir entre ces verbes suédois. Dans cet article, après avoir rendu compte des différences typologiques entre le suédois et le français, ainsi que de la sémantique des verbes, nous présenterons un

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état de l’art qui exposent ces difficultés et en expliquent les raisons. Ensuite, nous proposerons une nouvelle façon d’enseigner les verbes de position, et exposerons les résultats d’une étude pilote sur l’évolution des compétences des apprenants après un tel enseignement.

3 Les verbes de position ayant une sémantique complexe, même pour un apprenant de suédois langue maternelle3, nous posons l’hypothèse qu’avec un enseignement ciblé et très précis concernant les sens et les usages, basé sur la sémantique cognitive, les apprenants francophones adultes acquerront une meilleure compréhension de ces verbes.

L’arrière-plan

Typologie

4 Les verbes de position décrivent la localisation ainsi que la posture d’un être humain, d’un objet concret ou abstrait. Les traits sémantiques de ces verbes sont par conséquent objet + localisation + position. En suédois, toutes ces informations se trouvent lexicalisées dans le verbe. Les verbes correspondant en français, à savoir « être », « se trouver », « y avoir », excluent la composante position, car aucune précision sur l’orientation de l’objet localisé ne se trouve dans le verbe.

5 La relation spatiale entre la Figure (l’objet localisé) et le Fond (l’endroit où se trouve la Figure) est schématisée par les concepts décrits par des traits sémantiques. Selon Talmy4, ceux-ci peuvent être exprimés linguistiquement lorsqu’on encode une situation d’emplacement, mais ne le sont pas obligatoirement. La position de l’objet, appelée la Manière par Talmy, est un composant sémantique présent en suédois, mais rarement en français. Ceci relève de deux modèles de lexicalisation différents, qui répartissent les deux langues en deux typologies, à savoir les langues à cadrage verbal, qui ne lexicalisent pas la Manière dans le verbe, et les langues à satellite, où la sémantique du verbe de localisation inclut souvent la Manière, exprimée par la position. Ainsi, le suédois est une langue à satellites tandis que le français est une langue à cadrage verbal.

6 Baron et Herslund5 l’illustrent un peu différemment, mais le principe est le même. Selon ces deux chercheurs, les langues dites endocentriques, comme le danois et le suédois, encodent le poids lexical au centre de la proposition, à savoir dans le verbe, tandis que dans les langues dites exocentriques, comme le français, les verbes n’ont qu’un sens général6. Herslund7 explique ce phénomène par une concrétisation des événements chez les langues endocentriques, exprimée par la manière dans les verbes. Par exemple, les verbes danois skære (« couper avec un couteau »), klippe (« couper avec des ciseaux »), save (« couper avec une scie »), hugge (« couper avec une hache ») sont tous, la plupart du temps, traduits en français par « couper », ce qui rend le concept plus général. Ainsi, en français, moins d’informations sur l’entité qui subit l’activité sont données via le verbe, tandis que le verbe danois, tout comme le verbe suédois, pose des exigences sur la référence du nom en relation avec le verbe (sujet ou objet). Il semblerait donc que les verbes de position suédois peuvent être considérés comme des classificateurs de noms, comme proposé par Lemmens & Perrez8. Ces verbes classificateurs catégorisent les Figures, en posant des exigences sur leurs propriétés

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afin d’être combinés avec celles-ci. Nous développerons cet aspect sous la rubrique consacrée aux paramètres sémantiques des verbes.

La sémantique des verbes de position

7 Le sens prototypique des verbes de position indique la posture humaine. Il s’agit donc de leur sens positionnel. Mais les verbes de position statiques encodent également la localisation d’une personne ou d’un objet, concrètement ou métaphoriquement9. On parlera respectivement des sens spatiaux et métaphoriques. En français, pour l’aspect spatial, ils seront majoritairement rendus par les verbes « être », « y avoir » ou « se trouver », comme mentionné précédemment. Ces trois verbes sont également utilisés en suédois dans une construction grammaticalisée exprimant l’aspect progressif10. Il n’est donc pas étonnant de constater que ces verbes font partie des verbes les plus fréquents dans la langue suédoise. En effet, sur une liste de fréquence des verbes suédois, établie par Viberg à l’aide du corpus Stockholm Umeå Corpus 199711, l’on trouve stå « être debout » en 17e, ligga « être couché » en 23e et sitta « être assis » en 35e position. En excluant les usages métaphoriques et grammaticalisés de ces verbes12, il semble que les verbes stå et ligga changent de place, surtout en raison de l’usage imposé du verbe ligga pour l’emplacement géotopographique, considéré comme un usage concret de localisation.

Les paramètres sémantiques

8 Les paramètres sémantiques des verbes de position sont élaborés à partir des représentations mentales et des schémas d’images d’un être humain et de ses postures13. En effet, au sein de la sémantique cognitive14, on considère que l’expérience corporelle est la base de la compréhension du monde qui nous entoure, et que celle-ci se reflète dans certaines expressions linguistiques. Pour les verbes de position, il est facile de voir le rôle que joue le corps dans leurs significations, et si les apprenants s’emparent de ces sensations, il est fort possible qu’ils les acquièrent moins laborieusement.

9 Les paramètres sémantiques du verbe stå « être debout » peuvent être synthétisés de la manière suivante15 : • être sur ses pieds → être sur sa base • avoir une extension vers le haut et partir de la base • avoir une extension verticale • être dans une position canonique • être fonctionnel

10 Ainsi, une personne qui est debout se trouve sur ses pieds, ayant une extension verticale à partir de ces pieds. En outre, c’est dans cette position que nous nous attendons à voir un être humain, la posture pour ainsi dire standard appelée position canonique. En effet, le signifié d’un être humain sera une personne en position debout. C’est également dans cette posture que l’être humain est le plus fonctionnel, prêt à se mettre en action, à agir ou à se mettre en mouvement. On peut transférer ces observations à des objets concrets, par exemple à une bouteille comme dans la phrase suivante : Flaskan står på stolen « La bouteille est (debout) sur la chaise ». Cette bouteille repose sur sa base, a une extension verticale à partir de sa base et elle se trouve dans

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une position attendue et normale, c’est-à-dire canonique. On peut également considérer que la bouteille est fonctionnelle en tant que récipient lorsqu’elle est debout. C’est pourquoi, en suédois, il faut encoder cette situation par le verbe de position stå. Une Figure doit donc avoir une des propriétés énumérées ici, comme la base, la verticalité, la fonctionnalité ou la canonicité, pour être encodée par ce verbe. Ainsi, nous voyons cette interaction entre le sens du verbe et la catégorie de la Figure qui suscite la théorie sur les verbes en tant que classificateurs de noms.

11 Le verbe ligga « être couché, allongé » est en grande partie l’opposé sémantique de stå. Voici les paramètres sémantiques, applicables avant tout à un être humain en position allongée16 : • être sur une de ses côtés • ne pas être sur sa base (ses pieds) • avoir une orientation horizontale • être non fonctionnel (non-canonique pour les objets normalement encodés par stå) • être un objet sans dimension/rond

12 En outre, ce verbe est celui qui encode les emplacements géotopographiques, par exemple Stockholm ligger i Sverige « Stockholm se trouve en Suède ». Ces paramètres peuvent également être appliqués à une situation comprenant un objet concret, comme dans Pennan ligger på bordet « Le crayon est (couché) sur la table », décrivant un crayon qui se trouve sur un de ses côtés avec une orientation horizontale. Il n’a pas de véritable base, et sa fonctionnalité n’est en cours que lorsqu’il est utilisé. Le paramètre de la canonicité semble être hors-jeu, comme il n’y a pas de position standard pour un crayon qui peut aussi bien être posé notamment sur une table que dans un pot de crayon. La phrase Bollen ligger på gräsmattan (Le ballon est (couché) sur la pelouse ), illustre la contrainte d’utiliser le verbe ligga pour tous les objets ayant une extension symétrique, voire ronde, comme un ballon, un caillou ou un dé. Pour le dernier paramètre, tous les apprenants de suédois langue étrangère s’étonnent de voir, mais apprennent vite, qu’un endroit géotopographique est encodé par le verbe ligga, par exemple dans Stockholm ligger i Sverige « Stockholm se trouve (couché) en Suède ». Ainsi, la Figure encodée par le verbe ligga peut avoir une extension horizontale, ne pas avoir de base ou ne plus se trouver sur sa base, être non-fonctionnelle, voire non-canonique, sauf s’il s’agit d’un objet symétrique ou d’une relation géotopographique.

13 Le troisième verbe de position, sitta « être assis », a des sens élargis qui paraissent loin du sens original, à savoir une personne assise. Les deux paramètres qui couvrent les utilisations élargies sont les suivants17 : • « contact » – la Figure est en contact avec le Fond, voire attachée à lui • « inclusion » – la Figure se trouve en partie insérée dans un Fond étroit, voire contenu par le Fond

14 Ces paramètres découlent également de la posture humaine et de l’image d’une personne assise en contact avec une chaise. En effet, la chaise ayant un siège et un dossier, l’on pourrait s’imaginer que celle-ci contient la personne. Ainsi, dans l’exemple Affischen sitter på väggen « L’affiche est (assis) sur le mur », c’est la proximité entre l’affiche et le mur qui est encodée par le verbe sitta. Pour les petits animaux, qui dans leur position naturelle sont en contact avec le fond, on utilise aussi ce verbe en suédois. Ainsi, un oiseau sur une branche, un lapin ou une souris par terre, une araignée par terre ou sur le mur, sont encodés par le verbe sitta, comme dans Fågeln sitter i trädet « L’oiseau est (assis) dans l’arbre ». Les lapins et les souris ne peuvent être codés que

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par le verbe sitta lorsqu’ils se trouvent dans leur position normale. En effet, étant couchés, ils dorment ou ils sont morts, et étant debout, ils se dressent sur leurs pattes arrières. Une araignée, en revanche, ne peut être qu’« assise » et jamais « debout ». Si elle est couchée, elle est morte, même si elle n’a pas vraiment changé de position. L’accord entre le verbe sitta et la Figure qu’il encode semble donc se trouver dans le contact intime entre la Figure et le Fond18.

15 Afin de choisir entre ces verbes pour encoder une situation de localisation, il faut donc avoir une certaine connaissance de leur sémantique, mais aussi du monde et des objets qu’on y trouve. Ces derniers vont avoir une influence sur le choix du verbe de par leur nature ainsi que leur extension dans l’espace. Or, tous les paramètres ne sont pas toujours actualisés dans chaque situation spatiale, ce qui rend la tâche encore plus laborieuse pour l’apprenant.

L’acquisition des verbes de position

16 Il existe très peu d’études sur l’acquisition des verbes de position statiques suédois par des apprenants L2. La majorité des projets19 a porté sur les verbes de position de placement, c’est-à-dire les équivalents causatifs des verbes étudiés dans cet article, à savoir ställa « mettre debout », lägga « mettre couché, allonger » et sätta « mettre assis, asseoir », qui en français sont traduits la plupart du temps par les verbes généraux de placement « mettre, poser, placer ». Pour d’autres langues, il existe quelques études d’acquisition des verbes de placement, par exemple pour le néerlandais L2 appris par des anglophones20, ou le danois L2 appris par des hispanophones21. Les résultats les plus pertinents de ces études portent sur la tendance à apprendre les verbes de position statiques avant les verbes de position de placement et à utiliser, d’une façon erronée, les premiers à la place des seconds. En outre, il semble que le paramètre de l’horizontalité soit le plus transparent et le plus facile à apprendre pour les apprenants L2. Par conséquent, une certaine sur-utilisation de ce concept semble être de mise, même lorsqu’il n’est pas présent dans le contexte. Ainsi, on trouve dans toutes ces études une tendance à généraliser un des verbes de placement pour un grand nombre de contextes de placement. En outre, on y constate qu’il est particulièrement difficile pour l’apprenant de diviser une catégorie dans sa langue maternelle en deux catégories dans la L2, c’est-à-dire d’aller de un à plusieurs et du général au spécifique22. De la sorte, pour apprendre les verbes de position, les francophones doivent diviser les catégories de la localisation et du placement en plusieurs catégories plus spécifiques, qui prennent en compte l’orientation de la Figure23.

17 Les paramètres décrits ici sont surtout applicables aux usages spatiaux des verbes de position. Par conséquent, malgré la fréquence et l’utilité de ces verbes dans la vie quotidienne, il est fort probable qu’ils posent un grand problème aux locuteurs francophones apprenant le suédois L2. Ces problèmes reposent donc sur trois points24 : 1. la flexibilité de l’encodage de chaque verbe, c’est-à-dire la polysémie et les différentes situations où le verbe peut être appliqué (la variation sémasiologique) 2. la variation de l’encodage : une seule et même situation spatiale peut être encodée par plusieurs verbes (la variation onomasiologique) 3. la contrainte de l’encodage, le fait que les verbes de position sont obligatoires (ou presque) pour encoder les situations spatiales.

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18 Les seules études disponibles concernant l’acquisition des verbes de position de localisation sont celles réalisées sur l’acquisition du néerlandais par les francophones belges25 et la nôtre 26, faite sur l’apprentissage du suédois par les francophones. Les informateurs de l’étude de Lemmens et Perrez ont effectué une production écrite spontanée, tandis que dans notre étude, deux groupes d’apprenants (niveau intermédiaire et avancé) ont décrit à l’oral des images dans lesquelles il fallait localiser des personnes et des objets. Selon les résultats de Lemmens et Perrez, le verbe staan « être debout » est le plus employé par les apprenants L2, étant en même temps le verbe de position statique le plus fréquent en néerlandais27. Aussi la sur-utilisation du verbe staan est en concordance avec l’input que ces apprenants reçoivent, et ils appliquent donc les modèles dominants de la langue cible28. Ce constat met en question l’universalité du verbe exprimant l’horizontalité, proposée ci-dessus, et prend plutôt en compte l’importance de la fréquence. Son équivalent suédois, stå, est également le verbe de position le plus fréquemment utilisé selon la liste de fréquence (place 17). Or, dans notre étude, nous avons pu constater une sur-utilisation du verbe ligga, qui se trouve à la place 23 sur la liste de fréquence. Toutefois, ce verbe peut être considéré comme le verbe le moins lié à une relation spatiale précise, car il n’encode pas seulement l’emplacement des objets concrets, mais aussi les relations géotopographiques29. En ce qui concerne le verbe sitta, il semble être acquis en dernier lieu, selon nos résultats. Cela peut être dû à une plus grande facilité à percevoir les paramètres de la verticalité et de l’horizontalité respectivement, tandis que les paramètres du contact et de l’inclusion peuvent paraître plus abstraits et moins évidents30.

19 De façon générale, les verbes de position sont beaucoup utilisés par les locuteurs francophones apprenant le suédois, à savoir dans 54,8 % des cas pour les apprenants au niveau intermédiaire et dans 75,3 % pour les apprenants avancés (à comparer avec les 79,2 % des locuteurs natifs). Les autres stratégies utilisées incluent surtout l’usage d’un verbe positionnellement neutre (comme vara, finnas), ou d’une ellipse verbale31.

La méthode

20 L’étude pilote porte sur 13 étudiants francophones en 2e année de la licence de suédois à l’université de Lille. Grands débutants au départ, ils étudient le suédois depuis un an et demi. Par conséquent, au moment de l’étude, ils ont l’équivalent d’un niveau A2-B1 (selon le cadre européen commun de référence : CECR32). Dans leur parcours, ils ont bien évidemment déjà rencontré ces verbes, mais ce n’est qu’en deuxième année que ceux-ci sont abordés d’une façon plus systématique lors des cours de grammaire. Afin de pallier les difficultés d’usage des verbes de position, mises en évidence dans notre étude antérieure33, nous leur présentons ces verbes d’une façon très ciblée, en expliquant en détail les paramètres sémantiques exposés ci-dessus avec des exemples et des mises en situation, avant de leur faire faire un grand nombre d’exercices, notamment en décrivant des images. Afin d’établir les connaissances préalables des étudiants sur l’usage des verbes de position, un questionnaire à choix multiple leur est soumis avant l’explication détaillée. Le choix de ce type de questionnaire a été motivé pour sa facilité à être intégré dans l’enseignement, car cet exercice n’est pas très chronophage et les étudiants comprennent vite ce qu’il faut faire. Dans le questionnaire, il y a des phrases avec 24 trous, qu’il faut remplir avec l’un des verbes

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imposés : ligga, stå ou sitta. Les phrases incluent suffisamment de contexte pour rendre la situation spatiale claire, par exemple :

21 Ex. 1 Titta, den där bilen måste ha varit med om en olycka. Den _____ på sidan i diket. « Regarde, cette voiture a dû avoir un accident. Elle _____ sur le côté dans le fossé. »

22 Le test a été fait en plusieurs étapes : après le test initial (suivi de l’enseignement détaillé des verbes), ce dernier était à nouveau proposé en semaine 3 et 12, sans que les étudiants sachent qu’ils devaient le refaire.

23 Nous avons comptabilisé les choix faits par les étudiants et calculé les proportions de réponse correcte en pourcentages. Il y a 10 situations qui requièrent le verbe ligga, 7 situations où le verbe sitta doit être utilisé, tout comme pour le verbe stå.

24 Les phrases du verbe ligga encodent les Figures et les Fonds suivants : des clés sur la table ; une voiture couchée dans le fossé ; un livre dans un sac ; un journal sur la table ; un ballon sur la pelouse ; des couverts dans un tiroir ; Stockholm en Suède ; un tapis par terre ; un stylo sur la table ; une araignée morte par terre.

25 Les phrases requérant le verbe stå traitent : une personne restant devant la porte ; des gens faisant la queue ; une voiture dans le garage ; le lait dans le réfrigérateur ; des assiettes dans un placard ; un lit dans une chambre ; une étagère dans une chambre.

26 Le verbe sitta était attendu pour les situations suivantes : des habits sur une personne ; une personne criminelle en prison ; un tableau sur le mur ; des clés dans une serrure ; un oiseau dans l’arbre ; un poster sur le mur ; une araignée sur le mur.

Résultats

27 Les résultats seront présentés en pourcentages, mais ils n’ont reçu aucun traitement statistique à proprement parler, à cause du faible nombre de participants dans cette étude pilote.

28 Tout d’abord, nous examinons les résultats d’une façon quantitative. Dans la figure (1), nous voyons l’évolution des apprenants entre les trois tests. Avant de recevoir l’enseignement spécialisé, ils ont produit 69,8 % de bons choix, et pour les deux tests suivants, passés trois puis douze semaines après, les résultats atteignent presque 90 % (89,5 % et 89,8 % respectivement). Il semblerait donc que les explications ciblées sur la sémantique des verbes ont été fructueuses.

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Figure 1 : Proportion de choix corrects pour les trois tests.

29 Si l’on se penche sur les usages corrects par verbe d’une façon plus qualitative, on voit dans la figure (2) ci-dessous que la tendance à faire le bon choix augmente de manière générale. En effet, ayant choisi seulement 52,74 % du verbe sitta d’une façon correcte au premier test, les étudiants l’utilisent dans 90,47 % des cas possibles au deuxième test, avec une légère baisse pour le dernier test (85,71 %). Pour le verbe stå, on voit une augmentation constante de l’usage correct, avec 70,32 % au premier test, 95,23 % au deuxième et 97,95 % au troisième test. Il n’y a que le verbe ligga qui souffre d’une baisse d’usage au deuxième test, ayant un usage de 81,53 % au premier test, 76,66 % au deuxième, mais une augmentation importante 87,14 % au troisième.

Figure 2 : Utilisations correctes des verbes de position par test

30 Il est également intéressant d’examiner les usages erronés, afin de distinguer une prédisposition pour un des verbes chez les apprenants. Selon la figure (3) ci-dessous, il semblerait que ce soit le verbe stå qui jouit de cette préférence, car c’est le verbe qui est utilisé le plus dans les situations qui ne le requièrent pas.

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Figure 3 : Choix erroné de verbe de position par test, par pourcentage

31 Pour les deuxième et troisième tests, c’est toujours stå qui est le plus utilisé d’une façon erronée, tandis qu’un mauvais choix du verbe ligga se fait plus rare. Le verbe sitta souffre d’une plus grande sur-utilisation que ligga. Nous allons revenir sur les raisons éventuelles de ces phénomènes dans la partie consacrée à l’analyse.

32 Pour les contextes requérant le verbe stå, aucune situation n’a recueilli 100 % de bonnes réponses dès le premier test, mais quatre situations l’ont fait au deuxième tour, à savoir pour une personne restant devant la porte, une personne faisant la queue, les assiettes dans le placard, et le lait dans le réfrigérateur. Pour cette dernière situation, une personne sur 14 s’est trompée au dernier test, en encodant le lait par le verbe sitta, tandis que les autres situations restent avec 100 % de bonnes réponses à la fin.

33 La situation spatiale contenant des assiettes posées dans un placard a recueilli seulement trois choix de stå sur 13 personnes au premier test, mais 100 % aux deux tests suivants. Les situations de la voiture dans le garage et du lit dans une chambre, devant être encodés par stå, ont inspiré 3 respectivement 4 personnes à utiliser le verbe ligga au premier test. Même au deuxième test, les apprenants ne répondent pas par le verbe stå à 100 % pour ces situations, mais une personne sur 12 insiste sur l’usage de ligga pour la voiture, et deux apprenants utilisent ce verbe pour encoder le lit.

34 Pour deux situations spatiales requérant ligga, les apprenants avaient un taux de réussite de 100 % tout au long des tests, à savoir celles décrivant un journal sur une table et une relation géotopographique respectivement. Deux autres situations de ligga avaient des taux de réponses correctes très élevés et ont atteint les 100 % dès le deuxième test. Il s’agit des clés ainsi que du stylo sur la table. Pour l’araignée morte, elle fut encodée correctement avec ligga au dernier test, tandis que pour les deux précédents, deux personnes par test ont choisi trois fois står et une fois sitter.

35 La situation spatiale avec la moins bonne évolution entre les tests tous verbes confondus concerne le ballon sur la pelouse. En effet, cet objet symétrique doit être encodé par le verbe ligga, mais seulement 38,4 % l’ont fait au premier test, 41,6 % pour le deuxième questionnaire, et seulement 57,1 % des apprenants ont intégré cet usage au dernier test.

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36 Selon la figure (2) ci-dessus, le verbe sitta fut choisi d’une façon correcte le moins de fois pour tous les tests. Seulement 52,7 % des réponses où sitta était attendu contenaient ce verbe au premier test. La situation qui aux yeux de nos apprenants paraissait la moins naturelle à encoder par sitta était l’oiseau dans l’arbre, car seulement 2 personnes sur 13 l’ont choisie (15,3 %). En revanche, après l’explication détaillée, les étudiants ont opté pour ce verbe à 83,3 % au deuxième test et à 100 % au dernier tour.

37 L’araignée sur le mur fut encodée par sitta par 7 personnes sur 13 au premier test, mais 5 personnes ont choisi le verbe stå et une personne a opté pour ligga pour décrire l’emplacement de cet animal. Au deuxième test, 83,3 % des étudiants ont choisi le bon verbe, avec quelques obstinés pour le verbe stå, tandis que les résultats étaient à 100 % pour le troisième test.

38 Les situations requérant sitta où les apprenants avaient les meilleures performances furent celles concernant les clés dans la serrure ainsi que le poster sur le mur. Au premier test, 69,2 % respectivement 79,9 % des étudiants ont préféré ce verbe, tandis que les autres ont surtout opté pour ligga pour encoder ces situations (2 sur 13 et 3 sur 13 personnes respectivement). Au troisième test, tous les étudiants ont choisi le bon verbe pour ces situations.

39 Trois situations où sitta était attendu n’ont pas obtenu 100 % de réponses correctes au dernier test. Il s’agit des contextes suivants : des habits sur une personne ; une personne criminelle en prison ; un tableau sur le mur. Seulement 7 apprenants sur 13 (53,8 %) ont choisi sitta pour encoder les habits sur une personne au premier test. Pour le tableau, 9 personnes sur 13 (69,2 %) ont opté pour le verbe correct, et pour encoder la personne se trouvant en prison, seulement 4 sur 13 (30,7 %). Les vêtements ainsi que le tableau ont été encodés par sitta par 100 % des apprenants au deuxième test, mais à la dernière tranche, ces niveaux sont retombés à 92,8 % et 85,7 % respectivement. La personne en prison fut encodée par sitta par 8 personnes sur 12 au deuxième test (66,6 %) et par 8 sur 14 (57,1 %) au test final. Par conséquent, c’était la situation spatiale où les performances des apprenants étaient les moins bonnes, avec la situation du ballon sur la pelouse ci-dessus.

Analyse

40 D’une façon générale, on peut constater que l’enseignement ciblé, basé sur les représentations mentales de la sémantique des verbes, a aidé les apprenants dans leur acquisition, car l’usage correct des verbes augmente dans le temps. Mais l’on peut voir que la variation sémasiologique des verbes pose un souci, soit le fait que le verbe peut être utilisé dans un grand nombre de situations, qui n’ont pas l’air d’avoir quelque chose en commun, est difficile à intégrer par les apprenants.

41 Selon les résultats présentés ci-dessus, il semblerait que stå est le verbe le plus facilement choisi34, même pour les situations où ses paramètres ne s’appliquent pas, que ce soit avant ou après l’enseignement spécialisé. Il est possible que cela soit dû au fait que ce verbe est le plus fréquent des trois verbes de position. Une autre explication est envisageable : la sur-utilisation de ce verbe semble dépendre de la situation de l’oiseau, qui doit être encodé par sitta, mais qu’une grande partie des apprenants a décrit par le verbe stå, très probablement, et très logiquement, en pensant aux pieds de

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l’animal, sur lesquels reposent celui-ci. Dans la même logique, la personne criminelle se trouvant en prison fut encodée par stå 7 fois sur 13 au premier test, et l’usage de ce verbe persiste au deuxième test (3 sur 12) ainsi qu’au dernier test (4 sur 14). Il s’agit très probablement de l’image canonique que nous avons de l’être humain en position debout qui a induit les apprenants à choisir ce verbe. Or, pour une personne en prison, c’est le paramètre de l’inclusion qui prend le dessus, en combinaison avec la position fréquente d’une personne inactive, à savoir la position assise.

42 Dans la plupart des études précédentes, le concept d’horizontalité était le plus fréquemment exprimé par les apprenants L2, même lorsqu’il n’était pas correct. Comme nous pouvons le voir, tel n’est pas le cas dans cette étude-ci, mais les apprenants se sont surtout approprié le verbe stå. Malgré cela, l’on peut constater que ligga est choisi lorsqu’une horizontalité est existante (mais pas actualisée dans la situation spatiale actuelle) comme pour les assiettes et le lit, mais aussi pour le tableau et le poster, qui ont une extension plate. Cela montre une certaine compréhension préalable de la sémantique basique du verbe, qui encode un être humain en position allongée avec une extension horizontale. Toutefois, selon la figure (3) ci-dessus, illustrant le choix erroné des verbes, on observe que ligga est choisi dans 35,1 % des cas pendant le premier test. Il est possible d’expliquer cette sur-utilisation par une généralisation du concept géotopographique par les apprenants à toute sorte de localisation. En effet, cet usage de ligga est le premier appris lorsqu’on fait des études de suédois langue étrangère. Pour le deuxième test, les apprenants avaient donc intégré qu’une certaine analyse de la situation spatiale était requise afin de faire le choix correct. Une sorte d’évitement de ligga, de peur de le sur-utiliser, peut éventuellement être l’explication de la chute d’usage de ce verbe, car seulement 5,9 % des choix erronés concernent ligga au deuxième test. Une règle claire et constante pour l’usage de ce verbe concerne les objets ronds et symétriques, où seul le verbe ligga peut être utilisé, mais cette règle n’a pas été intégrée par les apprenants. Il faudra donc insister davantage sur ce point pendant l’enseignement de ces verbes dans le futur.

43 Selon nos études antérieures35, le verbe sitta est acquis en dernier, d’une part probablement en raison de l’usage moins fréquent du verbe dans la langue quotidienne, et d’autre part en raison des paramètres plus sémantiquement complexes, à savoir le contact et l’inclusion. Ces résultats se confirment également pour cette étude, car c’est le verbe le moins utilisé au premier test, et même après les explications détaillées, il existe une certaine hésitation, voire une sur-interprétation des paramètres, par exemple dans les cas de la voiture dans le fossé et des couverts dans le tiroir. Pour la voiture, une personne sur 13 (7,7 %) a choisi sitta au premier test, mais au deuxième test, 4 sur 12 (33,3 %) l’ont préféré, tandis qu’au troisième test, cette tendance baisse avec 2 sur 14 (14,3 %). Pour les couverts, la tendance s’inverse, car aucun apprenant n’opte pour sitta au deuxième test, mais l’usage revient au troisième test, où 2 personnes sur 14 (14,3 %) le choisissent.

44 Dans la méthode employée pour notre étude, nous avons imposé les trois verbes de position, et ainsi nous avons montré aux apprenants la contrainte de l’encodage de ces verbes pour les situations d’emplacement. Malgré cela, un apprenant a écrit är « est » une fois au premier test, et au dernier test, il y a eu trois ellipses verbales. Cela montre qu’en dépit d’une consigne imposée et limitée, un locuteur francophone peut préférer une expression neutre à une expression positionnelle, ce qui reflète les résultats de notre étude36. Ainsi, la différence typologique entre les deux langues rajoute une

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difficulté pour nos étudiants dans l’apprentissage des verbes de localisation suédois, puisque, comme précédemment observé, le français n’exprime pas, ou très rarement, l’orientation de l’objet dans une situation d’emplacement.

Conclusion

45 Cette étude pilote n’était qu’un premier pas dans la recherche d’une méthode pour enseigner les verbes de position suédois. Les limitations de l’étude sont nombreuses, notamment la taille du groupe d’informateurs, qui ne nous permet pas de faire de la statistique. En outre, la méthode du questionnaire à choix multiple impose les verbes de position, et ne laisse pas la possibilité à l’apprenant d’utiliser un verbe neutre qui lui paraît sans doute plus naturel, au vu des résultats dans Hellerstedt37. Dans le futur, les résultats d’un groupe de contrôle, passant les tests sans avoir reçu l’enseignement ciblé, seront inclus dans l’étude.

46 Le choix de méthode d’enseignement semble en revanche prometteur, et nous continuerons ces explications basées sur la sémantique cognitive dans le futur, en élaborant les explications comme proposé dans cet article. Toutefois, une plus grande attention sera donnée au trait classificateur des verbes de position, selon lequel ceux-ci semblent catégoriser les noms. En outre, pour certaines situations, il faudra relever l’interaction entre la Figure et le Fond, qui parfois joue un grand rôle dans le choix de verbe.

NOTES

1. Le verbe hänga « être suspendu » n'est en général pas inclus dans ce groupe. Une explication à avancer est peut-être qu'il n'encode pas une posture humaine canonique. 2. Maria Hellerstedt, Localiser et/ou positionner. Une étude sur la façon dont on exprime l'emplacement des personnes et des objets en suédois, Mémoire de M2 (non publié en linguistique, Université de Lille 3, 28 juin 2005, 10 volumes, 117 pages, mention Très bien. 3. Voir Maria Hellerstedt, L'utilisation et l'acquisition des verbes de position en suédois L1 et L2, Thèse de doctorat non-publiée en linguistique, Université de Paris Sorbonne, 29 novembre 2013, 15 volumes, 501 pages, mention Très honorable avec les félicitations du jury. Dans ce travail est présentée une étude sur l'acquisition des verbes de position par les enfants suédophones âgés de 4, 7 et 10 ans. 4. Leonard Talmy, Toward a Cognitive Semantics, vol II, Cambridge MA, MIT Press, p. 25. 5. Irène Baron & Michael Herslund, « Langues endocentriques et langues exocentriques. Approche typologique du danois, du français et de l'anglais », Langue française, n° 145, 2005, p. 35-53. 6. Irène Baron & Michael Herslund, op. cit. p. 36. 7. Michael Herslund, « Når ordene ikke svarer til hinanden. Sprogtypologi og oversættelse », Sprogforum, n° 47, p. 39. 8. Maarten Lemmens & Julien Perrez, « On the use of posture-verbs by French-speaking learners of Dutch : a corpus-based study », Cognitive Linguistics, n° 21-2, 2010, p. 325.

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9. Dans cet article, nous ne traiterons que des usages concrets, à savoir la localisation d'une personne ou d'un objet dans un endroit concret. 10. Voir la thèse de Ulrika Kvist Darnell, Pseudosamordningar i svenska, särskilt sådana med sitta, ligga och stå, Stockholm, Stockholms universitet, 2008, pour une description détaillée sur les constructions progressives en suédois. Un exemple : Hon sitter och läser « Elle est en train de lire ». 11. Åke Viberg, « Towards a lexical profile of the Swedish verb lexicon », Sprachtypologie und Universalienforschung, n° 59(1), 2006, p. 108. 12. Cf Åke Viberg, « Posture verbs. A multilingual study ». Languages in Contrast, 13:2, 2013, p. 145. 13. Cf Ulrika Jakobsson, « Familjelika betydelser hos stå, sitta och ligga. En analys ur den kognitiva semantikens perspektiv ». Nordlund 21. Småskrifter från institutionen för nordiska språk i Lund, 1996, p. 1-66 ; Maarten Lemmens, « Caused posture: Experiential patterns emerging from corpus research ». In Stefanowitch, Anatol & Gries, Stefan (éds), Corpora in Cognitive Linguistics, Vol. II: The Syntax_Lexis Interface, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, 2006, p. 261-298 ; Maarten Lemmens & Julien Perrez, op. cit., 2010. ; Maria Hellerstedt, op. cit., 2013. 14. Cf Leonard Talmy, op. cit., 2000 ; Mark Johnson, The body in the mind – the bodily basis of meaning, imagination and reason, Chicago, University of Chicago Press, 1987. 15. Inspirée par Maarten Lemmens, op. cit., 2006, et Maarten Lemmens & Julien Perrez, op. cit., 2010. 16. Ibid. 17. Cf Maarten Lemmens, « Tracing referent location in oral picture descriptions », in Wilson, Andrew, Rayson, Paul et McEnery, Tony, A Rainbow of Corpora – Corpus Linguistics and the Languages of the World, Munich, Lincom-Europa, 2002a, p. 73-85. 18. Les paramètres décrits ici sont surtout applicables aux usages spatiaux des verbes de position. Pour une discussion des images schématiques derrière les usages métaphoriques, voir Ulrika Jakobsson, op. cit. 1996. 19. Cf Åke Viberg, « Lexikal andraspråksinlärning. Hur polsk-, spansk- och finskspråkiga lär in svenskans placerarverb », in SUM-rapport 2. Stockholm, Stockholm university, 1985, p. 5-91 ; Åke Viberg, « Basic verbs in lexical progression and regression », in Burmeister, Petra, Piske, Thorsten & Rohde, Andreas (éds), An Integrated View of Language Development. Papers in Honor of Henning Wode, Trier, Wissenschaftlicher Verlag, 2002, p. 109-129 ; Maria Hellerstedt, « L'acquisition de la distribution sémantique dans une L2. Evénements de placement : l'exemple du suédois », in Trévisiol-Okamura, Pascale & Gobet, Stéphanie (éds), Acquisition des langues. Approches comparatives et regards didactiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 63-92. 20. Marianne Gullberg, « Reconstructing verb meaning in a second language. How English- speakers of L2 Dutch talk and gesture about placement », Annual Review of Cognitive Linguistics, n° 7, 2009, p. 221-244. 21. Teresa Cadierno, Iraide Ibarretxe-Antunano & Alberto Hijazo-Gascón, « Semantic categorization of placement verbs in L1 and L2 Danish and Spanish », Language learning, n° 66-1, 2016, p. 191-223. 22. Rod Ellis, The Study of Second Language Acquisition, Oxford, Oxford University Press, 1994. 23. Maria Hellerstedt, op. cit., 2013. 24. Cf. Maarten Lemmens, « The semantic network of Dutch zitten, staan and liggen », in Newman, John (éd), The Linguistics of Sitting, Standing, and Lying, Amsterdam & Philadelphia, John Benjamins, 2002b, p. 103-140 ; Maarten Lemmens & Julien Perrez, op. cit., 2010 ; Julien Perrez & Maarten Lemmens, « A quantitative analysis of the use of posture verbs by French-speaking learners of Dutch », Cognitextes, n° 8 (mis en ligne le 28 décembre 2012, consulté le 9 septembre 2019) URL : http://cognitextes.revues.org/609. 25. Maarten Lemmens & Julien Perrez, op. cit., 2010 ; Julien Perrez & Maarten Lemmens, op. cit., 2012.

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26. Maria Hellerstedt, « L’acquisition de l’expression de l’emplacement en suédois L1 et L2 », in Estève, I et al., Autour des langues et du langage – Perspective pluridisciplinaire, Grenoble, PUG, 2011, p. 37-44 ; Maria Hellerstedt, op. cit., 2013 ; Maria Hellerstedt, « När fransmän ska lära sig svenska positionsverb », in Reuter, Hedwig (éd), Le nord en français : traduction, interprétation, interculturalité, Université de Mons, C.I.P.A, 2014, p. 87-100 ; Maria Hellerstedt, op. cit., 2017. 27. Maarten Lemmens & Julien Perrez, op. cit., 2010, p. 329. 28. Ibid., p. 344. 29. Cf. Åke Viberg, op. cit., 1985 ; Maarten Lemmens, op. cit., 2002b. 30. Maria Hellerstedt, op. cit., 2013, p. 414. 31. Ibid., p. 174. 32. CECRL, Cadre européen commun de référence, Conseil de l'Europe, 2000, URL : http:// www.coe.int/T/DG4/Linguistic/Source/Framework_FR.pdf 33. Maria Hellerstedt, op. cit., 2013, 2014. 34. Cf Maarten Lemmens & Julien Perrez, op. cit., 2010. 35. Maria Hellerstedt, op. cit., 2011, 2013, 2014, 2017. 36. Ibid. 37. Ibid.

RÉSUMÉS

Les verbes de position suédois posent des problèmes aux apprenants francophones de suédois langue étrangère, en raison du manque de différenciation sémantique dans la langue française. Dans cet article, nous évaluons une méthode d’enseignement de ces verbes qui repose sur la sémantique cognitive et ses schémas d’image. Les résultats montrent une tendance à la compréhension de ceux-ci par les étudiants de suédois d’une université française, ainsi qu’un apprentissage rapide des verbes de position. Malgré cela, il reste des hésitations et des erreurs chez les apprenants, certainement dues à la différence typologique entre les deux langues ainsi qu’à la complexité sémantique des verbes en question.

The Swedish posture verbs are difficult to learn by French-speaking learners of Swedish as a second language. This is due to the lack of such semantic differentiation in French when it comes to this kind of verbs. In this article we evaluate a teaching method leaning on cognitive semantics and image schemata. The results show that the students learning Swedish at a French university have a tendency to understand these image schemata, and they learn the posture verbs quickly. In spite of this, they still hesitate and make mistakes, which are probably due to the typological differences betweend these two languages, as well as to the semantical complexity lying in these verbs.

INDEX

Mots-clés : enseignement, apprentissage des langues, langue suèdoise, sémantique Keywords : language learning, Swedish, semantic

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AUTEUR

MARIA HELLERSTEDT Maria Hellerstedt est maître de conférences de suédois au Département de Langues Etrangères appliquées à l’université de Lille.

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Les perceptions journalistiques du « modèle suédois » en France (1990-2020)

Christophe Premat

Introduction

1 Il n’est pas de projet de grande réforme sociale et économique à l’heure actuelle en France sans que l’exemple de la Suède soit cité. Dans les années 1980, le modèle suédois figurait pourtant très peu dans le répertoire politique français1. Si à la fin des années 1980, on s’intéresse aux relations sociales en Suède, la crise économique du début des années 1990 de ce pays s’est accompagnée par un changement profond de paradigme. Ainsi, la Suède devient petit à petit une référence pour promouvoir une efficacité des politiques publiques et des réformes du marché du travail. Lors de son discours à Göteborg le 17 novembre 2017, le président Macron déclarait : « Le modèle suédois est connu et est une source d’inspiration pour la France. Vous avez réussi à respecter cet engagement fort envers l’équité et l’ambition sociale. Et ce n’est pas tout : vous avez également réussi à faire baisser votre taux de chômage, vous avez également réussi à créer plus d’emplois ; c’est exactement la même chose que nous souhaitons réaliser »2. En s’adressant aux autorités suédoises, Macron célébrait les bons résultats économiques de la Suède qui permettaient de soutenir les dépenses sociales. En d’autres termes, le modèle suédois est devenu une boussole dans l’agenda politique français avec cette idée qu’une bonne compétitivité fût nécessaire pour financer une protection sociale adaptée.

2 La réforme des retraites portée par le gouvernement français à la fin de l’année 2019 a prouvé que la multiplicité des références au modèle suédois pouvait être problématique selon les politiques publiques envisagées3. Dans le foisonnement récent de ces références, nous aimerions montrer comment la transformation radicale de la Suède au début des années 1990 est en fait mobilisée dans le discours journalistique français pour justifier un nouvel élan. Emile Chabal proposait d’analyser les évolutions politiques et

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sociales de la France d’après-guerre à partir de trois récits matriciels, un récit néo- républicain centré sur la nécessité de préserver la laïcité, un récit postcolonial traitant de l’intégration et de la mémoire des différents groupes sociaux vivant en France et un récit libéral habité par le souci de retrouver un dynamisme du marché et une décentralisation efficace4. Le modèle suédois pourrait être un détour pour critiquer l’inefficacité du modèle politique et social français jugé trop loin des réalités économiques de la mondialisation5. Yohann Aucante a pour sa part montré comment la version classique du modèle suédois avait innervé les essais politiques en France depuis les années 19606 ; or, au moment de la crise du modèle social-démocrate suédois au début des années 1990, on remarque que la référence à cette expression dans la presse française devient de plus en plus ambivalente et polysémique7. Auparavant, dans les années 1960 et 1970, de nombreux essayistes et journalistes français avaient publié des ouvrages vantant un modèle social-démocrate égalitaire doté d’un système de protection sociale efficace avec des syndicats puissants8. La presse française commençait alors à se faire timidement l’écho de ce modèle auprès du grand public9.

3 C’est en fait dans les années 1990 que ces références à ce modèle commencent à se multiplier au moment où le pays traverse une crise juste avant son entrée dans l’Union européenne. Nous aimerions considérer dans la présente étude la mobilisation de ces références journalistiques qui diffusent plus largement l’expression « modèle suédois » dans l’opinion publique. Les articles des quotidiens nationaux, régionaux et des magazines hebdomadaires français commentent l’actualité politique et notamment les discours présidentiels. Ils ajoutent également des interprétations que ce soit par le biais d’éditoriaux ou d’articles de fond. Autrement dit, il convient d’analyser de manière systématique les invocations de ce « modèle suédois » qui en font un « maître mot »10 du discours journalistique et qui est identifié à une « Middle way »11. De cette manière, grâce au moteur de recherche journalistique Nexis Uni, il est possible d’identifier les sources des articles faisant référence aux expressions consacrées « modèle suédois », « modèle scandinave » et « modèle nordique ». Les journalistes ont en effet participé à la valorisation de ce modèle dans l’opinion publique française. En l’occurrence, ils jouent un rôle fondamental dans la promotion de ce que l’on appelle les marques nation, soit nation branding en anglais12.

Recherches antérieures et méthodologie retenue

4 L’invocation du modèle suédois fait certainement partie des mythologies au sens développé par Roland Barthes, à savoir de mécanismes sémiologiques permettant d’activer une forme de tautologie. « On pourrait dire que la langue propose au mythe un sens ajouré. Le mythe peut facilement s’insinuer, se gonfler en lui : c’est un vol par colonisation »13. La signification est comme parasitée, la langue ne pouvant pas empêcher ce processus d’interprétation. Dans cette perspective, l’analyse mythologique permet de se concentrer sur la circulation d’une formule toute faite dans le monde politique et journalistique. Pour sa part, Cornelius Castoriadis avait défini la notion d’institution imaginaire de la société fondée sur l’élaboration de significations imaginaires sociales donnant un sens aux actions des individus14. De facto, la signification dépasse la fonctionnalité linguistique pour intégrer un ensemble de représentations sociales qui sont plus ou moins consciemment activées par les individus15. Dans cette optique croisant les approches de Barthes et de Castoriadis, la

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notion de modèle suédois se traduit par la mobilisation de représentations sociales diverses, d’affects (proximité ou rejet) et d’intention (inspiration ou au contraire exclusion). Ainsi, le modèle suédois est toujours pris dans des énoncés non neutres activant une forme d’assertion. Le modèle est une image qui s’impose, un élément indiscutable qui a existé, qui perdure et permet d’accentuer un contraste. Il semble que, dans les invocations journalistiques du modèle suédois, se glissent presque systématiquement des métaphores et des descriptions de type culturel marquant une tendance à l’essentialisation. Le modèle peut s’imiter ou se copier, il peut à la limite inspirer, mais il ne laisse jamais indifférent.

5 Gilles Vergnon a montré justement que l’intérêt pour la Suède s’était limité à quelques passeurs jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1930 qu’une série de publications traite de la Suède, esquissant une voie possible au moment du choc entre des systèmes autoritaires à vocation totalitaire16. Si on regarde de plus près la situation avec notamment des sources suédoises, on se rend compte que le modèle suédois est promu à partir de l’installation des gouvernements sociaux- démocrates. De l’aveu même des opposants à Per-Albin Hansson, les sociaux- démocrates suédois avaient récupéré une formule-clé (folkhem) élaborée par des penseurs conservateurs tels que Rudolf Kjellén17. A fortiori, cette formule a permis d’installer la conception d’un État-providence assurant un confort individuel minimal à tous les individus.

6 Dans les travaux sur les transferts culturels inspirés par Michel Espagne, Martin Kylhammar s’est intéressé aux récits de voyage et aux transferts culturels qui ont permis de colporter des visions et des modèles18. Serge de Chessin est l’un des premiers à s’émerveiller des ressources de la société suédoise tentant de garantir le bien-être pour tous19. Avec l’arrivée des nazis au pouvoir, Serge de Chessin est celui qui effectue dans son ouvrage Les clefs de la Suède une description de l’émergence de la société social-démocrate avec le folkhem20. Cette présentation n’est pas partagée par Christian de Caters qui au contraire insiste davantage sur l’exotisme d’une société qui ne peut prétendre à être un modèle21. Par la suite, Émile Schreiber et Paul Planus appuient à la fin des années 1930 l’entreprise de Chessin pour remettre à l’honneur cette idée de modèle22. Enfin, Martin Kylhammar a montré que le curseur s’est déplacé sur un portrait de l’homme du nord23. Selon Martin Kylhammar, depuis les années 1980, l’évocation de la Suède semble prise dans une dialectique entre modèle et contre- modèle. Il suggère également le fait que le modèle suédois soit de plus en plus intégré à une perception plus globale du modèle nordique en France, ce que nous souhaitons tester de manière empirique à partir de l’apparition des termes « modèle suédois », « modèle nordique » et « modèle scandinave » dans les quotidiens nationaux et régionaux français. L’un des premiers analystes à avoir écrit un ouvrage intitulé Le modèle suédois était Jean Parent qui, au début des années 1970, présentait clairement les caractéristiques de la social-démocratie incarnée alors par la vague de compromis sociaux avec les syndicats et un parti dominant l’échiquier politique24. En réalité, les années 1960 et 1970 ont vu la multiplication des essais portant sur la Scandinavie et en particulier la Suède qui ont contribué à la cristallisation du mythe suédois25.

7 Dans les années 1980, les analyses des politiques suédoises demeurent rares à l’exception de certains travaux sur la social-démocratie et l’État providence ; on remarque également plusieurs publications scientifiques évoquant un des aspects spécifiques du modèle suédois26. Puis, les années 1990 voient l’éclosion de plusieurs

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livres sur ce modèle avec la parution de l’ouvrage de Jacques Arnault27. Il faut dire que la crise que traverse la société suédoise à cette époque ne permet plus d’activer une référence globalement positive au modèle suédois. Depuis les années 1990, les références au modèle suédois dans les travaux des chercheurs francophones sont liées à l’évolution des systèmes de protection sociale suite à la crise de l’État-providence28. L’ouvrage de Magnus Falkehed en 2003 vient relancer l’intérêt des chercheurs pour les réformes économiques entreprises en Suède depuis l’entrée de cette dernière dans l’Union européenne avec cette fois une présentation plus équilibrée des avantages et des inconvénients29.

8 Récemment, l’ouvrage d’Alain Lefebvre venait discuter la manière dont le Président Macron s’était emparé de ce modèle pour y réaliser des réformes libérales30. Cela étant, très peu d’études ont porté exclusivement sur l’invocation de ce modèle dans les journaux français. Les références et les discussions du modèle suédois sont omniprésentes, mais au-delà des études culturelles et de la science politique, très peu de recherches empiriques ont porté sur le discours relayé par les quotidiens. Il est évident que dans ces quotidiens, les prises de parole sont diverses, puisqu’il peut y avoir des éditoriaux, des articles et des dossiers de fond, des débats, des rapports et commentaires et des interventions plus politiques. Cette recherche s’intéresse davantage à la mobilisation du modèle suédois qui peut être convoqué d’une manière globale comme décrivant un éthos fondamental ou au contraire comme « référentiel » des politiques publiques31.

9 La méthodologie retenue consiste à repérer de manière quantitative les fréquences des mentions du « modèle suédois » dans les quotidiens et magazines français pour la période 1990-2020 avec une analyse de certains articles décrivant de manière plus précise ce modèle. En mettant en perspective les mentions de « modèle suédois » par rapport à celles de « modèle nordique » et de « modèle scandinave », il est possible de repérer la manière dont le discours journalistique français mobilise et met en perspective ce modèle. Cette méthode a des limites certaines puisqu’il faudrait pouvoir faire appel à des études qualitatives pour étudier avec précision les références journalistiques au modèle suédois. L’avantage de la lexicométrie est qu’elle nous donne une vue d’ensemble sur les titres d’articles incluant cette référence de manière positive ou négative. L’approche lexicométrique est moins centrée sur les locuteurs, elle s’intéresse davantage au contenu des messages diffusés pour pouvoir étudier les échos, les reprises et les associations lexicales32. De surcroît, elle suppose une compréhension du discours comme fragment textuel non borné et utilisé dans des contextes différents.

Les références journalistiques à l’expression « modèle suédois » (1990-2000)

10 Entre le 1er janvier 1990 et le 20 janvier 2020, le moteur Nexis Uni a répertorié 1568 articles en langue française utilisant dans le titre et le contenu l’expression de « modèle suédois ». Ce sont surtout des quotidiens qui tendent à utiliser l’expression dans les articles ou les titres d’articles (755 cas) puis viennent les magazines avec 131 occurrences. Le tableau 1 permet de repérer les quotidiens français ayant le plus fréquemment recours à ce syntagme.

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Tableau 1 : repérage de l’expression « modèle suédois » dans les quotidiens français

Nombre d’articles faisant référence à l’expression « modèle Nom du quotidien suédois »

Le Monde 258

Les Échos 130

Le Figaro 125

Agence France Presse - Français 119

Le Figaro Économie 62

Le Temps 60

Sud Ouest et Sud Ouest 50 Dimanche

La Tribune 43

Source : recherche réalisée sur Nexis Uni (janvier 2020)

11 Parmi les autres quotidiens qui utilisent l’expression, nous trouvons L’Humanité (43 occurrences), Le Point (30 occurrences), des quotidiens régionaux (Ouest-France, 37 mentions, Le Télégramme, 29 occurrences, La Nouvelle République du Centre Ouest, 24 occurrences) et certains quotidiens francophones comme La Presse Canadienne (16 références). Autre indication intéressante relevée dans les métadonnées de Nexis Uni, les quatre personnalités politiques apparaissant avec la référence au modèle suédois dans ces articles sont Emmanuel Macron (83 mentions), François Hollande (46 références), Stefan Löfven (41 occurrences) et Ségolène Royal (37 mentions). Avec l’élection de 2014 et l’arrivée de Stefan Löfven, la notion de « modèle suédois » a été convoquée à de nombreuses reprises pour savoir notamment si ce modèle demeurait toujours social-démocrate. Le Monde se concentre surtout sur l’aspect fonctionnel du modèle tandis que Les Échos s’intéressent à sa viabilité économique.

12 Au début des années 1990, la presse française se concentre sur l’alternance politique avec la fin de la longue hégémonie du parti social-démocrate suédois. Un article du Monde du 17 février 1990 est intitulé « Le modèle suédois malmené »33 tandis qu’un autre en 1991 affiche « La fin du rêve suédois »34. L’auteur est un journaliste de tendance centriste qui multiplie ses interventions dans Les Échos et fustige le modèle économique français. Selon lui, le modèle suédois social-démocrate est en train de laisser la place à des privatisations35. Françoise Nieto est également une journaliste du Monde qui s’intéresse à la transformation du paysage politique suédois. Dans un court article du 10 mars 1992, elle n’hésite pas à relater le décès de « l’un des pères du modèle social-démocrate », l’ancien ministre Gunnar Sträng qui avait été nommé au gouvernement de Per-Albin Hansson en 1945 et avait servi les différents gouvernements de Tage Erlander36. Toute la période 1990-1995 est marquée par des articles décrivant la mutation de la société suédoise avant son entrée dans l’Union européenne à l’instar d’une tribune du journaliste suédois Rolf Gustavsson traduite

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dans Le Monde et évoquant « le chauvinisme du bien-être » 37. Ce constat est en phase avec les publications françaises sur la Suède à l’instar de l’ouvrage collectif La fin du modèle suédois dirigé par Jean-Pierre Durand en 1994 et qui se demandait dans quelle direction le modèle suédois allait évoluer38. Dans la presse française des années 1990, le « modèle suédois » est moins évoqué de manière globale comme un modèle sociétal, il est plutôt associé à des politiques précises, par exemple l’alliance stratégique entre Renault et Volvo39.

13 Dans les années 1995 et 1996, nous trouvons des articles portant sur l’entrée dans l’Union européenne et la réduction des déficits publics. La notion de modèle est évoquée de manière négative pour insister sur la fin du modèle social-démocrate à l’instar d’un article des Échos du 27 mars 1995 intitulé « La Suède en quête d’une crédibilité européenne – La Suède est condamnée à reconstruire son modèle »40. Un éditorial à la Une du Monde du 7 avril 1995 vient sonner le glas du modèle suédois en évoquant la collaboration entre sociaux-démocrates et centristes41. Ce quotidien consacre un long dossier sur la Suède et les pays d’Europe du Nord, un article d’Alain Debove s’intitule « La social-démocratie a retrouvé le pouvoir en Europe du Nord » et constate la ressemblance des contextes politiques des pays scandinaves et nordiques connaissant une social-démocratie plus pragmatique42. Signe des difficultés passagères liées aux réformes économiques, un article des Échos du 9 novembre 1995 est intitulé « Protection sociale, le ‘modèle suédois’ à l’épreuve »43. En réalité, la presse française a relayé par la suite en 1996 le souhait du nouveau Premier ministre suédois de l’époque, Göran Persson, de créer un « nouveau modèle suédois »44. Cette expression se retrouve dans des titres ou des articles pour évoquer la Suède à l’instar d’un article sur l’égalité des sexes du Point évoquant ce nouveau modèle45. L’année 1997 montre l’ambivalence des références au modèle suédois avec tantôt l’évocation du modèle social-démocrate historique et tantôt la nouvelle gestion pragmatique des sociaux- démocrates donnant plus d’importance au marché. Un article du Monde du 19 mars 1997 constate que le modèle suédois a changé, mais qu’il existe toujours46. On insiste dans la presse française à la fin des années 1990 sur la mutation du modèle social-démocrate suédois passé vers une décentralisation du marché du travail et des conventions collectives locales. Certains quotidiens sonnent le glas de la social- démocratie suédoise en évoquant certains scandales comme celui de la stérilisation forcée de certaines populations entre 1932 et 197047. L’image de la Suède dans les journaux français connus demeure ambivalente avec des évocations positives et négatives, même si le souhait de Göran Persson est repris pour montrer la possibilité d’avoir une économie plus dynamique et des finances publiques vertueuses.

La découverte du « nouveau modèle suédois » dans la presse française (2000-2020)

14 En période de cohabitation politique en France, la visite de Jacques Chirac en Suède en 2000 a permis une recrudescence de l’expression « modèle suédois »48. Les années 2000-2007 sont marquées dans la presse française par des évocations de politiques publiques suédoises précises que ce soit dans l’éducation, l’égalité des sexes, les relations au travail, la gestion de la prostitution et la confiance dans l’économie et la politique. Les références à l’ancien modèle social-démocrate des années 1960 et 1970 ont quasiment disparu des titres, des éditoriaux ou des articles de fond portant sur le

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modèle suédois. La mutation du modèle suédois a séduit les élites européennes, la bonne réputation de la Suède dans les institutions européennes est largement relayée dans les milieux journalistiques français. Un éditorial de Sébastien Maillard dans La Croix évoque la mutation du modèle suédois qui a su proposer une « libéralisation de velours »49. Un autre éditorial du 7 octobre 2002 de La Tribune est intitulé « Le modèle suédois fait des envieux partout en Europe »50.

15 Quand on analyse de près la séquence chronologique où l’expression « modèle suédois » apparaît le plus, on se rend compte que 2007-2020 est la période la plus productive avec 1017 apparitions soit 64 % des occurrences. Nul doute que la campagne présidentielle de 2007 a influencé la référence au modèle suédois qui était présente dans la campagne électorale de l’ancienne candidate socialiste Ségolène Royal51. L’augmentation des fréquences d’utilisation est aussi liée à la numérisation des journaux qui accentue la visibilité des recherches depuis l’entrée de la société française dans l’ère numérique à la fin des années 1990. Dans la période 2007-2020, de nombreux articles de quotidiens plus centrés sur l’économie s’appuient sur cette expression (55 articles de Le Figaro – Économie et 55 articles des Échos). Certes, Le Monde reste en tête de classement quand il s’agit d’évoquer ce modèle (84 occurrences) avec notamment un suivi de la politique suédoise et de la présidence suédoise de l’Union européenne qui offre la possibilité à un pays européen pendant six mois de mettre en avant une stratégie pour l’Union européenne52. Dans un éditorial du 3 juillet 2009, le titre est « Le modèle suédois peut-il séduire l’Europe ? » avec un commentaire soulignant l’évolution de ce modèle53. Dans un autre article du 3 juillet 2009, Marion Van Renterghem dresse un portrait paradoxal du Premier ministre de l’époque puisque l’article s’intitule « Le Suédois Fredrik Reinfeldt, un libéral en terre sociale-démocrate »54. Ces articles sont révélateurs, car à l’occasion d’une alternance politique, ils donnent l’occasion de décrire la situation suédoise et accentuent l’idée d’un modèle pragmatique ayant évolué55.

16 Les 84 articles du Monde se référant au modèle suédois entre 2007 et 2020 n’ont pas qu’une portée admirative, certains articles font ressortir un modèle paradoxal avec des côtés négatifs. Le correspondant du Monde dans les pays scandinaves et nordiques, Olivier Truc, a consacré des articles plus précis portant sur des phénomènes de société, il utilise le plus souvent le terme de « modèle suédois » pour se référer au modèle social-démocrate fondé sur une industrialisation et une redistribution via l’État- providence56. En s’intéressant aux titres mentionnant littéralement l’expression « modèle suédois », on remarque que l’évolution du nouveau modèle est en proie à un certain nombre de défis qui se posent comme l’immigration, les réformes du marché du travail et de la protection sociale.

Tableau 2 : quelques titres de quotidiens français mentionnant le modèle suédois

Quotidien Date Titre

Les Échos 2 décembre 2014 La Suède à la recherche de son modèle perdu

Quand le secteur privé bouscule le « modèle Les Échos 4 octobre 2016 suédois »

Le Figaro 10 février 2016 Le modèle suédois bousculé par l’afflux de réfugiés

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L’économie Politique 1er janvier 2017 Le modèle suédois est-il toujours social-démocrate ?

Macron : le « modèle suédois », une « source Le Figaro 31 juillet 2017 d’inspiration »

17 novembre Les Échos Le modèle suédois toujours gagnant en Europe 2017

1er décembre Alternatives Économiques Le modèle suédois fait de la résistance 2017

Challenges 4 février 2018 Le modèle suédois fait rêver, mais s’exporte mal

Sud Ouest / Sud Ouest 11 décembre Souvent imité, jamais égalé, le modèle suédois est-il Dimanche 2019 la panacée ?

Source : recherche réalisée sur Nexis Uni (janvier 2020)

17 La plupart de ces titres font mention d’un nouveau modèle en train de se redéfinir parfois sous la pression des événements, d’où l’usage de termes comme « bouscule ». Ces titres identifient le modèle suédois à la social-démocratie avec cette idée qu’il demeure encore inaccessible (« s’exporte mal ») et exotique à certains égards. La plupart des mentions sont positives à l’instar d’un titre d’article des Échos du 3 juillet 2015 déclarant « Il faut nous inspirer du modèle suédois »57. Si nous nous intéressons explicitement à l’énonciation du modèle suédois dans le discours journalistique, nous devons prendre en compte la relation entre « modèle suédois », « modèle scandinave » et « modèle nordique » pour pouvoir apprécier la référence aux transformations de la société suédoise en France58.

Le modèle suédois soluble dans un modèle régional

18 Il semblerait en outre que le modèle suédois soit appréhendé sous un angle plus régional, l’incluant de facto dans un modèle plus large pour mieux effacer ses spécificités. Pour contrôler un biais qui serait lié au repérage de la simple expression « modèle suédois », nous avons également effectué un balayage des titres de presse française évoquant le « modèle nordique » et le « modèle scandinave ». Dans un autre article du Monde datant du 15 avril 2012 et intitulé « Des modèles nordiques soumis à rude épreuve », Olivier Truc se pose franchement la question : « Le modèle suédois est- il encore à la hauteur de sa réputation ? »59 ; avec cette fois la mention d’un ensemble de faits marquant l’évolution du modèle (diminution du nombre de fonctionnaires, adaptation à l’économie de marché)60. L’approche régionale permet de mettre en perspective le modèle suédois et de comparer ses points forts et ses points faibles. Ainsi, entre 1990 et début 2020, le terme de « modèle nordique » apparaît à 371 reprises dans les quotidiens nationaux et régionaux à l’instar de ce qui est présenté dans le tableau 3.

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Tableau 3 : repérage de l’expression « modèle nordique » dans les quotidiens et magazines français

Nom du quotidien Nombre d’articles faisant référence au « modèle nordique »

Le Monde 59

Les Échos 33

Le Figaro 24

Agence France Presse 23

Le Figaro Économie 18

Le Temps 18

La Tribune 11

L’Humanité 10

Source : recherche réalisée sur Nexis Uni (janvier 2020)

19 La différence avec les mentions du « modèle suédois » vient du fait que les quotidiens mentionnent en moyenne quatre fois moins le « modèle nordique ». Cet écart s’accentue avec les quotidiens régionaux qui utilisent très peu cette référence (respectivement 9 et 6 occurrences pour Ouest-France et Sud Ouest / Sud Ouest Dimanche). En revanche, on constate également une augmentation de la fréquence à partir de 2006 puisqu’entre 2006 et 2020, il y a 294 mentions de ce modèle soit 79 % des occurrences pour cette période. Pour la presse française, il est plus aisé de commenter un modèle culturel que d’avoir une approche comparée en resituant la Suède dans son ensemble régional.

20 Dans la multiplication des références aux modèles nordiques, que ce soit d’un point de vue régional ou d’un point de vue national, les articles insistent sur la banalisation de ce modèle. Il existe ainsi un déplacement mythologique du modèle suédois vers le modèle nordique qui a été mis à l’encan par les journalistes. Dans l’analyse globale des articles mentionnant le « modèle nordique », les personnalités politiques les plus associées à l’expression sont Emmanuel Macron (23 occurrences), Ségolène Royal (20 références) et François Hollande (15 mentions). Autrement dit, les journalistes ont tendance à reprendre les propos de ces trois personnalités sur le « modèle nordique » alors que pour le « modèle suédois », Emmanuel Macron était davantage cité. Pour ce dernier, la visite d’État au Danemark en août 2018 a été l’occasion d’une série de commentaires sur la perception du « modèle nordique » dans la foulée de ses commentaires sur le modèle suédois délivrés lors de l’été 2017. Un article du 28 août 2018 des Échos est d’ailleurs intitulé « Europe : Macron à la recherche du modèle nordique »61. Dans une interview du 7 juillet 2017, François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France depuis 2015, adressait quelques conseils au nouveau président élu au sujet de la réforme du marché du travail : « Si on le compare au modèle nordique, notre droit du travail protège trop les emplois, mais pas assez les personnes. Et nous faisons trop confiance à des normes complexes et pas assez au dialogue social »62. En d’autres termes, le modèle nordique est identifié à un lexique social

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libéral, où les réformes économiques sont possibles avec une souplesse de la protection sociale et des normes qui sont renégociées entre les partenaires sociaux.

21 L’analyse des titres est également révélatrice de la manière dont le modèle nordique est affiché. Le tableau 4 présente cette fois quelques titres des quotidiens comportant l’expression « modèle nordique ».

Tableau 4 : quelques titres de quotidiens et magazines français mentionnant le modèle nordique

Quotidien Date Titre

Ouest- 19 mars 2007 Dominique Méda : Un modèle efficace, le nordique France

Les Échos 11 octobre 2010 Les lumières du modèle nordique

Le Monde 3 février 2012 La refonte du modèle nordique se prépare en Suède

27 novembre Le Monde Le modèle nordique fait toujours autant rêver l’Europe 2016

Challenges 8 décembre 2016 L’école finlandaise, l’autre modèle nordique à suivre

Le Monde 8 novembre 2018 La face cachée du modèle nordique

Divergence Suède – Norvège : le modèle nordique peut-il Wansquare 22 mai 2019 survivre ?

Nord Éclair 25 août 2019 On vante souvent les modèles nordiques…

Source : recherche réalisée sur Nexis Uni (janvier 2020)

22 Les titres font apparaître tantôt la diversité des modèles nordiques tantôt leurs ressemblances. Mis à part quelques titres plus négatifs portant sur une politique publique spécifique rejetée, les mentions du modèle insistent sur la dimension du renouveau (« refonte »). En revanche, lorsque l’on repère les articles citant le « modèle scandinave », nous recensons 712 occurrences entre 1990 et 2020 avec une fréquence plus élevée à partir de l’année 2005. Nous retrouvons le même classement avec Le Monde, Les Échos, Le Figaro puis des quotidiens comme La Croix (21 occurrences) et des quotidiens régionaux tels que Sud Ouest / Sud Ouest Dimanche (19 mentions), Ouest-France (16 mentions), La Voix du Nord (15 références) et La Montagne (14 références). Ab hinc, l’exemple de la Suède est souvent cité dans les articles affichant le « modèle scandinave ». Dans un article publié dans L’Obs le 8 octobre 2017, l’économiste Philippe Aghion est interviewé et évoque les réformes fiscales de Macron qui s’inspirent du modèle suédois63. Le « modèle suédois » sert ainsi d’étalon justifiant des réformes de profondeur garantissant une protection sociale adaptée. Même s’il existe des références au « modèle danois » et au « modèle finlandais », le « modèle suédois » apparaît à de nombreuses reprises lié à l’invocation du « modèle scandinave »64. Comme l’écrivait Roger de Weck, « on a vanté le modèle japonais, voire le modèle soviétique puis le modèle rhénan avant de s’enthousiasmer pour le modèle suédois, l’américain ou

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le chinois ! En un demi-siècle, tous ces modèles ont été portés aux nues puis délaissés »65.

Conclusion

23 Les usages du « modèle suédois » dans les quotidiens et magazines français révèlent des perceptions qui ont évolué entre 1990 et 2020. Le début des années 1990 est marqué par des références ambivalentes à l’ancien modèle social-démocrate en crise au moment où la Suède s’apprête à entrer dans l’Union européenne. Le modèle suédois incarné par un parti social-démocrate hégémonique disparaît peu à peu des références pour laisser place à un « nouveau modèle suédois » porté sur l’évolution d’un compromis entre l’État-Providence et les forces du marché. Les années 2000 sont un tournant dans la presse française avec la multiplication d’éditoriaux et d’articles de fond traitant des politiques publiques précises66. Les références négatives y sont présentes, mais grosso modo l’image positive de la Suède traverse les grands quotidiens pour mieux faire ressortir la crise sociale et économique de la France au lendemain du référendum de 2005. La campagne présidentielle de 2007 a permis de banaliser les références à ce modèle dans la presse française. Désormais, le modèle suédois est synonyme d’adaptation à une mondialisation heureuse avec un fort système de protection sociale. L’invocation directe du « modèle suédois » est également mobilisée dans les références aux modèles scandinaves et nordiques dans les quotidiens et magazines français. Même si le modèle danois est également largement commenté, c’est le modèle suédois qui demeure au cœur de ces références françaises et qui sert de boussole à la définition du modèle régional. Par extension métaphorique, le modèle nordique semble s’extraire davantage de la référence au modèle suédois dans la presse française. La présente recherche appelle des travaux complémentaires sur la présentation du modèle suédois dans les émissions télévisées et radiophoniques pour avoir une vue d’ensemble sur sa diffusion récente en France. De plus, une comparaison diachronique avec les usages antérieurs de ce modèle dans la presse française serait nécessaire. Il serait également intéressant de comparer les emprunts aux modèles danois, norvégien et finlandais pour pouvoir apprécier la fascination exercée par le modèle scandinave et nordique. In fine, la description d’un modèle ne peut pas se limiter à la mention explicite du terme « modèle », il est donc important de pouvoir aussi analyser dans la presse française les références à la société suédoise pouvant refléter une certaine tendance à l’essentialisation d’un éthos culturel.

NOTES

1. Jenny Andersson, « Qu’est-ce que ce modèle suédois ? Débats constitutifs pour comprendre l’histoire de la social-démocratie suédoise, son modèle et son évolution jusqu’aux élections de septembre 2010 », Histoire@Politique. Politique, culture, société, 13, janvier-avril 2011, p. 161-175. Kasimierz Musial, Roots of the Scandinavian Model: Images of Progress in the Era of Modernisation,

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Baden-Baden, Nomos, 2002. La gauche française a commencé à référencer ce modèle au début des années 1990 à l’instar du PS présentant une motion en 1993 nommant ce modèle (Michel Lecluse, « Motion préparatoire au congrès d’octobre – Réduction du temps de travail, libre-échange : les interrogations des socialistes », Les Échos, 16 juillet 1993, 677 mots). Le journaliste d’origine hongroise, Ferenc Fejtö, avait consacré un chapitre sur « le modèle suédois » dans son analyse complète du réformisme social-démocrate et après avoir eu des entretiens avec Olof Palme. Ferenc Fejtö, La social-démocratie quand même : un demi-siècle d’expériences réformistes, Paris, Laffont, 1980, p. 75. 2. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/11/17/conference-de-presse-bilaterale-d- emmanuel-macron-et-de-stefan-lofven-premier-ministre-suedois (consulté le 15 janvier 2020). 3. Voir l’exemple d’article présentant le modèle à suivre en termes de réformes et de contraintes. « Retraites : une réforme systémique sur le modèle suédois est nécessaire », Économie Matin, 12 décembre 2019, 2078 mots. Voir également Christophe Boutin, « Réforme des retraites : et maintenant ? », La Nouvelle République du Centre Ouest, 7 janvier 2020, 622 mots. 4. Emile Chabal, A Divided Republic, Nation, State and Citizenship in Contemporary France, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 1-6. 5. Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français, Paris, Seuil, 2004. 6. Yohann Aucante, « Den ‘svenska modellen’ i fransk samhällsvetenskap : en översikt », dans Mickaëlle Cedergren, Sylvain Briens (dir.), Médiations interculturelles entre la France et la Suède, Trajectoires et circulations de 1945 à nos jours, Stockholm, Stockholm University Press, 2015, p. 27. 7. Yohann Aucante, op. cit., p. 28. 8. Yohann Aucante, « La chasse au modèle : l’État social suédois en science politique », Raisons politiques, 2002/2, n° 6, p. 119. 9. Il est intéressant de noter que les médiateurs du « modèle suédois » dans ces années sont le plus souvent des journalistes et des militants. Il existe des références dans la presse quotidienne à ce modèle suédois. Andreas Hellenes a montré également le rôle de la diplomatie culturelle suédoise en France dans les efforts de promotion de ce modèle. Andreas Hellenes, « Culture et information. Le Centre culturel suédois et sa création », dans Mickaëlle Cedergren, Sylvain Briens (dir.), Médiations interculturelles entre la France et la Suède, Trajectoires et circulations de 1945 à nos jours, Stockholm, Stockholm University Press, 2015, p. 100. 10. Edgar Morin, « Les maîtres mots », n° 13, Revue du M.A.U.S.S., 3e trimestre, 1991, p. 33. 11. Jenny Andersson, « Qu’est-ce que ce modèle suédois ? Débats constitutifs pour comprendre l’histoire de la social-démocratie suédoise, son modèle et son évolution jusqu’aux élections de septembre 2010 », Histoire@Politique. Politique, culture, société, 13, janvier-avril 2011, p. 168. 12. Christopher S. Browning, Antonio Ferraz de Oliviera, « Introduction : Nation Branding and Competitive Identity in World Politics », Geopolitics, 2017, vol. 22, n° 3, p. 483. 13. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 240. 14. Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 359-360. 15. Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 434. 16. Gilles Vergnon, Le « modèle suédois » : Les gauches françaises et l’impossible social-démocratie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015. 17. Gösta Bagge, Politiska tal, 1936, Anförande i radio den 4 september 1936. Cette référence nous a été communiquée par Nils Edling qui effectue un travail d’histoire conceptuelle autour des métaphores de l’État-providence. Voir Ragnar Björk, Bert Edström, Thomas Lundén, Rudolf Kjellén : geopolitiken och konservatismen, Stockholm, Hjalmarson & Högberg, 2014. Selon Nils Hedling, il existait déjà une panoplie de références à la métaphore du folkhem bien avant Rudolf Kjellén. Henrik Björck, Folkhemsbyggare, Stockholm, Atlantis, 2008. Voir également la thèse d’Andreas Mørkved Hellenes, Fabricating Sweden. Studies of Swedish Public Diplomacy in France from the 1930s to the 1990s, Université d’Oslo, Sciences Po Paris, 2019.

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18. Michel Espagne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences / Lettres, 1, 2013. URL : http://journals.openedition.org/rsl/219 19. Martin Kylhammar, Bland resenärer och kosmopoliter, Stockholm, Carlsson Bokförlag, 2017, p. 24. Martin Kylhammar, « Comment le modèle suédois est né en France. Les récits de voyage en Suède de Serge de Chessin », dans Mickaëlle Cedergren, Sylvain Briens (dir.), Médiations interculturelles entre la France et la Suède, Trajectoires et circulations de 1945 à nos jours, Stockholm, Stockholm University Press, 2015, p. 16-23. 20. Ibid., p. 27. Serge de Chessin, Les Clefs de la Suède, Paris, Hachette, 1935. Jean-François Battail, Régis Boyer, Vincent Fournier, Les sociétés scandinaves de la Réforme à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, 1992. Il faudrait aussi rappeler le message optimiste rapporté par Émile Schreiber dans son ouvrage Heureux Scandinaves publié en 1937. Émile Servan-Schreiber, Heureux Scandinaves, enquête sur les réalisations socialistes au Danemark, en Suède, Norvège et Finlande, Paris, Denoël et Steele, 1937. Voir Yohann Aucante, « Den ‘svenska modellen’ i fransk samhällsvetenskap : en översikt », dans Mickaëlle Cedergren, Sylvain Briens (dir.), Médiations interculturelles entre la France et la Suède, Trajectoires et circulations de 1945 à nos jours, Stockholm, Stockholm University Press, 2015, p. 26. 21. Christian de Caters, Visages de la Suède, Paris, Plon, 1930. 22. Émile Servan-Schreiber, Heureux Scandinaves, enquête sur les réalisations socialistes au Danemark, en Suède, Norvège et Finlande, Paris, Denoël et Steele, 1937. Paul Planus, Patrons et ouvriers en Suède, Paris, Plon, 1938. 23. Martin Kylhammar, Bland resenärer och kosmopoliter, Stockholm, Carlsson Bokförlag, 2017, p. 25. 24. Jean Parent, Le modèle suédois, Paris, Calmann-Lévy, 1970. Voir aussi Gilles Coulombe, « Relations du travail dans le secteur public. Le modèle suédois : mythe ou réalité », Relations industrielles, vol. 31, n. 3, 1976, p. 448-465. 25. Guy de Faramond, Une politique du bien-être, Paris, Seghers, 1972 ; Guy de Faramond, La Suède et la qualité de la vie, Paris, Le Centurion, 1975. Gabriel Ardant, La révolution suédoise, Paris, Robert Laffont, 1976. Guy de Faramond, Claude Glayman, Suède. La Réforme permanente, Paris, Stock, 1977. Voir Yohann Aucante, op. cit., p. 27. La thèse d’Andreas Hellenes est centrée sur cette construction discursive. Andreas Mørkved Hellenes, Fabricating Sweden. Studies of Swedish Public Diplomacy in France from the 1930s to the 1990s, Université d’Oslo, Sciences Po Paris, 2019. 26. Yves Bourdet, « La Suède et les limites de l’État-providence », Revue de l’OFCE, 1988, 25, p. 75-100. Il y a également des publications en français de chercheurs suédois. Lasse Krantz, « L’anthropologie au service du développement international : Un modèle suédois », Anthropologie et Sociétés, vol. 8, n° 3, 1984, p. 79-93. Pour sa part, Élisabeth Elgan s’interroge l’idée d’un modèle suédois fondé sur le dialogue. Elisabeth Elgan, « Le printemps 1968 en Suède », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1988, p. 56-59. 27. Jacques Arnault, Le modèle suédois revisité, Paris, L’Harmattan, 1992. Le témoignage de Jacques Arnault est intéressant car il s’appuyait sur une précédente étude de 1970. Jacques Arnault, Le socialisme suédois, Paris, éditions sociales, 1970. Jacques Arnault, dirigeant communiste, syndicaliste et journaliste à L’Humanité, témoigne de la pénétration de cette fascination dans les milieux communistes. D’autres travaux commencent à s’intéresser à des politiques spécifiques en Suède. Nasr-Eddine Malamane, « Intégration, l’autre ‘modèle suédois’ », Hommes & Migrations, 1992, p. 21-27. 28. On citera ici les travaux de Nathalie Morel. Nathalie Morel, « Le modèle universaliste suédois au prisme du libre choix », Lien social et Politiques, 2011, 66, p. 139-154. Nathalie Morel, « L’État- providence suédois comme modèle social productif », Revue des politiques sociales et familiales, 2013, 112, p. 39-49. Bruno Palier, « De la crise aux réformes de l’État-providence. Le cas français en perspective comparée », Revue française de sociologie, 2002, 43-2, p. 243-275.

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29. Magnus Falkehed, Le modèle suédois : santé, services publics, environnement : ce qui attend les Français, Paris, Payot, 2003. En revanche, dans l’ouvrage d’Alain Lefebvre et de Dominique Méda publié en 2006, le modèle nordique est largement plébiscité dans l’équilibre entre mondialisation économique et protection sociale. Voir Alain Lefebvre, Dominique Méda, Faut-il brûler le modèle social français ?, Paris, Seuil, 2006. 30. Alain Lefebvre, Macron le suédois, Paris, PUF, 2018. 31. Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, 1990, p. 64. 32. Antoine Blanc, Hélène Peton et Frédéric Garcias, « L’analyse lexicométrique des macro discours par les vocabulaires – enjeux théoriques et méthodologiques », Finance Contrôle Stratégie [En ligne], NS-6 | 2019, mis en ligne le 23 mai 2019, consulté le 03 avril 2020. URL : https://journals.openedition.org/fcs/3459 ; DOI : https://doi.org/10.4000/fcs.3459 33. Section étranger, « Le modèle suédois malmené », Le Monde, 17 février 1990, 318 mots. 34. Éric Le Boucher, « La fin du rêve suédois », Le Monde, 14 septembre 1991, 1042 mots. 35. Éric Le Boucher, « Privatisations suédoises », Le Monde, 13 novembre 1991, 600 mots. 36. Françoise Nieto, « L’un des pères du modèle social-démocrate, l’ancien ministre Gunnar Strang, est mort », Le Monde, 10 mars 1992, 292 mots. 37. Rolf Gustavsson, « Le ‘chauvinisme du bien-être’ à l’épreuve en Suède », Le Monde, date, 1023 mots. 38. Jean-Pierre Durand, Christian Berggren (dir.), La fin du modèle suédois, Paris, Syros. 39. Claude Juvenal, « Renault-Volvo : l’alliance de deux cultures ouvrières d’avant-garde », Agence France Presse, 6 septembre 1993, 1339 mots. Sur le périmètre de cette alliance stratégique, voir Desalegn Abraha, Syeda-Masooda Mukhtar, « Strategic Alliance Breakups : the Volvo-Renault lesson », in N. J. Delener, Leonora Fuxman, F. Victor Lu, Susana Rodrigues (eds.), Exploring the possibilities for sustainable future growth in business and technology management, Global Business Technology Association, 2015, p. 1-20. 40. Maurice Snyders, « La Suède en quête d’une crédibilité européenne - La Suède est condamnée à reconstruire son modèle », Les Échos, 27 mars 1995, 1433 mots. 41. Auteur, « La fin du modèle suédois », Le Monde, 7 avril 1995, 171 mots. 42. Alain Debove, « La social-démocratie a retrouvé le pouvoir en Europe du Nord », Le Monde, 7 avril 1995, 2107 mots. 43. Pierre-Alain Furbury, « Protection sociale – Le “modèle suédois” à l’épreuve », Les Échos, 9 novembre 1995, 537 mots. Cette perception du mythe suédois avait été étudiée dans la recherche. Lena Sanders, « L’Europe s’arrête-t-elle à la Baltique ? », Espace géographique, 1990, 19-20, p. 97-104. 44. Jean-Luc Chandelier, « M. Persson appelle à créer un ‘nouveau modèle’ suédois », Agence France Presse, 16 mars 1996, 583 mots. 45. Section Monde, « Le pays où les femmes sont reines », Le Point, 6 avril 1996, 2611 mots. 46. Catherine Leroy, « Les négociations se décentralisent en Suède », Journal, 19 mars 1997, 1600 mots. 47. Cet éditorial de Laurent Dominati dans le Figaro intitulé ironiquement « Le ‘modèle suédois », se fait un plaisir de révéler cette face sombre, le modèle social-démocrate suédois est ainsi comparé au modèle yougoslave. Le Figaro, 15 septembre 1997, 574 mots. 48. Jean-François Bège, Sud Ouest, 12 avril 2000, 361 mots (éditorial). 49. Sébastien Maillard, « La Suède se pose à nouveau en modèle économique et social », La Croix, 13 septembre 2002, 596 mots, p. 8. 50. Jacques Roucourel, « Le modèle suédois fait des envieux partout en Europe », La Tribune, 7 octobre 2002, 589 mots, p. 8. 51. Benjamin Huteau, Jean-Yves Larraufie, Le modèle suédois, un malentendu ? Paris, Presses des Mines, 2009, p. 7.

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52. Anna Stellinger, « La présidence suédoise de l’Union européenne en pleine mutation », Nordiques, n° 23, automne 2010, p. 52. 53. Éditorial, « Climat : le modèle suédois peut-il séduire l’Europe ? », Le Monde, 3 juillet 2009, p. 1 (201 mots). 54. Marion Van Renterghem, « Le Suédois Fredrik Reinfeldt, un libéral en terre sociale- démocrate », Le Monde, 3 juillet 2009, p. 10 (992 mots). 55. Ibid. 56. Les correspondants des grands quotidiens nationaux ont en réalité une importance capitale dans l’utilisation de cette notion de modèle, même si la présentation y est nuancée. Ils jouent le rôle de passeurs pour relayer une image de la Suède et des pays scandinaves et nordiques en France. 57. Pierre de Gasquet, « Il faut nous inspirer du modèle suédois », Le Monde, 3 juillet 2015, 717 mots. 58. Cette démarche vise en réalité à expliciter et à affiner la perception de ce modèle dans la mesure où il existe une grande labilité dans les références au modèle nordique. Voir Robert Cox, « The Path-dependency of an Idea: Why Scandinavian Welfare States Remain Distinct, Social policy and administration », Social policy and Administration, 2004, vol. 38, 2, p. 204-219. 59. Olivier Truc, « Des modèles nordiques soumis à rude épreuve », Le Monde, 15 avril 2012, p. 5 (844 mots). 60. Ibid. 61. Jacques Hubert-Rodier, « Europe : Macron à la recherche du modèle nordique », Les Échos, 28 août 2018, 656 mots. La visite d’État du Président Macron avait largement été demandée par l’ancien ambassadeur de France au Danemark, François Zimeray, qui voyait dans le Danemark un modèle recherché par la France. Voir l’article Antoine Jacob, « Le Danemark, un pays modèle en plein questionnement », La Croix, 17 février 2016. 62. Propos recueillis par Marie Charrel et Véronique Chocron, « Je ne crois pas à la France bloquée », Le Monde, 7 juillet 2017, p. 4, 1404 mots. 63. Sophie Fay, « La théorie du ruissellement est une fable, pas le modèle scandinave! », L’Obs, 8 octobre 2017, 1283 mots. 64. Dans la base de données Nexis Uni, le « modèle danois » apparaît à 774 plusieurs reprises avec un pic entre les attentats de Copenhague en 2015 et la visite du Président Macron à l’été 2018. Le « modèle finlandais » est mentionné quant à lui à 261 reprises dans les quotidiens français à partir de 1997 ; ce dernier est moins appréhendé globalement, il est évoqué selon des politiques publiques précises (éducation, nucléaire…). La notion de « modèle finnois » n’apparaît qu’une fois dans un article du Sud Ouest datant du 27 novembre 2007. 65. Roger de Weck, Les Échos, 10 janvier 2007, n° 19832, p. 1. 66. Benjamin Huteau, Jean-Yves Larraufie, Le modèle suédois, un malentendu ? Paris, Presses des Mines, 2009, p. 13.

RÉSUMÉS

L’objectif de l’article est de montrer comment les références au modèle suédois ont été mobilisées ces dernières années dans la presse française. Ainsi, au-delà du discours politique, les analyses journalistiques des mentions du modèle suédois depuis les années 1990 dans les

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quotidiens et magazines français permettent de comprendre la manière dont le grand public s’est intéressé à la situation des pays scandinaves et nordiques. Les grands quotidiens multiplient ces mentions à partir du début des années 2000 sur fond de découverte du « nouveau modèle suédois ». Si des critiques de ce modèle se glissent dans l’appréciation de certaines politiques publiques spécifiques, le modèle est valorisé globalement sous son aspect fonctionnaliste et pragmatique.

The aim of the article is to show how references to the Swedish model in the French press have been used in the recent. Beyond political discourse, the analysis of these references since the 1990s in French newspapers and magazines help to understand the way a broader public has begun to get interested in the situation of Scandinavian and Nordic countries. The daily newspapers have multiplied these mentions from the beginning of 2000 when they adhered to the emergence of a « new Swedish model ». If critics of this model appear in the appreciation of some specific public policies, the model is on the whole perceived under its functionalist and pragmatic aspect.

INDEX

Mots-clés : modèle suédois, mythologie, presse française, imaginaire, réformes économiques Keywords : Swedish model, liberal narative, French press, mythology, imaginary

AUTEUR

CHRISTOPHE PREMAT maître de conférences, Université de Stockholm

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Comptes-rendus

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Erik Poppe, Utøya 22 juillet Film norvégien, 2018

Harri Veivo

RÉFÉRENCE

Erik Poppe, Utøya 22 juillet, film norvégien, 2018

1 Le spectateur qui entrait dans une salle de cinéma en 2019 pour voir Utøya 22 juillet ne savait pas forcément ce qui l’attendait. Le film de Erik Poppe est un objet hybride : œuvre d’art, participation à une discussion sociétale, travail pour surmonter un traumatisme collectif, et message politique. Il s’adresse à un public international et fut en effet sélectionné au festival de Berlin. En même temps, il est inextricablement lié au contexte norvégien. Réussir sur tous ces fronts est un exercice difficile. Utøya 22 juillet, pourtant qualifié de chef-d’œuvre en Norvège1, n’arrive pas à atteindre son but, mais son échec donne matière à réflexion.

2 Un film de 93 minutes montré dans une salle de cinéma, aussi réel et terrible que soit son sujet, ne peut pas échapper à son statut d’objet poétique, si l’on entend « poétique » dans le sens étymologique, dérivé de poiésis, c’est-à-dire relevant d’un travail de création qui implique des choix. Il faut regarder Utøya 22 juillet d’abord comme un film, comme n’importe quel film, même s’il est également autre. Pour raconter l’acte terroriste meurtrier – 69 victimes – perpétué par Anders Behring Breivik contre le camp d’été de la Ligue des jeunes travaillistes (Arbeidernes ungdomsfylking) le 22 juillet 2011, Poppe a créé une narration qui met le spectateur à la place des victimes. La première séquence montre, à l’aide de matériel documentaire provenant pour partie des caméras de surveillance, l’attentat à la bombe dans le quartier administratif du centre-ville d’Oslo qui a précédé la tuerie d’Utøya et causé la mort de 8 personnes. La violence est captée dans un clip qui montre l’effet de blast dans ce qui semble être une supérette, mais le regard reste éloigné. Commence alors un long plan-séquence qui ramène le spectateur sur l’île et parmi les victimes. On découvre un groupe de jeunes à travers un champ de vision et une bande sonore qui créent une illusion de participation. Dans la première scène, le personnage central du film, Kaja

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(Andrea Berntzen), une jeune femme de 19 ans, regarde directement le spectateur et lui parle. Nous la suivrons ensuite jusqu’à la fin du film, courant, fuyant, se cachant désespérément, à travers une caméra qui adopte intégralement la position d’un personnage de l’histoire. La séquence dure le temps de l’attentat, 72 minutes, et le nombre de tirs est, lui aussi, le même que dans la réalité.

3 À partir de ces choix fondamentaux, le film construit un récit visuel rythmé : les moments où l’on fuit alternent avec les moments où l’on reste caché, de même que les moments de solitude alternent avec les moments où l’on est ensemble ; quelques plans rapprochés sur des détails et vues plus ouverts sur l’espace offrent un contrepoids au champ de vision restreint au point de vue d’un personnage. La narration réussit à maintenir une dynamique efficace : l’action et l’inertie s’alternent, les dialogues succèdent à des silences interrompus uniquement par les tirs. Le récit montre comment les jeunes basculent de l’incrédulité et du déni au désespoir. Les éléments sont savamment organisés : le groupe initial est dispersé, puis les jeunes se retrouvent à deux ou à trois dans des scènes qui permettent de verbaliser le vécu et réaffirmer les liens qui les unissent. Le thème qui domine – à part la terreur et la souffrance des victimes – est la série des choix éthiques entre différentes formes de loyauté que Kaja doit assumer : leader naturel, elle a la capacité d’aider, diriger et consoler les autres, mais elle se sent aussi responsable de sa petite sœur Emilie (Elli Rhiannon Müller Osbourne) qui reste introuvable dans le chaos. Malgré son impossibilité à répondre à toutes les sollicitations, ses choix témoignent de la compassion et de la solidarité. On dit facilement que les situations d’exception montrent la vérité de l’être humain qui serait son égoïsme fondamental. Ce n’est pas vrai : confronté à l’extrême, il est aussi capable de l’altruisme. Les récits de survivants sur lesquels le film se fonde le prouvent amplement2.

4 La première réplique du film est « Vous n’allez jamais comprendre ». Kaja le prononce en regardant le spectateur droit dans les yeux. Ensuite, elle se détourne de la caméra et l’on comprend qu’elle est train de parler à ses parents. Ce moment initial de contact qui entame le récit sur le massacre est essentiel pour saisir comment le film participe à la discussion sociétale sur l’attentat en Norvège. Dans le regard de Kaja, il y a une sollicitation à maintenir la relation qui vient d’être créée, de suivre la jeune femme, d’entrer dans son monde ; et dans ses paroles, il y a un constat d’une distance infranchissable, d’une incapacité fondamentale de comprendre. En donnant ainsi la voix aux victimes et en construisant entre elles et le spectateur une relation qui repose sur l’impossible crête entre participation et extériorité, le film de Poppe présente une contribution essentielle à la discussion norvégienne sur l’événement. Selon Sindre Bangstad, les médias et la recherche ont placé le terroriste au centre des récits qu’ils ont constitués sur l’attentat, essayant d’expliquer l’inexplicable par la mégalomanie et le narcissisme de Breivik ; les victimes et les survivants ont été destitués du droit sur la narration qui les concerne cependant en premier lieu, alors que certains d’entre eux reçoivent toujours des menaces sur les réseaux sociaux à cause de leur engagement politique3. Utøya 22 juillet plonge le spectateur dans la durée de l’événement, dans le désarroi et la peur, « comme si » l’on y était, tout en soulignant la distance qui sépare le public et les acteurs de l’expérience des victimes. Prétendre reconstituer le vécu des victimes serait indigne, tant la violence dont elles ont été l’objet reste incompréhensible à ceux qui ne l’ont pas éprouvé (et aux victimes elles-

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mêmes aussi, mais d’une manière fondamentalement autre). Pourtant, il faut que leurs récits puissent exister et que leurs voix se faire entendre, et c’est le cas dans ce film.

5 Un traumatisme collectif est causé par un événement qui menace l’existence du groupe et qui dépasse ses moyens de compréhension cognitive et émotionnelle. Le traumatisme résiste à l’explication. Il nécessite un travail d’interprétation qui s’inscrit dans la longue durée pour être intégré dans le réseau de significations, de récits et de valeurs qui former la communauté. Le double attentat du 22 juillet 2011 a constitué un tel événement pour la société norvégienne. Dans le film, l’expérience de la terreur, vécue individuellement, est reliée aux institutions qui sont vitales pour la communauté. Le terroriste s’était déguisé en policier, ce qui crée, chez les victimes, quand ils croient être chassés par les forces de l’ordre, un effondrement de la foi en l’institution même qui est censée garantir leur intégrité. Impitoyablement, le film montre aussi l’incapacité de l’autre institution essentielle, la famille, d’assurer la sécurité. Les parents que les jeunes appellent avec leurs portables ne répondent pas ou ne saisissent pas ce qui arrive à leurs enfants. L’ubiquité des liens familiaux créée par les téléphones portables et l’inutilité de ces mêmes liens virtuels face aux menaces réelles est d’ailleurs un élément qui caractérise l’expérience de la violence et de la sécurité aujourd’hui.

6 En montrant comment la violence casse le lien entre l’individu et la société et laisse les jeunes seuls face au terroriste, le film de Poppe confronte le spectateur avec l’expérience traumatisante en train de se produire et participe ainsi d’une manière singulière au travail commun pour la surmonter. Plusieurs auteurs ont déjà choisi de traiter le sujet, mais souvent d’une manière oblique, à travers des personnages et à l’aide de techniques qui maintiennent une distance vis-à-vis des victimes. C’est le cas par exemple du roman Velkommen til oss (20144) de Eivind Hofstad Evjemo qui décrit les effets de l’attentat du point de vue des voisins d’une famille qui a perdu un enfant ; de même, la série 22. Juli (2020) de Sara Johnsen et Pål Sletaune aborde le drame d’Utøya à travers des personnages qui sont confrontés à l’événement du fait de leur profession, et non pas comme victimes. Le film Rekonstruktion Utøya (2019) du suédois Carl Javér offre bien la voix aux survivants, mais il le fait par le biais d’une reconstruction de l’événement a posteriori et non pas dans le présent de l’action comme dans le film de Poppe.

7 La difficulté du travail sur le trauma collectif s’est révélée au grand jour quand a éclaté la controverse autour du mémorial de l’attentat. La commission en charge du projet voulait une œuvre, qui « recréerait le trauma et les valeurs auxquelles [les Norvégiens] croient » au lieu de « figer le temps »5. Le mémorial était censé confronter la société avec l’attentat et l’engager dans une négociation sur l’identité et l’avenir du pays. Le choix initial du lieu – non pas sur l’île que le parti voulait continuer à utiliser pour les stages, mais dans une commune voisine non directement affectée par l’événement – a cependant été perçu comme un déplacement du trauma hors de son périmètre réel. Les détracteurs du projet ont ressenti que le mémorial chercherait à compenser le manque d’attachement territorial par une simulation esthétique douteuse. Ils ont exprimé également leur inquiétude de voir la commune devenir une destination de tourisme de la terreur suite à une intrusion du pouvoir étatique (le projet de mémorial national porté par l’État) au niveau local. La controverse s’est alimentée d’arguments géographiques, esthétiques, économiques et poétiques, montrant ainsi non seulement comment le travail sur un trauma collectif engage toute la société, mais aussi comment

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il évolue dans le temps. Le projet a été finalement abandonné, l’esprit de solidarité nationale que l’attentat avait créé se révélant insuffisant pour surmonter ces désaccords6. Par contre, le sort du café de l’île où plusieurs victimes ont été tuées a été négocié avec succès. La décision initiale de démanteler le bâtiment, devenu porteur de l’horreur de l’attentat, a été perçue par certains parents comme l’effacement du dernier lien qui leur restait à leur enfant disparu. La discussion a abouti à une modification du projet initial : aujourd’hui, le café est préservé et intégré à l’architecture du nouveau bâtiment construit au même emplacement7. Un épisode dans le film représente le désarroi et la panique des jeunes piégés dans le café.

8 Un aspect important du traitement du trauma par le film est la reconnaissance de l’existence d’une violence avant même que l’attentat n’ait lieu. Les Norvégiens et les habitants des pays nordiques en général se laissent facilement bercer par la présupposition d’un exceptionnalisme nordique : le mal qui existe ailleurs ne pourrait pas avoir lieu « chez nous ». Corollairement, ce que les Nordiques font hors de leur sol ne pourrait pas avoir de conséquences dans leurs propres pays, comme si le monde globalisé ne fonctionnait qu’en sens unique. La Norvège a cependant une longue histoire de terrorisme et elle a été impliquée dans des guerres sur le sol étranger8. Les jeunes du film semblent ignorer le premier fait, mais ils sont conscients du second. Lorsqu’ils apprennent qu’un attentat a eu lieu à Oslo, la participation de la Norvège à la FIAS en Afghanistan et l’Al-Qaïda sont les premiers éléments qu’ils évoquent pour tenter de comprendre l’événement.

9 La vraie nature de l’engagement de leur pays au Moyen-Orient – les jeunes ne sont pas d’accord s’il s’agit de guerre ou de maintien de paix – est un des rares contextes politiques que le film de Poppe évoque explicitement. En participant au travail sur le trauma collectif qui a profondément ébranlé les fondements même de la société norvégienne, Utøya 22 juillet ne peut cependant pas occulter une dimension politique plus fondamentale. « La politique apparaît dans l’espace entre-les hommes9 », comme l’écrit Hannah Arendt, et le medium cinématographique se situe en effet littéralement entre les membres d’une communauté. Le film revendique cette dimension en insérant après le générique de fin un court texte qui affirme que « l’extrême droite connaît aujourd’hui une poussée en Europe et dans l’ensemble du monde occidental. L’image de l’ennemi à abattre [dans l’original : The terrorist’s concept of who the enemy is] est plus que jamais vivace et continuer à se répandre. » Plus loin, un autre texte précise qu’à la base du film réside « une vérité », mais que « d’autres peuvent exister ». Le film prétend ainsi dénoncer un danger politique grandissant et admettre l’existence d’une multitude de perceptions véridiques du sujet dont il traite, tout en choisissant de n’en défendre qu’une seule. On peut se demander si cette équation est possible.

10 La micro-société des jeunes d’Utøya, telle que le film la construit, regroupe des profils variés : il y a Kaja le leader naturel qui rêve de carrière politique ; sa sœur Emilie, une adolescente insouciante et boudeuse ; Magnus (Alexander Holmen) qui est venu au camp pour draguer, mais qui se considère comme un loser ; Issa (Sarosh Sadat) le jeune réfugié d’origine afghane qui, grâce à son expérience des conflits armés, reconnaît les tirs alors que les autres croient entendre des pétards ; et d’autres encore, jeunes adultes et enfants, Norvégiens « ethniques » – une catégorie utilisée par le film pour qualifier Breivik – et autres ; une diversité. La tolérance est la valeur qui réunit ces personnes. Elle est affirmée par une banderole contre le racisme qui apparaît dans une scène, une des occasions où le film prend ouvertement position. Les jeunes du film constituent une

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microsociété où les différences éthiques ou confessionnelles sont assimilées dans un cadre fédérateur laïque et typiquement norvégien qui tend à les effacer de la sphère publique. Il n’y a aucune référence à une religion dans le film. La diversité devient ici même un facteur de résilience quand Issa, grâce son expérience en Afghanistan, comprend le premier la gravité de la situation.

11 En même temps, Poppe a choisi de ne rendre présent le terroriste dans son film que par le son des tirs et trois scènes brèves où on le voit sous la forme d’une figure fantomatique sans traits personnels. Le film ne dit rien de ses motivations, alors que le manifeste qu’il a mis en ligne avant son passage à l’acte, intitulé 2083 – A European Declaration of Independence (publié sous le nom anglicisé Andrew Brewick), montre qu’il s’était doté de la tâche de lutter par le terrorisme contre ce qu’il percevait être l’islamisation de l’Europe. The terrorist’s concept of who the enemy is est un amalgame délirant construit à partir de vraies et de fausses donnés statistiques sur l’immigration et l’évolution démographique des sociétés occidentales, des théories complotistes, des récits historiques instrumentalisés, et des menaces purement imaginaires. On ne voit rien de cela dans Utøya 22 juillet. Le terrorisme est sans visage, sans pensées et sans histoire, comme repoussé hors de la société.

12 En construisant une image en noir et blanc qui confronte une jeunesse exemplaire à un tueur anonyme, le film occulte une question essentielle : comment le repli identitaire typique à l’extrême droite nourrit la haine de la société tolérante, égalitaire et ouverte ? Utøya 22 juillet ne permet pas d’appréhender la logique, l’imaginaire, la politique, les valeurs, la vision de la société et les autres facteurs sociaux ou individuels qui nourrissent ce processus meurtrier. De plus, il nous montre la menace de la violence d’extrême droite – et du terrorisme en général – comme quelque chose de radicalement étranger et incompréhensible, alors qu’il s’agit de personnes qui vivent parmi nous, qui sont semblables à nous. Dans sa promotion d’une identité norvégienne et occidentale pensée en termes essentialistes et fondée sur une version sécularisée du Christianisme qui serait inévitablement opposé à un Islam prétendument inconciliable avec la démocratie et l’égalité, le manifeste de Breivik s’apparente en fait à la politique du parti d’extrême droite norvégien Fremskrittspartiet (dont il a été membre pendant plusieurs années) et de ses homologues nordiques et européens, comme Frédérique Harry l’a noté10. Le combat politique et éthique pour une meilleure société ne se joue pas entre les deux pôles extrêmes que le film de Poppe montre, mais dans la zone grise de notre vie quotidienne.

13 Les choix poétiques du film sont réussis en termes cinématographiques. Il apporte une importante contribution au travail collectif sur le trauma. Ce qui est gagné dans ces domaines est perdu ailleurs. Utøya 22 juillet oublie la vérité qui est peut-être la plus difficile à supporter et échoue ainsi à délivrer un message politique convaincant et utile.

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NOTES

1. Birger Vestmo, « Utøya 22 juli. Intet mindre en ett mesterverk », Filmpolitiet 18 mars 2018, en ligne à https://p3.no/filmpolitiet/2018/02/utoya-22-juli/. Consulté le 20 mai 2020. 2. Ces récits se trouvent aussi dans En av oss. En fortelling om Norge de Åsne Seierstad, une narration et analyse de la vie de Breivik et de trois victimes. Åsne Seierstad, En av oss. En fortelling om Norge de, Oslo, Kagge, 2013. 3. Sindre Bangstad, « Don’t look now. Can Norway reckon with the reality of right-wing extremists? », World Policy Journal, vol. 35, n° 2, 2018, p. 34-40. Sur les menaces, voir « De overlevde Utøya », Aftenposten, 19 juillet 2018 ; « Tarjei, 26, sköts på Utøya – nu dödshotas han », Expressen, 22 juillet 2018. 4. Trad. française. Vous n’êtes pas venus au monde pour rester seuls, trad. par Terje Sinding, Paris, Grasset, 2017. 5. Jørn Mortensen, conseiller artistique du concours sur le mémorial, cité dans Charlotte Hath- Kelly, « Memory Wound: architectural controversies in Norway after the July 22 attacks », Ethnologie française, n° 179, 1/2019, p. 122. Disponible en ligne à https://www.cairn.info/revue- ethnologie-francaise-2019-1-page-119.htm. Consulté le 7 février 2019. 6. Sur l’évolution du climat d’opinion, voir Dag Wollebæk, Bernard Enjolras, Kari Steen-Johnsen and Guro Ødegård, « After Utøya: How a High-Trust Society Reacts to Terror—Trust and Civic Engagement in the Aftermath of July 22 », PS: Political Science and Politics, vol. 45, n° 1, 2012, p. 32-37. Accessible à https://www.jstor.org/stable/41412718? seq=1#metadata_info_tab_contents. Consulté le 23 avril 2020. 7 Voir Charlotte Hath-Kelly, « Memory Wound », op. cit. Sur le vécu des parents, voir aussi l’étude sur le rôle des média par Kari Dygerov, Pål Kristensen et Atle Dyregrov, « Etterlattes opplevelser av medienes rapportering etter Utøya-terroren », Norsk medietidsskrift, vol. 23, n° 3, 2016, https://www.idunn.no/nmt/2016/03/ etterlattes_opplevelser_av_medienes_rapportering_etter_utoey, https://doi.org/10.18261/issn. 0805-9535-2016-03-03. Consulté le 23 avril 2020. 7. Voir Charlotte Hath-Kelly, « Memory Wound », op. cit. Sur le vécu des parents, voir aussi l’étude sur le rôle des média par Kari Dygerov, Pål Kristensen et Atle Dyregrov, « Etterlattes opplevelser av medienes rapportering etter Utøya- terroren », Norsk medietidsskrift, vol. 23, n° 3, 2016, https://www.idunn.no/nmt/2016/03/ etterlattes_opplevelser_av_medienes_rapportering_etter_utoey, https://doi.org/10.18261/issn. 0805-9535-2016-03-03. Consulté le 23 avril 2020. 8. Voir Franck Orban, « Avant et après le Vingt-deux Juillet : quatre décennies de menace terroriste en Norvège », Revue d’histoire nordique, n° 18, 2014, p. 199-233. 9. Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, trad. Carole Widmaier et al., Paris, Seuil, coll. « Points », 2014, p. 170. 10. Frédérique Harry, « Discourses on Religion and Identity in Norway: Right-Wing Radicalism and AntiImmigration Parties », dans Ergan Toğuşlu et al. (éds), New Multicultural Identities in Europe, Leuven, Leuven University Press, 2014, p. 161-170.

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AUTEURS

HARRI VEIVO EA 4254 ERLIS, département d’études nordiques, université de Caen Normandie

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Andreas Malm, Comment saboter un pipeline La fabrique 2020

Thierry Maricourt

RÉFÉRENCE

Andreas Malm, Comment saboter un pipeline (How to blow up a pipeline, 2020), trad. de l’anglais Étienne Dobenesque, La Fabrique, 2020

1 À la différence des nombreux combats s’étalant sur le dernier siècle qu’Andreas Malm (né en 1977 et auteur d’un autre essai, L’Anthropocène contre l’histoire, La Fabrique, 2017) cite dans Comment saboter un pipeline et qui ont posé la question, à un moment ou à un autre, de l’emploi stratégique de la violence ou de la non-violence (apartheid en Afrique du Sud, droits des Afro-Américains aux USA, départs des colons britanniques de l’Inde, etc.), il est difficile, aujourd’hui, de nommer un responsable unique dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cela explique sans doute l’absence de véritable succès du mouvement écologiste et ce, malgré les innombrables et puissantes manifestations de ces récentes années – puisque nous serions tous coupables, car tous consommateurs, serait-ce à notre corps défendant, d’une énergie issue en grande partie de sources non renouvelables, contre qui s’élever ? Sinon l’affreux capitalisme, source de tous nos maux – comme on le sait –, mais ce n’est même pas certain, puisque des États prétendument communistes n’ont pas hésité à ravager leur territoire et celui d’autres pays au nom du productivisme industriel et de la consommation (URSS et bloc de l’Est, hier, Chine, de nos jours, etc.). Plus que le capitalisme, c’est donc l’industrialisation du monde, garante annoncée d’un mieux-être généralisé (production de masse de biens de consommation courante, du grille-pain à la tondeuse autotractée, du smartphone à l’appartement climatisé), qui est cause du désastre en cours. Industrialisation et capitalisme sont liés, certes, et à propos des pays dits communistes, on a pu parler avec raison de capitalisme d’État. États capitalistes et États dits communistes, tous de vouer le même culte à la productivité – le consumérisme, cette propension à consommer, selon

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le dictionnaire, avec l’idée de consumer, c’est-à-dire de s’adonner à ce qui se résume à une politique de la terre brûlée.

2 Il nous semble ainsi qu’il manque une dimension dans le passionnant essai d’Andreas Malm, maître de conférences en géographie humaine en Suède et militant pour le climat : le pourquoi de la constante opposition meurtrière entre l’être humain et la nature. Ce contexte qui à l’origine est le sien, qui est peut-être toujours le sien, et qu’il n’a cesse de modeler et de remodeler jusqu’à le détruire. Hormis les peintures rupestres, les plus anciennes traces que l’homme a laissées de son passage au cours de son histoire-préhistoire sont des blessures infligées à la nature : surfaces gigantesques déboisées, paysages arasés, villes écartelées, construction de bâtiments et de monuments démesurés (pyramides, églises, mosquées, temples, basiliques, etc., et autres édifices mégalomaniaques), ouvrages d’art (ponts, barrages...) ayant bouleversé des écosystèmes entiers, routes à foison... (Le maillage routier de plus en plus dense atteint aujourd’hui les zones les plus reculées de la planète et contribue grandement à l’extinction des espèces.) Citons également les sites industriels, les centrales nucléaires, l’extension urbaine démentielle, etc. Ce mépris manifesté par l’homme pour la faune et la flore ne remonte pas à une époque déterminée, il se retrouve dans les âges les plus anciens, dès les tout premiers temps de l’agriculture.1 Et ce mépris explique peut-être pourquoi la nature n’est, n’a jamais été et ne sera jamais (sauf rupture radicale future dans l’intellect) considérée que comme un terrain de jeu pour les êtres humains, et non comme une composante essentielle de son développement.

3 Dès lors, la problématique au centre de ce livre, Comment saboter un pipeline (sans point d’interrogation) – convient-il de préconiser, ou non, la violence pour s’opposer à l’usage des combustibles d’origine fossile –, paraît presque secondaire. Oui, bien sûr, pourrait-on répondre, à l’instar de l’auteur, puisque la violence, tout comme la non- violence, ne sauraient être des valeurs en soi, mais uniquement des éléments stratégiques d’un affrontement général. Hitler plus puissant que jamais, fallait-il réclamer « la paix à tout prix » (comme si y exercèrent le philosophe Félicien Challaye, qui deviendra un partisan du régime de Vichy, et un certain nombre de pacifistes pour lesquels mieux valait « la paix désarmée face à Hitler » que la guerre) et se retrouver désarmé totalement, moralement parlant ? Autrement dit, désarmé, au premier degré, face à des hommes pour lesquels la violence n’était pas un souci – plutôt une façon de régner en instaurant la peur absolue – donc quelque chose de positif, selon eux, eu égard à l’objectif, ce que les pacifistes ont toujours eu du mal à comprendre.

4 Si, la réponse, Andreas Malm la donne dès les premières pages de son livre, il compare ensuite, estimons-nous, des situations qui ne sont pas vraiment comparables. Alors que les publications sur les questions écologiques fleurissent, elles omettent très souvent la question fondamentale du pouvoir (la catastrophe climatique en cours est pourtant le résultat d’un pouvoir exercé par une classe sociale, celle des nantis, tant d’études le démontrent, notons en France les travaux, parmi d’autres, du couple Michel Pinçon- Monique Pinçon Charlot), comme si chaque individu détenait la même part de responsabilité et accusant le conducteur d’une vieille voiture diesel au même titre que le directeur de l’usine automobile ou les actionnaires – qui eux ont fait le choix du diesel par souci de rentabilité, c’est-à-dire d’accroissement des gains. Songeons, ce n’est qu’un exemple, au Mouvement Colibris et à tous ces auteurs de livres gentillets qui nous vantent l’adéquation entre la préservation de la nature et le bien-être individuel. Et la lutte des classes ? Définitivement reléguée dans les poubelles de l’histoire ? Malm,

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lui, essaie de mettre les points sur les « i », et c’est tant mieux. « Il y a une corrélation très étroite entre le revenu et la richesse d’un côté et les émissions de CO2 de l’autre. » Il ajoute : « Il ne fait aucun doute que les classes dirigeantes sont foncièrement incapables de répondre à la catastrophe autrement qu’en la précipitant. »

5 Les travaux du Français Jacques Sémelin sur la « résistance civile », ces différentes façons de répondre à l’oppression, même s’ils datent quelque peu pour certains et ne concernent pas directement la lutte contre le changement climatique, peuvent être lus en parallèle, mais bizarrement (souci de maîtrise de la langue française peut-être ?), Malm ne les mentionne pas. Sans viser à l’exhaustivité, ils recensent divers moyens de combattre une oppression, montrant, non leur opposition, mais leur complémentarité. La question du pouvoir incite à dépasser un élément aujourd’hui de principe, quasi religieux, brandi par une organisation comme Extinction Rebellion – XR, contre lequel s’insurge Malm. Dans le même ordre d’idées, rappelons le « paradoxe de la tolérance » énoncé en son temps par Karl Popper : une société tolérante doit-elle tolérer l’intolérance ? Aussi paradoxal que cela paraisse, répond le philosophe autrichien, défendre la tolérance nécessite de ne pas tolérer l’intolérance. C’était, il y a bien longtemps, le pourquoi de la création d’une revue appelée Article 31 : défendre la démocratie en dénonçant les ennemis de cette démocratie (savoir si la démocratie est le meilleur système politique relève d’un autre débat), en l’occurrence, ici, l’extrême droite. Il en va de même avec le respect de la nature. La non-violence nécessite l’emploi éventuel de la violence pour pouvoir être affirmée. L’apparent paradoxe n’est qu’une règle de survie. C’est ce qu’Andreas Malm vient rappeler fort à propos, en évoquant d’une part le mouvement du Général Ludd (on ne sait si ce personnage a réellement existé, mais il a fait des émules) de la fin du XVIIIe et du début du XIXe en Grande- Bretagne, et appelant à des actions de sabotage ciblées et massives, et d’autre part, le mouvement des suffragettes, en Grande-Bretagne également, au tournant des XIXe et XXe siècles. Il ne s’agit alors pas de « terrorisme », observe-t-il, qui frappe aveuglément et ne s’en prend pas qu’aux biens, mais de « vandalisme », ou, plus justement, de « sabotage », mot que le mouvement ouvrier s’était assez brièvement approprié (pensons à Pouget) avant, hélas, de le juger offensant. Les écologistes officiels, élus ou souhaitant l’être, devraient se féliciter, note Malm, non sans une certaine perfidie, de « l’influence bénéfique d’un flanc radical »– en s’empressant de le dénoncer, bien entendu, pour rester crédibles face à leurs interlocuteurs, les gens de pouvoir. Distinction sémantique d’une importance extrême, car les nantis (pollueurs, militaires, actionnaires, chefs de tout ordre) ont vite fait d’imposer à leurs ennemis des étiquettes infamantes afin de les réduire plus facilement au silence.

6 Nos quelques réserves énoncées doivent donc surtout donner à penser combien, ce livre est un outil pour ne plus stagner dans la lutte écologique. « ...La résistance est la voie de la survie par tous les temps », conclut Andreas Malm. À lire avec l’excellent roman Le Zoo de Mengele du Norvégien Gert Nygårdshaug (paru il y a quelques années, mais plus que jamais d’actualité !), avant, enfin, de passer aux travaux pratiques…

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NOTES

1. Cet argument est par ailleurs souligné par Karin Bojs, concitoyenne d’Andreas Malm, dans Ma grande famille, Les Arènes, 2020, un riche essai sur les étapes du peuplement de l’Europe.

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