La techno, l’un des genres fondateurs de la scène électronique JEAN-YVES LELOUP actuelle, est née au croisement des années quatre-vingt et quatre- vingt-dix. Dédiée au dancefloor, puissante, martelée, aux timbres futuristes et industriels, elle possède aussi une face plus mélodieuse et mélancolique et ce, dès son émergence à Détroit, parmi une communauté de musiciens noirs américains visionnaires. L’auteur s’attarde d’abord à définir le genre, questionner son esthé- TECHNO 100 tique, son imaginaire et son histoire, dont les premières ébauches CLASSIQUES, HITS ET RARETÉS remontent aux années soixante-dix, chez des artistes comme , , Front 242 ou Man Parrish. Par la suite, il dresse la liste de cent disques essentiels, qu’il s’agisse de tubes historiques (signés Richie Hawtin, Underworld, Laurent Garnier, Daft Punk, Slam ou Aphex Twin), de maxis emblématiques qui ont marqué l’âge d’or des années quatre-vingt-dix (Dave Clarke,

Green Velvet, Maurizio), de titres parfois méconnus issus de la LELOUP JEAN-YVES période plus underground des années deux mille (avec Âme, Ellen Allien ou Nathan Fake) et le formidable renouveau actuel d’un genre (avec Steffi, Rone ou Recondite) qui depuis le début des années deux . mille dix, n’a jamais compté autant d’adeptes.

Auteur, journaliste, DJ et artiste sonore français, Jean-Yves Leloup a suivi l’évolution de la musique électronique depuis son émergence en Europe à la fin des années quatre-vingt. Témoin privilégié de l’évolution de la scène électronique, il s’intéresse parallèlement à l’art contemporain et aux technologies numériques. Au mot et le reste, il a publié aussi Digital Magma, Musique Non Stop et Electrosound. TECHNO 100 TECHNO Collection publiée avec le concours de la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Prix : 20 euros M ISBN : 978-2-36054-471-4 — LE MOT ET LE RESTE R

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JEAN-YVES LELOUP

TECHNO 100 classiques, hits et raretés

le mot et le reste 2018

LA MUSIQUE DU FUTUR RÈGNE SUR LA POP CULTURE

Depuis 2010, la musique électronique figure parmi les phénomènes les plus populaires auprès de la jeunesse mondiale. Celle que l’on nomme grossièrement l’electro, fait danser la planète, la middle class américaine comme les branchés de Paris, Berlin, Mexico ou Buenos Aires, les ados des ghettos africains comme les tribus des free parties, la jeunesse post-révolutionnaire de Tunis comme les jeunes gays de Kiev ou Tbilissi.

Parmi ses multiples courants, la techno constitue avec la house l’un de ses piliers, voire l’un de ses modèles ou l’une de ses matrices. Dotée d’une aura futuriste, incarnant depuis la décennie quatre- vingt-dix l’avènement d’une nouvelle culture technologique et vitaliste, la techno a étrangement réussi à traverser les époques et à sonner encore de façon neuve aux oreilles des jeunes générations qui la découvrent aujourd’hui, tout en restant fidèle à son essence, ou à ses principes fondateurs.

On a coutume d’affirmer que la techno naît à la fin des années quatre-vingt, dans la ville de Détroit, à travers les productions d’une poignée de musiciens électroniques et de DJs noirs améri- cains. C’est en partie vrai. Mais, au-delà du fait que la question de la « naissance » ou de l’apparition d’un courant de la musique populaire peut faire débat, il paraît plus juste de dire que la techno établit définitivement son esthétique au croisement des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix à la fois en Europe et aux États- Unis, à travers un dialogue et une influence réciproque entre les musiciens et les DJs des deux continents. La techno se développe à cette époque dans les villes de Détroit, de New York et, dans une moindre mesure, de Chicago. Ainsi qu’en Europe à Berlin, à Londres, dans les villes du nord du Royaume-Uni, mais aussi à travers différentes métropoles de la Belgique flamande et des Pays-Bas, des territoires trop souvent oubliés dans cette histoire

3 TECHNO 100 et dont le rôle est pourtant fondamental. En paraphrasant des auteurs comme Jon Savage ou Dan Sicko1, on pourrait ainsi dire que la techno, comme de nombreux autres genres de la musique populaire, est née et s’est développée à travers un phénomène de « double réfraction », puisqu’il s’agit d’une musique imaginée par de jeunes musiciens noirs originaires de Détroit, influencés par des artistes et des courants européens (Kraftwerk, la synthpop britan- nique, l’italo-disco), qui eux-mêmes s’était inspirés par le passé de la culture américaine, ou afro-américaine.

Comment définir alors cette techno des origines, issue de deux continents, qui puise son inspiration dans l’hédonisme et l’énergie des raves, ainsi que dans les innovations de la lutherie électronique et informatique ? Pour ce faire, on pourrait d’abord évoquer la manière dont des historiens et des musicologues se sont penchés sur la musique électronique elle-même.

Guillaume Kosmicki, auteur de Musiques électroniques : des avant- gardes aux dancefloors2, définit la musique électronique comme « un ensemble de musiques reposant sur des sons d’origine acous- tique ou de synthèse sonore, traités (réverbération, filtrage, trans- position, etc.) puis enregistrés sous forme d’un signal analogique ou numérique, et destinés à être amplifiés puis retransmis par le biais de haut-parleurs ». Cette définition a le mérite de la justesse, de la clarté et de la synthèse. Toutefois, elle peut avoir le défaut de désigner de nombreuses pratiques musicales actuelles qui, tout en utilisant de façon croissante la technologie électronique et tout en empruntant certains des modèles de composition caractéristiques de la musique électronique, ne se réclament pas ouvertement de son esthétique.

1. Dans son livre Techno Rebels, consacré à l’émergence de la scène de Détroit, Dan Sicko est le premier à évoquer cette notion de « double réfraction » à propos de la techno. 2. Guillaume Kosmicki, Musiques électroniques : des avant-gardes aux dancefloors, Le mot et le reste, 2016, p. 15.

4 CLASSIQUES, HITS ET RARETÉS

Thom Holmes1, auteur de l’ouvrage Electronic & Experimental Music2 propose une définition assez proche, mais sous une forme plus dynamique, basée sur deux pratiques historiques parallèles, la musique électronique pure et la musique électroacoustique. La première est créée à partir d’ondes sonores générées de façon élec- trique, grâce à l’usage d’ordinateurs, d’oscillateurs ou de synthé- tiseurs, sans avoir recours à un quelconque instrument acoustique ou à un quelconque son trouvé dans notre environnement. La seconde utilise la technologie électronique afin de copier, modifier et manipuler des sons provenant de notre environnement extérieur, grâce à l’usage de technologies de reproduction comme le micro- phone, le magnétophone ou l’échantillonneur numérique. Les sons utilisés peuvent être de toute nature : instruments acoustiques, voix, sons naturels ou sons urbains. Ces deux axes, qui peuvent fusionner au sein de la pratique d’un même musicien, permettent de décrire de façon neutre les fondements formels et techniques des expériences de la musique électronique savante, tout comme celles des producteurs de house et de techno. On pourrait aussi affirmer, de façon liminaire, voire expéditive, que la techno est une musique minimaliste et percussive, dont l’évolution se fait principalement par l’ajout ou le retrait de pistes sonores, suivant un cycle de quatre mesures. Souvent dédiée à la danse, destinée à être jouée par un DJ, elle est composée à l’aide d’instruments électroniques, en particulier synthétiseurs, boîtes à rythmes, samplers et dispositifs d’effets, auquel on peut adjoindre un ordinateur domestique équipé d’un logiciel permettant de construire, séquencer et orchestrer l’ensemble de ces instruments.

PULSATION SYSTÉMATIQUE ET FORME CONTINUE

Mais ces définitions techniques nous permettent-elles vraiment de saisir l’essence et l’esprit de la techno ? Pour mieux répondre à

1. Compositeur, auteur de livres et créateur de logiciels. 2. Thom Holmes, Electronic & Experimental Music, Routledge, 2002, pp. 6-8.

5 TECHNO 100 notre question, essayons alors de faire appel à la musicologie. Au sein d’une discipline qui s’est souvent montrée insensible à l’uni- vers de la techno et des cultures populaires, Mathieu Guillien est l’un des rares chercheurs à s’être penché sur la question à travers son ouvrage, La Techno minimale1. Interrogé à ce sujet, il affirme que l’on peut recenser un certain nombre de paramètres communs à l’ensemble des compositions techno.

Tout d’abord le tempo, qui dépasse la plupart du temps les cent vingt battements par minute.

La durée ensuite, supérieure à celle d’une chanson ou d’une simple pop song, ainsi qu’une forme en arche, qui désigne la présence d’une intro et d’une outro rythmique dépouillées, dont la fonction est de permettre au DJ de mixer le titre à un autre.

Mais aussi la pulsation systématique et une structure de boucles mélodiques ou mélodico-rythmiques oscillant entre une et quatre mesures (parfois moins, parfois plus pour celles de Détroit).

Il évoque encore l’organisation de pistes fonctionnelles selon un canevas relativement fixe (programmation rythmique répondant à une dizaine de modèles environ, combinatoire d’une poignée de motifs, présence de nappes). Le tout sans oublier le règne de la consonance et d’une harmonie pauvre, voire d’un accord unique présent tout au long du morceau. Mais une fois qu’on a énuméré chacun de ces éléments [estime Guillien], on n’est guère avancés et on aurait bien du mal à se faire une idée sonore. Pour essayer d’approcher une définition [continue-t-il], peut-être faut-il choisir un moment de ­l’histoire de la techno. Car, au fond, toute définition ne peut s’éta- blir qu’à un instant précis, comme si l’on imaginait définir le classique, le jazz ou le rock. Quitte à devoir choisir, je serais d’avis de considérer le moment où la techno advient, devient, se réalise, fait rupture, car c’est aussi me semble-t-il dans cette rupture que réside la distinction fondamentale et fondatrice entre la techno et sa jumelle, la house.

1. Mathieu Guillien, La Techno minimale, Aedam Musicae, 2014.

6 CLASSIQUES, HITS ET RARETÉS

Selon notre docteur en musicologie, pianiste et jeune producteur, la house témoignerait d’un certain classicisme sonore (voix et instruments reconnaissables ou « visualisables »), ainsi que d’un attachement à ses racines disco, par le maintien relatif de la forme chanson, et par l’usage du sampling en forme d’hommage ou d’ancrage dans le passé. Alors que la techno de Détroit qui, pour Guillien, symbolise ce moment au cours duquel elle advient en tant que forme, est marquée par un imaginaire futuriste qui s’incarne selon deux grands axes musicologiques.

Une forme continue tout d’abord qui sans être révolutionnaire, n’en est pas moins généralisée à l’ensemble des productions techno. La forme continue que j’évoque fait référence à la « mélodie continue » de Wagner qui a marqué un tournant dans l’opéra classique. Aujourd’hui, j’entends par ce terme la disparition de la forme chanson, de l’alternance couplet / refrain, un événement fondamental dans l’histoire de la musique populaire qui, bien sûr, s’est fait de manière progressive. La techno a fait le pari de laisser tomber cette alternance traditionnelle pour déplacer et déve- lopper au premier plan ce qui n’était qu’un break, une transition rythmique et percussive. La forme continue qui en résulte n’est pas strictement nouvelle. La nouveauté, c’est qu’un genre musical entier soit construit là-dessus.

Le second axe musicologique s’incarnerait, toujours selon Guillien, dans une volonté de recherche sonore. Une recherche parfaitement empirique dont l’objectif serait de donner nais- sance à des sonorités littéralement inouïes, un fait d’autant plus remarquable qu’il émerge dans le contexte d’une musique non seulement populaire, mais surtout de danse. J’aime à considérer le morceau sans titre figurant sur la face B du « Let’s Go » de X-Ray (une collaboration entre Juan Atkins et Derrick May), comme le morceau techno « originel », en tout cas musicolo- giquement parlant.

Publiée en 1986, la face A du premier EP du label Transmat, ressemble à s’y méprendre à certains morceaux de house de Chicago. Sur la face B, la version « dub mix », plus radicale, développe près de neuf minutes de variations percussives aux influences latines,

7 TECHNO 100 scandées par une boucle vocale obsessionnelle. Quant au dernier morceau, qu’évoque Mathieu Guillien, il s’agit d’un titre caracté- ristique de l’art d’un Derrick May1. Basée sur une sobre pulsation rythmique, la forme continue de « Untitled » est construite sur un jeu de sonorités liquides ainsi qu’un thème obsessionnel joué au synthétiseur, qui lui confère une dimension plus méditative que réellement dancefloor. Débarrassé des gimmicks percussifs et des jeux de clavier qui apportent à la house son énergie et son groove, « Untitled » peut s’écouter comme la bande-son d’une déambu- lation au sein d’un territoire imaginaire, qu’il s’agisse d’une ville futuriste plongée dans la nuit, ou d’un voyage plus lointain mené aux confins des espaces intersidéraux. Une partie de la techno de Détroit, qui se développera au cours des années suivantes, sera d’ailleurs souvent marquée par une dimension à la fois cosmique, onirique et mêlée de mélancolie, que l’on devine déjà dans la composition pionnière de Derrick May.

L’HORIZON DE L’AN 2000

Car aussi fonctionnelle qu’elle puisse paraître, la techno n’est pas que forme et technique. Pour mieux la définir, il faudrait aussi évoquer les imaginaires, ainsi que les dynamiques esthétiques qui la soutiennent.

Le premier de ses imaginaires pourrait être décrit sous la forme d’une utopie futuriste. Pour les générations et les musiciens nés entre les années cinquante et quatre-vingt, cet idéal s’incarne d’abord à travers l’an 2000, qui constitue le symbole d’un avenir lointain, parfois craint, parfois espéré. Pour beaucoup, cette année en forme d’horizon promet le triomphe des technologies, l’émer- gence de nouveaux modèles de communication audiovisuelle, la maîtrise de la vitesse ou de l’espace intersidéral. Un espoir bien 1. Un DJ et un musicien, dont la paternité des premières compositions légen- daires, est de plus en plus contestée par certains de ses confrères de la scène de Détroit.

8 CLASSIQUES, HITS ET RARETÉS

évidemment nourri par l’imaginaire de la science-fiction, dont des films comme Star Wars ont marqué les musiciens au cours de leur adolescence, mais qui s’incarne plus encore à travers les promesses de la cyberculture, qui se développe au cours de la première moitié des années quatre-vingt-dix. Ce terme aujourd’hui désuet, désigne alors un ensemble de pratiques, de techniques, de valeurs et de modes de pensées en relation avec l’émergence de l’Internet et le développement de certaines technologies du numérique.

Chez les musiciens électroniques, les pseudonymes qu’ils choi- sissent pour chacun de leurs projets (par exemple à Détroit : The Martian, Astral Apache, Galaxy 2 Galaxy, Eniac1), les titres et les pochettes de leurs singles (toujours dans la Motor City : « Sex In Zero Gravity », « Fast Forward », « Outer Space », « Interstellar Fugitives »), les samples vocaux dont ils parsèment leurs produc- tions, jusqu’aux noms parfois désuets ou fantaisistes des rave parties ou des soirées organisées en club dans lesquelles ils viennent mixer (chez les Anglais : Cryptonite, Dream Odyssey, Dreamscape, Eternity, Evolution, Fibre Optic, Future Myth, The Phuture ou The Prophecy Organization) témoignent bien de la fascination des années quatre-vingt-dix pour un avenir cosmique, onirique, tech- nologique et fantasmé.

L’ensemble de ces signes dessinent un imaginaire aux contours vagues mêlant l’idée d’une fusion bienveillante entre l’homme et la machine, d’une possible expansion de notre conscience et d’un accroissement de notre connaissance grâce à la puissance annoncé du futur réseau Internet, sans oublier la promesse d’une découverte de mondes synthétiques et merveilleux grâce au développement de la réalité virtuelle (qui n’en est alors qu’à ses balbutiements).

Dans une interview accordée pour le n° 0 de la très sérieuse revue Audimat, l’auteur et journaliste Simon Reynolds, rappelait ainsi que le terme de « future » ou mieux, de « phuture » (en référence

1. Du nom de l’un des premiers modèles d’ordinateur apparu en 1945.

9 TECHNO 100 au trio qui donna naissance à l’acid house en 1987), était omni- présent entre 1988 et 1998, et qu’il semblait se trouver au cœur de la conception de la musique elle-même, que l’on évoque des groupes comme Future Sound Of London ou Phuture Assassins, ou des tubes de raves come « Futuroid », « Living For The Future » ou « We Bring The Future ». « La notion de futurisme », ­poursuivait-il, « m’est toujours apparue comme une partie du manifeste non écrit de la culture dance électronique, connectée à la fois à sa technophilie, à sa foi dans les machines, mais aussi à son utopisme, à l’idée que les raves étaient des préfigurations d’une meilleure organisation sociale ». Le mot « techno » enfin était lui aussi « synonyme de futurisme ». Il s’agissait d’un moyen pour les musiciens de dire « nous sommes les futurs cavaliers de cette onde de choc : nous incarnons le Choc électronique qui chahute la musique mondiale, la vivifie et la projette vers le futur ». Un manifeste résumé sous la forme d’un slogan par les Daft Punk pour la promotion de leur premier album, Homework, sorti en 1997 : « The sound of tomorrow, the music of today » (« le son de demain, la musique d’aujourd’hui »).

Au sein de ce vaste imaginaire futuriste qui englobe l’ensemble des courants de l’époque, la techno de Détroit témoigne plus parti- culièrement d’une inspiration que l’on qualifie d’afro-futuriste. Ce terme fait référence à une esthétique, une culture peut-être, mêlant spiritualité, récit diasporique, imaginaire de la science-­ fiction, expérimentation technique et innovation instrumentale, commune aux œuvres visionnaires de certains musiciens noirs issus de différents courants de la musique de la seconde moitié du xxe siècle : les grands expérimentateurs du jazz des années soixante et soixante-dix comme George Russell, Sun Ra, Pharoah Sanders et Alice Coltrane ; les albums de jazz électronique composés par Herbie Hancock au cours des années quatre-vingt ; certains innova- teurs du hip-hop comme Dr Octagon et Public Enemy ; les artistes de la techno noire américaine des années quatre-vingt-dix comme Juan Atkins, Jeff Mills, Drexciya ou Underground Resistance ou enfin une poignée de producteurs britanniques de la musique drum

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& bass comme A Guy Called Gerald, 4 Hero ou Goldie. Chez ces artistes, la dimension afro-futuriste s’exprime à travers les innova- tions techniques et stylistiques dont ils font preuve, par exemple en matière de sampling ou de programmations rythmiques. Mais elle est plus évidente encore à travers les thèmes qui les inspirent, entre mythologies et science-fiction.

UN IMAGINAIRE INDUSTRIEL ET MÉCANIQUE

La deuxième des dynamiques qui la techno est d’essence percussive. Elle exalte en effet une énergie brute, dont les timbres évoquent l’univers de la machine, de la technologie, de l’indus- trie et de la mécanique. C’est la raison pour laquelle L’Art des bruits, le manifeste paru en 1913 du peintre et compositeur Luigi Russolo, fût souvent cité a posteriori par des musiciens, des jour- nalistes et des auteurs, comme un texte fondateur de l’esthétique techno moderne, alors même que les thèses comme les rares pièces des musiciens futuristes, n’eurent aucun impact direct sur la scène techno originelle.

Dans ce texte, l’artiste, qui se réclame de l’avant-garde dite « futu- riste », portait son attention sur les sons du quotidien et de la révo- lution industrielle et en appelait à une évolution du son musical vers le « son-bruit », fustigeant le romantisme échevelé dont faisait preuve le répertoire classique du xixe siècle. Notre oreille […] réclame sans cesse de plus vastes sensations acoustiques. […] La musique piétine […] en s’efforçant vainement de créer une nouvelle variété de timbres. Il faut rompre à tout prix ce cercle restreint de sons purs et conquérir la variété infinie des sons-bruits. […] Traversons ensemble une grande capitale moderne, les oreilles plus attentives que les yeux, et nous varierons les plaisirs de notre sensibilité en distinguant les glouglous d’eau, d’air et de gaz dans les tuyaux métalliques, les borborygmes et les râles des moteurs qui respirent avec une animalité indiscutable, la palpitation des soupapes, le va-et-vient des pistons, les cris stridents des scies mécaniques, les bonds sonores des tramways sur les rails, le claquement des fouets, le

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clapotement des drapeaux. Nous nous amuserons à orchestrer idéalement les portes à coulisses des magasins, le brouhaha des foules, les tintamarres différents des gares, des forges, des filatures, des imprimeries, des usines élec- triques et des chemins de fer souterrains. Il ne faut pas oublier les bruits absolument nouveaux de la guerre moderne1.

En 1994, la très sérieuse revue française Digraphe, fondée par Jean Ristat, poète et héritier d’Aragon, consacre son numéro 68 à la musique électronique. Lucide, l’anthropologue et future docu- mentariste Sylvain Desmille écrit dans « Dyonisos à Mozinor » un texte qui fait directement écho au manifeste de Luigi Russolo, et à l’imaginaire mécaniste qui anime la techno : Les plâtres s’effritent. Les lieux de cette musique sont ceux des marges : campagnes londoniennes, usines désaffectées, châteaux à demi hantés, caves à demi englouties. Le but n’est pas de s’approprier les anciens temples de la modernité, mais de les exorciser, peut-être de les réenchanter. […] Expérience des marges, la techno ne doit pas apparaître comme un phéno- mène des marginaux. Si elle réinvestit les lieux du travail (comme l’usine Mozinor à Montreuil) pour les métamorphoser en espaces festifs, sa musique rappelle le rythme des cadences imposées, moins en tant qu’effets de soumis- sions qu’actes de subversions. […] La techno est moins un taylorisme qu’un Charlot brisant les chaînes de la machine des Temps modernes. Si L’Art des bruits n’a donc jamais directement inspiré les DJs fondateurs de la house ou de la techno, le texte enflammé de Russolo avait plus profondément marqué leurs aînés, parmi lesquels certains compositeurs issus de la seconde moitié du xxe siècle, au sein de la musique concrète d’abord (particulièrement Pierre Henry), mais aussi dans les courants électroniques, post- punk et industriels des années soixante-dix et quatre-vingt, chez des artistes comme Cabaret Voltaire, Einstürzende Neubauten, Vivenza, Boyd Rice, Le Syndicat, sans oublier bien sûr, et Kraftwerk.

1. Extrait du manifeste L’Art des bruits de Luigi Russolo, publié en ligne sur le site luigi.russolo.free.fr.

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Avec ses quatre albums majeurs, Radio-Activity (1975), Trans Europe Express (1977), The Man Machine (1978) et Computer World (1981), le groupe allemand invente alors une musique électronique que Ralf Hütter, son fondateur, qualifie de « robot pop1 » ou de « industrielle Volksmuzik » (une musique industrielle et populaire), composée de mélodies entêtantes, de « rythmes funky » et de sons mécaniques puisés dans l’univers des transports, des télécommunications et des technologies, dont l’une des ambi- tions est d’exprimer la relation intime entre l’individu, la machine et le monde moderne.

La techno des années quatre-vingt-dix, tout comme celle, plus bruitiste parfois, des années deux mille dix, est en quelque sorte l’héritière de cette « industrielle Volksmuzik » conceptualisée par Ralf Hütter. Il existe toutefois de sérieuses différences entre ces époques. La techno délaisse les mélodies et les refrains qui avaient fait le succès de la robot pop de Hütter & Schneider, au profit de thèmes ou d’accords plus condensés, tout en y apportant un surcroît de puissance et d’énergie grâce à une structure rythmique héritée de la musique disco : prédominance du rythme binaire, scansion de la grosse caisse sur chaque temps d’une mesure 4 / 4, contretemps soulignés par des charleys, des claps, des effets ou des claviers.

Quant aux sons souvent reconnaissables qui venaient ponctuer des titres historiques du groupe allemand comme « Autobähn », « Metal On Metal » ou « Pocket-Calculator », la techno a plus souvent choisi d’utiliser, d’intégrer et de traiter ce type de sampling sous la forme de timbres et de textures abstraites, sans références explicites à l’objet dont ils étaient issus.

Au-delà du sampling, une grande partie des sons délivrés par les instruments électroniques des années soixante-dix et quatre-vingt

1. Interview de Ralf Hütter, réalisée par l’auteur en 2003, publiée en ligne sur le blog Global Techno.

13 TECHNO 100 possédaient par nature des timbres évoquant un univers indus- triel, technologique et mécanique, grâce à l’arsenal d’ondes, de fréquences, de filtres et de bruits blancs auxquels les musiciens avaient accès, en particulier lorsqu’ils utilisaient des synthétiseurs historiques comme le DX 100 de Yamaha, le Juno 2 de Roland, le MS-20 de Korg ou le Pro-One de Sequential Circuits. De plus, les artistes ont souvent accentué la rugosité des aigus, le tranchant des médiums ou la puissance sourde des basses issus de leurs synthéti- seurs et de leurs boîtes à rythmes, afin d’assurer à leur musique un maximum de puissance, d’impact et d’abstraction.

UNE ESTHÉTIQUE COSMIQUE ET IMMERSIVE

À l’opposé de cet imaginaire machinique, la musique électronique en général, et la techno en particulier, se sont aussi distinguées depuis leurs origines par leur inclination pour des timbres et des notes tenus, des séquences et des accords en suspension, ainsi qu’une inspiration contemplative, voire introspective. De nombreuses pièces en forme d’études, issus des studios de recherche des années cinquante et soixante, tout comme certaines des premières bandes originales de film de cette même période, composées à l’aide du Thérémine ou des Ondes Martenot, exploraient déjà un registre abstrait et éthéré, aux structures exemptes de métrique ou de percussions. Dans les années soixante-dix, une nouvelle généra- tion, élevée dans le giron du classique, de la musique savante ou du rock et du jazz, poursuit ce type de recherches tout en s’affranchis- sant de ses aînés. On qualifie alors ce courant musical de planant ou de cosmique, son esthétique étant encouragée par la richesse de timbres, les capacités de portamento et de séquençage offerts par les nouveaux synthétiseurs analogiques. Plus tard, les musiciens de la techno de Détroit revisitent et réinventent l’électronique médita- tive de la décennie précédente, en y apportant une énergie nouvelle ainsi qu’une dimension mélancolique, tout en puisant dans ­l’héritage du jazz ou du funk, comme en témoignent les premières productions de Juan Atkins, Derrick May ou Carl Craig.

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La techno de Détroit, si elle peut bien sûr se faire vindicative et dynamique, pose dès ses premières années d’existence les bases d’une dance music plus spirituelle et mélodieuse que celle qui se pratique ailleurs aux États-Unis ou en Europe. Au cours des vingt années suivantes, elle entraîne dans son sillage de nombreux musiciens des deux côtés de l’Atlantique (particulièrement au Royaume-Uni, en Allemagne et aux Pays-Bas) qui perpétuent la tradition d’une techno « deep », planante, mélodieuse et éthérée, qui, dédiée à l’écoute et au format de l’album, s’émancipe des impé- ratifs du dancefloor et de son essence mécanique ou industrielle.

TECHNO & NOVÖ

Mais revenons quelques années en arrière. Avant de se constituer comme un genre à part entière, dans quelles esthétiques, quels courants, quelles idées, la techno puise-t-elle ses origines ?

Le terme de techno émerge dans la culture populaire à partir de la fin des années soixante-dix, faisant écho au concept ou à ­l’expression « novö » que l’on doit au critique musical français Yves Adrien, qui l’invente au même moment. Novö comme techno sont utilisés comme des préfixes qui confèrent aux mots qui leur succèdent un caractère de modernité technologique. Ils désignent des artistes, des titres ou des courants chez qui le futur serait en train de s’inventer et dont l’esthétique, encore floue, conjuguerait synthétiseurs, boîte à rythmes, fascination pour la mécanique et l’automatisation, froideur et distance critique vis-à-vis des figures du rock.

Dérivé du terme technologie et du mot latin teknos, qui signifie technique, le terme de techno connaît toutefois un héritage plus fertile que le concept certes séduisant de novö. Si, en 1979, l’obscur et éphémère duo britannique Techno Pop s’approprie le célèbre « Paint It Black » des Rolling Stones sous la forme d’une reprise syncopée mêlant synthétiseurs et orchestrations rock, les méconnus

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Roy Neave et Danny Wood imaginant alors incarner le rock’n’roll roll du futur, c’est au Japon que le terme va connaître une première popularité à travers différents titres de chansons, d’albums ou de compilations. Le pays, dont l’imaginaire et les projets industriels sont irrigués par la notion d’innovation technologique, est alors la terre natale de puissantes firmes comme Yamaha, Akaï, Korg ou Roland, dont les produits et les instruments sont en passe de détrôner les anciens luthiers anglo-saxons comme Moog, EMS ou Buchla, de démocratiser l’accès à la musique électronique et par là même de révolutionner la musique populaire.

En 1979, Yellow Magic Orchestra, la formation de Haruomi Hosono et , ouvre son deuxième album studio avec « Technopolis », un titre synthétique aux tonalités space-disco, dédié à la ville de Tokyo qui, dès cette époque, incarne la modernité urbaine et le futur possible de nos métropoles. Deux ans plus tard, leur nouvel album, qui fait un usage pionnier du sampling, est baptisé . En 1982, Haruomi Hosono produit quant à lui le duo synthpop et dandy Testpattern, auteur d’un surprenant « Techno Age » qui semble vouloir naïvement réconcilier tradition et modernité en mêlant synthétiseurs, accordéon et références au chic parisien.

Au début des années quatre-vingt, le terme se répand au-delà de l’archipel, que l’on évoque des formations oubliées aujourd’hui comme Techno Twins, Techno Lust ou Technotics ou des labels mineurs comme Techno Punk ou Techno Hop.

Mais c’est surtout à travers une poignée de titres visionnaires, composés par des musiciens comme Man Parrish, Juan Atkins ou Kraftwerk, que le terme de techno commence à se répandre dans l’imaginaire de la fin duxx e siècle.

En 1982, le producteur new-yorkais Man Parrish est l’auteur d’un premier album majeur, au croisement du hip-hop, de la synthpop et de l’electro-funk, un dernier genre qu’il a contribué à inventer.

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Porté par le succès de « Be-Bop (Don’t Stop) », le disque Man Parrish se distingue grâce à « Techno Trax », un titre qui témoigne bien de l’esthétique moderniste de l’époque, tout en préfigurant les révolutions à venir : minimaliste, instrumental, percussif, soutenu par une mélodie insistante et hypnotique, jouée au synthétiseur.

Deux ans plus tard, Junie Morrison, personnalité de la scène de Détroit, ancien chanteur et claviériste des Ohio Players et membre de Parliament / Funkadelic, est l’auteur d’un « Techno Freqs » résolument electro-funk qui évoque avec humour des personnages de geeks, obsédés par la technologie, partagé entre leur passion pour les premiers ordinateurs domestiques et les nécessités de la vie humaine et quotidienne.

La même année, le single « Techno City » du duo Cybotron, composé de Richard Davies et Juan Atkins, explore les mêmes types de timbres et d’instruments que chez Man Parrish, tout en apportant à l’electro-funk new-yorkaise, une couleur plus pop, ainsi qu’une mélodie plus ample et rêveuse, emblématique de la future techno de Détroit, dont Juan Atkins incarnera bientôt l’une des figures tutélaires. Marquée par un imaginaire dystopique, cette forme primaire de techno se dote ici d’une dimension critique et mélancolique vis-à-vis d’un modernisme positiviste et triomphant. Pour les deux musiciens noirs américains, le thème de la « Techno City » fait à la fois écho au déclin urbain de la ville du Michigan, ainsi qu’aux villes futuristes et décadentes de films de science-­ fiction commeMetropolis ou Blade Runner.

En 1986, Kraftwerk publie son nouvel album Electric Cafe (aussi appelé Techno Pop), qui s’ouvre sur un long morceau composé de trois titres. « Boing Boom Tschak » tout d’abord, est bâti autour de ces trois onomatopées, que les musiciens allemands ordonnent sous la forme d’un collage ludique et percussif. « Techno Pop » ensuite, plus mélodieux, est marqué par son refrain chanté d’une voix atone et robotique : « synthetic electronic sounds, industrial

17 TECHNO 100 rhythms all around ». « Music Non Stop » enfin, se veut plus minimaliste et percussif, égrenant le titre de la composition comme un slogan, ou un mantra. Avec cette trilogie de quinze minutes, c’est comme si Ralf Hütter et Florian Schneider avaient imaginé la révolution techno à venir, en évoquant certains de ses traits caractéristiques : une esthétique percussive, des sons électroniques, des rythmes inspirés par l’industrie, joués sous une forme répéti- tive et continue, qui, in fine, donnent naissance à une authentique musique populaire.

L’une des dernières occurrences du terme techno, avant que celui-ci ne donne naissance à un genre, une esthétique, une culture et une histoire, apparaît avec les basses synthétiques, les voix robotiques et les mélodies graciles de « Techno Music » de Juan Atkins, publié en 1988 sur la compilation inaugurale Techno! The New Dance Sound Of Detroit. Le musicien pionnier a souvent raconté qu’il s’était inspiré d’une expression (plus que des thèses) du futuro- logue Alvin Toffler, dont des livres comme Le Choc du futur ou La Troisième Vague avaient marqué l’imaginaire de son adolescence, et dans lesquels il avait déjà puisé le nom de son premier groupe, Cybotron, et celui de son label, Metroplex.

En 1980, dans La Troisième Vague, Toffler évoque ainsi la figure de « techno-rebels », des personnages qui, prédit-il alors, seront amenés dans un proche avenir à s’opposer à l’usage de technologies coûteuses et à leur évolution vertigineuse, pour préférer travailler à l’aide d’outils moins sophistiqués, mais tout aussi puissants ­lorsqu’utilisés à leur plein potentiel. Le nom de la compilation qui, à l’origine aurait pu s’appeler The House Sound Of Detroit, The Best Of Detroit House Sound ou Hi-Tech Soul comme le suggé- rait Derrick May, s’inspire donc du morceau composé par Juan Atkins, les artistes comme le directeur artistique du projet s’étant convaincus qu’il pourrait leur être profitable de se différencier, au moins par le nom, de la vague house venue de Chicago. Une grande partie des titres de cette compilation historique (et parfois mala- droite) composés par certains des futurs grands noms du genre

18 CLASSIQUES, HITS ET RARETÉS comme Derrick May, Eddie Fowlkes, Kevin Saunderson et Blake Baxter, ressemble en effet à s’y méprendre au son de la house qui, depuis 1986, a déjà envahi une partie des clubs du monde occi- dental. On peut toutefois déjà y deviner la mélancolie futuriste, la grâce mélodique, les cordes synthétiques ou les basses profondes qui feront bientôt l’identité de la techno made in Detroit.

PRÉLUDES

Du point de vue formel, de nombreux titres des années soixante-dix et quatre-vingt annoncent l’arrivée de la techno. À travers leur approche du rythme, leur usage du sample, leur imaginaire indus- triel et mécanique, on devine déjà à quel point la pop du futur s’achemine vers une forme rythmique, dansante, minimaliste voire rigoriste. Pour Mathieu Guillien, certains titres précurseurs prélu- dent à la techno à travers « une répétition thématique qui disparaît dans la durée ». Une même énergie, un même effet de transe, une même scansion semblent ainsi parcourir des titres issus de forma- tions rock, électronique ou disco des seventies, que l’on évoque par exemple en Allemagne, les incantations de « Super » (1973), composées par Neu!, l’eurythmie du « Veterano » (1974) de Harmonia, deux formations dont le style de krautrock fût parfois décrit comme motorik, ainsi que les enchevêtrements de boucles de guitares du « Echo Waves » (1975) de Manuel Gottsching (suivi en 1984 par le plus célèbre E2-E4). Parmi leurs compatriotes, on peut aussi évoquer les vingt-deux minutes hypnotiques de « Autobahn » (1974) de Kraftwerk et les variations de « Zug » (1978) de Conrad Schnitzler, qui évoquent le même thème ferro- viaire que ses compatriotes, auteurs un an plus tôt d’un légendaire « Trans Europe Express ». Venu du même pays, mais expatrié aux États-Unis, Giorgio Moroder participe plus encore à la populari- sation de cet art de la cadence et de l’hypnose, avec les dix-sept minutes synthétiques et disco du Love To Love You Baby (1975) qu’il signe aux côtés de Donna Summer et Peter Belotte ou des huit minutes épileptiques de Chase (1978), composées pour la bande originale du filmMidnight Express.

19 TECHNO 100

Des morceaux tellement étirés [ajoute Mathieu Guillien], qu’on est plus très sûr d’en être au couplet, au refrain, au pont, ou dans un mélange des trois.

Au début des années quatre-vingt, dans les clubs, les sonorités et les rythmiques de la disco, débarrassées des ornements de cordes et de cuivres qui avaient fait son succès au cours de son âge d’or, se font plus puissantes, synthétiques et tranchantes avec le courant résolument gay-friendly de la Hi-NRJ, dominé par une poignée de producteurs américains et britanniques comme Patrick Cowley, Bobby Orlando, Harvey Fuqua, Denis LePage ou Ian Levine. On dirait que les producteurs de l’époque ont calculé par ordinateur les sons, les mots, les rythmes qui plaisaient aux homosexuels [écrit le jour- naliste pionnier Didier Lestrade en 19911]. Patrick Cowley, avec ses intros spatiales volées à la musique planante allemande, ses morceaux robotiques, ses rythmes pulsés et répétitifs, a réussi un miracle de mélange des genres. […] La Hi-NRJ est une disco 100 % masculine, destinée à l’usage des drogues et spécialement celles que l’on trouve dans le milieu gay : poppers, mescaline, acid, angel dust, cocaïne, etc. Il y a quelque chose dans les basses pneuma- tiques du célèbre remix de « I Feel Love » de Donna Summer par Patrick Cowley, qui rappelle étrangement l’effet de reverb’ des poppers, [poursuit Lestrade avant de conclure que] les clappings de Cowley ressemblent plus à des coups de fouets qu’à des percussions. L’évolution est d’ailleurs similaire en Italie avec l’italo-disco qui, dans une dynamique à la fois pop et dansante, mais de façon plus minimaliste encore, met au premier plan mélodies de synthétiseurs et boîtes à rythmes. Cet éphémère courant italien, au même titre que les grands tubes pop et synthétiques de la scène britannique des années quatre-vingt, aura une influence considérable sur les futurs musiciens de la techno de Détroit qui, alors adolescents, découvrent lors de soirées privées, cette musique qui leur paraît à la fois exotique et futuriste.

À la même époque, la musique noire américaine est elle aussi séduite par la puissance des boîtes à rythmes, les sons novateurs des

1. Dans le hors-série Planète Dance du mensuel Rock&Folk.

20 CLASSIQUES, HITS ET RARETÉS synthétiseurs et une formule rythmique condensée. Entre 1982 et 1984, la scène et la culture hip-hop, nées dix ans plus tôt, prennent les couleurs d’un courant que l’on nomme electro, electro-funk ou freestyle (pour sa version latine) à travers les succès du « Rock It » de Herbie Hancock, l’album Space Is The Place des Jonzun Crew, « Wildstyle » de Time Zone ou « Clear » de Cybotron.

L’electro se caractérise par des accords minimalistes de synthéti- seur, la pratique du scratch, l’usage du vocoder, mais plus encore par le son tranchant de ses percussions synthétiques et ses rythmes syncopés réalisés à l’aide de boîtes à rythmes, sur lesquels vient parfois se greffer le flow de rappeurs. Le genre puise à la fois son essence dans les rythmes acérés du funk, dont il représente une version radicale et futuriste, mais aussi dans les innovations sonores de la formation allemande Kraftwerk, dont de nombreuses programmations rythmiques et mélodies, tirées par exemple de « Trans Europe Express », « Numbers » ou « Tour de France », sont reprises par les musiciens noirs américains.

La production britannique née dans l’élan de la révolution punk témoigne d’une même forme de radicalisation avec « Being Boiled » (1978) et « The Dignity Of Labour » de The Human League (1979), « Silent Command » (1979) de Cabaret Voltaire ou l’album Heartbeat (1981) de Chris & Cosey. Des titres électro- niques au tempo funèbre, aux timbres sentencieux et aux mélodies parfois vénéneuses, dont les percussions sont exemptes de groove, qui peuvent évoquer l’idée d’un futur angoissé, l’atmosphère glacée de la Guerre Froide ou, chez Chris & Cosey, le thème du désir et de ses perversions.

Dans le sillage de cette poignée d’artistes novateurs, la musique britannique entre dans la première moitié des années quatre- vingt dans l’ère de la synthpop, grâce à l’arrivée sur le marché de nouveaux instruments de fabrication japonaise, au prix enfin abordable pour de jeunes musiciens. Chez certaines des formations qui signent les plus grands tubes de la décennie, Depeche Mode

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