Retour Au Club Des Veufs Noirs
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- 1 - Isaac Asimov RETOUR AU CLUB DES VEUFS NOIRS More Tales of the Black Widowers 1976 Traduction de Michèle Valencia 10/18 - 2 - A Donald Bensen, Gilbert Cant, Lin Carter, John C. Clark, L. Sprague de Camp, Lester del Rey. - 3 - Quand nul ne les poursuit Thomas Trumbull prit son air féroce habituel et demanda : — Monsieur Stellar, comment justifiez-vous votre existence ? Mortimer Stellar haussa les sourcils de surprise et son regard fit le tour de la table à laquelle étaient assis les six Veufs Noirs qui l’avaient invité pour cette soirée. — Vous voulez bien répéter ? dit-il. Avant que Trumbull puisse le faire, Henry, le formidable serveur, s’était approché en silence pour déposer un brandy devant Stellar qui prit le verre en murmurant un « merci » d’un air distrait. — C’est une question bien simple, dit Trumbull. Comment justifiez-vous votre existence ? — J’ignorais que j’avais à le faire, dit Stellar. — Supposez que ce soit le cas, dit Trumbull. Supposez que vous vous trouviez devant Dieu le jour du Jugement dernier. — On croirait entendre parler un directeur de publication, dit Stellar sans paraître impressionné. Emmanuel Rubin, qui faisait office d’hôte ce soir-là et était écrivain lui aussi, se mit à rire et dit : — Non, Mortimer. Trumbull est désagréable, c’est vrai, mais tout de même pas à ce point-là. — Ne vous mêlez pas de ça, Manny, dit Trumbull en désignant Rubin du doigt. — Bon, dit Stellar. Je vais vous donner une réponse. J’espère que mon passage sur terre aura eu pour résultat de faire mieux connaître la science à quelques personnes et qu’elles seront ainsi un peu plus informées qu’elles ne l’auraient été si je n’avais pas vécu. — Comment y êtes-vous parvenu ? — En écrivant des livres et des articles scientifiques pour les Profanes. - 4 - Les yeux bleus de Stellar brillaient derrière ses lunettes à lourde monture noire et il ajouta sans la moindre trace de modestie : — Ce sont probablement les meilleurs qui ont jamais été écrits. — Ils ne sont pas mauvais, dit James Drake, le chimiste, en écrasant sa cinquième cigarette de la soirée et en toussant comme s’il voulait célébrer ce soulagement pulmonaire temporaire. Mais je ne vous placerais pas devant Gamow. — Question de goût, dit froidement Stellar. Moi si. — Vous n’écrivez pas seulement sur la science, n’est-ce pas ? demanda Mario Gonzalo. Il me semble que j’ai lu un article de vous dans un magazine de télévision, et il ne s’agissait que d’humour. Il montra la caricature qu’il avait faite de Stellar pendant le repas ; on y voyait surtout des lunettes à monture noire, des cheveux châtains qui se faisaient rares et retombaient sur les épaules, un large sourire et un front sillonné de rides. — Seigneur ! dit Stellar. C’est moi ? — Mario ne pouvait pas mieux faire, dit Rubin. Ne vous en prenez pas à lui. — Allons, un peu de discipline, dit Trumbull avec humeur. Monsieur Stellar, répondez, je vous prie, à la question que vous a posée Mario. Est-ce que vous écrivez uniquement des articles scientifiques ? Geoffroy Avalon, qui jusque-là s’était contenté de siroter doucement du brandy, dit de sa voix grave qui, lorsqu’il le voulait, pouvait couvrir toutes les autres : — Est-ce que nous ne sommes pas en train de perdre du temps ? Nous avons tous lu les articles de M. Stellar. On ne peut pas faire autrement, il est partout. — Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Jeff, c’est exactement où je voulais en venir, mais d’une façon plus systématique, dit Trumbull. J’ai vu certains de ses articles et Manny dit qu’il a écrit plus d’une centaine de livres sur toutes sortes de sujets. La question est de savoir pourquoi et comment. Le banquet mensuel des Veufs Noirs en était à sa phase terminale, au cours de laquelle l’invité était cuisiné. C’était un - 5 - processus qui était censé se dérouler selon les règles simples et ordinaires d’un interrogatoire judiciaire, ce qui n’était jamais le cas. Le fait qu’il dégénérait si souvent en chaos était une cause de profonde irritation pour Trumbull, l’expert en codes secrets du club, dont le rêve était de conduire cet interrogatoire à la manière d’un conseil de guerre. — Alors, allons-y, monsieur Stellar, dit-il. Pourquoi diable écrivez-vous tant de livres sur des sujets aussi variés ? — Parce que ça rapporte, dit Stellar. C’est plus intéressant de ne pas se spécialiser. La plupart des écrivains sont des spécialistes, ils sont forcés de l’être. Manny Rubin est un spécialiste, il écrit des romans policiers – quand il veut bien se donner la peine d’écrire. La maigre barbe de Rubin trembla et ses yeux s’agrandirent d’indignation derrière ses verres épais. — Il se trouve que j’ai publié plus d’une quarantaine de livres et ce ne sont pas tous des romans policiers. J’ai publié des récits sur le sport, des confessions, des œuvres d’imagination… commença Rubin en comptant sur ses doigts. — Bon, principalement des romans policiers, rectifia complaisamment Stellar. Moi, j’essaie de ne pas me spécialiser. J’écris sur tous les sujets qui me tentent. Ça rend ma vie plus intéressante dans la mesure où je ne me limite pas. En outre, ça me permet de rester à l’écart des aléas de la mode. Si un genre d’article n’est plus apprécié, qu’importe ? J’écris autre chose. Roger Halsted passa la main sur son front lisse et dégarni et dit : — Mais comment procédez-vous ? Est-ce que vous avez des heures particulières pour écrire ? — Non, dit Stellar. J’écris quand j’en ai envie. Mais j’en ai tout le temps envie. — En fait, vous êtes écrivain par nécessité, dit Rubin. — Je ne l’ai jamais nié, dit Stellar. — Mais créer sans arrêt ne fait pas bon ménage avec l’inspiration artistique, dit Gonzalo. Est-ce que ça vient tout seul ? Est-ce que vous retravaillez ce que vous avez écrit ? Stellar baissa la tête et parut un instant fixer son verre de brandy. Il l’écarta et dit : - 6 - — Tout le monde semble beaucoup se soucier de l’inspiration. Vous êtes un artiste, monsieur Gonzalo. Si vous attendiez l’inspiration, vous mourriez de faim. — C’est parfois ce qui m’arrive de toute façon, dit Gonzalo. — J’écris, un point c’est tout, dit Stellar avec quelque impatience. Ce n’est tout de même pas si difficile. J’ai un style simple, direct, sans fioritures, donc je n’ai pas besoin de perdre mon temps à trouver des formules brillantes. Je présente mes idées dans un ordre logique et clair parce que j’ai un esprit logique et clair. Et surtout, je bénéficie d’une certaine sécurité. Je sais que je vais vendre ce que j’écris et je ne me torture pas à chaque phrase pour savoir si le directeur de publication va aimer ou pas ce que je fais. — Vous n’avez pas toujours été sûr de vendre vos productions, dit Rubin. Je suppose qu’il y a eu une époque où vous étiez débutant et où on vous a refusé des manuscrits, comme à tout le monde. — C’est exact. En ce temps-là, écrire me prenait plus de temps et était plus difficile. Mais c’était il y a trente ans. Ça fait bien longtemps que je suis assuré d’être publié. Drake tira sur sa moustache grise soignée et dit : — Est-ce que maintenant, vous arrivez vraiment à placer tout ce que vous écrivez ? Sans exception ? — A peu près tout. Mais pas toujours le premier jet. Parfois, on me demande de faire des rectifications et si c’est justifié, je modifie, sinon, je ne le fais pas. Et de temps à autre, au moins une fois par an, je crois, j’ai un texte qui est franchement refusé, dit Stellar avant de hausser les épaules ; c’est le risque qu’on prend en étant indépendant. C’est la règle du jeu, on ne peut pas s’y soustraire. — Que devient un texte qui est rejeté ou que vous n’avez pas voulu modifier ? demanda Trumbull. — J’essaie de le placer ailleurs. Un éditeur peut aimer ce qu’un autre n’aime pas. Si je ne peux le vendre nulle part, je le mets de côté. Un nouveau marché peut s’ouvrir. On peut un jour me demander d’écrire quelque chose sur ce sujet. — Vous n’avez pas l’impression de vendre des produits avariés ? dit Avalon. - 7 - — Non, pas du tout, dit Stellar. Un refus ne signifie pas forcément que votre article est mauvais. Ça veut simplement dire qu’un certain directeur de publication ne l’a pas trouvé à son goût. Un autre peut très bien le juger acceptable. L’esprit de juriste d’Avalon aperçut une trouée dans laquelle il s’engagea : — En suivant ce raisonnement, on pourrait dire que si un éditeur aime, achète et publie l’un de vos articles, ce n’est pas nécessairement la preuve que l’article est bon. — Exactement, si on s’en tient à chaque cas pris isolément, dit Stellar. Mais si ça se reproduit tout le temps, l’évidence joue en votre faveur. — Que se passe-t-il si tout le monde refuse un article ? demanda Gonzalo. — Ça n’arrive presque jamais, mais si je suis fatigué de soumettre un article, il y a des chances pour que je l’englobe dans autre chose. Tôt ou tard, j’écris quelque chose sur un sujet voisin et j’incorpore des passages de l’article dans le nouveau.