Dave Gahan, Magnétisent Toujours Les Stades

GAB HS.indd 1 12/06/18 11:41 É DITO Tête d’affiche de nombreux festivals à travers l’Europe et en particulier en France, Depeche Mode va cet été encore rassembler les foules. Pourtant, à ses tout débuts, en 1980, rien ne laissait présager que ce quatuor de jeunes freluquets dominerait encore le monde de la pop en 2018. Moqué pour son look, méprisé pour sa musique sans guitare, Depeche Mode a néanmoins rapidement réussi à populariser une pop synthétique irrésistible, dansante et cérébrale à la fois, faisant résonner des textes désenchantés sur les dancefloors du monde entier – et ouvrant la voie à toute une vague d’artistes new-wave et synthpop. Ce qui fascine surtout, c’est que Depeche Mode, contrairement à de nombreux groupes ayant aussi connu le succès dans les années 1980, a su perdurer. Malgré des épreuves et des tourments personnels, le groupe a traversé les époques en restant au sommet. Il a fait mûrir sa musique en revenant aux guitares – sans jamais renier l’apport des claviers –, il ne s’est jamais laissé submerger par les modes successives – techno, house, electro… Au contraire, Depeche Mode a su renouveler sa pop en y incorporant les sons du moment, en s’entourant de remixeurs et producteurs pointus et dans l’air du temps. Le groupe n’a cessé de sortir des albums solides et cohérents qui, sans prendre une ride, se sont même bonifiés avec le temps. Signe de sa crédibilité, Depeche Mode a d’ailleurs toujours servi de référent et d’influence à ses contemporains, cité autant par les indus Nine Inch Nails que par le psychédélique Jonathan Wilson. Aujourd’hui, ses concerts flamboyants, menés par l’inégalable showman Dave Gahan, magnétisent toujours les stades. Depeche Mode ? Indémodable ! Anne-Claire Norot Depeche Mode en 1982.

GLOBAL SPIRIT TOUR Le 7 juillet à Arras, Main Square Festival Le 9 juillet à Hérouville-Saint-Clair, Beauregard Festival Le 12 juillet à Aix-les-Bains, Musilac Le 17 juillet à Nyon (Suisse), Paleo Festival Le 19 juillet à Carhaix-Plouguer, Vieilles Charrues

03 Edito.indd 3 13/06/18 15:07 Alan Wilder, Dave Gahan, Andy Fletcher et Martin Gore en 1987.

LES INROCKUPTIBLES HORS SÉRIE DEPECHE MODE RÉDACTION Directeur de la rédaction PIERRE SIANKOWSKI Rédactrice en chefA NNE-CLAIRE NOROT Secrétaire de rédaction YAËL GIRARDOT Rédacteurs MAXIME DE ABREU, JD BEAUVALLET, PASCAL BERTIN, VINCENT BRUNNER, THOMAS BURGEL, ROMAIN BURREL, CHRISTOPHE CONTE, JEAN-BAPTISTE DUPIN, GILLES DUPUY, ALEXIS HACHE, CHRISTIAN LARRÈDE, NOÉMIE LECOQ, LAURENT MALET, LIONEL NICAISE, LOUIS-JULIEN NICOLAOU, YANN PERREAU, JEAN-MARIE POTTIER, JÉRÔME PROVENÇAL, SOPHIE ROSEMONT, EMMANUEL TELLIER MAQUETTEC onception graphique NICOLAS JAN Couverture NICOLAS JAN MERCI À CHRISTOPHE ALEXANDRE, CALOU, JEANNE DELVAL, PASCALE FRANCÈS SERVICE PHOTO Chef de service AURÉLIE DERHEE Iconographes JULIE DELAITTRE-VICHNIEVSKY, VALÉRIE PERRAUDIN PUBLICITÉ CULTURELLE Directrice CÉCILE REVENU (musiques) Tél. 01.42.44.15.32, SIMON DELPIROU (cinéma, vidéo, télévision) Tél. 01.42.44.16.17, BENJAMIN CACHOT (arts, scènes, livres) Tél. 01.42.44.18.12, FRANÇOIS MOREAU (coordinateur) Tél. 01.42.44.19.9PU1 BLICITÉ COMMERCIALE Directeur LAURENT CANTIN Tél. 01.42.44.19.94 Directrice de clientèle ISABELLE ALBOHAIR Tél. 01.42.44.16.69 PUBLICITÉ WEB CHLOÉ ARON Tél. 01.42.44.19.98, LIZANNE DANAN Tél. 01.42.44.19.90, STÉPHANE BATTU (coordinateur) Tél. 01.42.44.00DÉ.13VE LOPPEMENT/NOUVEAUX MÉDIAS Directeurs adjoints BAPTISTE VADON (promotion, médias, diversification) Tél. 01.42.44.16.07, LAURENT GIRARDOT (événements, projets spéciaux) Tél. 01.42.446..108 Assistante promotion presse SAMAR CHAABAN Tél. 01.42.44.16.68 MARKETING/DIFFUSION Responsable ANNABELLE BIZARD Tél. 01.42.44.15.65 Chef de projet marketing direct MATHIAS PREMEL Tél. 01.42.44.00.17 Assistant I nrocks Store, diffusion THOMAS FEYFANT Tél. 01.42.44.16.62 Chargée de création NATHALIE COULON ABONNEMENT LES INROCKUPTIBLES SERVICE ABONNEMENT Libre réponse 83378, 60647 Chantilly CEDEX Renseignements au 03.44.62.52.35 ou par mail : [email protected] STANDARD/ACCUEIL GENEVIÈVE BENTKOWSKI-MENAIS, WALTER SCASSOLINI FABRICATIONDir ecteur de production VIRGILE DALIER Responsable de fabrication GILLES COURTOIS Impression, finition ROTO AISNE printed in France Distribution PRESSTALIS Contact agence DESTINATION MÉDIA – DIDIER DEVILLERS, CÉDRIC VERNIER Tél. 01.56.82.12.06, reseau@destinationmedia. fr Imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert” - Origine papier : Italie - taux de fibres recyclées : 0 %, fibres issues de forêts durablement gérées - certification : PEFC - P tot = 0.008kg/to INFORMATIQUE Directeur technique CHRISTOPHE VANTYGHEM Technicien d’exploitation et de maintenance FARID FARHATL ES ÉDITIONS INDÉPENDANTES SA Actionnaire principal, président MATTHIEU PIGASSE Directrice générale ÉLISABETH LABORDE Directeur administratif et financier HA DRIEN ALLIX Directrice comptable CATHERINE PARET Comptables PATRICIA BARREIRA, CAROLINE VERGIAT Administrateurs MATTHIEU PIGASSE, JEAN-LUC CHOPLIN, LOUIS DREYFUS Fondateurs ARNAUD DEVERRE, CHRISTIAN FEVRET, SERGE KAGANSKI Directrice de la publication ÉLISABETH LABORDE Dépôt légal 2 e TRIMESTRE 2018 ISSN 0298-3788L es Inrockuptibles hors série est édité par Les Editions Indépendantes, société anonyme au capital de 326 757,51 euros RCS Paris B 428 787 188 000 21 © Les Inrockuptibles 2018, tous droits de reproduction réservés. Les Inrockuptibles, 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris – Tél. 01. 42.44.16.16, fax 01.42.44.16.00, www.lesinrocks.com

COUVERTURE DEPECHE MODE À NEW YORK EN 2008 © ANTON CORBIJN © VEUIGE/DALLE

04-05 Sommaire-Ours.indd 4 13/06/18 15:08 SOMMAIRE

06 LES DÉBUTS, 1977-1981 10 LA GRANDE-BRETAGNE EN 1980 12 PORTRAIT DE VINCE CLARKE 14 LA SCÈNE MUSICALE BRITANNIQUE EN 1980 16 LA SYNTHPOP 18 LES INFLUENCES MUSICALES 20 ENTRETIEN AVEC DANIEL MILLER, PATRON DE MUTE RECORDS 24 20 DISQUES MUTE INDISPENSABLES

26 LES SENTIERS DE LA GLOIRE, 1982-1984 30 PORTRAIT DE DAVE GAHAN 33 UN GROUPE POLITIQUE ? 34 DEPECHE MODE & L’ALLEMAGNE

36 LA VOIE ROYALE, 1985-1989 40 PORTRAIT DE MARTIN GORE 42 PORTRAIT D’ANTON CORBIJN 44 DEPECHE MODE & L’AMÉRIQUE

48 SUR LE TOIT DU MONDE, 1990-1995 52 PORTRAIT D’ALAN WILDER 54 LES CLIPS 58 LE LOOK

60 LES ANNÉES DE PLOMB, 1995-2000 63 PORTRAIT D’ANDY FLETCHER 64 ENTRETIEN AVEC DAVE GAHAN (1997) 68 ENTRETIEN AVEC MARTIN GORE ET ANDY FLETCHER (1998)

72 BÊTES DE SCÈNE, 2001-2006 76 LES CONCERTS 78 LES REMIXES

80 SECONDE JEUNESSE, 2008-2018 84 ENTRETIEN AVEC DAVE GAHAN (2013) 86 LES HÉRITIERS 89 ENTRETIEN AVEC SYLVAIN CHAUVEAU, AUTEUR D’UN ALBUM DE REPRISES 90 ENTRETIEN AVEC DAVE GAHAN (2017) 94 20 TRÉSORS CACHÉS

04-05 Sommaire-Ours.indd 5 13/06/18 15:08 1977-1981 LES DÉBUTS

En 1977, à Basildon, Vince Clarke et Andy Fletcher décident de monter un groupe pour tromper l’ennui, bientôt rejoints par Martin Gore et Dave Gahan. Sur les cendres du punk, Depeche Mode invente une electro pop et sentimentale. Par Pascal Bertin

’histoire du rock est un long chemin pavé de bûches ville qui n’a aujourd’hui que soixante-dix ans. C’est juste et d’embûches. La plupart des artistes après la fin de la Seconde Guerre mondiale que pousse prématurément disparus de la circulation n’ont comme un champignon hallucinogène Basildon, à une bonne généralement pu survivre à l’équilibre indispensable quarantaine de kilomètres à l’est de Londres, ville dont ils qu’ils n’ont jamais su ou pu trouver. En bientôt sont encore aujourd’hui la seule fierté. Les membres du Lquarante ans d’activité, Depeche Mode semble avoir fait de groupe y ont éclaté leurs premiers boutons, du trio de base ses déséquilibres une force quasi indestructible, devenue actuel – le chanteur Dave Gahan, le compositeur et multi- désormais force tranquille. Têtes de nœuds en chef de la instrumentiste Martin Gore et le clavier Andrew Fletcher – génération anglaise de garçons coiffeurs qui a contribué à la au blond membre fondateur, Vince Clarke.“B asildon est naissance du gel capillaire de couleur au début des une ville nouvelle construite après guerre pour attirer années 1980, ces musiciens ont survécu à la rouille du les habitants de l’East End et du nord de Londres dont les temps, aux crises, aux modes, aux changements de quartiers avaient été détruits par les bombardements, personnel, à quelques comas temporaires et, surtout, à raconte Andrew Fletcher. L’idée était d’offrir une ville dont l’émergence d’une génération dance et techno qui aurait pu les maisons auraient de vraies toilettes à l’intérieur, des les expédier à la maison de retraite. Ils se sont ainsi imposés jardins… et surtout du travail. La musique n’était pas son comme l’une des formations majeures de notre époque, point fort, et la ville ne possédait aucune identité. Il n’y avait capables de jouer aux dieux du stade sans pour autant que des pubs, plutôt violents d’ailleurs. Mais grandir là-bas pomper leur monde avec du rock de stade, de tenir la dragée a été plutôt amusant, nous aimions l’école et faisions haute aux jeunes électroniciens qu’ils inspirent encore et beaucoup de sport.” toujours et dont ils restent un modèle, une référence Martin Gore, lui, semble ne pas la regretter :“ C’était une incontournable malgré la cinquantaine bien sonnée, toujours jungle de béton poussée au milieu de nulle part, le terreau au sommet de son art, celui de créer les mélodies des idéal pour la violence. Son fait de gloire est d’avoir eu Beatles avec les outils de Kraftwerk. cinq années de suite le plus fort taux de criminalité d’Angleterre.” “Basildon était une ville dure, confirme Dave Born in Basildon Gahan, c’était difficile et dangereux d’y être différent. L’étrange déséquilibre sur lequel Depeche Mode a construit Quand le punk a explosé, j’ai préféré partir un temps pour sa redoutable chaîne de montage pour tubes en acier Londres où j’ai squatté vers King’s Cross avec des amis.

inoxydable remonte à ses premiers cris de bébé, dans une On sortait beaucoup dans des concerts, on voyait © VIRGINIA TURBETT/REDFERNS/GETTY IMAGES

06-09 Débuts 77-81.indd 6 13/06/18 15:21 Vince Clarke, Martin Gore, Andy Fletcher et Dave Gahan aux Blackwing Studios de Londres pour l’enregistrement de Speak & Spell, en juin 1981.

06-09 Débuts 77-81.indd 7 13/06/18 15:21 1977-1981 LES DÉBUTS

Loin du nihilisme punk bête et méchant, ils chantent un univers post-ado à base de romances et de spleen urbain, tout engoncés qu’ils sont dans leurs costumes d’employés de banque.

Siouxsie & the Banshees, les Clash, les Sex Pistols… de la new techno-pop : Soft Cell, Blancmange, The The ou A partir de 1978, les clubs jouaient aussi Roxy Music, David B-Movie. Mais c’est pourtant avec un autre artisan du disque Bowie, Kraftwerk, The Normal, Fad Gadget… Il y a toujours un que Depeche Mode va sceller une union capitale. moyen de fuir sa ville, sa vie, et pour moi, rejoindre un groupe était l’occasion de partir.” Machine à tubes En 1979, Daniel Miller, leur aîné d’une dizaine d’années, Glam rock bubblegum a fondé le label Mute Records sous le signe d’une triple Né dans une famille où le père qu’il adore est en réalité son passion pour le Krautrock allemand, le punk et l’electro beau-père, mensonge qu’il apprend à sa disparition alors industrielle. Sous le nom de The Normal, il a aussi gravé qu’il n’a que 10 ans, Gahan va devenir une petite frappe quelques titres cultes dont le glaçant Warm Leatherette, que à l’anglaise, un prince du terrain vague qui s’adonne au vol de Grace Jones reprendra pour en faire une célèbre omelette voitures et au graffiti sauvage, s’essaie aux amphétamines norvégienne ornée de boules de glace et de feu qui donnera et à la coke et va connaître son premier passage devant un son nom à l’un de ses albums. “Comme Miller, nous étions tribunal pour enfants à 14 ans. La découverte du punk fans de Kraftwerk et de Deutsch Amerikanische et l’émergence de la new-wave donnent enfin un sens à son Freundschaft dont il avait publié l’album Die Kleinen und die existence… Bösen. Je me souviens qu’il nous avait fait écouter le suivant, A Basildon, Vince Clarke et Andrew Fletcher ont monté le Alles Ist Gut, en roulant dans sa voiture dans Londres. groupe de rock No Romance in China avec une dénommée Nous avons senti une grande complicité. Alors que si tu avais Sue Padgett qui disparaîtra du casting avec l’arrivée de rencontré Stevo au début des années 1980, tu aurais toi Martin Gore. Les trois garçons prennent le nom de aussi regardé à deux fois avant de signer quoi que ce soit Composition of Sound et, rapidement, Clarke remise sa avec lui !, rigole Fletcher. Nous avons aussi eu de belles guitare au placard tandis que Fletcher dit adieu à sa basse offres de grosses maisons de disques, mais choisir Daniel a pour adopter des synthétiseurs, avec un Gore fidèle à ses été une de nos meilleures décisions, car je ne sais pas claviers. Des groupes auxquels ils participent en parallèle, si nous serions encore là aujourd’hui. Même s’il n’avait pas c’est celui-ci qui possède la plus belle ligne de vie. D’autant grand-chose à nous offrir en dehors de son label dont nous que, un soir de 1980, le trio croise le chaînon vocal manquant, adorions la musique.” Dave Gahan. “Je chantais dans un groupe, mais on n’arrivait “Nous aurions pu signer avec Stevo, mais nous faisions plus pas à grand-chose. Une nuit, on traînait en répète, quelqu’un confiance à Daniel ! Nous sommes toujours amis avec lui, a commencé à jouer Heroes de Bowie. J’ai pris le micro alors que les dernières nouvelles que j’ai eues de Stevo, c’est et me suis mis à chanter. A côté, Vince, Martin et Andrew par un ami qui s’est battu avec lui récemment dans un bar !”, m’ont entendu. Deux semaines plus tard, Vince m’appelait ajoute Gore. pour me proposer de rejoindre leur groupe comme chanteur, C’est donc sur Mute Records, avec une sorte de contrat ce que j’acceptai.” équitable comme les proposait Tony Wilson aux artistes Depeche Mode est né, avec comme force créatrice un Vince de Factory, que sortent les premiers singles du groupe, Clarke qui compose l’ensemble des chansons et parfois Dreaming of Me, New Life et Just Can’t Get Enough, chante même. Fasciné par le glam rock de Roxy Music ou qui enclenchent déjà l’infernale machine à truster la tête des David Bowie, et par la version new-wave qu’en offrent les charts britanniques, suivis en 1981 de leur premier album premières moutures de compatriotes comme Magazine, Speak & Spell. Japan ou Ultravox, le Depeche Mode naissant va pour sa part Alors que la vague punk n’a tout laminé sur son passage que en présenter une version asexuée, teenage et poppy. cinq ans auparavant, les quatre de Depeche Mode qui lui Du côté de leurs prédécesseurs de la musique synthétique doivent pourtant beaucoup semblent être les VRP de son que sont Kraftwerk, Cabaret Voltaire, The Human League, parfait opposé. Du coup, leur mini-révolution synthétique Gary Numan, Fad Gadget ou Throbbing Gristle, Depeche ne se fait pas sans heurts. “Dans les années 1980, imposer Mode semble avoir acheté ses synthétiseurs et ses boîtes à notre idée de musique électronique était un combat avec rythmes dans une confiserie, tant leur approche sucrée et les journalistes, qu’ils soient anglais ou américains. presque bubblegum laisse l’avant-gardisme ou l’expérimental Les Espagnols nous détestaient ! Lors d’une conférence de à ces savants fous de l’électronique. Gentils organisateurs presse à Madrid, on nous a posé cette question : ‘Mais d’un club de vacances où les vagues de mélodies pop pourquoi existez-vous ?’ Trois ans plus tard, nous y étions surfent sur des claviers noir et blanc, leur look propret et numéro 1”, raconte Andrew Fletcher. leurs atmosphères mélancoliques leur valent d’être associés à la scène néoromantique du début des années 1980. Sans Vince Clarke Repérés lors d’un concert par l’entreprenant entrepreneur Loin du nihilisme punk bête et méchant, ils chantent un Stevo Pearce, ils figurent en 1981 sur la mythique compilation univers post-ado à base de romances et de spleen urbain, de son label Some Bizzare qui réunit alors la crème fouettée tout engoncés qu’ils sont dans leurs costumes d’employés

06-09 Débuts 77-81.indd 8 13/06/18 15:21 Aux Blackwing Studios de Londres en juin 1981.

de banque et les ﬁnes cravates qui leur serrent la chemise, l’affaire. En désaccord avec la ligne musicale et effrayé par là où le punk relevait crânement le col de son perfecto. les proportions que le groupe prend lors de la tournée et la Des cravates qu’ils rentabilisent de nuit comme de jour pour promo du premier album, Vince Clarke prend ses cliques et prendre, la tête basse, le chemin du bureau à Basildon. ses Clarks en novembre 1981, laissant les trois autres dans Fletcher travaille alors comme employé dans une compagnie une profonde incertitude, même s’il est rapidement remplacé d’assurance ; Gore, dans une banque. “Aux tout débuts, par un Alan Wilder recruté sur petite annonce. Daniel Miller n’avait pas les moyens de nous payer. Nous “Notre premier album était très Vince Clarke, reconnaît Dave avons continué à bosser et nous avons dû retourner travailler Gahan. Il en a écrit la plupart des chansons ; Martin, seulement le lendemain de notre premier passage à Top of the Pops”, quelques-unes. Mais notre force était d’être capables de sourit Fletcher. jouer facilement avec des machines alors que nous n’étions Le succès de l’album va néanmoins permettre au groupe et pas très bons derrière des guitares. Nous pouvions produire au label de passer à un stade professionnel, à défaut de des pop songs rapidement en les embarquant facilement en séduire d’emblée un public rock qui leur tourne cordialement concert juste en branchant nos synthés.” Martin Gore va alors le dos. En attendant de le retourner comme une crêpe, s’imposer comme le cuistot en chef de la conﬁserie Depeche

06-09 Débuts 77-81.indd 9 13/06/18 15:22 LA GRANDE-BRETAGNE EN 1980

BRITAIN IS BURNING En 1980, Depeche Mode fait ses débuts dans un pays en crise et mené à la baguette de fer par sa Première ministre, Margaret Thatcher. Par Gilles Dupuy

ai 1980. Porté par la vague providence, dont le discrédit est aile gauche et empêtré dans un conflit ska qui déferle sur complet. Pour bon nombre de sujets syndical qui culmine durant l’hiver l’Angleterre, The Beat, groupe britanniques, hantés par la peur du 1978-1979, baptisé “l’hiver du multiracial de Birmingham, déclin, il est tout simplement temps mécontentement”. Mfait paraître I Just Can’t Stop It, un de passer à autre chose. Tandis que le pays, paralysé par des premier album aujourd’hui considéré grèves sans fin, semble devoir sombrer comme l’un des tout meilleurs du genre. Winter of Discontent dans la ruine et le chaos, les vieilles En face B, avec ses paroles sans Cette “autre chose”, Margaret Thatcher valeurs victoriennes – travail, épargne, équivoque, un titre, Stand Down la porte en elle depuis qu’elle a ordre, mérite, rigueur – qu’elle défend à Margaret, prend position : “Je ne vois découvert les théories néolibérales longueur de discours trouvent de plus aucune joie, je ne vois que de la de l’Autrichien Friedrich Hayek et de en plus d’écho au sein d’une opinion désolation, je ne vois aucune chance l’Américain Milton Friedman, deux profondément désabusée. Le 3 mai, les pour que brillent tes lendemains économistes résolument hostiles élections générales lui ouvrent en nouveaux, alors s’il te plaît, démissionne à l’interventionnisme étatique, grand les portes du 10 Downing Street. Margaret…” A l’autre bout du spectre le second prônant de surcroît un musical, les cinq hardos d’Iron Maiden, contrôle strict de la masse monétaire, Choc ultralibéral via la pochette de Sanctuary, leur au détriment de toute espèce de Mais très vite, l’Angleterre déchante. deuxième single, se paient eux aussi la redistribution. Mais au sein d’un parti Dès sa prise de fonction, le nouveau figure d’une Margaret Thatcher conservateur largement acquis au gouvernement soumet le pays à un sauvagement trucidée par Eddie, la keynésianisme et au consensus véritable traitement de choc : mascotte maléfique d’un groupe dont “Etat-patronat-syndicats”, elle rame à suppression du contrôle des changes, le nom (la “vierge de fer”), s’il fait en contre-courant, ce qui ne l’empêche pas libération des salaires et des prix, réalité référence à un engin de torture de grimper les échelons. déréglementation du marché des médiéval, participe de cette haine dans Nommée secrétaire d’Etat à l’Education capitaux, réduction de la fiscalité des laquelle est tenue la Dame de fer. Clash, en 1970, elle devient (déjà) la femme la entreprises, coupes claires dans Jam, Specials, Crass ou Undertones, plus impopulaire du pays après avoir les dépenses publiques, stigmatisation tous abhorrent celle que les Blow supprimé la distribution quotidienne et des assistés et des chômeurs, Monkeys traiteront plus tard – avec un gratuite de lait aux écoliers de 8 à privatisations à tout-va… Si la livre mépris non exempt de muflerie – de 11 ans. Sa chance, elle la saisit en 1975 sterling se redresse, la mise en œuvre “fille d’épicier” (She Was Only a Grocer’s lorsque, à la surprise générale, elle de ce programme ultralibéral, conjugué Daughter). s’empare des commandes d’un parti aux effets du deuxième choc pétrolier, C’est pourtant bel et bien elle, cette qu’elle ancre définitivement à droite. plonge le pays dans une vive récession, fille d’épicier du Lincolnshire, qu’à peine Avec ce ton abrasif qu’elle cultive traduite par une baisse d’activité de un an plus tôt les Anglais ont soigneusement et qui deviendra sa 10 % entre 1980 et 1981. massivement portée au pouvoir. Dans marque de fabrique, Margaret Thatcher Des pans entiers de l’économie, tels un pays rongé par la crise économique s’emploie dès lors à pourfendre le l’automobile ou le textile, s’effondrent, et le malaise social, Margaret Thatcher gouvernement travailliste de James les faillites se multiplient et le taux de incarne alors l’unique alternative à l’Etat Callaghan, lui-même débordé sur son chômage s’envole, passant de 5 % en

10-11 Angleterre 80's.indd 10 13/06/18 15:09 politiques. Mais là encore, murée dans ses certitudes, Margaret Thatcher se montre intraitable. Bobby Sands meurt le 5 mai, suivi de neuf de ses camarades, sans que la Dame de fer ne daigne seulement réagir.

Cela en vaut-il la peine ? Pour bon nombre de Britanniques, l’avènement du thatchérisme est surtout vécu comme une mise à l’écart. Le chômage, qui touche essentiellement les franges les plus jeunes et les plus âgées de la population, accable les bassins miniers et les bastions industriels du Nord ou du pays de Galles. Liverpool est alors regardée comme la capitale européenne de la misère, et comme se creusent les inégalités, la pauvreté touche 22 % de la population. Dans ce contexte, une colère sourde s’empare d’un pays frappé par le hooliganisme et dont les ghettos, tel Brixton, au sud de Londres, ou Toxteth, à Liverpool, s’embrasent. Le 2 avril 1982, Margaret Thatcher est au plus bas dans les sondages, mais c’est précisément ce jour que choisit la junte militaire au pouvoir en Argentine pour débarquer sur l’archipel des Malouines, dépendance anglaise revendiquée de tout temps par Buenos Aires. La guerre qui s’ensuit va causer la mort de 255 soldats britanniques, mais elle va surtout permettre à la Dame de fer de rétablir sa popularité, elle qui, au lendemain de la victoire, peut s’écrier Manifestation étudiante à Brighton en 1989 avec des accents pré-trumpiens : contre la mise en place de prêts au détriment de “Britain is great again!”. bourses par Margaret Thatcher . A travers les paroles de Shipbuilding, un morceau qu’il offre à Robert Wyatt, Elvis Costello traduit finement 1979 à 14 % en 1985. Mais rien ne de fer, la grève des mineurs, qui pendant le sentiment ambigu qui traverse alors saurait faire fléchir la Dame de fer, pas un an (de mars 1984 à mars 1985) tient l’Angleterre. “Est-ce que ça en vaut même les syndicats, avec lesquels elle le pays en haleine, se termine par un la peine ?”, s’interroge un ouvrier des entame une longue épreuve de force. douloureux échec pour les trade chantiers navals dont la rumeur A la loi sur l’emploi (Employment Act) unions, paraphant la perte irrémédiable annonce la réouverture imminente, de 1980, qui réglemente les piquets de de leur influence. au prix d’une guerre à laquelle grève et interdit les grèves sauvages, Autre dossier brûlant, le conflit son propre fils participe… En juin 1983, succéderont quatre textes tout aussi nord-irlandais. Le 25 février 1981, dans le pays tranche. Confortablement coercitifs, avec pour conséquence la le bloc H de la prison de Maze, plusieurs réélue, Margaret Thatcher peut réduction de moitié du nombre de détenus républicains entament poursuivre dans la voie radicale qu’elle syndiqués (13 millions en 1979 contre une grève de la faim afin d’obtenir de s’est fixée. Elle ne sera délogée

10-11 Angleterre 80's.indd 11 13/06/18 15:09 PORTRAIT VINCE CLARKE

VINCE CLARKE De l’aventure Depeche Mode dès ses prémices, le compositeur-songwriter a très vite quitté le navire pour arpenter les terres synthpop sous différents noms, de Yazoo à Erasure. Par Romain Burrel

ien ne préparait ce timide grammaire de base faite de synthés soudaine pour être vraiment méritée. rouquin, fils d’une couturière aigrelets et d’une boîte à rythmes En novembre, un mois après la sortie du et d’un bookmaker, à devenir rudimentaire. premier album, Vince Clarke claque la le fondateur d’un des plus Parce qu’il est le plus mûr de la bande porte de Depeche Mode. Pour la bande Rgrands phénomènes pop de la planète. (d’un an), Clarke est le seul à savoir où de Basildon, qui perd à la fois son Rien. Surtout pas une vie de gagne- il veut vraiment emmener le groupe. leader, son compositeur et son parolier, misère à Basildon, banlieue grise au Malgré sa timidité maladive, en tant c’est la douche froide. nord-est de Londres. Encore moins que membre fondateur et musicien Pour éviter la déroute, Martin Gore le lycée que Vincent John Martin le plus aguerri, le compositeur s’impose prend Depeche Mode en main et le quitte sans regrets à 15 ans pour aller comme le premier leader naturel groupe recrute Alan Wilder pour soigner bosser dans une usine de yaourts, de Depeche Mode, qui jusque-là se les arrangements. En guise de cadeau pour 21 livres la semaine. Rien. Ou si résume surtout à une bande de d’adieu, Clarke offre au groupe une peu. Peut-être ces quelques cours glandeurs laqués sapés comme des ultime ballade synthétique et sublime : de violon et de piano pris à l’école ? milords. Only You. Mais par fierté ou besoin de Ou le choc ressenti à la découverte de faire table rase, le groupe décline l’offre. la B.O. du film Le Lauréat par Simon A contrecœur Tant pis pour eux. Mais le titre ne sera & Garfunkel. Ou les rencontres. Bonnes Le répertoire s’affine malgré l’ambiance pas perdu pour tout le monde. ou mauvaises. Allez savoir. dilettante qui règne au sein du groupe. Clarke avance seul, tour à tour Compagnons de route Epiphanie synthétique mélodiste, arrangeur et parolier. Flippé à l’idée de perdre son contrat Chez les scouts, Vincent fait la Alertées par quelques concerts fébriles, avec Mute, Clarke se cherche une connaissance d’un certain Andrew un titre torché pour une compilation chanteuse dans les petites annonces du Fletcher, qui devient rapidement son (Some Bizarre) et une presse anglaise Melody Maker. Il flashe sur Alison Moyet, camarade de jeu. A la fin des déjà très chaude, les majors offrent des une ex-punkette à la voix puissante et la années 1970, les deux potes décident ponts d’or à Depeche Mode. Mais Clarke main lourde sur le maquillage. Ensemble de monter leur première formation convainc ses partenaires de signer ils forment Yazoo, duo synthpop taillé musicale sous haute influence The Cure avec Daniel Miller, patron du label Mute, pour l’époque. La paire alterne baptisée No Romance in China. pour enregistrer un premier single les hymnes Hi-NRG (Don’t Go) et les Le groupe s’étoffe, changeant de nom (Dreaming of Me) et, dans la foulée, un ballades fragiles comme Only You, jadis à l’arrivée de chaque nouvelle recrue, premier album. En quelques semaines déclinée par Depeche Mode. Mais comme celle du lilliputien Martin Gore. aux Blackwing Studios de Londres, le là encore, des tensions apparaissent Vince joue un temps les chanteurs- groupe dépose sur pistes ses premières et l’affaire tourne au vinaigre après guitaristes mais, conscient des limites compositions, toutes signées par deux albums. de sa voix, il décide de recruter un Clarke (à l’exception de deux titres Clarke tente de prolonger le son de chanteur. Son choix s’arrête sur un joli signés Martin Gore). Yazoo avec son ingénieur du son Eric minet ayant ses entrées dans les clubs Mais lorsque Speak & Spell sort en Radcliffe au sein de The Assembly, branchés de Londres : Dave Gahan, octobre 1981, le cœur de Clarke avant d’initier une collaboration avec belle gueule et voix profonde. Depeche n’y est déjà plus. Tourner l’ennuie, ses Paul Quinn, chanteur de Bourgie Mode est né. partenaires l’horripilent et la hype Bourgie. Mais leur single, One Day, se En 1980, Vince tombe en extase à autour du groupe lui semble trop vautre lamentablement dans les charts. l’écoute des nappes de clavier noires d’Orchestral Manoeuvres in the Dark, tandis que des groupes comme The Human League, Gary Numan et La voix intersexe et la flamboyance Fad Gadget secouent les charts. Clarke a une épiphanie : le son des camp d’Andy Bell se lovent années 1980 sera synthétique. Il claque toutes ses économies dans un synthé parfaitement dans les mélodies de Kawai 100F. Ses inclinaisons pour Clarke. Comme si ABBA folâtrait dans les mélodies catchy, son ultrasensibilité

pop offriront à Depeche Mode sa les champs magnétiques de Kraftwerk. © DAVE HOGAN/HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES

12-13 Portrait Vince Clarke.indd 12 13/06/18 15:09 Au Midem de Cannes en 1984.

Tandis que Depeche Mode part à la conquête de l’univers, Clarke se retrouve le nez dans le caniveau et envisage même une reconversion dans la pub. Fin 1985, le musicien se met à la colle avec un certain Andy Bell, fan absolu du travail de l’ex-Mode. Entre ces deux-là, c’est le coup de foudre. La voix intersexe et la ﬂamboyancec amp d’Andy (qui se pointe régulièrement sur scène en tutu) se lovent parfaitement dans les mélodies de Clarke. Comme si ABBA folâtrait dans les champs magnétiques de Kraftwerk. Les FM adorent. Oh L’Amour, A Little Respec t ou le fabuleux Love to Hate You deviennent des tubes instantanés. Cette bromance féconde, longue de trente ans, accouchera de dix-sept albums au total. En 2012, trente ans après le premier single de Depeche Mode, Vince Clarke retrouve Martin Gore le temps d’un remix pour Plastikman. Les deux hommes s’amusent tellement qu’ils décident de prolonger les plaisirs le temps d’un album de techno minimaliste et purement instrumental sous le nom de VCMG. Entièrement réalisé par emails (les deux comparses ne se croiseront physiquement que pour la promo), Ssss est un album agile mais sans enjeu. “C’était un break sympa pour moi… je suis retourné à l’écriture pour le groupe avec beaucoup plus d’entrain après cette expérience”, conﬁera Gore au site The Quietus en février 2012. Révéré par les DJ techno qui voient en lui un pionnier des musiques synthétiques, célébré par Nine Inch Nails, M83 ou les Pet Shop Boys, Clarke est également un remixeur demandé mais exigeant qui revisite avec style les singles de Goldfrapp, Franz Ferdinand ou Future Islands. Un esthète qui aura élevé le goût du minimalisme synthétique au rang de catéchisme pop. Pas mal pour un mec qui a commencé dans ce business par un doigt d’honneur au succès.

12-13 Portrait Vince Clarke.indd 13 13/06/18 15:10 LA SCÈNE BRITANNIQUE EN 1980

NOUVELLE VAGUE Dans la Grande-Bretagne de 1980, la scène musicale est en pleine effervescence : new-wave ou postpunk, pop synthétique ou ska, l’horizon s’élargit. Par Jérôme Provençal

n 1980, si la bourrasque punk et populaire, qui s’affirme alors comme sort son premier album (In the Flat semble déjà appartenir à un un vivier majeur de cette nouvelle Field) en 1980 chez 4AD, label créé lointain passé, la scène musicale génération. De Liverpool, ville ô cette année-là et appelé à un avenir britannique ne s’en montre pas combien symbolique en matière de plutôt radieux. Emoins extrêmement dynamique. rock britannique, vont ainsi émerger Londres ne reste évidemment pas Aux côtés de The Cure, qui poursuit Echo & the Bunnymen et The Teardrop étrangère à toute cette agitation. son irrésistible ascension en publiant Explodes, deux groupes pratiquant un Groupe fondé par les frères Tim et Seventeen Seconds, de nombreux rock aux accents (néo)psychédéliques Richard Butler, délivrant une pop nouveaux groupes, participant qui font paraître leur premier album, sophistiquée dans le sillage de Bowie d’un processus de régénération en respectivement Crocodiles et et du glam rock, The Psychedelic Furs profondeur, témoignent d’une Kilimanjaro, en 1980. émerge en particulier des brumes de la effervescence de grande ampleur. C’est également de Liverpool qu’arrive capitale anglaise avec un (superbe) Parmi ces groupes, certains s’inscrivent Orchestral Manoeuvres in the Dark premier album paru en mars 1980. dans le prolongement direct du punk, (bientôt communément appelé OMD), A cette époque, Londres voit dont ils proposent une version moins un duo concevant une pop à dominante également jaillir le courant du nouveau tapageuse (mais non moins nerveuse), synthétique sous l’influence romantisme, dont le glam rock tandis que d’autres s’orientent de Kraftwerk. Démarrant avec le constitue la source d’inspiration dans une autre direction, plus pop et stratosphérique Enola Gay, leur principale. Cristallisé autour du Blitz, synthétique. (excellent) deuxième album, club situé à Covent Garden, cet Organisation, sort en octobre 1980 éphémère courant (sous-genre de la Au nord, du nouveau chez Dindics, sous-label de Virgin. Au new-wave) réunit des groupes Estampillés postpunk ou new-wave, tournant des années 1970-1980, caractérisés par un goût immodéré deux étiquettes suffisamment vagues Sheffield, autre ville emblématique du pour les synthétiseurs (et le pour être largement utilisables (et Nord, voit notamment apparaître en maquillage), dont les membres, aisément interchangeables), tous ces son sein The Human League et Cabaret bousculant les codes à plaisir, cultivent groupes forment une bouillonnante Voltaire, deux groupes élaborant l’extravagance autant que l’androgynie. nébuleuse kaléidoscopique, au cœur une musique synthétique oblique, Les principaux représentants de laquelle se trouvent Manchester et voire franchement expérimentale londoniens du nouveau romantisme le label Factory Records (lancé en 1979). (et à forte tendance industrielle) dans sont Spandau Ballet, Japan et Visage, Outre le Closer de Joy Division, le le cas des seconds. En 1980 paraissent dont le premier album (Visage) groupe phare de la mouvance Travelogue, deuxième album de – sur lequel figure l’inusable hymne postpunk, Factory Records publie The Human League (qui prendra par la Fade to Grey – voit le jour en en 1980 le premier album d’A Certain suite un virage vers une musique plus novembre 1980. Ratio (The Graveyard and the Ballroom) facile d’accès), et The Voice of America, et le premier album de The Durutti le deuxième album de Cabaret Voltaire. New-wave, ska, punk, Northern soul… Column (The Return of the Durutti Le renouveau de la scène musicale Column), deux formations originaires Les nouveaux romantiques britannique au tout début des de Manchester s’attachant chacune Du centre-est de l’Angleterre, plus années 1980 ne saurait être imputé à frayer une nouvelle voie esthétique exactement de la ville de Northampton, à la seule Angleterre, même si cette – du funk hiératique pour A Certain s’élève le rock ténébreux de Bauhaus, dernière reste largement prédominante. Ratio et de l’ambient cinématique pour groupe mené d’une voix sépulcrale par Dans la grande (et tumultueuse) The Durutti Column. Peter Murphy, qui, à l’instar de The Cure famille new-wave/postpunk en train Dans une Angleterre que Margaret et Siouxsie & the Banshees, va de se former, se distingue ainsi Thatcher – arrivée au pouvoir en déborder la sphère postpunk et devenir Associates, duo écossais composé mai 1979 – enserre depuis peu d’une une référence majeure pour le rock de Billy MacKenzie et Alan Rankine, main de fer, c’est, au-delà de gothique. Après le séminal single Bela qui sort son premier album, Manchester, tout le Nord, industriel Lugosi’s Dead sorti en 1979, Bauhaus The Affectionate Punch, en août 1980

14-15 Scène UK 80.indd 14 13/06/18 15:10 Bauhaus à Londres en 1982.

chez Fiction Records – un certain ailleurs de se propager, via les albums, plus ou moins marquants, Robert Smith assurant les backing nouveaux albums de Madness jalonnent l’année : entre autres, Flesh vocals sur le morceau-titre. Plus (Absolutely) et des Specials (More + Blood de Roxy Music, Never for Ever remarquable encore s’avère Colossal Specials). Porteur d’une autre fièvre, de Kate Bush, Scary Monsters de Youth, unique (dans tous les sens du celle de la Northern soul, un jeune David Bowie et Emotional Rescue des mot) album du trio gallois Young Marble groupe originaire de Birmingham, Rolling Stones. Giants, sorti en février 1980 chez Dexy’s Midnight Runners, décroche la C’est également en 1980 que Rough Trade : un scintillant joyau de timbale avec son premier album, Led Zeppelin se crashe, suite à la mort pop-rock minimaliste, avec lequel Searching for the Young Soul Rebels. précoce, le 25 septembre, de son le groupe, touché par la grâce, semble Continuant de porter le flambeau d’un autodestructeur batteur John “Bonzo” avoir trouvé le secret de l’éternelle punk chamarré et engagé, The Clash Bonham. Les amateurs de rock jeunesse. dégaine en décembre 1980 Sandinista!, assourdissant peuvent largement se Dans la Grande-Bretagne de 1980, un triple album qui va diviser la critique consoler avec le ravageur Ace la fièvre ska – qui s’est déclarée en fin et dérouter pas mal de fans. Sur of Spades de Motörhead, propulsé dans

14-15 Scène UK 80.indd 15 13/06/18 15:10 SYNTH ESPRIT A travers Depeche Mode, c’est l’histoire de la synthpop, les possibilités et les évolutions du synthétiseur qui se lisent. Par Louis-Julien Nicolaou

Martin Gore au synthé en 1982.

16-17 Synthpop.indd 16 13/06/18 15:11 LA MUSIQUE SYNTHÉTIQUE

’il est un instrument auquel planter un poignard dans les pianos), sort deux mois après le single Just le nom de Depeche Mode se trouve beaucoup moins starisé que Can’t Get Enough de DM) ouvrent la restera associé, c’est le le guitar hero. Mais il occupe désormais voie à quantité de groupes anglais synthétiseur. L’histoire est bien le terrain à égalité avec lui et son marqués par la noirceur sans espoir de Sconnue : la vague punk à peine influence sur la musique pop ne cesse Joy Division et The Cure, mais qui retombée, quand le No Future s’écrivait de s’élargir. aimeraient lui offrir un moule plus pop, encore en riffs sauvages de guitares Dès lors, les progrès de l’ingénierie moins radical. mal accordées et que les comptes électronique dans le domaine musical Duran Duran, Eurythmics, Tears paraissaient réglés avec le rock vont accompagner le développement for Fears, Talk Talk, Bronski Beat ou progressif et ses débauches de solos de la pop britannique pas à pas. Les Spandau Ballet vont ainsi conquérir les de clavier, les freluquets menés par principaux inconvénients des premiers charts avec des chansons où les Martin Gore chantaient des sucreries, synthétiseurs (lourdeur de l’instrument, synthétiseurs, quand ils ne prennent portaient des costards de pieds installation longue et complexe) pas tout en charge (les nouveaux tendres et, pire que tout, ne jouaient disparaissent avec les améliorations modèles permettent d’imiter les sons que du synthé. Ils avaient tout faux apportées au Minimoog au cours d’un orchestre entier, y compris pour leur époque, mais très vite, des années 1970. En même temps, les violons, cuivres, chœurs, etc.), l’époque allait se plier à leurs la palette de sons et de possibilités demeurent hégémoniques, commandements esthétiques, et la des synthétiseurs ne cesse de grandir. contraignant la guitare, autrefois reine, synthpop envahirait le monde. Les On ne joue plus du piano ou de l’orgue à patienter dans l’antichambre pendant punks, eux, n’auraient plus qu’à prendre mais de l’EMS VCS3, du RMI 368 une bonne décennie. la route du cimetière des éléphants. ou du Synthi AKS, autant de hiéroglyphes robotiques qui désignent Indémodable Une révolution technique les instruments de l’avenir, ceux Les nouvelles technologies, Midi, Ceux-ci ne visaient pas vraiment le qui peuvent reproduire les sonorités sampling, etc. rendent d’ailleurs assez succès, moins encore l’amour des étranges du vaisseau spatial, vite obsolètes les claviers Moog des foules. Dans le cas contraire, ils auraient du pistolet laser… ou de l’usine et de années 1970, tout comme la distinction été assez inspirés d’apprendre quelques l’autoroute, ces symboles de la entre musique organique et musique rudiments d’histoire de la pop anglaise, déshumanisation contemporaine. synthétique. Au cours des années 1990, qui a toujours su tirer le meilleur parti si la guitare retrouve un peu de ses des claviers mis à sa disposition. Le tout-synthétique droits, l’informatique, avec sa précision Durant l’hiver 1966, quand les Beatles Quand les Allemands de Tangerine chirurgicale et les facilités qu’elle offre, ont l’idée d’utiliser, en introduction Dream et Kraftwerk prennent s’impose comme norme à tous les de leur prochain single, Strawberry subitement de l’avance avec niveaux de la création et de l’exécution Fields Forever, un instrument une musique entièrement régie par de la musique, depuis l’accordage de récemment inventé que l’on pilote à les synthés, ils ne tardent pas à être l’instrument jusqu’à la mise en boucles l’aide de touches semblables à celles rattrapés par des avant-gardistes de samples, du séquençage sur d’un piano mais qui produit des sons comme Brian Eno, David Bowie et multipistes à la figuration même de échantillonnés sur bande magnétique, Robert Fripp. Avec le recul, la marche l’onde sonore. La disparition de la féerie ils projettent soudain la pop de l’histoire se lit aisément : malgré synthétique toute de surface qui fit dans un autre monde, celui-là même l’épisode punk, qui à cet égard faire tant de cauchemars à la génération que recherchent les artistes ne constitue qu’une brève parenthèse MTV et Top 50, ou plus exactement psychédéliques. Ancêtre à la fois du réactionnaire, la pop anglaise devra son cantonnement à la house et à la synthétiseur et du sampler, le mellotron, nécessairement en passer par le dance music, correspond en réalité à un bien que difficile d’utilisation, va faire tout-synthétique. Et pour cela, processus d’invisibilité. fureur auprès des musiciens épris de SF continuer de s’ouvrir au monde, prenant Les synthés ne s’évanouiront hallucinatoire et de grandiloquences beaucoup d’idées en Allemagne et brièvement, durant l’ère grunge, que classique et jazz. beaucoup de matériel au Japon pour revenir tout-puissants, Parmi les nouveaux groupes qui (les premiers albums de Depeche Mode omniscients et beaucoup plus surgissent chaque jour au Royaume- doivent énormément au synthétiseur performants. Depeche Mode ne s’y est Uni, nombreux sont ceux qui en font System 700 de la marque japonaise pas trompé qui, après avoir opéré un l’un des pivots essentiels de leur Roland, qui développe également, superbe retour aux guitares avec musique. Les Moody Blues, Pink Floyd, à partir de 1980, une machine appelée Violator, n’a pas négligé d’adopter pour King Crimson, Yes, Genesis, Deep à un bel avenir : la boîte à rythmes chaque nouvel album des technologies Purple ou Led Zeppelin, tous ont en leur TR-808). Reste que, au début toujours plus avancées, et s’est bien sein un musicien dédié au bidouillage des années 1980, il est encore très gardé de renoncer complètement aux d’un mellotron ou d’un orgue Hammond, audacieux de se présenter sans synthétiseurs. Si ceux-ci n’incarnent clavier que le rhythm’n’blues passé guitares ni épingles à nourrice sur un plus l’avenir et ne scandalisent plus de mode a légué à la pop anglaise plateau de télévision. personne, c’est qu’ils appartiennent du début des années 1970. Contraint En osant le minimalisme synthétique pleinement à un temps présent que le de se montrer peu mobile sur scène, – jouer du clavier, d’accord, mais à deux groupe de Basildon, en expérimentant toujours un peu caché par son doigts – combiné à une innocence toutes les mutations possibles de la encombrante installation, le claviériste, adolescente assumée, Depeche Mode new-wave à la synthpop et de celle-ci à quelques exceptions près (le furieux ou The Human League (dont l’énorme à l’electro-rock, a largement contribué

16-17 Synthpop.indd 17 13/06/18 15:11 LES INFLUENCES MUSICALES LARGE SPECTRE S’entichant du blues, du gospel ou de la musique industrielle, Depeche Mode n’a jamais été qu’un simple groupe de pop synthétique. Par Vincent Brunner

éléportons-nous au milieu des décharges, frappent sur des tôles, reprenant les paroles de Love Is the années 1970 dans l’appartement lancent des balles. Avec cette matière Drug. A partir de Songs of Faith and occupé par Martin Gore, alors première empruntée à la réalité, ils Devotion (1993), le goût pour le gospel juste fan anonyme de musique. obtiennent ainsi Pipeline, fascinant de Martin Gore – voir sa reprise de TPrès de la platine attendent des piles morceau de pop industrielle. Motherless Child sur l’EP Counterfeit – de vinyles. Neil Young, Leonard Cohen, Construction Time Again (1983) les fait s’exprime à visage découvert, Sparks, The Velvet Underground, ainsi entrer dans une nouvelle ère : notamment avec une chanson telle que Ziggy Stardust de Bowie (premier album la ligne claire synthétique des débuts Condemnation. Miracle, cette envie de acheté)… du glam, de la pop, du folk. paraît méconnaissable, toute cabossée musique spirituelle trouve sur Songs La révolution électronique n’est à coups de marteau. Les perspectives of Faith and Devotion un terrain pas encore là et le futur cerveau musical inédites ouvertes par les groupes d’entente avec la couleur grunge voulue de Depeche Mode reste alors un allemands DAF et Einstürzende par Gahan – il fréquente alors les rock enfant du rock. Le groupe allemand Neubauten donnent sans doute des stars californiennes… Kraftwerk va bouleverser cet univers idées aux Anglais tout au long des En 1997, sur Barrel of a Gun (Ultra), un électrique avec sa transe proto- techno eighties. des titres les plus sombres de toute sa et son utilisation expérimentale du Le producteur Gareth Jones joue un rôle discographie, le groupe explore une synthétiseur. dans cette transmission d’idées veine rock industriel digne de Nine Inch En 1998, Martin reviendra dans les pages avant-gardistes : entre 1984 et 1987, Nails, groupe américain mené par de ce magazine sur les premières il alterne en effet séances en studio Trent Reznor. Un trafic d’influences qui ambitions sonores du groupe :“Nous avec Depeche Mode et Einstürzende vire à l’échange de bons procédés : étions arrivés à cette conclusion : Neubauten. Une rumeur voudrait même Reznor a expliqué combien en 1986 si nous arrivons à faire le lien entre la qu’après avoir travaillé avec les Berlinois Black Celebration l’a aidé à trouver technologie utilisée par Kraftwerk et des Jones ait emmené dans ses bagages un sa voie alors que N.I.N. n’était encore chansons avec de belles mélodies, clavier rempli de sons que Gore & Cie qu’une vague vision à l’intérieur de alors nous arriverons à faire notre trou. auraient utilisé sur un de leurs albums… son cerveau. L’émotion de Neil Young ou John Lennon Un moyen rapide de mesurer le spectre transmise via les synthétiseurs de Sur la terre comme au ciel stylistique parcouru par DM consiste Kraftwerk : c’était mon rêve .” Alternant virages radicaux et braquages à observer les artistes dont le groupe musclés, le chemin artistique de a repris des morceaux. Beethoven Nouvelles d’Allemagne Depeche Mode enchaîne les influences (Sonate au clair de lune), les Stooges Sur Speak & Spell, unique album parfois contradictoires et surprenantes. d’Iggy Pop (Dirt), le classique orchestré par Vince Clarke, si on décèle Au fil des années, son background rock rhythm’n’blues Route 66 ou Heroes (l’intro de Photographic, par exemple) refait surface, comme au détour du film de Bowie… voilà un éloquent grand écart l’influence des “hommes-machines” 101, une partie de flipper sur fond qui résume bien l’histoire d’un groupe allemands, il s’avère impossible de relier de Roxy Music avec un Dave Gahan electro-pop à nul autre pareil. DM à l’arbre généalogique du rock. Convaincu que son salut passe par les synthés, le jeune quatuor s’interdit d’utiliser des guitares. Une contrainte qu’il respectera jusqu’à ce que des LE SILLON BLUES faces B (Pleasure Little Treasure En 1989, les puristes de l’electro-pop crient au scandale : un riff de guitare s’est et Route 66 en 1987) ébrèchent cette invité sur Personal Jesus et sert de moteur à la composition. On pourrait croire interdiction avant qu’elle ne vole à une hallucination tant ce riff paraît sans âge et digne de John Lee Hooker. Avec définitivement en éclats en 1990 avec cette chanson, Depeche Mode révèle être fan de blues, cette musique de l’âme Violator, qui affiche sur sa pochette une terrienne qui, sur le papier, semble à des années-lumière de ces experts en phrase-manifeste : “If you wanna use machines. Mieux, il montre combien le mariage esthétique tient debout pour peu guitars, use guitars.” qu’on lui laisse de l’espace pour prendre forme. Avant cela, DM veut profiter du Ce qui aurait pu n’être qu’une passade le temps de Violator s’est prolongé avec le bouillonnement offert par la nouvelle temps et, comme quantité d’autres Anglais (en premier lieu, les Rolling Stones), les technologie. Inspirée par Kraftwerk ou blancs-becs originaires de Basildon s’efforcent de livrer leur propre version du blues, Propaganda, autre groupe allemand de électronique et moderne. Ce que le titre de leur treizième album, Delta Machine, pop synthétique que Gore adore, la résume en accolant deux termes a priori inconciliables. Le premier, “delta”, adresse bande se jette sur les premiers modèles un clin d’œil au blues né dans l’Etat du Mississippi, tandis que “machine” renvoie aux de samplers. Si Alan Wilder avoue avoir appareils électroniques dont le groupe se sert. piqué un son de batterie à Frankie Goes Pour Soothe My Soul, un des morceaux de l’album, le guitariste-leader de ZZ Top to Hollywood pour nourrir leurs sera prié par Gahan d’amener de la “boue texane” sur un remix qui sent bon les juke machines, les membres du groupe joints, ces clubs où, aux Etats-Unis, la musique se déguste encore live. SurS pirit, cherchent des textures originales. le dernier album en date des Anglais, le blues semble encore les avoir inspirés, voire En 1983, ils partent, magnétophone en électrisés. Comme si cette musique intemporelle avait sur ces quinquagénaires

main, enregistrer des sons dans des les effets d’une cure de jouvence. Vincent Brunner © KOH HASEBE/SHINKO MUSIC/HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES

18-19 Influences.indd 18 13/06/18 15:11 Kraftwerk à Tokyo en 1981.

18-19 Influences.indd 19 13/06/18 15:12 TÊTE DE MUTE Depuis quarante ans, le Londonien Daniel Miller dirige son prestigieux label Mute. Il a notamment découvert Depeche Mode, dont il a coproduit les cinq premiers albums. Il se souvient ici de cette rencontre déterminante. Et des “70 à 100 millions” d’albums vendus. Entretien JD Beauvallet

quand remonte votre passion pour le son ? A ma plus tendre enfance. Mes parents m’ont raconté que j’étais littéralement fasciné par leur vieil électrophone. Je me penchais dessus pour regarder tourner mon 78 tours de cette vieille Acomptine, Thr ee Blind Mice – je refusais d’aller me coucher avant ce rituel. Un autre souvenir me vient à l’esprit : je dois avoir 10 ans, on prend l’avion, je suis assis contre la fenêtre. Je colle mon oreille à la carlingue et, en psalmodiant, je tente de trouver la note des moteurs de l’appareil. Une fois cette note trouvée, je m’amuse à varier mon chant, pour trouver des harmonies. J’étais déjà obsédé par la musique. Vous avez rejoint des groupes d’écoliers ? Je me suis mis à la guitare sèche à 11 ans, puis mes parents m’ont offert une guitare électrique pour mes 13 ans. Mon école londonienne était à l’avant-garde en matière d’éducation, on y encourageait les arts. C’était au tout début des sixties, on découvrait en direct les Beatles, les Stones, Chuck Berry, les Beach Boys… On était très sûrs de nos goûts, très critiques, on s’estimait connaisseurs, on ne parlait que de ça à l’école… D’ailleurs, on a lâché les Beatles après She Loves You, on les trouvait trop mièvres ! Deux des garçons de ma classe sont devenus des musiciens célèbres : Paul Kossoff avec Free et Nic Potter avec Van Der Graaf Generator. Ils ont tenté, sans grand succès, de m’enseigner la guitare. Vous intéressiez-vous déjà à la production ? J’étais fasciné par le son de singles comme Good Vibrations des Beach Boys, je ne comprenais pas d’où ça venait. Idem pour les productions de Phil Spector. J’adorais aussi le son de plein de petits singles obscurs, avant de me rendre Aussi inquiets que lorsque vous avez voulu vous lancer dans compte des années plus tard qu’ils possédaient tous une carrière d’humoriste ? un point commun : ils étaient produits par le formidable Joe Mon père était acteur et donnait volontiers dans la comédie Meek. Mon premier concert, c’était les Beach Boys ! Je me satirique. Avec mes copains d’école, on écoutait suis très vite rendu compte de l’importance du son autant religieusement à la radio I’m Sorry, I’ll Read That Again, que des chansons. Je me suis alors mis à rechercher des l’émission de ceux qui allaient devenir les Monty Python. On a sons inédits en jouant de la guitare avec des bouts de métal décidé d’appeler John Cleese, qui n’était pas encore une star, ou en tapant directement sur les cordes d’un piano. Comme et on a trouvé son numéro, dans l’annuaire ! Il nous a répondu je n’étais pas ﬁchu de jouer, j’allais au moins me rattraper en très gentiment de lui envoyer nos textes, nos gags, il les a créant du boucan. Mes parents étaient très inquiets ! aimés et nous a invités chez lui pour nous conseiller puis sur

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Dans son studio londonien en 2014.

le tournage des premiers épisodes du Monty Python’s Flying demandé à mes parents qui était ce Hitler : leurs visages se Circus. Nous avions 16 ans, nous nous sommes retrouvés sont décomposés. Ça a été un moment très dur. Ils auraient dans le bordel le plus complet, mais on a vu naître en direct sans doute préféré que je leur pose une question sur la des gags qui allaient compter pour l’éternité, comme masturbation… Mais malgré tout, ils ont toujours été derrière l’expression “Nudge nudge, say no more”… moi. J’aurais aimé que mon père voie mes succès, mais il est Vos parents avaient fui l’invasion des nazis en Autriche, en mort quand j’avais 18 ans, juste après la sortie de mon parliez-vous à la maison ? premier single. Je ne ressentais pas cette gravité, mais elle était toujours là… Vous vous souvenez de votre première rencontre avec un On ne parlait jamais de ça à la maison. Un jour, à l’école, synthétiseur ?

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“Je me suis contenté d’infuser l’esprit du punk dans la musique électronique, dès 1977. Je n’avais alors aucune idée qu’en Angleterre, au même moment, d’autres groupes avaient la même envie : Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire, The Human League des débuts…”

de cinéma. Nous avions un petit studio d’enregistrement direct ce qu’elles entendaient : “C’est très bien, jeune homme.” à notre disposition, j’ai commencé à expérimenter avec les Le single est sorti en avril 1978, j’en ai pressé d’abord magnétos à bandes, à créer des boucles notamment. Un jour, 500 exemplaires. Au bout de quelques mois, j’en avais vendu vers 1970, un intervenant a débarqué : il s’agissait de Ron 15 000. J’ai même été invité à jouer, dans le chaos le plus Geesin, un poète beat qui était également designer sonique, total, au Gibus à Paris ! Je n’ai pas dessoûlé pendant trois jours. il venait par exemple de bosser avec Pink Floyd. Il est venu Votre label Mute était lancé. avec une valise contenant un des premiers et seuls synthés J’avais acheté mes synthés et démarré le label avec les EMS Synthi d’Angleterre. Le même que Brian Eno utilisera maigres économies que j’avais amassées en faisant du ensuite avec Roxy Music. Geesin ne savait pas s’en servir, montage ciné. Le single de The Normal devait être la seule et il nous a donc laissés nous amuser avec. J’étais abasourdi. unique référence du label, mais je me suis pris au jeu – sans C’est à ce moment-là que je me suis passionné pour les doute grâce aux chroniques très positives reçues alors. Mais musiques électroniques, surtout des Allemands : Can, Neu!, ça m’a aussi déstabilisé, je n’étais pas habitué à être Amon Düül, Kraftwerk, Klaus Schulze… Enfin des musiciens populaire. Pendant deux ans, je me suis occupé seul du label, n’utilisaient plus les synthés pour singer les instruments chez moi. La première signature a été Fad Gadget, en 1979. traditionnels, mais en exploitaient les possibilités propres ! Au départ du label, les critères, les dogmes de Mute étaient Je découvrais cette musique en direct dans l’émission très simples : la musique devait être électronique et me de radio de John Peel. Je traînais aussi beaucoup chez les plaire. Il n’y avait pas de manifeste à la Guy Debord ! Mais en disquaires, avide de conseils. J’étais alors prêt pour un 1979, il m’a fallu prendre une décision : est-ce que je continue nouveau son, je trouvais le rock anglais et américain bouffi ou pas ? C’est là que j’ai rencontré Fad Gadget. J’ai été dans sa prétention, prévisible… Les drogues n’avaient pas victime des circonstances. aidé, à la fin des sixties. Etait-ce stimulant d’être contemporain de labels comme Comment franchissez-vous le pas et devenez-vous Rough Trade ou Factory ? musicien, sous le nom de The Normal ? Très stimulant. Je connaissais Tony Wilson de Factory depuis La vague punk venait de déferler, j’étais surexcité par qu’il avait parlé de mon single dans son émission de télé. Et l’énergie, les possibilités, l’ouverture d’esprit. Pas tant par la Geoff Travis avait considérablement aidé à sa distribution. musique : pour moi, c’était le plus souvent du vieux rock’n’roll Nous nous entraidions constamment, il n’y avait pas la joué en accéléré ! J’avais déjà entendu ça dans les premiers moindre compétition entre nous. Nous étions tous les trois singles des Rolling Stones. Je me suis contenté d’infuser incompétents, alors on s’appelait les uns les autres pour ne l’esprit du punk dans la musique électronique, dès 1977. Je pas répéter les mêmes erreurs, on se refilait des conseils n’avais alors aucune idée qu’en Angleterre, au même moment, d’amateurs. Nous voulions rester hors du système, de d’autres groupes avaient la même envie : Throbbing Gristle, l’industrie, créer nos règles – la solidarité était donc Cabaret Voltaire, The Human League des débuts… Cette obligatoire. Les majors étaient alors totalement larguées, scène est née de plusieurs facteurs : notre passion commune elles n’auraient pas touché aux musiques électroniques pour le Krautrock, la libération du punk et la démocratisation même avec des pincettes. Elles nous méprisaient. Avec des synthés grâce à Korg ou Roland… Au moins, avec des OMD, The Human League ou Soft Cell, elles ont vite changé synthés, on n’avait même pas à apprendre trois accords, leur fusil d’épaule ! Je trouve ça extraordinaire, presque appuyer sur une touche suffisait à créer du son. Je voulais quarante ans plus tard, que Mute soit aujourd’hui le label de prouver que c’était possible en sortant moi-même un single. New Order, groupe phare de Factory. Nous avons vécu tant C’était aussi sans doute une façon de repousser à plus tard de choses similaires… Ça boucle la boucle. les responsabilités d’adulte, l’entrée dans la vie active ! Comment avez-vous découvert Depeche Mode ? J’étais un peu seul avec mes goûts à cette époque, j’ai tout Mute avait alors sorti, en 1980, trois albums, on avait une fait seul. Je n’étais pas vraiment un paria, mais un outsider… petite réputation. Fad Gadget jouait le 12 novembre 1980 au La plupart des gens qui gravitaient autour du punk l’étaient. pub Bridge House, dans la banlieue londonienne de Canning Je m’engueulais régulièrement avec les gens de mon âge. Town. Je suis arrivé tôt et j’ai eu la chance de voir le groupe de Il faut dire que je leur parlais avec fougue de musique première partie : des ados du nom de Depeche Mode. J’ai concrète, leur affirmais que le bruit d’une voiture était de immédiatement senti qu’ils allaient apporter un truc fort à la la musique. J’étais fils unique, rêveur. pop. Je n’imaginais sans doute pas que j’en parlerais encore Quelles étaient vos ambitions ? presque quarante ans plus tard, mais il s’est passé un truc Ma seule ambition était de sortir un single, pas de devenir une immense ce soir-là. Chaque chanson était plus puissante que pop star. Tenir mon premier single entre mes mains reste la précédente. Ils jouaient merveilleusement bien, mais tout en une des plus belles expériences de ma vie. J’étais allé à l’usine retenue, dans un minimalisme très séduisant pour moi. Ils de pressage, où j’avais été accueilli par des dames âgées, n’avaient que trois synthés monophoniques et une boîte à en blouses blanches, responsables du “contrôle de qualité”. rythmes, la plupart des chansons étaient composées par J’avais peur qu’elles se moquent de moi et de mon single, Vince Clarke. Je suis revenu surexcité les voir une semaine mais elles étaient très bienveillantes, elles commentaient en après, cette fois en première partie de Wasted Youth.

20-23 ITV David Miller.indd 22 13/06/18 15:12 Silicon Teens, le groupe fantôme créé en 1980 par le seul Daniel Miller (en haut à gauche). anniversaire, le groupe m’avait apporté des petits cadeaux. On ne s’était alors engagés que sur un single, Dreaming of Me, mais ce soir-là, ils ont refusé toutes les autres offres sur la table. Ils étaient fans de Mute et me faisaient confiance. Comment avez-vous vécu le départ rapide de Vince Clarke ? J’étais un peu paumé. Je m’étais engagé sur la foi de chansons presque toutes écrites par lui, j’ignorais si le groupe pourrait lui survivre, car les titres signés Martin Gore étaient très différents. Mais il s’est vite révélé, dès le second album A Broken Frame en 1982, un songwriter largement à la hauteur, plus sombre, plus expérimental. Eux n’étaient pas du tout sombres en tant que personnes – Dave Gahan est même hilarant, et il reste un excellent imitateur ! Fletcher est plus pessimiste, Martin Gore plus rêveur. Leur vie, plus que leur musique, est devenue nettement plus sombre ensuite, à cause des drogues. Dans le cas de Dave Gahan, c’était même devenu dangereux. C’est un miracle qu’il s’en soit sorti indemne. Je ne pouvais pas les aider, ils passaient leur vie à tourner aux Etats-Unis, j’étais désormais loin. J’avais peur pour eux, personne dans leur entourage ne donnait l’impression de vouloir les sortir de ce bourbier. Je leur ai dit un jour :“Si vous avez besoin de moi, je serai toujours là.” Et ils m’ont répondu : “Fuck off Daniel, on est juste en train de se payer du bon temps.” On ne peut pas dialoguer avec quelqu’un dans cet état. J’attendais donc les accalmies pour leur parler. Depeche Mode vous a alors monopolisé ? Pendant des années, Depeche Mode a été pour moi un travail à plein temps. Et comme si ça ne suffisait pas, tous les projets solo de Vince Clarke – Yazoo, Erasure… – cartonnaient aussi. Du coup, pendant des années, Mute n’a pas pu signer autant d’artistes que j’aurais voulu, car on était déjà en surchauffe. Surtout que moi, j’ai coproduit les cinq premiers albums du groupe, plusieurs mois à chaque fois. Entre 1981 et 1986, nous avons fait cinq albums en cinq ans ! En plus des tournées et de la promotion… Tout ceci était sous ma responsabilité, car ils n’avaient pas de manager. Il n’y avait pas beaucoup de drogues à l’époque, juste de l’alcool. La vie normale de jeunes Anglais. Combien d’albums de Depeche Mode ont été vendus par Mute ? Je pense que nous avons passé le cap des 100 millions, ce qui sonne bien sur un dossier de presse. En vérité, nous Vous leur avez parlé dès le premier soir ? avons vendu au moins 70 millions d’albums. Ça a C’était hilarant, ils se la jouaient cool avec leurs fringues considérablement enrichi Mute, mais pas moi. Je me fiche néoromantiques de sous-préfecture… Dave Gahan et Vince des biens matériels, je me contente de mes appareils photo Clarke me sont tombés dessus : “Tu veux quoi, mec ?” Dave et de mes synthés. En revanche, en terme de vie privée, une a fini par me donner son numéro de téléphone – enfin, celui telle implication a un prix. Depeche Mode, Yazoo ou Erasure de sa mère ! Après le second concert, on a longuement parlé ont permis au label de financer d’autres carrières, nettement de musique. J’ai demandé à Andrew Fletcher ce qu’il moins lucratives mais passionnantes pour moi. Je pense écoutait. Et il m’a répondu : “N’importe quoi du moment que notamment à deux de nos artistes les plus sous-estimés : c’est à la mode !” Crime & the City Solution, un groupe extraordinaire sur Vous les avez signés très vite ? scène. Et Renegade Soundwave, un groupe qui s’est égaré Je ne les ai signés que quinze ans plus tard, pour des raisons dans le chaos et la paranoïa. légales. Pendant les quinze premières années, nous avons Avez-vous beaucoup d’autres regrets ? travaillé ensemble sur la base d’une simple poignée de mains, Je regrette certaines signatures qui m’ont échapppé, comme sans contrat. Pourtant, il y avait déjà de la compétition de les Klaxons, les Yeah Yeah Yeahs ou la B.O. deLa Leçon la part des majors : dès qu’ils ont commencé à jouer dans le de piano par Michael Nyman… Sinon, je m’efforce de ne pas centre de Londres, tout le monde cherchait le groupe qui succomber à la nostalgie, ça serait tellement facile de m’y allait tirer ses marrons du feu de cette scène néoromantique. vautrer ! J’ai passé quarante années incroyables à la tête de Le magazine Sounds notamment s’est très vite intéressé Mute, je n’aurais pas pu rêver mieux. J’adore être témoin, à Depeche Mode et, juste avant la sortie du premier single, voire partie prenante du processus créatif. Sans ça, je ne sais le groupe a donné un concert important avec Ultravox… Tout pas ce que j’aurais fait de ma vie. J’aurais peut-être écrit des le monde était là, chéquiers à la main… Comme c’était mon gags pas drôles.

20-23 ITV David Miller.indd 23 13/06/18 15:12 MUTE RECORDS

LABEL DE QUALITÉ L’aventure du label Mute en vingt disques indispensables. Par Jean-Baptiste Dupin, Jérôme Provençal & Sophie Rosemont

The Normal Fad Gadget Crime & the City Solution T.V.O.D./Warm Leatherette, 1978 Under the Flag, 1982 Room of Lights, 1986 On n’est jamais aussi bien servi que Porteur d’une musique électronique Premier véritable album de Crime par soi-même et, pour éditer son single minimaliste et viciée, Under the Flag & the City Solution, groupe australien d’electro-pop minimale et convulsive est le troisième album de Fad Gadget pratiquant un postblues lancinant, sous inﬂuence Krautrock, T.V.O.D., (alias Frank Tovey), ﬁgure emblématique Room of Lights brille en particulier Daniel Miller se choisit un drôle de de Mute, sur le versant le plus sombre grâce à la splendide chanson Six Bells pseudo et fonde un label pour la peine. et expérimental du label. J. P. Chime, que l’on voit le groupe jouer Ainsi naît Mute. S. R. en live dans Les Ailes du désir. J. P.

Nick Cave and the Bad Seeds Deutsch Amerikanische From Her to Eternity, 1984 Laibach Freundschaft Une reprise de Leonard Cohen et la Opus Dei, 1987 Die Kleinen und die Bösen, 1980 voix déjà pénétrante de Nick Cave : En activité intensive depuis le début Le premier album sorti sur Mute est prometteuse introduction que des années 1980, le groupe slovène signé par un groupe ouest-allemand ce premier album produit par Flood, Laibach, à l’imagerie très sulfureuse, qui donne le ton et la ligne éditoriale un habitué de Mute. S. R. arrive chez Mute avec cet album du label : synthétique et minimale. qui contient notamment une reprise Si le disque eut peu de retentissement, en allemand du One Vision de Queen il servit d’échauffement au tubesque et lui permet de toucher un public Alles Ist Gut de 1981. S. R. beaucoup plus large. J. P.

Mark Stewart As the Veneer of Democracy Starts to Fade, 1985 Ex-chanteur de The Pop Group, Mark Yazoo Stewart poursuit le combat postpunk Nitzer Ebb Upstairs at Eric’s, 1982 sur des rythmes plus électroniques That Total Age, 1987 En partie produit par Daniel Miller, – mais toujours aussi anguleux – Succédant à Basic Pain Procedure, Upstairs at Eric’s est le premier album et rejoint les rangs de Mute avec cet cassette autoproduite sortie en 1983, de Yazoo, duo de pop synthétique album âpre à forte coloration That Total Age est le premier album formé par Vince Clarke avec la industrielle. J. P. ofﬁciel du groupe anglais Nitzer Ebb, chanteuse Alison Moyet. Propulsé qui va s’imposer comme l’un des fers par les singles Don’t Go et Only You, de lance de l’EBM, variante la plus il va remporter un grand succès martiale de l’électronique. J. P. commercial. J. P.

24-25 20 albums Mute.indd 24 13/06/18 15:14 Wire Moby Yann Tiersen A Bell Is a Cup… Until It Is Play, 1999 Dust Lane, 2010 Struck, 1988 Certes, Mute avait toujours cru à son Après des hauts et des bas sur label Après avoir inventé puis réinventé le talent depuis son troisième album, indé puis en major, Yann Tiersen décide postpunk de 1976 à 1981, Wire reprend Everything Is Wrong. Mais cette idée de d’exporter davantage sa musique grâce du service en 1986 pour déconstruire mixer ses inﬂuences gospel ou blues à Mute. Leur premier bébé en commun, la new-wave. Froid, tranchant et à la sauce pop est la meilleure que Dust Lane, signe le retour du musicien insaisissable comme une écharde de Moby ait jamais eue : Play sera l’un des breton à des sonorités plus rock et glace, A Bell Is a Cup… marque l’apogée plus gros cartons de l’année 1999 et de abruptes. S. R. de cette deuxième période. J.-B. D. toute l’histoire du label. S. R.

Yeasayer Erasure Goldfrapp Odd Blood, 2010 The Innocents, 1988 Felt Mountain, 2000 Porté par le merveilleux tube indie Après avoir claqué la porte de Depeche Premier album ovniesque du duo formé Ambling Alp, le deuxième album de Mode pour se consacrer à Yazoo par Alison Goldfrapp et Will Gregory, et Yeasayer, signé par Secretly Canadian puis The Assembly, Vince Clarke trouve considéré comme leur meilleur disque outre-Atlantique, s’offre Mute en la formule magique avec Erasure, par leurs fans, Felt Mountain fut suivi Europe, respectant la grande dont le troisième LP permet à Mute de en 2004 par le plus populaire et lucratif permissivité du label en termes se stabiliser grâce à son million Black Cherry. Banco pour Mute. S. R. d’expérimentations sonores. S. R. d’exemplaires vendus. S. R.

Liars New Order Einstürzende Neubauten They Were Wrong, So We Music Complete, 2015 Tabula Rasa, 1993 Drowned, 2004 New Order sur Mute, c’est la rencontre Ce premier album des Neubauten chez Jusqu’ici parfaitement inconnue du tardive mais évidente des artisans Mute marque un tournant dans la public, la bande d’énergumènes de qui ont rebâti la musique sur les ruines discographie des Berlinois, s’orientant ici Brooklyn signe là un carton d’invitation à du punk. Et même si le compte de vers une musique moins stridente sans découvrir leur univers haut en couleur. Et chansons n’y est pas tout à fait, rompre totalement (malgré le titre de à Mute de respirer : oui, ils avaient bien comment ne pas s’incliner devant leur l’album) avec son passé aventureux. J. P. fait d’attendre ce deuxième album. S. R. héritage ? Music Complete. La boucle est bouclée. Merci pour tout. J.-B. D.

Renegade Soundwave Richard Hawley Howyoudoin?, 1994 Lady’s Bridge, 2007 A l’amorce des 90’s, Depth Charge, Richard Hawley a bourlingué de label en Renegade Soundwave ou Meat Beat label, mais c’est sur le plus inattendu Manifesto élaborent à Madchester et d’entre eux qu’il a trouvé le havre le Brixton une dance music menaçante à plus propice à son romantisme suranné. contrepied de l’hédonisme house. Rock, De 2005 à 2007, il livre sur Mute une dub, hip-hop, Howyoudoin? jette les trilogie de velours qui culmine avec le bases triomphales du Big Beat. J.-B. D. bouleversant Lady’s Bridge. J.-B. D.

24-25 20 albums Mute.indd 25 13/06/18 15:14 1982-1984 LES SENTIERS DE LA GLOIRE

En novembre 1981, Vince Clarke annonce son départ, ouvrant une recomposition du groupe et un horizon plus vaste avec trois albums sombres et inspirés. Par Louis-Julien Nicolaou

’abandon de son principal parolier et compositeur pourtant patienter jusqu’à la fin de l’enregistrement de figure à coup sûr parmi les pires catastrophes qui l’album avant de l’employer réellement. Crânement, le trio puissent s’abattre sur un jeune groupe peu entend démontrer qu’il peut s’en sortir par lui-même en ne expérimenté et qui vient tout juste d’atteindre le misant que sur les talents d’écriture de Martin Gore. stade de la professionnalisation. Ce péril, Depeche Impudence juvénile, prise de risque totale, saut dans le vide LMode doit y faire face dès l’enregistrement de son deuxième kamikaze… tout ce qu’il faut pour qu’un grand groupe se disque, et on imagine sans mal la perplexité de Dave Gahan révèle à lui-même et échappe à la mort clinique prématurée. et Andy Fletcher devant cette tâche qu’ils n’ont – contrairement à Martin Gore – jamais eu à assumer jusqu’à Humeurs sombres présent, l’écriture de chansons. Le contraste est flagrant dès l’ouverture du disque, qui paraît Dans l’entourage du groupe, la question se pose ouvertement le 27 septembre 1982, et s’intitule A Broken Frame (“un cadre de savoir s’il pourra survivre au départ de Vince Clarke. Les brisé”, référence évidente à l’éclatement partiel du groupe). hypothèses envisagées sont peu optimistes. Pour beaucoup, Alors que le premier album commençait par un New Life tout Depeche Mode est déjà fini, il s’agit plutôt de s’intéresser à guilleret, celui-ci s’ouvre sur une chanson de rupture sombre ce que Clarke va faire de son côté. Pourtant, les trois et tourmentée, Leave in Silence. L’autorité du timide Martin survivants vont faire preuve de plus de bon sens et de flair Gore, sa maîtrise du songwriting se dévoilent au grand jour. qu’on ne leur en supposait. Sans rien ôter de leur toute-puissance aux synthétiseurs et D’abord en recrutant Alan Wilder, qui les gruge sur son âge boîtes à rythmes auxquels le public l’a identifié, Depeche réel (22 ans au lieu de 21), mais les estomaque par ses Mode les utilise pour définir une voie nouvelle, plus dure, plus capacités aux claviers – il se montre capable de jouer une noire. Gore n’a pas encore troqué son costume de petit ligne de basse à la main gauche et une mélodie à la main couillon propre sur lui pour des tenues sado-maso à rendre droite, chose impensable pour ses employeurs. Ils le feront jaloux Rob Halford de Judas Priest, mais Monument, Satellite

26-29 1982-1984.indd 26 13/06/18 15:14 Au début des 80’s.

et The Sun & the Rainfall frappent déjà par leur caractère c’est évidemment un choc, d’autant plus brutal qu’il n’avait obsédant, leur violence machinale, leur sécheresse encore jamais quitté le Royaume-Uni. sentimentale qu’adoucit à peine l’élégance romantique de S’ils se trouvent du côté occidental du Mur, la proximité de la Dave Gahan. RDA, porte d’entrée vers un bloc de l’Est gigantesque et Si l’album souffre malgré tout de son statut transitionnel et méconnu, inspire particulièrement les jeunes hommes. Après restera mal-aimé par une partie des fans, il enregistre une la faucille paysanne affichée sur A Broken Frame, la pochette première mutation décisive. Au début de 1983, le singleGe t de ce nouveau disque joue de nouveau avec les codes de the Balance Right! tient lieu de présentation officielle du l’iconographie communiste en représentant un colosse torse nouveau venu, dont le goût pour des productions plus riches nu levant sa lourde masse sur fond de montagnes enneigées. s’entrevoit déjà – une présentation trompeuse par ailleurs, “Le travailleur au marteau ne détruit pas la montagne , car le réalisateur du clip Kevin Hewitt, étrangement, prendra expliquera Martin Gore. Il la reconstruit, et c’est une attitude Alan Wilder pour le chanteur du groupe et lui fera chanter en positive. Tout l’album repose sur cet idéal positiviste basé sur playback les premières mesures de la chanson sans que la force du travail.” Déclaration empreinte d’une naïveté personne n’ose intervenir. peut-être feinte, puisque Work Hard, la face B du nouveau single (Everything Counts), la contredit entièrement, avec A l’Est du nouveau son ironie impitoyable et sa voix comme sortie du sépulcre La teinte demeure pop et sombre, préfigurant l’album de Ian Curtis pour marteler “You’ve got to work hard/You’ve Construction Time Again, qui sera mixé à Berlin, ville où got to work hard/If you want anything at all.” l’underground gronde, craque et vomit par paquets des Rejetant le thatchérisme, Depeche Mode ne cache pas son décibels d’électronique froide et de désenchantement adhésion – de surface au moins – au socialisme (lire p. 33) et morbide. Pour le groupe, fan de la trilogie berlinoise de Bowie, n’hésite pas à fustiger l’avidité égoïste et déshumanisante

26-29 1982-1984.indd 27 13/06/18 15:14 Dave Gahan en 1984. © PICTURE ALLIANCE/RUE DES ARCHIVES

26-29 1982-1984.indd 28 13/06/18 15:14 1982-1984 LES SENTIERS DE LA GLOIRE

De la course prédatrice sensuelle et oppressante de Something to Do à la mélancolie funèbre teintée d’ironie antireligieuse de Blasphemous Rumours, Some Great Reward semble se déployer entre deux parois où passerait un mince ﬁlet d’air, la sensation d’étouffement pouvant se révéler aussi addictive qu’anxiogène.

cette dénonciation, il l’habille de sonorités empruntées d’élargir son horizon tout en conservant une identité cyborg à la musique industrielle allemande (selon la légende, l’idée en parfaitement identifiable en quelques secondes. serait venue à Gore après avoir assisté à un concert Celle-ci se définit toujours par l’omniprésence des d’Einstürzende Neubauten). Il compte ainsi parmi les premiers synthétiseurs Roland et des boîtes à rythmes ainsi que par groupes de pop à utiliser un Synclavier, synthétiseur doté la voix grave de Dave Gahan, fondue en eux pour ne plus d’un sampler qui permet à Gore de collecter toutes sortes dissocier l’organique du technologique. Mais il s’y ajoute de sons pour en tirer la matière de nouvelles compositions. maintenant, de façon systématique, des échantillons de L’étrangeté de métal froissé dont se parentP ipeline et martèlements, bris, stridences automatiques, sirènes Everything Counts doit beaucoup à cet outil. Mais ces titres d’alarme et atmosphères captées sur le vif, donnant toujours témoignent aussi d’une ouverture à quelques instruments plus de volume à la charpente originelle. organiques, comme le xylophone et le mélodica, ainsi que De la course prédatrice sensuelle et oppressante de de nouvelles combinaisons vocales entre Gore et Gahan. Something to Do à la mélancolie funèbre teintée d’ironie En faisant sortir de sous la terre tout un boucan malsain et antireligieuse de Blasphemous Rumours (dont le texte fascinant, DM ne renonce pas à la pop : il lui indique son avenir. évoque une jeune fille échouant à se suicider et convertie à l’amour religieux pour finir fauchée à 18 ans par une voiture, Organique et technologique ce qui amène Gahan à conclure : “I don’t want to start/ Et pour bien enfoncer le clou, la bande à Gore sort, dès Any blasphemous rumours/But I think that God’s/Got a sick l’année suivante, un disque dans la même veine,S ome Great sense of humour”), l’album semble se déployer entre Reward . Enregistré en grande partie dans le Hansa Tonstudio deux parois où passerait un mince filet d’air, la sensation de Berlin, c’est une œuvre maîtresse dans la discographie d’étouffement pouvant se révéler aussi addictive de Depeche Mode en même temps qu’un classique de pop qu’anxiogène. électronique. Aucun titre qui ne témoigne d’une grande Ce n’est plus seulement le goudron toxique et le bruyant sophistication d’écriture et de production. Qu’il s’agisse de chaos de l’industrie rhénane qui se respire là, c’est aussi l’air promouvoir avec People Are People une utopie fraternelle vicié du caveau, celui qui, deux ans plus tôt, avait inspiré bien dans l’air du temps – le Band Aid a entamé sa croisade à The Cure son atroce et fascinanteP ornography. Comme médiatique, à laquelle Depeche Mode ne sera pas convié, le groupe de Robert Smith, DM n’a fait qu’accentuer sa ce qui conduira Alan Wilder à déclarer avec dédain :“ Je doute radicalité sans cesser de gagner en popularité. Sorti en single, beaucoup que nous ayons accepté l’invitation si elle nous People Are People le fait connaître partout en Europe (juste avait été envoyée” –, de railler de nouveau les rapports retour des choses, c’est en Allemagne qu’il arrive pour la entre grands patrons et employés en les comparant à une première fois en première place des classements de ventes), relation perverse (dans Master and Servant ,Dave Gahan au Canada et ouvre même une brèche en Amérique. déclare avec une méchante jubilation :“D omination’s Peroxydé et tout de cuir revêtu, détournant la synthpop et le the name of the game in bed or in life/They’re both just the rock gothique vers une electro mutante, Depeche Mode, same”) ou même de se risquer pour la première fois moqué, haï à ses débuts et que l’on croyait bon pour la casse à l’acoustique avec Somebody, chanté avec une touchante après la défection de Vince Clarke, est enfin regardé comme fragilité par Martin Gore, Depeche Mode ne cesse plus l’une des formations dominantes de la pop mondiale.

ARTISAN DU SON : GARETH JONES Les mutations artistiques d’un groupe technologie si avancée que les groupes (Advanced Music Systems), aidant s’accomplissent rarement sans l’aide londoniens n’hésitent pas à s’y Construction Time Again, Some Great d’un producteur avisé. Depeche Mode retrouver pour concevoir leurs disques. Reward et Black Celebration à prendre ne fait pas exception à la règle. Dans Jones se met à leur service, des allures de mosaïques modernes les années 1980, ses meilleurs albums enregistrant, mixant et produisant de où le bruit, l’accident a-musical ont été réalisés avec le concours de nombreux titres, entre autres pour ne pourront plus se dissocier du son Gareth Jones, producteur entré dans la Tuxedomoon, Einstürzende Neubauten, musical et de son ordonnancement. légende. Natif du Lancashire, Jones a Antena, John Foxx ou encore Blaine L. Revenu en terre anglaise, l’homme d’abord travaillé comme ingénieur du Reininger. ne cesse pas de travailler notamment son (notamment pour Madness) avant En quelques années, il devient un pour Nick Cave, Wire, Grizzly Bear… de s’établir à Berlin où, entraîné par un architecte majeur de la synthpop et du En 2001, son travail sur Exciter groupe de punk allemand, il découvre le rock industriel. Pour Depeche Mode, a prouvé que, entre DM et lui, le palais de ses rêves : le Hansa Tonstudio, il étudie les possibilités du Synclavier courant passe toujours aussi bien. situé non loin du Mur et doté d’une et du sampler incorporé dans l’AMS Louis-Julien Nicolaou

26-29 1982-1984.indd 29 13/06/18 15:14 PORTRAIT DAVE GAHAN

DAVE GAHAN Figure charismatique du groupe, Dave Gahan a mis du temps à trouver sa place, dans la vie comme dans le groupe. Sa ténacité de trompe-la-mort a ﬁni par payer. Par Romain Burrel

ort peu enviable que celui Clarke tombe sous le charme de sa de ces chanteurs qui n’ont pas voix grave, de ses manières de mauvais voix au chapitre, condamnés garçon. Il lui propose de rejoindre la à chanter les chansons écrites bande. Gahan accepte. S’inspirant d’un Spar un autre, plus doué, tels des magazine de mode français, Gahan pantins idiots. A la merci du vice ou suggère un nouveau nom de baptême : de l’amertume. Qu’on se nomme Depeche Mode. Ce sera, pendant Roger Daltrey, Liam Gallagher ou Dave longtemps, son unique contribution à la Gahan. Même si, dans le cas du direction artistique du groupe. chanteur de Depeche Mode, on parlera Car Dave a beau être la tête de gondole plutôt d’un don (sur)naturel pour de cette affaire, en tant que dernière l’autodestruction. recrue, il n’a pas vraiment son mot Né à Epping dans l’Essex, de parents à dire. Les textes et la musique sont les tous deux conducteurs de bus, Dave chasses gardées de Clarke et Gore. Gahan grandit à Basildon. Il n’a pas Pourtant, son sex-appeal et sa voix 6 mois lorsque son père met les voiles. profonde sont les atouts majeurs de Le genre de brûlure dont on met une Depeche Mode. Et malgré la défection vie à guérir. Ado, Gahan rejoue de Vince Clarke dès la sortie du Les 400 Coups à l’anglaise : fugue à premier album, les Modes poursuivent Londres, chaparde des scooters, leur ascension, hit après hit, en s’essaie à l’héroïne et joue à chat circonscrivant les excès aux périodes avec les bobbies. Le sale gosse atterrit de tournée. En août 1985, Gahan régulièrement devant le juge pour épouse sa petite amie de longue date, enfant et termine sa scolarité sous Joanne. Le couple proﬁte d’une vie contrôle judiciaire. Lorsqu’il ferme les de famille bourgeoise dans l’Essex. Et yeux, toutes les lignes de fuite le pendant une grande partie des 80’s, mènent invariablement dans de sales le chanteur se tient relativement draps. à carreau.

Sauvé par le rock Rien ne va plus C’est la musique qui lui sauvera les 1987. C’est là que tout a commencé miches. Quand la sédition punk à vraiment déconner. En octobre, embrase Londres, le jeune Dave est aux les Anglais entament une tournée avant-postes. Il admire les Pistols, monstre pour défendre Music for révère les Clash et sera même inscrit the Masses. Une série de 101 concerts au fan-club des Damned. Lui aussi veut dont le climax sera ce show géant chanter sa fureur. Parfois, à la sortie au Rose Bowl de Pasadena en juin 1988, des cours, il chante pour quelques devant 70 000 fans, consigné par groupes locaux. Comme ce soir où il le documentariste D.A. Pennebaker. pique le micro, le temps d’une reprise Mais le réalisateur ne capte que du Heroes de Bowie, aux répétitions ce que le groupe veut bien lui montrer. de Composition of Sound, le groupe En coulisses, un Dave Gahan de Vince Clarke, Andy Fletcher et sous speedball (mélange joyeux En 1985.

Martin Gore. de cocaïne et d’héroïne) trompe © IAN HOOTON/RETNA PICTURES/PHOTOSHOT/DALLE

30-33 Portrait Dave Gahan-Politique.indd 30 13/06/18 15:21 © IAN HOOTON/RETNA PICTURES/PHOTOSHOT

30-33 Portrait Dave Gahan-Politique.indd 31 13/06/18 15:21 PORTRAIT DAVE GAHAN

sa femme à tour de bras avec des aux urgences. Bilan : deux côtes cassées Barrel of a Gun, signées Martin Gore, hordes de groupies. et une hémorragie interne. semblent taillées à même la peau de Malgré ses abus, ou peut-être grâce à son chanteur. eux, chaque soir, le frontman tient OD, rehab, TS… Pour la première fois, Depeche Mode le public dans la paume de sa main, tel A la fin de la tournée, Gahan rentre renonce à partir en tournée un Iggy new-wave. Si en studio il se à L.A. Laissé seul avec ses addictions, pour épargner toute tentation à son contente du rôle de chien savant, Gahan se met à collectionner les chanteur. L’année suivante, une sur scène, Gahan est le centre de toutes overdoses. Il tente un premier séjour compilation et une tournée permettent les attentions. Le succès de Violator en désintox en août 1995. Mais au groupe de revisiter son passé sans enfonce le dernier clou d’une gloire à son retour, il retrouve sa maison autres enjeux que financiers. Dave est planétaire. Mais le groupe quitte les méticuleusement pillée. L’alarme officiellement un ex-junkie. En années 1980 exsangue, carbonisé par réinitialisée : à l’évidence, ses copains confiance, il laisse Mark Bell, producteur les drogues, les tournées sans fin et de défonce voulaient lui faire passer de Björk, pousser sa voix aux avant- les luttes intestines. un message. Dave se réfugie au Sunset postes d’Exciter, le disque le plus Gahan divorce et part s’installer à Marquis, replonge, appelle sa mère lumineux du groupe. Los Angeles avec sa nouvelle au téléphone tout en se tailladant En 2003, épaulé par Knox Chandler, le compagne. Là-bas, il fraye avec les sordidement les poignets. chanteur publie un premier album solo. membres des Red Hot et de Jane’s A Londres, Gore et Fletcher planchent Après deux décennies d’une créativité Addiction. Sa villa se transforme en déjà sur le premier album de Depeche musicale bridée par les drogues et les repaire pour rockeurs décadents chez Mode sans Wilder. Installé à New York compositeurs autocrates, Gahan a qui l’héroïne est à nouveau à la mode. avec une nouvelle compagne des choses à dire. Sur Paper Monsters, Lorsque l’idée d’offrir un successeur rencontrée en cure, Gahan accepte de il laisse libre court à ses démons et à Violator se profile, Gahan est déjà chanter sur quelques titres au Electric à ses obsessions rock, celles qu’il n’a un as de la seringue. S’il est toujours Lady Studio. Mais le résultat est jamais pu assouvir au sein de DM. Fort en guerre avec ses camarades, les désolant. Après lui avoir volé sa famille, de ce travail, il exige d’être impliqué premières demos que Gore lui adresse sa dignité, la dope est en train de dans la musique de Depeche Mode et intriguent le chanteur. lui prendre sa voix. Gahan a beau jurer fait savoir à Gore que s’il ne lui cède Enregistré dans la douleur entre au reste du groupe qu’il est clean, pas un peu d’espace le groupe cessera Londres, Hambourg et Madrid, l’album personne n’est dupe. Les Modes d’exister. le songwriter n’a d’autre choix Songs of Faith and Devotion est exigent qu’il prenne un coach vocal. que de capituler. Le chanteur place ainsi annoncé par le single I Feel You et un Cette fois, le déshonneur est total. Son trois titres sur Playing the Angel. clip signé Anton Corbijn. Gahan y groupe le hait. Son ex-femme l’attaque Le deal est scellé : pour continuer à apparaît méconnaissable. Grand échalas en justice. Et la drogue est en train de avancer, le vaisseau amiral Depeche noir, barbu, aux cheveux longs et à la le tuer. Mode doit apprendre la démocratie. couenne surtatouée. Entretenant Pour fêter cela, Gahan fait une nouvelle Et les disques suivants Sounds of the dorénavant une relation intense avec la OD à L.A. Il termine à l’hôpital, en sort Universe, Delta Machine ou Spirit shooteuse, le chanteur est en roue libre. menottes aux poignets avec une respecteront ce pacte. Pour tromper la Pourtant, sur disque, sa voix impératrice inculpation pour possession et usage monotonie des cycles “studio/promo/ souffle sur des riffs bluesy, des hymnes de stupéfiants. Il écope d’un an de mise tournée” de DM, le chanteur tente un SM (In Your Room) ou des gospels à l’épreuve et d’un sobriquet, “le chat”, deuxième album solo. Plus électronique sublimes (Condemnation). Si l’album est puisqu’il semble lui aussi avoir que son prédécesseur, Hourglass n’est un triomphe, la tournée qui s’ensuit va neuf vies. Une énième rehab lui sauve pas dépourvu de charme mais virer à la sauvagerie pure. la vie. Après six longues années à ressemble à du Depeche Mode… sans Chaque soir, le show messianique mis engraisser les dealers de Los Angeles, Depeche Mode. Gahan s’autorisera en scène par Corbijn joue à plein Gahan semble enfin bien décidé à d’autres pas de côté en compagnie du la carte du culte DM. Mais backstage, devenir sobre. groupe Soulsavers, le temps de deux le groupe pratique une autre religion. disques sympathiques mais sans On parle d’orgies de dope et de stupre Vers la lumière majesté. rassemblant barons de la drogue, Le chanteur parvient à terminer tant En 2009, au début du Tour of the groupies dénudées et rites sadomaso. bien que mal l’enregistrement Universe, Gahan trompe à nouveau la En dix ans, les ex-garçons coiffeurs de du neuvième album de DM. Ultra sort mort. Cette fois, pas d’histoire de Depeche Mode se sont transformés en en avril 1997 et, en dépit du départ seringue ou de pulsion suicidaire, mais ogres rock, dignes des Stones ou de Wilder et du chaos de son des soucis de tuyauterie : les médecins de Zeppelin. Le Devotional Tour, long de enregistrement, le disque est un coup lui découvrent une tumeur cancéreuse treize mois, s’achève dans le chaos le de maître. La voix de Gahan y est à la vessie. “Le chat” s’en tire. Encore. plus total. A Indianapolis, le 8 juillet 1994, plus bouleversante et claire que jamais. Mais il est entré dans sa neuvième vie. Gahan saute dans la foule et termine Les paroles de Sister of Night ou de La dernière. Plus paisible. Forcément. Le chanteur parvient à terminer tant bien que mal l’enregistrement du neuvième album de DM. Ultra sort en avril 1997 et, en dépit du départ de Wilder et du chaos de son enregistrement, le disque est un coup de maître. La voix de Gahan y est plus bouleversante et claire que jamais.

30-33 Portrait Dave Gahan-Politique.indd 32 13/06/18 15:21 UN GROUPE POLITIQUE ?

SLOGANS SUR LE DANCEFLOOR Considéré comme marxiste à ses débuts, Depeche Mode a souvent ﬂirté avec la politique sans tomber dans la démagogie pour stades. Par Christophe Conte

D’autres groupes de l’époque osent concilier boîtes à rythmes, synthés et slogans anticapitalistes, notamment Heaven 17, qui depuis Sheffield matraque les dancefloors européens de ses slogans rouge vif. Traumatisés par les élections de 1983 et la déroute des travaillistes, de nombreux musiciens tenteront de fédérer leur colère en 1985 autour d’un mouvement, le Red Wedge, qui aura pour but de conjuguer Top 50 et luttes sociales, concerts festifs et antiracisme intransigeant, profitant du statut suprême que possède alors la pop au Royaume-Uni pour jouer au cheval de Troie. Il arrivera que Depeche Mode se mêle à ce cortège, dont la tête est occupée par Billy Bragg, Paul Weller, Jerry Dammers des Specials ou encore les bien nommés Communards de here’s the revolution?, Leur marxisme supposé est d’ailleurs Jimmy Somerville. demande Dave Gahan sur principalement une affaire de L’album qui leur vaut d’obtenir une le plus récent des albums symboles, les pochettes de A Broken reconnaissance internationale, Some de Depeche Mode, Spirit Frame (1982) et Construction Time Great Reward (1984), est aussi le plus W(2017). Après avoir détaillé l’état du Again (1983) réunissant les deux outils ouvertement politisé. Les deux tubes monde (pas terrible) et comptabilisé les de la Révolution soviétique, la faucille People Are People et Master and couleuvres que l’on avale (longues et puis le marteau, les images elles- Servant prônent successivement la nombreuses), le chanteur annonce que mêmes rappelant le réalisme socialiste tolérance (entre les différences de “le train arrive” et qu’il est temps de des années 1930. couleurs ou de sexualités) et jouent “monter à bord”. Zemmour et Finkielkraut Si leur premier album restait confiné avec ambiguïté du rapport entre l’intime fulmineraient, s’ils l’entendaient, contre à des histoires de gamins en plein éveil et la société dans les relations ces pop stars nanties qui appellent au aux choses de la vie (New Life) ou dominants/dominés. La dimension soulèvement des peuples depuis leurs encore en proie aux inquiétudes oppressive de la musique de Depeche palaces, peut-être même depuis leurs adolescentes (I Sometimes Wish Mode lorsque le groupe abandonnera la paradis fiscaux. I Was Dead), le départ de Vince Clarke synthpop pour un rock électronique plus Chez Depeche Mode, n’en déplaise et la prise de pouvoir de Martin Gore sombre accompagnera aussi sa mue à ceux qui n’ont toujours vu en eux sur les textes vont vite en bouleverser vers l’âge adulte, et il persistera toujours qu’une inoffensive machine à tubes la teneur. Gore avait déjà signé Tora! un parfum politique sur les albums des synthétiques, les symboles politiques Tora! Tora!,s eul titre un peu offensif de 90’s jusqu’à aujourd’hui. ont toujours été en vitrine, fièrement Speak & Spell, baptisé d’après le cri Pourtant, le groupe n’a jamais suivi les affichés, malgré l’ambition tout aussi de guerre des militaires japonais. tribuns à la U2 dans leurs conquêtes affichée du groupe de conquérir Plus explicitement, à l’heure où le populistes, préférant au consensus le monde. A tel point que la presse libéralisme devient la doctrine en plein braillard la quête personnelle dans musicale, à l’aube des années 1980, essor, des titres comme Get the un monde déboussolé par le retour du n’hésita pas longtemps à les qualifier Balance Right! ou Everything Counts mystique et la fin des dogmes de “marxistes”, ce qui n’était pas (in Large Amounts) laissent supposer manichéens. C’est d’ailleurs en cela forcément un bon signal à envoyer à que Depeche Mode appelle de ses qu’on lui accorde encore un peu l’Amérique de Reagan. A domicile, vœux à une plus juste répartition des de crédit lorsqu’il parle de révolution à en revanche, l’antithatchérisme étant richesses, sachant que la plupart des faire, tant ses idéaux originels n’ont pas l’une des lignes fédératrices de la pop gens danseront sur ces tubes été trop abîmés par le confort climatisé de l’époque, le groupe de Basildon ne sautillants sans prêter attention aux des palaces et les averses continues risquait guère la mise au ban. paroles. de dollars.

30-33 Portrait Dave Gahan-Politique.indd 33 13/06/18 15:21 LA GRIFFE ALLEMANDE Entre Kraftwerk, DAF, Einstürzende Neubauten ou les albums légendaires enregistrés par Bowie à Berlin, l’Allemagne a laissé une empreinte durable sur la musique du groupe. Par Jérôme Provençal

A Munich en 1983. © FRYDERYK GABOWICZ/DPA/DALLE

34-35 Allemagne.indd 34 13/06/18 15:26 DEPECHE MODE & L’ALLEMAGNE

L’eldorado berlinois séquelles chez Martin Gore. Cela Désormais légendaires, les studios s’entend en particulier sur People Are Hansa se trouvent alors dans la partie People, à tel point que Blixa Bargeld, ouest de Berlin, à proximité immédiate l’atrabilaire chef de chantier des du Mur et du lugubre no man’s land de Neubauten, accusera plus tard la Potsdamer Platz (qu’on peine l’ingénieur du son Gareth Jones – qui aujourd’hui à se représenter). C’est là œuvrait en parallèle pour les deux que Depeche Mode, cédant à groupes dans les studios Hansa – l’irrésistible attraction de l’aimant d’avoir utilisé des sons enregistrés par berlinois, va venir concevoir en partie les Neubauten pour le morceau de n ne dira jamais assez tout le Construction Time Again (1983), Some Depeche Mode. Gareth Jones a toujours bien que Kraftwerk a fait à la Great Reward (1984) et Black fermement nié ces accusations. musique populaire Celebration (1986), trois de ses albums occidentale. Tranquillement majeurs. Berlin-Est, 1988 Oen avance sur leur temps, les petits “Il y a eu un effet boule de neige, Court, le chapitre berlinois occupe gars de Düsseldorf ont su rendre raconte Mike Christie, réalisateur du néanmoins une place essentielle dans l’électronique mélodieuse et récent documentaire Hansa Studios: l’histoire de Depeche Mode. S’il est accrocheuse, amenant dans leur sillage By the Wall 1976-90. Les groupes y avant tout associé à Berlin-Ouest, toute une nouvelle vague de groupes à allaient parce que leurs groupes il compte tout de même un épisode troquer les guitares contre les synthés. préférés y étaient allés. (…) A l’époque, marquant à Berlin-Est, le groupe Ayant dès le début des années 1980 Berlin était une ville unique. On avait là y ayant fait une apparition scénique embrassé la cause de la pop un studio génial, dans une ville semi-clandestine en 1988. Rentré synthétique, alors en plein essor, exceptionnelle avec un grand nombre dans les annales, ce concert a eu lieu Depeche Mode n’est pas le moindre de de producteurs ultra-talentueux. C’était précisément le 7 mars 1988 à ces groupes. un endroit très attractif pour les Prenzlauer Berg, dans la Werner- Dans un entretien avec Les Inrocks visiteurs, où la création était Seelenbinder-Halle, salle d’une capacité en 1998, Martin Gore expliquait ainsi : totalement libre.” 1 de 6 500 places – soit beaucoup “Un autre nom qui faisait l’unanimité Contenant plusieurs des tubes (People trop peu pour accueillir tous les fans du parmi nous, c’est Kraftwerk. Je me Are People, Master and Servant, groupe, également nombreux de ce souviens d’une discussion où nous A Question of Time, Everything Counts, côté-ci du Mur, grâce aux cassettes qui étions arrivés à cette conclusion : si Stripped) grâce auxquels le groupe circulent sous le manteau. nous arrivons à faire le lien entre la anglais va conquérir le monde, ces trois Pour contourner ce problème de place, technologie utilisée par Kraftwerk et albums s’éloignent sensiblement les organisateurs décidèrent de ne des chansons avec de belles mélodies, de l’electro-pop pour tendre vers une pas annoncer publiquement la venue alors nous arriverons à faire notre trou. musique aux contours plus anguleux de Depeche Mode, l’événement étant L’émotion de Neil Young ou John et aux sonorités plus dures. Au-delà présenté officiellement comme un Lennon transmise via les synthétiseurs de l’enregistrement dans les studios concert anniversaire de la Freie de Kraftwerk : c’était mon rêve. De la Hansa, cette évolution s’explique Deutsche Jugend (FDJ, le mouvement musique de l’âme jouée par des surtout par le fait que Martin Gore, de jeunesse du régime communiste) instruments électroniques.” germanophile depuis l’adolescence (lire sans mentionner le moindre groupe. Marqué en profondeur par Kraftwerk, p. 40), vit à Berlin durant cette période. Pas de billetterie : les tickets sont Depeche Mode a sans doute aussi été En couple avec une jeune Allemande proposés uniquement à des écoliers et influencé par un autre groupe originaire plutôt délurée, il s’immerge sans des apprentis. L’information finit de Düsseldorf, sur la crête de la Neue retenue dans la nuit berlinoise, si toutefois par filtrer et, le soir du Deutsche Welle (la new-wave propice aux excès en tout genre – bars concert, des centaines de jeunes se allemande) : Deutsch Amerikanische et clubs n’ayant pas d’heure de pressent devant la salle dans l’espoir d’y Freundschaft, ou DAF pour les intimes, fermeture imposée… accéder malgré tout, les tickets se dont le premier véritable album – Die Toujours à l’affût, il s’intéresse aussi à la revendant à prix d’or au marché noir… Kleinen und die Bösen – est sorti chez scène musicale de la ville, découvrant Mute en 1980. Parmi leurs références notamment Einstürzende Neubauten. Une histoire qui dure figurent également les albums Low et Ayant déjà bien percé dans Berlin- Depuis la chute du Mur, la popularité de Heroes de David Bowie, tous deux Ouest avec une musique bruitiste aux Depeche Mode n’a cessé de croître en sortis en 1977 et tous deux enregistrés vibrants reflets métalliques, qui semble Allemagne, le groupe remplissant des (en partie ou en totalité) aux studios jaillir de décombres postapocalyptiques, salles toujours plus grandes à Berlin ou Hansa de Berlin. le groupe va laisser d’évidentes ailleurs dans le pays. En témoigne par exemple le concert filmé Live in Berlin, réalisé par Anton Corbjin lors de deux concerts donnés par le groupe en Martin Gore, germanophile depuis l’adolescence, novembre 2013 au O2 World, une salle omnisports de 17 000 places (devenue vit à Berlin durant cette période. En couple aujourd’hui la Mercedes-Benz Arena), avec une jeune Allemande plutôt délurée, également utilisée pour des événements musicaux. il s’immerge sans retenue dans la nuit berlinoise, 1. Entretien pour le magazine i-D, mis en ligne si propice aux excès en tout genre. en février 2018 : https://bit.ly/2sy2YA2/

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Gonﬂé à bloc, Depeche Mode part à la conquête du monde. Entre Londres, Berlin et la France, il enregistre Black Celebration et Music for the Masses, un titre programmatique qui permet au groupe de rencontrer un succès populaire et mondial. Par Romain Burrel

985. Les Modes coupent la décennie à l’hémistiche signe de vie. On le croit à Hambourg. Mais c’est en pleine en publiant une première compilation de singles campagne allemande, chez son ancienne famille d’accueil (The Singles 81>85). Mais l’enjeu est ailleurs. Pour les d’échange scolaire, que le compositeur s’est réfugié. La pause quatre de Basildon, il s’agit désormais de passer au s’avère salutaire et lui permet de se reconcentrer sur niveau supérieur. Si Some Great Reward leur a offert l’écriture du disque. Les Modes se remettent au travail dès 1l’Europe sur un plateau en 1984, le groupe n’a pas encore novembre aux Westside Studios de Londres. Toujours sous atteint son plein potentiel commercial. Et malgré quelques l’égide de Daniel Miller et Gareth Jones, paire gagnante des percées remarquables, le territoire américain demeure un deux derniers efforts du groupe. marché hermétique au son Depeche Mode. Ce cinquième disque est avant tout un défi technique puisqu’il s’agit du premier album enregistré sur une table de Un groupe sous pression mixage 48 pistes par le groupe. Une avancée qui permet aux A la fin de l’année, les musiciens se retrouvent au Worldwide Anglais de produire un son plus ample. Plus chaud. Mais qui International, le minuscule studio de préproduction de Daniel va quelque peu complexifier le travail de l’arrangeur en chef Miller situé dans l’Ouest londonien, pour jeter les bases d’un Alan Wilder. Passé maître dans l’art du sampling depuis nouvel album. Martin Gore livre avec une apparente facilité l’album Construction Time Again (1983), le musicien s’en ses premières demos au groupe. Mais les premiers retours de donne à cœur joie. Aussi peut-on entendre une perceuse nababs de l’industrie sont mauvais. Selon eux, le groupe ne Black & Decker sur l’intro de Fly on the Windscreen, une tient ici aucun single. moto au ralenti sert de rythmique à Stripped, et même la Sous la pression, Gore craque et disparaît, comme de Gaulle Porsche de Dave est mise à contribution entre deux à Baden-Baden. Pendant une semaine, il ne donne aucun explosions de feux d’artifice.

36-39 1985-1989.indd 36 13/06/18 15:28 En 1985.

Pour finaliser l’enregistrement, le groupe prend une nouvelle son rôle dans la création musicale de Depeche Mode devient fois le chemin des studios Hansa de Berlin, à l’endroit même de plus en plus abstrait, il se concentre désormais sur les où David Bowie et Iggy Pop fomentèrent leur révolution tâches managériales. Au micro de Paul Gambaccini, l’influent allemande. Mais des tensions apparaissent. Selon Wilder, le présentateur de Radio 1, le “Quiet Mode” confesse avoir eu groupe se love dans un confort dangereux. C’est le troisième quelques velléités d’écriture, rapidement réprimées par le album que la bande enregistre à Berlin avec Miller et Jones. talent de ses deux éminents collègues :“ J’ai essayé d’écrire, Pour le musicien, cette configuration désormais trop mais encore une fois, je suis dans un groupe avec deux des confortable – étouffante même – menace la créativité de meilleurs compositeurs des temps modernes, vraiment. Ça Depeche Mode : “C’était le troisième album que nous faisions n’améliore pas la confiance en soi. Tu présentes une chanson, ensemble et, à l’évidence, c’était douloureux et nous voulions et elle n’est clairement pas au niveau. Alors j’ai abandonné et tous accomplir quelque chose de spécial, se souvenait je me suis concentré sur ce que je pensais être bon.” Gareth Jones en 2012 dans une interview au site allemand truetrash.com. Daniel Miller avait dans l’idée que nous Cathédrale gothique devions suivre les préceptes de Werner Herzog. Que nous Black Celebration sort le 17 mars 1986, précédé un mois plus devions ‘vivre l’album’. C’est ce qu’on a fait. On n’a pas pris tôt par le single Stripped. La chanson annonce parfaitement un seul jour off. Cela a ajouté une pression supplémentaire le virage ténébreux négocié par Depeche Mode. Si Some dans le processus.” Great Reward était un sommet de pop industrielle, Pourtant, les rôles de chacun n’ont jamais été aussi Black Celebration est une cathédrale gothique. L’atmosphère clairement distribués : à Gore la composition des demos. paranoïaque de Fly on the Windscreen ou la mélodie

36-39 1985-1989.indd 37 13/06/18 15:28 En 1986. © EBET ROBERTS/REDFERNS/GETTY IMAGES

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“Le titre est Music for the Masses. C’est un peu ironique, vraiment. Tout le monde nous dit qu’on devrait faire de la musique plus commerciale, alors c’est la raison pour laquelle on a choisi ce titre.” Andy Fletcher

l’immédiateté pop de titres comme A Question of Time désormais atteintes : “Il y a de bonnes choses sur Black ou A Question of Trust. Le tout est nimbé d’une reverb Celebration, résumera plus tard Wilder, mais les mixes épaisse comme le fog londonien. sonnent étrangement. Music for the Masses sonne mieux, Pour la tournée, le groupe opte pour une mise en scène mais ce n’est pas un disque aussi intéressant… Je pense dépouillée une nouvelle fois décidée par la scénographe qu’on avait épuisé notre quota de sons métalliques à ce Jane Spiers. Seulement armés de synthés, de boîtes à moment-là. Il n’y a pas cent mille façons de frapper un tuyau rythmes et de quelques instruments de percussion étranges, avec un marteau”. 3 tandis que les guitares font un retour remarqué dans les L’album sort à la fin du mois de septembre 1987. Poussé par charts, les Modes eux demeurent fidèles à leur postulat une campagne de pub sans précédent, le disque se hisse à la kraftwerkien : “On a continué à jouer de la musique 10e place des charts britanniques et devient rapidement électronique, assumera plus tard Andy Fletcher .Là où, au disque d’or en Allemagne et en France. Au vu des ventes, le milieu des années 1980, avec U2, le rock était plutôt titre de l’album paraît de moins en moins arrogant. tendance, elle était considérée comme un gros mot. Et ces soi-disant groupes électroniques comme The Human League A la conquête de l’Amérique sont devenus des groupes normaux, mais on est restés Le 22 octobre 1987, Dave Gahan aborde la tournée avec la fidèles à nos racines électroniques.” 1 fierté d’être papa depuis une semaine. Mais sa conception du Aux Etats-Unis, même si les ventes d’albums ne décollent bon père de famille va très vite voler en éclats. Dans les pas, le groupe se met à remplir des salles de plus en plus coulisses, le chanteur entame une intense relation avec le grandes, bouclant trois soirs de suite les 5 900 places du speedball (mélange explosif de cocaïne et d’héroïne). En mythique Radio City Music Hall à New York. La tournée orbite, il cède à la moindre groupie passant sous son nez s’achève en août 1986 après avoir réuni quelque poudré. Lorsqu’il émerge, la culpabilité vis-à-vis de sa femme 300 000 spectacteurs. Pas mal. Mais peut mieux faire. restée à la maison pour s’occuper de leur nouveau-né le ronge et l’amène à redoubler sa consommation de drogue. Musique pour les masses Mais il s’agit de ne pas déconner. Cette fois, l’Amérique est à En 1987, un cycle s’achève. Le groupe décide de tourner le portée de main. Les tubes imparables, les déhanchés dos à Berlin. Martin Gore troque ses nuits blanches jaggeriens de Gahan et une tournée longue de 101 dates berlinoises et sa relation avec l’Allemande Christina Friedrich permettent à Depeche Mode de conquérir les USA. Même si, contre un appartement dans le quartier londonien de étrangement, l’album ne dépasse pas la 35e place des charts Maida Vale. Dave et Jo Gahan, quant à eux, sont sur le point US. Fini les salles moyennes, désormais les Anglais de devenir parents pour la première fois. Prenant acte remplissent des arènes de plus en plus grandes. des tensions apparues durant l’enregistrement deBlack Il faut graver la légende. Le rockumentariste D.A. Pennebaker Celebration, Daniel Miller se retire de ses fonctions de est enrôlé pour couvrir l’odyssée des Modes aux Etats-Unis. coproducteur. Quant à Gareth Jones, il est officiellement S’inspirant du concept de U2 avec Rattle & Hum, le retenu sur d’autres projets du label Mute, comme les albums réalisateur imagine un film fait de séquences backstage et de Nitzer Ebb et de Wire. Le groupe lui préfère l’ingénieur de concerts filmés. Le film 101, jumelé à un double live paru du son-producteur David Bascombe, fraîchement auréolé sous le même nom, témoignera du succès d’un groupe en pour ses travaux auprès de Peter Gabriel (l’album So s’est train de muter en supernova. vendu à plusieurs millions d’exemplaires) et des corbeaux Avec une ironie sadique, les compatriotes d’Orchestral d’Echo & the Bunnymen sur l’album Porcupine. Manoeuvres in the Dark, le groupe qui a littéralement inspiré L’enregistrement se partage entre les studios des Kinks à à Vince Clarke le son de Depeche Mode, sont appelés Londres (Konk Studios) et le studio Guillaume Tell à Suresnes pour ouvrir les concerts de la deuxième partie de la tournée. assailli par les fans français qui restent assis des heures Ils accompagneront les Basildoniens jusqu’à leur concert devant l’immeuble où le groupe travaille. Le mix final sera mythique du Rose Bowl de Pasadena et ses 70 000 quant à lui réalisé aux studios PUK au Danemark. Pour spectateurs : “On était payés 5 000 dollars par soir à ouvrir ce nouvel effort, le groupe choisit un titre grandiloquent pour eux. Ça ne couvrait même pas nos frais, se souvient mais qui selon Fletch n’est pas à prendre au premier degré : Andy McCluskey, chanteur d’OMD.On jouait dans des stades “Le titre est Music for the Masses. C’est un peu ironique, à guichets fermés avec un groupe qui avait démarré parce vraiment. Tout le monde nous dit qu’on devrait faire de la qu’il avait entendu notre premier single ! Il a fallu qu’on ravale musique plus commerciale, alors c’est la raison pour laquelle notre fierté. Mais, avec le recul, je regarde ça et je me dis on a choisi ce titre.” 2 qu’ils sont restés sur leurs positions et ont livré au public Si le travail de studio est plus structuré et détendu que lors américain quelque chose qu’il voulait. La chose intéressante de l’enregistrement de l’album précédent, les compositions s’est passée après la tournée. Depeche Mode a sorti ce que je du groupe sont mouvantes. Les Modes passent des considère être son meilleur album. Et nous, qu’est-ce qu’on a semaines à remixer leurs propres morceaux, modifiant jusqu’à fait ? On s’est autodétruits.” 4 Depeche Mode venait de tuer la migraine les lignes de basse de Strangelove tout en le père. Derrière ses machines, le groupe esquisse déjà un continuant d’explorer l’art du sampling en échantillonnant par plan de domination planétaire. Son nom de code :V iolator. exemple la batterie de When the Levee Breaks de 1, 3 et 4. Propos extraits de Depeche Mode Documentary, diffusé sur Led Zeppelin sur le wagnérien Never Let Me Down Again. BBC London Live 94.9 en mai 2001. Mais les limites de cette approche bruitiste semblent 2. Stripped: Depeche Mode de Jonathan Miller (Omnibus Press, 2008).

36-39 1985-1989.indd 39 13/06/18 15:28 PORTRAIT MARTIN GORE

MARTIN GORE Homme discret mais au look audacieux, Martin Gore est un musicien et songwriter accompli qui a forgé le son du groupe et lui a donné ses plus belles chansons. Par Jérôme Provençal

ans l’univers impitoyable une fois, bien plus tard, aux Etats-Unis. avec un correspondant. Cette du rock et de la pop, Comme on peut l’imaginer, cette germanophilie le conduira plus tard à le chanteur ou la chanteuse nouvelle affecte en profondeur le jeune s’immerger dans le Berlin effervescent d’un groupe s’impose garçon et va ouvrir en lui une blessure des années 1980 et à y cultiver ses Dinévitablement comme la figure ineffaçable. Heureusement, peu avant, penchants les plus excentriques (lire centrale, celle sur laquelle se braquent vers l’âge de 10 ans, il a fait une autre p. 18). les projecteurs et (presque) tous les découverte qui va bouleverser Au sortir de l’école, en 1977, il trouve un regards. Ainsi de nombreux fans de positivement et définitivement son job d’employé de banque – travail Depeche Mode vouent-ils une passion existence : le rock’n’roll. L’initiation qu’il accomplit avec zèle mais qui ne exclusive à Dave Gahan et à sa voix se fait via la collection de vinyles de sa l’exalte guère… Durant son temps libre, de pâle crooner. D’autres, en quantité mère, qu’il écoute en boucle et qui font il continue à faire de la musique, avec non négligeable, ont en revanche naître en lui une passion bientôt Norman and the Worms puis French parfaitement conscience de viscérale. Look, éphémère trio formé avec deux l’importance cruciale de Martin Gore : “Aussi loin que je me souvienne, j’ai amis, Robert Marlow et Paul Redmond. guitariste, claviériste et second toujours voulu faire de la musique Début 1980, il se joint à deux autres chanteur, celui-ci est aussi – et et je prie chaque jour pour que ça ne amis, Vince Clarke et Andrew Fletcher, surtout – devenu l’auteur-compositeur s’arrête jamais, déclarait-il aux pour monter un nouveau trio, baptisé attitré du groupe de Basildon suite Inrockuptibles en 1998. Je crois que Composition of Sound. Sous l’influence au départ précoce de Vince Clarke. vers 12 ou 13 ans, c’est devenu plus de la new-wave électronique alors Ayant signé la quasi-totalité des précis dans ma tête : un boulot dans un émergente (avec des groupes tels que chansons de Depeche Mode depuis bureau ? Non merci. J’ai un besoin The Human League, OMD, Cabaret 1981, dont une kyrielle de tubes physique de musique, la mienne Voltaire, Fad Gadget…), le trio certifiés (Enjoy the Silence, Master and comme celle des autres. Aujourd’hui – initialement guitare/basse/synthé – Servant, A Question of Time, In Your encore, l’histoire du rock est ma plus lâche tous les autres instruments Room, Personal Jesus, Never Let Me grande passion. Je veux tout savoir sur au profit des seuls synthétiseurs. Suite Down Again, etc.), Gore apparaît Elvis, sur Dion DiMucci, sur Johnny à l’intégration de Dave Gahan comme comme le véritable maître du jeu, tapi Cash. Rien au monde ne me donne plus chanteur, le groupe change de nom et dans l’ombre, trop humble ou réservé de plaisir que les disques : j’adore les devient Depeche Mode… (ou les deux) pour chercher à attirer Beatles, les Stones, Kraftwerk, j’ai davantage l’attention. besoin d’écouter leurs chansons le plus En solo mais pas seul souvent possible, c’est mon oxygène.” Apportant une contribution discrète Révélations mais essentielle à l’identité de Depeche Né le 23 juillet 1961 à Londres, Martin Années d’apprentissage Mode, notamment par ses mélodies et Lee Gore grandit d’abord dans la petite Ayant reçu une guitare en cadeau pour ses paroles, Martin Gore a publié en ville de Dagenham, située en proche un anniversaire, il commence à faire parallèle plusieurs disques majeurs, qui banlieue de la capitale anglaise et lui-même de la musique durant mettent pleinement en valeur ses connue avant tout pour son imposante son adolescence. Il joue au sein du duo talents et témoignent de l’étendue de usine Ford, où travaillent les parents Norman and the Worms, formé avec son spectre musical. Le premier de ces du petit Martin, Pamela et David Gore. son ami Phil Burdett (au chant), et disques est Counterfeit, mini-album Après un bref passage à Hornchurch, compose ses premières chansons. Vers paru en 1989 chez Mute et constitué la famille va s’installer pour de bon l’âge de 15 ans, apprenant l’allemand uniquement de reprises – d’où son titre à Basildon, ville principale du comté comme première langue, il est amené ironique (“contrefaçon”). Objet d’un d’Essex, à 50 kilomètres de Londres à séjourner plusieurs fois en Allemagne culte persistant depuis sa sortie, – une distance suffisante pour donner de l’Ouest dans le cadre d’échanges il propose des versions à la mélancolie à un adolescent le sentiment de se trouver au bout du monde… A la fin des années 1960, la famille s’agrandit avec La plus marquante de ses la naissance de deux filles, Karen et Jacqueline. collaborations s’avère sans conteste Sans histoires, l’enfance de Martin s’achève avec une révélation VCMG, duo formé avec Vince Clarke dramatique : à 13 ans, il apprend que David Gore est en réalité son beau- et dédié à une techno aussi dépouillée père, son père biologique étant que vrillée, proche de Pan Sonic, un soldat noir américain, stationné un temps en Angleterre. Il le rencontrera Plastikman ou LFO.

40-41 Portrait Martin Gore.indd 40 13/06/18 15:28 En 1985.

fervente de six chansons (dont la diverses reprises avec d’autres Martin Gore fait paraître en 2015 un sublime In a Manner of Speaking de musicien(ne)s, cosignant par exemple excellent album solo, simplement titré Tuxedomoon), à travers lesquelles le morceau Cloud Nine avec Claudia et signé MG, qui contient seize Martin Gore, donnant toute la mesure Brücken (ex-Propaganda), pour le projet instrumentaux oscillant entre electro et de ses capacités de chanteur, semble Onetwo mené en binôme par Brücken techno : un complément parfait à ses se livrer à cœur ouvert. avec Paul Humphreys (OMD). La plus deux disques de reprises. En 2003, il réitère l’expérience avec marquante de ces collaborations Après avoir vécu pendant près de l’album Counterfeit², qui comprend s’avère sans conteste VCMG, duo vingt ans avec Suzanne Boisvert avec onze reprises puisant dans son formé avec Vince Clarke et dédié à une qui il a eu trois enfants, il vit panthéon personnel, de Nick Cave techno aussi dépouillée que vrillée, actuellement avec son épouse Kerrilee (Loverman) au Velvet Underground proche de Pan Sonic, Plastikman ou Kaski et leurs deux enfants en (Candy Says) en passant par Julee LFO. Ensemble, ils vont produire le Californie à Santa Barbara, où il lui Cruise (In My Other World) ou encore superbe album Ssss (2012) et trois EP arrive parfois de mixer dans de petits John Lennon & Yoko Ono (Oh My Love). (sortis entre 2011 et 2012). Dans bars, tel qu’en lui-même : en toute

40-41 Portrait Martin Gore.indd 41 13/06/18 15:28 ANTON CORBIJN Parfois, dans un procédé analogue à la chimie argentique, un groupe a besoin d’un révélateur pour naître à lui-même. C’est ce rôle qu’ont joué Mick Rock auprès de Bowie, Mapplethorpe auprès de Patti Smith, Anton Corbijn avec Depeche Mode. Par Romain Burrel

42-43 Portrait Anton Corbijn.indd 42 13/06/18 15:37 PORTRAIT ANTON CORBIJN

nton Johannes Gerrit Corbijn enthousiasme : “A l’époque, je n’étais 1982. Mais son degré d’implication van Willenswaard, de son vrai pas très fan de leur musique. Ce qu’ils auprès des Irlandais reste sans et interminable nom, est faisaient était un peu trop pop à mon commune mesure avec la relation qu’il un jeune photographe pigiste goût” 1, nous confiait-il en 2005. Dès entretient avec Depeche Mode. Pour Apour le NME lorsque, en 1981, il est cette première séance, le photographe le clip de Strangelove, il filme sa propre envoyé en service commandé pour frise le crime de lèse-majesté : petite amie, Nassim, en figurante. shooter Depeche Mode pour une couv “Dave Gahan était très près de mon En 1988, le photographe choisit de de l’hebdomadaire musical. appareil, se souvient Corbijn dans une shooter un stand de merchandising Le Néerlandais, jusqu’ici connu pour ses interview de 2012 au journal anglais pour la pochette de l’album 101, brisant images de Joy Division, de The Fall The Independent. Et le reste du groupe, encore une fois un tabou. Puisque c’est et de Bowie à Broadway, accepte sans au loin. La logique aurait voulu que la première fois que le groupe apparaît je fasse le point sur Dave, mais j’ai eu sur l’une de ses pochettes. En 1990, envie de faire le contraire. J’ai c’est lui qui imagine la rose délicate commencé à les photographier sans lui sur fond noir qui orne la pochette de dire qu’il était flou. C’était les autres Violator. Oxymore parfait entre la membres du groupe, en train de rire, qui fragilité de la fleur et la violence du titre étaient nets. C’était pour le NME, et du septième album du groupe. Et c’est lorsqu’il l’a vu, il m’en a vraiment voulu.” en confiance qu’il réalise les vidéos qui seront projetées lors de la tournée. Identité visuelle Cela n’entachera en rien la relation Une confiance indéfectible symbiotique qui s’installera entre le Mais le point d’orgue de cette relation groupe et le photographe car, dès lors, féconde entre le groupe et le les jeunes Modes demanderont photographe-clippeur restera sans régulièrement à poser devant l’objectif doute le Devotional Tour. Cette fois, du Néerlandais. Privilégiant un noir Corbijn prend intégralement en charge et blanc granuleux, plus rarement la la conception de la scénographie de couleur, et les poses mystiques, la tournée. Prenant au pied de la lettre Corbijn va sculpter en profondeur dans le concept de dévotion, il imagine une l’argile d’un groupe qui jusqu’alors dizaine d’écrans sur lesquels sont souffrait d’une image pop et légère : projetées des vidéos, surplombant une “On avait un vrai problème d’image scène que Gahan peut arpenter à dans nos premières années, concède sa guise, tandis que le reste du groupe Martin Gore. On était perçus seulement se tient sur les hauteurs d’un immense comme un groupe pop. On se podium. Le résultat est sublime. disait que le travail d’Anton possédait Compromis parfait entre l’austérité une gravité, un sérieux qui nous teutonne des performances de aideraient à échapper à cette image. Il a Kraftwerk et les délires cathodiques contribué à créer un statut de culte du Zoo TV de U2. autour de nous.” 2 Album après album, tournée après Par touches, Corbijn parvient même tournée, Corbijn s’impose comme un à insuffler un peu d’humour dans véritable membre du groupe dont l’iconographie des Modes. Un trait de l’apport semble plus concret que celui caractère que personne jusqu’ici ne leur de Fletcher : “Mes rapports avec soupçonnait. Auprès du groupe, Corbijn Depeche Mode ont beaucoup évolué jouit d’une liberté artistique quasi totale. depuis vingt ans. Au début, la vie était Et, dès 1986, le Néerlandais, pourtant beaucoup plus simple car on était des encore peu expérimenté en matière de amateurs. Mais le groupe est très vite vidéo, se voit confier la réalisation d’un devenu énorme et nos relations se sont premier clip pour les Modes, A Question professionnalisées dans tous les sens of Time : “Never Let Me Down Again du terme. Sans un rapport de confiance achevé, personne ne m’a dit si c’était indéfectible, elles n’auraient sans doute bon ou mauvais. Mais neuf mois pas pu résister à l’épreuve du temps et plus tard, le groupe m’a rappelé pour du succès.” 4 Strangelove. Puis Personal Jesus... Puis Plus concentré sur son travail de c’est devenu automatique. On peut dire cinéaste (depuis 2007 et Control, le que j’ai appris le métier de réalisateur biopic consacré à Ian Curtis, le de clips au contact de Depeche Mode Néerlandais a réalisé trois autres films), et que j’ai forgé, en quelque sorte, leur Corbijn livre désormais un travail identité visuelle. C’est toujours moi qui à l’image de la musique de Depeche décide du concept de base. Parfois, ils Mode : plus sage, moins habité n’aiment pas. Ça a été le cas pour Enjoy et surprenant. Mais il reste capable de the Silence, où Dave Gahan parcourt quelques coups de maître. Comme le le monde déguisé en roi avec une chaise clip sublime de Cover Me, où il filme un longue sous le bras. Il avait vraiment Dave Gahan hagard déambulant dans peur de passer pour un idiot, mais le les rues de Los Angeles en costume résultat final l’a bluffé…” 3 d’astronaute. Au fil des ans, Corbijn deviendra le photographe fétiche de R.E.M., Tom 1, 3, 4. Interview d’Anton Corbijn pour Sur le tournage de Les Inrockuptibles publiée en 2005. Control (2007). Waits, Nirvana et surtout U2, qu’il 2. Interview de Martin Gore pour le NME

42-43 Portrait Anton Corbijn.indd 43 13/06/18 15:37 DEPECHE MODE & L’AMÉRIQUE

BIG IN AMERICA La percée du groupe sur le sol américain n’avait rien d’évident. Mais l’exotisme de la synthpop, des chansons sous le sceau de la rédemption ou du blues et la tournée Music for the Masses ﬁlmée par D.A. Pennebaker furent le meilleur des passeports. Par Romain Burrel

’est l’histoire d’une liaison improbable, et même contre nature, entre quatre Anglais blancs comme des navets, hérauts d’une europop synthétique, devenus, par génie ou accident, messies au pays de l’Oncle Sam. “Making it in CAmerica”, le rêve ultime ou inavoué de la plupart des groupes anglais. Et pourtant, combien se sont cassé les dents sur les Etats-Unis ? The Clash. Oasis. Suede. Blur. Placebo. Tous ont, volontairement ou à leur corps défendant, tenté leur chance en Amérique pour un résultat souvent proche du néant. A part U2, The Cure ou plus récemment Coldplay, Depeche Mode compte parmi les rares Britanniques à avoir réussi à craquer le code. Dès 1982 et le See You Tour,l a bande de Basildon décide de travailler l’Amérique au corps. Sire, leur label US, accepte de publier leur premier album six mois après sa sortie européenne. Depeche Mode tourne dans les petits clubs des grandes villes comme New York ou L.A. : le Ritz, le Roxy… Chaque soir, ils reçoivent un accueil poli mais peu enthousiaste de la part du public comme des critiques. c’est le marché à conquérir !” Pour les Modes, tout est une “La révolution ne sera pas synthétique”, déclare lapidairement question de temps. Et de priorité. La même année, le magazine Rolling Stone en guise de chronique de l’album cruellement mais assez logiquement, l’album Construction Time Speak & Spell. Again n’entre même pas dans les charts US. Si, en interview, le jeune Dave Gahan s’enorgueillit du succès relatif de Just Can’t Get Enough en club, Andy Fletcher, Fervente Amérique lui, est beaucoup plus snob : “Pour être honnête, l’Amérique Pourtant, Depeche Mode a toujours eu d’inﬂuents supporters n’est pas une ﬁn en soi, ce n’est pas du tout notre but, outre-Atlantique. Comme l’animateur radio Richard Blade, lâche le musicien au NME en 1983. Je pense que je parle expatrié britannique et grand défenseur de new-wave sur pour tout le groupe. A ce stade, l’Allemagne est la radio la plus populaire du sud de la Californie : KROQ 97.6.

déﬁnitivement plus importante pour nous. L’Allemagne, Pendant des années, le DJ jouera les VRP pour le groupe, © ALLAN TANNENBAUM/GETTY IMAGES

44-47 USA.indd 44 13/06/18 15:30 A New York pour leur première tournée mondiale en janvier 1982.

diffusant avec une ﬁdélité rare chaque nouveau single des Sujet brûlant pour la fervente Amérique, surtout lorsqu’il est Anglais sur les ondes d’une Californie obsédée par les associé à la sexualité, la marque de fabrique du songwriter. guitares. Mais quelque chose va changer dans le cœur de la Le titre Blasphemous Rumours et son refrain sur “le sens jeunesse américaine. Une génération de kids fatigués du rock de l’humour tordu du Bon Dieu” déclenche, par exemple, une à la papa va découvrir la musique d’import dans les bacs des vive controverse outre-Atlantique“La. religion est un sujet magasins. Un changement d’attitude qui permet à People Are beaucoup plus sensible que le sexe, estime Alan Wilder, People de devenir le premier hit de Depeche Mode aux USA. répondant à un critique du L.A. Times en 1985. Il faut faire très Pointant à la 13e place, le single annonçant l’album Some Great attention. Dans cette chanson, cela a été traité avec goût.” Reward reste dix-huit semaines dans les charts. Et Martin Gore d’ajouter, lucide : “Vous pouvez chanter Ce frémissement s’explique peut-être aussi par l’omniprésence des trucs sur le sexe et vous en sortir, mais la religion dérange des thèmes religieux dans les chansons composées par Gore. beaucoup plus. Ce n’est pas le but recherché.”

44-47 USA.indd 45 13/06/18 15:30 DEPECHE MODE & L’AMÉRIQUE

“La première chose qui m’a frappé, c’est la relation extraordinaire entre cette myriade de gamins américains middle class et ce groupe d’Anglais issu des couches ouvrières… Il y avait juste ce besoin abstrait de dévotion. En fait, je trouve que le public américain de Depeche Mode est assez similaire à celui de Dylan dans les années 1960.” D.A. Pennebaker

Les connexions se font toutes seules. Sans en avoir lisse et inoffensif. Pourtant, derrière la scène et lest our bus, pleinement conscience, le groupe embrasse dans ses les excès de Gore et Gahan valent bien ceux de Guns chansons la mystique américaine de la route, celle des virées N’Roses. Si 101 n’est pas une œuvre honnête, elle reste de Kerouac à travers les Etats-Unis. En samplant le moteur le témoignage d’un apogée : celui d’une bande de gamin d’une voiture en train de démarrer sur Stripped, un enjoliveur anglais de Basildon à qui l’Amérique est en train de s’offrir. roulant sur lui-même (en fait, le sample d’un couvercle de casserole tournant sur lui-même) sur Behind the Wheel. Basildon-Detroit Ou lorsque il s’amuse sur la face B de ce single à reprendre Pour ne pas disparaître avec le changement de décennie, Route 66, tube rhythm’n’blues de Bobby Troup popularisé Depeche Mode doit penser au son des années 1990. par Nat King Cole. D’ailleurs, les Modes sont déjà célébrés par des vétérans du son dance. Et des pionniers de la scène techno de Detroit Messes noires comme Juan Atkins ou Derrick May les citent comme Mais le véritable point de bascule de cette histoire d’amour références. En 1989, le magazineT he Face arrange entre les Modes et l’Amérique sera Music for the Masses. une rencontre entre Depeche Mode et le DJ Derrick May à Grâce à un travail acharné de tournée (101 dates de concerts Detroit. Humainement, le rendez-vous tourne au vinaigre. dont 42 en Amérique du Nord), le disque se hisse à la Wilder décrira l’homme comme “l’enfoiré le plus arrogant que 35e place durant 59 semaines impressionnantes dans les j’aie jamais rencontré”. Fletch, lui, est plus attendri. Après charts du Billboard après sa sortie le 28 septembre 1987. avoir joué pendant des années pour des foules Toujours aussi snobé chez eux en Angleterre, Depeche Mode incroyablement blanches, être adulé par des gamins noirs est est en train de mettre l’Amérique à genoux. une volupté qu’il savoure. Mais, après tout, le rock choucroute Pour immortaliser ce moment, le groupe et son label de Kraftwerk avait lui aussi nourri les samples hip-hop fantasment un film. Le nom de D.A. Pennebaker est évoqué. d’Afrika Bambaataa ou de The Fearless Four… Le documentariste a déjà archivé sur pellicule la tournée Si le groupe accepte poliment l’étiquette de précurseurs de anglaise de Dylan en 1965 et le suicide de Ziggy par Bowie. l’électronique, il passe totalement à côté de la culture rave. Le genre de patronyme qui sonne comme un ticket d’entrée On ne saura jamais ce qu’aurait pu offrir cette liaison avortée pour la légende du rock. entre Depeche Mode et la scène techno noire américaine. Mais entre deux shows, la vie des Anglais vire à la messe Mais, dorénavant, le groupe sera plus attentif à la qualité de noire. Gore enchaîne les beuveries et Gahan se livre ses remixes. à des cocktails explosifs d’héroïne et de cocaïne. Hors de A la même époque, Martin Gore en apprend une bien question de graver cela sur VHS. Le groupe et son bonne sur ses origines. Le musicien découvre que son père management tiennent le réalisateur à bonne distance de biologique est en fait un ex-GI afro-américain qui a la folie des after parties. “Nous n’avons jamais vraiment rencontré sa mère alors qu’il stationnait en Angleterre. Pour laissé Don Pennebaker voir le côté le plus sombre de la vie lui, amoureux depuis sa plus tendre enfance du gospel, sur la route”, admettra plus tard Alan Wilder (interviewé du blues et de la soul, tout devient limpide. Et la musique dans Stripped: Depeche Mode de Jonathan Miller, Omnibus noire américaine s’immisce toujours un peu plus dans celle Press, 2008). de Depeche Mode. Du riff bluesy mais raide de Personal A défaut, le réalisateur se rabat sur les fans qui suivent Jesus à celui de I Feel You en passant par les supplications le groupe en tournée : “La première chose qui m’a frappé, gospel de Condemnation. explique Pennebaker au Times, c’est la relation extraordinaire existant entre cette myriade de gamins Lost in translation américains middle class et ce groupe d’Anglais issu L’idylle improbable entre Depeche Mode et l’Amérique n’a pas des couches ouvrières et n’ayant pourtant rien en toujours été un long fleuve tranquille. Le robinet à clips MTV commun avec eux… Il y avait juste ce besoin abstrait de sait, par exemple, se montrer au moins aussi pénible que la dévotion. En fait, je trouve que le public américain BBC en matière de censure. Lorsque Corbijn réalise le clip de de Depeche Mode est assez similaire à celui de Dylan dans Personal Jesus, il glisse, pendant les halètements qui font la les années 1960.” signature du morceau, quelques zooms furtifs de la croupe Au final, le réalisateur qui avait presque réussi à percer à d’un cheval. La chaîne y décèle une incitation à la zoophilie et jour Dylan dans Don’t Look Back accouche cette fois d’un exige un remontage du clip. Provoquant ainsi quelques éclats film promotionnel ne dépeignant qu’une partie de la réalité de rire jaunes du côté de Depeche Mode. de la vie en tournée de Depeche Mode. Le rockumentaire Lorsque Gahan part s’installer à Los Angeles, l’histoire de

contribuera à donner de Depeche Mode l’image d’un groupe Depeche Mode se mêle un peu plus à celle de la musique © MICHEL DELSOL/HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES

44-47 USA.indd 46 13/06/18 15:30 Backstage au Madison Square Garden de New York en décembre 1987.

américaine. Là-bas, le chanteur apprend à jouer avec les est évidente et sauvera le groupe d’une ringardisation qui aiguilles avec Dave Navarro de Jane’s Addiction, Flea fauchera bon nombre de géants des années 1980, qu’ils se des Red Hot Chili Peppers… Ses problèmes de dépendance nomment Simple Minds ou Tears for Fears. font la fortune de la presse people et des centres de Consciencieusement, les quatre de Basildon ont ouvert une désintoxication. Mais grâce à ce déménagement, qui certes a brèche vers un territoire réputé rétif à la synthpop. Rendant bien failli lui coûter la vie, les guitares sales de Seattle ou la ainsi possible le rêve américain de formations européennes ﬁèvre indus de Nine Inch Nails viendront déteindre sur le son comme Rammstein, Goldfrapp ou Justice. Et inspirant de Depeche Mode. Et lorsque le groupe réapparaît en 1993 même d’autres groupes US, pour le meilleur (Johnny Cash avec Songs of Faith and Devotion, cette absorption grunge ou Marilyn Manson) ou pour le pire (Linkin Park).

44-47 USA.indd 47 13/06/18 15:30 1990-1995 SUR LE TOIT DU MONDE

Avec Violator puis Songs of Faith and Devotion, Depeche Mode est devenu le groupe pop par excellence, épousant l’air du temps tout en interrogeant les grandes questions existentielles. Avant de tomber dans les pièges tendus par le succès. Par Sophie Rosemont

ous pensions tous que Violator avait un potentiel the Silence, Policy of Truth et World in My Eyes), le morceau immense et universel, mais personne n’aurait pu doit son titre au surnom donné par Priscilla Presley à son prédire à quel point ce disque allait devenir King de mari et a bénéficié d’une campagne promotionnelle énorme”, écrivait le producteur Daniel Miller dans pour le moins originale, comme s’en amuse le groupe dans le texte du coffret du même nom paru en 2006. France Soir en mars 1990 : “Le slogan proclamait ‘Appelez NC’est en 1990 que bascule définitivement le destin de votre Personal Jesus’, et on donnait un numéro de téléphone. Depeche Mode, qui, après l’excellent accueil public deMus ic Beaucoup de gens qui avaient des problèmes ont cru for the Masses, a besoin d’une reconnaissance critique. qu’il s’agissait d’un numéro style SOS Détresse. Ils ont La situation personnelle de chaque membre du groupe appelé, croyant trouver un soutien moral, et sont tombés sur semble à peu près stable : revenu de ses escapades un répondeur passant le morceau !” berlinoises, Gore a eu le coup de cœur pour sa future épouse Suzanne Boisvert ; Wilder a épousé sa compagne de longue L’heure du questionnement date Jeri Young ; Fletcher pouponne sa fille Megan tout en L’enregistrement de Violator,e ntre New York, Milan, le Danemark luttant contre la dépression. Cependant, le mariage de Gahan et Londres, s’avère très fructueux. Moins égocentrique que avec Joanne Fox commence sérieusement à vaciller malgré Music for the Masses, il explore les thématiques préférées les joyeux 3 ans de leur fils Jack. de Gore : le bien, le mal, la religion, le péché, la passion et Depuis août 1989, le single Personal Jesus, première grande la domination. Si on ajoute la production cristalline de Flood incursion blues de Depeche Mode et amuse-bouche de (dont c’est la première collaboration avec Depeche Mode), Violator, annonce le changement à venir. Accompagné le mixage épuré de François Kevorkian, les arrangements d’une vidéo d’Anton Corbijn (qui signera aussi celles d’Enjoy aux petits oignons d’Alan Wilder et une cohérence

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mélodique presque déstabilisante, on a affaire à un ovni Le lendemain, le groupe décide de donner une conférence de d’obédience synthétique, toujours minimal mais plus abrupt presse chez le disquaire Wherehouse Records de Beverly que par le passé, marquant ici la rupture avec l’univers de la Hills. 30 000 fans hystériques débarquent et se bousculent. new-wave. Quelques-uns sont évacués, direction l’hôpital, tandis que Porté par le succès d’Enjoy the Silence, le single le plus les musiciens doivent s’éclipser au plus vite. Ecoulé à plus vendu du label Mute et le premier de Depeche Mode de 10 millions d’exemplaires, l’album est le sommet de la à se classer au Top 10 américain,V iolator débute sa discographie d’un groupe qui gagne enﬁn en légitimité et en glorieuse destinée avant même sa sortie, le 19 mars 1990. épaisseur, semblant se débarrasser de son image de petit pionnier malin de l’electro.

Jusqu’au bout du monde En mai 1990, Depeche Mode démarre son World Violation ARTISAN DU SON : JONATHAN KESSLER Tour, qui remplit même les stades américains. Plus d’un C’est en tant que comptable, durant la tournée Black Celebration de million de spectateurs à travers le monde, et un rythme 1986, que Jonathan Kessler, alors âgé de 22 ans, entre dans le sillage de effréné ayant raison de la santé de Gahan qui, arrivé au Depeche Mode. Ce New-Yorkais ayant fait des études de business à sommet, est tellement à bout de nerfs qu’il refuse de rentrer l’université de Pennsylvanie a les idées aussi claires que son ambition : chez lui en Angleterre, comme Gore ou Fletcher. De plus devenir un proche du groupe. Mission accomplie au bout de quelques en plus accro à la cocaïne et à l’héroïne, il quitte sa femme et années, lorsqu’il est officiellement intronisé manager de Depeche Mode son fils pour s’installer à Los Angeles avec sa maîtresse, en 1994. Entre-temps, il aura non seulement vérifié que les cordons de l’ex-attachée de presse de la tournée US du groupe, Teresa la bourse ne tiraient pas trop à cause des excès de la bande de Gahan, Conroy, toxicomane également. Il reconnaîtra plus tard être mais également veillé à ce que personne ne finisse étouffé dans son devenu complètement parano, se promenant avec un vomi. Certes, on lui reprochera par la suite de ne pas avoir assez calibre 38 et soupçonnant à peu près tout le monde de canalisé les addictions des uns et des autres. Mais il aura su éviter la vouloir sa mort. Entre deux fêtes déraisonnables avec les prison à Gahan, peut-être bien la cirrhose à Gore, et réussi à préserver Red Hot Chili Peppers et autres rockeurs tatoués du un minimum de relation cordiale entre les deux compères – bien que, moment, il épouse Teresa en 1992 à la Graceland Chapel de selon lui, les tensions “rendent le groupe plus créatif”. Ayant aussi fait Las Vegas. La grande classe… ses preuves auprès de Rod Stewart, The Weeknd ou encore Tracy Gore continue à boire lui aussi, même si son comportement Chapman, Kessler a reçu en 2017 le Peter Grant Award qui récompense social s’assagit avec la naissance de sa fille Viva Lee, qu’il a

les managers les plus inﬂuents de la pop music. Sophie Rosemont eue avec Suzanne Boisvert. Fletcher se réjouit de l’ouverture © STEVE EICHNER/GETTY IMAGES

48-51 1990-1995.indd 50 13/06/18 15:31 1990-1995 SUR LE TOIT DU MONDE

Scénographiés par Corbijn, le Devotional Tour puis l’Exotic Tour ne lésinent pas sur les volumes ni les jeux de lumières. 156 dates en 13 mois, 2 millions de spectateurs, alcool et drogue à volonté, un dealer à disposition au quotidien…

de son “petit restaurant communautaire” londonien, En juin 1995, il rend public son départ via un communiqué de Gascogne. Alan Wilder, lui, préfère se concentrer sur Recoil presse assez explicite : “Depuis 1982, je me suis continuellement et, retranché dans son studio du Sussex, The Thin Line, efforcé de contribuer avec énergie, enthousiasme et s’attaque à la confection de l’album Bloodline, qui paraîtra abnégation à la continuité du succès de Depeche Mode et en 1992. Y interviennent Toni Halliday et… Moby ! Entre- ce, en dépit d’un constant déséquilibre dans la répartition temps, il aura travaillé avec Gore sur la bande originale du des tâches (…). La qualité de notre association s’est film Jusqu’au bout du monde de Wim Wenders avec la détériorée au point que je ne pense plus que la fin puisse chanson Death’s Door. justifier les moyens. Il n’est pas question d’accuser qui que ce soit dans le groupe. Sachez juste que cette relation était Crise de foi devenue sérieusement tendue, de plus en plus frustrante et, S’il s’était promis d’en finir avec Depeche Mode, Gahan dans certains cas, intolérable.” Bref, que de bonnes raisons change d’avis en écoutant les demos de Songs of Faith and de se consacrer à sa famille et à Recoil. Devotion envoyées par Gore, dont les échos blues et Depeche Mode accuse le coup. Surtout Gahan, qui s’entend mystiques séduisent son âme en peine et en quête de de plus en plus mal avec Teresa, qui lui réclame des enfants rédemption. “Si je suis arrivé, ne fût-ce qu’à un degré infime, – ce qu’il refuse, se jugeant être “un corps sans âme”. à susciter un sentiment d’élévation dans la vie de ceux qui Quant à son fils Jack, on lui en a retiré la garde ponctuelle. écoutent le disque j’aurai rempli mon office”, déclare Gore à En août 1995, après avoir été victime d’un cambriolage, la sortie du disque (Libération, 1993). Un office tumultueux, il se réfugie dans une suite du Sunset Marquis, avale un tube cependant, car l’enregistrement dans une villa madrilène de Valium avec de grandes lampées de vin, puis se coupe les devient très vite lunaire. veines alors qu’il est au téléphone avec sa mère qui l’accuse Amaigri, les cheveux longs et le regard vitreux, Gahan de ne pas avoir suivi de cure de désintoxication. Sauvé de ressasse son ambition de faire un album grunge (point sur justesse, il est vite rétabli, pour replonger illico presto dans lequel le rejoint Flood), disparaît régulièrement dans sa la drogue. La fin des années 1990 s’annonce difficile, et toute chambre pour se piquer et se bagarre avec le premier venu la foi du monde n’y pourra rien. dans les bars le soir. L’ambiance devient vitec atastrophique, chacun se demandant ce qu’il fait là. D’après Daniel Miller, 1. Depeche Mode, la profondeur de la direction d’Alain-Guy Aknin “Alan jouait de la batterie, un casque sur les oreilles. Fletch et Stéphane Loisy (Editions Didier Carpentier, 2013). lisait le journal, Flood essayait d’obtenir quelques sonorités sans que personne ne l’aide ou ne lui donne la moindre information, l’ingénieur du son avait les pieds posés sur sa console et dormait à moitié…” 1 Dès l’ouverture de I Feel You,le pouvoir est donné au ARTISAN DU SON : FLOOD rock’n’roll, tendance gros riff qui tache. Choristes de gospel, Flood, “inondation” en anglais, parce qu’il a tendance à abreuver de thé cornemuses irlandaises et sections de cordes interviennent ses collaborateurs… Anecdote rigolote pour un producteur au parcours sur un album alors qu’en pleine déferlante Nirvana la new- irréprochable. Né à Londres en 1960, Mark Ellis a été chanteur quelques wave est un souvenir certes frais, mais déjà étiqueté ringard. mois avant de rentrer dans plusieurs studios londoniens où il prête main La saveur organique alliée à l’atmosphère habituellement forte à des disques de New Order ou Ministry. Dès le début des sombre de la musique de Depeche Mode fait mouche. années 1980, il devient l’un des producteurs chouchous du label Mute. Numéro 1 au Royaume-Uni dès sa sortie, Songs of Faith and Il travaille avec Nick Cave & the Bad Seeds et Depeche Mode, donc, qu’il Devotion se vend très bien, sans cependant atteindre rencontre sur l’enregistrement de Shake the Disease. Il faudra attendre la ferveur de Violator. Pas grave : scénographiés par Corbijn, Violator pour qu’il soit crédité producteur à part entière auprès du le Devotional Tour (Europe et Amérique du Nord) puis l’Exotic groupe, qui lui accorde alors sa confiance – ses glorieuses interventions Tour (Amérique du Sud, Océanie et Asie) ne lésinent pas chez U2 depuis The Joshua Tree ayant fait sa réputation. Si les sur les volumes ni les jeux de lumières. 156 dates en 13 mois, années 1990 sont fructueuses grâce à son travail pour les Smashing 2 millions de spectateurs, alcool et drogue à volonté, Pumpkins, Nine Inch Nails ou PJ Harvey, qui lui est restée fidèle, le un dealer à disposition au quotidien… Et chaque membre en début du XXIe siècle a belle allure avec, à son tableau de chasse, Erasure, paie le prix fort : Gahan en mode junkie, victime d’une Sigur Rós, Goldfrapp, Placebo, Thirty Seconds to Mars… Si Depeche overdose sur scène, Gore totalement alcoolique, Fletcher Mode n’a pas fait appel à lui pour son dernier album en date, Spirit, dépressif et en proie à de sérieuses crises de panique, Flood a de quoi s’occuper dans son studio surnommé The Bedroom, où remplacé sur plusieurs dates. Alan Wilder en a sa claque. le thé coule toujours à flot. So British! Sophie Rosemont

48-51 1990-1995.indd 51 13/06/18 15:31 PORTRAIT ALAN WILDER

ALAN WILDER Alan Wilder aura d’abord été une pièce rapportée, puis l’indispensable artisan sonore de Depeche Mode. Depuis deux décennies, il proﬁte de sa liberté sous le nom de Recoil. Par Vincent Brunner

En studio pour l’enregistrement de Some Great Reward à Berlin en juillet 1984. © MICHAEL PUTLAND/HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES

52-53 Portrait Alan Wilder.indd 52 13/06/18 15:41 ’aventure d’Alan Wilder au sein de fignoler les détails. Au sein du groupe, grâce de samples. En mêlant la voix Depeche Mode a commencé par il s’impose naturellement comme le râpeuse de Bukka White et les textures un léger mensonge. Quand maître d’œuvre, celui qui permet à Gore électroniques, Wilder obtient la formule Vince Clarke, affolé par le succès, de concrétiser sa vision musicale. En gagnante du Play de Moby huit ans Ldémissionne en 1981, le reste du revanche, vis-à-vis de l’extérieur, il est avant. En 1992, la reprise de groupe passe une petite annonce dans toujours relégué à l’arrière-plan, réduit à Faith Healer, une chanson du rockeur un des magazines anglais de l’époque, la place ingrate de l’homme de l’ombre. écossais Alex Harvey, a même droit le Melody Maker : “Groupe connu à une sortie en single. cherche clavier de moins de 21 ans.” Echappatoires Alan en a 22 mais il est prêt à tout pour En 1986, il se met un poil plus en avant Le divorce trouver du boulot. “Je n’étais pas avec 1 + 2, le premier maxi de son Maintenant que sa musique est spécialement attiré par leur musique. projet personnel Recoil, créé dans la remarquée pour son originalité, Wilder J’étais dans une situation financière plus grande spontanéité. Il bricole éprouve de plus en plus de difficultés telle que j’aurais pu accepter n’importe en effet chez lui, sur un enregistreur à respirer au sein de Depeche Mode. quel job”, se souviendra-t-il. Si on quatre pistes, des morceaux à partir de Dans la presse, il confie ses compare son parcours à celui de Martin, samples de Depeche Mode ou de interrogations : “Tout le système du de Dave ou de Fletcher, lui présente un Kraftwerk. Le résultat séduit assez business rock me semble relativement profil de musicien plus classique et Daniel Miller pour qu’il veuille le sortir ridicule (…), je ne veux pas continuer chevronné. Légèrement plus âgé, il joue tel quel. Deux ans plus tard, il publie uniquement pour l’argent.” La tournée du piano depuis l’enfance, a déjà Hydrology, deuxième sortie de Recoil qui suit la sortie de Songs of Faith and emmagasiné de l’expérience en studio également instrumentale. Pour Wilder, Devotion finit par lui enlever ses – il voulait être ingénieur du son – et a ce projet personnel représente un derniers doutes. Un fossé s’est creusé participé à plusieurs formations plutôt exutoire. Ce dont il a conscience, lui entre Gahan, constamment au bord pop-rock dont The Hitmen, un groupe qui voit alors Recoil comme “un antidote de l’overdose, et les trois autres. qui n’a pas vraiment décollé. à Depeche Mode (…), une manière Les dealers sont invités backstage, les de soulager la frustration de devoir excès prennent le pas sur la musique, Se faire une place toujours respecter le format de la reléguée à une simple marchandise. Et La motivation de Wilder se révèle donc chanson pop”. quand Gore et Gahan profitent d’une alimentaire. De toute façon, considéré Pour autant, il continue d’être pause pour se ressourcer, Wilder part comme un renfort pour les tournées, l’indispensable maillon du groupe dès en studio remixer une chanson du un extra, il ne peut s’impliquer qu’il s’agit de créer, produire, mixer groupe ! artistiquement. Alors que Depeche de nouvelles chansons de Depeche En juin 1995, il prend enfin la décision Mode a entamé l’enregistrement du Mode. Mais le groupe qui l’a rendu de partir et la rend publique via un deuxième album A Broken Frame – une célèbre ne lui suffit pas pour canaliser communiqué de presse explicite. étape cruciale après le départ de son inspiration et ses envies d’ailleurs. “Déséquilibre dans la répartition des Clarke –, Wilder n’est pas convié en Il coréalise ainsi un album du groupe tâches”, manque de respect et de studio avec les autres. Son rôle, mineur, electro-industriel Nitzer Ebb, remixe reconnaissance… l’homme de l’ombre en est celui d’un figurant, il consiste un titre de la chanteuse Toni Halliday… a assez. Enfin libéré, il enchaîne entre d’abord à faire le nombre, c’est-à-dire des collaborations qu’il va mettre à son 1997 et 2000 deux albums de Recoil, jouer du clavier en concert et apparaître profit une fois Recoil réactivé. les expérimentaux et éclatés Unsounds derrière les autres sur les plateaux télé. En comparaison avec ses prédécesseurs, Methods et Liquid, enregistrés avec Quand paraît A Broken Frame en 1982, l’album Bloodline ressemble à une une foule de collaborateurs qu’il dirige une photo montre le groupe en trio… le superproduction. On y trouve un tout en leur laissant de l’autonomie. dernier arrivé se trouve définitivement remarquable casting d’invités – Moby Très vite, on comprend combien hors cadre. qui rappe, la déjà citée Toni Halliday et Depeche Mode a pu être pour lui un Un an plus tard, il a convaincu les le chanteur de Nitzer Ebb, Douglas carcan. “Mon concept de base est de membres fondateurs de sa valeur de McCarthy. Surtout, Wilder y dévoile concevoir la musique que personne musicien. Construction Time Again des ambitions de metteur en scène, d’autre n’est capable d’inventer, scelle ce changement de statut il dirige ses guests, à qui il laisse la explique-t-il en 2000. Je préfère rester puisqu’il y signe deux compositions. liberté d’écrire pour se concentrer sur en studio qu’aller en tournée. Techno, Rapidement, Wilder se montre la sculpture de la matière sonore. trip-hop, rock, musique classique… je ne indispensable. C’est lui qui prend en Inclassable, cet album navigue entre vois pas de cloison entre les genres, charge la programmation des backing rock, techno et même blues grâce je n’édicte pas de règles. Je veux avant tapes – les bandes préenregistrées qui au chanteur américain Booker T. tout créer des atmosphères, agir accompagnent le groupe en concert –, Washington White alias Bukka White, davantage comme un réalisateur de c’est lui qui reste en studio pour disparu en 1977 et ressuscité par la film qui décide de tout au montage.” Suivront en 2007 et en 2010 l’intense SubHuman et l’anthologie Selected, “Je ne vois pas de cloison entre les avant une mise en sommeil de Recoil. Sans doute en paix avec son passé de genres. Je veux avant tout créer des pop star, Wilder est réapparu sur scène atmosphères, agir davantage comme aux côtés de Martin Gore en 2010 (pour une émouvante version piano- un réalisateur de film qui décide voix de Somebody) et a même remixé la chanson de Depeche Mode, Chains. de tout au montage.” Alan Wilder Ça devait lui manquer…

52-53 Portrait Alan Wilder.indd 53 13/06/18 15:41 VIDEO STARS

Sur le tournage du clip de Stripped réalisé par Peter Care en 1986, auteur aussi deS hake the Disease et It’s Called a Heart en 1985.

54-57 Vidéos4.indd 54 13/06/18 15:42 LES CLIPS Chez Depeche Mode, la vidéo est autant un espace d’expression artistique qu’un simple outil promo. Tour d’horizon de leur carrière à travers vingt clips marquants. Par Noémie Lecoq

Just Can’t Get Enough Clive Richardson, 1981 Blousons noirs en cuir, lunettes d’aviateurs et torses bombés : dans leur tout premier clip (le seul avec Vince Clarke, auteur de ce tube), les membres de Depeche Mode tentent de dissimuler leur inexpérience en jouant les gros durs. Le masque tombe vers 1 min 30, quand on découvre leurs frimousses d’ados hilares – Dave Gahan, 19 ans, en fait cinq de moins.

See You Julien Temple, 1982 Réalisateur de ﬁlms et de documentaires musicaux (sur les Sex Pistols, Joe Strummer, Dr. Feelgood…), Julien Temple s’est chargé d’imaginer ce clip, ﬁlmé en partie à la gare de Hounslow, dans l’ouest de Londres. L’intrigue tourne autour d’un Photomaton et d’un supermarché où le moindre clavier (télécommande, caisse enregistreuse…) se fait tapoter sur le même rythme que ce single.

People Are People Clive Richardson, 1984 On retrouve Clive Richardson, déjà présent pour Just Can’t Get Enough et responsable de tous les clips de Some Great Reward. Il illustre les sons mécaniques avec des archives de documentaires de guerre, juxtaposées avec un concept improbable : Depeche Mode à bord d’un navire de la Royal Navy, où Martin Gore manœuvre en salle des machines en pantalon de cuir moulant, regard au khôl et tignasse peroxydée.

Master and Servant Clive Richardson, 1984 Comment mettre en images un single sur le BDSM, où les sons de fouet ne laissent aucune place à l’ambiguïté ? Clive Richardson explore les rapports de domination dans des scènes du quotidien, en y intégrant des images de Depeche Mode plutôt soft (Andy qui joue avec des chaînes, Martin joyeusement traîné au sol). Porté par le timbre puissant et assuré de Dave, le groupe est passé à l’âge adulte.

Shake the Disease Peter Care, 1985 Réalisateur de clips (R.E.M., Bruce Springsteen, New Order…), de pubs et d’un épisode de Six Feet Under, Peter Care ﬁlme les membres du groupe comme s’ils étaient en train

54-57 Vidéos4.indd 55 13/06/18 15:42 electro mélancolique, ce morceau de sa carrière 80’s. L’ambition Enjoy the Silence poignant sort sur leur première artistique surpasse de loin ses clips Anton Corbijn, 1990 compilation, The Singles 81>85. Dans le précédents. Beaucoup pensent que la Dave Gahan déguisé en roi, qui traîne titre et les paroles, impossible de ne relation passionnelle évoquée dans les son spleen à travers la lande écossaise, pas penser au virus du sida qui fait des paroles fait référence à la drogue au bord de la mer ou sur un glacier : ces ravages à cette époque. plutôt qu’à un être aimé. Anton Corbijn images continuent de hanter les esprits crée des scènes mémorables, vingt-huit ans après la sortie de cette A Question of Time comme Dave au volant d’une Isetta chanson, l’une des plus iconiques de Anton Corbijn, 1986 à travers champs, ou épaulé par ses tout leur répertoire. Certains passages On assiste ici au début de la longue amis. Un classique. de ce clip aux couleurs intenses ont collaboration entre le groupe et son été tournés sur le littoral portugais et réalisateur fétiche, le Néerlandais Everything Counts, live dans les Alpes suisses. Chef-d’œuvre. Anton Corbijn, qui dévoile des codes D.A. Pennebaker, 1989 esthétiques qui reviennent à de Déjà sorti en single en 1983, avec I Feel You nombreuses reprises chez lui : du noir et une vidéo du fidèle Clive Richardson, Anton Corbijn, 1993 blanc, un paysage aride, un personnage ce morceau emblématique revient Le groupe a vécu l’essor du clip musical sur une route déserte. Un biker six ans plus tard avec un second clip et la déferlante MTV, en se servant de promène un bébé en sidecar et le entièrement live : un extrait ce support comme d’un nouvel espace confie à Alan Wilder – ce pitch insolite du docu-concert 101 du célèbre d’expression dans lequel ils est entrecoupé de bribes de concerts documentariste D.A. Pennebaker. s’investissent beaucoup. Ce premier enflammées. L’aisance de Depeche Mode dans cet extrait de Songs of Faith and Devotion immense stade de Pasadena et dévoile leur transformation sonore et Strangelove la ferveur de son public (qui reprend physique. Chantant face caméra, Dave y Anton Corbijn, 1987 en chœur le refrain à la fin de la est méconnaissable – cheveux mi- Des filles lascives (dont l’une était la chanson) sont palpables. longs, bouc, torse tatoué. Son charisme compagne du réalisateur) plus ou impérial magnétise tous les regards. moins vêtues, des plans d’un Paris Personal Jesus glamour avec la tour Eiffel en toile de Anton Corbijn, 1989 Barrel of a Gun fond, une chambre d’hôtel : le premier Une fois n’est pas coutume, Anton Anton Corbijn, 1997 extrait de Music for the Masses frappe Corbijn a choisi d’inclure certaines A chanson envoûtante, clip ensorcelant. fort. Tourné en Super 8, toujours en séquences en couleur sur ce titre En noir jusqu’au bout des ongles, le noir et blanc, dans différents endroits incontournable, au riff country-blues groupe semble ici au plus profond des de notre capitale, ce clip tout droit incandescent. On y retrouve des ténèbres. Plus glam que gothique, Dave sorti d’un magazine de mode renforce passages en noir et sépia, avec les reste le protagoniste, façon antihéros, le sex-appeal de Depeche Mode. images au gros grain qui sont devenues à la fois magnifique et troublant (avec sa marque de fabrique dans ses les yeux ouverts peints sur ses Never Let Me Down Again photographies. Les membres du groupe paupières). Dans la scène finale, forte Anton Corbijn, 1987 jouent aux cowboys dans un ranch- en symbolique, il erre à travers des Visuellement et musicalement, bordel andalou, situé dans le désert de ruines, perturbé et vêtu d’un manteau Depeche Mode atteint ici le sommet Tabernas. blanc constellé de lumières.

SUR LE TOIT DU WORLD TRADE CENTER La télé à la papa a parfois du bon : on doit au bon vieux Godspell, avec à sa tête Victor Garber, future tête d’affiche Champs-Elysées une des images les plus fortes de de Titanic ou Alias, s’était trémoussé au sommet de la tour Depeche Mode. Le 24 mars 1990, l’émission de Michel nord en construction – ni le dernier – en 2000, Limp Bizkit Drucker propose une spéciale New York autour des lieux s’y installera pour son Rollin’ (Air Raid Vehicle) –, mais y iconiques de la métropole. Les caméras de Mathias Ledoux, produit un clip à la mélancolie stupéfiante. futur réalisateur de films disparu en 2005, filment Patrick Pendant les premières secondes, la caméra alterne Bruel dans Central Park ou Florent Pagny devant la statue rapidement des vues verticales, de plus en plus hautes, des de la Liberté, mais surtout le groupe anglais, juché à plus de deux tours avec des plans du groupe. De Martin Gore, Andy quatre cents mètres au sommet de la tour sud du World Fletcher et Alan Wilder, on ne voit pour l’essentiel que les Trade Center pour chanterEnjo y the Silence. mains. Collé à la rambarde, tout de blanc vêtu, Dave Gahan Il n’est ni le premier à y jouer – en 1972, lemusical biblique occupe la vedette, contemplant la ville à ses pieds derrière ses lunettes noires : “Words like violence/Break the silence/ Le groupe en live dans Champs-Elysées Come crashing in/Into my little world…” Derrière lui, dans ce en mars 1990. décor de clip devenu en deux heures, un matin de septembre 2001, le vestige d’une époque disparue, le ciel est bleu – ce même “incredible blue” que chantera Bruce Springsteen sur son album-hommage The Rising. A la fin, la caméra s’élève, tournoie et s’éloigne au-dessus de New York, nous donnant à contempler les tours telles que nous les verrons en boucle sur nos écrans le 11-Septembre. Ce jour-là, Depeche Mode songe à annuler le concert qu’il doit donner à Vienne, mais quand Dave Gahan réussit à joindre sa femme, qui vit à quelques rues du World Trade Center, celle-ci lui rappelle sa mission de musicien : jouer. Dont, évidemment, l’indispensable Enjoy the Silence. Jean-Marie Pottier

54-57 Vidéos4.indd 56 13/06/18 15:42 LES CLIPS

Where’s the Revolution d’Anton Corbijn (2017).

Dream On du digital à Depeche Mode en réalisant otage masqué (Julian Gross des Liars) Stéphane Sednaoui, 2001 trois clips pour le groupe à cette se débat dans une voiture incontrôlable Changement esthétique radical, et époque. Sur Precious, qui se déroule à pour s’en libérer. Dérangeant et palpitant. pour cause : c’est le Français Stéphane bord d’un paquebot, presque tout est Sednaoui, photographe de mode conçu par ordinateur (de l’intérieur du Heaven reconverti dans la réalisation vidéo bateau aux créatures sous-marines ou Timothy Saccenti, 2013 (pour Björk, U2, Red Hot Chili volantes qui l’entourent), à l’exception Un cadre splendide (Marigny Opera Peppers…), qui est aux commandes de des membres du trio, bien réels. House, ancienne église du XIXe siècle ce road trip futuriste, parfait miroir de reconvertie) pour une chanson la production lustrée d’Exciter. Le John the Revelator majestueuse où Dave démontre ses groupe fait une entrée remarquée dans Blue Leach, 2006 talents de prédicateur, accompagné le XXIe siècle en s’adaptant, comme Capté début 2006 sur la tournée par les chœurs de Martin. Amateur toujours, aux avancées technologiques. Touring the Angel, ce clip live donne d’arts visuels et de réalité virtuelle, l’occasion de comprendre à quel point Timothy Saccenti sublime cet extrait Freelove Depeche Mode reste sur scène un de Delta Machine, filmé en novembre John Hillcoat, 2001 groupe captivant, voire spectaculaire, 2012 à La Nouvelle-Orléans. D’un côté Déjà en charge du clip d’I Feel Loved à vingt-cinq ans après son premier single. de la caméra comme de l’autre, la même période (et de nombreux films, Spécialisé dans la vidéo de concerts une performance à couper le souffle. dont La Route), le réalisateur australo- (Eric Clapton, Pearl Jam, Peter canadien John Hillcoat a mis en scène Gabriel…), le réalisateur Blue Leach Where’s the Revolution le troisième single d’Exciter. Pour ajoute ici de légers effets spéciaux aux Anton Corbijn, 2017 planter le décor de Freelove, il a choisi images, apportant un côté irréel. Même si Depeche Mode n’a pas fait La Nouvelle-Orléans, en s’intéressant appel à lui pendant plusieurs années, aux quartiers défavorisés. Le groupe Wrong la complicité artistique qui lie le trio joue cette chanson émouvante depuis Patrick Daughters, 2009 à Anton Corbijn reste inaltérable et un char qui arpente les rues de la ville Avec son CV impeccable (il a travaillé continue d’émerveiller aujourd’hui sur lentement, paisiblement. avec les Yeah Yeah Yeahs, Feist, les ce premier extrait de Spirit, une Shins, Grizzly Bear…), le réalisateur dystopie glaçante dans la cour d’un Precious américain Patrick Daughters a eu pour bâtiment industriel abandonné. Uwe Flade, 2005 mission de créer le clip du premier Dave joue les dictateurs et harangue Créateur de clips (Franz Ferdinand, extrait de Sounds of the Universe. le spectateur pendant que se Rammstein…) et d’applications, Il signe une œuvre nocturne, par la suite succèdent des marches militaires et l’Allemand Uwe Flade a prêté son goût nominée aux Grammy Awards, où un des chorégraphies de drapeaux.

54-57 Vidéos4.indd 57 13/06/18 15:42 50 Au Canada en 1982.

NUANCES DE NOIR Voilà un groupe qui porte bien son nom, ne reculant devant aucune excentricité vestimentaire ni audace et témoignant d’un look affûté au ﬁl des années. Par Sophie Rosemont A Chicago en 1987.

58-59 Look.indd 58 13/06/18 15:43 LE LOOK

out avait pourtant très mal commencé pour Depeche Gore est celui qui joue le plus avec les Mode, malgré un patronyme codes androgynes, grâce à un maquillage inspiré d’un magazine de mode Tfrançais. Alors que le groupe se situait très appuyé, des nuisettes sexy, dans l’air du temps, voire était avant- gardiste du point de vue sonore, le look, des menottes accrochées à la ceinture lui, semblait épouser ce qu’il y avait alors de pire sur les podiums… ou des accessoires de bondage. En 1981, alors que la fièvre Just Can’t Get Enough bat son plein, le quatuor arbore les pantalons à (trop) large années passant, il prendra une ampleur 90’s – avec en bonus le regard vitreux, coupe droite de l’époque, des T-shirts qui en fera l’un des piliers fondateurs consommation effrénée d’héroïne à col rond sans grand intérêt, des du look Depeche Mode, et noir oblige. Gore, lui, fait grise mine. Il tente cravates à la largeur déraisonnable, des exclusivement. de faire diversion en mettant le vestes XL dix fois trop grandes pour Au milieu des 80’s, le khôl et l’eye-liner paquet sur la décoloration, parfois leurs frêles épaules de post-ados, etc. s’imposent sur les quatre paires agrémentée d’un béret, histoire Heureusement, Martin Gore sauve d’yeux du groupe. Très amateur de d’insuffler un peu de fantaisie. Quant à l’ensemble de la totale faute de goût make-up, Gore est celui qui joue le plus Fletcher, il adopte le look qui ne l’a pas en s’essayant, non sans une audace avec les codes androgynes, grâce à un quitté depuis : pantalon noir, chemise appréciable, à la chemise et au maquillage très appuyé, des nuisettes ou polo sobre, lunettes à épaisses chapeau de dandy, sans oublier son sexy, des menottes accrochées montures, point final. impressionnante coiffure. à la ceinture ou des accessoires de Car, du point de vue capillaire, c’est bondage. De quoi scandaliser les Le chic avant tout Martin Gore qui a le pompon depuis le mamies britanniques. Le virage de l’an 2000 sonne la fin de début de Depeche Mode. Pourvu d’une Ayant jadis fait partie d’un groupe la récréation. A 50 ans, on garde ses volumineuse crinière frisée et blonde, nommé French Look, Gore a toujours bijoux et autres accessoires, mais il l’assume et l’amplifie dès le début souhaité que Depeche Mode soit il est temps d’adopter des costumes avec des crêtes et autres houppettes une référence en termes de style. Pour sombres et parfaitement taillés. En – certes improbables, mais de le meilleur et pour le pire ! Lors de son version plus décontractée, c’est caractère. Dave Gahan, lui, osera les séjour 80’s à Berlin-Ouest, il se balade T-shirts en col V. Le chic avant tout : mèches platine le temps de quelques en minijupe de cuir noir, tout l’attirail Hedi Slimane est passé par là, et le saisons avant de revenir à sa couleur sadomasochiste en option – Master dérapage n’est plus envisageable après naturelle, boostée par de larges mèches and Servant… Gahan, Fletcher et Wilder tous les écarts des décennies qui tombent sur son visage façon ne le suivent que de très loin dans précédentes. Robert Smith. Très gothique mais ce type d’excentricités. Mais il faut bien S’imposant une hygiène de vie surtout romantique… Le plus risqué ? reconnaître que sur les photos irréprochable, Gahan et Gore façonnent La coupe brosse adoptée par tous ses de presse Gore joue avec dextérité l’apparence qui va avec. Du moins membres hormis Gore, trop attaché la Marilyn des bas-fonds avec son à la ville. Car sur scène, le groupe à ses bouclettes et garant d’un torse nu sous blouson de cuir et autre témoigne toujours de son goût pour minimum de cohérence stylistique. résille. les paillettes, Gahan twiste son total look noir avec un liseré brillant ici, Fans des années 1980 Le côté obscur de la force des boots glitter là et, bien sûr, Porté par le disco et le post-gothique, Aussi destructrices et toxiques le désormais légendaire torse nu sous le début des années 1980 voit soient-elles, les 90’s calment le jeu en les vestons sans manches… En option, ces diverses et clinquantes tendances termes de provocation vestimentaire. un sautoir avec croix ou aigle en argent. se bousculer dans le dressing Pour Songs of Faith and Devotion Plus sexy que jamais, se pâme des membres de Depeche Mode. (1993) puis Ultra (1997), le groupe mise la presse. Il est devenu une icône d’une Combinaison glitter, chemise sur le noir et les coupes sobres, même certaine silhouette, un peu raide à carreaux ou à imprimés félins, si Gore est toujours féru de décolletés mais assez fascinante, qui a d’ailleurs veston ou bretelles sur grande blouse plongeants. Comme Gahan, d’ailleurs. attiré l’attention de Dior Homme, immaculée façon Joffrey dans Son coup de cœur pour Los Angeles dont il a fait la campagne publicitaire Angélique, marquise des anges, marcel le conforte dans une nouvelle manière Hardior en 2017. Gahan y apparaît échancré pour les jours de canicule : de porter le cuir : sans rien en dessous, en costume noir près du corps, voici des jeunes de leur temps. C’est sauf parfois un marcel blanc, yeux chemise finement rayée et gants à cette époque que le cuir fait ses soulignés de khôl, peau huileuse de ajustés… La sobriété dandy de premières incursions, sous forme préférence, tatouages à gogo, collier ras Kriss Van Assche n’attendait plus que de perfecto ou de pantalon – Gahan du cou et cheveux longs très lisses. lui. A quand Martin Gore égérie de

CANADA © PETER NOBLE/REDFERNS/GETTY IMAGES. CHICAGO PAUL NATKIN/WIREIMAGE/GETTY IMAGES osera le porter en couleur marron ! Les Bref, un look typiquement californien Chanel ?

58-59 Look.indd 59 13/06/18 15:43 1995-2000 LES ANNÉES DE PLOMB

Alan Wilder parti, Depeche Mode doit se réinventer en trio, alors que chaque membre est pris dans la tourmente. Aidé par Tim Simenon, le groupe parvient à imaginer Ultra, un album sensible et ambitieux. Par Christian Larrède

es garçons-là reviennent de loin : plus En ordre dispersé précisément de ces 80’s où Depeche Mode Dave Gahan s’enfonce un peu plus chaque jour dans son définissait avec The Cure et U2 le triangle addiction à l’héroïne et frôle la mort par overdose dans des Bermudes d’un rock international et une chambre d’hôtel de Los Angeles. Il devient de moins omnipotent. Et il est indiscutable que, une en moins contrôlable et fréquentable, d’autant que Cdécennie plus tard, le milieu des années 1990 laisse DM – frustration suprême – Martin Gore lui refuse à l’époque sur le toit du monde : des disques vendus par palanquées la moindre participation aux compositions. Celui-ci traverse (les 10 millions d’exemplaires deV iolator, à peine moins des crises existentielles qui le conduisent à s’isoler pour le virage rock de Songs of Faith and Devotion totalement. Andy Fletcher (confirmant avec désinvolture ne et pour l’album en public qui suit, malgré des critiques participer à l’aventure qu’à cause de son ami d’enfance Gore, mitigées) et plus de treize mois de tournées mondiales mais démontrant à maintes reprises son sens du marketing) enchaînées (The Devotional Tour et The Exotic Tour), tout lâche les autres en plein concert pour cause de dépression. aussi épuisantes que rémunératrices, font du groupe l’acte En mars 1994, il est donc remplacé par Daryl Bamonte, tour majeur de l’époque. Et lui permet de revendiquer plus à tour roadie, manager et musicien, à l’occasion de shows de 1 000 concerts depuis sa création. Mais, à cet instant aux Etats-Unis et en Amérique du Sud. précis, DM ne tarde pas à prendre de plein fouet le Au mois de juin 1995, l’hémorragie se confirme. Gore, qui boomerang hystérique de la pression. tente de colmater les brèches, apprend, navré, le départ du

60-63 1995-2000-Fletcher.indd 60 13/06/18 15:44 claviériste Alan Wilder (à qui Robert Smith aurait offert, yorkais Electric Lady, à l’issue de laquelle seule la partie en vain, d’intégrer The Cure). Wilder se déclare frustré de chantée de Sister of Night (qui intégrera plus tard le menu la portion congrue et du peu de reconnaissance que lui de l’album Ultra) sera sauvée, grâce en particulier concèdent les autres, et décide de se consacrer désormais à l’acharnement des ingénieurs du son et à leur science à plein temps à son projet personnel Recoil. On donne alors du montage. peu cher de la survie du groupe, qui vient de perdre sa Au début de l’année 1996, le chanteur commet une nouvelle cheville ouvrière, son meilleur musicien et un sorcier émérite tentative de suicide, fracasse son deuxième mariage et est du travail en studio. D’autant qu’au mois d’août de la même condamné par l’Etat californien à un an de mise à l’épreuve. année Gahan se taillade les veines et échappe de peu à un Il est en outre contraint à suivre une cure de désintoxication. nouveau décès prématuré. DM disparaît alors des radars durant de longs mois, pour ressusciter, pour la première fois dans un format de trio Les compteurs à zéro depuis 1982 et A Broken Frame, avec la sortie de l’album Gore s’obstine néanmoins dans l’idée d’un nouvel Ultra le 14 avril 1997. enregistrement, mais les sessions préparatoires démontrent Pour le groupe, il ne s’agit plus à cet instant précis de gérer que Gahan est incapable d’assurer les parties vocales, leur marque et leurs ventes. Mais bien de laisser les plus à l’aise en compagnie de ses dealers qu’en studio. Pour audiences croire à un nouvel avatar du phénix renaissant de

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Produit par Tim Simenon, le disque propose onze chansons exclusivement composées par Gore et afﬁche l’usage de guitares, orgue quasiment liturgique et autres instruments analogiques.

poubelles de l’histoire du rock. La quadrature du cercle pertinemment qu’ils peuvent se retrouver hors jeu. étant de se situer à mi-chemin du succès planétaire En ce sens, le retour en bonne santé de Gahan constitue de Violator et des avancées esthétiques de son successeur, un signal, mais moins déterminant que le départ du Songs of Faith and Devotion. Et, en effet, cette neuvième multi-instrumentiste Wilder. Plutôt que de remplacer production en studio du groupe (et premier disque en le membre manquant, ils font appel à des talents quatre années) constitue le tapis d’une partie de poker : extérieurs. après dix-sept ans d’existence commune, les trois savent Moins d’électronique, plus d’humain Produit par Tim Simenon (fondateur de Bomb the Bass et producteur de l’ex-Virgin Prunes Gavin Friday) et sa panoplie high-tech, le disque propose onze chansons ARTISAN DU SON : TIM SIMENON (et un titre caché) exclusivement composées par Gore et Le producteur et DJ de formation, malaisien d’origine, connaît la affiche l’usage – jamais aussi intensif auparavant – de renommée internationale en s’associant en 1988 au Belge Pascal guitares, orgue quasiment liturgique et autres instruments Gabriel sous le pseudonyme de Bomb the Bass. Le duo affole alors les analogiques. Prenant néanmoins assise sur sa marque de discothèques avec Beat Dis, tour de force de six minutes élaboré à fabrique de composition (des synthétiseurs protéiformes, partir de plusieurs dizaines de samples, de Prince à James Brown en ce qui ne peut que convaincre les college radios passant par Aretha Franklin. L’autre titre de gloire de cehit single est américaines, séduites à l’époque par une electro nimbant de reprendre l’iconographie du smiley sanglant du comic book de vraies chansons, avec de vrais refrains dedans), Gore Watchmen et de le transformer ainsi en identifiant de l’acid house. n’hésite pas à utiliser des sonorités exotiques dans Simenon parfait sa stature de producteur de renom en collaborant avec le contexte de sa musique, comme celles d’une guitare Neneh Cherry, en remixant Massive Attack et Björk et en produisant à résonateur ou d’une pedal steel guitar, et à inviter à la Sinéad O’Connor. Auprès de Depeche Mode, il fait ses gammes en 1997 batterie l’immense Jaki Liebezeit, cofondateur de Can, avec le remix de Strangelove puis l’album Ultra, et poursuivra l’aventure le guitariste britannique B.J. Cole, le batteur Danny l’année suivante grâce au single Only When I Lose Myself. Durant Cummings ou le bassiste Doug Wimbish (Living Colour). cette période et de son propre aveu, le producteur aura à gérer un Dave Et c’est le très fidèle photographe néerlandais Anton Gahan à la santé fragile (pendant les sessions, le chanteur sera Corbijn qui, comme c’est le cas depuis 1986, a en charge transporté aux urgences et considéré comme cliniquement mort l’iconographie de l’objet. pendant deux minutes par les secouristes), et un groupe Après avoir eu les yeux de Chimène pour le grunge, puis manifestement non préparé aux enregistrements. Sans aucun rapport, tressé des lauriers à Massive Attack, Martin Gore adopte Simenon est propriétaire d’un restaurant de boulettes de viande à une approche plus dépouillée et humble, prenant ainsi Prague. Christian Larrède à rebours (moins d’électronique, plus d’humain) la route empruntée par le groupe de Bono. Le choix de Simenon, Tim Simenon avec Bomb the Bass spécialiste d’un groove en mid-tempo, coule ainsi de source. à Londres en 1986. Manifestement, la tessiture baryton de Dave Gahan a recouvré ses capacités, et il offre son chant soyeux à des textes, vaguement niais, de rédemption et de lutte contre le désespoir (mais on connaît sa faculté à chanter, avec un fort taux de saccharose, à peu près tout et n’importe quoi). Le groupe parvient à faire passer des considérations adolescentes (sur la vie, l’amour, la mort, et toutes ces sortes de choses) avec énergie et conviction, et confirme son goût pour la tendresse harmonique (The Bottom Line). Le bilan du programme compile avec une habileté matoise les moments dispensables et les élans roboratifs, tendant à démontrer que la bête bouge encore. Avec cet album ambitieux, goûteux et volontaire – même si inégal –, le groupe réussit à éviter les chausse-trappes de la production de trop. Le disque atteindra la première place des classements de ventes de plusieurs pays (naturellement Angleterre, mais également Allemagne et Suède) et parviendra en cinquième position aux Etats-Unis et à la deuxième en France. Suivi de la compilation The Singles 86>98 (paru au mois de septembre 1998), Ultra bénéficiera d’une édition remastérisée en 2007 :th e rock

business must go on. © BEEZER/PYMCA/PHOTOSHOT/DALLE

60-63 1995-2000-Fletcher.indd 62 13/06/18 15:44 PORTRAIT ANDY FLETCHER ANDY FLETCHER Homme de l’ombre, le mystère reste entier ou presque autour du clavier de Depeche Mode, pourtant à l’origine de la fondation du groupe. Par Christian Larrède

letch est la conscience de Depeche Mode (…). Il déteste la musique car il n’est pas un grand musicien. Mais il constitue la Fforce motrice de ce groupe” : ainsi s’exprime D.A. Pennebaker, coréalisateur du documentaire live 101. C’est sans nul doute la profonde amitié qui unit les deux copains d’enfance Martin Gore et Andrew Fletcher qui constitue la clé de la pérennité de Depeche Mode, et a permis au groupe de traverser crises profondes et déchirements. D’autant que le deuxième n’a jamais rechigné à porter au pinacle le premier, rappelant à qui veut l’entendre que Gore n’est pas seulement compositeur, mais également auteur des textes des chansons. Andrew John Fletcher est né à Nottingham le 8 juillet 1961. Il n’est encore qu’un très jeune enfant de 2 ans (et futur aîné d’une famille de quatre) lorsque ses parents s’installent dans la cité nouvelle de Basildon (Essex). Il rencontre Vince Clarke au sein du mouvement local de scouts chrétiens, à l’église (Fletcher est gentil garçon) et sur les terrains de football. Il achète une basse (dont il ne jouera pratiquement pas au sein de Depeche Mode, si ce n’est au tout début) et commence à s’intéresser à la musique, fondant avec Clarke quelques groupes éphémères (No Romance in China, Composition A Basildon en 1980. of Sound), ralliant à sa cause Martin Gore. L’appariement est aisé, puisque les deux fréquentent la même école, vivent dans le même quartier et partagent donc, artistiquement, même les fans à ce que Depeche Mode reste une les mêmes goûts musicaux, tous deux hardcore affirment que le garçon ne entreprise sous contrôle – même s’il biberonnés au glam rock, et vouant un sert à rien ou, simplement, à très réfute l’étiquette d’arbitre de la bande – véritable culte à Marc Bolan et à Bowie, talentueusement claquer des mains… et tient la haute main sur les puis fascinés par l’usage de En 1983, une légende urbaine se finances du groupe (et bien qu’il ait synthétiseurs au rabais utilisés par les répand : Fletcher aurait enregistré un commis quelques investissements garçons coiffeurs de The Human League, album de reprises, intitulé Toast Hawaii, désastreux dans les 90’s), tout en mais également par Kraftwerk. mais Daniel Miller, patron de Mute étant particulièrement actif lors des Sur scène, Fletcher adore positivement Records, n’aurait pas cédé aux représentations officielles de rester en retrait. On l’a longtemps imprécations de Gore et aurait refusé l’entreprise, voire en assurant peu ou suspecté de ne pas vraiment jouer de d’éditer le disque. En 2002, le serpent prou le management. la basse, et plus tard de ne pas de mer réapparaît avec la création Seul membre du groupe à résider raccorder ses claviers, voire de d’un label, toujours dénommé Toast encore en Grande-Bretagne (Fletcher carrément se produire en play-back, ce Hawaii (une idée fixe chez Fletcher, qui s’est clairement prononcé contre le qui est totalement inexact, puisque l’on adore ce plat indien). Le groupe electro Brexit), ardent supporter de l’équipe de perçoit ses fausses notes. En séances Client est la seule signature de la football de Chelsea et fervent pêcheur d’enregistrement, il revendique compagnie, qui n’a depuis apparemment à la ligne et joueur d’échecs, il est marié désormais un travail en équipe qui ne pas résisté au départ des Londoniens. et père de trois enfants. Mais l’énigme dupe personne, car sa présence en Fletcher en profitera néanmoins reste néanmoins entière : Fletcher se studio s’avère rarissime. Il ne chante pour développer une modeste mais limite-t-il à incarner un élément du pas, ou sa piste est mixée si faiblement constante carrière de DJ. décor ou constitue-t-il l’indispensable

60-63 1995-2000-Fletcher.indd 63 13/06/18 15:44 ENTRETIEN DAVE GAHAN (1997)

“IL M’ARRIVE DE COMPARER DEPECHE MODE À UN MONSTRE” En 1997, alors que sortait leur neuvième album Ultra, on découvrait la longue déchéance de Dave Gahan, icône malgré lui et chanteur junkie à la dérive. Revenu à la lumière, il racontait ses moments les plus chaotiques. Entretien Emmanuel Tellier

ave Gahan : Je n’ai aucun souvenir des six à un monstre, une bête puissante capable de transformer premiers mois passés sur notre album. La plupart les gens, de ronger les esprits. Martin et Fletcher, eux, ont du temps, je n’étais même pas présent en studio. sans doute l’impression d’être des gens normaux, à l’abri des J’étais chez moi, à Los Angeles, ou bien en cure problèmes engendrés par le succès. Pas moi. de désintoxication dans l’une des nombreuses Quels effets tes difficultés avec les drogues ont-elles eus Dcliniques californiennes que j’ai eu le privilège de visiter sur le fonctionnement du groupe ? récemment… Je crois que je savais vaguement que le travail Ce qui a été bouleversé de manière plutôt sourde, discrète, avançait, j’avais aussi conscience de freiner Depeche Mode. c’est notre petit confort bourgeois. Pendant des années, Lorsque l’enregistrement des musiques était terminé, les Depeche Mode a fonctionné sans que rien ne soit jamais autres tournaient en rond dans le studio, ça les rendait remis en question. Une affaire qui tournait bien, un petit dingues. Mais ils ne m’appelaient pas, ne montraient aucun business rentable, avec ses règles, ses arrangements signe d’impatience. Ils me laissaient me démerder dans mon internes. Et puis tout a été chamboulé avec ce qui est arrivé coin avec mes problèmes de dope. En fait, j’ai reçu très peu dans ma vie privée. Après l’album Violator, probablement de soutien de Depeche Mode pendant les heures les plus l’époque où les drogues ont commencé à tout dominer dans terribles de ma crise. Un peu comme s’ils avaient sous- ma vie, nos petites règles ont été mises à l’épreuve. estimé ce qui m’arrivait. “Lorsqu’il aura fini ses conneries, Désormais, il allait falloir se parler, débattre, tout planifier il viendra peut-être chanter les morceaux.” (Il éclate de rire) selon mon état de santé. Pour le coup, plus personne ne Martin et Fletcher ont pris le parti de vivre comme si rien croyait en Depeche Mode. On se croyait incapables de rester de grave ne m’était arrivé et je comprends qu’ils aient choisi productifs dans cet état de crise, on ne voyait pas comment cette option, même si je la trouve lâche, stupide. Moi, de s’en sortir. L’équilibre intime du groupe était rompu, le navire toute façon, je suis blindé, un vrai roc. prenait l’eau de toutes parts. Il avait suffi que l’un d’entre Te soucies-tu de leurs propres difficultés : la fragilité nous se prenne les pieds dans le tapis pour que tout le nerveuse de Fletcher, les problèmes de santé de monde plonge avec. Ça prouve que Depeche Mode n’était Martin Gore ? plus un édifice solide, paré contre les chocs, mais que nous Contrairement à eux, je n’ai pas peur de dire que la vie au étions devenus une vieille machine rouillée, prête à rendre sein d’un groupe comme Depeche Mode peut entraîner des l’âme. Je crois que nous avions besoin d’un bon coup de pied choses affreuses, hideuses. On ne peut pas passer autant au cul. Et j’ai l’impression qu’au cours des deux dernières d’années à faire ce métier, sans doute le plus puéril et le plus années Depeche Mode a davantage progressé qu’en dix ans. prétentieux au monde, et se construire un caractère équilibré, Il a fallu que je passe à deux doigts de la mort pour en

sain. Il m’arrive fréquemment de comparer Depeche Mode arriver là. Je n’ai besoin d’aucune excuse pour expliquer © STEFAN DE BATSELIER/IDOLS/PHOTOSHOT/DALLE

64-67 ITV Dave Gahan 97.indd 64 13/06/18 15:45 En janvier 1997.

64-67 ITV Dave Gahan 97.indd 65 13/06/18 15:45 ENTRETIEN DAVE GAHAN (1997)

ce que j’ai fait, j’assume totalement mes erreurs. Mais, de tomber dans le panneau du modernisme dance, limité et parallèlement, je voudrais impliquer les autres membres dangereux. Pourtant, pour Ultra, il fallait courir ce risque du du groupe dans mon histoire. Je veux leur faire entrer dans partage. Nous avons donc construit une véritable équipe le crâne que sans ces deux années de dérive, de chaos, autour de Tim Simenon, en déléguant certaines parties du Depeche Mode n’existerait sans doute plus aujourd’hui. travail. Nous avons beaucoup écouté, nous avons remis Les liens qui unissent les membres du groupe sont-ils aussi certaines idées en cause, accepté des suggestions venues forts qu’avant la crise ? de l’extérieur. C’est comme ça qu’on évolue : il n’y a qu’à C’est peut-être moins intense, mais plus adulte. Comme si regarder U2 avec Brian Eno et Flood. Je vois beaucoup de on se réveillait après dix ans de sommeil, qu’on se retrouvait points communs entre U2 et nous. Pour les deux groupes, du jour au lendemain sans s’être fréquentés pendant une il s’agit avant tout de détruire pour reconstruire. éternité. On s’observe, on reste un peu sur ses gardes. On se As-tu le sentiment d’appartenir à un groupe qui progresse ? dit que les autres ont pris un coup de vieux, qu’on est bien Moi, je vois les choses de l’intérieur : je sais que nous bossons loin de l’époque où le groupe s’est formé, quand on était dur pour progresser. Mais il se peut que je sois gamins, à Basildon. On se croirait sur une plage déserte après complètement largué au sujet de notre image publique après une énorme tempête. C’est à la fois l’heure des comptes et tout, je ne serais pas le premier membre d’un groupe de rock le moment où on se dit qu’il faut tout reconstruire. à être à côté de la plaque. J’ignore si nous appartenons à un Artistiquement, c’est plutôt motivant. On se dit qu’on n’a pas mouvement, si des groupes se revendiquent de notre le droit de stagner après ce genre de renaissance. influence. J’en sais probablement moins sur Depeche Mode On reproche fréquemment aux groupes de votre statut qu’un gamin qui nous a découverts l’an dernier. de ne pas savoir prendre de risques, de miser uniquement Pour vous situer, tu n’as jamais la tentation d’écouter vos sur leurs acquis. Y pensiez-vous avant d’enregistrerUltr a, premiers disques ou bien de consulter les livres qui vous votre neuvième album ? sont consacrés ? Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que ces Désormais, je vis au jour le jour. C’est vrai pour Depeche prétendus acquis, ces recettes qu’on serait supposés Mode comme pour ma vie privée : pas de regrets pour hier, ressortir à chaque échéance, les groupes comme nous sont pas de promesses pour demain. Juste le sentiment très les moins bien placés pour les identifier, les analyser. La seule précieux d’être en vie aujourd’hui… On voudrait que je sois chose dont je suis sûr, c’est que la plus grande force de capable de jurer que je serai vivant dans cinq ans, que je Depeche Mode a toujours été l’union entre ma voix et les serai un bon père, un bon chef de famille. Mais je suis chansons de Martin Gore. Depeche Mode, c’est ça : ce incapable de promettre quoi que ce soit, me projeter dans mariage, cette rencontre. Et on ne peut rien faire contre ce l’avenir me rend fou. C’est précisément parce que je me genre d’alchimie physique. C’est elle qui nous a permis de sentais constamment surveillé et jugé que j’ai commencé traverser cette crise. Sinon, le groupe m’aurait viré depuis à me bousiller avec les drogues. Pour échapper à cette longtemps à cause de mes problèmes de dope. Aussi pression du quotidien, au jugement social. Je voulais faire longtemps que Martin et moi serons dans le groupe, le son autre chose, être autre chose, ne plus être considéré comme Depeche Mode sera toujours là. En revanche, j’ai conscience un être responsable, adulte. Me sentir libre, en marge des des limites d’un fonctionnement autiste, égoïste. Je suis sûr autres et de leur regard. Et aujourd’hui, on voudrait à nouveau que notre façon d’écrire et d’enregistrer a énormément me faire rentrer dans ce moule. J’ai beau crier qu’il faudrait souffert de notre obsession pour l’indépendance. Nous avons me laisser encore du temps, les pressions deviennent de longtemps eu l’impression que nous étions plus forts que plus en plus pesantes. Mais je n’ai pas l’intention de retourner tout le monde, que personne mieux que Depeche Mode d’où je viens. ne serait jamais capable de mettre en scène la musique de As-tu le sentiment que cette histoire était inévitable ? Depeche Mode. Il a fallu l’explosion de la scène dance et Mon problème avec la came ne date pas d’hier. J’ai toutes les possibilités du remixage pour que nous ouvrions commencé à flirter avec le hasch et avec les amphétamines en grand les portes de notre maison. Pour moi, ce sont ces lorsque j’avais 12 ans, puis j’ai essayé la coke à 14. Je savais deux explosions, celle qui a ravagé ma vie privée et celle qui donc à quoi m’attendre, je m’étais préparé mentalement a redéfini le travail de production, qui ont permis à un groupe depuis des années à cette idée de déchéance. Avant d’en comme le nôtre, vieillissant, sclérosé, de se reconstruire sur arriver aux overdoses, c’est une longue descente vers l’enfer, des bases saines. marche après marche. Dans mon cas, la délivrance n’est La prise de risques passerait donc par l’ouverture à d’autres venue qu’au bout de sept années d’héroïne. Il a fallu sept ans sons, à d’autres musiciens. Avec tout de même le risque pour que la dope l’emporte sur ma santé et me cloue de tomber dans une autre forme de conformisme : l’option définitivement au sol. Avant ça, la décadence a été longue, tout-remix, l’alibi du travail d’équipe. vicieuse. Au quotidien, on n’a pas l’impression de plonger. Il y a là un vrai danger : on remet les clefs de sa maison à un Votre corps est tellement habitué à vivre avec la drogue que remixeur et puis, deux mois plus tard, on se rend compte qu’il lorsque vous vous en injectez, il ne se passe plus rien de vient de fournir exactement le même travail pour trois autres spectaculaire, sinon cette vague impression d’être dans votre groupes. C’est pour éviter ça que je voudrais inviter des gens état normal. Vers la fin, à Los Angeles, je ne pouvais plus rien moins communs que les éternels spécialistes techno. Je rêve cacher. Pas moyen de dissimuler quoi que ce soit à mes de bosser avec Billy Corgan ou de refaire quelque chose amis, à ma mère ou aux membres de Depeche Mode qui avec Butch Vig, qui a déjà produit In Your Room. J’ai très peur continuaient le boulot sans moi. C’est seulement dans les

“J’ai eu une chance folle et je suis condamné à en tenir compte pour le reste de ma vie. Parce que s’en sortir de cette façon, après être passé si près du gouffre, ça n’arrive qu’une fois dans une vie.”

64-67 ITV Dave Gahan 97.indd 66 13/06/18 15:45 ne changeait rien à mon problème. Plus rien ne comptait dans ma vie. La seule issue pour un junkie en phase terminale comme moi, c’est l’obligation judiciaire. C’est ce qui m’a sauvé. Ma dernière overdose a eu lieu dans un hôtel d’Hollywood : j’avais si peur de mourir que je n’osais plus faire ça chez moi, et lorsque les ambulances et les flics sont arrivés, j’ai compris que cette fois il allait falloir choisir entre me faire soigner ou devenir un hors-la-loi. J’avais déjà été arrêté plusieurs fois, puis libéré après caution, mais cette fois, je n’allais pas m’en sortir comme ça… Je me revois étendu sur le sol, avec tous ces gens autour de moi, pas du tout affolés. J’étais inconscient, mais je garde le souvenir précis de ces voix qui disaient “Je crois que nous l’avons perdu. Celui-là, il ne se réveillera pas.” Et moi, intérieurement, je répondais : “Mais non, idiot, tu ne m’as pas perdu. Le petit Dave n’a pas encore dit son dernier mot.” Quel souvenir gardes-tu de ton ultime passage en cure de désintoxication ? C’était absolument abominable. J’ai eu l’impression de mourir chaque jour pendant deux mois. Des douleurs au ventre inimaginables, des moments de panique terribles… Je viens de passer sept mois sans toucher à la moindre substance, et c’est déjà une victoire extraordinaire. Je ne dois céder à aucune tentation : pas même un petit joint ou un verre d’alcool, alors que je vois constamment des gens autour de moi qui consomment ce genre de choses. Je suis complètement clean, je ne prends même pas de méthadone. Mais c’est très dur au quotidien. C’est pour ça que je ne veux pas penser à demain : arriver jusqu’à ce soir est déjà une épreuve bien suffisante. J’ai toujours sur moi une liste de numéros de téléphone que je peux appeler si j’ai besoin d’aide. Des gens qui ont vécu la même chose que moi, qui ne me traitent pas différemment parce que je suis le chanteur de Depeche Mode mais qui s’adressent à moi comme à l’un des leurs. Et puis de toute façon, je n’ai pas le choix : où que je sois dans le monde, je peux être soumis à un examen d’urine. La justice américaine peut demander mon incarcération immédiate, dans n’importe quel pays, si l’on trouve la moindre trace d’une quelconque substance. Ça aide aussi à tenir. Tu te sens prêt à repartir en tournée, immergé dans cet univers où les tentations sont quotidiennes ? Depeche Mode ne partira pas en tournée avant l’an prochain et, d’ici là, nous aurons réaménagé quelques règles intérieures. Il faudra que nous fassions le tri parmi les gens qui nous accompagnent. Pas question de replonger dans la En 1997. débauche de nos dernières tournées, surtout celles qui ont suivi Violator et Songs of Faith and Devotion. C’était devenu un asile ambulant. C’est aussi pour fuir certaines personnes jours qui ont précédé ma dernière overdose que j’ai pris que j’ai décidé de ne plus jamais habiter à Los Angeles. Tous conscience de la gravité de ce qui m’arrivait. Là, je savais qu’il les dealers d’Hollywood savent où me trouver, la ville est allait falloir mourir ou décrocher complètement. J’en étais devenue invivable pour moi. Vers la fin, je ne sortais plus de arrivé à me faire des mélanges de coke et d’héroïne parce chez moi sans un flingue glissé sous ma chemise. J’avais que l’une de ces deux substances prise seule n’avait plus peur qu’on me fasse la peau, peur d’être enlevé, séquestré. aucun effet sur mon corps. Ce mélange s’appelle le red rum. Je me suis fait plusieurs fois entièrement cambrioler. On m’a Un nom qu’on peut lire dans les deux sens. tout piqué, et le pire, c’est que la plupart du temps je m’en As-tu pris la décision de décrocher tout seul ? foutais complètement. Tout ce qui comptait était de trouver J’en étais incapable. J’avais déjà essayé une demi-douzaine de la dope. J’ai traîné dans des endroits inconcevables, où de fois à la demande de ma mère, de mon ex-femme, de mon même les dealers ne vont plus, pour essayer de me fournir. fils de 5 ans ou encore à la demande du groupe il y a trois ou J’étais devenu dingue, complètement inconscient. Quand quatre ans mais, à chaque fois, j’avais quitté le centre de je repense à ces moments où je traînais tout seul, sans désintoxication avant la fin. Mon problème a toujours été protection, dans les pires endroits de Los Angeles, je me dis l’argent : les autres junkies ont du mal à s’en procurer, ils sont que j’ai vraiment survécu à une histoire incroyable. Je me dis toujours en train de courir après, alors que moi, je pouvais me aussi qu’on ne peut pas tomber aussi bas sans en ressortir payer la meilleure dope du monde sur un simple claquement avec l’obligation absolue de survivre. J’ai eu une chance folle de doigts. Il me suffisait de retourner dans la rue et, et je suis condamné à en tenir compte pour le reste de ma cinq minutes plus tard, je dépensais des milliers de dollars en vie. Parce que s’en sortir de cette façon, après être passé si

64-67 ITV Dave Gahan 97.indd 67 13/06/18 15:46 ENTRETIEN MARTIN GORE ET ANDY FLETCHER (1998) “LA NUDITÉ EST DÉSORMAIS CE QUI M’INTÉRESSE LE PLUS” En 1998, Depeche Mode publiait une collection de singles et se lançait dans une tournée mondiale à guichets fermés. Rencontre avec Martin Gore et Andy Fletcher, songwriter et homme de l’ombre inséparables. Entretien Emmanuel Tellier

n an après Ultra, vous voilà chaque jour de donner davantage de parcouru le même chemin, commis sur le point de reprendre la concerts alors que nous avons déjà les mêmes erreurs, et ça s’entend sur route. Une activité qui a failli renoncé à nos jours de repos. Ce qui a disque ou sur scène. venir à bout du groupe. changé au sein de Depeche Mode, c’est A vos débuts, autour de quels disques UMartin Gore (un peu gêné) : C’est un que nous sommes capables de dire vous retrouviez-vous ? Quelle est la retour sur scène que nous avons étudié non. Désormais, ce sera la santé du musique qui a soudé le gang ? sous toutes les coutures, pour être sûrs groupe avant tout. Et si le disque se Martin Gore : Je me souviens avoir de ne pas faire d’erreur. Chacun a vend moins que les précédents, tant parlé des heures durant de Bowie. mesuré les risques, et si ces concerts pis. Je préfère être en bonne santé De sa musique, mais aussi de tout approchent, c’est parce que Dave, Andy qu’exploser nos records de ventes. le reste, son attitude, ses fringues, et moi nous sentons capables Vous avez traversé plusieurs périodes ses interviews. Il était pour nous d’affronter ce qui va de pair avec une très difﬁciles, des départs, des et demeure toujours un modèle. tournée : le stress, le fait d’être loin de séparations, des interruptions. Andrew Fletcher : Nous étions tous chez soi, les tentations… On sait que ça Aujourd’hui plus que jamais, on a fans de glam rock, de Gary Glitter, de va être une expérience un peu pourtant le sentiment d’avoir affaire T. Rex, mais Dave était également très déroutante. Parce que la dernière fois, à un véritable gang. sensible aux groupes de l’après-punk, c’était quand même n’importe quoi, un Andrew Fletcher : Après avoir connu des choses comme Magazine ou Gang joyeux foutoir. Cette année, le train va la moitié de ce que nous avons connu, of Four. Il avait été très marqué par le devoir repasser par les mêmes villes, n’importe quel groupe au monde se punk et de voir comment des gens les mêmes endroits, sans dérailler une serait entretué depuis longtemps. Pas allaient s’en inspirer pour passer à autre nouvelle fois. J’ai hâte de voir ça. nous. On a toujours traversé les crises, chose l’excitait beaucoup. Très vite, la On a dit que votre tournée précédente laissé passer la tempête. Martin et moi, musique électronique est devenue plus avait été l’une des plus excessives de on se connaît depuis l’enfance, on a présente avec des groupes comme l’histoire du rock : des bandes de grandi dans les mêmes rues, joué dans The Human League et leurs synthés dealers dans les loges, des disputes, la même cour d’école. Avec Dave, bon marché, et là, nous avons senti qu’il des crises de nerfs en série. les rapports sont peut-être un peu y avait des possibilités incroyables. Concrètement, comment éviterez- moins intimes, mais c’est quand même Martin a monté le son de son synthé en vous ça cette fois-ci ? un gars de Basildon. Vingt ans de vie répétition et nous sommes peu à peu Martin Gore : Au lieu de payer les commune, comment voulez-vous devenus Depeche Mode. dealers, nous allons payer des gens mettre un terme à ça ? Il y a un aspect Martin Gore : Un autre nom qui faisait pour interdire l’accès aux dealers ! Nous du groupe que les gens ne soulignent l’unanimité parmi nous, c’est Kraftwerk. allons aussi tout mettre en œuvre pour pas assez à mes yeux, c’est que Martin Je me souviens d’une discussion où réduire les heures d’attente, d’ennui. écrit non seulement les musiques, nous étions arrivés à cette conclusion : Nous ne voulons pas retomber dans le mais aussi les textes. Lorsqu’on entend si nous arrivons à faire le lien entre la cercle infernal : bus, balance, attente, Dave chanter, on pense que ce sont technologie utilisée par Kraftwerk et concert, soirée en boîte, ﬁesta à l’hôtel. ses mots. Or, ce sont ceux de Martin, des chansons avec de belles mélodies, Tout ça est terminé. Nous avons vécu mais ces deux-là se connaissent alors nous arriverons à faire notre trou. l’excès, aucune raison d’y retourner. tellement bien que l’illusion opère L’émotion de Neil Young ou John Lennon En ce moment, nous subissons une instantanément. Ils ont eu la même transmise via les synthétiseurs de pression incroyable. On nous demande vie, viennent du même bled, ont Kraftwerk : c’était mon rêve. De la

68-71 ITV Gore-Fletcher 98.indd 68 13/06/18 15:46 Martin Gore. © NITIN VADUKUL/IDOLS/PHOTOSHOT/DALLE

68-71 ITV Gore-Fletcher 98.indd 69 13/06/18 15:46 Andy Fletcher.

68-71 ITV Gore-Fletcher 98.indd 70 13/06/18 15:47 ENTRETIEN MARTIN GORE ET ANDY FLETCHER (1998)

“L’émotion de Neil Young ou John Lennon transmise via les synthétiseurs de Kraftwerk : c’était mon rêve. De la musique de l’âme jouée par des instruments électroniques.” Martin Gore

musique de l’âme jouée par des musique naturelle, intérieure, donc baisser ma garde, me laisser aller. instruments électroniques. Du coup, assez triste. C’est d’ailleurs ce qui la Je voudrais être de manière permanente nous sommes devenus des puristes, rend aussi précieuse à mes yeux, ce qui celui que je deviens lorsque j’écris. Je des tenants de la ligne dure : pas de fait de la musique une activité vitale préfère cette personne au personnage place pour les guitares chez nous. pour moi. Parce que si je n’avais plus ce public, parce que celui qui écrit est plus Même si mon premier instrument avait rapport direct à mon âme, je deviendrais touchant, plus humain que l’autre. été une guitare offerte par mes parents complètement dingue : je suis un type En 1981, Depeche Mode se réclamait lorsque j’avais 12 ans. qui réfléchit trop, la caricature du mec d’une éthique héritée du punk : pas A quel âge as-tu décidé de devenir cérébral, hanté. Comme je passe de contrat avec le label Mute, pas de musicien ? mon temps à me poser des questions manager, une ligne artistique très Martin Gore : Aussi loin que je me existentielles absurdes et obsédantes, stricte. Aujourd’hui, que reste-t-il de souvienne, j’ai toujours voulu faire de la la musique seule me permet d’échapper ces idéaux ? musique, et je prie chaque jour pour à mes idées noires. Je me mets Andrew Fletcher : Nous sommes que ça ne s’arrête jamais. Je crois que au piano et, d’un coup, tout redevient toujours chez Mute, nous décidons vers 12 ou 13 ans, c’est devenu plus vierge, immaculé, comme au premier toujours de tout indépendamment et précis dans ma tête : “Un boulot dans jour… J’aime être sous l’emprise de nous avons suivi la même ligne un bureau ? Non merci.” J’ai un besoin la mélancolie – ce n’est pas un hasard artistique depuis le début, même physique de musique, la mienne si Massive Attack et les Smashing lorsque tout le monde se tournait vers comme celle des autres. Aujourd’hui Pumpkins sont mes deux groupes le grunge ou la techno. Je n’ai jamais eu encore, l’histoire du rock est ma plus contemporains préférés. le sentiment que le groupe nous grande passion je veux tout savoir sur La scène te procure le même genre de échappait, qu’il devenait une sorte de Elvis, sur Dion DiMucci, sur Johnny plaisir, d’évasion ? monstre incontrôlable. Je sais que Dave Cash. Rien au monde ne me donne plus Andrew Fletcher : Martin et moi avons a parfois ressenti ce genre de dérive, de plaisir que les disques : j’adore les une grande chance : Dave Gahan. mais personnellement je suis très fier Beatles, les Stones, Kraftwerk, j’ai Un chanteur qui attire tous les regards de ce que nous sommes devenus. besoin d’écouter leurs chansons le plus vers lui, qui électrise les foules. Ça Un journaliste anglais a dit que vous souvent possible, c’est mon oxygène. nous permet de faire notre boulot un étiez les Rolling Stones de votre Après toutes ces années, un mystère peu en retrait. génération. reste entier : comment as-tu réussi à Martin Gore : La scène est devenue Andrew Fletcher : Si nous comptons préserver la candeur, la simplicité des pour moi une activité plus mécanique. autant pour nos fans que Jagger et mélodies que tu écris pour le groupe ? On m’a souvent demandé de collaborer Richards comptent pour les leurs, alors Martin Gore : C’est une question que avec des gens pour écrire une ou je le prends pour un compliment. je trouve à la fois très difficile et très plusieurs chansons. Mais je sais que Martin Gore : Nous sommes un groupe personnelle. Ça touche à des choses ça ne marcherait pas, précisément en vie, pas une institution. Cela dit, je le intimes, presque embarrassantes pour parce que ça deviendrait mécanique, prends pour un compliment : durer et moi. Parce que si ces mélodies vous une sorte de travail rémunéré. Je suis marquer les gens ne sont pas des tares. paraissent aussi candides, c’est sans incapable d’écrire s’il y a quelqu’un Avez-vous parfois le sentiment d’être doute parce que je ne suis moi-même d’autre dans la pièce, ça me paralyse prisonniers de ce groupe, incapables pas très adulte, un peu attardé, un mec complètement. Je ne peux écrire que de faire autre chose ? bizarre… Et si mes chansons sont tristes, pour Depeche Mode. Martin Gore : Je me suis longtemps mélancoliques, c’est parce que j’ai Tu écris des chansons depuis plus posé cette question, parce qu’elle toujours été comme ça : à la fois facile de vingt ans. As-tu le sentiment de sous-entend des tas de mais aussi très sombre, progresser ? questionnements privés : suis-je perpétuellement mélancolique. Le gars Martin Gore : Des albums comme ceux devenu une machine, suis-je incapable qui fait des blagues à tout bout de que nous sortions au milieu des de me débrouiller seul ? Mais depuis champ mais qui ne peut pas s’empêcher années 1980, je pourrais certainement quelques années et les crises dans le d’avoir le cafard… C’est difficile pour moi en écrire deux par an. En revanche, des groupe, je me suis totalement détendu de parler de ça, parce que j’ai peur morceaux du niveau de Barrel of a Gun… à ce sujet. J’ai compris qu’on ne pouvait d’affronter les raisons de cette tristesse. La nudité est désormais ce qui pas bouleverser le cours des choses, La seule chose que je peux dire, c’est m’intéresse le plus. Je veux écrire des qu’il fallait faire au mieux avec ce que que j’ai toujours écrit de manière chansons dépouillées, vêtues l’on a. Musicalement, ça signifie que naturelle, instinctive. Je m’assieds au de loques. J’aime que mes musiques nous serons toujours immédiatement piano, j’entends une mélodie, je chante tiennent debout toutes seules : deux identifiables : avec les chansons que tout de suite ce qui me vient, sans me jambes, deux bras, un corps, une tête. j’écris et la voix si particulière de Dave, poser de questions. Mes chansons Je veux aller plus loin dans cette un album enregistré à Nashville avec un naissent toujours de la même manière direction, dans l’instinctif, mais c’est producteur de country texane serait et le cerveau ne joue aucun rôle difficile. Dans ma vie de tous les jours, toujours un album de Depeche Mode. là-dedans. J’ai souvent lu que les je me bagarre en permanence contre Ça ne sert à rien de vouloir changer le chansons de Depeche Mode étaient mon esprit ultralogique, cartésien. monde, surtout lorsque ce monde vous toutes les mêmes, mais c’est parce que J’ai tout le temps besoin d’avoir des convient plutôt mieux qu’un autre. je ne sais écrire que celles-là. Avant explications pour tout, ça m’empoisonne Depeche Mode, c’est notre vie :

68-71 ITV Gore-Fletcher 98.indd 71 13/06/18 15:47 2001-2006 BÊTES DE SCÈNE Grâce à la présence des producteurs Mark Bell et Ben Hillier, c’est une période de renaissance pour le groupe, qui réussit un temps à chasser ses démons pour accoucher de deux albums singuliers, Exciter et Playing the Angel, entre electro aérienne et veine gothique. Par Yann Perreau

aaaan you feel a little love?” C’est sur ces mots, et bizarre ; excitant comme il se nomme, à l’image de cet susurrés d’entrée de jeu par Dave Gahan, que agave qui s’affiche sur la pochette. s’ouvre Dream On, le premier titre d’Exciter. L’album qui sort en mai 2001 est le dixième du Sorcier du glitch groupe. On y entend les plaies non cicatrisées S’il suscite deux ou trois critiques sévères et sera d’abord Cde la décennie précédente : le départ d’Alan Wilder qui a considéré comme l’un des LP mineurs du groupe, Exciter claqué la porte en 1995, les tentatives de suicide, overdoses a gagné avec le temps la place qu’il mérite au panthéon des et cures de désintoxication à répétition de Gahan, la grandes œuvres du groupe. L’album est même, dans son dépression d’Andrew Fletcher, remplacé en panique au cours propos autant que son style, plus audacieux que tout ce d’une tournée. Autant de moments critiques, symptômes que DM a proposé jusqu’ici. Aux manettes on y trouve une d’un groupe déchiré par des tensions et désormais réduit surprise : Mark Bell, ce nom peu connu, si ce n’est des à son strict minimum, soit le trio Gore-Gahan-Fletcher. adeptes de l’electro de pointe, l’homme-synthé du groupe Un groupe qui, après Ultra en 1997 et une tournée mondiale expérimental LFO. Rapproché à tort de ce qu’on appelle alors réussie, accuse le coup. parfois pompeusement l’IDM – Intelligent Dance Music – Les fonds de tiroirs et compilations (The Singles 86>98) pour définir certains albums d’Aphex Twin, The Black Dog ou sortis pour contenter les fans, ce public qui les place à la The Orb mettant au premier plan l’abstraction, le cérébral, sortie de chaque album dans le Top 10 ou Top 5 des charts, “l’intelligence”, Bell est surtout un adepte proclamé ne feront écran de fumée qu’un temps. DM doit produire de l’esthétique glitch, cet autre sous-genre de l’electro pour exister. Exciter arrive donc enfin dans les bacs quelques britannique des nineties. “Glitch”, qui signifie “bug” ou “erreur”

mois avant le 11 Septembre. Un album sensuel, hédoniste en anglais, fait référence à ces distorsions et autres © ROB GREIG/TIME OUT/CAMERAPRESS/GAMMA

72-75 2001-2006.indd 72 13/06/18 15:47 Dave Gahan en 2005.

72-75 2001-2006.indd 73 13/06/18 15:47 2001-2006 BÊTES DE SCÈNE

Mark Bell se sent libre de faire ce qu’il veut avec Depeche Mode, lui qui considère ce job avec curiosité, mais sans excès d’admiration.

scratchs sur des CD ou vinyles, insérés volontairement envoûtantes comme un poison subtil. Le premier titre appelle au milieu d’un morceau dont le son digital est considéré à perdre tous ses repères, avec des insinuations sadomasos comme trop parfait. (“There’s no time for hesitating, pain is ready, pain is waiting” Deux morceaux sans parole de l’album, Lovetheme, Easytiger, – “pas le temps d’hésiter, la douleur est prête, la douleur font ainsi entendre des bruits sortis d’une autre époque, attend”). Exciter demeure un album d’écorchés vifs, entre vieux disques rayés et premiers jeux Atari. Face à une de rescapés d’un désastre annoncé, plus fragiles et à fleur formation au bord de l’essoufflement, Bell apporte ainsi une de peau que jamais. L’émotion reste au premier plan, les respiration, de nouveaux horizons aussi vastes qu’inconnus. thèmes de prédilection du groupe – amours malsaines, Un son nouveau, aérien, minimaliste, ainsi que cette distance autodestruction, rébellion quasi nihiliste, pour la beauté du critique, amusée, de l’avant-garde quand on lui demande geste – sublimés par la voix d’un Gahan ressurgi d’entre les de se mêler de musique considérée comme mainstream. morts, comme il se définit sur The Dead of Night. Le climax est atteint avec le somptueux When the Body Speaks, qui Outre-monde laisse entendre le cœur battant du chanteur, la complainte Bell se sent libre de faire ce qu’il veut avec Depeche Mode, mélancolique de cet ange devenu l’emblème du groupe, être lui qui considère ce job avec curiosité, mais sans excès fragile, en lutte avec les pulsions de son corps, qui sait qu’il d’admiration. II sort aussi tout juste des ténèbres duDa ncer va à sa perte mais accepte son destin tragique. in the Dark de Lars Von Trier, dont il vient de produire la bande originale, Selmasongs, pour Björk, et mixe comme Anges maudits d’autres filment, usant du travelling autant que du plan- C’est ce même ange qui revient quatre ans plus tard en 2005 séquence, reléguant parfois la voix de Gahan à l’arrière-plan dans sa version dark side, avec le déroutant et très groovy pour mettre les synthés ou des chœurs au premier plan. Playing the Angel. Après des aventures en solo de Gore Il apporte enfin au groupe des nappes musicales sombres et et Gahan, qui sortent chacun un disque de leur côté en 2003, le groupe se retrouve cette fois-ci autour d’une référence de la pop, Ben Hillier, collaborateur respecté de Blur. Aussi inattendu que le précédent, ce producteur apporte ces guitares saturées caractéristiques de la Brit pop, qui répondent ARTISAN DU SON : BEN HILLIER habilement aux synthétiseurs quasi anachroniques A moins de ne jamais lire les crédits sur les pochettes d’albums, ce caractéristiques du groupe. nom vous dit forcément quelque chose. Dans l’ombre, Ben Hillier a Le premier titre, A Pain That I’m Used Toé, voque cette participé à une ribambelle d’œuvres marquantes. Ce Britannique “douleur à laquelle je suis habitué”, que Gahan appelle de ses installé dans la campagne du Sussex, où il a construit son propre vœux – “Il y a un trou dans mon âme, comme un animal”… studio, a eu un rôle déterminant pour façonner le son Depeche Mode Sans doute encouragé par le succès de son album en du XXIe siècle. Entre 2005 et 2012, il a produit trois de leurs albums solitaire, le chanteur propose ici trois chansons de son les plus récents : Playing the Angel, puis Sounds of the Universe et propre cru, une première pour DM, dont toutes les paroles enfin Delta Machine. Ce triptyque prestigieux côtoie d’autres albums étaient écrites jusqu’ici par Martin Gore. Si les mots d’I Want mémorables de sa carrière de producteur et mixeur :T hink Tank It All ou encore Nothing’s Impossible reflètent bien la de Blur, Walking with Thee de Clinic, Asleep in the Back et Cast mentalité d’aventurier intrépide et téméraire de Gahan, sa of Thousands d’Elbow, ou encore Becoming a Jackal de Villagers. voix hésitante et quasi blanche par moments révèle une De The Horrors à The Rascals en passant par Tom McRae, Nadine Shah hésitation, presque de la pudeur. Comme si le fait de chanter ou Graham Coxon, Ben Hillier a épaulé la fine fleur de la pop en son nom l’intimidait. britannique moderne. Ces derniers temps, il a mixé l’album solo de L’alchimie DM a toujours opéré grâce à ce transfert singulier, Peter Perrett, ainsi que le nouveau Josh T. Pearson, qui est paru en quasi gémellaire, qui unit le parolier et son interprète : avril. Noémie Lecoq Gore sait mieux que quiconque écrire pour et surtout sur son chanteur, dont il conte les affres et les états d’âme, son mal-être, son envie de replonger (The Sinner in Me). C’est cette part maudite, le côté obscur de la force de DM, que Playing the Angel cerne avec lucidité, la majorité des titres dépassant toutefois l’aspect purement biographique pour emmener vers la fiction, le gothique, voire le fantastique. Le “je” du groupe reste ce narrateur mystérieux, personnifié par cette créature sombre et poilue dessinée en couverture de l’album par Anton Corbijn et baptisée Tubby Goth par le groupe. Un ange damné, qui décline ses pouvoirs maléfiques sur John the Revelator. Une divinité déchue, tombée au plus bas car attirée par “l’étoile la plus sombre”, comme l’explique le dernier morceau de l’album, The Darkest Star. Si le gothique affiché de Playing the Angel frise parfois la noirceur de pacotille, l’ensemble fonctionne parfaitement d’un point de vue musical. L’album se placera en septième position des charts américains et confirmera le statut d’intouchable du groupe. Comme souvent chez DM, la version Deluxe du disque offre quelques pépites, notamment le planant Waiting for the Night.

72-75 2001-2006.indd 74 13/06/18 15:47 En 2006.

ARTISAN DU SON : MARK BELL Décédé prématurément en 2014 à la suite d’une opération, ce DJ, musicien et producteur anglais a laissé une empreinte indélébile dans la discographie de Depeche Mode en produisant l’album Exciter (2001) à grand renfort d’expérimentations electro. A la fois soignée et épurée, recherchée et minimaliste, sa production a simplifié le son Depeche Mode. Pendant une dizaine d’années, Mark Bell a aussi été l’un des plus fidèles collaborateurs de Björk (sur Homogenic, Selmasongs, Medúlla, Volta …). Musicien sous différents pseudos (Space Monkey, Speed Jack, Clark, Fawn et Counterpoint), il était depuis la fin des 80’s l’une des moitiés du duo LFO, sorciers techno très respectés et remixeurs doués (pour Radiohead, Deltron 3030, Afrika Bambaataa…), qui ont sorti trois albums innovants sur le label Warp entre 1991 et 2003. On aurait rêvé de voir à nouveau Depeche Mode aux côtés de ce pionnier de l’electro britannique, rénovateur sonore et héros de toute une génération de

72-75 2001-2006.indd 75 13/06/18 15:47 LES CONCERTS

SHOW TIME Porté par la ferveur des fans et par le charisme magnétique de Dave Gahan, Depeche Mode est toujours l’une des plus impressionnantes bêtes de scène du rock. Par Noémie Lecoq

n mars 2017, quelques jours En 2013, période Delta Machine, Dave après la sortie de Spirit, Gahan confie au journal USA Today : Depeche Mode a eu la “Sur scène, j’ai l’impression d’avoir générosité de jouer un concert 25 ans. Le lendemain matin, je me Eprivé dans les studios de Quotidien. rappelle que ce n’est pas le cas.” Juste après son passage dans Il dévoile également sa préparation l’émission de Yann Barthès, le groupe physique qui lui permet de conserver est resté sur le plateau pour y un corps athlétique : “J’aime me interpréter huit morceaux devant une remettre en forme six bons mois avant petite centaine de chanceux. On même de commencer à penser à une n’oubliera jamais le décalage délicieux tournée. Je vais à la salle de sport tous entre ce cadre minimaliste (une scène les jours et je cours au moins cinq miles minuscule, qui les rendait à portée de un jour sur deux.” main des premiers rangs) et leur Dans la même interview, le groupe performance expansive, digne des explique avoir d’abord testé son stades olympiques où ils se produisent nouveau show devant 600 personnes d’habitude. On a enfin pu observer les (un cadre intimiste à leur échelle) et tatouages de Dave Gahan à l’œil nu, Martin Gore explique : “Personnellement, plutôt que sur un écran géant. Quant je préfère jouer dans des stades. Ça me aux musiciens, ils avaient une vue sur fait moins peur. Plus la salle est petite, toute la salle jusqu’au dernier rang, ce plus c’est intime et je peux me sentir qui n’avait pas dû leur arriver depuis claustrophobe.” Il poursuit en racontant longtemps. comment il se prépare mentalement : “On vit pour ces concerts de deux Rituels de tournées heures chaque jour ; c’est tout le reste A chaque nouvelle sortie d’album, qui est pénible. On peut avoir un coup le groupe n’en finit pas de remplir des de blues en milieu de tournée. Et puis Au festival Austin City salles immenses. Leurs premiers pas revient le moment où on doit remonter Limits en 2013. ont forcément comporté leur lot de sur scène, et je me rappelle pourquoi maladresses, comme en témoignent on fait ça.” Il en profite pour dévoiler certaines vidéos YouTube du début de leur rituel avant d’entrer en scène : collaborateur Anton Corbijn (lire p. 42) leur carrière (Live in Liverpool University “On se fait toujours un hug groupé et réalise régulièrement pour eux des 1981, Chichester 1981…), où un Dave ensuite on fait un bruit macho et on se vidéos spécialement conçues pour être Gahan encore minot, ultra-concentré, tape fort dans les mains. Ça fait monter projetées en fond de scène pendant pas trop à l’aise et en costume-cravate l’adrénaline.” certaines chansons. trop grand pour lui expérimente son En 2015, dans un questions/réponses A l’extrémité droite quand on est dans la déhanché encore un peu raide. Mais avec les lecteurs du Guardian, Dave foule, Andy Fletcher est posté derrière ils ont rapidement pris leurs marques Gahan raconte une anecdote qui ses synthés. Plutôt impassible en pour créer des shows époustouflants illustre bien leurs excès passés :“ On comparaison avec Dave Gahan et Martin en parallèle de leurs premiers grands nous a jeté des choses étranges sur Gore, il sort parfois de sa réserve pour succès dans les charts. scène au fil des ans. C’est souvent lié jouer les chauffeurs de salle et lancer les Par rapport à d’autres artistes de la à ce dont on parle dans la presse – il y applaudissements en rythme. Côté même génération, ils tirent leur épingle a eu une période horrible dans les 90’s gauche, armé d’une guitare, Martin Gore du jeu par leur capacité à s’adapter aux où les gens lançaient des sacs de joue avec une passion palpable et prend changements d’époques et à rester drogue sur la scène.” toujours le contrôle de plusieurs pertinents en live. Là où beaucoup morceaux en devenant momentanément ressentiraient une certaine lassitude Plan d’occupation de la scène le chanteur principal, parfois même après plus de trente ans de carrière, Tout comme leurs clips sont pour eux en solo, simplement accompagné de sa Depeche Mode aime toujours être sur un moyen supplémentaire pour guitare ou de son piano. Sur la tournée scène, communier avec les foules, exprimer leur créativité, leurs concerts actuelle, il chante parfois Insight, inventer des effets visuels et revisiter leur permettent de construire de Strangelove, Home, Judas, Sister of

76-77 Les Concerts.indd 76 13/06/18 15:48 Inutile de le nier : Dave Gahan est au centre de l’attention pendant une “Personnellement, je préfère jouer dans bonne partie des concerts. Il faut bien avouer qu’il est difficile de ne pas être des stades. Ça me fait moins peur. Plus la ensorcelé par son jeu de scène salle est petite, plus c’est intime et je peux éblouissant et par ses tenues torrides. En général, il arrive en veste et me sentir claustrophobe.” Martin Gore pantalon, souvent en noir de la tête aux pieds. La veste tombe assez rapidement pour révéler un gilet porté oublier ses chorégraphies instinctives Pas de pilotage automatique chez ce à même le torse. A la fois gothique et et ses déhanchés suggestifs. groupe qui parvient à garder la flamme glam avec son regard souligné au khôl, On se contentera de recommander intacte, dans un savant dosage de ce chanteur flamboyant est un chaudement à tous les amateurs tubes éternels, de raretés à découvrir performer unique qui continue de rock teinté d’electro de et de singles du moment. Parmi les d’impressionner à chaque nouvelle voir au moins une fois dans sa vie temps forts : Never Let Me Down (où le tournée. ce showman tour à tour ténébreux public agite ses bras de gauche à droite ou taquin, vénéneux ou doux, à la fin de la chanson), Enjoy Un showman-né survolté ou sensuel, qui prend the Silence, qui donne toujours autant On pourrait décrire pendant des heures visiblement autant de plaisir de frissons, Barrel of a Gun ou encore son jeu de micro, sa façon de à interpréter ses chansons que son Personal Jesus en guise de conclusion manipuler le pied du micro, sa dévotion public en prend en assistant à ses inouïe de leurs concerts actuels. Une évidente envers son public, sans performances. expérience inoubliable.

76-77 Les Concerts.indd 77 13/06/18 15:48 Portishead, auteur des remixes de Walking in My Shoes (1993) et In Your Room (1994).

PLAY IT AGAIN! Groupe de pop inspiré par la dance, Depeche Mode a pris très tôt l’habitude de voir ses morceaux bousculés par les nouveaux talents de l’electro à travers de nombreux remixes. Par Vincent Brunner

a-t-il dans l’histoire de la patron de Mute, ce Rio Remix (surtout leur mentor, Daniel Miller – lui-même pop un groupe qui s’est plus dans sa deuxième moitié) semble musicien novateur au sein de adonné aux plaisirs de la rétrospectivement préparer le chemin The Normal –, ils mettent eux-mêmes relecture que Depeche Mode ? aux laborantins de Warp tels la main dans le cambouis, bougent les YCet état de fait s’explique d’abord par qu’Aphex Twin et autres… Dire qu’à potentiomètres, jouent sur les variations, l’avènement du maxi 45 tours, mais l’époque, en raison de son look propret, le volume, la durée. aussi des versions extended prisées le groupe était souvent considéré Ces séances de récréations sonores, par les DJ. Diluant le chant dans un comme une bande de minets écervelés ils les pratiquent en autarcie jusqu’en ensemble dominé par les rythmiques appartenant au courant éphémère des 1984, année où ils ouvrent le champ et les effets sonores, celles-ci, néoromantiques… des possibles et convient des volontairement répétitives, permettent producteurs de l’extérieur à transformer de prolonger la transe sur la piste de Récréations sonores leur répertoire, quitte à le malmener danse au-delà du format de la chanson Au départ, le remix constitue pour salement. Adrian Sherwood, alors chef classique. Depeche Mode un divertissement, du collectif On-USound et pape Ainsi, dès mai 1981, le deuxième single l’équivalent de ces moments où, une de l’electro-dub anglais, s’attaque ainsi de la bande de Basildon, Shout! quinzaine d’années auparavant, les avec férocité aux tubes Master (face B de New Life), a droit à un long Beatles jouaient avec des bandes and Servant et People Are People. remix de sept minutes qui utilise à Abbey Road pour voir ce qui pouvait Ce dernier, il le vide dans un premier la sympathique pop synthétique de en sortir. Certes, il faut occuper les temps de son essence mélodique, l’original comme plateforme pour clubbers avec des versions rallongées, privilégiant un bombardement sonore un tripatouillage expérimental. Crédité mais il s’agit avant tout d’une activité de cinq minutes, avant de le laisser

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Conséquence de partis pris sonores forts, cette discographie bis constituée par une centaine de remixes épouse les nouvelles modes de l’electro dès leur émergence et vampirise certains de leurs représentants.

people people?”, interroge Sherwood. ou François Kevorkian (lire ci-dessous), que le marché du remix se montre plus Sept ans plus tard, On-USound la techno britannique avec William que florissant, il craint que les DJ ou signera un mégamix dévastateur resté Orbit ou Underworld, le trip-hop avec les producteurs les plus courus anthologique. Portishead en 1993 ou les Autrichiens deviennent des mercenaires et que Kruder & Dorfmeister en 1997, la les relectures de Depeche Mode A la pointe de l’electro French Touch en 1997 avec Motorbass, perdent de leur singularité : “J’ai très A partir de là, la ligne de conduite du l’electronica au début des années 2000 peur de tomber dans le panneau du groupe semble être claire : enrôler des avec Console, etc. modernisme dance, limité et remixeurs audacieux, capables de Preuve du flair des Anglais : dès 1989, dangereux”, dit-il aux Inrocks en 1997. prendre des risques en bousculant la ils vont à Detroit rencontrer Derrick De son côté, Martin Gore raconte trame et les arrangements des May et Juan Atkins, ceux qui – avec qu’un des remixes d’Underworld pour chansons. Il s’agit parfois d’hommes de Kevin Saunderson – ont été sanctifiés Barrel of a Gun était si radical qu’il confiance tels que le boss Daniel Miller comme les créateurs de la techno n’entendait plus aucune trace de ou les producteurs-ingénieurs moderne. Sous le nom de The Belleville l’original. “Ils avaient tout changé. On Gareth Jones, Flood et Dave Three, le trio retouchera d’ailleurs un leur a demandé s’ils pouvaient rajouter Bascombe. Le plus souvent, Depeche de leurs morceaux, Going Backwards, quelques voix de temps à autre. Mode donne les clés de leurs relectures en 2017. L’idée était d’avoir un remix et pas un aux nouveaux talents qui émergent morceau d’Underworld !” sur la scène dance. A eux de faire L’original en question Afin d’échapper aux diktats de la scène souffler un vent de fraîcheur sur le titre En 1991, belle récompense pour un electro, Gahan et Gore sollicitent offert en pâture. groupe pop, l’Anglais Mark Bell cite régulièrement des rockeurs tels que Conséquence de partis pris sonores Depeche Mode aux côtés de Kraftwerk Billy Gibbons de ZZ Top, Butch Vig, forts, cette discographie bis constituée ou des pionniers américains dans le Mike Shinoda ou Josh T. Pearson. par une centaine de remixes épouse morceau manifeste What Is House A l’image de l’entêtante reprise d’Easy les nouvelles modes de l’electro dès de LFO. Mais se montrer avant-gardiste Tiger par Bertrand Burgalat et leur émergence et vampirise certains et perméable aux tendances (parfois) A.S Dragon, cela donne des résultats de leurs représentants : la house éphémères de la dance peut-il se souvent inattendus et plus personnels avec The Beatmasters dès 1987 puis retourner contre le groupe ? C’est ce que les remixes techno-house avec Tim Simenon de Bomb the Bass qu’envisage Dave Gahan en 1997. Alors habituels.

ARTISAN DU SON : FRANÇOIS KEVORKIAN Français émigré aux Etats-Unis En studio, la collaboration se révèle depuis le milieu des 70’s, frustrante pour les Anglais : François Kevorkian n’a pas mis François Kevorkian peut passer deux longtemps à se faire un nom sur la jours le casque sur les oreilles scène club new-yorkaise. Conseiller à régler un son de boîte à rythmes. artistique du label disco-funk Mais ce travail de perfectionniste Prelude, il signe des remixes qui assure au résultat final une préfigurent l’avènement de la house. incomparable clarté des rythmiques. Repéré pour sa contribution “J’ai vraiment senti une confluence à l’album de Kraftwerk Electric Café parfaite entre le son électronique (plus connu, depuis, sous le nom et la sensibilité pop”, résumera de Techno Pop), il est recruté par l’intéressé. Les remixes qu’il offre Depeche Mode pour l’album à Personal Jesus, Policy of Truth Violator. Alors que Flood produit ou World in My Eyes (incroyable les morceaux, lui apportera au mix Dub in My Eyes) scellent son savoir-faire en matière de dance une collaboration mémorable. music. Vincent Brunner

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Depuis dix ans, Depeche Mode fait preuve d’une vitalité sans cesse renouvelée, enchaînant les albums (Sounds of the Universe, Delta Machine et Spirit) et les tournées à un rythme martial, mais sans perdre sa ferveur artistique. Par Sophie Rosemont

es années Basildon appartiennent à une autre vie. Où en sommes-nous ? Comment envisageons-nous nos Depuis le milieu des années 2000, Dave Gahan rapports avec les gens ou la vie ? On englobe tout ce qui habite à Manhattan pendant que Martin Gore prend se passe autour de nous.” le soleil sur la West Coast. Ni trop loin ni trop Du point de vue personnel, justement, personne n’est proches, les deux musiciens connaissent leurs vraiment en phase au sein de Depeche Mode. Fletcher vit Llimites et se contentent de s’envoyer quelques e-mails pour un mariage paisible et gratifiant avec Gráinne Mullan, Gore garder un minimum de contact. Cependant, ils retournent digère son divorce avec Suzanne Boisvert en découvrant sagement en studio, entre New York et Santa Barbara, dès les joies de la garde partagée et Gahan, lui, roucoule plus que le printemps 2008. Le but : enregistrer leur douzième album, jamais avec Jennifer Sklías, dont il adopte le fils James à nouveau produit par Ben Hillier. en 2010. Comme sur son solo Hourglass, Gahan est ici épaulé par Christian Eigner et Andrew Phillpott sur trois titres, Nos retrouvailles s’assumant de plus en plus en tant que songwriter. Mais Côté santé, en revanche, Gahan fait des siennes. En dans le genre pop dark-synthétique, rien de neuf. C’est ce mai 2009, lors de la tournée européenne de Depeche Mode, qui est reproché à Sounds of the Universe lors de sa sortie, il s’écroule avant de monter sur scène à Athènes. Ce qu’on en avril 2009, malgré des titres solides telsW rong, Fragile prend alors pour une gastroentérite carabinée s’avère être Tension ou encore Hole to Feed… Pour Dave Gahan, l’album une tumeur à la vessie, opérée et soignée très rapidement. “se situe à mi-chemin entre Violator et Songs of Faith and En juin, c’est reparti pour un tour, même si Gahan, cette fois, Devotion.” “Les chansons évoquent notre réflexion sur le se blesse à la jambe et annule quelques concerts. En

monde mais elles portent aussi sur Martin et moi, ajoute-t-il. février 2010, le groupe se produit sur la scène du Royal © ANTON CORBIJN

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Traumatisés par l’élection de Donald Trump comme par le décès de David Bowie, les Américains d’adoption Gore et Gahan ont l’impression que le monde est au bord du précipice.

Albert Hall dans le cadre de l’événement caritatif services, ils ont quitté EMI. Un bonheur n’arrivant jamais seul, Teenage Cancer Trust : ô joie, ô allégresse, Alan Wilder Gore file le parfait amour avec Kerrilee Kaski, qu’il épouse débarque sur scène pour le titre Somebody. Une bonne idée en juin 2014 et dont il a deux filles, Johnnie Lee en 2016 et de Gahan, avec qui il était resté copain. Mazzy en 2017. Entre-temps, son album soloMG (2015) Fan du groupe de Rich Machin et Ian Glover, ce dernier a reçu un accueil honorable. De quoi être (un peu) moins programme les Soulsavers en première partie de la tournée grincheux… de Sounds of the Universe et, s’entendant à merveille avec eux, est recruté comme chanteur. On découvre alors Tiraillements une nouvelle facette, plus folk et plus intimiste, sur l’album “Qui prend vos décisions ? Vous ou votre religion ?”, interroge The Light the Dead See (2012). Et le début d’une Gahan dans Where’s the Revolution. Publié en mars 2017S, pirit collaboration plutôt fructueuse puisqu’un autre album est aurait dû s’appeler Maelstrom : mais il sonnait “trop heavy paru depuis, Angels & Ghosts (2015), et que Gahan y trouve metal”. Parce qu’il s’agit de questionner ce qu’est devenue un moyen de se détendre plutôt efficace : “Les attentes sont notre humanité, nos âmes, en ce début de XXIe siècle, le trio a énormes avec Depeche Mode (…). Avec Soulsavers je n’ai pas choisi un titre un poil plus… spirituel. cette pression et je suis le patron” ,déclare-t-il à Paris Match Enregistré entre le studio de Gore à Santa Barbara et en 2015. CQFD. New York, où le producteur James Ford a ses habitudes, Gore, lui, remet le couvert avec Vince Clarke pour le projet Spirit a été conçu dans une certaine sérénité : Gahan a écrit electro minimaliste VCMG et son premier album Ssss. Ce qui quatre titres et cosigné You Move avec Gore. Ne nous fions rend les deux compères de DM d’excellente humeur pour pas aux apparences, ces deux-là ont très vite fait d’avoir l’enregistrement de Delta Machine, toujours avec Ben Hillier envie de s’étriper s’ils passent trop de temps ensemble entre aux manettes. D’autant plus que la sortie d’un disque de quatre murs. D’ailleurs, Gahan avouera plus tard que “c’était remixes, en 2011, a permis de faire diversion et de les tenir très chargé en émotions” (bonjour la langue de bois) et qu’il y à distance. Les retrouvailles n’en sont que meilleures : paru avait eu des engueulades avec Gore, heureusement résolues en mars 2013, Delta Machine a pour but d’“affirmer la racine par le médiateur Ford. Plus encore, il parle (Paris Match, 2017) blues” de la musique du groupe, dixit Gahan (Télérama, 2013), de rivalité : “Après notre première séance à Santa Barbara, “mais une musique faite par des machines. Je crois que j’ai réalisé que c’était très important à ses yeux que la plupart c’est un joli mariage. Avec nos machines, nous faisons une des chansons viennent de lui. Le travail de Martin et ses chanson de façon traditionnelle, par exemple une pop song, idées forment une grande partie de l’ADN de Depeche Mode.” et nous la parsemons d’influences blues”. En témoignent Gahan parvient néanmoins à caser quatre de ses morceaux, Angel ou My Little Universe, qui conquièrent la ferveur du plus ou moins tripatouillés ensuite par Gore. public et plaisent plutôt bien au nouveau label de Depeche Mode, Columbia – après des années de bons et loyaux Bande à part Quant aux thèmes de l’album, ils ne sont pas plus enjoués qu’à l’accoutumée : chômage, terrorisme, mensonges des politiciens, égoïsme collectif… Traumatisés par l’élection de Donald Trump comme par le décès de David Bowie (que ARTISAN DU SON : JAMES FORD Gahan croisait quotidiennement), les Américains d’adoption A bientôt 40 ans, James Ford s’est déjà fait un joli nom. C’est à la fin Gore et Gahan ont l’impression que le monde est au bord des années 1990 et à l’université de Manchester qu’il rencontre du précipice. Insistant sur l’aspect engagé du disque, le clip James Shaw, camarade au sein du groupe de rock Simian, devenu du single Where’s the Revolution, réalisé par Corbijn, fait Simian Mobile Disco dès 2003. Hormis des remixes d’Air, de Peaches ou s’activer le trio dans une ambiance dystopique qui remet en de Björk, le groupe publie en 2007 son premier album, Attack Decay cause le rôle des politiciens d’aujourd’hui. Sustain Release, tandis que Ford fricote avec Alex Turner et Miles Kane Résultat : entre des titres qui tiennent plutôt bien la route dans The Last Shadow Puppets, dont il a produit les deux albums. Il a (Cover Me, Going Backwards, Fail, interprété par Gore) aussi œuvré à la réalisation de Myths of et la production millimétrée de James Ford, Spirit bénéficie the Near Future des Klaxons, Lungs de d’une bonne réception commerciale mais, surtout, d’une Florence & the Machine, activement excellente réception critique, ce qui n’était pas arrivé depuis participé à tous les disques des Arctic longtemps. Cependant, malgré sa longévité, son Monkeys depuis Humbug et, en 2017, a impressionnante fan base, sa capacité à remplir des stades été choisi par Depeche Mode pour Spirit. et sa véritable dextérité à manier cordes et synthés, Le groupe voulant se renouveler, Depeche Mode n’est toujours pas rentré au Rock and Roll Hall Ford était tout désigné avec sa of Fame, qui a rejeté sa nomination en 2016. Sa popularité conception de l’accessibilité musicale : semble renforcer le mépris des puristes du rock’n’roll ou performante, imposante, servie par un de l’electro, qui jugent le groupe soit trop synthétique, soit son qui se passe de toute coquetterie trop rock. Réaction de Dave Gahan dans Rolling Stone en atmosphérique. Sera-t-il de la partie 2017, décidément philosophe :“ On est un peu maladroits, pour le prochain cru de Depeche Mode ? ringards, un peu différents (…). On ne fait pas partie du clan Affaire à suivre. Sophie Rosemont et j’en suis fier.”

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80-83 2008-2018-ABO.indd 83 13/06/18 15:50 ENTRETIEN DAVE GAHAN (2013)

“FAIRE DU BLUES AVEC DES MACHINES” Le groupe publiait en 2013 Delta Machine, son treizième album sous inﬂuence blues. L’occasion de rencontrer un Dave Gahan toujours curieux. Entretien Thomas Burgel

u as désormais 50 ans : aussi beaucoup de savoir en côtoyant j’ai apporté pas mal de chansons, comment ressens-tu le fait et en regardant faire d’autres j’ai plus écrit que d’habitude, et les de prendre de l’âge ? personnes. Les disques que j’écoute travailler avec Martin a été un plaisir, Tout va bien. Je suis heureux m’inspirent aussi énormément. il m’a beaucoup soutenu, il a bossé Tde ce que j’ai accompli, heureux d’être Le dernier de Mark Lanegan, par sur ces titres comme si c’était les siens, encore là, heureux d’avoir une belle exemple, ou celui de Spiritualized, qui pour en tirer le meilleur. femme, de beaux enfants, heureux que me parle directement, que je Depeche Mode reste l’un des rares tout s’accorde comme il faut. comprends au plus profond de moi- groupes à avoir su conjuguer Te vois-tu encore faire de la musique même. Ou le fantastique nouvel album la longévité et un certain niveau dans dix ans ? de Nick Cave : il invente toujours de qualité. Comment l’expliques-tu ? Je n’imagine rien de particulier, je laisse des manières inédites de faire jouer Je pense que ça vient du fait que nous les choses se faire. Je ne me suis sa voix avec ses textes. C’est quelque avons toujours donné la primauté jamais vraiment lassé de ce que je fais. chose que j’essaie de faire à chaque absolue au songwriting, à la qualité des La musique change et évolue en album, aller plus loin, repousser chansons – ce n’est pas plus fonction de nos vies, de ce que l’on les limites, me lancer des sortes de compliqué que ça. Notre son a pu traverse, ce que l’on ressent. On a eu déﬁs. C’est un des trucs que j’ai varier, notre style aussi, mais jamais la chance, avec Depeche Mode, trouvés pour, justement, ne jamais nous ne nous sommes contentés de travailler auprès de beaucoup de me lasser : toujours chercher quelque du décorum ; nous avons toujours monde, des musiciens et des chose de nouveau. Martin fait voulu que nos morceaux soient bons. producteurs qui ont renouvelé notre exactement la même chose avec Ils ne l’ont évidemment pas tous désir et notre excitation, qui ont fait sa guitare. été – je pense à certaines chansons changer le cours des choses. Dans mon Après tout ce temps, comment que les labels ont voulu nous imposer cas, faire de la musique en dehors de Depeche Mode peut-il encore car ils avaient besoin d’un tube. Depeche Mode, comme mes albums évoluer ? Les choses sont différentes solo ou celui avec Soulsavers l’année Après avoir enregistré tant de disques, aujourd’hui, nous sommes plus libres. dernière, m’a aussi enrichi. Pour créer un nouvel album est une réussite, L’écriture et le soin que nous mettons continuer à aimer faire de la musique, une évolution en soi. Enregistrer à faire nos morceaux sont il faut conserver un élément de Delta Machine a été un processus primordiaux, l’ont toujours été et le surprise. Enregistrer un nouvel album particulièrement heureux pour moi : seront toujours. de Depeche Mode est toujours une forme de surprise – ça dépend de qui nous accompagne, Martin, Andy et moi. “Enregistrer Delta Machine a été Cette fois, Christoffer Berg, qui s’est occupé des programmations, a apporté un processus particulièrement heureux cette nouveauté, cette excitation, en plus de ses qualités humaines et pour moi : j’ai apporté pas mal de de musicien. Tu trouves chez les autres le carburant chansons, j’ai plus écrit que d’habitude, pour ton inspiration ? et les travailler avec Martin a été un D’une certaine manière, oui. L’expérience seule ne compte pas. On accumule plaisir.”

84-85 ITV Dave Gahan 2013.indd 84 13/06/18 15:51 Quand vous avez commencé à Le blues, très présent dans votre machines, de faire un pont entre travailler sur Delta Machine, aviez-vous musique, prend sur Delta Machine une l’électronique et les origines. Mais nous déjà une direction particulière place encore plus grande… travaillons toujours à faire des albums en tête ? Le blues a toujours été une énorme “modernes”. Ça compte énormément Tout se résume aux chansons, à la inﬂuence pour moi comme pour Martin. pour Martin. C’est un excellent guitariste, tournure qu’elles prennent Nous avons toujours essayé d’offrir, il peut jouer de manière incroyable un naturellement. J’écris ce que je ressens. dans l’électronique, notre propre classique blues, mais il ne veut pas, Martin fait de même. Nous avons interprétation du blues, comme Led je pense, que ça soit la tonalité unique apporté pas mal de demos en studio ; Zeppelin ou les Rolling Stones l’ont fait à de nos disques. La modernité vient on avait à peu près vingt-cinq leur manière. Le blues et le gospel sont peut-être plus de Martin que de moi. ébauches de chansons, on a laissé les partout, tous les groupes de rock Cet album est assez sombre… choses se faire d’elles-mêmes. Ça a viennent de là ; nous essayons C’est ce qu’est le blues. C’est ce que sans doute été plus facile que pour simplement de lui trouver une nouvelle doit être l’art : une exploration de d’autres albums, les choses semblaient voie. Ce titre, Delta Machine, exprime sentiments parfois extrêmes, de choses

84-85 ITV Dave Gahan 2013.indd 85 13/06/18 15:51 LES HÉRITIERS

Marilyn Manson.

86-89 Héritiers-Itv Chauveau.indd 86 13/06/18 16:06 DIGNES REJETONS En près de quarante ans de carrière, le groupe anglais a marqué plusieurs générations de musiciens venus d’horizons aussi divers que le rock, la pop ou l’electro. Par Alexis Hache

a scène se passe en juin 2017 datée à une synthpop beaucoup plus Et c’est justement lors d’un concert dans la suite d’un petit hôtel sombre qui semble ne pas prendre une du Black Celebration Tour cette même cosy de Montmartre. Lorsque l’on ride malgré les années, le trio compte année que Trent Reznor, alors âgé de fait remarquer à Steven Wilson pléthore de fans plus célèbres les uns 21 ans, va trouver sa voie, comme il le Lque Song of I, l’un des morceaux de son que les autres, certains n’ayant a priori racontait en mai 2017 sur la page prochain album To the Bone, nous pas grand-chose à voir avec sa Facebook de ses idoles. “C’était une évoque le côté viscéral de Nine Inch musique : Shakira, Rihanna, Coldplay, nuit d’été parfaite et j’étais exactement Nails, l’artiste britannique concède bien Sammy Hagar, Linkin Park ou encore là où je devais être. La musique, une influence, mais c’est le nom du Axl Rose, chanteur des Guns N’Roses… l’énergie, le public, la connexion… Depeche Mode de Violator ou Ultra Difficile parfois de saisir l’influence que C’était spirituel et vraiment magique. qui ressort alors. “Même si Trent Reznor Depeche Mode a eue sur ces artistes J’ai quitté le concert reconnaissant, lui-même a été très influencé par qui vouent pourtant tous un culte empli d’humilité, excité, concentré Depeche Mode”, concède-t-il. Voilà qui au groupe de l’Essex. Pour d’autres, les et en admiration devant le fait que la résume bien l’impact du groupe anglais ramifications qui les lient à Depeche musique pouvait être à ce point sur ses contemporains et la multitude Mode dans cet immense arbre puissante et transformatrice. C’est à ce d’artistes, au sein d’un spectre musical généalogique sont bien plus évidentes. moment-là que j’ai commencé à écrire très large, qu’il a inspirée. Se pencher ce qui allait devenir Pretty Hate sur l’influence de Depeche Mode, Vous avez dit indus ? Machine.” Le premier disque de Nine c’est ainsi ouvrir une porte dévoilant Revenons donc à Trent Reznor et Inch Nails, sorti en 1989, doit également d’autres portes ou tirer sur un fil pénétrons un univers où le travail des beaucoup au séminal The Land of Rape d’Ariane qui traverserait les décennies uns déteint sur celui des autres et and Honey de Ministry (1988) et son en reliant pop, rock et bien sûr les vice-versa. Lorsque Depeche Mode sort EBM tapageuse, mais Depeche Mode musiques électroniques dans leur Construction Time Again en 1983, est bel et bien passé par là, marquant ensemble. l’influence de la musique industrielle de définitivement l’Américain. A l’instar des Allemands de Kraftwerk, groupes comme Throbbing Gristle, Sans surprise, Trent Reznor n’est pas le dont les expérimentations Einstürzende Neubauten ou Cabaret seul musicien de la scène metal synthétiques ont marqué durablement Voltaire se fait grandement ressentir. (au sens large) à avoir attrapé le virus Martin Gore et sa bande, Depeche C’est un premier virage stylistique pour Depeche Mode dans sa jeunesse. Mode a laissé au gré d’albums les Anglais, qui poursuivront dans la La face sombre et gothique des fondateurs une empreinte indélébile même veine avec Some Great Reward compositions de Martin Gore, de même sur le paysage musical moderne. Passé (1984) et, dans une moindre mesure, que la voix de crooner ténébreux de d’une new-wave alerte aujourd’hui avec Black Celebration (1986). Dave Gahan n’ont eu de cesse d’attirer les groupes à guitares, un comble quand on sait que Depeche Mode s’est longtemps passé de six-cordes sur ses La face sombre et gothique des compositions albums. de Martin Gore, de même que la voix de Le magazine américain Rolling Stone consacrait ainsi en 2015 un article crooner ténébreux de Dave Gahan n’ont eu sur la cote d’amour impressionnante du groupe de Basildon auprès de de cesse d’attirer les groupes à guitares. metalleux comme Chino Moreno,

86-89 Héritiers-Itv Chauveau.indd 87 13/06/18 16:06 LES HÉRITIERS

A l’image de Matthew Dear, marqué dès sa plus tendre enfance par Music for the Masses, dont les lignes de synthé semblent parfois hanter ses propres compositions, comme sur l’incontournable Black City sorti en 2010.

Une empreinte déchiffrable Pour Brandon Flowers, chanteur de The Killers, c’est Songs of Faith and Devotion qui a fasciné l’adolescent qu’il était. Un album qu’il a acheté avec ses propres deniers dans une petite ville de l’Utah. Fan du Depeche Mode première période, Flowers a alors découvert la face sombre du groupe, gravée en lui depuis lors. Au site internet du magazine Q, il déclarait : Chvrches. “Cet album a amené du danger et de l’excitation dans ma vie. Il est puissant, mélodique, sombre. Aujourd’hui, dès leader du groupe de nu metal League, Depeche Mode, confiait Juan qu’il y a une chanson des Killers en Deftones dont le premier concert était Atkins au site Electronic Beats en 2013. mode mineur, elle peut à coup sûr être un show de Depeche Mode à Donc j’ai forcément été influencé.” reliée au Depeche Mode de cette Los Angeles dans le cadre du World En parallèle de la révolution techno, la période.” Violation Tour en 1990 (il a même la bouillonnante scène qui mixe à foison C’est particulièrement vrai sur le fleur de Violator tatouée sur le biceps). pop et électronique dans les premier album du groupe, Hot Fuss Moreno donc, dont le side project années 1980 se nourrit et s’enrichit des (2004), qui multiplie les références à la Crosses joue une dark wave glacée qui influences des uns et des autres au synthpop des années 1980 en les évoque forcément la musique de ses point parfois qu’un groupe se retrouve mêlant à des guitares bel et bien rock. idoles, mais aussi Marilyn Manson, à sonner exactement comme l’un Pas de parodie ici, mais une véritable Rammstein, Converge, Fear Factory ou de ses petits camarades de jeu. Ainsi, envie de rendre hommage à un courant encore Ghost et Lacuna Coil : tous ont le bien nommé groupe allemand fondateur. Mais les gars de Muse par le passé enregistré une ou plusieurs Camouflage a souvent paru singer peuvent-ils en dire autant ? En 2006, reprises de Depeche Mode. Depeche Mode, notamment sur des Map of the Problematique “empruntait” “La voix de Dave Gahan m’a toujours titres comme The Great Commandment énormément à Enjoy the Silence, attiré, expliquait Burton Bell, chanteur ou Love Is a Shield… en toute décontraction… De l’hommage de Fear Factory à Rolling Stone. Plus près de nous, le trio synthpop au plagiat, il n’y a parfois qu’un pas. Elle reflète une émotion profonde, de écossais Chvrches n’a jamais caché l’engagement. Ce n’est pas vraiment ce son admiration pour Depeche Mode, et qu’il chante mais comment il le chante certains titres du groupe comme Leave Matthew Dear. qui a fait de moi un fan.” Marilyn a Trace, Lies ou Clearest Blue portent Manson, qui a repris Personal Jesus le sceau de leurs glorieux aînés. Après en 2004, évoquait pour sa part le “sex avoir ouvert pour les Anglais lors de appeal” de chansons “hypnotisantes” quelques concerts de la tournée Delta au moment de justifier son attirance Machine en 2013, la chanteuse de pour le répertoire du trio. Chvrches, Lauren Mayberry, avait même rédigé un billet de blog pour le site du L’electro reconnaissante quotidien écossais The Scotsman Plus évidente encore, la fascination que intitulé “Cinq raisons d’aimer Depeche le groupe a exercée sur les musiciens Mode”, évoquant tour à tour la de la scène techno dans les puissance d’un songwriting intemporel, années 1980. Invités à Detroit en 1989, des prestations live ahurissantes Martin Gore, Dave Gahan et Andy et son admiration pour Dave Gahan, Fletcher y rencontrent les pionniers de icône rock et voix charismatique de la scène techno locale Derrick May et la synthpop. Juan Atkins. Les deux DJ passent à Avec toujours un temps d’avance sur cette époque les singles du groupe lors l’époque, notamment en matière de des sets qu’ils jouent dans les clubs de production (il n’y a qu’à écouter Violator Motor City. En toute logique, la pour s’en convaincre), Depeche Mode synthpop organique de Depeche Mode ne pouvait laisser insensibles les ne pouvait que donner des ailes à la amoureux de machines en tout genre, techno naissante. “A cette époque, et ils sont nombreux, sur la scène quand j’ai commencé à enregistrer, les electro actuelle, à encore et toujours groupes à la mode étaient Kraftwerk, piocher çà et là des idées dans Yellow Magic Orchestra, The Human le catalogue des maîtres du genre.

86-89 Héritiers-Itv Chauveau.indd 88 13/06/18 16:06 ENTRETIEN SYLVAIN CHAUVEAU (2018)

UNCOVERED Musicien aventureux et inclassable, Sylvain Chauveau a publié en 2005 Down to the Bone, album de reprises acoustiques épurées de chansons de Depeche Mode. Entretien Jérôme Provençal

uand et par quel biais as-tu d’après-concert en France sur la découvert Depeche Mode ? tournée Playing the Angel. Le premier contact remonte Heureusement, ça ne s’est pas fait. Qà 1985, avec la chanson Je ne pense pas qu’ils auraient Shake the Disease. C’est ma grande forcément apprécié d’entendre encore sœur qui l’écoutait, et j’ai dû d’abord leurs chansons en plein chill-out, juste l’entendre à travers la fine cloison en après avoir joué. Mais j’ai eu plus tard bois qui séparait nos chambres l’opportunité de rencontrer Daniel Miller, d’adolescents. Dans mon souvenir, le manager originel du groupe et c’était le premier morceau du groupe fondateur du label Mute, qui a sorti qui passait massivement sur les radios tous leurs disques. Très sympa et françaises. Mais peut-être que j’ai raté direct, il m’a dit qu’il avait aimé cet un épisode avant. Je crois que je n’ai album de reprises. Il trouvait que c’était pas trop aimé au début. J’avais 13 ans du bon boulot. Sa seule petite critique et je ne connaissais alors que la variété tenait au fait que, selon lui, je chante inoffensive. A côté, Depeche Mode parfois trop à la façon de Martin Gore me paraissait trop indus, trop froid. – sur Home, en particulier. Et c’était Et puis leur look, c’était vraiment pas assez bien vu, je crois. possible. Quel était pour toi le principal Néanmoins, petit à petit, leur musique challenge dans ces reprises t’a séduit. De quelle façon ? acoustiques ? Dans la petite ville old school où je Je savais qu’il y avait suffisamment de vivais alors, Depeche Mode me titres forts dans leur répertoire pour semblait un peu la honte. En surface, qu’ils puissent être réinterprétés dans je ne pouvais pas aimer. Ça allait trop n’importe quel style. Alors j’ai choisi à l’encontre de ma vision d’ado ceux qui m’avaient touché le plus musicalement inculte : il me fallait et je les ai transposés à la musique que des musiciens qui jouent je faisais : une musique de chambre Dans quelle mesure le groupe a-t-il ostensiblement, pas des machines lente et minimale, avec piano, cordes influé sur ta propre musique ? mais des guitares et des batteries, une et clarinette. Et je me suis remis Leur musique, pas du tout, je pense. espèce de virilité symbolique, à chanter pour l’occasion, moi qui me Mais la voix de Martin Gore, oui. Son je suppose. Et pourtant, en secret, ils consacrais alors à la composition timbre sublime, sa justesse, son vibrato touchaient des points sensibles. instrumentale. Je n’avais pas mesuré désarmant : je donnerais beaucoup L’évidence mélodique, l’efficacité des l’ampleur du challenge : j’ai eu l’idée pour pouvoir chanter comme ça, arrangements, la noirceur romantique en 1997 et j’ai terminé l’album en 2005. franchement. Dans le groupe, il ne fait de leurs chansons. Je me revois Huit ans pour trouver le type quasiment que des voix secondaires, écouter la nuit l’album Black d’instrumentation, les bons musiciens, c’est fou. Je sais que les fans vénèrent Celebration sur mon fidèle baladeur les arrangements, le label, le Dave Gahan envers et contre tout, mais à cassettes. Puis, avec Music for the financement… Une épopée complète. Martin Gore reste le héros du groupe Masses, ça devenait difficile de résister A la sortie du disque, Arnaud Viviant a à mes yeux. Je crois qu’il a la position à la succession de tubes sombres écrit dans Les Inrocks que c’était idéale. Il écrit les chansons, paroles, et martiaux, au superbe noir et blanc l’Unplugged que Depeche Mode ne musique, il a la reconnaissance et les granuleux des clips d’Anton Corbijn. ferait jamais. A mon avis, ce n’est pas droits d’auteur, mais il reste en retrait, Never Let Me Down Again, c’est quand ça. C’est ma vision, ma réinterprétation sur scène et dans la promo. Pendant même un des plus beaux singles des de leur musique. Ce qui me fait le que Gahan fait face aux journalistes années 1980, non ? plus plaisir, c’est quand des gens pour une énième interview, il boit Sais-tu si ton album de reprises est viennent me dire qu’ils n’aimaient pas un coup tranquille au bar de l’hôtel. parvenu jusqu’à leurs oreilles ? Depeche Mode et que mes versions Down to the Bone – An Acoustic Tribute A un moment, on m’a proposé de faire leur ont fait aimer ces chansons pour to Depeche Mode (Les Disques du Soleil et de

MATTHEW DEAR © OLIVIA LOCHER. SYLVAIN CHAUVEAU EMMANUELLE LEBLANC un concert devant eux, pour une soirée la première fois. l’Acier, 2005).

86-89 Héritiers-Itv Chauveau.indd 89 13/06/18 16:06 ENTRETIEN DAVE GAHAN (2017)

“UNE SUCCESSION DE RÉDEMPTIONS” A l’occasion de la sortie de Spirit, quatorzième album ambitieux, on rencontrait en 2017 Dave Gahan pour évoquer son enregistrement. Entretien Maxime de Abreu

essens-tu toujours une certaine pression à la avait beaucoup de choix à faire, beaucoup de pistes à sortie d’un nouvel album ? explorer. Ça n’a pas été facile d’abandonner certaines Il y a davantage de pression au moment de le faire chansons… Mais au bout de plusieurs mois, il y a un moment qu’au moment de le sortir. Quand on prépare un précis, pour chacune des chansons qu’on retient, où je sens album, on veut toujours qu’il soit le mieux possible que ça fonctionne, et c’est là que mon autre rôle entre en jeu : Ret y mettre tout ce qu’on a. Un peu de tension, c’est une chanter en apportant un maximum d’humanité. bonne chose. Il faut du challenge. C’est d’ailleurs pour ça La définition des rôles au sein de Depeche Mode est une qu’on a travaillé avec de nouvelles personnes surS pirit, dont longue histoire… James Ford à la production. James avait vraiment faim de Dans l’histoire du groupe, les rôles ont justement été travail. C’était un défi pour lui aussi car il connaissait très bien beaucoup trop définis ! Après tant d’années à travailler la musique de Depeche Mode avant ça. En studio, la ensemble, il faut se forcer à les réinventer. C’est peut-être la difficulté, c’est de penser “en dehors de la boîte”. Et la boîte, chose la plus difficile qui soit, mais il faut essayer. Pour moi, bien sûr, c’est Depeche Mode. Un bon producteur permet les moments où je me sens le moins confiant, ce sont cela. les premières semaines d’enregistrement. Je me demande Pourquoi James Ford ? toujours ce qu’il va advenir, pourquoi on fait ce qu’on fait, Il était en haut de ma liste. J’adore ce qu’il a fait avec Arctic pourquoi on le fait encore, si j’ai vraiment envie de le faire… Monkeys. Et j’adore Simian Mobile Disco. Ça s’était très bien Et puis à un moment, il y a un déclic. Ça peut parfois tenir passé avec Ben Hillier sur les trois albums précédents, mais à un seul son. Tu vois ce processus ? C’est le processus c’était devenu trop familier, trop évident. Il nous fallait à tous de l’inconnu. Il y a quelque chose de magique là-dedans. Et de nouveaux challenges avant que ça devienne ennuyeux. c’est pour ça que je suis là. Quand je fais un album, je ne veux pas avoir la sensation de En solo ou avec Soulsavers, tu as des projets en dehors de partir au travail. Depeche Mode. C’est le secret de la longévité ? Qu’a-t-il apporté au son Depeche Mode ? C’est le mien en tout cas. Ces projets me forcent à sortir de Plein de choses. Il a donné beaucoup de lui-même sur cet ma zone de confort, à aller là où je n’irais pas avec Depeche album. Il a bossé dur, autant comme musicien que comme Mode et l’armée de personnes qui gravite autour du groupe. producteur. On voulait créer une atmosphère de live. James Prendre du recul stimule la créativité. est le genre de mec à attraper n’importe quel instrument et Les paroles de Depeche Mode ont souvent tourné autour à le maîtriser parfaitement avant la fin de la journée. Juste de la foi, du péché, de la rédemption. Tu as l’impression que pour essayer des choses, comme ça. C’est ce qu’il a fait avec c’est encore le cas ? la pedal steel par exemple, qu’on retrouve sur le morceau On essaie toujours de se racheter de quelque chose, non ? Cover Me . Donc la vie est une succession de rédemptions. Il y a une Tu as pris part au songwriting une nouvelle fois ? dimension de désastre et de catastrophe dans ce mot, Oui, toujours avec Martin. A nous deux, nous avions vingt- “rédemption”. Ce sont des choses qui s’expriment bien en

cinq chansons en arrivant en studio. Peut-être davantage. Il y musique, et dans l’art en général. Le désespoir du monde © ANTON CORBIJN

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90-93 ITV Dave Gahan 2017.indd 92 13/06/18 16:18 ENTRETIEN DAVE GAHAN (2017)

“Nous venons tous de la classe moyenne anglaise, où règnent une grande normalité, un grand ennui. Notre point commun, à travers la musique, a toujours été de vouloir échapper à ça.”

s’exprime comme ça, même si c’est parfois délicat pour rendu compte que j’étais en danger à Los Angeles. Je me les artistes, car ce n’est pas forcément concret et réel dans mettais moi-même en danger. Et les gens autour de moi me leurs vies à eux. Mais c’est difficile de définir le thème précis mettaient en danger. Il fallait que je parte. Ça fait dix-huit ans d’une chanson… que je suis marié à ma femme, Jennifer. J’ai fondé une famille Where’s the Revolution, le single de l’album, c’est une vraie magnifique. Je suis fier de mes enfants. J’ai désormais une vie question que vous posez aux gens ? très privilégiée. Ça ne veut pas dire que je me moque du On demande au monde où est passée l’idée révolutionnaire monde autour de moi, mais maintenant je sais ce qui compte d’un esprit commun à tous. On devrait davantage explorer vraiment. Quand on arrive à New York, on devient la partie d’un l’idée de rassemblement plutôt que celle de division. On vit tout. C’est dur de quitter cette ville quand on y a mis les pieds. dans un monde guidé par l’idée d’être plus fort ou plus riche Si tu t’emmerdes à New York, alors c’est toi qui es emmerdant ! que son prochain. Comme si se séparer des autres était La consommation de masse, le culte de l’individualité, un but à atteindre. Ce n’est pas ma façon de penser, et quitte l’esthétique SM, aujourd’hui la révolte populaire : à travers à paraître naïf, ce n’est pas celle de la majorité des gens ses chansons et sa mise en scène, Depeche Mode a toujours sur cette planète. Ceux qui détiennent le pouvoir veulent anticipé certains mouvements de la société. nous persuader du contraire. Ils veulent imposer la peur. Depeche Mode a toujours été une bulle. Mais musicalement Dans ce pays, par exemple, on nous incite à avoir peur des et culturellement, on reflète forcément quelque chose. musulmans. Tous ! C’est tellement ridicule et déprimant… Longtemps, les rock critics n’ont pas compris ça. Ils se Je suis conscient de n’être qu’un entertainer, mais je suis bornaient à nous poser des questions comme : “Pourquoi heureux et reconnaissant de pouvoir exprimer ce genre de vous n’avez pas de batteur ? Pourquoi autant choses en musique. d’électronique ?” C’était absurde. Ça ne nous a jamais Ça fait vingt-sept ans que tu as quitté l’Angleterre pour les intéressés de reproduire des choses déjà existantes. On a Etats-Unis. Peut-on écouter Where’s the Revolution comme toujours cherché ce qui était dans la marge, ce qui était une réponse à l’élection de Trump ? Comment y as-tu réagi étrange, ce qui était en germe. Encore aujourd’hui, en studio, d’ailleurs ? si quelque chose a l’air trop normal, il y aura quelqu’un pour Cette élection est une folie, une absurdité. Mais c’est comme dire : “Rendons ça plus bizarre !” Nous venons tous de la ça. Le pays a voté. La majorité l’a emporté. Enfin, pas classe moyenne anglaise, où règnent une grande normalité, vraiment la majorité… Je pense que nous avons tous une part un grand ennui. Notre point commun, à travers la musique, a de responsabilité dans ce qu’il se passe. Toutefois, je pense toujours été de vouloir échapper à ça. aussi que ce n’est qu’une passade. Il s’enterre tout seul Le nouvel album s’appelle Spirit. Quel est ton rapport à Dieu chaque jour et il vient à peine de commencer son mandat. aujourd’hui ? A-t-il évolué avec le temps ? Je n’aime pas trop m’aventurer sur le terrain de la politique, Je pense, comme je le disais en parlant de Where’s the mais en ce moment, c’est difficile de se retenir. Revolution, qu’il y a un esprit qui nous lie les uns aux autres. En attendant la fin de cette “passade”, que peuvent faire Je ne sais pas ce qu’est cet esprit, mais j’ai connu trop de les artistes ? coïncidences étranges dans ma vie pour penser le contraire. Il faut rester positif et utiliser, chacun à son niveau, ses J’espère que cet album poussera les gens à s’interroger sur propres moyens d’expression. C’est à cela que sert l’art : à eux-mêmes et sur les autres autour d’eux. Notre condition partager des idées. Je crois vraiment qu’on peut faire bouger à tous sur cette Terre, c’est de faire des choix. Que ce soit les choses collectivement. pour s’engager politiquement ou choisir un plat au restaurant. Cette année, Depeche Mode permet aux fans de s’inscrire Certains, évidemment, ont moins de liberté dans ces choix, pour gérer la page Facebook du groupe pendant une journée. car ils sont victimes de l’oppression. Pour moi, c’est très C’est une façon détournée de dire : “prenez le pouvoir” ? facile. Je pourrais rester dans mon bel appartement, en haut D’une certaine façon, oui. C’est une manière de pousser de ma tour, à regarder New York le reste de ma vie. Mais les gens à s’exprimer à la fois individuellement et le défi, pour moi, c’est de réussir à partager certaines choses. collectivement. Quand je suis arrivé à New York, je voyais La musique donne un sens à cette idée. vivre ensemble un grand nombre de gens très différents Quand tu repenses à ta vie, as-tu l’impression d’avoir vécu pour la première fois de ma vie. Ici, peu importe la religion, plus intensément que des milliers de personnes réunies ? la couleur de la peau ou la culture de chacun, on fait tous En vieillissant, j’apprends à profiter davantage de l’instant, partie d’un tout. Et New York est une île ! La preuve que c’est sans me soucier de ce qui est arrivé, de ce qui arrivera possible de ne pas s’entretuer. ou n’arrivera pas. Cette façon de penser m’apporte une plus Après toutes ces années à New York, trouves-tu encore ce grande liberté de choix. Je n’ai plus besoin des drogues que tu étais venu chercher en quittant Los Angeles ? pour prendre du recul sur ma personne et sur ma vie. J’ai J’ai quitté L.A. pour une raison très précise (arrêter la drogue mis une énergie incroyable, quand j’étais plus jeune, à définitivement, après des années de dépendance – ndlr). essayer de m’éloigner de moi-même. Puis j’ai appris à Je voulais changer de vie et garder certaines choses aussi loin m’accepter. Ce qui est évidemment un chemin vers

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TRÉSORS PUBLICS Faces B, remixes, versions alternatives… Vingt morceaux de choix pour explorer la discographie de Depeche Mode. Par Laurent Malet

Depeche Mode Depeche Mode de façon ahurissante, à fond la caisse, Photographic (Some Bizzare Something to Do (Metal Mix), pied au plancher battant la mesure Version), 1981 1985 et en ayant même le front de le mêler Première trace discographique du 1985 marque la sortie du premier à leur propre Behind the Wheel dont groupe, Photographic apparaît sur Some best-of de la bande de Basildon, il constitue la face B. Bizzare Album, compilation du label The Singles 81>85, agrémenté de deux éponyme où ils côtoient d’autres titres inédits, It’s Called a Heart et Depeche Mode espoirs anglais tels que Soft Cell, Shake the Disease. En face B de ce Stjärna, 1988 The The ou Blancmange. Quelque part dernier, une version dépouillée de Les faces B restent un terrain fertile entre Gary Numan et Orchestral Something to Do où sont développées en expérimentations, même pour Manoeuvres in the Dark, cette Some les obsessions industrielles de Martin un groupe qui désormais tutoie les Bizzare Version a peu à voir avec la ligne Gore qui irradient les deux singles sommets. Prolongeant la facture de synthé entêtante et la métronomie précités. A la voix nue de Dave Gahan classique aux accents wagnériens et martiale qui irriguent le Photographic sont adjoints des sons métalliques et opératiques de sa face A (Little 15), qu’on retrouvera radicalement modifié froids, adoucis de murmures Stjärna (“étoile” en suédois) est une sur leur premier album. sporadiques. Ça frotte, ça pique, ça fait composition instrumentale de Martin du bien à qui aime se faire du bien Gore qu’Alan Wilder interprète seul au Depeche Mode avec du mal. Et, de cette guerre du feu piano. Sur une autre version vinyle, elle Ice Machine, 1981 et de la glace, nul ne sort vainqueur, si sera même augmentée d’une variation Le 20 février 1981, Depeche Mode ce n’est l’amateur de DM SM. autour de la Sonate pour piano n° 14 publie son premier single, Dreaming dite “au clair de lune” de Ludwig von of Me, qui ne figurera pas sur leur Depeche Mode Beethoven. Toujours synthétique dans premier album Speak & Spell. Comme Black Celebration (Black Tulip le dépouillement, Stjärna atteint sur la plupart des 45 tours qui Mix), 1986 le syncrétisme dans son traitement. paraîtront par la suite, celui-ci propose La marche triomphale se fait à grands une face B inédite qui fera le bonheur pas. Après les ventes impressionnantes Martin L. Gore des futurs collectionneurs. Ice Machine, de Some Great Reward déboule Motherless Child, 1989 mid-tempo aux vocaux hésitants Black Celebration et une nouvelle salve Grâce à la trilogie Some Great Reward, tout habillés de naïveté, sera exhumée de singles (Stripped et deux Questions, Black Celebration, Music for the des années plus tard par les une of Time et l’autre of Lust) qui Masses, Depeche Mode a atteint le toit Norvégiens de Röyksopp dans une les stadifient. En bonus, des inédits et du monde pop en à peine cinq ans. version plus organique que cette rareté des remixes, dont celui de Black Après l’immense tournée 101 des premiers jours. Celebration (sur le single A Question immortalisée par D.A. Pennebaker, of Time) où Dave Gahan joue Martin Gore s’offre un pas de côté en Depeche Mode et s’amuse de sa voix sur plusieurs forme de mini-album solo, Counterfeit. Master and Servant (Slavery registres pour une vision pour le moins En fin de course, après des reprises, Whip Mix), 1984 alternative et, au final, pas si dark, de entre autres, de Tuxedomoon, Sparks Le milieu des années 1980 reste l’ouverture de l’album. ou The Durutti Column, il traduit son l’apogée du maxi 45 tours, étrange amour du gospel et fait de Motherless objet qui, en plus de la chanson Depeche Mode Child une marche funèbre atonale, et originale, incluait une version edit (ou Route 66 (Beatmasters Mix), d’une émotion aussi profonde que les instrumentale) et une extended version 1987 interprétations plus “orthodoxes” de dont le principe était le plus souvent Hérésie ! Comment ces apôtres du Mahalia Jackson et Louis Armstrong. d’étirer artificiellement la durée initiale 100 % synthétique peuvent-ils de l’original en répétant le beat de base, s’attaquer à un classique aussi Depeche Mode enjolivé de bleeps et d’effets organique qu’immarcescible, carrefour Personal Jesus (Acoustic électroniques tronquant et bouclant les à la croisée du rock et du blues Version), 1989 vocaux. Un passage obligé qui trouve (crossroad 666 ?) déjà fréquenté, entre Violator, un des sommets créatifs de sa pleine expression avec ce Slavery autres, par les Stones, Chuck Berry ou DM, est presque toujours décrit comme Whip Mix qui file la métaphore SM Dr. Feelgood ? Tout d’abord parce que “l’album où Depeche Mode s’est mis en se la jouant synth métallique sur le blues a aussi inspiré leur musique à utiliser des guitares”. Sans pour près de dix minutes. (lire p. 18). Et ensuite, en le (re)prenant autant atteindre une légitimité rock

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à laquelle le groupe n’aspire pas Depeche Mode Dave Gahan nécessairement, puisqu’il s’attaque ici Useless (Kruder & Dorfmeister Bitter Apple, 2003 au blues et gospel. Et qui dit album Remix), 1997 Lorsque les deux leaders d’un groupe à guitares dit aussi version acoustique, Depeche Mode a désormais quinze ans majeur sortent un album solo la même exercice maîtrisé qui enlumine mieux d’existence et, dans cet intervalle, année, on craint toujours pour l’avenir encore le Personal Jesus électrique la scène électronique, de la house à la immédiat dudit groupe. En 2003, qui compte parmi les chefs-d’œuvre techno en passant par le trip-hop, Dave Gahan s’offre les services de Ken de Martin Gore – et de Johnny Cash, a envahi le monde. L’influence de Thomas, connu pour son travail avec qui en livrera une relecture spectrale Depeche Mode, son caractère pionnier Sigur Rós. Si Martin Gore, en qui vaut adoubement au paradis des commencent à se faire jour. Les recompositeur chevronné, parvient à songwriters. garçons coiffeurs de Basildon s’évader en solitaire de son milieu jusqu’alors ironisés sont devenus une naturel, Dave Gahan reste assez proche Depeche Mode influence. Ici, le duo autrichien Kruder du microcosme DM sur Paper Monsters, Enjoy the Silence (Harmonium), & Dorfmeister, tenant d’une electro dont est notamment issue cette 1990 minimale teintée de dub, s’empare d’un “pomme amère” rehaussée de cordes Le mysticisme enfiévré de la paire des singles d’Ultra. Useless devient amples. Gahan-Gore comme les messes noires une ballade languide, moite et tapissée et/ou gothiques ont longtemps compté d’ouate. Une version qui démontre Depeche Mode parmi les clichés collant aux basques une fois encore la malléabilité des The Darkest Star (Monolake de DM parce que, il faut bien le dire, compositions de Martin Gore. Remix), 2011 ils les ont savamment entretenus. En Après Exciter, le règlement intérieur de cette période faste de la fin des Depeche Mode Depeche Mode est modifié suite à années 1980, les sorties successives It’s No Good (Andrea Parker l’ultimatum lancé par Dave Gahan. Soit de Personal Jesus puis d’Enjoy Remix), 1998 Martin Gore accepte que ses acolytes the Silence viennent conforter cette Un an après le duo autrichien sur le participent à la composition et à dimension messianique et même label confidentiel (hors Cologne), l’écriture du prochain album, soit il fantasmatique. Surtout lorsque le c’est au tour de la DJ britannique signe l’arrêt de mort du collectif. Sous second est présenté entièrement Andrea Parker de s’emparer d’un autre ces nouveaux auspices naît en 2005 désossé, avec pour seule vêture un morceau d’Ultra, It’s No Good, pour une Playing the Angel. La prodigalité et la point d’orgue qui nous ramène au relecture complète à la fois bruitiste et générosité ne sont plus de mise, et les Martin Gore solo de Motherless Child. alanguie, rêveuse et menaçante. Ainsi différents formats proposés ne sont Depeche Mode entre-t-il par une porte plus qu’une litanie de remixes sans Depeche Mode dérobée dans une dimension parallèle grand relief, à l’exception de quelques Death’s Door, 1993 de la hype des nineties finissantes : les beaux exercices de style comme celui Après une décennie très inspirée, célèbres compilations DJ-Kicks du de Monolake issu d’un coffret collector Depeche Mode commence à se label allemand Studio !K7. tardif (Remixes 2: 81–11). chercher et à ne se retrouver que pour de fructueuses tournées. Après le Depeche Mode Depeche Mode tournant guitares de l’album précédent, Easy Tiger (Bertrand Burgalat So Cruel, 2011 ils s’emploient sur Songs of Faith and & A.S Dragon Version), 2001 En 2011 paraît AHK-toong BAY-bi Devotion à intégrer le grunge émergent Ayant traversé les errances et les excès Covered, concept album quelque peu à leur répertoire, ce qui ne leur va pas lors de la décennie précédente, le flippant consistant à faire reprendre bien au teint. C’est aussi l’époque désormais trio enregistre Exciter, fort l’intégralité du Achtung Baby de U2 par des turbulences : départ d’Alan Wilder, de quelques morceaux exaltants des artistes tels que Nine Inch Nails, Dave Gahan englué entre addictions comme Dream On ou I Feel Loved. Patti Smith ou Jack White. Depeche multiples et tentative de suicide. Des Une des curiosités parallèles de cette Mode hérite de So Cruel, sans doute expériences chaotiques qui résonnent période demeure cette version d’Easy une des dernières réussites du groupe dans ce morceau méconnu et apaisé Tiger où Bertrand Burgalat et son irlandais, pour une troublante version au titre éloquent, quand beaucoup ont groupe, A.S Dragon, téléportent les où Dave Gahan se bonoïfie vocalement vu le groupe “aux portes de la mort” banlieusards londoniens dans un tout en conservant l’identité de son lors de cette période. psyché-rock gainsbourgien de Pierre groupe. Un pari finalement remporté Henry. Une relecture seventies qui avec panache. Depeche Mode donne une griffe nouvelle à Easy Tiger. Surrender, 1997 VCMG Des turbulences, addictions et Martin L. Gore Single Blip, 2012 obligations résulte l’album Ultra, le Loverman, 2003 Frémissements de plaisir pour les mal-aimé, en dépit de réussites Lorsque l’un des leaders d’un groupe nostalgiques quand, en 2012, Vince patentes ( It’s No Good ou Useless). majeur sort un album solo, on craint Clarke et Martin Gore annoncent qu’ils Dix ans plus tard, Ultra est réédité en toujours pour l’avenir immédiat dudit vont reprendre une collaboration version augmentée, qui exhume un groupe. Ainsi, Martin Gore retrouve sa interrompue plus de trente ans Surrender reptilien et bluesy, passé marotte de 1989 en sortant le second auparavant. En résulte un album à ce à l’as au creux d’une compile de volet de Counterfeit. Au générique, des jour resté unique, Ssss, à la fois techno singles. On peut trouver un trouble et reprises de Led Zeppelin, Nico, Lennon et minimal. A quelques encâblures de plaisant bootleg sur YouTube qui calque ou du Velvet. Parmi ces onze morceaux l’univers DM, efficace et agréablement sur lui les images de La Secrétaire de dépourvus d’artifice, on choisira cette balancé, parfois anecdotique mais Steven Shainberg avec Maggie relecture retenue – et qui n’en est pas recelant de jolies surprises, comme ce Gyllenhaal et James Spader. DM un moins à retenir – du Loverman de Single Blip conçu pour les heures les jour, SM toujours… Nick Cave. plus tardives des clubs.

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94-97 20 trésors cachés-STORE.indd 97 13/06/18 16:08 DEPECHE MODE avec Pour approfondir le sujet, une sélection d’œuvres indispensables à découvrir sur . http://bestof.lesinrocks.com/depeche-mode/ LE BEST-OF

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Construction Time Again Violator 101 Depeche Mode : trafic d’influences Le premier album où Alan Wilder Personal Jesus et Enjoy the La cent-unième et ultime date du David Bowie, Kraftwerk, a rejoint le groupe en tant que Silence sont extraits de cet album, Music for the Masses Tour qui s’est Joy Division, Leonard Cohen, membre à part entière et dans le plus célèbre du quatuor à ce terminé en apothéose en Sparks, Frankie Goes to lequel on retrouve l’un des jour. Autant de classiques que de Californie le 18 juin 1988. Le Hollywood… Toutes les influences meilleurs singles, Everything pistes pour un groupe au sommet documentaire qui accompagne le de Depeche Mode sélectionnées Counts. de sa gloire. live est un must-see. par Les Inrockuptibles.

Some Great Reward Ultra Touring the Angel: Live in Milan Depeche Mode : Sur ce disque aux sonorités Après une période chaotique, Certainement la tournée la plus les indispensables lourdes, métalliques et froides, à la suite d’un trop-plein de iconique du groupe. Un Dave D’Enjoy the Silence à Just Can’t Martin Gore afﬁche clairement succès, Depeche Mode revient en Gahan charismatique, une setlist Get Enough en passant par son envie de se rapprocher 1997 à la croisée entre leurs impressionnante et un timing Blasphemous Rumours, les titres de la musique électronique de sonorités passées et le présent parfait dans la carrière de les plus populaires du groupe Kraftwerk. encore incertain. Depeche Mode. réunis ici.

Black Celebration Delta Machine Tour of the Universe: Barcelona Depeche Mode : Grâce aux sombres Stripped Enregistré entre New York et 20/21.11.09 remixes et tubes de clubs et A Question of Lust, la Santa Barbara, ce treizième album, De son ouverture In Chains en Au fil des années, Depeche Mode formation anglaise passe en 1986 qui reçut de bonnes critiques, passant par I Feel You, Enjoy the a officié entre synthpop, new- au statut de groupe culte aux allie le goût des machines et les Silence jusqu’à Personal Jesus et wave et alternative rock. Ici, son Etats-Unis. racines du blues. Waiting for the Night, ces répertoire se voit transformé en concerts se revivent sans fin. hymnes taillés pour le dancefloor.

Music for the Masses Spirit Live in Berlin Soundtrack Synthpop : les plus grands tubes 1987 marque une étape importante Trente-six ans après leur premier Filmé par Anton Corbijn, ce live Ce genre merveilleux, apparu à la dans la carrière de Depeche Mode : album, Dave Gahan et sa bande depuis la capitale allemande est ﬁn des 70’s, a donné lieu à des hits le single Strangelove est un reviennent avec un album engagé visuellement épatant. Au point internationaux inoubliables : Fade succès mondial, comme l’album qui marque un énième renouveau d’avoir été diffusé dans plusieurs to Grey, It’s My Life, Tainted Love, qui lui succède. avec le producteur James Ford. cinémas autour du monde. The Perfect Kiss… On y revient ?

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