Livre numérique (Intégral)

Chaire de recherche du Canada en histoire de l’édition et sociologie du littéraire

socius : ressources sur le littéraire et le social

RÉÉEDITION EN LIBRE ACCÈS

Sociologie de la littérature

Robert Escarpit, Sociologie de la littérature, Paris, Presses Universitaires de , coll. "Que sais-je ?", 8e édition, 1992 (édition originale en 1958).

SOMMAIRE

Présentation par Anthony Glinoer Première partie. Principes et méthodes Deuxième partie. La production Troisième partie. La distribution Quatrième partie. La consommation Conclusion Bibliographie

Source : http://ressources- socius.info/index.php/reeditions/17-reeditions-de- livres/173-sociologie-de-la-litterature

Robert Escarpit, Sociologie de la littérature, édition présentée par Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/17-reeditions-de- livres/173-sociologie-de-la-litterature, page consultée le 02 janvier 2018.

La présente réédition a été menée à bien grâce au travail d’assistanat de recherche de Julien Côté. Qu’il en soit ici remercié, de même qu'Olivier Lapointe pour son aide précieuse au moment de la mise en ligne. socius : ressources sur le littéraire et le social

Présentation

Quarante années durant, le « Que sais-je ? » de Robert Escarpit a été la synthèse de référence sur la sociologie de la littérature2) tandis que les étudiants formés à la sociologie de la littérature jusque dans les années 1990 ont continué à y avoir, l’auteur de ces lignes peut en témoigner, fréquemment recours, quoique prévenus du caractère daté du travail sociologique d’Escarpit. Il a fallu attendre 2000 pour que paraisse une nouvelle synthèse sur le sujet (Paul Dirkx dans la collection « Cursus » d’Armand Colin) auxquelles deux autres se sont ajouté depuis (Paul Aron et Alain Viala pour un nouveau « Que sais-je ? » en 2006 ; Gisèle Sapiro dans la collection « Repères » des éditions La Découverte en 2015).

Pour les littéraires, le nom de Robert Escarpit reste attaché à une branche de la sociologie de la littérature : la sociologie empirique du livre et de la lecture. Dans les années 60, cela a été son terrain de recherche principal avec la publication de l’Atlas de la lecture à Bordeaux (1963), La Révolution du livre (1965),Le Livre et le conscrit (1966, avec Nicole Robine et André Guillemot) et enfinLe Littéraire et le social. Eléments pour une sociologie de la littérature (1970), ouvrage collectif largement consacré aux recherches d’Escarpit et de son équipe. Dans la longue et riche carrière de Robert Escarpit, la sociologie des faits littéraires n’aura toutefois été qu’une étape3. Né en 1918, ce fils d’instituteur, journaliste dans les Brigades internationales au sortir de l’enfance, poursuit une formation en études anglaises avec une thèse sur Byron. Il se spécialise ensuite dans la littérature comparée dont il obtient la chaire à l’Université de Bordeaux et qu’il contribue à institutionnaliser avec la création de la Société française de littérature comparée.

Trop mouvant pour rester longtemps installé dans un fauteuil, Escarpit décide, alors qu’il n’a « jamais fait de sociologie de [s]a vie », de quitter les rangs des herméneutes et d’opérer un virage vers les études empiriques sur le livre et la lecture : « j’ai toujours pensé que le discours sur le discours des autres, ce n’était pas un métier. Faire du baratin sur des livres, sur des écrits des autres, c’était très agréable pour soi, très agréable pour les étudiants qui écoutaient, mais cela n’apportait pas grand- chose... En tout cas, ce n’était pas scientifique4. » La quête de scientificité l’amène à la fin des années 1950 à entreprendre une série d’actions décisives : la collaboration avec la section « livre » de l’UNESCO, qui lui fournit une masse inépuisable de données sur la communication par l’écrit, la publication deSociologie de la littérature puis la

1 / 9 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social fondation à Bordeaux du Centre de sociologie des faits littéraires, rebaptisé ensuite Institut de Littérature et de Techniques Artistiques de Masse (ILTAM) et bientôt laboratoire de recherche associé au CNRS .

Pas plus qu’il ne s’est arrêté à la littérature comparée, Escarpit ne s’en tient à la démarche sociologisante. Second virage intellectuel et institutionnel majeur : il organise des programmes professionnalisants en Sciences de l’information et de la communication, crée un autre centre de recherche, le LASIC (Laboratoire Associé des Sciences de l’Information et de la Communication), fonde une section de journalisme à l’IUT et participe à la création d’une section du CNU (à l’époque Comité Consultatif des Universités) dédiée aux Sciences de l’information et de la communication. C’est la période (1960-1972) de ce qu’Anne-Marie Laulan appelle « l’effervescence bordelaise ». Bien entouré désormais par une équipe de chercheurs (Robert Estivals, Pierre Orecchioni, Gilbert Mury, Nicole Robine pour les littéraires), il publie de son côté une Théorie générale de l’information et de la communication (1976) qui deviendra le principal classique de cette discipline pour toute une génération. La dernière partie de sa vie n’est pas moins riche que les précédentes : auteur d’une vingtaine de romans, il a aussi publié trente ans durant des chroniques en « une » du Monde, a été élu conseiller régional d’Aquitaine apparenté communiste et a été très actif sur le terrain associatif à Bordeaux jusqu’à sa mort en 2000.

Sociologie de la littérature annonce l’avènement de « l’École de Bordeaux » et veut en quelque sorte en être le manifeste. « C’est un livre volontairement provocateur, se souvient Escarpit dans une interview, où se posent plus de questions que je ne donne de réponses, mais il a eu un succès fantastique8) et de la sociologie du champ littéraire de Pierre Bourdieu (avec l’article fondateur « Le marché des biens symboliques » la même année) déplacera sans la résoudre cette tension fondatrice et, somme toute, structurante pour les approches sociales du littéraire.

Paul Dirkx et Laurence Van Nuys ont chacun produit une excellente analyse des propositions théoriques de Robert Escarpit dans Sociologie de la littérature9. Je renverrai donc à leur travail respectif et me contenterai de relever quelques inflexions générales du livre. Même si un tiers à peine du volume y est consacré, la question des publics et de la consommation (on dira plus tard de la « réception ») est au cœur de la démarche d’Escarpit, à la fois sur le plan de la méthodologie (acquisition et classement de données), sur le plan théorique (la littérature conçue comme une communication) et sur le plan politique (la réaction contre l’élitisme culturel des

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« grandes œuvres » professé par des penseurs du social comme Goldmann et Adorno). Le public avait été le grand oublié de l’histoire littéraire d’avant-guerre et les formes d’analyse traditionnelles (commentaire textuel et biographie d’auteur) n’en faisaient aucun cas. La nouveauté est venue de la philosophie : Sartre avait proposé dans Qu’est-ce que la littérature ?(1948) des analyses capitales pour penser l’inclusion de la réception dans l’étude sociale (mais non sociologique, Sartre s’en défendait) de la littérature. Pour le philosophe, « l’objet littéraire est une étrange toupie qui n’existe qu’en mouvement » quand elle est mise en branle par la lecture ; Escarpit fait sienne cette conception mais se dote pour la faire valoir des moyens de la statistique et de la bibliométrie naissante (on parle plutôt à l’époque de bibliologie).

La communication littéraire selon Sociologie de la littérature s’organise en trois temps : la production (les écrivains), la distribution (les éditeurs, les libraires, les circuits lettrés et populaires) et la consommation (les publics, la mesure du succès, les habitudes de lecture). Pour le dire autrement : « Aussi, tout “fait littéraire”, si on l’aborde d’un point de vue phénoménologique (en tant que phénomène) et non pas ontologique, implique-t-il un “circuit d’échanges” entre trois pôles : le producteur, le distributeur et le consommateur : “il y a ‒ au moins ‒ trois mille façons d’explorer le fait littéraire”. Ce fait est toujours un phénomène à trois dimensions, chaque point du circuit contenant les trois dimensions à la fois (p. ex. la diffusion se faisant en fonction de l’écrivain et de son livre, d’un côté, du public, de l’autre)13 qui se reconnaîtront, ou pas, dans la « sociologie de la littérature ».

Le livre de 1958 s’engage lui-même sur plusieurs pistes nouvelles de recherche dont je ne donnerai qu’un exemple14. Sous l’impulsion de quelques pionniers des études empiriques et sociologisantes sur le littéraire (Albert Thibaudet, Daniel Mornet, Henri Peyre), il se penche avec attention sur la notion de génération, que ses pairs avaient adoptée, mais en conteste tout bien pesé la validité scientifique : « Malgré tout l’attrait d’une pareille hypothèse et le vif désir que nous avions de la vérifier, écrit-il, nous n’avons jamais, pour notre part, pu découvrir de rythme régulier vraiment indiscutable dans la succession des générations. » Le facteur générationnel n’est pas à écarter mais il doit, pense Escarpit, être complété par d’autres. Les origines géographiques, les origines sociales (le métier du père), la situation sociale et économique des écrivains (mécénat, second métier, droits d’auteur) et enfin les formes de socialisation des écrivains (associations, écuries d’auteurs) sont abordées (chap. 4), souvent à partir de données très partielles (Escarpit procède par petits échantillons et croise peu ses données). À ma connaissance, Escarpit est le premier à avoir appliqué aux

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écrivains ces outils statistiques dont les études prosopographiques appliquées au livre et à la littérature (Frédéric Barbier, Christophe Charle, Rémy Ponton, Pierre Bourdieu) systématiseront l’usage.

Totalisante, la démarche d’Escarpit l’est, verticalement, par les types de recherches qu’elle s’assigne, mais aussi, horizontalement, par les objets qu’elle étudie. Le choix du concept de « fait littéraire » jusque dans le nom originel du centre de recherche fondé par Escarpit est significatif de la démarche inclusive qui est la sienne. Parler de « fait littéraire » neutralise les tensions qui ne manquent jamais de surgir à l’usage du terme de « littérature ». Tombent du même coup les hiérarchisations entre ce qui peut ou ne peut pas, devrait ou ne devrait pas faire partie de la catégorie « littérature » (selon les époques : le roman populaire, le roman-photo, le blog, le roman par tweets). Le « fait littéraire » élargit l’empan de la littérature au maximum : « S’opposant à toute forme d’essentialisme littéraire, qui consisterait à définir une fois pour toutes l’“essence” de l’œuvre, la sociologie de la littérature se présente aussi comme un correctif à toute prénotion normative, à toute tentative, consciente ou inconsciente, d’idéaliser une ou plusieurs composantes du système littéraire15. » Homme de gauche, militant associatif, créateur de programmes universitaires, Escarpit a toujours eu à cœur de traquer les élitismes et de promouvoir les lectures populaires.

Un tel refus de se plier devant les échelles de la légitimation universitaire le mettait en marge des études littéraires, comparées ou non, tout acquises à l’époque soit au commentaire des grands textes des grands auteurs, soit à la biographie érudite de minores18. Contre les uns et les autres, Escarpit ouvre les portes de l’université (de province) aux littératures de masse, percée institutionnelle qui s’élargira avec les travaux ultérieurs de l’une de ses recrues, Pierre Orecchioni. Sa démarche a une motivation politique : loin de voir dans la Kultuurindustrie le creuset de toutes les aliénations, comme s’y employait les membres de l’École de Francfort, Escarpit adhère au contraire à une vision positive, parfois même enchantée de la culture de masse, en particulier de la culture écrite (face au tropisme audiovisuel hérité de McLuhan). Elle seule lui paraît source de démocratisation dans la société et serait même susceptible de fournir aux masses les outils de leur libération (Escarpit mettra d’ailleurs en pratique cet intérêt en enseignant, pour la première fois sans doute dans les murs de l’Université française, la série des San Antonio).

Il serait vain de relever tout ce qui, dans ce livre vieux de plus d’un demi-siècle, paraît aujourd’huidaté ou lacunaire : sur le second métier des écrivains, sur le rôle moteur

4 / 9 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social de l’éditeur, sur les phénomènes littéraires transnationaux, sur les mécanismes de consécration et surtout sur le texte littéraire lui-même, pratiquement pas mobilisé tout au long du livre. Toutes ces avenues seront empruntées plus tard et par d’autres. Il revient à Robert Escarpit, à l’instar de Lucien Goldmann, d’avoir proposé avec « intrépidité19 » un programme totalisant à la sociologie de la littérature. Si les perspectives de recherche dominantes depuis les années 1970 dans les approches sociales du fait et du texte littéraire (l’histoire de l’édition, la sociologie des champs, la sociocritique, l’esthétique de la réception, etc.) ne se sont pas reconnues dans l’empirisme positif d’Escarpit, le programme qu’il a tracé a été à bien des égards rempli.

Les rééditions

Un mot enfin sur les mises à jour qu’a apportées Escarpit à son texte dans ses rééditions. Trente-six ans séparent la dernière édition de la main d’Escarpit (1992) de l’édition originale de 1958. La comparaison entre les deux se révèle instructive. Il s’agit principalement de mises à jour de chiffres, de la terminologie (apparaissent par exemple les expressionspaper back et livre-objet) et des classements des pays selon la production, la vente, la distribution des livres, etc. Sont ajoutés des paragraphes à propos des grands changements dans du livre en France : l’ouverture de la FNAC, de la Direction du Livre ou encore la loi Lang sur le prix unique du livre. Certaines expressions, devenues désuètes, disparaissent : ainsi la « littérature à l’estomac » que Julien Gracq avait dénoncée en 1950 devient la « littérature alimentaire » dans la dernière version. De même, alors que la « littérature engagée » était considérée en 1958 comme la « dernière en date des tentatives » pour « établir entre elle [la littérature] et la collectivité de nouveaux rapports organiques », il n’en va plus de même en 1992. Certaines références s’ajoutent, à la faveur d’une note ou d’un paragraphe (à Jean Duvignaud pour sa sociologie du théâtre, à Lucien Goldmann, à Roland Barthes, à Tel Quel) ; d’autres s’effacent (Jean Pommier, Etiemble).

Curieusement, alors que dansLe littéraire et le social Escarpit appelle de ses vœux le développement de disciplines voisines pourvues chacune de ses méthodes20, les rééditions de Sociologie de la littérature restent fermées aux principales tendances des années 1970-1990. Les noms de Claude Duchet, de Marc Angenot, de Pierre Bourdieu n’apparaissent pas dans l’édition de 1992. Escarpit, passé à autre chose

5 / 9 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social dans ses recherches personnelles, consacre plutôt ses mises à jour aux travaux menés par l’ILTAM à Bordeaux (par exemple avec l’ajout d’une mention des travaux sur les bibliothèques d’entreprise, « seul moyen sérieux d’aborder le problème de la lecture en milieu ouvrier »).

Livres de Robert Escarpit sur la littérature, le livre et la lecture

De quoi vivait Byron? Présenté par André Maurois, Paris, Deux-Rives, coll. « De quoi vivaient-ils ? », 1952.

L’Angleterre dans l’œuvre de Madame de Staël, Paris, Marcel Didier, coll. « Etudes de littérature étrangère et comparée », 1954.

Sociologie de la littérature, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais- je ? », n° 777, 1958.

Atlas de la lecture à Bordeaux, Bordeaux, Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1963.

La Révolution du livre, Paris, Unesco/Presses universitaires de France, 1965.

Le Livre et le conscrit(avec Nicole Robine et André Guillemot), Paris/Bordeaux, Cercle de la Librairie – Société bordelaise pour la diffusion des travaux de lettres et sciences humaines, 1966.

Le Littéraire et le social. Eléments pour une sociologie de la littérature, Paris, Flammarion, coll. « Points/Champ sociologique », n° 5, 1970.

Tendances de la promotion du livre dans le monde, 1970-1978, Paris, Unesco, 1982.

Notes :

1. La présente réédition a été menée à bien grâce au travail d’assistanat de recherche de Julien Côté. Qu’il en soit ici remercié, de même qu'Olivier Lapointe pour son aide précieuse au moment de la mise en ligne.

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2. Interview de Robert Escarpit par Jean Devèze et Anne-Marie Laulan, juillet 1992, disponible à l’adresse http://www.uni- bielefeld.de/lili/personen/rwolff/interview%20Escarpit.htm.

3. Je puise mes renseignements dans (Fourgeaud) Maïka et Robine (Nicole), Hommage à Robert Escarpit. Universitaire, écrivain, journaliste. 24 avril 1918 – 19 novembre 2000, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Lecteur – Bibliothèques – Usages Nouveaux », 2001 ; Laulan (Anne- Marie), « Autour de Robert Escarpit : l’effervescence bordelaise (1960-1972) », Hermès, n° 48, 2007, pp. 95-100.

4. Interview de Robert Escarpit, op. cit.

5. Ibid.

6. Notons qu’en cette année climatérique paraissent aussi Anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss etL’apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin.

7. Heyndels (Ralph), « Le centre de sociologie de la littérature de l'Université de Bruxelles », Études littéraires, vol. 21, n° 2, 1988, pp. 121-129.

8. Après l’article fondateur de Claude Duchet, « Pour une socio-critique, ou variations sur un incipit », y figurent des textes de Jean Decottignies, Jacques Dubois, Roger Fayolle, Pierre Barbéris, ou encore de Jacques Leenhardt (sur Lucien Goldmann).

9. Dirkx (Paul), Sociologie de la littérature, Paris, Armand Colin, 2000 ; Nuijs (Laurence van), « La sociologie de la littérature selon Escarpit. Structure, évolution et ambiguïtés d'un programme de recherche », Poétique, n° 149, 2007-1, pp. 107-127.

10. Dirkx (Paul), Sociologie de la littérature, op. cit., p. 104.

11. Escarpit propose à ce sujet le concept de « trahison créatrice » par laquelle l’œuvre littéraire, « sans qu’elle cesse d’être elle-même, lui faire dire dans une autre situation historique autre chose que ce qu’elle a dit de façon manifeste

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dans sa situation historique originelle ». D’autres chercheurs se pencheront par la suite sur cette question : si H. R. Jauss critique vertement « l’objectivisme réducteur » d’Escarpit (Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990 (1974), p. 60), d’autres (Pierre Macherey, Jean-Pierre Esquenazi) réfléchiront aux mêmes questions sans savoir que le comparatiste bordelais les avait précédés sur cette voie.

12. Van Nuijs (Laurence), op. cit., p. 115.

13. Dans les décennies suivantes, la sociologie des écrivains s’est développée sous l’influence de Pierre Bourdieu ; Jacques Dubois et d’autres ont lancé une sociologie historique des institutions et des médiations littéraires (le groupe, l’académie, la censure, etc.) ; la sociologie de la lecture telle que pratiquée à Bordeaux a commencé à voisiner avec d’autres approches (l’esthétique de la réception de Jauss et Iser, la sociologie de la critique journalistique de Joseph Jurt) ; a pris consistance une psycho-sociologie de la lecture, etc. Par ailleurs, l’histoire du livre et de l’édition a progressivement élargi ses intérêts à toute la « chaîne du livre », notoirement les usages du livre (Roger Chartier) et la médiation éditoriale (Jean-Yves Mollier). Enfin, la dimension textuelle, qu’Escarpit occulte presque complètement (pour la faire resurgir avec la question des traductions, des adaptations et des rééditions des œuvres du passé), a été privilégiée par les divers courants de la sociocritique et de la socio-poétique (Edmond Cros, Claude Duchet, Philippe Hamon, Alain Viala, Peter Zima).

14. Tout aussi stimulante est la réflexion qu’il propose sur la difficulté fondamentale posée au travail de l’éditeur selon Escarpit, à savoir de faire correspondre le « public théorique » qu’il se figure être celui de tel livre avec le public réel de ce livre (chap. 5).

15. Van Nuijs (Laurence), op. cit., pp. 112-113.

16. Que l’on pense seulement à la thèse de Claude Pichois, publiée sous le titre Philarète Chasles et la vie littéraire au temps du romantisme en 1965.

17. Huyssen (Andras),After the Great Divide: Modernism, Mass Culture, Postmodernism, Bloomington, Indiana University Press, 1986.

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18. Ce qui n’empêchera pas l’un de promouvoir les auteurs policiers américains et l’autre de faire les pénétrantes analyses que l’on sait sur la culture de masse dans le cadre d’une sémiologie critique des mythologies petites-bourgeoises.

19. C’est ainsi qu’il en parle dansLe littéraire et le social : « un travail auquel il faut reconnaître les mérites de l’intrépidité et de la sincérité » mais seulement un « point de départ » (Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1970, p. 41).

20. Il se félicite que parmi les auteurs deLe littéraire et le social « il y a des positivistes et il y a des marxistes, il y a des sartriens, des goldmanniens et des barthiens » (ibid., p. 8) et il écrit ensuite : « Il faut donc un arsenal méthodologique très souple, les deux armes de base étant pour l’étude du particulier l’analyse structurale ou dialectique, pour l’étude du multiple l’exploitation statistique. Le donné, appréhendé par des techniques qui peuvent aller de la lecture individuelle à l’enquête directive ou non directive, doit être élaboré parallèlement selon les diverses branches du savoir où le phénomène littéraire se trouve impliqué : histoire, linguistique, esthétique, économie, etc., la cohérence de l’ensemble étant établie par des hypothèses de travail provisoires dans lesquelles peuvent se traduire les motivations profondes du chercheur » (Ibid., p. 40).

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Première partie. Principes et méthodes

Chapitre Premier. Pourquoi une sociologie de la littérature ?

I. Littérature et société

Tout fait de littérature suppose des écrivains, des livres et des lecteurs ou, pour parler d’une manière plus générale, des créateurs, des œuvres et un public. Il constitue un circuit d’échanges qui, au moyen d’un appareil de transmission extrêmement complexe, tenant à la fois de l’art, de la technologie et du commerce, unit des individus bien définis (sinon toujours nommément connus) à une collectivité plus ou moins anonyme (mais limitée).

À tous les points du circuit, la présence d’individus créateurs pose des problèmes d’interprétation psychologique, morale, philosophique, la médiation des œuvres pose des problèmes d’esthétique, de style, de langage, de technique, l’existence enfin d’une collectivité-public pose des problèmes d’ordre historique, politique, social, voire économique. Autrement dit, il y a ─ au moins ─ trois fois mille façons d’explorer le fait littéraire.

Cette triple appartenance de la littérature aux mondes des esprits individuels, des formes abstraites et des structures collectives en rend l’étude malaisée. Nous avons peine à nous représenter les phénomènes à trois dimensions, surtout lorsque nous devons en faire l’histoire. De fait, l’histoire littéraire s’en est tenue pendant des siècles et s’en tient encore trop souvent à la seule étude des hommes et des œuvres ─ biographie spirituelle et commentaire textuel ─ considérant le contexte collectif comme une sorte de décor, d’ornement abandonné aux curiosités de l’historiographie politique.

L’absence d’une véritable perspective sociologique est sensible même dans les meilleurs manuels d’histoire littéraire du type traditionnel. Il arrive que les auteurs aient conscience d’une dimension sociale et qu’ils tentent d’en donner une représentation, mais faute d’une méthode rigoureuse et adaptée à cette fin, ils restent le plus souvent prisonniers du schéma traditionnel de l’homme et de l’œuvre. Les profondeurs de l’histoire s’en trouvent écrasées comme sur un écran à deux dimensions et le fait littéraire en subit des distorsions comparables à celles d’une carte du monde sur une projection plane. De même que les mappemondes d’écoliers nous

1 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social montrent faussement un énorme Alaska écrasant un tout petit Mexique, de même douze ou quinze années de Versailles écrasent au xviie siècle soixante ans de vie littéraire française.

On n’éliminera jamais complètement ces difficultés. Même si une représentation parfaite est impossible, l’essentiel est que, biographes ou commentateurs, historiens ou critiques, les explorateurs de la littérature aient du fait littéraire ─ présent ou passé ─ une vision complète et non déformée. Il n’est pas indifférent à la compréhension des hommes qu’écrire soit, de nos jours, une profession ─ ou du moins une activité lucrative ─ s’exerçant dans le cadre de systèmes économiques dont l’influence sur la création est indéniable. Il n’est pas indifférent à la compréhension des œuvres que le livre soit un produit manufacturé distribué commercialement, et donc soumis à la loi de l’offre et de la demande. Il n’est pas indifférent, pour tout dire, que la littérature soit ─ entre autres choses, mais d’une manière incontestable ─ la branche « production » de l’industrie du livre comme la lecture en est la branche « consommation ».

II. Historique

La notion de littérature telle que nous la concevons date des dernières années du xviiie siècle. Originellement, on ne « fait » pas de littérature, on en « a ». C’est la marque d’appartenance à la catégorie des « lettrés ». Pour un contemporain de Voltaire, la « littérature » s’oppose au « public », doublet de peuple. Il s’agit d’une aristocratie de la culture et, dans la mesure où ce fait est un fait social, le problème des relations de la littérature et de la société ne se pose guère de façon consciente.

Or dès le xvie siècle une évolution s’est amorcée, qui se précipite à partir du xviiie. D’une part, les connaissances se spécialisant, les travaux scientifiques et techniques tendent à se séparer progressivement de la littérature proprement dite dont le cercle se rétrécit et tend à se limiter au seul divertissement. Vouée à la gratuité, la littérature cherche dès lors à établir entre elle et la collectivité de nouveaux rapports organiques.

D’autre part, les mêmes progrès culturels et techniques qui accentuent la gratuité de la littérature élargissent dans la collectivité consommatrice le besoin littéraire et multiplient les moyens d’échange. Grâce à l’invention de l’imprimerie, au

2 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social développement d’une industrie du livre, au recul de l’analphabétisme et plus tard à la mise en œuvre des techniques audio-visuelles, ce qui était le privilège caractéristique d’une aristocratie de lettrés devient l’occupation culturelle d’une élite bourgeoise relativement ouverte, puis, à une époque récente, le moyen de promotion intellectuelle des masses.

Cette spécialisation d’une part, cette diffusion de l’autre atteignent leur point critique aux abords de 1800. C’est alors que la littérature commence à prendre conscience de sa dimension sociale. Publié à cette date, l’ouvrage de Mme de Staël,De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, est sans doute dans notre pays la première tentative pour joindre en une étude systématique les notions de littérature et de société.

Mme de Staël définit ainsi son propos dans son Discours préliminaire ; « Je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois1 ».

Il s’agit en somme d’étendre à la littérature le traitement appliqué par Montesquieu, un des maîtres intellectuels de Mme de Staël, à l’histoire du droit, d’écrire un « Esprit de la Littérature ». Au moment où, dans le vocabulaire de la critique, les mots de moderne et de national prennent un sens nouveau, il s’agit aussi d’expliquer la diversité de la littérature dans le temps et dans l’espace par les variations et les traits particuliers des sociétés humaines.

Zeitgeist, esprit d’époque, etVolksgeist , esprit national : c’est dans le cercle des amis allemands de Mme de Staël que naissent et se développent aux abords de 1800 ces deux notions fondamentales. On les retrouve, réparties selon une formule ternaire plus souple, dans la doctrine de Taine : la race, le milieu, le moment. C’est la convergence de ces trois facteurs qui détermine le phénomène littéraire.

Il manquait à Taine d’avoir clairement la notion de « science humaine ». Ainsi que le lui objectait un demi-siècle plus tard Georges Lanson : « L’analyse du génie poétique n’a rien de commun que le nom avec l’analyse du sucre2 ». Son schéma de la race, du milieu et du moment est trop fruste pour englober tous les aspects d’une réalité infiniment complexe. Surtout, ses méthodes ne sont pas adaptées à la spécificité du fait littéraire : au-delà des procédés qu’il transpose brutalement des sciences de la

3 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social nature, il ne dispose, pour atteindre la matière qu’il étudie, que des moyens traditionnels de l’histoire et de la critique littéraire : analyse biographique et commentaire textuel.

Mais l’essentiel de la doctrine tainienne demeure. Depuis Taine, ni les historiens de la littérature, ni les critiques littéraires ne peuvent plus se permettre, malgré qu’ils en aient parfois, d’ignorer les déterminations que les circonstances extérieures, et notamment sociales, font peser sur l’activité littéraire.

L’économie étant une science humaine, on pouvait attendre du marxisme plus d’efficacité que de la doctrine tainienne. En fait, les premiers théoriciens marxistes se sont montrés fort discrets sur les questions littéraires. Le volume dans lequel on a réuni les écrits de Marx et d’Engels Sur la littérature et sur l’art est assez décevant. Ce n’est qu’à partir de Plekhanov, au début duxx e siècle, que se construit une véritable théorie marxiste de la littérature qui est, bien entendu, essentiellement sociologique. Par la suite, le souci d’efficacité politique a conduit la critique littéraire soviétique (et avec elle la critique communiste) à mettre l’accent sur le témoignage social apporté par les œuvres littéraires.

Voici en quels termes Vladimir Jdanov définissait cette attitude en 1956 : « La littérature doit être considérée dans sa relation inséparable avec la vie de société, sur l’arrière-plan des facteurs historiques et sociaux qui influencent l’écrivain [...] (Il) exclut le point de vue subjectif et arbitraire qui considère chaque livre comme une entité indépendante et isolée4 ».

La principale opposition à la méthode sociologique en U.R.S.S. fut celle du « formalisme ». Officiellement condamnée au cours des années 30, la puissante école formaliste prétendait appliquer une science de l’esthétique aux formes et aux procédés de l’art littéraire5. Elle n’est en fait qu’un aspect d’un vaste mouvement qui a ses origines en Allemagne et dans lequel se combinent les influences de la philosophie néo-hégélienne de Wilhelm Dilthey, de la critique philologique et de psychologie gestaltienne. CetteLiteraturwissenschaft ou science de la littérature a été, de la fin du xixe siècle jusqu’à nos jours, un des plus sérieux obstacles à l’apparition d’une véritable sociologie de la littérature.

De son côté, la science sociologique qui, par Comte, Spencer, Le Play, Durkheim, s’était acheminée vers une complète autonomie, laissait de côté la littérature,

4 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social domaine complexe aux données et aux définitions extrêmement incertaines et que protégeait une sorte de respect humain.

Du côté de la critique universitaire, c’est sans doute la littérature comparée dernière- née des sciences littéraires, qui a fourni le plus grand nombre d’initiatives intéressantes dans ce domaine.

L’étude des grands courants de la conscience collective à laquelle Paul Hazard a consacré une partie de son œuvre7.

Pour l’histoire littéraire, une des idées les plus fécondes a été sans doute celle de génération, exposée d’une manière systématique dès 1920 par un disciple de Cournot, François Mentré, dansLes générations sociales. Mais le mérite d’avoir le premier, par un emploi judicieux de la division par génération, donné en partie à l’historiographie littéraire la profondeur sociologique qui lui manquait, revient à Albert Thibaudet dont la révolutionnaireHistoire de la littérature française de 1780 à nos jours parut en 1937.

C’est l’ouvrage fondamental d’Henri Peyre, Les générations littéraires, paru en 1948, qui a véritablement montré la signification sociologique de « ce problème d’inspiration collective qu’est celui des générations littéraires8 ». À ces noms, on peut ajouter celui de Guy Michaud qui, dans sonIntroduction à une science de la littérature, paru à İstanbul en 1950, fut, à ma connaissance, le premier à lancer explicitement ─ entre cent autres ─ l’idée d’une sociologie littéraire telle que nous l’entendons.

Les tendances sociologiques se sont donc longtemps exprimées sous la forme d’idées directrices plutôt que sous celle d’un corps de méthode. Elles ont parfois rejoint les tendances formalistes : sociologie du goût avec L. L. Schücking, langage en tant qu’élément social de la littérature avec R. Wellek9.

Le premier système cohérent de sociologie de la littérature, issu des idées de Georges Lukács, a été formulé et systématisé après la deuxième guerre mondiale par son disciple Lucien Goldmann.

Bien que d’inspiration marxiste, le structuralisme génétique de Lucien Goldmann est conscient des problèmes spécifiquement esthétiques. Son hypothèse fondamentale est « que le caractère collectif de la création littéraire provient du fait que les

5 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social structures de l’univers de l’œuvre sont homologues aux structures mentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible avec elles10 ».

Depuis 1960 le développement des idées structuralistes a ouvert de nouvelles perspectives à la sociologie de la littérature, notamment au départ sous l’influence de Roland Barthes. Sémiologie et sémiotique ont mis l’accent sur l’écriture et sur le texte comme lieu de l’insertion sociologique. Les travaux parus dans la revueTel Quel représentent la pointe de cette tendance, elle aussi d’inspiration marxiste.

La tendance qu’exprime la présente étude, sans renier ses liens avec ces divers courants de pensée, repose sur l’idée fondamentale exprimée par Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, à savoir qu’un livre n’existe qu’en tant que lu et que la littérature doit être perçue comme un processus de communication11.

Jusqu’à une époque récente, l’absence de documentation rendait à peu près impossible l’étude in vivo des phénomènes sociologiques de la littérature. Fort heureusement, la situation s’est sensiblement améliorée après 1965.

Il faut d’abord mentionner le rôle joué par l’U.N.E.S.C.O. : les recensements menés par ses différentes organisations ont permis d’obtenir sur les aspects collectifs de la littérature des renseignements jusque-là inaccessibles. En 1956, le rapport de R. E. Barker, Books for All, faisait le bilan d’une documentation hélas encore trop fragmentaire et conjecturale, mais utilisable comme base de travail.

La révolution du livre de R. Escarpit en 1965 et l’étudeLa faim de lire préparée par R. E. Barker et R. Escarpit à l’occasion de l’Année internationale du Livre de 1972, font le point sur la situation mondiale, en particulier dans les pays en voie de développement. Timidement d’abord, mais ensuite d’une manière plus affirmée, l’industrie du livre s’est ouverte à l’idée d’une recherche systématique. En France, le Service des études et recherches du ministère de la Culture et surtout, depuis 1981, la Direction du Livre de ce ministère ont favorisé des études systématiques sur la consommation littéraire, sur la lecture, sur la production et la distribution des livres non seulement à l’échelle nationale, mais au niveau des régions. Dans les Universités, une véritable science de la bibliologie est en train de prendre corps.

De 1962 à 1982, l’action de l’U.N.E.S.C.O. dans le cadre du Programme de Développement du Livre a aidé les pays du Tiers Monde à rattraper leur retard culturel

6 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social grâce à une politique du livre intelligemment planifiée.

Nous en venons ainsi à ce qui est de nos jours et sera sans doute dans l’avenir le moteur le plus efficace des recherches de sociologie littéraire : la nécessité d’une politique du livre.

III. Pour une politique du livre

Jadis exigence de la sagesse individuelle, se connaître soi-même est maintenant une exigence de la sagesse collective. Or, en matière de littérature, la méconnaissance de soi semble être la règle de nos sociétés. La promotion des masses annoncée depuis plus d’un siècle, mais devenue inéluctable réalité depuis une génération à peine a conduit à repenser la cité dans ses traits matériels. Les traits culturels ont été beaucoup plus négligés. Bien qu’on en parle beaucoup, la notion de culture populaire reste partout marquée par un esprit missionnaire et paternaliste qui masque en réalité une impuissance. Telle les sauriens microcéphales du secondaire, la cité du million d’hommes possède une littérature à l’échelle du millier.

Aussi n’est-il pas surprenant que cette situation ait inquiété les organismes responsables de la politique sociale. En janvier 1957, la revueInformations sociales, organe de l’Union nationale des Caisses d’Allocations familiales, a consacré un numéro spécial à une vaste enquête sur « la littérature et le grand public ». Cette enquête a le mérite d’évoquer à peu près tous les problèmes de la sociologie littéraire et sa publication peut être considérée comme un pas décisif vers des recherches ordonnées12.

On y trouve notamment un article de Gilbert Mury, intitulé Une sociologie du livre est- elle possible ? qui justifie la sociologie littéraire par l’exemple de la sociologie religieuse :

Il n’y a pas encore si longtemps que toute recherche objective sur la foi et les pratiques religieuse était considérée par d’excellents esprits comme un attentat contre toute mystique. Or aujourd’hui, l’épiscopat catholique provoque de telles enquêtes afin d’adapter aux exigences du réel son action pastorale... Il est certain que, des écrivains aux libraires, les hommes du livre gagneraient à voir mener à bien l’étude

7 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social systématique de leur public, à mieux connaître les réactions de celui-ci et par conséquent, les moyens de l’atteindre13.

Gilbert Mury nous rappelle fort à propos que les marchands ont leur place dans le temple des Muses : ayant des aspects économiques que la religion veut ignorer, la littérature n’en doit être que plus ouverte aux considérations sociologiques. Voir clair en elle n’est donc pas simplement une nécessité d’action : c’est aussi une bonne affaire. Il ne s’ensuit pas que nous devions nous limiter à des considérations commerciales. Diderot écrit dans la Lettre sur le commerce de la librairie : « Une bévue que je vois commettre sans cesse à ceux qui se laissent mener par les maximes générales, c’est d’appliquer les principes d’une manufacture d’étoffe à l’édition d’un livre ».

La sociologie littéraire doit respecter la spécificité du fait littéraire. Bonne affaire pour l’homme de métier, elle doit aussi être une bonne affaire pour le lecteur en aidant la science littéraire traditionnelle ─ historique ou critique ─ dans les tâches qui lui sont propres. Ces préoccupations restent indirectement les siennes ; son rôle est seulement de les concevoir à l’échelle de la société.

Un tel programme suppose un vaste dépouillement qui dépasse les possibilités d’hommes seuls ou même d’équipes isolées. Dans la première édition de ce livre, publiée en 1958, je ne pouvais donner que des éléments de résultats sur une infime partie des problèmes posés. Mais cela me permit de prendre contact avec les chercheurs qui s’intéressaient aux mêmes problèmes et même d’éveiller assez de curiosités pour amorcer des recherches nouvelles. Un congrès comme celui de l’Association internationale de Littérature comparée à Bordeaux en 1971 sur le thème Littérature et Société a montré que les spécialistes universitaires de la littérature adoptent de plus en plus volontiers la perspective sociologique.

Le modeste Centre de Sociologie des faits littéraire, fondé à Bordeaux en 1959, s’est fondu dans le vaste Laboratoire associé des Sciences de l’Information et de la Communication. Aux États-Unis, au Canada, en Europe occidentale et orientale, au Japon, de nombreux centres travaillent avec des tendances et des préoccupations diverses, mais avec une même perspective sociologique. On enseigne la sociologie de la littérature dans de nombreuses Universités et ce qui n’était qu’un projet en 1958 est maintenant devenu une réalité.

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Chapitre deuxième. Comment aborder le fait littéraire ?

I. Livre, lecture, littérature

Le fait littéraire se présente à nous selon trois modalités principales : le livre, la lecture, la littérature. Dans le langage courant on emploie souvent ces mots l’un pour l’autre. En fait, les trois notions ne se recoupent que partiellement et leurs limites sont fort imprécises.

Définir le livre est chose malaisée. La seule définition à peu près complète donnée à ce jour est tellement vague qu’elle en est inutilisable : « Un support d’une certaine matière et dimension, éventuellement d’un certain pliage ou enroulement, sur lequel sont portés des signes représentatifs de certaines données intellectuelles14 ». Littré hésite entre une définition matérielle ─ « réunion de plusieurs cahiers de pages manuscrites ou imprimées » ─ et une définition demi-intellectuelle ─ « ouvrage d’esprit, soit en prose, soit en vers, d’assez grande étendue pour faire au moins un volume ». Si nous nous reportons au mot « volume » nous trouvons que c’est « un livre relié ou broché », ce qui ne nous avance guère.

En réalité, il n’existe pasune définition du livre. Chaque pays, chaque administration possède la sienne ou les siennes. En France, le seul ministère des Finances en a une pour la douane et une autre pour le fisc ! L’Assemblé générale de l’U.N.E.S.C.O de 1964 a recommandé l’adoption d’une définition statistique universelle : « publication non périodique contenant 49 pages ou plus ». Les législations canadienne, finlandaise, norvégienne acceptent les 49 pages. Il en faut une de plus au Liban et en Afrique du Sud. Le Danemark exige 60 pages, la Hongrie 64, l’Irlande, l’Italie, Monaco 100 ! À l’inverse, la Belgique se contente de 40 pages, la Tchécoslovaquie de 32, l’Islande de 17. Quant à l’Inde, elle inclut la moindre brochure dans la catégorie des livres ! La définition du Royaume-Uni est longtemps restée financière : était réputée livre toute publication dont le prix était d’au moins 6 pence15.

Le défaut de toutes ces définitions est qu’elles considèrent le livre comme un objet matériel et non comme un moyen d’échange culturel. Beaucoup d’entre elles incluraient l’indicateur des chemins de fer et excluraient telle édition scolaire d’une pièce de Racine ou de Molière. Mais si certaines de ces définitions tiennent compte du contenu du livre, il est curieux qu’aucune ne tienne compte de l’usage qui en est fait.

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Or un livre est une « machine à lire » et c’est la lecture qui le définit : « C’est l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu’est l’ouvrage de l’esprit » (J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?).

Copié, imprimé ou photographié, le livre a pour but de permettre la multiplication de la parole en même temps que sa conservation ; un livre pour une seule personne n’aurait aucun sens. Il semble donc que le nombre des lecteurs devrait intervenir dans la définition. Or l’unité statistique est le titre et non l’exemplaire. C’est seulement depuis 1965 que les statistiques publiées par l’U.N.E.S.C.O. mentionnent les tirages pour certains pays.

Il faut donc considérer avec une extrême circonspection les statistiques publiées dans les différents pays. Vers 1980, il apparaissait que les « géants » de la production ─ c’est-à-dire les pays publiant plus de 20 000 titres par an ─ étaient au nombre de 7 : l’U.R.S.S. et les États-Unis (entre 80 000 et 90 000), l’Allemagne fédérale (entre 50 000 et 60 000), le Japon (entre 40 000 et 50 000), le Royaume-Uni (entre 30 000 et 40 000), la France et l’Espagne (entre 20 000 et 30 000). On retiendra que 32 pays développés, représentant moins de la moitié des adultes alphabétisés et des enfants scolarisés pour 26 % de la population mondiale, produisent 89 % des livres publiés dans le monde et consomment 85 % du papier d’impression et d’écriture. La disproportion, qui avait nettement augmenté dans les années 70, tend à diminuer légèrement dans les années 80. On peut sans doute voir là un des effets de la politique d’incitation suivie par l’U.N.E.S.C.O. depuis 1965.

Compte tenu des importations (par traduction) et des répétitions (par traduction intérieure, comme en U.R.S.S.), la statistique par titres peut nous indiquer tout au plus la richesse, la variété de la vie intellectuelle d’un pays, nous permet d’évaluer (très approximativement) le nombre et la productivité de ses écrivains, mais ne nous donne aucune idée du rôle de la lecture dans sa vie sociale.

Pour analyser le phénomène de la lecture, il faudrait faire entrer en ligne de compte les tirages ─ non seulement ceux de l’édition, mais ceux de la presse. Ces derniers sont en général connus ; les autres sont beaucoup plus difficiles à obtenir. La production mondiale de livres devait se situer en 1980 aux abords de 9 milliards d’exemplaires.

On peut toutefois avoir une idée de ce qui se passe en examinant la consommation de

10 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social papier. Une nouvelle classification des pays selon ces données et tenant compte de la consommation par tête d’habitant de papier journal d’une part, de papier d’impression et d’écriture d’autre part, nous permet de retrouver nos sept « grands » dans le peloton de tête, mais ils ont été rejoints par la Suisse, la Belgique, les pays scandinaves, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. L’U.R.S.S. et la Grande-Bretagne ont définitivement pris la première place16.

Une donnée intéressante est l’importance comparée du livre et de la presse dans le volume des lectures. En France, en 1980, sur les 38 kg de papier d’impression et d’écriture consommés par an et par habitant, la consommation de l’industrie du livre s’élevait à environ 2,3 kg. Au même moment, la consommation de papier journal était de 12 kg par an et par habitant. Or le contenu en mots du papier journal imprimé est, à poids égal et compte tenu des habitudes typographiques, supérieur d’une moitié à celui du papier d’édition. On peut donc dire que les lectures mises à la disposition du lecteur français par le journal sont, en volume, dix fois plus importante que celles du livre. La proportion est valable pour la plupart des pays d’Europe occidentale (Royaume-Uni : 12 à 13 fois), mais en U.R.S.S. les lectures de presse ne représentent que 4 fois celles du livre alors qu’aux États-Unis la proportion est de 200 à 1, ce qui, même en défalquant l’espace absorbé par une publicité proliférante, permet de rendre à l’Américain un rang honorable, mais au titre de lecteur de journal ou de magazine et non de lecteur de livre.

Toutes les lectures possibles ne sont pas effectives. En partant des quantités de papier indiquées plus haut, en éliminant les illettrés et les enfants, en tenant compte du fait qu’un même matériel sert pour trois ou quatre lecteurs, il faudrait admettre qu’un Français lit enmoyenne 40 000 mots par jour (soit une fois et demie la valeur d’un livre comme celui-ci) et un Anglais trois fois autant !

Il faut en outre tenir compte des invendus et des exportations. L’un et l’autre de ces facteurs tendent à diminuer la part du livre. En effet la périodicité des journaux et leur caractère éphémère rendent à la fois possible et nécessaire l’adaptation du tirage à la vente afin d’éviter le « bouillon ». D’autre part, c’est surtout le livre qu’on exporte. Pour la France, compte tenu de l’exportation qui reste forte, notamment vers l’Afrique francophone, on peut évaluer à 12 ou 15 % le « manque à lire » du consommateur français sur la production nationale.

Le livre, on le voit, ne représente qu’une petite partie des lectures possibles et plus

11 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social petite encore des lectures effectives. Il a sa revanche dès qu’on fait intervenir la notion de littérature.

Il est bien entendu que nous ne définissons la littérature par aucun critère qualitatif. Notre critère reste ce que nous appelions l’aptitude à la gratuité. Est littéraire toute œuvre qui n’est pas un outil, mais une fin en soi. Est littéraire toute lecture non fonctionnelle, c’est-à-dire satisfaisant un besoin culturel non utilitaire.

Parmi les lectures effectives, la plupart sont fonctionnelles, notamment parmi les lectures de presse, où l’on cherche surtout des informations, une documentation. Mais dans le livre non plus tout n’est pas littérature.

La littérature n’est qu’une des dix grandes catégories de la classification décimale inventée il y a 80 ans par le bibliothécaire américain Melvil Dewey et que la plupart des pays ont adoptée pour leurs statistiques :

0. Généralités 1. Philosophie. 2. Religion. 3. Sciences sociales. 4. Philologie. 5. Sciences pures. 6. Sciences appliquées. 7. Arts et récréations. 8. Littérature. 9. Histoire et géographie.

Malheureusement, ces catégories sont fort imprécises. La France, en particulier, a ignoré jusqu’en 1963 la catégorie 4 (Philologie) qu’elle joignait, sous le nom de Linguistique, à la catégorie 8 (Littérature). Peu de pays emploient encore la classification plus détaillée et plus précise recommandée par l’U.N.E.S.C.O. en 1964.

C’est pourquoi les statistiques officielles ne peuvent nous donner que des indications vagues et souvent fausses. Si l’on s’en tient à la classification décimale et à la statistique par titres, la « littérature » représente 24 à 25 % de la production française. Légèrement plus faible en Allemagne, légèrement plus forte au Royaume-Uni, cette proportion tend à se stabiliser vers 23 % dans les grands pays producteurs. Elle peut passer au-dessous de 10 % dans les pays récemment libérés du statut colonial où les nécessités techniques priment tout et où des équipes d’écrivains autochtones n’ont pu

12 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social encore se développer.

D’autre part la presse ─ et en particulier la presse hebdomadaire ou mensuelle ─ contient une proportion variable, mais souvent assez forte, de lectures non fonctionnelles à caractère littéraire : romans-feuilletons, nouvelles, contes, essais, billets, etc. Une partie de ce matériel est ré-utilisé par l’édition, mais la masse de la production littéraire périodique est considérable et équilibre parfois celle des livres : sans parler desdigests , les textes publiés par les magazines du type Saturday Evening Post ont satisfait aux États-Unis le besoin littéraire de millions de personnes avant la révolution du livre de poche (paperback).

On ne peut donc compter sur les classifications formelles ou matérielles systématiques pour se faire une idée claire des rapports lecture-littérature. C’est plutôt la nature de l’échange auteur-public qui nous permet de dire ce qui est littéraire et ce qui ne l’est pas. Aussi bien dans la presse que dans l’édition, il existe un grand nombre de textes à intention fonctionnelle dont on fait couramment un usage non fonctionnel et proprement littéraire. C’est souvent le cas des reportages, des critiques de livres, et il serait aisé de citer nombre d’ouvrages techniques, scientifiques ou philosophiques par leur intention avouée qui constituent d’authentiques œuvres littéraires et ont été traités comme tels par le public. Dans la mesure où il permet de s’évader, de rêver ou au contraire de méditer, de se cultiver gratuitement, tout écrit peut devenir littérature : G. K. Chesterton a même montré qu’il y a un usage littéraire de l’indicateur des chemins de fer17 !

Inversement d’ailleurs, il y a des usages non littéraires de l’ouvrage littéraire : la consommation de littérature ne s’identifie pas avec la lecture littéraire. On peut acheter un livre avec d’autres intentions que de le lire. On peut lire un livre avec d’autres intentions que d’en tirer un plaisir esthétique ou d’en recueillir un bénéfice culturel.

On voit que l’intelligence du fait littéraire ─ quelle que soit la modalité par laquelle on l’aborde ─ pose des problèmes de psychologie individuelle et collective. Une définition rigoureuse de la littérature suppose une convergence d’intentions entre le lecteur et l’auteur, une définition plus large exige au moins une compatibilité d’intentions. Si nous ne tenons pas compte de ces exigences, il nous sera impossible de voir dans la lecture autre chose que la consommation mécanique d’un certain matériel imprimé, il nous sera impossible de voir dans le livre autre chose qu’une des formes de ce

13 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social matériel, et non sans doute la plus importante.

II. Les voies d’accès

La méthode la plus évidente pour comprendre un phénomène à la fois psychologique et collectif est de poser des questions à un nombre suffisant de personnes judicieusement choisies. C’est cette méthode de l’enquête que le Dr. Kinsey a employée quand il a voulu définir le comportement sexuel de ses compatriotes. Il aurait certainement rencontré beaucoup plus de difficultés s’il avait essayé de définir leur comportement culturel par le même procédé. Les chances d’une réponse à la fois lucide et sincère sont extrêmement réduites dès qu’on interroge quelqu’un sur ses lectures. Alors que confier à un enquêteur les particularités d’un comportement sexuel peut flatter un exhibitionnisme latent, avouer des goûts littéraires (ou antilittéraires) qui « déclassent » par rapport au milieu social ─ qu’ils soient trop grossiers ou trop raffinés ─ n’a rien que de pénible ; la plupart des intéressés ont déjà beaucoup de difficulté à s’avouer à eux-mêmes ces goûts.

Il suffit de comparer les résultats obtenus par l’observation directe et systématique du comportement culturel d’une personne à ceux que fournit son témoignage, même de bonne foi, pour comprendre l’extrême difficulté que présente l’exploitation de renseignements subjectifs. Tel qui citera Stendhal ou Malraux comme ses lectures habituelles et confessera qu’il lit parfois un roman policier ou deux pour se délasser, aura peine à admettre que le temps consacré par lui à la littérature policière est en fait plusieurs fois supérieur à celui qu’il accorde à ses « livres de chevet ». S’il mentionne la lecture du journal, il oubliera les quelques minutes qu’il consacre à la bande dessinée et qui, totalisées, représentent un temps appréciable. De même passeront inaperçues les lectures de la salle d’attente ou celles qui sont empruntées à la bibliothèque des enfants : qui pourra jamais apprécier par l’enquête l’énorme importance de livres comme le Sapeur Camembert ou les albums de Tintin dans les lectures du Français adulte cultivé ?

La tâche est plus facile, quand il s’agit d’histoire. Les documents ont moins de pudeur que les témoignages. Un certain nombre de recoupements fondés sur les mémoires, les correspondances, les conversations rapportées, les allusions, les catalogues des bibliothèques privées permettent de reconstituer avec assez de rigueur la

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Belesenheit ─ l’ensemble des lectures ─ d’une personne donnée, à condition du moins qu’elle ait appartenu à un milieu social assez « relevé ». En effet il n’existe à peu près aucun moyen d’apprécier, dans le comportement culturel des masses, l’importance des très nombreuses lectures diffusées, dès l’apparition de l’imprimerie, par les colporteurs et dont Charles Nisard a analysé le contenu au xixe siècle dans son Histoire des livres populaires ou de la littérature de colportage18.

Il existe là un très vaste domaine dont l’historien littéraire ne peut négliger l’exploration. C’est ce qu’on appelle tantôt la « sous-littérature », tantôt l’« infra- littérature », tantôt les « littératures marginales20. C’est pourquoi le décalage maintes fois constaté au cours des siècles entre ce qu’on lit et ce qu’on devrait lire, a toujours été considéré comme un objet de scandale et de honte par la catégorie des lettrés, celle-là même qui est appelée à témoigner devant l’historien et à laquelle appartient le sociologue.

Si, récusant le témoignage du lecteur, on interroge l’écrivain, on risque d’être plus déçu encore. Dans la mesure même où l’acte de création littéraire est un acte solitaire et libre, il exige un certain détachement des exigences sociales. Autrement dit, si l’écrivain doit, en tant qu’homme et en tant qu’artiste, se représenter son public et se sentir solidaire de lui, il serait dangereux qu’il eût une conscience trop claire des déterminations que ce public fait peser sur lui. On a comparé l’acte de création littéraire au geste du naufragé qui jette une bouteille à la mer : la comparaison n’est juste que dans la mesure où le naufragé se représente le sauveteur auquel il adresse son message, se sent solidaire de lui, mais ignore vers quels rivages inconnus les courants emporteront son message.

Le témoignage des intermédiaires du livre pourrait avoir une valeur plus grande car éditeurs, libraires, bibliothécaires contrôlent les principaux rouages du mécanisme des échanges. Malheureusement, pour les deux premières catégories, le secret commercial est un bâillon trop efficace. D’ailleurs même si éditeurs et libraires étaient disposés à donner des indications, ils en seraient souvent incapables faute de moyens matériels pour connaître la portée exacte de leur propre rôle. Pour la plupart d’entre eux leur bureau ou leur magasin sont des postes de commandement clos d’où ils exercent à l’aveuglette une influence pourtant réelle et décisive sur les écrivains et le public.

Le cas du bibliothécaire est un peu différent car il est généralement en mesure de

15 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social donner un témoignage direct sur le comportement de ses lecteurs. L’inconvénient est que ce témoignage ne concerne qu’une partie assez réduite et spécialisée du public, celle du lecteur de bibliothèque. Il ne faut toutefois pas négliger cette porte étroite, mais presque la seule qui permette de pénétrer de plain-pied dans la réalité de la consommation littéraire. L’étude de la bibliothèque d’entreprise est le seul moyen sérieux d’aborder le problème de la lecture en milieu ouvrier.

C’est donc par l’étude de données objectives exploitées systématiquement et sans idées préconçues qu’il conviendra d’aborder le fait littéraire.

Parmi les données objectives, les premières que nous utiliserons sont les données statistiques.

Si rare et incomplètes qu’elles soient, les statistiques concernant l’industrie et le commerce du livre peuvent être utilement recoupées et fournir des renseignements exploitables. La statistique bibliographique, fondée notamment sur l’étude du dépôt légal, n’a cessé de faire des progrès depuis 1960. Il reste cependant difficile de se procurer des données fiables sur les tirages et les ventes auprès des éditeurs commerciaux. Cependant, les enquêtes par sondage se sont multipliées et, quoique d’inégale valeur, elles permettent de se faire une idée du marché du livre. Sur la lecture, les bibliothécaires sont, de plus en plus capables de fournir des renseignements précis sur les lecteurs qui fréquentent leurs établissements. L’informatisation en particulier a permis de se faire une idée plus claire du phénomène de la lecture dans les divers milieux sociaux.

Dans la mesure où les renseignements sont accessibles, il est également possible d’utiliser des statistiques historiques fondées sur des listes d’ouvrages ou d’écrivains pour mettre en lumière divers phénomènes d’évolution. Dans les pages qui suivent, on trouvera notamment l’exploitation d’un échantillonnage de 937 écrivains français nés entre 1490 et 190021.

Les données statistiques permettent de faire ressortir les grandes lignes du fait littéraire. Il faut alors les interpréter au moyen d’un autre type de données objectives fournies par l’étude des structures sociales qui encadrent le fait littéraire et des moyens techniques qui le conditionnent : régimes politiques, institutions culturelles, classes, couches et catégories sociales, métiers, organisation des loisirs, degré d’analphabétisme, statut économique et légal de l’écrivain, du libraire, de l’éditeur,

16 / 19 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social problèmes linguistiques, histoire du livre, etc.

On peut enfin en venir à l’étude de cas concrets selon les méthodes de la littérature générale ou de la littérature comparée : fortune d’une œuvre, évolution d’un genre ou d’un style, traitement d’un thème, histoire d’un mythe, définition d’une ambiance, etc. C’est alors que les données subjectives prendront toute leur valeur et que le chercheur, s’aidant d’enquêtes, d’interrogatoires, de témoignages oraux ou écrits, recoupant les renseignements que lui fournissent les « histoires de cas », peut donner toute leur signification aux phénomènes observés objectivement.

Mais ce sont surtout les sciences de l’information et de la communication qui, à partir des années 70, ont permis de théoriser et de formaliser les hypothèses de la recherche empirique. D’ores et déjà, il existe sinon une science constituée, du moins un domaine scientifique qui porte le nom debibliologie . On peut signaler en particulier les apports considérables de la revue Schéma et Schématisation, animée par le Pr. Robert Estivals.

Par ailleurs, à partir des années 70 également, des équipes de chercheurs se sont particulièrement intéressés au livre, à la lecture et à la littérature d’enfance et de jeunesse. À Bordeaux notamment, une équipe issue du Centre de Sociologie des faits littéraires explore ce domaine sous la direction de Denise Escarpit.

Notes :

1. Staël (Germaine de), « Discours préliminaire », dans De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales.

2. Lanson (Gustave), « Méthodes de l’histoire littéraire », Études françaises, n° 1, 1925, p. 23.

3. Jdanov (Vladimir), « Some recent Soviet studies in literature », Soviet Literature, n° 8, 1958, p. 141.

4. Ibid.

5. Notons cependant qu’entre 1927 et 1930 il a existé une sociologie « formaliste » de la littérature. Voir Struve (Gleb),Histoire de la littérature

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soviétique, Paris, Éditions du chêne, 1946, p. 226-229.

6. Hazard (Paul), Crise de la conscience européenne, Paris, Boivin, 1935.

7. Carré (Jean-Marie), Les écrivains français et le mirage allemand, Paris, Boivin, 1947.

8. Peyre (Henri), Les générations littéraires, Paris, Boivin, 1948. C’est Henri Peyre qui, dès 1950, m’a conseillé d’entreprendre des recherches de sociologie littéraire.

9. Schücking (Levin Ludwig),Die Soziologie der literarischen Geschmacksbildung, Leipzig et Berlin, B. G. Teubner, 1931 ; Wellek (Rene) et Warren (Austin), Theory of Literature, New-York, Harcourt, 1949.

10. Goldmann (Lucien), Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964, p. 226.

11. Sartre (Jean-Paul), Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.

12. L’enquête est constituée par une série de « témoignages » de valeur d’ailleurs inégale. À la demande de M. René Mongé, rédacteur en chef de la revue et initiateur de l’enquête, j’en ai coordonné et commenté les résultats.

13. L’enquête est constituée par une série de « témoignages » de valeur d’ailleurs inégale. À la demande de M. René Mongé, rédacteur en chef de la revue et initiateur de l’enquête, j’en ai coordonné et commenté les résultats.

14. Cette définition de Paul Otlet est citée par Eric De Grolier dans sonHistoire du livre, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 1954.

15. D’après Barker (R. E.), Books for all, U.N.E.S.C.O., p. 17.

16. D’après l’Annuaire statistique de l’U.N.E.S.C.O, édition de 1980.

17. Chesterton (Gilbert Keith), The Man who was Thursday: A Nightmare, New- York, Dodd, Mead & co, 1908, chap. 1.

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18. Voir aussi Brochon (Pierre),Le livre de colportage en France depuis le xvie siècle, Paris, Librairie Gründ, 1954 et Seguin (Jean-Pierre), Nouvelles à sensations et canards du xixe siècle, Paris, A. Colin, 1959.

19. « Littérature et sous-littérature » est le titre du n° X (1961-62-63) du Bulletin du Séminaire de Littérature généralede Bordeaux. André Thérive emploie l’expression « infra-littérature » dans son livre La foire littéraire (Paris, La Table ronde, 1963). Enfin le volume III de l’« Histoire de la littérature » de l’Encyclopédie de la Pléiade consacre plusieurs chapitres aux « littératures marginales » (littérature de colportage, roman populaire, etc.). Le vie Congrès de la société française de Littérature comparée (Rennes, 1963) a notamment abordé ce problème. Voir notre communicationY a-t-il des degrés dans la littérature ?

20. Voir chap. VI et VIII

21. Toutes les recherches statistiques utilisées dans cet ouvrage ont été exploitées grâce aux services techniques de l’institut national de la Statistique de Bordeaux.

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Deuxième partie. La production

Chapitre III. L’écrivain dans le temps

I. Tels qu’en eux-mêmes…

La production littéraire est le fait d’une population d’écrivains qui, à travers les siècles, est soumise à des fluctuations analogues à celles de tous les autres groupes démographiques : vieillissement, rajeunissement, surpopulation, dépeuplement, etc.

Pour obtenir une définition, ou du moins un échantillonnage significatif, de cette population littéraire, on peut envisager deux procédés extrêmes. Le premier serait de répertorier tous les auteurs de livres publiés (au moyen de l’imprimerie ou par tout autre moyen) dans un pays entre deux dates données. Le second serait de s’en remettre à une liste de bonne foi, telle que l’index d’un manuel d’histoire de la littérature de qualité reconnue.

En fait, ni l’un ni l’autre de ces procédés n’est satisfaisant. Le premier repose sur une définition mécanique de l’écrivain : l’homme qui a écrit un livre. Or nous avons vu qu’une définition mécanique du livre est inacceptable car elle ignore la nécessaire convergence ou compatibilité d’intentions entre lecteur et auteur. De même, l’écrivain considéré comme un simple « producteur de mots » est sans signification littéraire. Il n’acquiert cette signification, il ne se définit comme écrivain qu’après coup, lorsqu’un observateur placé au niveau du public est capable de le percevoir comme tel. On n’est écrivain que par rapport à quelqu’un, aux yeux de quelqu’un.

La vision critique de l’index paraît donc plus juste. Mais il suffit de dépouiller l’index d’un manuel de littérature pour s’apercevoir, compte tenu de l’accroissement de la population littéraire, que la proportion des auteurs cités augmente à mesure qu’on s’approche de la date où le manuel a été composé. La progression est d’abord très lente et l’on peut pratiquement la considérer comme négligeable jusqu’à l’époque où apparaissent des écrivains dont la vie chevauche celle de l’auteur du manuel, c’est-à- dire qui vivaient encore au moment où cet auteur commençait ses études : pour le manuel de Lanson, par exemple, la cassure se produit aux premiers romantiques. À partir de cette date, le critère de choix se fait de moins en moins exigeant. Une deuxième cassure est atteinte si l’auteur a l’imprudence de mener son manuel jusqu’à une époque tout à fait contemporaine, c’est-à-dire aux écrivains vivant et surtout

1 / 20 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social produisant encore au moment où il écrit (pour Lanson les symbolistes). En ce cas ou bien les dernières pages du manuel ressemblent à ce catalogue mécanique que nous voulons éviter, ou bien le choix qui est fait, parfaitement arbitraire et subjectif, ne ressemble en rien à celui que fera un historien une ou deux générations plus tard.

Ceci revient à dire que l’image d’une population d’écrivains littérairement significative ne peut être obtenue qu’avec un certain recul. Euripide disait qu’on ne peut dire un homme heureux qu’après sa mort : de même, c’est seulement après sa mort que l’écrivain se définit comme membre de la collectivité littéraire.

L’élaboration que le recul historique fait subir à la population d’écrivains est à la fois quantitative et qualitative.

Quantitativement, le tri décisif et le plus sévère est celui de la première génération extérieure à la zone biographique : tout écrivain a rendez-vous avec l’oubli dix, vingt ou trente ans après sa mort. S’il franchit ce seuil redoutable, il s’intègre à la population littéraire et il est assuré d’une survie à peu près permanente ─ du moins tant que dure la mémoire collective de la civilisation qui l’a vu naître. La résistance des écrivains à cette « érosion » historique est variable : il y a des zones friables dont il reste peu de survivants (le début du xviiie siècle en France par exemple) et des noyaux durs qui ont mieux résisté à l’épreuve (la deuxième moitié du xviie siècle en France).

D’autres tris interviennent ultérieurement. Il y a aussi des « récupérations » spectaculaires qui remettent « en service » un écrivain oublié ou négligé depuis de longues années. Mais, le plus souvent l’oubli n’avait pas été complet et il s’agit d’un reclassement plutôt que d’une redécouverte : tel fut le renouveau shakespearien en Angleterre au xviiie siècle. L’allure générale de la population des écrivains n’est guère affectée par ces modifications surtout qualitatives.

En effet, ces reclassements à l’intérieur d’une collectivité déjà définie ont un caractère interprétatif. Le plus souvent, ils sont obtenus par la substitution aux intentions originelles de l’auteur, devenues inintelligibles, de nouvelles intentions supposées, compatibles avec les besoins d’un public nouveau : c’est le mécanisme que nous appellerons plus loin la « trahison créatrice ».

L’incidence qualitative du recul historique a été mise en lumière par le psychologue américain Harvey C. Lehman grâce à une méthode particulièrement ingénieuse1.

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Lehman a utilisé une liste de livres « de premier plan » établie après consultation par le National Council of Teachers of English. Cette liste comprenait 337 ouvrages de 203 auteurs morts au moment où elle a été établie et 396 ouvrages de 285 auteurs vivants. Lehman a d’abord recherché à quel âge chaque auteur a écrit ceux de ses livres qui figurent sur la liste. Puis, pour les auteurs vivants d’une part, pour les auteurs morts de l’autre, il a réparti les œuvres par groupes d’âge : tant d’œuvres écrites entre 20 et 25 ans, tant écrites entre 25 et 30, etc., et dressé les courbes correspondantes. La différence entre les deux courbes saute aux yeux. Celle des « morts » atteint rapidement son point culminant entre 35 et 40 ans et se met ensuite à descendre. Celle des « vivants » monte plus lentement, atteint son point culminant entre 40 et 45 ans, mais ensuite demeure à un niveau assez élevé jusqu’à 70-75 ans. La conclusion est évidente : la sélection opérée par le recul historique s’applique aux œuvres de maturité et surtout de vieillesse qui sont éliminées au profit des œuvres de jeunesse. L’âge critique moyen se place aux abords de 40 ans.

Ce résultat peut être vérifié par divers autres procédés. On peut retenir en tout cas que l’image d’un écrivain, l’aspect sous lequel il vivra désormais dans la population littéraire, « tel qu’en lui-même l’éternité le change », est approximativement celle qu’il offrait aux abords de la quarantaine2.

L’échantillonnage d’une population littéraire doit tenir compte de ces divers facteurs. C’est un travail long et délicat. Pour la plupart de ses travaux statistiques, Harvey C. Lehman a utilisé des listes de « meilleurs livres » établies par Asa Don Dickinson, ancien bibliothécaire de l’Université de Californie. Le procédé de sélection de Dickinson consiste à recouper des listes de types divers en classant les œuvres en grade1,grade 2, etc., selon le nombre de listes sur lesquelles ces œuvres figurent. Lehman se sert des œuvres du grade 8.

De façon beaucoup plus modeste et moins systématique, c’est un procédé analogue que nous avons employé pour établir l’échantillonnage de 937 écrivains français nés entre 1490 et 1900 sur lequel sont fondées la plupart des observations qui suivent.

Notre but est de donner à l’échantillonnage une base sociologique aussi large que possible. Il serait donc imprudent d’utiliser, comme nous le suggérions tout à l’heure, l’index d’un manuel de littérature, même limité aux auteurs morts. Nous n’atteindrions ainsi que les écrivains du type « lettré ». Les phénomènes littéraires, en effet, s’ordonnent, dans une société donnée, en circuits fermés et souvent sans

3 / 20 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social communication les uns avec les autres. Il y a une population d’écrivains qui correspond au public « lettré » ; c’est celle que nous connaissons le mieux et que nous révèle l’index du manuel de littérature, mais, nous le verrons, elle ne représente qu’une partie de la population réelle. Maurice Leblanc, le père d’Arsène Lupin qui appartient au circuit « populaire », Beatrix Potter, poétesse des petits lapins, qui appartient au circuit « enfantin », n’ont guère chances d’être cités dans un manuel de littérature. Or ils ont eu et ont encore un public considérable, ils sont à l’origine d’incontestables faits de littérature.

Il sera donc préférable d’utiliser comme documents de base non des index de manuels, mais plutôt des listes de caractère encyclopédique (Petit Larousse, Dictionary of National Biography, etc.) et de les recouper avec des listes spécialisées d’origines différentes (Dictionnaire des œuvres, catalogues de rééditions, de traductions, bibliographies, tables de magazines courants, etc.). On obtiendra ainsi un échantillonnage possédant une signification sociologique réelle.

Tout échantillonnage est discutable dans son détail, mais l’expérience prouve que si des précautions convenables ont été prises, on obtient par cette méthode une répartition normale dont l’allure générale ne change guère si l’on modifie les éléments du choix ou la sévérité du critère.

II. Générations et équipes

Le premier phénomène que permet d’étudier un pareil échantillonnage est celui de la génération.

La génération telle que l’entendent Albert Thibaudet ou Henri Peyre est un phénomène évident : dans chaque littérature, les dates de naissance des écrivains se groupent par « pelotons » dans certaines zones chronologiques. On trouvera dans l’ouvrage d’Henri Peyre un répertoire complet de ces générations valable pour plusieurs littératures européennes3.

À titre d’exemple citons la grande génération romantique en France, autour de 1800, qui, après une génération relativement pauvre, voit naître entre 1795 et 1805 Augustin Thierry, Vigny, Michelet, Auguste Comte, Balzac, Hugo, Lacordaire, Mérimée, Dumas, Quinet, Sainte-Beuve, George Sand, Eugène Sue, Blanqui et Eugène de Guérin. D’autres grandes générations sont celles de 1585 en Espagne, de 1600-1610 en

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France, de 1675-1685 en Angleterre, etc.

La notion de génération ne saurait toutefois être utilisée sans un certain nombre de précautions.

Le premier écueil à éviter est celui de la « tentation cyclique ». Il est en effet séduisant d’imaginer que ces groupes chronologiques d’écrivains se succèdent à intervalles réguliers. Quand Henri Peyre parle du « rythme alterné des générations », il fait allusion à un mécanisme infiniment complexe que nous analyserons plus loin, mais ne prétend pas que ce rythme soit régulier. Plus audacieux (ou moins prudent) Guy Michaud voit dans la succession des générations un rythme sinusoïdal et même hélicoïdal dont la période correspond à une vie humaine, soit environ soixante-dix années4. Malgré tout l’attrait d’une pareille hypothèse et le vif désir que nous avions de la vérifier, nous n’avons jamais, pour notre part, pu découvrir de rythme régulier vraiment indiscutable dans la succession des générations. Toutefois, pour être juste, il faut reconnaître que certains phénomènes littéraires présentent à l’occasion des récurrences, des modifications périodiques où l’unité de soixante-dix ans semble jouer un rôle.

Par exemple, la « vie » d’un genre littéraire ─ tragédie élizabéthaine, tragédie classique, roman réaliste anglais du xviiie siècle, mouvements romantiques ─ est en général de 30 ou 35 ans, soit la moitié d’une vie d’homme. Une expérience dont nous ne pouvons malheureusement donner ici la représentation graphique semble corroborer cette observation. Nous y avons superposé des courbes représentant, dans notre échantillonnage, la proportion respectivement des romanciers, des poètes, des dramaturges et des prosateurs divers à l’ensemble de la population littéraire (les polygraphes comptant chacun plusieurs fois). Il apparaît assez nettement que le tableau change radicalement tous les 70 ans et partiellement tous les 35 ans selon que tel genre domine les autres ou subit une éclipse. Il est toutefois difficile d’établir la moindre relation entre ce rythme semble-t-il régulier et celui des générations d’écrivains.

Deuxième observation, les générations littéraires diffèrent des générations biologiques en ce qu’elles constituent des groupes numériquement identifiables, des « pelotons ». Au contraire, dans la population générale d’un pays, la répartition des groupes d’âge varie très lentement et dans des limites relativement étroites. La pyramide des âges d’une population générale diffère de la forme « en cloche » idéale par un certain

5 / 20 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social nombre de détails caractéristiques que la démographie interprète, mais reste en gros fidèle à cette forme. La pyramide des âges d’une population littéraire, suite d’étranglements et d’élargissements dramatiques, ne peut guère se ramener à un type idéal.

On trouvera à la figure 1 deux exemples de pyramides des âges de la population littéraire française à 20 ans de distance. Sur la première, qui indique la situation en 1810, les grands philosophes ont disparu (ils auraient entre 90 et 100 ans), mais on distingue encore au niveau des 70 à 80 ans le renflement de la génération de Beaumarchais et de Bernardin de Saint-Pierre, dont l’abbé Delille est un des derniers survivants. À une dizaine d’années de distance, elle est suivie par une puissante génération qui s’étale sur vingt ans et va, en gros, de Rivarol (57 ans) à Mme de Staël (44 ans) et Chateaubriand (42 ans). C’est la génération des Conventionnels et de Napoléon ; la guillotine y a pratiqué de cruelles saignées que fait ressortir le pointillé sur notre figure, mais, nombreuse, dans la force de l’âge, elle domine encore le monde des lettres. La génération qui suit semble comme s’étioler à son ombre ; les grands noms y sont rares et s’y suivent de loin en loin, Nodier (30 ans), Béranger (30 ans), Lamennais (28 ans), Stendhal (27 ans). En 1830, tout change : la grande génération de la Révolution et de l’Empire s’est effritée et laisse le champ libre aux jeunes talents. Lamartine atteint la quarantaine, Vigny et Balzac viennent de dépasser la trentaine, Hugo en approche, Musset a vingt ans. Cette éclosion va durer encore cinq ans ─ le temps de nous donner Gautier ─ puis, la scène littéraire étant de nouveau saturée, viendra un nouvel étranglement jusqu’à la génération de Flaubert et de Baudelaire.

Une étude systématique des pyramides des âges au cours des siècles permet d’affirmer qu’une génération d’écrivains n’apparaît pas avant que le gros de la génération précédente ait franchi le cap des 40 ans. Tout se passe comme si l’éclosion n’était possible qu’à partir d’un seuil d’équilibre, quand la pression des écrivains en place s’affaiblit au point de céder à la pression des jeunes.

Une troisième observation découle de la précédente. Quand on parle d’une génération d’écrivains, la date significative ne peut être la date de naissance, ni même celle des vingt ans. En effet, on ne naît pas écrivain, on le devient, et il est bien rare qu’on le soit devenu à vingt ans. L’accession à l’existence littéraire est un processus complexe dont la période décisive se place quelque part, aux abords de la quarantaine, mais est essentiellement variable : il faut songer à une zone d’âge plutôt qu’à un âge précis.

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Ainsi, tard venu à la littérature, Richardson (né en 1689) est le contemporain biologique de Pope (né en 1688) mais doit être rattaché à la génération de Fielding (né en 1707). Il est fréquent que des générations jeunes comprennent dans leurs rangs un « pilote » plus âgé qu’elles ; à des degrés différents, Goethe, Nodier, Carlyle ont joué ce rôle.

La notion de génération, séduisante au premier abord, n’est donc pas absolument claire. Peut-être vaudrait-il mieux lui substituer celle d’« équipe », plus souple et plus organique. L’équipe est le groupe d’écrivains de tous les âges (bien que d’un âge dominant) qui, à l’occasion de certains événements, « prend la parole », occupe la scène littéraire et, consciemment ou non, en bloque l’accès pour un certain temps, interdisant aux nouvelles vocations de se réaliser.

Quels sont les événements qui provoquent ou permettent ces accessions d’équipes ? Il semble bien que ce soient des événements de type politique comportant un renouvellement de personnel ─ changements de règnes, révolutions, guerres, etc.

On trouvera à la figure 2 un graphique extrêmement suggestif. Il indique, pour les trois derniers siècles en France, la proportion des écrivains de 20 à 40 ans au total des écrivains en train de produire. Il est évident que lorsque la courbe monte, cela traduit un rajeunissement de la population littéraire et lorsqu’elle descend un arrêt du recrutement, l’équipe en place vieillissant sans se renouveler. Les cassures inférieures indiquant un « départ », l’accession d’une nouvelle équipe, correspondent toutes à des détentes (fin des guerres de religion en 1598, fin de la Fronde en 1652), à des fins de règnes (Louis XIV, Louis XV, Napoléon Ier, Napoléon III). Les cassures supérieures indiquant un « blocage », correspondent toutes à des raidissements politiques : celui de Richelieu, symbolisé par l’Académie, celui de Louis XIV, celui de Louis XV, celui du gouvernement révolutionnaire confirmé et aggravé par le nouvel académisme du Premier Empire, celui de Guizot après les journées de septembre. On distingue même le coup de frein donné par l’« ordre moral » au rajeunissement qui a suivi la dislocation du Second Empire.

Dans son livre The French Book Trade in the Ancient Regime (Harvard, 1958), David T. Pottinger donne des chiffres qui permettent de calculer la « courbe de productivité » des écrivains français de 1550 à 1800. Elle correspond exactement, mais avec un décalage d’une vingtaine d’années, avec la courbe d’âge5.

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La même méthode appliquée à la littérature anglaise donne des résultats identiques. On observe notamment deux grandes périodes de « vieillissement » : sous la Reine Elisabeth Ire de 1588 (Invincible Armada) à 1625 (mort de Jacques Ier) et sous la Reine Victoria de 1837 à 1877.

On pourra peut-être regretter de ne trouver dans ces courbes aucun rythme régulier, aucune périodicité mesurable. Il serait sans doute satisfaisant de voir les faits littéraires s’ordonner selon un rythme mathématique et mécanique, mais n’est-il pas plus révélateur de constater leur solidarité profonde avec la vie de la cité, quitte à définir maintenant la nature de cette solidarité ?

Chapitre IV. L’écrivain dans la société

I. Les origines

Pour situer un écrivain dans la société, la première précaution à prendre est, semble-t- il, de se renseigner sur ses origines. Dans les cas individuels, la plupart des biographes prennent cette précaution. On est bien moins éclairé sur les traits collectifs de ces origines. Il faut ici rendre hommage au psychologue britannique Henry Havelock Ellis qui fut en ce domaine un précurseur et qui, dès la fin du siècle dernier, appliquait une méthode statistique à ce qu’il appelait l’analyse du génie6.

Des recherches de Havelock Ellis, on peut retenir deux préoccupations principales : la recherche des origines géographiques et la recherche des origines socio- professionnelles.

Depuis quelques années, la géographie littéraire est à la mode7. Peut-être ne faut-il pas trop lui demander : de la géographie on glisse vite au régionalisme, et du régionalisme au racisme. Pour notre part nous nous sommes contenté jusqu’ici d’exploiter la donnée brute du lieu de naissance. Elle suffit à mettre en lumière un certain nombre de phénomènes qu’il faudra ensuite expliquer.

Elle permet en particulier d’étudier pour la France le passionnant problème de l’équilibre Paris-province. Nous n’avons pas ici la place de reproduire le graphique qui illustre cet équilibre. Il suffira d’indiquer ceci : étant donné que 31 % des 937 écrivains considérés sont nés à Paris, la proportion des Parisiens par rapport à l’ensemble des

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écrivains en train de produire est particulièrement forte entre 1630 et 1720, avec un point culminant de 50,2 % entre 1665 et 1669. Le xviiie siècle, au contraire, est essentiellement provincial, surtout entre 1740 et 1744 (28,2 % de Parisiens) et entre 1780 et 1784 (28,1 % de Parisiens). Auxix e siècle, le phénomène de la « diffusion nationale » que nous observerons plus loin maintient la proportion aux abords de 31 % avec un faible « sommet » parisien de 35,9 % entre 1860 et 1864. Ces indications fragmentaires confirment les idées fréquemment exprimées par notre collègue M. Pierre Barrière, sur l’alternance Paris-province.

La figure 3 présente la répartition de la densité de naissances d’écrivains durant 6 périodes. On voit que pour la période 1490-1580 (de Rabelais à Mathurin Régnier), c’est la province du domaine royal qui domine : Normandie, Champagne, vallée de la Loire, Aunis et Saintonge, Périgord. La période 1580-1650 (de Racan à La Bruyère) est avant tout parisienne et rouennaise (souvenons-nous de Corneille). La période 1650-1720 (de Fénelon à d’Alembert) est au contraire provinciale : elle se caractérise d’abord par l’entrée en scène de la Bretagne et du Midi de langue d’oc, puis par la multiplication des centres provinciaux. À Rouen s’ajoutent Tours, Grenoble et surtout Dijon dont l’Académie est en pleine activité. Entre 1720 et 1790 (de Marmontel à Lamartine) la provincialisation s’est encore accentuée ; avant la Révolution les zones les plus denses se groupent autour des sièges de Parlements, mais bientôt on voit entrer en scène au moment de la Révolution des régions jusqu’ici silencieuses : c’est le commencement de la « diffusion ». Cette diffusion s’accentue entre 1790 et 1860 (de Scribe à Jules Laforgue) : à de rares exceptions près tout le territoire national est productif, les zones les plus denses tendant à s’identifier avec les zones les plus peuplées (on distingue bien les aires de Marseille, de Bordeaux, de Lyon, de Lille, etc.). Une dernière carte, plus sujette à caution, esquisse ce que pourrait être la répartition pour les quarante années 1860-1900 (de Barrés à Saint-Exupéry) : la concentration urbaine se confirme (Toulouse, Nice, Besançon, Nancy, Caen entrent en scène) et peut- être pourrait-on distinguer maintenant l’influence des Universités.

C’est avec une grande prudence que nous indiquons l’influence possible des milieux et institutions ─ cours, académies, parlements, centres urbains, universités ─ sur les vocations littéraires. Les recherches qu’on entreprendra pour élucider ces phénomènes devront être menées avec une extrême circonspection. Il faudra pousser plus loin l’analyse et la critique ─ notamment en tenant compte des déplacements, des origines accidentelles ─ avant de tirer des conséquences exploitables des phénomènes signalés ci-dessus.

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Il faudra surtout établir la difficile statistique des origines socio-professionnelles sur laquelle n’existent jusqu’ici que des travaux partiels et peu satisfaisants. Deux sondages rapides portant sur quelques écrivains français et anglais du xixe siècle montreront ce qu’on pourrait espérer de pareilles recherches.

Catégories Angleterre France Parents Écrivains Parents Écrivains % % Aristocrati 18 2 8 0 e oisive Clergé 14 4 - 4 Armée, 4 2 24 4 marine Profession 14 12 16 8 s libérales, universités Industries, 12 2 20 0 commerce, banque Diplomatie 10 8 4 16 , haute ad ministratio n Petite adm 8 10 8 8 inistration, employés Lettres et 8 44 8 52 arts Politique 2 4 4 8 Technique 2 2 0 0 Manuels, 8 0 8 0 paysans

Pour chaque pays, la première colonne fait ressortir les milieux favorables à l’incubation des écrivains. Pour l’Angleterre c’est toute la zone qui va de la gentryà l’upper middle class marchande, mais, vu son importance numérique réelle dans le pays, c’est évidemment le clergé qui est le milieu privilégié avec l’énorme proportion de 14 %. Le fils de pasteur est en effet un personnage courant parmi les écrivains anglais duxix e siècle. En France, le clergé catholique ne peut ─ et pour cause ─ revendiquer le même privilège. Il est dévolu à l’armée : au fils de pasteur répond le fils d’officier (en général de l’armée napoléonienne). En dehors de l’armée, l’aristocratie étant à peu près éliminée par la Révolution, c’est, comme en Angleterre,

10 / 20 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social la haute bourgeoisie commerçante ou de profession libérale qui fournit la masse des écrivains.

La deuxième colonne donne des renseignements d’un autre ordre : elle indique en effet la catégorie à laquelle appartiennent les écrivains eux-mêmes. On remarquera que, dans un pays comme dans l’autre, à peu près la moitié (44 % en Angleterre, 52 % en France) appartiennent à la catégorie « lettres et arts », c’est-à-dire que, socialement et professionnellement, ils vivent de leur activité artistique : ce sont les « gens de lettres ». Or 8 % à peine d’entre eux étaient issus de ce milieu. D’autre part 32 % des écrivains des deux pays soit exercent des professions libérales (le plus souvent ce sont des universitaires) soit font partie de la haute ou de la basse administration : les proportions étaient analogues pour les parents (32 % en Angleterre, 28 % en France), ce qui prouve que ces catégories, au contraire des autres, sont compatibles avec l’exercice d’une activité littéraire.

On en peut conclure que, d’une génération à l’autre, il s’est produit une concentration vers une zone moyenne de l’échelle sociale qui constitue ce que nous pourrons appeler le « milieu littéraire8 ».

Ce phénomène du « milieu littéraire » est caractéristique du xixeet xxe siècle. Il n’a pas toujours existé9. C’est pourquoi il nous faut maintenant examiner l’évolution des rapports économiques entre l’écrivain et la société, c’est-à-dire du métier d’écrivain.

II. Le problème du financement

Pour comprendre la nature du métier d’écrivain, il faut se rappeler qu’un écrivain ─ fût- il le plus éthéré des poètes ─ mange et dort chaque jour. Tout fait de littérature pose donc le problème du financement (à fonds perdus) de l’écrivain en tant qu’homme, distinct du problème du financement de la publication dont il sera question plus loin.

Ce problème est vieux comme le monde : il est proverbial de dire que la littérature ne nourrit pas son homme. Il serait d’autre part insensé de nier l’influence que les considérations matérielles ont eue sur la production littéraire. La littérature alimentaire n’est pas toujours la plus mauvaise. Le besoin d’argent a conduit Cervantes au roman, et donc auQuichotte et a fait un romancier du poète Walter

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Scott. Quant à la pauvreté littéraire du théâtre anglais pendant la première partie du xixe siècle, on peut avec assez de vraisemblance l’expliquer par l’indigence des droits d’auteur11. Cette enquête doit être reprise et poursuivie de façon systématique.

Il n’y a au fond que deux façons de faire vivre un écrivain : le financement interne par les droits d’auteur, dont il sera question plus loin, et le financement externe. Ce dernier peut se ramener à deux types : le mécénat et l’auto-financement.

Le mécénat est l’entretien de l’écrivain par une personne ou une institution qui le protègent mais attendent de lui en retour la satisfaction du besoin culturel. Les relations entre client et patron ne sont pas sans rapport avec les relations homme lige- suzerain. Le mécénat, comme l’organisation féodale, correspond à une structure sociale fondée sur les cellules autonomes. L’absence d’un milieu littéraire commun (inculture ou absence des classes moyennes), le manque d’un procédé de diffusion rentable, la concentration de la fortune entre quelques mains, le raffinement intellectuel d’une aristocratie rendaient nécessaire l’apparition de systèmes clos où l’écrivain, considéré comme un artisan pourvoyeur de luxe, négociait sa production selon le système du troc, contre son entretien.

Lafamilia du riche Romain de l’Empire représente sans doute la structure sociale la mieux adaptée à l’apparition du mécénat qui doit d’ailleurs son nom au fameux Mécène, ami d’Auguste et protecteur d’Horace. Mais le mécénat s’est surtout développé autour des cours princières, royales, voire papales. Il n’a cédé qu’au nivellement des fortunes, à l’accession de couches de plus en plus nombreuses à la vie intellectuelle et à l’invention de moyens rentables de diffusion comme l’imprimerie. Il se maintient encore sous la forme de mécénat d’État ou du moins de mécénat public.

Tout au long des âges le mécénat d’État s’est traduit par l’octroi de pensions plus ou moins régulières ou par l’attribution de fonctions officielles comme celles de poet laureate en Angleterre ou d’« historiographe du roi » en France. On peut considérer comme une forme de mécénat d’État les sinécures bureaucratiques auxquelles plusieurs écrivains français du xixe siècle ont dû de pouvoir vivre.

En marge du mécénat, on peut mentionner l’existence de mécénats indirects qui, agissant sur le marché littéraire, procurent à l’auteur des revenus qu’il n’aurait pu escompter autrement. Un gouvernement peut ainsi faire des commandes massives d’un ouvrage pour ses bibliothèques publiques et ses services de propagande. La

12 / 20 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social méthode la plus courante est cependant celle du prix littéraire qui possède l’avantage d’être fort économique, la valeur du prix étant nominale, mais assurant à l’écrivain une vente considérable et, par conséquent, des revenus. Certains prix, comme le prix Nobel de littérature, comportent d’ailleurs des dotations importantes.

Il est difficile de faire le procès du mécénat. Mépriser cette pratique sous sa forme traditionnelle ou sous sa forme actuelle des « prix » est faire preuve d’un pharisaïsme ridicule. Outre le fait que le mécénat a eu le mérite de rendre possible l’intégration de l’écrivain à un cycle économique où il n’avait pas sa place, et donc de lui permettre d’exister et de produire, il faut mettre à son actif une influence souvent heureuse sur les lettres : si le mécénat de Louis XIV n’avait rendu Molière relativement indépendant de son public rentable, nous aurions beaucoup plus dePrincesse d’Elide que deDom Juan.

L’écrivain égyptien Taha Hussein a donné au problème sa véritable signification économique :

« Il y a là un marché malhonnête : le mécène donne de l’or ou de l’argent que l’homme de lettres dépense au fur et à mesure qu’il le reçoit ; lui, il donne son art ou sa pensée, lesquels ne sauraient en aucun cas être dépensés12 ».

Autrement dit, bien qu’il ait rendu des services, le mécénat ne correspond plus aux exigences de morale sociale de notre temps et ne peut être considéré comme une institution saine. Pour le remplacer, Taha Hussein estime que le « second métier » est la solution la moins mauvaise, solution d’ailleurs fort ancienne :

« Aristote était le précepteur d’Alexandre, Pline le Jeune un haut fonctionnaire de l’Empire romain, Bacon un homme d’État du Royaume d’Angleterre, Chateaubriand un ambassadeur de France, puis un ministre, Mallarmé un professeur, Giraudoux un diplomate. Que d’écrivains furent moines, magistrats, médecins ! Parfois même ils furent hommes de guerre, tels Cervantes et Agrippa d’Aubigné13 ».

En fait, le second métier n’est qu’une forme de l’auto-financement. On pourrait même parler d’auto-mécénat quand le financement est assuré par une fortune personnelle, ce qui est de plus en plus rare : Byron fut un des derniers écrivains à vouloir être a gentleman who writes ─ il dut d’ailleurs y renoncer. Mais combien de bohèmes poétiques ont été financées par les économies héritées de prosaïques ancêtres ! ce fut

13 / 20 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social notamment le cas de Verlaine14.

Auto-financement encore l’extraordinaire mélange d’activités rémunératrices qui permirent à Voltaire de vivre et de s’enrichir. On y trouve toute la gamme des ressources financières, y compris les pensions du mécénat, les bénéfices de l’éditeur, les droits d’auteur de l’homme de lettres, mais surtout la spéculation habile, l’ingéniosité commerciale de l’industriel horloger et la vigilance du propriétaire foncier grippe-sous15.

Mais il suffit de se référer à la statistique que nous avons donnée plus haut et à la liste de Taha Hussein pour s’apercevoir que le second métier appartient à un type bien défini : celui de la profession libérale ou de l’administration. C’est en fait plutôt un premier métier qu’un second, mais un métier qui, d’une part, laisse quelques loisirs et qui, d’autre part, ne demande pas une adaptation difficile aux conditions matérielles et morales requises par la création littéraire.

La première et peut-être la plus grave des objections qu’on peut faire au second métier est donc qu’il réserve l’exercice du métier d’écrivain à une seule catégorie socio-professionnelle. Ce n’est pas sans raison qu’on caractérise la littérature française actuelle comme une « littérature de professeurs ». Les conséquences sur la production elle-même ne sont pas bien graves. Comme l’affirme avec force Taha Hussein, prétendre déceler un ton didactique dans les œuvres d’un professeur ou une rapidité désinvolte dans les œuvres d’un journaliste parce qu’ils sont journaliste ou professeur, relève de la pire des critiques : celle desa priori. Plus inquiétant est le fait qu’une vocation littéraire chez un manuel ─ouvrier ou paysan ─ ne peut se réaliser grâce au second métier que moyennant un changement de catégorie sociale, le plus souvent impossible.

Une autre objection est d’ordre moral. Il n’est pas de profession ─ même libérale ─ qui n’ait ses exigences éthiques. Elles ne sont pas toujours compatibles avec la nécessaire liberté de l’écrivain ─ entendons liberté de suivre son imagination où elle le mène, liberté d’utiliser tous les éléments de son expérience pour recréer la réalité, liberté de posséder une vie privée en dehors de la profession.

Il faut donc considérer le second métier comme une solution acceptable, mais limitée dans ses effets. La société moderne peut s’en accommoder comme succédané du mécénat, cela ne la dispense pas de poser et de résoudre le problème de l’intégration

14 / 20 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social du métier des lettres à son système économico-social.

III. Le métier des lettres

S’il fallait fixer une date symbolique de l’apparition de l’homme de lettres, on pourrait proposer 1755. C’est la date de la fameuse lettre écrite par Samuel Johnson à Lord Chesterfield pour refuser une aide vainement sollicitée par lui quelques années plus tôt, alors qu’il préparait son Dictionnaire :

« Sept ans ont passé, Monseigneur, depuis que j’ai fait antichambre chez vous et que j’ai été chassé de votre porte ; durant tout ce temps, j’ai poursuivi mon travail à travers des difficultés dont il est inutile de me plaindre et l’ai mené enfin à la veille de la publication sans un acte d’assistance, un mot d’encouragement, ni un sourire de faveur16 ».

Ce texte sonne le glas du mécénat. Johnson a réussi à vivre ─ à survivre ─ par sa plume. Il est juste de dire qu’il dut plus tard accepter une pension. C’est qu’il vivait à l’aube d’un combat qui allait durer deux siècles. Il existait en Angleterre depuis 1709 une loi connue sous le nom de Statut de la reine Anne qui accordait à l’écrivain une assez illusoire protection contre les abus des imprimeurs et libraires. Mais aucun contrôle légal n’était possible jusqu’à l’apparition d’exploitants commerciaux responsables de la propriété littéraire, c’est-à-dire d’éditeurs, vers le milieu du xviiie siècle. C’est la Révolution française qui donna le signal de cette réforme.

La protection du droit d’auteur consiste à garantir la jouissance de sa propriété littéraire à l’auteur pendant une période qui peut varier de 28 ans renouvelables aux États-Unis à la perpétuité au Portugal. En France, cette période couvre la vie de l’auteur plus cinquante années auxquelles viennent s’ajouter un certain nombre de prolongations stipulées par la loi. Durant cette période, l’écrivain peut céder ses droits par contrat.

Les législations nationales furent complétées par la Convention de Berne en 1886. Cette Convention, révisée plusieurs fois, groupait en 1956, 43 pays. De leur côté, les pays américains avaient conclu, en 1889, la Convention de Montevideo. Dès 1952, l’U.N.E.S.C.O. a pris l’initiative d’une Convention universelle du Droit d’Auteur qui est

15 / 20 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social entrée en vigueur en 1955 et groupe 40 pays, mais ne se substitue pas à la Convention de Berne.

L’influence de la législation du droit d’auteur sur la production littéraire sera mise en lumière par l’exemple de la littérature américaine au début du xixe siècle. Les éditeurs américains n’étaient alors liés aux éditeurs anglais par aucune convention. Ils pouvaient donc reproduire et vendre tous les ouvrages des grands auteurs anglais contemporains sans payer de droits. Cela les conduisait naturellement à négliger les auteurs américains qu’ils auraient dû rétribuer. Cette concurrence désastreuse contraignit les auteurs américains à se rabattre sur le magazine et en particulier sur le genre littéraire le mieux adapté au magazine : la nouvelle. C’est donc à ce fait que nous devons en partie d’une part la vogue du magazine aux États-Unis, d’autre part l’abondante production de nouvelles en Amérique auxix e siècle ─ notamment celles d’Edgar Poe17.

Toutefois, si les lois fixaient l’existence et la durée du droit d’auteur, elles n’en réglementaient pas toujours la jouissance. Au xviiie et auxix e siècle de nombreux procès opposèrent auteurs et éditeurs en particulier sur la protection mutuelle contre les éditions « pirates » (américaines ou hollandaises pour la plupart).

Il existe deux types de règlement des droits d’auteur : le forfait et le pourcentage sur la vente. Dans le forfait, l’auteur reçoit en une fois une somme par laquelle il abandonne tous ses droits à l’éditeur, quel que soit le succès ultérieur de son œuvre. Dans le paiement par pourcentage, l’auteur reçoit une fraction du prix de vente net de chaque livre vendu. Cette fraction peut s’étager de 5 % pour les ouvrages scientifiques à 12 ou 15 % pour les ouvrages à succès. Certains contrats prévoient même un pourcentage progressif selon le volume de la vente. De plus, l’éditeur fait en général à l’auteur une ou plusieurs avances de garantie sur un nombre stipulé d’exemplaires à certains moments définis (remise du manuscrit, mise en vente, etc.).

Entre ces deux extrêmes, il existe une variété infinie d’arrangements possibles. On peut citer comme exemple le contrat pour la publication de laComédie humaine conclu par Balzac avec Hetzel, Paulin, Dubochet et Sauches. Il est assez typique de son époque. Balzac devait recevoir 50 centimes (ce qui était généreux) pour chacun des 60 000 exemplaires de l’édition (20 volumes à 3 000 exemplaires), soit 30 000 F. Mais si 15 000 F. devaient être versés comptant, et le furent, les 15 000 autres ne devaient revenir à Balzac qu’après écoulement des 2/3 de l’édition, ce qui n’arriva

16 / 20 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social jamais. Encore Balzac dut-il, sur ses 15 000 F., rendre plus de 5 000 F. à l’éditeur pour corrections : en effet, au-delà d’une certaine limite, les corrections d’auteur sur épreuves sont à la charge de l’auteur... et Balzac raturait beaucoup.

Le développement de la radio, de la télévision, la conclusion d’ententes internationales ont donné une importance accrue aux droits d’adaptation et de traduction qui sont, en général, partagés entre l’auteur et l’éditeur. Un contrat d’édition prend donc de plus en plus le caractère d’une convention capital-travail et nombreux sont les pays qui ont senti la nécessité d’y garantir comme ailleurs les droits du travail par une législation appropriée. Cependant les abus sont encore nombreux et les contrats scandaleux à forfait sont encore fréquents. Il serait donc imprudent de considérer la carrière des lettres comme un moyen facile de s’enrichir.

En France rares sont les livres dont la vente globale atteint 10 000 exemplaires : moins de 4 % du total. Un romancier qui parvient à vendre 20 000 exemplaires de ses œuvres chaque année est donc une exception. Or le revenu correspondant à cette vente est (impôts déduits, car les droits d’auteur sont frappés par la taxe proportionnelle et la surtaxe progressive) de l’ordre de 800 F. par mois, cela moyennant un labeur acharné (2 romans en moyenne par an) et sans aucun bénéfice de la législation sociale. Autre exemple : un jeune romancier qui porterait un manuscrit à un éditeur avec l’idée de gagner 10 000 F. grâce à son œuvre possède une probabilité de réaliser son projet inférieure à ce que lui aurait procurée l’achat d’un dixième de la loterie nationale.

Des associations de tous ordres existent pour défendre les droits des auteurs. Une des plus vénérables est la Société des Gens de Lettres, fondée en 1838. Elle conjugue ses efforts avec la puissanteSociété des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique. En Angleterre l’ensemble de la défense des détenteurs decopyright est dévolu à l’Incorporated Society of Authors, Playwrights and Composers, fondée en 1884, dont l’équivalent américain estThe Authors’ League of America, fondée en 1912. Des sociétés de ce genre existent dans tous les pays. Certains pays ─ les pays communistes bien entendu, mais aussi la France ─ possèdent même des syndicats d’écrivains. Les revendications des écrivains tendent de plus en plus vers la reconnaissance d’une charte sociale.

Ce qui s’approche le plus d’une charte sociale en France est le projet de Caisse des Lettres dont le Parlement et les écrivains ont discuté pendant de longues années. La

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Caisse des Lettres qui a été instituée est loin de satisfaire les espoirs qu’on avait mis en elle, mais sa structure même, fondée sur le principe d’une sorte de sécurité sociale mutuelle, en fait une institution appelée à jouer un rôle important dans l’avenir. Son financement est assuré par des contributions de l’État, des éditeurs et par divers prélèvements sur les droits d’auteur.

Pour le moment, l’homme de lettres que n’ont pas favorisé les gros tirages, qui n’a pas bénéficié du mécénat d’un prix ou que n’a pas enrichi quelque adaptation cinématographique, n’a, s’il refuse le second métier, qu’un choix limité de solutions. La plus simple est le salariat, en général sous la forme du journalisme, ou bien au service d’une maison d’édition comme lecteur, réviseur, conseiller littéraire. Il existe aussi le demi-salariat des écuries d’auteurs liés à certains éditeurs par des contrats de longue durée et qui vivent d’avances. En dehors de cela s’étend toute la gamme des menus travaux littéraires ─ adaptations, traductions, livres documentaires ─ qui gagneraient souvent à être confiés à des spécialistes malheureusement plus rares et plus exigeants. Au-delà encore, c’est le vaste domaine de la littérature alimentaire des pot-boilers, comme disent les Anglais. Elle a ses lettres de noblesse, notamment dans le roman policier et le roman d’aventures. Elle a aussi ses laideurs. Organisée en « usines », la littérature alimentaire peut fournir de confortables revenus à ces « entrepreneurs de littérature » dont Alexandre Dumas père fut un exemple, mais qui sont actuellement plus florissants que jamais. C’est là que les manœuvres de la plume que sont les « nègres » trouvent leur emploi en écrivant ce que d’autres signent ou ce que débitent sous des pseudonymes rose bonbon les marchands de cette sous- littérature des romans d’amour dont les neuf-dixièmes de la population assouvissent leur faim de lectures.

Nous atteignons ainsi le niveau le plus bas de cette population littéraire si curieusement déséquilibrée parce qu’elle n’a pu encore trouver son statut social et surtout économique dans la cité moderne. Seul un long travail d’analyse pourrait permettre de définir les causes profondes de ce déséquilibre. L’examen du système de distribution indiquera au moins quelques-uns des moyens par lesquels on y peut remédier.

Notes :

1. Lehman (Harvey C.), « The Creative Years: Best Books »,The scientific Monthly, vol. 45, 1937, p. 65-75.

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2. Ce n’est là qu’une indication aux statistiques et il est facile de trouver des exceptions. Nous examinons le sens exact du facteur âge dans un article du Bulletin des Bibliothèques de France(mai 1960), intitulé : « Le facteur âge dans la productivité littéraire ».

3. Peyre (Henri), Les générations littéraires, op. cit., p. 214-217.

4. Michaud (Guy), Introduction à une science de la littérature, Istanbul, Pulhan Matbaasi, 1950, p. 252-256 et 258. Voir notamment le schéma de la page 259 expliquant les mouvements littéraires par l’alternance régulière des générations. Pour Guy Michaud la « journée » humaine de 72 ans est rythmée en 4 demi-générations de 18 ans, les deux premières « nocturnes » (point mort et flux), les deux autres « diurnes » (plénitude et reflux).

5. Voir notre article duBulletin des Bibliothèques de Francesur le « Le facteur âge dans la productivité littéraire », op. cit.

6. Havelock Ellis (Henry), A Study of British Genius, Londres, Hurst and Blackett, 1904. Voir le passage que H. Peyre lui consacre dansLes générations littéraires, op. cit., p. 80-81.

7. Dupouy (Auguste),Géographie des lettres françaises, Paris, Armand Colin, 1942 ; Ferré (André), Géographie littéraire, Paris, Éditions du Sagittaire, 1946.

8. On comparera nos chiffres avec une statistique publiée par L’Express le 27 novembre 1954 portant sur 128 romans publiés en 1954 : 41 % de « gens de plume » ; 16 % de professeurs ; 10 % d’avocats ; 7 % de fonctionnaires ; 5 % d’ingénieurs ; 2 % de médecins. Il faut y ajouter un certaine de « divers » parmi lesquels 4 % de « manuels ». Ces chiffres sont du même ordre que les nôtres et montrent bien que s’il y a eu changement, il est en faveur des professions libérales et surtout de l’Université.

9. Dans son livreThe French Book Trade in the Ancient Regime, David T. Pottinger donne des chiffres permettant d’établir un tableau du milieu familial des écrivains français auxxvi e, xviie et xviiie siècles. On y notera l’absence d’un « milieu littéraire » : Noblesse d’épée 28 % ; Clergé 6 % ; Tiers-État 66 % ; Noblesse de robe et de clocher 31 % ; Haute bourgeoisie 20.5 % ; Moyenne

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bourgeoisie 4.5 % ; Artisans et Paysans 10 %.

10. Jusqu'auCopyright Ad de 1842, les auteurs dramatiques anglais étaient pratiquement à la merci des directeurs de théâtres et de troupes. Voir à ce sujet une conversation révélatrice entre W. Scott et Byron dans Escarpit (Robert), Lord Byron, un tempérament littéraire, Paris, Le cercle du livre, t. II, 1957, p. 154-155.

11. Publiée par les Éditions des Deux-Rives, cette collection comprenait notamment le Balzac de R. Bouvier et E. Maynal, leVerlaine de J. Rousselot, le Molière de J.-L. Loiselet et le Voltaire de J. Donvez.

12. Hussein (Taha),L’écrivain dans la société moderne, communication à la conférence internationale des Artistes, Venise, 1952, publié dansL’artiste dans la société contemporaine, U.N.E.S.C.O., 1954, p. 72-87.

13. Ibid.

14. Voir Rousselot (Jean), De quoi vivait Verlaine ?, Paris, Deux-Rives, 1950.

15. Voir Donvez (Jacques), De quoi vivait Voltaire ?, Paris, Deux-Rives, 1949.

16. Lettre à Lord Chesterfield du 7 février 1755, citée par Boswell dans sa Life of Dr Johnson.

17. La remarque est de Fred Lewis Pattee dans l’article « Short Story » de l’Encyclopaedia Britannica.

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Troisième partie. La distribution

Chapitre V. L’acte de publication

I. Publication et création

Il ne faut pas confondre l’histoire de l’édition et l’histoire du livre. Imprimé ou non, le livre n’est que le plus récent et le plus répandu des moyens employés pour reproduire une œuvre littéraire en vue de sa publication, mais il n’est pas le seul. Le théâtre, par exemple, montre qu’on peut concevoir l’acte de publication dans une société ignorant l’écriture1. De nos jours, le cinéma, la radiodiffusion, la télévision donnent à la publication audiovisuelle une efficacité supérieure à celle de la publication imprimée.

La constante sémantique du mot « publier » et de son ancêtre latin publicare est l’idée d’une mise à la disposition anonyme.Publicare simulacrum, c’est élever une statue sur une place, publier les bans d’un mariage, c’est faire connaître à toute personne connue ou inconnue un projet par nature privé. L’emploi le plus ancien de ce mot que cite Littré date du xiiie siècle et, appliqué à des biens mobiliers, signifie « vendre à l’encan ».

Retenons cette idée de la mise à l’encan de l’œuvre, ce passage délibéré et presque brutal du secret de la création à la lumière anonyme de la place publique. Il y a là une sorte de violence consentie, de profanation acceptée, d’autant plus choquante pour la sensibilité commune qu’il s’y mêle des considérations financières : publier commercialement une œuvre qu’on a tirée de soi-même, c’est un peu se prostituer ─ publicare corpus, dit Plaute.

Mais publier l’œuvre, c’est aussi la parachever par son abandon à autrui. Pour qu’une œuvre existe vraiment en tant que phénomène autonome et libre, en tant que créature, il faut qu’elle se détache de son créateur et suive seule son destin parmi les hommes. Tel est le symbolisme des « grandes premières » ou encore du « vernissage » des expositions de peinture : par le vernissage, le peintre s’interdit toute nouvelle retouche, abdique sa tutelle sur sa créature et la déclare née en la mettant à l’encan de la cimaise.

Car il s’agit bien d’une naissance. Cette violence créatrice est celle des accouchements ; effraction, séparation douloureuse d’une part, mise en circulation

1 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social d’un être nouveau autonome et libre de l’autre. Toutes proportions gardées, on peut assimiler le rôle de l’éditeur à celui d’un accoucheur : ce n’est pas lui la source de vie, ce n’est pas lui qui féconde ni qui donne une part de sa chair, mais sans lui l’œuvre conçue et menée jusqu’aux limites de la création n’accéderait pas à l’existence.

Ce n’est là que l’aspect essentiel de la fonction éditoriale. Il y en a bien d’autres, et pour que la métaphore fût complète, il faudrait que notre accoucheur fût aussi conseiller prénatal, juge de vie et de mort sur les nouveau-nés (voire avorteur), hygiéniste, pédagogue, tailleur, orienteur, et... marchand d’esclaves.

II. Développement historique

L’éditeur est un personnage récent dans l’histoire des institutions littéraires. Mais dès une époque très reculée des moyens ont existé pour multiplier la parole écrite et diffuser les œuvres. Souvent, l’auteur s’en est chargé lui-même. La lecture publique était un des modes de publication en faveur dans l’Antiquité et, même après l’invention de l’imprimerie, elle est restée et reste un des moyens les plus commodes pour essayer une œuvre sur un public réduit. Le cas le plus pittoresque de diffusion par l’auteur est peut-être celui des yomiuri, ancêtres des journaux japonais : après les avoir rédigés, l’auteur les imprimait puis les vendait lui-même dans les rues en criant les passages essentiels.

Toutefois, dès la plus haute Antiquité également, existèrent des spécialistes de la diffusion. Ce furent tout d’abord les conteurs ambulants qui se livraient et se livrent encore dans bien des pays au colportage oral d’œuvres souvent traditionnelles, mais parfois originales. Il y a là une forme de publication incontestable, mais limitée2.

Rien de sérieux ne se fit avant l’apparition du livre, et tout d’abord du livre manuscrit. À Athènes, dès le ve siècle et à Rome à l’époque classique existent des ateliers de scribes (scriptoria) que des entrepreneurs emploient à recopier des manuscrits. Les copies étaient ensuite mises en vente dans de véritables librairies. Il y a donc une industrie et un commerce du livre. Les plus forts « tirages » mentionnés (et ils sont rares) ne dépassent jamais quelques centaines d’exemplaires, mais l’idée d’édition prend forme et substance. Il est intéressant de noter que les Romains ont fait appel pour la noter à la racine du verbeedere qui veut dire « mettre au monde,

2 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social accoucher » : c’est le sens qu’il a encore pour Virgile et Ovide, mais un demi-siècle plus tard, Pline porte un jugement d’éditeur moderne quand il parle de libelli editione digni.

Comme il est fréquent, l’idée précède les moyens techniques. Ces derniers se sont fait attendre quatorze siècles. Avec l’imprimerie, l’accent est d’ailleurs sur la publication, c’est-à-dire la mise à la disposition anonyme, plutôt que sur l’édition. En ce sens, on peut dire que la publication de la Bible a été un des facteurs déterminants de la Réforme. Ajoutons que cette publication technique est renforcée par la publication linguistique que constitue l’emploi de la langue vulgaire. Mais les premiers imprimeurs sont déjà des éditeurs-accoucheurs. Leurs choix ont un caractère créateur. Ainsi c’est à Caxton, qui les a imprimés parmi les premiers, que Chaucer, Gower, Lydgate, Malory, etc., auteurs déjà anciens, doivent une résurrection à la vie littéraire que leur maintien en manuscrit leur eût probablement interdite.

Les premiers imprimeurs étaient aussi des hommes d’affaires, comme le prouvent les nombreux livres « fonctionnels » mais très demandés qu’ils imprimèrent. D’autre part, les livres de chevalerie, qui étaient d’une vente facile et sûre dans l’aristocratie, figuraient parmi les favoris des presses de Caxton. Son successeur, Wynkyn de Worde, établit dans Fleet Street une boutique pour la vente au détail qui fut une des premières librairies d’Angleterre au sens moderne du mot.

À la fin duxv e siècle, il existe déjà de très grandes entreprises commerciales, comme celle d’Anton Koburger, imprimeur nurembergeois qui possédait 16 magasins de vente et des agents dans les principales villes de la chrétienté, ou encore celle d’Aldo Manuzio à Venise. Auxvi e siècle, c’est en France la dynastie des Estienne, c’est aux Pays-Bas celle des Plantin et celle des Elzévir. On connaît le rôle joué par les Pays-Bas jusqu’auxviii e siècle comme marché mondial du livre3. Dans la plupart des pays, se forment des Corporations ou Guildes d’imprimeurs dont l’activité est strictement réglementée pour des raisons d’ailleurs plus politiques que commerciales.

Cependant les puissants imprimeurs, absorbés par la complexité croissante de leur industrie, durent très rapidement abandonner à des spécialistes la vente au détail de leur fabrication, leur déléguer tout ou partie de leur fonction commerciale. Ainsi apparut le libraire. C’est dans la deuxième moitié du xvie siècle que le motlibraire cesse en France de s’appliquer au copiste ou au bibliothécaire (sa forme anglaise a conservé ce dernier sens) pour désigner le marchand de livres. Vers la même époque

3 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social apparaissent le bookseller en Angleterre et le buchhandler en Allemagne.

La frontière est d’ailleurs imprécise entre les deux professions et les lettres-patentes de 1618 en France groupent imprimeurs et libraires en une même communauté. Jusqu’à la fin duxviii e siècle, il est difficile de dire lequel des deux est le responsable moral et financier de l’édition, lequel assume les risques de l’investissement et fait son affaire des recours divers qui pourraient être exercés contre l’ouvrage. Traditionnellement, ce rôle ingrat est dévolu à l’imprimeur, mais, de plus en plus, le libraire en a sa part. Au début du xixe siècle, la législation napoléonienne tranche le débat au profit d’un troisième larron en désignant à toute publication un éditeur responsable ─ l’équivalent du mythique gérant des journaux français.

Mais à cette date il y a déjà un demi-siècle que le personnage de l’éditeur existe : c’est l’entrepreneur qui, reléguant l’imprimeur à la fonction technique et le libraire à la fonction commerciale, prend l’initiative de l’édition, en coordonne la fabrication avec les besoins de la vente, traite avec l’auteur et les divers sous-traitants et, d’une manière générale, ordonne les actes isolés de publication en une politique générale d’entreprise. Autrement dit l’exploitation capitaliste se substitue à l’exploitation artisanale.

Cette substitution s’explique par la promotion économique, politique et culturelle de la bourgeoisie. C’est à ce moment, nous l’avons vu, que la littérature cesse d’être le privilège des lettrés. La bourgeoisie promue exige une littérature à sa mesure : le public lisant augmente en quantité tandis qu’une révolution se produit dans ses goûts : romans réalistes ou sentimentaux, poèmes préromantiques et romantiques seront désormais des ouvrages à grand tirage et à grande diffusion dont le financement exige la mise en œuvre du puissant système économico-financier qui prospère dans les autres branches de l’activité industrielle et commerciale.

La publication de laPamela de Richardson, prototype du roman anglais, est en 1740 un excellent exemple d’entreprise capitaliste appliquée à l’édition. Richardson était une sorte d’imprimeur officiel du gouvernement britannique, président de la Corporation des libraires (Stationers). Deux de ses confrères de Londres, Rivington et Osborn, s’associèrent à lui pour publier un recueil de lettres-modèles du type « Parfait Secrétaire » à l’usage des dames de la bourgeoisie, dont Richardson, doué d’un beau brin de plume, devait fournir lui-même le texte. C’était le type même de la publication fonctionnelle. De là, par une série de transformations, le génie de Richardson tira

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Pamela, roman épistolaire « accouché » par l’initiative non littéraire d’un groupe d’industriels et de commerçants du livre.

Parmi les maisons d’édition actuelles, un certain nombre ont été créées comme telles : c’est par exemple le cas de John Murray, qui accompagna dans son ascension le romantisme britannique. Mais l’imprimerie en a fourni beaucoup, comme Plon en France, alors que d’autres sont venues de la librairie comme Hachette. Il existe d’ailleurs encore des imprimeurs-éditeurs et des libraires-éditeurs.

Au cours de la première moitié du xxe siècle, la fonction éditoriale a subi, en France particulièrement, une dernière transformation qui correspond au déclin du capitalisme et à la promotion des masses. Beaucoup d’éditeurs, reculant devant les frais accrus que comporte l’exploitation commerciale proprement dite, la délèguent à des entreprises spécialisées comme la maison Hachette ou la maison Chaix. Il est encore difficile de dire quel sera l’effet de cette pratique sur l’évolution ultérieure de la fonction éditoriale.

III. La fonction éditoriale

Réduite à ses opérations matérielles, la fonction éditoriale peut se résumer par trois verbes : choisir,fabriquer,distribuer. Ces trois opérations sont solidaires et, chacune dépendant des autres en même temps qu’elle les conditionne, elles forment un cycle qui constitue l’acte d’édition.

À ces trois opérations correspondent respectivement chacun des trois services essentiels d’une maison d’édition : comité littéraire, bureau de fabrication et département commercial. C’est l’éditeur qui coordonne leur action, lui donne un sens et en prend la responsabilité. Même quand l’éditeur est anonyme et la politique de la maison fixée par un conseil d’administration, il faut qu’il ait un individu ─ directeur, conseiller, administrateur ─ pour donner à l’acte d’édition le caractère personnel et indivisible qui lui est indispensable.

Un éditeur peut rester éditeur même s’il délègue à des spécialistes ses diverses fonctions techniques : sélection, fabrication, distribution. L’essentiel est qu’il garde la responsabilité morale et commerciale de l’ensemble.

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Le problème unique de l’édition est d’amener un fait individuel à la vie collective et chacune des fonctions techniques que nous avons énumérées correspond à un type de relations entre l’individu et la collectivité.

La sélection suppose que l’éditeur (ou son délégué) se représente un public possible et taille dans la masse des écrits qui lui sont soumis ce qui convient le mieux à la consommation de ce public. Cette représentation a un caractère double et contradictoire : elle comporte d’une part un jugement de fait sur ce que désire le public possible, sur ce qu’il achètera, d’autre part un jugement de valeur sur ce que doit être le goût du public étant donné le système esthético-moral du groupe humain à l’intérieur duquel se déroule l’opération. D’où cette double interrogation qui se pose à propos de tout livre et à laquelle on ne peut répondre que par un hypothétique compromis : le livre est-il vendable ? Le livre est-il bon ?

Pris entre les propositions des auteurs et les exigences du public telles qu’il se les représente, l’éditeur moderne ne se limite d’ailleurs pas au rôle passif du conciliateur. Il essaie d’agir sur les auteurs au nom du public et sur le public au nom des auteurs, en un mot de se procurer un public et des auteurs mesurés l’un sur l’autre.

L’idéal, pour un éditeur, est de trouver un auteur « à suivre ». En effet les hasards et les frais du lancement sont assumés une fois pour toutes et, l’efficacité d’un auteur étant reconnue, on peut, sans trop de risques, lui demander de continuer à produire selon le prototype éprouvé. Lié par un contrat de longue durée, l’auteur entre alors dans l’« écurie » de l’éditeur. C’est cette écurie qui, jouant le rôle de collectivité- témoin, donne son ton, son style, à la maison d’édition. Elle est en général dominée par une personnalité, celle de l’éditeur lui-même (Julliard) ou d’un de ses conseillers (Jean Paulhan chez Gallimard). Grâce à son équipe de lecteurs (qui sont souvent des auteurs-maison), l’écurie détermine la sélection et infléchit même la production des nouveaux écrivains désireux de s’intégrer à elle.

D’autre part, l’éditeur agit sur le public en provoquant des habitudes. Ces habitudes peuvent prendre la forme de modes, de snobismes, voire d’engouements passagers pour la personnalité d’un auteur, ou bien avoir une origine plus profonde et traduire une fidélité à telle forme de pensée, à tel style, à tel type d’ouvrage. Une des plus anciennes et des plus typiques de ces habitudes littéraires sciemment entretenues sinon entièrement provoquées par un éditeur fut le « byronisme4 ».

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Une formule particulièrement rentable est celle de la collection spécialisée possédant une unité de direction, de présentation et d’intérêt. Elle permet d’une part de canaliser les auteurs vers des types de productions à l’efficacité éprouvée, d’autre part de satisfaire une demande bien précise, bien délimitée et toujours présente. C’est le cas de la Série blême de Gallimard ou desVies quotidiennes d’Hachette. On peut même aller jusqu’à encadrer la collectivité-public afin de mieux la tenir en mains et d’établir entre elle et l’équipe d’auteurs des liens quasi personnels. Cela se fait couramment pour les genres aux traits particulièrement accusés, comme le roman policier, d’anticipation scientifique, de suspense, etc., au moyen de magazines spécialisés, de clubs, de bulletins de liaison. Il se crée alors une doctrine et une esthétique du genre, et la communauté public-auteurs possède alors ce signe de toute conscience collective naissante : une orthodoxie5.

On retiendra de ceci que toute sélection suppose unpublic théorique au nom duquel et au bénéfice duquel le choix est fait, et un échantillonnage d’écrivains qui est censé refléter les besoins de ce public. Tout le jeu littéraire que mène l’éditeur se déroule en cycle fermé entre ces deux groupes définis d’avance.

La fabrication fait partie de ce jeu. Dès le début, de l’étude préliminaire à la fabrication, il faut « penser le public ». Selon qu’il s’agit d’un livre de luxe destiné à quelques centaines de bibliophiles ou d’un livre populaire à bon marché, tout change : le papier, le format, la marche typographique (choix des caractères, justification, densité des pages, etc.), l’illustration, la reliure et surtout le nombre des exemplaires à tirer. Dès ce moment, l’éditeur doit calculer le « coup » qu’il désire réaliser. En fait, il doit l’avoir déjà calculé au stade de la sélection : le livre ayant été choisi pour telles et telles qualités à l’intention de tel ou tel public, il doit avoir telles caractéristiques matérielles bien déterminées.

Le tirage est évidemment la plus importante de ces caractéristiques. Trop faible, il étale sur un nombre insuffisant d’exemplaires les frais fixes de fabrication (lecture et préparation du manuscrit, composition, correction, mise en page, mise en machine) qui sont, de loin, les plus lourds, et suppose un prix de vente qui risque de mettre l’ouvrage hors de portée de son public éventuel. Trop fort, il gonfle démesurément l’offre et rend inévitable le déficit par mévente, car l’industrie du livre est une des rares industries où le produit fabriqué invendu ait moins de valeur que la matière première6.

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Pour les autres caractéristiques de l’ouvrage, ce n’est pas seulement le volume du public théorique qui doit entrer en ligne de compte, mais sa nature, ses besoins fonctionnels et tout particulièrement sa psychologie. L’usage de la couverture illustrée nous est récemment venu d’Amérique. Dans le choix de cette couverture, l’éditeur doit tenir compte des diverses « motivations » qui poussent le client éventuel à acheter le livre. En fait, si le dessin est bien choisi, il doit constituer une véritable leçon de critique littéraire et traduire graphiquement l’analyse esthético-psychologique à laquelle l’éditeur s’est livré pour faire sa sélection7.

Nous retrouvons ici les avantages de la collection dont la maquette et le tirage optimum ont été étudiés une fois pour toutes.

On voit que, pour l’éditeur, la fabrication continue la sélection. Le jugement porté sur l’œuvre ne fait que prendre forme. L’éditeur traduit techniquement, par des décisions matérielles, l’équilibre que, dès le début, il a tenté d’établir entre les écrivains qu’il propose et le public qu’il suppose ou suscite.

Reste la distribution proprement dite, c’est-à-dire en général la vente, bien qu’il existe des livres distribués gratuitement. À vrai dire, la vente est presque indispensable pour que le fait littéraire soit complet. Byron remarquait un jour qu’obliger un parfait inconnu à sortir une monnaie de sa poche (geste qui n’est jamais ni involontaire, ni indifférent) pour acheter un livre, est la consécration véritable de l’écrivain, le signe de sa puissance.

Dans les pays capitalistes, la distribution est la partie la plus délicate de l’acte de publication qui tout entier converge vers elle comme un drame vers son dénouement. C’est là que se trouve la réussite ou l’échec. Dans le budget d’un livre, les frais de distribution représentent plus de la moitié du prix de vente8.

L’éditeur se trouve devant un problème difficile : celui de trouver et de toucher dans la réalité ce public théorique que, depuis le début, il suppose ou cultive. Il emploie pour cela un certain nombre de techniques publicitaires.

La plus simple et la première est l’inscription du livre dans une liste bibliographique comme il en existe dans la plupart des pays (par exemple la Bibliographie de la France, publication hebdomadaire du Cercle de la Librairie). C’est là que les libraires et les bibliothécaires apprendront la publication du livre. Cette publicité anonyme peut

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être doublée par l’action personnelle de voyageurs munis d’exemplaires spécimens. Une publicité commerciale du type normal (annonces dans les journaux, voire affiches ou étalages) s’adresse directement au public. Ce type de publicité est moins employé en France ou en Angleterre qu’aux États-Unis, par exemple, où le lancement d’un livre s’opère, mutatis mutandis, selon le même schéma que celui de n’importe quel produit commercial9.

L’inconvénient des techniques publicitaires habituelles est qu’elles s’adressent au public en général et non au public que vise l’éditeur : sur 1 000 personnes touchées par la publicité, il n’y en a peut-être que dix ou vingt supposées susceptibles de s’intéresser au livre, alors que les 1 000 peuvent s’intéresser à un savon, à une marque d’apéritif ou à un article ménager. Pour qu’elle soit rentable, il faut concentrer la publicité sur les dix ou vingt personnes qui ont une chance, si lointaine qu’elle soit, d’être influencées par elle. La difficulté, malheureusement, est que ces personnes peuvent être cent ou peuvent être deux et que d’autre part, elles ne sont jamais les mêmes selon le type du livre. Nous revenons au caractèrelimité et personnel de l’acte de publication. Ainsi s’explique la préférence accordée aux moyens de propagande non anonymes, et notamment aux articles de presse signés.

Cela peut être l’article d’un « courriériste » (chargé dans un journal de l’information littéraire) ou le feuilleton d’un critique possédant une clientèle de lecteurs habitués à suivre ses indications. Un soin particulier est accordé au service de presse. Chaque volume, signé par l’auteur, est accompagné d’un feuillet, le « prière d’insérer », qui est en somme un modèle idéal d’article (élogieux, bien entendu). Beaucoup de journaux mineurs se contentent de le démarquer et d’y ajouter une signature. Infiniment plus intéressant est l’article du critique-maison dans un journal qui se trouve avoir une clientèle correspondant à peu près au public théorique. On emploie tous les moyens de pression pour obtenir cet article car le plus fécond des critiques ne peut guère « débiter » plus de deux cents ouvrages par an : les services de presse comportent toujours d’énormes déchets. Peu importe d’ailleurs que l’article soit défavorable : le tout est qu’on parle du livre et une mauvaise presse est tout aussi rentable qu’une bonne. Un « massacre » peut valoir une fortune.

La télévision, avec son caractère direct, personnel, a introduit un type de critique extraordinairement efficace où l’auteur lui-même parle à son public les yeux dans les yeux. On a constaté que dans les heures qui suivent l’interview d’un auteur sur l’écran, son livre subit une poussée de ventes qui peut atteindre des proportions

9 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social considérables.

Il faut ajouter à ces diverses techniques publicitaires celles qui consistent à utiliser une sélection, par exemple le choix du meilleur livre du mois ou le prix littéraire. Une ou deux voix dans tel prix renommé est un atout qu’on n’oublie pas sur une bande.

Autre procédé encore, mais plus difficile à manier, car il est à double tranchant : la publication du livre dans un journal ou un magazine soit in extenso, soit sous forme d’extraits, soit sous forme de résumé. Le problème ─ très délicat ─ consiste à aiguiser l’intérêt du lecteur sans déflorer l’ouvrage10.

Le but de toutes ces techniques est de rallier le public théorique disséminé dans l’ensemble de la population. L’idéal serait évidemment de le grouper une fois pour toutes et de le garder groupé. C’est à cela que correspondent les Clubs du Livre dont le but est au fond de substituer le « sur mesure » à la confection. Repéré, fiché, lié parfois par contrat, le lecteur éventuel ne peut plus s’échapper.

Il en va de même dans les pays dirigistes et particulièrement dans les pays socialistes. En U.R.S.S. par exemple, l’invendu est relativement rare car, libérée du souci de la concurrence, l’édition possède les moyens d’adapter l’offre à la demande et la demande à l’offre.

Dans les pays capitalistes, la situation de l’éditeur est infiniment plus précaire. À partir du moment où le livre est lancé, son sort échappe aux mains de l’éditeur. La mise en vente proprement dite est régie par les mécanismes très particuliers du commerce de la librairie : il en sera question plus loin. Le livre se conduit un peu comme ces premières fusées téléguidées dont la plus grande partie retombaient avant d’avoir pu prendre leur trajectoire alors que quelques-unes échappaient à tout contrôle pour entreprendre un vol erratique et imprévisible. De même la majorité des livres publiés (en France 60 à 70 % de la production) tombent sans atteindre un volume de ventes rentable, et l’éditeur n’y peut rien. De temps en temps au contraire, un ouvrage franchit les limites des prévisions les plus optimistes et devient unbest-seller . La courbe de vente varie selon un rythme apparemment inintelligible dès qu’elle franchit une limite critique (en général, en France, c’est le « mur des 100 000 »). L’éditeur ne peut alors que suivre à l’aveuglette par des tranches successives de fabrication.

La cause de cette perte de contrôle est assez claire : elle se produit au moment où

10 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social l’ouvrage dépasse les limites du public théorique pour lequel il est conçu. Il évolue alors dans des régions sociales non prospectées et non repérées. L’impossibilité de prévoir ses réactions à ce moment illustre la faiblesse du système. L’acte de publication n’est créateur qu’en apparence. En réalité il se déroule en circuit fermé à l’intérieur d’un même groupe social. L’œuvre inadaptée à ce groupe, non viable, échoue, incapable de chercher ailleurs un public plus accueillant mais que la nature même du choix initial qui a permis la publication rend inconcevable. Nous verrons que ce public de rechange peut éventuellement surgir moyennant une « trahison créatrice ». Mais cela ne dépend pas de l’éditeur.

Pas davantage ne dépend de lui le phénomène du succès, qui reste aussi rare qu’imprévisible : rappelons simplement que sur les quelque 100 000 ouvrages parus en France entre 1945 et 1955, à peine 1 sur 1 000 a franchi le « mur des 100 000 ». On voit que l’éditeur n’a pas, sur le destin de ses nouveau-nés, beaucoup plus d’influence positive que le médecin-accoucheur auquel nous le comparions. Par contre, son influence négative est considérable, car les êtres qu’il met au monde ne jouissent que d’une liberté factice strictement limitée au circuit social pour lequel ils ont été mis au jour.

Chapitre VI. Les circuits de distribution

I. Les limites du circuit

II n’y a pas de relation directe entre la valeur d’un livre et l’ampleur de son public, mais il y en a une fort étroite entre l’existence d’un livre et l’existence d’un public. De même la valeur d’une monnaie ne se mesure pas à l’importance numérique de la population du pays qui l’a émise, mais une monnaie n’a pas de signification sans un pays où elle ait cours.

Dans quelles frontières a cours le livre ? Les deux premières qui viennent à l’esprit sont la frontière de la langue et celle de l’analphabétisme. Comprendre la langue d’un livre et être capable de le lire sont les deux conditions indispensables à son utilisation.

Les grands blocs linguistiques de population lisante sont le bloc anglais (300 millions vers 1980), le bloc chinois (300 millions), le bloc russe (250 millions), le bloc espagnol (110 millions), le bloc allemand (65 millions), le bloc japonais (70 millions) et le bloc

11 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social français (50 millions)11. À l’intérieur de chacun de ces blocs existe une circulation littéraire autonome plus ou moins fractionnée par les institutions politiques et les frontières nationales, mais il s’en faut que cette circulation ait partout la même intensité.

C’est la traduction qui permet d’établir entre les blocs linguistiques un certain équilibre mécanique. Le dépouillement régulier de l’Index Translationum publié par l’U.N.E.S.C.O. depuis 1950 permettra sans doute de mettre en lumière les grandes lois qui régissent les courants de traduction. Il apparaît d’ores et déjà que ces courants sont de trois types :

1. Les courants idéologiques à l’intérieur d’un même ensemble socio-politique. De ce type relèvent les courants émanant du bloc russe et se dirigeant soit vers les unités linguistiques intérieures à l’U.R.S.S., soit vers les blocs linguistiques mineurs des pays appartenant à la sphère d’influence soviétique, soit vers les minorités communistes des autres blocs. 2. Les courants de pool entre blocs gros producteurs et gros consommateurs : c’est ainsi que les blocs anglais, français et allemand mettent en commun 10 à 20 % de leur production littéraire. 3. Les courants d’équilibre entre zones de haute pression et zones de basse pression littéraire. Les zones de haute pression sont les blocs gros producteurs mentionnés ci-dessus, mais aussi et surtout les petits noyaux linguistiques à haute culture dont la population littéraire surabondante sature aisément la population lisante et cherche un débouché dans la traduction : c’est le cas des Pays-Bas ou des pays scandinaves. Quant aux zones de basse pression elles se trouvent surtout dans les pays jeunes et à forte natalité où l’évolution culturelle rapide de la population crée un besoin de lectures que ne peut encore satisfaire la production intérieure : par exemple le Japon et l’Amérique latine.

Les frontières nationales (qui ne coïncident pas toujours avec les frontières linguistiques ou culturelles) offrent également des cadres pour la circulation du livre. Même dans des pays qui, comme la France, sont fortement exportateurs, soit par traduction, soit par vente directe d’ouvrages, la grande majorité de la production est réservée au marché intérieur. Législations douanières protectionnistes (notamment entre pays concurrents d’un même bloc linguistique comme le Royaume-Uni et les États-Unis) et restrictions monétaires accentuent la « balkanisation » de la littérature. Mais même des législations plus libérales comme en souhaiterait l’U.N.E.S.C.O. ne résoudraient pas le problème. C’est que la loi ne voit dans le livre que l’objet matériel et ne considère que la valeur de fabrication. En réalité, il faudrait tenir compte de la valeur réelle d’échange culturel en fonction de tel ou tel milieu, de tel ou tel groupe.

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Selon la structure économico-sociale de deux pays, selon la place qu’occupe dans leur hiérarchie nationale la fonction culturelle, un même livre n’a pas, de l’un à l’autre, la même signification, la même définition.

Il faut donc étudier le mécanisme de la distribution littéraire en fonction d’unités à la fois plus générales et plus simples que les nations ou les blocs linguistiques qui sont déjà des structures complexes. En réalité, tout groupe social possède ses besoins culturels, donc sa littérature propre. Ce groupe peut être un sexe, un âge, une classe, et l’on parlera de littérature féminine, enfantine, ouvrière. Chacune de ces littératures possède son système d’échange particulier, mais, bien qu’il y ait des magazines féminins, des librairies d’enfants et des bibliothèques ouvrières, il s’en faut que chacune dispose d’institutions propres. Il y a des recoupements et des doubles emplois, voire des mutations qui font que certaines œuvres passent d’un système à l’autre.

Le groupe social qui possède l’identité littéraire la plus nette est le groupe culturel. Nous avons d’ailleurs vu que la catégorie des « lettrés » est à l’origine de la notion même de littérature. Les lettrés, qui ont à l’origine constitué une caste fermée, ne s’identifient de nos jours ni avec une classe, ni avec une couche sociale, ni même avec un groupe socio-professionnel. On pourrait définir les lettrés comme les personnes ayant reçu une formation intellectuelle et une éducation esthétique assez poussée pour avoir la possibilité d’exercer un jugement littéraire personnel, ayant des loisirs suffisants pour lire et disposant de ressources permettant l’achat régulier de livres. Notons qu’il s’agit d’une définition potentielle et non réelle : de nombreux lettrés n’ont aucune opinion littéraire, ne lisent jamais et n’achètent jamais de livres, mais ils pourraient le faire.

Ce groupe des lettrés correspondait jadis à l’aristocratie. Il s’est ensuite identifié à la bourgeoisie cultivée dont le bastion culturel était l’enseignement secondaire classique. Il a maintenant reçu l’appoint des travailleurs intellectuels (notamment des membres de l’enseignement, qui forment le gros de ses forces), des travailleurs artistiques et d’une partie (faible il est vrai) des travailleurs manuels formés par l’enseignement primaire ou moderne. Il correspond à ce que nous avons appelé le « milieu littéraire » où se recrute la majorité des écrivains. C’est là aussi que se recrutent tous les participants du fait littéraire, de l’écrivain à l’universitaire historien de la littérature, de l’éditeur au critique littéraire. Ces personnages qui « font » la littérature sont tous des lettrés. Le fait littéraire lettré se déroule en circuit fermé à l’intérieur du groupe, ainsi

13 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social que nous l’avons vu en étudiant le mécanisme de l’acte de publication.

Par opposition au circuit lettré, nous appellerons (faute d’un meilleur mot) circuits populaires les systèmes de distribution s’adressant aux lecteurs auxquels leur formation permet ungoût littéraire intuitif, mais non un jugement explicite et raisonné, auxquels leurs conditions de travail et d’existence rendent la lecture malaisée ou inhabituelle, auxquels enfin leurs ressources interdisent l’achat fréquent de livres. Ces lecteurs appartiennent quelquefois à la petite bourgeoisie, mais ce sont surtout des employés, des travailleurs manuels et des agriculteurs. Ils ont des besoins littéraires de même importance, de même type, de même qualité que les lecteurs du circuit lettré, mais ces besoins sont toujours satisfaitsde l’extérieur. Ils n’ont eux-mêmes aucun moyen de faire connaître leurs réactions aux responsables de la production littéraire, écrivains ou éditeurs. Alors que la librairie lettrée est un lieu d’échange, l’établissement de base des circuits populaires est un « débit » de livres ou un simple point de vente12. On n’y participe pas au jeu littéraire.

II. Le circuit lettré

Prenons le cas d’une librairie d’importance moyenne comme il en existe des milliers dans toutes les villes du monde. Le stock effectif comprend 5 000 à 6 000 titres, la plupart à un ou, à la rigueur, deux exemplaires. Sur cette quantité, 400 titres trouvent place dans la vitrine et 1 200 sur les étals intérieurs.

La production française de livres est de l’ordre de 20 000 à 22 000 titres par an. Même si les affaires marchent bien et si le stock se renouvelle rapidement, on ne peut s’attendre à trouver dans cette librairie plus d’une fraction de ces titres. C’est une fraction de cette fraction qui est offerte sur les étals intérieurs au client assez intéressé pour pénétrer dans le magasin, c’est-à-dire déjà intégré au circuit commercial de la librairie. C’est une infime fraction de cette fraction de fraction qui, pendant un temps d’ailleurs assez bref, est proposée au grand public par l’étalage.

Cela revient à dire que le libraire, comme l’éditeur, taille dans la masse des écrits qui lui sont proposés ce qui lui paraît propre à la consommation d’un public limité. La sélection du libraire diffère de celle de l’éditeur en ce que le public de l’éditeur est un public théorique et celui du libraire un public réel qui se manifeste directement, c’est-à-

14 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social dire une clientèle. Une autre différence est que le manuscrit refusé par l’éditeur n’accède pas à l’existence littéraire, alors que le livre non mis en vente par tel ou tel libraire existe déjà et continue d’exister. Autrement dit, la sélection de l’éditeurfait la littérature, alors que celle du libraire y crée des hiérarchies.

Il existe des librairies dont le stock et surtout le système d’approvisionnement13 sont adaptés à n’importe quel type de demande, mais elles sont fort peu nombreuses. Une statistique de 1945, citée par la Monographie de l’édition, dénombre en France 203 « librairies d’assortiment général ». Ce chiffre n’a que légèrement augmenté.

En France, la librairie est restée relativement artisanale. Cependant, dans les années 70, se sont développées des librairies du type « grande surface » dont la F.N.A.C. est l’exemple le plus connu. Le système commercial dont relèvent ces librairies, qui disposent de stocks énormes et pratiquent le libre-service, leur permet de consentir à leurs clients des remises (discount) considérables. La libération du prix du livre en 1979 a conduit à une situation où les librairies de type traditionnel, et notamment les moyennes et petites librairies, n’étaient plus en mesure de soutenir la concurrence. La loi Lang de 1981 a rétabli le prix fixe, mais il s’en faut de beaucoup que cette mesure ait réglé les problèmes économiques de la librairie dont le plus grave est l’approvisionnement. Les pays socialistes ont créé dans les principales villes des Maisons du Livre dont l’assortiment est aussi complet que possible et où les librairies peuvent s’approvisionner14.

La librairie est toujours d’un maniement économique difficile. Le poids, toujours menaçant, des invendus peut, en quelques mois d’une politique d’achats maladroite, déprécier complètement la valeur du fonds. C’est pourquoi, quelle que soit leur importance, les grandes librairies sont tenues de garder avec leur clientèle un contact personnel par l’envoi périodique de catalogues à des clients fichés, par des relations d’homme à homme, par la spécialisation de certains rayons ou succursales et aussi par l’autorisation donnée aux acheteurs éventuels de « bouquiner » dans les rayons15. Aussi les zones d’implantation favorites des librairies d’assortiment général sont-elles les zones urbaines où le voisinage d’une université entretient une vie intellectuelle intense : en France, par exemple, ce sont, par ordre d’importance, les vie,viiie,viie et ve arrondissements de Paris, Lille, Lyon, Bordeaux, Marseille, Strasbourg, Toulouse, etc.

C’est à la librairie moyenne que revient le rôle de la diffusion territoriale du livre

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« littéraire ». On peut considérer qu’il y a en France 3 500 librairies moyennes, soit une pour 12 000 habitants. Ce chiffre est certainement un des plus élevés du monde16. En effet dans certains pays le nombre des points de vente peut être plus élevé, mais il s’agit ici des librairies ayant une politique commerciale originale et autonome.

Cette autonomie et cette liberté supposent l’existence d’un stock assez important pour permettre des manipulations commerciales, mais assez limité pour ne pas exiger des immobilisations de capitaux démesurées. C’est, nous l’avons vu, sur une clientèle que le libraire modèle ce stock. À l’examen d’une vitrine, on peut deviner le voisinage d’une faculté, d’une cathédrale, d’un lycée, d’une usine, d’un théâtre, voire dessiner à grands traits la structure socio-professionnelle de la population avoisinante.

La spécialisation est un des procédés par lesquels la librairie moyenne oriente et limite son activité. Un cas typique et fréquent est celui de la librairie classique vivant en marge d’un établissement scolaire. Le plus souvent elle joint à la librairie le commerce de la papeterie et des fournitures scolaires. Dans bien des cas, la liste des livres employés dans les classes est établie par l’établissement en accord avec le libraire qui connaît ainsi par avance la nature et le volume des commandes à effectuer. Le système présente pour l’établissement l’avantage de voir ses demandes immédiatement satisfaites. Des symbioses de ce genre existent toutes les fois qu’une librairie se trouve au contact d’un organisme social ayant des besoins réguliers et évaluables de lectures fonctionnelles. À côté des librairies classiques, il existe des librairies techniques, religieuses, médicales, etc. où les échanges se produisent en cycle fermé à l’intérieur d’une étroite collectivité.

Une autre spécialisation est celle de la librairie d’art qui bien souvent, est aussi une librairie d’occasion. On peut évaluer à 7 ou 8 % la proportion des librairies moyennes qui se livrent exclusivement au commerce de l’occasion, mais le marché du livre de seconde main échappe pour le moment à toute statistique : c’est encore un beau terrain de recherche. Limité à un cercle d’amateurs, il n’intéresse que faiblement la consommation proprement littéraire, sauf dans un certain nombre de cas particuliers dont il sera question plus loin.

L’implantation des librairies moyennes se livrant au commerce du livre littéraire neuf est beaucoup plus régulièrement répartie que celle des librairies d’assortiment général. Toute petite ville d’une certaine importance possède la sienne. Dans le département de la , par exemple, la proportion est de 1 pour 10 000 habitants

16 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social dans l’agglomération bordelaise et de 1 pour 11 000 habitants dans l’ensemble du département.

Mais en réalité, la librairie moyenne, dès qu’elle sort du domaine des lectures fonctionnelles, ne s’adresse qu’à certaines couches sociales bien définies. Elle ne s’adresse notamment pas à la classe ouvrière, ni à la classe paysanne. Comme le fait remarquer Benigno Cacérès : « Les librairies qui vendent des romans de qualité [...] ne se trouvent pas, à de rares exceptions près, sur le même circuit que le travailleur17». Sur son circuit quotidien, le travailleur trouve le marchand de journaux, le bureau de tabac, le magasin à prix uniques, l’étal du camelot, et c’est là qu’éventuellement il s’approvisionne en lectures.

Il est révélateur de comparer la vitrine d’une librairie moyenne de quartier à celle d’un « débit de livres » situé dans les mêmes parages ─ marchand de journaux ou bureau de tabac. Les deux étalages coïncident par un certain nombre de titres : types d’ouvrages dont l’éventail social est très ouvert, comme les romans policiers, best- sellers qui ont franchi le « mur des 100 000 », grands classiques de la littérature en éditions bon marché, etc., mais la masse du fonds diffère radicalement. Nul ne songerait à demander du Péguy au bureau de tabac, ni à la librairie le dernier paru des « romans du cœur ». Ce qui est plus grave, c’est qu’un ouvrier et un intellectuel achetant l’un et l’autre le Major Thompson ne s’adresseront pas au même établissement.

Retenons que l’immense majorité des librairies moyennes correspond à ce que nous avons appelé le circuit de la littérature lettrée ─ celle qui plus tard trouvera (ou cherchera) sa place dans les manuels de littérature. Leur clientèle comprend surtout des membres de la bourgeoisie éduquée et des professions libérales, artistiques ou intellectuelles, c’est-à-dire à une population lisante possible de l’ordre d’un à trois millions de personnes en France où la population lisante réelle est de l’ordre de 30 millions.

On aura une idée de l’exiguïté du circuit de la littérature lettrée en examinant la liste des ouvrages français dont le tirage a dépassé 10 000 exemplaires en 1956, liste publiée par Les Nouvelles littéraires18. Cette liste n’est pas exhaustive, mais il est clair qu’elle contient la presque totalité des œuvres ayant fourni aux Français l’essentiel de leur nourriture littéraire « lettrée » pendant l’année. On constatera les faits suivants :

1. La totalité des exemplaires représentés par cette liste est de 4 300 000 sur les

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quelque 150 millions mis en circulation par l’édition française dans le même temps, soit 3 % ; 2. La liste comprend 166 titres sur les quelque 3 000 classés « littéraires » dans la production française de 1956, soit 3,5 % ; 3. Figurent sur la liste 19 éditeurs sur les quelque 750 pouvant être considérés comme en activité effective en 1956, soit 2,5 %.

Bien entendu, nous ne tenons compte ici ni des livres fonctionnels, ni des demi-succès, ni des échecs, ni des lectures littéraires universelles (du type roman policier) dont vivent la plupart des librairies. Mais ces indications suffisent pour montrer que ce qu’on appelle la vie littéraire d’un pays comme la France (où elle est particulièrement active) est un jeu qui se déroule entre un nombre réduit de participants.

Sans toujours s’en rendre compte, le libraire est un des meneurs de ce jeu. L’équilibre commercial de son entreprise l’oblige à exercer une vigilance constante non seulement sur la production (notamment en lisant les nouveautés sur lesquelles la critique attire son attention), mais encore sur les réactions d’une clientèle qu’il est souvent appelé à conseiller. En général personnage influent dans son quartier ou dans sa ville, il est, pour l’intelligentsia locale, un conseiller de lectures : des sondages montrent que le conseil du libraire est un des facteurs décisifs dudémarrage d’un succès (le développement du succès échappant à son contrôle). D’autre part il est, pour l’éditeur, le baromètre de la popularité : en France, par exemple, rares sont les éditeurs qui se risquent à enfreindre le tabou placé par les libraires sur le recueil de contes ou de nouvelles (pour des raisons commerciales d’ailleurs parfaitement explicables).

Pour compléter le tableau du circuit lettré, il faut citer un dernier homme de liaison : le critique littéraire. Les auteurs disent souvent du mal de lui et les éditeurs ont tendance à le craindre. Il ne mérite ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Le rôle véritable de la critique littéraire est d’être un échantillonnage du public. Le critique appartient au même milieu social que le lecteur du circuit lettré, il a la même formation. On trouve chez lui une variété d’opinions politiques, religieuses, esthétiques, une variété de tempéraments, qui sont à l’image de celles qu’on trouve chez ce lecteur, mais il y a communauté de culture et de style de vie. Sans même tenir compte des jugements exprimés, le seul fait que la critique parle de certaines œuvres et non de certaines autres est déjà un choix significatif : bon ou mauvais, un livre « dont on parle » est un livre socialement adapté au groupe. Si l’erreur la plus fréquente de la critique est de bouder un livre qui s’avère être un best-seller (et rarement le contraire), c’est

18 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social justement parce qu’un best-seller est, nous l’avons vu, un livre qui échappe au groupe.

La prétendue éducation du goût par le critique n’est au fond que l’explicitation des diverses orthodoxies qui régissent le comportement du public lettré. Il suffit d’examiner la clientèle des journaux par lesquels s’expriment les grands critiques « créateurs » pour s’apercevoir qu’ils prêchent à des convertis et n’atteignent guère ceux qui, éventuellement, pourraient avoir besoin d’une « éducation », c’est-à-dire d’une formation analogue à la leur. Il est certain que l’ascendant de certains critiques (particulièrement ceux qui écrivent dans les journaux provinciaux et s’adressent à un public faiblement encadré) leur permet d’exercer une influence sur le choix des lectures, mais les sondages, encore une fois, prouvent que cette influence n’est pas plus forte que celle du libraire et surtout que celle des conseillers de lecture les plus fréquemment cités : le cousin de Paris, l’instituteur ou le curé19.

Pour l’éditeur, la critique a la valeur objective d’une opinion littéraire dont elle est le porte-parole. La pré-critique des comités de lecture se modèle sur la critique tout court et le désir de tout éditeur est d’avoir une équipe de lecteurs qui soit un échantillonnage du public théorique sur l’image duquel il réglera ses choix.

Le circuit de la littérature lettrée présente donc l’aspect d’une série de sélections successives se limitant les unes les autres. Le choix que l’éditeur fait dans la production des auteurs limite le choix du libraire qui lui-même limite le choix du lecteur, et ce choix, d’une part répercuté par le libraire jusqu’au département commercial, d’autre part exprimé et commenté par la critique, puis traduit et amplifié par le comité de lecture, limite à son tour les choix ultérieurs de l’éditeur et, par voie de conséquence, les possibilités offertes aux talents éventuels.

Cette interaction négative enferme les participants dans un cercle de plus en plus étroit. La concentration des talents et des moyens matériels dans cette zone sociale trop réduite conduit à un gaspillage regrettable. S’il est peu probable que les comités de lecture aient jamais totalement ignoré un grand talent, il est certain, que nombre d’excellentes œuvres n’ont pas bénéficié des chances qu’elles méritaient, faute d’une distribution suffisamment large au départ. La forte proportion d’échecs qu’enregistrent les plus grands éditeurs (cela peut aller jusqu’à 60 ou 70 % des titres publiés) dans un pays où 80 % de la population est culturellement sous-alimentée prouve que la distribution en circuit fermé n’offre que l’alternative du gaspillage ou de la stérilisation.

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III. Les circuits populaires

La distribution commerciale des lectures de type littéraire aux masses est principalement assurée par des « débits de livres » et des établissements du type bureau de tabac ou kiosque à journaux se livrant de manière accessoire à la vente des livres. Selon que l’on y ajoute ou non les points de vente secondaires comme le rayon du supermarché, l’évaluation de leur nombre en France varie de 4 000 à 18 ou 20 000. C’est en fait une catégorie qui finit « en queue de poisson » et à laquelle il est difficile d’assigner un critère minimum fixe. En effet il faudrait tenir compte des étals temporaires des bouquinistes, marchands forains, colporteurs, etc. : certains indices permettent de penser que le nombre de points de vente total, tous types de librairies compris, serait voisin de 100 00020 !

Un tel chiffre permet évidemment une répartition territoriale maximum. Aux États- Unis, où le nombre des grandes et moyennes librairies est, par rapport à la population, trois ou quatre fois plus faible qu’en France, lesdrug-stores des villes et les general stores des petites agglomérations fournissent un réseau commercial extrêmement dense qui est exploité par l’édition.

D’autre part, l’association du commerce du livre à d’autres commerces (papeterie courante, journaux, tabac, alimentation) place le livre sur les trajets de la vie quotidienne. On n’a plus à faire l’effort d’entrer dans la librairie. Cet effort est moindre encore quand le livre va se proposer au lecteur au moment où il a loisir de lire : à la gare dans le kiosque à journaux, à la sortie du travail dans l’étal du bureau de tabac, du marchand ambulant, ou même à domicile dans l’assortiment du colporteur.

Le colporteur est un personnage qui disparaît de nos pays, tué par les moyens de communication rapides, mais il existe encore et joue un rôle important dans les pays où la diffusion du livre est encore inadéquate aux nouveaux besoins culturels des masses, notamment en Amérique latine. En Chine, le régime communiste l’a même intégré au système officiel de distribution. On trouvera dans le livre déjà cité de Charles Nisard, Histoire des livres populaires ou de la littérature de colportage, des indications précieuses sur le « circuit du colportage » en France au milieu du xixe siècle, avec ses principaux centres de production où se trouvent les éditeurs spécialisés : Paris, Troyes, Epinal, Nancy, Châtillon-sur-Seine, Tours, Le Mans, Lille, etc.

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L’essentiel de cette littérature du colportage se compose d’almanachs innombrables dont, de nos jours, l’Almanach Vermot ou l’Almanach Hachette, malgré plusieurs modernisations, conservent encore les traits essentiels sous une affabulation moins naïve. À côté des almanachs figuraient dans la botte du colporteur des livres d’astrologie et de magie « pour dames », des recueils de bons mots et d’anecdotes, des ouvrages de conseils religieux, moraux, sentimentaux et pratiques, avec quelques traditionnelles recettes de cuisine ou de médecine, des récits d’aventures ou de voyage, des romans sentimentaux, des classiques littéraires éprouvés par des générations et souvent adaptés ou résumés, et toujours, partout, des illustrations qui soulagent l’attention du lecteur. II est facile de voir à cette description que le relais du colportage a été pris au milieu du xxe siècle par le magazine féminin, de l’horoscope aux conseils du cœur en passant par le roman sentimental et l’illustration obsédante.

Partout, sur les circuits de distribution populaires, le livre se trouve associé à la presse quotidienne ou hebdomadaire qui constitue, nous l’avons vu, dans la plupart des pays, l’essentiel des lectures et qui a pris la place des anciens moyens de diffusion orale (ces derniers prenant d’ailleurs maintenant une revanche partielle grâce aux techniques audiovisuelles du cinéma, de la radio et de la télévision, avec lesquelles le livre populaire possède également des liens étroits). Il est donc normal que le mécanisme de distribution du livre populaire soit du type « messageries de presse » plutôt que du type librairie. Toute l’initiative est concentrée entre les mains du distributeur-grossiste. Le détaillant n’est plus qu’un dépositaire.

Nous avons vu que beaucoup d’éditeurs délèguent une partie de leur fonction commerciale à des entreprises spécialisées dont la plus connue et la plus puissante en France est celle des Messageries Hachette. Ces entreprises emploient pour la presse comme pour le livre un système qui comporte notamment lamise en dépôt d’office d’un certain nombre d’exemplaires chez les débitants abonnés et, naturellement, la reprise des invendus.

Le système desoffices est employé (mais non exclusivement) par les éditeurs et certains libraires du circuit lettré. C’est alors un coup de filet à l’aveuglette. À la sortie du livre, le distributeur place une partie de l’édition (3 500 à 5 000 exemplaires en France) sur des points de vente repérés. Cela explique que l’étalage d’un kiosque de gare puisse être aussi riche en « nouveautés » que celui d’une grande librairie centrale. Mais la plupart de ces nouveautés reprendront tôt ou tard, plus ou moins défraîchies, le chemin du dépôt.

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Quand il s’agit d’articles éprouvés et d’une vente sûre comme les romans policiers ou les « romans du cœur » dont il sera question plus loin, la publication est encadrée dans une collection ou une série à périodicité régulière et la distribution prend le caractère d’une vente-abonnement. Chaque dépositaire connaît approximativement le nombre d’exemplaires qu’il vendra et s’approvisionne en conséquence.

La cascade de sélections successives qui caractérise le circuit lettré ne peut exister ici. Il n’y a pas de « retour » possible du public vers l’éditeur. La nécessaire adaptation du livre aux besoins du lecteur est obtenue par le procédé mécanique de la standardisation. Un certain type d’œuvre ayant un succès assuré auprès du public, on reproduit inlassablement le prototype en variant simplement l’affabulation. Charles Nisard, dans son ouvrage sur la littérature de colportage, montre l’origine médiévale de tels récits sentimentaux reproduits à satiété par les brochures à 4 sous des colporteurs. Les 4 sous sont devenus 0,25 ou 0,50 F. mais, mises au goût du xxe siècle, les histoires sont rigoureusement les mêmes dans nos « romans du cœur » : la dactylo a remplacé la bergère dans la nouvelle idylle22. Renouvelant une vieille tradition d’épopée populaire, Walter Scott, éditeur besogneux, a mis au point le prototype du roman historique qui s’est rapidement évadé du circuit lettré pour devenir, par Alexandre Dumas et ses imitateurs contemporains, un des favoris de la littérature populaire.

Dans ce mécanisme impitoyable, le mouvement naturel est celui de la dégradation. Il n’y a renouvellement, progrès, que lorsque, par hasard, une œuvre échappe à la littérature lettrée et fait irruption dans un milieu social plus vaste. Mais aussitôt elle est happée par les rouages, réduite à ses caractères immédiatement efficaces et grossièrement reproduite en série jusqu’au complet épuisement de la demande, qui peut se faire attendre des siècles.

Toutefois les nouvelles techniques de diffusion de masse ont considérablement modifié les données du problème au cours de la dernière génération. De plus en plus souvent, des œuvres qui seraient restées prisonnières du circuit lettré s’évadent en prenant appui sur la presse, le disque, la radiodiffusion, la télévision ou le cinéma.

Le cas du cinéma et de la télévision est le plus fréquent et le plus spectaculaire. « Lisez le livre du film » est devenu un slogan publicitaire des plus efficaces. Il est vrai qu’on se contente en général du film ou, ce qui est pire, du « récit tiré du film » dans lequel se sont spécialisés un certain nombre de magazines. Seule une vaste enquête

22 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social permettrait de dire dans quelle mesure le cinéma et la télévision font lire ou, au contraire, évitent de lire.

Il ne fait pas de doute, par contre, que le disque a sauvé la poésie lyrique, orale par nature et qui s’étiolait dans la page imprimée. De Villon à Prévert, le poète populaire a retrouvé son vrai milieu par la vertu du tourne-disque et du juke-box.

Le rôle de la presse et de la radiodiffusion est plus évident. S’ils agissent sur le public « lettré » par la critique, ils agissent sur l’ensemble du public par les moyens infiniment plus efficaces du feuilleton, de la bande dessinée ou de l’adaptation. Quelques exemples permettent de penser que la publication en bande dessinée d’un classique de la littérature dans un quotidien à grand tirage ou la diffusion d’un feuilleton radiophonique provoquent immédiatement un afflux d’acheteurs du circuit populaire. Ces influences mériteraient d’être précisées.

L’efficacité de la radiodiffusion, de la télévision et du cinéma pour faire entrer une œuvre dans les circuits populaires vient d’une part de ce qu’ils font subir à cette œuvre une sorte d’examen d’aptitude à l’adaptation sociale (parfois il est vrai désastreusement) et d’autre part qu’ils apportent cette œuvres littéralement dans la vie quotidienne, qu’ils la placent sur le chemin quotidien du lecteur populaire. Leur défaut est que tout cela se passe unilatéralement, sans intervention directe d’un public qui reste passif. C’est une « littérature octroyée ».

Nous avons ici une situation inverse de celle du circuit lettré. Dans ce dernier, la pléthore des producteurs pour une base de consommation insuffisamment large, la demande sans cesse renouvelée à l’intérieur d’un système fondé sur des sélections successives conduit au gaspillage et à la stérilisation. Dans les circuits populaires, le manque de producteurs socialement adaptés, la remise de l’initiative au distributeur, l’immensité et l’anonymat d’une demande qui ne s’exprime pas mais qui consomme conduisent d’une part à l’usure et à la dégradation mécanique des formes littéraires, d’autre part à l’aliénation de la liberté culturelle des masses.

Le problème est d’équilibre. C’est pourquoi les efforts de ceux qui tentent soit de rendre la santé à la littérature « lettrée », soit de créer une vraie littérature populaire tendent à abattre les murs qui séparent circuit « lettré » et circuits populaires. Nous examinerons rapidement quelques-uns des procédés qui sont employés pour forcer le blocus social de la littérature.

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IV. Les forceurs du blocus

On peut distinguer quatre types de procédés : les procédés commerciaux traditionnels, les procédés commerciaux hétérodoxes, le prêt et le dirigisme.

L’idée la plus simple est en effet d’étendre au circuit populaire la production et la diffusion du circuit lettré sans modifier les méthodes commerciales. La solution est alors l’édition bon marché du livre lettré qui peut être mise en vente au niveau du débit de livres. Ce n’est pas chose nouvelle et la hotte du colporteur contenait déjà des « romans à quatre sous » portant les signatures de De Foe, de Swift, de Perrault, de Florian, de Bernardin de Saint-Pierre, etc. Mais la plupart de ces œuvres étaient des classiques, non des nouveautés. Or il est essentiel qu’il n’y ait pas de décalage chronologique et que le public « bon marché » participe à la vie littéraire active en même temps que le public « cher ». Plusieurs tentatives ont eu lieu, en France notamment, entre les deux guerres. C’est seulement en 1935 (début de l’ère des Monoprix) que vint d’Angleterre la première réussite avec le livre-monoprix (six pence) de la collection « Penguin ».

La collection « Penguin » comptait plus de 1 000 titres vingt ans après sa fondation (ce qui, on le notera par parenthèse ne représente qu’une proportion minime de l’énorme production britannique de livres littéraires). Sa couverture rouge et blanche était devenue célèbre dans le monde entier. D’abord composée de rééditions d’œuvres récemment parues enhard cover (édition cartonnée chère), la collection « Penguin » procède maintenant parfois à des éditions originales. Au « Penguin » normal (qui possède en Amérique une version à couverture illustrée) se sont ajoutés le « Penguin » vert des romans policiers, le « Pélican » bleu consacré aux lectures fonctionnelles et le « Puffin » pour enfants. Il est impossible d’évaluer le chiffre de vente exact des « Penguin », mais on mentionnait vers 1955 un tirage total de 20 millions d’exemplaires par an, chiffre qui, s’il est exact, représente 7 à 8 % de la production britannique.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la nécessité de distribuer des lectures aux troupes, puis les besoins de la propagande ont stimulé aux États-Unis la production d’éditions analogues aux « Penguin » : le « Signet Book », le « Bantam Book » et surtout le « Pocket Book » dont la France possède maintenant l’équivalent avec le

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« Livre de Poche ». Il existe dans la plupart des pays des éditions du même genre (qui, comme le « Penguin », rendent hommage à la zoologie et notamment à l’ornithologie), par exemple les livres « Marabout » en Belgique, les livres « Alcotan » (Faucon) en Espagne (Barcelone) et les « Libri del Pavone » (Paon) en Italie (Milan).

La caractéristique commune de ces livres est leur bon marché : ils représentent chacun une demi-heure à deux heures du salaire moyen d’un ouvrier.

L’efficacité du livre bon marché est incontestable. La collection « Penguin » a produit un effet salutaire et durable sur la littérature anglaise. C’est, pendant la Deuxième Guerre mondiale, le « Penguin New Writing » qui a donné leur chance aux jeunes talents dans des circonstances difficiles. Mais, dans le cadre des méthodes commerciales traditionnelles, le livre bon marché n’est rentable (donc possible) que s’il s’adresse à un public assez vaste pour permettre de très gros tirages. Dans les pays capitalistes, le bloc linguistique anglais est le seul qui offre des masses suffisantes.

La solution peut être alors de renoncer au marché du livre traditionnel avec son inévitable et coûteuse cascade : éditeur, distributeur, libraire. C’est ce que font les clubs du livre dont nous avons déjà parlé. En général, les clubs du livre ne s’adressent pas à une clientèle populaire, mais il en est quelques-uns qui offrent à prix bas des éditions de classiques et de nouveautés. Malheureusement ces dernières sont en général des rééditions assez tardives car (sauf, encore une fois, dans le bloc linguistique anglais) les éditeurs n’aiment guère autoriser immédiatement ce qui peut être une concurrence dangereuse pour un livre déjà difficile à vendre. D’autre part, les clubs du livre souffrent d’un grave handicap : celui de travailler par correspondance. Si ingénieux que soit le système de prospection, le geste qui consiste à répondre à une annonce demande un effort plus coûteux encore que celui qui consiste à entrer dans une librairie.

La logique indique de supprimer cet effort en recourant au « porte-à-porte ». C’est revenir au colportage, technique employée couramment pour placer de gros ouvrages comme dictionnaires ou encyclopédies. Il est plus rare de voir la méthode appliquée à la vente d’ouvrages littéraires. Il en existe pourtant quelques exemples.

Dans son article déjà cité des Informations sociales, Gilbert Mury cite l’expérience des Jeunes Auteurs réunis à laquelle il participe. Cette société revient assez curieusement

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à la tradition desyomiuri japonais puisque les auteurs sont éditeurs, distributeurs et, s’ils ne sont point eux-mêmes vendeurs, du moins font-ils faire la prospection directe du public par des démarcheurs à leur solde : « Le porte-à-porte est pratiqué par des jeunes gens qui vont tirer les cordons de sonnette, visiter les consommateurs des cafés et des restaurants, se présenter au personnel de diverses administrations ─ en particulier aux enseignants ─ pour leur offrir un certain nombre d’ouvrages23». L’ingénu « en particulier aux enseignants » de Gilbert Mury fait penser que le procédé permet de « récurer » le circuit lettré, mais non vraiment d’en sortir. Il est certain toutefois que lesJeunes Auteurs réunis sont parvenus à obtenir des chiffres de vente qu’envierait maint éditeur patenté. Se débarrasser du libraire est d’ailleurs un rêve que caressent beaucoup d’éditeurs.

Quels que soient les mérites du porte-à-porte on ne peut l’envisager sérieusement comme un moyen de diffusion généralisé. Si tous les romans devaient se vendre ainsi, chaque foyer français devrait s’attendre à recevoir chaque jour la visite de plusieurs démarcheurs, chargés chacun d’une impressionnante valise de spécimens. L’accueil cesserait sans doute assez rapidement d’être cordial.

Au-delà de la vente, il reste le prêt. L’efficacité du prêt est prouvée par le succès du prêt-vente (reprise de l’ancien livre et vente du nouveau moyennant un faible versement) dans les circuits populaires. C’est le système qu’emploient les rayons de livres des PharmaciesBoot’s en Angleterre. C’est aussi celui qu’emploie le marchand de romans du cœur qui dispose son étal à la sortie de l’usine.

Notons d’ailleurs que l’achat d’un livre est une opération économiquement absurde si elle ne suppose pas une utilisation répétée de ce livre. Or rares sont les romans qu’on relit, rarissimes ceux qu’on relit trois ou quatre fois dans une existence. Acheter à fonds perdus un livre qu’il ne lira qu’une fois est, pour un ouvrier français moyen, payer la minute de lecture d’une minute de travail ou davantage, alors que le cinéma procure des jouissances plus vives (notamment d’ordre social) au taux d’une minute de spectacle pour vingt secondes de travail. Dans d’autres pays, la différence est plus accusée encore. Il ne faut donc pas s’étonner que la majorité des lecteurs de bibliothèques populaires interrogés sur ce qui les pousse à fréquenter ces établissements répondent : « Le coût des livres24 ».

Nous n’insisterons pas sur les bibliothèques, auxquelles des travaux solides et nombreux ont été consacrés. Il suffira d’indiquer qu’elles sont particulièrement

26 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social développées en Angleterre où le nombre des inscriptions dans les bibliothèques publiques a, en 1975, dépassé 13 500 000, le nombre des ouvrages prêtés approchait de 600 millions. Les frontières du circuit lettré sont, on le voit, largement franchies. La France, qui faisait encore piètre figure en 1977 avec 3 600 000 inscrits et 80 millions d’ouvrages prêtés, a opéré un redressement spectaculaire. Dans chaque département des bibliothèques centrales de prêt alimentent des bibliothèques locales, souvent municipales. Le démarrage se fait souvent par une bibliothèque d’enfants qui est fondée à l’initiative de quelques personnes et fait rapidement « tache d’huile ». La lecture d’enfance et de jeunesse a été un puissant moteur pour attirer au livre de nouveaux lecteurs. Il convient d’ajouter, comme nous le verrons plus loin, qu’au lecteur inscrit représente plusieurs lecteurs réels25. Cela est particulièrement vrai des bibliothèques d’entreprise où les travailleurs empruntent des livres pour toute la famille.

La difficulté du prêt de bibliothèque est que le problème du stock est, dans une bibliothèque, infiniment plus grave que dans une librairie. Grâce au dépôt légal ou à des achats réguliers et coûteux, une bibliothèque centrale peut s’assurer un assortiment général. Malheureusement une bibliothèque centrale risque fort d’être ce que Benigno Cacérès appelle « un cimetière de livres » car elle est située en dehors des circuits populaires, ceux de la vie quotidienne : la décision d’entrer dans une bibliothèque centrale (où d’ailleurs le livre doit en général être consulté sur place) est une démarche plus difficile encore que celle d’entrer dans une librairie. Il faut donc « conduire le livre au lecteur » soit commercialement (bibliothèques circulantes privées, collection de prêt des petites librairies de quartier, rayon de prêt à l’anglaise des succursales de magasins, etc.), soit administrativement (bibliothèques publiques de prêt à branches multiples, bibliothèques d’entreprise sur le lieu du travail, bibliobus, bibliothèques de paroisse, de patronage, de syndicat, etc.). Mais alors le stock, si rapide qu’en soit la rotation, reste strictement limité et sujet, dans le premier cas à la sélection du libraire déjà mentionnée, dans le deuxième cas à celle du bibliothécaire, plus sévère encore parce que didactique.

Avec les meilleures intentions du monde, la directrice d’une bibliothèque centrale de prêt départementale déclare dans son rapport annuel : « Nous n’avons jamais cédé à la tentation de la facilité et nous avons toujours maintenu, dans la composition de nos envois, 1/3 au moins d’ouvrages documentaires. De plus, notre fonds comporte très peu de romans policiers et de romans sentimentaux faciles. Nous n’en prêtons que sur la demande expresse des dépositaires et jamais plus de 3 ou 4 par envoi. Nous

27 / 32 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social préférons maintenir cette qualité du prêt plutôt que de céder à la tentation d’augmenter par des moyens faciles le nombre des prêts enregistrés26 ». C’est méconnaître que la « facilité » (entendons le caractère mécanique et stéréotypé) de cette littérature vient de ce que les romans policiers et les romans sentimentaux ne sont pas intégrés à un vrai système d’échange producteurs-consommateurs et que l’interdiction jetée sur eux ne peut qu’accentuer ce défaut en les livrant à l’impitoyable mécanique des circuits populaires. L’exemple de Georges Simenon prouve pourtant que le roman policier peut être à la fois populaire et lettré.

Nous avons vu surgir ici le danger qui menace tout dirigisme littéraire public ou privé : le souci didactique. C’est pourquoi commerçants ou organismes culturels laïques, confessionnels, politiques ou officiels sont impuissants àorganiser une littérature populaire vivante, à donner aux circuits populaires une part de la vie surabondante qui consume le circuit lettré. À ce propos nous écrivions dans un article des Informations sociales : « Si ces tentatives, comme les faits nous le montrent, ont été des échecs, c’est qu’elles ont eu le défaut commun d’être extérieures au peuple lui-même. Elles ont toutes reposé sur l’idée qu’il fallait apporter quelque chose au peuple : levain spirituel, message, témoignage, divertissement [...]. Inconsciemment ou non, on a ignoré le fait que ce que nous appelons « littérature » a été le résultat et non la cause de l’éveil culturel d’une couche de la population au cours de trois siècles et que par conséquent une littérature vraiment populaire devra se dégager d’une vie culturelle spécifiquement populaire27 ».

Le régime soviétique semble être arrivé bien près d’une solution technique du problème. Les écrivains, que Staline appelait « les ingénieurs de l’âme », sont en contact direct avec les masses, soit par l’intermédiaire du parti communiste, soit par celui des organisations culturelles, soit simplement par leur mode d’existence. D’autre part, la distribution la plus large est assurée : le livre est partout, à l’usine comme à la ferme. C’est le manque de papier qui limite les éditions plutôt que la mévente. Enfin la pratique des réunions de clubs, des discussions, permet de dégager une opinion littéraire populaire qui est répercutée sur les auteurs sans que s’interpose l’écran commercial de l’éditeur ou du libraire. Malheureusement, il y a un écran tout de même : c’est l’idéologie. Là aussi, nous retrouvons le didactisme, tant est grande la tentation de tout organisateur culturel d’adapter les hommes aux institutions plutôt que les institutions aux hommes. Nous disions que le régime soviétique avait trouvé la solutiontechnique du problème : il n’en a pas encore trouvé la solution humaine, comme le prouvent les crises qui agitent parfois le monde littéraire soviétique.

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On voit qu’en dernière analyse le déséquilibre de la distribution répond au déséquilibre de la production, mais ces deux déséquilibres ne sont que des aspects partiels d’un même problème. Les solutions institutionnelles du type « Caisse des Lettres » pour la production ou du type « organisation culturelle » pour la distribution ne sont que des palliatifs techniques. La solution, si solution il y a, ne peut se trouver qu’au niveau du comportement des groupes humains envers la littérature, c’est-à-dire au niveau de la consommation.

Notes :

1. Le théâtre pose des problèmes particuliers que nous ne saurions aborder dans cette brève étude. Voir Duvignaud (Jean), Sociologie du théâtre ; essai sur les ombres collectives, Paris, Presses universitaires de France, 1965. Nous avons cependant utilisé des exemples tirés du théâtre toutes les fois que des problèmes communs ont été examinés.

2. La limitation concerne la forme de l’œuvre diffusée, non l’aire de diffusion qui peut être considérable et dépasser celle d’un livre imprimé car un livre a besoin d’une librairie ou d’une bibliothèque, alors qu’il suffit au conteur d’une place de village.

3. « Les libraires hollandais gagnent un million par an parce que les Français ont eu de l’esprit » (Voltaire, Mélanges littéraires).

4. Le « byronisme » est une mode qui a été lancée par la publication des deux premiers chants deChilde Harold dont les caractéristiques avalent été soigneusement adaptées sur la demande de l’éditeur John Murray aux besoins du public romantique. II fut par la suite impossible à Byron de se dégager de cette mode. Murray le poussait à écrire selon la même ligne et s’arrangea toujours pour ne pas publier les œuvres de Byron qui pouvaient choquer les habitudes du public « haroldien ».

5. On trouvera en France deux exemples typiques dans les magazines Fictionet Mystère Magazine, tous deux publiés par la même maison. En Angleterre, l’antique Hakluyt Society groupe les amateurs de récits de voyages et encourage les publications de ce type.

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6. Un ouvrage de littérature courant n’est guère rentable s’il est tiré à moins de 5 ou 6 000 exemplaires, mais il faut en vendre au moins 2 000 pour que l’opération ne soit pas déficitaire.

7. Le choix du titre est essentiel pour la vente d’un livre. Quant à la bande, c’est un moyen de publicité très employé en France. En principe la bande doit souligner le titre ou atteindre directement une des « motivations » de la lecture. Plus intellectuel mais également efficace est le procédé qui consiste à donner à l’intention des « bouquineurs » une analyse du livre au verso ou sur un des volets de la couverture.

8. On trouvera dans laMonographie de l'édition (Paris, Cercle de la Librairie, 1956) les formules compliquées qui servent à l’établissement du prix de vente au public. En gros, il faut multiplier le prix de revient du volume à la sortie de l’imprimerie par un coefficient qui peut varier de 3 à 5.

9. L’Encyclopédie britannique indique que pour l’éditeur américain, la publicité représente 10 % du coût de la production. Les chiffres sont 6 % en Angleterre et 3 % en Allemagne.

10. Une des réussites de cette pré-publication est évidemment le Major Thompson qui a bénéficié de sa publication àintervalles irréguliers dansLe Figaro.

11. Cette évaluation, qui diffère légèrement de celle des précédentes éditions, est fondée sur des personnes de plus de 15 ans ayant appris à lire.

12. En réalisant au Centre de Sociologie des Faits littéraires de Bordeaux un Atlas de la lecture à Bordeaux, on a mis en lumière l’existence topographique de deux circuits. Escarpit (Robert) et Robine (Nicole),Atlas de la lecture à Bordeaux, Bordeaux, Faculté des lettres et sciences humaines, 1963.

13. Le problème du libraire qui fait une commande à un éditeur est d’éviter les frais de port qui peuvent absorber la plus grande partie de son bénéfice. Aussi les grandes librairies emploient-elles des commissionnaires qui groupent les envois. Le problème ne se pose évidemment pas pour les librairies situées à proximité des dépôts des éditeurs ou pour celles qui appartiennent aux

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éditeurs eux-mêmes. Dans certains pays (Pays-Bas, Danemark, Norvège, Suisse), il existe des centres d’expédition et de distribution du type coopératif.

14. En Union Soviétique, les maisons d’édition appartiennent à l’État ou aux syndicats, la plus importante étant celle du Syndicat des Écrivains. La distribution est centralisée par un service du ministère de la Culture qui alimente les 25 000 librairies de l’Union, le service des ventes par correspondance et les bibliothèques.

15. La Librairie Gibert offre en France un excellent exemple de ces divers procédés commerciaux.

16. La Monographie de l’édition indique 203 librairies d’assortiment général, 2 611 librairies moyennes, 4 976 petites librairies en 1945 et estime à 17 000 le nombre des points de vente. Pour 1952,Books for all donne 3 535 libraires « vrais » employant en moyenne 12 personnes et 12 780 libraires en comprenant les marchands de journaux. Pour la même année l’Annuaire statistique de la France donnait 7 348 établissements se livrant au commerce du livre (classification décimale 764) dont 5 690 employant moins de 6 personnes. Cela montre l’extrême difficulté d’une évaluation, faute d’un critère valable.

17. Cacérès (Benigno), « Comment conduire le livre au lecteur ? », Informations sociales, n° 1, 1957, p. 107. M. Cacérés est un spécialiste de l’éducation populaire.

18. Les nouvelles littéraires, n° 1, 1957.

19. Ces indications, fondées sur des sondages, sont sujettes à vérification et ne concernent que la France. Elles sont contredites par celles de l’éditeur allemand Eugen Diederich à la suite d’une enquête menée par cartes-réponses vers 1930. Les comptes rendus critiques sont cités par 17 à 18 % des lecteurs, les conseils d’amis ou parents par 14 à 17 % et les conseils du libraire seulement par 5 à 7 %.

20. Nous comprenons dans ce chiffre certains points de vente à périodicité très longue comme ceux des foires, marchés, kermesses, etc. La carte

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d’implantation des débits de livres comparée à celle des grandes librairies révèle de curieuses différences. Alors que les grandes librairies sont surtout denses (hors Paris) dans le Nord, le Bas-Rhin, le Rhône, la Gironde, les Bouches- du-Rhône (départements universitaires), il apparait que le Midi (et particulièrement le Sud-Est) est la zone la plus riche en débits de livres avec trois noyaux particulièrement denses dans le Rhône, les Hautes-Pyrénées et la Haute-Garonne, les Bouches-du-Rhône, le Var et les Alpes-Maritimes. Il serait intéressant de comparer cette répartition à d’autres données économiques et démographiques.

21. Charles Nisard cite le nom d’un certain Raban qui semble avoir été au xixe siècle le principal fabricant (nous n’osons dire auteur) de ce genre de romans.

22. Dans un article cité par ailleurs, Benigno Cacérès cite parmi une liste de « romans du cœur » relevée dans les étalages, unDestin d’Inès, roman inédit par Paméla. Même en 1957, le nom garde sa fascination !

23. Mury (Gilbert), « Une sociologie du livre est-elle possible ? », op. cit., p. 67.

24. Renseignements recueillis par Mlle Nicole Robine au cours d’un sondage parmi les lecteurs des bibliothèques publiques de Bordeaux.

25. On peut évaluer à 3,5 le coefficient par lequel il faut multiplier le nombre des livres vendus ou prêtés pour obtenir le nombre de lecteurs réels. En fait, onsait très peu de choses des prêts de la main àla main qui se font dans une famille, un immeuble ou un atelier. Ce que Benigno Cacérès appelle le « circuit prête- main » mériterait une étude approfondie.

26. Rapport annuel de la Bibliothèque centrale de Prêt de la Dordogne (exercice 1954) présenté par Mme de La Motte.

27. Informations sociales, n° 1, 1957, p. 11.

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Quatrième partie. La consommation

Chapitre VII. L’œuvre et le public

I. Les publics

Tout écrivain, au moment d’écrire, a un public présent à la conscience, ne serait-ce que lui-même. Une chose n’est entièrement dite que si elle est dite à quelqu’un : c’est, nous l’avons vu, le sens de l’acte de publication. Mais on peut affirmer aussi qu’une chose ne peut être dite à quelqu’un (c’est-à-dire publiée) que si d’abord elle a été dite pour quelqu’un. Les deux « quelqu’un » ne coïncident pas forcément. Il est même rare qu’ils le fassent. Autrement dit, un public-interlocuteur existe aux sources même de la création littéraire. Entre lui et le public auquel s’adresse la publication il peut y avoir de très grandes disproportions.

Ainsi Samuel Pepys qui, dans son Journal, n’écrivait que pour lui-même (ses précautions sténographiques et cryptographiques en font foi) et était donc son propre interlocuteur, s’est adressé après sa mort à un immense public grâce aux éditeurs (au sens noble du mot) qui l’ont publié. Inversement, le romancier chinois Lou Sin qui, de 1918 à 1936, publiait ses nouvelles dans des recueils ou des revues ne s’adressant qu’à un cercle étroit d’intellectuels ou de militants, écrivaitpour des dizaines de millions de Chinois (qui d’ailleurs ont fini par l’entendre le jour, justement, où la Révolution triomphante lui a fourni un éditeur à la mesure de ses intentions).

Le public-interlocuteur peut se réduire à une seule personne, à un seul individu. Combien d’œuvres universelles n’ont-elles été à l’origine que des messages personnels ? De temps en temps, la critique érudite découvre ce message en même temps que son destinataire et croit avoir tout expliqué de l’œuvre. En réalité, ce qu’il faudrait expliquer c’est comment le message, en changeant de destinataire (et parfois de sens), a conservé son efficacité. En cette efficacité maintenue réside toute la différence entre une œuvre littéraire et un quelconque document. N’oublions pas que notre critère du littéraire et du non-littéraire est l’aptitude à la gratuité. Or le créateur entame (imaginairement ou réellement) avec son public-interlocuteur (même si parfois ce public est lui-même) un dialogue qui n’est jamais gratuit, un dialogue qui veut émouvoir, convaincre, informer, consoler, libérer, voire désespérer, mais un dialogue avec une intention. Une œuvre est fonctionnelle quand il y a coïncidence entre le public-interlocuteur et le public vers lequel l’œuvre est lancée par la publication. Une

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œuvre littéraire au contraire introduit le lecteur anonyme comme un étranger dans le dialogue. Le lecteur n’est pas chez lui et le sait, il est comme un être invisible qui voit tout, entend tout, sent et comprend tout sans avoir d’existence réelle au sein d’un dialogue qui n’est pas le sien. Le plaisir qu’il éprouve par résonance à se laisser porter par les sentiments, les idées, le style, est un plaisir gratuit car il ne l’engage pas. Tout plaisir esthétique et donc tout échange littéraire deviendrait impossible si le public perdait la sécurité d’un anonymat, d’une distance qui lui permettent de participer sans s’engager (alors que l’écrivain, lui, s’engage inévitablement). Il y avait une amère et profonde vérité dans la remarque d’un ouvrier entendant célébrer le cinéma vériste italien : « Ce monsieur ne doit guère se fatiguer dans la vie s’il considère la fatigue comme un spectacle ».

Là est en effet tout le drame de la littérature lettrée devant la réalité populaire. L’intrusion du public lettré dans le dialogue créateur n’est possible que parce qu’il est déjà dans la place alors que le public populaire est à l’extérieur et doit s’en tenir à la lettre du dialogue.

Le rôle du public théorique vers lequel l’éditeur du circuit lettré lance l’œuvre ne se borne pas à cette participation sans engagement qui éveille l’œuvre à sa signification littéraire. Ce public est aussi un milieu social auquel l’écrivain appartient et qui lui impose un certain nombre de déterminations.

Nous avons jusqu’ici, pour la clarté de l’exposé, considéré le public lettré comme formant un seul bloc. Il est en réalité divisé et subdivisé en groupes sociaux, raciaux, religieux, professionnels, géographiques, historiques, en écoles de pensée, en chapelles. L’éditeur moderne essaie précisément d’identifier chacune de ses écuries avec un de ces sous-publics : la fiche signalétique du lecteur de Julliard-Sagan n’est pas la même que celle du lecteur de Fayard-Rops. Chaque écrivain porte autour de lui le poids d’un public possible plus ou moins vaste, plus ou moins étendu dans le temps et dans l’espace.

Charles Pinot-Duclos écrivait en 1751 dans les Considérations sur les mœurs de ce siècle : « Je connais mon public. Il n’y a personne qui n’ait son public, c’est-à-dire une portion de la société commune dont il fait partie ». Fort heureusement (car cela les paralyserait), tous les écrivains n’ont pas une conscience aussi claire de leur public, mais ils n’en sont pas moins ses prisonniers. Les liens les plus étroits qui enchaînent l’écrivain à son public possible sont la communauté de culture, la communauté des

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évidences et la communauté de langage.

L’éducation est le ciment du groupe social. Nous indiquions plus haut que le lien principal du groupe lettré français à la fin du xixe siècle était la communauté de culture secondaire classique. De même, entre mille autres, il y a eu au xvie siècle la communauté de culture humaniste et il y a de nos jours la communauté de culture marxiste. Une boutade d’Aldous Huxley compare la culture à un cercle de famille dont les membres évoquent entre eux les grandes figures de l’album familial. Disons, pour adapter à la France, qu’entre cousins on évoque les bons mots de l’oncle Poquelin, l’austère sagesse du cousin Descartes, les discours ronflants du grand-père Hugo, les frasques du bon papa Verlaine. Avoir de la culture, c’est appeler tous les membres de la famille par leur petit nom. L’étranger ne peut se sentir à l’aise dans le cercle : il n’est pas de la famille, autrement dit il n’a pas de culture (ce qui est une façon de dire qu’il a une autre culture). La boutade donne une image assez exacte de la réalité. Les grands maîtres spirituels qui dominent les cultures ─ Aristote, Confucius, Descartes, Karl Marx, etc. ─ agissent moins par l’influence de leur pensée (difficilement accessible à la majorité des membres de la famille) que par leur valeur pour ainsi dire totémique aux origines du groupe : le Français qui se dit cartésien n’exprime pas une notion bien différente de celle du primitif qui se dit du clan du Léopard.

Lorsque Ben Jonson disait de Shakespeare qu’il savait « peu de latin et encore moins de grec » (de nos jours en France il l’eût qualifié de primaire), il voulait ainsi manifester sa non-appartenance au groupe culturel desUniversity wits, c’est-à-dire des intellectuels à culture humaniste. De fait, bien que les publics de Ben Jonson et de Shakespeare se soient trouvés imbriqués l’un dans l’autre, ils diffèrent profondément par leurs « totems » culturels. Le public de Ben Jonson est une minorité qui se réclame des grands exemples antiques. Celui de Shakespeare est une majorité populaire qui se contente d’une antiquité de seconde ou troisième main (à travers Montaigne traduit par Florio par exemple) mais reste fortement attachée à la Bible, aux traditions de la sagesse populaire et aux grands mythes nationaux.

La communauté de culture entraine ce que nous appelons la communauté des évidences. Toute collectivité « sécrète » un certain nombre d’idées, de croyances, de jugements de valeur ou de réalité qui sont acceptés comme évidents et n’ont besoin ni de justification, ni de démonstration, ni d’apologétique. Nous retrouvons ici des concepts proches du Volksgeist et du Zeitgeist. Analogues aux tabous primitifs, ces postulats ne résisteraient souvent pas à l’examen, mais ne peuvent être mis en cause

3 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social sans ébranler l’assise morale et intellectuelle du groupe. Ils sont le fondement de l’orthodoxie du groupe, mais aussi le point d’appui des hétérodoxies et des non- conformismes qui ne sont jamais que des dissidences relatives, une dissidence absolue étant absurde et inintelligible. Tout écrivain est donc prisonnier de l’idéologie, de laWeltanschauung de son public-milieu : il peut l’accepter, la modifier, la refuser totalement ou partiellement, mais il ne peut y échapper. C’est pourquoi les publics éventuels qui sont extérieurs au système d’évidences originel risquent de se méprendre sur la véritable signification des œuvres.

Restons fidèles à l’exemple de Shakespeare et considérons l’emploi qu’il fait des fantômes et des sorcières dans ses drames. Les intellectuels occidentaux duxx e siècle (catégorie à laquelle appartient la majorité des commentateurs actuels de Shakespeare) ne croient en général ni aux sorcières ni aux fantômes. Ils ont donc tendance à considérer ces derniers comme des ornements fantastiques destinés à souligner l’intensité du drame. Or les contemporains de Shakespeare, et particulièrement le public auquel il s’adressait, croyaient tout naturellement à ce que nous appelons le surnaturel. L’intervention d’une sorcière était pour eux plus impressionnante, mais non plus extraordinaire que celle d’un brigand. On sent bien chez Shakespeare le scepticisme d’un esprit évolué, mais il lui est tout à fait impossible de s’exprimer autrement que par rapport à la croyance généralement admise. Il ne possède pas lui-même la notion du merveilleux ou du fantastique parce que cette notion suppose comme postulat l’irréalité de ce qui n’est pas conforme aux lois de la nature et ces lois, du temps de Shakespeare, ne sont pas encore formulées. Il faut donc trahir Shakespeare (et nous verrons ce que c’est une trahison nécessaire) si l’on veut extraire l’œuvre du système d’évidences où elle est née et dont elle est prisonnière1.

La communauté des évidences à l’intérieur d’une collectivité est fixée par la communauté des moyens d’expression et, tout d’abord, de langage. Au niveau linguistique, l’écrivain ne dispose que du vocabulaire et de la syntaxe que la collectivité emploie pour exprimer ses évidences. Tout au plus peut-il « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », mais ils restent les mots de la tribu et n’en peuvent sortir sans être dénaturés. De là proviennent les insurmontables difficultés de la traduction2, les contresens historiques d’époque à époque et les malentendus de groupe à groupe à l’intérieur d’un même pays.

C’est précisément une traduction de Shakespeare qui a récemment réveillé en France

4 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social l’éternelle polémique sur les traductions4.

Au-delà du langage, les genres et formes littéraires sont d’autres déterminations imposées à l’écrivain par le groupe. On n’invente pas un genre littéraire : on l’adapte aux nouvelles exigences du groupe social, ce qui justifie l’idée d’une évolution des genres calquée sur l’évolution de la société. Quand on songe à un écrivain comme au « créateur » d’un genre, on oublie trop souvent qu’il a commencé (ne serait-ce qu’à l’école) par couler son inspiration dans les moules traditionnels où déjà étaient ébauchées les formes auxquelles il devait plus tard donner corps. D’ailleurs l’auteur qui illustre un genre est rarement celui qui l’a « mis au point ». Il se sert de l’outil qui lui est transmis pour créer, il donne une signification, sa signification, à l’outil, mais il ne l’invente pas. À la limite, un parfait accord de tempérament avec les exigences techniques du groupe social lui évite d’avoir à modifier l’outil ou même à le raisonner. C’est ce qu’enseigne l’exemple de Racine tel que l’a magnifiquement ─ trop magnifiquement peut-être ─ exposé Thierry Maulnier :

Pourquoi un Racine se révolterait-il contre un monde, contre une civilisation, contre des mœurs auxquels il a si aisément trouvé l’adaptation la plus heureuse et où il découvre, tout préparés, les éléments de sa réussite ?... L’instrument tragique était prêt. Un travail de cinquante années avait mené la tragédie française, non pas à la perfection, mais à l’attente d’une perfection prochaine et nécessaire : elle n’espérait plus que sa fleur. Racine n’avait pas la tâche d’inventer ou de reconstruire ou de s’abandonner au hasard, mais le privilège unique d’achever et de terminer5.

À la détermination du langage et des genres, il faut ajouter celle de cet élément moins définissable qu’on appelle le style. Malgré qu’en ait la fameuse citation de Buffon, le style n’est pas seulement l’homme, c’est aussi la société. Le style est en somme la communauté des évidences transposée en formes, en thèmes, en images. Comme elle, le style a ses orthodoxies ─ les académismes ─ et ses dissidences créatrices qui prennent appui sur lui. L’expérience prouve qu’on peut dater ou « localiser » un texte sans en connaître l’auteur grâce à l’analyse de l’« écriture », de la structure de la phrase, de l’emploi des parties du discours, du type de sujet, des métaphores et, d’une manière générale, des grandes exigences esthétiques du milieu, qu’on peut appeler aussi les « convenances6 ». Quel que soit le génie créateur d’un écrivain, il peut enfreindre mais non ignorer les exigences du goût ambiant.

On comprendrait sans doute bien mieux, dans le xviie siècle français, l’enchevêtrement

5 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social des styles ─ précieux, baroque, burlesque, grotesque, classique ─ si l’on percevait plus clairement les publics possibles qui sont à l’origine de chacun d’eux. Les hommes ne sont guère différents par leur culture, leur langage, leur doctrine, mais ils forment des groupes, des équipes, des « cliques » qui ont chacun leur ambiance, leur style, voire leur esthétique. Le provincial Corneille est plongé dans cette bourgeoisie un peu rude qui sort des guerres de religion toute éprise de mouvement, d’héroïsme et de volonté et à laquelle La Calprenède s’est aussi adressé dans un genre qui lui était peut-être mieux adapté que la tragédie : le roman. Aussi est-il naturel que ses succès parisiens l’aient conduit à se heurter incompréhensivement à l’incompréhension d’une Académie composée d’hommes qui ne sont pas très différents de lui individuellement, mais qui symbolisent la nouvelle orthodoxie parisienne du bel esprit et construisent, dans une société à laquelle Corneille est étranger, l’esthétique d’une autre génération, celle que nous appelons maintenant classique. C’est pourquoi la querelle du Cid est un dialogue de sourds tout comme le sera, soixante ans plus tard et pour des raisons identiques, la querelle des Anciens et des Modernes.

Si l’on veut bien rapprocher ces quelques explications infiniment trop schématiques de ce que nous avons découvert statistiquement au chapitre III ─ blocage de la population littéraire par une équipe, succession des générations ─ et au chapitre IV ─ alternance Paris-province, variation des milieux sociaux ─ on comprendra que ces phénomènes traduisent l’action du public-milieu sur la vocation et la définition des écrivains.

On n’a cependant là qu’une partie du tableau et l’étude des publics-milieux, de leur culture, de leur langage, de leurs genres littéraires, de leur style, ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble du fait littéraire. En effet, au-delà des frontières chronologiques, géographiques ou sociales, il existe tout un immense public qui ne peut imposer à l’écrivain aucune détermination mais dans lequel l’œuvre peut éventuellement poursuivre son existence au mieux par la lecture, le plus souvent par ouï-dire ou par quelque imprévisible métamorphose. Pour les écrivains lettrés, le public des circuits populaires, dénommé de nos jours « grand public », appartient à cetteterra incognita. Il y a pour compagnons le public étranger et ce public à venir qu’est la postérité. Nombreux sont les écrivains qui, étouffant dans leur cellule trop étroite, ont pris ces masses insoupçonnées pour public-interlocuteur et ont écrit leur œuvre pour elles, pour l’image qu’ils se faisaient d’elles : littérature populiste, tentation cosmopolite, recours à la postérité. Bien rares sont ceux qui ont reçu un écho.

Encore cet écho était-il déformé. Les publics extérieurs ne peuvent pénétrer dans

6 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social l’œuvre avec l’aisance et le détachement que la familiarité donne au groupe social originel. Incapables de percevoir objectivement la réalité du fait littéraire, ils y substituent des mythes subjectifs. La plupart des classifications employées en histoire littéraire, pour qui ne sait pas les limiter rigoureusement à leur rôle d’hypothèses de travail, ne sont que des mythes de ce genre inventés par une postérité devenue étrangère aux réalités dont ils ont pris la place : les emplois qui sont faits de termes comme humaniste, classique, picaresque, burlesque, romantique n’ont souvent pas beaucoup plus de signification réelle que l’emploi fait quotidiennement de nos jours du terme existentialiste. Le mythe parfois est personnel et suppose des héros éponymes : cornélien, gœthéen, balzacien, de même qu’en 1958 des milliers de personnes se réfèrent au « saganisme » (si près, phonétiquement, du satanisme) sans avoir jamais ouvert un volume de Françoise Sagan.

Byron a été un des très rares auteurs qui, avant l’ère du cinéma (la technique porte- mythe par excellence), ait connu cette mythisation de son vivant. Peu d’hommes ont donné naissance à tant de mythes, depuis celui du beau ténébreux des collégiens de 1815 jusqu’à celui du militant révolutionnaire qui a cours actuellement en U.R.S.S. en passant par celui du diable boiteux de la société victorienne. C’est l’exil qui, vers 1820, lui a donné l’occasion de percevoir autour de lui la montée du mythe romantique, mais il en était déjà prisonnier. Dès le jour où Childe Harold en 1812, puis le Giaour en 1813 ont connu des tirages qui étaient l’équivalent de ce que nous avons appelé le « mur des 100 000 », le mythe est né dans les espaces extérieurs à son groupe social, chez ce « lecteur banlieusard » qu’il méprisait. Byron, à demi inconsciemment d’ailleurs, a alimenté ce mythe en cédant à la tentation du sentiment de puissance que donnent les gros tirages. En fait, le mythe s’interposait entre lui et le grand public comme un miroir réfléchissant sur ce public sa propre image. Le jour est venu où le miroir a perdu son tain et un autre Byron est apparu, inintelligible, inaccessible (celui deDon Juan qu’unanimement préfèrent les lecteurs lettrés). Alors s’est déclenchée contre lui la « chasse aux sorcières » car on n’attente pas impunément à l’intégrité des mythes, même ceux qu’on a fait naître7.

Nous disions que le grand public n’a pas d’action sur l’écrivain. Ce n’est pas tout à fait exact. Il en a une toutes les fois que l’écrivain se livre à lui en commettant le péché littéraire par excellence : accepter un succès qui n’est pas le sien, mais celui du mythe. Inéluctablement, il lui faut payer ensuite cette imposture, car le public qui a utilisé le mythe pour avoir accès à l’œuvre n’a pas tiré de celle-ci un plaisir gratuit, littéraire : il s’en est servi. Tel est notamment le drame d’un Kipling écrasé sous le

7 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social mythe impérialiste8.

II. Le succès

Les publics que nous avons envisagés jusqu’ici (interlocuteur, milieu, grand public) ne peuvent servir de mesure au succès commercial car ils ne sont que théoriques. Commercialement, le seul public réel est celui que constituent les acheteurs du livre. En ce sens on peut dire qu’il existe quatre échelons du succès : l’échec, quand la vente du livre se solde par une perte pour l’éditeur et pour le libraire, le demi-succès quand le livre équilibre son budget, le succès normal quand la vente répond à peu près aux prévisions de l’éditeur, le bestsellerquand elle dépasse les limites prévues et échappe au contrôle.

Le déclenchement du succès ─ et notamment du succès de best-seller ─ reste un phénomène imprévisible et inexplicable. Mais il serait sans doute possible de mettre en lumière dès maintenant les grandes lois mécaniques du succès après le déclenchement. Les données que nous possédons à ce sujet sont trop fragmentaires pour que nous en puissions faire état. Éditeurs et libraires sont trop réticents ou trop primitivement organisés pour fournir les renseignements indispensables. Mais tôt ou tard il faudra procéder à des recherches sérieuses dans ce domaine9.

Cependant le succès commercial, étant admise son importance pour la vie du livre, ne peut être considéré que comme un signe, une indication à interpréter. La réalité du succès littéraire est ailleurs, car, répétons-le, le livre n’est pas un simple objet matériel. Du point de vue de l’auteur, en un sens, le succès commence avec le premier acheteur ou même le premier lecteur anonyme car par lui, nous l’avons vu, s’accomplit la création littéraire.

Nous disions au début de cette étude qu’il ne peut y avoir de littérature sans une convergence d’intentions entre l’auteur et le lecteur ou tout au moins une compatibilité d’intention. Il est temps maintenant d’éclaircir ces deux notions. Entre ce que l’auteur veut exprimer dans son œuvre et ce que le lecteur y cherche, il peut exister des distances telles qu’aucun contact n’est possible. Le seul recours du lecteur est alors l’interposition entre lui et l’auteur de cette espèce de miroir que nous avons appelé le mythe et qui lui est fourni par le groupe social auquel il appartient. C’est

8 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social ainsi que les publics européens ont « connu » la plupart des écrivains d’Extrême- Orient.

Au contraire, quand l’écrivain et le lecteur appartiennent au même groupe social, les intentions de l’un et de l’autre peuvent coïncider. C’est en cette coïncidence que réside le succès littéraire. Autrement dit le livre à succès est le livre qui exprime ce que le groupe attendait, qui révèle le groupe à lui-même. L’impression d’avoir eu les mêmes idées, éprouvé les mêmes sentiments, vécu les mêmes péripéties est une de celles que mentionnent le plus fréquemment les lecteurs d’un livre à succès.

On peut donc dire que l’ampleur du succès d’un écrivain à l’intérieur de son groupe est fonction de son aptitude à être l’« écho sonore » dont parle Victor Hugo, et que d’autre part l’étendue numérique, la durée de son succès dépendent des dimensions de son public-milieu.

En effet les dimensions du public-milieu sont très variables. Certains écrivains ne sont les hommes que d’une minorité ou d’une brève période10, d’autres sont portés par de vastes groupes sociaux, classes ou nations, ou bien encore par des communautés chronologiques s’étendant sur plusieurs générations.

Ainsi s’expliquent l’illusion de l’universalité ou de la pérennité d’un écrivain. Les écrivains « universels » ou « éternels » sont ceux dont l’assise collective est particulièrement étendue dans l’espace ou dans le temps, qui vont chercher plus loin leurs « frères de clan » ou leurs contemporains. Molière est encore jeune pour nous, Français duxx e siècle, parce que son monde vit encore et que nous avons encore avec lui une communauté de culture, d’évidences et de langage, parce que sa comédie est encore jouable, parce que son ironie nous est encore accessible, mais le cercle se rétrécit et Molière vieillira et mourra quand mourra ce que notre type de civilisation a encore de commun avec la France de Molière.

Ainsi s’explique aussi l’illusion du génie méconnu. Certains écrivains sont chronologiquement « excentrés » par rapport à leur groupe. Il est rarement question des retardataires car on n’a pas l’occasion de savoir qu’ils ont été méconnus. Par contre, les précurseurs voient leur succès amplifié et multiplié à la distance parfois de plusieurs générations quand la minorité qui les a supportés à l’origine se développe, prend de l’importance, de l’influence. Le cas du Chinois Lou Sin, que nous citions plus haut, est celui de la plupart des écrivains marxistes d’avant la Révolution soviétique.

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Mais on pourrait, à une échelle moins grandiose, appliquer le même schéma à Stendhal ou aux « poètes maudits » du xixe siècle. De toute façon, il faut qu’il y ait eu un premier succès, une naissance, si modeste qu’il soit et qu’un même groupe social ait maintenu ce succès sans interruption d’une génération à l’autre. Sans quoi c’est la mort pour l’écrivain, et la mort est irréversible.

Il ne faut pas confondre cette ampleur variable du succès originel avec les récupérations ou les résurrections qui permettent à l’œuvre de trouver, au-delà des barrières sociales, spatiales ou temporelles, des succès de remplacement auprès d’autres groupes étrangers au public propre de l’écrivain. Nous avons vu que les publics extérieurs n’ont pas un accès direct à l’œuvre. Ce qu’ils lui demandent n’est pas ce que l’auteur a voulu y exprimer.

Il n’y a pas coïncidence, convergence entre leurs intentions et celles de l’auteur, mais il peut y avoir compatibilité. C’est-à-dire qu’ils peuvent trouver dans l’œuvre ce qu’ils désirent alors que l’auteur n’a pas voulu expressément l’y mettre ou peut-être même n’y a jamais songé.

Il y a là une trahison, certes, mais une trahison créatrice. On résoudrait peut-être l’irritant problème de la traduction si l’on voulait bien admettre qu’elle est toujours une trahison créatrice. Trahison parce qu’elle place l’œuvre dans un système de références (en l’occurrence linguistique) pour lequel elle n’a pas été conçue, créatrice parce qu’elle donne une nouvelle réalité à l’œuvre en lui fournissant la possibilité d’un nouvel échange littéraire avec un public plus vaste, parce qu’elle l’enrichit non simplement d’une survie, mais d’une deuxième existence11. On peut dire que, pratiquement, la totalité de la littérature antique et médiévale ne vit pour nous que par une trahison créatrice dont les origines remontent auxvi e siècle mais qui s’est plusieurs fois renouvelée depuis cette époque.

Deux des exemples les plus caractéristiques de trahisons créatrices sont ces Voyages de Gulliver de Swift et du Robinson Crusoé de de Foe. Le premier de ces livres est originellement une satire cruelle d’une philosophie si noire qu’elle reléguerait Jean- Paul Sartre à l’optimisme de laBibliothèque Rose. Le second est un prêche (parfois fort ennuyeux) à la gloire du colonialisme naissant. Or comment vivent ces deux livres actuellement, comment jouissent-ils d’un succès jamais démenti ? Par l’intégration au circuit de la littérature enfantine ! Ils sont devenus des livres d’étrennes. De Foe en eût été amusé, Swift en eût enragé, mais tous deux en eussent été fort surpris. Rien

10 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social ne pouvait être plus étranger à leurs intentions. Ces aventures merveilleuses ou exotiques qui constituent l’essentiel de ce que recherchent dans ces livres les jeunes lecteurs, n’étaient pour eux qu’un cadre technique banal, un genre qui avait cours dans leur société, construit à force de compilations et d’emprunts à Hakluyt, à Mandeville et à d’autres raconteurs de voyages. Le vrai message n’est plus intelligible que moyennant une interprétation dont le lecteur moyen du xxe siècle est incapable. Il se contente donc de la forme qui (d’ailleurs adaptée) reste accessible pour lui au début de l’adolescence. Le tout rappelle la fameuse histoire de ce fou qui jetait l’apéritif et mangeait le verre : c’était aussi une trahison créatrice en ce sens !

Ces trahisons n’existent pas seulement d’époque à époque, mais de pays à pays et même de groupe social à groupe social à l’intérieur d’un même pays. Kipling qui, tué en Angleterre par le mythe impérialiste, a revécu avant sa mort physique en France par la littérature enfantine et en U.R.S.S. par la littérature militante, a longuement médité sur l’exemple de Swift et sur la gratuité des dons de la Providence littéraire qui lui refusa le succès qu’il avait conquis mais lui donna des succès qu’il n’avait pas soupçonnés. Vers la fin de sa vie, dans un discours à laRoyal Society of Literature, il affirme l’impuissance de l’écrivain à prévoir quelles joies et quelles vérités son œuvre éveillera au-delà des limites de son univers.

Peut-être l’aptitude à la trahison est-elle la marque de la « grande » œuvre littéraire. Ce n’est pas impossible, mais ce n’est pas certain. Ce qui est certain par contre, c’est que le vrai visage des œuvres littéraires est révélé, façonné, déformé par les divers usages qu’en font les publics qui les utilisent. Savoir ce qu’est un livre, c’est d’abord savoir comment il a été lu12.

Chapitre VII. La lecture et la vie

I. Connaisseurs et consommateurs

La distance qui sépare la littérature scolaire de la littérature vivante est un sujet traditionnel de plaisanterie ou de scandale. Il semble absurde de « perdre » plusieurs années de son existence à étudier des textes ennuyeux qu’on ne relira jamais. C’est confondre l’attitude du connaisseur et celle du consommateur. La caractéristique du lettré est sa capacité théorique de porter des jugements littéraires motivés. La formation scolaire a pour but de rendre possible ce jugement et, spécialement en

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France, la technique pédagogique de l’explication de texte, pilier de renseignement secondaire, tend à faire de tout lecteur un connaisseur.

Malheureusement l’acte de lecture n’est pas un simple acte de connaissance. C’est une expérience qui engage l’être vivant tout entier, aussi bien dans ses aspects individuels que dans ses aspects collectifs. Le lecteur est un consommateur et, comme tous les consommateurs, il est guidé par un goût plutôt qu’il n’exerce un jugement, même s’il est capable de plaquer une justification rationnelle a posteriori sur ce goût.

L’exercice du jugement littéraire étant le propre du groupe lettré (qui lui-même s’assimile souvent à une caste ou une classe sociale comme les « secondaires » naguère en France), ce groupe impose à ses membres (sous peine de sanctions morales : passer pour un béotien, un philistin, voire un « primaire ») un comportement de connaisseur. Telle est l’explication du mécanisme de censure que nous signalions plus haut et qui rend si difficile l’enquête sur les lectures : comment un homme « cultivé » qui sait apprécier par jugement la valeur d’une pièce de Racine oserait-il avouer que son goût le porte à préférer la lecture de Tintin13 ? Tel est aussi le sens du recours aux mythes en « isme » qui fournissent une justification rationnelle toute faite à ceux que la pression de leur groupe socioculturel oblige à présenter leurs goûts sous la forme de jugements motivés.

On éviterait sans doute cette confusion si l’on reconnaissait clairement dans les jugements motivés du connaisseur et les goûts irrationnels du consommateur deux ordres de valeur entièrement distincts.

Le rôle du connaisseur est de « passer derrière le décor », de percevoir les circonstances qui entourent la création littéraire, de comprendre ses intentions, d’analyser ses moyens. Il n’y a pas pour lui de vieillissement ou de mort de l’œuvre puisqu’il lui est possible à tout moment de reconstruire par l’esprit le système de références qui rend à l’œuvre son relief esthétique. C’est une attitude historique.

Le consommateur au contraire vit dans le présent (même si, comme nous l’avons vu, ce présent s’étend assez loin en arrière). Il n’a pas un rôle, mais une existence. Il goûte ce qui lui est offert et décide si cela lui plaît ou non. La décision n’a pas besoin d’être explicite : le consommateur lit ou ne lit pas. Cette attitude n’exclut nullement la lucidité intellectuelle et il n’est interdit à personne de rechercher l’explication de cette préférence ─ ce qui demande beaucoup plus de lucidité que d’en donner une

12 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social justification.

Les deux ordres de valeur peuvent et doivent coexister. Il arrive même parfois qu’ils coïncident. Leur apparente incompatibilité n’est qu’un effet des structures socio- culturelles que nous avons décrites, et en particulier de l’isolement du circuit lettré. En fait, quelle que soit son affabulation intellectuelle et affective, l’acte de lecture est un et doit être considéré globalement. Comme à l’autre bout de la chaîne l’acte de création littéraire, c’est un acte libre sur lequel pèsent les circonstances dans lesquelles il se produit. Sa nature profonde est, pour le moment du moins, inaccessible à l’analyse, mais on peut le cerner au plus près dans ses retranchements par l’interprétation du comportement des diverses catégories de lecteurs non en fonction d’un jugement littéraire, mais en fonction d’une situation.

Nous ne possédons que des renseignements fragmentaires sur ce comportement et la plupart sont fondés sur des témoignages de bibliothécaires ou d’animateurs culturels. Ils sont encore tout à fait insuffisants pour permettre de tirer des conclusions, mais l’exemple de la lecture féminine permet de montrer le genre d’indications qu’on pourrait obtenir d’une enquête systématique.

Dans toutes les couches de la société, le comportement des lectrices paraît plus homogène que celui des lecteurs. Ce qu’on appelle communément la lecture d’évasion (nous ferons plus loin des réserves sur ce terme) est relativement fréquent (romans sentimentaux, historiques, policiers) et, tant dans le circuit lettré que dans les circuits populaires, les écrivains féminins sont parmi les favoris (vers 1955 : Pearl Buck, Daphné du Maurier, Mazo de La Roche, Colette et surtout, éternellement, Delly). Il s’y ajoute des écrivains qui confirment la tendance à l’« évasion » (Loti, Pierre Benoît, Paul Vialar, etc.), mais aussi quelques-uns qui traduisent des préoccupations quotidiennes (Van der Meersch, Cronin, Slaughter, Thyde Monnier, Soubiran, etc.).

Cette homogénéité est évidemment due au fait que le style de vie de la femme est, surtout à l’époque moderne, relativement uniforme : le souci du ménage et des enfants allié le plus souvent à une activité professionnelle découpent la vie féminine sur un patron analogue dans toutes les couches sociales et dans toutes les régions. Quant à la coloration particulière du choix, elle remonte aux débuts de lecture féminine auxxvii eet xviiie siècles quand l’ennui fut une des sources du romanesque en un temps où les responsabilités sociales et politiques de la femme étaient à peu près nulles. La présence d’écrivains comme Pearl Buck ou Cronin traduit des

13 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social préoccupations nouvelles qui, sans nul doute, auront une influence croissante à mesure que le statut de la femme évoluera vers une plus grande participation à la vie civique.

Notons aussi que la lecture d’« évasion » parait plus fréquente chez les femmes jeunes (entre 30 et 40 ans) sur qui le bovarysme a plus de prise. D’une manière générale (et ceci est vrai des femmes comme des hommes), les lectures ont tendance à devenir plus littéraires à mesure que l’âge avance. Le retraité est souvent un lecteur d’excellente qualité, sans doute parce qu’il a plus de temps pour lire, mais aussi parce que l’existence exerce sur lui une pression moins forte.

Il convient donc d’étudier les motivations psychologiques et les circonstances matérielles qui conditionnent le comportement du « lecteur moyen14 ».

II. La motivation

Nous savons que la consommation du livre ne se confond pas avec la lecture. Il arrive qu’un consommateur achète (ou plus rarement emprunte) le livre sans avoir spécialement l’intention de le lire, même si, accessoirement, il le lit.

On peut citer l’acquisition « ostentatoire » du livre « qu’il faut avoir » comme signe de richesse, de culture ou de bon goût (c’est un des ressorts les plus fréquemment utilisés par les clubs du livre en France), l’achat-placement d’une édition rare, l’achat par habitude des volumes d’une certaine collection, l’achat par fidélité à une cause ou à une personne (succès d’estime), l’achat par goût des belles choses, le livre étant alors apprécié comme objet d’art pour sa reliure, sa typographie ou son illustration. C’est le « livre-objet ».

La consommation sans lecture ne nous intéresse que dans la mesure où elle intervient dans le cycle économique du livre, mais elle ne représente qu’une fraction minime de la consommation totale, notamment dans les circuits populaires où, si l’on achète souvent le journal pour ne le lire qu’en partie, il est rare qu’on se procure un livre si l’on n’a l’intention de le lire.

Nous savons d’autre part que dans la consommation-lecture il faut distinguer la

14 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social consommation fonctionnelle de la consommation littéraire et qu’à chacune correspondent des types différents de motivation.

Nous ne mentionnerons les motivations fonctionnelles que pour mémoire. Il y a d’abord l’information, la documentation et les lectures professionnelles. Plus complexe est l’usage fonctionnel qu’on peut faire d’un livre littéraire. Un des plus caractéristiques est l’usage médical où le livre joue un rôle médicamenteux, quand par exemple on lit pour s’endormir ou pour occuper son esprit et le détourner physiquement d’une angoisse. Du même ordre sont les lectures de « relaxation » ou celles qui procurent à l’esprit une gymnastique hygiénique : un certain type de romans policiers joue à cet égard un rôle analogue à celui des mots croisés. Dans d’autres cas on demande au livre d’agir comme une drogue directement sur le système nerveux pour obtenir certaines sensations : lectures de terreur pure, lectures hilarantes (faisant appel à un comique mécanique), lectures lacrymogènes et surtout lectures érotiques. À propos de ces dernières, signalons que l’usage érotique du livre est une motivation extrêmement fréquente de la lecture, même si l’aspect pornographique n’est qu’un élément mineur ou même tout à fait inconscient de l’œuvre.

Bien qu’elle soit d’un tout autre ordre, il faut aussi considérer comme fonctionnelle (tout au moins en partie) la lecture du militant ou de l’autodidacte. Le livre est dans ce cas l’instrument d’une technique de combat ou de promotion sociale. Il s’agit de lire pour acquérir une culture, non d’abord pour jouir de la lecture : la motivation littéraire peut exister, mais elle est secondaire.

Les motivations proprement littéraires sont celles qui respectent la gratuité de l’œuvre et ne font pas de la lecture un moyen, mais une fin. On notera que la lecture ainsi conçue suppose la solitude en même temps qu’elle l’exclut. En effet lire un livre en tant que création originale, et non en tant qu’outil destiné à la satisfaction fonctionnelle d’un besoin, suppose qu’onaille chez l’autre, qu’onait recours à l’autre et donc qu’on sorte de soi-même. En ce sens le livre-compagnon s’oppose au livre- outil tout entier subordonné aux exigences de l’individu. Mais d’autre part, la lecture est par excellence l’occupation solitaire. L’homme qui lit ne parle pas, n’agit pas, se retranche de ses semblables, s’isole du monde qui l’entoure. Cela est vrai de la lecture auditive comme de la lecture visuelle : nul n’est plus isolé de ses compagnons que le spectateur dans une salle de théâtre. Remarquons ici une différence fondamentale entre la littérature et les beaux-arts : alors que la musique et la peinture peuvent servir de décor, voire de contexte fonctionnel à l’existence active parce qu’elles

15 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social n’engagent qu’une partie de l’attention, la lecture ne laisse aucune marge de liberté aux sens et absorbe la totalité de la conscience, faisant du lecteur un impotent.

L’acte de lecture littéraire est donc à la fois sociable et asocial. Il supprime provisoirement les relations de l’individu avec son univers pour en reconstruire de nouvelles avec l’univers de l’œuvre. C’est pourquoi sa motivation est presque toujours une insatisfaction, un déséquilibre entre le lecteur et son milieu, que ce déséquilibre soit dû à des causes inhérentes à la nature humaine (brièveté, fragilité de l’existence), au heurt des individus (amour, haine, pitié) ou aux structures sociales (oppression, misère, peur de l’avenir, ennui). En un mot, il est un recours contre l’absurdité de la condition humaine. Un peuple heureux n’aurait peut-être pas d’histoire, mais il n’aurait certainement pas de littérature car il n’éprouverait pas le désir de lire.

On emploie fréquemment le terme de « littérature d’évasion » sans peut-être avoir toujours une idée très claire de ce qu’il signifie. La nuance de mépris ou de défi qu’on y met le plus souvent est assez arbitraire. Toute lecture, en réalité, est d’abord une évasion. Mais il y a mille façons de s’évader et l’essentiel est de savoir de quoi et vers quoi on s’évade. L’étude des lectures en relation avec les événements politiques et notamment les périodes de crise (guerres, tensions internationales, révolutions, etc.) serait à cet égard fort révélatrice.

Le succès de Don Camillo a été particulièrement vif dans les pays où existent de profondes divisions politiques parce que le spectacle de la rude amitié sans trahison existant entre un communiste et un curé, tous deux solidement enracinés dans le terroir, permettait non d’oublier les divisions, mais d’exorciser leur puissance néfaste, de les rendre vivables. L’euphorie qui a entouré en 1954 le début de l’expérience Mendès-France a été un des éléments du succès desCarnets du Major Thompson non parce que cette euphorie demandait des lectures légères, mais au contraire parce qu’elle cherchait à se maintenir, à vaincre sa fragilité par la réaffirmation des grands lieux communs explicatifs de l’âme nationale (particulièrement efficaces dans la bouche d’un étranger). Or en décembre 1956, dans la semaine de la crise de Suez, c’est-à-dire au moment précis où lesCarnets perdaient cette efficacité particulière et devenaient vraiment une lecture d’évasion, la vente de ce livre, qui s’était stabilisée depuis deux ans à un niveau fort élevé, a brusquement fléchi au détail dans la proportion de 10 à 2.

Nous devons à M. Jean Dulck, professeur à l’Université de Paris III, un graphique des

16 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social pièces jouées à Londres à la fin du xviiie siècle. La guerre contre la France éclate en avril 1792. Or le nombre des farces jouées, qui était de 9 en 1791 et de 10 en 1792, tombe à 1 en 1793. Dans le même temps, le nombre des comédies de mœurs qui était de 4 en 1792 passe à 6 en 1793, à 9 en 1794, à 12 en 1795. La tragédie passe de 3 en 1792 à 5 en 1793 et à 10 en 1794 et 1795. Comme au théâtre, l’offre est particulièrement sensible à la demande (surtout à cette époque), on peut considérer ces variations comme d’excellents exemples de l’influence exercée par les crises sur la consommation littéraire et non forcément dans le sens de ce qu’on appelle l’évasion : la farce est, par nature, un genre infiniment moins « engagé » que la comédie de mœurs ou la tragédie.

Les données manquent pour aller plus loin, mais lorsqu’on aura pu en réunir une quantité suffisante, il y a là un vaste terrain que la psychologie sociale devra déblayer. Contentons-nous de dire qu’il ne faut pas confondre l’évasion du prisonnier (qui est une conquête, un enrichissement) avec celle du déserteur (qui est une défaite, un appauvrissement). Et notons d’autre part qu’il ne faut pas juger des motivations d’après les lectures. L’enrichissement que le lecteur demande à la lecture ─ par réconciliation avec l’absurdité de la condition humaine, par retour à l’équilibre affectif, par acquisition du langage de la conscience de soi ─ peut être, disions-nous ailleurs, « payé soit en bonnes espèces immédiatement convertibles en expérience, soit en “monnaie de singe” ─ traites impayables tirées sur les illusions15 ».

Ce que nous savons de la distribution des lectures nous permet d’affirmer que, dans les pays n’appliquant pas une politique de dirigisme littéraire, la majorité des lectures mises en circulation dans le circuit lettré supposent (ne serait-ce que comme alibi) une motivation-enrichissement, alors que la majorité des lectures mises en circulation dans les circuits populaires supposent (et encouragent) une motivation-désertion. De la hotte du colporteur à l’étal du débit de livres, toute une littérature stéréotypée cherche à flatter par une mythologie sentimentale grossière le bovarysme latent qu’on a si souvent cultivé dans les masses.

Ces assimilations sont arbitraires. Elles n’indiquent pas la réalité des attitudes. Elles traduisent simplement un état de fait, une situation institutionnelle, une structure économico-sociale. Quelles que soient les motivations qui poussent à lire, elles ne peuvent avoir d’efficacité que dans des circonstances matérielles favorables.

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III. Les circonstances de la lecture

Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit de la distribution. Le livre étant supposé accessible au lecteur, de nouveaux problèmes se posent : où et quand peut- on lire ?

Cela revient à s’interroger sur la notion de disponibilité. La vie collective absorbe l’individu de façon variable. Ainsi l’âge est un facteur important : éducation, formation professionnelle, conquête d’une situation laissent l’adolescent et le jeune homme d’autant moins disponibles pour les lectures non fonctionnelles que leurs loisirs sont occupés par de nombreuses activités de divertissement, notamment le sport. Le jeune lit tout de même parce qu’il a des motivations puissantes (cet âge est celui des crises de la personnalité, des heurts avec la collectivité), c’est un lecteur passionné et avide, mais, tous les sondages l’indiquent, il lit peu en dehors de ses études et le cercle de ses lectures est relativement étroit. C’est entre trente-cinq et quarante ans, quand la pression de l’existence se fait moins vive, que semble se placer le début de l’âge de la lecture. On se souviendra que c’est à cet âge également que se fixe la personnalité littéraire historique des écrivains. Peut-être existe-t-il une relation entre les deux faits : seule une enquête vraiment efficace permettrait de le dire.

Parmi les autres facteurs qui influent sur la disponibilité, il faut aussi mentionner le type d’activité professionnelle, l’habitat, les conditions climatiques, la situation familiale, etc. Chacun devra être étudié en détail, mais on peut admettre que d’une manière générale les moments de disponibilité dans la vie d’un homme civilisé du xxe siècle peuvent se ramener à trois grandes catégories : les moments creux irrécupérables (transports, repas, etc.), les heures régulières de liberté (après la journée de travail), les périodes de non-activité (dimanche, congés, maladie, retraite).

La lecture des moments creux est le plus souvent consacrée au journal. En effet, l’irrégularité et la brièveté des périodes, les interruptions fréquentes, les sollicitations extérieures rendent la lecture suivie difficile. Cependant, si la lecture de repas est presque toujours le journal, il existe des lectures de transport spécialisées, par exemple des « romans à lire dans le train », en général policiers. Mais le roman courant est adapté à un trajet assez long (deux à trois heures de lecture) et ne convient donc pas au déplacement journalier du travailleur vers son lieu de travail. Un des facteurs du succès desdigests est qu’ils offrent des lectures dosables. Les « romans du cœur », spécialement conçus pour cet usage, se présentent en brochures

18 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social de 16, 32, 64 ou 96 pages correspondant à des trajets de dix minutes à une heure. Une des solutions employées en Grande-Bretagne est celle du volume-omnibus qui fournit un réservoir de lectures pour plusieurs semaines, mais son encombrement le rend impraticable dans la plupart des cas.

On peut assimiler à la lecture des moments creux celle de la pause de travail. Elle est assez rare, car la conversation, la discussion, le comptoir du « bistrot » lui font une sérieuse concurrence. L’expérience prouve pourtant que si on lui fournit des conditions matérielles favorables ─ salle de club, bibliothèque sur le lieu du repos ─ la lecture de pause peut aisément devenir active et fructueuse.

La lecture des heures libres est, de très loin, la plus fréquente. On y peut distinguer la lecture de soirée, généralement en famille, avant ou immédiatement après le repas, et la lecture de nuit, généralement au lit.

La lecture de soirée est surtout le fait des gens d’âge mûr qui sont moins sollicités par les divertissements extérieurs. Elle est favorisée par la vie rurale (longues veillées), par la rudesse du climat (presque inexistante dans les pays méditerranéens, elle est très pratiquée en Grande-Bretagne et dans les pays scandinaves), par le confort de l’habitat. La radio et surtout la télévision tendent à substituer à la lecture visuelle du livre un type de lecture audio-visuel qui n’est pas sans mérites mais qui revient à imposer un dirigisme de la lecture. C’est cependant là que se font encore maintenant les lectures les plus solides.

La lecture de nuit à ses caractéristiques particulières. C’est celle que citent le plus volontiers les lecteurs qu’on interroge sur leurs habitudes. Depuis longtemps on a reconnu l’importance du « livre de chevet », c’est-à-dire du livre qu’on a sur sa table de nuit. C’est en effet lui qui reflète le plus exactement les goûts du lecteur, car, dans la solitude de la chambre, les tabous perdent leur efficacité et les contraintes sociales s’effacent. Il serait extrêmement précieux de se livrer à une enquête spéciale sur le « livre de chevet » car on lui consacre plus de temps qu’à tous les autres, souvent deux heures et plus chaque nuit.

Quant à la lecture de non-activité, elle a des aspects très divers. Nous avons déjà dit un mot de la lecture du retraité. La lecture du dimanche semble concurrencée par le sport et les différents « violons d’Ingres ». Elle prend souvent la forme du journal du dimanche ; en Grande-Bretagne, un quart de la population adulte lit plusieurs Sundays

19 / 22 Phoca PDF socius : ressources sur le littéraire et le social papers !

La lecture de maladie est fort heureusement exceptionnelle, mais elle n’en est que plus efficace. Les longues heures de lit permettent des lectures en profondeur qu’on n’aura plus l’occasion de refaire. Cela est vrai surtout des convalescences, la maladie proprement dite s’accommodant mieux de lectures fonctionnelles. Là aussi, tout dépend des facilités matérielles. Les bibliothèques d’hôpital sont en France lamentablement pauvres. C’est là pourtant que sont souvent faites les lectures décisives d’une existence.

La lecture de vacances est mal connue. Elle possède de nombreux concurrents, mais elle n’en existe pas moins dans les stations de cure, sur les plages, aux champs. Nous avons personnellement étudié le cas d’une petite ville d’eaux qui groupe 10 000 à 15 000 estivants. Il y existe 1 librairie et 3 débits de livres. Dans la librairie et l’un des débits (qui vend aussi les quotidiens) on trouve les principales nouveautés de l’année. Il ne semble guère y avoir d’invendus (bien que les deux établissements emploient le système des offices). Il y a deux bibliothèques de prêt commerciales et une bibliothèque de prêt paroissiale. La principale (celle de la librairie) a un fonds d’environ 3 000 volumes (dont 300 « policiers »). Le reste est constitué de romans français et étrangers (60 %) et de reportages, livres historiques, livres d’aventures. On note quelques ouvrages didactiques ou philosophiques. Au plein de la saison, il y a jusqu’à 800 lecteurs inscrits et la rotation est très rapide (1 volume tous les deux jours en moyenne). Une fraction de la clientèle se spécialise dans le roman policier. Dans les autres catégories, on se dispute les romans récents et les livres de voyages.

Ces trop rapides indications montrent à quel point la lecture est liée aux circonstances et d’une manière générale fait corps avec la vie quotidienne. C’est là, dans l’humble réalité de tous les jours, que se trouvent l’aboutissement et la justification de toute littérature. On ne pourra alors manquer d’être frappé par le décalage, la disproportion qui existe entre cette réalité et l’appareil social de la littérature tel que nous l’avons décrit. La société peut-elle encore vivre la littérature ? Telle sera notre ultime question.

Notes :

1. Cet exemple nous a été inspiré par une conférence du Pr. Knighs, de l’Université de Bristol, prononcée en 1953 et intitulée The Sociology of

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Literature.

2. L’étude de la traduction est étroitement liée aux aspects sociologiques de l’histoire littéraire. Le problème est toutefois trop vaste pour que nous l’abordions dans ce précis.

3. Il s’agit de la polémique qui a opposé M. Yves Florenne et M. le doyen Loiseau à propos d’une traduction de Shakespeare publiée par le Club français du Livre. VoirLe Monde des 18, 28 août, et 6, 20, 24 septembre 1955, Études anglaises de janvier-mars et juillet-septembre 1956, leBulletin du Centre d’Études de Littérature générale de la Faculté des Lettres de Bordeaux, fasc. V.

4. Voir Cazamian (Louis),The Development of English Humor, Durham, Duke University Press, 1952.

5. Maulnier (Thierry), Racine, Paris, Gallimard, 1935, p. 42-43.

6. Sur les « convenances » voir Munteano (Basile), « Des “constantes” en littérature », Revue de littérature comparée, vol. XXXI, n° 3, juillet-septembre 1957, p. 388-420.

7. Voir Escarpit (Robert), Lord Byron,un tempérament littéraire, Paris, Cercle du livre, 1957, t. I, p. 111-117 et 179-184.

8. C’est le point de vue défendu par notre étudeRudyard Kipling, servitudes et grandeurs impériales, Paris, Hachette, 1955.

9. Une des rares études de ce genre a été menée par Jean Hassenfordergrâce à l’obligeance des Éditions du Seuil. Il en donne le bilan dans un cahier ronéotypé du Centre d’Études économiques :Étude de la diffusion d’un succès de librairie (Paris, 1957).

10. Il faut insister sur le fait que cela n’enlève rien à la valeur intrinsèque et locale de l’œuvre. Bourget, Proust, Gide sont morts avec leur monde, mais n’en restent pas moins des valeurs historiques.

11. Les formalistes russes ont défendu un point de vue en apparence analogue.

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Boris Tomachevsky écrivait en 1928 : « La littérature des traductions doit donc être étudiée comme un élément constitutif de la littérature de chaque nation. À côté du Béranger français et du Heine allemand il a existé un Béranger et un Heine russes qui répondaient aux besoins de la littérature russe et qui, sans doute, étaient assez loin de leurs homonymes d’Occident » (« La nouvelle école d’histoire littéraire en Russie », Revue des Études slaves, vol. VIII, 1928, p. 226-240). Cette position extrême n’est pas la nôtre : le Béranger français et le Béranger russe construisent le Béranger historique, littéraire qui était en puissance (et inconsciemment) dans l’œuvre de Béranger.

12. George H. Ford, dans Dickens and his readers; aspects of a novel-criticism since 1836 (Princeton, Princeton University Press, 1955) donne un bel exemple d’une critique qui tient compte de l’apport du lecteur à une œuvre. Voir aussi notre article« “Creative Treason” as a Key to Literature »,Yearbook of Comparative and General Literature, n° 10, 1961.

13. Ceci sans aucune intention péjorative à l’égard de l’œuvre excellente de Hergé, qui, nous ne trahissons aucun secret en l’indiquant, jouit d’une faveur toute particulière parmi les membres de l’Université. Elle a été citée cinq fois au cours des discussions d’un récent congrès d’histoire littéraire.

14. En anglais common reader. Voir l’admirable étude de Altick (Richard D.), The English Common Reader. A Social History of the Mass Reading Public, 1900-1900 (Chicago, University of Chicago Press, 1957) et, bien que moins précise, celle de Webb (R. K.), The British Working Class Reader, 1790-1848 (Londres, Allen & Unwin, 1955).

15. Dulck (Jean), « Les lectures populaires »,Informations sociales, n° 2, 1956, p. 202.

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Conclusion

En concluant ici notre exposé, nous avons conscience de ce qu’il a d’incomplet, de schématique. Mais les objections qu’il soulèvera porteront sans doute moins sur les faits qu’il présente que sur l’esprit qui l’anime. Après tant de sociologie et de pseudo- sociologie, dira-t-on, que reste-t-il de la littérature ? N’est-ce point d’ailleurs condamner par avance la littérature que la définir par la gratuité ?

L’objection est recevable, mais on y peut répondre que la littérature est ici prise pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle devrait être. Nous n’avons pas caché que la situation de la littérature dans la société contemporaine est loin d’être satisfaisante. Il est possible que cette société n’admette plus la gratuité, ou du moins n’admette plus une gratuité telle que pouvait la concevoir un lettré contemporain de Mme de Staël.

C’est alors que le concept de littérature que nous employons, au moyen duquel nous informons le fait littéraire, est mal adapté au présent. Né au xviiie siècle sous la pression des circonstances ─ accession de la bourgeoisie à la culture lettrée, industrialisation de la librairie, apparition de l’homme de lettres professionnel ─ ce concept peut, à la rigueur, donner une image intelligible encore que déformée des siècles antérieurs par la vertu d’une « trahison créatrice », mais il est de moins en moins capable d’enserrer le présent dans ses limites trop étroites. Un peu partout, ce sont des cultures de masses qui tendent à apparaître, avec des exigences qui n’ont pas toujours un langage pour s’exprimer ni des institutions pour se réaliser, mais dont la pression se fait chaque jour plus sensible. En face de l’industrie et du commerce du livre se dressent des moyens de diffusion d’autant plus puissants qu’ils échappent à la petite entreprise : non seulement le cinéma, la radio, la télévision, mais encore la presse et l’édition périodique avec leurs bandes dessinées et leursdigests . Le mécénat absorbé par le dirigisme, les vieilles structures de l’édition lettrées devenues incapables de faire vivre l’écrivain, ce dernier se trouve relégué, isolé, dans l’indéfinissable catégorie des « intellectuels », à mi-chemin entre la profession libérale et le salariat.

Peu importe le mot : celui de littérature en vaut un autre. C’est un nouvel équilibre qu’il faut trouver. Celui que nous a légué lexviii e siècle est rompu. Seul un effort de lucidité nous fera prendre conscience de celui qui, en partie à notre insu, se crée autour de nous.

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Pour cela, il faut désacraliser la littérature, la libérer de ses tabous sociaux en perçant le secret de leur puissance. Alors peut-être sera-t-il possible de refaire non l’histoire de la littérature, mais l’histoire des hommes en société selon ce dialogue des créateurs de mots, de mythes et d’idées avec leurs contemporains et leur postérité, que nous appelons maintenant littérature.

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