Perspective Actualité en histoire de l’art

1 | 2018 Actualité en histoire de l’art

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspective/7833 DOI : 10.4000/perspective.7833 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2018 ISBN : 978-2-917902-46-2 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Perspective, 1 | 2018, « Actualité en histoire de l’art » [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2018, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/perspective/7833 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/perspective.7833

Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2020. 1

Ce numéro est l’occasion d’aborder de grands thèmes transversaux de l’histoire de l’art – de la place de la couleur dans l’Antiquité à la culture visuelle des jeux sportifs à l’époque moderne –, comme des figures singulières, Jean Jacques Lequeu et Edgar Degas, à l’aune d’une historiographie renouvelée qui défie certaines notions clefs de la discipline, l’anachronisme pour le premier, la généalogie pour le second. Témoins de la vitalité de la recherche actuelle, des bilans historiographiques sur l’architecture des bidonvilles, sur la naissance de la discipline en Europe ou encore sur la valeur refuge de l’art au temps du capitalisme et de la mondialisation, complètent ce volume. L’œuvre de l’historien de la sensibilité Alain Corbin est mise à l’honneur à travers l’entretien que lui consacre Georges Vigarello, parcours sensoriel cheminant de l’ouïe à l’odorat, du toucher à la vue, du goût aux perceptions « profondes », qui met notamment en exergue la manière dont son approche, empathique avec la vie, a su faire l’histoire d’objets évanescents, voire évanouis. Ces pages sont enfin l’occasion d’ouvrir deux débats à l’actualité brûlante, qui entendent offrir des pistes de réflexion sur des sujets particulièrement sensibles. Portant sur l’art dégénéré et la spoliation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, le premier jette un éclairage sur ces questions par un fort ancrage historique, quand le second se penche sur l’histoire complexe de la constitution des collections muséales d’art non-occidental en interrogeant la possibilité de leur restitution aujourd’hui.

Ce numéro est en vente sur le site du Comptoir des presses d'universités.

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SOMMAIRE

Éditorial

Éditorial Judith Delfiner

Tribune

Note d’Athènes – janvier 2018 Katerina Tselou

Débats

Art dégénéré et spoliations des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale Un débat entre Arno Gisinger, Emmanuelle Polack, Juliette Trey et Christoph Zuschlag, conduit par Johann Chapoutot Arno Gisinger, Emmanuelle Polack, Juliette Trey, Christoph Zuschlag et Johann Chapoutot

Les collections muséales d’art « non-occidental » : constitution et restitution aujourd’hui Un débat entre Viola König, Benoît de L’Estoile, Paula López Caballero, Vincent Négri, Ariane Perrin et Laurella Rinçon, conduit par Claire Bosc-Tiessé Viola König, Benoît de L’Estoile, Paula López Caballero, Vincent Négri, Ariane Perrin, Laurella Rinçon et Claire Bosc-Tiessé

Entretien

Entretien avec Alain Corbin par Georges Vigarello Alain Corbin et Georges Vigarello

Travaux

Couleurs et polychromie dans l’Antiquité Adeline Grand-Clément

Culture visuelle du jeu sportif dans la première modernité Antonella Fenech Kroke

Anachronisme et interprétation : l’historiographie de Jean Jacques Lequeu Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Martial Guédron

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Lectures

La dissolution de la généalogie : Degas et Lepic, place de la Concorde Todd Porterfield

Repenser les liens entre l’histoire de l’art et la nation Maddalena Carli

Se cachant en pleine vue : les bidonvilles dans la cité Sheila Crane

L’art, valeur refuge Séverine Sofio

Postface

La valeur des images Martine Denoyelle

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Éditorial

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Éditorial

Judith Delfiner

1 En 2015, Anne Lafont introduisait le numéro varia dans Perspective afin de rendre compte de l’actualité de la recherche en histoire de l’art, de son dynamisme comme de sa diversité, dans une volonté d’éprouver les lignes thématiques, méthodologiques et théoriques de la discipline. En vue de clarifier la ligne éditoriale de la revue, notre comité scientifique a pris le parti d’en modifier la formule pour en faire l’objet d’une rubrique au sein des numéros thématiques à venir. Conçue en partie par Anne Lafont, cette dernière édition du numéro varia réunit un ensemble de contributions éclectique, dont la cohérence tient à l’importance des problématiques à l’œuvre et qui travaillent en profondeur la discipline jusqu’à en inquiéter parfois les appuis, aujourd’hui plus que jamais encore, outrepassant ses frontières dans des débats engageant les États-nations voire la communauté internationale.

2 Un premier fil conducteur se dégage des contributions de Sheila Crane et de Séverine Sofio, celui des liens entre capitalisme et mondialisation. Produit de la société industrielle comme du colonialisme, le bidonville est analysé par la première à travers quatre publications récentes qui montrent la manière dont il est devenu un objet d’étude à part entière, du point de vue de l’histoire urbaine et architecturale comme de l’histoire sociale et migratoire. De l’ouvrage de Luc Boltanski et d’Arnaud Esquerre, Enrichissement : une critique de la marchandise, la seconde pointe les conséquences du déplacement du capitalisme vers l’économie de l’enrichissement, tandis que la publication collective Art Unlimited? Dynamics and Paradoxes of a Globalizing Art World lui permet de considérer les effets de la mondialisation sur les pratiques et les représentations collectives à l’aune du cas du marché de l’art contemporain chinois.

3 Les relations entre historiographie et constructions identitaires tiennent à tous égards une place importante dans ce volume. Par sa Tribune, Katerina Tselou met en exergue les enjeux artistiques, institutionnels et politiques du dédoublement de Cassel vers Athènes, de l’une des plus prestigieuses expositions d’art contemporain, la documenta qui, lors de sa quatorzième édition en 2017, inaugura un décentrement dans une perspective d’introspection et de renouvellement. À partir des travaux récents d’Éric Michaud et de Michela Passini, Maddalena Carli, quant à elle, envisage la manière dont les deux auteurs, suivant des orientations chronologiques et méthodologiques qui leur

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sont propres, interrogent le phénomène de concomitance entre la constitution au XIXe siècle, dans l’espace européen, de la discipline de l’histoire de l’art et la naissance de l’idée de nation, afin d’exposer les enjeux éthico-politiques de stratégies de légitimation reposant sur des constructions identitaires.

4 Des révisions historiographiques de cas singuliers viennent parallèlement enrichir la thématique. En préambule à la première exposition consacrée à Jean Jacques Lequeu dans les espaces du Petit Palais, les commissaires Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Martial Guédron considèrent à nouveaux frais l’historiographie de l’architecte en proposant, contre les approches anachroniques ayant jusque-là prévalu, une lecture contextuelle de son œuvre tirant parti des connaissances actuelles sur la période. Resserrée autour du seul cas d’Edgar Degas et de l’un de ses plus célèbres tableaux, la Place de la Concorde (1875), l’analyse détaillée de Todd Porterfield expose la façon dont la toile met en scène l’obsolescence des marqueurs d’identité – artistiques, familiaux ou raciaux –, dans un mouvement général de dissolution des généalogies. Cette étude centrée sur la figure du personnage principal, le vicomte Lepic, au travers duquel se lit une histoire des sensibilités politiques, sociales et artistiques de la France au sortir de la guerre de 1870, nous rappelle, s’il en était besoin, tout l’apport de l’école des Annales dans le champ de la recherche historique. De cette féconde tradition historiographique est issue l’œuvre d’Alain Corbin, parcourue tout au long de l’entretien que lui consacre l’historien du corps et de l’hygiène Georges Vigarello, dans un échange qui exacerbe la manière dont l’auteur de La fraîcheur de l’herbe, histoire d’une gamme d’émotions de l’Antiquité à nos jours (2018), fondateur d’une anthropologie des sens, passe insensiblement de l’individu au collectif en puisant ses sources dans des corpus hétérogènes relevant de la médecine, de la littérature comme de la théologie.

5 Des articles de fond sur des questions transversales favorisées par le développement de l’anthropologie historique complètent en outre ce recueil. À partir d’une étude matérielle des œuvres, Adeline Grand-Clément brosse un état de la recherche sur la place de la couleur dans l’Antiquité gréco-romaine, quand Antonella Fenech Kroke, dans une approche à la croisée de l’histoire de l’art et de l’histoire sociale, se penche sur les images des pratiques sportives en Europe entre le XVe siècle et la fin du XVIIe siècle.

6 D’actualité, les débats présentés dans ce numéro le sont assurément, à commencer par celui ouvert par Martine Denoyelle et publié dans ces pages en guise de Postface, à propos des images, de leur circulation et de leurs valeurs à l’heure de la révolution numérique, et dont les usages, aussi bien scientifiques qu’éducatifs, affectent la recherche en histoire de l’art et du patrimoine. D’un tout autre ordre et constituant en quelque sorte les deux volets d’une problématique générale portant sur la confiscation des biens culturels d’une population en état de soumission, de persécution et/ou d’extermination, les deux débats publiés dans ce volume entendent offrir des pistes de réflexion sur des sujets particulièrement sensibles et d’une actualité brûlante.

7 Le premier, sur l’art dégénéré et les spoliations des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, a pris forme suite aux recherches menées au sein du programme de recherche « Répertoire des acteurs du marché de l’art en France sous l’Occupation (RAMA) » de l’Institut national d’histoire de l’art. Il paraît alors même que la mission confiée en mai 2017 par Audrey Azoulay à David Zivie sur « le traitement des œuvres et biens culturels ayant fait l’objet de spoliations pendant la Seconde Guerre mondiale » a donné lieu à un rapport remis il y a quelques semaines à l’actuelle ministre de la

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Culture, Françoise Nyssen. Tandis que ce dernier pointe la faible présence de la France sur la scène internationale – tant en ce qui concerne le nombre de chercheurs compétents sur ces sujets que sur le rôle des institutions françaises dans l’organisation de débats et d’échanges dont l’initiative reviendrait majoritairement à l’Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis – le présent débat mené par Johann Chapoutot aux côtés de spécialistes de différentes disciplines, actifs aussi bien en France qu’outre- Rhin, entend jeter une lumière sur ces questions par un fort ancrage historique.

8 Le second traite des collections muséales d’art non-occidental, de leur constitution et de leur restitution aujourd’hui. Dessiné dans ses contours avant le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou le 28 novembre dernier, le débat orchestré par Claire Bosc-Tiessé révèle la complexité de la situation, sortant du cas proprement africain pour étendre la discussion aux objets précolombiens ou coréens. Des chercheurs en histoire de l’art, en droit, en anthropologie et en sciences politiques y déplient les enjeux de la formation de ces collections qui témoignent du passé colonial des puissances occidentales qui les possèdent, les conservent et les exposent. Par la présence de ces artefacts parvenus jusqu’à nous au terme de parcours souvent chaotiques, c’est bien l’histoire de ces peuples qui se déploie sous nos yeux, une histoire que nous percevons à certains égards comme radicalement étrangère – celle de « l’Autre » – mais une histoire qui nous engage nécessairement par un passé commun, celui de la situation coloniale.

9 Tandis que les enjeux spécifiques de chacun de ces débats nous invitent à les traiter distinctement, la problématique de la réparation, de son sens comme de sa possibilité, se profile à l’horizon de l’un comme de l’autre, que l’épineuse question de la restitution et à travers elle, celle de la réappropriation d’une identité bafouée, n’épuise pas. Située au cœur de ces échanges, la controverse patrimoniale nous ramène à la mémoire véhiculée par de tels objets, à la manière dont, articulant souvenirs collectifs et expérience intime, ils produisent de l’émotion, c’est-à-dire, si l’on en croit la racine étymologique latine du terme (emovere), une mise en mouvement.

INDEX

Parole chiave : attualità, ricerca, disciplina, storiografia, storia dell’arte Keywords : research, historiography, art history, discipline Mots-clés : actualité, recherche, discipline, historiographie, histoire de l’art

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Tribune

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Note d’Athènes – janvier 2018

Katerina Tselou

It was the best of times, it was the worst of times, it was the age of wisdom, it was the age of foolishness, it was the epoch of belief, it was the epoch of incredulity, it was the season of Light, it was the season of Darkness, it was the spring of hope, it was the winter of despair, we had everything before us, we had nothing before us, we were all going direct to Heaven, we were all going direct the other way – in short, the period was so far like the present period, that some of its noisiest authorities insisted on its being received, for good or for evil, in the superlative degree of comparison only1.

1 Le 30 décembre 2013, au Café Avissinia, un restaurant bien caché sur la place du même nom où tous les week-ends le marché aux puces le plus connu d’Athènes déploie ses étals, vingt personnalités du milieu culturel athénien ont accepté la mystérieuse invitation d’Adam Szymczyk, directeur artistique de la documenta 14. En plein cœur d’Athènes, à mi-chemin entre les sombres boutiques des antiquaires et l’Acropole lumineuse, Adam Szymczyk dévoilait son idée de faire d’Athènes le contrepoint de Cassel pour l’exposition documenta 14 en 2017. Deux mois plus tard, c’est avec soixante invités que la conversation a repris au cours du second « dîner d’Avissinia » ; avec ce geste inaugural, l’édition athénienne de la documenta 14 débutait sa trajectoire.

2 Mais pourquoi deux lieux, pourquoi Athènes ? Comme Adam Szymczyk l’avait déjà formulé dans sa proposition initiale, (il était temps et) le moment était venu pour la documenta de quitter son « site traditionnel et exclusif » à Cassel, depuis sa conception par Arnold Bode et sa première édition, en 1955. En se détournant de sa position d’hôte pour adopter celle d’invité, il s’agissait pour la documenta de déstabiliser son regard afin de le renouveler ; en se décentrant elle recouvrerait son centre et ainsi retrouverait son acuité. À un moment complexe – voire obscur – au cœur d’une situation globale où toutes les certitudes sont mises à mal, la documenta, devenue dès 1955 l’exposition d’art contemporain la plus importante du monde, devait se déplacer ; elle tenterait de questionner le monde actuel mais aussi sa propre identité depuis un lieu en état

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d’urgence, un lieu instable et fluctuant, devenu le symbole d’un Sud « problématique » – et le champ d’expérimentation de politiques d’austérité désespérées (et désespérantes).

3 Avec Athènes comme point de départ, nous étions tous – les artistes, l’équipe, les publics – invités à désapprendre afin d’ apprendre (comment apprendre) à nouveau. En travaillant entre Athènes et Cassel, nous nous sommes aussi trouvés face à la division du sujet qui structurait l’exposition ; prémisse qui eut pour conséquence l’investissement d’une grande énergie dans le processus de préparation. Pendant les trois ans et demi qui ont précédé l’inauguration, l’équipe, les artistes, les idées et les événements effectuaient des aller et retour constants entre les deux villes, à la manière d’un pendule. Ce mouvement synchronique se refléta sur la temporalité et la spatialité singulières de l’exposition elle-même et introduisait de la discontinuité dans l’unité temps-espace-action ordinaire et habituelle de toute exposition.

4 Couvrant 163 jours depuis son inauguration officielle, d’abord à Athènes, le 8 avril 2017, puis à Cassel, le 10 juin, jusqu’à sa clôture à Athènes, le 17 juillet et à Cassel le 17 septembre, le projet a donc été conçu comme un continuum d’aller et retour temporels, spatiaux et corporels. Empruntée au compositeur grec Jani Christou2, la notion de continuum désigne dans son travail une partition performative qui consiste dans le déroulement d’une série d’actions sans scenario préétabli. Mutatis mutandis, l’exposition a été composée comme une partition dont les participants agissaient à des moments, dans des espaces et à travers des formats différents.

5 L’idée d’articuler, de manière pertinente, via des formats différents, des questions théoriques sur l’exposition et l’intention d’être accessible à un public large a été consciemment poursuivie dès la phase de préparation, en rejoignant d’autres facettes de la recherche curatoriale. Avec Keimena (qui en grec signifie « textes » mais aussi « ceux qui se trouvent à »), programme hebdomadaire de documentaires et de films expérimentaux de la documenta 14, réalisé en collaboration avec ERT2, la chaîne de télévision publique, par exemple, nous nous sommes infiltrés chez les spectateurs, de décembre 2016 à septembre 2017. La documenta est également devenue rédactrice en chef du magazine grec bisannuel South as a State of Mind, fondé en 2012 à Athènes, pour quatre numéros, entre avril 2015 et septembre 2017, période pendant laquelle les artistes, les autres participants et l’équipe de la documenta 14 ont eu l’occasion d’élaborer à partir des discours concurrents et de nourrir le processus créatif.

6 Au mois de mars 2016, dans le complexe emblématique de l’École polytechnique (Polytechnion), le lieu où naissait, en novembre 1973, la révolte contre la junte grecque (1967-1974), Continuum était lancé. Nous avons alors invité un premier groupe d’une cinquantaine d’artistes à Athènes afin qu’ils connaissent et s’inspirent de la ville, mais aussi pour leur présenter le projet et l’équipe de la documenta 14. Pendant deux semaines d’une densité et d’une richesse extraordinaires, les artistes et l’équipe se sont donné rendez-vous quotidiennement dans la salle Prevelakis de l’École des beaux-arts, devenue pour la circonstance un espace de rencontre, de réflexion et d’échange, à la fois studio d’artiste et laboratoire à caractère semi-public. Cet espace, ouvert aux étudiants et aux professeurs de l’École, offrait l’occasion de suivre, avec l’équipe, le travail en cours et la progression des projets sur le vif, dès l’origine, faisant de Continuum un noyau décisif pour l’élaboration des relations à venir et des collaborations exceptionnelles qui se formaient entre les acteurs, et pour le développement du projet, en tous points.

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7 Quelques mois plus tard, en septembre 2016, le Programme public de la documenta 14 fut inauguré au Parko Eleftherias. Occupé par la police militaire pendant la période de la junte grecque, transformé en un centre culturel et devenu le site du musée de la Résistance antidictatoriale, cet espace historiquement et politiquement chargé a accueilli les 34 exercices de liberté, soit dix jours d’investigation à partir des concepts foucaldiens, puis, pendant presque une année, le siège du Parlement des Corps. Mus par l’aspiration de créer un espace public critique qui puisse être le lieu d’un dialogue avec la ville et la communauté athénienne, des artistes, des philosophes, des historiens, des performeurs, des activistes ont été invités à former, avec le public, un parlement polyphonique et singulier. Suscitant des réactions dynamiques auprès des Athéniens, entre expressions d’enthousiasme et critiques, le Parlement des Corps est parvenu à produire un discours intense. Outre un programme polyvalent de conférences, de séminaires et de performances, ce Parlement a fonctionné aussi comme un lieu de rencontre et discussion pour des groupes qui s’auto-organisaient et soutenaient leurs propres pratiques à travers les Open Form Societies qui tentent, encore aujourd’hui, d’inventer de multiples formes de poursuite et d’engagement possibles.

8 La notion de public , dans ses acceptions diverses, joua un rôle crucial dans notre décision de collaborer, dès l’origine du projet, avec des institutions publiques de la capitale grecque – une décision relativement complexe étant donnée la situation très particulière du secteur public en Grèce, qui souffre depuis longtemps de manques de financement et des déficiences structurelles et administratives qui s’ensuivent. En même temps, ces déficiences incarnaient un défi et représentaient pour nous le pari de travailler dans un pays endetté pendant une période de capitalisme avancé où le secteur public lutte pour exister.

9 Le caractère institutionnel et public de nos partenaires étant une prémisse essentielle, leur histoire, leur mission et leur portée dans le contexte grec ont constitué également des facteurs décisifs formant le champ à partir duquel élaborer les articulations des espaces et des lignes de recherche de cette édition de la documenta.

10 L’École nationale des beaux-arts, l’un des lieux principaux de l’exposition et notre premier partenaire, exemplaire dans la mise en place des collaborations protéiformes que la manifestation a suscitées, est devenue, par exemple, le terrain d’exploration de méthodologies éducatives expérimentales. L’annexe de l’École à Polytechnio devint, à partir de l’inauguration de Continuum, un espace de travail ; an-education (le programme éducatif de la documenta 14) a organisé, en partenariat avec l’École, une série des sessions lors desquelles les artistes de la manifestation ont été invités à travailler avec les étudiants sur différents médiums.

11 À cet égard, la collaboration avec le Musée national d’art contemporain (EMST) constitue une affirmation et un geste primordiaux. La pertinence d’une telle collaboration peut sembler évidente mais, en l’occurrence, elle est née aussi de la volonté d’activer une discussion autour du musée et d’ouvrir les questions que sa situation entraîne à l’échelle nationale et internationale. En même temps, il s’agissait de faire de ce lieu un prisme d’où réfléchir sur la valeur de bien public – dans ce cas une institution et une collection publiques privées de ceux auxquels elles appartiennent. Fondé en 2000 et ayant opéré hors-les-murs pendant la longue rénovation de l’ancienne brasserie FIX, ce bâtiment-phare du modernisme grec, conçu par Takis Zenetos en 1957, est finalement devenu le site du musée en 2014. Une période mouvementée a suivi, pendant laquelle son ouverture déjà longtemps anticipée a été constamment reportée.

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L’EMST a incarné l’un des espaces centraux de la documenta 14 à Athènes, soulignant ainsi l’ouverture de la totalité du musée pour la première fois. Parallèlement, la collection de l’EMST a été exposée à Cassel – et en dehors de la Grèce – pour la première fois, dans l’espace central traditionnel de la documenta : le Fridericianum. Cet échange était destiné à déstabiliser des idées reçues partagées à propos du rôle de ces deux institutions : d’une part, une institution étrangère a réalisé ce que l’État grec semblait ne pas pouvoir accomplir, d’autre part, l’espace auquel la documenta s’était identifiée pendant des décennies a été occupé par la collection nationale grecque d’art contemporain. Cet échange soulevait les questions de la collection, du musée et de l’exposition globale tels qu’on les connaît et aspirait à renouveler les réponses possibles, voire à conduire à des transformations institutionnelles.

12 Les « prêts » et les « anti-prêts » concédés entre la Grèce et l’Ouest européen, à partir du XIXe siècle et surtout de la période romantique, ont contribué à dessiner l’articulation de l’exposition d’Athènes. Or, le néoclassicisme dominant en Allemagne, importé en Grèce par les architectes allemands qui ont participé à la reconstruction de la capitale pendant les années de fondation de l’État grec, a réintroduit en Grèce son propre passé, idéalisé par le regard romantique. En contrepoint, le modernisme grec idiosyncratique, corolaire du dialogue de la Grèce avec l’Europe de l’Ouest, a introduit dans la ville, au cours des premières décennies du XXe siècle, des idées novatrices, contribuant ainsi à déterminer son caractère. Le rôle décisif de ces échanges dans la formation de l’identité de la Grèce moderne nous a conduit à établir des associations entre des points architecturaux, des événements, des personnalités visionnaires et les projets de certains artistes de la documenta 14. Ainsi, le Polytechnio, chef-d’œuvre de l’architecture néoclassique, site de l’École d’architecture et siège du quatrième CIAM (1933) ayant conduit à la rédaction de la Charte d’Athènes, le fameux manifeste des valeurs modernistes, a pu rencontrer Dimitris Pikionis, professeur et architecte, pionnier d’un paradigme architectural exceptionnel qui a amalgamé les idéaux du mouvement moderniste avec la tradition grecque. Les œuvres installées sur le sentier qui entoure l’Acropole et dans le pavillon où il aboutit, dessinées par Pikionis (Pikionis Paths et Pavilion), proposent des relectures du lieu et y élaborent de nouvelles affinités. Suivant la même idée, les ateliers de Yannis Tsarouchis et de Nikos Hadjikyriakos- Ghika, par exemple, artistes importants mais aussi figures centrales pour la vie intellectuelle grecque, comme les collections et archives singulières de personnalités telles que Antonis Benakis et Joannes Gennadius ont été intégrés à l’exposition afin d’éclairer des moments de l’histoire grecque en se tenant à distance du récit national dominant. Ainsi, à travers des lieux, des histoires et des projets qui s’entrecroisent, l’exposition dessinait une carte conceptuelle de la ville et proposait aux visiteurs de se frayer des parcours déroutants et d’esquisser des interprétations inattendues.

13 À l’image d’une pièce musicale polytonale et polyphonique, formant un continuum qui faisait une place à des moments d’improvisation ou de dissonance, la documenta 14 s’est construite à travers des aller et retour entre Athènes et Cassel, entre le passé et le présent, entre sa situation européenne et le monde. La conception fragmentaire du temps et de l’espace qui défiait la cohérence temporelle et spatiale attendue de l’exposition, tout comme sa construction à l’intersection d’une multiplicité d’idées, d’histoires, de formats, de pratiques et de méthodologies reflétaient un monde divisé mais aussi la nécessité d’élaborer des discours complexes et de dialoguer avec une pluralité de voix. En bouleversant les termes de ce que Tony Bennett a désigné par

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« exhibitionary complex3 » (la relation entre les artistes – l’équipe – les spectateurs) il s’agissait pour nous de remettre en question des concepts plutôt réducteurs d’identité, d’appartenance et de propriété.

14 La portée politique de ces déstabilisations s’est manifestée en Grèce et en Allemagne au travers des discours perplexes qui, dans le cas de l’Allemagne, sont restés enfermés dans une rhétorique financière et politique conservatrice, des médias et d’une partie du journalisme d’art international. La réalité et le capital symbolique d’Athènes ont conduit à une réflexion polémique sur des questions politiques actuelles : la complexité et la résistance à la normalisation (Guattari) du « mauvais élève de l’Europe » invitait à une démarche déconstructrice autour des relations entre Nord et Sud, des caractéristiques d’une démocratie en danger et du futur incertain de l’État-nation à une époque marquée par des dualités opaques, des identités fluctuantes et des déplacements violents. S’il faut avouer que la documenta 14 fut exigeante, en ajoutant un second lieu d’exposition, et subversive, en allant jusqu’à travailler contre elle-même à certains égards, il faut aussi souligner que les déplacements qu’elle a pu éveiller nécessitent du temps afin d’être évalués à leur juste valeur.

NOTES

1. Charles Dickens, A Tale of Two Cities, Book the First, chap I. 2. Jani Christou, compositeur et philosophe, fut l’un des pionniers de la musique expérimentale grecque du XXe siècle. Innovateur et érudit, il a incorporé dans sa musique des éléments performatifs issus du théâtre grec antique mais aussi de la philosophie, du mysticisme et de la psychanalyse. En 1968 il a créé Épicycle, une œuvre-phare dans laquelle il a introduit l’idée de continuum ; voir aussi : http://www.documenta14.de/en/artists/16174/jani-christou. 3. Tony Bennet, « The Exhibitionary Complex », dans Quinn Latimer, Adam Szymczyk (dir.), The documenta 14 Reader, Munich / Londres / New York, Prestel Verlag, 2017, p. 353-400 ; Tony Bennet, « Exhibition, Truth, Power: Reconsidering “The Exhibitionary Complex” », dans ibidem , p. 340-352.

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INDEX

Index géographique : Europe, Allemagne, Cassel, Grèce, Athènes Keywords : art market, exhibition, documenta, contemporary art, policy, research, method, economics, capitalism Mots-clés : marché de l’art, exposition, documenta, art contemporain, politique, recherche, méthode, économie, capitalisme Parole chiave : mercato dell’arte, mostra, documenta, arte contemporanea, politica, ricerca, metodo, economia, capitalismo Index chronologique : 2000

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Débats

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Art dégénéré et spoliations des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale Un débat entre Arno Gisinger, Emmanuelle Polack, Juliette Trey et Christoph Zuschlag, conduit par Johann Chapoutot

Arno Gisinger, Emmanuelle Polack, Juliette Trey, Christoph Zuschlag et Johann Chapoutot

NOTE DE L’ÉDITEUR

La contribution de Christoph Zuschlag a été traduite de l’allemand par Bérénice Zunino. Dans ce débat, comme dans le débat suivant, au sujet de la constitution et de la restitution des collections « non-occidentales » (p. 37-70), le comité scientifique de la revue a souhaité aborder la question des restitutions en donnant la parole aux principaux acteurs concernés, historiens aussi bien qu’historiens de l’art, juristes, artistes et conservateurs de musée. La dégénérescence fut une des grandes angoisses de l’Occident raciste et social-darwiniste. Le développement de la médecine et des sciences naturelles, le succès foudroyant de Darwin et la transposition des concepts darwiniens de la nature à la culture, de la faune à l’homme, mais aussi la confrontation avec des mondes extra-européens qui inquiétaient autant qu’ils fascinaient, puis le drame démographique de la (Très) Grande Guerre, amenèrent les grandes nations d’Europe et d’extrême-Europe (États-Unis, Commonwealth) à se tâter le pouls : et si la « race blanche », moins primitive, animale, agressive que d’autres, était vouée à l’extinction ? Et si elle avait fait son temps ? Depuis que les naturalistes européens ramassaient des fossiles, on ne comptait plus les espèces, parfois gigantesques, titanesques même, qui avaient disparu. L’histoire, cimetière des géants – la biologie, arène des forts, tribunal des faibles. Les « peuples primitifs » furent parfois considérés comme une sévère alerte : le noir, presque animal, proche de sa naissance, donc de la nature, tendait un miroir au blanc décadent, efféminé, souffreteux, à ces « pâles esthètes » auxquels Hitler, dans Mein Kampf, dit préférer n’importe quelle brute analphabète, mais vigoureuse et saine.

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La Grande Guerre acheva de faire paniquer les Occidentaux : la saignée démographique était un désastre quantitatif, mais aussi qualitatif – les meilleurs s’étant portés en première ligne, seuls restaient les plus faibles, les ratés, les tarés, les médiocres. Dans les années 1920, la « dégénérescence » fut à nouveau, et plus que jamais, à l’ordre du jour – médical, eugéniste, politique. Les nazis n’inventèrent ni le mot, ni la chose, mais ils surent faire de la dégénérescence un épouvantail et de la régénérescence un programme. Tout, à leurs yeux, faisait signe vers la submersion des bons et des sains par les mauvais et les malades. Les symptômes de la dégénérescence biologique de l’Allemagne étaient partout : baisse de la natalité, soin accru aux malades par une politique sociale et sanitaire absurde, homosexualité et onanisme croissants, mélanges raciaux en hausse, perte de l’instinct racial, etc. Le symptôme le plus spectaculaire – et le plus pédagogique – était l’art dégénéré. Dégénéré et ent-artet veulent dire exactement la même chose : l’individu ou l’art dégénéré est l’individu ou l’œuvre déchu(e) de sa race, éloigné de sa biologie, étranger au sang et à l’instinct le plus sain de la race. L’art dégénéré nous donne à voir des réalités absurdes et inquiétantes, produites par un cerveau malade. C’est un art d’aliéné qui montre le monde tel qu’un malade (biologie épuisée ou mélangée) le voit. Dès lors, comme l’a très bien montré Éric Michaud1, il doit être écarté, non seulement comme symptôme mais également comme foyer d’infection. Produit en spectacle et dument encadré et commenté, il peut servir à l’édification populaire, à cette Volksaufklärung dont Joseph Goebbels est le ministre. Une fois cette tâche remplie, il peut être détruit. Il le fut en partie, certes, mais il fut plus majoritairement et plus sûrement revendu par un Reich en quête de devises. Les nazis ont été en effet des prédateurs comme rarement l’histoire en a connus. Leur économie tout entière a reposé, dès 1933, sur la spoliation interne des citoyens allemands exclus de la cité, qu’ils aient été incarcérés ou poussés à l’exil, et sur les perspectives de prédations externes, sur les dépouilles opimes d’une guerre à venir. Du blé ukrainien au lait danois, en passant par les wagons de la SNCF ou les ampoules, les fils de cuivre et les étagères saisis dans les appartements des Juifs français privés de leurs logements, les nazis raflaient tout, afin que les Allemands ne manquent de rien et que la mauvaise idée de se révolter contre le pouvoir en place ne les reprenne pas comme aux temps honnis de 1917-1918. Dans cette économie de la rapine généralisée, les œuvres d’art revêtaient une importance particulière, en raison de leur valence esthétique et testimoniale (en ce qu’elles témoignaient du génie de la race nordique) ou de leur valeur marchande. Les premières étaient volées pour la jouissance particulière d’un Goering, dont les sicaires tentaient de prendre de vitesse les Kommandos spéciaux de Rosenberg, pour le parti (l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg), d’Himmler pour la SS et l’Ahnenerbe, et d’Hitler pour ses collections personnelles et pour ce fameux musée qu’il offrirait à son peuple, à Linz. Les secondes, après avoir été clouées au pilori d’expositions infamantes, terminaient sur un marché parallèle qui devait rapporter de fraîches devises à un Reich qui en manquait tant. Pour explorer les différents enjeux liés à une étude et à une réflexion sur l’art dégénéré et la spoliation, la revue Perspective a réuni plusieurs experts de la question, dont les compétences ressortissent à des domaines et à des spécialités différents. Emmanuelle Polack est historienne de l’art, co-éditrice des carnets de Rose Valland, elle est une spécialiste reconnue des activités de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, l’une des multiples agences qui, comme nous venons de le voir, et en concurrence avec l’Ahnenerbe de la SS et les services personnels d’Hermann Goering, sillonnaient l’Europe à la recherche de proies patrimoniales. Christoph Zuschlag est professeur d’histoire de l’art à l’Universität Koblenz-Landau, spécialisé depuis quelques années en Provenienzforschung, en étude sur la provenance des œuvres. Depuis avril 2018, il occupe la chaire Alfried Krupp von Bohlen und Halbach-Professur für Kunstgeschichte der Moderne und der Gegenwart (19.-21. Jh.), avec un accent sur la recherche de provenance / l’histoire des

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collections, à l’institut d’Histoire de l’art de l’Universität Bonn. Arno Gisinger est artiste. Maître de conférences à l’université Paris 8, il travaille volontiers sur le document et la trace, archivistique ou objectale, de l’histoire. Il a consacré une partie de son travail aux objets spoliés. Juliette Trey, enfin, est conservatrice au département des Arts graphiques du musée du Louvre, en charge des dessins français et italiens du XVIIIe siècle. Elle fait partie du groupe de travail sur la provenance des œuvres récupérées après la Seconde Guerre mondiale (MNR). Ces éclairages multiples, de l’histoire à la pratique de l’art, de la conservation à l’appréhension juridique des objets, nous permettent de mieux cerner une question qui peut, aujourd’hui, sembler anecdotique ou absurde – celle d’un art considéré comme dégénéré et condamné à l’invisibilité, dont le sort fut si emblématique de la vision du monde et des pratiques nazies. [Johann Chapoutot] Johann Chapoutot. En quoi consiste l’épuration de l’art allemand ? Quels sont les critères des nazis pour qualifier une œuvre de « dégénérée » ? Emmanuelle Polack. En Allemagne, les attaques contre l’art moderne furent initiées bien avant l’accession d’ au pouvoir. La crise socio-économique des années 1930, le chômage croissant et la montée du nazisme catalysèrent les charges contre la vie culturelle initiée sous la république de Weimar, en général, et les foyers avant-gardistes, en particulier. Les propositions d’un art subjectif, dont la force créatrice rejetait les canons académiques et s’émancipait dans l’éclatement des formes, la puissance des couleurs, la liberté des thèmes abordés, l’audace des représentations, ne pouvaient qu’effrayer les tenants d’un retour au classicisme des formes. Paul Schultze-Naumburg (1869-1949), architecte allemand, futur responsable des revues d’art du IIIe Reich, publiait en 1928 L’Art et la race, un mélange de thèses eugénistes et artistiques, dont le propos relevait d’une farouche opposition entre l’influence du cosmopolitisme dans l’art moderne et le « génie nordique ». Resté célèbre parmi les écrits de l’histoire de l’art allemande de cette période, Schultze- Naumburg y met en scène un montage de reproductions d’œuvres d’art issues des courants artistiques novateurs et de photographies de personnes atteintes de difformités physiques. L’auteur, par ce parallèle, frappait les esprits, tout en dénonçant ce qu’il considérait comme le résultat d’un modernisme international et d’une surreprésentation des artistes juifs, soufflant un esprit « dégénéré » sur la communauté allemande. En ce sens, le 30 juin 1937, Adolf Ziegler (1892-1959), l’artiste-peintre préféré d’Adolf Hitler, président de la chambre des Beaux-Arts du Reich, obtint, par l’intermédiaire de Joseph Goebbels, la mission de s’emparer de toutes les œuvres d’art jugées « décadentes » des collections nationales ou privées pour les faire figurer dans une exposition intitulée Entartete Kunst, inaugurée le 19 juillet 1937 à Munich. Ainsi plusieurs milliers de peintures, sculptures, dessins et estampes furent-ils confisqués dans les musées allemands sous le IIIe Reich. Les plus forts prélèvements ont été opérés au Folkwang-Museum d’Essen, à la Kunsthalle de Hambourg, dans les collections de la ville de Düsseldorf, au Kupferstichkabinett de , aux musées d’Erfurt, aux musées de Francfort, à la Kunsthalle de Mannheim, au Schlesisches Museum de Breslau, à la Galerie nationale de Berlin, à la Städtischen Bildergalerie de Wuppertal-Elberfeld, aux Staatliche Kunstsammlungen de Weimar, à la Staatliche Galerie de Stuttgart, au musée municipal et au Kupferstischkabinett de Dresde, au Städtischen Kunstssammlungen de Chemnitz, au musée Wallraf-Richartz de Cologne, au Landesmuseum d’Hanovre, et au Kunstgewerbemuseum de Hambourg. Entre les

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mois d’août et d’octobre 1937, tous les musées allemands furent épurés de leurs collections d’art moderne. Christoph Zuschlag. La notion d’« art dégénéré » fut l’arme de propagande principale utilisée par les nazis pour mener leur combat contre l’art moderne. Elle désigne tant les nombreuses réquisitions d’œuvres d’art dans les musées allemands en 1937 que les deux expositions itinérantes présentées de 1933 à 1937 (conçue à Dresde) et de 1937 à 1941 (élaborée à Munich)2. Le combat contre l’art moderne faisait partie intégrante d’une politique artistique dont le seul objectif visait à propager l’idéologie nazie et à construire des images de l’ennemi. La première vague de réquisitions eut lieu peu de temps avant l’inauguration de l’exposition Art dégénéré sous les arcades du Hofgarten à Munich le 19 juillet 1937. Adolf Ziegler avait reçu, comme l’a mentionné Emmanuelle Polack, un décret du ministre de la Propagande, Joseph Goebbels, qui l’autorisait à « sélectionner et confisquer les œuvres – tableaux et sculptures créés à partir de 1910 – appartenant au Reich, aux régions et aux communes, et symptomatiques du déclin de l’art allemand, en vue de les présenter dans le cadre d’une exposition ». Ce fut une initiative sans précédent, d’une ampleur qui dépasse l’entendement. Ce décret représentait une atteinte grave aux droits des régions et des communes, et en particulier aux prérogatives du ministre de l’Éducation Bernhard Rust, dont dépendaient les musées. Cette réorganisation est, dès lors, révélatrice de la rivalité et de la lutte de pouvoir que se livraient les deux ministres, Goebbels et Rust, en vue d’avoir la main sur la politique artistique. Conformément au décret de Goebbels, Ziegler ordonna la réquisition de centaines d’œuvres d’art qu’il fit transporter à Munich pour les présenter dans le cadre de l’exposition diffamatoire. Cette première réquisition fut bientôt suivie par une seconde, bien plus conséquente. Si la première opération, réalisée à la hâte, s’était réduite à un passage en revue des collections en vue de sélectionner des pièces pour l’exposition de Munich, la seconde opération avait pour objectif la liquidation totale et systématique de l’art moderne. Au total, près de 21 000 œuvres d’art furent saisies par plusieurs commissions dans 101 musées. Un tiers d’entre elles était des tableaux, des sculptures, des aquarelles et des dessins, tandis que les gravures représentaient les deux autres tiers. Il n’existait aucun critère clair et explicite qui aurait permis de définir ce que l’on entendait par « dégénéré ». Loin de reposer sur un fondement philosophique ou artistique, ce qualificatif correspondait à une invention propagandiste confuse. L’expression diffamatoire d’« art judéo-bolchevique » forgée par les nazis et employée comme synonyme d’« art dégénéré » et d’« art en déclin » corrobore cette analyse. Tous ces termes étant flous et per se indéfinissables, ils pouvaient être projetés sur les productions de l’art moderne dans son intégralité, sans distinction de ses différentes facettes, qui recouvraient pourtant des courants esthétiques foncièrement différents. Parmi les œuvres réquisitionnées, on dénombrait des pièces de l’impressionnisme allemand, et plus encore de l’expressionisme allemand, mais aussi du dadaïsme et du constructivisme, ainsi que des œuvres d’artistes du Bauhaus et de l’abstraction, en passant par la Nouvelle Objectivité. Les expressionnistes, en particulier ceux du groupe d’artistes dresdois Die Brücke, furent particulièrement touchés. Leur style et leur image expressive et déformée de l’homme étaient inconciliables avec le naturalisme de l’art figuratif exigé par l’État nazi car jugé plus « proche du peuple ».

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Il faut bien comprendre que les commissions travaillaient à un rythme effréné. Lors de la seconde vague de réquisitions, des listes répertoriant les artistes représentés à Munich et des comptes rendus de l’exposition parus dans la presse leur servirent de points de repère, mais leur sélection fut en définitive autant subjective que contradictoire. Ainsi, elles ordonnèrent la saisie d’estampes dans un musée, alors que d’autres tirages des mêmes gravures ne furent ni réclamés ni confisqués. On peut aussi citer un exemple concret dans le domaine de la sculpture : le Portrait de l’actrice Annie Mewes d’Edwin Scharff, datant de 1917, fut saisi le 12 juillet 1937 dans les collections de peintures de l’État de Bavière, tandis que le moulage de la même sculpture en bronze de la Städtische Kunsthalle de Mannheim échappa à la réquisition.

Johann Chapoutot. Le cas du marchand d’art Hildebrand Gurlitt est en soi très instructif, notamment en ce qu’il montre que les nazis avaient besoin d’experts pour désigner les œuvres néfastes à l’esprit de la race. A-t-on connaissance de cas analogues ? Christoph Zuschlag. Je ne sais pas si je qualifierais le cas de Hildebrand Gurlitt d’« en soi très instructif ». Mais vous avez raison : un grand nombre d’experts en art, des artistes autant que des historiens de l’art et des marchands d’art, furent impliqués dans les expositions, la réquisition et surtout l’« exploitation » de « l’art dégénéré », qui débuta en 1938. À propos du rôle de Hildebrand Gurlitt : le 31 mai 1938 fut promulguée la « loi sur la confiscation des produits de l’art dégénéré ». Elle permettait la confiscation sans indemnisation des œuvres d’art réquisitionnées au profit du Reich et chargeait le ministre de la Propagande Joseph Goebbels de son application. L’objectif consistait à légaliser rétroactivement l’épuration des musées de 1937 et à créer une base légale visant l’« exploitation » systématique des œuvres confisquées. La création de la « commission d’exploitation des produits de l’art dégénéré », sous l’égide de Goebbels, marqua le début de cette « exploitation ». Certains membres de cette commission avaient déjà participé aux réquisitions et aux préparatifs de l’exposition Entartete Kunst ; d’autres, dont le marchand d’art Karl Haberstock, étaient novices. La commission d’exploitation travaillait en collaboration avec quatre marchands d’art affectés par le ministère de la Propagande à cette mission en raison de leur expérience internationale en matière de commerce « d’art dégénéré » : Bernhard A. Böhmer (1892-1945), originaire de Güstrow, Karl Buchholz (1901-1992), originaire de Berlin, Hildebrand Gurlitt (1895-1956), de Hamburg, ainsi que Ferdinand Möller (1882-1956), de Berlin. Officiellement, ils n’étaient autorisés qu’à faire du commerce avec l’étranger en échange de devises, mais ils revendaient tous les quatre des œuvres à l’intérieur du Reich. Les principaux acheteurs d’« art dégénéré » étaient des musées et des particuliers domiciliés aux États-Unis, en Suisse, au Danemark, en Hollande, en Belgique, en Angleterre et en Norvège. Hildebrand Gurlitt était également impliqué dans le commerce d’œuvres d’arts spoliées. Emmanuelle Polack. Les considérations idéologiques furent sacrifiées sur l’autel de l’effort de guerre ; les membres du parti nazi n’hésitèrent pas à mettre de côté leurs convictions idéologiques pour obtenir une manne disponible pour l’économie du Reich. À ce titre, les œuvres réprouvées parvinrent, tout d’abord, sur le marché de l’art allemand, avant qu’elles ne soient proposées sur la scène internationale. Pour ce faire, toutes traces d’appartenance aux musées furent effacées, un catalogue de six volumes fut établi par un juriste et historien de l’art nommé par le ministère de la Propagande : Rolf Hetsch (1903-1946).

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Le 13 janvier 1938, Joseph Goebbels se rendit avec Adolf Hitler dans un ancien grenier à blé sur la Köpenicker Strasse, à Berlin, où s’entassaient 12 890 œuvres3 confisquées des collections allemandes et dont le sort fut, à cette occasion, définitivement scellé. Comme l’a déjà mentionné Christoph Zuschlag, en mai 1938, une Kommission zur Verwertung der Produkte entarteter Kunst instituée à l’initiative de Goebbels, placée sous la présidence de l’historien de l’art Franz Hofmann (1888-?), fut en charge de la vente des produits de l’« art dégénéré ». Elle était composée de marchands d’art, tels que Karl Haberstock (1878-1956), Heinrich Hoffmann (1885-1957), Carl Meder, Robert Scholtz (1902-1981), Hans Schweitzer (1901-1980), Max Taeuber et Adolf Ziegler (1892-1959). Ce qui fut jugé sans valeur selon les critères de Franz Hofmann, soit 1 004 peintures et tableaux, 3 825 aquarelles, dessins, etc. fut brûlé dans la cour des pompiers à Berlin le 20 mars 1939 – un autodafé dont la symbolique participait de la politique de dévalorisation de l’art moderne. Dans le même temps, sous l’autorité de Rolf Hetsch, s’ouvrait une salle de vente au château de Schönhausen (Niederschönhausen), près de Berlin, pour écouler une partie du stock exploitable du dépôt de la Köpenicker Strasse. Quatre marchands d’art furent appelés en renfort pour mener à bien des négociations à l’étranger : tous partageant un goût prononcé pour les œuvres des avant-gardes allemandes, ils n’hésitèrent en aucune façon à garder par devers eux des œuvres destinées à l’importation. Ainsi, parmi les 1 258 œuvres retrouvées à Munich dans la collection de Cornelius Gurlitt (1932-2014), fils de Hildebrand, près de 300 pourraient avoir transité par l’exposition Entartete Kunst de 1937 et, en amont, par le dépôt de la Köpenicker Strasse.

Johann Chapoutot. Parallèlement à l’épuration des musées, la spoliation artistique a consisté à priver les propriétaires légitimes de leur patrimoine. Étaient-ce les mêmes personnes qui furent chargées de faire le tri dans les collections publiques et dans les collections privées ? Qu’ont-elles saisi majoritairement ? Quelle est la proportion d’œuvres détruites, revendues ? Christoph Zuschlag. Sur ce point, il est nécessaire de faire la distinction entre deux types d‘œuvres d’art : comme je viens de l’expliquer, la campagne contre ce que les nazis appelaient l’« art dégénéré » concernait les œuvres d’art moderne issues des fonds des musées allemands. Les collections privées n’étaient pas touchées et il n’était d‘ailleurs pas interdit de posséder des œuvres d’« art dégénéré ». Il en allait autrement de l’art spolié. L’art spolié, plus précisément l’art spolié par les nazis (NS- Kunstraub), désigne autant les œuvres d’art de toutes les époques que les biens culturels de toute sorte (dont des objets de la vie quotidienne, comme l’argent et le mobilier) qui furent « soustraits » à leur propriétaire – l’ayant-droit étant un particulier – durant la période nazie « à la suite de persécutions nazies ». Les victimes de spoliations étaient majoritairement des Juifs qui furent contraints de vendre leurs biens par le régime ou qui furent expropriés par l’État dans le cadre du processus d’« aryanisation ». Ces mesures s’inscrivent dans le contexte de la persécution des Juifs perpétrée par l’État nazi pour des motifs raciaux qui débuta peu de temps après l’arrivée de Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933. Après la promulgation des Lois de Nuremberg au Congrès du NSDAP le 15 septembre 1935, la persécution des Juifs s’amplifia, ceux-ci furent démis de leurs droits avant d’être assassinés par millions dans les camps d’extermination durant toute la Seconde Guerre mondiale. Au cours de ce processus, l’État accéléra leur émigration jusqu’en 1941 en développant parallèlement un système perfide en vue de s’approprier le patrimoine des Juifs désireux de s’exiler. Jusqu’en 1941 il existait à Berlin une institution appelée « Office pour la Palestine » qui permettait à des groupes sionistes d’organiser, sous l’égide de

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l’Agence juive pour la Palestine, l’immigration de Juifs allemands vers la Palestine. En 1941 les nazis changèrent de politique et optèrent pour la « Solution finale » : on entama la construction de camps de concentration, comme Auschwitz, afin d’y déporter systématiquement les Juifs de toute l’Europe ; la Shoah débuta en 1942. Qu’entend-on en fin de compte, concrètement, par « soustraction d’œuvres d’art à la suite de persécutions nazies » ? Arrêtons-nous un instant sur la « taxe d’émigration » pour mieux comprendre ce phénomène. Cet impôt n’était pas une invention nazie, au contraire : il fut introduit dès le 8 décembre 1931, à la fin de la république de Weimar, par le gouvernement bénéficiant d’une légitimité démocratique, en réaction à la crise économique mondiale. Les résidents désireux de quitter le territoire, détenteurs d’un patrimoine de plus de 200 000 Reichsmarks, devaient céder 25 % de leur fortune à l’État. Cette mesure visait à dissuader les citoyens allemands de partir à l’étranger et à enrayer la fuite des capitaux. Les nazis firent de cet impôt un instrument qui rendit possible la saisie systématique du patrimoine des Juifs sur le point d’émigrer. Mais une fois qu’ils s’étaient acquittés de cette « taxe d’émigration », les émigrants juifs ne pouvaient s’exiler avec le reste de leur patrimoine. Leurs avoirs bancaires et mobiliers étaient déposés sur des comptes bloqués qui ne pouvaient être transférés à l’étranger qu’en contrepartie d’un acompte élevé. Dans l’urgence causée par les persécutions, nombre de familles juives furent contraintes de se séparer de tous leurs biens, écoulés lors de « ventes aux enchères de biens juifs ». Les œuvres d’art et autres objets revendus de la sorte relèvent de la spoliation. Il faut aussi évoquer le « décret sur l’utilisation des biens juifs » du 3 décembre 1938 qui accéléra l’« aryanisation » des biens patrimoniaux juifs, y compris les objets d’art de toute sorte. Les collections d’art qui étaient encore aux mains de propriétaires juifs furent systématiquement saisies et « exploitées ». L’instance chargée de cette mission n’était pas une commission (comme c’était le cas pour la confiscation des œuvres d’« art dégénéré »), mais la plupart du temps la Geheime Staatspolizei (Gestapo), très crainte par la population. À ce stade, je peux seulement donner des chiffres tangibles concernant l’« art dégénéré ». D’après une étude statistique menée par mon collègue Andreas Hüneke du Centre de recherche sur l’« art dégénéré » de la Freie Universität de Berlin, sur les 21 000 œuvres d’art saisies, 46 % ont été vendues ou échangées et 33 % détruites. Les 21 % restants correspondaient à des invendus que la commission ne put écouler auprès des marchands d’art, des pièces de l’exposition itinérante d’« art dégénéré », des cas isolés de restitutions à des musées, etc.

Johann Chapoutot. Quelles sont les structures administratives en charge de la spoliation dans le Altreich, puis dans les territoires agrégés en 1938 ? La spoliation devient à partir de 1939 un Kunstraub. Quelles sont les agences en charge de cette spoliation ? Comment la prise en charge physique des œuvres est-elle assurée ? Des historiens de l’art, des techniciens sont-ils impliqués ? Quelles sont les modalités de transport, de stockage et de conservation ? Les compagnies d’assurance allemandes sont-elles partie prenante ? Christoph Zuschlag. C’est la chambre des Beaux-Arts du Reich qui avait la charge de la réquisition et de l’« exploitation » de l’« art dégénéré ». Elle était le seul organe de la chambre de la Culture du Reich à dépendre directement du ministère du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande. Le ministre de la Propagande Joseph Goebbels en personne était à la tête de la « commission d’exploitation des produits

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d’art dégénéré » qui se réunit au total sept fois entre le 25 mai 1938 et le 11 décembre 1941. Quant aux œuvres d’art spoliées, ce sont les différentes autorités financières et les institutions de l’État nazi ainsi que la SS et la Gestapo qui étaient impliquées dans leur réquisition et dans leur traitement. Le même régime fut appliqué à l’Autriche, annexée en mars 1938, où en l’espace de quelques jours les nazis procédèrent à l’épuration de nombreuses collections d’art, entre autres celle de Louis von Rothschild. Sa collection fut dispersée dans plusieurs musées autrichiens et la République d’Autriche resta son propriétaire jusqu’en 1999. Ce n’est qu’après la déclaration de Washington du 3 décembre 1998, qui aboutit à l’adoption d’une loi autrichienne sur la restitution des œuvres d’art confisquées par les nazis, que 224 œuvres d’art furent restituées, en février 1999, aux héritiers de Louis von Rothschild, mort en 1955. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, dans les régions d’Europe occupées par la Wehrmacht, des organisations nazies pillèrent des collections publiques et privées, des châteaux, des archives et des bibliothèques. L’historien américain Jonathan Petropoulos estime le nombre total d‘œuvres d’art spoliées à 600 000 : 200 000 en Allemagne et en Autriche, 100 000 en Europe de l’Ouest et 300 000 en Europe de l’Est. Les instances impliquées dans ces actions étaient des organisations, des institutions et des personnes qui étaient pour une part fortement mises en concurrence les unes contre les autres, parmi elles l’équipe d’intervention du Reichsleiter Rosenberg (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, ou ERR), le bureau Mühlmann (Dienststelle Mühlmann), le Sonderkommando Paulsen de l’Office central de la sécurité du Reich, le bureau militaire allemand de protection de l’art de la Wehrmacht, les experts de la « Mission spéciale de Linz » (Sonderauftrag Linz) et les ambassades d’Allemagne. L’acheminement des œuvres d’« art dégénéré » était assuré par l’entreprise de transport internationale Gustav Knauer dont le siège était situé à Berlin. Cette société avait aussi un bureau à Paris et était également impliquée dans le transport d’œuvres d’art spoliées vers l’Allemagne.

Johann Chapoutot. Arno Gisinger, comment l’art et les images peuvent-ils se saisir de la question des spoliations ? Parallèlement, l’épuration de l’art allemand a consisté à désigner les œuvres néfastes à l’esprit de la race. L’art d’aujourd’hui peut-il rendre compte d’une telle réalité historique ? Arno Gisinger. En effet, ces dernières années plusieurs artistes se sont saisis de la question de la spoliation. Je pense au projet Rose Valland Institute de Maria Eichhorn, présenté en 2017 lors de la dernière documenta à Cassel. La forme singulière de ce travail (une installation et une plate-forme numérique) a permis à un public intéressé par l’art contemporain de découvrir une autre approche d’une thématique fortement médiatisée depuis l’affaire Gurlitt. Par ailleurs, d’autres œuvres, comme par exemple celle de Sammy Baloji sur les pillages coloniaux, ont élargi les discussions autour de la notion de « spoliation ». Avant Maria Eichhorn d’autres artistes avaient déjà travaillé sur la tentative d’épuration de l’art allemand et européen entre 1933 et 1945. Je pense à Raphaël Denis avec La Loi normale des erreurs (2014-2015) ou Vernichtet (2015), à Anna Artaker avec la Rekonstruktion der Rothschild’schen Gemäldesammlung in Wien (2013) ou à Simon Starling et son travail Nachbau (2007) au Museum Folkwang à Essen. Tous ces travaux interrogent le rôle des différents protagonistes du monde de l’art pendant la Seconde Guerre mondiale : artistes, collectionneurs, galeristes,

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marchands d’art, musées, maisons de ventes, etc. Ces œuvres ont en commun de proposer des réflexions artistiques sur la question de l’art face aux fascismes et aux totalitarismes. Mais il faut replacer la question de l’art dans le contexte général de la spoliation des biens juifs en Europe. Même si elles ont une très grande valeur symbolique, les œuvres d’art ne représentent qu’une infime partie de ce vol systématique et à grande échelle. La pièce sonore No One Returns, N° 1 que Laetitia Badaut Haussmann a présentée en 2010 au Palais de Tokyo fait partie des œuvres qui se mesurent à la question de la spoliation au sens large tout en proposant, en même temps, une autoréflexion précise sur l’un des lieux emblématiques de l’art à Paris. La pièce « invisible » faisait écho au passé du bâtiment, dont le sous-sol avait servi pendant la Seconde Guerre mondiale de lieu de stockage pour des centaines de pianos spoliés à des familles juives parisiennes. L’art d’aujourd’hui peut bien sûr contribuer à une meilleure compréhension et à une visibilité majeure des phénomènes historiques. Je dirais même qu’il en a l’obligation : il s’agit tout simplement d’une question vitale de réflexion critique de l’art par l’art. Bien que le modus operandi des artistes soit différent de celui des historiens ou des historiens de l’art, il ne faut pas opposer les pratiques artistiques à celles des sciences humaines. D’un point de vue épistémologique il s’agit de deux façons différentes d’analyser le monde. Bien que leurs approches heuristiques et leurs formes d’expression soient distinctes, les artistes travaillent souvent avec les mêmes « sources » que les historiens, avec des documents photographiques par exemple. C’est d’ailleurs pour cela que nous avions donné le titre « Les Sources au travail » à l’université d’été 2015 de la Bibliothèque Kandinsky, qui portait sur les spoliations d’œuvres d’art par les nazis4. L’idée était justement de décloisonner les approches disciplinaires et de croiser les méthodologies d’analyse pour rendre compte de la complexité et de l’actualité des enjeux d’un tel phénomène.

Johann Chapoutot. De quelles manières la photographie en particulier permet-elle d’interroger l’histoire et comment une œuvre peut-elle rendre compte notamment de l’indissociabilité de l’histoire et de la mémoire, de la mémoire et de l’oubli ? Arno Gisinger. Les inventions de l’histoire moderne et de la photographie s’opèrent au même moment et sont consubstantielles. Selon Siegfried Kracauer, il y a une analogie fondamentale entre historiographie et photographie. Pour lui, la photographie aide à penser l’histoire, et inversement. En effet, l’image photographique a cette formidable capacité de « figurer » un objet tout en faisant sentir son absence physique. Elle reste ancrée dans le réel par l’acte de la prise de vue, mais elle transforme l’objet en une représentation visuelle. Une source qui devient preuve mais qui nécessite interprétation. Nous connaissons également le rôle primordial de la photographie pour la constitution de l’histoire de l’art en tant que discipline. Je pense à Aby Warburg, à Walter Benjamin et bien sûr à la célèbre phrase d’André Malraux dans son Musée imaginaire de 1947 : « L’histoire de l’art depuis cent ans, depuis qu’elle échappe aux spécialistes, est l’histoire de ce qui est photographiable. » Face à un phénomène comme celui de la spoliation d’œuvres, cette phrase résonne doublement, car les documents photographiques tiennent une position centrale autant dans le travail des spoliateurs que dans le travail des historiens. Du point de vue de l’intention de leurs

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auteurs, on peut dire que les images photographiques se retournent souvent contre elles-mêmes. Deux exemples peuvent illustrer cette inversion de l’usage des documents photographiques. Le premier concerne deux images prises au début des années 1940 par le service photographique allemand alors installé au Jeu de Paume, à l’époque lieu de stockage et de transit des œuvres volées en France par les nazis. Dans une pièce à l’accès restreint que Rose Valland avait appelé la « salle des martyrs » étaient stockées environ trois cents œuvres spoliées de tous les grands noms de l’avant-garde européenne de l’époque. Les photographies, initialement prises par les spoliateurs comme de simples photographies d’inventaire, ont servi des années plus tard aux chercheurs pour identifier les tableaux volés. La qualité des négatifs – deux prises de vue à la chambre 20 × 25 qui forment un panorama de la salle – ont permis de retrouver une grande partie des œuvres spoliées. Le deuxième exemple concerne un travail que j’ai eu l’occasion de réaliser sur les collections de la Kunsthalle Mannheim, en Allemagne. En 1933, le musée avait organisé, sous le titre Kulturbolschewistische Bilder, une exposition de dénonciation de sa propre collection d’avant-garde. La même institution avait été « victime », en 1937, de la confiscation d’environ six cents œuvres pour la célèbre exposition Entartete Kunst. Les clichés pris par le photographe du musée à ces occasions ont permis de reconstituer – et de distinguer – les deux phénomènes. Dans le cas des confiscations de 1937, les photographies restent parfois les seuls témoins de tableaux disparus, comme par exemple La Veuve d’Otto Dix de 1925.

Johann Chapoutot. Quel est, outre les collections privées de Goering et le projet de musée de Hitler à Linz, le sort des œuvres spoliées ? Christoph Zuschlag. Le droit de préemption du 18 juin 1938, qui ne s’appliquait à l’origine qu’aux œuvres d’art spoliées en Autriche et en particulier à celles issues de la collection Rothschild, mais qui fut progressivement étendue à tout le Reich allemand et aux régions occupées, en particulier à l’Est, conférait à Hitler le droit de disposer personnellement de l’intégralité de l’art spolié. Les œuvres d’art dont il ne voulait pas s’accaparer pour son projet de musée à Linz devaient être réparties entre les autres musées du Reich après la guerre. Les biens culturels et artistiques spoliés furent entreposés dans des dépôts à l’abri des bombardements, dont deux d’entre eux se trouvaient au Führerbau à Munich et dans l’abbaye désacralisée des Bénédictins de Kremsmünster. En mai 1944, les fonds de Munich et Kremsmünster furent mis à l’abri dans la mine de sel d’Altaussee.

Johann Chapoutot. Quelle est l’attitude des Alliés occidentaux et soviétiques face aux collections d’œuvres spoliées découvertes en 1945 ? Emmanuelle Polack. À Washington, la communauté culturelle américaine fit pression sur le président Franklin Delano Roosevelt, dont on savait par ailleurs qu’il était un grand amateur d’art, pour l’établissement d’une commission gouvernementale chargée de la protection des monuments et des œuvres d’art mis en danger par les ravages de la guerre qui sévissait en Europe. S’il s’agissait certes dans un premier temps de les protéger, la question de leur récupération et de leur restitution fut très vite soulevée. L’American Commission for the Protection and Salvage of Artistic and Historic Monuments in War Areas, plus connue sous le nom de Commission Roberts, fut ainsi créée le 23 juin 1943. L’une de ses réalisations les plus importantes fut la mise en place du programme « Monuments, Fine Arts and

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Archives » (MFAA) et de ses officiers « Beaux-Arts » : les Monuments Men. Désormais rendus célèbres par le film éponyme de George Clooney, leur groupe, constitué d’environ trois cents quarante-cinq femmes et hommes, originaires de treize nations, se déploya dans le sillage du débarquement allié en Normandie sur les lignes de front. Parvenus en Allemagne en avril 1945, soit un mois avant la signature de l’armistice, les Monuments Men découvrirent peu à peu plus de deux mille caches dans des lieux aussi divers que des châteaux, des mines de sel, des caves où était dissimulé un nombre incalculable d’œuvres d’art. Celles-ci, prises en charge sans coup férir, furent rassemblées dans des Collecting Points, à partir desquels il appartenait aux divers comités nationaux de mener des recherches approfondies sur leurs provenances. Si les Alliés occidentaux souhaitèrent rendre assez vite les œuvres confisquées principalement aux familles juives, les Soviétiques leur opposèrent immédiatement une toute autre conception : ils estimèrent que les préjudices occasionnés par l’armée allemande sur leur territoire, endommageant irrémédiablement leur patrimoine culturel, méritaient, à tout le moins, des réparations en nature. Dans la zone d’occupation soviétique en Allemagne et dans les pays d’Europe de l’Est libérés par l’Armée rouge, les restitutions ne furent pas à l’ordre du jour dans l’immédiat après- guerre. Il est intéressant de noter que cette assertion est toujours valable aujourd’hui. Les « Brigades des trophées » de l’Armée rouge, émanation d’un décret promulgué le 21 février 1945 par Joseph Staline en personne, élaborèrent en ce sens un plan de récupération compensatoire. Loin d’être préoccupées par la seule protection des bâtiments, à l’instar des Monuments Men, les Brigades mirent plutôt l’accent sur les précautions dans le maniement des œuvres qu’elles chargèrent dans les camions à destination de la mère patrie. La récupération des œuvres de premier ordre participa de la glorification de l’armée victorieuse en allant sans tarder orner les cimaises des plus grands musées russes. Christoph Zuschlag. Le 8 mai 1945, jour de capitulation de la Wehrmacht, marqua la fin de la Seconde Guerre mondiale déclenchée par l’Allemagne. Dès le 13 mai, des officiers américains en charge de la protection des biens culturels s’emparèrent de la mine de sel d’Altaussee. À partir du 17 juin, les œuvres d’art furent transférées à Munich, au Central Collecting Point qui se trouvait au Führerbau et dans le bâtiment de l’administration du NSDAP. Le Central Collecting Point de Munich était le principal point de collecte d’art spolié par les nazis ; des œuvres d’art en provenance des trois zones d’occupation occidentales y étaient acheminées, référencées. On cherchait à identifier leur provenance et, selon un processus qui s’échelonna jusqu’en 1951, à les restituer, dans la mesure du possible, à leurs propriétaires. Les Soviétiques transférèrent de nombreux biens culturels de leur zone d’occupation vers l’Union Soviétique, ces trophées de guerre étant destinés à être exposés dans un musée des butins de guerre imaginé par Staline. Une grande partie d’entre eux fut restituée à la RDA et à d’autres États membres du Pacte de Varsovie entre 1955 et 1958. Les quelque 200 000 objets d’art qui provenaient initialement d’Allemagne et qui se trouvent aujourd’hui encore en Russie, ainsi que près de deux millions de livres et d’importants fonds d’archives font l’objet de batailles juridiques entre la Russie et l’Allemagne depuis des années. Le célèbre « Trésor de Priam », découvert et sauvé par Heinrich Schliemann à Troie au XIXe siècle, fait partie de ces litiges. Il est exposé dans la collection permanente du musée Pouchkine de Moscou depuis 1996.

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Laissons à présent de côté l’art spolié par les nazis et le « butin artistique » (Beutekunst) pour en revenir à l’« art dégénéré ». Pour ce dernier cas, les revendications de restitutions n’ont aucun fondement juridique parce que la « loi sur la confiscation des produits de l’art dégénéré » du 31 mai 1938 que j’évoquais plus haut ne fut pas abrogée par le Conseil de contrôle allié ni par le pouvoir législatif ouest-allemand après la guerre. Officiellement, elle resta en vigueur jusqu’en 1968 et ne devint caduque qu’après sa non-publication au Journal officiel de la République fédérale d’Allemagne. Par conséquent, d’un point de vue purement juridique, les réquisitions d’« art dégénéré », comme l’a établi le juriste Carl-Heinz Heuer, « ont été perpétrées légalement, si bien que les acquéreurs ultérieurs devinrent aussi les propriétaires légaux de ces œuvres. […] Aussi moralement condamnable que fût la persécution de l’“art dégénéré”, aucune restitution, d’un point de vue purement juridique, ne peut être exigée5. » Ce que l’on sait moins, c’est que l’administration militaire de la zone d’occupation soviétique abrogea unilatéralement, par le décret du 8 octobre 1945, la loi nazie de réquisitions des biens culturels. Sur la base de ce décret, l’Office d’éducation du peuple saisit auprès de la municipalité du Grand Berlin des œuvres d’« art dégénéré », dont les marchands Bernhard A. Böhmer et Ferdinand Möller avaient fait l’acquisition, et les rendit aux musées de la zone d’occupation soviétique en 1949 et au début des années 1950. Hormis les biens artistiques conservés par Böhmer et Möller, je n’ai pas connaissance d’autres applications de ce décret de l’administration militaire soviétique en Allemagne.

Johann Chapoutot. Quelle est la politique des institutions publiques allemandes et françaises face à cet héritage illégitime ? Peut-on dégager des phases de prise de conscience et d’action ? Emmanuelle Polack. Au vu de mes récents travaux, je distingue quatre temps forts dans la politique des institutions françaises face aux nécessaires restitutions des biens juifs, oscillant régulièrement entre volontarisme d’une part et volonté de communiquer d’autre part. Lors de l’immédiat après-guerre, une première phase active consista dans la récupération et la restitution des biens culturels enlevés par l’ennemi ou sous son contrôle au cours de l’Occupation du territoire français, établissant en septembre 1949 le statut des MNR6. Une longue amnésie s’ensuivit, qui se prolongea jusqu’au milieu des années 1990 où un tournant historiographique s’opérait dans un climat propice aux questionnements du rôle du gouvernement de Vichy. Vers la fin des années 1990, une nouvelle phase volontariste, émanation de la mission confiée au grand résistant Jean Mattéoli (1922-2008), correspondait à la définition du corpus des MNR et à sa présentation au public. Or c’est véritablement en mars 2013 qu’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, initia une démarche « proactive » des musées de France, laissant augurer des marges de progrès significatives dans l’engagement de l’État français en faveur des restitutions d’œuvres spoliées suivant les principes de la déclaration de Washington de 19987. C’est aussi en ce sens qu’Audrey Azoulay, ministre de la Culture et de la Communication, réaffirmait, dès février 2016, l’enjeu éthique des restitutions et confiait à David Zivie, conseiller chargé du patrimoine et de l’architecture, une mission sur le traitement des œuvres et des biens culturels ayant fait l’objet de spoliation pendant la Seconde Guerre mondiale. Le rapport dressait un état des lieux de la gestion des biens culturels spoliés présents dans les institutions culturelles. Il fut remis à Françoise Nyssen, ministre de la Culture, en mars 2018, pour mettre en place rapidement des solutions déontologiques et nécessaires.

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Christoph Zuschlag. L’historien Constantin Goschler qui enseigne à Bochum distingue deux phases de restitution des biens juifs dans l’histoire ouest-allemande d’après-guerre. Il a écrit en 2008 : « Une première phase commença peu de temps après 1945 et se poursuivit jusque dans les années 1960. […] Elle concernait surtout les maisons, les terrains et les entreprises, en un mot tous les biens patrimoniaux qui étaient passés aux mains d’Allemands non-juifs au cours du processus d’“aryanisation”. […] Une seconde phase débuta en 1990 lors de l’unification des deux États allemands et perdure jusqu’à aujourd’hui. Si les premières mesures visaient à compenser l’absence de politique de restitution en Allemagne de l’Est en y appliquant les principes des lois de restitutions ouest-allemandes, de nouvelles revendications relatives à la restitution d’œuvres d’art aux héritiers des anciens propriétaires juifs se firent entendre plus récemment8. » La déclaration de Washington du 3 décembre 1998, par laquelle la communauté internationale adopta des principes concernant la restitution du patrimoine confisqué à l’époque nazie, a permis une avancée conséquente. Les quarante-quatre États signataires, dont la République fédérale d’Allemagne, se sont engagés à recenser dans les musées, les bibliothèques et les archives les biens culturels « soustraits à la suite de persécutions nazies », autrement dit volés, à en identifier les propriétaires légaux ou ayants-droit et à parvenir avec eux à une solution juste et équitable. Une restitution des biens peut être l’une des solutions envisagées. Cette déclaration correspond à un engagement moral librement consenti et n’a pas de caractère juridique contraignant ; elle ne s’applique, de surcroit, qu’aux institutions publiques à l’exclusion des collections privées et du commerce d’objets d’art. En décembre 1999, l’État fédéral allemand, les Länder et les confédérations communales ont signé une déclaration commune concernant les institutions publiques en Allemagne, dans laquelle ils se sont engagés à recenser et restituer les « biens culturels soustraits à la suite de persécutions nazies, en particulier ceux dont les propriétaires sont juifs ». Fondé en 2008 et rattaché à l’Institut de recherche muséale des Staatliche Museen zu Berlin – Stiftung Preußischer Kulturbesitz, le Centre de recherche sur la provenance des œuvres d’art et biens culturels était chargé d’allouer des subventions publiques qui visent à faciliter les investigations que les musées, les bibliothèques et les archives doivent mener, à sa demande, dans leurs fonds, afin d’identifier des œuvres d’art susceptibles d’avoir été spoliées. Depuis 2015, c’est le Centre allemand des biens culturels spoliés, situé à Magdebourg, également responsable de la banque de données en ligne Lost Art, qui est le nouveau coordinateur de cette tâche. Force est de constater que les recherches intensives et systématiques sur la provenance des biens culturels qui sont pratiquées en Allemagne depuis de nombreuses années ont permis d’identifier de nombreuses œuvres d’art spoliées et de procéder à des restitutions ou de parvenir à des solutions équitables et justes conformes à la déclaration de Washington. Mais il reste encore beaucoup à faire ! Il sera à l’avenir essentiel de développer la recherche sur la provenance des biens culturels dans les cursus universitaires tout comme dans la formation continue. Depuis peu, on répertorie trois postes de professeurs d’université non-titulaires (Juniorprofessur, ou Tenure Track) dans cette discipline en Allemagne : à Hambourg, à Bonn et à Munich. Par ailleurs, la fondation Alfried Krupp von Bohlen und Halbach a créé deux chaires, l’une en histoire de l’art, spécialisée dans la recherche sur la provenance des œuvres d’art et biens culturels, et l’autre en droit, spécialisée dans la

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juridiction de la protection du patrimoine culturel et artistique. L’un des objectifs est l’ouverture d’un Master croisant ces deux disciplines. Juliette Trey. L’expression d’« héritage illégitime » pour désigner les œuvres issues de la récupération artistique ne me semble pas adaptée dans la mesure où ces œuvres ne font pas partie des collections des musées publics français ; l’État en est seulement le gardien dans le cadre d’un « service public de la conservation et de la restitution », comme l’a récemment souligné le Conseil d’État (30 juillet 2014, arrêt d’assemblée). Il est en effet essentiel de rappeler que les œuvres issues de la récupération artistique, c’est-à-dire envoyées d’Allemagne en France à l’issue de la Seconde Guerre mondiale parce que l’on soupçonnait qu’elles provenaient de France et en étaient arrivées pendant la période de conflit, sont placées sous la responsabilité juridique du ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères qui en confie uniquement la gestion aux musées de France avant que leur situation juridique ne soit clarifiée. Les œuvres issues de la récupération artistique ne sont pas inscrites sur les inventaires des musées et ne doivent pas subir d’intervention de restauration (pour conserver tous les indices que leur état matériel pourrait donner sur leur provenance, notamment les marques ou les étiquettes). Nous devons les exposer autant que possible pour les faire connaître, même si elles ne peuvent pas être prêtées hors de France. Parmi ces œuvres, celles dont on peut établir qu’elles ont été spoliées ont donc vocation à retrouver leur légitime propriétaire. En effet, une partie de ces œuvres ont été spoliées (directement ou indirectement) à leurs propriétaires juifs tandis que d’autres ont été vendues sans pressions et acquises de manière légitime sur le marché de l’art. Une part importante du travail de recherche de provenance consiste à distinguer, parmi les œuvres récupérées en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, celles qui ont été spoliées de celles qui ne l’ont pas été. Si l’on parle d’« héritage » c’est donc plutôt au sens des missions de conservation, de gestion mais également de recherche de provenance qui incombent aujourd’hui encore aux musées qui conservent ces œuvres. À la lumière de ces éléments, il est vrai que les restitutions de l’immédiat après- guerre ont d’abord été mises en œuvre principalement pour répondre aux demandes exprimées par les familles spoliées. Après cette première vague de restitutions, les recherches de provenance ont été poursuivies, notamment par Rose Valland. Emmanuelle Polack a rappelé à juste titre l’importance des années 1990 qui ont ouvert une nouvelle ère pour ces questions de restitution, avec notamment une exposition de ces œuvres en 1997 et la mise en ligne du répertoire des œuvres issues de la récupération, baptisé base Rose Valland9. On ne peut que regretter que les moyens alors mis en œuvre n’aient pas été maintenus. Notons également que la procédure de restitution des œuvres issues de la récupération artistique reposait sur un système de réclamation qui devait nécessairement émaner des propriétaires des biens spoliés ou de leurs ayants-droit. Il a donc fallu attendre la mise en place d’un nouveau groupe de travail en 2013, à l’initiative du ministère de la Culture, groupe de travail élargi fin 2015, dirigé et coordonné par France Legueltel, magistrate honoraire, rapporteur auprès de la Commission d’indemnisation des victimes de spoliation10 (CIVS), pour que le travail de recherche de provenance soit davantage partagé entre les institutions et les musées dépositaires d’œuvres issues de la récupération artistique, dans le cadre d’une démarche volontaire d’identification des propriétaires et de leurs ayants-droit.

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Johann Chapoutot. Juliette Trey, peut-on décrire les différents moyens dont un musée français, et ses conservateurs, disposent pour traiter de ces questions (de la recherche à la restitution) ? Qui est à l’initiative d’une telle recherche ? Et comment procède-t-on pour retracer l’histoire d’une œuvre, écrire l’histoire de sa provenance ? Pourriez-vous décrire votre méthode de travail ? En quoi le cas des œuvres spoliées est-il spécifique du point de vue des éventuels interlocuteurs sollicités, des fonds concernés ou des méthodes engagées ? Juliette Trey. Les conservateurs des musées français participent aux recherches de provenance, en lien avec les membres du groupe de travail sur les provenances des œuvres récupérées après la Seconde Guerre mondiale et plus spécifiquement avec le service des Musées de France. Le processus de restitution en lui-même est géré en revanche directement par le ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères et le service des Musées de France. Les moyens dont nous disposons pour ces recherches de provenance sont les outils classiques : catalogues de vente11, catalogues d’exposition, catalogues raisonnés ou encore répertoire des marques de collection pour les dessins12. Nous consultons également des archives, notamment judiciaires pour les procès-verbaux des ventes publiques ou des inventaires après-décès, notariales pour les testaments. Les archives de marchands peuvent également être utiles. Enfin nous travaillons avec les fonds d’archives de la récupération artistique, conservés au ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, dans lesquels on trouve notamment les listes d’œuvres spoliées et réclamées par leur propriétaire ou leurs ayants-droits après la guerre. L’initiative de la recherche peut avoir de multiples origines : elle peut répondre à la demande d’un ayant-droit ou bien être prise par un conservateur, par exemple, ou au SMF. Chaque recherche est différente. À titre d’exemple, le groupe de travail sur les provenances d’œuvres récupérées après la Seconde Guerre mondiale a recherché en 2016, de manière systématique, les passages en vente des œuvres issues de la récupération artistique. Ce travail a permis de préciser plusieurs historiques, grâce au dépouillement des procès-verbaux des ventes qui donnent le nom des vendeurs et des acheteurs, et même de procéder déjà à des restitutions. Mais une recherche peut aussi avoir comme point de départ une marque de collection ou un numéro au dos d’une œuvre. La spécificité de ces recherches de provenance tient à la complexité de la période de la Seconde Guerre mondiale. L’histoire douloureuse des spoliations nous oblige aussi à être très prudents pour éviter les erreurs et à nous assurer d’avoir un historique complet pour restituer à la bonne personne. Elle nous conduit à travailler avec les dossiers de réclamation ou d’indemnisation dressés après la guerre par les propriétaires ou leurs ayants-droit, conservés aux archives du ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères ou encore avec des archives privées comme des testaments. Par ailleurs, il faut savoir qu’une partie des archives que nous utilisons, en raison de leur caractère privé, est soumise à une interdiction de consultation pour une durée de 75 ans par le code du patrimoine. Depuis 2018, les archives produites en 1942 sont donc librement consultables mais pas celles produites en 1943, accessibles seulement sous dérogation.

Johann Chapoutot. Comment s’articulent la politique des musées ou du musée et vos recherches dans cette perspective, et quelles sont les parts respectives, dans votre travail sur la provenance des œuvres, d’intérêt et de bon vouloir individuel d’une part, et d’application d’axes de travail explicitement définis par le musée d’autre part ?

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Comment concilier, lorsque l’on exerce le métier de conservatrice d’une collection publique française, le principe d’inaliénabilité avec les exigences éthiques et les obligations de la profession ? Juliette Trey. Les recherches de provenance sur les œuvres issues de la récupération artistique sont menées, au musée du Louvre, dans chaque département, par au moins un conservateur référent et membre du groupe de travail sur les provenances d’œuvres récupérées après la Seconde Guerre mondiale. Ces recherches sont soutenues et encouragées par le musée qui les coordonne et engage des moyens nécessaires pour les mettre en œuvre. Ainsi une campagne systématique de photographie des versos, des revers et des marques des œuvres issues de la récupération artistique est menée depuis quelques années. Ces photographies enrichissent la documentation numérique disponible sur la base Rose Valland et permettent d’étudier plus facilement les indices matériels relatifs à la provenance de ces œuvres. Le principe d’inaliénabilité ne s’applique pas aux œuvres issues de la récupération artistique qui ne font pas partie des collections des musées, ceux-ci en ayant seulement la gestion. La question de l’inaliénabilité et des exigences éthiques des conservateurs du patrimoine se pose donc plutôt à l’occasion des acquisitions. Nous sommes ainsi très vigilants en ce qui concerne la provenance des œuvres acquises pour le musée et nous cherchons à nous assurer que ces œuvres n’ont pas fait l’objet d’une spoliation pendant la Seconde Guerre mondiale. La question plus vaste et délicate de l’examen de la provenance de l’ensemble des œuvres entrées au Louvre après 1933 n’a, à ma connaissance, pas été posée et mériterait sans doute de l’être.

Johann Chapoutot. Pourriez-vous nous en dire plus : comment la politique des musées français, et du musée du Louvre en particulier, face à ces questions, en termes de communication et d’information des publics, se matérialise-t-elle ? La provenance des œuvres est-elle mentionnée sur les cartels dans les salles d’exposition ou cette mention est-elle discutée, en projet ? Les recherches sur la provenance sont-elles uniquement documentées dans les dossiers d’œuvres, disponibles à la documentation du musée ? Enfin, le musée du Louvre déploie-t-il une stratégie de communication et/ou d’information spécifique des publics à cet égard ? Juliette Trey. Le musée du Louvre travaille en lien étroit avec le SMF qui gère et met à jour depuis 1997 la base Rose Valland, répertoire en ligne des œuvres issues de la récupération artistique qui présente l’état actuel des connaissances sur l’historique de ces œuvres et leurs photographies (y compris les photos des versos et des marques). Le Louvre cherche aussi à faire mieux connaître ces œuvres au public, notamment en les exposant autant que possible au sein de ses salles. Une partie des œuvres issues de la récupération artistique sont ainsi présentées au sein du parcours permanent, ou bien prêtées à l’occasion d’expositions en France et, suivant une instruction du ministère de la Culture datant du 16 octobre 2016, toujours avec une mention indiquant qu’elles sont issues de la récupération artistique : « Œuvre récupérée à la fin de la Seconde Guerre mondiale : en attente de sa restitution à ses légitimes propriétaires ». Cette mention, qui laisse entendre à tort que toutes les œuvres issues de la récupération artistique auraient été spoliées, devrait faire l’objet d’un réexamen. Depuis la fin de l’année 2017 le Louvre présente un ensemble de tableaux issus de la récupération artistique dans deux salles qui leur sont spécialement dédiées. L’ouverture d’autres salles pour ces tableaux dits MNR est à l’étude. Des dessins et des

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pastels issus de la récupération artistique seront aussi exposés dans un lieu spécifique, par roulement pour des questions de conservation préventive, à partir d’octobre 2018. Le département des Sculptures prépare également un espace dédié de présentation pour la même date. Ces nouveaux espaces témoignent de la volonté du musée du Louvre de faire connaître ces œuvres le plus largement possible. Enfin, les dossiers d’œuvres conservent les éléments relatifs à la provenance de ces œuvres et sont bien entendu librement consultables par les visiteurs dans les services de documentation des différents départements.

Johann Chapoutot. Arno Gisinger, quelle place l’archive a-t-elle dans votre travail ? Arno Gisinger. L’archive, ou plutôt les archives jouent un très grand rôle dans mon travail d’artiste, non pas comme une forme symbolique mais comme un lieu politique, un lieu de pouvoir au sens foucaldien du terme. Puisque la spoliation a été une opération planifiée et organisée de façon pseudo-légale, elle a engendré bon nombre de documents écrits et visuels. Dans deux de mes projets portant sur la spoliation, l’apport des archives a été primordial. Invent arisiert (2000) est un inventaire photographique des biens de Juifs autrichiens spoliés, conservés par le Hofmobiliendepot (Mobilier national) de Vienne. Un inventaire détaillé figurant dans les archives de l’institution m’a permis, en collaboration avec l’historien Herbert Posch, de reconstituer le parcours exact de chaque objet depuis sa spoliation jusqu’en 2000, année à laquelle l’institution a décidé, soixante ans après les événements, de restituer les objets. Certains de ces objets ont disparus depuis leur spoliation et seule l’archive conserve leur trace. J’indique, sur le fond gris d’un espace vide, leur absence, par l’inscription de la dénomination adoptée dans l’inventaire. Les mots se substituent à l’objet et rendent sa perte lisible. Dans Dies ist der Stuhl für den Paten (2001), j’ai travaillé sur la spoliation d’une synagogue en Autriche. Après l’Anschluss de 1938, tous les objets liturgiques de la synagogue de Hohenems avaient été confisqués et revendus. Seule l’archive – une liste précise rédigée lors de la spoliation – me permettait d’en reconstituer le processus. L’unique objet dont j’avais retrouvé une trace visuelle était une double- chaise de circoncision ; sa photographie avait été prise quelques années auparavant par Theodor Harburger, un ethnologue allemand qui s’intéressait aux objets de culte juifs autour du lac de Constance. J’avais temporairement transformé l’espace en une vaste chambre noire, baignée dans une lumière inactinique, contenant un bassin dans lequel flottait un agrandissement de 5 × 5 m de cette image. Une voix énumérait tout simplement les objets « disparus ».

Johann Chapoutot. Comment l’art et les images peuvent-ils se saisir d’un tel héritage ? Dans ce contexte, la notion de réparation vous paraît-elle pertinente ? L’histoire des spoliations nazies, et du traitement juridique de ces spoliations après 1945, peut- elle être riche de leçons pour le sort de collections mises à mal ces dernières décennies (en Irak notamment) ? De quelles manières la question de la spoliation des œuvres d’art par les nazis se distingue-t-elle de celle du pillage des œuvres d’art « non-occidentales » qui peuplent les collections des musées d’art premier en Occident ? Christoph Zuschlag. Nous ne pouvons pas effacer les crimes du régime nazi, mais nous pouvons et nous avons le devoir de répondre de notre héritage historique. C’est pour cette raison que nous avons la responsabilité morale et éthique de dédommager les victimes des persécutions nazies ou leurs descendants. Si les musées veulent se

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montrer dignes de leur mission éducative, ils doivent adopter un comportement exemplaire du point de vue éthique en matière de gestion de leurs collections et assumer en toute honnêteté leur provenance et leur histoire – avec toutes les conséquences que cela implique. Le cas de l’État nazi montre à quelles menaces peuvent être exposés l’art et les biens culturels, même lorsqu’ils appartiennent à l’État. Les persécutions et les expropriations perpétrées pour des raisons de « races » font malheureusement partie de l’histoire de l’humanité au même titre que les guerres et le trafic illicite de biens culturels dévoyés en butin de guerre ou encore leur destruction matérielle, comme l’a perpétré l’État islamique en Syrie et en Irak. Il est bien entendu important de prendre en compte et de différencier les différents contextes. Mais il est également nécessaire de tirer des leçons de l’histoire et de s’assurer, par exemple, que le droit international ou les critères éthiques de l’International Council of Museums (ICOM) répondent encore aux exigences actuelles. On trouve bien des cas de figure différents au cours de la période qui nous occupe, comme il existe une grande diversité de situations selon les différents contextes historiques. On ne peut statuer qu’au cas par cas en enquêtant pour savoir s’il s’agit d’une soustraction frauduleuse d’un bien culturel et, si tel est le cas, en déterminant les circonstances du vol. Quant aux conséquences à tirer de ces résultats, c’est une toute autre question dont il faut débattre en société et dans la sphère politique. Il ne revient pas aux seuls chercheurs d’en décider. En Allemagne, la recherche scientifique sur la provenance des biens culturels restera encore longtemps le principal acteur à mener des recherches autour des œuvres d’art spoliées par les nazis, mais on constate aussi l’apparition de nouveaux débats impliquant à leur tour de nouveaux domaines d’investigations, comme la question des expropriations dans l’ancienne zone d’occupation soviétique et en ex-RDA. La confrontation à l’héritage colonial fait actuellement aussi l’objet de vifs débats (il suffit de penser à la construction du Humboldt Forum à Berlin). La possibilité de restituer des biens culturels dérobés à l’époque coloniale qu’a laissé entrevoir le Président français Macron à Ouagadougou le 28 novembre 2017 pourrait entraîner un changement de paradigme. Dans ce cas aussi, la recherche scientifique sur la provenance des biens culturels doit constituer une base indispensable qui permet d’appréhender la vie de ces objets dans leur contexte historique respectif et de les replacer dans une perspective transnationale et globale. Emmanuelle Polack. La sémantique est essentielle dans le débat qui nous intéresse. Aussi nous faut-il définir l’action de restituer. Une première définition peut nous être donnée par le dictionnaire : restituer c’est rendre ce qui a été pris ou ce qui est possédé indûment. Pour autant, dès janvier 1945, le professeur Émile Terroine (1882-1974), l’un des premiers acteurs impliqué dans le processus de restitution des biens culturels aux familles juives, en livrait une autre interprétation : « la restitution des biens spoliés est une œuvre de justice et d’humanité dont la signification morale et politique dépasse de beaucoup les valeurs matérielles. Elle doit être, aux yeux de la France et du monde, une des grandes manifestations tangibles du rétablissement du droit et de la légalité républicaine13. » En ce sens, la restitution des biens juifs s’entend au sein d’une mission qui, loin de s’attacher à diverses opérations comptables où la valeur numéraire d’une œuvre serait questionnée, se donnerait tous les moyens nécessaires à l’établissement de l’origine de la propriété d’une œuvre ou d’un objet culturel. Et ce afin de réparer un vol légalisé par l’aryanisation

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économique, qu’il soit issu des ordonnances de l’autorité occupante ou bien des lois de Vichy. L’action de restituer doit être entendue alors comme une volonté d’apporter compréhension et empathie aux familles des victimes des persécutions raciales. Ce n’est que si elle est appuyée sur la reconnaissance des exactions perpétrées lors de la Seconde Guerre mondiale que la restitution peut apparaître véritablement réparatrice. Il faut toujours garder à l’esprit que la spoliation des biens et objets culturels juifs s’inscrit dans un continuum qui va de la stigmatisation d’une partie d’une population, à partir de son recensement, en passant par son éradication de l’économie nationale, son pillage, sa spoliation et sa déportation, jusqu’à son extermination, et qu’elle participe en ce sens de l’unicité de la Shoah. C’est seulement si cet esprit de justice et d’humanité prévaut dans la cohérence de ce travail de mémoire que l’expérience de la restitution des biens juifs peut tendre vers l’universalité. Arno Gisinger. Je pense qu’il faut être très précis dans ces questions, justement pour les faire résonner de manière plus générale. À propos de la question spécifique qui nous concerne ici, il faut, comme Christoph Zuschlag le signale à juste titre, distinguer « spoliation » et « Kunstraub ». Il faut aussi faire la distinction entre ce qu’il se passe en Allemagne, en Autriche et dans les différents pays occupés. Le terme « réparation » peut devenir très vite très complexe, car il faut déjà bien identifier – pour reprendre les termes de Raoul Hilberg – les victimes, les persécuteurs et les « témoins » (bystanders) d’un tel processus. En allemand, nous avons le mot Wiedergutmachung, difficilement traduisible. Il signifie d’abord un « dédommagement matériel » mais aussi, au sens psychologique du terme, une sorte de « réparation morale rétroactive ». J’avoue avoir du mal avec cette seconde signification, car pour moi les deux seules façons d’affronter les crimes du passé sont la justice et l’histoire. Au fameux « devoir de mémoire » je préfère toujours un « droit de savoir ». Je ne pense pas que l’art puisse « réparer » quoi que ce soit. Mais il peut complexifier notre vision de l’histoire, nous sensibiliser, nous alerter et nous responsabiliser en tant que regardeurs et citoyens. J’expliquais précédemment qu’il fallait replacer la spoliation des œuvres d’art dans le contexte général de la spoliation. Pour conclure, je dirais qu’il faudrait également la replacer dans le contexte plus large des relations que les œuvres d’art entretiennent avec les lieux géographiques, institutionnels et personnels. En ce sens, la notion de « translocation des œuvres » développée par Bénédicte Savoy me paraît un excellent mode opératoire pour éviter tout communautarisme et eurocentrisme dans la question de la spoliation.

Johann Chapoutot. À ce propos, pensez-vous qu’il y ait des lieux plus propices à l’exposition de travaux sur les spoliations ? Quelle importance le lieu d’exposition a-t-il dans la réception de ce type d’œuvres ? Arno Gisinger. Les différentes strates formelles et institutionnelles d’un lieu d’exposition jouent toujours un rôle fondamental dans la réception des œuvres. Je ne pense pas qu’il y ait un « lieu idéal » pour des travaux sur la spoliation. Par contre, les artistes, les chercheurs et les commissaires d’exposition doivent prendre en compte le contexte matériel et esthétique du lieu de façon précise. J’ai expérimenté ce phénomène de déplacement de la réception avec le travail Invent arisiert déjà cité. À l’origine, je l’avais conçu, réalisé et montré au Mobiliendepot à Vienne. Il y avait une sorte d’unité de lieu – par ailleurs assez troublante pour l’institution même – entre le

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stockage et le prêt de ces meubles depuis 1938, mes prises de vue en 1999 et l’exposition des images en 2000. Le travail s’adressait tout d’abord à un public autrichien directement concerné par cette question. Des années plus tard, j’ai eu l’occasion de montrer le même travail à Lyon, au Centre d’histoire de la résistance et de la déportation, dans un contexte français et dans un lieu destiné à l’histoire. La réception n’était pas du tout la même. En 2014, Invent arisiert a finalement été présenté au Centre Pompidou, en résonance avec d’autres œuvres, dans le cadre du Nouveau Festival, sous le titre Éblouis par l’oubli. Je ne peux pas vous dire lequel des trois lieux était le plus « propice » mais les trois ensembles élargissaient les potentiels champs de réception de façon très surprenante.

ANNEXES

Un programme de l’Institut national d’histoire de l’art

Depuis le début de l’année 2017, l’INHA a lancé le programme « Répertoire des acteurs du marché de l’art en France pendant l’occupation allemande », en partenariat avec la Technische Universität de Berlin et en coopération avec le Deutsches Zentrum Kulturgutverluste de Magdebourg. Ce programme vise à étudier et à répertorier l’ensemble des acteurs (marchands d’art, galeristes, courtiers, experts, antiquaires, commissaires-priseurs, transporteurs, photographes, historiens de l’art, personnel des musées, artistes, collectionneurs, amateurs, victimes, intermédiaires en tout genre...) qui ont été partie prenante des échanges artistiques et commerciaux entre la France et l’Allemagne entre 1940 et 1945. Il veut documenter et reconstituer, de la manière la plus rigoureuse et la plus objective, les parcours des hommes et des œuvres, et mettre en évidence les circulations et les réseaux. Ce répertoire prendra principalement la forme d’une base de données, en accès libre et gratuit, avec des entrées individuelles qui permettront de procéder à des croisements et à des vérifications systématiques des informations. Celles-ci seront strictement factuelles et fondées sur des recherches prioritairement menées dans les archives allemandes et françaises, voire de tout autre pays (États-Unis, Belgique, Hollande, Autriche, Suisse, Russie, etc.) dont la prise en compte apparaîtrait nécessaire. Ce programme s’inscrit dans la continuité de la mise en ligne par l’INHA, depuis 2012, des catalogues de vente parisiens de cette période, à partir d’une recherche et d’une numérisation menée en collaboration avec le Service des musées de France et financée avec l’aide de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Dans une perspective à la fois plus ample, plus systématique et plus explicitement centrée sur les spoliations dont les principales victimes furent les Juifs, il veut offrir un outil fiable et scientifique à l’ensemble des utilisateurs, citoyens, chercheurs ou professionnels du monde de l’art, préoccupés de vérifier la provenance d’une œuvre, que celle-ci se trouve dans les

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collections publiques, en mains privées ou sur le marché, et de mieux comprendre ce sujet encore brûlant. Ce programme binational, conduit par Inès Rotermund-Reynard depuis janvier 2018 pour l’INHA (sous la direction d’Ariane James-Sarazin) et par Elisabeth Furtwängler pour la Technische Universität de Berlin (sous celle de Bénédicte Savoy), s’inscrit également dans une dynamique internationale de recherche sur l’histoire des spoliations pendant la Seconde Guerre mondiale, marquée par la multiplication récente des colloques et des journées d’études sur cette question (notamment le colloque « Raub & Handel. Der französische Kunstmarkt unter deutscher Besatzung (1940-1944) » [Spoliation et trafic. Le marché de l’art français sous l’occupation allemande (1940-1944)], organisé par le Deutsches Zentrum Kulturgutverluste à Bonn, les 30 novembre et 1er décembre 2017). Mais il entend aussi dépasser les controverses et les limites des travaux menés sur sa dimension française. Dès 1993, l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac présentait l’ampleur et la spécificité du trafic et du commerce des objets d’art entre 1940 et 1945 : « Quinze jours seulement après l’armistice commençait donc une formidable opération de pillage des œuvres d’art selon la loi du plus fort. […] Après la guerre, […] les dossiers n’en établissaient pas moins l’action de brigandage de certains Français, marchands intermédiaires surtout, qui, transformés en larrons du “second marché”, s’étaient à contrecœur contentés des restes, voyant filer outre-Rhin les milliers d’œuvres de collectionneurs juifs dépossédés » (L’art de la défaite. 1940-1944, Paris, Seuil, 1993, p. 20-21). En 1995, la traduction française de l’ouvrage pionnier de la chercheuse indépendante Lynn Nicholas, Le pillage en Europe. Les œuvres d’art volées par les nazis (Paris, Seuil), paru l’année précédente en anglais (The Rape of Europa: The Fate of Europe’s Treasures in the Third Reich and the Second World War, New York, Knopf, 1994), et la publication de l’enquête journalistique d’Hector Feliciano, Le musée disparu. Enquête sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis (Paris, Austral), alertaient le grand public, au prix de simplifications hâtives mais aussi de véritables difficultés sur le terrain, sur l’ampleur des spoliations et le caractère partiel des restitutions. La mise en place de la commission Mattéoli en 1997 et la publication sous son égide d’un rapport rédigé par Didier Schulmann et Isabelle Le Masne de Chermont, Le Pillage de l’art en France pendant l’Occupation et la situation des 2 000 œuvres confiées aux Musées nationaux (Paris, La Documentation française, 2000), allaient permettre certaines avancées, notamment grâce à l’action de la Commission d’indemnisation des victimes de spoliation (CIVS). En menant une mission sur les œuvres au passé flou qui aboutit à la publication du livre « Si les tableaux pouvaient parler »... Le traitement politique et médiatique des retours d’œuvres d’art pillées et spoliées par les nazis (France 1945-2008) (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013), l’historienne et sénatrice Corinne Bouchoux anticipe et accompagne une forte demande des autorités gouvernementales sur ce sujet, qui conduit certains musées, d’abord en province (à Angers en 2014, à Rennes en 2015) puis à Paris, à mener des politiques volontaristes d’identification, de documentation et de mise en valeur des œuvres inscrites comme MNR. À la même époque, est instituée une formation spécifique des élèves de l’Institut national du patrimoine et des étudiants de l’École du Louvre, tandis que le hall d’accueil de la galerie Colbert, l’un des deux sites de l’INHA, est symboliquement baptisé du nom de Rose Valland. Pourtant, plus de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, nos connaissances sur les transferts, les trafics et les spoliations d’œuvres d’art générés par

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l’occupation allemande en France ou permis par elle (avec la complicité du régime de Vichy) sont encore trop lacunaires. Si de nombreuses enquêtes individuelles ont été menées ces dernières années, après la période de relatif désintérêt pour cette question qui a suivi l’action conduite notamment par Rose Valland dès la fin de la guerre, si elles ont donné lieu à certaines restitutions, une identification exhaustive des différents acteurs du marché de l’art de cette époque, des opérations qu’ils ont effectuées, des œuvres qui sont passées entre leurs mains, devient urgente, notamment afin de fournir un fondement stable à la documentation des œuvres et aux recherches concernant leur histoire et leur provenance. Éric de Chassey, directeur général de l’INHA

NOTES

1. Éric Michaud, Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme, Paris, Gallimard (« Le temps des Images »), 1996. 2. Christoph Zuschlag, « Entartete Kunst ». Ausstellungsstrategien im Nazi-Deutschland, Worms, Wernersche Verlagsgesellschaft, 1995 ; Idem, « 75 Jahre Ausstellung “Entartete Kunst” », dans Matthias Wemhoff, Meike Hoffmann, Dieter Scholz (dir.), Der Berliner Skulpturenfund. « Entartete Kunst » im Bombenschutt, Entdeckung – Deutung – Perspektive, livret d’accompagnement de l’exposition (Berlin, musée de la Préhistoire et de la Protohistoire, Neues Museum / Hambourg, Museum für Kunst und Gewerbe / Munich, Neue Pinakothek, 2010-2013), et rassemblant les contributions du colloque (Berlin, 15-16 mars 2012), Ratisbonne, Scnell & Steiner, 2012, p. 37-51. 3. Stephanie Barron, Degenerate Art, The Fate of the Avant-Garde in , cat. exp. (Los Angeles, County Museum of Art / Art Institute of Chicago, 1991), Los Angeles / New York, Abrams / Los Angeles County Museum of Art, 1991, p. 402. 4. Johanna Linsler, Mica Gherghescu, Didier Schulmann (dir.), Les Sources au travail : les spoliations d’œuvres d’art par les nazis, 1933-2015, Journal de l’université d’été de la bibliothèque Kandinsky, no 2, Paris, Musée national d’art moderne/CCI, bibliothèque Kandinsky, 2015. 5. Carl-Heinz Heuer, « Die eigentumsrechtliche Problematik der “Entarteten Kunst” », dans Meike Hoffmann, Andreas Hüneke (dir.), Auf den Spuren der verlorenen Moderne. 10 Jahre Forschungsstelle « Entartete Kunst » am Kunsthistorischen Institut der Freien Universität Berlin, actes du colloque (Berlin, Kunsthistorischen Institut der Freien Universität, 2013), Berlin 2013, p. 10-14, ici p. 12-13. 6. MNR pour « Musées Nationaux Récupérations ». 7. En décembre 1998 à Washington, 44 États et 13 ONG signaient une déclaration déterminant les règles de restitution des biens culturels volés par les nazis. 8. Constantin Goschler, « Zwei Wellen der Restitution: die Rückgabe jüdischen Eigentums nach 1945 und 1990 », dans Inka Bertz, Michael Dorrmann (dir.), Raub und Restitution. Kulturgut aus jüdischem Besitz von 1933 bis heute, cat. exp. (Berlin, Jüdisches Museum / Francfort-sur-le-Main, Jüdisches Museum, 2008-2009), Göttingen / Berlin, Wallstein / Jüdisches Museum, 2008, p. 30-45, ici p. 30. 9. http://www.culture.gouv.fr/documentation/mnr/. 10. Décret n°99-778 du 10 septembre 1999 « instituant une commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation ». 11. Un outil spécifique est à disposition des membres du groupe de travail et permet de faire des recherches en plein texte dans les catalogues de vente numérisés et océrisés de la bibliothèque de

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l’INHA pour la période 1914-1950, grâce à un travail conduit par le département des études et de la recherche de l’INHA. 12. Frits Lugt, Les marques de collections de dessins & d’estampes : avec des notices historiques sur les collectionneurs, les collections, les ventes,..., Amsterdam, Vereenigde drukkerijen, 1921. 13. Claire Andrieu (dir.), La spoliation financière, Paris, La documentation française, 2000.

INDEX

Index géographique : Vichy, Europe, France, Allemagne, Paris, Berlin Parole chiave : nazista, guerra, Seconda Guerra mondiale, arte degenerata, spoliazione, mercato dell’arte, fotografia, museografia, museo, patrimonio, memoria, politica museale, politica culturale, archivi, riparazione, restituzione Keywords : nazi, war, World War II, degenerate art, spoliation, art market, photography, museography, heritage, memory, museum policy, cultural policy, archives, restitution, reparation Mots-clés : nazi, guerre, art dégénéré, spoliation, Seconde Guerre mondiale, marché de l’art, photographie, muséographie, musée, Vichy, patrimoine, mémoire, politique muséale, politique culturelle, archives, réparation, restitution Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

ARNO GISINGER

Arno Gisinger est né en 1964 en Autriche et vit aujourd’hui à Paris. Artiste et historien de formation, il travaille sur les relations entre mémoire, histoire et représentations visuelles. Il développe une pratique artistique singulière qui lie photographie et historiographie. Plusieurs de ses travaux portent sur l’exil, la guerre et la spoliation. Il est aussi enseignant-chercheur, maître de conférences au département Photographie de l’université Paris 8.

EMMANUELLE POLACK

Emmanuelle Polack est docteure en histoire de l’art, elle a été responsable des archives du Musée des monuments français à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, chercheuse associée à l’Institut national d’histoire de l’art. Elle a étudié en particulier le travail d’inventaire de Rose Valland pendant les années 1940-1945 au Jeu de Paume, et le marché de l’art sous l’Occupation.

JULIETTE TREY

Juliette Trey est conservatrice en chef, chargée des dessins français et italiens et adjointe au directeur du département des Arts graphiques, au musée du Louvre. Elle a auparavant été conservatrice au château de Versailles, en charge des peintures du XVIIIe siècle et des pastels. Elle est membre du groupe de travail sur les recherches de provenance depuis fin 2015.

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CHRISTOPH ZUSCHLAG

Après avoir été Professeur d’histoire de l’art et d’éducation artistique à l’Universität Koblenz- Landau, Christoph Zuschlag occupe, depuis avril 2018, la chaire Alfried Krupp von Bohlen und Halbach-Professur für Kunstgeschichte der Moderne und der Gegenwart (19.-21. Jh.), avec un accent sur la recherche de provenance / l’histoire des collections, à l’institut d’Histoire de l’art de l’Universität Bonn. Ses principaux domaines de recherche sont l’art moderne et contemporain, l’histoire des institutions artistiques et la critique d’art, la politique artistique du national- socialisme, la recherche de provenance et l’histoire des collections.

JOHANN CHAPOUTOT

Johann Chapoutot est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne université. Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et du nazisme, il a notamment publié Le nazisme et l’antiquité (2008), traduit en cinq langues (Greeks, Romans, Germans. How the Nazis usurped Europe’s Classical Past, UCP, 2016) et La loi du sang. Penser et agir en nazi (2014), traduit également en cinq langues (The Law of Blood, Harvard UP, 2018).

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Les collections muséales d’art « non- occidental » : constitution et restitution aujourd’hui Un débat entre Viola König, Benoît de L’Estoile, Paula López Caballero, Vincent Négri, Ariane Perrin et Laurella Rinçon, conduit par Claire Bosc- Tiessé

Viola König, Benoît de L’Estoile, Paula López Caballero, Vincent Négri, Ariane Perrin, Laurella Rinçon et Claire Bosc-Tiessé

NOTE DE L’ÉDITEUR

La contribution de Viola König a été traduite de l’allemand par Bérénice Zunino. Dans l’histoire des objets, le passage d’un lieu d’usage actif au musée, intrinsèquement lié à la conservation et à la recomposition des identités et des nations, a souvent constitué une rupture violente, d’autant plus lorsque ce passage a été imposé de l’extérieur et lorsqu’il coïncide avec un transfert au loin, dans un contexte de domination qu’il soit politique, militaire ou économique. Pour ce qui concerne l’Afrique, Ezio Bassani a montré le peu d’objets, identifiés comme venant d’Afrique et conservés, entrés dans les collections occidentales avant 1800 : environ cinq cent cinquante pour quinze pays européens plus les États-Unis. Ils sont plus d’une centaine de milliers (plusieurs centaines ?) aujourd’hui. Il s’agit d’objets de toute sorte, objets de culte, objets de prestige ou de la vie quotidienne, armes et instruments de musique1. Même si ces chiffres restent à préciser, les rappeler donne du corps à l’ampleur de ce qui s’est déroulé au cours des XIXe et XXe siècles. On connaît – bien relativement – certains butins de guerre, quelques grandes expéditions de recherche et d’acquisition de la première moitié du XXe siècle, le pillage archéologique qui a pris une ampleur sans précédent dans les années 1990, le reste peu. L’histoire des objets que les institutions muséales rangent dans une catégorie non-occidentale n’est toutefois pas bipolaire : le moment où ils sont hors Occident, le moment où ils sont en Occident. Ils ont souvent passés par plusieurs phases de transformation de leurs usages et de leurs statuts, dans la société d’origine qui les a produits comme dans tous les endroits où ils ont été emportés, de gré ou de force ; ils ont

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parfois connu des périodes d’abandon, voire d’oubli, puis de redécouverte, et en tout cas de réinvestissement, par les descendants de ceux qui les avaient produits, ou par d’autres étrangers à leur production initiale. Par ailleurs, les objets dotés d’une charge symbolique forte, ou importants pour un pays ou un groupe de personnes à un titre ou à un autre, ne sont pas nécessairement des objets produits par eux ou pour eux. Il faudra savoir prendre en compte cette histoire longue dans toute sa complexité. Lorsque nous avons proposé aux contributeurs réunis ici de participer à ce débat, le discours de Ouagadougou n’avait pas encore été prononcé. Ce sujet sur la restitution était sur la table du comité de rédaction de Perspective, comme un serpent de mer de l’histoire de l’art et des études muséographiques, voire comme un marronnier2. Il y avait bien la demande de restitution déposée par le Bénin en 2016, le refus de la France. Mais les jeux semblaient faits, entre demande, refus ou esquive ; pas vraiment de nouvelle donne dans le domaine politique en France. Depuis plus d’une vingtaine d’années, les conditions d’acquisition, leurs implications dans les relations internationales, les systèmes économiques, la construction des identités et des États, les ruptures de transmission et les réappropriations symboliques s’étaient toutefois inscrits au programme des séminaires de recherche, voire de certains musées ou à l’initiative d’associations, afin de réfléchir au sens de ces objets pour les descendants des populations dont ils proviennent, quand il est possible de tracer une filiation. Il paraissait donc important de faire le point sur l’avancée des recherches, menées trop souvent dans l’ombre en dépit de la position étatique, les questions concernant les collections publiques françaises se heurtant de toute manière au mur de l’inaliénabilité des collections. Parmi les gestes présidentiels des années 1990 et 2000 demeuraient dans les mémoires la gestion de la restitution des manuscrits coréens par Jacques Chirac, puis Nicolas Sarkozy ; la négociation autour des sculptures Nok, sorties illégalement du Nigéria, achetées sur le marché de l’art en prévision de l’ouverture du musée du Quai Branly, rendues légalement au Nigéria mais conservées en dépôt en France et présentées au Pavillon des Sessions du Louvre3. Dans un geste où l’on ne sait ce qui l’emporte du politique ou du cynique, Jacques Chirac avait de même retourné, en 1998, une sculpture en terre cuite provenant de fouilles clandestines dans le delta intérieur du Niger au Mali, qui avait été acquise sur le marché de l’art et lui avait été offerte par des amis. Elle est aujourd’hui présentée au musée de Bamako avec la mention « don de Jacques Chirac, président de la République française4 ». Dans ce contexte, Emmanuel Macron, exprimant à l’université de Ouagadougou, au Burkina Faso, le 28 novembre 2017, la volonté qu’au cours de son mandat « les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique », crée une rupture, au moins dans le discours5. Ce débat ne concerne toutefois pas seulement les objets africains ni les relations de la France avec ses anciennes colonies. Il s’agit au contraire de multiplier et de combiner les focales pour comparer les cas de figure à différentes échelles par le biais du droit, de l’anthropologie, des sciences politiques ou de l’histoire de l’art, par des chercheurs qui ont parfois cumulé leurs travaux avec la gestion de collections dans différents pays. On verra que le débat est loin d’être clos, espérons qu’il donnera quelques pistes pour mieux comprendre les enjeux, voire décaler les questions et poser les bases d’un regard réflexif sur les différents positionnements6. [Claire Bosc-Tiessé] Claire Bosc-Tiessé. La notion de collections extra ou non-occidentales est une catégorie qui ne fait pas sens pour l’historien, sauf à l’étudier en elle-même, mais c’est une catégorie hétéroclite qui est utilisée dans le monde des musées pour rassembler sous un même chapeau des objets de provenances diverses. L’emploi de cette catégorie est aussi varié, incluant diversement les objets asiatiques, comprenant ou non les objets égyptiens d’époque pharaonique, pour ne donner que ces deux exemples. Ce n’est toutefois pas seulement une catégorie pragmatique, elle reflète aussi fondamentalement un positionnement, au moins de fait,

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par rapport au monde. Eu égard à celui-ci, nous posons donc la question de la restitution des collections non-occidentales. Mais cela fait-il sens d’une manière ou d’une autre ? Le dénominateur commun est-il l’acquisition ou l’appropriation en situation de domination quelle qu’elle soit ? Peut-on par exemple penser et traiter de la même manière les frises du Parthénon et les objets du royaume de Bénin ou les butins militaires et les pièces archéologiques issues de fouilles clandestines ? Laurella Rinçon. Les objets collectés en Afrique, dans les Amériques, en Asie, et en Océanie ont, depuis le XVIe siècle, connus des désignations multiples. Des curios exotiques des cabinets de curiosité aux objets ethnographiques, en passant par les fétiches, l’art nègre, l’art primitif, les arts lointains, tribaux, exotiques, primordiaux ou premiers, et enfin collections « extra » ou « non-occidentales », ces tâtonnements terminologiques dépeignent surtout le besoin de l’Occident d’inventer un « Autre » et de circonscrire un « Ailleurs » qu’il découvre et qu’il tente de maîtriser7. Il s’agit donc d’une multitude de corpus, réunis sous un vocable générique niant la complexité des contextes de création, afin d’appréhender leur diversité sous une seule et englobante appellation, laquelle s’avère nécessairement imprécise. Au-delà du contexte d’acquisition ou d’appropriation, c’est réellement la construction d’un rapport à l’autre qui s’opère dans cette partition où l’Occident se distingue du reste du monde. Cette multiplicité de termes se répercute naturellement sur le processus de dénomination des institutions qui abritent de telles collections. Ces vingt dernières années, les musées d’ethnographie se sont transformés dans toute l’Europe en « musées des cultures du monde », à Leyde, à Göteborg, ou à Vienne, après avoir connu les mêmes hésitations sur l’intitulé le plus approprié. On est ainsi passé, à Paris, du musée des Arts premiers, au musée des Arts et Civilisations puis, comme par défaut, au musée du quai Branly. C’est cette vision du monde centrée sur l’Occident que la plupart des institutions perpétuent jusque dans leurs projets de refondation aujourd’hui, à l’exception du Musée d’ethnographie de Genève qui présente des collections européennes dans son exposition permanente. De ce point de vue, la constitution de ces collections continue de répondre à la même logique hier et aujourd’hui, alors que les demandes de restitutions qu’elles motivent, en revanche, ne sont pas dissociées des enjeux et problématiques liées plus globalement à ce débat. En effet, par le biais de la question des restitutions, ces objets sont examinés dans leur singularité, car c’est l’histoire du parcours d’un objet qui détermine les conditions de sa restitution au pays d’origine. Le débat sur les restitutions invite donc à un décloisonnement de ces catégories surimposées et muettes, et à considérer l’unicité de chaque objet. Benoît de L’Estoile. La catégorie « extra-occidental » est une notion pseudo- géographique, qui se présente comme factuelle, mettant l’accent sur la provenance des objets. Elle repose sur une définition négative : ce qui n’est pas occidental, c’est-à- dire ce qui ne provient pas de « chez nous », mais a été approprié comme faisant partie de « notre » patrimoine. Elle correspond précisément à ce que j’appelle le « musée des Autres », construit comme un miroir du « musée du Nous ». La notion renvoie à l’histoire de la constitution des catégories, elle-même insérée dans l’histoire des relations entre l’Europe et les autres continents. Ainsi cette catégorie, comme nombre d’autres, figure au nombre de ce que j’appelle héritage colonial. La plupart des objets aujourd’hui présents dans les collections de musées « occidentaux » n’ont pas été acquis en tant que « butin » (de guerre, de pillage), mais

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dans une configuration marquée par un « rapport colonial8 ». C’est cette dimension relationnelle, que masque la catégorie « extra-occidental », qu’il s’agit d’éclairer, en insistant sur le parcours plus que sur l’origine. Typiquement, un cartel d’objet donne les matériaux de l’objet, son origine ethno-géographique, et éventuellement le nom des collectionneurs (occidentaux) entre les mains desquels il est passé, élidant ainsi toute l’histoire du parcours par lequel l’objet est parvenu jusqu’à la vitrine du musée européen où le visiteur peut le contempler. L’histoire des objets et des collections apparaît dès lors pour les musées non plus comme une activité annexe (de type historique et mémoriel), mais centrale du point de vue des héritages coloniaux9. Il s’agit donc de poser systématiquement un certain nombre de questions : comment les objets sont-ils arrivés au musée ? Dans quelles circonstances ? Quel est leur statut juridique ? Y-a-t-il des personnes (individuelles ou collectives) qui revendiquent les objets ou bien se revendiquent de ceux-ci – c’est- à-dire qui revendiquent un lien privilégié avec des choses appartenant aux collections du musée : des objets, des restes humains, des photographies, des enregistrements de sons ou de paroles, etc. ? L’importance de retracer cette histoire des relations n’est pas seulement d’ordre historique, mais prend aussi sens par rapport au présent. Paula López Caballero. Réfléchir au périmètre de la catégorie de collections « extra- » ou « non occidentales » ouvre la voie à un questionnement d’anthropologie politique, pouvant compléter les perspectives de l’histoire de l’art ou de la conservation du patrimoine. En effet, comprendre comment prend forme la communauté politique à quelque niveau que ce soit (le clan, le quartier, le village, le groupe ethnique ou la nation) constitue un problème majeur de l’analyse (et de l’action) politique. Problématique qui mène directement à la question de la souveraineté, que Thomas Biersteker et Cynthia Weber proposent de penser comme un processus plus que comme un état de fait10. Autrement dit, ce concept englobe les actions constantes et répétitives que doit mener l’autorité pour démarquer l’espace physique, social et surtout symbolique sur lequel elle s’exerce, car son équilibre est toujours fragile, toujours menacé et ce, tant vis-à-vis de l’extérieur de la communauté, qu’à l’intérieur pour construire sa légitimité. S’il faut donc produire continuellement cette communauté d’appartenance, une manière d’aborder la question des collections « extra- » ou « non-occidentales » pourrait consister à réfléchir aux usages qui en sont faits, précisément dans le but de rendre visible une collectivité dépositaire de cet héritage ou de cette culture. Cela revient alors à inverser la causalité la plus habituelle : au lieu de les considérer comme issus d’une culture, d’un groupe ethnique ou de toute autre entité préalablement constituée une fois pour toutes, il pourrait être productif de les analyser en tant qu’objets performatifs, capitaux, précisément, pour que le périmètre et les traits d’un groupe ou d’une communauté puissent commencer à apparaître, à être reconnus dans le champ politique. La question, dès lors, devient : quel sujet collectif prend forme derrière la catégorie « non-occidental », et derrière ces collections ? Et, en contrepartie, comment se définit le sujet « occidental » face à qui la première catégorie s’érige ? Pour offrir une analyse critique de ces positionnements identitaires – « non- occidental » versus « occidental » – il est utile de les aborder en tant que « catégories géo-historiques », comme les nomme l’anthropologue Fernando Coronil11 : des

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représentations qui nourrissent notre sens commun et opèrent en reliant un lieu physique à une position fixe dans des rapports de pouvoir, et à une subjectivité (par exemple, l’idée de « tiers monde »). Plus important, ces représentations rendent opaque le sujet qui catégorise et la position à partir de laquelle il le fait. L’effet de vérité de ces classifications provient donc, au moins en partie, de leur caractère surplombant, du fait que le sujet occidental se présente comme le « point zéro » de l’observation. Par cette opération, « la différence se transforme en altérité12 », ce qui conduit Coronil à considérer de telles catégories comme des « fétiches de la modernité », dans la mesure où elles cachent les rapports qui les définissent. Il en résulte que « des individus interconnectés en viennent à mener des vies séparées13 », les sujets étant compris et perçus comme appartenant à des unités closes et nettement différenciées. L’effort pour produire une analyse critique qui ne reproduise pas les valeurs et les hiérarchies véhiculées par ces « catégories géo- historiques » consiste à les détacher des significations ou contenus auxquels elles renvoient et à les situer comme les expressions non pas de « cultures », mais de rapports de pouvoir, et à observer ces rapports, tantôt conflictuels, tantôt consensuels, comme des interactions performatives, à travers lesquelles, justement, se façonne l’idée que deux espaces séparés existent. Le cas mexicain est utile pour comprendre comment les polarités habituelles peuvent s’analyser comme l’effet de telles interactions, et non pas (ou pas seulement) comme leur cause. Dans ce cadre national – et malgré le sens commun dominant – les frontières entre la nation et les populations qui s’identifient ou sont reconnues comme indiennes sont plutôt instables : parfois évidentes, parfois floues, on ne les trouve presque jamais là où on les attend. Depuis la fin de la colonisation espagnole en 1821, et encore plus depuis la Révolution (1910-1917), l’esprit républicain de la Constitution mexicaine ne reconnaît aucune fissure dans le corps citoyen, raison pour laquelle le périmètre de l’indigéneité ne s’établit pas sur une base légale. Ajoutons à cette première indétermination qu’au Mexique aucun « marqueur social d’identification » n’a jamais suffi à différencier de manière nette qui est Indien et qui ne l’est pas : ni la langue, ni l’habitat, ni les formes de subsistance, ni même le phénotype ne permettent de s’auto-identifier ou de reconnaître un autochtone sans équivoque (mais les identifications peuvent-elles jamais être univoques ?). Dans ce contexte, une analyse des objets associés à l’héritage précolombien ou à des expressions culturelles autochtones gagnerait, peut-être, à prendre au sérieux cette qualité indéterminée de l’altérité et à se demander si ces objets, en plus d’être des expressions culturelles, pourraient être vus comme des ancrages matériaux qui permettent de concrétiser cette identification, de fixer ces frontières, largement nébuleuses. En renonçant, en quelque sorte, à définir au préalable le groupe ayant produit ces objets, je propose plutôt de voir dans quelle mesure les rapports de pouvoir qui forgent en partie ces objets comme des formes d’expression culturelle produisent des dichotomies, des oppositions et des alliances permettant de rendre tangible une communauté d’appartenance, même si elle existe toujours dans la contingence et l’instabilité. Vincent Négri. Sur le terrain du droit, la notion de collections extra ou non- occidentales ouvre sur un double registre où se croisent la question des qualifications juridiques et la temporalité. Du point de vue des catégories du droit et, partant, des qualifications, la notion ne fait pas sens : elle ne fait que renvoyer à d’autres notions,

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plus chargées juridiquement, comme celles de provenance et de territorialité – la provenance de la collection et la territorialité du droit applicable à la collection. En matière de revendication, la notion de collection extra-européenne est plus appropriée : les États membres de l’Union européenne sont liés, entre eux, par une règle commune en matière de restitution de biens culturels ; règle dont ne pourront se prévaloir les États extra-européens, le juge leur opposant alors la primauté de la loi nationale du territoire sur lequel se trouve le bien culturel au moment où la revendication est exprimée. De cette position du juge découle un rejet de la revendication exercée par un État extra-européen – État d’origine du bien culturel – lequel fonde son action sur sa législation relative aux biens culturels. D’où peut en être déduite une iniquité du droit. Au surplus, la question du droit applicable doit être également appréciée au regard de la temporalité qui conduira à un traitement juridique différencié entre les frises du Parthénon, les objets du royaume de Bénin ou les butins militaires jusqu’à l’aube du XXe siècle, d’une part, et les pièces archéologiques issues de fouilles clandestines récentes, d’autre part. Les réponses du droit international sont articulées sur un principe de non-rétroactivité qui exclut du champ d’application des conventions internationales les faits commis antérieurement à l’entrée en vigueur de ces normes internationales. La codification du droit de la guerre, par les conventions de La Haye de 1899 et 1907, a formellement interdit le pillage (et donc la pratique du butin), de même que la saisie, la destruction, ou la dégradation des monuments et des œuvres d’art. En aval de cette immunité dont bénéficient, en droit, les biens culturels, c’est l’obligation de réparation en cas de violation de la règle qui présentera un revers positif ; la restitution de biens culturels pillés ou saisis lors d’un conflit étant une mesure de réparation. Les guerres coloniales sont incluses dans ce dispositif, mais ces normes ne peuvent être directement opposées à des situations antérieures à ces conventions. Ce faisant, cet ordre juridique, reflet du positivisme juridique et refuge de nombre de juristes, exprime – prolonge ? – une domination. Cette construction de la légalité internationale est excluante ; elle constitue aussi un paravent, en occultant d’autres processus de création juridique. Car en contrepoint de la légalité, la légitimité ou l’équité peuvent orienter la formulation de solutions idoines, par le biais d’accords bilatéraux, voire guider l’interprétation jurisprudentielle, pour rendre compte des turbulences et des dissipations de la règle de droit. Ces voies-là ont été parfois empruntées. Sur le versant des restitutions de biens culturels, il s’agirait ainsi d’investir, aussi, l’impensé des juristes. Viola König. Contrairement aux historiens, qui ont découvert ce sujet tardivement, les ethnologues et les chercheurs en science régionale se penchent sur ces collections muséales depuis des dizaines d’années. Ils évitent le terme de « non-occidental », qui implique une perspective euro-centrée et « appréhende des régions du monde dans leur seul rapport à l’Occident ». À l’inverse, l’histoire globale est une « histoire des interactions ». Elle se doit d’« argumenter de manière polycentrique et [de] prendre en compte des différences et des asynchronies régionales14 ». Les contextes d’acquisition respectifs sont tellement hétérogènes que chaque objet ou au moins chaque « collection homogène » issue du même contexte régional ou local nécessite obligatoirement une étude de cas détaillée et méticuleuse. La réduction à des catégories comme « butins militaires » ou « fouilles illégales » est incomplète et se révèle insuffisante dès lors qu’il est question de saisir des contextes individuels.

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Dans la majeure partie de ces contextes individuels, toute une série de revendeurs, de propriétaires successifs et d’intermédiaires locaux vient s’interposer. Ariane Perrin. En effet, les Coréens par exemple ne se posent pas la « question de la restitution des collections non-occidentales » en ces termes-là. Ils souhaitent principalement que les biens culturels coréens qui ont été emportés illégalement puissent leur être rendus. Ils ne sont pas opposés à l’idée d’avoir des galeries d’art coréen dans des musées à l’étranger. Eux-mêmes financent l’ouverture et la promotion de ces galeries en y dépêchant parfois un conservateur coréen pour y travailler et valoriser ladite collection. Je rejoins tout à fait Viola König lorsqu’elle parle de la nécessité d’étudier les modes d’acquisition au cas par cas car ils ont revêtu différentes formes et ont fait intervenir toutes sortes d’intermédiaires. Le manque de données précises sur les conditions de sortie d’un objet du pays d’origine est un écueil dans les demandes de restitution en Corée. On avance bien volontiers que ces objets ont été volés alors que le contexte précis de déplacement est le plus souvent inconnu. Ceci étant dit, pour la période coloniale en Corée (1910-1945), les autorités japonaises ont consigné dans des rapports officiels le problème endémique de pillage de sites archéologiques et de vols par tout un réseau de marchands d’art et d’antiquaires, ainsi que par des résidents locaux15.

Claire Bosc-Tiessé. La question de la restitution semble principalement posée dans le cadre des États-nations, entre anciens colonisés et colonisateurs, autour d’objets investis d’une charge symbolique qui cristallisent des enjeux identitaires et de construction nationale. Un mode d’articulation commun des notions de patrimoine, de mémoire, d’identité et de propriété ne s’est- il pas finalement établi, en miroir et dans la confrontation ? Peut-on considérer qu’il serait partagé dans les grandes lignes par les parties prenantes, créant un terrain commun de négociation ou d’affrontement ? Ces lignes peuvent-elles bouger et comment ? Paula López Caballero. La restitution d’objets s’inscrit effectivement dans un cadre éminemment national, et ce, à plusieurs niveaux. Premièrement, tel que mentionné dans les questions, ces objets sont investis d’une charge symbolique souvent exploitée dans les luttes de construction nationale. En second lieu, du moment qu’ils appartiennent à des collections publiques, ces objets font partie du patrimoine d’une nation – souvent une ancienne métropole coloniale – et se trouvent généralement conservés et exposés dans des institutions publiques. Dans un tel cadre, ces pièces portent aussi une forte charge symbolique en tant que témoignages d’universalisme, d’ouverture au monde, voire de démocratisation, par exemple, autant de valeurs centrales dans la constitution du sujet « européen ». En troisième lieu, la restitution est un phénomène étroitement lié à l’origine même des nations : la plupart des demandes de restitution proviennent de pays issus des colonisations tardives, soit celles menées entre le XVIIIe et le XXe siècle, au moment où les États-nations européens eux-mêmes se consolidaient. À ce sujet, encore une fois, l’Amérique latine, et plus spécifiquement le Mexique, offrent un contre-point de vue. Dans ces pays, il serait surprenant, voire hors de propos, de voir naître des actions en justice ou des mobilisations politiques contre l’ancienne métropole pour la restitution d’œuvres d’art ou de patrimoine archéologique. Lorsque des voix s’expriment contre un discours courant en Espagne qui présente l’évangélisation et la colonisation comme des actes de civilisation, la collectivité qui transparaît à travers celles-ci est bien la nation dans sa totalité, et non

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pas un groupe, « autochtone » par exemple, au sein de celle-ci. Peut-être plus surprenant encore, lorsque, par exemple, des groupes de « néo-Indiens » dansent devant le Musée ethnologique de Vienne (Weltmuseum) pour exiger le retour au Mexique de la coiffe de plumes de Moctezuma, c’est bien au nom de toute la nation qu’ils le font. J’ajouterais que, de manière significative, ils ne proposent de remettre cette coiffe nulle part ailleurs qu’au Musée national d’anthropologie… Mais alors, qui sont les acteurs des disputes à propos des collections « non occidentales » ou du patrimoine au Mexique ? Il s’agit d’un champ de tension au sein même de l’État-nation, entre celui-ci et des populations identifiées comme autochtones16. Au Mexique, la mise en place progressive de ce que j’ai appelé ailleurs le « monopole légitime de l’État sur le passé et ses vestiges » a eu lieu pratiquement au même moment que les extractions mises en œuvre par les pays d’Europe dans leurs colonies17. Or, les coordonnées y étaient différentes : ces extractions (de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle) ont été menées par l’État sur son propre territoire, parfois contre l’avis des locaux. Elles ont aussi constitué une stratégie de défense de la souveraineté contre le pillage et l’exportation de pièces précolombiennes. À ce sujet, il est intéressant de rappeler l’intense débat, reconstitué par Haydeé López Hernández18, qui eut lieu à la fin du XIXe siècle pour établir l’origine des Mayas. Un certain nombre de chercheurs états-uniens ont alors défendu la thèse selon laquelle les Mayas avaient migré depuis le Mississippi et que, de ce fait, les ruines mayas en territoire mexicain étaient un héritage du voisin du Nord. La trajectoire historique menant vers un contrôle centralisé du patrimoine mexicain culmine, en quelque sorte, dans les années 1940, avec la création de l’Institut national d’anthropologie et d’histoire (INAH), chargé principalement de la protection, de la conservation, de l’étude et de la diffusion de tout le patrimoine national (principalement archéologique). Cet institut conjugue aussi l’aspect pratique des politiques publiques de protection et de diffusion du patrimoine avec la recherche scientifique. Et surtout, il a autorité sur tout le patrimoine, qui est donc compris comme un bien inaliénable de la nation. Cela, bien sûr, ne s’est pas déroulé sans conflits avec les localités où ces vestiges se trouvaient, faisant ainsi apparaître clairement la dimension politique et contentieuse des catégories d’identification (national, autochtone, occidental, non- occidental) : ce qui apparaît à l’échelle internationale comme un acte défensif devient, à l’échelle locale, un acte d’agression et d’imposition violente de l’autorité étatique, très souvent autour des mêmes objets. Ariane Perrin. Les cicatrices de la période coloniale japonaise en Corée (1910-1945) demeurent trop profondes pour permettre d’entamer un dialogue apaisé sur la question des restitutions qui concernent également les objets qui auraient été « volés » à l’époque médiévale en Corée dès le XIVe siècle. Le Japon est le pays qui possède le plus grand nombre de biens culturels coréens en dehors de la Corée, 74 742 selon la Overseas Korean Cultural Heritage Foundation19. Qui plus est, sur les 160 peintures bouddhiques de l’époque Koryŏ (918-1392) – patrimoine rare et fragile qui a été redécouvert par les Coréens à partir des années 1970 et dont on pensait qu’elles étaient soit japonaises, soit chinoises – qui ont survécu, environ 130 sont conservées au Japon. La Corée possède moins d’une dizaine de ces peintures dans ses collections nationales. Du point de vue des Coréens, ce chiffre important pose la question des modes d’acquisition : ils invoquent les nombreux pillages et les raids de pirates – attestés par des sources historiques – qui ont eu lieu en Corée au moment

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des invasions japonaises de la fin du XVIe siècle20 mais aussi le transfert illicite d’objets d’art coréen pendant la période coloniale. À l’heure actuelle, on observe plutôt une intensification des demandes de restitution de biens culturels coréens sortis illégalement du pays, qui est concomitante avec des demandes accrues d’inscription de sites patrimoniaux coréens sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. L’une des demandes de restitution concerne la question très sensible du retour en Corée de la collection de l’homme d’affaires japonais Ogura Takenosuke (1870-1964) qui possédait l’une des collections privées japonaises d’objets d’art coréens la plus importante pendant la période coloniale. Les autorités coréennes réclament son retour depuis 1945, arguant que les pièces archéologiques en particulier devaient provenir de fouilles illégales puisque des lois patrimoniales interdisaient leur exportation21. Comptant 1 034 pièces dont plusieurs sont désormais considérées comme des biens culturels importants du Japon et 5 sont des « trésors nationaux », la collection Ogura a été léguée par ses descendants au Musée national de Tokyo en 1982. En juin 1965, un traité de normalisation des relations diplomatiques avait été signé par le Japon et la Corée du Sud qui a vu la signature de deux accords parallèles sur les compensations et sur le patrimoine. L’une des clauses de la partie coréenne abordait la question des biens culturels coréens « rapportés » au Japon pendant la période coloniale22. Le Japon a restitué 1 321 biens culturels coréens au moment de la signature de cet accord et s’en est depuis tenu là, estimant que l’accord bilatéral mettait un terme à toute demande de restitution d’objets déplacés pendant et avant la période coloniale. Jusqu’à présent les demandes de restitution couronnées de succès sont celles qui ont fait l’objet de négociations « privées » avec des institutions non gouvernementales et des collectionneurs. Dans ce cas, l’objet a été offert ou parfois acheté. Le vol, ces dernières années, d’objets d’art coréens conservés dans des monastères au Japon est une conséquence inattendue de ces demandes de restitution infructueuses. Les personnes arrêtées d’origine coréenne ont indiqué lors de leur procès qu’elles ne faisaient que rendre à la Corée ce qui lui revenait, sans tenir compte d’autres contextes possibles d’exportation (cadeau diplomatique, commande, etc.) attestés par des sources historiques. Le dernier épisode de ce type concerne deux statues bouddhiques coréennes dérobées sur l’île japonaise de Tsushima en octobre 2012. Une statue a été rendue au Japon faute d’avoir pu identifier son propriétaire en Corée, tandis que la seconde, datant de l’époque Koryŏ, est réclamée par le monastère Pusŏk dans la province Sud du Ch’ungch’ŏng en Corée où elle aurait été consacrée en 1330. L’ordre bouddhique coréen du Chogye s’oppose à ce retour au Japon et la statue est, en 2018, toujours en Corée. Cet ordre est par ailleurs extrêmement actif dans les demandes de restitution. Après s’être rendu compte du vol de plusieurs centaines d’objets au cours d’un recensement des collections des monastères coréens à la fin des années 1990, l’ordre du Chogye a commencé à établir en 1999 une liste des objets disparus, « Stolen Buddhist Cultural Properties », régulièrement mise à jour (couvrant la période 1984-2015) et dont une version anglaise est diffusée auprès d’organismes concernés à l’étranger. Deux musées américains ont ainsi rendu à la Corée, en 2013 et en 2017, deux peintures bouddhiques de l’époque Chosŏn (1392-1910). Depuis quelques années la presse coréenne se fait régulièrement l’écho de ces retours en Corée.

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Laurella Rinçon. En ce qui concerne les biens culturels produits sur le continent africain ou dans les Amériques, sur lesquels je peux m’exprimer plus aisément, on peut considérer qu’ils symbolisent pour l’Europe une reconquête des pouvoirs spirituels perdus autant qu’ils sont, dans les pays d’origine, une composante majeure de l’identité des peuples dont ils incarnent l’histoire. Dix-neuf des plus grands musées d’Europe et d’Amérique du Nord ont signé, en décembre 2002, la « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels23 », en prévention d’un débat sur les restitutions appelé à s’intensifier. Ranimant de ce fait une polémique déjà ancienne, mais encore vivace, ils exprimaient une volonté d’aborder la question selon une communauté de vision où patrimoine, mémoire, identité et propriété seraient dans un cas de l’ordre du partage entre tous et dans l’autre de l’ordre de l’appropriation entre soi. Il est intéressant de noter la réponse du philosophe Édouard Glissant à cette posture du musée universel : « L’universel qui est une grande conception de l’Occident, une sublimation même, ne correspond pas à notre réalité. L’universel est la sublimation du particulier24. » Elle fait écho à celle du professeur George Abungu, archéologue et directeur général émérite des Musées nationaux du Kenya, qui note que ces derniers possèdent la plus grande collection d’hominidés au monde et n’ont pas été invités à faire partie des musées universels. Il s’interroge donc sur le fondement de l’universalité des musées signataires, tous situés en Europe : « Tous les musées ne partagent-ils pas une vocation et une vision communes25 » et, de ce fait universelle ? Il semble toutefois important de noter qu’à ce jour, il y a en réalité plus de cas de restitutions résolus, suite à l’expression d’une demande, que de cas de crispations. Depuis vingt ans, les expériences ont été nombreuses, et des institutions ont nourri le débat en ouvrant le dialogue avec les communautés réclamant le retour de leurs biens culturels. En Suède, par exemple, le Musée des cultures du monde de Göteborg a développé des projets de collaboration avec les institutions péruviennes, aboutissant à la restitution des textiles Paracas. Par ailleurs, les grandes expositions rétrospectives contribuent à susciter un désir de retour des objets dans leur lieu d’origine, autant au niveau des États que des populations qui ressentent un sentiment de trop grand éloignement du patrimoine incarnant leur culture. Ce fut le cas à l’occasion de l’exposition Paracas: A Stolen World26 qui a déclenché en 2008 l’intérêt des autorités du Pérou. Le processus de restitution a ainsi débuté peu de temps après, en 2013, et s’est conclu par un accord entre les gouvernements péruvien et suédois, en 2014, pour le retour d’un ensemble de 89 textiles Paracas. De même, l’exposition Les forêts natales, arts d’Afrique équatoriale atlantique27, ouverte au musée du quai Branly en 2017, et qui proposait de révéler la créativité et l’originalité des arts de cette région à travers une sélection d’œuvres emblématiques, a suscité quelques mois plus tard des revendications du Gabon. Le ministre de la Culture du Gabon a annoncé la création, le 8 juin 2018, d’une Commission nationale chargée du rapatriement des œuvres gabonaises, travaux auxquels est associé l’un des commissaires de l’exposition, l’historien de l’art Jean- Louis Paudrat. Vincent Négri. Ne retenons dans l’énumération des notions que deux d’entre elles, le patrimoine et la propriété – notions cardinales dans le contexte que vous évoquez – qui ont un contenu juridique fort. Elles nous sont tant familières que nous les

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pensons universelles, et susceptibles de délimiter un terrain commun. Mais ces deux notions sont d’abord les matrices d’une culture juridique occidentale, qui a certes essaimé, mais dont l’universalité est loin d’être acquise. Des travaux de recherche récents ont mis en évidence que la notion de patrimoine, de même que les catégories et les qualités qui la forgent (dont la notion de propriété), ne sont pas identiques d’une culture et d’une langue à l’autre – la langue restant elle-même le bien patrimonial le plus profondément lié à l’identité des peuples – et que si le patrimoine se décline en objets, en monuments, en richesses animale et végétale, en traditions et récits, il se dit surtout en « mots » : ce sont des mots dans les langues qui ancrent les patrimoines dans les cultures28. Or, pour affecter un régime juridique à un bien, le droit procède en deux temps, d’abord par la désignation de l’objet, puis par l’énoncé de la règle de droit. Le droit nomme, puis norme l’objet nommé. On perçoit ainsi la difficulté à établir un dialogue en imposant un vocabulaire et un ordre juridique dont aucune traduction, ni équivalent, n’existe dans la langue et la culture de certaines communautés. Pour autant, si les passages d’une langue à une autre supposent des pertes, ils autorisent aussi des innovations ; à chaque fois que s’engage le processus de traduction, faire le bilan de ce qui résiste, de ce que l’on perd, de ce que l’on gagne, permet de s’approcher au plus près des singularités culturelles. À titre d’exemple, les acceptions du mot patrimoine dans les langues africaines dérivent d’une langue à l’autre et la notion de conservation du patrimoine – le paradigme de la conservation est matriciel dans notre conception occidentale du patrimoine culturel – peut varier dans certains contextes socio-culturels : ce ne sera pas tant l’intérêt reconnu au bien, mais les conditions d’acquisition ou de transmission qui prévaudront. Il pourra en être ainsi de la chose acquise sans souffrance, qui ne sera pas conservée, car si la facilité en commande l’acquisition, il n’y a pas lieu d’en prendre soin. La connaissance de ces différenciations linguistiques peut aussi contribuer à identifier les canaux d’échange et de partage permettant d’éviter les chocs entre patrimoine des uns et patrimoine des autres. Sur la question des restitutions, c’est aussi la notion d’État-nation qui est mise en tension. Le temps où le contrat social international reposait sur la seule souveraineté des États-nations semble révolu ; un mouvement en faveur d’un nouvel équilibre des rapports composant ce contrat social s’exprime et l’évolution contemporaine du droit international du patrimoine culturel en est un symptôme. Ce déplacement du centre de gravité du droit international, dans une galaxie où la société civile conteste aux États la légitimité de les représenter, dessine une autre vision des revendications de biens culturels par des communautés. C’est en même temps un droit à la différence qu’expriment les demandes de restitution de biens culturels portées par des communautés infra-étatiques ou transnationales. Benoît de L’Estoile. La notion de « patrimoine national », souvent associée à l’inaliénabilité, renvoie au double registre juridique de la propriété et de la souveraineté. Dans la tradition occidentale (qui domine aujourd’hui les relations internationales), ces deux modes apparaissent comme caractérisés par l’exclusivité : la propriété est « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue » ; la souveraineté sur un territoire est difficilement conçue sur le mode du partage. Dans une telle logique binaire, il n’y a pas d’alternative autre que la conservation (légitime) d’un objet, ou sa restitution. La demande de possession exclusive possède aussi une dimension politique. Les demandes de restitution sont

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ainsi souvent associées à des revendications identitaires, qu’elles soient nationalistes, régionalistes, religieuses ou ethniques. Pourtant, les cas de restitution montrent les difficultés et les tensions entre différents acteurs sur les lieux « d’origine », en particulier du fait des incertitudes autour de la définition des « héritiers » ou « ayants-droit » (l’État-nation, le groupe ethnique, le clan, les descendants, souvent multiples, parfois divisés, etc.). Emmanuel Kasarhérou, aujourd’hui directeur-adjoint des collections au musée du quai Branly, racontait que, alors directeur du musée de Nouvelle-Calédonie, à Nouméa en 1990, il avait organisé une exposition d’objets kanak conservés dans des musées français et européens, De jade et de nacre29. Il avait consulté un « vieux », de son propre clan, dans la tribu de Houaïlou, à propos d’une « tête de monnaie » (objet rituel kanak) qui avait été donnée au début du XXe siècle au missionnaire protestant Maurice Leenhardt. Le vieux répondit au directeur du musée, inquiet devant la possibilité de faire face à la demande que l’objet soit retourné au clan : « Je suis content de voir cet objet, mais il a probablement été donné dans des conditions particulières. Ce qui a été noué à un moment, donné par la parole, ne peut pas être dénoué si l’on n’en connaît pas le vocabulaire et la syntaxe. » L’image du « nouer » invite à penser un objet de musée en tant qu’il est un nœud de relations qui se tissent à travers l’histoire. L’idée de « lien » me semble intéressante de par sa polysémie : un lien, c’est ce qui attache, ce qui emprisonne ; c’est aussi ce qui rattache, ce qui relie. Il est peut-être possible de transposer cette image en parlant de « liens coloniaux ». Les « liens coloniaux » renvoient à ce qui a été noué dans le passé, mais aussi (en tout cas c’est une possibilité) à ce qui continue de relier. Si le retour des objets dans leur pays d’origine (« la restitution ») constitue la forme en apparence la plus évidente – sinon la plus simple à mettre en place en raison des difficultés théoriques et pratiques qu’elle suscite – il faut dépasser l’idée que c’est là la seule forme de réappropriation possible. Le défi est d’imaginer de nouvelles voies de réappropriations. Parler en termes d’« héritage colonial » implique qu’il y a un héritage partagé, ce qui ne veut pas dire consensuel ; le conflit est aussi un mode de partage. C’est ce que suggère le tableau du peintre congolais Chéri Samba, qui imagine que la statue de l’Anyota (homme-léopard), pièce mythique du Musée royal de l’Afrique Centrale de Tervuren, près de Bruxelles, est l’objet d’un conflit entre ceux qui veulent le faire sortir du musée et ceux qui veulent qu’il y reste. Le texte en lingala sur le tableau précise que ceux qui sont en dehors sont « un groupe d’Africains décidés à ne plus voir ce genre de sculpture déshonorant l’homme noir », tandis que le groupe des employés (blancs) du musée déclare : « Nous ne pouvons accepter que cette œuvre parte, c’est elle qui a fait ce que nous sommes aujourd’hui. » Cette caractérisation invite les divers héritiers non à s’ignorer, mais à s’efforcer de trouver un compromis, un modus vivendi. Viola König. Les ethnologues et les spécialistes de science régionale travaillant dans des musées cherchent en premier lieu à établir un contact avec les descendants des sociétés desquelles proviennent ces objets – ou bien ce sont eux qui sont contactés par les familles. Une médiation, qui se prolonge parfois durant plusieurs années, permet de négocier les meilleures conditions de maintien des objets dans les collections muséales, ainsi que celles de leur conservation, par exemple la question de leur restauration, les tabous qu’implique leur présentation lors d’expositions, etc.,

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autrement dit tous les aspects susceptibles de restreindre leur accès, qui sont définis selon des critères culturels et tributaires du Zeitgeist mais qui sont susceptibles de changer en permanence. À mes yeux, la fonction des musées ethnologiques consiste à aider les mandataires des sociétés d’où proviennent les objets, à formuler des demandes de restitution de manière professionnelle afin d’éviter qu’elles soient rejetées pour des raisons de forme ou de contenu. L’objectif est de prendre une décision juste. Afin de s’assurer que des restitutions ne bénéficient pas à des destinataires illégitimes, les personnes réclamant la restitution des objets ont l’obligation de prouver la légitimité de leur revendication si celle-ci ne ressort pas d’emblée clairement des sources écrites dont on dispose. Cette légitimation est nécessaire car dans certains cas, lorsque des représentants de pays occidentaux ont pris en charge la requête formelle, il est important de s’assurer qu’ils détiennent bien l’autorisation des sociétés concernées pour le faire.

Claire Bosc-Tiessé. Dans ce contexte, est-ce que les dépôts ou les prêts à long terme peuvent par ailleurs être satisfaisants symboliquement ou comment répondraient-ils, de ce point de vue, à la demande de restitution ? Viola König. Tout dépend de ce que vous entendez par « dépôts ». Si des collections restituées ne sont, par exemple, qu’entreposées dans un musée national australien et qu’elles ne sont pas directement redonnées aux aborigènes afin qu’ils puissent en avoir l’usage, les restitutions sont peu pertinentes. Dans ce cas, elles ne servent en réalité que les intérêts de l’État qui détient les collections et aspire à une politique de réparation. Nous gardons en permanence à l’esprit la cause des descendants des sociétés d’où proviennent ces objets. Il est important que les revendications de restitution trouvent une issue qui soit favorable aux mandataires de ces sociétés ou des communautés qu’ils représentent. Étant donné que la conservation de matières organiques peut être onéreuse, on pourrait par exemple négocier des contrats de prêts permanents. Dans ce cas, il faudrait procéder à une modification du statut d’ayant-droit/propriétaire : les musées européens prendraient en charge fiduciairement la conservation des collections pour le compte des sociétés d’où proviennent les objets en question, mais n’en seraient plus les propriétaires et auraient l’obligation de les restituer à tout moment sur simple demande des sociétés concernées. Benoît de L’Estoile. Dans le cadre des réflexions actuelles sur le retour des objets ethnographiques vers leur pays d’origine, les musées ne sont plus vus comme les détenteurs, au nom de la nation, possesseurs uniques de ces collections inaliénables. Souvent, ils sont plutôt perçus comme des gardiens (stewards en anglais), comme des conservateurs au profit des communautés sources. Du moins la question du partage du patrimoine se voit-elle posée. Marie-Claude Tjibaou, veuve du leader indépendantiste kanak Jean-Marie Tjibaou, contestait en 2007 l’idée selon laquelle « ce patrimoine dispersé devrait faire l’objet d’un rapatriement systématique en Nouvelle-Calédonie ». Elle suggérait plutôt que « la présence effective de ces objets kanak dans les grands musées nationaux, européens ou américains, constitue aujourd’hui une nouvelle forme de représentation de notre culture. Ces objets deviennent en quelque sorte nos

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ambassadeurs de par le monde, ils portent avec eux notre parole d’hier et celle d’aujourd’hui. » Cette proposition ouvre une piste intéressante, en ce qu’elle articule une alternative ou un complément à la « restitution », en transformant le sens de la présence dans les musées « occidentaux » d’objets originaires d’un territoire ou d’une culture, en établissant la revendication d’une forme de « droit de regard », et d’un lien d’appropriation. Si les objets sont des « ambassadeurs », ils doivent par là-même des comptes à leurs « mandants » ; ils deviennent porteurs d’un « message » de ceux- ci aux institutions muséales du « Nord » et aux visiteurs de celles-ci. De fait, fut alors mis en place un programme au Centre culturel Jean-Marie-Tjibaou de Nouméa, intitulé « Objets ambassadeurs », afin de permettre la venue provisoire (pour un ou deux ans) d’objets venus des grands musées européens30. Seule une très faible partie des 300 000 objets conservés dans les collections du musée du quai Branly est aujourd’hui montrée sur le plateau des collections (3 500 environ). Ceux qui sortent des réserves pour des expositions temporaires, sur place ou dans d’autres musées, sont aussi en effectif réduit. Un nombre considérable d’objets restent donc « disponibles » pour donner lieu à des prêts à moyen ou long terme dans des musées non européens. Certes, il existe des contraintes matérielles à la circulation des objets, notamment en termes d’accueil, mais il convient de chercher des solutions pratiques. Surtout, ces arrangements ne doivent pas être envisagés sur un mode unilatéral : on peut imaginer de reconnaître au pays d’origine la propriété éminente d’un objet aujourd’hui dans des collections européennes, et négocier son prêt à long terme pour qu’il soit exposé, sur le modèle des têtes nok en dépôt par le Nigéria au musée du Louvre. Certains musées évoquent la « restitution virtuelle » comme une panacée. Le terme est malencontreux, dans la mesure où l’on ne peut manquer de suspecter qu’il s’agit de « rendre » un ersatz, une « reproduction », tout en conservant la substance. Cependant, dans le domaine des images par exemple (photographies, dessins, films, etc.) ou des sons (musique, parole, etc.), la numérisation et la diffusion virtuelles peuvent constituer des vecteurs de réappropriation efficaces, dans la mesure où la question de l’original n’est pas constituée en enjeu essentiel. Laurella Rinçon. Le Victoria and Albert Museum a proposé d’initier, à l’occasion de l’exposition Maqdala 1868, ouverte en 2018, des prêts à long terme avec les institutions patrimoniales éthiopiennes. Cette exposition raconte, à travers vingt objets, l’histoire d’une expédition britannique qui eut lieu sous le règne de l’empereur Tewodros II et entend s’interroger sur l’histoire de ces objets en retraçant leurs origines. Les autorités éthiopiennes ont accueilli cette proposition en formulant en réponse une demande de retour sans conditions du butin de Maqdala, composé de pièces remarquables, fruits d’une histoire complexe, emportées par l’armée britannique pendant l’expédition d’Abyssinie en 1868, et conservées au Victoria and Albert Museum depuis 146 ans. Les prêts et dépôts à long terme relèvent donc de la question de la circulation des biens culturels, qui est une problématique différente de celle de la propriété. Lorsque le président de la République du Bénin, Patrice Talon, souligne le 1er juin 2018, dans son discours d’ouverture de la conférence internationale de l’UNESCO sur la circulation des biens culturels31, que « ces biens uniques et exceptionnels, dont l’histoire a du mal à être contée avec aisance dans leurs lieux actuels de rétention,

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n’attendent que d’être retournés dans leurs environnements naturels en vue de leur renaissance », il engage fermement la discussion sur la question de la propriété. Bénédicte Savoy, dans son allocution lors de la même conférence32, oppose également les questions de partage du patrimoine et celles de propriété, posant clairement, dès l’introduction, les termes du débat. Il semble difficile, face à l’expression d’une demande si précise, de proposer en réponse des dépôts et des prêts à long terme. Le président Patrice Talon ajoute que « ces biens ont une âme et que revenus sur leur terre de création, exposés parmi les leurs, là où tout est en cohérence avec leur essence et où leur histoire révèle davantage leur grandeur que leur asservissement, ces témoins exceptionnels de notre histoire vivront enfin le rayonnement que vivent leurs semblables des autres contrées de ce même monde […]. De ce fait, ils doivent rester la propriété de ces peuples tout en continuant d’être accessibles à toute personne en quête de découverte et de savoir. » Nombreuses sont les voix qui convergent donc pour réclamer une discussion sincère et équitable sur la question de la propriété avant que ne soient envisagés des projets de collaboration qui pourraient favoriser la mobilité des biens culturels. Vincent Négri. Le dépôt ou le prêt à long terme sont des simulacres de restitution, ou un art de transposer les référents juridiques de celui qui prête dans l’univers culturel de celui qui, en apparence, bénéficie d’un retour de l’objet ; ou encore, et autrement dit, un art d’imposer son système juridique et, partant, ses valeurs, à autrui. Ce faisant, on raisonne en termes de perte et de profit, et le droit, notamment le droit du patrimoine, favorise ce mode de pensée. Il n’est pas déraisonnable d’envisager de construire un autre rapport juridique, où les deux parties sont du côté du gain. Mais cela induit de faire prévaloir l’accès du public et des communautés, la connaissance partagée, la coopération et la collaboration scientifiques, sur des questions de propriété et d’exclusivité. Des modèles existent33, mais c’est peu dire qu’ils ne sont pas partagés… Ariane Perrin. Dans le cas de la Corée, la demande de restitution des 297 protocoles royaux illustrés de la période Chosŏn, les ŭigwe ou « Livre des rites d’État », actuellement conservés par la Bibliothèque nationale de France, et qui font l’objet d’un contentieux entre la Corée et la France depuis leur redécouverte en 1975, est exemplaire. Ces archives royales ont été saisies à la bibliothèque royale sur l’île de Kanghwa en 1866, lors de l’expédition punitive des troupes françaises en représailles de l’exécution de missionnaires catholiques français la même année. Ces documents historiques revêtent une importance particulière en Corée car non seulement il s’agit de copies (supérieures en qualité d’exécution) qui étaient réservées au roi mais, surtout, une trentaine de ces livres sont des exemplaires uniques. Selon les termes de l’accord relatif aux manuscrits royaux de Chosŏn qui a régi le prêt de 2011 entre la France et la Corée, ces manuscrits « font partie de l’identité du peuple coréen et constituent un élément fondamental de la mémoire de la Corée du Sud34 ». Cet accord prévoit le retour des documents en Corée sous la forme d’un prêt de cinq ans, renouvelable. Ce rapatriement a été fortement médiatisé en Corée ; plusieurs expositions ont eu lieu, accompagnées de la publication de catalogues35. La formule du retour partiel n’est pas satisfaisante pour la partie coréenne qui souhaite une restitution définitive, d’autant plus que celle-ci avait été au cœur d’une transaction commerciale en 1993 quand les Coréens avaient accepté d’accorder à la France le marché du TGV en Corée en échange de la restitution de ces archives royales.

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Paula López Caballero. Le problème de la circulation des collections « non occidentales » ou de la constitution contemporaine de ce type de collections se pose avec encore plus d’acuité, sans doute, lorsqu’il s’agit de restitutions entre deux pays. Dans un même contexte national, comme celui du Mexique, signalons quelques stratégies qui ont été mises en place par les institutions muséales. Manuel Burón Díaz mentionne que la crise politique de 1968 touchait déjà la pratique archéologique et les structures institutionnelles de conservation du patrimoine36. L’un des principaux questionnements était alors la spoliation que l’État fédéral, à travers l’INAH, semblait exercer envers les localités pour y extraire des pièces archéologiques, ou exproprier des terrains lorsqu’un site archéologique y était découvert. Inspirée par les écomusées français, la conférence de l’UNESCO tenue à Santiago du Chili en 1972 établit comme principe directeur la création de musées au service de la communauté. La même année, au Mexique, la Loi fédérale sur les monuments et les zones archéologiques, artistiques et historiques, fut réformée, ouvrant ainsi la possibilité, pour les gouvernements locaux, de sauvegarder le patrimoine, sous certaines conditions : ainsi naissent les musées communautaires, particulièrement dans l’État d’Oaxaca. Toujours selon l’historien, ces musées ne constituent pas une rupture radicale avec le passé, car depuis la création de l’INAH dans les années 1940, les archéologues ont toujours eu recours, de façon informelle, au soutien local. Ils offrent cependant la possibilité de conserver et d’exhiber des pièces archéologiques dans la région même où elles ont été trouvées, limitant ainsi le centralisme qui caractérisait l’institution jusque-là. Pour sa part, l’anthropologue et cinéaste Sandra Rozental documente, d’un point de vue ethnographique, les rapports de pouvoir et les effets provoqués par le retrait du plus grand monolithe précolombien du Mexique – le Tláloc – du village où il se trouvait, dans les années 196037. La contestation locale ne s’est pas fait attendre. Entre le mythe autour des pouvoirs associés à Tláloc – le dieu de la pluie selon la cosmogonie aztèque –, des conflits entre factions au sein du village, un important investissement technique pour le déplacer et des confrontations ouvertes avec l’armée, cet épisode témoigne de la récupération « par le haut » des arguments conservateur et nationaliste. Si le cas du Tláloc est exceptionnel non seulement de par l’importance des ressources que l’État y investit, mais également par la durée de la réaction locale, le type de rapport qui s’y établit entre localité et État est, selon toute probabilité, assez courant. La recherche de Rozental est aussi intéressante d’un autre point de vue : à l’issue de ce conflit, l’INAH s’est engagé à remettre une réplique du monolithe à la municipalité, attribution actée, finalement, en 2007, ce qui ouvre tout un ensemble de questionnements sur le vrai et le faux, l’authentique et la copie, et sur la perception différentielle de la valeur attribuée à cette pièce. En effet, il s’agit d’une copie « conforme » ou officielle de la statue, fabriquée par l’institution même chargée de différentier l’authentique du faux. En même temps, il est courant de parler de cette statue comme du « retour du Tláloc au village », effaçant ainsi cette limite structurante entre le vrai et le faux et remettant en cause, en quelque sorte, la valeur primordiale donnée à l’ancienneté de la pièce originale pour privilégier, enfin, la fierté locale. Je donnerai un troisième exemple, qui procède, en revanche, d’une initiative individuelle : il s’agit d’une œuvre d’art d’un artiste contemporain mexicain, Eduardo Abaroa, intitulée Destruction totale du Musée d’anthropologie38 : un lieu hautement

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significatif, ce musée est conçu comme une synecdoque, autant de la nation elle- même que de l’appropriation symbolique – et matérielle – par l’État et par la nation de l’héritage autochtone, précolombien et contemporain. L’œuvre est composée autant de pièces abstraites, que de plans avec des instructions précises pour dynamiter le Musée national d’anthropologie et surtout d’un montage suggestif de photographies prises pendant la construction du musée et conservées dans ses archives. L’artiste en a fait des tirages de grand format qu’il a entourés de restes de briques, de ciment et de tiges d’acier – invitant le public à imaginer la démolition violente du musée précisément avec les images de sa construction. Si les deux premières situations – musées communautaires et copies officielles – ne supposent aucune remise en question de l’autorité muséale et des principes qu’elle diffuse mais, simplement, de mieux distribuer les ressources, en revanche pour l’artiste il n’y a pas de solution intermédiaire. À travers ses pièces, Eduardo Abaroa sublime sa proposition comme unique solution : une destruction totale du musée afin de permettre sa refondation sur de nouvelles bases. Cette intervention artistique me semble plus que nécessaire pour démonter l’effet de vérité produit par le musée. Pour être inclusif, toutefois, le patrimoine n’est pas obligé de disparaître. De manière générale, tout élan productif devrait aller dans le sens d’une dilution de la « voix d’autorité » de l’institution muséale, incluant le rapport privilégié et presque sacré que, souvent, les conservateurs entretiennent avec les objets, en resituant continuellement leurs points de vue dans des rapports de pouvoir et dans le temps. Plus spécifiquement, ce qu’une perspective d’anthropologie politique peut offrir pour penser de manière critique le devenir de ces collections « non-occidentales » porte sur les bases conceptuelles, les prémisses sous-tendant l’idée de « collection non- occidentale ». En réaction à l’effet de naturalisation que produisent les musées, un premier principe consiste à expliciter ouvertement les échanges, les conflits et les interactions ayant conditionné la constitution même de la collection. Qu’est-ce qui a permis d’acquérir un certain nombre d’objets ? Le musée étant une institution disciplinaire, dans le sens que Michel Foucault a donné à ce terme, c’est-à-dire, qui contribue fortement à renforcer des normes sociales qui façonnent et délimitent les subjectivités, un second principe consiste à réfléchir à des mécanismes permettant de rendre visible non seulement l’historicité des collections, mais également la contingence des significations attribuées par le musée à ces pièces. Comment les collections contribuent-elles à créer une identité, un passé et un héritage, même en porte-à-faux lorsqu’il s’agit, par exemple, de pièces issues des expéditions coloniales ? Qu’est-ce qui permet de classifier les pièces dans un certain ordre, de privilégier certains critères, d’en exclure d’autres ? Quelles conditions matérielles et intellectuelles permettent de transformer un objet d’usage sacré ou quotidien en œuvre d’art ? Il s’agit de donner à voir, en somme, les « échafaudages » qui soutiennent la scène principale, et d’inviter ainsi à prendre conscience de la contingence et de l’historicité des discours mobilisés à chaque exposition. Une conséquence de cet exercice d’explicitation serait, également, d’ouvrir le musée à la possibilité de multiplier les significations des mêmes pièces, notamment lorsque celles-ci n’ont pas été conçues comme des œuvres d’art ou des pièces destinées à être exposées.

Claire Bosc-Tiessé. C’est un sujet où le chercheur en sciences humaines et sociales est directement confronté à des controverses et à des contentieux aux implications politiques,

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morales, idéologiques et économiques. Comment articule-t-on la démarche scientifique et l’intervention publique ? La recherche parvient-elle à se faire entendre dans le débat public ? Benoît de L’Estoile. Souvent, le chercheur s’efforce de donner le sens de la complexité, alors que le débat public (notamment dans sa version télévisée) favorise au contraire les positions tranchées et simplistes. Du point de vue des chercheurs, l’invitation sur les plateaux de télévision de publicistes dont le raisonnement ressemble à des slogans est un peu décourageante. La question de la « violence coloniale », par exemple, qui constitue un objet de recherche et de réflexion important, peut conduire à occulter la multiplicité des formes d’interaction et d’appropriation au sein du rapport colonial. Paradoxalement, cette insistance sur la violence fait des colonisateurs les seuls acteurs, les colonisés étant condamnés à la seule alternative entre « résistance » et « soumission ». Une telle alternative revient à leur dénier toute capacité de réflexion et d’action autonome, c’est-à-dire à les réduire à leur seule condition de « colonisés ». Cependant, les questions des chercheurs, présentées dans des ouvrages, des séminaires, des conférences, ont un impact dans le milieu des musées, et contribuent à transformer la muséographie, comme on le voit au musée du quai Branly, qui a transformé la section Amériques pour tenir compte de certaines critiques, ou dans d’autres cas. Il y a donc un vrai enjeu à ce que les chercheurs fassent l’effort de s’adresser à un public large. Laurella Rinçon. De nombreux cas résolus démontrent que c’est bien la recherche sur les collections, et la connaissance et le savoir développés sur les objets qui ont permis de dépasser la controverse et d’aboutir à une solution viable pour les deux parties. La recherche est d’ailleurs l’un des éléments mis en avant dans les protocoles de résolution de cas de restitutions, où les deux parties prolongent leur discussion en développant des projets de partenariats et, notamment, des programmes de recherche communs sur les collections. Ces derniers s’accompagnent souvent de plans de formation et de renforcement de capacités des personnels des institutions partenaires. Parallèlement à la demande de restitution par la Tanzanie du squelette du Brachiosaure du Pergamon Museum de Berlin, l’Allemagne a également proposé la mise en place d’un programme de formation de paléontologistes tanzaniens. Il est important de souligner que ces processus doivent rester mutuels et équitables et que les formations sont conçues pour s’adresser aux deux parties. Les musées qui abritent ces objets ont autant à apprendre de leurs homologues exerçant dans les institutions des pays d’origine. Par ailleurs, les musées dont les collections ont été constituées en contexte colonial sont confrontés à un faisceau de relations incluant la violence coloniale, l’exil, l’expérience collective de la séparation et de la perte. Édouard Glissant décrit ce « Chaos-monde » résultant du contexte colonial comme « le choc actuel de tant de cultures qui s’embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment39... » Du « Chaos-monde » naît « La Relation », carrefour des échanges et « somme finie de toutes les différences du monde40 ». Les objets conservés dans les collections se situent au carrefour de ces relations et leur patrimonialisation entre en résonance avec la théorie de La Relation développée par Glissant. Leurs trajectoires, leurs biographies et leurs parcours, d’un lieu à un autre, sont intimement liés au contexte historique, aux guerres, annexions, conquêtes, occupations coloniales ou étrangères, déplacements de frontières, mais aussi « aux

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curiosités esthétiques, intérêts scientifiques, expédiations militaires, réseaux commerciaux41 » qui ont motivé leurs déplacements. Ces objets incarnent donc des nœuds de relations où s’entremêlent les différentes composantes de leur parcours biographique. La mise en œuvre du projet de muséologie participative au Världkulturmuseet de Göteborg, en 2003, où des Suédois d’origine éthiopienne avaient été invités à réinterpréter les collections collectées un siècle plus tôt en Éthiopie, avait permis de mettre en exergue l’analogie entre l’objet réceptacle d’un faisceau d’interactions complexes qui s’entrecroisent et le nœud de relations formé qu’il incarne42. Emblématiques de ces échanges forgés dans des contextes composites, ces collections imposent la mise en place de programmes de recherche sur leur provenance et participent ainsi de la démarche d’inscrire l’histoire des contacts dans les réflexions du musée43. Ariane Perrin. En Corée, les chercheurs qui s’intéressent à ces questions prennent plutôt position en faveur des restitutions s’il est avéré que les objets sont sortis du pays illégalement. Depuis 2014, la Overseas Korean Cultural Heritage Foundation a mis en place, avec le concours de chercheurs de l’université d’Ewha à Séoul, un nouveau groupe d’investigation qui s’emploie à analyser les archives japonaises du musée du gouvernement colonial japonais (1915-1945) dans le but de comprendre les modalités de transfert des biens culturels coréens au Japon, exportation qui reste illicite pour les Coréens, et de poser les bases légales pour de futures demandes de restitution. Paula López Caballero. Au Mexique, aucune restitution n’a eu lieu, étant donné le fond nationaliste qui soutient le patrimoine archéologique et le principe d’égalité pour tous les citoyens. On peut cependant offrir deux éléments de réflexion pour se pencher sur les articulations entre les scientifiques, les agents d’intervention publics et le monde juridique. En premier lieu, la démarche scientifique et l’intervention publique ne se sont pas articulées pour la première fois dans le cadre des controverses ou des contentieux. La constitution même des collections en est la preuve. Au Mexique, l’implication des experts archéologues et anthropologues date au moins des premières décennies du XXe siècle. Des experts comme Manuel Gamio ou Alfonso Caso ont été des figures-clefs de la découverte et de la conservation du patrimoine archéologique, et d’une importance capitale pour convaincre les différents gouvernements de l’importance de cette tâche. Le rôle de ces hommes-institutions, qui ont traversé toute la première moitié du XXe siècle, au-delà de la recherche scientifique, a aussi consisté à maintenir le patrimoine et la conservation à l’agenda gouvernemental. Selon Manuel Gamio, anthropologue et archéologue chargé de la dernière phase de la découverte du site de Teotihuacán entre 1912 et 1917, c’est « pour mieux gouverner » – pour mettre en œuvre une meilleure « gouvernance », dirait-on aujourd’hui – qu’il est important de soutenir l’archéologie et l’anthropologie, argument d’où la recherche en sciences sociales tire sa légitimité depuis cette époque et, dans une certaine mesure, jusqu’à aujourd’hui. Cette interpénétration entre politique publique et recherche scientifique a, au Mexique, déterminé le développement de ces disciplines suivant une double dynamique. Tant l’anthropologie que l’archéologie ont trouvé une niche dans les institutions gouvernementales chargées de la conservation du patrimoine et de l’intégration des populations autochtones. Ces espaces institutionnels ont fourni aux scientifiques des budgets, et des lieux d’intervention concrets permettant d’alimenter

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la recherche. En contrepartie, la recherche a été, pendant presque tout le XXe siècle, instrumentalisée par ces agences d’intervention publiques en fixant, jusqu’à un certain point, des lignes directrices générales à propos de ce qui devait être étudié et à quelles fins, comme la gloire nationale par l’archéologie, ou la consolidation d’une communauté nationale homogène où la « diversité culturelle » peut être exhibée comme une partie intégrante de la richesse du pays. Ces discours publics et la recherche qui leur était associée « explosent » à partir des années 1970, bien que des voix critiques se soient toujours fait entendre à distance de ce programme. Si cette première configuration étatique et scientifique peut être appelée « nationaliste », celle qui domine aujourd’hui est généralement dite « multiculturelle ». Dans ce cadre, l’articulation de la recherche et de l’intervention politique a lieu, de plus en plus, dans la sphère juridique. Depuis les années 2000, en effet, certains droits spécifiques sont octroyés à des populations identifiées comme autochtones, notamment autour des questions électorales (procédures coutumières d’élection de représentants) et territoriales (consultations publiques sur les interventions privées et publiques sur leur territoire). Or, un enjeu majeur de ces procédures est de démontrer l’« indigénéité » des sujets afin qu’ils puissent formuler leurs demandes sur la base des « droits autochtones ». Le rôle des anthropologues est clef ici, car ce sont eux qui doivent émettre des rapports extrêmement solides justifiant cette forme d’identification. Il n’est pas rare que dans ces situations, ils se sentent obligés de simplifier leurs résultats, par exemple en exaltant des continuités culturelles, en effaçant des conflits internes à la localité, voire en réifiant la culture locale pour répondre aux attentes des juges et des demandeurs. Un débat est né à propos de la validité de cet « essentialisme stratégique », dont le but est de soutenir des acteurs historiquement subordonnés ou marginalisés. Conséquence imprévue de cette interpellation de l’anthropologie par le droit, cette position d’« essentialisme stratégique » commence à avoir des effets sur la production scientifique elle-même. En effet, suite à l’élaboration de ces rapports, les anthropologues se sentent parfois moralement obligés de ratifier dans leurs publications scientifiques ce qui a été dit dans le rapport juridique. Face à cette situation, l’enjeu est donc de parvenir à fournir des arguments juridiques sans pour autant réifier les identités et les cultures. Ou, comme l’écrit Karen Engle44 de ne pas renoncer à la critique culturelle devant la loi, dans un effort pour que les exigences du système juridique vis-à-vis des populations cessent de reproduire des représentations essentialistes et réifiées de leurs formes de vie. Ces réflexions peuvent à première vue sembler déconnectées des problématiques entourant les collections « non occidentales ». Il me semble, cependant, que leurs enjeux n’en sont pas si éloignés, à condition de concevoir le problème non pas comme une question d’objets en circulation (l’« œuvre d’art non occidentale ») mais comme une question de rapports produisant des identifications, des différenciations et des hiérarchies. En effet, la première question à se poser est la suivante : quel type de sujets est-on en train de produire à travers les demandes de restitution ? Concoure-t- on, à travers les procédures de demande de restitution (tout comme les procès juridiques sur la base des droits autochtones), à une réification accrue de l’altérité du groupe, à une réactivation des fétiches de la modernité ? Cherche-t-on à creuser encore plus la frontière qui sépare des mondes qui se sont longtemps et intensément croisés, comme le fait la distinction « non occidentale » ? Sans nier que, comme cela a

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déjà été dit, la réification d’une identité ou d’une culture puisse être utile à des fins d’obtention ou de protection des ressources, le travail du scientifique ne devrait-il pas être orienté aux fins de contourner ce langage essentialisant, sans pour autant renoncer aux demandes légitimes qui le mobilisent ? Claire Bosc-Tiessé. L’aspect économique apparaît peu dans les débats. Est-ce qu’il s’efface au regard des enjeux identitaires et idéologiques, ou est-il occulté pour d’autres raisons ?

Ariane Perrin. C’est un aspect auquel je me suis intéressée au cours de mes recherches car des sommes d’argent importantes ont été engagées dans certaines restitutions sans que l’on connaisse les modalités de ces transactions. Il est d’ailleurs difficile d’obtenir des informations précises à ce sujet en dehors d’éléments fournis lors des conférences de presse organisées en Corée à l’occasion du retour d’un bien culturel. C’est donc un sujet en cours de recherche. La Overseas Korean Cultural Heritage Foundation de Séoul, est chargée de recenser et d’étudier les collections d’art coréen conservées à l’étranger dans la perspective de faire rapatrier les biens culturels exportés illégalement. L’une des dernières restitutions obtenue par la Fondation est une peinture bouddhique du XVIIIe siècle, Triade de Shakyamuni, restituée à la Corée par le musée américain Hermitage Museum and Gardens (Norfolk, USA) en 2013. Cette restitution est intéressante à double titre : si officiellement elle a eu lieu sous l’égide de la Fondation, l’opération a été financée par un autre acteur du projet, la société américaine de jeux vidéo Riot Games Korea, qui a offert une compensation financière importante de 250 000 dollars US au musée américain. En effet, Riot Games Korea collabore avec l’Administration du patrimoine culturel coréen depuis 2012 pour créer une base de données numérique sur les bâtiments historiques confucéens de la période Chosŏn. Ceci étant dit, la Fondation des biens culturels coréens à l’étranger et l’ordre bouddhique du Chogye disposent de fonds propres consacrés au rachat de biens culturels, notamment lors de ventes aux enchères. Viola König. Cette question est importante. Les débats publics sont dominés par les historiens, les historiens de l’art, les spécialistes de politique culturelle et les journalistes culturels. Les questions d’ordre économique ne sont pas au centre de leurs préoccupations. Elles entrent seulement en ligne de compte lorsque ces objets ou ces œuvres d’art prennent une valeur monétaire reconnue internationalement (tout comme le montant de la valeur de leur assurance) ou lorsqu’il est question de fouilles ou d’exportations illégales. Les célèbres objets en bronze du Bénin qui se trouvent dans de nombreux musées européens illustrent le conflit entre acquisition légale (achat) conforme au droit européen et les problèmes éthiques et moraux que posent ces acquisitions. Bien que ces bronzes du Bénin aient été vendus aux enchères à Londres, leur histoire originelle comporte des irrégularités juridiques, et les acquéreurs savaient pertinemment que les Britanniques se les étaient appropriés par la force lors de l’expédition punitive britannique de 1897 après la destruction du palais du roi. Dans leur société d’origine, la majorité de ces objets ethnologiques a une valeur culturelle. Les questions économiques ont également leur importance lorsque des demandes de compensation sont adressées aux États dans lesquels se trouvent les musées qui hébergent ces collections. La crainte de devoir s’acquitter de réparations élevées a longtemps poussé le gouvernement fédéral allemand à ne pas reconnaître

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les crimes perpétrés par les autorités allemandes dans les anciennes colonies du Reich, en Tanzanie par exemple. À cet égard, les propos du président français Macron ont également fait bouger les choses du côté des responsables allemands45. Benoît de L’Estoile. La dimension économique est particulièrement importante, dans la mesure où les prix du marché de l’art conditionnent non seulement les possibilités d’acquisition (rendant par exemple quasiment impossible l’acquisition sur le marché de reliquaires kota par les musées gabonais), mais aussi les conditions de circulation des objets, par le biais notamment des valeurs d’assurance. Plus la « valeur » d’un objet augmente sur le marché, plus il devient coûteux de le faire circuler. Dans la configuration actuelle, les prix considérables atteints par certains objets, en salle des ventes par exemple, ont donc essentiellement des conséquences négatives pour les pays ou les groupes d’origine. De même, la mise en place d’espaces en mesure d’accueillir les objets dans des conditions de sécurité et de protection satisfaisantes implique un investissement matériel et humain considérable. C’est parce que cette dimension matérielle est essentielle qu’il faut inventer des ressources nouvelles allant dans le sens d’une réduction des asymétries. Ainsi, on pourrait imaginer des formes de prélèvement sur les ventes en maisons d’enchère. Un pourcentage, même faible (2% par exemple), du produit de la vente46, sur le modèle du « droit de suite » bénéficiant aux créateurs dont les œuvres passent en vente publique, pourrait aller aux pays ou aux communautés d’origine des objets, afin de financer la mise en place de musées ou l’acquisition d’œuvres. Laurella Rinçon. Le Royal British Columbia Museum a annoncé, il y a quelques semaines, la création d’un fonds pour permettre aux peuples autochtones du Canada de financer les frais inhérents à leur participation aux programmes de restitutions. Cette initiative rappelle ce que les expériences précédentes ont démontré, à savoir la nécessité de mobiliser des financements importants pour faire aboutir les projets de retour des œuvres dans les lieux où elles ont été créées. L’obélisque d’Axoum, emporté par Mussolini à Rome en 1937, en est un des exemples les plus célèbres. La restitution de la stèle, d’abord prévue par les accords d’armistice de 1947, a eu lieu quelque soixante ans après, en 2005. Le transport de Rome à Axoum, dans le cadre de l’opération « Restitution » a coûté quelque 6 millions d’euros, entièrement pris en charge par Rome. L’obélisque a été rapporté en Éthiopie en avril 2005, et sa réinstallation a donné lieu à des travaux de longue haleine qui ont permis l’érection de la stèle, le 4 juin 2008. Que ce soient l’impact de la valeur des biens sur le marché de l’art, les frais provoqués par leurs transports et leur assurance, ou le développement des infrastructures nécessaires pour assurer leur préservation et leur sécurité, le contexte économique est un des facteurs inhérents à la circulation des biens culturels, et qui se révèle souvent constituer un frein ou un ralentisseur. De même, la restitution, le partage et la circulation des biens culturels peuvent être perçus par les pays d’origine comme un outil de développement socio-économique. Il s’agit pour eux d’augmenter le potentiel d’attractivité et d’investissement grâce au développement des secteurs culturel et touristique, facteurs de création d’emplois et de richesses et moyens de lutte contre la pauvreté. Dans cette dynamique le Bénin a entrepris de construire trois musées pour accueillir son patrimoine dispersé et

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« révéler au monde, dans un esprit nouveau, sa contribution et son rôle dans l’évolution de l’humanité47 ».

Claire Bosc-Tiessé. Comment envisager aujourd’hui de continuer à constituer des collections et de quelles manières ? Ne faut-il pas repenser complètement le modèle muséal et la circulation des œuvres ? Comment penser des musées comme « universels » et comme « zones de contact » s’ils sont localisés seulement en Occident ? Quelles pistes sont-elles ou pourraient- elles être explorées et quelle mise en œuvre serait possible ? La littérature ou d’autres formes de création pourraient-elles aider, au-delà de l’utopie ou grâce à l’utopie, à décaler les approches ? Par exemple, le petit livre d’Arno Bertina, Des lions comme des danseuses48, imagine un chef bamiléké demander la gratuité d’accès au musée du Quai Branly pour les Bamiléké, mettant en mouvement une lame de fond qui impose la libre circulation des œuvres et/ou des personnes. Laurella Rinçon. Au-delà de la restitution, la problématique aujourd’hui est celle de l’accès universel aux chefs-d’œuvre de l’humanité sur les autres continents, plus que celle de l’universalité des chefs-d’œuvre conservés dans les institutions occidentales. Peut-on parler d’un droit et d’une aspiration de tous, partout dans le monde, à la jouissance patrimoniale, et ce également dans les grandes capitales africaines ? La fameuse « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels » plaide pour des œuvres mises à la disposition d’un public international et confirme le rôle des musées comme institutions « qui ne sont pas au service d’une seule Nation, mais des citoyens de chacune49 ». Elle semble néanmoins se contredire en essayant de contourner la question des restitutions, car c’est un des moyens, pour les musées africains notamment, de constituer des collections et de fournir au public, aussi bien local qu’international, une offre patrimoniale comparable à celle des grands musées occidentaux, incidemment du groupe des dix-neuf signataires auto-proclamés « musées universels ». Comme le souligne le professeur George Abungu50, pourquoi les musées universels se trouveraient-ils uniquement en Europe et en Amérique du Nord et pourquoi seul ce public aurait un droit d’accès aux chefs-d’œuvre de l’humanité ? Il plaide notamment pour une évolution des pratiques professionnelles, et pour une plus grande prise en compte de la dimension immatérielle des objets qui complexifie les modalités d’appropriation du patrimoine. Ces œuvres d’importance majeure enrichissent ainsi le patrimoine national dans les pays qui les conservent, et s’inscrivent dans une ambition globalisée de diffusion du savoir et de la connaissance. En insistant sur le rôle des musées – favoriser une meilleure compréhension des différentes civilisations et promouvoir le respect entre elles –, les dix-neuf signataires plaident en réalité à leur insu, non seulement pour la restitution de biens culturels dans les sociétés où ils ont été créés, et où ils continuent de revêtir une forte signification cultuelle et culturelle, mais également pour une plus large mobilité des biens culturels qui permette de découvrir à Dakar, à Cotonou, à Nairobi ou à Addis Abeba, l’ensemble des cultures du monde, de la préhistoire à nos jours. C’est en partie l’ambition du Louvre Abou Dhabi et de la politique internationale lancée par le musée du Louvre. Gageons que dans les années à venir, la politique d’éducation artistique et culturelle lancée par le Rijksmuseum, avec l’ambition que chaque jeune Néerlandais de huit ans ait visité au moins une fois le musée et ait été initié à ses vastes collections, soit réalisable au Musée des civilisations noires de Dakar, comme cela pourrait déjà être le cas aux musées nationaux du Kenya, ou à l’Iziko Museum du Cap.

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Benoît de L’Estoile. Ces objets ont été rassemblés dans les musées d’ethnographie en fonction du paradigme scientifique de la collecte naturaliste, visant à réaliser une encyclopédie des cultures du monde. Le musée a été historiquement l’un des principaux lieux d’appropriation des « objets des Autres » par les Occidentaux ; de quelle façon peut-il aujourd’hui participer au processus de réappropriation de la part des descendants de ceux auxquels ils ont été prélevés ou enlevés ? En d’autres termes, dans quelles conditions ce qui a été aliéné (de façon volontaire ou non) dans le passé peut, le cas échéant, être le support de réappropriations, y compris sous des modalités pour nous inattendues, avec des formes d’identification à certains éléments des collections, tels que des objets, des restes humains ou des photographies ? Cette nouvelle vie des objets entraîne pour les musées de nouvelles responsabilités, et de nouveaux défis. De façon minimale, on pourrait évoquer une exigence de « traçabilité », pour emprunter un terme aujourd’hui courant dans le domaine des produits alimentaires : c’est-à-dire un engagement du musée à rechercher l’histoire des objets qui figurent dans ses collections, et à la rendre publique. Il n’y a d’ailleurs pas de raison de limiter cette exigence aux seuls musées des autres : bien des collections de musée ont été le résultat non seulement de dons ou d’acquisitions, mais aussi de confiscations, de conquêtes ou de prélèvements forcés. Un tel effort de traçabilité favoriserait les possibilités de réappropriations multiples par les divers acteurs qui sont impliqués, tant du côté des publics, eux-mêmes diversifiés, que du côté des groupes d’origine et de ceux qui s’identifient à ces objets51. Ainsi, la constitution de collections s’inscrit désormais dans une autre logique : il ne s’agit plus de constituer ou d’augmenter un « patrimoine national », mais plutôt de contribuer à mettre en place des dispositifs permettant la mise en place d’un « patrimoine partagé ». L’un des enjeux est précisément d’inventer de nouvelles modalités de coopération entre les musées du Sud et du Nord, fondées sur le principe de la symétrie. On peut s’inspirer du Minpaku, le Musée national d’ethnologie du Japon, à Osaka52. Celui-ci offre au visiteur européen une expérience unique : celle de se voir muséographié sous la forme de « l’autre » : le musée expose des verres, des fourchettes, des cuillers, des baguettes de pain, un résumé de la culture paysanne française (avec notamment des objets du Berry). Ce musée a été à l’origine d’expositions mettant en scène le regard japonais sur les Occidentaux et le regard européen sur les Japonais, depuis les premiers contacts au XVIe siècle. Ce cas suggère la possibilité de réaliser des expositions reposant sur le principe de la réciprocité et de la symétrisation des regards. Ainsi, on peut imaginer d’autres expositions qui problématiseraient la question du regard sur les objets des autres en insistant sur une approche de muséographie à la fois participative et symétrique. Il est également important de penser les expositions comme itinérantes ; idéalement, toute exposition organisée dans un musée occidental devrait avoir une forme de contrepartie dans le pays d’origine des œuvres. Comment par exemple concilier les souhaits d’actuels habitants des îles Vanuatu de se réapproprier un objet rapporté en Europe par un missionnaire ou un marin, et donné à un musée, avec celui de la famille du donateur en faveur de la préservation de la mémoire du geste de son ancêtre ? Peut-on réconcilier appel à l’universel (qui est généralement associé à la revendication d’une identité cosmopolite) et revendication identitaire sur une base territoriale et généalogique ? Ces questions

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apparaissent insolubles si on les pense dans les termes juridiques habituels. Elles sont difficiles à penser dans le cadre d’un modèle juridique où le détenteur actuel qu’est le musée, au nom de la nation, serait pleinement propriétaire de façon absolue et irrévocable, comme l’implique la notion d’inaliénabilité : celle-ci annule l’histoire ou la transforme en « fait acquis » irréversible. Pour ouvrir de nouvelles façons de penser les questions d’appropriation et de réappropriation, il est donc nécessaire d’envisager le recours à d’autres schémas juridiques. L’enjeu est d’imaginer la possibilité d’une appropriation non plus sur le mode de l’exclusivité, mais sur un mode partagé. En d’autres termes, il s’agit de penser de façon prioritaire la question sur le mode de droits d’usages, et d’appropriations multiples, plutôt qu’à partir des modèles juridiques de la propriété et de la souveraineté. D’autres modèles juridiques sont envisageables. Dans son Essai sur le don (1924), Marcel Mauss s’inspire notamment des descriptions de la Kula des îles Trobriand par Bronisław Malinowski pour expliquer que les bracelets prennent de la valeur à mesure qu’ils circulent, en fonction de leur parcours et de leur histoire. Mauss attaque la distinction occidentale entre le droit des personnes et le droit des choses comme une construction historique singulière. Il indique que dans d’autres systèmes juridiques, par exemple chez les Maoris, la notion de hau induit que quelque chose de son propriétaire passé demeure attaché à l’objet, même quand il est donné. Dans cette conception, l’aliénation d’un objet ne rompt pas totalement les liens entre cet objet et ses origines. Mauss rapproche cela des discussions contemporaines autour du droit d’auteur. Précisément, l’auteur conserve des droits sur son œuvre dans des situations où il n’en est plus juridiquement propriétaire. L’acquéreur d’une œuvre d’art, par exemple un musée, ne peut l’utiliser absolument comme il l’entend : par exemple, si une œuvre est accrochée à l’envers, le créateur peut évoquer son droit moral d’auteur. Si l’on considère qu’une « communauté » peut avoir le statut de créateur d’une œuvre (comme le supposent les attributions ethno-géographiques), on peut lui attribuer une forme de droit moral sur celle-ci, et donc la possibilité d’une négociation sur les conditions de conservation, d’exposition ou de circulation des œuvres, par exemple. Ainsi, la créativité juridique est également en jeu dans le sujet que nous évoquons aujourd’hui, puisqu’il s’agit de réfléchir aux façons de rendre possible des formes d’appropriations plurielles. Vincent Négri. La notion de musée universel a manifestement le vent en poupe, depuis 2002. Un vent qui souffle toujours depuis l’Occident. La référence à l’universalisme est séduisante mais, au regard du contexte dans lequel émerge la notion, il est loisible de s’interroger : la notion de musée universel n’est-elle pas une interprétation analgésique du musée prédateur ? Si nous augmentons la focale, et resituons la notion dans le contexte plus large du droit international du patrimoine culturel, le concept de musée universel peut être analysé comme un déni des principes que la communauté internationale a développé, d’abord sous l’égide de l’Institut international de coopération intellectuelle de la Société des Nations, puis, à partir de 1945, sous les auspices de l’UNESCO. Rappelons que lors de sa 34e session, en 2007, la Conférence générale de l’UNESCO a souligné le caractère équivoque de la notion univoque de musée universel, en affirmant que « la notion d’accès universel aux biens culturels exposés dans certains musées présentant un caractère universel ne saurait primer sur la notion morale et juridique de propriété du bien culturel, et que l’accès virtuel aux biens culturels ne saurait se substituer à la jouissance de ces

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mêmes biens dans leur cadre original et authentique53 ». On pourrait aussi, si ce n’est inverser le sens du vent, tout au moins s’intéresser à d’autres sources normatives qui, du point de vue des États africains, fondent un principe de circulation ou de restitution – autrement dit, de proposer une inversion du regard : depuis l’Afrique, que dit le droit sur la circulation et la restitution des biens culturels ? – et l’on s’apercevrait que depuis et en Afrique le droit est également mobilisé sur cette question. Il s’agirait ainsi de poser les linéaments d’une autre écriture des rapports juridiques entre les musées. Viola König. En ce qui concerne l’Allemagne, les ministres réfléchissent à adopter la gratuité d’accès aux musées berlinois. Ce sujet est toutefois secondaire étant donné que les descendants des sociétés d’où proviennent ces objets ne vivent pas en Europe. Dans ce cas, il faudrait aussi prendre en charge leurs frais de transport et de voyage. Oui, aujourd’hui j’élaborerais un autre concept qu’il y a quinze ans lorsque j’avais été associée à la conception du Humboldt Forum. Je n’élaborerais plus de concept d’exposition, mais plutôt un concept de présentation. Le contact quotidien avec les collections telles que les connaissent les conservateurs dans les musées, ainsi que la transmission d’un certain savoir à des visiteurs profanes ont des conséquences sur le terrain que l’on ne peut pas anticiper en consultant la littérature scientifique. Les concepts d‘« universalité » et de « zones de contact » sont désuets, il faut continuer à les développer, comme c’est le cas à de nombreux endroits, par exemple en Amérique du Nord et en Océanie. Il est question de la pluralisation des concepts, de la prise en compte d’espaces dans lesquels ces objets doivent être réintégrés ; c’est aussi une question d’espace et de temps tels qu’ils ne sont ni connus ni vécus en Europe. En d’autres termes, il s’agit de déterminer quels sont les acteurs qui ont le droit d’interpréter ces collections indigènes provenant d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie. Dans la pratique, la manière de présenter ces collections à l’opinion publique en Occident doit être radicalement repensée. Ces collections détiennent un potentiel permettant d’aborder avec transparence et esprit critique les histoires nationales, européenne et globale. Il est impensable de recourir à des concepts d’expositions qui reposeraient sur une mise en scène. Ces collections doivent au contraire être mises à profit pour illustrer le morcellement qu’elles représentent tout en laissant aux descendants des sociétés d’où elles proviennent la possibilité d’exprimer leurs éventuelles réserves quant à l’exhibition publique de ces ressources. J’ai exposé ces idées dans un article paru récemment dans un grand quotidien allemand. Les réactions des lecteurs sont mitigées et les responsables sont plutôt interdits54.

Claire Bosc-Tiessé. Les débats qui accompagnent la mise en place du Humboldt Forum à Berlin font écho à certains de ceux qui ont accompagné la mise en place du musée du quai Branly à Paris il y a une quinzaine d’années. L’expérience de la réalisation du musée du quai Branly et surtout des controverses qu’il a soulevées a-t-elle eu des impacts dans le développement du projet berlinois ? Ou les deux projets se sont-ils développés selon leurs logiques propres sans interaction ? Viola König. L’inauguration du musée du quai Branly et les longs débats qu’il suscita remontent à quinze ou vingt ans. Depuis cette époque, les discussions ont évolué. La question de savoir à l’époque si le musée du quai Branly misait excessivement sur une présentation esthétique, c’est-à-dire sur la dimension artistique, n’a pas été au centre des discussions autour du Humboldt Forum ; il a été davantage question de

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l’antagonisme entre l’apparence extérieure (la reconstruction du château de Berlin) et son contenu (le transfert des collections africaines, américaines, océaniennes et asiatiques du musée de Dahlem). La nécessité d’une recherche scientifique d’envergure en matière de provenance des œuvres d’art et des biens culturels est au centre des discussions autour du Humboldt Forum – même avant les propos remarqués de Macron dans les médias. Benoît de L’Estoile. Je ne connais pas précisément le processus d’élaboration du projet du Humboldt Forum, mais la question de la façon dont sont négociés les héritages coloniaux des deux côtés du Rhin est passionnante55. Le musée du quai Branly a eu un impact important dans le monde des musées, de par le succès public qu’il a rencontré, qui contraste avec le faible nombre de visiteurs de nombre de musées ethnographiques, qui apparaissent souvent aujourd’hui moins attractifs que d’autres. Il a réussi, en l’espace d’une dizaine d’années, à occuper une place de référence. Par conséquent, les nouveaux projets européens en tiennent nécessairement compte. Le musée du quai Branly est longtemps resté imperméable aux discussions dans d’autres contextes nationaux ou internationaux, mettant en avant son succès en termes de visiteurs pour couper court à tout questionnement. À leur tour, les vifs débats autour du projet du Humboldt Forum peuvent avoir un effet rétroactif en France : c’est ce que suggère la nomination, aux côtés de l’intellectuel Sénégalais Felwine Sarr, de Bénédicte Savoy, qui avait démissionné avec fracas l’an dernier du comité de pilotage du Humboldt Forum. Laurella Rinçon. L’ouverture du musée du quai Branly en 2006, comme l’inauguration prochaine du Humboldt Forum sont des expériences qu’il faut resituer dans un contexte plus large, celui de la refondation des musées d’ethnographie européens, qui connaissent, depuis 20 ans, de profonds bouleversements. Ce phénomène a été qualifié par Jean Jamin de « crise des musées d’ethnographie » en 1998, lorsqu’il soulevait la question suivante, de manière provocatrice : « Faut-il brûler les musées d’ethnographie56 ? » De l’achèvement du plan de gestion des collections au Rijksmuseum voor Volkenkunde de Leyde (dit plan Delta, 1997) à la réouverture du Weltmuseum de Vienne (2017), vingt ans se sont donc écoulés qui ont vu naître et s’intensifier ces débats sur la crise du musée européen d’ethnographie, en quête de réponses et de stratégies sur le devenir de ses collections. La liste des refondations est longue : la Sainsbury African Gallery du British Museum a ainsi réouvert en 2001, le Rijksmuseum voor Volkenkunde de Leyde en 2002, le Världkulturmuseet de Göteborg en 2004, le musée du quai Branly en 2006, les salles permanentes du Tropenmuseum, à Amsterdam, ont été rénovées en 2008 et 2009. Cette liste se prolonge dans une seconde vague, avec le Musée d’ethnographie de Genève en 2014, le Weltmuseum de Vienne en 2017, et sont à venir, parmi d’autres refondations, celle du Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren en 2018, du Humboldt Forum de Berlin, du musée d’Ethnographie de Neuchâtel et du musée Pigorini à Rome. Ces institutions s’influencent, travaillent en réseaux57, dans le cadre d’ateliers et de rencontres qui permettent de nourrir la réflexion et d’envisager selon un leitmotiv récurrent la « décolonisation du musée ». On constate tout de même que chacune de ces refondations reste profondément ancrée dans son histoire coloniale, dont aujourd’hui encore elle est un reflet saisissant. La question des restitutions joue dans

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ce contexte le rôle de catalyseur et accélère les processus de remise en cause d’une pratique muséale qui tarde à se renouveler en dépit des positionnements et des discours.

Claire Bosc-Tiessé. Dans une situation où les positions officielles semblaient verrouillées du côté des institutions étatiques européennes, le discours du président français, Emmanuel Macron, à Ouagadougou le 28 novembre 2017, crée une rupture. Des effets de cette déclaration se dessinent-ils ? Vincent Négri. Davantage qu’une rupture, le discours d’Emmanuel Macron décale sur un autre terrain la question de la restitution des biens culturels transférés en métropole pendant la période coloniale. Ce n’est plus l’argument de la légalité, armé par le double ressort d’une appropriation, avant qu’elle ne soit prohibée par le droit international, et de la domanialité publique de ces collections, qui fonde le discours officiel ; à cette légalité, le président de la République associe l’argument de la légitimité. On aurait tort de considérer que cette parole politique est nouvelle. Il y a 40 ans, le directeur général de l’UNESCO, Amadou-Mahtar M’Bow, publiait un appel « Pour le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine culturel irremplaçable » et, quatre ans plus tôt, en 1974, la Conférence générale de l’UNESCO adoptait une résolution mentionnant « la perte de biens culturels due à la colonisation et à l’occupation étrangère » et « déplor[ant] les transferts massifs d’objets d’art d’un pays à un autre, consécutifs à l’occupation coloniale ou étrangère ». Emmanuel Macron réactive une question lancinante à laquelle l’argument classique – occidental – de la légalité de l’appropriation et de la domanialité publique ne peut répondre durablement. En inféodant cet argument à celui de la légitimité, il pose les ferments pour inventer une autre légalité, armée par l’équité. Rappelons qu’en 1978 Amadou- Mahtar M’Bow posait le périmètre de ce droit au retour : « Aussi bien ces hommes et ces femmes démunis demandent-ils que leur soient restitués au moins les trésors d’art les plus représentatifs de leur culture, ceux auxquels ils attachent le plus d’importance, ceux dont l’absence leur est psychologiquement le plus intolérable. Cette revendication est légitime. » Sur cette question-là, le droit peut innover, en s’inspirant d’autres modèles ou en les inventant – en faisant œuvre de création juridique. Benoît de L’Estoile. Il est trop tôt pour évaluer la traduction de cette déclaration dans des dispositifs concrets. En revanche, une telle déclaration a eu pour effet de « libérer des possibles », en ouvrant une brèche dans le discours très fermé des musées occidentaux, français au premier chef, qui excluait presque systématiquement d’imaginer cette hypothèse. La question est de savoir dans quelle mesure cette « déclaration d’intention » sera suivie d’effets, notamment du point de vue de la mise en place des conditions matérielles de réception des œuvres dans les pays africains, ou plus largement dans les pays dits du « Sud global », qui conditionne la possibilité de retours temporaires ou définitifs. On peut noter à ce propos que dans des pays comme le Mexique, qui ont mis en place, dès les années 1930, des politiques de protection du patrimoine national, les musées sont parfaitement équipés, et conservent des collections beaucoup plus riches que celles que l’on trouve hors du Mexique. Dès à présent, on constate des effets dans le monde des responsables de musées et des conservateurs. Ainsi, l’anthropologue Nicholas Thomas, directeur du Museum of Archaeology and Anthropology de l’université de Cambridge, souligne la nécessité de

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prendre en compte les conditions matérielles de mise en œuvre de cette proposition, que « les installations de musée [en Afrique] doivent être améliorées, et qu’il faut renforcer les compétences en conservation et en muséographie. Il affirme que, dans nombre de cas, « le prêt d’œuvres à long terme rendra possible une conservation et une recherche conjointes, et peut être réalisé de façon plus rapide qu’une “restitution” complète58 ». Il appelle la Grande-Bretagne à s’inspirer de cet exemple. De même, Nanette Snoep, aujourd’hui directrice des musées d’ethnologie de Leipzig et Dresde, qui fut pendant plusieurs années en poste au musée du quai Branly, dans un texte appelant à « en finir avec le système de la colonialité59 », affirmait que la déclaration d’Emmanuel Macron constituait un « tournant décisif dans le débat sur le rapport à l’héritage colonial ». Elle évoquait ainsi son espoir de faire émerger un « musée post-Ouagadougou ». D’autres voix, venues d’Afrique, questionnent les motivations de ce geste, suspectant un cadeau symbolique pour faire oublier des inégalités structurelles. Au total, la déclaration d’Emmanuel Macron apparaît donc comme ayant « donné un coup de pied dans la fourmilière », ouvrant ainsi un nouvel espace des possibles. Viola König. Cette bribe de discours devant des étudiants africains ne peut pas être isolée du contexte général du voyage en Afrique et de la nouvelle politique africaine de Macron. De par ses expériences de banquier et d’expert politique en économie et en finances, il utilise habilement le discours mainstream européen favorable à des restitutions pour mener sa politique et mise, pour ce faire, sur la carte culturelle. Les défenseurs européens d’une politique de restitutions et plus encore les partenaires africains en personne doivent désormais se montrer insistants et exiger sans faiblir la mise en œuvre de la proposition de Macron. Ce discours aura véritablement engendré une « rupture » seulement si des actes concrets s’ensuivent immédiatement, c’est-à- dire si la France œuvre à la négociation et à l’organisation de restitutions d’objets provenant de sociétés africaines. Ces mesures ne doivent pas rester limitées à quelques cas exceptionnels qui serviraient de façade. Le musée, en tant qu’institution, est une invention européenne. Que la France construise de nouveaux musées en hommage aux sociétés africaines en vue de concilier ses intérêts culturels et économiques, est-ce vraiment ce à quoi aspirent en priorité les sociétés africaines ? Nos partenaires africains doivent exprimer clairement leurs souhaits, en se plaçant sur un pied d’égalité, et les faire respecter ! Lors de ma prise de fonction au Musée ethnologique en 2001, l’idée de restitutions était encore taboue ; on n’avait par exemple pas le droit de parler de « pillages de sépultures » même si la provenance des objets était évidente. C’est pourquoi je me suis attelée, durant ces années à la tête du Musée ethnologique, à engager en douceur un début de politique de restitutions en initiant un changement de mentalités des responsables publics vis-à-vis des restitutions ainsi qu’en prenant des mesures préparatoires concrètes, toujours en collaboration très étroite avec les sociétés respectives d’où provenaient les objets concernés. Cela a porté ses fruits. J’ai fait des expériences très différentes en la matière. Le Musée ethnologique de Berlin, qui s‘est montré prêt à restituer deux momies d’enfants provenant des îles du détroit de Torrès – opération pour laquelle une simple demande écrite aurait suffit – n’a pas obtenu de réponse depuis 2014, bien que l’ambassade d’Australie eût entamé précédemment des démarches dans ce sens. En revanche, l’ensemble du processus visant à restituer une collection qu’Adrian Jacobsen s’était appropriée en pillant des

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sépultures au cours d’une expédition en Alaska en 1881-1883 s’est déroulée en un laps de temps très court. La Chugach Alaska Corporation a déposé une demande de restitution en février 2016 et obtenu une réponse favorable dès décembre 2017. Laurella Rinçon. Les effets sont rapides et semblent exponentiels. Un débat qui s’enlisait et ne suscitait pas d’intérêt partagé a été ravivé, et les prises de positions et déclarations politiques des décideurs, émanant autant de pays d’origine des biens, que de pays les conservant dans leurs musées et centres de recherche, se sont multipliées au cours de ces six derniers mois. La presse s’est ainsi fait l’écho de ce qui peut apparaître comme une course de vitesse, où institutions et États rivalisent d’effets d’annonce. Si dans les pays scandinaves la question des restitutions est traitée depuis plus d’une décennie, il semble que le discours de Ouagadougou ait décrispé les positions en France où la question demeurait un impensé dans les milieux professionnels, voire un tabou. Mais « l’effet-Macron » agit également dans d’autres pays européens, l’Allemagne, entre autres, qui avait amorcé une réflexion et des collaborations avec de nombreux pays renforce sa volonté politique et ses actions emblématiques, comme pour ne pas être prise de vitesse. La publication, en mai 2018, par l’association des musées allemands, d’un guide de bonnes pratiques pour la gestion des collections issues d’un contexte colonial60, inscrit la volonté de la ministre de la Culture Monika Grütters de porter cette question sur la scène politique et de lancer une réflexion dans les institutions. En écho, l’UNESCO a organisé la conférence internationale « Circulation des biens culturels et patrimoine en partage : quelles perspectives ? » le 1er juin 2018, comme pour réactiver l’appel « Pour le retour, à ceux qui l’ont créé, d’un patrimoine culturel irremplaçable », lancé dès le 7 juin 1978, par Mr. Amadou-Mahtar M’Bow, alors directeur général. Il y a 40 ans, cet appel encourageait déjà à un changement de paradigme avec la mise en place du Comité intergouvernemental pour la promotion du retour de biens culturels à leur pays d’origine ou de leur restitution en cas d’appropriation illégale (ICPRCP). Ce contexte engage les États à mettre en œuvre un dialogue renouvelé sur la question de la mobilité des biens culturels aujourd’hui conservés hors de leur substrat d’origine. Des projets de partenariats émergent, dans l’objectif de renforcer les liens historiques qui unissent les États et deviennent emblématiques de formes de coopérations revisitées à l’aune d’un nécessaire dialogue interculturel.

NOTES

1. Ezio Bassani, African Art and Artefacts in European Collections 1400-1800, Londres, British Museum Press, 2000. 2. On peut par exemple regarder le sommaire du n o XXX/1 de Museum , revue publiée par l’UNESCO, consacré en 1979 au retour et à la restitution de biens culturels.

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3. Ece Velioglu, Anne Laure Bandle, Alessandro Chechi, Marc-André Renold, « Case Three Nok and Sokoto Sculptures – Nigeria and France », sur la base de données ArThemis, Art-Law Centre, University of Geneva, décembre 2012 [en ligne, URL : http://unige.ch/art-adr (consulté le 24 mai 2018)]. 4. Seth Médiateur Tuysabe, Justine Ferland, Marc-André Renold, « Affaire Bélier malien – France, Jacques Chirac et Mali », sur la base de données ArThemis, Centre du droit de l’art, Université de Genève, décembre 2015 [en ligne, URL : http://unige.ch/art-adr (consulté le 24 mai 2018)]. 5. http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique- emmanuel-macron-a-l-universite-ouaga-i-professeur-joseph-ki-zerbo-a-ouagadougou/ (consulté le 18 décembre 2017). En mars 2018, le président de la République française a ensuite confié une mission de réflexion et de consultation sur les conditions de restitution à Bénédicte Savoy, professeur d’histoire de l’art à la Technische Universität de Berlin et au Collège de France, et à Felwine Sarr, professeur d’économie à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, dont les conclusions doivent être rendues en novembre de cette année. 6. En raison des missions qui leur ont été confiées, Bénédicte Savoy et Didier Houenoude n’ont pas pu participer à ce débat comme cela était initialement prévu. 7. Laurella Rinçon, « Visiteurs d’origine immigrée et réinterprétation des collections au Världkulturmuseet de Göteborg », dans Culture & Musées, no 6, 2005, p. 111-127. 8. Je me permets de renvoyer à mon article « L’oubli de l’héritage colonial », dans Le moment du quai Branly, numéro thématique de Le débat, novembre 2007, no 147, p. 91-99, où je proposais de distinguer « colonisation » au sens strict, domination juridique par un pays européen de territoires extérieurs et « rapport colonial » désignant l’ensemble de modalités de rapports asymétriques entre l’Europe et les autres continents, dans une période qui va du XVe au XXIe siècle, qui prend des formes très variées allant de l’appropriation forcée à l’échange mutuel. 9. C’est à ces questions qu’est consacré le séminaire collectif : « Réécrire le passé colonial : enjeux contemporains des collections de musée », voir : http://sciences-sociales.ens.fr/Reecrire-le- passe-colonial-enjeux.html. 10. Thomas Biersteker, Cynthia Weber (dir.), State Sovereignty as Social Construct, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. 11. Fernando Coronil, « Beyond Occidentalism: Toward Nonimperial Geohistorical Categories », dans Cultural Anthropology, vol. 11, no 1, 1996, p. 51-87. 12. « [D]ifference is turned into otherness », Coronil, 1996, cité n. 11, p. 73. 13. « [I]nterconnected peoples come to lead separate lives », Coronil, 1996, cité n. 11, p. 73. 14. Birgit Schäbler (dir.), Area Studies und die Welt. Weltregionen und neue Globalgeschichte, Mandelbaum Verlag, Vienne 2007, p. 37 ; Dietmar Rothermund, Ibidem, p. 213. 15. Arnaud Nanta, « L’organisation de l’archéologie antique en Corée coloniale (1902-1940) : du terrain aux musées coloniaux », dans Ebisu, no 52, 2015, p. 117-154, ici p. 133 [en ligne, URL : http://ebisu.revues.org/1635 (consulté le 23 mai 2018)]. 16. Mais ce n’est pas toujours le cas : le travail d’Elizabeth Ferry, par exemple, porte sur la patrimonialisation d’une mine d’argent par ses travailleurs, voir Elizabeth Emma Ferry, Not Ours Alone. Patrimony, Value, and Collectivity in Contemporary Mexico, New York, Columbia University Press, 2005. 17. Paula López Caballero, « Which Heritage for which Heirs. Pre-Colonial Past and Colonial Legacy in the National History of Mexico », dans Social Anthropology / Anthropologie Sociale, Special Issue, no 16-3, 2008, p. 329-345. 18. Haydée López Hernández, En busca del alma nacional. La construcción de la ”cultura madre“ en los estudios arqueológicos en México (1867-1942), thèse de doctorat en philosophie de la science, Université Nationale Autonome du Mexique (UNAM), Mexico, 2010. 19. Il s’agit de la Fondation des biens culturels coréens à l’étranger, créée en 2012, et placée sous la tutelle de la puissante Administration du patrimoine culturel (Cultural Heritage

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Administration). Le décompte des biens culturels coréens conservés au Japon date du 1er avril 2018. Voir la liste des pays qui possèdent des biens culturels coréens : http:// www.overseaschf.or.kr/site/homepage/menu/viewMenu?menuid=002003002. En dix ans et depuis 2008, le chiffre a plus que doublé passant de 76 143 à 172 316 biens recensés (2018). 20. Voir par exemple le cas des vols de statues bouddhiques coréennes au Japon, évoqué plus loin. 21. Pour certains chercheurs coréens, tel Yi Sunja, les fouilles conduites durant la colonisation étaient toutes illégales car imposées du fait de la domination coloniale ; alors que les autorités japonaises opposaient fouilles légales conduites en cohérence avec leurs recherches sur l’histoire de la péninsule coréenne et pillages illégaux. Voir l’article d’Arnaud Nanta, « Les débats au XXe siècle sur la légalité de l’annexion de la Corée : histoire et légitimité », dans Cipango, no 19, 2012, p. 75-110 [en ligne, URL : https://cipango.revues.org/1676 (consulté le 23 mais 2018)]. 22. « Agreement on Art Objects and Cultural Cooperation ». La Corée avait soumis une liste de 1 431 biens culturels coréens conservés au Japon (dont 544 antiquités et 852 ouvrages) en vue d’une restitution. Voir le texte du traité : https://treaties.un.org/doc/Publication/UNTS/ Volume%20583/volume-583-I-8473-English.pdf. 23. « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels », décembre 2002, disponible sur le site internet du British Museum (en anglais) : www.thebritishmuseum.ac.uk/ newsroom/current2003/universalmuseums.htm. 24. Colloque « Les nouveaux visages de l’interculturalité. Quel patrimoine, quel musée, quelle bibliothèque, quel objet à l’heure de l’interculturalité et du métissage des populations et des cultures ? Pour quels publics ? », Paris, Bibliothèque nationale de France, 18 novembre 2004. 25. George Abungu, « The Declaration: a Contested Issue », dans ICOM News, vol. 57, no 1, 2004. 26. Paracas: A Stolen World, Göteborg, Världkulturmuseet, 18 septembre 2008 – 9 janvier 2011. 27. Les forêts natales, arts d’Afrique équatoriale atlantique, Paris, musée du quai Branly, 3 octobre 2017 – 21 janvier 2018. 28. Barbara Cassin, Danièle Wozny (dir.), Les intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne, Paris, Démopolis, 2014. 29. Emmanuel Kasarhérou, Gaye Sculthorpe, Nicolas Thomas, Michel Coté et Vincent Négri, « Dialogue des cultures et circulations des œuvres », dans Musée du quai Branly – Jacques Chirac, 10 ans après, actes du colloque (Paris, musée du quai Branly, 2016), Paris, musée du quai Branly (Les actes), 2017, [En ligne, URL : http://actesbranly.revues.org/794 (consulté le 12 novembre 2017)]. Voir aussi le catalogue de l’exposition : De jade et de nacre : patrimoine artistique kanak, cat. exp. (Nouméa, musée territorial de Nouvelle-Calédonie, 1990 / Paris, Musée national des arts africains et océaniens, 1990-1991), Paris, Réunion des musées nationaux, 1990. 30. Ce programme a malheureusement été interrompu depuis faute de financement, ce qui pointe une des principales difficultés rencontrées par les programmes d’exposition coopérative : celui du financement. Bien des programmes qui prévoient une coopération entre musées européens et africains s’arrêtent, ou se limitent au financement des voyageurs européens pour aller en Afrique. 31. Conférence internationale, « Circulation des biens culturels et patrimoine en partage : quelles perspectives ? », UNESCO, 1er juin 2018. 32. Ibidem. 33. Il n’est que de citer les accords conclus entre l’Italie et les musées américains entre 2006 et 2008, concernant des biens archéologiques issus de pillages en Italie et acquis par ces musées américains dans les années 1970. Sur un autre versant, les modèles juridiques mis en œuvre pour le patrimoine naturel pourraient également façonner d’autres modes de penser les revendications ; il ne s’agit plus d’envisager la question au seul prisme de la propriété, mais de reconnaitre les diversités de contextes et la pluralité des droits qui y sont attachés. Cet enjeu se joue aussi dans les appariements entre diversité culturelle et biodiversité (je me permets de

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renvoyer à la recherche collective, dont j’ai dirigé la publication : Vincent Négri (dir.), La diversité dans la gouvernance internationale. Perspectives culturelles, écologiques et juridiques, Bruxelles, Bruylant, 2016). 34. Voir le décret n°2011-527 du 16 mai portant publication de l’accord entre la France et la république de Corée relatif aux manuscrits royaux de la Dynastie Joseon, signé à Paris le 7 février 2011 (Journal officiel, 18 mai 2011). 35. Voir par exemple le catalogue : 145 nyŏn manŭi kwihwan, oegyujanggak ŭigwe / 145년 만의 귀환, 외규장각 의궤 (The Return of the Oegyujanggak Uigwe from France: Records of the State Rites of the Joseon Dynasty), cat. exp. (Séoul, National Museum of Korea, 2011), Séoul, National Museum of Korea, 2011. 36. Manuel Buróno Díaz, « Comunidades, patrimonio y arqueólogos: relaciones entre municipios e instituciones culturales en Oaxaca en el periodo indigenista », dans Estudios Ibero-Americanos, vol. 42, no 1, ene.-abr. 2017, p. 67-80. 37. Sandra Rozental, « Unearthing Patrimonio: Treasures and Collectivity in San Miguel Coatlinchan », dans Olaf Kaltmeier et Mario Rufer (dir.), Entangled Heritage: (Post)Colonial Perspectives on the Uses of the Past in Latin America, Londres, Ashgate/Routledge, 2017 ; Eadem, La piedra Ausente, long-métrage documentaire, co-dirigé avec Jesse Lerner, coproduction Institut national d’anthropologie et histoire (INAH) et Institut Mexicain de Cinématographie (IMCINE), 2013 (voir : www.lapiedraausente.com). 38. Eduardo Abaroa, Destrucción total del Museo de antropología, Mexico, Athenée Press, 2017. 39. Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Poétique III, Paris, Gallimard, 1990. 40. Édouard Glissant, La cohée du lamentin. Poétique V, Paris, Gallimard, 2005. 41. Bénédicte Savoy, « Restitution du patrimoine africain, il faut y aller dans la joie », dans Le Monde du 12 janvier 2018. 42. La notion qui émerge à l’occasion de cette expérience est décrite dans l’article de Rinçon, 2005, cité n. 7, et a été développée au prisme des théories de La Relation d’Édouard Glissant, notamment dans l’article de Laurella Rinçon, « De Dakar au Havre, échos d’une muséographie de La Relation », dans Hamady Bocoum, Étienne Féau, Cédric Crémière, Vers le musée africain du XXIe siècle, Le Havre / Paris, Muséum du Havre / MKF éditions, 2018. 43. Laurella Rinçon, Le musée comme zone de contact, nouveaux discours, nouvelles pratiques, Paris, Alternatives, 2018. 44. Karen Engle, The Elusive Promise of Indigenous Development: Rights, Culture, Strategy, Durham, Duke University Press, 2010. 45. Arlette-Louise Ndakoze, « Koloniale Verantwortung Deutschlands. Das Erinnern an Kolonialismus-Verbrechen wirkt allmählich », dans Deutschlandfunk Kultur, 28 mars 2018 [en ligne, URL : http://www.deutschlandfunkkultur.de/koloniale-verantwortung-deutschlands-das- erinnern-an.1005.de.html?dram:article_id=414128]. 46. Les frais de vente, à la charge du vendeur, sont couramment de 18% TTC du produit de la vente, auxquels peuvent s’ajouter des frais d’expert. 47. S. E. Patrice Talon, président du Bénin, allocution d’ouverture, conférence internationale, « Circulation des biens culturels et patrimoine en partage : quelles perspectives ? », UNESCO, 1er juin 2018. 48. Arno Bertina, Des Lions comme des danseuses, Lille, La Contre-allée (Fictions d’Europe). Publié en 2015, le récit imagine une série d’événements qui se déroulent dans les années 2015-2019. 49. Talon, 2018, cité n. 47. 50. Talon, 2018, cité n. 47. 51. Il faut noter en ce sens l’effort que réalise le musée d’Ethnographie de Genève. En particulier, les objets présentés dans l’exposition permanente sont documentés sur un site très précieux. Voir par exemple : http://www.ville-ge.ch/meg/incontournables_section.php?section=45. 52. Voir le site du musée : http://www.minpaku.ac.jp/english/.

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53. Résolution UNESCO 34 C/44, adoptée le 2 novembre 2007, portant sur le renforcement de la protection des objets culturels par la lutte contre leur trafic illicite et le développement des musées dans les pays en développement. 54. Viola König, « Zeigt endlich alles ! Warum nur ein radikales Konzept das Humboldt Forum noch retten kann. », dans Die Zeit, 28 avril 2018 [en ligne, URL : https://www.zeit.de/2018/18/ humboldt-forum-berlin-sammlung-gewalt-aufklaerung]. 55. Avec un collectif de chercheurs, nous poursuivons un projet intitulé « France et Allemagne face aux héritages coloniaux : relectures contemporaines des collections de musée », voir : http://www.ciera.fr/fr/node/13842. 56. Jean Jamin, « Faut-il brûler les musées d’ethnographie ? », dans Gradhiva, no 24, 1998, p. 65-70. 57. International Network of Ethnography Museums (RIME), Benin Dialogue Group, European network of diasporas associations and ethnographic museums (READ ME), Sharing a World of Inclusion, Creativity and Heritage (SWICH). 58. Nicholas Thomas, « We Need to Confront Uncomfortable Truths About European Colonial Appropriation », dans The Art Newspaper, 27 novembre 2017 [en ligne, URL : https:// www.theartnewspaper.com/comment/macron-repatriation]. 59. Nanette Snoep, « Schluss mit dem „System der Kolonialität“! », dans Die Welt, 20 février 2018 [en ligne, URL : https://www.welt.de/print/die_welt/kultur/article173757893/Schluss-mit-dem- System-der-Kolonialitaet.html]. 60. “Guide to Dealing With Collection Goods From Colonial Contexts” outline methodologies for provenance research and possibilities for restitution, Berlin, German Association of Museums, may 2018.

INDEX

Parole chiave : mercato dell’arte, politica artistica, diritto dell’arte, mondo, globalizzazione, storia coloniale, politica museale, museo, proprietà artistica, spoliazione, riparazione, restituzione, collezioni, storia delle collezioni, identità, patrimonio, museo universale, universalismo Mots-clés : marché de l’art, politique artistique, droit de l’art, monde, mondialisation, histoire coloniale, politique muséale, musée, propriété artistique, spoliation, restitution, réparation, collections, histoire des collections, identité, patrimoine, musée universel, universalisme Index géographique : Asie, Europe, Afrique, Amériques, Océanie, Mexique, France, Corée, Japon, Kenya, Éthiopie, Allemagne Keywords : art market, artistic policy, art law, world, globalization, colonial history, museum policy, museum, artistic property, spoliation, restitution, reparation, collections, identity, heritage, universal museum, universality Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

VIOLA KÖNIG

Viola König a été la directrice de l’Ethnologisches Museum de Berlin (2001-2017) et du Übersee- Museum Bremen (1992-2001). Elle est professeure en Sciences culturelles à l’Universität Bremen

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et en études précolombiennes à la Freie Universität Berlin. Elle a été chargée de la conception de la muséographie du Humboldt Forum à Berlin.

BENOÎT DE L’ESTOILE

Benoît de L’Estoile, anthropologue, est directeur de recherche au CNRS (Centre Maurice Halbwachs) et professeur à l’école normale supérieure (PSL). Il travaille notamment sur les héritages coloniaux dans les musées et le patrimoine ; il est l’auteur de Le goût des Autres. De l’exposition coloniale aux Arts premiers (Flammarion, 2007).

PAULA LÓPEZ CABALLERO

Historienne et anthropologue, Paula López Caballero est chercheure au CNRS (Sciences Po – CERI) et à l’Universidad Nacional Autónoma de México (CEIICH-UNAM). Son travail porte sur les processus historiques et les pratiques sociales contemporaines conditionnant l’organisation de la distinction entre « Indien » et « non-Indien » au Mexique, comprise comme un aspect des trajectoires historiques de formation de l’État et la nation. Sa dernière publication est un ouvrage collectif intitulé Beyond Alterity. Destabilizing the Indigenous Subject in Mexico.

VINCENT NÉGRI

Vincent Négri est chercheur à l’Institut des Sciences sociales du Politique (UMR 7220 : CNRS, ENS Paris-Saclay, université Paris Nanterre). Ses travaux de recherche et ses publications portent sur le droit comparé et le droit international de la culture et du patrimoine culturel, ainsi que sur les rapports entre normes et cultures.

ARIANE PERRIN

Ariane Perrin est historienne de l’art et spécialiste de l’histoire de l’art de la Corée qu’elle enseigne à l’Institut catholique de Paris. Elle est chercheure associé à l’UMR 8173 « Chine, Corée, Japon » CNRS – EHESS et travaille notamment sur la question des restitutions des biens culturels coréens exportés illégalement.

LAURELLA RINÇON

Laurella Rinçon est conservatrice du patrimoine, spécialiste des arts d’Afrique. Elle est experte- associée à la Division du patrimoine de l’UNESCO et chercheure-associée au département des Sciences sociales de l’École normale supérieure de Paris, où elle collabore à l’axe « Musées et héritages coloniaux ». Elle étudie les processus de créolisation dans les arts d’Afrique et la mutation des musées européens d’ethnographie, en particulier en Suède, aux Pays-Bas et en France.

CLAIRE BOSC-TIESSÉ

Chercheure au CNRS, Claire Bosc-Tiessé est conseillère scientifique à l’INHA, responsable du domaine « Histoire de l’art du XIVe au XIXe siècle » et du programme « Vestiges, indices, paradigmes : lieux et temps des objets d’Afrique, XIVe-XIXe siècles ». Elle mène plusieurs projets de recherche collectifs sur l’Éthiopie entre le XIIIe et le XVIIIe siècle.

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Entretien

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Entretien avec Alain Corbin par Georges Vigarello

Alain Corbin et Georges Vigarello

L’école des Annales a su rompre, dès les années 1920-1930, avec une histoire des événements, celle de la marche politique du monde, celle des nations, celle des faits rythmant les frontières et les structures des sociétés : l’histoire, autrement dit, des régimes étatiques, des batailles, des traités. Non que ces thèmes soient négligeables ou dérisoires. Non même qu’ils manquent de légitimité. Leur pertinence n’est autre qu’évidente. Elle est même majeure. Mais cette École a inventé, de surcroît, une histoire des comportements, des modes de vie, des cultures, des techniques, des savoirs. Elle s’est inspirée des sciences humaines récentes, découvrant la psychologie, la sociologie, l’anthropologie. Elle a tenté de cerner les individus autant que les collectivités. Elle a tenté de pénétrer le sens de l’existence, la transformation des visions du monde, le champ des croyances et des idées. Elle s’est interrogée sur l’enjeu des découvertes scientifiques, sur celui des options matérielles, sur celui des modes d’investissements religieux. Elle a, du coup, inventé ou reprécisé des mots, des notions, des expressions, correspondant à autant d’objets inédits, tous censés révéler de nouveaux territoires d’investigations pour les historiens : les « outils mentaux » caractérisant une époque, les « mentalités », les « sentiments », les « goûts »... Les curiosités se sont émiettées, les regards se sont aiguisés. Des ouvrages remarquables sont issus de telles approches : le livre de Marc Bloch, Les rois thaumaturges, étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale (1924), celui de Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle (1942), celui de Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime (1960), celui d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Les paysans du Languedoc (1966). Bien d’autres encore, trop nombreux, traversent, tout autant, les sentiments, les catégories de pensée, les modes de vivre et d’exister. Il est possible de mesurer l’apport d’une telle perspective, en comparant deux approches : celle de la guerre de 1914 cantonnée aux déplacements des armées, à leurs tactiques, à leurs armements, à leur nombre d’unités, à leurs effets territoriaux, et celle de la guerre de 1914 sensible à la culture des tranchées, aux types de souffrances éprouvées, aux traumas « infligés », aux comportements individuels et collectifs adoptés. Non que ces deux approches soient contradictoires, la seconde, en revanche, se veut plus proche de la chair, plus empathique avec la vie. Cette même perspective s’est approfondie lorsque s’est affirmé, mais aussi affiné, le projet d’une « histoire culturelle » avec les années 1980, centrée sur deux notions notables : les représentations, les pratiques. Un exemple en montre la fécondité : comprendre les

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transformations de l’espace privé, c’est montrer comment se construit lentement la « représentation » d’un « lieu pour soi », comment s’imaginent des frontières, des distances, des séparations ; c’est montrer encore comment s’installent des « usages », comment se « formulent » des pratiques, de l’indépendance de la chambre à coucher à celle de la lecture en « fors privé », de l’indépendance des lieux d’aisance à celle de l’entretien de soi dans la salle de bain. C’est l’histoire de l’individu, avec ses relations, ses attentes, ses entours, qui est, au bout du compte, ici mobilisée. Représentations et pratiques, autant de repères pour cerner et comprendre toujours mieux le « concret » des comportements. Une fois évoquées de telles démarches, leurs réussites, leurs ambitions, l’œuvre d’Alain Corbin prend tout son sens. L’originalité y est d’avoir objectivé un territoire demeuré latent dans l’ensemble des propositions précédentes, alors qu’il est décisif : la « sensibilité », dans son existence la plus physique et la plus culturelle à la fois, la restitution historique de ce qu’éprouvent nos « sens », de l’odorat à l’audition, du toucher à la vue, du goût aux perceptions « profondes ». Chaque livre restitue dès lors un univers, mieux, chaque livre illustre comment s’élaborent des manières de se lier au monde, d’en ressentir le contact, d’en être traversé, habité, avant que se révèlent d’autres modes d’occuper les lieux et d’en ressentir l’imprégnation. Constructions et déconstructions s’enchaînent. La profondeur supplémentaire est d’immerger la sensibilité dans ses valences les plus variées, du psychologique au symbolique, du social à l’économique, de l’individuel au collectif. Le travail sur l’odeur dans Le miasme et la jonquille (1982) est de rappeler combien les conflits sociaux du XIXe siècle mobilisent un versant « viscéral », confrontant des perceptions physiques différentes, solidifiant mépris et rejets autour des effluves, focalisant l’imaginaire sur des émanations et des flux. Le travail sur la vue dans Le territoire du vide, l’Occident et le désir du rivage, 1750-1840 (1988), montre comment s’invente, avec ce passé proche du contemporain, une manière pour l’individu de se penser autrement, de se confronter aux éléments, de leur donner une portée cosmique tout en jouissant plus intensément de leur présence. La plage déploie, à travers un spectacle autrement mesuré, une intériorité autrement éprouvée. Il peut s’agir d’aiguisement, il peut aussi s’agir de perte. Le travail sur l’herbe dans La fraîcheur de l’herbe, histoire d’une gamme d’émotions de l’antiquité à nos jours (2018) montre comment sont oubliés aujourd’hui les odeurs du foin coupé, le « bourdonnement du petit monde des prés », ou « l’érotisme du lit d’herbe ». D’où ces centrations inédites et toutes fabriquées sur les balcons fleuris et les façades végétalisées. Ce que le livre permet de mieux comprendre et d’interpréter. Aucun doute, les sens peuvent aussi se combiner dans un tel projet : l’odeur mobilise un odorat provoquant des effets visuels et territoriaux, la plage mobilise une vue provoquant des effets musculaires, tactiles, coenesthésiques, l’herbe mobilise, davantage encore, plusieurs sens, l’odorat, la vue, l’audition, le toucher... L’entreprise se complexifie, révélant avec bonheur le fourmillement du sensible. Ce qui oblige à une inévitable confrontation avec l’esthétique. La plage est autant affrontement à l’eau que « tableau ». L’herbe est autant milieu que plaisir du regard. La sensibilité ici explorée ne se limite heureusement pas à la physiologie des nerfs, elle ouvre sur la complexité du monde, elle sait, avec un talent inégalé, en restituer le tragique autant que le sublime [Georges Vigarello]. Georges Vigarello. Pour commencer je dirais que tes textes constituent aujourd’hui un vaste ensemble, largement original, où tu parviens à te confronter, de manière assez magistrale, avec un luxe tout particulier d’exemples, de situations, de cas, de récits, à une diversité considérable de messages sensoriels, appartenant tous à l’histoire. Il faut dire davantage, ces messages tu les « historicises », tu en montres les changements, les ruptures, les continuités, tu les relies à un temps, une culture, un milieu. Ou, mieux, dans certains cas, tu rends historique ce qui semblait ne pas l’être et avoir existé de toute éternité. Le véritable travail pionnier est là, à mon sens : les sens deviennent historicisables dans ta perspective. Un mot encore, pour ceux qui s’intéressent

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à l’art, une partie de ton travail peut être sous-tendue par de la mise en scène illustrée, visualisée, soutenue même par une esthétique du regard. Alain Corbin. D’abord je te remercie d’avoir réfléchi à cela. Je crois qu’il faudrait historiciser ce que tu rapportes, parce qu’aujourd’hui l’histoire de la réception des messages sensoriels a ses papes : David Howes1 et Constance Classen2. Ils ont créé une revue, The Senses and Society ; ils ont fait une histoire, par exemple, du sensoriel dans les villes d’Occident3. C’est donc à présent quelque chose qui est bien identifié, mais il est vrai que l’origine n’est pas très ancienne, elle date plus précisément de 1990, lorsque j’avais publié un article réclamant une histoire de l’anthropologie sensorielle4 ; cet article a été l’un de leurs points de départ. Cette anthropologie sensorielle que j’avais pratiquée déjà en 1982, en 1988 et dans l’article que j’évoque paru dans Le Temps, le désir et l’horreur5. J’ai aussi eu l’occasion de donner une conférence sur l’histoire du toucher à Blois6. D’où cette histoire vient-elle ? De Lucien Febvre, d’un Lucien Febvre très précoce. En 1954-1955, mon professeur d’histoire médiévale, à Caen, qui s’appelait Michel Boüard, était un fanatique de l’école des Annales. Il nous disait : « lisez Lucien Febvre ! » J’ai été par la suite envoyé en Algérie. Pendant vingt-sept mois de réflexion et de désœuvrement, l’idée m’est venue de faire une histoire des gestes. Lorsque je suis rentré en 1962 et que j’ai déclaré cette intention à Michelle Perrot, elle m’a assuré : « Si vous allez voir [Ernest, NdlR] Labrousse et que vous lui dites que vous voulez faire l’histoire des gestes vous êtes perdu, vous ne ferez jamais carrière. » Alors j’ai choisi le Limousin7. Après dix ans (et 1 600 pages), j’ai eu l’idée de travailler sur la prostitution et j’ai publié Les Filles de noce en 1978. C’est pour cette raison que j’ai participé à une exposition du musée d’Orsay, en 2015, intitulée Splendeurs et misères8. J’ai préfacé le petit catalogue des objets et j’ai donné une conférence ; je sais que les commissaires de l’exposition s’étaient initialement inspirés de mon livre9. Ne l’oublions pas, au XIXe siècle, la prostitution était un très grand thème pictural.

Georges Vigarello. C’est d’autant plus intéressant que dans un certain nombre de maisons, dont demeurent des traces aujourd’hui, les murs sont constellés de représentations qui suggèrent des activités érotiques. Alain Corbin. Bien sûr, mais ce n’était pas mon but. J’avais simplement remarqué qu’il y avait une lacune dans la Bibliographie annuelle de l’histoire de France. Le mot « prostitution » ne figurait pas à l’index de cet ouvrage. Je me suis aperçu, en lisant les archives concernant les prostituées, que l’olfaction était extrêmement pesante dans tous les discours concernant ces femmes, leur habitat, leur quartier, notamment la Cité. Dans les écrits de Parent-Duchâtelet comme dans ceux de tous les sociologues du temps qui luttaient contre le choléra, l’odorat revenait sans cesse – évidemment, dans un contexte néo-hippocratique, celui des « miasmes », etc. J’avais déjà constitué un petit dossier lorsque j’ai rédigé assez vite ce texte sur l’odorat10 ; or, ce petit livre est celui qui eut le plus de retentissement dans l’ensemble du monde ; il a été plus présent en Allemagne qu’en France, par exemple.

Georges Vigarello. Il a suggéré le roman de Süskind11… J’ajouterai à ce surjet deux remarques. Je trouve que dans ta thèse, Archaïsme et modernité du Limousin12, il y a déjà une présence assez forte du sensible. La façon dont sont décrits les logements des ruraux, la manière dont les animaux se mêlent aux humains, les fenêtres qui ne sont pas toujours ouvertes… Peut-être le constate-t-on a posteriori, quand on te lit en sachant ce

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que tu as écrit ensuite, mais cela mérite d’être souligné. Il y a déjà là un intérêt pour et une présence du sensible. Alain Corbin. Lors de la préparation de ma thèse, le directeur m’avait initialement imposé de consulter les mercuriales13. Mais cela n’avait guère de sens puisque les individus que j’étudiais mangeaient des châtaignes, tuaient des lapins et faisaient des provisions ; les mercuriales n’avaient donc aucun intérêt. Je me suis replié sur l’anthropologie du corps. C’est-à-dire ce qui concernait la taille des individus, leur nourriture, leurs vêtements, leur comportement démographique – donc indirectement leur comportement sexuel –, la maladie, la mort. Outre ceux de Lucien Febvre, il faut citer les travaux de Robert Mandrou, d’Alphonse Dupront, de spécialistes de géographie humaine, d’ethnologie ; sans oublier la démographie historique, alors impulsée par Jacques Dupâquier et Marcel Reinhard.

Georges Vigarello. La deuxième remarque que je voulais faire est la suivante : bien sûr tu as raison en disant que l’intérêt pour les maisons de prostitution passe notamment par la sensibilité à l’odeur, au parfum plus ou moins travaillé, à une « atmosphère », mais il y a autre chose dans ce travail, qui renvoie à des textes à venir et, en particulier, à L’harmonie des plaisirs14. Tu soulignes en particulier que le bourgeois, dans ce milieu de la prostitution, expérimente un « plaisir » que la tradition lui interdit. Rien d’autre alors que le signe d’une sensibilité en voie d’aiguisement, d’approfondissement, une quasi appropriation d’un hédonisme jusque-là refusé. Alain Corbin. Il y a un dimorphisme sexuel dans ces milieux, à l’époque.

Georges Vigarello. C’est très important comme idée. Elle renvoie d’ailleurs à un autre texte révélateur d’un changement de culture, la thèse d’état d’Anne-Marie Sohn intitulée Chrysalides. Femmes dans la vie privée15, qui portait sur les conflits dans les couples plutôt populaires, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Elle s’inspire des conflits traités par les tribunaux judiciaires et des débats face aux magistrats. Elle montre que dans un certain nombre de ces conflits, le viol16 notamment, l’homme explique ses « transgressions » (quelquefois très graves d’ailleurs) par la nécessité de recourir à des plaisirs que le mariage ne lui offre pas. Double remarque dès lors : revendication, cynique je vous l’accorde, d’une sensibilité nouvelle, mais ignorance aussi, durable sans doute, du plaisir féminin. Alain Corbin. Je suis d’accord avec l’idée d’érotisation du couple conjugal à la fin du XIXe siècle. C’est le moment d’expansion de la maison de rendez-vous, celle qui est représentée dans le film Belle de jour17. Pour revenir à la question de l’odorat, celle-ci était tellement prégnante durant la première partie du XIXe siècle que les archives du conseil d’hygiène de Paris en étaient remplies. La majorité des plaintes ne concernaient pas le bruit, contrairement à ce que l’on pourrait croire ; l’intolérance au bruit date plutôt des années 1860. Or, au XVIIe siècle déjà, il y avait beaucoup de bruit dans la ville ; que l’on songe aux « embarras » de Paris évoqués par Boileau18. Durant la première moitié du XIXe siècle, c’était l’odorat qui dominait. On pourrait illustrer cela, indirectement, par l’importance du chiffonnier ou par celle accordée au choix des fleurs : la jeune fille ne devait pas respirer les lys, selon Michelet, car cette senteur était un peu trop forte. C’est aussi à ce moment que la parfumerie commence à produire des eaux parfumées et non plus des parfums musqués. Il est difficile d’illustrer cela, si ce n’est par les flacons des parfumeurs19. Georges Vigarello. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles cet ouvrage est aussi fascinant : il s’agit d’évoquer des objets totalement évanescents. L’image ne peut les saisir, les mots peuvent à peine les définir, les allusions peuvent les approcher. On le voit dans l’interminable travail consistant à traquer les termes, les expressions, leurs nuances, leurs catégorisations. On le voit encore dans la manière dont les peintres, jouent, quant à eux, avec

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l’allusif, le suggestif, les poses physiques, le pli des draps, le chiffonnement des linges, la place des meubles, la présence de l’eau, comme le font Degas ou Toulouse Lautrec.

Alain Corbin. Ce qui est sous-tendu ici, c’est la « distinction » selon Pierre Bourdieu20. Le peuple « sent mauvais » et par conséquent ceux qui ne lui appartiennent pas cherchent à se « déodoriser ». De même, le peuple « hurle » dans ses enceintes et le bourgeois, quant à lui, cherche à parler mezzo voce. Dans Germinal de Zola, après le départ de la délégation syndicale, Mme Hennebeau, la propriétaire des mines, indique qu’il faut ouvrir la fenêtre21. C’est le geste des médecins qui, dès qu’ils entraient dans une maison pendant la pandémie de choléra, cassaient les vitres avec leur canne, afin d’aérer. Cela a été mis en évidence par Michel Foucault. À nouveau, on ne peut pas vraiment l’illustrer. Je me suis surtout intéressé à Parent- Duchâtelet22, le grand hygiéniste. Il a beaucoup étudié les égouts dans lesquels, selon lui, il aimait vivre. Il pensait qu’il fallait purifier la ville. Michel Foucault avait remarqué, dans cette perspective, le soin avec lequel on tenait à l’aération dans les hôpitaux, qu’il qualifiait de « machines à guérir23 ».

Georges Vigarello. Oui et après, avec Pasteur, cela s’arrête. Alain Corbin. Bien sûr. « Tout ce qui pue ne tue pas et tout ce qui tue ne pue pas », énonçait le professeur Paul Brouardel à la fin du siècle. Ensuite, peut-être par goût – je suis originaire de la baie du Mont-Saint-Michel et mes parents m’amenaient à la plage dès la fin des années 1930, puis – surtout – à partir de 1945 – je me suis intéressé aux rivages. Mon père venait des Antilles ; il était l’un des seuls de la région à se baigner dans la mer. À l’époque, dans la petite commune dans laquelle nous habitions, à 40 km du Mont-Saint-Michel, beaucoup n’avaient jamais vu la mer. Il faut tenir compte de cela. La plage, les rivages… Cela m’a donc intéressé24. Alors je me suis demandé : pourquoi pendant mille ans n’a-t-on pas voulu s’y rendre et pourquoi, brutalement, s’y est-on précipité ?

Georges Vigarello. Ce qui est très parlant c’est le personnage de Robinson, totalement « révélateur » : il a tout pour se baigner et il ne se baigne pas. Alain Corbin. Il faut lire le docteur Richard Russel 25, un médecin, inspiré par la physico-théologie ou la théologie naturelle : Dieu est bon, or l’homme souffre. Dieu n’a pas pu rester insensible, par conséquent il a créé des lieux de guérison. Ce qu’il y a de plus beau, de magnifique – mais de plus effrayant – dans le monde, c’est la mer ; par conséquent c’est là que se cache le remède voulu par Dieu. Russel a envoyé ses premiers clients à Brighton entre 1750 et 1755. En cinq ans, la route de Londres à Brighton s’est trouvée embouteillée. Un rush ! Le roi George III lui-même se baignait, avec tout un décorum, entouré de danseuses quand il était dans l’eau... Sur ce point, l’Angleterre a soixante-dix ans d’avance sur la France. Je me suis aperçu qu’en ce qui concerne l’histoire sensorielle, il y avait aussi des différences entre les hommes et les femmes. L’idée que la femme puisse marcher pieds nus, devant tout le monde, dans le sable, était tout à fait nouvelle. Cela relève de l’histoire du toucher. Le bain de mer, d’abord thérapeutique, est devenu peu à peu hédonique au XIXe siècle. Qui le premier avait aimé se baigner dans la mer ? Peut-être un poète allemand, Friedrich Leopold von Stolberg : Pour aller vers la joie de tes vagues et me plonger en toi, et me rafraîchis, me délecte, me renforce26 !

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Les aristocrates anglais se baignaient dans les rivières, le peuple méditerranéen se rafraichissait dans les ports, mais personne ne se baignait dans la mer. Au XVIIIe siècle encore, le rivage était répulsif. Le rivage, en effet, semblait dangereux du fait des mauvaises odeurs dégagées par les marécages littoraux.

Georges Vigarello. Tu montres aussi que c’est un lieu de débâcles, de naufrages, de drames. Plus largement, dans ce rapport à la mer, je trouve fondamental, en premier lieu, le recours à des textes d’origines différentes : cette histoire ne s’éclaire vraiment qu’avec un croisement de la médecine, la théologie, la littérature, la peinture, voire la philosophie. L’eau fait appel à cet ensemble de références, de l’hygiène toujours repensée à une esthétique toujours repensée. En deuxième lieu, l’insistance sur la vue, et dans ce cas, une idée nouvelle. Alain Corbin. Le pittoresque !

Georges Vigarello. Et le sublime, la présence du sentiment de l’extrême, le jeu avec le cosmique, l’« écrasant », cette effraction de l’inquiétant, dans le beau. En troisième lieu, et c’est un objet de discussion entre nous : ce texte pointe le fait qu’un imaginaire du corps nouveau émerge à ce moment-là. Un modèle a basculé : l’intérêt pour les humeurs fait place à un intérêt pour les fibres, les nerfs, les lieux d’excitation, de stimulation. Autant de références nouvelles inaugurant, avec la deuxième moitié du XVIIIe siècle, une pratique inédite de la mer et de l’eau. Le bain dans l’océan, la fréquentation du froid, l’affrontement de la lame, restitueraient vigueurs et fermetés là même où menacent faiblesse et amollissement. L’enjeu ne tient plus aux humeurs, peu concernées par le thème inédit des « tensions », mais aux muscles et aux nerfs, directement concernés par l’attente d’« excitant ». L’originalité de ce texte est donc triple. Alain Corbin. Oui, nombre de textes médicaux anglais et français du début du XIXe siècle développent l’idée qu’il faut que l’eau soit froide pour provoquer un saisissement, qu’il convient de sortir du bain au « deuxième frisson », puis de faire une promenade dans les dunes l’après-midi. Le but était avant tout thérapeutique. Le souci hédoniste en France n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle. Dans À la recherche du temps perdu (1906-1922), le narrateur se rend initialement au bord de la mer parce qu’il est souffrant.

Au XVIIIe siècle et encore au début du XIXe, les femmes se tenaient sur des plages qui leurs étaient réservées ; il en allait de même des hommes. Ceux-ci nageaient avec vigueur ; les femmes se rendaient dans l’eau en voiture. En France, elles disposaient d’un guide qui devait jurer de ne pas abuser d’elles. Elles quittaient leur cabine dans une voiture tirée par un cheval ; celui-ci les conduisait dans l’eau, jusqu’à 2 mètres de profondeur. Le guide baigneur les prenait alors dans ses bras et leur faisait affronter les lames. Le « bain à la lame » était indiqué pour soigner les morsures de la rage et, surtout, les « maladies de femmes ». Je soupçonne toutefois que du côté de Manchester, par exemple, bien des gens du peuple se baignaient sans respecter ce rituel. Georges Vigarello. Ce qui montre à quel point un bain spécifiquement hygiénique et quelquefois « douloureux » a précédé notre « bain plaisir » d’aujourd’hui, lequel nous semble, à tort, totalement « naturel ».

Alain Corbin. En Angleterre, le bain de mer apparaît dans les années 1750. Cela constituait une révolution dans le domaine de la sensibilité à l’eau et au sable. On n’avait pas, jusqu’alors, l’habitude de marcher pieds nus dans le vent. Les femmes portaient des tuniques ; sur la plage elles se trouvaient moins protégées du soleil que d’habitude. En effet, jusqu’à la fin du XIXe siècle, on se protégeait du soleil, on le note encore dans les tableaux d’Eugène Boudin. Reste que la plage est bien une création du

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milieu du XVIIIe siècle, en Angleterre. Au moment du blocus continental (1806-1814), une série d’artistes anglais, tel John Robert Cozens, ne pouvant faire le grand tour en passant par la France et l’Italie, ont donc exploré les rivages des îles britanniques. C’est le moment de l’invention du pittoresque27. Dans cette perspective, les rivages ont pris une importance nouvelle, ceux des rivières aussi, comme en témoignent déjà les Observations on the River Wye, and Several Parts of South Wales… de William Gilpin (1782). Par la suite, je suis revenu, en ce qui me concerne, vers ce qui m’émeut le plus : les cloches28. En 1958, j’avais vécu un épisode semblant dater du XIXe siècle. Comme l’a dit Bruno Frappat, « Corbin a vécu trois siècles », mon enfance dans le bocage du sud Cotentin appartient en effet au XIXe siècle. J’y ai vécu un drame de cloches. Le bas du bourg avait été détruit par les allemands en 1944 et l’on avait remplacé les cloches, qui rythmaient le temps, par une sirène, posée sur notre maison en 1945. Elle a sonné pendant douze ans tous les midis. En 1958, le conseil municipal a décidé de s’en tenir à nouveau aux cloches de l’église et de supprimer la sirène, dont les paysans avaient pris l’habitude du son plus puissant. Des troubles ont suivi, des troubles typiques du XIXe siècle : cailloux, caillasse, fourches. Le maire fut alors emporté par un infarctus. Le conseil municipal s’est adressé à un ancien député socialiste, enfant du pays, pour qu’il reprenne la mairie. Puis les médias s’en sont mêlés. L’archiprêtre de Domfront est venu faire un sermon pour calmer la population. J’avais gardé ce souvenir en mémoire. Plus tard j’ai compté, en parcourant quinze départements pour consulter les archives de la police des cultes, qu’au XIXe siècle il y avait eu près de 10 000 « affaires de cloches » en France. Chaque village avait alors son langage des cloches. C’est là que je suis allé le plus loin dans l’idée du sonore et de l’attachement aux cloches. Je suis repassé, un midi, à Lonlay-l’Abbaye, à l’âge de 60 ans, alors que l’angélus sonnait. J’ai reconnu le son de mes cloches d’enfance. Il existait une véritable culture du sonore dans les campagnes du XIXe siècle. Lorsque la République a triomphé, le maire a obtenu le droit de sonner à la volée. Auparavant il devait se contenter de teinter. Des bagarres ont alors éclaté. Aux archives de Brest, j’ai découvert un télégramme du maire d’une petite commune, Plougastel-Saint-Germain, sans aucun document annexe. Le document, adressé au préfet du Finistère, ne comportait que cinq mots à partir desquels on pourrait écrire un véritable roman historique : « impossible de sonner[,] curé prend revolver29 ». Georges Vigarello. Sans doute faut-il citer un ensemble de textes qui ont suivi et qui concernent aussi le sensible, comme L’harmonie des plaisirs. Celui-ci, en particulier, ouvre sur un champ nouveau : la sensibilité interne. On a souvent tendance à penser aux cinq sens. On les a évoqués. Mais il y en a un sixième, lié à l’intériorité.

Alain Corbin. Ce qui m’a intéressé dans cette recherche c’était de comprendre les choses dans la perspective de médecins qui étaient de grands spécialistes du plaisir, à savoir des médecins de la médecine clinique de l’école de Paris. Les hommes venaient principalement les consulter pour soigner l’impuissance et, les femmes, pour l’anaphrodisie, c’est-à-dire le fait de ne pas ressentir de plaisir. Ces médecins étaient en effet favorables au plaisir conjugal.

Georges Vigarello. On revient ici à ce que nous disions plus haut, il y a une accentuation historique de la sensibilité. Mais cette dynamique ne permet pas seulement de nuancer le

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sensible, d’en approfondir les intensités et les degrés, elle permet aussi d’ouvrir sur des sensibles jusque-là « impensés » ou non interrogés. Alain Corbin. Cela est vrai mais, je le répète, seulement dans le cadre du plaisir conjugal, ces médecins étant partisans de l’harmonie des plaisirs au sein du couple. C’est pour cette raison que j’ai choisi ce titre. Mais aussi bien dans la correspondance des patients que dans les écrits des médecins et dans les manuels du XIXe siècle, on trouve des pages entières consacrées, par exemple, à la montée du désir chez la femme. Je ne connais pas de texte érotique qui soit aussi précis que ceux de ces médecins.

L’école clinique parisienne de la première moitié du XIXe siècle a été étudiée par Foucault30 : les praticiens de ce temps savent, écoutent, palpent, sentent, utilisent tous les sens au cours de leur examen… Le stéthoscope de René Laennec apparaît dans cette perspective.

Georges Vigarello. Je t’interromps car je crois que nous pouvons situer ici l’apparition d’une légitimité donnée au plaisir et à l’érotique. Je voudrais évoquer un exemple révélant qu’à une époque précédente cette exigence n’existe pas. Je m’explique : Élie de Beaumont, l’avocat connu pour avoir défendu des affaires révélées par Voltaire, est gagné par une obésité irrépressible. Pour cette raison il envoie à Tissot des indications chiffrées (mesures du périmètre de l’abdomen avec une ficelle, la pesée étant encore rarissime), demande son aide médicale et avoue, par la même occasion, son « drame » personnel. Quel est-il ? Le fait de ne pouvoir avoir de relation intime avec son épouse et dès lors de ne pouvoir avoir d’enfant. Soyons clairs, l’insistance n’est pas mise ici sur le plaisir impossible, mais sur la descendance impossible. Élie de Beaumont ne parle ni de sa jouissance éventuelle, ni de celle de son épouse. Ces références n’appartiennent pas à son horizon explicite ; ni, d’ailleurs à celui de Tissot, qui donne, pour toute réponse, des solutions mécaniques sur les positions à adopter afin de « mieux » concevoir. À la fin du XVIIIe siècle, la question que tu poses n’existe donc pas encore. Depuis, tu t’es intéressé à l’herbe, et à l’arbre aussi, qui sont des objets éminemment visualisables. On le voit bien dans les images qui illustrent tes livres. En revanche, ce qui me frappe, et je reviens à ce que l’on disait précédemment, c’est la tentative, dans tes écrits, de faire exister des sensations qui sont oubliées31. Quand on lit tes évocations ou tes récits concernant l’arbre ou l’herbe, par exemple, surgit brusquement un univers de sensations aussi cohérentes qu’évanouies aujourd’hui – ce qui légitime pleinement l’entreprise historique : restituer des modes de sentir expliqués par un contexte, autant sans doute qu’ils expliquent celui-ci. Alain Corbin. À propos de l’herbe, on constate un renversement complet. L’herbe des jardins publics, que l’on aménage aujourd’hui, n’a plus rien à voir avec ce qui existait précédemment. À l’origine, il s’agissait d’une herbe virgilienne, sans doute un peu fantasmatique, que l’on venait admirer sans avoir la permission de la fouler… On oublie souvent qu’au XIXe siècle les artistes, les poètes, les écrivains lisaient tous Pétrarque et connaissaient son obsession pour la nudité des pieds de Laure dans l’herbe verte ; ce que l’on retrouve chez les préraphaélites, chez John William Waterhouse par exemple : Lorsque les beaux pieds blancs dirigent à travers l’herbe fraîche leurs pas charmants et chastes, il semble qu’en posant à terre leurs tendres plantes, ils aient le pouvoir de faire épanouir et renaître les fleurs tout à l’entour32. On retrouve déjà la fascination de l’herbe verte chez Ronsard et dans la peinture de la Renaissance. Puis, ce thème tend à s’effacer après la publication de L’Astrée (1607-1627). En effet, il ne correspond pas à ceux prisés par les écrivains du XVIIe siècle – Milton mis à part – plus éloignés que leurs prédécesseurs du sentiment de la nature. En revanche, la célébration de l’herbe monte avec l’ascension de l’âme sensible, comme cela est perceptible dans les œuvres de Jean Jacques Rousseau, et

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avec plus d’intensité encore, des romantiques ; Maurice de Guérin, Lamartine, Hugo notamment, traitent de tout ce qui concerne le brin d’herbe, le pré, les prairies, etc. Récemment, des poètes, tels Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Jacques Réda, sont en quelque sorte hallucinés par l’herbe ; sans oublier La fabrique du pré de Francis Ponge33 ! Qu’est-ce que cela dit du point de vue des sensations, des émotions, de la sensibilité ? À mon sens, cette nostalgie dérive en partie de la souffrance suscitée par l’effacement de l’herbe dans notre société. J’ai connu, dans mon enfance, un autre rapport au pré : derrière la maison et le jardin, coulait la rivière, au milieu des prés, toujours nommés par le nom de leur propriétaire et liés, visuellement, à la figure du fermier auquel ils appartenaient, ce qui a été démontré par Maurice Halbwachs. Ces prés sont d’ailleurs demeurés intacts. Un ami habite la maison dans laquelle je vivais ; il m’écrit des lettres en me disant, par exemple : « Aujourd’hui, je suis à la fenêtre à travers laquelle tu regardais enfant… » Ce monsieur, qui était fils de paysan et meilleur que moi en thème, lorsqu’il a pris sa retraite, se rendait en voiture à Flers de l’Orne faire du latin !

Georges Vigarello. Dans ta démarche, c’est le croisement de sources très variées qui est très original, redisons le : la littérature, la médecine, l’art, les règlements, le droit. Il faut insister au passage sur l’importance que peut revêtir dans ce cas la source littéraire (romans, lettres, récits), celle qui use de mots pour dire le « ressenti », celle qui renouvelle aussi les mots pour mieux suggérer le renouvellement du « ressenti » lui-même. Faut-il ajouter que, dans ce cas, les textes de correspondance, les échanges interpersonnels, ceux mêmes évoquant l’intime, deviennent une source d’autant plus précieuse qu’elle est au plus près de l’individu qui « ressent ». Alain Corbin. On m’a parfois reproché d’utiliser la poésie comme source pour l’histoire des émotions. En ce qui concerne la littérature, je suis d’accord avec Jean- Marie Goulemot qui se méfie du naturalisme, lequel n’est jamais preuve d’une réalité 34. Le naturalisme de Zola répond bien sûr à un ensemble de tactiques d’illusion du vrai. C’est pourquoi, à tout prendre, la poésie est plus sure. Quand un poète évoque une émotion, il y a de fortes chances pour qu’il l’ait éprouvée. Il en va ainsi des émotions suscitées par l’herbe. Georges Vigarello. Je suis d’accord mais j’ajoute tout de même que la littérature, l’écriture, dans bien des cas, passe par une émotion éprouvée. Il y a au moins trois niveaux d’évocation possible dans le champ littéraire, dont Balzac constitue un bon exemple : un premier niveau est celui de la création d’un décor plus ou moins artificiel, un « cadre » de vie, lequel déjà suggère culture et sensibilité ; un deuxième niveau est celui de la restitution d’un « éprouvé », la manière dont Balzac, à travers ses personnages par exemple, parle d’un vêtement, d’un geste, d’une atmosphère, d’une « réactivité », correspondant, quasi malgré lui, à ce que lui- même a vécu, vit ou sent. Rien d’autre alors qu’un témoignage des plus précieux sur ce même « milieu », avec son cortège de sensations, celui, en l’occurrence, des années 1830-1840 ; un troisième niveau est celui de l’histoire vue par le romancier, la Révolution française vue par Balzac quelques décennies plus tard. Impossible dans ce dernier cas d’exploiter une telle « vision » dans une histoire à vocation objective, tant peut être subjectif, anachronique ou « déplacé », ici, le « simple » regard de l’homme de lettres.

Alain Corbin. Dans cette perspective, Une passion dans le désert (183035-1837) est l’un des textes les plus intéressants de Balzac ; d’autant qu’il se situe dans un cadre alors peu abordé par les écrivains. C’est l’histoire d’un militaire, perdu seul dans le désert après avoir été fait prisonnier, qui tombe amoureux d’une panthère. Un roman de bestialité, très étonnant chez Balzac. À ce propos, je tiens à souligner qu’Eugène

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Fromentin est prodigieux, pour ce qui est de traduire la force du désert, les émotions auditives et visuelles de cet espace. On pense à Fromentin peintre orientaliste mais Fromentin écrivain, auteur d’Un été dans le Sahara (1856), est admirable. Par ailleurs, n’oublions pas qu’il entend confronter son activité de peintre et celle d’écrivain : Il est hors de doute que la plastique a ses lois, ses limites, ses conditions d’existence, ce qu’on appelle en un mot son domaine. J’apercevais d’aussi fortes raisons pour que la littérature réservât et préservât le sien. Une idée peut à la fois s’exprimer de deux manières, pourvu qu’elle se prête ou qu’on l’adapte à ces deux manières. Mais sa forme choisie, et j’entends sa forme littéraire, je ne voyais pas qu’elle exigeât ni mieux, ni plus que ne comporte le langage écrit. Il y a des formes pour l’esprit, comme il y a des formes pour les yeux ; la langue qui parle aux yeux n’est pas celle qui parle à l’esprit. Et le livre est là, pour nous répéter l’œuvre du peintre, mais pour exprimer ce qu’elle ne dit pas. […] En un mot, sa pensée constante, je le répète, était que sa plume n’eût pas trop l’air d’un pinceau chargé d’huile et que sa palette n’éclaboussât pas trop souvent son écritoire36. Georges Vigarello. De nombreux objets que tu as étudiés ne sont pas visualisables, d’autres ont été transposés, et existent sous forme d’images également. Lorsque l’on écrit une histoire des sens, n’est-on pas toujours en train d’effectuer cette opération de traduction, d’une « langue » à l’autre, d’un sens à l’autre, parallèlement à l’opération qui consiste à historiciser un phénomène sensible ? Alain Corbin. Cette interrogation concerne les correspondances entre les sens telles que Baudelaire les évoque dans un poème célèbre37. Constance Classen, à titre d’exemple, a montré, au fil de ses travaux, que les correspondances entre les données sensorielles, tout comme la hiérarchie établie entre les sens, varient selon les cultures.

Georges Vigarello. Il y a également un autre thème qui est extrêmement visualisable ce sont les « filles de rêve ». C’est quand même assez fondé, on le voit, sur l’iconographie. Je trouve particulièrement intéressante cette mise en scène de femmes qui n’existent plus. Alain Corbin. Le projet qui m’a conduit à l’écriture des Filles de rêve est lié à l’histoire de l’éducation secondaire, notamment à celle du lycée. Georges Rodenbach, par exemple, rapporte que, le soir avec ses condisciples, enfermés en salle d’études, ils rêvaient ensemble à ces filles qui étaient personnages littéraires. Aujourd’hui cela est inimaginable. J’avoue, pour ma part, que l’un de mes premiers amours fût Velléda des Martyrs de Chateaubriand. Les filles de rêve, associées à la sauvegarde de la virginité, ont disparu avec la pilule. Il y a plus d’un siècle, vers 1870-1880 – la thèse de Fabienne Casta-Rosaz38 le montre – est né le flirt ; lequel a pris fin à ma génération, avec la contraception. Je suis parti de là pour aller quêter la liste de ces filles de rêve de la littérature qui avaient fait succomber de nombreux garçons du XIXe siècle. Elles font toutes l’objet d’une iconographie. Ce projet résultait aussi du désir d’équilibrer les filles de noce sur lesquelles j’avais travaillées auparavant. Aujourd’hui je m’intéresse aux anachronismes et aux chrononymes39 ; Dominique Kalifa travaille sur ce sujet. À titre d’exemple, il formule l’interrogation suivante : « le Second Empire a-t-il existé40 ? » la réponse change beaucoup de choses. En effet, l’expression « Second Empire » est très tardive. L’« Empire » a été conçu par ses contemporains comme une restauration. Or, on ne parle de « la Restauration » que lorsque l’on évoque les Bourbons. Ajoutons que le « XIXe siècle » est le premier siècle à être nommé par ses contemporains selon une perspective ordinale. On n’a jamais parlé du « XVIIIe siècle » ou du « XVIIe siècle » auparavant. Pour illustrer mon propos je

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proposerais une question : quelle a été la plus grande manifestation qui se soit déroulée à Paris au XIXe siècle ? Réponse ordinaire :

Georges Vigarello. L’enterrement de Victor Hugo. Alain Corbin. Je pense que cela est douteux et qu’il s’agit peut-être du triomphe du duc d’Angoulême. Plus personne ne connaît le duc d’Angoulême, plus personne ne sait qu’il a triomphé et pourtant ça devrait intéresser les historiens de l’art parce que l’arc de triomphe du Carrousel, avant d’être celui que l’on connaît, devait recevoir un décor en l’honneur du duc d’Angoulême. Le musée du Louvre conserve toujours, je pense, les projets de bas-reliefs qui devaient y être apposés41. Ce pauvre duc a été vilipendé, accusé d’impuissance, complètement oublié. Dans les bas-reliefs, on voit les habitants de Madrid lui remettant les clefs de la ville : il avait triomphé de l’Espagne, ce que n’avait pas pu faire Napoléon Ier, et à son retour on organise un triomphe énorme dans la ville de Paris. Mais l’idée que cet événement puisse avoir été plus important que l’enterrement de Victor Hugo semble aujourd’hui intolérable aux historiens du politique. Il faudrait pouvoir vérifier le nombre de participants à ce triomphe. Ce personnage oublié est en fait intéressant. J’avais failli faire sa biographie, d’abord parce que Bouvard et Pécuchet ont voulu le faire ; c’était l’idée de Flaubert : – Veux-tu que nous essayions de composer une histoire ? – Je ne demande pas mieux ! Mais laquelle ? – Effectivement, laquelle ? Bouvard s’était assis, Pécuchet marchait de long en large dans le musée. Quand le pot à beurre frappa ses yeux, et s’arrêtant tout à coup : – Si nous écrivions la vie du duc d’Angoulême ? […] – Une chose me chiffonne, dit Bouvard, c’est qu’on ne mentionne pas ses affaires de cœur ? Et ils notèrent en marge : « Chercher les amours du prince ! » Au moment de partir, le bibliothécaire se ravisant, leur fit voir un autre portrait du duc d’Angoulême. Sur celui-là, il était en colonel de cuirassiers, de profil, l’œil encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats, voltigeant. Comment concilier les deux portraits ? Avait-il les cheveux plats, ou bien crépus, à moins qu’il ne poussât la coquetterie jusqu’à se faire friser ? Question grave, suivant Pécuchet, car la chevelure donne le tempérament, le tempérament l’individu. Bouvard pensait qu’on ne sait rien d’un homme tant qu’on ignore ses passions ; et pour éclaircir ces deux points, ils se présentèrent au château de Faverges. Le comte n’y était pas, cela retardait leur ouvrage. Ils rentrèrent chez eux, vexés. […] – Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se passe dans notre ménage, et nous prétendons découvrir quels étaient les cheveux et les amours du duc d’Angoulême ! Pécuchet ajouta : – Combien de questions autrement considérables, et encore plus difficiles ! D’où ils conclurent que les faits extérieurs ne sont pas tout. Il faut les compléter par la psychologie. Sans l’imagination, l’histoire est défectueuse. – Faisons venir quelques romans historiques42 !

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NOTES

1. David Howes est professeur d’anthropologie et codirecteur du Centre d’études sensorielles de l’Université Concordia, à Montréal. Il est également directeur du Centre d’études interdisciplinaires sur la société et la culture (CISSC) de Concordia et professeur à la faculté de droit de l’Université McGill. 2. Constance Classen est historienne de la culture spécialisée dans l’histoire des sens. Elle a notamment publié : The Deepest Sense: A Cultural History of Touch, Urbana/Chicago, University of Illinois Press, 2012 et, avec David Howes, Ways of Sensing: Understanding the Senses in Society, Londres/New York, Routledge, 2014. Elle a dirigé les six volumes sur l’histoire culturelle des sens (Bloomsbury, 2014). Elle est actuellement chercheuse invitée au Centre de recherche interdisciplinaire en musique, médias et technologie de l’Université McGill, où elle explore les liens entre les pratiques esthétiques historiques multi sensorielles et les développements actuels en matière d’art multimédia. 3. Howes, Classen, 2014, cité n. 2. 4. « Histoire et anthropologie sensorielle », dans Anthropologie et sociétés, no 14-2, 1990, p. 13-24 [en ligne : https://www.erudit.org/fr/revues/as/1990-v14-n2-as785/015125ar/ (consulté le 12 mai 2018)]. 5. Le Temps, le désir et l’horreur, Paris, Flammarion (Champs-Histoire), 2014. 6. « L’histoire des sens », conférence d’Alain Corbin à la maison de la magie, le 11 octobre 2009 dans le cadre de la douzième édition des Rendez-vous de l’histoire à Blois [en ligne : http://old.rdv- histoire.com/-Dimanche-11-octobre-.html (consulté le 12 mai 2018)]. 7. Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle : 1845-1880, Paris, Éditions Marcel Rivière et Cie, 1975, 2 vol. (épuisé). 8. Nienke Bakker, Isolde Pludermacher, Marie Robert et al. (dir.), Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910, cat. exp. (Paris, musée d’Orsay, 2015-2016/Amsterdam, Van Gogh Museum, 2016), Paris, musée d’Orsay/Flammarion, 2015. À cette occasion s’est déroulée la rencontre intitulée « Le regard de l’historien : Alain Corbin », de Alain Corbin avec Emmanuel Laurentin, voir, en ligne : http://www.musee-orsay.fr/fr/evenements/conferences/presentation-generale/ browse/3/article/alain-corbin-43665.html?cHash=a0a0524d04&tx_ttnews%5BbackPid%5D=252 (consulté le 12 mai 2018). 9. Les Filles de noce : misère sexuelle et prostitution, 19e et 20e siècles, Paris, Aubier Montaigne, 1978. 10. Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Aubier, 1982. 11. Patrick Süskind, Le Parfum. Histoire d’un meurtrier (Zurich, 1985), Bernard Lortholary (trad. fra.), Paris, Fayard, 1986. 12. Corbin, 1975, cité n. 7. 13. Tableau officiel portant les prix courants des denrées vendues sur les marchés ; par métonymie, les cours, les tarifs officiels de ces denrées, NdlR. 14. L’harmonie des plaisirs : les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2007. 15. Anne-Marie Sohn a été professeure d’histoire contemporaine à l’université de Rouen puis à l’ENS de Lyon jusqu’en 2010. Parmi les pionnières de l’histoire des femmes et du genre en France, elle a travaillé sur le syndicalisme féminin, sur l’histoire de la vie privée, de la sexualité et de la jeunesse ainsi que sur les masculinités aux XIXe et XXe siècles. Sa thèse a été publiée sous le titre : Chrysalides. Femmes dans la vie privée (XIXe-XXe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996. 16. Georges Vigarello, Histoire du viol XVIe-XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1998. 17. Film français de Luis Buñuel, tiré du roman Belle de jour de Joseph Kessel (1928), sorti en 1967. 18. Les Satires, VI, « Les embarras de Paris », (1663) 1666.

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19. Voir à ce sujet la thèse d’Eugénie Briot : La Fabrique des parfums. Naissance d’une industrie de luxe, Paris, Vendémiaire, 2015. 20. Pierre Bourdieu, La Distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de Minuit, 1979. 21. « Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les fenêtres et donnez de l’air », Émile Zola, Germinal, Paris, 1885, IV. 22. Alexandre Jean-Baptiste Parent du Châtelet (Parent-Duchâtelet, 1790-1836) est connu essentiellement pour un ouvrage monumental paru de façon posthume en 1836, intitulé De la Prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration. Republié récemment : La prostitution à Paris au XIXe siècle par Alexandre Parent- Duchâtelet, Alain Corbin (éd., présentation), Paris, Éditions Points, 2008. 23. Michel Foucault, Blandine Barret Kriegel, Anne Thalamy et al., Les machines à guérir : aux origines de l’hôpital moderne, Paris, Institut de l’environnement, 1976. 24. Alain Corbin, Le territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage, 1750-1840, Paris, Aubier, 1988. 25. De Tabe Glandulari, publié en 1750, fut traduit en anglais en 1752 : Glandular Diseases, or a Dissertation on the Use of Sea Water in the Affections of the Glands, London, W. Owen. 26. Friedrich Leopold von Stolberg, « À la mer », 1776-1777. 27. Jean-Pierre Lethuillier, Odile Parsis-Barubé (dir.), Le Pittoresque. Métamorphoses d’une quête dans l’Europe moderne et contemporaine, actes du colloque (université Charles de Gaulle – Lille 3, institut de Recherches historiques du Septentrion / université Rennes 2, centre de Recherches historiques de l’Ouest, 2009), Paris, Classiques Garnier, 2012. 28. Alain Corbin, Les Cloches de la terre, Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes, Paris, Albin Michel, 1994. 29. Télégramme du 14 juillet 1888, archives départementales du Finistère, AD 1V46 ; cité dans Corbin, 1994, cité n. 28, p. 263. 30. Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, Presses universitaires de France, 1963. 31. Voir notamment l’émission Radio libre d’Ali Baddou, enregistrée le 10 avril 2010 sur France Culture, au cours de laquelle Georges Vigarello et Alain Corbin sont invités à répondre à cette question : https://www.franceculture.fr/emissions/radio-libre/georges-vigarello (consulté le 12 mai 2018). 32. Francesco Pétrarque, Sonnet CXXXII, dans Poésies complètes de Pétrarque, Sonnets et Canzones composés du vivant de Laure, comte F.-L. de Gramont (trad. fra.), Paris, Charpentier, Éditeur, 1842, p. 120. 33. Françis Ponge, La fabrique du pré, Genève, A. Skira (Les sentiers de la création), 1971. 34. Voir notamment : Jean-Marie Goulemot, Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes : l’imaginaire littéraire, 1630-1900, Paris, Minerve, 1992. 35. D’abord paru dans La Revue de Paris, le 24 décembre 1830, p. 215-228. 36. Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara, Préface, datée « Paris, 1er juin 1874 ». 37. Charles Baudelaire, « Correspondances », dans Les Fleurs du mal, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1857, « Spleen et Idéal », IV, p. 19-20. 38. Fabienne Casta-Rosaz, Histoire du flirt. Les jeux de l’innocence et de la perversité, Paris, Grasset, 2000. 39. Alain Corbin, « Le risque, pour l’historien désireux de comprendre le passé, de savoir ce qui est advenu après la période qu’il étudie », dans Sociétés & Représentations, 2015/2, no 40, p. 337-342 [en ligne, DOI : 10.3917/sr.040.0337 ; URL : https://www.cairn.info/revue-societes-et- representations-2015-2-page-337.htm (consulté le 4 juin 2018)]. 40. « Le Second Empire a-t-il existé ? », journée d’études dirigée par Dominique Kalifa, 23 juin 2016, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne. Dominique Kalifa, professeur à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne (directeur du Centre d’histoire du XIXe siècle) et membre de l’Institut universitaire de France, est spécialiste de l’histoire du crime et de ses représentations au XIXe

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siècle et premier XXe siècle, et de l’histoire de la culture de masse. Ses principaux articles ont été réunis dans Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin (Pour l’histoire), 2005. 41. Voir aussi un élément du décor : Jean Jacques Pradier, Le duc d’Angoulême congédiant les envoyés de Cadix (6 septembre 1823), bas-relief en marbre, après 1829, Paris, musée du Louvre, inv. CC 257. 42. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Alphonse Lemerre, 1881, chap. IV.

INDEX

Parole chiave : colore, sensibilità, sensi, storia, storia dei sensi, odore, olfatto, udito, tatto, vista, suono, antropologia, rappresentazioni, immaginario, pratiche, corpo, piacere, igiene, letteratura Keywords : color, sensitivity, senses, history, history of the senses, odor, smell, hearing, sound, anthropology, representations, imagination, practices, body, pleasure, hygiene, literature Mots-clés : couleur, sensibilité, sens, histoire, histoire des sens, odeur, odorat, audition, toucher, vue, son, anthropologie, représentations, imaginaire, pratiques, corps, plaisir, hygiène, littérature Index géographique : Europe, France, Angleterre, Italie Index chronologique : 1700, 1800, 1900

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Travaux

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Couleurs et polychromie dans l’Antiquité Colors and Polychromy in Antiquity Farben und Polychromie in der Antike Colori e policromia nell’Antichità Colores y policromía en la Antigüedad

Adeline Grand-Clément

NOTE DE L'AUTEUR

L’article se limite aux mondes grec et romain, même si les recherches actuelles sur la polychromie concernent également d’autres aires culturelles de l’Antiquité, en particulier le Proche et le Moyen-Orient.

1 L’image d’une Antiquité classique entièrement drapée de blanc s’est cristallisée au fil du temps dans l’imaginaire occidental, pour différentes raisons (Batchelor, 2001 ; Grand-Clément, 2005 ; Manfrini, 2009 ; ØSTERGAARD, 2010b ; JOCKEY, 2013 et 2014) ; aujourd’hui, elle a fait long feu. Les premières découvertes relatives à la polychromie des arts grec et romain remontent au XIXe siècle, mais c’est surtout depuis une vingtaine d’années que les études scientifiques sur cette question se sont multipliées. Précisons d’emblée que le terme français « polychromie », formé à partir du grec ancien (polu, « plusieurs, beaucoup », et chrôma, « couleur »), est d’abord un terme technique, créé peu après la Révolution française, pour rendre compte des pratiques artisanales d’ornementation des statues, chez les Grecs et les Romains. Son usage s’est depuis lors étendu à d’autres époques et domaines en histoire de l’art. Le mot désigne aujourd’hui l’application de couleurs à la sculpture et à l’architecture, soit par le recours à la peinture (polychromie dite « artificielle »), soit par l’assemblage de matériaux de couleurs différentes (polychromie dite « naturelle ») ; il s’emploie également, de façon plus générique, pour désigner toute surface dotée de plusieurs couleurs, que son apparence soit le fruit d’un travail artisanal ou l’œuvre de la nature.

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2 Deux facteurs décisifs ont incité récemment les chercheurs à reconsidérer la place de la couleur dans l’univers des Anciens et à étudier la riche polychromie de leurs productions plastiques. D’une part, le développement de l’anthropologie historique, invitant à une nouvelle approche des sociétés anciennes, a mis en évidence l’intérêt de la couleur comme objet historique à part entière, à la suite des travaux pionniers que le médiéviste Michel Pastoureau a entrepris dès les années 1980. D’autre part, les progrès technologiques ont permis la multiplication des analyses de surface sur les artefacts et monuments conservés (depuis les premières entreprises menées dans les années 1960 par Volkmar von Graeve, Christof Wolters et Frank Preusser), fournissant des renseignements significatifs sur la nature et la disposition des pigments utilisés par les artisans dans l’Antiquité. De nombreuses expositions ont présenté le fruit de ces recherches à un large public, le sensibilisant au rôle déterminant joué par la couleur dans les productions artistiques grecques et romaines1. Face aux essais de reconstitution réalisés à cette occasion, les réactions des visiteurs, y compris celle des historiens et des archéologues, demeurent partagées, oscillant entre étonnement, adhésion enthousiaste et résistance « chromophobe » (GRAND-CLÉMENT, 2009). Il faut bien prendre ces tentatives pour ce qu’elles sont, à savoir de simples propositions à valeur heuristique. En effet, l’état d’origine des artefacts antiques est irrémédiablement perdu pour nous ; prétendre ressusciter une polychromie « authentique » serait un leurre. L’intérêt des modèles – graphiques, plastiques ou virtuels – proposés ces dernières années, dans les expositions mais aussi dans les publications scientifiques ou sur le web, consiste donc, d’une part, à modifier nos représentations relatives à l’art antique et à nous permettre d’imaginer les effets des dispositifs chromatiques (contrastes, saturation, jeux de lumière…) recherchés et appréciés des Anciens ; d’autre part, à saisir, par l’archéologie expérimentale, les problèmes et contraintes liés à la mise en couleurs d’une surface ou d’un objet.

3 La difficulté que nous avons encore à admettre la polychromie des œuvres d’art classique, notamment les statues en marbre grecques et romaines, en dépit des attestations de plus en plus nombreuses dont nous disposons, tient à la nature subjective de l’expérience chromatique. En dépit du fait que les mécanismes physiologiques de perception visuelle ne diffèrent pas entre les hommes, la couleur relève d’un système de représentations culturellement déterminé. L’impression colorée suscite des émotions, agit sur l’affect, véhicule des valeurs et fait l’objet de pratiques qui conditionnent le sens qu’on attribue aux couleurs : tous ces éléments varient en fonction des sociétés. Voilà pourquoi une étude de la polychromie antique implique de mener en parallèle une investigation d’ordre anthropologique sur la façon dont les Anciens eux-mêmes appréhendaient la couleur. Cela permet de saisir en retour les préoccupations – esthétiques, mais aussi religieuses, sociales, politiques – qui sous- tendent la polychromie des œuvres grecques et romaines, et de mesurer la distance qui sépare l’imaginaire et l’esthétique antiques de ceux des Modernes.

Les Anciens et la couleur : approche anthropologique et retour à la matière

4 Notre conception actuelle de la couleur s’enracine dans le cadre théorique élaboré au début du XVIIe siècle par Newton, qui en promut une définition optique, en présentant la couleur comme une donnée visuelle issue de la décomposition spectrale de la

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lumière. La chimie des colorants qui s’est développée dans l’Europe du XIXe siècle a concouru par la suite à accélérer le processus de « dématérialisation » de la couleur, l’émancipant de tout support pour en faire une donnée abstraite. On pouvait désormais produire en laboratoire – puis à l’échelle industrielle – un nombre indéfini de teintes : s’est ouverte alors l’ère des « faiseurs d’arcs-en-ciel » (rainbowmakers) capables de mettre au point des centaines de pigments et de colorants de synthèse (BLASZCZYK, 2013). Les couleurs ont, dans ce même mouvement, été dépouillées des valeurs symboliques qui leur étaient attribuées jusque-là et qui en faisaient, aux yeux des femmes et des hommes qui les manipulaient, des substances aux propriétés efficaces, dotées du pouvoir d’enchanter le monde (TAUSSIG, 2009).

5 Il n’existe pas de division naturelle du continuum des couleurs : chaque culture organise l’expérience sensible en fonction de logiques qui lui sont propres, ce que les travaux des anthropologues et des ethnologues révèlent, plus généralement, à propos des modes d’appréciation et des systèmes de représentation du monde des différents groupes humains répartis sur la surface du globe (MACLAURY, PARAMEI, DEDRICK, 2007). De plus, ces systèmes de représentations et d’appréciation évoluent au cours du temps : les hommes n’ont pas toujours perçu, nommé, senti, apprécié les mêmes choses. L’exemple de l’arc- en-ciel est emblématique : l’image d’une arche à sept bandes chromatiques, née avec les travaux de Newton, n’est finalement que l’une des façons possibles de concevoir et de représenter ce phénomène atmosphérique (DUBOIS, 2018). Pour analyser les couleurs chez les Grecs et les Romains, il faut donc se débarrasser de la grille d’analyse post- newtonienne qui nous est familière. Derrière sa prétention de vérité scientifique, elle n’a rien d’universel et n’est qu’une façon de voir parmi d’autres.

6 Pour comprendre de l’intérieur les catégories antiques relatives aux couleurs, plusieurs chercheurs sont partis des données lexicales (VILLARD, 2002 ; BETA, SASSI, 2003 ; CARASTRO, 2009 ; BRADLEY, 2009a ; GRAND-CLÉMENT, 2011 ; REITZENSTEIN, 2016). Chez les Grecs et les Romains, le terme « couleur » renvoie d’abord à une surface colorée. En effet, chrôs/ chrôma et color désignent notamment le teint humain, la peau en tant qu’elle s’offre au regard et présente un aspect coloré. Il s’agit de l’un des premiers critères pour juger de la beauté et de la valeur d’un individu ; c’est aussi plus généralement ce qui affiche aux yeux de tous une identité. D’autres mots renvoient également à ce que nous nommons « couleur » et éclairent d’autres facettes de la culture chromatique antique. En grec, par exemple, les pigments et colorants sont rangés parmi les pharmaka, c’est-à-dire des produits actifs, capables d’opérer des métamorphoses en modifiant les apparences sensibles. Quant au terme poikilia, que l’on traduit par « bigarrure », « diaprure », c’est sans doute celui qui s’approche le plus de notre mot « polychromie ». Il renvoie à une notion cardinale dans le monde grec : l’adjectif poikilos (« bariolé », « chatoyant », « polychrome ») est très employé dans la poésie archaïque pour qualifier des objets de valeur, qui réjouissent et exercent un pouvoir d’attraction par le jeu subtil des couleurs et des matières qui les composent. Chez les Grecs, la poikilia reflète la diversité fascinante du monde et dit son foisonnement vital (GRAND-CLÉMENT, 2015). Mettre en couleurs, pour un démiurge, c’est donc faire acte de création tout en insufflant une énergie, un souffle, du mouvement, à l’œuvre concernée. Cette mise en couleurs pouvait s’effectuer par la poésie, au moyen des mots, mais aussi en recourant à la peinture, à la dorure, à la teinture et au tissage, ou encore en assemblant des matériaux naturellement colorés et en variant les teintes des alliages métalliques et des patines.

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7 Le goût des Anciens pour ces diverses formes de polychromies artisanales se manifeste à travers le langage : la richesse du vocabulaire de la couleur en grec et latin en témoigne. Pourtant, les savants du XIXe siècle ont cru que Homère et les poètes grecs archaïques étaient daltoniens2 ; c’est qu’ils n’ont pas compris la nature spécifique du lexique chromatique antique. En grec et en latin, les adjectifs dits « de couleur » proposent un autre découpage du continuum chromatique que celui qui nous (Occidentaux modernes) est familier. La perception antique des couleurs repose notamment sur une intimité avec d’autres sensations que nous considérons aujourd’hui comme nettement distinctes : lumière, éclat et chatoiement, mouvement et vibration, matière et texture, voire même odeurs ou sonorités. Un tel phénomène, qui de notre point de vue relève de la « synesthésie », résulte du fait que, pour les Anciens, les couleurs sont indissociables de leur support matériel (objet en métal, tissu teint ou sculpture peinte, etc.) et de l’usage social qui en est fait (BRADLEY, 2018). Dès lors, l’approche purement linguistique ne peut rendre compte à elle seule de la signification des adjectifs de couleur. Pour saisir la logique interne du lexique chromatique antique, il faut s’intéresser à l’ensemble des domaines de l’expérience humaine de la couleur, comme s’emploie à le faire Michel Pastoureau pour le monde médiéval3. Les pratiques artisanales et artistiques jouent alors un rôle déterminant (GAGE, 1999). Les philologues gagnent donc à se rapprocher des historiens de l’art et des archéologues. Voilà pourquoi plusieurs travaux collectifs consacrés au rôle joué par la couleur dans les sociétés anciennes ont opté pour une approche interdisciplinaire, en croisant les données littéraires avec les informations relatives à la polychromie des artefacts et à la peinture (par exemple CLELAND, STEARS, 2004 ; ROUVERET, DUBEL, NAAS, 2006).

Traquer la couleur : quelles sources ?

8 Les études consacrées à la polychromie médiévale et moderne ont pu servir d’appui et de point de comparaison aux spécialistes de l’Antiquité : des échanges d’expérience concernant les protocoles d’analyses des œuvres révèlent la continuité des pratiques de mise en couleurs au fil de l’histoire (PANZANELLI, SCHMIDT, LAPATIN, 2008 ; BRINKMANN, PRIMAVESI, HOLLEIN, 2010). Mais l’une des spécificités des périodes anciennes résulte des lacunes et du caractère très discontinu de la documentation disponible. Les effets du temps, conjugués au nettoyage méticuleux dont certaines œuvres classiques ont été l’objet, notamment les statues en marbre (BOURGEOIS, 2012), ont contribué à effacer les traces de couleur. De plus, les sources indirectes dont nous disposons forment un corpus très hétérogène.

9 On s’attendrait sans doute à trouver pléthore de témoignages écrits relatifs à la mise en couleurs des figurines, vases, statues et monuments, tant la pratique était largement répandue. Des traités techniques ont existé, mais ils n’ont malheureusement pas été conservés par la tradition manuscrite. Les seuls travaux consacrés spécifiquement aux couleurs que nous possédons, au premier rang desquels figure le De coloribus du corpus aristotélicien, contiennent des considérations très théoriques et ne livrent finalement que peu d’informations sur le domaine artisanal. C’est donc souvent de manière incidente, par le biais d’anecdotes, que l’on relève ici et là des allusions à la polychromie des œuvres grecques et romaines dans la littérature antique, exception faite de certaines œuvres encyclopédiques comme l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien. De façon assez étrange pour nous, quelqu’un comme Pausanias, qui arpente la Grèce du

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début du IIe siècle ap. J.-C., visite de nombreux sanctuaires et admire un nombre considérable de statues, fait très peu de référence à leurs couleurs (il se borne souvent à signaler le matériau principal : bois, pierre, ou autre). On peut l’expliquer, d’une part parce qu’il s’agit selon lui d’une évidence qui ne nécessite pas d’être mentionnée ; d’autre part, parce que son ambition n’est pas de décrire précisément l’aspect esthétique des œuvres et édifices qu’il a sous les yeux, mais plutôt de recueillir les récits des traditions et des temps anciens en rapport avec leur origine. Les épigrammes littéraires, tels ceux de l’Anthologie Palatine, fournissent davantage de données : le caractère poétique de ces textes explique sans doute la place accordée aux notations chromatiques, lorsqu’il est question de portraits, de statues ou de monuments funéraires (PRIOUX, 2008).

10 C’est donc à un corpus littéraire très hétérogène que l’on a affaire. De plus, rappelons que le terme lui-même ne trouve pas d’exact équivalent en grec ou en latin : si « polychromie » sonne comme un mot directement hérité de l’Antiquité, il a été forgé à la toute fin de l’époque moderne, et popularisé par Quatremère de Quincy dans son ouvrage de 1814, Le Jupiter Olympien. Si l’adjectif poluchrômatos existe bien en grec ancien, il n’est que fort peu employé et ne concerne jamais les œuvres d’art : on le trouve sous la plume des naturalistes pour qualifier l’apparence de certains animaux bigarrés. En fait, si l’on cherche des équivalents à « polychrome », il faut se tourner vers un large éventail de mots, comme poikilos, graptos (peint), enalèlimmenos (enduit) et, en latin, des termes comme versicolor ou pictus. Voilà pourquoi il est malaisé de procéder à une recension d’ensemble des références à la polychromie en un sens général4.

11 L’absence de compilation systématique et exhaustive des textes antiques sur la question se trouve compensée par la parution de plusieurs outils de travail. Outre l’ouvrage, désormais classique et fort commode, publié par Salomon Reinach sur la peinture grecque, on peut consulter le recueil de Marion Muller-Dufeu sur la sculpture, qui est construit sur un modèle analogue et rassemble des citations utiles (MULLER- DUFEU, 2011). Il existe en outre des études plus spécifiques : celle, préliminaire, entreprise par Oliver Primavesi (PRIMAVESI, 2007) et celle, plus complète, de Felix Henke, dans le cadre d’une thèse de doctorat encore non publiée (HENKE, 2014).

12 Nous disposons également de données épigraphiques, qui fournissent des éléments sur la carrière des artisans, leur travail, les techniques mises en œuvre : inscriptions funéraires, inventaires et comptes, décrets et corpus juridique... Dans le monde grec, des séries d’inscriptions concernent les grands chantiers de construction et l’entretien des sanctuaires, comme ceux de l’Acropole d’Athènes, de Delphes ou de Délos. Les textes précisent notamment le paiement des salaires et les fournitures nécessaires en vue de la réfection de l’ornementation des temples et des statues de culte. Ces données épigraphiques permettent donc d’étudier les pratiques d’entretien de la polychromie et les traitements des surfaces auxquels on procédait régulièrement dans les sanctuaires d’époque hellénistique (LEKA, 2014). En revanche, peu de pigments sont mentionnés, sans doute car les peintres et « ornementateurs » (kosmètai) employés par les autorités de tutelle disposaient de leurs propres matériaux colorés. La seule exception notable concerne les feuilles d’or (petala), probablement parce que celles-ci étaient fournies par le commanditaire, en raison de leur coût.

13 Les témoignages iconographiques sont moins nombreux, mais ils existent. Là encore, aucune étude systématique ne s’est employée à les réunir ; c’est qu’ils proviennent de

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supports et de contextes fort différents. Quelques images, peintes ou gravées, donnent à voir l’artisan au travail, en train de colorer un objet ou une statue – jamais un édifice, en revanche. Ainsi sur la panse d’un cratère apulien à figures rouges qui date d’environ 360-350 av. J.-C., on voit un peintre appliquer un produit sur une statue d’Héraklès, rendue en blanc, pour la distinguer du héros lui-même, qui assiste à la scène. La présence d’un brasero suggère que la substance était appliquée chaude : on pense donc qu’il s’agit de cire colorée et que la technique utilisée est celle de la peinture à l’encaustique (MARCONI, 2011). Autre document exceptionnel : sur une gemme romaine, une cornaline montée en bague, qui date de l’époque romaine, le graveur a figuré un sculpteur en train de travailler au pinceau sur la chevelure d’un portrait féminin sculpté. Il est difficile, sur de tels media et avec ce type de techniques (peinture vasculaire ou glyptique), de donner à voir la variété de couleurs : ce sont simplement le geste et les outils de l’artisan qui laissent imaginer la polychromie générée. En revanche, la peinture murale (et, à la marge, la mosaïque) offre davantage de possibilités chromatiques et fournit des données utiles. Les décors peints des maisons romaines du Sud de l’Italie mettent en scène un certain nombre de statues, avec leur polychromie (MOORMANN, 2008).

14 Mais la principale source d’information disponible provient actuellement des objets ou édifices eux-mêmes : c’est dans ce domaine que les avancées ont été les plus rapides depuis une vingtaine d’années. La vigilance des archéologues et des conservateurs de musée permet désormais de prémunir les artefacts nouvellement exhumés de nettoyages abusifs, qui finiraient de décaper les maigres vestiges de couleur. Certaines pièces découvertes récemment ont ainsi conservé de belles traces de leur polychromie d’origine et se prêtent bien à des analyses. C’est le cas par exemple d’une tête d’Amazone en marbre, découverte en 2006 à Herculanum : ses cheveux, ses yeux et ses cils étaient rehaussés de peinture.

15 Les nouvelles possibilités techniques, conjuguées à un intérêt scientifique pour la polychromie de l’art antique, ont permis la mise en place d’un protocole expérimental, en particulier pour les sculptures (ØSTERGAARD, 2017). Même pour les œuvres qui n’ont rien conservé de leur polychromie, il est possible de détecter la présence originelle de pigments, après un examen attentif de la surface, de l’état et de la teinte de la pierre. En effet, son apparence actuelle dépend de la nature des pigments qui la protégeaient au départ : les conditions atmosphériques ou d’enfouissement ont fait disparaître les couleurs plus fragiles en premier, rendant ces zones plus vulnérables que les autres à l’action du temps et à l’érosion. Les différences de coloration repérables sur différentes parties de la pierre laissent donc deviner les motifs qui étaient peints. La présence de traces d’incision apporte un autre indice : celles-ci servaient à dessiner le contour des figures et à guider l’application de la couleur – dans ce cas, la photographie en lumière rasante est utile pour appuyer l’observation à l’œil nu. Un exemple remarquable est fourni par la « Dame d’Auxerre », une petite statue grecque en calcaire du VIIe siècle av. J.-C. Même en l’absence de traces de pigments de différentes couleurs, il est possible de deviner que son costume était richement polychrome (MARTINEZ, 2000) : les lignes incisées encore bien visibles sur la robe attestent l’existence, à l’origine, d’un décor peint raffiné, aux motifs géométriques. D’autres indices témoignent de la polychromie antique, sur les figures en relief ou en ronde-bosse : l’absence de poignées de bouclier, de rênes, de lacets de sandales, signifie que tous ces détails étaient rendus non pas par le sculpteur mais uniquement par le peintre : les deux artisans devaient travailler de

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concert. Enfin, des trous laissés pour l’insertion d’éléments rapportés suggèrent qu’un effet de polychromie était recherché : on connaît de nombreux reliefs et statues pour lesquels les yeux, les sourcils, les mèches de cheveux, les bijoux ou encore les armes introduisaient des variations de couleur, car ils étaient confectionnés à part, en bronze, cuivre, or, argent, pierre colorée, pâte de verre, etc. L’un des exemples les plus connus illustrant cette technique est l’aurige de Delphes, qui date du Ve siècle av. J.-C., et dont la polychromie (les yeux en particulier) a été restaurée en vue de sa présentation dans le Musée.

16 Lorsque l’objet a conservé une partie, même infime, de sa polychromie d’origine, un large éventail d’analyses s’offre aux chercheurs. L’idéal serait de pouvoir toutes les combiner, bien sûr, mais cela dépend des moyens financiers à disposition et de la possibilité ou non de transporter l’œuvre dans un laboratoire. Dans tous les cas, la première étape peut être réalisée in situ : elle consiste à examiner l’œuvre à l’œil nu, pour repérer d’éventuels vestiges de couleur. L’appui de la micro-photographie s’avère utile afin de déceler les vestiges les plus tenus, notamment dans les anfractuosités (mèches de cheveux, oreilles, narines, plis des vêtements). Une deuxième étape consiste à recourir à l’imagerie multi-spectrale, protocole non-invasif qui ne nécessite pas de contact direct avec la surface étudiée. Elle permet de repérer et d’enregistrer la répartition des couleurs sur l’œuvre. Plusieurs techniques peuvent être alors combinées : spectroscopie sous rayons X, sous rayonnement ultra-violet, infra-rouge, micro-Raman ou imagerie visible à luminescence induite5. De telles techniques requièrent a priori d’opérer dans un noir total, ce qui les rend inexploitables pour l’architecture ; toutefois, des recherches viennent de mettre en évidence la possibilité de réaliser les tests en lumière ambiante (VERRI, SAUNDERS, 2014).

17 Enfin, la dernière étape du protocole réside dans l’identification des pigments et liants utilisés, grâce à leur composition physico-chimique. Elle mobilise plusieurs techniques dites « invasives », qui nécessitent d’intervenir sur l’œuvre en opérant des micro- prélèvements (qui, en fonction des types d’analyse, seront détruits ou pourront être conservés comme témoins, pour de futures investigations). En procédant à des coupes stratigraphiques, qui permettent d’observer couches et sous-couches, on comprend mieux les techniques picturales et les jeux de superposition d’aplats. Pour les pigments d’origine organique (en fait des colorants utilisés sous forme de laque, comme la garance, l’orcanette ou la pourpre), ainsi que les composés utilisés comme liants (caséine, œuf, résine…), c’est la spectrométrie de masse et la chromatographie gazeuse qui sont déterminantes. Il s’agit cependant de méthodes destructives et coûteuses, donc auxquelles on recourt plus rarement. Cela explique notre retard dans la reconnaissance des pigments d’origine non minérale, la compréhension des techniques de peinture a tempera, ou encore la mise en évidence des traitements de surface. La présence de cire, par exemple, reste difficile à repérer.

18 La réalisation de telles analyses nécessite la mise en place d’une équipe interdisciplinaire et la collaboration entre les chercheurs et les conservateurs de musée, en particulier pour documenter au mieux l’histoire des œuvres, depuis leur découverte, afin de prendre en compte les éventuelles restaurations modernes6. La mise en place d’un réseau informel de chercheurs européens travaillant sur la polychromie de la sculpture et de l’architecture antiques depuis les années 2000 s’est traduite par l’organisation de rencontres internationales, qui se tiennent chaque année dans des lieux différents. La dernière en date, organisée à Bordeaux par Maud Mulliez en

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novembre 2017, a permis de partager les expériences en matière de restitution des couleurs7. Il s’agit en effet d’un enjeu majeur, qui a émergé ces dernières années, en lien avec le développement des tentatives pour retrouver et donner à voir l’aspect original des édifices et des œuvres antiques, car la restitution des couleurs pose plus de problèmes que celle des volumes, tant du point de vue méthodologique qu’épistémologique.

19 Bien que le terme « polychromie » ait d’abord été utilisé à propos des œuvres plastiques et de l’architecture, il ne faut pas négliger l’importance des textiles qui constituaient des biens de valeur et introduisaient aussi beaucoup de couleurs dans l’univers des Anciens (HARLOW, NOSCH, 2014). En témoignent les inventaires d’offrandes des sanctuaires grecs, qui mentionnent des étoffes et vêtements aux teintes et décors variés (les textes concernant Brauron ont été édités : CLELAND, 2005). On se heurte cependant à l’extrême rareté des vestiges conservés : c’est en Égypte, pour la période gréco-romaine puis copte, qu’il est possible de trouver des fragments de taille significative, voire des vêtements entiers. En Grèce égéenne et en Italie, la documentation demeure beaucoup plus réduite : ce sont principalement les tombes qui livrent des découvertes. Le magnifique tissu funéraire de Vergina reste un document exceptionnel, tant dans son état de conservation que dans sa facture. Il a été tissé avec des fils de laine pourpre et des fils d’or ; la présentation actuelle donne cependant à voir un état restauré peu après sa découverte, car la forme initiale n’était pas trapézoïdale. Les études archéométriques se développent pour identifier les colorants utilisés ; quand elles ne sont pas réalisables, on en est réduit à des hypothèses, fondées sur une observation à l’œil nu. Les analyses physico-chimiques menées par Dominique Cardon sur le matériel d’un site égyptien où stationnait une garnison romaine ont été utiles : elles ont révélé qu’il était fréquent de décorer les vêtements avec des bandes ou des motifs teints en pourpre véritable, ce qui invite à nuancer l’idée selon laquelle ce colorant, issu du murex, était d’un coût exorbitant et réservé à une élite (CARDON, GRANGER-TAYLOR, NOWIK, 2011). Des mises à jour sur les découvertes archéologiques paraissent régulièrement dans la série Dyes in History, en rapport avec la tenue d’un congrès annuel (le dernier s’est tenu à Londres en octobre 2017)8. Le dialogue entre spécialistes des tissus et spécialistes de la polychromie de la sculpture s’avère fécond, par exemple lorsqu’il s’agit étudier les effets de textures obtenus au moyen de la couleur sur le vêtement des statues (DRINKLER, 2009).

Quand les couleurs refont surface

20 Le perfectionnement des moyens technologiques et les campagnes d’analyse entreprises ont donc fait progresser notre connaissance de l’utilisation des couleurs dans les mondes anciens, depuis une vingtaine d’années. C’est dans le domaine de la sculpture que les recherches sont les plus avancées, en particulier du côté grec (KIILERICH, 2016 ; pour un bilan sur la Grèce et Rome, ØSTERGAARD, 2018). Les études ponctuelles concernant tel ou tel artefact fleurissent, sous forme de publications imprimées ou en numériques9.

21 Plusieurs monographies proposent des synthèses utiles, qui concernent soit un type de support10, soit une région11, soit une période déterminée12, ou encore une collection de musée (PANDERMALIS, 2012). Les résultats convergent pour montrer que tous les types de productions plastiques, quelles que soient leurs dimensions, pouvaient recevoir un traitement polychrome. Les techniques employées différaient parfois en fonction des

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ressources locales et des matériaux (pierre, métal, terre cuite, bois, ivoire…), mais l’effet restait le même : le monument, la figurine, le relief et la statue devaient briller de mille couleurs, pour réjouir les hommes et les dieux.

22 Les analyses ont permis d’avancer sur plusieurs points. D’abord, il est désormais possible de mieux connaître les techniques picturales employées (voir par exemple KAKOULLI, 2009 pour un bilan sur la peinture). En dépit de la variété des supports et des modes d’application, la gamme des pigments et colorants utilisés était la même, en Grèce et à Rome ; elle s’avère plus étendue que ce que l’on avait tendance à croire. Les principaux composants sont les suivants : ocres (rouge et jaune), noir de carbone, bleu égyptien, blanc de plomb, azurite, malachite, terres vertes (pour les Romains), cinabre, laque de garance, feuilles d’or ou d’étain, sandaraque, orpiment, realgar. L’emploi de laques organiques (issues de colorants utilisés en teinture, comme la garance, le kermès, la pourpre) est malheureusement plus difficile à mettre en évidence dans les analyses, nous l’avons vu, mais il semblerait qu’elles aient largement été utilisées à l’époque hellénistique sur les statues, en particulier sur les étoffes, reflétant l’engouement que connaît alors la teinture pourpre dans le domaine vestimentaire. Au premier rang des matières d’exception, figurent l’or et l’ivoire, dont l’assemblage formait des œuvres chryséléphantines : l’ensemble des attestations archéologiques connues a été édité par Kenneth Lapatin (LAPATIN, 2001). Le recours à des pigments précieux et rares n’était pas réservé aux œuvres de grandes dimensions. La présence de lapis lazuli a par exemple été détectée sur des pyxides en pierre d’époque classique, conservées au Musée national archéologique d’Athènes (BRÉCOULAKI, 2014), ce qui invite à reconsidérer le statut de ces vases, dont l’apparence actuelle ne dit rien de la valeur (économique mais aussi symbolique) initiale. La dorure, quant à elle, était fréquemment employée sur les figurines de terre cuite, à l’époque hellénistique (JEAMMET, PAGÈS- CAMAGNA, BOURGEOIS, 2012-2013).

23 Le matériau qui a surtout retenu l’attention des chercheurs est le marbre, souvent considéré comme symbole de blancheur immaculée (BOURGEOIS, 2012). Les Grecs et les Romains appréciaient particulièrement cette pierre pour sa résistance, sa capacité à prendre le poli, son grain cristallin, raisons pour lesquelles ils l’ont abondamment employé en sculpture (GRAND-CLÉMENT, 2017). C’est au cours de l’époque archaïque que l’emploi du marbre blanc (appelé lithos leukos) se développe en Grèce. L’un des facteurs qui explique un tel phénomène est en rapport direct avec l’histoire de la polychromie : en effet, le marbre était prisé pour sa capacité à recevoir un enduit peint et à aviver l’éclat des pigments qui y étaient appliqués. Des recherches récentes ont prouvé que les premières statues grecques en marbre conservées (VIIe siècle av. J.-C.) étaient déjà polychromes (par exemple la korè de Nikandrè retrouvée à Délos et conservée au Musée national archéologique d’Athènes, dont le riche décor peint sur la robe, invisible aujourd’hui à l’œil nu, a été étudié par Georgia Kokkorou-Alevras). La série des korai mise au jour à la fin du XIXe siècle sur l’Acropole d’Athènes (KARAKASI, 2003) a livré de nombreux cas d’étude. La fameuse korè « au peplos » ne peut désormais plus être appelée ainsi, puisque les motifs peints sur son vêtement témoignent du fait qu’elle portait un costume d’apparat richement historié. Il pourrait s’agir d’une statue de déesse (Artémis ?), si l’on suit l’une des trois hypothèses de restitution proposée par l’équipe allemande qui l’a étudiée13. Un examen de la korè dite « de Chios », qui possédait lors de sa découverte des traces d’incarnat, si l’on en croit le témoignage des

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fouilleurs, a effectivement révélé la présence de blanc de plomb et d’ocres jaune et rouge au niveau de l’oreille (KOCH-BRINKMANN, PIENING, BRINKMANN, 2014, p. 122-123).

24 Il faut donc revoir l’idée selon laquelle le marbre, à la différence des autres pierres, était systématiquement épargné par la couleur (BLUME, 2012). On pouvait le recouvrir entièrement d’enduit peint, sans ne plus laisser rien voir de sa blancheur. Sur les reliefs du sarcophage hellénistique dit « d’Alexandre », conservé à Istanbul, qui appartenait à un roi phénicien, la couleur blanche n’a pas été produite en gardant la teinte naturelle du marbre de Paros, mais grâce à l’application de blanc de plomb (BRINKMANN, KOCH- BRINKMANN, 2010). On connaît aussi plusieurs cas de statues entièrement dorées, pour l’époque hellénistique. Il semblerait que cela ait été le cas de la statue du Diadumène trouvée à Délos et conservée à Athènes (Musée national archéologique, MN 1826 ; BOURGEOIS, JOCKEY, 2005).

25 Le bronze était l’autre matériau privilégié par les Anciens pour l’exécution des statues ; les œuvres actuellement conservées dans les musées ont malheureusement perdu l’éclat de leur couleur d’origine, remplacée par une patine verdâtre. La polychromie pouvait être obtenue de plusieurs façons (DESCAMPS-LEQUIME, 2006 ; ZIMMER, 2012 ; FORMIGLI, 2013). La couleur du bronze variait en fonction des alliages, allant du jaune doré au brun foncé, voire au noir. De plus, l’usage de patines intentionnelles pouvait en modifier l’apparence (DESCAMPS-LEQUIME, 2015) et il était également possible de recourir à la peinture (FRANKEN, 2010). L’inclusion de matériaux de couleurs variées (pierre, cuivre, argent, émail, or, étain, os, pâte de verre…) permettait enfin de générer un effet bigarré et de rendre certaines parties de l’anatomie : les mèches de cheveux, les yeux, les sourcils, les cils, les lèvres, les dents, les tétons... Les restitutions proposées diffèrent donc nettement de l’aspect actuel des œuvres et révèlent qu’un effet naturaliste pouvait être obtenu (pour un exemple, voir WÜNSCHE, 2007).

26 L’une des questions sur laquelle les analyses ont également permis d’avancer concerne le traitement réservé aux carnations (BRINKMANN, KOCH-BRINKMANN, PIENING, 2014). Les chercheurs ne doutent pas de la présence de pigments sur les statues et reliefs en terre cuite ou en pierre tendre comme le calcaire : les attestations sont nombreuses et ont pu être étudiées, comme sur les terres cuites architecturales étrusques analysées à Copenhague (SARGENT, 2012). En revanche, des débats perdurent pour ce qui concerne les œuvres en marbre. Vinzenz Brinkmann pense qu’à l’époque archaïque, les sculpteurs avaient l’habitude de colorer les chairs des statues et reliefs. Il fonde son hypothèse sur les observations consignées par les fouilleurs au moment de la découverte des artefacts, ainsi que sur des analyses récentes. Il a par exemple décelé des traces d’une coloration brun rouge sur l’épiderme du kouros d’Ischès, colossale offrande de presque 5 mètres de haut, érigée au VIe siècle av. J.-C. en l’honneur d’Héra, à Samos (BRINKMANN, 2004). Le principal pigment utilisé serait de l’hématite, c’est-à-dire de l’ocre rouge, qui suggérait la vigueur émanant du jeune homme. Le ton de chair choisi pour les korai était sans doute plus clair, comme le suggèrent les analyses physico-chimiques réalisées sur la statue funéraire de Phrasikleia, découverte en 1972 à Merenda, en Attique. Des échantillons prélevés à divers endroits de l’épiderme, en particulier sur le visage, révèlent que le peintre a utilisé un mélange de blanc de plomb, d’ocre rouge et de terre de Sienne (BRINKMANN, KOCH-BRINKMANN, PIENING, 2010b, p. 195).

27 L’avis de Vinzenz Brinkmann se heurte au scepticisme d’autres chercheurs. Bernhard Schmaltz a proposé en 2008 une reconstruction prudente de la polychromie de la korè

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682, en s’appuyant en partie sur les aquarelles réalisées peu après sa découverte. Ne disposant d’aucune donnée significative concernant l’incarnat, il a préféré laisser les parties dénudées non peintes (SCHMALTZ, 2009). Pour l’époque classique, les exemples connus sont moins nombreux et les analyses archéométriques restent rares (ØSTERGAARD , 2010c ; SCHARFF, 2009, p. 34). Les données rassemblées par Clarissa Blume pour l’époque hellénistique, relativement abondantes, indiquent qu’il n’existait pas de règle absolue concernant la coloration ou non de la peau des statues en marbre. Trois types de traitement de l’incarnat ont coexisté : l’application d’un mélange de pigments pour obtenir un rendu pictural réaliste ; l’application de dorure ; l’absence de traitement pictural de l’incarnat, la surface du marbre recevant une simple onction de cire (BLUME, 2014). Le troisième cas de figure semble avoir été le moins fréquent, et peut-être réservé à des cas exceptionnels, pour lesquels on cherchait à souligner la beauté de la figure représentée, en se rapprochant ainsi de l’effet produit par la statuaire chryséléphantine. La diversité semble donc avoir été laissée à l’appréciation des artisans eux-mêmes, ou de leur commanditaire, comme c’était d’ailleurs le cas en peinture (BRÉCOULAKI, 2012).

28 Un autre point demeure plus incertain, à savoir la nature des traitements de surface, qui venaient renforcer la polychromie, aviver son éclat, en jouant sur la lumière. La technique appelée ganôsis (« le fait de rendre brillant, de polir ») consistait à appliquer une légère couche de cire chaude et d’huile (LEKA, 2008, p. 135-181). L’effet recherché était double : protéger les parties peintes, le glacis préservant les surfaces de l’action des agents atmosphériques ; donner à l’ensemble un aspect poli et brillant. Il est malheureusement très difficile d’en observer des traces sur les statues, car cette couche protectrice a eu toutes les chances de disparaître rapidement et ses composants organiques sont difficiles à détecter. De ce point de vue, les études menées par Brigitte Bourgeois restent exceptionnelles : son examen d’un portrait en marbre de reine lagide, datant du IIIe siècle av. J.-C. et conservé au Musée royal de Mariemont, a révélé qu’un revêtement de cire d’abeille pure, sans adjonction d’huile, de résine ou de pigment, avait été appliqué (BOURGEOIS, 2016). D’autres analyses de ce type pourraient se révéler précieuses pour ajuster le rendu final des modèles de restitution proposés pour les statues polychromes grecques et romaines14.

29 Dans le domaine de l’architecture, les études sont moins nombreuses15. Dans ce domaine, les analyses doivent être réalisées in situ : les seuls éléments que l’on peut transporter en laboratoire sont éventuellement des fragments de colonne, de chapiteaux ou d’entablement conservés dans des musées, et surtout les éléments du décor sculpté (frontons, métopes, frises…) qui ont été prélevés sur les sites au XIXe siècle. Pour le monde grec, quelques édifices ont fait l’objet d’études spécifiques : à Delphes, le trésor des Siphniens, la tholos de Marmaria, ainsi que, plus récemment, le Trésor des Marseillais (JOCKEY, MULLIEZ, 2013) ; à Athènes, le Parthénon (VLASSOPOULOU, 2010). Les recherches menées sur le temple d’Athéna Aphaia (Égine), daté de 490-480 av. J.-C., suggèrent que l’essentiel de la polychromie se concentrait sur les frontons en marbre (les statues sont conservées à Munich et ont fait l’objet d’études dès le XIXe siècle) et quelques éléments architectoniques (métopes et triglyphes en particulier). Les colonnes et les murs, en calcaire, étaient enduits d’un stuc lumineux, réalisé avec de la poudre de marbre, et une partie du sol recouverte d’une peinture rouge. À Rome, où l’héritage étrusque est très présent, à travers l’emploi de terres cuites architecturales peintes, le plus ancien temple en marbre dont la polychromie a pu être analysée est

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celui d’Apollon sur le Palatin, daté de 28 av. J.-C. : une riche palette de nuances avait été utilisée pour décorer chapiteaux de colonnes et entablement (ZINK, PIENING, 2009).

30 En ce qui concerne le décor de l’habitat privé, les études se poursuivent sur les sites les mieux connus, tels Olynthe, pour le IVe siècle av. J.-C., ou encore Délos, pour l’époque hellénistique, les villas et cités vésuviennes, pour la fin de l’époque républicaine et le début de l’époque impériale. Le décor se déploie au niveau des sols, des parois et même du plafond (ALABE, 2002). Les pavements de mosaïque pouvaient même être rehaussés de peinture, ce qui permettait d’aviver la polychromie et de masquer les interstices entre les tesselles pour éviter les effets de discontinuité ; l’inconvénient était bien entendu de nécessiter un entretien régulier (GUIMIER-SORBETS, 2010).

31 Les programmes de restitution de demeures entières se multiplient et débouchent sur des modélisations disponibles en ligne16. Ces dernières reposent toutefois sur une bonne part d’hypothèses, en raison des lacunes existantes, notamment pour ce qui concerne les textiles (rideaux, tentures, tapis…) et le mobilier, qui contribuaient grandement à la polychromie d’ensemble des maisons. Des progrès restent donc à faire dans ce domaine.

Polychromies antiques : histoire et clefs d’interprétation

32 Les recherches confirment que la polychromie antique prend des formes très différentes, et qu’il serait donc plus juste de parler de « polychromies », au pluriel. Elles révèlent aussi que celles-ci ont une histoire. L’époque grecque archaïque se caractérise par un goût prononcé pour les jeux de matières colorées et les contrastes chromatiques appuyés, dans lesquels le rouge et le bleu jouent un rôle prédominant. Les couleurs sont appliquées sous la forme d’un enduit couvrant, uniforme et, dans beaucoup de cas sans doute, opaque. Par la suite, les techniques et les préférences esthétiques évoluent. L’époque classique se caractérise par moins de contraste, davantage de modelé et le recours à des jeux d’ombre et de lumière, qui mettent en valeur le travail du sculpteur, par exemple pour le drapé des vêtements ou le rendu des chevelures. Le rendu devient donc plus naturaliste. L’époque hellénistique prolonge une telle évolution, et se caractérise par un enrichissement de la palette chromatique, à la faveur du dynamisme des circuits commerciaux. Les peintres mettent à la mode le rose vif (BLUME, 2014), que l’on observe notamment sur les figurines béotiennes produites entre 340 et 200 av. J.-C.

33 Les Romains introduisent au moins trois évolutions majeures. Les conquêtes et la volonté de faire de l’Urbs le centre de l’oikoumène conduisent à employer des marbres colorés venus de toute la Méditerranée : leur bigarrure symbolise la puissance romaine et convoque un imaginaire exotique (BRADLEY, 2006). Voilà pourquoi on les réserve au placage des édifices de prestige, ainsi qu’aux toges des empereurs (pour le porphyre suggérant le manteau pourpre : DEL BUFALO, 2012) ou à l’exécution de statues d’étrangers, habitant des pays lointains (DE NUCCIO, UNGARO, 2002). En parallèle, une modification dans la composition des alliages, en partie pour des raisons de coût, touche la production de bronze, à partir de l’époque impériale, ce qui contribue à transformer l’apparence des statues, les rendant moins naturalistes (HALLETT, 2004). La troisième évolution concerne la façon de percevoir le marbre blanc. En effet, à partir du IIe siècle ap. J.-C., se développe une forme de valorisation de la blancheur marmoréenne,

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notamment sous le règne de l’empereur philhellène Hadrien, qui l’associe à l’héritage antique grec (MANDEL, 2010 ; BARRY, 2011).

34 L’histoire complexe, non linéaire, des polychromies antiques, invite ainsi à dépasser l’opposition binaire polychromie/monochromie. Elle témoigne en outre de l’évolution des sensibilités chromatiques. Il existait des artisans de la couleur, polyvalents, qui pouvaient intervenir dans différentes branches artistiques ; les techniques et les matières employées circulaient de l’une à l’autre. De plus, la polychromie ne relevait pas juste de la technique artisanale : elle possédait des implications culturelles fortes et contribuait à l’efficacité visuelle des œuvres et des monuments. Son étude déborde donc le champ de l’histoire de l’art et nous invite à réfléchir au rôle des couleurs dans la sensibilité des Anciens. Comment expliquer ce goût multiforme et persistant pour les couleurs et la bigarrure ? Peu d’études ont finalement affronté une telle question, tant pour le monde grec (BLUME, 2010 et 2015), que pour le monde romain (BRADLEY, 2009b). Il est désormais clair que les couleurs n’étaient ni un simple artifice destiné à masquer l’imperfection de certains matériaux, ni un ornement accessoire, comme on le pensait au XIXe siècle. La polychromie constituait une étape indispensable dans l’achèvement d’une œuvre ou d’un édifice. Les couleurs venaient en effet prolonger et compléter le travail plastique. Elles donnaient du sens à l’image : le traitement pictural des yeux du Laocoon, aujourd’hui effacé, par exemple, fournissait sans doute la clef d’interprétation de la scène (QUEYREL, 2003). Les couleurs facilitaient aussi l’identification des figures. Les différences de carnation (plus foncée pour les hommes, plus claire pour les femmes) mettaient en relief la distinction des sexes (BRÉCOULAKI, 2012). La couleur des cheveux ou des yeux pouvait servir de marqueur identitaire, ainsi que le décor du vêtement, qui traduisait le statut social ou l’origine ethnique de la personne représentée. Ainsi, sur le sarcophage dit d’Alexandre, conservé à Istanbul, qui servit de sépulture à un roi de Sidon (fin du IVe siècle av. J.-C.), on peut repérer certains guerriers perses à leurs yeux clairs et à leurs pantalons bariolés : le traitement chromatique accentuait l’impression d’altérité (voir BRINKMANN, KOCH-BRINKMANN, 2016). La disparition de la polychromie d’une œuvre conduit dès lors à une perte de sens : sur les statues romaines de personnages en toge, la blancheur actuelle ne permet pas de déterminer si l’on avait au départ affaire à une toga candida, à une toge prétexte (avec bordure de pourpre) ou à une toga picta (avec décor). Or, selon les cas, l’effet recherché et le statut social de l’individu représenté n’étaient pas les mêmes.

35 Plus généralement, la polychromie visait à capter le regard, à accroître la visibilité d’un objet ou d’un édifice. Une statue ou une offrande noyée dans un monde très coloré (nécropole, sanctuaire, place publique) devait se faire remarquer pour que son éclat rejaillisse sur le prestige du commanditaire ou du donateur. Le recours à la couleur constituait en outre une manifestation de piété, un moyen privilégié d’honorer les puissances divines, ce qui explique l’entretien périodique des statues et du décor des temples, ainsi que les restaurations dont ils faisaient régulièrement l’objet. À ces préoccupations religieuses s’ajoutaient des enjeux politiques. Décorer les bâtiments publics de riches couleurs permettait d’afficher la puissance du pouvoir en place ; les aristocrates, les rois et les empereurs rivalisaient pour avoir la demeure la plus somptueusement décorée, portant une attention soutenue aux salles de réception – l’ andrôn des Grecs et le triclinium des Romains.

36 Enfin, le jeu des couleurs visait à animer l’œuvre plastique. La polychromie des statues leur conférait une présence sensible, en créant une relation dynamique avec

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l’observateur. Mais cette fonction d’animation de la statue ne signifiait pas nécessairement recherche d’un « réalisme » au sens où on l’entend aujourd’hui. On constate en fait une oscillation permanente au cours de l’histoire entre le souci de reproduire fidèlement la réalité visuelle et celui de créer une représentation idéalisée, qui tend vers une forme de beauté inaccessible, apparentée au divin. Les exemples sont nombreux ; on se limitera ici à comparer deux œuvres romaines du Ier siècle ap. J.-C. qui ont fait l’objet d’analyses récentes. La première est la célèbre statue d’Auguste, dite de Prima Porta, en marbre de Paros, qui a été commanditée par Livie après la mort de son époux (14 ap. J.-C.) et réalisée à partir d’un original en bronze. Elle représente l’empereur en train de faire une allocution à ses troupes. Il porte une cuirasse dont le décor ressortait de façon vive, car les figures en relief étaient rehaussées de cinabre (rouge vif) et de bleu égyptien. Autour de sa taille s’enroule le paludamentum, manteau pourpre associé au commandement militaire. Sa couleur était rendue par une laque d’origine organique, peut-être de la garance. L’absence de trace de pigment sur la peau laisse supposer que le peintre avait laissé à la carnation une blancheur marmoréenne, pour créer un écart avec la réalité et héroïser le princeps défunt : ce portrait posthume devait avoir un air d’éternité (LIVERANI, 2005). Fondé sur une telle hypothèse, le modèle polychrome reconstitué par Paolo Liverani a pris le parti de laisser l’épiderme vierge. Mais récemment, deux chercheurs espagnols ont opté pour une restitution plus nuancée, avec un ton d’incarnat naturaliste, ce qui relance les questions sur les modes d’application des pigments et le recours éventuel à des mélanges (ZAHONERO MORENO, MENDIOLA PUIG, 201517). Leur proposition a fait l’objet d’une évaluation critique qui témoigne des débats auxquels les essais de reconstitution polychrome donnent lieu aujourd’hui (LIVERANI, VERRI, SANTAMARIA, 2005).

37 Le second exemple, réalisé quelques décennies plus tard, est conservé à Copenhague : il s’agit de la tête de l’empereur Caligula (37-41 ap. J.-C.). Dans ce cas, on en est sûrs, toute la surface du marbre avait été enduite de couleurs, y compris la peau. Le volume des boucles de la chevelure était rendu par un jeu de touches colorées destinées à en moduler la teinte (ØSTERGAARD, 2007). Il s’agissait donc ici de créer un portrait plus réaliste, dans la tradition du vérisme républicain (voir la restitution proposée par BRINKMANN, 2007). Dans ce cas, l’effigie, sans doute réalisée du vivant de l’empereur, visait à imposer sa présence et son autorité aux yeux de tous. On l’aura compris, si la polychromie apporte des éléments significatifs pour orienter l’interprétation, seule une recontextualisation (lieu d’exposition, dispositif l’entourant) permettrait de déterminer avec davantage de précision la fonction précise du portrait impérial et le rôle joué par les couleurs dans l’élaboration d’un message politique.

38 La polychromie constitue désormais une donnée incontournable pour l’analyse compréhensive des œuvres et des monuments des Grecs et des Romains. Une synthèse stimulante et riche en perspectives a d’ailleurs été publiée récemment pour la sculpture : KIILERICH, 2016. On voit se développer un certain engouement au sein du public : sur internet des blogs ou de courtes vidéos proposent de « recoloriser » les œuvres grecques et romaines, ce qui conduit parfois à des résultats très fantaisistes, sans aucune caution scientifique. Rappelons que la prudence doit rester de mise : de nombreuses incertitudes demeurent. Les campagnes d’analyses requièrent du temps, des moyens, des équipes interdisciplinaires. L’absence de structure institutionnelle pérenne à ce jour, pour assurer une coordination des recherches sur la polychromie antique, est à cet égard regrettable (ØSTERGAARD, 2017, p. 169). En effet, les progrès

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techniques ne suffisent pas : les données chiffrées fournies par les analyses s’accumulent, mais il revient à présent aux historiens, archéologues, historiens de l’art et conservateurs de musée de s’en emparer pour les mettre au service de l’interprétation des œuvres concernées.

39 Les essais de restitution, que ce soit en deux ou trois dimensions, soulèvent aussi des questions. Comment rendre le juste ton des couleurs, ainsi que les effets de brillance recherchés dans l’Antiquité ? Quels choix opérer lorsque l’on est confronté à des zones lacunaires ? Doit-on privilégier les restitutions numériques ? Dans ce cas, quels logiciels et outils informatiques adopter, pour éviter un rendu trop artificiel et prendre en compte les effets de texture, de matière ? Il semblerait en effet que l’on s’oriente de plus en plus vers l’usage du numérique plutôt que vers la réalisation de modèles plastiques, en plâtre ou en pierre synthétique18. Les outils informatiques offrent l’avantage de proposer des restitutions dynamiques et de permettre une recontextualisation des œuvres dans leur environnement d’origine, en tenant compte notamment des conditions d’éclairage qui influaient sur la façon dont les œuvres étaient perçues. C’est par exemple ce qui a été fait pour le groupe sculpté trouvé à Délos, dit « d’Artémis Élaphébole », représentant la déesse en train de mettre à mort un cervidé, qui ornait le corridor d’une luxueuse maison délienne (FAUQUET, JOCKEY, 2014). Une autre possibilité offerte par l’informatique consiste à simuler la manière dont les couleurs subissaient les effets du temps. On sait que les Grecs et les Romains tentaient de pallier l’altération de la polychromie en procédant à des repeints et entretiens réguliers, comme cela a été le cas pour la statue d’Auguste Prima Porta (LIVERANI, 2005). Or ces différentes restaurations appartiennent pleinement à l’histoire de l’objet et ne doivent pas être écartées au seul bénéfice de l’état initial. Car l’enjeu des études sur la polychromie antique réside bien là : comprendre ce que les Grecs et les Romains voyaient, quand ils admiraient une statue ou un monument parés de couleurs, que ces derniers soient flambant neufs ou qu’ils soient déjà pour eux les vestiges d’un passé révolu.

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NOTES

1. Voir par exemple BRINKMANN, WÜNSCHE, 2003 et 2007 ; LIVERANI, 2004 ; JEAMMET, 2007 ; GARSSON, 2013 ; DARDENAY, 2014 ; ØSTERGAARD, NIELSEN, 2014 ; BENDALA, BRINKMANN, 2016. 2. Par exemple H. Magnus, Die geschichtliche Entwicklung des Farbensinnes, Leipzig, 1877 ; trad. fra. Histoire de l’évolution du sens des couleurs, Paris, Reinwald, 1878. 3. Parmi ses nombreuses études, citons PASTOUREAU, 2000 ; après la couleur bleue, l’histoire du noir, celle du vert et celle du rouge ont fait l’objet de publications : Michel Pastoureau, Noir : histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2008 ; Vert : histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2013 ; Rouge : histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2016. 4. Une simple recherche lexicologique, menée au moyen des bases de données informatiques disponibles, ne suffirait pas (TLG : http://www.tlg.uci.edu/index.prev.php ; TLL : https:// www.degruyter.com/view/db/tll). 5. Cette dernière technique offre l’intérêt de mettre en évidence la présence de bleu égyptien : VERRI, 2009. 6. Citons, parmi les programmes qui ont fourni des résultats substantiels, celui mené par Brigitte Bourgeois et Philippe Jockey à partir des œuvres hellénistiques conservées au musée de Délos (BOURGEOIS, JOCKEY, KARYDAS, 2009), celui conduit par Vinzenz Brinkmann à la glyptothèque de Munich (http://www.stiftung-archaeologie.de ; on y trouvera notamment une liste des publications des membres de l’équipe) et poursuivi depuis 2016 à la Liebieghaus Skulpturensammlung de Francfort ( http://buntegoetter.liebieghaus.de/en), ou encore celui entrepris au British Museum de Londres pour analyser les collections (http:// www.britishmuseum.org/research/research_projects/all_current_projects/ ancient_polychromy.aspx/). À Copenhague, l’équipe dirigée par J. S. Østergaard à la Glyptothèque Ny Carlsberg autour du programme « Tracking Colour. The Polychromy of Greek and Roman Sculpture » (2009-2014), a mis en ligne une documentation abondante et fort utile : http://trackingcolour.com ( ØSTERGAARD, 2010c). D’autres initiatives ont été impulsées par des universités : aux États-Unis, l’Ancient Polychromy Network a été créé en 2013 au sein de l’Université de Georgia (http://www.ancientpolychromynetwork.com/) ; une équipe de l’Université de Southampton collabore avec la British School à Rome, pour étudier la polychromie des sculptures découvertes sur le site d’Herculanum (http:// digitalhumanities.soton.ac.uk/projects/sculptural-polychromy). 7. « Reconstruction of Polychromy/Restituer les couleurs » ( https:// polychromy2017.sciencesconf.org). 8. Le Centre de recherche sur les textiles de l’université de Copenhague est à cet égard très actif : http://ctr.hum.ku.dk/. Une collaboration a d’ailleurs été mise en place avec le programme « Tracking Colour » cité plus haut. Voir aussi : Eva Andersson Strand, Ulla Mannering et Marie- Louise Nosch, « Mise en œuvre d’une approche globale des textiles anciens au Centre de recherche sur les textiles de Copenhague », dans Textiles, numéro thématique de Perspective : actualité en histoire de l’art, no 1-2016, p. 75-92 [en ligne, URL : http://journals.openedition.org/ perspective/6305 ; DOI : 10.4000/perspective.6305 (consulté le 12 juin 2018)]. 9. Citons, parmi les études de cas récemment parues : MELLO, 2003 ; BRINKMANN, KOCH-BRINKMANN, PIENING, 2010a ; VERRI, OPPER, DEVIESE, 2010 ; SARGENT, THERKILDSEN, 2010 ; ABBE, BORROMEO, PIKE, 2012 ; KUNZE, 2012 ; SKOVMØLLER, THERKILDSEN, 2012 ; VERRI, OPPER, LAZZARINI, 2014. 10. Par exemple pour les lécythes peints, KOCH-BRINKMANN, 1999 ; les stèles funéraires attiques : POSAMENTIR, 2006 ; les sarcophages romains : SIOTTO, 2017 ; les figurines de terre cuite : JEAMMET, 2010, p. 238-259. 11. Par exemple pour la peinture murale macédonienne : BRÉCOULAKI, 2006.

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12. Par exemple la sculpture grecque archaïque et du début de l’âge classique : BRINKMANN, 2003 ; pour l’époque hellénistique : BLUME, 2015. 13. http://www.stiftung-archaeologie.de/Expeploskore_b_fullsize.html. 14. Un tel revêtement de cire a également été retrouvé sur la chevelure d’une tête de Muse conservée au musée de Dresde : voir LIVERANI, 2014, p. 12-13. 15. Pour des synthèses sur le monde grec et sur Rome, on consultera respectivement HELLMANN, 2014 et ZINK, 2014. 16. Voir par exemple, pour Herculanum, le programme ANR VESUVIA mené par Alexandra Dardenay, qui va proposer une restitution virtuelle de la Maison de Neptune et Amphitrite : https://vesuvia.hypotheses.org/. 17. Voir aussi : https://www.youtube.com/watch?v=zzeJ3woacUM. 18. Pour des restitutions en plâtre ou marbre peints, voir http://www.stiftung-archaeologie.de/ reconstructionsen.html). Les expérimentations sont accessibles en ligne, comme pour le sarcophage d’Ulpia Domnina conservé au Musée national romain des Termes de Dioclétien (inv. 125891) : http://vcg.isti.cnr.it/roman-sarcophagi/ulpia-sarcophagus-3d/index.html/.

RÉSUMÉS

L’image d’une Antiquité classique entièrement drapée de blanc qui s’est cristallisée au fil du temps dans l’imaginaire occidental a fait long feu. Les premières découvertes relatives à la polychromie des arts grec et romain remontent au XIXe siècle, mais c’est surtout depuis une vingtaine d’années que les études scientifiques sur cette question ont connu un essor et une ampleur sans précédent. De nouveaux moyens d’investigation archéométriques fournissent désormais des données scientifiques fiables aux archéologues, historiens de l’art et conservateurs de musées pour alimenter des propositions de restitution. Mais celles-ci ne constituent nullement une fin en soi : l’étude de la polychromie des arts grec et romain ne peut se passer d’une réflexion plus générale sur le rôle joué par la couleur dans l’imaginaire et les pratiques sociales des Anciens. L’article fait le point sur les recherches et les débats en cours depuis une vingtaine d’années.

The perception of a classical antiquity draped entirely in white that formed over time in Western imagination has petered out. Though the first discoveries relating to the polychromy of Greek and Roman art go back to the nineteenth century, especially in the last twenty years scientific studies of this question have experienced growth on an unprecedented scale. New archeometric research tools now provide reliable scientific data for archaeologists, art historians, and museum curators to promote color restitution proposals. However, these do not constitute an end in itself: the study of polychromy in Greek and Roman art involves a more general reflection on the role played by color in the imagination and social practices of the Ancients. This article reviews the research and debates of the last twenty years.

Das Bild einer ganz in Weiß gehüllten klassischen Antike, das sich im Laufe der Zeit aus der westlichen Vorstellung herauskristallisiert hat, hat schon lange Bestand. Die ersten Entdeckungen über die Polychromie der griechischen und römischen Kunst gehen auf das 19. Jahrhundert zurück, aber gerade in den letzten zwanzig Jahren haben wissenschaftliche Studien zu dieser Frage ein beispielloses Wachstum und Ausmaß erfahren. Neue Methoden der

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archäometrischen Untersuchung liefern Archäologen, Kunsthistorikern und Museumskuratoren verlässliche wissenschaftliche Daten, um Vorschläge zur Rückgabe zu unterbreiten. Doch diese sind keineswegs Selbstzweck: Das Studium der Polychromie der griechischen und römischen Kunst kann nicht ohne eine allgemeinere Reflexion über die Rolle der Farbe in der Fantasie und den gesellschaftlichen Praktiken der Antike auskommen. Dieser Artikel gibt einen Überblick über die Forschung und die laufenden Debatten der letzten zwanzig Jahre.

La rappresentazione, cristallizzatasi nell’immaginario occidentale col passare del tempo, di un’Antichità classica interamente drappeggiata di bianco ha presto mostrato i suoi limiti. Le prime scoperte relative alla policromia dell’arte greca e di quella romana risalgono al XIX secolo, ma è negli ultimi venti anni in particolare che gli studi scientifici in materia hanno conosciuto uno sviluppo e un’ampiezza senza precedenti. I nuovi mezzi archeometrici di ricerca forniscono ormai dei dati scientifici affidabili agli archeologi, agli storici dell’arte e ai conservatori di musei e favoriscono la promozione di proposte di restauro. Queste ricerche non devono essere fini a loro stesse: lo studio della policromia greca e romana, infatti, deve promuovere una riflessione più generale sul ruolo rivestito dal colore nell’immaginario e nelle pratiche sociali degli Antichi. Il presente articolo fa il punto sulle ricerche e i dibattiti in corso da una ventina d’anni.

La imagen de una Antigüedad clásica enteramente cubierta de blanco que se cristalizó a lo largo del tiempo en el imaginario occidental está agotada. Los primeros descubrimientos relativos a la policromía de las artes griegas y romanas remontan al siglo XIX, pero es sobre todo desde hace una veintena de años que los estudios científicos sobre esta cuestión conocieron un apogeo y una amplitud sin precedentes. Nuevos medios de investigación arqueométricos ofrecen ahora datos científicos fiables para los arqueólogos, historiadores del arte y conservadores de museos para impulsar propuestas de restitución. Estas no constituyen sin embargo un fin en sí mismas: el estudio de la policromía de las artes griegas y romanas no puede pasarse de una reflexión más general sobre el rol jugado por el color en el imaginario y las prácticas de los Antiguos. El artículo hace el balance de las investigaciones y debates en curso durante los últimos veinte años.

INDEX

Index géographique : Grèce, Italie, Égypte Parole chiave : colore, policromia, scultura, architettura, materiali, antropologia, cultura visuale, immaginario, pigmenti, ricostruzione Keywords : color, polychromy, sculpture, architecture, materials, anthropology, visual culture, imagination, pigment, reconstitution Mots-clés : couleur, polychromie, sculpture, architecture, matériaux, anthropologie, culture visuelle, imaginaire, pigments, reconstitution Index chronologique : ANTIQUITÉ

AUTEUR

ADELINE GRAND-CLÉMENT

Adeline Grand-Clément est maître de conférences en histoire grecque à l’université de Toulouse Jean-Jaurès, membre Junior de l’IUF (2016-2021) et de l’équipe de recherche PLH-ERASME. Depuis sa thèse de doctorat, publiée sous le titre La fabrique des couleurs. Histoire du paysage sensible des Grecs anciens (Éditions de Boccard, 2011), ses recherches portent sur l’anthropologie des couleurs

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dans les sociétés anciennes. Directrice du programme de recherche Idex Synaesthesia de 2015 à 2017, elle élargit aujourd’hui son terrain d’enquête à tous les registres sensoriels.

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Culture visuelle du jeu sportif dans la première modernité Visual Culture of Sporting Game in the First Modern Era Visuelle Kultur des Sportspiels in der frühen Neuzeit Cultura visiva del gioco sportivo nella prima modernità Cultura visual de los juegos deportivos en la primera modernidad

Antonella Fenech Kroke

Si véritablement le jeu est un ressort primordial de civilisation, il ne se peut faire que ses significations secondes ne se révèlent pas instructives1.

1 Dans le monde hyper-iconique et hyper-ludique qui est le nôtre, innombrables sont les manifestations du lien que les jeux, dans une acception générale0, entretiennent avec les images et qui témoignent de l’impact social, de la force politique et de l’efficacité économique d’une telle association. Si cette relation est très ancienne, elle connaît un renouvellement profond en Europe, entre le XVe et la fin du XVIIe siècle. À bien des égards, les jeux sont en effet un élément constitutif de la culture de cette époque où l’on repense la valeur du temps et son usage ; où l’on assiste à l’émergence de la notion de passe-temps et où l’on en formalise le rôle dans la vie sociale et individuelle ; où l’on reformule l’articulation entre individus, structures sociales et espaces (BURKE, 1995 ; ARCANGELI, 2003). Questionner la relation entre culture visuelle et jeux signifie alors réorienter les réflexions sur la centralité du phénomène ludique dans les processus culturels, en le reconsidérant au prisme de l’histoire des images et des arts. Si entre la fin du Moyen Âge et la première modernité on assiste à un moment d’effervescence ludique, cette effervescence concerne aussi la production d’images figurant les jeux.

2 Depuis le milieu du XXe siècle, la littérature scientifique s’est penchée sur le phénomène particulier qu’est le jeu, sur la classification et l’étude historique des pratiques ludiques, rendant compte de la complexité de la définition même du jeu et de l’hétérogénéité de sa culture. Deux orientations caractérisent cette littérature : la première s’est donnée pour tâche d’élaborer une définition du jeu en général ; la seconde a, en revanche, abordé la question d’un point de vue historique. Avec son Homo

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ludens, Johan Huizinga a proposé une analyse globale des tensions que le jeu entretient avec d’autres pratiques des sociétés et des cultures, et a donné au jeu le statut d’objet historiographique (HUIZINGA, [1938] 1988). Héritier et à la fois critique de cette conception universaliste, Roger Caillois a fondé sa relecture des phénomènes ludiques sur la classification des jeux comme des activités « délimitées » et comme des formes de comportement spécifiques (CAILLOIS, 1958 et 1967). Ces perspectives ont posé les bases d’une réflexion plus articulée qui s’est amplifiée à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Distinctes en raison de leurs perspectives disciplinaires, de nombreuses contributions2 ont révélé la nécessité de considérer la pluralité des acceptions du jeu et de ne pas parler du jeu comme d’une catégorie univoque. Plus récemment, les historiens ont aussi investi ce champ d’étude : parallèlement aux travaux de Gherardo Ortalli abordant la question à la lumière de l’histoire culturelle, sociale et économique3, des perspectives analogues ont été adoptées par des spécialistes de la modernité. Or, ces travaux4 ont souvent proposé des synthèses englobant des pratiques ludiques dont la nature est profondément différente : les jeux d’enfants, les jeux de hasard et de société, ou encore les jeux d’exercice, c’est-à-dire des activités ludiques caractérisées par la performance physique, la maîtrise de techniques corporelles et, très souvent, la compétition. En somme, ce que l’on appelle aujourd’hui les sports.

3 C’est précisément aux images des pratiques sportives prémodernes que sont consacrées ces pages. D’entrée de jeu, il convient toutefois de rappeler qu’une controverse anime la littérature (MCCLELLAND, 2009) : il serait en effet problématique d’employer le terme « sport » pour désigner les jeux physiques d’avant 1750. Si un certain nombre d’historiens admettent à la fois cette terminologie et la continuité entre sports actuels et jeux d’exercice anciens5, de nombreux autres pensent que ces derniers sont, certes, des « activités physiques autotéliques compétitives » (GUTTMANN, 1986, p. 4) mais que leur nature diffèrerait des sports – comme pratiques organisées, séculaires, spécialisées et normalisées visant à la quantification de performances et de records – dont l’essor n’aurait lieu qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle6. Or, la présente étude envisage de repenser, par les images, les pratiques d’exercice prémodernes précisément comme des sports dont les enjeux, les fonctions et les normes les distinguent d’autres formes ludiques (jeux de hasard, de société…). Parce que ces activités (individuelles et collectives) ont été le sujet de très nombreuses images, il importe de saisir leur portée dans l’analyse historique du phénomène sportif7.

4 À une époque où la recherche tire parti de la porosité des disciplines, l’étude de ces images est l’occasion d’interroger les conditions et les effets de la rencontre entre culture visuelle et histoire de l’art, histoire, histoire sociale et anthropologie culturelle. Plusieurs questions traversent l’étude de tels objets. Que donnent-ils à voir de la culture ludique et de la culture visuelle prémodernes, tant à l’historien de l’art et des images qu’à l’historien ? Comment articulent-ils pratiques et histoire du corps ? La répartition sociale que les images de ces activités sous-entendent concorde-elle avec les autres formes de témoignages et d’expériences ? Ces représentations non seulement interrogent mais remettent aussi en question la relation entre images, acteurs, espaces et contextes. Avec ces considérations théoriques pour toile de fond, l’enjeu est de penser à nouveaux frais le rôle que la tradition visuelle sportive a joué dans la définition et la fixation de normes liées à la sociabilité, à la pensée du corps et du temps, et aux rapports des groupes et des individus aux espaces et aux pouvoirs. Plus généralement, une telle étude questionne la place des images dans les recherches en

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sciences humaines : si elles ne sauraient être le reflet « objectif » d’une quelconque réalité, elles ont bien un rôle dans la construction des expériences et des normes.

Continuités et ruptures

5 Dès le XVe siècle, la figuration des jeux physiques réinvestit des motifs en partie déjà présents dans la culture visuelle médiévale. Les producteurs d’images renouvellent cet imaginaire à la lumière de la redéfinition prémoderne du jeu (ARCANGELI, 2003). D’une part, au XVe siècle et au début du siècle suivant, les jeux (tournois, balle, paume…) continuent d’être, dans les représentations, autant d’indices d’un idéal social d’abord courtois, puis courtisan. Toutefois, on assiste à la fois à la diversification et à la multiplication de ces productions visuelles. Très tôt, en Italie centrale et septentrionale, elles ornent les salons des palais de l’aristocratie : à Milan, au palazzo Borromeo et dans la bicocca degli Arcimboldi, tout comme à Bracciano, dans le château des Odescalchi, des fresques monumentales mettent en scène la vie de la noblesse associant des jeux, tels que la palmata et la balle, aux occupations féminines. Dans la culture matérielle – coffres de mariage et plateaux d’accouchée d’Italie centrale ou encore livres d’heures enluminés dans le Nord de l’Europe – ce sont des jeux liés au calendrier festif et rituel qui sont mis en image, avec pour toile de fond la réalité urbaine davantage que l’idéal ludique courtois. Le peintre florentin Scheggia figure des jeunes gens jouant au civettino (une variante de la main-chaude) dans les rues de Florence (v. 1450, Florence, palazzo Davanzati) ; Giovanni di Francesco Toscani peint un palio sur la place San Pier Maggiore (1418, Cleveland Art Museum), tandis que dans les marges du Livre du Golf les enlumineurs de l’atelier de Simon Bening déclinent diverses activités sportives et ludiques de plein air (1520-1530, Londres, The British Library). Par ailleurs, ces scènes adoptent une tonalité politique et officielle lorsqu’elles sont intégrées aux lieux institutionnels et aux résidences princières : en témoignent les fresques du palio de Saint-Georges dans la salle des Mois du palais Schifanoia à Ferrare (1476-1484) et, différemment, celles du calcio que Jan Van der Straet peint au palazzo Vecchio de Florence vers 1560 (VAN SASSE VAN YSSELT, 1993).

6 D’autre part, la culture archéologique renaissante permet d’expliquer le recours à un répertoire formel et ludique antiquisant dans nombre de représentations proposant une revalorisation de la gymnastique de l’Antiquité. La lutte, la natation, le pugilat, les haltères ou le saut figurent dans les fresques de la salle des Jeux du château d’Este à Ferrare (1572-1574 ; LUCCHINI, 1987 ; CAPOROSSI, 2002) et dans les gravures exécutées par Cristoforo Coriolano pour illustrer le De Arte gymnastica de Girolamo Mercuriale (Venise, 1573 ; SIRAISI, 2003 ; GAGE, 2008 ; VAGENHEIM, 2008 et 2010). Or, cette valorisation des sports des Grecs et des Romains est déjà à l’œuvre au début du XVe siècle dans les images des Enfants des planètes8, et plus particulièrement, dans celles figurant le Soleil (FENECH KROKE, à paraître). Les hommes nés sous l’influence de l’astre y sont présentés comme aptes à l’administration de l’État et de la justice, à la pratique religieuse et aussi aux activités athlétiques. C’est pourquoi ces représentations astrologiques montrent des dévots en prière, des rois en majesté et des gymnastes. Si l’iconographie apparaît dans les pays germaniques vers les années 1430, elle est fixée dans les enluminures, attribuées à Cristoforo de Predis, du De Sphaera de Francesco Sforza. Les scènes relatives à la dignité royale et à la dévotion occupent un folio autonome tandis que, juste sous la figure du Soleil, les gymnastes présentent une série d’exercices – escrime, lutte, javelot,

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perche, haltères et saut acrobatique – ayant une connotation clairement antiquaire. On retrouve un dispositif analogue dans la gravure que Baccio Baldini exécute vers 1460 : l’iconographie septentrionale y est réélaborée dans une variante caractérisée par l’actualisation du contexte et la culture antiquaire dont relèvent les exercices et surtout le triomphe de la planète. Avant de disparaître complètement à la fin du XVIe siècle, le modèle gymnique antiquisant et astrologique est porté à son ultime paroxysme par Jansz Müller qui fait des athlètes les uniques représentants des Enfants du Soleil.

7 Ce renouvellement de l’imaginaire ludique et du corps athlétique est servi par la multiplication et la reproductibilité des images comme par la diffusion des pratiques sportives à l’échelle européenne, grâce à une économie du jeu et à la mobilité de ses acteurs. Certains sports deviennent même de véritables attributs nationaux : dans la série allégorique gravée par Raphaël et Jan Sadeler (v. 1560), d’après des dessins de Hans Van Aachen, on trouve, aux pieds d’Italia, le ballon et le brassard de la balle au poing, Germania est figurée avec les épées de l’escrime tandis que, sans surprise, à la personnification de la France sont associées raquettes et balles du jeu de paume.

Une Bildgenese du corps sportif

8 De l’utilité des jeux sportifs pour la santé (ARCANGELI, 1999 et 2014) et des politiques éducatives (MERLOTTI, 2001 ; VAUCELLE, 2009b) témoignent les nombreux portraits d’enfants nobles avec raquettes et autres battoirs : ceux ayant pour modèle le jeune Federico Ubaldo della Rovere (par Barocci, Ridolfi et Vitali) ou encore les tableaux répertoriés dans les inventaires Barberini à Rome. Dans la France d’avant 1700, seuls le Portrait de Charles IX enfant (1552, Chantilly, musée Condé) par Germain Le Mannier et celui du jeune Louis XIV attribué à Philippe de Champaigne (v. 1650, Amboise, Fondation Saint- Louis)9 signalent l’intégration de l’exercice physique aux pratiques éducatives dans la préparation des jeunes princes au gouvernement de l’État. À l’apparition de ces portraits il faudrait également associer l’essor des « jeux d’enfants », dont l’une des premières occurrences est la série de dessins d’inspiration antiquaire que Marco Zoppo exécute vers 146010. Ce type de productions signale, entre autres choses, la place de l’exercice physique dans la pensée médico-philosophique – de Marsile Ficin (MORIN, 2009), par exemple – tout comme dans les nouvelles pédagogies annoncées par le De Ingenuisi moribus (1395) de Pier Paolo Vergerio, puis développées par le De Educatione liberorum (1443) de Maffeo Vegio, la Linguae latinae exercitatio (1538) de Juan de Vivès (RENSON, 1982) et par l’œuvre d’Érasme. Les préconisations de ces humanistes sont mises en pratique dans la Ca’ Iocosa (« Maison joueuse ») fondée à Mantoue dans les années 1420 par Vittorino da Feltre dans le but d’éduquer les enfants Gonzague (FREDDI, 2017). Parallèlement aux études, on y pratiquait jusqu’à l’âge de 10 ans les jeux de balle collectifs et la course, puis on y était initié à l’équitation, à la natation, à la lutte et à l’escrime. Ces auteurs intègrent le sport à l’éducation pour sa fonction pédagogique et hygiénique, anticipant la systématisation de ces politiques chez Jan Amos Comenius au XVIIe siècle11 et dont la culture visuelle témoigne déjà un siècle auparavant ( VELDMAN, 2001 et 2004)12. Dès les années 1560, les éducateurs jésuites jouent un rôle dans ce changement ; ils redimensionnent la place de la mortification dans la formation des jeunes, en estimant plus efficace de fortifier, à travers l’exercice, non seulement le corps mais aussi l’esprit d’émulation, fondement du système éducatif jésuite. À la

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gymnastique des Antiques, à laquelle incitent les humanistes, on préfère les jeux contemporains, même ceux d’origine populaire – le ballon, la course, le mail ou encore les quilles (ULLMANN, 1965) : on le constate par exemple dans Les Trente-six figures contenant tous les jeux qui ne se peuvent jamais inventer et représenter par les enfants, un recueil de gravures imprimé à Paris vers 1587 par Guillaume Le Bé13 (MANSON, 2003). Cette série d’estampes populaires organise les jeux en fonction des âges et en commente brièvement la pratique par le biais de vers. Si l’on y tient les jeux de la petite enfance comme nécessaires pour éveiller les tout-petits, lorsque l’on s’attarde sur les jeux d’exercice liés à un âge plus avancé, le graveur figure des enfants pris dans les mouvements et la gestuelle ludiques des quilles, du volant, de la longue et de la courte paume, de la balle, du tir à l’arc, ou encore du cerceau. Malgré leur pauvreté, certains vers mettent l’accent sur l’adresse corporelle, la vigueur, le « merveilleux effort » produit par l’exercice et insistent sur la question de l’échauffement nécessaire à l’activité physique de la jeunesse. Certes, la série constitue une taxinomie des jeux enfantins et s’inscrit dans une lignée qui va du Livre des Enfants14 ou des dessins de Zoppo jusqu’aux séries gravées par Claudine Bouzonnet-Stella, Giacinto Gimignani ou par Louis Testelin. Mais, contrairement aux exemples antérieurs et postérieurs qui énumèrent les jeux d’enfants tout en s’inspirant des modèles antiques et renaissants du putto joueur, les Trente-six figures paraissent avoir d’autres finalités que celle taxinomique. En effet, elles rendent compte en filigrane des politiques éducatives et de la fonction sanitaire du sport à la fin du XVIe siècle.

9 En se fondant sur la notion galénique des complexions et sur les âges de la vie, les médecins de la Renaissance – Bartolomeo Platina, Ambroise Paré, Girolamo Mercuriale – considèrent que l’enfance et l’adolescence sont les âges où le corps possède le plus de chaleur et d’humidité. L’échauffement engendré par l’exercice et l’assèchement qui s’en suit étaient tenus pour adaptés à ces âges puisqu’ils devaient accompagner, physiologiquement, l’évolution du corps vers le troisième âge, la jeunesse ou virilité « chaud & seiche ». Antonio Scaino insiste aussi sur cette idée dans son Trattato del giuoco della palla (Venise, 1555), le premier traité de la modernité consacré aux jeux de balle : Pendant l’enfance, l’exercice fait sans ordre et mesure, pourvu qu’il ne soit pas trop fatigant, est bon pour digérer une telle abondance d’humeurs typique de cet âge et pour mieux attiser la chaleur qui y est moins vivace. Pendant la jeunesse, l’âge se faisant plus robuste en raison de la chaleur plus active et véhémente, il convient que l’exercice soit encore plus robuste mais davantage réglé et mesuré dans le temps que celui pratiqué dans l’enfance. On peut réserver à l’âge viril le genre d’exercice de la jeunesse mais avec davantage de mesure et de modération puisqu’il manque (à cet âge) cette abondance d’humeurs dont regorgeaient la jeunesse et plus encore l’enfance15.

10 La modération dans l’exercice se doit d’augmenter avec l’âge en fonction de l’évolution du corps, idée réitérée dans Trois dialogues de l’art de sauter et voltiger (Paris, 1599) d’Arcangelo Tuccaro, le premier manuel de saut acrobatique (SCHMIDT, 2008 et 2009).

11 L’interrelation entre culture visuelle, culture médicale et pédagogie donne sens à l’articulation entre physiologie et convenance dans la construction du corps sportif (qui est également un corps social et politique), mais elle permet aussi de mieux comprendre les dispositifs de figuration distinguant le jeune joueur de l’adulte. Si les artistes s’attachent en effet à représenter le mouvement dans les jeux d’enfance, en revanche lorsqu’ils figurent l’âge viril le traitement change sensiblement : le sportif noble est un

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joueur statique ! La fonction hygiénico-médicale et éducative cède alors la place à la fonction sociopolitique du sport (GUERZONI, 1995 et 1996 ; MCCLELLAND, 2003). Cela est évident dans le cas des jeux de balle. Peint vers 1510, le Portrait de joueur de scanno par Francesco Beccaruzzi est un témoignage rare de ce jeu et d’un portrait de « sportif » adulte (FENECH KROKE, 2014). La petite balle en cuir et le battoir présentés ostensiblement, la gestuelle et l’expressivité des figures, leur mise en scène à l’avant-plan de la piazza dei Signori à Trévise, l’action du page, magnifient l’homme et idéalisent le scanno comme loisir aristocratique. L’association figurale jeu/effigie révèle ainsi les implications sociopolitiques et économiques de ce type de jeux de balle. Si au Moyen Âge ils étaient associés aux passe-temps féminins, la première modernité en fait des activités masculines ; si au Moyen Âge, ils se déroulaient dans le jardin clos (allégorisé), dès le XVIe siècle on ne joue plus uniquement dans le jardin ou dans la cour des palais. La balle et le ballon deviennent des pratiques spectaculaires d’ostentation pour les élites. « Le jeu de balle doit se faire presque toujours en public ; et c’est un de ces spectacles auxquels la multitude apporte beaucoup d’ornement » écrit Baldassarre Castiglione dans Le Livre du courtisan (1528 ; II, 10). En Angleterre, Thomas Elyot (The Boke Named the Gouvernour, 1531) ou, dans un autre registre, William Shakespeare (As you like it, 1599) témoignent de cette nécessité pour le gentilhomme de démontrer, par ses compétences athlétiques, sa supériorité physique (et sociale) par rapport à l’homme simple. Le sport devient l’attribut de la noblesse (WILLIAM, 2008 ; FONTAINE, 2009). Suscitant une forme d’auto-contemplation collective, cette extériorisation des jeux conduit à distinguer les « loisirs d’ostentation » à la fonction politique, des « loisirs ordinaires » pratiqués dans le cercle social d’appartenance (ROMANI, 1995). Ainsi le portrait de Beccaruzzi célèbre-t-il les valeurs du corps afin de faire du joueur trévisan un paradigme de virilité et de noblesse : la pose, le regard sur l’observateur, la monstration du scanno le manche appuyé sur la hanche – tel un bâton de commandement – réélaborent les marqueurs du portrait militaire contemporain (pensons au Portrait d’un homme d’armes, v. 1510, par Francesco Granacci). Tout comme la présence du page qui, noble lui-même, suggère que le jeu n’est pas un loisir impromptu mais bien un spectacle politique. Par ailleurs, le page renvoie à la figure de l’écuyer au service du condottiere (le Portrait d’un capitaine avec deux pages de Paris Bordone ou le Portrait de Scipione Clusone par Tintoret), et signale par là même l’isomorphisme des jeux, de la politique et de la guerre (MCCLELLAND, 2003). Au Moyen Âge, joutes et tournois préparaient les corps à une guerre qui, par la nature de l’armement et des combats, requérait puissance et force. Or, la caractérisation prémoderne du corps et des jeux sportifs est à mettre en relation avec le renouvellement des techniques militaires, l’introduction des armes à feu et l’institution d’armées régulières. L’adresse physique davantage que la force, l’expertise stratégique et l’agilité deviennent les indicateurs du nouvel art militaire (TURCOT, 2016). Considérant les normes des jeux de balle comme une transposition des lois qui règlent le monde, Scaino va jusqu’à s’approprier les thèmes de la littérature politique et fait de ces pratiques une propédeutique à l’action politique, redessinant les marges sérieuses du jeu16.

12 Toutefois, c’est la culture visuelle française des années 1580 qui produit, dans un livre de costumes, l’un des premiers modèles de sportif noble : il s’agit de deux estampes presque identiques qui présentent un « Joueur de courte paulme » (1581) et un « Gentilhomme jouant à la paulme17 » (1586). Or, la figure y est montrée en position frontale et statique, et seules la raquette et les inscriptions le qualifient comme joueur

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tandis que les vêtements signalent sa noblesse. La posture et la neutralité du fond écartent toute allusion à l’espace et à l’action ludiques. L’autre élément indiciel qui fait pendant à la raquette est l’épée, signalant l’interrelation entre la paume et l’escrime : si jusqu’au début du XVIe siècle, le noble est ceint d’une épée dans les portraits militaires, plus tard c’est la rapière, en tant qu’arme civile, qui devient un marqueur social. En effet son port n’était autorisé qu’aux nobles en vertu du droit à l’autodéfense, mais interdit aux laquais, aux écoliers et aux clercs (BRIOIST, DRÉVILLON, SERNA, 2002 ; VAUCELLE, 2009a). Signes de l’honneur aristocratique et bourgeois, l’épée et la raquette sont ici les attributs de deux pratiques appréciées parce qu’elles imposaient maintien, mesure et contrôle des mouvements du corps. Plus de quarante ans plus tard, c’est une gravure de mode tirée du Jardin de la Noblesse françoise par Abraham Bosse qui témoigne de l’évolution des comportements ludiques. Ceint de la rapière, coiffé d’un large chapeau à plume, le club de mail renversé, le joueur noble prend la pose avec une nonchalance ostentatoire, représenté de trois quarts et légèrement tourné vers le spectateur. Bosse en fait une figure monumentale et, à nouveau, statique. L’action physique est omise au profit d’une image encodée du corps « sportif ». Les sources signalent l’évolution de la gestuelle ludique : au nom de la bienséance, le joueur est contraint à un contrôle accru de ses mouvements dans une société policée qui dicte les règles très strictes du maintien. Cela entraine une baisse d’intérêt pour les jeux physiques emportés, comme la paume ou le ballon, au profit de ceux qui requièrent plutôt prestance et élégance (BELMAS, 2006 et 2011 ; VIGARELLO, 1988, 2002 et 2005). L’allure du joueur de Bosse cristallise ce changement et l’engouement pour le mail par lequel s’exprime la bienséance dans les attitudes, le mouvement et la tenue vestimentaire. L’action se dérobe au regard : à l’arrière-plan, trois silhouettes jouent dans un parc. Dans l’élaboration progressive de ce corps sportif idéalisé, le joueur est donc principalement un corps social et politique 18 et paradoxalement un corps statique. L’action est mise à distance au profit de l’image du corps sportif comme artefact de civilisation.

Le geste et la règle. Technique du corps et tékhnê ludique

13 À ce processus d’idéalisation de l’homo sportivus prémoderne fait écho la normalisation des techniques ludiques et corporelles décrites dans une littérature dédiée (BASCETTA, 1978) dont l’essor se met en branle à partir du XVe siècle. Dans ces traités des jeux les images donnent à voir les contenus textuels tout en façonnant une nouvelle norme ludique. Ce sont les textes consacrés à l’escrime comme pratique sportive qui ont exploité, les premiers, le potentiel des images (CASTAGNARO, 2009-2010 ; ANGLO, 2010). Dans les années 1410, le manuscrit du De Arte luctandi de Fiore dei Liberi mêle instructions techniques et représentations des positions de l’escrimeur (Paris, BnF, MS Latin 11269). Avec le passage au livre imprimé, cette tendance se cristallise : l’Opera Nova dell’arte delle armi (Modène, 1536) d’Achille Marozzo paraît en effet avec un appareil iconographique très conséquent. Si, dans la première édition, les quatre-vingt-trois xylographies n’ont qu’une efficace réduite dans la transcription des gestes (à cause de la technique, des costumes complexes des escrimeurs, de la réutilisation de planches), l’édition de 1568, avec ses gravures sur cuivre, présente des dispositifs visuels bien plus performants. Le Trattato di Scientia d’armi (Rome, 1553) par Camillo Agrippa est symptomatique du rôle donné aux images dans la fixation des techniques : non seulement ses gravures

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présentent les mouvements sur la base de schémas géométriques et les escrimeurs sont maintenant figurés nus afin de décrire avec précision les gestes mais aussi, pour la première fois, on figure diverses positions dans une même page dans le but de visualiser tout le déploiement des mouvements. Une posture est parfois montrée de face, de profil et quelquefois de trois-quarts, tandis que des lignes matérialisent les déplacements de l’épée dans l’espace. Plus intéressant peut-être, dans les gravures de la deuxième partie (chap. X-XIII) quatre figures prises dans un combat structurent la composition : en réalité, il s’agit d’un seul couple d’escrimeurs, dédoublé afin de présenter une position en début et en fin d’attaque. Ce choix n’est pas tant dicté par un souci d’économie que pour figurer les mouvements dans le temps et dans l’espace. Il en est de même dans le traité sur la voltige de Tuccaro, dont les gravures sont caractérisées par deux types de dispositifs : selon le premier, le saltatore isolé est figuré dans le moment initial d’un saut puis, dans une seconde gravure, dans la phase intermédiaire ou finale. L’insertion de ces images se fait en fonction de la description du mouvement dans le texte. Dans le second type de gravure, le voltigeur est présenté, sur une seule planche, à des moments différents d’un même exercice.

14 Il faut faire deux remarques à propos de cette littérature et de son appareil iconographique. D’abord, la pratique sportive y est l’objet d’un détournement : accompagnés de dispositifs visuels qui génèrent aussi l’essor d’une nouvelle tékhnê ludique, ces traités participent du façonnage de l’imaginaire du corps sportif moderne, qui est un corps « performant » physiquement mais aussi socialement. En effet, si l’on s’en tient aux exemples cités, l’escrime s’affranchit de l’art de la guerre tandis que le saut acrobatique est dissocié des pratiques du jongleur, figure à la marge des sociétés médiévales et prémodernes. Ensuite, les postures, les mouvements des bras et des mains, le positionnement des pieds, le maniement des instruments sont consignés dans les images de manière à ce que le lecteur, se détournant du texte, puisse saisir (intuitivement) des techniques du corps. Certes, l’apprentissage de celles-ci ne pouvait être effectif qu’après de longues heures de pratique, de répétitions méthodiques visant à atteindre la performativité des automatismes, des savoir-faire incorporés (DESCOLA, 2017). Mais la différence entre le fait de lire comment placer son corps et le fait de le voir, ne serait-ce qu’en image, est de taille ! Les savoir-faire corporels sont en effet difficilement objectivables par le langage, quant à lui toujours construit en séquences de phrases. Soumise à l’analyse, l’action ludique doit être déconstruite, reconstruite et modélisée. Et les images, assurant une agentivité dans le décryptage des techniques ludico-corporelles, constituent dès lors un palier spécifique dans le processus d’apprentissage des gestes par le corps du lecteur-spectateur. En cherchant à saisir et à mesurer le mouvement en image, celle-ci le décompose dans une abstraction théorique qui, paradoxalement, l’arrête19.

15 En somme, les dispositifs visuels de cette littérature sportive permettent, d’une part, de dissocier les jeux physiques des pratiques auxquelles ils étaient associés (la guerre ou le spectacle) ; d’autre part, par la décomposition analytique et la visibilité instantanée auxquels ils donnent lieu, d’analyser et de saisir les mouvements, les déplacements, les enchaînements de gestes dans l’espace et aussi dans le temps. On exploite les potentialités de l’image pour répondre aux exigences d’une littérature sportive naissante et de ses lecteurs. Nouveaux moyens techniques de visualisation des mouvements et sports ont toujours fait bon ménage : sans aller jusqu’aux modélisations 3D que permet la technologie actuelle, pensons à la photographie qui, au XIXe siècle, a

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permis d’étudier les mouvements d’animaux et d’humains, ces derniers parfois en train de pratiquer un sport. Or, contrairement aux chronophotographies et aux graphiques de Marey et aux planches de Muybridge qui analysent une action en autant d’instants « quelconques » qu’il y a de prises de vue, les gravures des traités prémodernes n’arrêtent qu’un nombre très limité d’instants aptes à synthétiser, intuitivement, le déroulement d’un geste (TORTAJADA, 2008).

16 D’autres préoccupations émergent des six illustrations du Trattato dei giuochi della palla de Scaino. L’ouvrage examine, distingue et compare les jeux de balle contribuant à la fixation, en Europe, des spécificités du ballon, de la palla al bracciale (balle au poing), du mail, de la paume et aussi, on l’a dit, de la palla da scanno. Accompagnant les explications (II, 11-12) sur la nature du cuir pour confectionner les balles, sur leur gonflement, leur poids et leur diamètre, les deux premières gravures présentent les instruments de la palla al bracciale et de la palla da scanno : on peut y voir les balles, les pompes à gonfler et les battoirs dont on indique les dimensions, les finitions et les rainures. Les quatre autres illustrations sont consacrées, quant à elles, aux espaces de jeu : le premier est un relevé du jeu de paume du château du Louvre adossé à l’enceinte de Philippe Auguste, tandis que les trois autres sont des plans types pour des terrains de courte paume, de gioco di paletta (raquette en bois), de paume avec la main et de tambourin. La codification des espaces ludiques est aussi à l’œuvre dans le Discorso sopra ‘l giuoco del calcio (Florence, 1580) de Giovanni de’ Bardi, dont l’unique gravure montre une partie sur la place Santa Croce, lieu traditionnellement destiné à ce sport (entre autres pratiques ludiques et spectaculaires). Sur le terrain, deux équipes de vingt-sept joueurs sont représentés en mouvement devant des spectateurs placés derrière des barrières. L’intégration dans l’image d’un système alphanumérique en fait moins un dispositif de type narratif qu’un modèle schématisant les rôles et les emplacements des joueurs dans une composition qui reste descriptivo-naturaliste. Toutefois, dans la réédition du traité datant de 1673, puis dans les Memorie del calcio fiorentino (1688) de Pietro Bini, une variante de cette composition présente les joueurs statiques dans la disposition « théorique » initiale. Dans une seconde illustration, ce dispositif devient un schéma légendé donnant les dimensions règlementaires du terrain, l’emplacement et le rôle des joueurs (BREDEKAMP, 1993).

17 Les images de ces techniques ludiques jouent la visualité et instaurent un régime de communication qui accompagne et/ou remplace celui du texte. De ce fait elles sont l’expression d’une normativité qui ne peut pas être simplement comprise comme la traduction visuelle des règles d’un jeu. Elles ne transmettent pas seulement des informations et des savoirs mais sont performantes du fait qu’elles produisent des normes relatives aux pratiques corporelles, sociales dans la vie individuelle et collective.

Allégorisations sportives

18 Au vu de ce processus de normalisation par l’image du corps sportif, des techniques et des espaces, on pourrait croire que la charge édifiante qui caractérise dès le Moyen Âge les images des jeux s’atrophie. Or, cette composante allégorique peut aussi se greffer dans la stratification du sens de ces représentations.

19 La culture littéraire et visuelle de la Renaissance situe dans l’espace du jardin ces jeux pratiqués par la noblesse, les reliant ainsi à la tradition du locus amœnus dérivé à la fois

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du mythe de l’Éden vétérotestamentaire et de celui de l’âge d’or ovidien que l’imaginaire renaissant redécouvre et revisite. Ces allusions à l’espace-temps idéalisé et improductif du jeu qui fait écho à celui des récits édéniques ou aux fables mythologiques du bonheur originel connote positivement la nature des pratiques ludiques nobles. Dans cet état d’otium ludique, les hommes et les femmes profitent des joies d’un statut social, économique, politique et intellectuel qui les affranchit d’une utilisation du temps économiquement profitable. Les représentations des villas extra- urbaines avec leurs jardins sont le lieu de cette articulation entre jeu et oisiveté édénique : dans la gravure de la villa d’Este à Tivoli qu’Étienne Dupérac publie en 1573, tout comme dans la Villa Lappeggi peinte par Juste Utens en 1599, les pratiques ludiques aristocratiques sont les seules activités humaines représentées : dans la première, six figures jouent à la paume dans un espace dédié que l’inscription nomme « giuoco di palla ». Dans la toile florentine, c’est devant la villa qu’un groupe d’hommes joue à la balle au poing, alors que d’autres jouent au mail devant l’entrée pendant que trois personnages reviennent de la chasse. Dans la partie droite de la bâtisse, on reconnaît aussi la structure d’un jeu de paume.

20 Ces dispositifs sont tout aussi fréquents dans la culture visuelle septentrionale, où l’on joue dans les parcs et les espaces périurbains. Toutefois, dans ces productions la portée allégorique est d’une autre nature. Herri Met de Bles place une partie de paume au centre de son Paysage avec David et Bethsabée (1535/1540), une œuvre qui a donné lieu à une dizaine de copies libres, certaines du pinceau de Lucas Gassel. L’insertion du motif ludique rend compte de la portée symbolique et philosophique de la représentation (WEEMANS, 2002, 2012 et 2013, p. 135-147). Quelle relation peut-on établir entre une partie de jeu de paume et un roi adultère ? L’artiste n’illustre pas simplement l’épisode biblique mais en fournit une interprétation en inventant des procédés visuels où le jeu possède un rôle exégétique central. Dans le complexe réseau métatextuel qui façonne le sens de l’œuvre, l’image du parc et de ses espaces ludiques réélabore visuellement l’abbaye de Thélème telle que Rabelais l’a décrite (Gargantua, LV) : le verger, le jardin, la fontaine, le parc aux animaux sauvages et surtout les nombreux jeux (paume, balle, tir à l’arc, boules). Dominant toute la composition, la partie de jeu de paume devient une métaphore du regard et de la vision (en tant qu’expérience physique et spirituelle) du fait même que le jeu requiert une acuité visuelle exceptionnelle et que la présence de spectateurs activement engagés dans la partie fait allusion à l’acte de « voir ». Cette métaphore est en effet une constante dans la littérature de l’époque lorsqu’il est question du jeu de paume. Le tableau de Bles prolonge la tradition contemporaine des jeux de paume emblématiques : les deux emblèmes du Théâtre des bons engins (V et XVL, 1539) de Guillaume de La Perrière, l’emblème 75 du Picta poësis (1552) de Barthelemy Aneau, ou celui des Emblemata (emblème 114, 1564) de Sambucus (BONDT, 2006, p. 193-197).

21 De même, nombreux sont les emblèmes dont le sens est porté par d’autres jeux sportifs : dans l’une des gravures de l’Academia sive speculum vitae scolasticae de Crispin de Passe, une partie de balle au poing décrit la vie estudiantine mais est aussi l’occasion d’une incitation à la modération (VELDMAN, 2002, p. 34-52). À la marge de la composition, en effet, le tas de vêtements dont les joueurs se sont délestés signale la métamorphose du corps social en corps hédoniste et le glissement de l’ostentation des signes vestimentaires vers l’ostentation d’un corps sportif. Indice d’ordre narratif, le tas d’habits est surtout le signe de l’abandon d’un « habitus » au sens maussien du terme. On le retrouve dans une miniature d’Adriaen Van de Venne, où deux équipes de trois

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joueurs s’affrontent dans un parc. L’un vient d’envoyer la balle vers celui qui, dans la diagonale, se tient prêt à la relancer pendant que son coéquipier l’observe attentivement. La partie se déroule devant un public où des nobles, des bourgeois, des marginaux urbains et des paysans se côtoient. L’attention portée à la mixité sociale et aux corps dynamisés, si elle relève d’un registre naturaliste, ne donne pas une image moins politiquement orientée du jeu pour autant, d’où émerge une vision de l’harmonie et de la paix politique et sociale des États de Hollande. L’image est néanmoins riche d’indices pointant aussi la nature criminogène que ce temps libéré et cet hédonisme ludique peuvent engendrer. Sur le terrain manque l’un des joueurs ; encore habillé et coiffé de son chapeau, celui-ci se tient, le brassard au bras, à l’écart, près de la fontaine, et en conversation avec un personnage dont l’accoutrement correspond exactement à celui de la personnification de la Fraude. Cet échange équivoque renvoie à la nature criminogène du jeu dans l’espace public : contrairement aux jeux de hasard, les pratiques sportives n’étaient pas condamnées per se, mais elles étaient perçues avec méfiance en raison des violences et des paris d’argent que les compétitions occasionnaient, un problème auquel les pouvoirs n’ont eu de cesse de se mesurer (CROUZET-PAVAN, 1993 ; ORTALLI, 1997 et 1999 ; WALKER, 1999 ; TADDEI, 2001 ; BELMAS, 2006 ; RIZZI, 2006 ; SCOTT BAKER, 2016). La présence du couple engagé dans les ébats amoureux à l’avant- plan du tableau révèle une autre utilisation métaphorique des jeux sportifs : l’association du corps ludique au corps érotique (MCCLELLAND, 2002). L’homme mordille l’oreille de la femme dont l’appétit sexuel est signifié par le luth retourné ; l’instrument est une métaphore érotique dans les images et dans la littérature en tant que son manche est une allusion au phallus en même temps que le terme néerlandais luit (« luth ») évoque le sexe féminin (ZECHER, 2000). Ces mêmes allusions prennent des formes bien plus techniques dans une miniature de Hans Bol (1589, Gemäldegalerie, Berlin) tout comme dans une gravure de l’atelier de Crispijn de Passe où l’image du gonflage de la balle devient la métaphore visuelle de l’acte sexuel, auquel font allusion les vers : « Ecce tumescentem follem quae caussa tumoris? Cum spiritu infusus liquor. » La connotation érotique de l’image est explicitée par les vers qui l’accompagnent dans une version de l’Énigme joyeuse pour les bons esprits : « Ie le vy squ’il tenoit entre ces deux genoux quelqu’une bien parée et passablement belle laquelle il l’embrassoit d’une manière telle qu’il luy faisoit monstrer son trou à tout le coup. Un autre ce pendant qui le voit, que sans poux, sans haleine, & sans vent, sans cesse elle chancelle, s’approche, & se choquant brusquement avec elle faict qu’il tient le dessus, & elle le dessoubs. Après entre ses mains un long chose il empoigne qu’il luy met dans le ventre, & hastant la besongne, pousse tant et souvent que grosse elle devint20. »

22 La charge allégorique des activités sportives devient explicitement politique dans quelques-uns des dessins de l’album d’Adriaen Van de Venne (1625-1626, The British Museum ; ROYALTON-KISCH, 1988), offert probablement au Stadhouder Frédéric-Henri d’Orange par le roi de Bohème Frédéric V. Couronné en 1619, ce dernier fut destitué par Ferdinand II et, contraint à exil, il se réfugia à La Haye. Frédéric-Henri et Frédéric V s’étaient retrouvés pris entre deux conflits, la longue guerre de Quatre-vingt-ans entre les Pays-Bas et la Monarchie catholique espagnole, et la guerre de Trente ans. Pendant ces années d’exil, les deux hommes se trouvèrent ainsi réunis autour d’un même projet politique : endiguer la puissance des Habsbourg en Europe et, autour d’une même controverse religieuse, départager deux mouvements calvinistes hollandais, les Remonstrants et les Contre-Remonstrants. La veine politique qui traverse tout l’album de Van de Venne est également évidente dans les dessins décrivant les jeux des gens

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simples et de la bourgeoisie, ainsi que dans ceux montrant le roi exilé et le Stadhouder. On les voit jouant au mail, dans une variante dont le but est de lancer la balle vers le poteau à l’arrière-plan, représenté juste à côté du clocher de la Kloosterkerk de La Haye qui, de ce fait, semble ici devenir la cible. Cette église était le quartier général des Contre-Remontrants dont l’artiste et le roi de Bohème étaient de fervents partisans, contrairement à l’indécis Frédéric-Henri qui, en 1625, avait tenté de se rapprocher des Remonstrants. L’église tient lieu ici de symbole des positions politiques et religieuses des deux joueurs : le roi s’apprête à frapper un coup sûr et bien orienté tandis que le Stadhouder tient une posture hésitante et timide. La portée politique d’une telle partie de balle paraît bien plus générale : dans la vie politique comme dans les loisirs sportifs, les deux hommes jouaient avec les mêmes objectifs.

23 Ces dispositifs visuels font ainsi du sport un agent où vis politica, vis moralis et vis erotica s’entremêlent. Et en cela, ces représentations fondent un imaginaire qui n’est pas si étranger à celui qui, depuis la fin du XIXe siècle, caractérise la relation entre images et sports.

Enfin… l’homme prémoderne faisait-il déjà du sport ?

24 Si cette culture visuelle prémoderne participe du renouvellement des normes et des pratiques ludico-sportives, elle offre aussi quelques éléments pour répondre à la question : pouvait-on réellement être un « sportif » avant le XVIIIe siècle ? Regarder avec plus d’attention certaines représentations visuelles peut permettre d’apporter quelques éléments de réponse. Parmi les dix petites gravures avec des scènes de la vie à Florence qui entourent le plan de la ville d’après Stefano Buonsignori (vers 1630), plusieurs présentent des épreuves sportives à la fois spécialisées et organisées. L’une montre un tournoi de lutte où deux couples d’athlètes se défient sur un ring surélevé, dressé dans la cour d’un palais ; les spectateurs entourent l’estrade et, pour les plus nobles, observent par les fenêtres. Dans une seconde vignette, c’est une course de bateaux sur l’Arno qui rassemble, le long des berges et sur un pont, un public socialement plus diversifié. Avec les autres vues florentines, ces sujets ont une valeur représentative de la vie sociale et civique de la ville, et sont peut-être liés à des festivités princières, si l’on en croit les drapeaux médicéens qui flottent dans certaines scènes. Le caractère rituel ou officiel qui semble distinguer ces compétitions sportives est, en revanche, inexistant dans Les Lutteurs que Michael Sweerts peint en 1658 à Rome : la lumière contrastée, le geste effrayé de l’homme levant les bras et fuyant, suggèrent la tension dramatique d’une rixe. Or, la scène présente deux athlètes lors d’un tournoi de lutte qui n’a rien d’improvisé : d’une part, l’organisation et la supervision de l’affrontement sont assurées par un jury dont les membres, coiffés d’un chapeau noir, sont visibles assis à une table à l’arrière-plan ; d’autre part, on note la présence d’un public populaire dont une partie est installée dans les tribunes. Pendant que les deux lutteurs se mesurent au corps à corps, à gauche, un troisième homme se déshabille pour entrer dans la compétition. Entre ce dernier et les deux compétiteurs, à l’arrière-plan, un quatrième athlète est agenouillé devant le jury (pour recevoir la récompense de sa victoire ?). La tonalité dramatique que l’artiste insuffle à la scène suggère la tension qui anime habituellement un tournoi, mais les compétitions sportives ayant lieu dans l’espace public faisaient peut-être aussi l’objet, à Rome comme ailleurs, de politiques visant à leur limitation ou à leur encadrement afin d’éviter désordres et violences (FENECH KROKE,

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2016). Les sources textuelles sont riches à ce propos mais elles gardent la mémoire aussi, déjà au XVIe siècle, d’athlètes professionnels engagés précisément pour leurs compétences physiques et leurs performances dans le cadre de rencontres voyant s’affronter des quartiers ou bien des villes. Ainsi, si le sport se définit par la professionnalisation des acteurs, par les pratiques et les compétitions organisées, et par le développement d’une économie spécialisée, les jeux physiques prémodernes sont bien, in nuce, des sports. Cette hypothèse est moins une affirmation théorique catégorique qu’une provocation adressée à ceux pour lesquels les images seraient uniquement des objets esthétiques et non, comme nous le pensons, des sources au régime d’expression spécifique, qui jouent un rôle actif dans la construction d’imaginaires et de faits culturels et contribuent aussi à leur compréhension. L’essor contemporain de ces pratiques sportives et de leurs images a marqué, en premier lieu, la conception du temps et de son utilisation. Pour la culture de la première modernité, en effet, le temps libre est une donnée conceptuelle problématique : puisqu’on ne pense plus que le temps doit être consacré uniquement à Dieu, comme dans les siècles précédents (Le Goff), l’idée qu’il peut faire l’objet d’une utilisation individuelle, non religieuse et non productive se fait jour. C’est sous l’autorité d’Aristote que prend forme alors la notion moderne (et positive) de passetemps, participant à la mutation profonde que connaissent les concepts de divertissement et de plaisir, ce qui conduit à attribuer à certains jeux sportifs une utilité pour le corps et pour l’âme21. Cette valeur positive et instrumentale de l’exercice physique transforme sa perception : il n’est plus seulement vu comme le « lieu » du gaspillage du temps par l’individu et, en conséquence, de l’épanouissement des vices, mais comme le remède efficace contre ces derniers, et ce par l’introduction des notions de récréation et de conservation de la santé. En effet, la santé du corps physique devient alors le reflet de la santé du corps social. Si les images rendent compte de ce « temps affranchi », de l’attention portée à la conservation de la santé du corps et de l’esprit, elles suggèrent aussi une répartition renouvelée de la sociabilité et enfin, en filigrane, des formes de mixité sociale : lorsque l’on joue, les contextes socioéconomiques deviennent plus poreux, attestant ainsi une circulation des pratiques sportives et une promotion sociale par celles-ci.

25 Donner formes aux pratiques, remodeler les goûts et les usages, influencer ainsi non seulement les modes de vie et les actes mais aussi la valeur que l’on donne à ces derniers : dès lors les images des sports prémodernes n’ont pas uniquement des fonctions informative, esthétique et, dans certains cas, injonctive. Elles ont également une efficace normative en tant qu’elles ont participé à façonner et à renouveler à la fois la manière de concevoir et de disposer du temps et du corps, les modes de vie collective et, enfin, les pratiques que les sociétés d’ancien régime ont commencé à penser comme souhaitables, voire désirables.

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NOTES

1. CAILLOIS, 1967, p. 11. 2. Voir entre autres BENVÉNISTE, 1947 ; FINK, 1966 et 1968 ; WINNICOTT, 1975 ; ELIAS, DUNNING, 1986. 3. Je renvoie aux nombreuses contributions de G. Ortalli, à ses initiatives à la Fondazione Benetton (Treviso) et à la revue Ludica dont il est le fondateur. 4. BASCETTA, 1978 ; SANTACROCE, 1979 ; ARIÈS, MARGOLIN, 1982 ; BURKE, 1995 ; BELMAS, 2006 ; MEHL, 2010 ; TURCOT, 2016. 5. KRÜGER, MCCLELLAND, 1984 ; ARCANGELI, 2010 et 2017 ; MCCLELLAND, 2003, 2007 et 2009 ; MCCLELLAND, MERRILEES, 2009 ; MALLINCKRODT, SCHATTNER, 2016. 6. ULLMANN, 1977 ; GUTTMANN, 1978 ; VIGARELLO, 1988, 2002 et 2005. 7. Ce genre d’images n’a, jusqu’à aujourd’hui, attiré l’attention que de quelques rares historiens de l’art qui ont privilégié une approche strictement iconographique (BARLETTA, 1993 ; FRANCIONI, 1993 ; VAN SASSE VAN YSSELT, 1993 ; Arte e sport, 2004). Mentionnons cependant deux exceptions notables : l’essai sur le calcio florentin d’Horst Bredekamp qui, en partant d’une eau-forte de Jacques Callot (Calcio sur piazza Santa Croce, dans Capricci di varie figure, 1617) a révélé comment ce jeu, sa littérature et ses images ont constitué un enjeu politique majeur dans l’Italie de la Renaissance (BREDEKAMP, 1993). Cees de Bondt a également apporté une contribution stimulante à la connaissance du jeu de paume et de son rôle dans la culture de la Renaissance (DE BONDT, 1993, 2004 et 2006 ; voir aussi TOSI, 2013). 8. Voir, en particulier, BLÜME, 2004. Il s’agit d’un thème qui, réélaborant l’iconographie des « métiers des planètes » des manuscrits astrologiques arabes, se codifie et se développe à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance : la représentation de la planète (anthropomorphe et sur un char de triomphe) y est accompagnée par les figures de ceux qui, étant nés sous son influence astrale, seraient prédisposés à l’exercice d’activités spécifiques. 9. Dans les deux cas c’est la raquette du volant. Dans le cas du Portrait de Charles IX la raquette pourrait toutefois être un rajout postérieur. 10. Marco Zoppo, Album, Londres, The British Museum, inv. 1920,0214.1.1. 11. Jan Amos Comenius, Opera Didactica Omnia, Amsterdam, 1657 ; idem, Orbis Sensualium pictus / Die Sichtbare Welt, Nuremberg, 1658. 12. C’est le cas, par exemple, de l’Illustrissimi Wirtenbergici ducalis novi collegii (1608-1609) gravé par Ludwig Diztinger d’après les dessins de J. Ch. Neyffer ou encore de l’Academia sive speculum vitæ scolasticæ de Crispijn de Passe (1612, Johannes Janssonius). 13. Paris, BnF, Ea 79 Rés/63. La date pourrait être fictive et peut-être aussi le rôle de Guillaume Le Bé : je remercie Thierry Depaulis pour ces informations. 14. Heures de la famille Ango ou Livre des enfants, 1514, Paris, BnF, département des Manuscrits, NAL 392. 15. Antonio Scaino, Trattato del giuoco della palla, Venise, 1555, III, chap. VI ; traduction de l’auteur. 16. « [Le jeu convient] aux capitaines valeureux [qui] peuvent en tirer beaucoup de profit pour déployer leurs armées, pour ordonner une bataille, assiéger et défendre une forteresse, avancer dans le camp ennemi, et battre en retraite au bon moment […], car la nature de ce jeu est si excellente que, même si ceux qui le pratiquent sont nombreux, rares sont ceux qui parviennent à être parfaits. C’est la raison pour laquelle il n’est adapté qu’à des hommes adroits, agiles, lestes et possédant une intelligence élevée et perspicace, qui savent prendre des décisions ; et il faut que celles-ci, sans perdre de temps et promptement, viennent au secours des mains et de l’intellect d’un excellent joueur de balle » : Antonio Scaino, 1555, cité n. 15, p. 14, traduction de l’auteur. 17. Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie, Réserve OA-39-4 et Reserve OA-17-FOL.

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18. Julia L. Hairston, Walter Stephens (dir.), The Body in Early Modern Italy, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2010 ; Linda Calof, William Bynum (dir.), A Cultural History of the Human Body. III. In the Renaissance, Oxford, Berg, (2010) 2014. 19. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, Félix Alcan, 1907. 20. Énigme joyeuse pour les bons esprits, Paris, Jean Le Clerc, (vers 1615) 1624 (3e édition), p. 43. 21. Pensons par exemple aux passages que Robert Burton consacre à la question : Anatomie de la Mélancolie (1565), G. Venet (éd.), Paris, Gallimard, 2005, p. 240-246.

RÉSUMÉS

Si les jeux d’exercice de la première modernité, pensés comme pratiques (proto-)sportives, ont intéressé les historiens, les historiens de l’art et des images les ont très peu étudiés. Or, c’est dans la culture visuelle de ce temps que s’est exprimée avec force la relation qui lie images et sports. Témoignant de la complexification de la notion même de jeu, les images sont le lieu d’une re- sémantisation politique, juridique, médicale, religieuse des pratiques ludiques sportives. L’essor et la transformation de l’imaginaire lié à l’exercice physique sont ici interrogés à partir des productions visuelles qui contribuent à l’apparition en image du corps sportif, à la fixation des techniques ludiques ainsi qu’à la mutation des comportements dans un temps libre dont la conception est profondément repensée à partir de la Renaissance. La culture visuelle prémoderne offre ainsi des éléments de réponse à la question : pouvait-on être un « sportif » avant le XVIIIe siècle ?

Although games during early modernity, thought of as (proto-)sporting practices, have aroused the interest of historians, historians of art and images have rarely examined them. Nevertheless, the visual culture of that period profoundly defined the relationship that connects images and sports. Attesting to the elaborate nature of the very notion of games, these images represent the locus of a political, legal, medical, and religious re-semantisation of sporting practices. The rise and transformation of the imagery linked to physical exercise are here questioned from the perspective of the visual productions that contribute to the image of the sporting body, to the elaboration of sporting techniques as well as to the change in leisure behaviors whose conception has been redefined since the Renaissance. Pre-modern visual culture thus provides elements that answer the question: could one be a “sportsman” before the eighteenth century?

Die Übungsspiele der Neuzeit, gedacht als (vor-)sportliche Praktiken, interessieren schon seit langem Historiker, wurden aber von Kunsthistorikern und Bildwissenschaftlern kaum studiert. In der visuellen Kultur dieser Zeit wurde jedoch die Beziehung, die Bilder und Sport verbindet, stark ausgedrückt. Angesichts der zunehmenden Komplexität des Spielbegriffs, sind die Bilder der Ort einer politischen, rechtlichen, medizinischen und religiösen Semantisierung spielerischer Sportpraktiken. Visuelle Produktionen haben zum Erscheinungsbild des Sportkörpers, zur Fixierung von Spieltechniken sowie zur Mutation von Verhaltensweisen in einer Freizeit, deren Konzeption von der Renaissance tief durchdacht ist, beigetragen. Ausgehend davon werden hier der Aufstieg und die Transformation der mit körperlicher Bewegung verbundenen Imagination hinterfragt. Die vormoderne visuelle Kultur bietet also Elemente einer Antwort auf die Frage: Konnte man vor dem 18. Jahrhundert ein „Sportler“ sein?

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Se i giochi pre-sportivi della prima modernità hanno interessato gli storici, gli storici dell’arte e quelli delle immagini, essi sono rimasti generalmente poco studiati. Tuttavia, è proprio nella cultura visiva di quel tempo che si è espressa con forza la relazione che lega le immagini e lo sport. Le immagini, che testimoniano la progressiva complessità della nozione stessa di gioco, sono infatti il luogo di una ri-semantizzazione politica, giuridica, medica e religiosa delle pratiche sportive ludiche. Lo sviluppo e la trasformazione dell’immaginario legato all’esercizio fisico sono qui interrogate a partire dalle produzioni visive che hanno contribuito alla comparsa della rappresentazione del corpo sportivo, alla precisazione delle tecniche ludiche e alla mutazione delle pratiche del tempo libero, la cui concezione è profondamente cambiata a partire dal Rinascimento. La cultura visiva premoderna offre così degli elementi per rispondere alla domanda: era possibile essere uno “sportivo” prima del XVIII secolo?

Si los juegos de ejercitación física de la primera modernidad, pensados como prácticas (proto-) deportivas, interesaron a los historiadores, los historiadores de arte y de la imagen los han estudiado poco. No obstante, es en la cultura visual de este tiempo en la que se expresa con fuerza la relación que une imagen y deporte. Testimonios del aumento de la complejidad de la noción misma de juego, las imágenes son el lugar de una re-semantización política, jurídica, médica, religiosa de las prácticas lúdicas deportivas. El apogeo y la transformación del imaginario ligado al ejercicio físico son acá interrogadas a partir de producciones visuales que contribuyen a la aparición en imagen del cuerpo deportivo, a la fijación de las técnicas lúdicas, así como a la mutación de los hábitos en el tiempo libre, cuya concepción es profundamente repensada a partir del Renacimiento. La cultura visual premoderna ofrece así elementos que dan respuesta a la pregunta: ¿podíamos ser “deportistas” antes del siglo XVIII?

INDEX

Parole chiave : pratiche, tecnica, gioco, esercizio, sport, antropologia culturale, cultura visuale, corpo, pedagogia, medicina, igiene, rappresentazioni, norme, sociale, temporalità Index géographique : Europe, France, Italie Keywords : practices, technique, game, exercise, cultural anthropology, visual culture, body, pedagogy, medicine, hygiene, representations, norms, social, temporality Mots-clés : pratiques, technique, jeu, exercice, sport, anthropologie culturelle, culture visuelle, corps, pédagogie, médecine, hygiène, représentations, normes, social, temporalité Index chronologique : 1500, 1600

AUTEUR

ANTONELLA FENECH KROKE

Antonella Fenech Kroke est chargée de recherche au CNRS, Centre André Chastel (UMR 8150). Ancienne pensionnaire de l’Académie de France à Rome, ses recherches ont porté principalement sur la culture artistique et les productions visuelles (Italie, XVIe siècle) dans leur dimension politique et culturelle. Actuellement elle s’intéresse aux pratiques ludiques dans les images et dans les sociétés de la première modernité ainsi qu’aux images de l’inversion et du renversement corporels (Corps à contresens, en préparation).

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Anachronisme et interprétation : l’historiographie de Jean Jacques Lequeu Anachronism and Interpretation: the Historiography of Jean Jacques Lequeu Anachronismus und Interpretation: Historiographie von Jean Jacques Lequeu Anacronismo e interpretazione: la storiografia di Jean Jacques Lequeu Anacronismo e interpretación: la historiografía de Jean Jacques Lequeu

Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Martial Guédron

NOTE DE L'AUTEUR

Les auteurs souhaitent exprimer leur gratitude à tous ceux qui leur ont fait part de leurs réflexions et tout particulièrement à Ségolène Le Men pour ses précieuses suggestions.

1 L’œuvre de Lequeu (1757-1826), découverte au milieu du XXe siècle en raison des affinités qu’Emil Kaufman voulut y voir avec ses propres engagements (KAUFMANN, 1952), ne se rattache ni à une école ni à un mouvement et son époque l’a passée sous silence. Longtemps, elle resta ainsi un objet flottant, à peine situé, et d’autant plus propice aux interprétations contemporaines que l’histoire de l’architecture, se contentant de prendre acte de la singularité des dessins et du personnage, le laissait à part. Mais les travaux de ces trente dernières années, en élargissant le domaine de l’histoire de l’architecture à des thématiques, des groupes d’acteurs ou des figures en marge, en approfondissant l’étude de voies parallèles à celles de l’édifice, qu’il s’agisse de l’imprimé ou de l’enseignement, éclairent notre objet d’un jour différent1.

2 Devant cette connaissance à la fois plus fine et plus large des mondes de l’art, de l’architecture et de l’artisanat en France durant la période révolutionnaire, l’équipe réunie pour la préparation de l’exposition Jean Jacques Lequeu. Bâtisseur de fantasmes2, était confrontée à un basculement. Il s’agissait de comprendre désormais la singularité

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de l’intéressé avec ce qui, en profondeur, le relie à son temps. Cela revenait à rompre avec une tradition interprétative, multiple certes, mais marquée par la constante de l’anachronisme, toujours attentive aux effets de miroirs vis-à-vis des questions contemporaines, mais beaucoup moins à des points pourtant aussi déterminants, dans cette époque de changements rapides et brutaux, que son parcours social, sa culture visuelle disséminée ou sa micro chronologie. Un tel choix, fondé aussi sur le constat d’une déconcertante série d’interprétations non seulement abusives mais inopérantes méritait une explication. Sans prétendre ici détailler les résultats d’un travail présenté par ailleurs3, il nous a paru nécessaire de soumettre au débat ce parti d’une césure avec les travaux précédents.

3 Jean Jacques Lequeu (1757-1826), en léguant son œuvre à la Bibliothèque nationale, attendait sans doute de la postérité la reconnaissance qu’il n’avait pas obtenue de ses contemporains. Bien qu’il ait construit quelques édifices et que quelques-uns de ses dessins aient été reproduits dans les recueils gravés de Jean Charles Krafft4, son nom est passé aux oubliettes de l’histoire pendant près d’un siècle. Peu de choses sont connues de sa vie. Les dessins qu’il a légués à la Bibliothèque nationale de France présentent des problèmes de datation. Leur qualité inégale pourrait même laisser supposer l’intervention de plusieurs mains. Le fonds Lequeu est hétérogène, comptant des documents techniques, des méthodes graphiques, des projets d’architecture, des scènes de genre et des dessins anatomiques dont certains clairement sexuels – les « figures lascives ».

4 Lequeu est d’emblée anachronique, puisque la compréhension de son œuvre ne s’appuie pas sur une lignée bibliographique qui nous relierait à lui. Elle ne peut s’inscrire dans une historiographie constituée des commentaires ou des critiques émis de son vivant, de nécrologies, d’études monographiques ou générales, de catalogues de vente, d’expositions, de comparaisons, etc. Il a surgi du néant, comme quelques rares autres artistes. Vermeer est un de ceux-là et son œuvre, depuis sa redécouverte, a suscité une abondante et très diverse littérature ; l’absence de sources fiables et de tradition interprétative excite l’imagination des exégètes.

5 Mort en 1826, resté dans une large mesure invisible à son époque, « inventé » du tout au tout par le XXe siècle en raison d’une production graphique qui fascine, Lequeu ressuscite en 1933 quand Emil Kaufmann exhume une partie de son œuvre à la Bibliothèque nationale de France. Dix-sept ans plus tard, il devient un artiste « majeur » – avec la découverte des « figures lascives » et des portraits, signalés par Helen Rosenau (ROSENAU, 1950). Or il se prête d’autant plus aisément aux interprétations audacieuses – pour ne pas dire fallacieuses – qu’on ne dispose guère le concernant des précieuses sources historiques traditionnelles, que son œuvre ne s’accompagne d’aucune tradition critique et qu’on ne peut mobiliser à son propos que de très rares éléments d’évaluation contemporains, sinon le silence dont il fait l’objet. Ce n’est pas qu’il soit muet sur lui-même, car il est prolixe, au contraire, de notes et de commentaires manuscrits, mais la forme de ces écrits imparfaits – parce que mal orthographiés, utilisant une syntaxe erratique, semblant parfois incohérents et témoignant de façon plus générale d’une maîtrise de la langue qui n’est pas d’un homme éduqué –, les a disqualifiés aux yeux d’historiens habitués à autre chose, au point que leur authenticité a été mise en cause. Ainsi, balloté par une historiographie qui le présente tour à tour comme un moderniste, un surréaliste, un postmoderne et finalement un déséquilibré, le personnage, comme son œuvre, s’obscurcissent à mesure

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que les travaux le concernant se superposent, pour demeurer in fine une « énigme architecturale » selon le titre aporétique de la première et de la seule monographie qui lui fut consacrée en 1987 par Philippe Duboÿ : on y trouve une interprétation audacieuse de l’œuvre, qu’il est suggéré de regarder au prisme d’une autre, celle de Marcel Duchamp. Cette démarche part de l’hypothèse selon laquelle Duchamp aurait connu les dessins de Lequeu bien avant Emil Kaufmann. L’auteur rapporte par ailleurs que Teeny Duchamp, la veuve de l’artiste, lui a déclaré : « Mon mari avait deux passions, Raymond Roussel qu’il a vu et Jean Jacques Lequeu qu’il n’a jamais connu » (DUBOŸ, 1987, p. 352). La question qui l’intéresse n’est pas de savoir si Duchamp a pu être marqué par la découverte des dessins de Lequeu au point qu’ils auraient pu déterminer une partie de son œuvre. Il s’agit bien d’interpréter Lequeu à la lumière de Duchamp et non l’inverse.

Lequeu anti-classique ?

6 L’historiographie du sujet montre que l’étude de Lequeu a toujours suscité beaucoup de questions chez ceux qui l’ont approché. Les rares mentions dont il a fait l’objet, par Henri Bouchot et par Charles Lucas, sont assez sommaires5. Parmi les architectes « indépendants », « symbolistes » et « bizarres », Lequeu est surtout repéré comme « le plus curieux de tous6 ». Pour autant, les premières analyses de l’œuvre ne relèvent pas d’une interprétation anachroniste. En 1933, Emil Kaufmann mentionne son travail dans son premier livre important, Von Ledoux bis Le Corbusier, en concluant : « une œuvre très intéressante qui ouvre de nouveaux espaces à l’histoire de l’art… Déjà 150 ans avant l’architecture moderne le programme de la Sachlichkeit apparaissait7. » On reconnaît ici la thèse principale de ce livre célèbre : le développement de l’architecture « autonome » du mouvement moderne aurait ses origines dans les volumétries fortes et simples du « néoclassicisme ». En 1952, dans « Three Revolutionary Architects », après la découverte de l’ensemble des « figures lascives », il réitérait son point de vue en l’explicitant : Ses fantaisies bizarres révèlent beaucoup de son époque pour qui s’intéresse au développement des idées artistiques plutôt qu’aux progrès pratiques. Bien que Lequeu, comme tous les Romantiques, regardait en arrière vers le passé et des régions lointaines, il était néanmoins le précurseur d’un courant important du premier XXe siècle. Aux deux périodes, de mêmes mouvements et de mêmes incertitudes inspirent d’étranges productions ; aux deux périodes l’expression compte davantage que le formalisme ; ainsi, de nouvelles œuvres, grandioses et dignes, émergent de la tourmente. Il n’est pas dans mon intention de sous-entendre des liens directs entre 1800 et 1900. Je ne me préoccupe que d’une continuité des idées8.

7 Si, pour Kaufmann, Lequeu est le promoteur d’une conception moderniste de l’architecture à la fois autonome, anachronique et autotélique – autrement dit n’ayant pas d’autre véritable finalité qu’elle-même9 –, cette continuité des idées n’exclut pas qu’il dépend de son contexte historique : Je pense que c’est moins sa condition personnelle que le mouvement général de son époque qui permet en premier lieu de rendre compte de sa production […] Bien que Lequeu divague bien au-delà des limites fixées par les règles, ses fantaisies sont davantage que des extravagances. Ce sont des œuvres d’art qui permettent de comprendre l’homme et au-delà d’appréhender son époque10.

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8 Dès l’introduction, il affirme que Lequeu compte parmi les « trois architectes révolutionnaires » parce que son œuvre correspond à un moment de cette période : « Des trois, Boullée représente surtout la lutte pour les formes nouvelles ; Ledoux la recherche d’une nouvelle composition des éléments ; Lequeu l’ultime et tragique étape du mouvement révolutionnaire – désespoir, résignation et retour au passé11. » Ainsi Lequeu est à la fois reconnu pour sa position spécifique et assimilé à deux architectes dont la recherche d’une nouvelle architecture est comparable à celle des avant-gardes modernes.

9 En 1949, Helen Rosenau a contribué à cette comparaison de Lequeu avec Boullée et Ledoux, établissant un certain nombre de convergences12. Dans un postscript paru en 1950, deux ans avant les « Three Revolutionary Architects » de Kaufmann, elle fait part de la découverte des portraits et des « figures lascives ». Dans ce court texte, elle propose des comparaisons possibles avec Füssli ou Diderot et indique qu’il faut peut- être considérer Lequeu comme un écrivain, autant que comme un architecte et un artiste13. Or cette interrogation sur ce qui lie Lequeu à son époque est restée lettre morte.

10 Une autre voie a été privilégiée dans un premier temps pour interpréter son œuvre : celle de la périodisation stylistique. Louis Hautecoeur, bien que tout son engagement soit tourné, à l’inverse de Kaufmann, vers une défense de la continuité contemporaine du classique14, partage cependant avec ce dernier la conviction d’une rupture autour de 1900. Il justifie cette limite chronologique de sa monumentale Histoire de l’architecture classique en France par le postulat que « Le XVIe siècle, en son principe, ressemble au XXe à ses débuts : un monde achève de mourir, un autre apparaît à la vie. Croyances, institutions, sciences, arts, tout est remis en question, tout est animé d’un esprit nouveau15. » Dans le cinquième tome de cet ouvrage, reprenant presque mot pour mot Kaufmann sans le citer, il rattache Lequeu au « romantisme, épris des civilisations passées et lointaines », comme Boullée, Poyet ou Desprez, jugeant qu’il annonce « l’éclectisme du XIXe siècle16 ». Sans accorder à la fin du siècle des Lumières le même rôle charnière qu’un Georg Germann17, il voit cependant en Lequeu l’un des fossoyeurs de la grande tradition classique.

11 Dix ans plus tard, tout en partant du même postulat, Jacques Guillerme aborde l’œuvre de Lequeu en inaugurant une série d’études relevant de l’anachronisme18. Qualifiée de « [s]ource pure du mauvais goût architectural de la seconde moitié du XIXe siècle » (GUILLERME, 1965, p. 153-154), elle est caractérisée de façon plus nuancée quelques années plus tard « entre l’irrégulier et l’éclectique » (GUILLERME, 1974). Le Rendez-vous de Bellevue est le sujet de cette seconde étude, projet qu’Emil Kaufmann, en 1952, avait déjà décrit comme un objet hésitant entre deux attitudes : « Mélange d’incohérences et d’incongruités, le Rendez-vous de Bellevue en dit long sur cette période qui lutte pour l’innovation et qui toujours et toujours se tourne vers un passé hanté de rêves étranges19. » Mais ce qui, chez Kaufmann, était caractéristique du tournant des années 1800, devient chez Guillerme une forme d’incertitude chronologique et stylistique. Cette attitude participe d’une remise en cause des cadres traditionnels de la périodisation et de la classification stylistique. Les originalités et les étrangetés de Lequeu constituent un cas idéal pour démontrer leur caducité.

12 Il revient à Philippe Duboÿ d’avoir donné à cette démarche un tour plus radical, construisant son approche dans une série d’articles à partir de 1974 jusqu’à la

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publication de sa monographie en 1987. Signe des temps, dans sa contribution au dossier spécial que Les Cahiers du musée national d’art moderne consacraient, en cette même année, à l’après-modernisme, Thomas McEvilley pouvait écrire la chose suivante : « L’Histoire ne paraît plus avoir de forme générale, ni se diriger vers un point précis. Elle se dissout dans le temps, dans cette succession sans fin de moments, décrite par Averroès, sans orientation ni forme globale20. »

Lequeu postmoderne ?

13 Philippe Duboÿ a projeté sur l’œuvre de Lequeu un point de vue implicitement et ironiquement moderne, mais involontairement postmoderne par sa subjectivité, son relativisme et sa forme même : dissémination, esthétique du collage, de la citation détournée ou réinvestie, goût du brouillage ludique des références et des repères. Désormais, le Lequeu désemparé, tourné vers le passé dont Kaufmann nous entretient est pris dans la logique de la modernité, celle qui n’opérerait que par ruptures, en opposition avec ce qui reste tributaire de la tradition. Si, très vite, il s’est trouvé aiguillé vers l’hybride et l’impureté, avec Duboÿ, il est devenu une sorte de fake. Avec l’œuvre de Duchamp, le voici abordé par le biais d’un montage qui le lie ponctuellement à Jacques Lacan, à l’utopie de Charles Fourier ou, comme dans la citation suivante, au Raymond Roussel de Michel Foucault : COMMENT J’AI ÉCRIT CERTAINES DE MES ARCHITECTURES ! Les constructions littéraires, les jeux de paroles, les calembours phonétiques, armes favorites de Lequeu, sont une référence précise à l’écriture « blanche et lisse » de Raymond Roussel ; celle de Lequeu est « Blanche et occulte » mais aussi lyssée (Royale, avec des fleurs de lys)21.

14 Par ailleurs, le Lequeu dépeint par Duboÿ procède d’une historiographie psychopathologique qui a été appliquée à de nombreux artistes. Or le tableau clinique de l’intéressé n’a cessé de s’aggraver au fil des redécouvertes dont il a fait l’objet. Sobrement signalé de son vivant comme architecte parisien dans le dictionnaire des artistes de Johann Rudolf et Johann Heinrich Füssli22, il est doté d’une imagination « un peu maladive23 » dès la fin du XIXe siècle. Ensuite, on a le sentiment que sa santé mentale n’a plus cessé de s’altérer, au point que certains auteurs le voient finir ses jours dans un asile24. Auparavant son cas aura été examiné à travers le prisme de la psychiatrie et de la psychanalyse, tout en se trouvant affilié, a posteriori, aux « Surréalistes malgré eux25 », sans qu’aucun des membres fondateurs du groupe n’ait jamais fait état d’un intérêt particulier pour lui, sans que ceux qui ont suggéré de tels liens ne nous expliquent jamais en quoi la production de cet architecte dessinateur répond à la définition qu’André Breton a donnée de l’image surréaliste26. Un parallèle peut être proposé avec l’historiographie de Grandville, également marquée par un prisme psychopathologique. Elle est discutée par Laure Garcin, à une époque proche de celle des travaux de Duboÿ, et dans une démarche comparable, puisqu’elle propose de considérer Grandville à la lumière du surréalisme et de la psychanalyse27. Tout en usant volontiers d’anachronismes, elle s’en distingue radicalement dans la mesure où elle se fonde sur un intérêt effectif des surréalistes et surtout de Breton pour l’illustrateur nancéien : « Surréaliste, il l’a été bien avant la création de ce mot, et bien avant que ne fussent établies les méthodes psychanalytiques dont les surréalistes se recommandent si souvent ; car il avait deviné par intuition l’importance du phénomène du rêve en tant que moyen de connaissance du moi des profondeurs28 ».

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15 Rappelons que lorsque Charles Jenks popularise, en 1977, la notion de postmodernisme appliquée à l’architecture, il explique aussi que la première utilisation du mot « postmoderne » relativement à l’architecture est apparue dès 1949, aux prémices de la crise du mouvement moderne, soit au moment même où Emil Kaufmann consacrait à Lequeu son article fondateur (KAUFMANN, 1949). Cette réaction contre la doxa moderniste s’exprime par le refus d’une architecture qui fait du bâtiment une sorte de sculpture monumentale, mais aussi à travers une propension à l’ostentation, à l’hétérogénéité des styles, à de multiples références au passé et à la culture populaire. Ce qui est bien souligné dans l’ouvrage canonique des Venturi : « Cependant, ce n’est pas une innovation que d’approfondir sa compréhension à partir du banal : les beaux-arts prennent souvent la relève des arts populaires. Les architectes romantiques du dix- huitième siècle redécouvrirent une architecture rustique conventionnelle qui existait29. » Au passage, il est tentant de se demander dans quelle catégorie les Venturi auraient rangé les fabriques de Lequeu : la spectaculaire étable-vache semble se situer dans la famille des bâtiments devenus enseignes, sur le modèle de l’édifice-canard dont la forme évoque l’usage, mais son belvédère ou Temple de la Nature dans celle des « hangars décorés » (decorated sheds), autrement dit ces édifices montrant des signes symboliques qui en explicitent la fonction.

16 Quoi qu’il en soit, la réception critique de Lequeu montre qu’une certaine vision puriste de l’architecture moderniste a pu servir de contrepoint à la lecture de son œuvre et que celle-ci a parfois été vue au filtre de l’éclectisme du XIXe siècle, voire du postmoderne. Kaufmann relève le caractère hétérogène des sources d’inspiration de Lequeu, ce qui, pour lui, aboutit à une confusion des styles empruntés à divers pays et diverses époques : « Il y a une maison égyptienne, une maison chinoise, une maison turque, une petite synagogue, un porche et un sanctuaires persans, un poulailler aux motifs orientaux, un pressoir et un pigeonnier, mélanges de formes orientales et géométriques, ainsi que différents projets gothicisants comme la laiterie ou la façade du Temple d’Isis30. » Dès 1965, dans la Gazette des Beaux-Arts, Jacques Guillerme considère déjà cet « éclectisme » comme un trait fondamental du « mauvais goût » de Lequeu, tout en le reliant à sa « voracité encyclopédique31 ». Or le ton change assez nettement au cours de la décennie suivante, quand s’affirme la question essentielle des intentions exactes et délibérées qu’il est permis de prêter à Lequeu ; entre temps, la plupart des théoriciens du postmodernisme, au-delà de leur diversité, ont observé que ce courant favorise la parodie, le pastiche et le simulacre32.

17 Dans un nouvel article qu’il lui consacre en 1974, Jacques Guillerme interprète plusieurs dessins de Lequeu comme des « calembours plastiques ». Dans l’un d’eux, il remarque que Priape se montre sous la forme d’un terme couronné d’une tête de dogue dont le nez est formé, comme le souligne une inscription, d’un « membre épouvantable » : « […] le mélange des genres et des thèmes, note Guillerme, est chez Lequeu très résolument composé, tout en étant marqué d’une évidente intention burlesque33 ». Désormais, même si la fonction cathartique de sa production graphique reste prise en compte, l’irrégularité et l’éclectisme de Lequeu apparaissent moins comme l’expression d’une déréliction mentale que d’une dérision parodique, une manière de maintenir sa différence et de prendre ses distances face au dogmatisme des architectes révolutionnaires. Cinq ans plus tard, le même Jacques Guillerme enfonce le clou : Lequeu est doté d’un « génie parodique » qui « s’exerce sur l’œuvre construit, figuré ou écrit de ses contemporains34 ».

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18 Dans l’intervalle, la grande entreprise de projection rétroactive opérée par Duboÿ a trouvé son accroche : l’affiliation de Lequeu à Duchamp35, à la faveur de certaines stratégies d’appropriation qui tentent d’associer Duchamp au postmodernisme. Le milieu des années 1970 consacre en effet la redécouverte de l’artiste en France. Elle est notamment marquée par la publication, en 1975, de notes, d’aphorismes et d’articles divers au contenu souvent sibyllin36 qui ont pu encourager la promotion de l’ambiguïté, de l’indétermination et d’un scepticisme joueur au rang de catégories de pensée propres à mieux cerner l’époque37. Une dizaine d’années plus tard, l’idée que le père des ready made, avec la complicité de Georges Bataille, serait largement intervenu dans les dessins que Lequeu a légués à la Bibliothèque nationale, au point d’en faire une œuvre de Duchamp dirigée contre Le Corbusier, est au cœur de la monographie de Duboÿ, publiée en 1987, soit au moment du centenaire des deux intéressés38.

19 Les propos de Jean Nouvel, dans son dialogue avec Jean Baudrillard, contribuent à comprendre la démarche de Duboÿ : « On peut se demander pourquoi il n’y a pas l’équivalent de Duchamp dans le monde de l’architecture. Il n’y a pas d’équivalent parce qu’il n’y a pas d’autoarchitecture. Il n’y a pas d’architecte qui puisse être un geste scandaleux, immédiat, accepté. Des architectes ont essayé de se heurter à ces limites-là. Ce fut le départ de la postmodernité39. » Lequeu, cela tombe plutôt bien, n’a rien laissé de bâti ; quand on privilégie un parti pris textuel sophistiqué qui tend à dématérialiser l’architecture40, il a l’avantage d’offrir un cas exemplaire. Mais on conserve de lui toute une production graphique à travers laquelle ses exégètes n’ont cessé de vouloir remonter de l’œuvre à l’homme, au point de confondre, dans tous les sens du terme, ses autoportraits, ses études de têtes d’expression, ses figures lascives, ses fabriques, ses projets d’édifices privés et publics, ses fantaisies architecturales, etc., au prix d’anachronismes d’autant plus flagrants qu’ils sont activés par une tendance à rejeter le modèle historique d’engendrement du sens. Comme si l’abandon des grands récits41 et la réévaluation nécessaire de l’histoire comme progrès linéaire légitimaient, dans tous les cas de figure, de substituer l’intention à la réalisation et l’essence à l’historicité.

20 Dans Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Fredric Jameson affirme que le postmodernisme a mis à mal la conception moderniste du style en tant qu’expression unique et personnelle du sujet individuel, avec pour conséquence un rapport particulier au passé : « Car avec l’effondrement de l’individu haut-moderniste du style […] les producteurs culturels ne peuvent plus se tourner vers autre chose que le passé : l’imitation des styles morts… » Pour Jameson, cette situation a favorisé l’« historicisme », autrement dit « la cannibalisation aveugle de tous les styles du passé, le jeu de l’allusion stylistique aléatoire, et, de façon générale, le primat croissant de ce qu’Henri Lefebvre a appelé le “néo”42 ». C’est également l’avis de David Kolb, selon qui le postmodernisme, à la parodie, combine la distanciation ironique, l’autoréférence et la transgression des frontières séparant les styles, les idiomes et les genres43. Aussi, comme l’explique David Harvey, l’éclectisme postmoderne est-il indissociable d’un rapport particulier à la temporalité : tout en évitant les notions de progrès et de continuité historique, tout en tenant la mémoire à distance, ses adeptes développent une étonnante capacité à piller le passé et à incorporer tout ce qu’ils y trouvent avec certains aspects du présent44. Lyotard observe en ce sens que cet éclectisme permet de diluer les traits saillants des styles auxquels il emprunte et que la temporalité paradoxale du postmoderne est celle du futur antérieur45.

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21 Autant dire qu’il est tentant d’historiciser les arguments des uns et des autres à propos de Lequeu, surtout quand les commentateurs se laissent aller à des généralisations anhistoriques. Prenons, par exemple, le sort réservé au soi-disant autoportrait en travesti, qui a occasionné des interprétations sur le modèle des gender crossing, ces jeux sur les identités sexuelles dont Claude Cahun et Marcel Duchamp, au début des années 1920, avaient été les pionniers46. Voir dans ce dessin médiocre un « autoportrait » sans en fournir la moindre justification est déjà problématique, mais en conditionner la lecture à travers la photographie de Man Ray montrant Duchamp sous l’aspect de son alter ego féminin Rrose Sélavy l’est plus encore, comme s’il était possible de mettre sur le même plan un artiste qui s’est ingénié à brouiller son image publique tandis que sa renommée ne cessait de croître et un autre dont la quête de reconnaissance est demeurée jusqu’à la fin inopérante. Il serait sans doute plus utile de montrer en quoi Lequeu, par ses autoportraits avérés, s’inscrit dans des pratiques historiquement déterminées, reposant sur toute la tradition qui, au moins depuis le XVIIIe siècle, croise l’autoreprésentation et le jeu de rôle.

Lequeu anachronique ?

22 Lequeu est particulièrement pertinent pour prolonger la réflexion sur l’anachronisme. Georges Didi-Huberman a mis en critique ce qui fonde l’éthique de l’objectivité historienne de l’histoire de l’art : le lien synchronique de l’œuvre à ses contextes. Selon l’auteur de Devant le temps ( DIDI-HUBERMAN, 2000), il est vain de prétendre retrouver l’esprit et le regard d’une époque en étudiant une œuvre d’art. Nous ne pouvons en avoir qu’une compréhension différée. Il est impossible de ne pas être anachronique, sauf à n’être qu’un faiseur de chroniques, c’est-à-dire n’énoncer que des faits contemporains de celui qui les écrit – encore les décrit-il toujours a posteriori, d’après sa propre perception et dans un après-coup. Selon Georges Didi-Huberman, c’est cette anachronicité même qui doit focaliser l’attention de l’exégète et non l’espoir de la juguler.

23 C’est ainsi qu’Hubert Damisch – reprenant une phrase de Walter Benjamin sur la littérature47 – recommande à propos des œuvres, « dans le temps où elles sont nées, de présenter le temps qui les connaît48 » ; il revendique de les interpréter de façon à comprendre leurs « effets au-delà du moment qui les a vus naître ». Il s’agit de « rendre compte des temporalités complexes qui traversent chaque œuvre et la lient à d’autres à travers l’histoire, composant des constellations, plus ou moins grandes, dont le montage peut relever du travail d’un artiste autant que de celui d’un historien de l’art49 ». Cette démarche revendique une forme de subjectivité qui peut s’exprimer par des « fictions théoriques », légitimées par le fait qu’il s’agit de comprendre les effets des œuvres sur un individu. Ne s’agit-il pas d’un déplacement des enjeux ?

24 Il fait peu de doute que presque tous les artistes se nourrissent d’anachronismes. Le plus important est celui qui fonde la Renaissance et toutes les renaissances identifiées comme telles par Panofsky. Alexander Nagel et Christopher S. Wood ont tenté de renouveler la question en proposant que la Renaissance italienne soit marquée du sceau d’un double rapport au temps (NAGEL, WOOD, 2010). L’un, qualifié de performatif, qui procède d’une conception traditionnelle et linéaire de l’historicité. L’autre, qualifié de substitutif, qui relève d’un lien de nature magique avec un original absent. Il a déjà été remarqué que cette catégorisation découlait des notions d’image et de culte chez

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Hans Belting. L’attitude substitutive, qui ne relève pas de liens de causalité, est évidemment liée à l’anachronisme tel que Georges Didi-Huberman l’a défini, contre l’historicité traditionnelle de l’histoire de l’art. Dans Devant le temps, ce dernier fait du conflit entre Panofsky et Benjamin – autour de l’héritage de Warburg et de ses « survivances », ce paradoxe fatal à une conception rectiligne de l’histoire50 – l’événement fondateur du divorce entre une histoire de l’art académique et une autre qui peut se définir par des anachronismes heuristiques. Alors que Panofsky, avec l’iconologie, fondait une histoire expliquant l’art par ses contextes, Benjamin en appelait à une « histoire de l’art des prophéties51 ».

25 Il n’est pas anodin que les œuvres étudiées par l’un et par l’autre soient de nature très différente. Panofsky travaille presqu’exclusivement sur des périodes anciennes. Il n’a interrogé l’art de son temps que pour ramener la calandre de la Rolls-Royce à l’archétype de la façade de temple. Il en va différemment de Warburg et de Benjamin dont les intérêts sont chronologiquement beaucoup plus étendus. Au moment où les horizons géographiques et historiques s’ouvrent largement, Warburg recherche les parentés entre les Pathosformeln amérindiens et européens. Au moment où les productions culturelles se transforment sous l’effet de la reproductibilité, Benjamin interroge en « chiffonnier » les productions « fétichistes » de la marchandise comme un archéologue du présent. Dans les deux cas, leur réflexion désavoue les distances chronologiques, proclament une forme d’autonomie de l’œuvre d’art qui l’émancipe du temps historique. Mais, en ce sens, leur réflexion est bien du temps des avant-gardes modernes, parce qu’elle suppose une rupture ou au moins une anticipation qui la fait sortir de son époque. Rappelons qu’au même moment, dans l’entre-deux-guerres, Kaufmann propose également de lier Boullée, Ledoux et Lequeu dans une même origine de l’autonomie de l’architecture qui enjambe le XIXe siècle « de Ledoux à Le Corbusier ».

26 Ce qui justifie cet anachronisme du regard de l’historien de l’art chez Kaufmann, c’est précisément que le rapport des architectes à leur époque est de même nature et que ces époques présentent également des parentés. Kaufmann n’utilise une approche anachronique que pour rendre compte de la relation de ces architectes à leurs époques respectives. Reste que cette attitude procède d’une démarche subjective d’autant plus forte que la relation même qui lie Kaufmann à son temps est particulière, comme elle l’est bien entendu pour Panofsky et Benjamin, avec des destins et des idées très différentes.

27 Il ne s’agit pas ici de réfuter le caractère vain et aporétique de l’objectivité absolue, ou de refuser d’envisager les écarts irréductibles qui nous séparent de la culture visuelle d’un Lequeu. Il ne s’agit pas non plus de contester le fait que cet artiste, comme tous ceux qui sont dignes d’intérêt, possède une dimension intempestive, dans le sens où elle révèle parfois des décalages avec l’évolution du goût. Enfin, il ne s’agit pas de nier que les confrontations d’œuvres chronologiquement éloignées sont susceptibles de s’éclairer l’une l’autre52. Cela n’obère en rien le fait qu’il convient d’interroger la nature de ses étrangetés par une approche franchement contextuelle en tirant parti de nos connaissances actuelles sur la période. Les caractéristiques graphiques et les trouvailles architecturales cultivent un goût de l’originalité que Lequeu n’était pas le seul à développer. Un rapprochement attentif de ses projets avec les publications contemporaines de Georges Louis Le Rouge ou de Jean Charles Krafft permet de mieux faire la part de sa dette vis-à-vis des productions de son époque et de la spécificité de ses propositions53. Le personnage lui-même, avec ses zones d’ombre, peut être

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aujourd’hui mieux cerné grâce aux travaux sur des figures d’artisans et d’artistes qui lui sont contemporaines et qui ont présenté les mêmes ambitions statutaires et sociales. Car une grande partie du fonds Lequeu, méconnue parce que souvent jugée ennuyeuse, est composée de dessins de machines, de dissertations techniques et d’innombrables dessins de charpente. De même, si ses obsessions sexuelles et anatomiques peuvent faire l’objet d’une approche psychanalytique, elles sont très repérables dans la culture du tournant des Lumières. Ainsi on pourra relever, chez lui, un goût pour les figures allégoriques inspirées de l’iconographie classique, qui, doublé d’une affection particulière pour les attributs de la fécondité et des amours, rappelle à la fois l’intérêt que ses contemporains portaient aux déesses nourricières de la mythologie et les formes amples des figures du calendrier révolutionnaire dessinées par Louis Lafitte et gravées par Salvatore Tresca. Bien entendu, les petites intrigues érotiques de Lequeu se rattachent aussi à la vogue des estampes licencieuses qui, à en croire Louis Sébastien Mercier, se sont alors multipliées le long des quais de la Seine et sur les boulevards, au risque d’alarmer la pudeur par des attitudes et des postures lascives54. Plus radicale, la manière dont il a pu focaliser sur le sexe féminin à travers ses dessins d’une grande crudité serait incompréhensible si l’on omettait de les rapporter à l’intérêt savant de la période pour le dimorphisme sexuel55 ainsi qu’à certaines planches anatomiques dont il s’est inspiré, notamment celles de Jacques Fabien Gautier d’Agoty pour son traité sur les maladies vénériennes56. Les suggestives parentés entre dessins anatomiques et volumes architecturaux ressortissent à une lecture sexuelle et à une mise en crise de paradigmes de la théorie classique. Associer des femmes dénudées à des baies, comme il le fait au sein d’une série de représentations, relève de la théorie des caractères. Les obsessions pour les béances des grottes, apparentées aux séries de vulves, les phallus dressés comme autant de colonnes témoignent sans doute d’une érotomanie intéressante à diagnostiquer, mais peuvent également être rapprochés des recherches historico-érotiques sur le culte de Priape qui marquent la fin du XVIIIe siècle. L’aspect introspectif de ses textes et la représentation de soi procèdent de Jean-Jacques Rousseau et de Joseph Joubert, son goût du calembour nous rappelle que le genre a pris son essor avec le marquis de Bièvre, tandis que ses saynètes grivoises évoquent la satire des vaudevilles57. Loin de réduire son intérêt ou d’amoindrir son originalité, rapprocher Lequeu des œuvres, des hommes ou des idées qui lui sont contemporaines, permet de mieux le situer et de mieux le comprendre, en dépassant nos préjugés et nos préconceptions.

28 « S’il y a histoire, de quoi est-ce l’histoire ? » écrivait Hubert Damisch dans L’Origine de la perspective, interrogeant les historiens de l’art « traditionnels » sur leur rapport à l’art58. Aujourd’hui, l’histoire de l’art s’intéresse moins à l’art qu’aux artistes, à la création, à l’existence et à la réception des œuvres d’art. Cela ne l’empêche pas de s’attacher aux phénomènes de réception et par conséquent de traverser des périodes qui ont enrichi notre compréhension des œuvres. Mais son objectif n’est pas de rechercher des prophéties ou des mystères dans le regard individuel de l’observateur. Si cet observateur est un artiste, il convient de savoir ce qu’il en fait dans sa propre production. Si cet observateur est un écrivain, un philosophe ou un historien de l’art, il importe de savoir ce qu’il a apporté à la compréhension de l’œuvre dans l’histoire de cette œuvre. Il ne s’agit pas de phénoménologie de la perception, mais de réception et d’apport de cette réception à la connaissance et à la compréhension.

29 Ces deux histoires de l’art coexistent, l’une plus ancienne que l’autre, l’une et l’autre connaissant des renouvellements et partageant certaines ouvertures disciplinaires –

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l’anthropologie en particulier. S’intéresser à l’action ou à l’effet de l’œuvre sur notre présent pour le replacer dans l’histoire peut avoir pour conséquence de restreindre l’observation à l’œuvre seule, à ignorer ce qui la lie aux autres productions qui lui sont contemporaines. C’est assurément ce qui fait l’intérêt de l’approche de Duboÿ sur Lequeu, mais qui implique aussi qu’elle doive elle-même, à trente ans de distance, être envisagée comme un objet historique selon une démarche accompagnant sa révision : si elle a eu le mérite d’amplifier la redécouverte de Lequeu, aujourd’hui, elle nous en apprend plus sur les années 1970-1980 que sur celles de Lequeu. Elle paraît désormais restreindre la connaissance de cette œuvre à certains questionnements empruntés au contexte historique de sa propre production. Être anachronique, c’est courir le risque de ne s’intéresser qu’aux artistes ou à celles de leurs œuvres qui parlent à notre temps, c’est ne pas voir ceux qui ne disent presque plus rien à nos regards et à nos idées. C’est limiter la production à des œuvres érigées au rang de paradigme d’une conception essentialiste de l’art. Restreindre ainsi le champ des œuvres étudiées, c’est paradoxalement limiter leur pouvoir anachronique, celui qui fait qu’elles existent grâce à tous ceux qui les conservent, les documentent, les exposent et les commentent bien au-delà de la mort de leur auteur.

30 Être anachronique, c’est paradoxalement être dans l’histoire car cette interprétation en a bien une, désormais. L’anachronisme est enraciné dans une conception de l’histoire qui appartient à une époque, car chaque époque à son « régime d’historicité59 ». Si tel n’était pas le cas, l’histoire de l’art « anachronique » devrait se contenter de répéter incessamment les mêmes vérités intemporelles, voire présentistes, en se référant à un XXe siècle qui, pourtant, est entré dans l’histoire. Être anachronique au non d’une nécessaire subjectivité dans l’appréhension du passé, n’est-ce pas s’exonérer à trop bon compte des promesses et des défis de l’altérité ? Lequeu, parce qu’il gravite dans un espace incertain entre le monde artisanal dont il est issu et celui des élites culturelles auquel il ne parvient pas à s’intégrer, ne nous incite-t-il pas, davantage encore qu’un artiste ayant pignon sur rue, à la prudence dans la réduction de la distance entre lui et nous60 ? Si le passé est un pays étranger, suivant la formule de David Lowenthal61, l’anachronisme ne court-il pas le risque de se réduire, en fin de compte, à un ethnocentrisme du contemporain ?

BIBLIOGRAPHIE

– BOUCHOT, 1895 : Henri Bouchot, Le Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale : guide du lecteur et du visiteur, catalogue général et raisonné des collections qui y sont conservées, Paris, Dentu, 1895, vol. 1, p. 14, 92, 118, 155, 187, 210.

– DIDI-HUBERMAN, 2000 : Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Les Éditions de Minuit, 2000.

– DUBOŸ, 1976 : Philippe Duboy, « J. J. Lequeu (1757- ?), Duchamp », dans XXe siècle, no 47, 1976, p. 13-18.

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– DUBOŸ, 1986 : Philippe Duboÿ, Lequeu: an Architectural Enigma, Cambridge, Massachusetts, the MIT Press, 1986.

– DUBOŸ, 1987 : Philippe Duboÿ, Jean-Jacques Lequeu, une énigme, Paris, Hazan, 1987.

– GUILLERME, 1965 : Jacques Guillerme, « Lequeu et l’invention du mauvais goût », dans Gazette des Beaux-Arts, LXVI, 1965, p. 153-166.

– GUILLERME, 1966 : Jacques Guillerme, Marianne Boegner, « Thèmes, partis et formes chez l’architecte Lequeu », dans L’art et la psychopathologie, numéro spécial trimestriel de La vie médicale, Noël 1966, no 47, 1966, p. 67-82.

– GUILLERME, 1974 : Jacques Guillerme, « Lequeu entre l’irrégulier et l’éclectique », dans Dix- huitième siècle, no 6, 1974, p. 167-180.

– GUILLERME, 1979 : [Jacques Guillerme], Jean-Jacques Marty-L’Herme, « Les cas de Jean-Jacques Lequeu », dans Macula, no 5/6, 1979, p. 138-149.

– KAUFMANN, 1949 : Emil Kaufmann, « Jean-Jacques Lequeu », dans The Art Bulletin, no 1-4, mars 1949, p. 130-135.

– KAUFMANN, 1952 : Emil Kaufmann, « Three Revolutionary Architects, Boullée, Ledoux and Lequeu », dans Transactions of the American Philosophical Society, vol. 42, part. 3, 1952 [trad. fra. : Trois architectes révolutionnaires : Boullée, Ledoux, Lequeu, Gilbert Erouart, Georges Teyssot (introduction et notes), Paris, les éditions de la SADG, 1978].

– NAGEL, WOOD, 2010 : Alexander Nagel, Christopher S. Wood, Anachronic Renaissance, New York, Zone books, 2010 [Renaissance anachroniste, Françoise Jaouën (trad. fra.), Dijon, Les Presses du réel, 2015].

– ODENTHAL, 1986 : Johannes Odenthal, Lequeu. Imaginäre Architekur, Frankfort / New York, Qumran im Campus-Verl, 1986.

– ODENTHAL, 1989 : Johannes Odenthal, « Lequeu’s Architecture civile and the Kosmos of Alexander von Humboldt », dans Daidalos, no 34, 15 décembre 1989, p. 30-41.

– PAYOT, 1990 : Daniel Payot, Anachronies de l’œuvre d’art, Paris, Galilée, 1990.

– ROSENAU, 1949 : Helen Rosenau, « Architecture and the French Revolution: Jean-Jacques Lequeu », dans Architectural Review, vol. 106, no 632, août 1949, p. 111-116.

– ROSENAU, 1950 : Helen Rosenau, « Postscript on Lequeu », dans Architectural Review, vol. 108, no 646, octobre 1950, p. 264-267.

NOTES

1. Le livre et l’imprimé ont suscité un très grand nombre de travaux, couvrant toutes les périodes et proposant parfois un éclairage nouveau sur des figures bien connues, comme l’a fait Catherine de Smet avec Le Corbusier : Catherine de Smet, Vers une architecture du livre. Le Corbusier : édition et mise en page, Zurich, Lars Müller, 2007. Pour une synthèse des productions récentes dans ce domaine on pourra se reporter à Richard Wittman, « Print Culture and French Architecture in the Eighteenth and Nineteenth Centuries: a Survey of Recent Scholarship », dans Perspective : actualité en histoire de l’art, no 1-2015, p. 113-132 [en ligne, URL : https://journals.openedition.org/ perspective/5806 ; DOI : 10.4000/perspective.5806 (consulté le 8 juin 2018)].

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Dans le domaine du dessin, la récente exposition des Archives nationales, Dessiner pour bâtir. Le métier d’architecte au XVIIe siècle (13 décembre 2017 au 12 mars 2018), représente un tournant pour une période longtemps dominée par les études monographiques centrées sur des figures d’architectes royaux : Alexandre Gady, Alexandre Cojannot (dir.), Dessiner pour bâtir. Le métier d’architecte au XVIIe siècle, Paris, Éditions du passage, 2017. Enfin, un intérêt pour des personnalités mineures ou marginales s’est manifesté ces dernières années à propos de Jules Bourgoin, ou de François Cointeraux : Maryse Bideault, Estelle Thibault et Mercedes Volait (dir.), De l’Orient à la mathématique de l’ornement : Jules Bourgoin, 1838-1908, Paris, CNRS, 2015 ; Maryse Bideault et alii, Jules Bourgoin (1838-1908). L’obsession du trait, cat. exp. (Paris, Institut national d’histoire de l’art, salle Roberto Longhi, 2012-2013), Paris, INHA, 2012 [en ligne, URL : http://inha.revues.org/4569 (consulté le 8 Juin 2018)] ; Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Gilbert Richaud (dir.), Les leçons de la terre. François Cointeraux (1740-1830), professeur d’architecture rurale, Paris, INHA / Éditions des Cendres, 2016. 2. Jean Jacques Lequeu (1757-1826). Bâtisseur de fantasmes (Paris, Petit Palais, 11 décembre 2018 – 31 mars 2019). Le commissariat scientifique de l’exposition est assuré par Laurent Baridon, Jean- Philippe Garric et Martial Guédron, avec des contributions de Corinne Le Bitouzé, Elisa Boeri, Valérie Nègre et Joëlle Raineau ; catalogue : Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Martial Guédron (dir.), Jean Jacques Lequeu (1757-1826). Bâtisseur de fantasmes, cat. exp. (Paris, Petit Palais, 2018-2019), Paris, BnF / Norma, à paraître en décembre 2018. 3. Elisa Boeri, Jean Jacques Lequeu : un atlas des mémoires. Histoire de l’Architecture civile, Paris, Éditions des Cendres, 2018, à paraître ; Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Martial Guédron, Jean Jacques Lequeu. Lexique, Paris, Éditions B2, 2018, à paraître ; Laurent Baridon et Jean-Philippe Garric, « Incroyables et merveilleuses, les fabriques de parc de Jean Jacques Lequeu », dans Revue de la BnF, vol. 2018/2 (no 57), p. 146-156. 4. Jean Charles Krafft, Plans, coupes et élévations des diverses productions de l’art de la charpente exécutées tant en France que dans les pays étrangers, Paris, Levrault, [1802]-1805 ; Recueil d’architecture civile, contenant les plans, coupes et élévations des châteaux, maisons de campagne, et habitations rurales situées aux environs de Paris et dans les départements voisins, Paris, Bance, [1812]. 5. BOUCHOT, 1895. 6. François Benoit, L’art français sous la Révolution et l’Empire. Les doctrines, les idées, les genres, Paris, L.-Henry May, 1897, p. 267. 7. Cité par DUBOŸ, 1987, p. 66. 8. « His weird fantasies reveal much of his era to one who is interested in the development of artistic ideas rather than in practical Improvement. Though Lequeu, like all Romanticists, looked back to remote times and remote regions, he was nonetheless a forerunner of a significant current in the early twentieth century. Here and there similar unrest and similar incertitude inspired strange performances; here and there expressiveness counted more than formality; then, as new, great and dignified works emerged from the turmoil. It is not my intention to imply any direct connection between 1800 and 1900; I am concerned only with the continuity of ideas. » KAUFMANN, 1952, p. 558. Les citations de cet ouvrage ont été traduites par les auteurs de l’article. 9. PAYOT, 1990, p. 40. 10. « I believe that not a personal condition, but the general unrest of the period must account for his production in the first place. Lequeu’s dream-architecture marks the end of the period at the beginning of which stand the architectural dreams of Le Geay. Though Lequeu wandered beyond the regular bounds, his fantasies are more than extravaganzas. They are works of art in which we recognize the man, and through which we apprehend the period » (KAUFMANN, 1952, p. 544).

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11. « Of the three, Boullee represents primarily the struggle for new forms; Ledoux, the search for a new order of the constituents; Lequeu the tragic ultimate stage of the revolutionary movement – despair, resignation, and return to the past » (KAUFMANN, 1952, p. 435). 12. ROSENAU, 1949, p. 111-116. 13. ROSENAU, 1950, p. 264-267. 14. Antonio Brucculeri (dir.), Louis Hautecœur et la tradition classique, Paris, INHA, 2008 [en ligne, URL : http://journals.openedition.org/inha/2920 (consulté le 11 mars 2018)]. 15. Louis Hautecœur, Histoire de l’architecture classique en France, I. La formation de l’idéal classique, Paris, Auguste Picard, 1943, p. VII. 16. Louis Hautecœur, Histoire de l’architecture classique en France, V. Révolution et Empire, 1792-1815, Paris, A. et J. Picard et Cie, 1953, p. 91. 17. Georg Germann, Vitruve et le vitruvianisme : introduction à l’histoire de la théorie architecturale (1987), Jacques Gubler (trad. fra.), Lausanne, PPUR, 1991, 6e part. « Déclin du vitruvianisme ». 18. Jacques Guillerme consacre une étude exclusivement aux représentations de sexes féminins (GUILLERME, 1979, p. 138-150). 19. « A mixture of incoherent and incongruous features, the Rendez-vous tells much of the period which struggled for innovation, and again and again turned to the past, haunted by weird dreams » (KAUFMANN, 1952, p. 558). 20. Thomas McEvilley, « Histoire de l’art ou histoire sainte », dans Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 22, décembre 1987, p. 125. 21. DUBOŸ, 1976, p. 14-15. 22. Johann Rudolf Füssli, Johann Heinrich Füssli, Allgemeines Künstlerlexicon, oder: Kurze Nachricht von dem Leben und den Werken der Mahler, Bildhauer, Baumeister, Kupferstecher, Kunstgiesser, Stahlschneider [et]c. [et]c. Nebst angehängten Verzeichnissen der Lehrmeister und Schüler; auch der Bildnisse, der in diesem Lexicon enthaltenen Künstler, 6. vol., Zürich, Orell, 1806-1821, p. 695. 23. Benoit, 1897, cité n. 6, p. 267. 24. ODENTHAL, 1989, p. 39. 25. L’expression est employée par Breton en 1947 à propos d’artistes « pré-surréalistes » comme Bosch, Arcimboldo, Blake, Rousseau, Carroll. Le groupe surréaliste prépare alors l’Exposition internationale du Surréalisme qui doit avoir lieu à la Galerie Maeght de juillet à septembre 1947 ; voir André Breton, Œuvres complètes, Marguerite Bonnet, avec la collaboration de Philippe Bernier, Marie-Claire Dumas, Étienne-Alain Hubert et José Pierre (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. 3, 1999, p. 1367. 26. « Pour moi, la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire » (André Breton, Manifeste du surréalisme, dans Breton, (1924) 1988, cité n. 25, t. 1, p. 338-339). 27. Laure Garcin, J. J. Grandville, révolutionnaire et précurseur de l’art du mouvement, Paris, E. Losfeld, 1970. 28. Laure Garcin, « Grandville, visionnaire, surréaliste, expressionniste », dans Gazette des Beaux- Arts, t. XXXIV, 1948, p. 446. 29. Robert Venturi, Denise Scott Brown, Steven Izenour, L’enseignement de Las Vegas ou le symbolisme oublié de la forme architecturale, Sprimont, Mardaga, Architectures+Recherches, 1995, p. 17 [éd. orig. : Learning from Las Vegas, Cambridge, Mass., the MIT Press, 1972].

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30. « There is an Egyptian House, a Chinese House, a Turkish House, a Little Synagogue, a Persian Porch, a Persian Sanctuary, a Hen House, with Oriental motifs, the Winepress, and the Pigeon- House, mixtures of Oriental and geometric shapes. There are several gothicizing projects, such as the Dairy, and the front of the Temple of Isis. », KAUFMANN, 1952, p. 551. 31. GUILLERME, 1965, p. 154. 32. Voir par exemple David Kolb, Postmodern Sophistications. Philosophy, Architecture, and Tradition, Chicago, University of Chicago Press, 1990, p. 141-145. 33. GUILLERME, 1974, p. 180. 34. GUILLERME, 1979, p. 148. 35. DUBOŸ, 1976, p. 13-18. 36. Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Michel Sanouillet (éd.), Paris, Flammarion, 1975. 37. Herbert Moldering, Duchamp traversé – Essais 1975-2012, Dijon, Les Presses du réel, 2014, p. 13-15. 38. L’édition américaine est parue en 1986 (DUBOŸ, 1986) ; voir en particulier le chapitre intitulé « Un Architecte en démolition » (DUBOŸ, 1987). 39. Jean Baudrillard, Jean Nouvel, Les Objets singuliers : architecture et philosophie, Paris, Calmann- Lévy, 2000, p. 40-41. 40. François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003, p. 257. 41. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 63 ; idem, Le postmodernisme expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988, p. 38-41. 42. Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Beaux-arts de Paris les éditions, 2007, p. 57-58. 43. Kolb, 1990, cité n. 32, p. 88-90. 44. David Harvey, The Condition of Posmodernity. An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Mass. / Oxford, Blackwell Publishers, 1990, p. 54. 45. Jean-François Lyotard, « Réponse à la question : qu’est-ce que le postmoderne ? », dans Critique, no 419, avril 1982, p. 357-367. 46. Non seulement le « photoactionnisme » pratiqué dans la constellation surréaliste commençait à être mieux étudié depuis la fin des années 1970, mais il servait aussi d’amorce à une nouvelle génération d’artistes, comme Cindy Sherman avec sa série Untitled Film Still (1978). 47. Voir « Histoire littéraire et science de la littérature », dans Essais I, 1922-1934, Maurice Gandillac (trad. fra.), Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 148. 48. Cité par Danièle Cohn (dir.), Y voir mieux, y regarder de plus près : Autour d’Hubert Damisch, actes du colloque (Rome, Villa Médicis – Académie de France à Rome, 1999), Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2003, p. 11. 49. Hubert Damisch, Giovanni Careri et Bernard Vouilloux, « Hors cadre : entretien avec Hubert Damisch », dans Perspective. Période moderne, no 1-2013, p. 11-23. 50. Aby Warburg, Essais florentins, Sybille Muller (trad. fra.), Éveline Pinto (présentation), Paris, Klincksieck, 1990, p. 255. 51. Walter Benjamin, « Paralipomènes et variantes des “thèses sur le concept d’histoire” », J.- M. Monnoyer (trad. fra.), dans Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 180. Voir DIDI-HUBERMAN, 2000, p. 93. 52. C’était, par exemple, un des enjeux stimulants des deux expositions organisées par le département des Arts graphiques du musée du Louvre à l’initiative de Régis Michel au début des années 2000, Posséder et détruire : stratégies sexuelles dans l’art d’Occident (2000) et La Peinture comme crime ou la part maudite de la modernité (2001). 53. Georges Louis Le Rouge, Jardins anglo-chinois à la mode, Paris, l’auteur, 1775-1789. Voir Véronique Royet et al., Georges Louis Le Rouge. Jardins anglo-chinois, Paris, Bibliothèque nationale de

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France, 2004 ; Jean Charles Krafft, Plans des plus beaux jardins pittoresques de France, d’Angleterre et d’Allemagne, Paris, De l’imprimerie de Levrault, 1808-1810. 54. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Jean-Claude Bonnet (éd.), Paris, Mercure de France, 1994, t. 1, p. 1323. 55. Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard (NRF-Essais), 1992, p. 191. 56. Jacques Fabien Gautier d’Agoty, Exposition anatomique des maux vénériens, sur les parties de l’homme et de la femme, et les remèdes les plus usités […], Paris, J.-B. Brunet / Demonville, 1773. 57. François Georges Maréchal de Bièvre, Calembours et autres jeux sur les mots d’esprit, Antoine de Baecque (éd.), Paris, Payot, 2000. 58. Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Paris, Flammarion (Champs), 1993, p. 23. 59. François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003. 60. On pense à la remarque de Carlo Ginsburg, à propos du meunier Menocchio, selon laquelle « La mauvaise conscience du colonialisme rejoint ainsi la mauvaise conscience de l’oppression de classe » ; Carlo Ginsburg, Le Fromage et les vers, Paris, Aubier, 1980, p. 8. 61. David Lowenthal, The Past is a Foreign Country, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.

RÉSUMÉS

Jean Jacques Lequeu (1757-1826), architecte dessinateur ignoré de ses contemporains, doit sa redécouverte, au milieu du XXe siècle, à son œuvre graphique. Déposé un an avant sa mort à la Bibliothèque nationale, cet ensemble de dessins comprend, avec quelques projets de construction ou de décor, des productions autonomes : méthodes de dessin, architectures imaginaires ou fantastiques, mais aussi portraits, nus, études anatomiques et sexuelles. Aujourd’hui, à l’occasion de la première exposition qui lui est consacrée, une révision historiographique s’impose, à la lumière d’une connaissance désormais plus ample et plus fine de cette période de l’histoire de l’architecture et des arts. Tour à tour considéré comme moderne, surréaliste avant la lettre, postmoderne et malade mental, Lequeu apparaît dès lors comme un cas propice pour penser les approches anachroniques, en revenant sur la déconcertante série des interprétations dont il a fait l’objet.

Jean Jacques Lequeu (1757-1826), an architect and draughtsman unknown to his contemporaries, owes his rediscovery in the mid-twentieth century to his graphic work. Deposited a year before his death at the Bibliothèque nationale, other than some building or decorative projects, this set of drawings includes autonomous productions: methods of drawing instruction, imaginary or fantastic buildings, but also portraits, nudes, anatomical and sexual studies. On the occasion of the first exhibition devoted to his work, there is a need for a historiographic revision in light of a broader and more detailed knowledge of this period in architectural and art history. Considered at different times as modern, surrealist before his time, postmodern, or mentally ill, Lequeu appears to us as a perfect case for thinking about anachronistic approaches while reexamining the disconcerting series of interpretations of which he was the object.

Der von seinen Zeitgenossen ignorierte Zeichner und Architekt Jean-Jacques Lequeu (1757-1826) verdankt seine Wiederentdeckung in der Mitte des 20. Jahrhunderts seinem grafischen Werk. Die

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Sammlung von Zeichnungen, die ein Jahr vor seinem Tod in der Bibliothèque nationale untergebracht wurde, enthält einige Bau- oder Dekorationsprojekte und autonome Produktionen: Zeichenmethoden, imaginäre oder fantastische Architekturen, aber auch Porträts, Akte, anatomische und sexuelle Studien. Heute, anlässlich der ersten ihm gewidmeten Ausstellung, ist eine historiographische Überarbeitung im Lichte einer breiteren und feineren Kenntnis dieser Zeit in der Architektur- und Kunstgeschichte notwendig. Lequeu wurde abwechselnd als Moderner, vorzeitiger Surrealist, Postmoderner und psychisch Kranker betrachtet. Indem man auf diese rätselhafte Reihe von Interpretationen zurückgreift, bietet Lequeu fortan eine günstige Gelegenheit, anachronistische Ansätze zu hinterfragen.

Jean Jacques Lequeu (1757-1826), architetto e disegnatore per lo più ignorato dai suoi contemporanei, deve la sua riscoperta, avvenuta a metà del XX secolo, alla sua opera grafica. Depositato un anno prima della sua morte alla Biblioteca Nazionale, questo insieme di disegni comprende, insieme a dei progetti di costruzione o di decoro, delle produzioni autonome: metodi di disegno, architetture immaginarie o fantastiche, ritratti, nudi, studi anatomici e sessuali. Oggi, in occasione della prima mostra a lui dedicata, si impone una revisione storiografica, alla luce di una conoscenza ormai più ampia e più fine di questo periodo della storia dell’architettura e delle arti. Considerato – secondo il periodo storico – un moderno, un surrealista ante-litteram, un postmoderno o un malato mentale, Lequeu appare un caso utile per analizzare l’anacronia degli approcci, attraverso la sconcertante serie di interpretazioni di cui è stato oggetto.

Jean Jacques Lequeu (1757-1826), arquitecto dibujante ignorado por sus contemporáneos, fue descubierto, a mediados del siglo XX, gracias a su obra gráfica. Depositado un año antes de su muerte en la Biblioteca nacional, este conjunto de dibujos comprende, junto con algunos proyectos de construcción de decorado, producciones autónomas: métodos de dibujo, arquitecturas imaginarias o fantásticas, pero también retratos, desnudos, estudios anatómicos y sexuales. Hoy, en el marco de la primera exposición que le ha sido dedicada, se impone una revisión historiográfica a la luz de un conocimiento ahora más amplio y fino de este periodo de la historia de la arquitectura y de las artes. Simultáneamente considerado como moderno, surrealista por encima de todo, postmoderno y enfermo mental, Lequeu aparece entonces como un caso propicio para pensar las aproximaciones anacrónicas, es decir, la serie desconcertante de interpretaciones de las cuales fue objeto.

INDEX

Index géographique : France Mots-clés : historiographie, architecture, dessin, anachronisme, méthodologie, modernisme, postmodernisme, psychanalyse, surréalisme, historicisme, interprétation Keywords : historiography, architecture, drawing, anachronism, methodology, modernism, postmodernism, psychoanalysis, surrealism, historicism Parole chiave : storiografia, architettura, disegno, anacronismo, metodologia, modernismo, postmodernismo, psicoanalisi, surrealismo, storicità, interpretazione Index chronologique : 1700, 1800, 1900

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AUTEURS

LAURENT BARIDON

Laurent Baridon, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Lumière Lyon 2, travaille sur les imaginaires scientifiques et sociaux des artistes. Il s’intéresse plus particulièrement à l’architecture et à la satire graphique au XIXe siècle.

JEAN-PHILIPPE GARRIC

Jean-Philippe Garric, architecte et historien, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Paris 1 – Panthéon- Sorbonne est spécialiste de l’histoire de l’architecture en France et en Europe de la fin de l’Ancien Régime à la Première Guerre mondiale.

MARTIAL GUÉDRON

Martial Guédron est professeur d’histoire de l’art à l’université de Strasbourg. Il étudie les liens entre sciences et arts à travers les représentations du corps humain, que ce soit du côté de l’idéalisation, que ce soit du côté du grotesque et du monstrueux.

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Lectures

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La dissolution de la généalogie : Degas et Lepic, place de la Concorde The Mirage of Genealogy: Degas and Lepic at the Place de la Concorde Auflösung der Genealogie: Degas und Lepic am Place de la Concorde La dissoluzione della genealogia: Degas e Lepic, place de la Concorde La disolución de la genealogía: Degas y Lepic plaza de la Concordia

Todd Porterfield Traduction : Françoise Jaouën

1 Cet essai s’inscrit à contre-courant, si l’on considère le nombre croissant d’études sur l’identité et la politique identitaire ; l’intérêt que l’on porte à la question raciale chez Degas ; l’antisémitisme de l’artiste mis en lumière par Linda Nochlin dans une étude d’une magistrale précision ; les débats sur la misogynie qui ont commencé à bouillonner du vivant de Degas ; les doutes émis par une avant-garde rétrograde qui estimait que l’artiste, qui a participé à huit expositions impressionnistes et contribué à les organiser, n’était pourtant pas véritablement un impressionniste ; et enfin la riche historiographie de l’un de ses tableaux les plus célèbres, qui a fait l’objet d’âpres débats1. À travers une analyse détaillée de la Place de la Concorde (Le vicomte Lepic et ses filles traversant la place de la Concorde) il s’agit de montrer que Degas a recours à des marqueurs d’identité à caractère fixe et essentiel, des généalogies, pourrait-on dire, portant sur la famille, le patriarcat, le type, le pedigree, la race, la lignée et la filiation artistique. Selon Jacques Derrida, pareille « schématisation de la filiation » constitue le concept même du politique2. La toile de Degas les évoque tous, et on verra que, de manière surprenante peut-être pour cet artiste, ils y sont tous révélés comme parfaitement frauduleux, inefficaces et, en tout état de cause, nuls et non avenus.

Un terrain contesté : historiographie

2 Depuis près de cent cinquante ans, les analyses de la Place de la Concorde reposent sur des valeurs esthétiques ou politiques, voire civilisationnelles. Le tableau, commencé au

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milieu des années 1870 (et que Degas, semble-t-il, n’a jamais exposé à Paris) fut vendu en 1911 au Berlinois Otto Gerstenberg. Après la Seconde Guerre mondiale, l’armée soviétique le transporta dans les réserves de l’Ermitage, où il demeura pendant près de cinquante ans. Dans l’après-guerre, des générations d’historiens de l’art crurent que la toile avait été détruite, ne la connaissant que par des photographies, ce qui ne faisait qu’accroître l’aura de l’œuvre, considérée comme l’une des peintures les plus novatrices de son temps. Après la chute de l’Union soviétique, elle réapparut au grand jour3.

3 Du vivant de l’artiste, les critiques saluèrent la modernité de la Place de la Concorde. Le peintre Max Liebermann, ami de Gerstenberg et auteur d’une monographie sur Degas publiée en 1922, goûtait son naturalisme caustique et le dédain qu’elle manifestait pour la tradition académique. Aujourd’hui encore, on apprécie le caractère irrésolu de sa narration, ses formes fragmentées et l’effet d’aplatissement de l’espace, comme si (c’est ce que pensent certains), le caractère de la toile était attribuable aux effets de la photographie, l’artiste devenant ainsi à son insu un vecteur de progrès4.

4 Les historiens de l’art s’intéressant au social et au politique s’insurgèrent contre l’hermétisme d’un formalisme zélé, et le tableau « perdu » de Degas devint un objet fétiche pour la New Art History, tout comme pour ses adversaires. Dans les années 1980, Timothy J. Clark affirmait que la toile prenait acte de l’absence de l’histoire, reflétant la vitesse, la fragmentation et l’anomie du capitalisme ; quant à Robert Herbert, il estimait que Lepic y devenait une « distillation du flâneur » se promenant à travers une ville en plein bouleversement économique5. Là encore, selon ces analyses, Degas se contente dans sa toile d’enregistrer passivement des événements extérieurs.

5 Kirk Varnedoe a ouvert une nouvelle et fructueuse voie d’investigation qui permet de voir dans l’œuvre, non pas un accident passif, mais une démarche délibérée, en dépit de son aspect désinvolte et de l’impression de nonchalance qui s’en dégage. Évoquant le cliché selon lequel la toile impressionniste a subi l’« influence » de la photographie, Varnedoe souligne que celle-ci était à l’époque incapable de produire ce type d’effet, quoi qu’en pensent certains commentateurs, attachés à l’explication historique fournie par le déterminisme technologique6. Varnedoe, très finement, met aussi en évidence le clin d’œil de Degas, qui a dissimulé derrière le haut de forme de son ami Lepic la statue de la ville de Strasbourg, récemment annexée par les Prussiens. Celle-ci se trouve ainsi effacée de la toile tout comme elle a disparu de la carte de France. Varnedoe élargit ainsi le champ de l’analyse, qui s’ouvre à des lectures plus directes et plus politiques de l’œuvre. Dans l’espace restreint qui enferme les personnages, Albert Boime voit la trace du souvenir douloureux de la Commune7. Pour Hollis Clayson, l’œuvre s’inscrit dans le sillage du siège de Paris par les Prussiens, et les fissures de la composition traduisent la nostalgie de l’artiste pour l’esprit de camaraderie qui l’unissait à Lepic et Ludovic Halévy pendant la guerre (c’est peut-être ce dernier qui est représenté à gauche de la toile). La Place de la Concorde serait ainsi le témoignage d’un « désespoir masculin d’après-guerre » ressenti par Degas et la société dans son ensemble8. Plus récemment, André Dombrovski est parvenu à trouver un robuste équilibre entre évaluation esthétique moderniste et spécificité sociopolitique de la IIIe République, affirmant que l’art et la politique sont indissociables, dans une analyse partant en grande partie du chapeau de Lepic9.

6 Contre cette histoire de l’art sociale et politique, une guerre était déclarée. En 1985, au beau milieu des années Reagan-Thatcher, Denys Sutton publia dans la revue Apollo un

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éditorial intitulé « Leftspeak at Harvard », illustré par le tableau de Degas ; il opposait le camp du connoisseurship (« les hommes de l’estampe et du dessin »), descendant des héros Berenson et Friedländer, qui appliquaient leur érudition aux questions de style et d’attribution, à celui de Clark, professeur à Harvard, et à ses semblables qui, corrompus par la lecture de Meyer Shapiro et du Marxist Quarterly, pratiquaient l’interprétation à outrance à partir de considérations extra-artistiques. Le livre de Clark, The Painting of Modern Life, ne démontrait qu’une chose, selon Sutton, à savoir les dangers présentés par le « leftspeak » pour l’histoire de l’art10.

7 Sortie des sous-sols pour être accrochée dans les salles du musée à partir de 1992, la toile de Degas figurait dans l’exposition organisée en 1995 montrant les « trésors cachés » de l’Ermitage, et dont le catalogue appelait à un retour à l’ordre post idéologique, post politique et post nationaliste. Il appelait haut et fort à l’harmonie universelle afin d’aplanir les différends passés, prônant le rassemblement autour de valeurs artistiques (européennes) et civilisationnelles ostensiblement plus nobles. Les commissaires russes célébraient la redécouverte du tableau, véritable relique qui avait survécu à la Guerre froide, objet culturel transcendant capable de combler le fossé entre les anciens blocs de l’Est et de l’Ouest. « Pour ceux que les valeurs de la culture européenne ne laissent pas indifférents, qui voient dans la réconciliation des nations une forme de salut – pour ceux-là l’occasion de voir enfin ces tableaux si longtemps emprisonnés est un événement particulièrement émouvant », déclarait Albert Kostenevich11. S’inscrivant dans le droit fil de ce point de vue, Mari Kàlman Meller propose en 2014 une analyse résolument stylistique de l’œuvre, récusant doublement, et de manière assez improbable, sa teneur politique. Concernant le chapeau de Lepic qui dissimule le monument de Strasbourg et la perte de l’Alsace, elle parle de simple coïncidence sans signification particulière. Pour le démontrer, elle trace un schéma en expliquant que Degas se tenant là, il ne pouvait donc voir le monument de Strasbourg. Elle se raccroche ainsi au vieux cliché selon lequel la scène impressionniste présente non seulement l’apparence de l’accidentel, mais qu’elle est entièrement le résultat du hasard ! Puis elle fournit en note une étonnante citation de Degas, qui raconte que son grand-père refusait de traverser la place de la Concorde parce que sa fiancée y avait été guillotinée sous la Révolution. Après avoir offert au lecteur cette savoureuse anecdote, elle met en garde : « Toute conséquence historique tirée de cette configuration serait, je crois, mal avisée12. » Cette phrase fait écho à la déclaration pleine d’espoir de Louis- Philippe, qui avait décidé d’installer l’obélisque sur la place parce que, disait-il, « il ne rappellera aucun événement politique ». Comme ce dernier, Kàlman Meller soulève un point politiquement signifiant avant d’invalider toute interprétation politique. Ce n’est pas la voie que j’ai choisie.

Dissolution symbolique, urbaine, picturale et familiale

8 La place de la Concorde représentait l’épicentre dans l’ordre politique et symbolique français ; c’est là que les traditions artistiques avaient démontré leur incapacité à remplir leur vieille fonction, à savoir incarner, garantir et perpétuer l’ordre et la stabilité13. Le caractère éphémère des Lumières et des monuments révolutionnaires, ainsi que la succession de projets avortés – érigés puis abattus, ou construits et jamais installés – marquèrent la crise de l’art à la période moderne. Ni la « place royale » construite sous l’Ancien Régime, réaménagée jusqu’à la Seine par Gabriel et rendue

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accessible au trafic commercial, ni la statue équestre du roi remaniée dans un style plus naturaliste par Bouchardon et dotée d’une iconographie pacifique, ne purent prévenir l’iconoclasme et le régicide révolutionnaires. Puis les gouvernements et les monuments se succédèrent. Après la Liberté de plâtre et la machine guillotine de la Révolution, Napoléon, prudent, voyait d’un œil méfiant les commémorations permanentes. La Restauration tenta ensuite une nouvelle statue de Louis XV, suivie d’une réincarnation de Louis XVI montant au ciel. Louis-Philippe choisit une solution lourde de sens en optant pour un monument bien plus ancien, l’obélisque pharaonique, manière d’éviter les conflits épineux relatifs aux récits nationaux et aux monuments de tous types en leur substituant une célébration très moderne des conquêtes impériales invoquant le discours de la supériorité civilisationnelle qui serait, au cours des décennies suivantes, renforcé par le discours du racisme, ce à quoi la toile de Degas renonce.

9 Le tableau distille un malaise étroitement lié à l’histoire de la place. Durant des décennies, ce trouble donna lieu, dans ses représentations, à des jeux formels exagérant à outrance ou au contraire diminuant l’échelle de la place et de son mobilier urbain, comme si l’on pouvait, par ces exercices d’imagination, maîtriser la peur et les souvenirs de violence attachés au site. Sous la monarchie de Juillet, une caricature soulignait le vide en grossissant le monolithe géant, qui devenait une quille colossale de bowling. En 1844, une comtesse espagnole qui se lamentait à propos de l’ascension de la bourgeoisie en France compara le décor de la place de la Concorde (qu’elle continuait à appeler place Louis XV), avec son obélisque, ses fontaines, ses lampadaires et ses statues, à un gigantesque surtout de table14. Le tableau de Degas ne montre pas une image plus rassurante de la place que ces représentations. Il ne confère à Lepic aucun ancrage, le laissant à la dérive sur un flot de sensations, sur la place d’une concorde quasi inexistante.

10 L’angoisse provoquée par le vide de la place ne fait qu’empirer avec les modifications apportées en 1854 par Napoléon III. Vers 1838, William Wyld peint une aquarelle qui accentue l’aspect relativement plaisant du cadre avant haussmannisation. Les lampadaires à colonnes rostrales polychromes donnent un rythme à la statuaire et au monolithe, offrant des points d’accroche dans la profondeur et à la surface du champ pictural urbain, tandis que les fossés plantés estompent la minéralité de la surface et de l’élévation et que les formes courbes des balustrades arrondissent les arêtes de l’implacable géométrie du grand axe, adoucie par un tapis oriental posé en travers d’un rebord comme un jeté de divan dans un boudoir. Au début du Second Empire, Hittorff propose de renforcer le lyrisme pastoral en ajoutant des balustrades, des pelouses, des dénivelés et des vases de bronze, mais l’empereur s’y oppose, et ordonne à Haussmann de combler les fossés et de supprimer les balustrades afin de faciliter la circulation15.

11 En 1854, L’Illustration se lamente à propos de la place, devenue le centre du chic parisien après les travaux de Gabriel : C’est aujourd’hui une sorte de voyage aventureux, que d’aller d’un trottoir à un autre, et de traverser la place pour se rendre aux Tuileries et aux Champs-Élysées ou dans telle autre direction. Au milieu d’un mouvement rapide et croisé de nombreux équipages se précipitant dans toute la largeur de la nouvelle voie ouverte, il est déjà assez difficile pour un homme de s’y diriger en évitant les obstacles, et cela exige une attention inquiète de tous les instants ; mais cela devient une chose dangereuse pour une femme, surtout si elle a des enfants16.

12 La nouvelle configuration de l’espace au Second Empire écrase ainsi le flâneur et efface les lignes qui auraient pu fournir un cadre rassurant à sa promenade17. La toile de Degas

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accentue cet effet nouveau d’anxiété. Projeté contre un paysage urbain qui menace de l’annihiler, le groupe familial est marginalisé et la plus grande partie de l’espace est vide. Derrière lui, l’espace se dresse, vertigineux et, autour de lui, tournoie une parabole dont le mouvement s’amorce dans le coin inférieur gauche et menace de l’engloutir. Le tableau du cœur monumental de Paris est dominé par l’absence et le vide.

13 Il est étrange que Degas – ou tout autre impressionniste français – ait choisi de peindre une place publique chargée d’histoire, même si les artistes italiens vivant à Paris (De Nittis, Signorini et Boldini) s’en étaient fait une sorte de spécialité au début des années 187018. Degas, qui s’intéressait de près à leur travail, les poussa à exposer aux salons impressionnistes19. Après le siège de Paris et les massacres de la Commune, ils célébraient la vitalité retrouvée de la ville et de la nation tout entière.

14 Giuseppe De Nittis, notamment, peignit quantité d’images des places parisiennes, et Degas conçut probablement son tableau en dialogue avec deux de ses toiles, peintes en 1875 : une Place des Pyramides d’assez belle allure et une Place de la Concorde un peu moins intéressante20. La première représente une tranche de vie urbaine affairée montrant des bourgeois en promenade, des blanchisseuses livrant leur linge, une charrette d’oranges, des panneaux publicitaires et un omnibus qui passe, le tout assemblé dans une agitation collective et cohérente. On y découvre le résultat de la destruction du palais des Tuileries, mais l’échafaudage accroché au pavillon du Louvre semble indiquer que les Parisiens sont soucieux de reconstruire le cœur monumental de leur ville en signe de retour à la normale, inspirés par la figure énergique de Jeanne d’Arc. On note également – et ce n’est pas un hasard – la présence des Lepic, qui prennent part, elles aussi, à cet hymne à la guérison nationale : au premier plan, les deux filles, accompagnées d’une femme vêtue à la dernière mode (sans doute leur mère), sont associées au charmant détail d’un petit griffon qui file sur les pavés glissants. Cette image de la famille Lepic menée par un seul parent trouve sa répartie dans la toile de Degas.

15 Les Lepic, mariés en 1865, commencèrent à vivre séparément dès le début des années 1870. En 1867, Ludovic prit une maîtresse, qui l’accompagnait dans sa vie mondaine. Au début des années 1870, on discutait âprement d’une éventuelle légalisation du divorce ; il suscitait l’opposition de ceux qui voyaient dans la Commune un désastre ayant entraîné le déclin de l’autorité familiale et une rébellion des masses21. Après la naissance de la troisième fille Lepic en mars 1874, le couple se sépara définitivement, une séparation qui devient officielle en 1881. Ils divorcent en 188522, quelques mois à peine après le vote de la loi Naquet (1884) légalisant le divorce en France pour la première fois depuis Napoléon Ier23. Degas, qui a représenté plusieurs fois son ami Lepic en compagnie de ses filles, mais jamais de sa femme, ne semble pas déplorer l’érosion de l’autorité patriarcale et ne fait rien pour la restaurer. Entre père et filles sur la place de la Concorde, on note des fissures et des vides. Ludovic paraît désinvolte et distrait, contrairement à Eylau et Jeanine, plus attentives et posées. Eylau, serrée dans son manteau croisé, se comporte comme le soldat que son père a cessé d’être.

16 Degas aurait pu, en choisissant la place de la Concorde, peindre un sujet auquel s’attachaient des souvenirs, des emblèmes et des trophées personnels, nationaux ou impériaux. Le monument de la ville de Strasbourg, prise par les Allemands en 1871, est devenu un site de pèlerinage couvert de couronnes, de bannières et d’inscriptions24. L’artiste aurait pu remplir sa toile d’emblèmes du classicisme architectural et artistique

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français, mais il choisit de ne montrer qu’un fragment isolé du palais de la Marine. Il réduit à d’étroits bandeaux les murs et les balustrades du jardin des Tuileries. Même l’ornement principal de la place, l’Obélisque de Louxor, est absent. Il ne reste que la statue de Lille, assise sur un piédestal creux.

Le pedigree et la race

17 Parmi toutes ces absences, Degas fournit une série de marqueurs de filiation. Le vicomte Ludovic-Napoléon Lepic lui-même incarne éminemment la notion de pedigree, selon un article publié en 1877 dans La Galerie contemporaine. Le profil de personnalité brossé par le magazine introduit Lepic, en employant une rhétorique généalogique et masculine, comme l’aide-de-camp de Napoléon III, fait prisonnier par les Prussiens pendant la guerre, issu d’une « grande race de soldats25 ». Le grand-père, héroïque à la bataille d’Eylau, avait été fait baron et décoré de la Légion d’honneur, et son nom avait été inscrit sur l’Arc de Triomphe26. Le père de Ludovic, député à l’Assemblée nationale, avait soutenu le coup d’État de Napoléon III, avant d’être nommé premier maréchal des logis et surintendant des palais impériaux, il avait donc supervisé la décoration des Tuileries. En 1875, le palais, incendié pendant la Commune, constitue une absence significative, à la fois dans la ville et dans le tableau. Il était situé au-delà du mur qui ferme la perspective dans la toile de Degas. Dans cette configuration lourdement bonapartiste, Ludovic et ses filles – la plus jeune, Jeanine, et l’aînée, qui porte un trio de noms napoléoniens (Eylau-Eugène-Hortense) – tournent le dos aux ruines distantes du palais qui fut leur foyer jusqu’en 187027.

18 Durant ses loisirs, Lepic adorait se plonger dans l’étude des pedigrees. En 1863, il fut l’un des mécènes de la première Exposition universelle canine de Paris, où son lévrier Abreckt remporta une médaille, ce qui valut à l’animal un portrait réalisé par Léon Crémière, photographe officiel de la maison impériale28. Ce portrait trouve un écho dans le soigneux profil du lévrier de la Place de la Concorde, qui arbore un collier strié similaire, et dont les yeux et les oreilles sont de même proportion (mais dont le museau est moins prononcé). Dans la photographie officielle de Crémière, des chaînes aident le chien médaillé à garder la pose, tout comme dans l’atelier d’un peintre académique, des chaînes et une poulie aident le modèle à se tenir immobile. Dans le tableau de Degas, ces chaînes ont disparu, mais le statisme de la pose pleine de noblesse a été conservé.

19 Le chien du tableau est un emblème de la quête de pureté et d’antiquité qui constitue la base idéologique de la notion de pedigree. En 1863, Albert Geoffroy Saint-Hilaire, président de l’Exposition universelle canine et directeur du zoo impérial, annonce que l’exposition a pour but d’établir des distinctions entre les races et d’identifier les races croisées dignes d’être préservées29. À la même période, le Britannique Francis Galton utilise l’élevage de chiens pour mettre au point ses théories eugénistes concernant l’homme30. Après la guerre de 1870-1871 et la Commune, l’intérêt des classes aisées pour les races animales en France et en Angleterre se tourne de plus en plus vers la quête d’une essence immuable, d’un modèle naturel et incontestable pour une « société stable et hiératique où le rang social est assuré31 ». Peu à peu, la dimension culturelle des recherches sur les races canines prend une autre tournure, comme en témoignent les textes et les illustrations des catalogues des expositions canines organisées entre les années 1860 et les années 188032. Ils témoignent d’un évident glissement stylistique par rapport au passé, où l’on préférait un naturalisme rural pittoresque, où les chiens

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étaient représentés de trois quarts dans un cadre naturel. Au fil des décennies, les illustrations privilégient des profils de plus en plus précis, adoptant la rhétorique visuelle du spécimen scientifique.

Iconographie désuète

20 On peut se demander si le tableau de Degas et les lévriers médaillés de Lepic ne contribuent pas à affirmer une hiérarchie sociale justifiée par la race. Dans l’univers de l’élevage canin, le lévrier est considéré comme l’une des races « dont l’antiquité est la plus grande33 ». À Paris, le « véritable quartier nobiliaire de la race canine » a pour centre la place de la Concorde, où l’aristocratie elle-même peut être qualifiée de « tribu de lévriers34 ». En histoire de l’art, le portrait canin, comme le portrait équestre, traduit depuis longtemps la noblesse du maître, comme on peut le voir dans le tableau de Courbet, Les Lévriers du comte de Choiseul (1866), où les chiens remplacent le maître absent35. Dans le tableau de Degas, en revanche, le pedigree pose problème, et d’autres précédents n’ont rien de rassurant.

21 Déjà sous la Révolution, la suprématie illégitime et précaire de la noblesse avait fait, en 1793, l’objet d’un pamphlet intitulé Lettre d’un chien aristocrate à son maître, dans lequel le chien montrait à l’homme lequel des deux avait la condition la plus assurée. Au maître qui, terrifié par les émeutiers, s’était enfui de sa demeure ancestrale, le chien disait : « Apprenez que ma race, que ma noblesse sont aussi anciennes, aussi pures que race et noblesse d’Europe, qu’elles reposent sur les mêmes bases : l’impudence d’une part, la crédulité de l’autre36. » Le texte et ses illustrations traçaient une généalogie qui dotait le chien d’un pedigree plus ancien et plus solide que celui de l’aristocrate, puisqu’il remontait à la Louve romaine du Capitole.

22 Dans le tableau de Degas, le lien entre chien et maître n’est ni assuré ni rassurant. La composition de groupe ne ressemble en rien, par exemple, à la statue du prince impérial réalisée par Carpeaux en 1866-1867, une œuvre où le chien, Néron, s’enroule autour du jeune prince, apportant soutien et crédibilité à l’héritier de cette douteuse dynastie37. Ici, au contraire, la noblesse du lévrier est formellement dissociée du vicomte Lepic, personnage à pedigree, qui est fâcheusement écarté.

23 Avec ironie, Degas et Lepic jouaient tous deux sur le fossé existant entre chien et maître. Le premier avait ainsi adressé une lettre à « M. Lepic, fournisseur de bons chiens38 » pour lui demander un petit chien de compagnie destiné à Mary Cassatt. Quant à Lepic, ses premières incursions publiques sur la scène artistique étaient des variations spirituelles sur la seule noblesse qui vaille, celle du pedigree artistique et canin. Il fit ses débuts au Salon de 1861, où il remporta un prix avec ses eaux fortes copiées d’après les « chiens héroïques » de Louis-Godefroy Jadin, peintre de la Vènerie impériale, surnommé « le Michel-Ange des chiens39 ». Les gravures de Lepic, comme par exemple le César de 1861, témoignent de manière drolatique de l’épuisement de la rhétorique classique, et de l’importance infinitésimale du pedigree artistique.

La généalogie artistique

24 Le chien de Lepic nous arrive aussi doté d’un pedigree qui renvoie à la Renaissance italienne, que personne ne semble avoir remarqué jusqu’ici. Au pedigree et aux

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affiliations familiales ou raciales, il faut donc ajouter à la filiation artistique du lévrier un détail d’une fresque réalisée à Vérone par Pisanello, Saint Georges délivrant la princesse de Trébizonde (1436-1438). Degas n’a peut-être jamais vu cette peinture, en dépit de multiples voyages en Italie à partir de 1856. Il rend visite à sa famille à Naples et se rend à Rome, Florence, Pise, Sienne, Turin et dans d’autres capitales artistiques en l’espace de trois années. Il y fait de nouveaux séjours en 1860, 1875 et 1876, mais on ignore s’il s’est rendu à Vérone40. Il est en revanche un habitué du Louvre, où il réalise six cents copies de maîtres, parmi lesquelles des copies d’après le Codex Vallardi, « splendide apogée de l’histoire du dessin de livres de modèles italiens41 ». Acquis par le Louvre en 1856, il est alors attribué à Léonard de Vinci, avant d’être réattribué à Pisanello et à son atelier, deux ans après la réalisation de la toile de Degas42. Le Codex contient la quasi- totalité des dessins de Pisanello, parmi lesquels cinq dessins de lévriers, dont deux ressemblent étroitement à ceux de la fresque de Vérone et de la toile de Degas.

25 Le tableau de Degas est marqué par la figure du chien de Pisanello, modèle d’immobilité, de fermeté et de raideur. Même si son lévrier diffère par plusieurs détails de ceux du Codex représentés de profil, et qu’il se rapproche davantage de l’animal de la fresque de Vérone et de la photographie de Crémière, il partage avec ceux du Codex la noblesse et la fermeté de la posture de l’animal et du spécimen artistique. Contrairement à d’autres passages du tableau – exécution rapide, postures contingentes, mode vestimentaire éphémère, personnalité contemporaine, figures apparaissant dans le champ de vision et disparaissant tout aussi vite – le lévrier de Lepic est le seul élément de la composition présenté de profil et il est la seule créature qui ne soit pas en mouvement. Contrairement aux trois Lepic – Ludovic et ses filles, représentés de trois-quarts et tournés dans des directions différentes – le chien semble ancré au sol. Son immobilité et la rigidité de sa posture ont quelque chose de la figure égyptienne. La pose de sa tête établit une ligne de vision qui épouse rigoureusement la surface du tableau. L’animal est le seul à se soumettre au plan de la toile.

26 À la fin des années 1850, à l’époque où Degas copiait le Codex Vallardi, l’artiste et son père partagent des intérêts communs, et on glisse ici de la généalogie artistique à la généalogie filiale. À son fils qui voyage en Italie, Auguste de Gas conseille la contemplation de « ces adorables maîtres fresquistes du XVe43 » et, un an plus tard, souligne l’importance des « maîtres du XVe [qui] sont les véritables seuls guides 44 ». Dans les années 1850, les Degas sont attirés par ce que l’on considère alors comme une sorte de primitivisme, une pureté archaïque, modèle d’immobilité, encore vierge des robustes effets modernisateurs de Raphaël et de Michel-Ange.

27 La référence de Degas au Quattrocento par le biais de dessins issus de livres de modèles est surdéterminée, car le genre du livre de modèles est lui-même une machine à fabriquer des généalogies artistiques. On sait à quel point ces compendia sont des outils indispensables de la pratique artistique à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance et jouent, avant l’ère de la reproduction mécanique, un rôle essentiel en perpétuant l’autorité, les schémas et l’exemplarité des grands modèles artistiques45. Curieusement, alors qu’ils visent à garantir la stabilité de la pratique artistique et à préserver le caractère distinct du modèle, ces manuels destinés à l’imitation recèlent aussi un potentiel générateur. Pisanello se servait du parchemin parfois translucide pour copier, décalquer et inverser des figures de chiens et de lions dans les pages consultées par Degas46. Au fil des décennies, ce dernier a de plus en plus eu recours à la

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multiplicité, à l’inversion, au renversement et à l’agrandissement, autant de techniques qui le conduisent très loin de toute source faisant autorité.

28 Mais c’est cet attachement au Quattrocento et à son anti-modernisme présumé que les partisans réactionnaires de Degas ont tout particulièrement apprécié. Dans une thèse sur le classicisme dans la peinture française (sujet suggéré par Maurice Denis) publiée en 1931, Robert Rey, conservateur à Fontainebleau, déclare ainsi à propos de Degas : « Notre race trouvera le motif de beaucoup de confiance en soi-même47 », comme si le classicisme de l’artiste était un antidote à la dégénérescence de la modernité. Le commentaire de Rey met en évidence la machinerie discursive de l’histoire de l’art qui a longtemps servi à fabriquer des identités et des hiérarchies civilisationnelles et raciales48. En contemplant la Place de la Concorde, on s’étonne de lire cette phrase chez Rey, qui fait de Degas un virulent anti-impressionniste : « Il voudrait qu’on fusillât les “Impressionnistes” férus de ce “plein-air”, esclaves de cette nature prise sur le vif et qu’il abhorre comme étant un simple artifice photographique », clame-t-il. Rey reconnaît que Degas a connu une phase réaliste, mais pardonne, en définitive, l’artiste, parce qu’il vivait entouré d’œuvres d’Ingres, Delacroix, Corot et Cézanne, c’est-à-dire une lignée généalogique d’art certes moderne, mais national et classicisant. Mais une lecture attentive du tableau de Degas montre que celui-ci correspond assez mal à l’idée que s’en fait Rey.

29 En effet, la généalogie artistique présentée dans la toile reste sans effet ; c’est une farce, un mirage, et Degas ne manifeste qu’ironie et indifférence devant ce constat49. Tout est arrangé sur la place de la Concorde, site emblématique de l’histoire de France, comme si le chien de la famille était le seul monument à conserver un dernier reste d’autorité, ce qui ne manque pas de piquant. Des siècles de tradition artistique aboutissent à un médaillé de bronze d’une exposition canine parisienne. Le vicomte Lepic et ses filles traversant la place de la Concorde est une machine qui montre l’insuffisance, l’inefficacité et l’absurdité de l’identité innée.

Stabilité sociale incompatible

30 Loin d’évoquer un sentiment de nationalisme transcendant, d’ordre et de hiérarchie sociale rassurants que, pendant des siècles, beaucoup ont cherché sur la place et dans le classicisme français, la Place de la Concorde est sans doute le plus radical des tableaux de Degas, précédant les splendides dessins réalisés par le jeune Georges Seurat au début des années 188050, dessins où le vide domine. Dans la Place de la Concorde, l’hiver, l’une des fontaines semble flotter dans l’espace pictural. L’élément majeur de la composition est tronqué et donne l’impression étrange d’être attaché à un fiacre qui traverse la place en le tirant. Un fragile lampadaire isolé s’efforce de stabiliser la scène. À l’arrière- plan, d’autres verticales pourraient aider à cette tâche, mais elles sont trop fantomatiques et n’offrent aucun répit, ni à l’image, ni à la place, et encore moins à la nation. Elles sont tout aussi irrémédiables que le lévrier de Degas (et de Pisanello), incapables d’arrêter le mouvement, trop insignifiantes pour remplir le vide.

31 Les articles publiés par Georges Bataille en 1929-1930 dans Documents pointent dans la même direction51. « Les grands monuments s’élèvent comme des digues opposant la logique de la majesté et de l’autorité à tous les éléments troubles », écrit-il dans une décapante critique des monuments, de l’architecture et du pedigree classique en peinture. La fonction sociale de l’architecture est réitérée dans le musée et sur la place

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publique, comme elle l’est dans la peinture traditionnelle, qui démontre « un goût prédominant de l’autorité humaine ou divine ». Selon Bataille, « les grandes compositions de certains peintres expriment la volonté de contraindre l’esprit à un idéal officiel », tandis que « la disparition de la construction académique en peinture est, au contraire, la voie ouverte à l’expression (par là même à l’exaltation) des processus psychologiques les plus incompatibles avec la stabilité sociale52 ». La célèbre toile peinte en 1875 par Degas produit précisément cela. Elle met en scène l’inefficacité de la généalogie, qu’elle soit artistique, familiale ou raciale.

32 Dans l’œuvre de Degas, le classique n’est présent qu’en tant que vestige, démontrant son incapacité à préserver l’ordre social, racial et artistique. Seul le descendant d’un chien lauréat d’un concours nous rattache à la mémoire et à l’autorité des nobles races et à la généalogie artistique de la Renaissance. Tous ces pedigrees sont impuissants dans le vortex de la place que Bataille appelait l’incarnation de la perte, où la guillotine laissait entrer des bourrasques hurlantes et glacées. Certains y verraient une perte. Pour d’autres, nés à l’écart des illusions de la généalogie, de la race ou du pedigree, ou pour ceux disposés à y renoncer, il s’agirait plutôt d’une ouverture.

NOTES

1. Dans une analyse lucide et perspicace, Linda Nochlin a mis en lumière l’antisémitisme de Degas (« Degas and the Dreyfus Affair: Portrait of the Artist as an Anti-Semite » [1987], dans The Politics of Vision: Essays on Nineteenth-Century Art and Society, New York, Harper and Row, 1989, chap. VIII). Sur la question raciale, voir Marilyn R. Brown, « “Miss La La’s” Teeth: Reflections on Degas and “Race” », dans The Art Bulletin, vol. 89, no 4, décembre 2007, p. 738-765 ; James Smalls, « “Race” as Spectacle in Late Ninetenth-Century French Art and Popular Culture », dans French Historical Studies, vol. 26, no 2, printemps 2003, p. 351-382. 2. Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, cité par François Noudelmann, « Introduction », dans Robert Harvey, E. Ann Kaplan et François Noudelmann (dir.), Politique et filiation, Paris, Kimé, 2004 ; Noudelmann ajoute : « La déconstruction du généalogique n’est cependant qu’une étape et ne peut nous dispenser de réfléchir, politiquement, à la définition du lien communautaire. Cette réflexion suppose précisément de convoquer à nouveau les notions de représentation, de filiation et d’affiliation, de modèle et de ressemblance » (ibid., p. 10). 3. Le tableau fut cédé lors de la vente Lepic le 22 mars 1897 ; Degas voulait y ajouter « quelques touches qui lui manqu[ai]ent » en 1898, mais ne l’avait toujours pas fait en octobre 1904. Durand- Ruel le vendit à Gerstenberg, en décembre 1911 (Caroline Durand-Ruel, « Lettre de Degas conservées dans les archives Durand-Ruel », dans Degas inédit, actes du colloque Degas, actes du colloque (Paris, musée d’Orsay/École du Louvre, 1988), Paris, La Documentation française, 1989, p. 472. En 1935, Margarethe Scharf hérita de la collection de son père. En 1943, la toile de Degas ainsi que d’autres furent envoyées à la Galerie nationale de Berlin puis, à l’été 1944, transférées dans la tour de défense anti-aérienne (Flatkurm) située près du zoo de la ville. Sur sa provenance, voir la documentation fournie dans l’excellent ouvrage commémoratif dirigé par Janina Dahlmanns, Julietta Scharf et Hannah Strodza, Die historische Sammlung Otto Gerstenberg, Berlin, Hatje Cantz, 2012, 2 vol. Voir également Hanna Strodza, « Verkauft – Verbrannt – Verschleppt – Verschollen, Margarethe Scharf und des Shicksal der Sammlung Gerstenberg nar 1935 », dans

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ibid., vol. 1, p. 78-95, et Werner Hofmann, « Edgar Degas: Graf Lepic und Seine Töchter. Place de la Concorde », ibid., vol. 1, p. 166-181. 4. L. Houtrticq, « E. Degas », dans Art et décoration : revue mensuelle d’art moderne, no 32, juillet- décembre 1912, p. 97-113 ; Paul-André Lemoisne, Degas, Paris, Librairie centrale des beaux-arts, 1911, p. 55-56 ; Max Liebermann, Degas, Berlin, Bruno Cassirer, 1922, p. 19-22 (avec une reproduction). Le jugement porté sur la toile par Lieberman est en accord avec le goût de Gerstenberg, qui possédait une collection exceptionnelle d’œuvres de Daumier et de Toulouse- Lautrec. Pour Duranty, les qualités formelles du tableau « constituaient les caractéristiques fondamentales de l’art moderne » (dans La Nouvelle peinture, Paris, Floury, 1876, p. 38), comme le signale Charles F. Stuckey dans « Degas, Artiste : sans cesse corriger et jamais achever », dans Maurice Guillaud (dir.), Degas, le modelé et l’espace, Paris, Centre Culturel du Marais, 1984, p. 13-71. À propos de l’influence présumée de la photographie sur l’impressionnisme, voir Aaron Sharf, Art and Photography, Baltimore, Penguin, 1968. 5. Timothy J. Clark, The Painting of Modern Life: Paris in the Art of Manet and his Followers, Princeton, Princeton University Press, 1984, p. 75-78 ; Robert L. Herbert, Impressionism: Art, Leisure, and Parisian Society, New Haven, Yale University Press, 1988, p. 33-35, 50-57. Werner Hofmann reprend le thème du flâneur dans « A Painted Parade », dans Degas: A Dialogue of Difference, David H. Wilson (Eng. transl.), Londres, Thames & Hudson, 2007, p. 105-117 ; c’est également le cas de Peter Brix Søndergaard dans « Blikkets Modernisering. Edgar Degas’ Vicomte Lepic, Place de la Concorde », dans Synvinkler på kunsthistorien, 1991, p. 198-145 (merci à Jesper Rasmussen qui m’a aidé à traduire ce texte). 6. Kirk Varnedoe, « The Artifice of Candor: Photography and Impressionism Reconsidered », dans Art in America, janvier 1980, p. 66-78 ; idem, « The Ideology of Time: Degas and Photography », dans Art in America, mai-septembre 1980, p. 96-110. Françoise Heilbrun rejoint l’analyse de Varnedoe ; voir « Sur les photographies de Degas », dans Degas inédit…, 1989, cité n. 3, p. 159. 7. Albert Boime, Art and the French Commune: Imagining Paris after War and Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 105-106. 8. Hollis Clayson, « La Place de la Concorde in War and Peace », dans Paris in Despair: Art and Everyday Life under Siege (1870-1871), Chicago, University of Chicago Press, 2002, p. 342. La figure de Halévy, juif, et ami très proche de Degas jusqu’à leur rupture pendant l’affaire Dreyfus, mériterait d’être reconsidérée à la lumière de cette œuvre qui refuse l’essentialisation des identités. 9. André Dombrovski, « History, Memory, and Instantaneity in Edgar Degas’s Place de la Concorde », dans The Art Bulletin, vol. 93.2, juin 2011, p. 195-219. À l’instar de Varnedoe, l’auteur ne croit pas à l’influence de la photographie, évoquant plutôt celle de la caricature (p. 195-197). 10. Denys Sutton, « Leftspeak at Harvard », dans Apollo, vol. 122, no 285, novembre 1985, p. 326-327. 11. Albert Kostenevich, Hidden Treasures Revealed: Impressionist Masterpieces and Other Important French Paintings Preserved by the State Hermitage Museum, cat. exp. (Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, 1995), Saint-Pétersbourg / New York, The Ministry of Culture of the Russian Federation and H. N. Abrams, 1995, p. 11. L’auteur avait étudié clandestinement le tableau de Degas trente ans auparavant, alors qu’il était étudiant. Il s’efforce d’expliquer comment l’Ermitage est entré en possession des œuvres et pourquoi elles sont restées invisibles pendant cinquante ans (p. 9-18). Il donne également un aperçu de la collection Gerstenberg (p. 17-18). 12. Mari Kàlman Meller, « Degas’s Place de la Concorde: Vicomte Lepic and his Daughters », dans The Burlington Magazine, no 145, 2003, p. 273-281. Roberta Crisci-Richardson souligne que l’artiste avait inventé cette anecdote, et que René-Hilaire de Gas avait quitté Paris en 1804, non pas en raison de ses opinions politiques, mais pour échapper à ses créanciers (Mapping Degas: Real Spaces, Symbolic Spaces and Invented Spaces in the Life and Work of Edgar Degas (1834-1917), Newcastle-upon- Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2015, p. 36-37.

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13. Todd Porterfield, « The Obelisk at the Place de la Concorde », dans The Allure of Empire: Art in the Service of French Imperialism in the Near East, 1798-1836, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 13-42. 14. Stanislas Bellanger et al., Les Étrangers à Paris, Paris, C. Warée, 1844, p. 478. La comtesse désabusée savait peut-être qu’à bien des égards le décor de la place de la Concorde avait eu un précédent dans le gigantesque service de table égyptien produit en 1804-1812 par la manufacture de Sèvres et orné d’un kaléidoscope de pièces architecturales pharaoniques colossales reproduites en miniature (1804-1812) ; voir T. Porterfield, « Egyptomania », dans Art in America, vol. 82, no 11, novembre 1994, p. 84-88, 149 ; Porterfield, 1998, cité n. 13, p. 140-141. 15. Thomas von Joest, Claudine de Vaulchier (dir.), Hittorff : un architecte du XIXe siècle, cat. exp. (Paris, musée Carnavalet, 1986-1987), Paris, musée Carnavalet, 1986, p. 108-109. 16. L’Illustration, 12 août 1854 ; cité dans De la place Louis XV à la place de la Concorde, cat. exp. (Paris, musée Carnavalet, 1982), Paris, musée Carnavalet, 1982, p. 132. 17. Shelley Rice, Parisian Views, Cambridge, MIT Press, 1997, p. 45. Linda Nochlin rattache ces effets spéciaux à la « Platzangst », l’agoraphobie moderne qui touche tout particulièrement les hommes de la bourgeoisie (« Le portrait impressionniste et la construction de l’identité moderne », dans Colin B. Bailey et al., Les Portraits de Renoir : Impression d’une époque, Paris, Gallimard, 2007). 18. Caroline Igra, « Monuments to Prior Glory: The Foreign Perspective on Post-Commune Paris », dans Zeitschrift für Kunstgeschichte, vol. 62, no 4, 1991, p. 512-526. Voir également Ann Dumas, Degas and the Italians in Paris, Édimbourg, National Galleries of Scotland, 2003. 19. Dans une lettre datée du 21 mai 1871 adressée à Léontine De Nittis, épouse de l’artiste, Degas saluait « l’attitude qu[e Nittis] a prise d’inventer dans ce monde des peintres qui font des rues de Paris en général » (citée dans Mary Pittaluga et Enrico Piceni, De Nittis, Milan, Bramante, 1963, p. 368). 20. Jean Sutherland Boggs, Portraits by Degas, Berkeley, University of California Press, 1962, p. 93, note 16. C. Igra, évoquant en détail la réception de la Place des Pyramides, signale la controverse déclenchée par la présence de l’échafaudage, jugé soit de trop, soit admirablement réaliste (« Imagery of Destruction and Reconstruction: Giuseppe de Nittis’s Forthright Approach to Post- Commune Paris », dans Konsthistorisk Tidskrift/Journal of Art History, vol. 67, no 3, 1998, p. 163-166). 21. Linda Nochlin, « A House is not a Home: Degas and the Subversion of the Family », dans Richard Kendall et Griselda Pollock (dir.), Dealing with Degas: Representations of Women and the Politics of Vision, Londres, HarperCollins, 1991, p. 49 (l’auteur cite ici un texte de Henri Baudrillart, La Famille et l’éducation en France, publié en 1874). Nochlin analyse la « structure formelle d’indifférence » et la « pratique générale et quasi systématique de fragmentation et le mouvement centrifuge qui caractérisent la représentation de groupes familiaux chez Degas », notamment dans La Famille Bellelli et dans la Place de la Concorde (p. 48). 22. Harvey Buchanan, « Edgar Degas and Ludovic Lepic: An Impressionist Friendship », dans Cleveland Studies in the History of Art, vol. 2, 1997, p. 87. Thierry Zimmer émet quelques doutes sur la date de la dissolution du mariage ; voir « Ludovic Napoléon Lepic, 1839-1889 », thèse de doctorat, université Paris-Sorbonne, 1996, p. 113-115. 23. Les Amants légitimes, une pièce de 1893 dédicacée à la belle-sœur de Lepic, l’écrivaine Louise Claire Janvier Lepic, dénonce la rigidité de l’institution du mariage et le conservatisme de la nouvelle législation sur le divorce ; voir Nicholas White, « The Name of the Divorcée: Janvier and Ballot’s Theatrical Critique, Mon nom ! (1892) », dans Romance Quarterly, vol. 49, no 3, été 2002, p. 215-227 ; idem, « Green Eyes and Purple Prose: Late Nineteenth-Century French Divorce Literature – a Proposal for Research », dans Rachel Langford (dir.), Depicting Desire: Gender, Sexuality, and the Family in Nineteenth-Century Europe: Literary and Artistic Perspectives, actes du colloque (Cardiff University, 2001), Oxford / Berne / Berlin, Peter Lang, 2005, p. 217. Sur le milieu politique et intellectuel fréquenté par la belle-sœur de Lepic et sa mère, ainsi que sur leurs

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ouvrages (publiés sous les pseudonymes Adèle Gennevraye, Genevraye ou Genevray), voir Claude Schopp, « Les dédicataires d’Alkan. I. Adèle Janvier », dans Bulletin de la Société Alkan, nos 71-73, juillet 2007 – mars 2008, p. 25-30. 24. Clayson, 2002, cité n. 8, p. 331-335. Voir également De la place Louis XV…, 1982, cité n. 16, p. 136. 25. Léon de Lora (pseudonyme d’Alexandre Pothey), « Lepic », dans Galerie contemporaine, littéraire et artistique, 2, no 15, 1877, s.p. 26. Buchanan, 1997, cité n. 22, p. 32-120. 27. Zimmer, 1996, cité n. 22, p. 75. 28. Buchanan, 1997, cité n. 22, p. 68. Selon l’auteur, le chien du tableau est fait sûrement partie de la progéniture d’Abreckt (p. 81-83). 29. Buchanan, 1997, cité n. 22, p. 68, 70. 30. Ruth Clifford Engs, The Eugenics Movement: An Encyclopedia, Westport, Greenwood Press, 2005, p. XIII-XIV, 82. 31. Harriet Ritvo, The Animal Estate: The English and Other Creatures in the Victorian Age, Cambridge, Harvard University Press, 1987, p. 84. Lepic offrit des textes et des illustrations, ainsi que des facsimilés d’outils préhistoriques au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye. En 1869, il devint membre de la Société d’anthropologie. Sous la IIIe République, il dirigea le musée de la Préhistoire d’Aix-les-Bains (autrefois appelé « musée Lepic » et aujourd’hui musée d’Archéologie nationale), de sa fondation en 1872, jusqu’à sa mort (voir. Buchanan, 1997, cité n. 22, p. 39-45). Voir également Thierry Zimmer, Ludovic-Napoléon Lepic, 1839-1889, « Le patron », cat. exp. (Berck-sur-Mer, musée d’Opale Sud, 2013), Berck-sur-Mer, musée d’Opale Sud, 2013, p. 70-77 et Hélène Chew, Ludovic Napoléon Lepic, peintre et archéologue sous Napoléon III : regards sur les collections du musée d’Archéologie nationale, Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale, 2017. 32. Dans l’album de l’exposition canine de 1863, la photographie montre le chien de Lepic de profil, ce qui est inhabituel ; la plupart des portraits sont plus informels et montrent l’animal de trois-quarts (voir Exposition canine du Bois de Boulogne Collection du Journal des chasseurs, Bureau du Journal, 1863). Voir également, à titre de comparaison, l’Exposition de 1884 (Société centrale pour l’amélioration des races de chiens en France, 1884) et Léon Crémière (dir.), Le Chien illustré. Types de races canines, avec notices, Paris, Firmin Didot, 1884. Les articles du catalogue indiquent le pedigree, l’âge, la parenté et les dimensions de l’animal, ainsi que le nom de son propriétaire. 33. Société du Jardin zoologique d’acclimatation du Bois de Boulogne, Exposition universelle des races canines de 1865, Paris, P. Dupont, 1865, p. 60. L’exposition de 1865 occupait le Cours-la-Reine et la partie ouest de la place de la Concorde. 34. Cité dans Richard Thomson, « “Les Quat’ pattes”: the Image of the Dog in Late Nineteenth- Century French Art », dans Art History, vol. 5, no 3, septembre 1982, p. 324-325. 35. Ségolène Le Men, Courbet, Paris, Citadelles et Mazenot, 2007, p. 322-323. 36. Antoine Dorfeuille, Lettre d’un chien aristocrate à son maître, aristocrate aussi et fugitif de Toulouse, Toulouse, Chez Viallannes, s.d. [1793], p. 7-8. 37. Anne Middleton Wagner, Jean-Baptiste Carpeaux: Sculptor of the Second Empire, New Haven / Londres, Yale University Press, 1986, p. 193-194. 38. Edgar Degas, Lettres de Degas, Marcel Guérin (éd.), Paris, Grasset, 1945, p. 149-151 ; cité également dans Buchanan, 1997, cité n. 22, p. 69-70. 39. Zimmer, 1996, cité n. 22, p. 391-392, et Buchanan, 1997 cité n. 22, p. 36-39. Ces gravures figureront également dans la première Exposition impressionniste, en 1874. 40. La toile de Degas présente de nombreuses similitudes avec certains détails de la fresque : concentration des protagonistes au premier plan du champ pictural, se détachant sur le fond architectural ; le chien placé dans le coin inférieur gauche ; la parabole décrite par les éléments du paysage qui se déploient derrière le cou du chien. On note aussi les deux pendus accrochés à

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un gibet, à l’aplomb de la tête du chien de Pisanello ; les deux sites en plein air sont donc des lieux d’exécution, une coïncidence qui ne manque pas de sel. 41. Francis Ames-Lewis et Joanne Wright, Drawings of the Italian Renaissance Workshop, cat. exp. (Nottingham, University Art Gallery, 1983), Londres, Victoria & Albert Museum, 1983, p. 97. Des copies du Codex Vallardi figurent dans le cahier 13 de Degas (BnF Dc327d réserve, p. 49), que l’artiste a utilisé à Paris, à Florence et à Gênes entre 1858 et 1860. On trouve à la page 49 le « croquis de la croupe d’un cheval orienté à gauche. En-dessous, une copie du dessin de Pisanello, la Tête d’aigle » ; voir Theodore Reff, The Notebooks of Edgar Degas: A Catalogue of the Thirty-Eight Notebooks in the Bibliothèque Nationale and Other Collections, Oxford, Clarendon Press, 1976, vol. 1, p. 78, 80. 42. Sur la première attribution, voir Giuseppe Vallardi, Disegni di Leonardo da Vinci possedati da Giuseppe Vallardi, Milan, Pietro Agnelli, 1855 ; sur la seconde, voir R. Reiset, « Une visite aux musées de Londres en 1876 » (deuxième article), dans Gazette des beaux-arts, vol. 15, no 2, p. 119-122. C’est sans doute dans la seconde moitié du XVe siècle que les héritiers du fonds d’œuvres de l’atelier de Pisanello collèrent les dessins dans l’album connu sous le nom de Codex Vallardi ; voir Albert J. Elen, Italian Late-Medieval and Renaissance Drawing-Books from Gionannino de’ Grassi to Palma Giovane. A Codicological Approach [1955], Leyde, Proefschrift, 1995, p. 130-135. 43. Lettre d’Auguste de Gas adressée à son fils à Florence, datée de Paris, 25 novembre 1858 ; Henry Loyrette, Degas, Paris, Fayard, 1991, p. 48. 44. Lettre d’Auguste de Gas adressée à son fils à Florence, datée de Paris, 4 janvier 1859 ; Loyrette, 1991, cité n. 43, p. 48. Durant ces années, Degas opère une fusion évidente entre affiliations artistiques et familiales, comme on peut le voir notamment dans La Famille Bellelli ; voir Louis Alexander Waldman, « Degas, Berenson and Italy », dans Rosa Spinillo (dir.), I Bellelli e Degas. Iconografia e storia di una famiglia italiana, Rome, Palombi, 2014, p. 12-17. Les livres de modèles représentent les objets comme « sous vide, avec un raffinement qui les écarte du réel » (Ames- Lewis et Wright, 1983, cité n. 41, p. 98). 45. Robert W. Scheller, Exemplum. Model-Book Drawings and the Practice of Artistic Transmission in the Middle Ages (ca. 900 – ca. 1470), Michael Hoyle (Eng. transl.), Amsterdam University Press, 1995, p. 6, 7, 13. 46. Elen, 1995, cité n. 42, p. 205. Voir également Todd Porterfield, « Transfer, Repetition, and Reversal in Degas’s Late Drawings », manuscrit inédit, Midwest Art History Conference, 1983. 47. Robert Rey, La Renaissance du sentiment classique dans la peinture française à la fin du XIXe siècle. Degas, Renoir, Gauguin, Cézanne, Seurat, Paris, Éditions G. Van Oest, Les Beaux-arts, 1931, p. 135-137, 39-42. 48. Voir Éric Michaud, Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières, Paris, Hazan, 2005 ; idem, Les Invasions barbares : une généalogie de l’histoire de l’art, Paris, Gallimard, 2015. 49. Le père de Lepic mourut en avril 1875, l’année où le tableau fut peint et, comme en fit largement état Le Gaulois à l’automne, le château familial d’Andrésy fut cambriolé, vandalisé, les rideaux déchirés, les meubles détruits, les papiers déchirés et éparpillés (« Informations générales », dans Le Gaulois, vol. VIII, no 2550, 11 octobre 1875). 50. Robert L. Herbert, qui date ce dessin de 1882-1883, pense qu’il s’agit d’une vue de l’esplanade de l’Orangerie (R. L. Herbert [dir.], Georges Seurat, 1859-1891, cat. exp. [Paris, Galeries nationales du Grand Palais / New York, The Metropolitan Museum of Art, 1991-1992], New York, The Metropolitan Museum of Art, 1991, p. 89-90, 92). Pour Jonathan Crary, le dessin, qui fait partie des « images d’isolement et de séparation » de Seurat montre, de façon cauchemardesque, que les rêves collectifs « ne peuvent même plus être rappelés » (Suspensions of Perception: Attention, Spectacle, and Modern Culture, Cambridge, MIT Press, 1999, p. 184-186). Quant à Werner Hofmann, il déclare, à propos de la toile de Degas : « Mais l’isolement ne survient réellement que lorsqu’une impulsion centrifuge naît d’éléments statiques reliés entre eux, et ouvre la voie à créer des forces

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centrifuges qui vident l’espace et déstabilisent les individus qui l’occupent » (Hofmann, 2007, cité n. 5, p. 105). 51. Georges Bataille, « Architecture », dans Documents, vol. 1, no 2, 1929, p. 117 ; « Musée », dans Documents, vol. 2, no 5, 1930, p. 300 ; « L’obélisque », dans Mesures, 15 avril 1930, p. 35-50. Voir la belle analyse de Denis Hollier dans La Prise de la Concorde : essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1974. L’édition américaine du livre comporte une introduction qui n’a pas été reprise dans la deuxième édition française (La Prise de la Concorde : suivi de Les dimanches de la vie : essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1993). 52. Bataille, 1929, cité n. 51, p. 117.

RÉSUMÉS

À contre-courant de l’historiographie, cet article s’inscrit dans le contexte de l’intérêt croissant autour de Degas et la race, en démontrant que Le vicomte Lepic et ses filles traversant la place de la Concorde est une machine qui révèle la vacuité des généalogies de la famille, du patriarcat, du pedigree, de la race, de la lignée comme de l’ascendance artistique. Y sont analysées la place, sa représentation au centre urbain et monumental de Paris, à l’épicentre de l’ordre symbolique de la France, ainsi que la crise de l’art moderne et de la politique – éléments que le tableau ne vient pas atténuer. Les marqueurs de filiation et d’affiliation sont examinés, y compris le chien de Lepic sa fonction esthétique ; son pedigree dans l’histoire de l’art via la fresque de Saint Georges de Pisanello ; et son ascendance, un médaillé de l’Exposition universelle canine de 1863 qui fut un terrain d’essai pour l’eugénisme moderne.

Against the historiographical grain and addressing growing interest in Degas and race, this article demonstrates that Vicomte Lepic and his daughters (Place de la Concorde) is a machine designed to reveal the vacuousness of genealogies of family, patriarchy, pedigree, race, bloodline, and artistic lineage. Analyzed are the scene’s location and its representation at Paris’s urban and monumental center, ground zero of France’s symbolic order and its crisis of modern art and politics, which the painting does nothing to assuage. Markers of filiation and affiliation are explored, including Lepic’s dog: its aesthetic function; its art historical pedigree in Pisanello’s Saint George fresco; and its descent from a medalist in the 1863 Exposition universelle canine, a testing ground for modern eugenics.

Um das wachsende Interesse um Degas und Rasse entgegen dem Strom der Kunstgeschichtsschreibung zu beantworten analysiert dieser Artikel das Bild Vizegraf Lepic und seine Töchter beim Überqueren der Place de la Concorde als Aufdecker der Leere der Familiengenealogien, des Patriarchats, des Stammbaums, der Rasse und der Abstammung sowie der künstlerischen Abstammung. Der Autor analysiert den Ort der gemalten Szene, seine Darstellung im urbanen und monumentalen Zentrum von Paris, im Epizentrum der symbolischen Ordnung Frankreichs, sowie die Krise der modernen Kunst und der Politik – das Gemälde mildert diese Bestandteile nicht. Zeichen der Abstammung und der Zugehörigkeit werden hier untersucht, darunter auch Lepics Hund, seine ästhetische Funktion, sein kunsthistorisches Pedigree (durch das Fresko des Heiligen Georg von Pisanello) und seine Abstammung (ein Medaillengewinner auf der Welthundeausstellung 1863), die ein Testgelände für moderne Eugenik bilden.

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In opposizione agli studi storiografici, il presente articolo mira a rispondere al crescente interesse intorno a Degas e alla nozione di razza, dimostrando come Il visconte Lepic e le sue figlie che attraversano place de la Concorde sia un dispositivo concepito per rivelare la vacuità delle genealogie di famiglia, del patriarcato, del pedigree, della razza, del lignaggio e dell’ascendenza artistica. Vengono qui analizzati sia la rappresentazione dello spazio dipinto nel quadro e la sua collocazione nel centro urbano e monumentale di Parigi – epicentro dell’ordine simbolico della Francia – sia la crisi dell’arte moderna e della politica, che il dipinto non sembra celare. Sono inoltre analizzati i simboli di filiazione e affiliazione, compreso il cane di Lepic, di cui vengono analizzati la funzione estetica, il pedigree nella storia dell’arte – attraverso l’affresco di San Giorgio di Pisanello – e la sua ascendenza (un cane premiato all’Esposizione universale canina del 1863, primo terreno di prova per l’eugenismo moderno).

A contra corriente de la historiografía, en este artículo se trata de responder al creciente interés alrededor de Degas y la raza, demostrando que El vizconde Lepic y sus hijas atraviesan la plaza de la Concordia es un dispositivo concebido para revelar la vacuidad de las genealogías de la familia, del patriarcado, del pedigrí, de la raza, del linaje, así como de la ascendencia artística. Son analizados el lugar de la escena pintada, su representación en el centro urbano y monumental de Paris, en el epicentro del orden simbólico de Francia, así como la crisis del arte moderno y de la política – elementos que el cuadro no viene a atenuar. Son examinados los marcadores de filiación y de afiliación, incluido el perro de Lepic: su función estética; su pedigrí en la historia del arte por medio del fresco de San Jorge de Pisanello; su ascendencia, un galardonado de la Exposición universal canina de 1863, un terreno de ensayo para la eugenesia moderna.

INDEX

Keywords : historiography, identity, genealogy, pedigree, race, filiation, dog, animal, urbanism, square, iconography Mots-clés : historiographie, identité, généalogie, pedigree, race, filiation, chien, animal, urbanisme, place, iconographie Parole chiave : storiografia, identità, genealogia, pedigree, razza, lignaggio, cane, animale, urbanistica, piazza, iconografia Index géographique : Paris, France, Strasbourg Index chronologique : 1800, 1900

AUTEURS

TODD PORTERFIELD

Todd Porterfield, New York University tp32[at]nyu.edu

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Repenser les liens entre l’histoire de l’art et la nation Rethinking the Links between Art History and the Nation Über die Beziehungen zwischen Kunstgeschichte und Nation Ripensare i legami tra la storia dell’arte e la nazione Repensar los lazos entre historia del arte y la nación

Maddalena Carli

RÉFÉRENCE

MICHAUD, 2015 : Éric Michaud, Les invasions barbares. Une généalogie de l’histoire de l’art, Paris, Gallimard (NRF Essais), 2015, 304 p. PASSINI, 2007 : Michela Passini, La fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne 1870-1933, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme/Centre allemand d’histoire de l’art (Passages/Passagen, 43), 2007, 366 p. PASSINI, 2017 : Michela Passini, L’œil et l’archive. Une histoire de l’histoire de l’art, Paris, La découverte (SH / Écritures de l’histoire), 2017, 342 p.

1 Au cours des quinze dernières années, la quasi-totalité des sciences sociales ont partagé une tendance à réfléchir sur elles-mêmes et sur leur histoire. Il ne s’agit pas là d’un phénomène nouveau, mais d’une méthode de recherche qui n’a pas cessé de se développer, s’étendant progressivement à toutes les disciplines, même les plus jeunes ; par ailleurs, contrairement à ce qui existait par le passé, cette réflexion a commencé à porter sur la longue durée et sur les interactions socio-culturelles et non plus uniquement sur des dynamiques internes ou sur des segments temporels denses, tels que la crise fin-de-siècle, l’entre-deux-guerres, ou bien le « moment 1968 ».

2 C’est dans ce contexte que s’inscrit une série d’études sur la naissance de l’histoire de l’art dans l’espace européen et sur ses liens avec les processus de nationalisation au

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cours du long XIXe siècle. Entamant un fructueux dialogue avec l’idée de nation et la constellation linguistique qui l’entoure1, dans leurs travaux récents, Éric Michaud et Michela Passini s’interrogent sur la fonction exercée par un savoir « qui étudie, reconstitue, classe et “raconte” le patrimoine » national dans les constructions identitaires et leur miroir, c’est-à-dire la fabrication de l’altérité (PASSINI, 2012, p. 3). Alors que les deux auteurs empruntent des parcours critiques différents, ils me semblent avoir en commun l’intention de remédier à la sous-évaluation du penchant nationaliste de l’histoire de l’art. Par le biais d’une approche autoréflexive, ils offrent tous deux une relecture non seulement du présent, mais encore du passé de la discipline : ils s’interrogent sur sa période d’émergence et sur les stratégies de légitimation mises en œuvre par ses acteurs, réfléchissent sur sa fonction politique, dans le sillage d’une posture critique convaincue que les dispositifs nationalisant agissent bien au-delà du domaine de l’action des partis et des pratiques gouvernementales.

3 Si les ouvrages concernent tous les trois l’histoire de l’histoire de l’art et s’ils partagent un regard qui privilégie les connexions et les réseaux transnationaux, ils ne suivent pas la même approche chronologique, ni n’articulent de la même manière la géographie des productions artistiques abordées. Dans leurs analyses, Passini et Michaud s’appuient sur des temporalités différentes, respectivement orientées – comme le soulignent les sous-titres des deux premiers ouvrages – vers la découverte des origines et vers l’élaboration d’une généalogie de l’histoire de l’art : deux manières différentes de concevoir le problème de la naissance d’une science humaine, qui peuvent être utilement examinées et confrontées entre elles. La structure géographique peut également faire l’objet de quelques considérations : alors que les études dépassent toutes les frontières françaises, elles ne font pas le même usage de la méthode comparatiste, qui n’est d’ailleurs pas la seule voie que l’on peut suivre pour mettre en discussion le cadre national et en élargir les marges. Troisièmement, la notion de race joue un rôle inégal au sein des discours des deux auteurs : en proposer une lecture croisée peut représenter une contribution à la réflexion sur les enjeux politiques de l’histoire de l’art, et sur l’impact que les visions organicistes, physiognomoniques et classificatoires du passé continuent d’exercer sur le présent du nouveau millénaire.

Fantasmer autour des origines

4 Publié en 2012 dans la collection « Passages / Passagen » du Centre allemand d’histoire de l’art, La fabrique de l’art national traite des conflits artistiques qui opposent la France et l’Allemagne entre 1870 et 1933. D’une part, la guerre franco-prussienne et ses effets des deux côtés du Rhin : la proclamation de la Troisième République, la Commune de Paris et la fondation de l’Empire allemand ; d’autre part, l’arrivée au pouvoir de Hitler et le début du Troisième Reich : la période choisie coïncide avec une phase d’accélération des dynamiques de nationalisation, correspondant à l’achèvement de l’unification allemande, à l’apparition des masses sur la scène socio-politique et à la dimension totale de la première guerre mondiale.

5 Au cours des mêmes années, l’histoire de l’art connaît, dans les deux pays, des transformations profondes, tant sur le plan méthodologique qu’idéologique. Alors qu’elle fait l’objet d’un processus d’institutionnalisation qui en fait la science chargée de la gestion du patrimoine national – en raison de l’accroissement du nombre de

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chaires universitaires et de postes de conservateurs dans les musées –, ses représentants commencent à contribuer de manière assidue à la mise en valeur (voire à l’invention) de ce dernier. Thèses de doctorat, cours et concours académiques ; expositions temporaires, projets et aménagements de collections muséales ; monographies, éditions de sources et traductions d’ouvrages étrangers ; tracts et manifestes ; articles, numéros spéciaux de revues, congrès et conférences : l’auteure parcourt avec le plus grand soin les productions française et allemande, en associant à l’analyse des pratiques et des lieux de la sociabilité culturelle celle des théories des historiens de l’art de l’époque.

6 Passini accorde une attention particulière aux débats sur les origines de la Renaissance et sur la nature du gothique qui secouent les communautés scientifiques à l’étude, convaincue que « toute construction intellectuelle, artistique et politique d’un art national comporte nécessairement une dimension internationale » (PASSINI, 2012, p. 4). En empruntant l’une de ses pierres angulaires à l’historiographie des nationalismes, elle souligne par ailleurs l’émergence – au sein des discussions franco-allemandes – d’un troisième pôle représenté par l’Italie, « l’élément qui, dans son altérité absolue, permet le mieux de penser le national » (PASSINI, 2012, p. 4) : même lorsqu’il s’agit de l’art du passé, on ne peut construire un sentiment d’appartenance qu’en produisant un adversaire clairement identifié. Il n’est pas possible de s’arrêter ici aux thèses élaborées au sujet des conditions géographiques et temporelles d’apparition de la Renaissance ; ni aux stratégies mises en œuvre pour revendiquer l’autonomie de celle de l’Hexagone, qui concernent moins la dévalorisation de l’art italien que l’offensive contre l’influence corruptrice des modèles d’importation (le mépris exprimé envers l’école de Fontainebleau est, à cet égard, exemplaire), ou l’apposition d’une antidate qui fait coïncider les premières manifestations de renouveau artistique avec le réalisme des Primitifs. Il n’est pas envisageable non plus de synthétiser les polémiques sur le gothique, dont La fabrique de l’art national examine la facette publique et les enjeux relationnels, par le biais de l’étude des journaux et des correspondances privées. Je voudrais néanmoins avancer quelques réflexions à propos du rôle exercé, dans la formation des identités collectives, par l’image de l’altérité ; une altérité qui peut osciller entre la figure de l’adversaire et celle de l’ennemi, en fonction du degré de radicalisation de la lutte politique interne et internationale.

7 Durant la période analysée, la construction du sentiment d’appartenance à la nation évolue profondément, non seulement dans l’Allemagne récemment unifiée mais aussi au sein de l’État français : au fur et à mesure que la Grande Guerre approche, la place accordée à l’image de « l’autre » augmente, en vertu de son pouvoir de mobilisation et de dissimulation, sinon d’effacement, des différences au sein de la communauté d’origine. Dans le contexte de la montée des mouvements nationalistes et d’un durcissement du ton des échanges culturels sur le continent européen, l’histoire de l’art manifeste tout son potentiel « identitaire » : d’un côté, elle participe de l’invention d’une tradition artistique ancestrale du pays dont elle est le porte-parole, en s’engageant dans les disputes sur les origines de la Renaissance et du gothique et dans la mise en valeur des « primitifs » et des « précurseurs » ; de l’autre, ses experts (qu’ils soient des universitaires, des directeurs de musées ou des critiques d’art) adhèrent à cette rhétorique fondatrice d’un style national qui exclue toute influence étrangère et toute circulation au-delà des frontières, comme si la sphère de l’art était un système clos et imperméable à toute contamination externe.

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8 Si le choix chronologique de Michela Passini permet de faire ressortir le penchant nationaliste de l’histoire de l’art des origines et son engagement dans la définition d’un ensemble de « constantes » stylistiques ayant pour fin de construire le patrimoine matériel et immatériel de la nation, Éric Michaud conduit son analyse plus loin, moins intéressé par la naissance de la discipline que par les paradigmes intellectuels qui président à sa mise en place et qui en inspirent le fonctionnement.

9 Dans ses études sur les relations entre art, « race2 » et nation, l’auteur s’était déjà plongé dans la question des implications idéologiques de certaines conceptions de l’histoire de l’art, en poursuivant son travail magistral sur « l’image et le temps du national-socialisme3 » avec un recueil d’articles consacrés aux frontières (au sens de « marges », « limites » et « fins ») de la discipline4. En remontant le temps, dans Les invasions barbares, il déplace entièrement le regard du monde de la pratique artistique à celui des théories sur l’art, et explore la manière dont la race imprègne la forme et les contenus de la production culturelle. En effet, au lieu de s’arrêter sur les dynamiques internes au monde académique en gestation ou sur les stratégies de pouvoir qui secouent l’administration des expositions et des musées, il s’attache à faire ressortir le modèle biologique sur lequel s’est formée l’histoire de l’art, « qui prétendait nommer, décrire et classer ses objets comme des êtres vivants, assimilant la création artistique à un processus naturel qu’elle voulait comprendre dans son développement » (MICHAUD, 2015, p. 24). En adoptant la logique et le langage des sciences de la vie, la quasi-totalité des historiens de l’art soutiennent l’existence de « familles stylistiques » perpétuelles et immuables, souvent décrites comme des « arbres enracinés dans le sol national avec leurs ornements qui miment les végétaux autochtones » (MICHAUD, 2015, p. 18) ; des styles nationaux, liés à la nature du territoire duquel ils procèdent et perpétuellement transmis par les hommes (voire les races) qui l’habitent.

10 Illustrée par la puissance d’un mythe fondateur qui lie indissolublement l’espace géographique au sang, via la notion de style, la thèse soutenue est radicale. L’histoire de l’art se construit, en tant que champ disciplinaire, entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, dans le sillage de l’anti-classicisme et d’une torsion engendrée par la culture romantique : on assiste alors au renversement de la signification des invasions barbares, qui cessent d’être perçues comme des agents de destruction et qui deviennent un moyen de nommer, en les réhabilitant, les races du Nord, régénératrices d’un continent vieilli et affaibli par la longue domination des races méridionales. Associée à la redécouverte du gothique, la mise en valeur des ethnies septentrionales représente « une arme politique, brandissant les singularités historiques et locales contre l’universalisme que prétendait incarner le classique » (MICHAUD, 2015, p. 189) : grâce à l’idée d’une continuité sans interruption entre les peuples de l’Antiquité et ceux de l’Europe moderne, avec le retour des barbares, la transmission des formes artistiques commence à être circonscrite au passage des générations et confinée à l’intérieur des frontières nationales. À cet égard, il suffit de penser à la manière dont les musées organisent, à l’aube du XIXe siècle, la présentation de leurs collections : les œuvres sont rigoureusement classées par écoles et par ordre chronologique, de manière à suggérer aux visiteurs une « cartographie des “caractères nationaux” d’autant plus faciles à déchiffrer qu’ils étaient présumés affleurer à la surface même des peintures » (MICHAUD, 2015, p. 50-51).

11 Les contours de cette conception biologique nouvelle de l’art sont ébauchés par un nom illustre de la scène allemande : Johann Joachim Winckelmann, partisan de l’existence

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d’un lien organique entre la vie des peuples et celle des styles, qu’il décrit, dans l’ Histoire de l’art de l’Antiquité (Dresde, 1764), comme une manifestation innée et génétiquement héritée du « corps de la nation », en opposition à Anne-Claude-Philippe de Tubières, comte de Caylus, défenseur passionné du déploiement horizontal, social, des phénomènes de mimétisme culturel. En mobilisant un corpus raffiné et réticulaire de sources, Michaud fait émerger la stupéfiante diffusion des théories raciales dans la littérature artistique, ainsi que leur impact bien au-delà des écrits d’intellectuels ouvertement racistes. J’ai été surprise de rencontrer le nom de Giovanni Morelli, qu’on a l’habitude d’associer à l’émergence du paradigme indiciaire retracée par Carlo Ginzburg dans son fameux essai « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire5 » : la technique du détail sur laquelle le connoisseurship italien base son travail d’attribution des œuvres confirme les difficultés à se soustraire à la viscosité du concept de race dès lors que l’on envisage la production artistique comme une fonction naturelle et comme un témoignage de la perpétuation de la physionomie des peuples.

12 La démarche généalogique semble confirmer l’attitude nationaliste qui caractérise les débats autour des origines de la Renaissance et du gothique, desquels se dégage une vision d’imperméabilité de l’art national, considéré par ses historiens comme immuable et immun à toute forme de contamination. En élargissant l’analyse à l’influence des modèles biologiques sur la discipline, la propension à faire de cette immuabilité une question de race me semble néanmoins gagner en clarté et en profondeur : sans partager les préjugés xénophobes et les politiques discriminatoires des théories racistes, la plupart des historiens de l’art ne se soustraient pas à la pensée organiciste des sciences de la nature, ni à l’emploi d’un langage qui a tendance à décrire les œuvres d’art et leur style sur la base d’une supposé appartenance raciale.

Traverser les frontières nationales

13 Les ouvrages de Michela Passini et d’Éric Michaud ne diffèrent pas seulement sur le plan de la chronologie étudiée, mais aussi du point de vue de l’espace mobilisé. S’ils partagent la conviction que l’imperméabilité des frontières n’est qu’un expédient rhétorique fonctionnel à la fabrication de tout art national et qu’il ne résiste pas à l’examen des faits, les deux auteurs travaillent à partir de régions géographiques diverses.

14 L’investigation de Michaud est principalement axée sur la zone franco-allemande, lieu d’origine du mythe des barbares et des controverses qui font vaciller la discipline durant son processus de consolidation. Les références aux historiens et aux critiques anglais, viennois, italiens, américains ne manquent toutefois pas : elles font apparaître que, lorsque la notion de race s’inscrit dans un autre espace, les tendances à en abuser de la part des auteurs qui pensent l’art comme une incarnation du « génie du peuple » demeurent intactes. Qui plus est, la transition d’un antijudaïsme religieux à un antisémitisme racial durant la seconde moitié du XIXe siècle fait du « Juif sans art » le nouveau barbare : « car ce n’était plus en raison d’une religion interdisant images taillées et représentations du vivant (Ex 20, 4) que le Juif était déclaré sans art ; si on le disait incapable de toute réalisation artistique, c’était désormais “à cause de sa race”, comme l’écrivait Wagner en 1850, lui attribuant des traits qu’il présumait héréditaires et immuables » (MICHAUD, 2015, p. 142). Le discours se déplace et il voyage de Richard Wagner à Hegel, en passant par les plumes d’une pléthore d’intellectuels européens

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dont les spéculations qualifient la race juive de contre-type de l’œuvre d’art et de l’esprit national dont elle représente la réification, à cause du « vide » de son tabernacle qui ne contient aucune image matérielle du dieu de la nation.

15 Plus que par la circulation des concepts et des modèles, La fabrication de l’art national est soutenu par la méthode comparatiste ; une comparaison soigneusement conçue et rigoureusement menée, grâce à la connaissance des communautés scientifique allemandes et françaises, aussi bien que des enjeux institutionnels qui en marquent et en influencent l’évolution. L’analyse comparée pratiquée par Michela Passini se nourrit d’une confrontation profonde avec le débat théorique sur cette manière d’examiner le passé : les références aux histoires croisées, aux transferts culturels, aux réseaux et aux échanges transnationaux enrichissent et compliquent la structure dichotomique du comparatisme, sans pour autant en affaiblir la tâche principale, à savoir nous aider à mieux comprendre, par le biais du rapprochement entre eux, la vie interne à chacun des pays étudiés. Je pense, par exemple, à l’habileté dont l’auteure fait preuve lorsqu’elle aborde le récit de l’engagement des historiens de l’art français en 1914-1918, inscrit dans le contexte de la guerre totale et du climat de mobilisation mis en place des deux côtés du front. Passini analyse de manière transversale l’élaboration de la rhétorique sur les « atrocités allemandes » et sur l’importance des images des cathédrales gothiques bombardées par l’armée ennemie en raison de leur valeur symbolique : elle ne se concentre pas sur les arguments forgés par chaque auteur, mais tente plutôt de cerner « les stratégies langagières que l’on peut voir se déployer dans un jeu de renvois au niveau de l’ensemble des textes » (PASSINI, 2012, p. 197). Grâce à l’échelle d’observation choisie, elle nous donne un exemple convaincant de la façon dont on peut aborder une communauté de travailleurs de la culture qui prennent la parole dans l’espace public et agissent en intellectuels. Je suis moins persuadée par la place réservée, au sein de la comparaison, à la notion de patrimoine. Si dans les pages consacrées à la Grande Guerre Passini s’arrête sur la manière dont le conflit contribue à modifier ce concept clef de l’histoire de l’art, dans les autres chapitres il semble plutôt être considéré comme acquis : sa naissance, ses différents usages dans les deux communautés scientifiques à l’étude, aussi bien que sa circulation au sein des sciences sociales, auraient pu être davantage pris en considération, afin d’écarter toute naturalisation et d’en interroger les enjeux économiques et sociaux.

Des histoires de l’histoire de l’art

16 Michela Passini fait aussi usage de la comparaison dans son dernier livre, L’œil et l’archive. Une histoire de l’histoire de l’art, publié en 2017 à La Découverte. Comme l’indique le titre de l’ouvrage, l’auteure se propose de mettre en lumière la cohabitation, au sein de la discipline, de deux modèles de la recherche en sciences sociales aux antipodes l’un de l’autre. Les partisans de l’un adhèrent à une optique internaliste, tandis que les recrues de l’autre se caractérisent par une attitude externaliste : « pour les uns, l’œuvre d’art se suffit et suffit à son interprète : le recours aux sources écrites sert au mieux comme moyen de contrôle d’une analyse qui est avant tout visuelle. Pour les autres, l’œuvre d’art est un objet culturel complexe, dont il s’agit de reconstituer les dimensions sociales, politiques, intellectuelles par l’emploi d’une large série de documents divers » (PASSINI, 2017, p. 9). Reconstituer la dynamique des formes, ou bien replacer l’histoire de l’art au sein de l’histoire tout court : le dernier

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travail de la chercheuse italienne s’interroge sur les modalités selon lesquelles ces deux courants interprétatifs se sont affirmés dans les espaces politiques nationaux au centre de son intérêt – l’Italie, la France, l’Allemagne, l’Autriche, l’Angleterre et, à partir de l’exil antifasciste de l’entre-deux-guerres, les États-Unis – sans négliger les interactions et les dialogues transnationaux, qui ont souvent donné lieu à des positions intermédiaires et profondément novatrices en matière de paradigmes interprétatifs et de techniques de lecture des œuvres d’art.

17 Comme au sein de l’étude publiée en 2012, l’approche comparatiste se mêle par ailleurs aux réflexions sur l’évolution de la discipline, que l’auteure suit de la fin du XIXe siècle à la « refonte des années 1970 » (PASSINI, 2017, p. 6). Il me semble que le trait distinctif de son analyse réside précisément dans l’importance qu’elle confère à ce travail d’historicisation de l’histoire de l’art ; un travail nécessaire pour mettre en relation la pensée de chaque auteur avec le contexte dans lequel il agit et, en même temps, pour en détecter l’influence politique au fur et à mesure que l’organisation de la culture et son rapport avec le public changent. Si dans les années de formation de la discipline prévaut la contribution à la fabrication des arts nationaux, qui marque dans l’Europe entière l’écriture des premiers travaux critiques, les cours donnés à l’université, l’assignation des thèses et les recherches commanditées par les directeurs de musée, au fil du temps s’affirment des préoccupations nouvelles et des terrains d’intérêt différents. Je pense, par exemple, aux ouvertures de l’histoire sociale de l’art, ou à l’histoire de l’art féministe et à la révolution des catégories analytiques qu’elle a imposé, pour ne s’en tenir qu’aux courants les plus radicaux et les plus autoréflexifs de la seconde moitié du XXe siècle.

18 Éric Michaud se révèle quant à lui moins optimiste sur la possibilité que l’histoire de l’art puisse s’affranchir de son problème originaire, c’est-à-dire de l’influence de cet essentialisme racial, ethnique ou national qui a conduit aux thèses de l’imperméabilité des cultures et de la transmission génétique des styles. Il suffit de se référer à l’épilogue de son dernier ouvrage, qui se confronte à l’ethnicisation de l’art contemporain et retrace le retour de stéréotypes, thèmes et arguments du passé, à commencer par la réévaluation du barbare dans la peau du « primitif » et du « non occidental », d’une manière qui rappelle l’inversion sémantique dont a été responsable l’Europe romantique, mais adaptée aux paradigmes du monde postcolonial. De même qu’il nous invite à réfléchir sur les conséquences politiques de toute vision biologique du style, par-delà les écoles et les sentiments d’appartenance, Michaud nous exhorte à en identifier les persistances et les formes actuelles dans les discours postcoloniaux que l’on juge parfois plus proches de nous et invulnérables à toute forme de conformisme.

NOTES

1. Voir, entre autres, George L. Mosse, The Nationalization of the Masses. Political Symbolism and Mass Movements in Germany from the Napoleonic Wars Through the Third Reich, New York, Howard Fertig, 1975 ; Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism,

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Londres / New York, Verso, 1983 ; Ernest Gellner, Nations and Nationalism, Cornell / Ithaca, Cornell University Press, 1983 ; Étienne Balibar, Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, Éditions La Découverte, 1988 ; Eric J. Hobsbawm, Nations and Nationalism since 1870. Program, Myth, Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; Anne-Marie Thièsse, La création des identités nationales. Europe XVIIIe – XXe siècles, Paris, Éditions du Seuil, 1999. 2. Voir, entre autres, Maurice Olender, Race sans histoire, Paris, Galaade éditions, 2005 ; Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les indo-européens ? Le mythe d’origine de l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 2014 ; Nicolas Bancel, Thomas David, Dominic Thomas (dir.), L’invention de la race. Des représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris, Éditions La Découverte, 2014 ; Jean- Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race, Paris, Éditions du Seuil, 2015. 3. Voir Éric Michaud, Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme, Paris, Gallimard, 1996. 4. Voir Idem, Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières, Paris, Hazan, 2005 ; « Barbarian Invasions and the Racialisation of Art History », dans October, no 139, Winter 2012, p. 59-76. 5. Voir Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1986, p. 139-180.

RÉSUMÉS

Entamant un fructueux dialogue avec l’idée de nation et la constellation linguistique qui l’entoure, les travaux d’Éric Michaud et de Michela Passini s’interrogent sur la fonction exercée par l’histoire de l’art dans les constructions identitaires. Marqués par des approches et par des parcours critiques différents, les trois ouvrages semblent avoir en commun l’intention de remédier à la sous-évaluation du penchant nationaliste de l’histoire de l’art européenne : en proposer une lecture croisée peut représenter une contribution à la réflexion sur la portée politique des œuvres artistiques et de leurs histoires, et sur l’influence que les visions organicistes, physiognomoniques et classificatoires du passé continuent d’exercer sur le présent du nouveau millénaire.

Initiating a fruitful dialogue within the idea of nation and the linguistic constellation that surrounds it, the works of Éric Michaud and Michela Passini question the role of art history in the constructions of identity. Although marked by different approaches and different critical paths, the three volumes appear to have in common the intention of overcoming the underestimation of the nationalist tendency in the history of European art. Proposing reading across these tendencies helps us to think about the political scope of artistic works and their histories and the influence that the organicistic, physiognomonic and classificatory visions of the past continue to exert on the present in this new millennium.

In einem fruchtbaren Dialog über die Idee der Nation und der sie umgebenden Sprachkonstellation hinterfragen die Arbeiten von Éric Michaud und Michela Passini die Funktion der Kunstgeschichte in Identitätskonstruktionen. Die drei Bücher, die von unterschiedlichen Ansätzen und kritischen Pfaden geprägt sind, scheinen die gemeinsame Absicht zu haben, der Unterbewertung der nationalen Voreingenommenheit der europäischen Kunstgeschichte Abhilfe zu verschaffen: Diese vergleichende Lektüre ist ein Beitrag zur Reflexion über die politische Reichweite künstlerischer Arbeiten und ihrer Geschichtsschreibung und über

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den Einfluss der organisatorischen, physiognomonischen und klassifikatorischen Visionen der Vergangenheit auf die Gegenwart des neuen Jahrtausends.

I lavori di Éric Michaud e di Michela Passini, che imbastiscono un fruttuoso dialogo con l’idea di nazione e la costellazione linguistica che la circonda, s’interrogano sulla funzione esercitata dalla storia dell’arte nella costruzione identitaria. Segnati da approcci e da percorsi critici differenti, i tre libri mi sembrano accomunati dall’intenzione di rimediare alla sottostima del versante nazionalista della storia dell’arte europea: proporne una lettura incrociata può rappresentare un contributo alla riflessione sulla portata politica delle opere artistiche e delle loro storie, e sull’influenza che le visioni organiciste, fisiognomiche e classificatorie del passato continuano a esercitare sul presente.

Estableciendo un fructuoso diálogo con la idea de nación y la constelación lingüística que la rodea, el trabajo de Eric Michaud y los de Michaela Passini interrogan la función ejercida por la historia del arte en las construcciones identitarias. Caracterizados por aproximaciones y por recorridos críticos diferentes, me parece que los tres libros tienen en común la intención de remediar la falta de consideración de la tendencia nacionalista de la historia del arte europeo: proponer una lectura cruzada puede representar una contribución a la reflexión sobre el alcance político de las obras artísticas y de sus historias y sobre la influencia que las visiones organicistas, fisiognómicas y clasificatorias del pasado continúan ejerciendo sobre el presente del nuevo milenio.

INDEX

Mots-clés : historiographie, discipline, nation, art national, identité, récit, patrimoine, sociabilité culturelle, réseau, race, comparatisme Index géographique : France, Allemagne Keywords : historiography, discipline, nation, national art, identity, narrative, heritage, cultural sociability, network, race, comparative method Parole chiave : storiografia, disciplina, nazione, arte nazionale, identità, racconto, patrimonio, sociabilità culturale, rete, razza, metodo comparativo Index chronologique : 1900

AUTEURS

MADDALENA CARLI

Università degli Studi di Teramo madcarli[at]gmail.com

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Se cachant en pleine vue : les bidonvilles dans la cité Hiding in Plain Sight: the Bidonville in the City In Sichtweite versteckt: Slums in der Stadt Nascondersi in piena vista: il bidonville nella città Esconderse a plena vista: los bidonvilles en la cité

Sheila Crane Traduction : François Boisivon

RÉFÉRENCE

AVERMAETE et CASCIATO, 2014 : Tom Avermaete et Maristella Casciato, Casablanca / Chandigarh : bilans d’une modernisation, Yto Barrada and Takashi Homma (photographies), Montréal / Zurich, Centre canadien d’architecture / Park Books, 2014, 367 p. BLANC-CHALÉARD, 2016 : Marie-Claude Blanc-Chaléard, En finir avec les bidonvilles : Immigration et politique du logement dans la France des Trente Glorieuses, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, 464 p. HENNI, 2017 : Samia Henni, Architecture of Counterrevolution: The French Army in Northern Algeria, Zurich, gta Verlag, 2017, 336 p., 73 ill. en n. et b. ROESLER, 2016 : Sascha Roesler (dir.), Habitat marocain documents, Zurich, Park Books, 2016, 200 p.

1 Si l’on devait ébaucher une histoire de la culture visuelle du bidonville, une affiche éditée en juin 1968 pourrait certainement lui servir de symbole iconique. Sous le titre, écrit à la main, sonnant comme un appel aux armes « Non aux bidonvilles, non aux villes-bidons », l’affiche enjoignait le lecteur à ne pas permettre que l’urbanisme demeure le domaine réservé de l’État et des experts, mais à le revendiquer comme terrain critique où puisse s’exprimer directement l’engagement politique. La paire de barils de pétrole qu’elle montrait, l’un surmonté d’une cheminée de fortune, l’autre

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divisé en travées de fenêtres, formant comme une grille uniforme, reprend visuellement le jeu de mots sur « bidonvilles », en donnant à voir le baril jeté au rebut souvent utilisé comme matériau de construction des habitats de bric et de broc édifiés dans les zones urbaines, qui répondent plutôt aujourd’hui au terme générique d’habitat informel. Dans le même temps, l’affiche dévoile la vision homogénéisante de l’architecture des « grands ensembles » et des « villes nouvelles », remplaçant les bidonvilles, subtilement dénoncés comme de purs habillages, des fenêtres, comme une simple apparence masquant les mêmes structures de confinement.

2 Fréquemment utilisée comme illustration par les histoires des événements de « mai », cette affiche est une preuve vivante de ce que soutient Marie-Claude Blanc-Chaléard, qui, dans En finir avec les bidonvilles, considère que la fin des années 1960 marque le moment où les bidonvilles deviennent à la fois un sujet auquel on s’intéresse, un lieu de dissensus politique, mais aussi une sorte d’emblème de luttes plus vastes concernant l’espace urbain, l’immigration, et l’avenir de la protection sociale. Le bidonville était, récemment encore, ce que j’appellerais un phénomène qui se cache en pleine vue – un mode de développement urbain universel auquel on faisait fréquemment allusion, mais qui ne semblait pas mériter, en tant que tel, une analyse historique. L’annonce, en juin 1968, d’un débat organisé par « les étudiants et les professionnels de l’aménagement du cadre de vie » en demeure l’exemple typique : le thème est familier mais les phénomènes qu’il sous-tend sont largement considérés comme des symboles évidents des échecs de l’aménagement urbain, qui doivent être rectifiés, mais ne méritent pas, autrement, qu’on s’y attache.

3 On observe cependant, ces dernières années, une éclosion de publications consacrées à l’histoire et à la politique de l’espace qu’ont marquées les bidonvilles, terme probablement employé pour la première fois à la fin des années 1920 à Casablanca pour décrire une agglomération en croissance rapide d’habitats de fortune construits par des migrants récemment arrivés des campagnes à la ville. Au cours des décennies qui suivirent, ce terme fut repris pour désigner des développements similaires dans d’autres villes du Maghreb et, au milieu des années 1950, en métropole. Avec le temps, il a dénommé de façon plus générale l’informalité urbaine, notamment dans la littérature francophone sur le sujet. L’explosion de l’habitat informel à l’échelle de la planète – qu’il s’agisse des taudis de Mumbai, des shantytowns de Lagos, des favelas de Rio de Janeiro, des gecekondu d’Istanbul et des ‘ashwa’iyât du Caire, parmi tant d’autres – a fourni matière à des discussions importantes, quoique, considérée d’un point de vue historique, l’émergence de ces lieux ait reçu nettement moins d’attention1. Dans le cadre plus générique d’informalité urbaine, le bidonville, phénomène tant historique que géographique, a récemment fait l’objet d’importantes recherches.

4 Comme le suggèrent les quatre ouvrages analysés ici, des historiens de la ville et de l’architecture ont commencé à s’intéresser de plus près à la trajectoire particulière du bidonville entre le Maghreb et la France, soit du point de vue de l’histoire urbaine – en mettant l’accent sur les institutions, sur les structures politiques et sur les politiques de la ville (BLANC-CHALÉARD, 2016) –, soit de celui de l’histoire de l’architecture – privilégiant les plans d’architectes pour de nouveaux aménagements urbains et la construction de logements destinés à remplacer les bidonvilles (AVERMATE ET CASCIATO, 2014 ; ROESLER, 2016). Dans Architecture and Counterrevolution, Samia Henni ouvre une sorte de troisième voie, puisqu’elle relie l’analyse des politiques institutionnelles et projets à grande

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échelle de restructuration territoriale à l’étude des projets de construction remarquables.

Les Trente Glorieuses des bidonvilles ?

5 L’ouvrage de Marie-Claude Blanc-Chaléard, En finir avec les bidonvilles : Immigration et politique du logement dans la France des Trente Glorieuses, offre la première histoire générale des bidonvilles en France, retraçant leur multiplication en banlieue parisienne au milieu de années 1950, tout comme l’ambitieux projet national de les résorber, officiellement lancé en 1964, et l’élimination réussie de la vaste majorité de ces sites au milieu des années 19702. Si le bidonville a d’abord été considéré comme un phénomène marginal dans l’histoire de l’aménagement urbain, de l’urbanisation et de l’habitat en France, Blanc-Chaléard soutient qu’à la fin des années 1960, la prolifération rapide de constructions spontanées ou occasionnelles et l’importance des efforts déployés pour les éliminer et pour reloger leurs habitants ont fait de ces espaces l’un des points de mire des initiatives publiques de planification urbaine. L’étude de Blanc-Chaléard traverse les Trente Glorieuses3 en réévaluant, du point de vue du bidonville, les transformations urbaines et sociales déterminantes qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale et le processus de décolonisation. La représentation donnée ici mobilise tout autant les récits déjà connus concernant les institutions de l’après-guerre et les priorités données au logement et à l’aménagement urbain que l’évolution des politiques d’immigration durant la période, permettant ainsi de mieux comprendre la manière dont ces éléments ont façonné l’évolution et l’élimination du bidonville en France.

6 En finir avec les bidonvilles s’appuie sur les recherches soutenues de Blanc-Chaléard consacrées à l’histoire de l’immigration et de la ville, avec une attention particulière portée aux immigrants italiens et aux banlieues parisiennes4. Le livre est un ambitieux travail de synthèse, également nourri d’une collaboration de longue date avec Annie Fourcaut et d’autres chercheurs rattachés au Centre d’histoire sociale du XXe siècle (université Paris 1, Panthéon-Sorbonne/CNRS), dont les travaux d’anciens et d’actuels étudiants, comme Muriel Cohen et Cédric David5, qui forment une sorte de troisième vague du phénomène, s’adossant aux recherches et aux publications ayant déjà attiré l’attention sur le bidonville. Les premiers ouvrages sur le sujet remontent à la fin des années 1950, lorsque des géographes et des sociologues de l’urbain comme Robert Montagne et André Adam à Casablanca, ou Robert Pelletier et Robert Descloîtres à Alger, cherchant à comprendre l’évolution rapide des situations socio-spatiales dans la ville et les effets de l’accélération des migrations du monde rural au monde urbain, entreprirent des enquêtes approfondies sur ces constructions et leurs habitants6. Vingt ans plus tard, les interventions déterminantes de Monique Hervo, de Brahim Benaïcha et d’Abdelmalek Sayad, qui se sont formés à l’étude des bidonvilles de Nanterre et des souffrances endurées par les immigrants maghrébins en France métropolitaine, étaient le produit de méthodes de travail totalement différentes, reposant sur le reportage engagé, l’auto-ethnographie et la sociologie critique7. Blanc-Chaléard fonde quant à elle son analyse sur l’examen minutieux des acteurs institutionnels concernés et des politiques menées, dans un projet surtout attaché à donner une vision claire des évolutions historiques.

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7 La structure du livre met en avant les inflexions significatives de la politique nationale, tout en comprenant ces initiatives dans le cadre des municipalités et des terrains où elles ont été déployées. Commençant avec le « Temps de Nanterre (1956-1962) », Blanc- Chaléard replace l’apparition du bidonville en France dans le cadre élargi de la crise du logement et de la guerre d’indépendance algérienne. Dès le début, les premières constructions, comme celles de Nanterre, furent perçues comme des enclaves de travailleurs algériens migrants. Les mesures initiales destinées à mettre un terme à ces conditions de logement insalubres furent prises au sein d’une stratégie plus large de surveillance ciblée et de maintien de l’ordre, mesures abandonnées, affirme Blanc- Chaléard, après 19628. Puis commença le « Temps de Champigny (1964-1969) », avec le vote de la loi Debré, qui défend une stratégie nationale et coordonnée d’élimination des bidonvilles. Paradoxalement, le bidonville accède à la visibilité avec l’attention que lui portent les médias nationaux, après mai 1968, au moment même où sa destruction semble assurée. Pour Blanc-Chaléard, ce temps de Champigny marque une tout autre étape, qui permet au bidonville et à ses résidents (étrangers) d’être intégrés dans une politique nationale du logement. En 1970, une nouvelle législation (la loi Vivien) lance un vaste projet d’élimination de l’« habitat insalubre », terme plus général et moins connoté, inaugurant le « Temps de Saint-Denis (1970-1975) ». Même si cette période désigne la fin de la campagne, généralement réussie, de suppression des bidonvilles, Blanc-Chaléard note que le déplacement des résidents dans les HLM de banlieue s’est soldé par une situation encore plus marquée de ségrégation spatiale et par la politisation croissante des débats concernant l’immigration.

8 En finir avec les bidonvilles englobe ainsi l’essor et la chute de l’État-providence français, et met en évidence, depuis une perspective nouvelle, le rôle crucial de l’urbanisation concertée et de la production de logements de masse dans la France de l’après-guerre. Dans le récit qu’en trace l’ouvrage, la politique d’immigration, suivie dans ses tours et détours, dans les évolutions notables de son discours et de ses mesures, apparaît comme le principal moteur de l’histoire du bidonville. La migration du bidonville depuis le Maghreb jusqu’en France est considérée comme l’une des conséquences de l’immigration en nombre de travailleurs venus d’Algérie en métropole au milieu des années 1950, même si son expansion fut accélérée par la crise du logement que connaissait alors la France. En ce sens, l’ouvrage de Blanc-Chaléard ouvre le débat sur les domaines d’intersection entre urbanisme, logement, services sociaux, et gestion des populations immigrantes, qui font également l’objet des récents travaux de Choukri Hmed, Ed Naylor, Amelia Lyons et Miayao Nasiali9. Ces publications opposent toutefois un démenti à l’affirmation de Blanc-Chaléard pour qui le bidonville fut officiellement décolonisé en 1962, puisqu’elles mettent l’accent sur l’héritage et la continuité des politiques coloniales, du personnel administratif, et des cadres conceptuels dans la France d’après la guerre d’Algérie10. Un autre courant important de la littérature actuelle oriente le point de vue de l’urbain vers l’architectural, et de la banlieue parisienne vers Casablanca, où le bidonville est né.

Entre formel et informel

9 Dans l’ouvrage de Tom Avermaete et Maristella Casciato Casablanca / Chandigarh : bilans d’une modernisation et dans celui de Sascha Roesler Habitat marocain documents, le bidonville est moins le centre de l’intérêt qu’un fil d’Ariane contextuel. Les deux

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ouvrages accompagnaient des expositions conçues en partie pour présenter des archives personnelles d’architectes. Dans le cas de Casablanca / Chandigarh, la collaboration d’Avermaete et Casciato engage la réflexion sur les archives de Pierre Jeanneret, conservées au Canadian Center for Architecture, où l’exposition du même nom a ouvert ses portes en novembre 2013. Leur approche novatrice se livre à un jeu approfondi d’échanges entre les réflexions d’Avermaete sur Casablanca (objet d’un travail précédent consacré à l’architecture de l’ATBAT [Atelier des bâtisseurs]-Afrique et à l’agence Candilis-Josic-Woods) et les recherches de Casciato sur Chandigarh, qui permet d’ouvrir, en des terrains pourtant connus, de nouvelles perspectives11. L’ouvrage, comme l’exposition dont il est issu, met en regard des photographies d’époque et des documents d’aménagement urbain avec des photographies prises en mars 2013 par Yto Barrada (dans le cas de Casablanca) et Takashi Homma (dans celui de Chandigarh), auxquels se joignent des articles abordant les questions thématiques et le rôle des acteurs.

10 Habitat marocain documents est lui aussi associé à une exposition qui s’est tenue l’automne 2013, à l’Architekturforum de Zurich, en collaboration avec le gta (Institut d’histoire et de théorie de l’architecture) à l’ETH (Institut fédéral suisse de technologie), consacrée aux archives d’André Studer. Comme le suggère le titre, Roesler s’est plus particulièrement intéressé à la collaboration de Studer avec son compatriote Jean Hentch pour la construction à Casablanca d’un ensemble de logements destinés à des résidents marocains, commencée en 1954 et achevée en avril 1956, quelques semaines après que le Maroc eut officiellement proclamé son indépendance. Si Casablanca / Chandigarh enregistre les changements à travers le temps, en organisant une comparaison visuelle qui se déploie des plans originaux aux photographies récentes, Habitat marocain documents permet au visiteur ou au lecteur d’apprécier des séries plus nuancées de transformations, au cours des décennies successives, sur des intervalles à peu près réguliers de vingt ans, bien que les quatre dernières séries de photographies ayant été prises entre 2006 et 2012.

11 Les deux projets ont pour but de remettre en question les temporalités conventionnelles de l’histoire de l’architecture, en prenant en compte la façon dont les villes et leurs bâtiments sont transformés au cours du temps, notamment par leur occupation, et par les différentes adaptations qui en découlent. Dans le même mouvement, c’est le travail d’un architecte-urbaniste qui est chaque fois au centre du récit. Avermaete rattache sa contribution à l’œuvre de Michel Écochard, et Roesler à celle d’André Studer. Avermaete, en particulier, semble vouloir remettre en cause la compréhension qui a longtemps prévalu de l’Afrique du Nord française comme laboratoire décisif des expériences de l’architecture et de l’urbanisme modernes12. Écochard apparaît plus ici comme un type nouveau d’expert transnational d’avant- garde, qui s’illustre, selon Avermaete, par sa sensibilité aux politiques de décolonisation et par l’étendue de ses champs d’intervention à Casablanca et au-delà, des sites antiques de Syrie et de ses réalisations damascènes (à partir de 1932) à la Tennessee Valley Authority américaine (1946) et aux nouvelles universités de Karachi (1958) et d’Abidjan (1962-1978). Dans une même veine, Roesler présente André Studer comme une sorte d’architecte nomade et son architecture comme « déjà moderne et mondialisée » (ROESLER, 2016, p. 9). Dans les dialogues qu’elles établissent entre les interventions relevant purement du dessin ou du plan et l’évolution des bâtiments au

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cours du temps, les deux études sont structurées par les tensions négligées entre l’action de l’architecte et celle de l’habitant.

12 Ce qu’Avermaete a auparavant qualifié de glissement épistémologique de l’architecture vers l’ethnographie et le quotidien, évident à Casablanca au début des années 1950, détermine également les recherches de Roesler sur Studer13. C’est au travers de cette optique que le bidonville se détache, clairement, dans le cadre des projets d’habitat expérimentaux – un point de vue qu’évoque de façon frappante une photographie des bidonvilles des Carrières centrales prise par André Studer depuis un balcon de l’immeuble Sémiramis, création du bureau africain de l’ATBAT. Grâce aux travaux de Jean-Louis Cohen et de Monique Eleb, l’histoire de l’apparition du bidonville à Casablanca commence à être mieux connue, et notamment ses rapports avec les propositions d’urbanisme et les nouveaux types de logements réalisés par Écochard, ABAT-Afrique et d’autres, destinés à le remplacer14. Avermaete et Roesler orientent l’analyse dans une direction différente, affirmant que pour ces architectes, le bidonville représentait en lui-même un terrain de recherche, plus que la preuve criante d’une crise du logement à laquelle il fallait faire face. Pour Écochard et les architectes associés au GAMMA (Groupe d’architectes modernes marocains), tout comme pour Studer, le bidonville méritait qu’on s’y intéresse de près, au même titre que l’habitat indigène des zones rurales, pour ses qualités esthétiques et les éclairages qu’il peut fournir sur les pratiques culturelles d’habitation. Avermaete et Roesler se rejoignent pour penser que les recherches approfondies d’Écochard comme de Studer sur les cultures locales de la construction démontrent leur sensibilité culturelle. Ce tournant anthropologique de l’architecture et des politiques qu’il aurait induit mérite néanmoins qu’on y regarde de plus près, à la lumière notamment du rôle actif joué par l’ethnographie dans la mise en place et le maintien des institutions politiques de l’Algérie française et du Protectorat marocain15.

13 Avermaete s’intéresse plus particulièrement à la célèbre « trame Écochard » 8 × 8, qu’il qualifie de « tissu civique de la nouvelle Casablanca » (AVERMAETE et CASCIATO, 2014, p. 258). Écochard proposait une infrastructure permettant l’expansion à l’infini d’habitations basses dotées d’une cour, autorisant l’adaptation individuelle, dont l’ensemble fut souvent transformé, avec le temps, en un tissu urbain plus dense et vertical (AVERMAETE et CASCIATO, 2014, p. 277). De la même façon, Roesler célèbre la trame structurelle en béton de Studer, qui permet aux résidents d’adapter et de transformer leurs logements, quoiqu’il fasse remarquer que la forme tectonique conçue par l’architecte limite ces additions interstitielles et l’emporte sur elles16. Si les concepteurs répondaient aux logiques informelles telles qu’ils les avaient observées dans les bidonvilles, les cadres structurels qu’ils mettaient en place – prédéterminés par la logique dominatrice et intransigeante de la trame – semblaient garantir que l’intervention de l’architecte conserverait sa suprématie. Bien qu’Avermaete souligne l’ampleur des transformations effectuées par les habitants, le schéma d’Écochard demeure le catalyseur essentiel de la nouvelle Casablanca.

L’état de (non)guerre et le bidonville

14 À première vue, le livre de Samia Henni, Architecture of Counterrevolution: The French Army in Nothern Algeria, accorde assez peu d’attention au bidonville, qui ne constitue l’objet explicite que d’un seul des dix chapitres. L’étude de Henni, qui reprend sa thèse,

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obtenue en 2016 à l’ETH de Zurich, s’attache surtout au statut extrajuridiciaire propre à « cet état de non-guerre » (HENNI, 2017, p. 36) qui caractérise la longue guerre d’indépendance de l’Algérie et son extraordinaire violence17. Henni tient tout particulièrement à retracer l’étendue des ramifications territoriales, politiques, sociales, spatiales ou architecturales de la militarisation massive de l’Algérie française, telle qu’elle fut officiellement institutionnalisée avec la déclaration de l’état d’urgence, en avril 1955. En cours de route, l’étude de Henni apporte une compréhension aiguë de certains éléments de la formation socio-spatiale du bidonville, approche qui rejette toute glorification de l’inspiration ethnographique des architectes ou de la créativité expressive des résidents.

15 Le livre commence en questionnant les vérités toutes faites et l’amnésie historique au travers d’une documentation méticuleuse des déplacements forcés, considérés comme la clef de la stratégie militaire française après que le FLN a déclaré, en novembre 1954, la résistance armée au régime colonial (HENNI, 2017, p. 36). Le bidonville intervient assez tôt dans cette présentation, lorsque Henni fait remarquer que les « zones de pacification » (qui allaient devenir l’objectif de l’« action psychologique ») établies par les militaires, ainsi que les « zones interdites » (dans lesquelles ne devait plus subsister aucun être vivant) ont entraîné des migrations intérieures à grande échelle de la population algérienne. « En conséquence de quoi – selon Henni –, le nombre de bidonvilles a considérablement augmenté durant la guerre d’indépendance algérienne » (HENNI, 2017, p. 46-47), même si nombre de ces sites étaient apparus avant la guerre, lorsque d’anciens résidents ruraux étaient venus en ville à la recherche d’un emploi et de conditions de vie meilleures. En 1958, le plan Constantine a permis une vaste campagne contre le bidonville dans le but « d’éradiquer cette superfluidité qui n’était que trop apparente, ce surplus trop récent, cet excès trop évident » (HENNI, 2017, p. 117) – invocation de l’explication du bidonville par Frantz Fanon comme la quintessence de l’expression de la violence coloniale18.

16 Henni met au jour le puissant système de coordination des stratégies contre- révolutionnaires, qui ciblaient aussi bien les zones rurales que les bidonvilles et les villes dans toute l’Algérie, nourrissant des plans de surveillance massifs et interdépendants, des déplacements forcés, des évacuations et de nouvelles constructions, ces dernières souvent réalisées en recourant au travail forcé. Les sources archivistiques considérables mobilisées ici révèlent le rôle actif joué par l’armée, notamment par les officiers des SAS (sections administratives spéciales) et des SAU (sections administratives urbaines), dans la mise en place de nouveaux systèmes de contrôle et de surveillance des résidents des bidonvilles comme dans l’élaboration et l’exécution de vastes programmes de déplacement et de « recasement », conclusions qui rejoignent celles d’autres publications récentes s’intéressant à la militarisation du bidonville durant la guerre19. Comme le rappelle Henni, ces mêmes stratégies furent plus tard employées dans les bidonvilles des banlieues parisiennes, dont Nanterre, et c’est ici que son récit recoupe celui de Blanc-Chaléard, en y apportant un correctif convaincant. Si Blanc-Chaléard insiste sur les origines coloniales du bidonville, elle n’en affirme pas moins qu’il entreprit son propre processus de décolonisation après sa migration en France, de sorte que « la politique de résorption qui s’engage en 1964 s’est […] libérée de l’enjeu colonial » (BLANC-CHALÉARD, 2016, p. 205). Henni réfute admirablement ce type de séparation définitive entre territoire colonial et national en retraçant comment les politiques de l’État et les stratégies des militaires se sont

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déplacées, et avec quelle fluidité, entre l’Algérie et la France, exploitant l’état d’urgence pour transformer les bidonvilles en zone militarisées où les stratégies coordonnées pour leur élimination ont été soigneusement perfectionnées.

Les avenirs du bidonville

17 Qu’elles privilégient celui des autorités militaires ou civiles, des urbanistes ou des architectes, des municipalités ou des organismes de logement, ces quatre publications sont des histoires qui adoptent un point de vue surplombant. Les habitants du bidonville sont évoqués à maintes reprises, mais sans qu’on cherche véritablement à faire entendre leur voix, à quelques exceptions notables, notamment les longs entretiens oraux d’anciens résidents du bidonville des Pâquerettes, à Nanterre et dans la région de Oued Souf en Algérie, mentionnés par Blanc-Chaléard20. Avermaete et Casciato insistent sur la multiplicité formidable d’acteurs qui produisent la ville – non seulement les architectes et les urbanistes, mais aussi « les agences internationales, les responsables politiques, les sociologues, les entrepreneurs, les habitants, les maçons, les charpentiers, et bien d’autres encore » (AVERMAETE et CASCIATO, 2014, p. 13). Eux- mêmes pourtant accordent beaucoup plus d’importance, dans leur analyse, au point de vue des experts qu’à celui des ouvriers et des habitants. En outre, l’accent généralement porté sur la reconstitution des réponses à ces espaces urbains consacre l’attention relativement faible portée à la compréhension détaillée de ce qui a présidé, au départ, à la naissance de ces zones nommées « bidonvilles ». En conséquence de quoi le bidonville ne devient véritablement digne d’attention que lorsqu’il attire celle des responsables gouvernementaux, des officiers de l’armée, des fonctionnaires et des architectes.

18 À tous les niveaux, ces récents ouvrages présentent une riche iconographie, notamment photographique, des sites qualifiés de « bidonvilles ». La plus importante contribution d’Habitat marocain documents tient peut-être dans l’extraordinaire matériau reproduit issu des archives d’André Studer, dont le remarquable album réuni par sa femme Theres Studer sur leurs voyages à travers le Maroc21. De même Casablanca / Chandigarh met en lumière les collections de la photothèque de l’École nationale d’architecture de Rabat, tandis qu’En finir avec les bidonvilles présente de nombreuses et fort intéressantes photos de Nanterre, dont certaines prises par Monique Hervo. Curieusement, ces auteurs ne parviennent pas à prendre sérieusement en compte la question du rôle de ces images dans la représentation du bidonville et dans la façon dont celle-ci s’est figée. Si, comme le soutient Blanc-Chaléard, la nouvelle visibilité du bidonville le distingue de formes plus anciennes d’habitat précaire, alors les conditions qui ont permis ce mouvement d’apparition au regard et les représentations visuelles qui en ont conséquemment été tirées méritent qu’on s’y intéresse de plus près.

19 La lecture conjointe de ces quatre ouvrages permet de tracer des liens entre les territoires limités et les périodes déterminées par chacun d’eux. Tous quatre désignent de plus vastes réseaux de liens définissant les migrations du bidonville et les stratégies mises en place pour y répondre, notamment les réalisations architecturales qui l’ont remplacé. Les géographies circonscrites par chaque étude en limitent aussi la portée. Une cartographie sur une plus longue durée de ces mouvements et une étude comparative plus vaste sont sans aucun doute à l’ordre du jour, qui pourraient

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s’appuyer sur la perspicacité des observations de Blanc-Chaléard et particulièrement par Henni sur la continuité remarquable des personnels engagés dans la surveillance et la restructuration du bidonville tant au Maghreb qu’en France – une orientation de recherche qu’a d’ailleurs commencé d’emprunter Jim House22. Beaucoup de choses sont encore à dire sur les flux de matériaux exploités pour produire le bidonville, tout comme sur la migration – étonnamment peu abordée dans les recherches – des idées, des formes constructives et des politiques d’aménagement urbain au Maroc, en Algérie et en Tunisie ou sur la permanence et la résurgence de ces phénomènes et de ces débats, comme en témoigne, par exemple, la récente campagne « Villes sans bidonvilles » au Maroc.

NOTES

1. Les recherches de John F. C. Turner sur les corralones, ou bidonvilles, de Lima au Pérou, débutées dans les années 1960, réussissaient à attirer l’attention sur le phénomène urbain de plus en plus marquant d’un habitat construit par les habitants eux-mêmes. Voir par exemple John F. C. Turner, « Lima’s Barriadas and Corralones: Suburbs Versus Slums », dans Ekistics, vol. 19, no 112, mars 1965, p. 152-155 ; « The Squatter Revolution: Autonomous Urban Settlement and Social Change in Transitional Economies », manuscrit inédit, mars 1969 ; et Freedom to Build: Dweller Control of the Housing Process, New York, Macmillan, 1972. La littérature actuelle sur l’habitat informel est trop abondante pour une recension exhaustive ; mentionnons néanmoins les contributions décisives d’Ananya Roy et de Nezar Al Sayyad (dir.), Urban Informality: Transnational Perspectives from the Middle East, Latin America and South Asia, Lanham, Lexington Books, 2004 ; de Mike Davis, Planet of Slums, Londres, Verso, 2006 et d’Ann Bailey et al., The Global Encyclopedia of Informality, Londres, UCL Press, 2018, 2 vol. 2. Dans la première partie de son livre, Blanc-Chaléard se penche sur les relations entre les premiers habitats occasionnels illégaux, construits à Paris dans l’entre-deux-guerres, notamment dans la « zone », et les constructions similaires, plus tard qualifiées du terme spécifique de « bidonville ». Si l’histoire de l’habitat informel parisien est déjà ancienne, les dynamiques socio- spatiales spécifiques associées aux bidonvilles n’ont commencé à se constituer en France métropolitaine qu’au début des années 1950. 3. On doit l’expression à Jean Fourastié, qui la fait apparaître dans le titre de son ouvrage Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979. Quoique la période soit souvent définie par ses continuités, l’étude de Blanc-Chaléard s’inscrit dans les travaux qui ont récemment exhumé, au contraire, les « réalités hétérogènes » de ces trois décennies (BLANC- CHALÉARD, 2016, p. 9). Voir notamment Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après- guerre, Paris, La Découverte, 2013. 4. Parmi les publications de Marie-Claude Blanc-Chaléard, mentionnons Les Italiens dans l’Est parisien : une histoire d’intégration (années 1880-1960), Rome, École française de Rome, 2000 ; Histoire de l’immigration en France, Paris, La Découverte, 2001; Marie-Claude Blanc-Chaléard, Stéphane Dufoix et Patrick Weil (dir.), L’Étranger en question : migration, nationalité, intégration, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2005.

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5. Parmi les contributions les plus notables : Muriel Cohen, « Les Algériens des bidonvilles de Nanterre pendant la guerre d’Algérie : histoire et mémoire », mémoire de maîtrise, sous la direction de Marie-Claude Blanc-Chaléard, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2003 ; Muriel Cohen, « Des familles invisibles : politiques publiques et trajectoires résidentielles de l’immigration algérienne (1945-1985), thèse de doctorat, sous la direction d’Annie Fourcaut, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2013 ; Victor Collet, « Du bidonville à la cité. Les trois âges des luttes pro-immigrés : une sociohistoire à Nanterre (1957-2011) », thèse de doctorat, sous la direction d’Annie Collowald, université de Nantes, 2013 ; Cédric David, « La résorption des bidonvilles de Saint-Denis : un nœud dans l’histoire d’une ville et de “ses” immigrés, de la fin des années 1950 à 1970 », mémoire de maîtrise, sous la direction de Marie-Claude Blanc-Chaléard, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2002 ; Cédric David, « Logement social des immigrants et politiques municipales en banlieue ouvrière (Saint-Denis, 1944-1995) », thèse de doctorat, sous la direction de Marie-Claude Blanc-Chaléard, université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, 2016. 6. À Casablanca, Robert Montagne réunit une véritable armée de sociologues rattachés à l’administration du Protectorat, qui publient de nombreuses études sur les bidonvilles. Parmi les contributions les plus remarquables, celles de Robert Montagne, Naissance du prolétariat marocain : Enquête collective, 1948-1950, Paris, Peyronnet, 1952 ; de Pierre Mas, « L’urbanisation actuelle du Maroc : Les bidonvilles », dans La Vie urbaine, no 61 (1961), p. 185-221 ; et d’André Adam, Casablanca : essai sur la transformation de la société marocaine au contact de l’Occident, Paris, Éditions du CNRS, 1972, 2 vol. Les études les plus notables consacrées à Alger sont, entre autres, celles de Jean Pelletier, Alger, 1955 : essai d’une géographie sociale, Paris, Les Belles Lettres, 1959 et de Robert Descloîtres, Jean-Claude Reverdy et Claudine Descloîtres, L’Algérie des bidonvilles. Le Tiers Monde dans la cité, Paris, Mouton, 1961. L’étude de Pelletier a récemment été rééditée : Jean Pelletier, Alger 1955 : essai d’une géographie sociale, avec un commentaire critique de Rachid Sidi Boumedine, Alger, Éditions Apic, 2015. 7. Monique Hervo et Marie Ange Charras, Bidonvilles : l’enlisement, Paris, Maspéro, 1971 ; Monique Hervo, Chroniques du bidonville : Nanterre en guerre d’Algérie, 1959-1962, Paris, Seuil, 2001 ; Brahim Benaïcha, Vivre au paradis : d’un oasis à un bidonville, Paris, Desclée de Brouwer, 1992, ayant plus tard donné naissance au film du même nom, réalisé par Bourlem Guerdjou en 1999 ; et Abdelmalek Sayad, Nanterre algérien, terre de bidonvilles, Paris, Éditions Autrement, 1996. 8. La surveillance assidue des bidonvilles de Nanterre fait l’objet d’une étude approfondie dans l’ouvrage de Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961: Algerians, State Terror, and Post-Colonial Memories, Oxford, Oxford University Press, 2006. 9. Choukri Hmed, « L’Encadrement des étrangers “ isolés ” par le logement social (1950-1980). Éléments pour une socio-histoire du travail des street-level bureaucrats », dans Genèses, no 72, 2008 (3), p. 63-81 ; Ed Naylor, « The Politics of a Presence: Algerians in Marseille from Independence to “ Immigration Sauvage ” (1962-1974) », thèse de doctorat, Londres, université de Londres, 2011 ; Amelia H. Lyons, The Civilizing Mission in the Metropole: Algerian Families and the French Welfare State during Decolonization, Stanford, Stanford University Press, 2013 ; et Minayo Nasiali, Native to the Republic: Empire, Social Citizenship, and Everyday Life in Marseille since 1945, Ithaca, Cornell University Press, 2016. 10. À cet égard, voir aussi House et MacMaster, 2006, cité n. 8. 11. Tom Avermaete, Another Modern: The Post-War Architecture and Urbanism of Candilis-Josic-Woods, Rotterdam, Nai Publishers, 2005 ; Tom Avermaete, Serhat Karakayali et Marion von Osten (dir.), Colonial Modern, Londres, Black Dog Publishing, 2010. 12. Si la littérature sur le sujet est trop vaste pour figurer toute ici, mentionnons, parmi les principales contributions, François Béguin, Arabisances, décor architectural et tracé urbain en Afrique du Nord, 1830-1960, Paris, Dunod, 1983 ; Gwendolyn Wright, The Politics of Design in French Colonial Urbanism, Chicago, University of Chicago Press, 1991 ; Zeynep Çelik, Urban Forms and Colonial Confrontations: Algiers under French Rule, Berkeley, University of California Press, 1997 ; Jean-Louis

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Cohen et Monique Eleb, Casablanca : mythes et figures d’une aventure urbaine, Paris, Éditions Hazan / Éditions Belvisi, 1998 ; et Jean-Louis Cohen, Nabila Oulebsir, Youcef Kanoun (dir.), Alger : Paysage urbain et architecture, 1800-2000, Paris, Éditions de l’Imprimeur, 2003. 13. Avermaete, 2005, cité n. 11, p. 75 ; Tom Avermaete, « Nomadic Experts and Travelling Perspectives: Colonial Modernity and the Epistemological Shift in Modern Architecture », dans Avermaete, Karakayli, et von Osten, 2010, cité n. 11, p. 131-149. 14. Cohen et Eleb, 1998, cité n. 12, p. 220-224. 15. Edmund Burke III, The Ethnographic State: France and the Invention of Moroccan Islam, Berkeley, University of California Press, 2014. Le regard posé par Écochard, par les architectes du GAMMA et par Studer sur le bidonville de Casablanca pourrait être utilement confronté à l’étude du bidonville de Mahieddine à Alger par les architectes du CIAM-Alger, notamment Pierre-André Emery, Louis Miquel et Roland Simounet. Voir Zeynep Çelik, « Learning from the bidonville: CIAM looks at Algiers », dans Harvard Design Magazine, no 18, 2003, p. 71-74 ; et Sheila Crane, « The Shantytown in Algiers and the Colonization of Everyday Life », dans Kenny Cupers (dir.), Use Matters: An Alternative History of Architecture, Londres, Routledge, 2013, p. 111-127. 16. Comme l’expliquait lui-même André Studer, il voulait dessiner une « ossature dominante […] dans le cadre de laquelle peuvent s’exprimer les envies et les besoins de la vie » (André Studer « Habitat marocain », dans Forum, no 5, 1962, p. 205, cité dans ROESLER, 2016, p. 133. Studer note aussi que les éléments de béton de l’« habitat marocain » étaient coulés sur place et que les matériaux des coffrages, du fait de leur rareté, étaient réutilisés jusqu’à leur désintégration (ROESLER, 2016, p. 24). Ces observations laissent entendre que les processus matériels du bidonville peuvent avoir joué sur la logique de l’architecture formelle plus profondément qu’on ne l’imagine. 17. Il n’est pas inutile de rappeler que Philip Ursprung a été le directeur de thèse de Samia Henni, Tom Avermaete et Jean-Louis Cohen faisant partie du jury. 18. Voir Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Éditions Maspero, 1961. 19. Sheila Crane, « Housing as Battleground: Targeting the City in the Battles of Algiers », dans City and Society, no 29, vol. 1, 2017, p. 187-212 ; et Neil MacMaster, « Shantytown Republics: Algerian Migrants and the Culture of Space in the Bidonvilles », dans Hafid Gafaïti, Patricia Lorcin et David G. Troyanski (dir.), Transnational Spaces and Identities in the Francophone World, Lincoln, University of Nebraska Press, 2009. 20. Cette remarquable étude de terrain d’histoire orale, dirigée par Rosa Olmos, avec la participation de Marie-Claude Blanc-Chaléard, de Muriel Cohen et d’Aïssa Kadri, fut réalisée de 2010 à 2013 ; les entretiens sont désormais disponibles à la Bibliothèque de documentation internationale (BDIC). Voir aussi Marie-Claude Blanc-Chaléard, « Migrations, histoire, territoire : les migrants de Souf à Nanterre au miroir du Nogent des Italiens », dans Marie-Claude Blanc- Chaléard, Anne Dulphy, Caroline Douki et al. (dir.), D’Italie et d’ailleurs : Mélanges en l’honneur de Pierre Milza, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 93-105. 21. Si nous savons que Theres Studer, qui était elle-même designeuse, accompagna André dans ses voyages à travers le Maroc, et si c’est elle qui semble avoir rassemblé la documentation photographique des sites qu’ils avaient visités et pris les notes durant ces voyages, son rôle dans le projet Habitat marocain n’est pas clairement établi dans le récit qu’en donne Roesler. 22. Jim House, « Double présence. Migrations, liens ville-campagne et luttes pour l’indépendance à Alger, Casablanca, Hanoï et Saïgon », dans Monde(s). Histoire, espaces, relations, no 12, 2017, p. 95-120 ; Jim House, « Shantytowns in the City: Algiers and Casablanca as a (Post)Colonial Archive », dans Francosphères, vol. 3, no 1, 2014, p. 43-62 ; et du même auteur, « Shanty-towns and the Disruption of the Colonial Urban Order in Algiers and Casablanca », dans H. Adlai Murdoch et Zsuzsanna Fagyal (dir.), Francophone Cultures and Geographies of Identity, Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2013, p. 198-215. De nouveaux travaux sur le bidonville, considéré depuis Casablanca et Alger, méritent aussi d’être mentionnés : Najib Taki, Djuānib min

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dhākirat Karyān sentrāl – al-hay al-Muhammadi bi Dar al-Bayda’ fi-al Qarn al-’shrīn: Muhāwala fi- atawthīq, Casablanca, Casamémoire, 2012 ; et Rachid Sidi Boumedine, Bétonvilles contre bidonvilles, Alger, Apic, 2017.

RÉSUMÉS

On observe, ces dernières années, une éclosion de publications consacrées à l’histoire et à la politique de l’espace qu’ont marquées les bidonvilles, terme probablement employé pour la première fois à la fin des années 1920 à Casablanca pour décrire une agglomération en croissance rapide d’habitats de fortune construits par des migrants récemment arrivés des campagnes à la ville. Au cours des décennies qui suivirent, ce terme fut repris pour désigner des développements similaires dans d’autres villes du Maghreb et, au milieu des années 1950, en métropole. Comme le suggèrent les quatre ouvrages analysés ici, des historiens de la ville et de l’architecture ont commencé à s’intéresser de plus près à la trajectoire particulière du bidonville, soit du point de vue de l’histoire urbaine – en mettant l’accent sur les institutions, sur les structures politiques et sur les politiques de la ville (BLANC-CHALÉARD, 2016) –, soit de celui de l’histoire de l’architecture – privilégiant les plans d’architectes pour de nouveaux aménagements urbains et la construction de logements destinés à remplacer les bidonvilles (AVERMATE ET CASCIATO, 2014 ; ROESLER, 2016). Dans Architecture and Counterrevolution, Samia Henni ouvre une sorte de troisième voie, puisqu’elle relie l’analyse des politiques institutionnelles et des projets à grande échelle de restructuration territoriale à l’étude de projets de construction remarquables.

The past several years have witnessed an outpouring of publications examining the history and spatial politics of the bidonville, a term first coined in Casablanca in the late 1920s to describe a rapidly growing agglomeration of self-built dwellings erected by recent rural migrants to the city. In the decades that followed, this term was used in reference to similar developments in cities across the Maghrib and, by the mid-1950s, to sites across the métropole. As the four books under consideration here suggest, urban historians and architectural historians have begun to examine the bidonville more closely, either from the vantage point of urban history – focused on institutions, political structures, and policies (CHALÉARD, 2016) – or from that of architectural history – privileging architects’ designs for new urban plans and housing developments intended to replace the bidonville ( AVERMATE ET CASCIATO, 2014 ; ROESLER, 2016). In Architecture of Counterrevolution, Samia Henni offers something of a third path, as she moves between the analysis of institutional policies and large-scale projects of territorial restructuring to pointed consideration of exemplary building projects.

Literatur über die Geschichte und Politik des Slums ist in den letzten Jahren stark gewachsen. Der Begriff wurde wahrscheinlich zum ersten Mal in den späten 1920er Jahren in Casablanca verwendet, um eine schnell wachsende Siedlung von Notunterkünften zu beschreiben, die in der Stadt von den jüngsten Landflüchtlingen gebaut wurde. In den folgenden Jahrzehnten wurde dieser Begriff verwendet, um ähnliche Entwicklungen in anderen Maghreb-Städten und Mitte der 1950er Jahre im kontinentalen Frankreich zu bezeichnen. Wie die vier hier besprochenen Publikationen zeigen, haben Stadt- und Architekturhistoriker begonnen, sich mit der besonderen Entwicklung des Slums auseinanderzusetzen, entweder aus der Perspektive der Stadtgeschichte (mit einem Schwerpunkt auf Institutionen, politische Strukturen und Stadtplanung; BLANC-

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CHALÉARD, 2016), oder aus einer architekturgeschichtliche Sicht (mit Architektenplänen für neue Stadtgestaltung und Wohnungsbau, die Slums ersetzen sollten; AVERMATE ET CASCIATO, 2014; ROESLER, 2016). Mit Architecture and Counterrevolution eröffnet Samia Henni eine Art dritten Weg, da sie die Analyse institutioneller Politiken und großer territorialer Umstrukturierungsprojekte mit der Untersuchung bemerkenswerter Bauprojekte verbindet.

Negli ultimi anni, è possibile osservare una crescita delle pubblicazioni dedicate alla storia e alla politica dello spazio segnato dalle bidonville, un termine probabilmente impiegato per la prima volta alla fine degli anni ’20 a Casablanca per descrivere un agglomerato in rapida espansione costituito da abitazioni di fortuna costruite da migranti recentemente arrivati dalle campagne. Nel corso dei decenni che seguirono, questo termine fu ripreso per designare degli sviluppi simili in altre città del Maghreb e, alla metà degli anni ’50, in metropoli. Come suggerito dalle quattro opere qui analizzate, alcuni storici della città e dell’architettura hanno cominciato a interessarsi da vicino alla traiettoria particolare della bidonville, tanto dal punto di vista della storia urbana – mettendo l’accento sulle istituzioni, sulle strutture e sulle politiche della città (BLANC- CHALEARD, 2016) –, sia da quello della storia dell’architettura – privilegiando i piani di architetti per delle nuove soluzioni urbane e per la costruzione di alloggi destinati a rimpiazzare le bidonville (AVERMATE e CASCIATO, 2014; ROESLER, 2016). In Architecture and Counterrevolution, Samia Henni apre una sorta di terza via, poiché collega l’analisi delle politiche istituzionali e dei progetti su larga scala di ristrutturazione territoriale allo studio di notevoli progetti di costruzione.

Se observa, estos últimos años, una eclosión de publicaciones consagradas a la historia y la política del espacio determinadas por los bidonvilles (barriadas), término probablemente utilizado por la primera vez a finales de los años 1920 en Casablanca para describir una aglomeración con un crecimiento rápido de casas improvisadas construidas por migrantes recién llegados del campo. En el curso de las décadas siguientes, este término fue retomado para designar desarrollos similares en otras ciudades del Magreb y, a mediados de los años 1950, en la metrópolis. Como lo sugieren las cuatro obras analizadas aquí, los historiadores de la ciudad y de la arquitectura comenzaron a interesarse en profundidad de la trayectoria particular del bidonville, ya sea desde el punto de vista de la historia urbana – poniendo el acento en las instituciones, las estructuras políticas y las políticas de la ciudad (BLANC-CHALÉARD, 2016) –, ya sea desde la historia de la arquitectura – privilegiando los planos de arquitectos para nuevos reordenamientos urbanos y la construcción de vivienda destinada a remplazar los bidonvilles (AVERMATE y CASCIATO, 2014 ; ROESLER, 2016). En Architecture and Counterrevolution, Samia Henni abre una suerte de tercera vía, dado que ella relaciona el análisis de las políticas institucionales y de los proyectos a gran escala de reestructuración territorial al estudio de proyectos de construcción remarcables.

INDEX

Mots-clés : architecture, bidonville, urbanisme, politique urbaine, décolonisation, immigration, crise du logement, ville Parole chiave : architettura, urbanismo, politica urbana, decolonizzazione, immigrazione, crisi dell'alloggio, città Keywords : architecture, slum, urbanism, urban policy, immigration, decolonization, housing crisis, city Index géographique : France, Algérie, Maghreb Index chronologique : 1900

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AUTEURS

SHEILA CRANE

University of Virginia scrane[at]virginia.edu

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L’art, valeur refuge Art, a Safe Investment Kunst: eine sichere Anlage L’arte, valore rifugio El arte, valor refugio

Séverine Sofio

RÉFÉRENCE

BOLTANSKI, ESQUERRE, 2017 : Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard (NRF Essais), 2017, 672 p. SCHULTHEIS, SINGLE, KÖFELER et al., 2016 : Franz Schultheis, Erwin Single, Raphaela Köfeler, Thomas Mazzurana, Art Unlimited? Dynamics and Paradoxes of a Globalizing Art World, Bielefeld, Transcript Verlag (Cultures of Society, 20), 2016, 264 p. [en ligne, URL : http://www.transcript-verlag.de/978-3-8376-3296-5/art-unlimited/].

1 Pour les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, le capitalisme dans les sociétés occidentales est entré dans un nouvel âge : celui de la revalorisation – « l’enrichissement » – de choses, issues du passé ou non, produites industriellement ou non, mais dont le point commun est d’être accompagnées d’un récit qui les érige au statut de choses exceptionnelles (vintage, historiques, de collection, uniques, etc.), rares et chères, accessibles aux plus privilégiés, voire dont la possession détermine aujourd’hui l’appartenance aux fractions privilégiées de la société. Contrairement aux objets issus de la production industrielle – objets standardisés, qui ne sont valorisés que pour leurs qualités techniques et qui sont produits pour répondre à un besoin (quitte à ce que ce besoin soit créé par la publicité, ce qui est le propre d’une société de consommation) – les choses « enrichies » ne répondent à aucun besoin spécifique, sinon sans doute celui de se distinguer. Surtout, leur valeur est entièrement déterminée par la sélection et le soin dont elles sont l’objet, c’est-à-dire (pour le dire vite) par le discours qui les fait exister en tant que survivances de l’Histoire, relevant du

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patrimoine et/ou du terroir et justifiant ainsi à la fois leur caractère unique, donc irremplaçable, l’obligation morale de les conserver et leur prix élevé.

2 Pour les auteurs, cette nouvelle tendance a pénétré, au cours des trois ou quatre dernières décennies, tous les secteurs de l’économie de marché, ou, pour le dire autrement, le capitalisme s’est étendu à des domaines jusqu’alors relativement préservés par la marchandisation, comme l’art, l’histoire ou le patrimoine – au point de supplanter définitivement (ou d’être en passe de le faire) la production industrielle comme source principale de profits. L’économie de l’enrichissement, en effet, prend concrètement de multiples formes, depuis le développement du tourisme, jusqu’à la gentrification des centres-villes, en passant par la patrimonialisation tous azimuts, le dynamisme de l’industrie du luxe, du marché de l’art ou de l’artisanat d’art, l’augmentation du nombre des musées, la promotion d’un certain « art de vivre » (via nombre de publications, où les publicités pour des objets de luxe côtoient des articles sur les dernières expositions ou des interviews de créateurs – grands couturiers, chefs cuisiniers…), etc.

3 L’économie de l’enrichissement a pour objectif d’enrichir – des objets, certes, mais aussi des personnes puisqu’elle s’adresse avant tout aux plus riches et, en cela, contribue à les enrichir davantage. En effet, si les objets enrichis ont une grande valeur sur le plan matériel, comme on l’a vu, ils ont également (et c’est là leur spécificité) une grande valeur sur le plan symbolique, dans la mesure où posséder des objets enrichis (acquérir une œuvre d’art par exemple, ou manger dans un restaurant gastronomique) enrichit aussi sur le plan moral, intellectuel ou esthétique, en rendant plus admirable, plus intéressant, et en dénotant culture et bon goût. Grâce aux récits qui font de chaque objet possédé une pièce exceptionnelle dans l’histoire de laquelle ils s’insèrent, « les riches » – démontrent Boltanski et Esquerre – sont donc (d’autant plus) riches sur tous les plans.

4 Ce déplacement du capitalisme vers l’économie de l’enrichissement a plusieurs conséquences, dont les auteurs expliquent qu’il est difficile de rendre compte précisément tant cette mutation à la fois économique et sociale est ignorée, dans son ampleur et sa globalité, par les études statistiques. Les deux sociologues identifient néanmoins certains des effets de l’économie de l’enrichissement, en développant quelques études de cas : la valorisation d’identités locales fabriquées plus ou moins récemment, qui a un impact sur les paysages, l’économie et la morphologie sociale de toute une région (un chapitre passionnant est consacré aux transformations de la commune de Laguiole depuis les années 1960) ; une possible redéfinition de la stratification sociale à l’échelle nationale par le creusement des inégalités, la concentration du capital et la résurgence de la figure du rentier (les plus riches devenant toujours plus riches, au détriment de tous les autres, ce en quoi les auteurs rejoignent les conclusions de l’économiste Thomas Picketty1) ; l’explosion de la population des « travailleurs de l’enrichissement », intellectuels précaires et professionnels de la culture, dont le travail consiste à créer, conserver ou vendre des objets « enrichis » en élaborant ou en entretenant les discours autour de ces objets, désormais imprégnés de storytelling.

5 Le dernier élément sur lequel insistent Boltanski et Esquerre est l’implication directe – et sous-estimée, selon les auteurs – de l’État dans la mise en place de l’économie de l’enrichissement au début des années 1980 : la mise en valeur du passé apparaissait alors, en effet, comme un moyen de compenser le déclin industriel de la France. Sous

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l’action de Jack Lang, les deux sociologues montrent ainsi le renversement opéré par rapport à la politique de Malraux : alors que les appels à réconcilier économie et culture font progressivement passer de la « démocratisation de la culture » à la « démocratisation culturelle », la mise en valeur du patrimoine, désormais perçue comme une condition de possibilité du futur et comme une valeur « de gauche », est au fondement des nouvelles politiques d’aménagement du territoire ou de soutien au secteur associatif dans le domaine culturel (BOLTANSKI, ESQUERRE, 2017, p. 77-83). Dans un second temps, toutefois, sont venus se greffer des intérêts privés à ces initiatives de l’État, « quand des perspectives de profit ont suscité une croissance des investissements dans le luxe, le patrimoine, le tourisme, l’art, la culture, etc., domaines où la rentabilité des capitaux privés semblait d’autant moins risquée qu’ils étaient supportés […] par les pouvoirs publics » (BOLTANSKI, ESQUERRE, 2017, p. 89). L’intensification des relations entre le public et le privé dans ces secteurs est alors à l’origine des « industries culturelles », tandis que, dans le domaine patrimonial en particulier, les mesures impulsées par l’État rencontrent les intérêts des élites, qui ont largement bénéficié des allègements fiscaux et des subventions, les auteurs rappelant qu’en France 49,57% du patrimoine protégé est privé.

6 Abordant de multiples thèmes et porteur d’une thèse originale, ce livre se réclame explicitement d’une sociologie ambitieuse, nourrie d’interdisciplinarité qui disputerait à l’économie et à l’histoire, respectivement, la réflexion sur la notion de prix, et l’étude du capitalisme depuis le XVIIIe siècle2.

7 Sur le premier point, Boltanski et Esquerre proposent effectivement une longue discussion (assez aride, disons-le, pour un lectorat néophyte sur ces questions) prenant à rebours la tradition économique. Depuis Marx, en effet, la valeur est perçue comme une propriété intrinsèque de l’objet, et le prix est ainsi considéré comme le résultat, variable et plus ou moins indexé sur la valeur, des rapports de force sur le marché. Or, Boltanski et Esquerre soutiennent, quant à eux, que seul le prix est réel, la valeur variant selon le contexte d’évaluation. En effet, celle-ci, loin d’être figée, est le résultat d’un « processus de valorisation », et relève donc davantage de l’événement que du fait : c’est pourquoi la valeur est placée non en amont du prix, mais en aval, car elle n’est mobilisée que pour justifier (ou critiquer) le prix3 ( BOLTANSKI, ESQUERRE, 2017, p. 143).

8 Sur le second point, en revanche, la volonté – louable – des deux sociologues de replacer l’émergence de l’économie de l’enrichissement dans le temps long s’avère bien moins convaincante. Boltanski et Esquerre font en effet l’hypothèse intéressante que la mise en place de l’économie de l’enrichissement en ce tournant du XXIe siècle est comparable aux mutations de la première révolution industrielle (BOLTANSKI, ESQUERRE, 2017, p. 72-73). Malheureusement, leurs tentatives d’analyse diachronique (autour du phénomène de la collection, notamment) ne sont qu’esquissées, faute d’une réelle maîtrise de l’histoire du marché de l’art aux XVIIIe et XIXe siècles4 ou de la notion de patrimoine5. Cette méconnaissance conduit les auteurs à voir beaucoup d’innovations au XXe siècle là où il y a, en fait, maintes continuités : on ne peut, dès lors, que se demander si les phénomènes décrits tout au long de l’ouvrage sont, finalement, si neufs que cela.

9 Si l’on s’attache au caractère programmatique de ce livre, qui appelle bien d’autres études pour confirmer ou infirmer ses propositions, Enrichissement présente un certain intérêt, ne serait-ce que parce que Boltanski et Esquerre y mènent une démarche qui

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serait inverse de celle qu’on attribue souvent aux sociologues : loin de « désacraliser » les œuvres d’art en les considérant comme n’importe quelle autre marchandise, ils considèrent toutes les choses « enrichies » comme des œuvres d’art, dans l’idée que l’économie de l’enrichissement aurait fait de l’économie capitaliste une sorte de vaste marché de l’art. La thèse proposée reste originale et intéressante, même si elle pâtit de quelques longueurs, d’un raisonnement frisant parfois l’abscons, d’une validation empirique qui reste à faire et d’une perspective historique malheureusement vite expédiée.

10 Apparemment bien plus modeste dans son ambition, et pourtant aussi (sinon plus) fondamental dans son analyse des transformations contemporaines du marché de l’art à l’ère du capitalisme néolibéral, Art Unlimited? Dynamics and Paradoxes of a Globalizing Art World est un ouvrage collectif paru sous la plume de deux sociologues (Franz Schultheis, Thomas Mazzurana), d’une spécialiste de commerce international (Raphaela Köfeler) et d’un journaliste (Erwin Single). Synthétique (moins de 300 pages) et facile d’accès, Art Unlimited ? s’impose comme une étude empirique tout à fait passionnante autour de la mondialisation et de ses effets concrets sur les pratiques et les représentations collectives. Dans cette perspective, les quatre auteurs se penchent plus particulièrement sur le cas du marché de l’art contemporain chinois, en présentant les conclusions de leur enquête collective et d’une campagne d’entretiens (dont une sélection est proposée à la lecture) auprès d’une soixantaine d’acteurs du marché de l’art en Chine, en Europe et aux États-Unis. L’enquête menée prend en effet pour point de départ la création de deux « filiales » de Art Basel. La célèbre foire internationale d’art contemporain de Bâle, qui avait fondé Art Basel Miami en 2002, a, en effet, créé une nouvelle succursale en 2013 : Art Basel Hong Kong, pour étendre son influence hors de l’espace « occidental ».

11 Il se trouve que, cette année-là justement, la Chine a officiellement dépassé les États- Unis comme espace le plus dynamique du marché de l’art mondial, totalisant 30% des échanges dans ce secteur, après avoir connu une croissance de 177% en 2010, puis 64% en 2011. Ce succès fut cependant de courte durée : la part de la Chine sur le marché de l’art international est retombée à 22% dès 2014, avec pour conséquence un effondrement des prix illustrant l’instabilité de ce tout jeune marché (SCHULTHEIS, SINGLE, KÖFELER et al., 2016, p. 24). Pourtant la conviction que le marché de l’art chinois est en croissance permanente, et s’impose comme l’avenir du marché de l’art mondial, reste quasi-unanimement partagée. Ainsi certains galeristes occidentaux, qui perdent actuellement de l’argent en Chine, justifient-ils ces pertes financières par la nécessité d’être parmi les premiers présents sur ce marché et garantir ainsi leurs profits futurs.

12 Les quatre auteurs rappellent également qu’il n’existe pas d’unité socio-culturelle « Asie » : ceci est au fondement de plusieurs malentendus entre acteurs européens et chinois sur le marché de l’art, les premiers percevant l’art contemporain chinois comme un territoire vierge dont les trésors (les artistes) seraient à découvrir, tandis que les seconds y voient avant tout un ensemble riche et varié de productions localement reconnues dont la circulation doit être organisée. De même, ces particularités régionales, dont les Occidentaux n’ont que très peu conscience, se nourrissent du développement d’un goût international pour l’art contemporain, celui- ci devenant un « réservoir symbolique pour l’expression d’un sentiment national », et ce alors même que – autre malentendu – les œuvres chinoises contemporaines sont systématiquement interprétées par les Occidentaux comme des manifestations de la

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liberté opprimée par un système autoritaire (SCHULTHEIS, SINGLE, KÖFELER et al., 2016, p. 240-242).

13 Le développement du marché de l’art contemporain chinois était embryonnaire au milieu des années 1990 et date essentiellement des années 2000, ce qui en fait un monde extrêmement récent dont l’expansion, extraordinairement rapide, se caractérise jusqu’à très récemment par une hégémonie des acteurs du marché de l’art états-uniens et européens, qui détiennent non seulement le quasi-monopole des instances de commerce et de diffusion de l’art en Chine, mais aussi le monopole du discours sur les œuvres et les artistes. Les auteurs évoquent néanmoins quelques timides signes annonciateurs de changements à cet égard.

14 Le marché de l’art contemporain chinois, même s’il a été promu par des acteurs occidentaux, présente des caractères tout à fait singuliers, liés à deux phénomènes : d’une part, à la domination absolue des maisons de vente dans la promotion et le commerce des œuvres, y compris sur le premier marché6 ; et d’autre part, à la quasi- absence d’instances de consécration locales (galeries, musées, fondations, académies, etc.), de personnels spécialisés (commissaires d’exposition, conservateurs, critiques, etc.) ou même d’un public qui serait à la fois intéressé et suffisamment informé, en dehors des élites déjà acculturées aux valeurs occidentales.

15 Les auteurs pointent d’ailleurs que le développement de l’art contemporain a été si rapide qu’il n’existe même pas encore, localement, de consensus historique à son propos. Parce que son émergence a été soudaine, étroitement liée à la croissance économique et à l’investissement d’acteurs privés occidentaux qui ont importé en Chine leurs grilles de lecture en plus de leurs capitaux, la catégorie « art contemporain chinois » est encore extrêmement artificielle : il n’existe d’ailleurs pas de champ de l’art contemporain chinois, dans le sens que Pierre Bourdieu donne à ce terme – c’est-à-dire un espace de positions qui sont le fruit d’une histoire « sédimentée » dans des institutions, des principes, des pratiques et des discours. Cette situation « renversée » (turned upside down) fait tout l’intérêt du cas chinois pour les sociologues de l’art, puisqu’il présente un marché économiquement dynamique, mais sans champ, sans profondeur historique.

16 Art Unlimited? se révèle ainsi une entreprise salutaire de décillement et de rupture avec l’ethnocentrisme, appliquée à l’étude des marchés de l’art internationalisés. À travers les extraits d’entretien et les études de cas proposés, l’ouvrage montre combien la « mondialisation » est d’abord synonyme d’hégémonie occidentale, mais il évoque aussi les multiples reconfigurations locales provoquées par ce mouvement d’imposition de principes et de valeurs exogènes. En cela, cette enquête collective est à rapprocher des nombreux et passionnants travaux qui se développent ces dernières années en sociologie ou en histoire de l’art autour des marchés de l’art « non-occidentaux7 », ou des programmes de recherche ayant pour but de mettre au jour l’histoire de ces marchés en les replaçant dans le temps long (à travers, par exemple, le relevé systématique, depuis le XVIIIe siècle, des expositions qui y eurent lieu, ou des revues culturelles qui y parurent, comme le proposent respectivement la base de données Artlas8 et le projet Global Art Prospective9 de l’Institut national d’histoire de l’art [INHA], pour ne citer que ces deux programmes).

17 Ajoutons, pour finir, que Art Unlimited?, qui est illustré d’un très bel ensemble de photographies de lieux d’exposition en Chine, a été publié en Creative Commons sous

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l’égide du Fonds National Suisse de la recherche scientifique : on peut donc le trouver en accès libre sur le net.

NOTES

1. Thomas Picketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013. 2. On ne reviendra cependant pas ici sur les réserves, qui ont été fort bien exprimées ailleurs (voir Thibault Le Texier, « Le capital par le petit bout de la lorgnette », dans Revue française de science politique, no 2017/3, vol. 67, p. 547-553 ; Quentin Ravelli, « L’économie de l’enrichissement : nouveau stade du capitalisme ou illusion d’optique ? Pistes de réflexion pour la critique de la marchandise », dans Revue de la régulation, no 22 [en ligne, URL : http://journals.openedition.org/ regulation/12454 (consulté le 23 février 2018)] et que nous partageons, à propos de la propension de Boltanski et Esquerre à faire de quelques cas des généralités, sans réelles preuves statistiques ou empiriques de leur représentativité ; ou à propos de l’usage systématique – d’autant plus surprenant sous la plume de sociologues aussi expérimentés – de la locution « les riches » qui, utilisée pour qualifier des populations socialement très diverses (de l’amateur de couteaux Laguiole aux grands patrons des multinationales du luxe…), contribue à renforcer une certaine impression de flou argumentaire. 3. Le discours de justification de la valeur de chaque objet peut alors prendre quatre formes différentes, selon le rapport de cet objet au temps (ce que les auteurs appellent sa « puissance marchande » – positive si l’objet prend de la valeur avec le temps, négative s’il en perd) et selon l’axe argumentaire choisi pour décrire l’objet (qu’il soit « analytique », c’est-à-dire fondé sur les caractéristiques propres de l’objet, ou « narratif », lorsqu’il s’agit d’abord d’ancrer l’objet dans la petite ou la grande histoire). Ces quatre formes, obéissant à des logiques spécifiques, sont la forme « standard » (l’objet paradigmatique concerné par ce type de mise en valeur serait un objet industriel à forte composante technique), la forme « tendance » (l’objet paradigmatique serait ici un vêtement de mode ou un meuble design), la forme « actif » (l’objet paradigmatique serait un bien immobilier dans un quartier prisé) et la forme « collection » (l’objet paradigmatique serait une œuvre d’art ou une montre de collection). 4. Les auteurs avancent par exemple que l’investissement dans l’art contemporain avant le XXe siècle était avant tout « d’ordre privé » (p. 54), c’est-à-dire qu’il ne donnait pas lieu à de la spéculation financière, ce que nombre d’historiens de l’art des XVIIIe et XIXe siècles ont infirmé depuis longtemps (voir par exemple, pour le XVIIIe siècle, Patrick Michel, « Le tableau de maître : un objet de luxe dans la France du XVIIIe siècle ? » dans Stéphane Castelluccio (dir.) Le commerce du luxe à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles. Échanges nationaux et internationaux, actes du colloque (Paris, centre André Chastel, 2006), Bern, Peter Lang, 2009, p. 73-95 ; ou pour la première moitié du XIXe siècle, Marie-Claude Chaudonneret, « Collectionner l’art contemporain (1820-1840). L’exemple des banquiers », dans Philippe Sénéchal, Monica Preti-Hamard (dir.), Collections et marché de l’art en France. 1789-1848, actes du colloque (Paris, INHA, 2003), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 273-282. De même, on peut regretter que la vision qu’ont Boltanski et Esquerre de l’art au XIXe siècle soit à ce point nourrie des vieux poncifs sur les « rébellions des avant- gardes » face aux « dispositifs de contrôles académiques » (p. 317)… 5. Étonnamment, en effet, les deux auteurs laissent de côté toute la littérature sur l’évolution de l’idée de patrimoine depuis le XVIIIe siècle, ainsi que sur l’origine des musées et des politiques

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publiques ad hoc (Monuments historiques, etc.) au cours du XIXe siècle : eussent-ils consulté ces travaux, les auteurs auraient peut-être relativisé le caractère révolutionnaire des « années Lang » sur cette question patrimoniale, qui n’est pas née avec Malraux. 6. S’il existait depuis longtemps un marché de l’art « classique » en Chine (marché qui est toujours extrêmement prospère, les arts traditionnels ayant bien plus de succès, aujourd’hui encore, auprès des Chinois que l’art contemporain), celui-ci n’avait cependant pas d’intermédiaire : les artistes vendaient directement aux collectionneurs. Ce serait là l’une des raisons expliquant la domination des maisons de vente en Chine, au détriment des galeries où le processus de fixation des prix apparaît beaucoup moins transparent (les règles, dans ce domaine, sont effectivement nombreuses et jamais explicites, comme l’a clairement montré Olav Velthuis dans Talking Prices. Symbolic Meanings of Prices on the Market for Contemporary Art, Princeton, Princeton University Press, 2005). La domination des maisons de vente sur le marché de l’art contemporain en Chine se nourrit également d’une perception plus directement économique de l’œuvre d’art pour les acheteurs chinois, dont les comportements se rapprochent de la pure spéculation, suscitant l’incompréhension ou le mépris des professionnels occidentaux de l’art contemporain en Chine. Voir aussi à ce propos Marc Abélès, Pékin 798, Paris, Stock, 2011 et Svetlana Kharchenkova, White Cubes in China: A Sociological Study of China’s Emerging Market for Contemporary Art, thèse de doctorat, Université d’Amsterdam, 2017 [disponible en ligne, URL : https://dare.uva.nl/search?identifier=6fe4012c-9bce-44dc-8c88-f6a2c1def38f (consulté le 18 mai 2018)]. 7. Voir à ce propos l’excellent numéro Marchés de l’art émergents de la revue Transcontinentales, et en particulier : Catherine Choron-Baix et Franck Mermier, « L’émergence de nouveaux marchés de l’art » [introduction du numéro], dans Transcontinentales, no 12/13, 2012 [en ligne, URL : http:// journals.openedition.org/transcontinentales/1312 (consulté le 11 mars 2018)]. 8. Voir le site du programme : http://artlas.ens.fr/ 9. Voir la page du programme : https://www.inha.fr/fr/recherche/le-departement-des-etudes- et-de-la-recherche/domaines-de-recherche/histoire-de-l-art-mondialisee/observatoire- prospectives-art-global.html.

RÉSUMÉS

On revient, dans cette note critique, sur deux ouvrages abordant, depuis des points de vue distincts, deux types d’évolutions récentes des économies de l’art. Avec Enrichissement, Boltanski et Esquerre décrivent la manière dont le capitalisme a, ces dernières décennies, investi les domaines de l’art, du patrimoine et de l’histoire. Les objets échangés dans le cadre de cette nouvelle économie ont la particularité de se trouver « enrichis » par un discours qui fait notamment de leur préservation une obligation morale. Cette transformation globale prend plusieurs formes, successivement abordées par les auteurs, touchant tant les paysages que les mentalités ou la morphologie des sociétés occidentales. Les quatre auteurs de Art Unlimited? (Schultheis, Single, Köfeler et Mazzurana) s’intéressent, quant à eux, aux effets de la mondialisation des économies de l’art en abordant la question non du point de vue des pays occidentaux, mais de celui de la Chine dont ils décrivent, d’une façon originale et pointue, les spécificités du marché de l’art contemporain, pur produit de cette mondialisation et source de bien des malentendus entre Chinois et Occidentaux.

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In this critical note, we return to two works that, from different points of view, approach two types of recent developments in the economics of art. In Enrichissement, Boltanski and Esquerre describe the way in which capitalism has, in recent decades, invested the fields of art, heritage, and history. The objects exchanged in the framework of this new economy have the distinction of finding themselves “enriched” by a discourse that makes their preservation in particular a moral obligation. This global transformation assumes several forms, successively addressed by the authors, touching the landscapes as much as the mentalities or the morphology of Western societies. The four authors of Art Unlimited? (Schultheis, Single, Köfeler, and Mazzurana) are interested in the effects of the globalization of artistic economies by addressing the issue not from the perspective of Western countries, but from the point of view of China, which directs their original and pointed description of the specificities of the contemporary-art market – a pure product of globalization and a source of many misunderstandings between the Chinese and Westerners.

Mit dieser kritischen Anmerkung kehren wir zu zwei Arbeiten zurück, die sich aus unterschiedlichen Blickwinkeln mit zwei Arten von aktuellen Entwicklungen in der Kunstökonomie beschäftigen. Mit Enrichissement beschreiben L. Boltanski und A. Esquerre, wie der Kapitalismus in den letzten Jahrzehnten in die Bereiche Kunst, Erbe und Geschichte investiert hat. Die im Rahmen dieser neuen Ökonomie ausgetauschten Objekte haben die Besonderheit, durch einen Diskurs „bereichert“ zu werden, der ihre Erhaltung zu einer moralischen Verpflichtung macht. Diese globale Transformation nimmt mehrere Formen an, die von den Autoren nacheinander angesprochen werden und sowohl Landschaften als auch Mentalitäten oder Morphologie westlicher Gesellschaften betreffen. Die vier Autoren von Art Unlimited? (F. Schultheis, E. Single, R. Köfeler, T. Mazzurana) interessieren sich für die Auswirkungen der Globalisierung der Kunstökonomien und nähern sich der Frage nicht aus der Sicht der westlichen Länder, sondern aus der Sicht Chinas. Auf originelle und pointierte Weise beschreiben sie die Besonderheiten des chinesischen zeitgenössischen Kunstmarkts als reines Produkt dieser Globalisierung und Quelle vieler Missverständnisse zwischen Chinesen und Okzidentalen?

Nella presente nota critica, si ritorna su due opere che affrontano, da punti di vista distinti, due tipi d’evoluzione recente delle economie dell’arte. Con Enrechissement, Boltanski e Esquerre descrivono la maniera in cui, negli ultimi decenni, il capitalismo abbia investito l’arte, il patrimonio e la storia. Gli oggetti scambiati nel quadro di questa nuova economia hanno la particolarità di trovarsi “arricchiti” da un discorso che fa della loro conservazione un obbligo morale. Questa trasformazione globale assume diverse forme, successivamente analizzate dagli autori, che riguardano tanto i paesaggi che le mentalità e le morfologie delle società occidentali. I quattro autori di Art Unlimited? (Schultheis, Single, Köfeler e Mazzurana) si interessano agli effetti della globalizzazione delle economie dell’arte affrontando la questione non dal punto di vista dei paesi occidentali, ma da quello della Cina, di cui descrivono, in maniera originale e precisa, le specificità del mercato dell’arte contemporanea, puro prodotto di questa globalizzazione e fonte di molti malintesi tra Cinesi e Occidentali.

En esta nota crítica se retoman dos obras que abordan, desde puntos de vista distintos, dos tipos de evoluciones recientes de las economías del arte. Con Enrichissement, Boltanski y Esquerre describen la manera en la que el capitalismo ha investido, en las últimas décadas, los dominios del arte, del patrimonio y de la historia. Los objetos intercambiados en el marco de esta nueva economía tienen la particularidad de encontrarse “enriquecidos” por un discurso que hace de su preservación una obligación moral. Esta transformación global toma muchas formas, abordadas sucesivamente por los autores, tocando tanto el paisaje como las mentalidades o la morfología de las sociedades occidentales. Los cuatro autores de Art Unlimited? (Schultheis, Single, Köfeler et

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Mazzurana) se interesan, por su parte, a los efectos de la mundialización de las economías del arte y abordan la cuestión no desde el punto de vista de los países occidentales, sino del de la China, del cual describen, de una manera original y precisa, las especificidades del mercado del arte contemporáneo, puro producto de esta mundialización y fuente de buena parte de malentendidos entre Chinos y Occidentales.

INDEX

Parole chiave : sociologia, capitalismo, mercato dell’arte, globalizzazione, arte contemporanea, commercializzazione, economia dell’arte Keywords : sociology, capitalism, art market, globalization, contemporary art, commodification, art economics Mots-clés : sociologie, capitalisme, marché de l’art, mondialisation, globalisation, art contemporain, marchandalisation, économie de l’art Index géographique : Europe, États-Unis, Chine Index chronologique : 2000

AUTEURS

SÉVERINE SOFIO

CNRS (Cresppa, UMR 7217) Severine.SOFIO[at]cnrs.fr

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Postface

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La valeur des images

Martine Denoyelle

1 Dans l’éditorial du numéro 2012-1 de Perspective, Peter Weibel pointait la mutation fondamentale des images provoquée par leur usage grandissant sur internet1 et la métamorphose de l’usager de « destinataire » en « destinateur », devenu producteur et distributeur de la représentation. Six ans plus tard, le constat de l’auteur appelle une autre réflexion : à quoi la dissolution du pouvoir des images dans les usages du web a-t- elle cédé la place ? Comment se recomposent les attributs symboliques et fonctionnels des images, et quelles sont les incidences de cette évolution sur leur statut, notamment celui des représentations digitales d’œuvres d’art et d’artefacts, qui alimentent la majeure partie des activités liées à leur connaissance2 ?

2 Les six années qui se sont écoulées depuis ont marqué une accélération considérable dans le développement de nouvelles productions et de nouveaux outils, ce à travers deux grands types d’initiatives : les régimes de libre réutilisation des images exemptes de droits et la diffusion d’outils numériques de gestion, de publication et d’interopérabilité des images3. Si le phénomène naît sous l’impulsion d’acteurs sociaux, un certain nombre d’institutions culturelles et de recherche y ont depuis adhéré, affirmant ainsi leur présence sur le web et la mise en place d’une nouvelle forme d’autorité, qui n’est plus liée à la détention de l’information textuelle ou visuelle, mais à la garantie qu’elles fournissent sur leur origine et sur leur qualité.

3 Au cœur de ces propositions se tient aussi une réflexion approfondie sur les divers registres de valeurs portés par les images : valeur commerciale (constituante, par exemple de l’économie des organismes détenteurs de collections), valeur documentaire, valeur d’usage ou valeur de partage. Ces notions relèvent de catégories distinctes et superposables, que la place occupée aujourd’hui par le numérique tend à transformer en profondeur et, dans certains cas même, à remettre en question. Si l’on assiste bien, comme le relevait Peter Weibel, à une redistribution du pouvoir de l’image, une relation inédite entre économie, savoir et culture se fait surtout jour, née de l’identification de nouveaux besoins et des bénéfices potentiels d’un « engagement digital » de la part des institutions4. Les avantages ne relèvent plus, aujourd’hui, de la simple prospective : au-delà de l’effet d’annonce qui permet à ceux qui s’y engagent de se doter d’une identité dynamique ou pionnière5, l’adoption par les musées des

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politiques d’Open Access et d’Open Content commence, depuis quelques années, à pouvoir être évaluée, et des observations convergentes émergent des rapports publiés jusqu’ici6. Pour les musées, la question critique est par exemple celle de la balance entre leur mission publique et leurs sources de financement, parmi lesquelles les activités commerciales, l’importance et le rayonnement de l’établissement, la nature et le volume de ses collections, ses publics, son influence sur le territoire jouent un rôle crucial dans la nécessaire élaboration d’une stratégie de diffusion de ses images. Mais les politiques de libre réutilisation mises en œuvre par de grands musées américains ou européens, de plus en plus nombreux, font aussi émerger, selon les cas, de nouvelles options de financement, de mécénat ou de commercialisation, et de manière plus essentielle, une nouvelle interaction avec les publics, dont il devient possible de connaître les goûts, les curiosités, les modes de communication et les usages créatifs. La gratuité, dans tous ces cas, loin d’être une illusion, devient au contraire un révélateur de la polyvalence extrême des images et de leur caractère agissant en faveur des œuvres qu’elles représentent.

4 Mais qu’en est-il de ce public aux besoins et aux objectifs spécifiques que constitue la communauté internationale des historiens de l’art ? Autrefois isolée dans sa quête permanente d’images, elle bénéficie aujourd’hui des avancées suscitées par le contexte socio-digital ; avancées qui ne la concernent cependant que partiellement, car la recherche et l’utilisation des images à des fins de recherche ou de publication reste la plupart du temps, étant donné l’hétérogénéité et la fréquente opacité des régimes en place, une tâche hasardeuse et chronophage. Les collections en ligne sont de plus en plus nombreuses, et l’on peut certainement miser, puisqu’elles relèvent des nouvelles missions des musées, sur une quasi-exhaustivité dans un futur plus ou moins éloigné. Mais au-delà de la fonction de signalement, voire d’étude, qu’elles peuvent satisfaire en fonction des possibilités d’exploration de leurs images, force est de constater qu’un nombre non négligeable d’entre elles sont soumises à un régime de copyright, qu’il s’agisse de celui de l’institution ou de celui du photographe, et ce même lorsque les œuvres appartiennent au domaine public. Les musées en cela, particulièrement en France, se distinguent encore des archives et des bibliothèques, qui ont entamé depuis plusieurs années la marche vers le libre accès et la libre réutilisation de leurs contenus numérisés.

5 Il y a plus d’une explication à ce phénomène, qui ne relève pas de la seule hypothèse, séduisante, que la culture de la protection des œuvres qui définit les musées se serait transférée, de manière quasi capillaire, aux représentations immatérielles de ces mêmes œuvres7. Quelles qu’en soient les raisons, l’absence en France d’un régime officiel de gratuité pour les usages scientifiques et éducatifs des images pèse lourdement sur l’histoire de l’art, en l’enfermant dans des pratiques contraintes et dans une temporalité devenues étrangères à son époque. « The burden of images », le fardeau des images, pour reprendre l’expression paradoxale de Peter Tomlin, dresse en effet une formidable barrière à la fluidité de la recherche et aux circulations qui la constituent8. Or l’appel des technologies est devenu pressant : le web, par sa nature même, est un espace de facilitation sans précédent pour toutes les pratiques liées aux images, et particulièrement pour celles qui concernent l’historien d’art : récolte, indexation, description, annotation, manipulation, comparaison, échange. Les collections personnelles, les projets, les archives d’historiens de l’art peuvent devenir des corpus d’images critiques qui s’enrichissent de l’instantanéité de la réflexion, individuelle ou collective, tout en protégeant la paternité des apports. Les images en

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haute définition partagées par des projets comme ceux qui utilisent le protocole IIIF (International Image Interoperability Framework9) proviennent d’« entrepôts »institutionnels qui les ont mises à disposition de la communauté via des interfaces de programmation spécifiques : elles sont consultables et manipulables sous des applications compatibles et peuvent ainsi alimenter différents projets de recherche collectifs sur le web. Gratuites et équipées pour l’étude et la publication digitale, elles ont, à travers leur potentiel d’utilisation, à la fois une valeur d’usage et une forte valeur de partage – qui est toutefois, on le voit, différente de celles que portent les images publiées en libre accès pour un large public. Leur avènement récent, tout comme le rapide développement des techniques computationnelles d’analyse, laisse présager des mutations susceptibles de faire considérablement évoluer l’histoire de l’art et du patrimoine dans les années à venir : ainsi, le jour où les archives du connoisseurship seront accessibles, indexées, interopérables, le jour où l’on enseignera au moyen de reproductions d’œuvres en haute définition que les étudiants pourront voir et manipuler eux-mêmes, ou encore, celui ou la recherche d’images sera effectuée par des algorithmes paramétrés sur les pratiques des chercheurs10.

6 Le fossé s’élargit ainsi de jour en jour entre ces images dotées d’une temporalité sociale, de fonctionnalités dédiées au savoir, et celles qui demeurent protégées, onéreuses, difficiles à obtenir, d’un usage restreint, ou enfermées dans des silos. Parce que les images, au-delà de leur statut d’objet de contemplation et d’analyse, sont devenues des outils visuels polyvalents, une part essentielle du futur des musées, du patrimoine et de la recherche se joue à présent dans la juste reconnaissance de leur valeur11.

NOTES

1. Peter Weibel, « Le pouvoir des images : des médias visuels aux médias sociaux », dans Perspective : actualité en histoire de l’art, no 2012-1, p. 5-7 [en ligne, URL : https:// journals.openedition.org/perspective/406 (consulté le 7 juin 2018)]. 2. Nous parlons essentiellement ici des reproductions numériques d’œuvres appartenant au domaine public. 3. On trouve de nombreux exemples dans le bilan « Ce qu’il ne fallait pas rater en 2017 autour des projets en Humanités numériques et GLAM », par Antoine Courtin [en ligne, URL : https://goo.gl/ cdxAo5 (consulté le 7 juin 2018)]. 4. « What The Met shows with its open access program is that it doesn’t limit its definition of mission-supporting purposes to scholarly use. The program challenges, and effectively changes, who gets to engage with cultural heritage by placing it where the users are. The investment goes beyond creating access to crafting partnerships with popular platforms for cultural enjoyment and learning like Google Cultural Institute, Pinterest, and Wikipedia. Platforms like these have become hubs for online information seeking and collective knowledge sharing between millions of people. They are dependent on shareable images. Being present here is a way to ensure that the collections of The Met become visible, reachable, and thereby relevant to a far larger part of the world’s population than ever before », Merete Sanderhoff, « Open Access Can Never Be Bad

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News », SMK Open, publié le 6 mars 2017 [en ligne, URL : https://medium.com/smk-open/open- access-can-never-be-bad-news-d33336aad382 (consulté le 31 janvier 2018)]. 5. Le passage en Open Access sous licence CC0 des images du Metropolitan Museum of Art annoncé par son directeur, Thomas Campbell, en février 2017 (voir https:// www.metmuseum.org/press/news/2017/open-access), a été très largement relayé au niveau international par les médias numériques ou classiques. 6. Striking the Balance. How NDMC Members are Balancing Public Access and Commercial Reuse of Digital Content. A report by the Collections Trust commissioned by the NDMC, September 2015, p. 31-32 ; Effie Kapsalis, The Impact of Open Access on Galleries, Libraries, Museums and Archives, Smithsonian Emerging Leaders Development Program, Avril 2016 [en ligne, URL : https://siarchives.si.edu/ sites/default/files/pdfs/2016_03_10_OpenCollections_Public.pdf (consulté le 7 juin 2018)]. 7. Christine Kuan, « Maximum Museum. Digital Images, Licensing, and the Future of Museums », contribution dans le cadre de l’American Association of Museums Annual Meeting, Minneapolis, MN, 2 mai 2012 [en ligne, URL : https://www.academia.edu/1548900/ Maximum_Museum_Digital_Images_Licensing_and_the_Future_of_Museums (consulté le 7 juin 2018)], p. 2 : « Museums function, of course, as gatekeepers […] to objects in physical spaces, which is in many respects an important way of protecting and preserving the collections. Not surprisingly, this gatekeeping mentality has been transplanted to managing digital images. » 8. Peter Tomlin, « Every Man His Book? An Introduction to Open Access in the Arts », dans Art Documentation: Journal of the Art Libraries Society of North America, vol. 30, no 1, Spring 2011, p. 4-11. 9. Voir http://doc.biblissima-condorcet.fr/iiif-api-presentation. 10. Voir le projet Replica du DHALAB de Lausanne (https://dhlab.epfl.ch/page-128334-en.html), récemment présenté dans le cadre des Lundis numériques de l’Institut national d’histoire de l’art. 11. Il est réjouissant, même si cela ôte un peu à ce texte, de constater qu’entre sa remise et sa publication, le statut des images comme agents de préservation des œuvres et de diffusion de leur connaissance a pris de l’importance, au plan international comme en France. Voir notamment les réalisations du projet ReACH (Reproduction of Art and Cultural Heritage), lancé par l’UNESCO en 2017 et porté par le Victoria and Albert Museum, dont le manifeste Copy Culture: Sharing in the Age of Digital Reproduction, dirigé par Brendan Cormier, pose en prémisse : « For cultural institutions that hold collections for the benefit of the public, the opportunity to provide open access now or in the future to Works in a digital format is an exciting new frontier in their mission to preserve and transmit knowledge, culture and history for present and future generations » (en ligne, URL : https://www.vam.ac.uk/research/projects/reach-reproduction-of- art-and-cultural-heritage#outputs (consulté le 25 juin 2018)].

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Mots-clés : valeur, image, image numérique, pratiques, usage, partage, patrimoine, savoir, pouvoir, accès, accès libre, diffusion, numérique, humanités numériques, internet, recherche Keywords : value, image, digital image, practices, use, sharing, heritage, knowledge, power, access, open access, spreading, digital, digital humanities, Internet, research Parole chiave : valore, immagine, immagine digitale, pratiche, uso, condivisione, patrimonio, sapere, potere, accesso, libero accesso, diffusione, digitale, informatica umanistica, internet, ricerca Index chronologique : 2000

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