L'ÉMIGRATION DES JUIFS DE SOUS LE SECOND EMPIRE : LA FILIÈRE BRÉSILIENNE

Au cours de la période 1851-1865, 118 juifs mosellans figurent sur des passeports délivrés pour le Brésil, alors qu'ils ne sont que 107 à se rendre aux États-Unis pendant un laps de temps légère­ ment supéreur (1847-1867)(1). Cette préférence pour un pays loin­ tain d'Amérique du Sud pose un certain nombre de questions, tant il est vrai que, sous le Second Empire, la quasi totalité des émi­ grants non juifs de Lorraine optent pour deux destinations diffé­ rentes, l'une traditionnelle, l'Union américaine, l'autre nouvelle, l'Algérie.

Le Brésil comme lieu de colonisation Pourtant, ces départs pour le Brésil - sa capitale dans la quasi totalité des cas - ne sont pas le fait de pionniers. En avril 1828, déjà, le préfet de la Moselle s'inquiétait des « nombreuses émigrations qui se font dans le département pour le Brésil et l'Amérique » et demandait au procureur du Roi de tout mettre en œuvre pour arrê­ ter « les individus qui chercheraient à tromper les sujets du Roi et à les entraîner loin de leur patrie »(2). Quelques mois plus tard, un maire mosellan signalait que plusieurs familles de sa commune se disposaient à partir pour le Brésil « pour y chercher une meilleure aisance »(3). Les demandes de passeport de cette époque n'ayant pas été conservées, on ne sait malheureusement pas combien d'émigrants de notre région se sont laissé tenter par le mirage brésilien; ce qui est certain, c'est qu'ils suivaient l'exemple de leurs voisins étran­ gers, Suisses et Allemands, dont plusieurs milliers avaient émigré vers l'Amérique du Sud dans le courant de la décennie précédente. En 1820, quelques centaines de familles suisses, appelées par les Portugais, avaient fondé la colonie de Nova Friburgo, au nord de la baie de Rio de Janeiro, mais l'expérience s'était rapidement soldée par un échec. Dès mars 1821, en effet, la colonie était « à la

1) AD. Moselle : Brésil : 109 M - États-Unis : ibid. pour la période 1851-1867; AN F7 12202, 12208, 12218, 12354 pour la période 1847-1851. Cf. sur les aspects généraux du sujet I'Encyclopaedia judaica (Jérusalem, vers 1972), article Brazil (t. IV, col. 1322-1333) et la bibliogr. col. 1333, résumé en français dans le récent Dictionnaire encyclopédique du judaïsmesous la dir. de G. Wigoder, 1993, art. << Amérique latine >> (part. historique, biblio­ gr. p. 1402). 2) Lettre au procureur du roi, 22.4.1828; A.D. Moselle 89 M lbis. 3) Maire (Chasseur) de au maire du Havre, 9.6.1828; A. Mun. du Havre J2 1/4.

247 veille de se dissoudre »(4) et la Gazette de Lausanne annonçait, fin octobre, qu'elle n'existait plus et que «ceux qui en avaient les moyens sont allés à Rio-de-Janeiro ou ont quitté le Brésil »(s). Le même journal notait encore que « l'heureuse perspective qui s'était ouverte pour 2000 Suisses établis au Brésil n'a été que de courte durée » et invitait tous les Suisses à venir en aide aux survivantsC6l.

Vue de Rio de Janeiro (Musée des Familles, 6/1863, p. 281).

4) Gazette de Lausanne, 28.8.1821. 5) id., 30.10.1821. 6) id., 09.11.1821.

248 Le pays devenu indépendant (1822), l'empereur Pedro Jer lança une nouvelle campagne de recrutement en 1824. Les paysans européens devaient, par leur masse, faire contrepoids à la nom­ breuse population noire et les citoyens libres remplacer progressi­ vement les esclaves. Un certain major Schaffer fut dépêché en Europe où il embaucha tout ce qu'il put trouver : d'honnêtes culti­ vateurs mais aussi des malfaiteurs libérés des prisons prussiennes. A en croire un maire, il aurait eu de nombreux sous-agents, dont un

à (7) ••• Deux ans plus tard les journaux allemands narraient par le menu les déboires des émigrants trompés, en panne dans les ports(S) ou rentrant ruinés de la lointaine colonie(9). Malgré ces échecs - on les ignorait ou on ne voulait pas y croire - beaucoup continuèrent à s'embarquer pour le nouvel empire. En 1856 enco­ re, l'administrateur de la Justice du Luxembourg se souvenait que «en 1826, des milliers de personnes sont parties pour le Brésil »(10) ... Au milieu du siècle dernier, la situation des immigrés euro­ péens au Brésil était toujours des plus précaires, ce qui conduisit le gouvernement prussien à interdire toute propagande en faveur de l'émigration dans ce pays (1859). Mais cette mesure n'empêcha pas près de 20 000 Allemands de s'y installer entre 1855 et 1862(11), alors que les cantons suisses y envoyaient quelque 6000 cultivateurs de 1846 à 1870(12) . Quant aux Français, attirés par la capitale, leur nombre était estimé à environ 20 000 dans la province de Rio-de­ Janeiro en 1860<13). Un exemple des avan{ages offerts aux émi­ grants par le gouvernement brésilien se trouve dans une publicité de l'agent marseillais Tabiasco, mais, comme on le voit, ils n'inté­ ressaient que les seuls c�ltivateurs(14).

L'Amérique en disgrâce La décennie 1850-1860 fut marquée, aux États-Unis, par des manifestations xénophobes qui jetèrent le discrédit sur un refuge choisi jusqu'alors par la majorité des émigrants. « Les mouvements

7) Le maire d'Uchtelfangen, qui croyait savoir que plusieurs familles de sa commune et de celle, voisine, de Wustweiler étaient parties au Brésil grâce à cet agent. Josef Mergen, << Auswanderer-Agenten an der Saar im 19. Jahrhundert >>, Neues Trierisches Jahrbuch, 1971, p. 93. 8) Trier'sche Zeitung, 25.5.1826. 9) id., 4.7.1826. 10) Lettre au prince Henri des Pays-Bas, 29.3.1856; Arch. de l'État, Luxembourg, H.795. 11) E. TONNELAT, L'expansion allemande hors d'Europe, Paris, 1907, p. 100. 12) G. ARLETTAZ, << Émigration et colonisation suisses >>, Études et sources 5, Berne, 1979, p. 150. 13) Charles EXPILLY, << Tableaux des mœurs brésiliennes >>, Musée des fa milles, juin 1863, p. 285. L'auteur, futur commissaire de l'émigration de Marseille, cite le chiffre de 14 000 dans la même province, en 1830. 14) L'annonce date de 1873. A.D. Bouches-du-Rhône M6 2143.

249 r E1ttl11· atloDau SO tS t. A l•lltrf'BCTrON DU GOUVEIINBII&\' T BRÈSILIRN r�ti$J)fn :t (Î pl'i:X: t>éduU pur te magnffifiJU! l'apeûr "9/IB BIICTO'I B.IO tle

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Affiche de l'agence d'émigration Tabiasco (Marseille), 1873.

politiques qui ont eu lieu récemment aux États-Unis sous l'influen­ ce des Know-nothing, écrivait le ministre de l'Intérieur en 1855, les mauvais traitements dont les émigrants ont été les victimes dans certains états ainsi que la crise commerciale ont déterminé plu­ sieurs milliers d'Allemands à revenir en Europe. A Brême, à Hambourg comme au Hâvre, les retours ont atteint, depuis le com­ mencement de 1855, un chiffre assez élevé »(15). Non seulement de nombreux retours eurent lieu, mais beaucoup d'émigrants qui s'ap­ prêtaient à quitter l'Europe furent amenés à différer leur départ ou, quand ce n'était pas possible, à chercher ailleurs une nouvelle patrie. Les pays d'Amérique du Sud, Brésil et Argentine surtout, profitèrent ainsi de la désaffection pour les États-Unis, situation qui se renouvela quelques années plus tard, au moment de la Guerre de Sécession (1861-1865). Paradoxalement, les événements d'Amérique ne semblent pas avoir influé sur la décision des Israélites de Moselle. Certes, les départs pour le Brésil furent plus nombreux à partir de 1854, mais des précurseurs s'y étaient déjà établis à partir de 1851. Quant au

15) Lettre au préfet de la Seine-Inférieure, 17.10.1855; A.D. Seine-Maritime 6 MP 2028. Le gouvernement français tenta de profiter de cette situation pour détourner les émigrants français et étrangers vers l'Algérie, sans beaucoup de succès.

250 courant plus ancien vers les États-Unis, il s'amplifia même au plus fort de la crise (1855-1856). Tout au plus peut-on noter que le conflit entre le Nord et le Sud semble avoir favorisé l'émigration en Californie, état situé loin de la zone des combats (cf. histogramme). En fait, cette attitude peut s'expliquer par la façon d'émigrer adop­ tée par la communauté juive de notre région. Le voyage ne s'entre­ prenait que lorsque le point de chute, voire l'emploi, était assuré, et après avoir économisé la somme nécessaire pour l'entreprendre. Les immigrés qui eurent à souffrir des persécutions des mouve­ ments « nativistes » aux États-Unis étaient les miséreux qui débar­ quaient sans but, souvent sans argent, et dont beaucoup finissaient dans les hospices des ports. Accueillis par un parent - fils, frère ou oncle -, les juifs, eux, ne risquaient pas de tomber à la charge des Américains ...

Émigration des juifs de Moselle U.S.A. - Californie - Brésil (1847-1867)

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1847 1850 1855 1860 1865

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Les émigrants pour le Brésil Placée dans le mouvement général de l'émigration lorraine sous le Second Empire, l'émigration des juifs au Brésil s'en dis­ tingue par trois traits bien marqués : les partants sont jeunes, céli­ bataires et de sexe masculin. Curieusement, ce dernier caractère ne s'observe pas non plus chez leurs coréligionnaires qui optent pour les États-Unis.

251 Répartition par âge des émigrants

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15-1 9 20-24 25-29 30-34 35 et > AGE

Une majorité d'adolescents Près de 40 % des émigrants n'ont pas atteint l'âge de vingt ans et les moins de trente ans représentent 80 % de l'effectif (cf. dia­ gramme ci-dessus) ! Les plus jeunes sont dans leur quinzième année (4), peu d'hommes d'âge mûr se lancent dans l'aventure (2) et le doyen est un homme de 62 ans. Deux passeports seulement ont été délivrés à des couples, l'un avec une fille; les trois représentantes du sexe féminin qui y figurent sont les seules de l'effectif. Aucun titulaire de passeport n'est une femme, alors que les jeunes brodeuses et couturières se trouvent nombreuses à entreprendre seules le voyage en direction des États­ Unis, et que l'élément féminin de confession israélite représente 41 % des émigrants pour ce dernier pays.

Les foyers d'émigration Les localités d'origine des émigrants sont situées dans trois des quatre arrondissements de la Moselle (, et Sarre­ guemines) et c'est dans ce dernier que les départs pour les Brésil sont les plus nombreux. Fait curieux, les émigrants de la région de Thionville préfèrent, à deux exceptions près, les États-Unis, alors que dans la zone frontalière, de part et d'autre de , une large majorité opte pour le Brésil. Mais à Frauenberg, les deux destinations obtiennent un succès à peu près égal (États-Unis : 17, Brésil : 15). La répartition pour l'ensemble des foyers d'émigration se trouve résumée dans le tableau et la carte ci-dessous. Un coup

252 d'œil sur la carte des localités habitées par les israélites du départe­ ment de la Moselle au milieu du siècle dernier(16) montre que, somme toute, l'émigration ne concerne qu'une minorité des communautés : 29 au total (Brésil : 7; États-Unis : 11; États-Unis et Brésil : 11).

BRÉSIL U.S.A.

1. Boulay 0 2 2. Créhange 4 0 3. Ennery 0 6 N 4. Longeville-lès-Metz 0 1 E-< Jl.l 5. Metz 9 14 :g 6. Rémilly 1 0 7. 1 1 8. 0 2 15 26

9. 2 5 Jl.l ...:l 10. 0 5 ...:l ...... 11. 0 5 > 12. 0 4 z 13. Sentzig 0 1 0 ...... 14. Thionville 0 1 :r: 15. 0 1 E-< 2 22

16. 4 1 17. 10 0

(/) 18. Forbach 3 9 Jl.l 19. Frauenberg 15 17

...... z 20. Grosbiederstroff 3 2 :g 21. 18 1 Jl.l 22. 2 0 � 23. 1 0 0 Jl.l 24. 3 0 0::: 25. Puttelange 18 6 0::: 26. Saint-Avold 2 13

Émigration au Brésil et aux États-Unis Répartition par arrondissements

Les motifs du voyage Lorsqu'ils déposent leur demande de passeport, les voyageurs sont invités à indiquer dans quel but ils quittent la . Les motifs suivants ont été fournis par les 118 titulaires de passeports à l'étranger pour le Brésil :

16) << Les Juifs en Lorraine en 1841 >>, carte hors-texte in, Les Juifs lorrains. Du Ghetto à la Nation, Association mosellane pour la conservation du patrimoine juif, Metz, 1990.

253 0 BrésiL

1. Pour affaires d'intérêts : ...... 4 2. Pour affaires de commerce : ...... 19 3. Pour affaires :...... 1 4. Pour s'y établir : ...... 82 5. Pour y exercer sa profession : ...... 4 6. Pour y exercer son commerce : ...... 2 7. Pour y travailler de son état :...... 1 8. Rejoint un (ou des) parent(s) : ...... 5

Si l'on peut être raisonnablement sûr que les déclarations 4 à 8 (94) sont le fait de voyageurs désireux de partir pour toujours, il n'est pas certain, en revanche, que les trois premiers débouchent sur une installation définitive outre-mer. D'un autre côté, le fait de se rendre au Brésil « pour affaires » n'implique pas forcément un retour au pays.

Les professions déclarées Parmi les 94 émigrants sûrs (nos cas nos 4 à 8 ci-dessus), 67 exercent des métiers liés au commerce (71 %) et 13 sont des arti­ sans. Les autres sont : étudiants (1), retraité (1), sans profession (3) ou de profession inconnue (9).

De Frauenberg au Brésil Pour reprendre l'exemple de Frauenberg - village frontalier du canton de Sarreguemines qui compte quelque 500 habitants en 1850 -, et en supposant que les émigrants entreprennent leur voyage

254 dès qu'ils ont obtenu leur passeport(17), le premier partant repéré est Gotschau Heyman, 18 ans (août 1854), suivi, la même année, par Eliacim Hirsch, 19 ans (fin décembre). Trois frères du premier quittent Frauenberg pour Rio de Janeiro en 1857 (Simon et Moyse) et en 1862 (Johl) l'aîné des quatre garçons de la famille. Lion Hirsch, frère d'Eliacim, rejoint son frère en 1857. Cette année-là, on note le départ de Lazard Oppenheimer et, en 1859 et 1862, de deux autres émigrants du même nom, Salomon et Simon. Quant à Alexandre Hirsch, dont la parenté avec Eliacim est probable, il s'expatrie en 1864. On trouve naturellement d'autres exemples de jeunes israé­ lites ayant accompli le voyage de Rio à plusieurs années d'interval­ le, comme Simon et Lion Lévy (1854 et 1856) et Abraham et Michel Simon (1856 et 1859), tous quatre d'Erstroff. Ce laps de temps - généralement deux ou trois ans - permet au premier arri­ vant de préparer l'accueil et l'installation du ou des suivant(s). C'est cette manière de faire qui explique que les départs simultanés d'émigrants de la même famille soient relativement rares (comme celui des jumeaux Elias et Salomon Deutsch, de Bliesbruck, en 1862).

Conclusion Phénomène original, quoique marginal, l'émigration des Juifs au Brésil pose toujours un certain nombre de questions. Quand a­ t-elle commencé, et pourquoi ce pays a-t-il connu un tel succès alors que, parmi les non-juifs, seuls deux ou trois Mosellans semblent s'y être installés ? Que sont devenus les jeunes israélites dans le nou­ vel empire ? Membres de familles d'origine ashkénaze pratiquant une endogamie stricte dans leur région d'origine, ont-ils conclu des alliances dans les milieux séfarades déjà établis au Brésil ? On peut le supposer. Quoi qu'il en soit, des départs continuèrent d'alimen­ ter la filière brésilienne après l'annexion, comme l'atteste le permis obtenu le 26 janvier 1894 par le jeune Silvain Lévy (17 ans) qui rejoignait son oncle Cahen Lévy, boucher originaire d'Erstroff, émigré en 1858 à l'âge de 18 ans(18l ... Camille MAIRE

17) Ce n'est pas forcément le cas puisque le passeport est valable un an. 18) Demande de Manassé Lévy, père de Silvain, boucher à Erstroff, au Kreisdirektor de Forbach : 16 janvier 1894; Erlassungsurkunde du 26 janvier 1894; A.D. Moselle 13 AL 14. Ce travail, volontairement limité au département de la Moselle, ne doit pas faire oublier que le Brésil attirait aussi des jeunes Juifs des régions voisines de la Meurthe, comme un certain Henri Lévy, 18 ans, de Château-Salins, qui rejoint un parent à Bahia en juin 1892 (ibid).

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