choix, coutumièrement exact en l'occurrence, 768 belges connurent ainsi des oscillations nombreu- nonobstant une intéressante anomalie de succes- ses, allant de périodes de collaboration étroite sion dynastique que décrit l'abbé Kagame. Et et sans heurt jusqu'à des phases de crise aiguë, MUTARA III (Charles-Léon-Pierre-Rudahig- autre circonstance significative, le rôle de la wa), (prince), Mwami du Ruanda (mars 1911 • selon la conjoncture générale du moment, selon Reine-Mère, jadis si important, fut volontaire- la personnalité du résident de ou du 25.7.1959). Fils de Yuhi V Musinga et dc la ment minimisé, l'Umugabekazi Kankazi étant Reine Kankazi. gouverneur d'Usumbura, selon l'influence même, à cette occasion, éloignée de Nyanza qu'exerçait le fonctionnaire belge revêtu des Mutara III Rudahigwa naquit à Nyanza entre et établie à Shyogwe. fonctions de « conseiller du Mwami », selon le 20 et 29 mars 1911. C'est l'abbé Alexis ICaga- Le 15 octobre 1933, le Mwami épousa Nyira- d'innombrables facteurs accidentels aussi. Détail me qui a recueilli le détail de la Reine-Mère rnakomari, du clan des Bagesera. Aucun des double à souligner, ces rapports entre Mutara elle-même: avant de mourir le 29 mars 1911 — conjoints n'étant baptisé. Il ne s'agissait que et l'administration belge furent parfois tendus ainsi qu'en atteste le diaire de la Mission de d'un mariage coutumier, que Mgr Classe déclara et difficiles, mais, d'une part, ils ne furent Save — le chef Kabare avait eu juste le temps alors « explicitement conditionnel ». jamais discourtois ou troublés par des écarts d'envoyer un messager féliciter sa nièce Kankazi Ce mariage dura dix ans, pendant lesquels de langage, l'extrême politesse ruandaise n'ayant de la naissance de Rudahigwa, mais la mort le Mwami demandait avec insistance le baptême, en aucune circonstance perdu ses droits et, l'empêcha de lui rendre quelques jours plus que Mgr Classe ne voulait autoriser qu'après d'autre part, ils ne cessèrent jamais d'être nom- tard la visite qu'il lui avait annoncée. la naissance d'un fils. Comme la progéniture breux et suivis, l'une des caractéristiques du La première éducation du jeune prince fut attendue n'arrivait pas, Nyiramakomari, très souverain ayant toujours été un constant souci assurée — c'est lui qui le racontait à l'abbé richement dotée, fut finalement congédiée, ce de son rôle, de ses responsabilités, de l'obliga- Kagame — par la Reine-Mère en personne, qui que rendait possible le caractère conditionnel tion pour lui de sans cesse prévoir, intervenir, s'attacha notamment à développer ses dons de son union. agir ou combattre. Il aimait passionnément son d'observation et de mémoire en l'interrogeant , qui, elle, était baptisée, put pays et ne reculait devant aucun travail, aucune longuement chaque soir sur ses expériences de peu après — le 18 janvier 1942 — contracter fatigue, aucun obstacle, aucune complication la journée. Cette intelligente éducation mater- avec Mutara un mariage cette fois définitif et pour le servir comme il estimait devoir le nelle était alors fait peu courant au , où indissoluble, ce qui rendit enfin possible et faire. les nobles dames laissaient habituellement même nécessaire le baptême du Mwami. La C'est dans semblable canevas général qu'il à leurs servantes le soin de s'occuper des cérémonie eut lieu le 17 octobre 1943. Mutara faut alors situer les diverses phases successives enfants. choisit comme Patron le Bienheureux Charles le de ce long règne, marqué de 1944 à 1948 par De 1919 à 1924, le prince Rudahigwa fré- Bon, comte de Flandre. Il y ajouta les prénoms d'ûnres démêlés avec le gouverneur Jungers quenta l'Ecole des fils de chefs de Nyanza, puis de Léon et de Pierre, respectivement patrons et le Frère Secondien, le directeur de l'établis- 11 devint secrétaire de son père, le mwami de Mgr Classe et du gouverneur général Ryck- sement d'enseignement où étaient formées les Yuhi V Musinga. C'est l'époque où, avec l'appui mans, son parrain. nouvelles élites instruites ruandaises, et, notam- et même à l'initiative de l'administration belge, Comme chef d'Etat, Mutara témoigna dès ment, les jeunes autorités politiques, chefs et s'amorçait parmi les chefs et notables du pays son intronisation un vif intérêt aux choses de parfois sous-chefs, jeunesse à propos de laquelle un premier mouvement d'émancipation vis-à-vis l'économie et, en particulier, de l'agriculture. Mutara et le Frère Secondien se livraient une de l'autorité jusque-là incontestée du monarque. Il conjugua ses efforts avec ceux du gouver- dure et compréhensible lutte d'influence. Une des manifestations de ce mouvement fut La venue de la première mission de visite une vague de conversions massives au catholicis- neur Voisin, protagoniste de cultures vivrières obligatoires et aussi de l'introduction imposée de l'ONU en 1948 rapprocha le Mwami et les me pour lequel Yuhi Y professait ouvertement autorités belges, devenues « autorités de tutel- une vive aversion. Le ralliement des notables de la plantation du café. En cette période déter- minante de la lutte constante que livraient tous le », et fut peut-être à l'origine du premier ruandais à l'autorité européenne, dont le mwami voyage que Mutara effectua en Belgique, en Musinga se posait de plus en plus en ennemi les dirigeants, belges et ruandais, de son pays contre la famine qui avait particulièrement dé- 1949. D'autres voyages en Europe suivirent, déclaré, alla s'accentuant, isolant celui-ci dans notamment en 1955 — où il fut reçu solennelle- sa résidence où les fidèles se raréfiaient. Parmi solé la première année de son règne, l'action ment par le pape Pie XII à Castelgandolfo — ceux-ci, restait Rudahigwa qui osa s'opposer a personnelle du Mwami fut profonde et bénéfi- et en 1958, lors de l'Exposition universelle de la tendance générale et le paya, entre autres, que. d'une décision de justice qui le déposséda de ses Mais les options, si difficiles fussent-elles, que Bruxelles, déplacement qui se fit, cette fois, fiefs, troupeaux et serviteurs et le mit dans un Mutara dut prendre en cette première phase sous un ciel chargé d'électricité, le conflit grand dénuement. Plus tard, Mutara évoquait de son règne, entre les prescriptions d'une social tutsi-liutu étant devenu aigu et Mutara volontiers cet épisode de sa vie, d'ailleurs longue et solide tradition et les exigences d'une n'appréciant pas la position qu'y avaient adop- pour s'en réjouir. « Cela m'a fait grand bien, évolution économique progressiste d'orientation tée l'autorité belge, d'une part, et l'Eglise catho- européenne, ont cependant été probablement, lique de l'autre. disait-il, en m'obligeant à prendre conscience malgré les ruptures qu'elles impliquaient avec Et pour décrire cette toute dernière phase des réalités de la vie ». la coutume et avec le passé, parmi les moins de la vie de Mutura, phase obscurcie, d'ailleurs, Rudahigwa resta ainsi pendant des années ardues que le Mwami dut affronter pendant par des troubles de santé, nous citerons textuel- au service de son père, encourant une déconsi- ses presque trente ans de règne. lement un passage d'un texte inédit de notre dération croissante, jusqu'en 1929 où l'autorité Avant 1940, en effet, la composante économi- confrère ruandais l'abbé , cor- belge l'investit en qualité de chef du Marangara- que était encore pratiquement seule à inter- respondant de notre Compagnie depuis 1950, Nduga. Cette désignation poursuivait le double venir dans les choix qu'il devait faire entre qui nous a aimablement autorisé à faire, pour dessein de l'éloigner de Musinga et de lui don- les exhortations, persuasives ou impératives, des la rédaction de la présente notice, de larges ner sa chance de s'affirmer dans le nouveau autorités belges et les avis dc prudence, voire emprunts au chapitre X de son Abrégé de l'his- contexte politique ruandais, ce qui devait per- d'incitation à la résistance de ses conseillers toire du Rwanda. Nous saisissons ici l'occasion mettre de juger s'il pouvait constituer un suc- ruandais, inquiets des effets seconds de ces d'en remercier chaleureusement notre Confrère. cesseur valable du Mwami dont le règne visi- innovations qui se succédaient dans le pays à Et voici le passage significatif par lequel se blement approchait de sa fin. un rythme de plus en plus rapide. terminera cette biographie d'un homme atta- Le choix géographique du Marangara avait Mais les composantes sociale et politique chant et profondément patriote: aussi été fait dans l'intention de mettre le jeune allaient bientôt faire à leur tour apparition «Au cours de ce dernier séjour en Belgique, chef dans l'orbite de et de Mgr Classe. dans la conjoncture du contexte ruandais, créant le Mwami eut certaines occasions de heurt L'influence de ce dernier s'établit rapidement, chaque mois de nouvelles hésitations pour le avec des fonctionnaires du Ministère des Colo- aboutissant en peu de temps à une retentissante Mwami, tiraillé entre, d'une part, la conviction nies. C'était à l'époque où la question des conversion de Rudahigwa, se déclarant cathécu- que le bonheur de son peuple ne pouvait se «indépendances» commençait à se poser. La mène catholique, au grand désespoir de son concevoir sans ce progrès matériel: santé, édu- vérité oblige donc à reconnaître que Mutara père. Les événements alors se précipitèrent. Le cation, équipement, productions accrues, etc. III rentra dans le pays quelque peu aigri. Ses 12 novembre 1931, Yuhi V Musinga était déposé qu'apportait incontestablement ce « progrès » sentiments d'opposition à l'égard de l'Adminis- et quatre jours plus tard, le gouverneur Voisin amené par les Belges et, d'autre part, la cohé- tration belge n'étaient plus un secret pour per- intronisait Rudahigwa en qualité de mwami rente, éprouvée et rude structure féodale de sonne, car, contrairement à sa politique anté- du Ruanda, sous le nom de Mutara III. son royaume, à laquelle ce progrès belge de- rieure de modération, il'ne cherchait guère à Fait important, cette intronisation se déroula mandait sans cesse de nouvelles concessions, peu les cacher. Il préparait activement la création dans un cadre purement européen. Aucun repré- inquiétantes au début, mais de plus en plus d'un parti politique, dont il se servirait pour sentant de la coutume n'y prît une part quel- menaçantes pour l'équilibre socio-politique réclamer l'indépendance du Rwanda ». conque ni ne fut consulté. C'est ainsi qu'en ruandais à mesure que leur nombre croissait. Ce fut seulement au cours des dernières se- juillet 1959, à la mort de Mutara, des détenteurs Et c'est ainsi que, très schématiquement es- maines avant sa mort qu'il commença à faire du code ésotérique prétendirent qu'il n'avait quissée, on peut présenter la toile de fond de une courbe rentrante et qu'il prépara une ren- jamais été réellement mwami, que Musinga ce règne extraordinaire, né en pleine féodalité contre de franche explication avec un fonction- l'était en fait resté jusqu'à sa mort (survenue médiévale et mené, de bonds en bonds, via la naire belge. Cette rencontre qui devait amener en 1943) et que depuis lors, la «véritable» tornade mondiale de la guerre de 1939-1945, la réconciliation et la collaboration loyale, ne succession royale était toujours restée ouver- jusqu'aux bouleversements politiques qui mar- put avoir lieu, le décès du Mwami étant survenu te. Quant au nom de Mutara, c'est Mgr Classe, quèrent l'Afrique sitôt après l'historique confé- le 25 juillet 1959. probablement conseillé par un mwiru (déten- rence de Bandoeng de 1955. Mutara III Rudihagwa était titulaire des teur du code ésotérique), qui en détermina le Les rapports entre Mutara et les autorités décorations suivantes: commandeur de l'Ordre de St-Grégoire-le-Grand avec plaque, conféré par S.S. le pape Pie XII, insignes remis le 20 avril 1947 par Mgr Dellepiane, délégué apostolique; commandeur de l'Ordre de Léopold II, conféré par S.A.R. Charles, régent de Belgique, en juil- let 1947. Lors de son mémorable périple en Afrique belge en 1955, S.M. Baudouin 1er le promut grand croix du même' Ordre.

Décembre 1966. Jean-Paul Harroy.