Photo de couverture : LA TOUR DE MAILLY À SAINT-LÉGER AUX-BOIS

(Cliché Michel Coffin)

ISBN 2-86 743 196-4 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. © Editions Bertout "La Mémoire Normande" - 1995 Rue Gutenberg 76810 () MICHEL COFFIN GHISLAIN GAUDEFROY LIONEL GAUDEFROY

Tome VI

Promenade géographique historique touristique en et en Vallée d'Yères PLAN DE L'OUVRAGE

ÉDITORIAL par Michel Coffin 6

PRÉFACE par Ghislain Gaudefroy 7

LES CÉLÉBRITÉS RÉGIONALES (ÉCRIVAINS ET ARTISTES) (suite) — Michel COFFIN, mon Père (1910-1994) par Jean-Michel Coffin 9 — Jean CADIOU (1914-1995) par Mme Gilberte Coffin 31 — Félix CLÉREMBRAY (Jean-Charles Lefebvre) (1845-1918) par Ghislain Gaudefroy 32 — Alphonse COURTIN (1833-1898) par Lionel Gaudefroy 35 — Dieudonné DERGNY (1830-1902) par Ghislain Gaudefroy 46 — Henry DURAND (1911-1991) par Ghislain Gaudefroy 50 — Alfred LE PETIT (1841-1909) et , par Guy Boulnois 51 — Les cartes postales de Cyprien RIDEN (1858-1952) par Lionel Gaudefroy 55

QUELQUES MÉTIERS D'AUTREFOIS (suite) — Le curé de campagne par Michel Coffin 69 — Le facteur rural par Michel Coffin 73 — Le café-épicerie-tabac par Michel Coffin 77 — Le semeur par Michel Coffin 80 — Le marchand de peaux de lapins par Bernard Grébonval-Payenneville 82

HISTOIRE, GÉOGRAPHIE ET TRADITIONS par Ghislain* et Lionel** Gaudefroy — L'Yères, une vallée préservée de la pollution* 85 — Les jeux : dominos et tamis* 94 — 50 ans après : 1994, année du Souvenir (Le maquis du Malessart, le drame de Dancourt)* 100 — De la Vénus de Liffremont au Fossé du Roi : - Le Pays de Bray, frontière de la Belgique à l'époque romaine ?* 108 - Le Fossé du Roi, section d'une ligne de défense qui ceinturait la Normandie*/** . 114 — La forêt d'Eu, l'un des deux poumons du Talou : 122 - Noms de lieux tirés des noms de la flore* 129 - Les poteaux et les maisons forestières en Forêt d'Eu*/** 131 — Le tortillard -, le premier autobus Neufchâtel-Blangy* 136 — L'habitat traditionnel* ...... 143 — Eglises insolites* 146 — Evolution de la démographie du bassin de l'Yères* ...... 148 L'HISTOIRE ET LE PORTRAIT DE QUATORZE COMMUNES (suite) par Michel Coffin* et Ghislain Gaudefroy** DANS LE CANTON D'AUMALE — Le Caule-Sainte-Beuve / Ventes-Mares-Mésangères*/** 151 — Les Landes Vieilles-et-Neuves** 172 DANS LE CANTON DE BLANGY-SUR-BRESLE — Aubermesnil-aux-Erables (Les houblonnières)** 180 — Dancourt/Saint-Rémy-en-Rivière** 189 — Fallencourt** 217 — , le bourg** 229 — Foucarmont (Histoire de l'abbaye)** 253 — Rétonval (Verrerie du Grand-Val)** 281 — Saint-Léger-aux-Bois*/** 292 — Saint-Riquier-en-Rivière (Verrerie du Val d'Aulnoy)** 304 — Villers-sous-Foucarmont** 324 DANS LE CANTON DE LONDINIÈRES — Grandcourt* 334 — /Hesmy (Conspiration de Cadoudal)** 349 — Puisenval (Atterrissage de l'aéronaute Blanchard en 1784)** 363 — ** 370 SUPPLÉMENT AU TOME V : — Bosc-Geffroy (), Beauval (), Wanchy-Capval** 380

AU TERME DE NOTRE PÉRIPLE EN PAYS DE BRAY... par Ghislain et Lionel Gaudefroy 383

INDEX GÉNÉRAL concernant les six tomes des Promenades en Pays de Bray 392 — Listes des localités - Vieux métiers - Célébrités - Autres thèmes traités

ANNEXES — Quelques définitions utiles - Corrections et additions aux tomes III et V ...... 396 Chers Lecteurs,

Il y a dix-sept ans que nous avons entrepris cette œuvre géographique, historique et touristique. Elle s'achève avec ce sixième tome. Elle devait se borner à cinq, mais l'extension de notre "domaine" et de nos recherches nous a obligé à scinder en deux notre dernier volume. Ainsi ils seront davantage à la portée de nos lecteurs, et cette scission nous a permis d'ajouter quelques communes dont les habitants ne pourront que s'en réjouir. Ce faisant, nous savons bien que nous donnons naissance à des regrets. "Pourquoi pas nous alors que nous vivons presque en communauté et en tout cas en bon voisinage ?" Mais toute œuvre humaine a des limites. Rappelons qu'à l'origine le cadre de nos recherches se limitait au seul canton de Forges et que nous en avons exploré entièrement cinq et partiellement six autres. Nous croyons avoir créé un grand intérêt pour ce genre de recherches et qu'elles vont faire naître des vocations. Il y avait sans doute un intérêt à adapter notre ensemble à celui créé par les organismes touristiques actuels de plus en plus actifs, tels que l'ASSOCIATION CULTURELLE ET TOURISTIQUE DU PAYS DE BRAY (A.C.T.P.B.), Bray 2000, Association Brayonne Dynamique (A.B.D.) Il y a donc nécessité de s'étendre encore sur les cantons de Saint-Saëns et de . Les cadres éco- nomiques ont aujourd'hui plus d'importance que les cadres géographiques et histo- riques. Les évolutions administrative, politique (les circonscriptions électorales), scolaire (collèges, lycées), technique (voies de communication, moyens de transport) modifient de plus en plus vite l'image d'un pays. Pensons qu'un millénaire s'achève et que nous allons entrer dans le vingt et unième siècle. Ces six volumes resteront donc comme le bilan d'une époque. Ils n'ont pas la pré- tention d'être encyclopédiques. Ils ont été rédigés à l'intention des habitants de ce pays, de ceux qui y ont des racines, de ceux qui l'ont quitté mais qui gardent envers lui des liens affectifs, de ceux qui l'ont découvert et qui aiment s'y promener, s'y reposer. Nous avons voulu que notre étude soit surtout visuelle, c'est-à-dire qu'elle recherche dans le présent tout ce qui est issu du passé plus ou moins lointain. Nous avons eu la joie d'associer à ces recherches les maires, de nombreux habitants et des historiens qualifiés. La disparition subite d'Henry Durand, l'excellent chroni- queur neufchâtelois, nous a profondément attristé et privé de publications de qua- lité. Qu'aurions-nous fait sans les Archives départementales et autres musées régio- naux, toujours dévoués à notre cause. Quant à Ghislain Gaudefroy et son fils Lionel, ils sont pour nous de grands amis et de savants chercheurs. Leur œuvre ne s'arrêtera pas là. Ils ont beaucoup de projets en tête. Le Pays de Bray, où ils ont de profondes racines, reste leur terre d'élection. Enfin nous sommes heureux que les Editions Bertout aient bien voulu participer à cette œuvre et lui donner un grand relief par la qualité de la présentation et la diffu- sion. Nous les remercions très vivement. MICHEL COFFIN Mai 1994 Amis Lecteurs,

Le 27 mai 1994 nous parvenait la triste nouvelle du décès de Michel Coffin. Il n'a pu achever ses projets et mettre la dernière main à ses PROMENADES consacrées à ce Pays de Bray qu'il connaissait si bien et où il repose désormais. Nul mieux que son fils Jean- Michel ne pouvait nous conter les grandes étapes de sa carrière et retracer son itinéraire culturel. Aussi est-ce par une notice biographique que débute cet ouvrage. Nous avions commencé ensemble la rédaction de ce tome VI ; nul ne pouvait prévoir que nous ne le mènerions pas à sa fin ensemble. Nous avions d'abord sympathisé. Tout nous rapprochait : ma femme Janine native de Forges a été, plusieurs années durant, l'élève de Madame et de Monsieur Coffin. Mon fils Lionel passionné par l'histoire des horloges de Saint-Nicolas et de Beaubec avait trouvé en Michel Coffin un cicérone qui lui a ouvert bien des portes, chose d'autant plus aisée qu'il avait gardé de solides et cordiales rela- tions auprès de ses anciens élèves. Et puis nous avions en commun une propension commune à fouiller le passé. Une com- munication que je fis lors du Colloque international sur l'histoire et la géographie des fromages, organisé à l'Université de Caen en septembre 1985, incita Michel Coffin à me proposer de rédiger un article sur le fromage de Neufchâtel qui parut dans le tome IV. Ma collaboration allait augmenter à mesure que les Promenades s'orientaient vers l'Occident du Pays de Bray, qu'elles rejoignaient la vallée de l'Eaulne, d'où est issue ma famille du côté paternel, puis le val d'Yères pays de mes ancêtres côté maternel. C'était pour moi une façon d'évoquer mes années d'enfance, un retour aux sources. Une façon de sentir le Pays de Bray. Car il n'est pas d'observation valable sans une connaissance du terroir sur lequel on opère, ou j ai pu trouver de précieux auxiliaires auprès d'anciennes - mais aussi de nouvelles - relations amicales encore attachées à la glèbe. Avec Lionel, c'est une troisième génération qui prend le relais ! L'ouvrage que nous présentons aujour- d'hui comporte deux parties ; l'une est consacrée à des généralités concernant l'ensemble du Pays -de Bray, la seconde à une vallée qui cerne le septentrion du Bray : le val d'Yères, méconnu, au riche passé cependant, est une des rares vallées préservées de la pollution dans le départe- ment ; plus étroit que la vallée de la Béthune et que celle de l'Eaulne, le bassin de l'Yères offre des reliefs harmonieux, une couverture forestière admirable...On y entend le murmure de la Nature. Le ciel brayon souvent se matonne, mais n'ou- blions jamais qu 'au-dessus des nuages, il y a toujours du ciel bleu. La perspective des siècles échus est analogue à celle des horizons ; en prenant du recul, les lointains se tassent et s'estompent à perte de vue, et seuls frappent nos yeux les points brillants qui percent l'obscurité. Ce sont eux que nous avons tenté de ramener à la lumière. Ces promenades ont entrouvert les portes du passé. Pénétrez... donnez libre cours à votre imagination ; laissez les sites, les paysages s'animer ; goûtez les joies simples d'une Nature qui sait se faire douce et changeante lorsqu'on ne la "sabote" pas. GHISLAIN GAUDEFROY

Liond et Ghisfain (j.9L'll'DT/F1(O'Y vous souhaitent ta 6ienvenue en Pays de Bray et dans Ce Va[ d'hères, (Cliché Brigitte Cadieux) Les grands hommes

Michel COFFIN, mon père (1910-1994) par Jean-Michel COFFIN

"Papa a eu une vie d'une exceptionnelle plénitude. Il en est, certes, de plus brillantes, plus géniales, plus universelles, mais pas de plus passionnées." Ces paroles prononcées par mon frère Jean-Pierre, lors des obsèques de notre père, m'ont donné l'envie de faire renaître, à travers l'écriture, cette existence accomplie. Il n'y avait sans doute pas d'espace mieux indiqué qu'en ouverture du sixième tome posthume des "Promenades géographiques, historiques et touristiques en Pays de Bray" dont notre cher parent fut le concepteur et le réalisateur. Vous y retrouverez évidemment l'homme public que beaucoup d'entre vous ont fréquenté et estimé. Cependant, j'ai souhaité révéler d'autres aspects méconnus, plus personnels qui apportent un éclairage plus complet sur la personnalité de mon père. Pour cela, j'ai fait appel à ses écrits, à mes souvenirs personnels, à ceux d'autres membres de la famille. Reprenant sa démarche, je suis allé à la rencontre de ses amis, collègues, anciens élèves pour recueillir leurs témoignages(1). Il en résulte cette évocation parfois naïve, évidemment partielle, sans doute par- tiale, à travers laquelle vous percevrez toute la richesse morale, intellectuelle et cul- turelle de mon père. J'ai une pensée particulière pour ses amis Henry Durand, journaliste historien de Neufchâtel, et Jean Cadiou, enseignant retraité de Talmontiers, qui nous ont quittés à leur tour récemment. Ils avaient révélé leur culture historique à travers de nom- breuses chroniques dans la presse brayonne et collaboré à plusieurs chapitres des "Promenades en Pays de Bray". Je remercie encore, au nom de ma famille, Messieurs Ghislain et Lionel Gaudefroy, ainsi que Monsieur Gérard Bertout, d'avoir permis l'achèvement de l'œuvre de Michel Coffin et forme tous mes vœux de réussite dans leurs initiatives pour conti- nuer le chemin.

A ma tendre Maman L'an mil neuf cent dix, le huit août à huit heures du matin, par devant nous, de Forceville Saint-Ange, Maire officier de l'Etat civil de la commune de Villers-Campsart, canton d'Hornoy, département de la Somme, est comparu Coffin Emile Joseph Vincent, maçon, âgé de vingt-neuf ans, domicilié à Villers-Campsart, lequel nous a présenté un enfant de sexe masculin né en sa demeure hier sept août à huit heures du matin, de lui comparant et de Noblesse Léontine, Zulma, Virginie, cultivatrice, son épouse, âgée de vingt-deux ans, domi- ciliée à Villers-Campsart et auquel enfant il a déclaré donner les prénoms de Michel, Emile, Bernard. " Ainsi fut enregistrée l'arrivée sur terre de mon père, survenue dans la maison fami- liale, la première à l'est du village, aujourd'hui encore occupée par son frère Marcel.

Avec sa maman et son frère... 75 années séparent ces photos. Son enfance La petite enfance de Papa ressemble à celle de tous les gamins de la campagne à cette époque. Les rares jouets qu'il connaît sont ceux en bois, confectionnés par son père. Il s amuse sur la place du village, court dans les prés, invente des souterrains et saute dans les granges. Ses copains s'appellent Philippe Brunet, Pierre Tagot, Alexandre Grévin. Une de ses camarades, aujourd'hui octogénaire, se souvient de traversées du grenier à foin avec une corde, tel Tarzan dans la jungle. Un jour, la corde céda et le petit Michel, les quatre fers en l'air, improvisa sans se relever : "JE SUIS SAINT-MICHEL DESCENDU DU CIEL AU BOUT D'UNE FICELLE. ARRIVÉ EN BAS LA FICELLE CASSA ET MICHEL TOMBA." Ces moments d'insouciance s'estompent très vite derrière la dure réalité de la guerre. Ses parents coupent la javelle au bord du chemin de Dromesnil lorsque, le 2 août 1914 à 11 heures, les cloches du village sonnent le tocsin. C'est la mobilisation générale. Il regarde son père abandonner précipitamment son champ, regagner la ferme, consulter son livret militaire, remplir une musette avant de retrouver, le soir même, son régiment à Beauvais. Il ne le reverra que quatre ans plus tard. De cette période tragique, Papa gardait en mémoire l'arrivée, dans le village, des troupes de l'Empire britannique, notamment des Hindous et des lanciers du Bengale portant le turban. Ils logent dans les bâtiments de la ferme. Ils périront tous sur les champs de bataille, pendant le dur hiver de 1914-1915. Leurs pratiques de l'hindouisme ou de l'islam, telle que la non consommation de lait et de porc, intriguent le petit enfant de la ferme. Un mess d'officiers s'installe chez sa grand-mère Clémence. A leur contact, mon père acquiert ses premiers rudiments d'anglais, découvre le thé et le plum-pud- ding, collectionne les insignes des différentes unités, voit pour la première fois des footballeurs en short s'entraînant dans les herbages. Il est souvent choisi à l'école pour accompagner les officiers dans les opérations de cantonnement. Il promène leurs chevaux le long des talus herbeux. En récompense, ils lui offrent des crêpes immenses qu'il dévore en leur compagnie. De cette époque, naît, chez mon père, son goût de l'uniforme, des galons, de la cavalerie ainsi que sa sympathie pour l'ar- mée britannique avec laquelle il collaborera plus tard. Il se rappelait encore les soirs où éclataient d'extraordinaires feux d'artifice dûs aux obus fusants, sur le front situé au-delà d'Amiens. L'armistice signé, il accompagne sa mère sur les champs de bataille de Daours, Villers-Bretonneux, Albert. Ce ne sont que champs labourés de tranchées, jonchés de casques, d'armes brisées, de véhicules militaires désarticulés. Il en revient avec des valises pleines de douilles d'obus de canons destinées, une fois astiquées, gravées et ciselées, à orner meubles et cheminées. Son père, atteint d'une pleurésie, a été évacué du front près de Verdun, en 1916. Soigné à l'hôpital militaire d'Amélie-les-Bains puis Santenay-les-Bains, il est réformé avec pension militaire au printemps 1918. Devenu tuberculeux, il ne devait jamais guérir et décéda le 1er novembre 1921. De lui, mon père disait avec admira- tion qu'il pouvait faire une maison à lui tout seul. De maçon qu'il avait été, il s'était converti progressivement au métier de cultivateur. D'une extrême habileté manuelle, il avait fabriqué carriole, brouette, roues. Cette guerre fait deux autres victimes dans la famille. L'oncle Emilien est tué dans un combat à la baïonnette, en août 1914, près de Lassigny, dans l'Aisne. Un autre oncle, évacué du front, meurt en 1916. Par contre, Maximilien, un troisième oncle, participe à tous les combats pendant quatre ans, en Champagne, en Argonne et dans les Ardennes. Enterré plusieurs fois par les obus, il revient sans la moindre blessure. Papa découvre, à l'âge de six ans, les pupitres à six places et les bancs sans dossier de l'école communale de Villers-Campsart. Il y connaît deux instituteurs aux per- sonnalités fort différentes. Son premier maître est très sévère. Quatre ans sous les drapeaux et sur le front l'ont aigri. Les châtiments corporels sont abondants. Il dis- pose auprès de son estrade, d'une panoplie de baguettes de noisetier dont la plus longue atteint le fond de la classe. Il prône le "par cœur". Monsieur Bernard lui succède. C'est un maître d'élite et d'avant-garde à l'époque, partisan de "l'éducation nouvelle". Il emmène les écoliers dans la plaine pour rédi- ger des textes, découvrir la flore, peindre. Il pratique les expériences scientifiques, le chant par le solfège, le tissage, la poterie. Il expérimente des cultures dans le jar- din de l'école. Par la suite, il réussira le professorat des écoles primaires supérieures et deviendra président de la Ligue Nationale des Droits de l'Homme. Chaque année, il est récompensé par une jolie moisson de certificats d'études, diplôme que mon père et mon oncle obtiennent sans coup férir à douze ans. Papa vénère ce maître qui lui communique la passion de l'enseignement. Monsieur Bernard conseille vivement à ma grand-mère de mettre le petit Michel en pension pour qu'il poursuive ses études. Quel honneur à cette époque où seuls les enfants de riches vont en pension ! L'autre fils, Marcel, pris de passion pour l'agriculture, rejoint la ferme familiale. A treize ans, il laboure déjà, sème à la volée, roule les blés, repasse les scies des machines. Quand il égrenait ses souvenirs d'enfance, Papa évoquait parfois, avec amusement, le temps où il servait comme enfant de chœur dans la pittoresque église de Villers,

riche de plusieurs chefs-d'œuvré'J. Il rappelait la coutume de la semaine sainte

lorsque "les cloches étaient parties pour Rome". Il allait de ferme en ferme collecter

les œufs, annonçant son arrivée par le crépitement des crécelles. Plusieurs exem- plaires de cet objet réalisés par son père, sont conservés comme des reliques dans la famille.

Sa jeunesse En 1923, Papa entre au Cours Complémentaire d'Aumale, posant ainsi le pied sur le sol normand. Pensionnaire, il ne retrouve son village natal qu'à l'occasion des vacances, en empruntant le "tortillard" jusqu'à Liomer, puis accomplissant les der- niers kilomètres à pied ou en carriole. Sitôt rentré au bercail, il apporte son concours aux travaux de la ferme. Il sait démarier les betteraves, harnacher et mener un attelage, conduire la moissonneuse. Pendant la moisson, il fourche ou "tasse" plusieurs milliers de bottes de blé et d'avoine. Il ne manifeste aucune mau- vaise volonté considérant que ces efforts constituent une excellente préparation à la vie active. A cette époque des "années folles", on cherche à s'étourdir pour oublier les affres de la guerre. Avec son frère, Papa commence à fréquenter les bals à quinze ans. A pied ou à bicyclette, ils vont danser au café Doval à Liomer ou dans les fêtes de village. L'accordéon fait fureur mais le jazz et le charleston deviennent à la mode. La vedette locale s'appelle Robin, véritable homme-orchestre qui joue de plusieurs ins- truments à la fois. Le dimanche après-midi, on pratique la balle au tamis sur les places communales des villages picards. Papa y joue parfois, accompagne souvent son frère "fort-du- jeu"(3) qui brille à la tête de l'équipe de Villers. En 1926, Papa réussit le concours d'entrée à l'Ecole Normale d'Instituteurs de . Cette admission procure joie et fierté à sa maman, veuve de guerre, qui voit ainsi son horizon matériel s'éclaircir. Curieusement, mon père évoquera le plus souvent des souvenirs d'ordre militaire de ses années de formation au sein de sa promotion baptisée "l'Indomptable". En effet, en deuxième et troisième année, on peut suivre les cours de la Préparation Militaire Supérieure qui permet d'accéder par concours au grade de sous-lieutenant lors du service militaire. Papa, les images des champs de bataille de Picardie ancrées à jamais dans sa mémoire, s'y inscrit avec ferveur. Il souhaiterait être officier dans l'aviation mais sa mère, sur conseil de la famille, ne l'autorise pas. Il opte donc pour l'artillerie, "l'arme savante" de l'époque. L'instruction comportant de l'équitation, il renoue avec ses origines pay- sannes et pratique cette activité, le jeudi après-midi, devant la caserne Jeanne d'Arc devenue aujourd'hui l'Hôtel de Région. En juillet 1929, pour avoir été particulière- ment disert sur les ogives, mon père obtient la meilleure note d'aptitude générale au commandement (16 sur 20) et est admis dans un très bon rang à l'Ecole Militaire d'Artillerie de Poitiers. Avant de servir sous les drapeaux, il débute sa carrière d'enseignant au Cours Complémentaire mixte de où il supplée son directeur pour les cours de Sciences. Le soir, son habileté acquise sur les "parquets" picards le conduit à enseigner... le tango à la bourgeoisie locale. A la fin de cette année scolaire 1929- 1930, il se rend à pour la correction des épreuves du Certificat d'Etudes. Le destin rôde dans les rangs du jury sous les traits de Gilberte Roulland, jeune direc- trice de l'école de La Feuillie... qui prendra bientôt une place capitale dans sa vie. En octobre 1930, Papa intègre donc l'Ecole d'Artillerie de Poitiers sise dans le quar- tier des Dunes et endosse l'uniforme bleu horizon d'Elève Officier de Réserve. Il y connaît cinq mois de bonheur si j'en crois ses écrits : "J'ai gardé de cette école des souvenirs inaltérables. Tout y était agréable, la discipline, la nourriture, la camara- derie, les loisirs. Tous les élèves étaient hautement diplômés. J'y ai appris beaucoup de choses sur la balistique, la cartographie, les transmissions. Je pratiquais l'équita- tion sous les ordres du Cadre Noir de Saumur...." En mars 1931, il revêt l'uniforme kaki de sous-lieutenant, tant convoité. Bottes de cavalerie, éperons et cravache complètent la panoplie. Papa évoqua souvent avec fierté son retour triomphal au pays natal, dans cette fringante tenue. Détail non négligeable, la solde de "sous-verge" se monte au double du traitement d'un insti- tuteur. Encouragé par sa réussite, mon père se porte candidat à l'Ecole Militaire des Transmissions à Versailles, avenue de Sceaux. Il y est admis sur titre. Durant trois mois, il apprend le Morse, la télégraphie par le sol, vit les débuts de la radio par les postes à galène, parcourt les abords forestiers du camp de Satory lors des exercices pratiques en campagne. En juillet 1931, il pourrait être affecté au poste militaire de radio de la tour Eiffel. Il préfère rejoindre le 25ème Régiment d'Artillerie de Chalons-sur-Marne afin de parti- ciper comme officier de transmissions aux grandes manœuvres de l'Aisne. Il découvre ainsi les célèbres champs de bataille de Champagne, la butte de Tahure, celle de Souain, le fort de la Pompelle. Il assiste au tournage du film "Les croix de bois" tiré du roman de Roland Dorgelès. Il assure aussi la fonction d'officier de "bien vivre" dans les communes après le passage de la troupe pour recevoir les réclamations de la population. Il apprend à connaître l'agriculture champenoise ; déjà le géographe pointe sous l'officier. Le 15 octobre 1931, sonne l'heure de la démobilisation et un grave cas de conscience apparaît avec l'orientation qu'il doit donner à sa carrière. Papa peut devenir officier d'activé et entrer au Service Géographique de l'Armée devenu aujourd'hui l'I.G.N. L'amour l'emporte. Il épouse Gilberte le 24 octobre 1931 et retrouve sa vocation pre- mière d'enseignant. Après quelques mois à Avesnes-en-Bray, mon père exerce de 1932 à 1936 à l'école communale de Beauvoir-en-Lyons. Il a la charge d'une classe unique d'une tren- taine de garçons. Certains de ces bambins viennent des nombreux hameaux avoisi- nants, à pied ou à vélo. A midi, ils réchauffent leur gamelle sur le poêle à bois qui trône au milieu de la classe.

Avec sa classe, à Beauvoir-en-Lyons (1934) J'ai interrogé avec émotion quelques septuagénaires qui, aujourd'hui encore, conservent un souvenir émerveillé de leur instituteur. Peut-être étaient-ils un brin fascinés par ce jeune maître qui arrivait chaque matin, vêtu de cuir, chevauchant sa grosse moto Austral 4 chevaux à culbuteurs. Ils étaient surtout conquis par sa pédagogie moderne, mélange de fermeté et de gentillesse. L'un d'entre eux m'a avoué qu'après l'obtention de son certificat d'études, il lui plaisait souvent d'écou- ter "la voix de son maître", de sa cour jouxtant l'école. Les cours d'instruction civique et de morale avec les "maximes" inaugurent chaque matinée. Ayant souvent connu la fierté d'être choisi comme moniteur par Monsieur Bernard, son instituteur vénéré, Papa reprend la pratique de solliciter les grands de la classe pour aider leurs cadets dans leur apprentissage de la lecture. Il installe également dans un coin de la salle une "armoire à expériences", repaire mystérieux et magique d 'éprouvettes et cornues. Lorsqu'il distille du vin pour obtenir "la goutte", les petites têtes blondes boivent... ses explications. Les disciplines artis- tiques ne sont pas délaissées. Mon père manifeste d'excellentes dispositions en des- sin et initie les enfants au violon. Exigeant en classe, il devient le copain de ses élèves à la récréation. Il leur apprend le jeu de barres ou improvise fréquemment des parties acharnées de football. Les anciens se souviennent encore avec ravissement des superbes fêtes mises sur pied à l'occasion de la distribution des prix. En collaboration avec Mademoiselle Lefèvre, chargée de la classe unique des filles, il prépare des chants et des saynètes en costumes. Papa conserva, sa vie durant, une sympathie particulière pour la commune de Beauvoir et c'est avec émotion, lors de ses promenades, qu'il passait devant son ancienne école. Sans doute effectua-t-il souvent les quelques pas le séparant du porche de l'église pour se recueillir devant le "beau voir", cet exceptionnel pano- rama de la boutonnière de Bray. Il aimait aussi profondément la forêt de Lyons pour avoir traversé quotidiennement ses splendides futaies de hêtres afin de retrouver son épouse en poste à La Feuillie. L'amour matrimonial donne un nouveau coup de pouce au destin, en août 1936. L'Inspection prie Maman d'accepter la direction du Cours Complémentaire de filles de Forges-les-Eaux. Papa change de poste, laissant beaucoup de regrets dans la population de Beauvoir. L'administration le nomme à Serqueux avant de l'intégrer, au bout de quelques semaines, au Cours Complémentaire de garçons de Forges dirigé par Monsieur Bertrand. A ses débuts, il y enseigne la géographie, l'histoire, les sciences naturelles et la gymnastique. La préparation au concours d'entrée aux Ecoles Normales de Rouen devenant progressivement mixte, il intervient rapide- ment dans les deux Cours Complémentaires. Il découvre bientôt un modèle en la personne de son inspecteur Eugène Anne(4J. Cet homme charmant et cultivé, qui a donné son nom à l'école primaire de Forges, écrit des livres d'histoire locale (tiens, tiens !) et fonde une université populaire avec des conférences mensuelles de haute tenue. Papa, toujours curieux d'apprendre, assiste aux cours d'histoire qu'il dis- pense aux jeunes filles de troisième. Cet exemple s'imprègne en lui : "si je pouvais faire aussi bien...!"

Le militaire Son envol dans la carrière de professeur est bientôt contrarié. En 1938, la crise de Munich survient, la déclaration de guerre menace. Mon père, devenu lieutenant en 1935, est appelé en septembre pour procéder à la réquisition des chevaux dans les cantons de Saint-Saëns et de Bellencombre. Il s'acquitte de cette tâche en compagnie de trois autres officiers de réserve dont M. Berkoff, vétérinaire à Buchy, qui périra en déportation. La crise politique s'atténue et, en attendant d'exécuter les ordres, ils effectuent de belles promenades dans la somptueuse forêt d'Eawy sur les chevaux de l'équipage de la chasse à courre stationné à Saint-Saëns. Le 3 septembre 1939, avec l'invasion de la Pologne par les troupes allemandes et soviétiques, c'est l'état de guerre réel. Mon père est présent sur la place de la mairie de Saint-Saëns où, pendant deux jours, les cultivateurs, très compréhensifs, défilent avec leurs percherons de trois à neuf ans. Cent quarante bêtes prennent la direction de Rouen pour être aussitôt attelées à des canons. Le 4 septembre, papa est affecté à l'Etat-Major du 3eme Corps d'Armée comme offi- cier observateur. Le 3ime C.A. se voit attribuer la défense du secteur de l'Escaut entre Saint-Amand-les-Eaux et Le Quesnoy, places fortes datant de Vauban. Il installe son poste de commandement à Bouchain, entre Cambrai et Valenciennes, dans deux usines tombées en léthargie. Les Allemands déclenchent les opérations militaires le 10 mai 1940 à 4 heures du matin. Pour soutenir l'armée belge, le 3eme C.A. franchit la frontière le 12 mai sous les bravos de la population civile et se positionne dans la vallée de la Dyle, non loin de Waterloo. Les combats sont brutaux et les pertes nombreuses. Le 17 mai, un corps franc allemand commandé par Rommel franchit la Meuse près de Sedan. Le 3ème C.A. reçoit l'ordre de battre en retraite vers son cantonnement de Bouchain mais... les Allemands s'y trouvent déjà. Il s'installe à Phalempin, puis Orchies, Armentières, Bailleul avant de se dissoudre à la ferme du Temple près de Steenvorde. Chacun détruit ses papiers civils et militaires . L'épisode qui suit a ins- piré le roman "Week-end à Zuydcoote", prix Goncourt, ainsi qu'un film. Je reprends des écrits de mon père pour relater ce qu'il vécut personnellement : "Nous arri- vâmes à Dunkerque par paquets tout en restant soudés à notre unité. Les canaux étaient remplis de véhicules noyés afin de les rendre inutilisables. On ne voyait aucun civil dans les rues mais quand on descendait dans les abris lors des raids aériens, on découvrait tout un monde blotti, hébété et silencieux. Le bruit des canons se rapprochait peu à peu de la ville. De temps en temps, les chasseurs pre- naient en enfilade les plages de Bray-Dunes et de Zuydcoote et chaque balle faisait une victime. Le 31 mai à minuit, sur ordre de l'Amiral Abrial obtenu par mon camarade Edouard Borotra, le frère du célèbre joueur de tennis, j'embarquais avec cinquante hommes sur un "rafiot", le Gâtinais. La traversée fut périlleuse. Les vedettes rapides allemandes sillonnaient le détroit. Elles envoyèrent par le fond, la Bourrasque et le Sirocco avec six cents hommes à bord chacun. Vers deux heures du matin, survint un grand choc. Nous nous précipitâmes sur le pont. Nous venions de heurter une épave. D'innombrables mâts émergeaient des flots. La mer, elle, était sereine. A trois heures, nous étions proches des côtes anglaises. Une vedette britannique vint à notre rencontre et nous guida pendant quelques milles le long des eaux territoriales. Le 2 juin, à sept heures du matin, nous entrâmes dans le port de Cherbourg. Nous fûmes accueillis dans une caserne par des officiers qui ne ménagèrent pas leurs critiques à notre égard". Papa rappelait quelquefois que vivre des heures aussi dramatiques armait pour tous les grands combats de la vie. Avec humour, il évoquait aussi parfois les rares moments de détente, notamment à titre anecdotique, cette soirée à Bouchain, où il fit valoir ses talents de danseur auprès de la célèbre actrice Danielle Darrieux ! Le 3ème C.A. reçoit l'ordre de se reconstituer à Sainte-Honorine-du-Fay, au Sud- Ouest de Caen, puis de se porter sur la rive gauche de la Seine entre Pont-de- l'Arche et Les Andelys. Le 8 juin, il atteint Evreux qui vient de subir d'importants bombardements(5). C'est ensuite la retraite vers la Bretagne par étapes quotidiennes d'une centaine de kilomètres. Le 3ème C.A. fait sauter le pont de Chalonnes qui enjambe la Loire. Le 24 juin, jour de l'armistice, le P.C. se trouve à Mussidan en Périgord où il a la charge de concrétiser la ligne de démarcation. Puis survient le repli en zone libre, à Duras, dans le Lot-et-Garonne, où Papa est démobilisé le 27 juillet 1940. Cruauté du destin, il apprend, dès son retour, la disparition de André Delaunay, ingénieur chimiste et camarade de l'Ecole Militaire de Poitiers, tué par une automi- trailleuse allemande... dans son village natal de Villers-Campsart ! Le nom de mon père figurait dans le carnet qu'il portait sur lui depuis dix ans. Papa sera remobilisé le Il mai 1945 à l'Etablissement Principal du Matériel à Vernon, chargé de la récupération du matériel militaire éparpillé et de la gestion d 'un camp de prisonniers, en majorité des S.S. en uniforme noir. Mon père sera cité à l'ordre de l'Armée et décoré de la Croix de Guerre 1939-1945 avec Etoile de vermeil pour "avoir exécuté des missions particulièrement délicates sous de violents bombardements auprès des grandes unités en ligne. Grâce à son sang-froid et son mépris du danger, il a transmis les ordres du commandement et rapporté à celui-ci des renseignements particulièrement précieux sur la situation des unités". Après guerre, naîtra une association amicale des anciens officiers du C.A. Papa la fréquentera régulièrement et l'une des réunions annuelles aura pour cadre la mairie de Forges. Parmi ses camarades, il entretiendra des relations épistolaires suivies avec Raymond Lindon, avocat général à la Cour de Cassation, dont le petit neveu, Vincent, brille aujourd'hui sur les écrans. Mon père était fier de son passé militaire qui s'expliquait complètement par ce qu'il avait vécu dans son enfance. Pour l'avoir très souvent écouté, je vous affirme que les valeurs de ce fervent de l'Europe étaient bien plus civiques et patriotiques que militaristes.

Le professeur Cette période dramatique achevée, Papa peut enfin complètement assouvir sa pas- sion pour l'enseignement. Toujours avide d'apprendre, durant l'année scolaire 1946-1947, il se rend, tous les jeudis, à l'Université de la Sorbonne. Il me confia fré- quemment son admiration pour les brillants professeurs qu'il écouta dans cette cathédrale du savoir. Dix ans après Monsieur Anne, il découvre une nouvelle source d'inspiration et de motivation avec l'arrivée à Forges d'un jeune inspecteur, André Barrès, qui se lance dans l'éducation nouvelle préconisée par les grands pédagogues Paul Langevin et Henri Wallon. Cet homme de grande valeur, qui connaîtra ensuite une brillante carrière à l'étranger notamment au titre de l'UNESCO, devient même un grand ami de la famille. A l'apogée de sa carrière, mon père enseigne le français, l'histoire et la géographie dans les classes de quatrième et troisième au collège de garçons, et prépare filles et garçons, dans ces mêmes disciplines, au difficile concours d'entrée à l'Ecole Normale de Rouen. Son prestige est tel qu'informés par leurs aînés, les élèves de sixième et cinquième appréhendent leur contact futur avec ce professeur d'une grande exigence. Mon frère et moi éprouvons également cette crainte, renforcée par celle de l'autorité paternelle, mais elle s'estompera bientôt derrière une passion pour des cours de haut niveau et d'une grande modernité. Les élèves se sentent démunis devant ses références intellectuelles mais au lieu de produire un effet inhibiteur, cette richesse culturelle suscite l'envie de travailler, d'apprendre, de lire. Le rythme est très intense avec une accumulation de devoirs et d'interrogations écrites. Son degré d'exigence est si élevé que ceux qui poursuivent leurs études secondaires entrent au lycée avec un bon niveau. Il brille dans le très difficile exer- cice du commentaire de texte où sa culture s'exprime pleinement. Sa renommée est régionale et, à l'Ecole Normale, "les filles de Forges" sont réputées pour leur excel- lente formation en Français. J'ai profité également des leçons du maître et, au lycée, obtenu des résultats satisfaisants dans cette délicate discipline. En composition française, les sujets proposés (un par quinzaine !) sont variés et en prise avec l'actualité. Alors qu'on n'imaginait pas encore la création de villes nou- velles en France, et que Brasilia sortait de terre au Brésil, je me souviens qu'il nous demanda de concevoir pareil projet sur notre territoire. La lecture des copies, aujourd'hui, fournirait peut-être d'intéressantes suggestions à nos architectes ! Même si la quantité ne constitue pas nécessairement un gage de qualité, la lon- gueur des copies, parfois plusieurs dizaines de pages, caractérise les devoirs de ses classes. Cette production prolifique était sans doute le fruit de son travail systéma- tique autour de la langue, de sa manière de susciter l'envie de lire, d'éveiller la curiosité. Son goût pour les beautés de la langue française s'affirme pleinement lors des exer- cices de récitation. Je me souviens de la délectation avec laquelle il s'efforçait de nous sensibiliser à la musicalité d'un vers, à la tonalité des rimes, en nous emme- nant dans la "Ballade des dames du temps jadis" : "DITES MOI OU, N'EN QUEL PAYS EST FLORA LA BELLE ROMAINE ; ARCHIPIADES NÉE THAÏS QUI FUT SA COUSINE GERMAINE." Ses cours de géographie sont aussi d'une richesse insoupçonnable et des généra- tions d'élèves reprennent au lycée, en classe de première, leur classeur de troisième traitant de la France. Mon frère aîné connut l'époque "révolutionnaire" des polyco- piés que mon père préparait avec des stencils et la machine à alcool. Chaque élève bénéficiait ainsi d'un cours très complet. Papa abandonna cette technique trop rigide pour l'actualisation incessante de son cours et je fus confronté à la pédagogie universitaire de la prise de notes. Il écrivait au tableau les articulations du cours et dictait les connaissances indispensables à acquérir. Il effectuait des contrôles quoti- diennement, oralement ou par écrit. Il exigeait des réponses très rapides et avait organisé un système de correction immédiate avec l'échange des copies entre les élèves et le barème inscrit au tableau. Il ne s'agissait pas de commencer un cours sans avoir appris le précédent. Il payait de sa personne et demandait à chacun des efforts très importants car il fallait que les résultats soient bons pour tous. Le terme n'était pas à la mode mais il pratiquait le "soutien" naturellement. Les cours de troi- sième spéciale se déroulaient d'ailleurs entre 17 et 19 heures. Il dégageait une autorité extraordinaire teintée cependant d'une certaine jovialité et jamais personne n'envisagea la moindre incartade durant les cours. Il vouvoyait absolument tous ses élèves, filles et garçons. Il parsemait son discours de "pourquoi est-ce que...?" et, ignorant souvent les doigts qui se levaient timidement, il reprenait superbement : "eh bien, parce que...!" Sa voix de tribun et sa façon très personnelle d'utiliser le mode interrogatif maintenaient l'attention et stimulaient l'esprit. Ce rayonnement était le fruit d'une activité considérable de recherche et de prépa- ration. Durant toute leur carrière, mes parents ont travaillé quotidiennement jus- qu'à une heure avancée de la nuit. Je me souviens des murs du bureau tapissés de... casiers où s'accumulaient cahiers, chemises, revues pédagogiques, annales d'examens, etc. Le grenier de la maison familiale regorge encore aujourd'hui de toute cette documentation. Récemment, j'ai feuilleté avec infiniment d'émotion quelques-unes de ces archives, préparations de cours, cahiers et devoirs d'élèves, témoignages d'une valeur professionnelle admirable. Papa aidait beaucoup ma mère dans la gestion très contraignante du pensionnat du Cours Complémentaire de filles puisque longtemps ce type d'internat ne fut pas étatisé. Pour nourrir leur "famille nombreuse" (il s'agissait bien de cela car mes parents faisaient office de seconds parents pour ces jeunes filles), il fallait composer les menus, passer les commandes, vérifier les livraisons. Cela donna lieu à des scènes cocasses. Pendant l'occupation, papa éleva et tua le cochon avec son beau- père. Pour assurer l'approvisionnement, il ressuscita la culture de la lentille dans la ferme de sa mère. Intrigués par son chargement d'œufs, des soldats allemands l'in- terpellèrent lors d'un de ses retours de Picardie, à bicyclette. J'ai connu l'époque où il entretenait encore un potager. Le militaire sommeillait sans doute en lui quand il réquisitionnait un bataillon de jeunes filles pour "dédoubler" les carottes au jardin ou pour sacrifier à la "corvée de patates". L'installation d'une éplucheuse électrique dans la cave constitua une importante avancée sociale ! Mon père s'investissait aussi avec ferveur dans les nombreuses activités post et périscolaires qu'impliquait la mission d'éducateur. Il mit sur pied des exercices gymniques dans le cadre des fêtes de la jeunesse. Il collaborait à l'organisation des inoubliables fêtes de l'Amicale des Pervenches renommées dans tout le départe- ment. Lors de la préparation des pièces de théâtre, il devenait, à tour de rôle, met- teur en scène ou décorateur. Je le revois, sous le préau, sciant et peignant les décors forestiers du "Sous-Préfet aux champs" d'Alphonse Daudet. Je l'entends, démons- tratif, faisant répéter inlassablement les acteurs pour parvenir au jeu juste. C'était l'homme orchestre au sein de la "famille" des professeurs du collège de filles. Avec son épouse, il proposait des sorties culturelles aux élèves, souvent issues d'un milieu modeste. Ainsi, bonheur rare, il y a une quarantaine d'années, nous eûmes le privilège de nous rendre à l'Opéra et d'admirer les monstres sacrés de la Comédie Française. Bien évidemment, toutes ces animations accomplies avec plai- sir et désintéressement... ne supprimaient aucun cours. Papa acheva sa carrière d'enseignant en 1968, année mythique dans l'évolution des mœurs. Jusqu'à la fin de sa vie, il suivit, avec beaucoup d'intérêt et de philosophie, les mutations de l'Education Nationale. Il découpait régulièrement, dans les jour- naux, des dossiers et les sujets du baccalauréat. Lorsqu'ils abordaient les grands faits de société, il lui arrivait de prendre la plume et d'adresser sa copie au respon- sable de la rubrique éducation du journal "Le Monde". A quatre-vingts ans, il refusa même la proposition de donner quelques conférences au lycée au titre de... soutien en français ! Avec une fierté légitime, il déclinait parfois son "palmarès" : plus d'un millier de brayons furent ses élèves, plus de cent cinquante d'entre eux devinrent enseignants, certains accédant au professorat d'université. Par son charisme, il avait su trans- mettre l'amour du métier que Monsieur Bernard lui avait inculqué dans son enfance.

L'homme public Au sommet de son art d'enseigner, mon père aspire à explorer de nouveaux champs d'activité et se lance dans une intense vie publique. Le 26 avril 1958, il entre au Conseil municipal de Forges, puis accède au rang d'ad- joint au maire le 4 juillet 1966. Il connaît successivement trois maires, Jean Métadier, André Bertrand, puis Pierre Blot dont il sera le proche collaborateur jusqu'en 1989. Il est vain de vouloir décrire en quelques lignes plus de trente années au cours des- quelles l'élu a eu la seule volonté de rendre service et non de sublimer une carrière par les honneurs. Beaucoup parmi vous savent la disponibilité de corps et d'esprit qu'il a manifestée pour le développement de sa ville d'adoption. Bien avant que la cohabitation ne soit à la mode, il la pratiquait avec naturel et intelligence au sein de sa commune.Je peux prendre conscience de sa vaste contribution à la vie munici- pale et revivre plus de vingt années d'actualité forgionne en parcourant aujourd'hui les tomes superbement reliés de la "Revue municipale" dont papa est le créateur et le rédacteur à partir de 1972. Cette publication annuelle, abondamment illustrée, exempte de toute publicité, informe les Forgions de l'action de la municipalité. Cependant, le professeur, toujours désireux de cultiver ses lecteurs, leur raconte aussi l'histoire de la ville à travers ses écoles, ses postes et télégraphes, son chemin de fer, son éclairage public, ses rues, ses hommes illustres, sa vie associative, etc. Ce travail immense de recherche et d'écriture permet, aujourd'hui, à ceux qui ont conservé ces attrayantes brochures, de détenir une incomparable "histoire contem- poraine de Forges-les-Eaux". En 1965, mon père devient le président de l'Office de Tourisme de Forges-les-Eaux. Pendant vingt-cinq ans, il multiplie les initiatives pour la reconnaissance touris- tique du Pays de Bray et de sa capitale. A travers ses écrits, notices, chroniques dans la presse régionale, livres, il révèle les attraits ignorés de la "boutonnière". Le professeur se mue volontiers en guide pour faire découvrir inlassablement la cam- pagne brayonne aux clubs du troisième âge ou aux groupes d'étrangers de passage. Il devient conférencier le temps d'une veillée au Village Vacances Famille. Il s'im- provise scénariste et commande à son fils la réalisation d'un vidéogramme "Bien vivre à Forges-les-Eaux" qui sera projeté dans divers salons et même sur le ferry- boat reliant et Newhaven. Il organise des salons artistiques et de nom- breuses expositions sur la gravure, la reliure, les affiches, les cartes postales, les vieux métiers. Pendant quinze ans, il est membre du Comité Départemental du Tourisme. Il est vice-président du comité de "La Route de la Mer", vice-président, puis président honoraire de l'Association Culturelle et Touristique du Pays de Bray. Son dévouement le conduit à faire don à l'Office de Tourisme de la totalité des bénéfices tirés de la vente de ses ouvrages, outils de développement touristique incomparables. J'ai découvert récemment, en dépliant la carte du Pays de Bray réa- lisée par l'Institut Géographique National, qu'il en avait écrit la présentation phy- sique. Ainsi, à travers cette modeste contribution, soixante ans après, il avait exaucé et exercé sa vocation manquée. En 1969, il accède à la présidence du Comité Cantonal du Souvenir Français, asso- ciation civile patriotique née en 1887 de l'action d'un professeur alsacien, Xavier Niessen. Il peut y exprimer pleinement la noblesse d'âme et la générosité de cœur qui l'animent. Pendant vingt-deux ans, l'ancien pupille de la nation, l'ancien officier de réserve, le professeur d'histoire œuvre inlassablement pour perpétuer sur sa terre brayonne la mémoire des soldats tombés pour la liberté. "Quand il n'y aura plus d'anciens combattants, de déportés et de résistants vivants, il ne restera que le souvenir", répète-t-il souvent. Malgré mon éloignement de Forges, je n'ignore presque rien de sa fonction tant, au cours des repas familiaux, j'ai entendu mon père évoquer avec fierté et volubilité les cérémonies qu'il organisait, les invités par- fois venus de l'étranger, le nombre de porte-drapeaux, les programmes musicaux interprétés par l'harmonie, l'entretien de "son" cimetière militaire fleuri de deux cents rosiers. Sa passion pour l'écriture et l'histoire locale se traduit ici par la rédac- tion d'une monographie sur les monuments aux morts du Pays de Bray. L'activité municipale pléthorique de Papa se prolonge encore dans la présidence de la régie de l'abattoir pendant dix ans et celle du syndicat de ramassage scolaire durant cinq années. Lors des manifestations publiques qu'il organise, mon père apparaît souvent comme l'homme protée : tour à tour, il est régisseur veillant au bon ordonnance- ment du protocole, orateur prononçant le discours d'usage, photographe, journa- liste écrivant quelques lignes à l'intention de la presse locale... quand il ne s'impro- vise pas agent de la circulation pour permettre au cortège de traverser la chaussée ! L'honorariat de Maire-adjoint lui sera conféré en 1989 par décret préfectoral, après proposition à l'unanimité du Conseil municipal.

L'écrivain En 1976, mon père connaît les premières affres du déclin physique. Victime d'une hernie discale paralysante, il perd définitivement une mobilité importante de ses membres inférieurs qu'il qualifiera souvent de "paquets de chair morte". Papa, qui jusqu alors débordait d'activité physique, affronte cette épreuve délicate avec cou- rage. Il réjouit, par sa volonté et son optimisme, le personnel médical et les patients du centre de rééducation. A travers cette expérience, il conservera une indéfectible admiration pour les métiers de la santé, pas même démentie aux dernières heures de sa vie. Son handicap physique, plutôt que de le démoraliser, le stimule pour se plonger dans l'écriture des "Promenades en Pays de Bray" dont vous lisez en ce moment le sixième tome. La convergence de plusieurs éléments explique cette aventure. Il s'agit d'abord de l'amour pour un coin de terre normande que ce picard a appris à connaître depuis quarante ans. C'est ensuite le goût pour la géographie et l'histoire locales révélé par la rencontre avec Eugène Anne. La fonction de président du Syndicat d'Initiative de Forges amène aussi mon père à faire découvrir les charmes de cette ville et de ses environs, aux touristes, qui y trouvent beaucoup de plaisir. Papa a commencé l'in- ventaire des villages brayons à travers des chroniques parues dans la presse locale. De nombreux lecteurs réclament bientôt avec insistance l'édition d'un ouvrage réunissant toutes les "promenades". Pendant dix-huit ans, papa se consacre à la découverte du patrimoine brayon avec une énergie débordante. Comme autrefois, quand il préparait ses cours, je le retrouve aussi assidu à son bureau, consultant des centaines de textes et archives, rédigeant des milliers de lignes. De nouveau, la documentation envahit armoires et placards. En guise de loisirs, il prend le volant pour parcourir les chemins vallon- nés, noter les trésors artistiques d'une chapelle, les détails pittoresques d'une ferme ancienne, photographier un puits ou un colombier curieux, compulser un registre municipal, interroger une personne susceptible de fournir des renseignements inté- ressants. L'ayant vu souvent à l'œuvre lors de sorties dominicales, j'admirais son esprit de curiosité et sa capacité d 'étonnement devant des choses qui peuvent sem- bler modestes. Il devient tout naturellement l'encyclopédiste du Pays de Bray. On le consulte de partout, même de l'étranger, à tous niveaux y compris des experts ou des étudiants en cours de préparation de thèse de doctorat. Sa disponibilité et son goût de parta- ger s'affirment dans des circonstances parfois cocasses. Combien de repas familiaux ont été interrompus par des "rallymen du dimanche" à la recherche de renseigne- ments ! A l'occasion de "Jeux intervilles" du Pays de Bray, en tant que membre de "l'équipe culturelle", il fut soumis au feu des questions de Guy Lux et Léon Zitrone ! Plus sérieusement, il fut invité récemment à un salon des écrivains normands à l'Institut Universitaire de Formation des Maîtres de Rouen. Quel chemin parcouru par l'ancien normalien de la rue Saint-Julien ! Cette passion de l'écriture totalement bénévole constitue le prolongement évident de sa mission d'enseignant. Grâce à une méthode pédagogique attrayante, la pro- menade, et un style à la portée de tous, il parvient à faire connaître et aimer aux Brayons (à d'autres aussi) les richesses insoupçonnées de leur région. Papa nous avouait que ses livres constituaient "le but et l'œuvre de sa vie". Précurseur en ce domaine, il était heureux de l'effervescence culturelle qui jaillit ces dernières années dans le Pays de Bray. L'émotion m 'étreint quand, au fil de mes flâneries, je croise une personne contem- plant une curiosité touristique de ma région natale, un exemplaire des "Pro- menades" à la main. MICHEL COFFIN À SON BUREAU POUR ÉCRIRE SES "PROMENADES" Ses loisirs En dépit de ses activités multiples, mon père n'occultait pas le temps des loisirs. Le petit écran n'étant pas encore entré massivement dans les foyers pour "nous faire rêver", bien avant les vagues déferlantes de "juilletistes" et d"'aoûtiens", son esprit de curiosité le porta à voyager avec son automobile dans de nombreux coins de France et d'Europe. Je crois n'avoir jamais ressenti de joies enfantines aussi pleines que lors de ces départs en vacances vers des horizons inconnus. Comme le chantait Charles Trénet, "on est heureux, Nationale 7, route des vacances...!

"VOYAGE EN ITALIE, AU VOLCAN DU VÉSUVE . En dépliant récemment quelques-unes de ces fameuses cartes Michelin à la couver- ture orange et bleue, j'imaginais l'ancien militaire spécialiste de la cartographie jubilant dans la préparation de ses itinéraires qui dégageaient parfois un parfum d'expédition. En 1949, le franchissement des cols alpins au volant de la majes- tueuse "Rosalie" ne fut pas de tout repos. Tout était prétexte à se cultiver. En présence d'une curiosité géologique, le profes- seur de géographie nous déclinait son cours. Lors de la visite d'un château ou d'un musée, l'historien complétait les explications du guide. Pour nous empêcher "d'ou- blier", l'ancien combattant nous amenait sur les "lieux de mémoire" comme le camp de déportation de Dachau et le cimetière militaire d'Arlington. Le sportif voulait entrer dans les stades mythiques des Jeux Olympiques. Pour mieux comprendre le régime d'un pays, le citoyen cherchait le dialogue avec la population. Quelle édu- cation active ! L'habitude que papa avait de marcher très rapidement en avant des autres, caractérisait de manière amusante sa soif de découverte. Apothéose en 1968, mon père partit en retraite et... vers le Nouveau Monde. Au volant d'une "belle américaine" de location, la famille effectua le "coast to coast" de New York à Los Angelès et retour. L'homme de tradition garda un souvenir ébloui de cette traversée des grands espaces américains ainsi que de "l'american way of life". Ce fut son dernier grand voyage. L'essor de la télévision et des voyages orga- nisés, l'uniformisation des modes de vie banalisaient trop l'aventure à son gré. Il s'intéressa plutôt aux beautés inexplorées... de la campagne brayonne pour les- quelles il trouvait, de manière touchante, presque plus de charme. Mon père prolongeait son goût des voyages en collectionnant les cartes postales qu'il recevait. Comme s'il voulait figer le temps, quelques semaines avant sa dispa- rition, il rangea, au grenier, dans des cartons à chaussures, ces milliers de photogra- phies de paysages et monuments qui constituaient autant de témoignages d'amitié. Papa "voyageait" encore à travers sa collection de timbres. Evidemment, il conser- vait précieusement toutes les enveloppes originales qu'on lui adressait du monde entier et il se spécialisa dans l'acquisition des nouveautés philatéliques de France et de la principauté de Monaco, ainsi que les spécimens évoquant le sport. Bien avant l'avènement de notre civilisation de l'image, mon père pratiqua la pho- tographie et le cinéma. S'il sacrifiait comme chacun d'entre nous au culte de la photo de famille, son intérêt se portait surtout vers le "documentaire" et le repor- tage. C'était le moyen de conserver des traces de ses voyages, de ses activités sco- laires et péri-scolaires, de sa passion pour le sport. Je me souviens de l'un de ses premiers appareils, de marque Foca. Il participa aux activités d'un "photo-club" à Forges, animé notamment par Monsieur Meyniel. Quelques jours avant sa dispari- tion, Papa "mitraillait" encore pour l'illustration iconographique de ses "Prome- nades en Pays de Bray". Au tout début des années 50, il fit l'acquisition d'une caméra Pathé 9,5 mm. Il l'étrenna à l'occasion de plusieurs voyages successifs dans la péninsule ibérique. Nous possédons ainsi des témoignages de grande valeur sur l'Espagne franquiste de l'immédiat après-guerre. Il initia mon frère aîné à la technique du montage par collage. Le tableau noir et la craie leur étaient d'un précieux secours pour réaliser les génériques. Plusieurs armoires du domicile familial abritent toutes ces archives en images. Ce goût prononcé qu'avait mon père pour la reproduction du réel s'opposait à son absence d'intérêt pour les histoires romancées du septième Art. Cependant, par souci de cultiver ses fils, Papa n'a jamais manqué de nous accompagner dans notre prime jeunesse, pour découvrir les chefs-d'œuvre du cinéma. Notre salle de prédi- lection était le cinéma "Le Dauphin" à Forges, dirigé par Monsieur Berthelot, mais il n'était pas rare que l'on se rendît à "l'Omnia" à Rouen et au "Rex" à Paris. Comment pourrais-je douter de l'influence qu'a exercée mon père sur ma profession ? De par ses origines modestes, Papa s'intéressait aux jeux de cartes populaires. Durant sa jeunesse picarde, il consacra probablement bien des veillées à la pratique de la manille ou de la belote. Avant-guerre, fidèle à ses racines, après avoir arpenté le marché aux bestiaux de Forges, il lui arrivait encore de "taper le carton" dans un café voisin. Toujours heureux d'apprendre, la fréquentation du milieu des officiers fit naître en lui la passion du bridge. Jusqu'à la fin des années 60, il y joua très régulièrement avec un petit cercle de "mordus" recrutés parmi ses collègues et amis. Les parties acharnées se prolongeaient tardivement. L'une d'elles, mémorable entre toutes, vit l irruption dans la maison d'un individu en état d'ébriété à la recherche de ce fameux mort ' constamment évoqué au cours du jeu ! Jusqu'à son ultime jour, Papa acheva immanquablement la lecture assidue de plu- sieurs journaux quotidiens et hebdomadaires par la résolution des mots croisés. Il pouvait y éprouver sa culture et son esprit de finesse. Il faisait participer ses proches en leur soumettant la subtilité d'une définition ou en sollicitant leur concours lorsqu'il "séchait".

LE "FORGES-INSTITUTEURS-CLUB" (1937-1938). De gauche à droite debout : Lecoq, Accart, Dijon (élève), Grenet, Arnaux, Coffin, accroupis : Larbaigt, Ardourel, Thomas (élève), Naud, Babo. Le sport, qu'il soit exercice ou spectacle, tint toujours une place de choix dans les loisirs de mon père. Il adorait le football et aimait faire partager sa passion. J'ai retrouvé une photographie de l'équipe qu'il avait formée avec ses petits élèves de Beauvoir. Peu après son arrivée à Forges en 1937, encouragé par son collègue Monsieur Naud, il créa le F.I.C. (Forges Instituteurs Club). Des rencontres amicales furent organisées, le jeudi, avec les normaliens, les étudiants de Rouen, les élèves du Cours Complémentaire et d'autres formations d'enseignants. Parfois avant- centre, souvent demi, Papa possédait des qualités athlétiques au-dessus de la moyenne et une technique... plutôt au-dessous ! Son attachement à ce sport s'exerça dans des circonstances diverses, ainsi fut-il l'un des dirigeants de l'équipe de l'ar- mée française opposée à son homologue britannique. De son contact avec les officiers naquit sans doute son goût pour le tennis, sport aristocratique à l'époque. Il le pratiqua assidûment jusqu'à plus de soixante ans. L'élu municipal favorisa toutes les initiatives visant à développer cette activité dans sa commune. Mon père transmit à ses deux fils sa passion pour le sport. Aujourd'hui, ressurgis- sent des moments émerveillés de mon enfance baignée par cette distraction alors excellente école de morale et de vie. Probablement à cause de ses racines picardes, Papa avait un faible pour l'équipe de football de Lille (il disait "le LOSC(6)") ; cependant il avait adopté le Football Club de Rouen et, dès mon plus jeune âge, je l'accompagnais sur les gradins des "Bruyères". Je l'écoutais avec ravissement me conter les exploits de "l'attaque mitrailleuse" du F.C.R d'avant-guerre. Il m'emmenait aussi assister aux rencontres internationales à Colombes et me hissait sur ses épaules pour que je puisse admirer ces joueurs de légende qui s'appelaient Kopa, Vignal, Yachine, Puskas, Kocsis. Même en ces circonstances, il ne se départait pas de son rôle d'éducateur ; il m'in- culqua le respect de l'adversaire et de l'arbitre, m'apprit la convivialité et l'écoute silencieuse des hymnes. Peut-être parce que, dans son enfance, la bicyclette avait constitué son seul moyen de locomotion, Papa appréciait également beaucoup le cyclisme. Avec lui, je suivais les courses régionales, en particulier dans sa Picardie natale. Le Grand Prix de la Libération de Liomer, le Prix d'Hornoy, le Grand prix des 3 départements limi- trophes au lieu-dit "le Coq Gaulois", près d'Aumale, étaient, comme l'on dit mainte- nant, des événements incontournables ! Evidemment, nous allions saluer les "géants de la route" lorsque le Tour de France passait à proximité et je conserve des souvenirs éblouis de Coppi, Koblet, Kubler, Bobet et de mon idole Jacques Anquetil, notre voisin de . Papa se plaisait à raconter des anecdotes d'avant-guerre, le passage du Tour à Poix avec les touristes-routiers qui, en l'ab- sence de dérailleur, retournaient leur roue arrière pour escalader la côte. Ces souvenirs semblent empreints de naïveté mais notre capacité d 'étonnement n'était pas encore altérée par l'invasion future des medias et l'inflation de retrans- missions télévisées. Je vous parle d'un temps où l'on écoutait la T.S.F. Le rite domi- nical était de nous réunir à partir de 15 heures, devant le poste, afin de suivre avec ferveur "Sports et Musique", une émission de Georges Briquet dont le générique "Chantons pour le sport, chantons en chœur l'essor de la jeunesse..." était entonné par André Dassary. J'entends toujours la voix ensoleillée d'un reporter provençal, Bruno Delaye qui nous aidait à "visualiser" les équipes sur le terrain en indiquant leur position par rapport à... la gauche et la droite de notre transistor !!! Probablement, par mimétisme, je faisais en solitaire dans la cour de l'école, d'inter- minables parties de football et de circuits à vélo agrémentés de commentaires enthousiastes à haute voix (une vocation manquée !). Papa nous a fait aussi aimer le sport à travers la lecture de revues spécialisées. Il achetait chaque semaine "Miroir-Sprint" et "But-Club". Je conserve toujours jalouse- ment, dans le grenier familial, ces superbes magazines de couleur bistre ou verte. Jusqu'à ses derniers jours, mon père garda cette passion. Il ne manquait aucune retransmission télévisée mais ne fréquentait plus les stades depuis longtemps. Sa philosophie du sport ne se reconnaissait sans doute plus dans les excès en tout genre qui hantent les tribunes.

Les plus beaux jours de sa vie Je me souviens que, dans les années cinquante, mes parents écoutaient fréquem- ment à la T.S.F. "La joie de vivre", une émission présentée par Henri Spade et Jacqueline Joubert, au cours de laquelle des personnalités narraient les plus beaux jours de leur carrière. J'en reprends le concept pour évoquer quelques événements qui comblèrent mon père de bonheur et de fierté. Le 24 octobre 1931 est le jour de son mariage. Cette date symbolise surtout une complicité morale et intellectuelle d'une rare plénitude qui ne devait jamais se démentir pendant plus de soixante-deux ans. Vouloir l'illustrer en quelques lignes relève de la gageure. Papa ne manquait jamais de souligner l'influence que maman ne cessa d'exercer tout au long de leur vie commune. Peu de gens savent que, derrière sa douce et dis- crète épouse, se cachait l'inspiration de mon père. Mon frère et moi gardons en mémoire les longues soirées studieuses où nos parents corrigeaient les devoirs et préparaient leurs cours du lendemain autour du baroque bureau à quatre places au premier étage du 8, rue Beaufils. Comme ils enseignaient dans des classes de même niveau, il était courant que l'un demande à l'autre ce que tel poème, telle page d'or- thographe, telle manière d'aborder une leçon avaient produit sur leurs élèves, afin de modifier éventuellement sa propre approche. S'instaurait alors une riche réflexion pédagogique. De même, l'homme public se plaisait, au retour d'une manifestation ou d'une réunion du conseil municipal, d'en raconter la teneur pour connaître l'interpréta- tion de son épouse et relever ses suggestions. Il "essayait" souvent sur elle le texte d'un discours ou d'un article. Même s'il protestait parfois sous la critique toujours amène, il tenait compte invariablement des conseils. Quelle maîtrise d'eux-mêmes possédaient-ils pour accomplir leur vie profession- nelle et familiale avec autant d'efficacité, d'intelligence et de générosité ! Je vous assure : cela ne fut jamais à notre détriment. Je ne résiste pas à vous conter cette émouvante anecdote datant de 1940 qui illustre si bien leur manière unique d'être toujours l'écho de l'autre. Dans la boîte à lettres désaffectée de l'école, maman avait trouvé un télégramme adressé par mon père, alors mobilisé, qui lui donnait "rendez-vous le soir devant la gare rue Verte de Rouen". Depuis quand avait-on déposé ce pli ? Dans ces circonstances périlleuses, un ami lui proposa de la conduire en automobile. Trouvant bientôt la chaussée bar- rée par les soldats et les véhicules militaires, elle parcourut à pied les vingt derniers kilomètres. Près de la gare, entendant quelque bruit dans l'obscurité, ma mère osa : "Est-ce toi Michel ?". En effet, c'était lui, et, main dans la main, ils effectuèrent sous les étoiles les cinq lieues les séparant de l'automobile. Ce fut une belle... nuit de leur vie. Pour évoquer l'amour fraternel, j'imagine ce jour d'avril 1945 où Papa, le coup de pédale allègre, se précipite vers ses racines familiales à Villers-Campsart. Heureux, il y retrouve son frère, serein, de retour de cinquante deux mois de captivité en Allemagne. Pendant quatre ans, pour pallier son absence, mon père avait consacré ses vacances scolaires aux travaux de la ferme. Il avait retrouvé le cordeau, la faux, la fourche, la meule. L'amour paternel est attaché au 20 avril 1967. Ce jour-là, assis sur les gradins d'un amphithéâtre de l'Université de Strasbourg, mon père écoute son fils Jean-Pierre "déterminer l'ordre multipolaire des transitions électromagnétiques à l'aide d'un spectromètre magnétique à paires d'électrons !" La fierté de voir un de ses enfants obtenir ainsi le grade de Docteur ès sciences physiques se conjugue avec son admi- ration pour le savoir et le travail, valeurs qu'il n'a jamais cessé d'inculquer tout au long de sa carrière. Le 20 janvier 1988, Villers-Campsart est en liesse. "Mémé Léontine", ma grand- mère, toujours rayonnante de gentillesse et de bonté, fête son centenaire dans ce petit village picard où elle est née et a vécu toute son existence. Papa, qui est resté en Picardie "le fils de Léontine", retrace la vie de sa maman devant la foule des parents et amis entassés dans la petite maison familiale : "Orpheline de mère à trois ans, elle se retrouve pensionnaire à l'école des sœurs de Brocourt durant huit ans. La Première Guerre mondiale lui enlève son mari mais elle poursuit son travail de cultivatrice avec courage pendant plus de quarante ans, tout en assumant ses res- ponsabilités de chef de famille... Elle est la mémoire vivante de son village et de ses environs dont elle a connu l'apogée avant les mutations du monde rural. Ainsi, elle a vu se construire les églises de Liomer, de Beaucamps-le-Vieux et de Neuville- Coppegueule. Dans sa jeunesse, son village comptait une tuilerie, deux briquete- ries, deux couturières, trois cordonniers, deux bergers - l'un d'eux s'appelait Barthélémy Soulas -, un rétameur, un taupier, un couvreur de chaume..." Mon père s'est souvent inspiré de ces personnages pittoresques pour évoquer dans ses livres ces métiers aujourd'hui disparus. Sans cesse dévoré par la passion de l'écriture, il rédigea une biographie pleine de tendresse de sa mère, à destination de la famille. Mémé Léontine appartenait à "cette race des gens de peu aux vies ordinaires... pleines de richesse et de noblesse" qu'a affectueusement décrite le sociologue Pierre Sansot(7). Curieusement, bien que roturière, son patronyme était Noblesse, proba- blement un surnom né de l'appartenance au personnel d'un château ou découlant de qualités morales. Maintenant que mon père et sa maman se sont absentés, leur inaltérable opti- misme, leur esprit de curiosité, leur faculté d'étonnement devant les choses simples, leur goût du dialogue hantent souvent mes pensées. Le 15 mars 1992, se tient dans les anciens locaux du collège de Forges, rue Beaufils, la première assemblée de l'amicale des anciennes élèves. Des mères et des grand- mères, des fonctionnaires, des employées, des retraitées retrouvent avec joie et émotion, trente ou quarànte ans plus tard, leurs anciens professeurs et en particu- lier mes parents qui ont animé l'établissement durant vingt-six années. Quelle fierté d'être l'objet d'une telle vénération demeurée intacte au fil du temps ! Disert comme à son habitude, Papa dresse une fresque vivante de ce passé heureux puis accède volontiers au désir de son auditoire : comme guide, à la tête du car, il l'en- traînera bientôt dans... une promenade géographique, historique et touristique au cœur du Pays de Bray. Le 20 février 1993, mon père, cette fois, est le héros du jour. Le Pays de Bray s'est donné rendez-vous au théâtre municipal de Forges-les-Eaux pour la cérémonie de remise de sa Croix de Chevalier dans l'Ordre de la Légion d'Honneur. Cette décora- tion est le prolongement logique de sa promotion dans l'Ordre National du Mérite obtenue le 4 janvier 1984 et de son élévation en 1989 au rang de Commandeur dans l'Ordre des Palmes Académiques, une distinction rare. Une profonde émotion étreint Papa. En cet instant, se bousculent sans doute dans sa tête une foule d'images de joies familiales, professionnelles et municipales qui ont émaillé ses quatre vingts années d'existence. Pour atteindre cette plénitude de vie, mon père "a chanté dans son arbre généalogique" comme le suggérait le poète Cocteau. Le petit Michel de Villers-Campsart, déjà curieux de tout, avait observé et réfléchi pour donner un sens à sa vie. Il avait appris la valeur du travail et le goût de la vie simple avec sa maman, à la ferme. Pendant la Première Guerre mondiale, avec la fréquentation des troupes alliées et la perte de son père, s'étaient ancrés le patriotisme, le culte des anciens, le sens du devoir, la tolérance. Sur les bancs de la communale, à travers les cours de Monsieur Bernard, lui étaient apparues toutes les vertus de l'enseignement.

L'épilogue Mon père convenait que la chance lui avait souvent souri au cours de son existence. Elle allait très brutalement lui tourner le dos. Au cours du mois d'avril 1994, Papa commença à se sentir fatigué et à perdre l'ap- pétit. Début mai, avec son automobile, il se rendit à l'hôpital de Bois-Guillaume pour une consultation. Le 16 mai, il y retourna en ambulance pour passer des exa- mens approfondis. Il en sortit le 19 avec une convocation pour le 6 juin afin de déterminer un traitement adapté aux conclusions des analyses. Chaque jour qui passait, ses forces l'abandonnaient et les repas devenaient une véritable corvée. Les 22 et 23 mai, je l'ai retrouvé méconnaissable, amaigri, la voix cassée, épuisé, se mouvant avec beaucoup de difficultés au prix d'une grande volonté. Cependant, il répétait ne pas souffrir du tout et la qualité de ses conversations demeurait intacte. Le mardi 24 mai, il prit la plume pour décrire avec précision, à son médecin spécia- liste, l'évolution très rapide de son mal afin qu'il avance son rendez-vous. Le mer- credi, il reçut quelques amis à son domicile. Après de rapides considérations sur son état de santé, il retrouva toute son énergie pour deviser, la tête probablement pleine de projets. Le jeudi 26 mai au matin, l'ambulance vint le chercher à son domicile pour le trans- porter à l'hôpital Becquerel à Rouen. Heureux de partir pour se soigner, il fit état du temps maussade, confia une lettre à son épouse et s'éloigna avec quelques petits signes de la main en guise d'au revoir. Le soir, il téléphona à ma mère pour l'assurer de son excellent moral et la dissuader de se rendre avec moi à son chevet. Il dit être entre de bonnes mains et prêt, après quelques jours de repos, à combattre le mal. Malgré son incroyable volonté, il n'avait aucune chance dans cette ultime lutte. Mon père décéda le 27 mai à 10 heures du matin. Dans l'enveloppe reçue la veille, Maman découvrit le faire-part de décès rédigé de ses propres mains. Jusque dans ses derniers instants, Papa nous avait donné une admirable leçon de courage et de dignité.

Les obsèques Les obsèques se déroulèrent le mercredi 1er juin 1994 à 15 heures en l'Eglise Saint- Eloi de Forges-les-Eaux. Dans la matinée, la famille se rendit à Rouen, pour voir mon père une ultime fois. Il dégageait une impression exceptionnelle. Une grande fierté masquait un peu ma peine. Sous un soleil radieux, il accomplit sa dernière promenade à travers ce Pays de Bray dont il avait tant raconté les richesses. Peu avant Forges, dans une courbe prononcée à hauteur de Roncherolles, à la vision d'un petit tertre à gauche de la route, je l'imaginais s'exclamant comme il avait coutume de le faire lors de nos sor- ties dominicales : "Voici le Mont aux Leux, la Motte aux Loups, on l'a escaladée". Cet homme qui avait beaucoup voyagé, traversé les Montagnes Rocheuses aux Etats-Unis, nous aidait par ses écrits à connaître et réapprendre les beautés à portée de notre main. Il aurait été fier de la cérémonie religieuse célébrée à sa mémoire, l'après-midi. Amis, enseignants, anciens élèves, élus, parfois venus de loin, beaucoup avaient souhaité rendre un ultime hommage à celui qui avait marqué de son empreinte un moment de leur existence. Mon père était comblé quand il recensait une vingtaine de porte-drapeaux lors des manifestations patriotiques qu'il organisait. Trente-trois drapeaux en provenance de tout le département, réunis dans le chœur de l'église, formaient une escorte d'honneur devant son cercueil. Mon frère Jean-Pierre fit un éloge très émouvant de papa en retraçant sa vie pas- sionnante et passionnée, aux multiples facettes, et en évoquant l'exceptionnelle complicité qui l'unissait à maman, son "inspiratrice". Touchantes autant qu'inattendues furent les paroles prononcées par l'abbé Lafon, ancien curé de Forges, venu du Pays de Caux dire adieu à son ami laïc : "un institu- teur patriote, républicain et intègre comme l'aurait souhaité Jules Ferry... qui connaissait les chapelles brayonnes mieux que quiconque". Monsieur Wimet, au nom de la Société d'Entraide de la Légion d'Honneur, Monsieur Le Roy, président du Souvenir Français, Monsieur Le Vern, député et ins- tituteur, Monsieur Blot, maire de Forges, louèrent le combattant, le pédagogue, l'homme de cœur et de générosité. Des membres de l'Harmonie de Forges interpré- tèrent de poignantes pièces pour trompette tandis que l'assistance venait se recueillir devant le cercueil. Pour rejoindre sa dernière demeure, Papa passa devant l'Ecole de la rue Beaufils, théâtre de tant de joies familiales et professionnelles. Près de la grille d'entrée, je remarquai un majestueux sapin, arbre de Noël de mon enfance, qu'il m'avait aidé à planter. Le cortège s'arrêta quelques instants dans le cimetière militaire, parmi ceux dont papa disait : "A nous le souvenir, à eux l'immortalité". En guise d'adieu, chaque drapeau s'inclina sur la tombe symbolisant un livre, "le septième tome des Promenades géographiques et historiques" comme aimait plaisanter mon père. Une page de ma vie et de l'histoire du Pays de Bray se tournait définitivement. Le 26 juin 1994, à l'occasion de la cérémonie du Souvenir Français, la municipalité de Forges-les-Eaux dévoila une plaque apposée au monument du cimetière mili- taire. A travers cette pierre, mon cher papa gagnait une parcelle d'immortalité. Il me revient à la mémoire ce poème de Victor Hugo que mon père aimait proposer à ses élèves :

"DEMAIN, DÈS L'AUBE, À L'HEURE OÙ BLANCHIT LA CAMPAGNE, JE PARTIRAI. VOIS-TU, JE SAIS QUE TU M'ATTENDS... ET QUAND J'ARRIVERAI, JE METTRAI SUR TA TOMBE UN BOUQUET DE HOUX VERT ET DE BRUYERE EN FLEUR."

Je ressens à mon tour, aujourd'hui, toute la détresse due à la perte d'un être cher.

1 - Je remercie très vivement M. Jean Delwarde, Mme Jeanne Ducrocq, Mme Arlette Dufeu, M. Jean Dulongchamps, M. René Naud et M. Paul Vergriette pour leur accueil et leurs émouvants témoi- gnages. 2 - Voir rubrique les métiers d'autrefois "le curé de campagne" 3 - Place stratégique, en général, occupée par le capitaine de l'équipe 4 - Voir biographie des grands hommes du Pays de Bray dans "Promenade géographique, historique et touristique en Pays de Bray", tome III page 26. 5 - La bataille de Normandie a été racontée avec précision par l'historien rouennais Gustave Nobécourt dans "Les soldats de 40 dans la bataille de Normandie". Le 36me C.A. y est cité de nom- breuses fois. 6 - Lille Olympique Sporting Club 7 - SANSOT Pierre, "Les gens de peu", coll. Sociologie d'aujourd'hui, P.U.F., Paris, 1991. Les photos illustrant le texte, sont extraites de l'album de famille, sauf la première, provenant du "Réveil". Jean CADIOU (1914-1995) par Mme Gilberte COFFIN

Jean Cadiou est décédé à Paris, le 15 mai 1995. Sollicité par son ami Michel Coffin, il col- labora avec fierté et enthousiasme à la rédaction de quelques chapitres des tomes III et IV des "Promenades en Pays de Bray". Ainsi, il évoqua les villages de Talmontiers et Bouchevilliers dont il était la mémoire vivante, et raconta avec poésie et nostalgie le travail de la dentellière. Il était né le 7 août 1914 à la mairie-école de Talmontiers où, se plaisait-il à dire, son grand-père Jules Dumont fut instituteur pendant 32 ans. Cette demeure influa sans aucun doute sur la destinée de la famille. En effet, plusieurs de ses membres assu- mèrent des responsabilités au plan civique ou au sein de l'Education Nationale. Son père, Charles Cadiou, titulaire de la Légion d'Honneur, exerça la fonction de maire de Talmontiers de 1959 à 1965. Jean Cadiou entra à l'Ecole Normale d'Instituteurs de Paris, le 1er octobre 1932 ; Il en sortit en 1935 pour enseigner à Montrouge durant deux ans, puis, à Paris, jusqu'en 1974. En 1959, il fut promu maître d'application chargé de la formation des jeunes instituteurs de l'Ecole Normale d'Auteuil. Ami des plantes, des arbres et des fleurs, il assouvit cette passion en tant que pro- fesseur de botanique auprès des apprentis fleuristes de la chambre syndicale de Paris, de 1960 à 1990. Pour cette activité originale, on lui décerna le Mérite Agricole en 1970. A l'approche de la retraite, très attaché à son village natal de Talmontiers, il mit sa grande expérience au service de ses concitoyens. Il entra au conseil municipal en 1971, puis fut maire-adjoint de 1977 à 1989. Erudit, passionné d'histoire régionale et locale, il fut un membre fondateur de la Société Historique et Géographique du Bassin de l'Epte. Ses nombreux articles, publiés dans les cahiers de cette société et dans l'Eclaireur, lui assurèrent une légitime noto- riété. Curieux de tout, il collectionnait les pierres et les fossiles que lui livraient ses pro- menades dans les environs de son village. Ses états de services militaires et civils lui valurent de nombreuses distinctions, notamment la Croix de guerre 1939-45 avec Etoile de bronze et les Palmes Académiques. Pour couronner sa valeureuse carrière, il fut élevé, en 1988, au grade de chevalier dans l'ordre de la Légion d'Honneur. Profondément désintéressé, disponible pour tous, il mettait son savoir et ses connaissances au service d'autrui. Sa bonté et son sens de l'humour, s'alliant à toutes ces qualités, faisaient de lui le plus délicieux des amis. Jean-Charles LEFEBVRE (alias Félix CLÉREMBRAY) Historien du Pays de Bray et du Comté d'Eu (1845-1918) par Ghislain GAUDEFROY

Le 25 août 1922, paraissait dans la presse cette coupure : «Hier ont eu lieu en l'église Saint-Sever les obsèques d'une femme de grand mérite, Madame veuve Lefebvre, qui avait été l'épouse très dévouée et fort modeste de Monsieur Charles Lefebvre, qui sous le pseudonyme de Félix Clérembray fut l'éru- dit historien de "La Terreur à Rouen" et l'auteur de "Flaubertisme et Bovarisme" et de très nombreuses publications sur le Pays de Bray. Mme veuve Lefebvre avait conservé plusieurs manuscrits inédits d'ouvrages de son mari sur "Le Chevalier de La Barre", sur "La Philothée de saint François de Salle" (Mme de Charmoisy) et de très nombreux carnets de notes historiques. D'après le testament de M. Ch. Lefebvre, ces ouvrages devront revenir à la Bibliothèque de Rouen, où ils ne seront communiqués que douze ans après la mort de leur auteur, survenue en 1918. Mme veuve Charles Lefebvre, née Monier, avait 73 ans.»

Maison natale de Clérembray à Neuville-Ferrières, près de la scierie Schlegel au bord de la Béthune (Albums Coupel, Musée Ma thon-Durand). Félix Clérembray est né le 17 janvier 1845 à Neuville-Ferrières ; il était le fils de Jean Lefebvre, charpentier et de Laurentine Calippe, lingère. Il se maria avec Maria Crosnier née à Neufchâtel, et est décédé le 22 novembre 1918 au 6 de la rue Dutronchet à Rouen. Au recensement de 1861 à Neuville-Ferrières, il a seize ans ; il est noté "écrivain" ! Quelle précocité ! Sans doute s'intéressait-il déjà à l'histoire de son pays. Le pseudo- nyme de Clérembray (Clerc en Bray) n'est-il pas tout un programme ? Il fait allu- sion à son pays d'origine, mais aussi à sa profession : nous le trouvons à Neufchâtel comme avoué en 1880, comme président des avoués en 1886. Il est l'auteur de nombreuses études intéressant le Pays de Bray et le Comté d'Eu. Nous citons ici ses publications par ordre chronologique. La première d'entre elles porte sur Les d'Estrées, leurs domaines et leur lien de parenté au Pays de Bray. Notes généalogiques et historiques par un Neufchâtelois, parues à Neufchâtel-en-Bray en 1885 (181 p.). Viennent ensuite : - Le Comté d'Eu au moment de la convocation des Etats-Généraux de 1789. Liste des membres des trois ordres du Comté d'Eu, Rouen, Lestringant, 1891 et 1894, 74 p. - Le mystère de Forges-les-Eatix : 1/Le Peletier de Saint-Fargeau - 2/Sa mort - 3/Les "Glorieuses" de Forges avant et pendant la Révolution - 4/ Le suicide de Pâris. - 5/ Etait-ce Paris ? - Rouen, 1891, 48 p. - Les Fautereau, La Normandie (Revue mensuelle), 1893-94, pp. 154,188. - Un picard en Normandie, P. M. Simon de , député du Tiers-Etat du bailliage de Caux, Abbeville, 1893, 20 p. - Le dernier des Boulainvilliers, Abbeville, 1894, 9 p. - Quelques notes et souvenirs sur le baron d' et les Patry. La Normandie, 1895, pp. 12, 85, 114,182, 219, 245. - L'arrestation de Gratien, évêque constitutionnel à Rouen, Brumaire an II. La Normandie, 1896, p. 177. - Episode de la Révolution dans le département de l'Eure : les Savarre de Conches. La Normandie, 1896, p. 287. - Episode révolutionnaire : le boulanger du Bosgouet, des Rocques et de Boisgremont : inventaire au château de Bosgouet. La Normandie, 1897, p. 22. - La Terreur à Rouen. 1793, 1794, 1795. Rouen-Paris, 1901, 603 p. - Les agents du comité de sûreté générale dans le département de l'Eure. La Normandie, 1901, p. 258. - Une victime oubliée de la Révolution dans la Seine-Inférieître : L'abbé Plaine, curé de Ponts-et- Marais (canton d'Eu). La Normandie, 1901, p. 100. - Notes historiques sur l'ancienne paroisse des Noyers (Gaillefontaine), et sur les Mounet- Ranfreville, ses seigneurs. La Normandie, 1903, pp. 288, 340, 389, 413. - Les Mitton de Neufchâtel-en-Bray. La Normandie, n° 12, 1907. - Origine de l'imprimerie à Neufchâtel-en-Bray. Le Journal des mœurs et de la religion - La Feuille d'Affiche et l'Echo de la Vallée de Bray (Notice sur P.Ch. Féray, premier imprimeur de Neufchâtel en 1794). Sotteville-lès-Rouen, 1907. - L'église Saint-Pierre de Neufchâtel. Sa ruine au XVIIe siècle, sa fin à la Révolution. La Normandie, 1908, avril p. 119 ; mai p. 161 ; juin p. 205. - La Normandie pendant les Cent Jours. Les élections communales de mai 1815 à Neufchâtel-en- Bray. Trois notabilités normandes. Le baron d'Haussez, Pocholle et Concédieu. La Normandie, 1908, sept. p. 308 ; oct. p. 325 ; nov. p. 378 ; déc. p. 405 - 1909, janv. p. 18 ; févr. p. 43 ; mars p. 77. - Flaubertisme et Bovarisme. Causeries documentées. Rouen, 1912, 77 p. - Pocholle, Troisième sous-préfet de Neuf chat el-en-Bray. Patry, maire d' et le préfet Beugnot. Episodes de l'affaire Cadoudal. Rouen, 1916, 30 p. - Episodes de la Contre Révolution à Rouen (1794-1799). Une religieuse normande et un moine bre- ton, Rouen, 1917, 54 p. - Quelques pages de l'histoire de la Révolution en Normandie. Biens nationaux et assignats. Episodes et documents. Rouen, 1917, 41 p. Les dernières publications connues de Clérembray nous ont été fort utiles. L'une d'elles, qui est son ouvrage majeur, a été consacrée à - Foucarmont sous la Révolution. La fin de l'abbaye (Evreux, 1919, 81 p.). C'est une étude fort documentée sur la vie du bourg de Foucarmont à la fin du XVIIIe siècle. Nous lui devons par ailleurs l'introduction d'une étude concernant le Troisième voyage aérien de Blanchard (18 juillet 1784) publiée en 1921 à titre posthume et sous son véritable nom : Charles Lefebvre (cf. l'article sur Puisenval, p. 368). Nous est aussi parvenue de lui une lettre à propos d'une vente, au château de Ligne- mare, d'un "petit manuscrit d'aspect funèbre" (cf. Smermesnil, p. 374) Ajoutons sa participation à la rédaction de "La Galerie Brayonne Illustrée", revue mensuelle archéologique, historique, littéraire publiée à Forges-les-Eaux par Cyprien Riden en 1907 ; il en fait la bibliographie, et est l'auteur des études sur L'abbaye de Beaubec et sur L'Hôtellerie de la Fleur de Lys à Neufchâtel-en-Bray. Autant de titres qui font de Clérembray un historien régional qui mérite largement de passer à la postérité aux yeux des Brayons.

Curieux ce cliché Courtin représentant la couverture d'un manuscrit ornée de têtes de morts assorties d 'os en croix avec des larmes ! L'ouvrage provient du château de Lignemare (commune de Smermesnil, cf. p. 374), et est mentionné dans une lettre de Charles Lefebvre, alias Clérembray, il est actuellement au Musée Condé au château de Chantilly. (Albums Coupel, Archives Musée Mathon-Durand, Neufchâtel-en-Bray). Alphonse COURTIN (1833-1898), pionnier de la photographie en Pays de Bray par Lionel GAUDEFROY

Les collectionneurs de cartes postales du Pays de Bray connaissent tous le célèbre photographe neufchâtelois Ernest Coupel (1863-1947) dont il existe encore de nom- breux clichés souvent reconnaissables à la présence de ses deux enfants (3 p. 15 et 7). Sa fille Cécile et son fils, munis d'un chapeau sont en général en premier plan, c'est le cas par exemple pour le moulin de publié dans le tome V de ces Promenades (5 p. 87). La plupart de toutes ces illustrations datent du début du siècle (1905-1910), mais il arrive parfois d'en découvir de beaucoup plus anciennes.

Carte publicitaire d'Ernest Coupel. A quand remonte la plus vieille photographie prise en Pays de Bray ? Probablement à 1865 comme nous allons le découvrir ! En 1872, l'abbé J. E. Decorde (1811-1881) fit paraître son ouvrage intitulé : Histoire de Bures-en-Bray (6). Celui-ci est dans la lignée de ceux des cantons de Neufchâtel (1848), de Blangy (1850), de Londinières (1851), de Forges-les-Eaux (1856) et de Gournay (1861), mais présente une originalité. Il y eut en fait deux éditions ; l'une d'elles est accompagnée de nombreuses prises de vue, l'autre en est dépourvue. L'auteur de ces nombreux clichés est un certain Alph. Courtin, phot(ographe) à Neufchâtel-en-Bray dont on ne retrouve pas le nom dans la liste des souscripteurs (sauf un Courtin, rentier à Grandcourt qui doit être un homonyme). Tous ces docu- ments iconographiques sont donc antérieurs à 1872 et cet ouvrage illustré, premier du genre en Pays de Bray, est aujourd'hui quasiment introuvable. Partons maintenant à la découverte de ce photographe. Pascal Alphonse COURTIN est né le 10 avril 1833 à Richemont du mariage de Pierre Pascal Courtin, charron, et de Marguerite Marie Lelong. Cette union eut lieu à Saint-Léger-aux-Bois en 1828. En 1841, la famille Courtin est installée aux Vieilles-Landes où le chef de famille (de ménage) est qualifié de fermier cultivateur tant en 1846 qu'en 1851 d'après le relevé des recensements. Ceux de 1856 et 1861 ne mentionnent que la présence des parents de notre futur photographe. C'est E. Léger dans ses "Miettes d'Histoire Locale" qui nous renseigne sur la jeunesse d'Alphonse Courtin : "Il fut élevé par ses parents dans des sentiments honnêtes et entra au Collège Ecclésiastique d'Aumale où il reçut une solide instruction classique. On peut dire que M. Courtin a été un bon élève et qu'il se distingua surtout par ses succès en chimie et physique. Il entra au grand séminaire de Rouen et devint préparateur d'un savant chimiste. Après un an d'études théologiques, sans vocation suffisante, il abandonna. " (10) Le 29 avril 1863, Alphonse Courtin épouse à Neufchâtel Marie Célestine Guignard, ori- ginaire de cette ville. L'acte de mariage indique qu'Alphonse Courtin est toujours domicilié aux Landes-Vieilles-et-Neuves et qu'il n'exerce aucune profes- sion. Le 9 mai suivant, son épouse donne naissance à un garçon sans vie à Neufchâtel, rue du Faubourg des Fontai- nes. C'est ainsi que vers 1865, met- tant à profit ses connaissances nouvelles, il fonda une maison de photographie à Neufchâtel. L'almanach du Pays de Bray de l'année 1865 nous précise qu'Alphonse Courtin est alors photographe. Les données étant établies l'année précé- dente, on peut en déduire que notre homme commença à exercer réellement sa profes- sion à partir de 1864. Les divers recensements de 1866, 1876, 1881 et 1891 nous indiquent tous qu'il avait son atelier de photographie rue du Le père Courtin Faubourg des Fontaines sur le (Albums Coupel, cliché n° 477). côté gauche. Le 12 février 1866, naît son deuxième fils, Alphonse Pascal dont nous reparlerons, et le 4 novembre 1869 décède aux Vieilles-Landes-et-Neuves, son père. C'est dans la rue partant sur la droite qu'habitait la famille Courtin (cliché datant de 1910 environ).

De nouvelles et importantes fonctions attendent Alphonse Courtin. En effet, le poste de bibliothécaire et de conservateur du Musée de Neufchâtel devint vacant en 1868 du fait du décès de J. B. Mathon (1786-1868). Cette place lui fut alors accor- dée jusqu'en 1896. Le musée situé à l'Hôtel de Ville "renferme des tableaux, l'histoire naturelle, les antiquités, et une très belle collection de médailles grecques, gauloises, romaines, françaises. La Bibliothèque est composée de 5,800 volumes, parmi lesquels on compte des ouvrages d'un grand mérite et plusieurs manuscrits. " (1) Ce "photographiste" connut rapidement le succès. Les Neufchâtelois et les Brayons des alentours vinrent sur place se faire tirer le portrait. On a du mal à imaginer aujourd'hui le temps qu'il fallait pour préparer un bon cliché, cela nécessitait de bonnes connaissances en chimie et une bonne dose de patience. Le matériel de l'époque pesait lourd et il était nécessaire que le collodion soit utilisé encore frais. La photographie était un art que tout le monde ne pouvait exercer et Lamartine disait : "C'est un art, c'est même mieux qu'un art, c'est un phénomène où l'artiste collabore avec le soleil." S'il était difficile et délicat à l'atelier, il l'était encore plus à l'extérieur. Il existait alors des modèles portatifs de dimensions et de poids différents. Une prise de vue dans nos campagnes nécessitait de nombreux préparatifs et constituait une véritable expédition, opération non imaginable aujourd'hui où il suffit d'appuyer sur un simple bouton.

Dessin d'Alfred Le Petit représentant A. Courtin regardant dans son appareil photographique aux armes de Neufchâtel avec à ses pieds le matériel chimique Parmi les portraits connus exécutés par Alphonse Courtin, nous connaissons celui de mademoiselle Lemonnier datant de 1890 environ. Celle-ci avec ses cheveux tirés en arrière et son petit chignon, la taille serrée et la jupe lourde, pose à côté d'une chaise aux montants torsadés (13). A également été reproduite dans Le Réveil celle du facteur de ville, Henri Lefebvre, probablement due à notre artiste (8). Notre photographe se déplaça maintes fois dans notre campagne brayonne autour de Neufchâtel, et il nous reste quelques précieux clichés de paysages, châteaux et églises dont nous avons tenté de faire un relevé non exaustif. Les plus anciens sont certainement ceux figurant dans l'ouvrage illustré de l'abbé Decorde sur Bures-en-Bray datant de 1872 (6). Ire planche : Portrait de l'auteur (abbé Decorde) IIème planche : Vue de Bures (Côté Est) IIIème planche : Ferme de la Valouine (Vue du Sud) IVème planche : Château de Mesnières Vème planche : Représentation des morts / Pyramide des Fonts Vlème planche : Sépulcre VIIème planche : Bas-relief de l'Assomption VIIPme planche : Portail de l'église. Martyre de saint Etienne / Inscription IXème planche : Maison de Des Marets Xème planche : Fragment de charpente / Grille de fenêtre / Porte d'entrée Xlème planche : Chapiteaux des cheminées XIIème planche : Ferme de Tourpes

Cette vue est différente de celle publiée dans l'ouvrage de l'abbé Decorde sur Bures-en-Bray. On notera en bas à droite la signature Cliché A. Courtin, phot. Bien que portant la date de 190 ., le document est antérieur et a été repris ensuite par l'éditeur O. Villers Lefebvre. Cette illustration est la même que celle publiée dans l'ouvrage de l'abbé Decorde. La signature (Cliché A. Courtin, Phot.) figure à gauche sous la légende.

Dans l'appendice de cette version illustrée, l'abbé Decorde précise en note : "Dans l'impossibilité de nous livrer personnellement à ce travail, nous avons eu recours à M. Courtin, photographe et conservateur du musée de Neufchâtel, qui a opéré beaucoup mieux que nous aurions pu le faire nous-même, et qui ne s'est pas laissé arrêter par les courses à entreprendre pour réaliser notre projet. " La maison du Capitaine Des Marets ayant été détruite en 1867, on peut donc en déduire que les clichés (au moins ceux de cette demeure) sont antérieurs et qu'ils ont été conçus entre 1864 et 1866 ; ils constituent ainsi les plus vieux documents iconographiques connus relatifs à notre région. Les Albums Coupel du Musée Mathon-Durand de Neufchâtel renferment de nom- breuses photographies dont deux très intéressantes que l'on peut très probablement attribuer à Courtin et datant de 1872. Elles concernent Neufchâtel : l'une représente la locomotive de l'inauguration de la gare (n° 10 bis) et l'autre l'inauguration de la gare. Elles ont été publiées dans la presse locale en 1988 (14) (15). Nous ne donnerons pas ici la liste complète des clichés Courtin figurant dans les Albums Coupel. La plupart d'entre eux ne sont pas relatifs au Pays de Bray et nous n'avons alors retenu que ceux d'intérêt local. - n° 42 : Vue intérieure du Musée de Neufchâtel (cf. p. 40). - n° 51 : Pocholle, Sous Préfet de Neufchâtel, terre cuite de Chinard, musée de Neufchâtel (16). - n° 132 bis : Dans l'atelier du père Courtin (debout à gauche, le fils Courtin). Faubourg des Fontaines. On y voit un homme sur un tricycle et un autre sur un vélocipède. Ce cliché est signé à gauche Courtin fils et à droite Cyprien Riden. - n° 178 : Lucy : ancienne briqueterie, chemin des Mareyeurs, 1880 (9) (cf. photo p. 45). Annexe

1) Quelques définitions utiles Aveu : acte par lequel le vassal avouait tenir des terres de son seigneur, moyennant redevances ou rentes. Champart : rente que le seigneur prélevait sur le total des gerbes récoltées dans le champ. A ne pas confondre avec la dîme, impôt ecclésiastique. Dîme (du latin décima "dixième") : impôt du dixième des récoltes prélevé par l'Eglise ; il a été aboli par la Révolution de 1789. Le concile de Rouen, en 1189, déclara que la dîme était due pour toutes les productions qui se renouvellent chaque année, telles que le grain, le vin, les fruits des arbres, les petits des animaux, le foin, le lin, la laine, le chanvre, les fromages. Fiefs Le fief de Haubert a pris son nom du haubert, sorte de jaque ou cotte de mailles particulière aux chevaliers. Le possesseur d'un fief devait en être muni pour servir le roi à la guerre. Celui qui possédait plein fief de Haubert devait servir ban et arrière-ban par pleines armes, c'est-à-dire par le cheval, par l'écu, par l'espée et par le heaume. L'importance attachée à ce fief était telle que bien qu'il soit considéré comme impartable et individuel, il pouvait néanmoins quand il n'y avait que des filles (à défaut de frère) être divisé jusqu'à huit parties dont chacune avait droit de cour, usage, juridiction et gage-piège. Divisé en plus, il perdait toute nature et dignité de fief (Dergny, Grandcourt, p. 8 note). Lors de la formation de la Normandie en 911, Rollon conserva dans ses mains les villes, les ports, les principales forteresses, une partie des forêts, et quelques autres portions du pays qui formèrent le domaine ducal ; le reste fut divisé entre ceux qui l'avaient suivi. Aux principaux chefs, il céda de vastes domaines composés de terres éloignées les unes des autres et qui consti- tuèrent les grands fiefs ; aux autres, il distribua les villages, ou même des terres de moindre étendue. Ces premières donations relevèrent directement du duc et, plus tard, du roi de France, après la conquête de Philippe-Auguste (en 1204). Mais les grands feudataires ne pouvaient tirer par eux-mêmes un parti avantageux de leurs vastes possessions ; chacun d'eux divisa donc, à son tour, la terre qu'il avait reçue entre ses serviteurs et ses vassaux, formant ainsi des fiefs secondaires, ou arrière-fiefs, qui ne dépendirent plus directement du souverain, mais des sei- gneuries dont ils avaient été détachés, et aux possesseurs desquels ils devaient certains services ou des redevances. C'étaient, le plus souvent, des sommes d'argent, des poules, des œufs et l'obligation de fournir des journées d'hommes, soit pour le travail des champs, soit pour d'autres corvées ou des voyages. Les fiefs n'avaient donc pas tous la même nature et n'étaient pas toujours de la même impor- tance. Il y avait, en premier lieu, ceux qu'on appelait pleins-fiefs de haubert, dont le tenant était obligé de fournir au seigneur suzerain, chaque fois qu'il en était requis, le service à la guerre d'un chevalier armé et équipé pendant quarante jours. C'est ce que l'on appelait, dans le langage du temps, être tenu au service d'ost (vieux mot français qui signifiait "armée" (du latin hostis "ennemi, par extension, armée ennemie, armée"). Après le fief de haubert, on en trouvait d'autres de moindre valeur. C'étaient les demi-fiefs, les quarts et les huitièmes de fief, qui ne devaient le service militaire que dans la proportion de leur importance. Beaucoup de familles nobles s'éteignirent à la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe siècle. La guerre de Cent Ans fut désastreuse pour la noblesse française, dont un grand nombre de représentants trouvèrent la mort dans les plaines de Crécy (en 1346), de Poitiers (1356), d'Azincotirt (141:)). La conquête de la Normandie par les Anglais, les confiscations opérées par Henri V amenèrent la dévastation du pays et occasionnèrent la ruine de beaucoup de maisons normandes. Quantité de terres nobles devinrent la propriété de roturiers, bourgeois enrichis, gens de finance ou d'administration. Le roi Louis XI décida en 1470 par un édit daté de Montils- les-Tours, que tous roturiers ayant acquis des fiefs nobles en Normandie seraient tenus et réputés nobles et anoblis. Il y eut ainsi deux sortes de noblesse : celle dite d'ancienne race et extraction, qui prenait son origine dans la première distribution de Rollon et par ses successeurs immédiats, et la nouvelle noblesse récemment créée, dont les membres conservèrent d'abord les noms sous lesquels ils étaient connus, mais qui, peu à peu, abandonnèrent ce nom par trop rotu- rier pour prendre celui de leur terre, trouvant ainsi le moyen de flatter leur vanité et celui de se confondre avec l'ancienne noblesse, toujours plus considérée (d'après A. Beaucousin, Registre des fiefs et arrière-fiefs du bailliage de Caux en 1503, Rouen, 1891).

Litre : large bande noire, coupée de place en place par des armoiries, qu'on faisait peindre sur les murs de l'église à la mort du seigneur de la paroisse. La plupart ont disparu, mais subsistent encore des armoiries dans les églises de Bosc-Geffroy, d'Hesmy, de Neuville... Novales : terres nouvellement mises en culture.

2) Corrections, additions Tome III : p. 10, lire Buhy (Philippe de Mornay), et non Bully (cf. Gh. Gaudefroy, Le manoir dil Flot, Connaissance de Dieppe et de sa région, n° 100, mars 1993, p. 26).

Tome V p. 70 : (bas de page) ...château de RIBERPRÉ... en état de délabrement total (voir p. 345). p. 73 : les stalles de Rouvray-Catillon ne sont pas de RASSET, mais d'un nommé Richard, menui- sier à Croisy-la-Haye (signature retrouvée en cinq endroits différents). p. 82 : légende: :... Capval. Remarquez... (manquent point et majuscule). p. 91 : légende 2 : ...datant de la fin du XVIIIe siècle. p. 92 : Particularismes culinaires et artisanaux : ce qui les différencie (et non -cient). p. 96 : Tableau des toponymes en -court : - Bassin de la Bresle...(cf. rive droite [Oise & Somme] : Abancourt, Hennecourt (h. Abancourt), Foucaucourt-hors-Nesles, Bouttencourt, Bouillancourt-en-Séry, Helicourt, Bouvaincourt- sur-Bresle. - Vallée de l'Yères : ajouter : Bois-Ricourt (Foucarmont). - Pays de Bray : ajouter : Abancourt (h. Saumont-la-Poterie). p. 97 : (dans l'encadré) connotation. p. 125 : ligne 3 : lire 1772 (et non 1771). p. 237: 2ème §, 4ème ligne : Lemarchand, Chatel et Ansîome... p. 311, 3ème § : (Déville... p. 376 [et non 576J). p. 351:1" trimestre 1994 (et non : ème).