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Les parias : Monsieur Verdoux et Naked Lunch Bruno Dequen

Industrie en crise. Cinéma en mutation ! Numéro 162, juin–juillet 2013

URI : https://id.erudit.org/iderudit/69336ac

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Éditeur(s) 24/30 I/S

ISSN 0707-9389 (imprimé) 1923-5097 (numérique)

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Citer cet article Dequen, B. (2013). Les parias : Monsieur Verdoux et Naked Lunch. 24 images, (162), 52–52.

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e calendrier des sorties encourage À l’inverse du changement de registre opéré parfois des lectures transversales par Chaplin, l’adaptation du roman-culte L inattendues. S’ils n’avaient pas été de Burroughs représentait pour Cronenberg édités récemment en Blu-ray par Criterion, une évidence. Non seulement l’imaginaire les films maudits de Charles Chaplin et de « viscéral » et intellectuel du romancier sem- David Cronenberg n’auraient probable- blait être fait pour le cinéaste canadien, mais ment jamais été commentés dans un même ce dernier a admis, dans une entrevue, avoir texte. Pourtant, ces deux films mal-aimés abandonné très tôt une carrière d’écrivain à leur sortie ont plus d’un point commun. parce qu’il ne pensait pas pouvoir être un D’abord, l’ambivalence de leur réception jour à la hauteur de son idole. critique et publique aura marqué la fin Tout comme Chaplin cependant, Naked Lunch (1991) de David Cronenberg d’une époque glorieuse pour leurs auteurs. Cronenberg décida d’éviter l’adaptation Mais surtout, il s’agit d’adaptations très fidèle et de s’inspirer à la fois des romans, libres de matériaux préexistants (Landru inévitable du mythe « Charlie ». Dans les mais aussi de la vie de Burroughs, afin de et la vie et l’œuvre de W. Burroughs) qui faits, même si le célèbre clochard avait fait réaliser une œuvre totalement originale. n’hésitent pas à plonger dans un humour sa dernière apparition en 1931 dans City Si certaines obsessions semblent évidentes noir particulièrement autoréférentiel met- Lights, son allure et ses mimiques demeu- (Cronenberg n’aurait jamais pu passer à tant en cause toute possibilité de position- raient le point d’ancrage de Modern Times côté de l’anus parlant), deux partis pris du nement moral. et de . Or Verdoux est cinéaste demeurent fascinants. D’une part, Lorsque Monsieur Verdoux sort sur l’antithèse du vagabond sur tous les plans. le fait d’intégrer dans l’univers du film des les écrans en 1947, l’image médiatique de En tout cas, c’est ce qu’il semble. Bazin, drogues imaginaires (contrairement au Charles Chaplin est problématique. D’un au moyen d’une description spectaculaire- roman, qui parle précisément d’héroïne) lui point de vue professionnel, il est au sommet ment détaillée des dernières séquences de permet de se détacher du fait divers réaliste de sa gloire. Depuis les années 1920, il a Monsieur Verdoux (nous étions pourtant pour devenir une allégorie de la dépendance enchaîné les succès. De plus, même si son loin de l’ère DVD !), démontre avec brio sous toutes ses formes. Mais surtout, son rythme de production a grandement dimi- que Verdoux et Charlie finissent par ne faire casting de Judy Davis en double rôle, et sa nué (trois films depuis 1931), il demeure qu’un, et que cette idée géniale incarne la réappropriation du fameux meurtre acciden- l’icône cinématographique la plus célèbre véritable charge satirique du film. Pour tel de la femme de Burroughs en « accident de la planète. Cette popularité est toutefois Bazin, tout se joue dans le dernier plan. volontaire » éternellement reproduit font du sévèrement entachée de « scandales per- Sans rien enlever à sa conclusion, nous drame intime le moteur indispensable de sonnels » dont se gave la presse américaine pouvons ajouter que Chaplin joue en fait toute création artistique. L’artiste y est pré- depuis le début des années 1940. Une de cette ambiguïté fondamentale pendant senté comme un tueur et un manipulateur réputation de coureur de jupons, alliée à tout le film. Dès que Verdoux manque de de sa propre vie pour les besoins de son art. des soupçons de sympathies communistes, se faire démasquer par l’une de ses femmes Cette perspective est bien plus dérangeante a réussi à transformer le cinéaste humaniste dans un canot, il prend immédiatement que toutes les drogues et insectes parlants en menace nationale potentielle. Or, c’est la pose du clochard timide, par exemple. imaginables. au beau milieu de ce tumulte que Chaplin Est-ce Verdoux qui se cache en Charlie, ou décide de produire Monsieur Verdoux, son Charlie qui s’est transformé en Verdoux ? film inspiré de la vie du tristement célèbre Le trouble est d’autant plus grand que Barbe-Bleue de Gamblais, dont il a acheté Chaplin réussit finalement à repositionner les droits à , préférant se mettre la légendaire arrogance teintée de déni de en scène lui-même. Transposant les faits Landru en un calme cynisme teinté d’auto- dans l’entre-deux-guerres, Chaplin réalise critique. Verdoux, comme Chaplin, était avec Monsieur Verdoux un véritable tour trop conscient d’être un miroir déformant de force. de la société pour la laisser s’en sortir à si bon Comme le soulignait André Bazin dans compte. Lorsqu’il déclare avant de mourir sa défense passionnée du film reproduite que « le nombre […] de crimes sanctifie », dans le livret de l’édition, ce film est à la fois comment ne pas penser au récent documen- le renversement complet et l’aboutissement taire The Act of Killing ? Monsieur Verdoux (1947) de Charles Chaplin

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