TERRE DE BIGORRE

LES SŒURS DE SAINT-JOSEPH DE PRINCIPAUX OUVRAGES DU MÊME AUTEUR Couronnés par l'Académie française Grand Prix Broquette-Gonin, 1948. — Grand Prix d'Académie, 1950

AUX ÉDITIONS BERNARD GRASSET SUR LA PAIX RELIGIEUSE (en collaboration avec Georges Guy-Grand et Albert Vincent). LA CROIX DE SANG. SAINTE THÉRÈSE DE L'ENFANT-JÉSUS. ET BERNADETTE. PARAY-LE-MONIAL, cité du Sacré-Cœur. LES JÉSUITES. Collection « Les Grands Ordres monastiques et Instituts reli- gieux ». L'ENFANT QUI A DIT « OUI », Guy de Fontgalland. LES AUXILIATRICES DES AMES DU PURGATOIRE. Collection « Les Grands Ordres monastiques et Instituts religieux ». LA SOCIÉTÉ DU SACRÉ-COEUR DE JÉSUS (les Dames du Sacré-Cœur). Collection « Les Grands Ordres monastiques et Instituts religieux ». ANNE-MARIE JAVOUHEY, fondatrice des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny. LE PÈRE PERNET, fondateur des Petites Sœurs de l'Assomption. SAINTE ANGÈLE MÉRICI, LES URSULINES DE ET L'UNION ROMAINE. Collec- tion « Les Grands Ordres monastiques et Instituts religieux ». LES RELIGIEUSES DE L'ASSOMPTION. 1. La fondatrice : Eugénie Milleret. — II L'œuvre. — Collection « Les Grands Ordres monastiques et Instituts religieux ». EMILIE DE VILLENEUVE, fondatrice des Sœurs bleues de Castres. MADAME CARRÉ DE MALBERG, fondatrice de la Société des Filles de Saint-Fran- çois-de-Sales. EDOUARD ET ELISE CESTAC OU L'EMULATION MYSTIQUE. BASILE MOREAU ET LA CONGRÉGATION DE SAINTE-CROIX. Collection « Les Grands Ordres Monastiques et Instituts religieux ». PIERRE BONHOMME, fondateur de la Congrégation des Religieuses de Notre- Dame-du-Calvaire. Dans le sillage de Monsieur Vincent. LES RELIGIEUSES DE SAINT-THOMAS DE VILLENEUVE. Collection « Les Grands Ordres monastiques et Instituts reli- gieux ». RENÉ BERAULT ET ANNE DE LA GIROUARDIÈRE, fondateurs de l'Institut des Filles du Sacré-Cœur de Marie. ANNE DE XAINCTONGE, fondatrice de la Compagnie de Sainte-Ursule. L'ÉVÊQUE DE BERNADETTE : MONSEIGNEUR LAURENCE. Un promoteur de la Renaissance catholique au XIX siècle : EMMANUEL D'ALZON. Terre de Vendée. LES SŒURS DE MORMAISON. Terre de Bretagne. LES SŒURS DE RILLÉ. De N.-D. de Garaison à N.-D. de Lourdes : JEAN-LOUIS PEYDESSUS, fondateur des Missionnaires de l'Immaculée-Conception et des Religieuses de l'Imma- culée-Conception de N.-D. de Lourdes (1807-1882). MÈRE SAINT-JEAN-BAPTISTE ET LE PÈRE RIBES, fondateurs de la Congrégation hospitalière-missionnaire des Filles de Notre-Dame des Douleurs. La Sainte du Rouergue, EMILIE DE RODAT, fondatrice de la Sainte-Famille. Mgr Laurence, évèque de Tarbes, fondateur des Sœurs de Saint-Joseph.

GAÉTAN BERNOVILLE

TERRE DE BIGORRE

LES SŒURS DE SAINT-JOSEPH DE TARBES (Maison-Mère à )

BERNARD GRASSET ÉDITEUR 61, RUE DES SAINTS-PÈRES PARIS-VI IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE TRENTE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DE LANA NUMÉROTÉS DE 1 A 30 ET QUATRE EXEMPLAIRES HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE I A IV, LE TOUT CONSTITUANT L'ÉDITION ORIGINALE.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris la Russie. © 1961 by Editions Bernard Grasset. PRÉFACE

Cet ouvrage est posthume. Il couronne la magnifique carrière d'un écrivain catho- lique dont le nom restera chargé de gloire dans les Lettres françaises et chrétiennes. En écrivant ce livre, il comble un vœu souvent exprimé par tous les amis de Cantaous et il complète, très heureu- sement, l'histoire du diocèse de Tarbes et Lourdes au XIX siècle. M. Gaétan Bernoville, en effet, a déjà publié la vie de Mgr Laurence, du P. Peydessus, du chanoine Ribes et de la T. Rde Mère Saint-Jean-Baptiste, tous deux fonda- teurs des Sœurs de Saint-Frai. Le présent volume pourrait s'intituler : L'épopée de Can- taous, tellement l'histoire qui est racontée, avec un charme très prenant, est remplie d'actes héroïques et de souffrances peu communes, admirablement supportées. L'origine de la Congrégation ? Elle est dans le jaillisse- ment spontané d'une source : la grâce divine s'empare du cœur de six jeunes filles de Cantaous et y dépose le désir d'une vie consacrée à Dieu. Elles se concertent pour faire leurs études chez les Filles de la Croix, puis elles se réunis- sent sous la direction d'un prêtre vertueux, mais à qui man- quait le sens de la mesure. L'abbé Bazerque alerte son évê- que et s'improvise Supérieur. Il transforme son presbytère en couvent provisoire et dirige la construction du couvent définitif. Les six postulantes en font elles-mêmes les travaux, avec l'aide de leurs familles. Mal nourries, se tuant à la besogne, elles sont soulevées par l'enthousiasme et, en elles, la joie domine, qui explique une endurance héroïque. La Providence envoie à ces âmes généreuses des prêtres d'une haute valeur surnaturelle. Ce sont, venant de Garai- ron, le P. Peydessus et le P. Laurence. M. le Vicaire Général Laurence, qui deviendra bientôt Mgr Laurence et sera le vrai fondateur des Sœurs de Saint- Joseph de Tarbes, leur présente une organisation hiérar- chique et un premier règlement. Les progrès, en nombre et en qualité, ne se font pas atten- dre. Cantaous suit une ligne ascensionnelle : les six reli- gieuses de 1842 deviennent huit cents en 1888. La Congré- gation, en 1889, compte cent quarante maisons. Cette pros- périté coûte cher : elle est acquise au prix de difficultés inces- santes et d'épreuves crucifiantes, qui sont la marque de Dieu. La loi de 1901 contre les Congrégations enseignantes déchaîne une tempête violente qui secoue les frondaisons de Cantaous. Sombre période qui oblige la Congrégation à fermer quatre-vingt-dix-huit établissements. Le maintien des écoles oblige à séculariser les religieuses. Mais alors la police va odieusement perquisitionner et enquêter pour véri- fier si la sécularisation est vraie et totale. Cette persécution, violente ou larvée, dure jusqu'à la guerre de 1914. Ce drame a ralenti quelques élans, il a fait surtout monter beaucoup d'âmes, et très haut, dans la poursuite de la per- fection.

Le grain de sénevé semé à Cantaous en 1843 est vite de- venu un grand arbre. Ses branches se sont étendues très loin : l'Inde, l'Équateur, le Pérou, la Colombie, le Vene- zuela reçoivent des Sœurs de Saint-Joseph de Tarbes. On les appelle et elles se présentent. Leur zèle missionnaire se révèle héroïque. Face aux plus grandes difficultés, les Sœurs de Cantaous, soutenues par la toute-puissance de la grâce, gardent un dévouement indéfectible et une patience à toute épreuve : leur vie religieuse est de haute qualité surnaturelle. Aujourd'hui Cantaous est en plein essor. D'où lui vien- nent cette force d'expansion, cette intensité de vie spirituelle, ce zèle apostolique, ce souci de l'adaptation ? La Congré- gation porte dans son âme profonde une grande force, celle de l'amour. « L'amour, dit saint Paul, est capable de tout supporter. » Et l'Imitation de Jésus-Christ ajoute : « Celui qui aime, il ne marche pas, il court, il vole, il vient à bout des choses où celui qui n'aime pas reste défaillant sur le chemin. » Que l'Esprit d'Amour conduise toujours la Congrégation vers son destin providentiel et la mette sans cesse au service de notre Mère la Sainte Église ! Puisse ce volume, qui honore à la fois les Sœurs de Cantaous et son auteur, être, pour la Congrégation, la se- mence d'un avenir encore meilleur, plus beau et plus apos- tolique !

Cantaous, le 24 juin 1960, en la fête du Sacré-Cœur.

† PIERRE-MARIE THÉAS, Évêque de Tarbes et Lourdes.

INTRODUCTION

A Mgr Laurence, je fais ici mes adieux.

Après avoir écrit la vie de l'évêque de Bernadette, je l'ai retrouvé en trois fondations religieuses où son action fut déterminante ou importante : les Pères de Garaison, deve- nus les Missionnaires de l'Immaculée-Conception (1); les Filles de Notre-Dame des Douleurs, dites de Saint-Frai (2) ; enfin les Sœurs de Saint-Joseph de Tarbes, dites de Can- taous, dont voici l'histoire qui sera, je crois, la dernière étape de mon itinéraire bigourdan. En aucune des œuvres qu'il a fondées ou animées, n'ap- paraît Plus active l'intervention de Mgr Laurence. Elle est d'un grand évêque, soucieux d'assurer à ce qu'il crée ou soutient stabilité et durée tant au temporel qu'au spirituel. Nulle part ne se dessine plus nettement sa « manière » qui est d'observation attentive et de réflexion longue, suivie d'une décision toujours imprévisible, parce que mûrie dans le silence. On en verra ici un exemple saisissant qui va pré- cisément à sauvegarder, dans la Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph, l'essentiel, qui est la formation religieuse en profondeur.

(1) De Notre-Dame de Garaison à Notre-Dame de Lourdes. Jean- Louis Peydessus, apôtre marial de la Bigorre. Édit. Grasset. (2) Le Père Ribes et Mère Saint-Jean-Baptiste (Marie Saint-Frai), fondateurs des Filles de Notre-Dame des Douleurs. Édit. Grasset. J'y insiste, car on s'obstine à ne voir en lui que l'adminis- trateur éminent, qu'il fut d'ailleurs, et l'évêque du fameux Mandement sur la réalité des apparitions de Lourdes, mais on ne va pas au-delà. Il semble que rien ne l'ait particu- lièrement préparé à la mission, de portée surnaturelle immense, qui lui est échue. Et pourtant Mgr Théas, son neuvième successeur sur le siège de Tarbes, a pu écrire en toute vérité : « De 1822 à 1870, il a accompli une œuvre pastorale vraiment extraordi- naire ; il a fait le diocèse et, quatre-vingt-cinq ans après sa mort, on trouve partout son empreinte. Son nom, cependant, est surtout associé aux apparitions de la Sainte Vierge à Lourdes. Mais serait-il l'évêque de Bernadette, s'il n'avait été d'abord l'évêque de Marie, le restaurateur des sanc- tuaires de Notre-Dame en Bigorre? » Cela étant, comment se peut-il qu'il soit à la fois aussi inconnu — voire méconnu — que célèbre ? Sans doute a-t-il été, dans une certaine mesure, comme enseveli dans la gloire de Lourdes à laquelle il a tant contribué. Mais cette explica- tion est incomplète. Il faut compter avec la version erronée que l'on a donnée, au temps des apparitions, de et de sa personne. Version pour le moins minimisante et que la routine perpétue. Reconnaissons aussi que sa personnalité était dépourvue de ces dons brillants qui séduisent les imagi- nations et, par-delà la mort, continuent de les entraîner et cernent certaines grandes mémoires d'une sorte de légende dorée. Pour ne parler que des évêques de son temps, elle n'avait rien, par exemple, de la fougue étincelante d'un panloup, de l'autorité doctrinale et de la combativité d'un cardinal Pie, du dynamisme allègre et du lyrisme oratoire de son ami Mgr Épivent. Forte mais calme et austère, elle n'avait pas de ces coups d'éclat qui donnent du relief à l'his- toire. L'orateur était substantiel, mais convainquait Plus qu'il ne touchait. Pris par son énorme labeur, Mgr Laurence a peu écrit et il a réduit sa correspondance aux affaires cou- rantes. Il était tout en solidité et profondeur, ce qui ne va; pas de soi à mettre grand souffle dans les trompettes de la renommée.

Pour apprécier un Mgr Laurence, il faut laisser là toutes vues superficielles et dilater son âme à la mesure de l'histoire. Or l'histoire, bien connue, dit qu'il fut un très grand évêque, restaurateur du diocèse de Tarbes qu'il façonna entièrement, au long de trente-cinq années, de ses puissantes mains. Cette restauration, il l'a fondée sur le culte de la Mère de Dieu; là était sa mystique propre et qui ne cessa de l'animer. Comme l'a dit Mgr Théas en quelques mots essentiels, il ne serait pas l'évêque de Bernadette, s'il n'avait été d'abord l'évêque de Marie, le restaurateur des sanctuaires de Notre- Dame en Bigorre. Par son dessein marial et par l'inflexible continuité de ce dessein, Mgr Laurence a été l'ouvrier majeur d'un plan providentiel dont la première manifestation remonte à trois siècles. On a trop accoutumé de voir, en des événements comme celui de Lourdes, des éruptions soudaines, isolées, du surnaturel. Lourdes a tout un soubassement mystique inscrit dans les faits. L'apparition, au val de Garaison, de la Vierge à la bergère Anglèze en 1500, préfigure Lourdes de façon impressionnante. Le sanctuaire qui en est né a connu du XVI au XVIII siècle, des foules qui comptaient, certains jours, des dizaines de milliers de pèlerins. Les cha- pelains qui le desservirent jusqu'à la Révolution ont eu pour successeurs, en 1836, de par la décision de Mgr Laurence, les chapelains et missionnaires de Garaison qui assureront, appelés par lui, le service des sanctuaires de Lourdes. Et ce corps d'ardents apôtres, qu'avec le P. Peydessus il a fondé, en réveillant dans toute la Bigorre l'amour de Marie, a merveilleusement préparé le cœur populaire à accueillir Notre-Dame de Lourdes et son charisme. En vérité, dans cette épopée spirituelle, tout se tient d'une seule coulée. L'œuvre de Mgr Laurence en apparaît comme le couronne- ment. L'apparition de Massabielle est bien la réplique de la Vierge au labeur marial de son serviteur. Mgr Laurence a été élu du ciel pour préparer les voies de Notre-Dame. Au reste, les foules de Lourdes, où se rassem- blent-elles, sinon dans la Cité des sanctuaires dont il a été le bâtisseur, qu'il a voulu préserver de la chienlit commer- ciale, consacrée à la seule prière, édifiée à la mesure du raz de marée que prévoyait son esprit lucide et fervent? Mais on ne pense guère à lui, sinon dans le secret de quelques cœurs. Fait déconcertant, fait trop réel. On ne peut que l'enregistrer, mais avec quelle douloureuse surprise!

Du moins Mgr Laurence continue-t-il de vivre dans les congrégations qu'il a fondées. Il voulait et aimait les congré- gations parce qu'il y voyait des forces spirituelles irrempla- çablement bienfaisantes en ceci qu'elles sont assurées, sauf cas rares, de la durée. Juste vue qui fécondait l'avenir : les familles religieuses dont Mgr Laurence a soutenu les ori- gines ont prospéré au point de déborder sur les pays loin- tains. Notamment, celle des Sœurs de Cantaous dont il est le fondateur incontestable et incontesté. Il lui a donné ses constitutions, il l'a suivie de près dans sa vie religieuse, il l'a axée fortement sur l'œuvre scolaire et sur l'œuvre table, les deux pensées maîtresses de son épiscopat. Il est au point de départ de l'expansion de l'Institut qui, après avoir couvert la Bigorre de ses écoles et hôpitaux, a gagné le Venezuela, l'Équateur, la Colombie, le Pérou, les Indes.

Les hommes peuvent bien se taire sur Mgr Laurence. Ses œuvres parlent pour lui. PREMIÈRE PARTIE

LES SŒURS DE SAINT-JOSEPH DE TARBES EN FRANCE

CHAPITRE PREMIER

LE VENT DE L'ESPRIT SOUFFLE SUR LE PLATEAU

A propos de sainte Émilie de Rodat (1), le cardinal Tisse- rant écrivait : « C'est seulement dans leur pays natal que l'on comprend bien les saints. Si loin qu'une congrégation ait étendu son activité, on n'en saisit bien l'esprit que quand on visite son berceau. » Appliquée aux Sœurs de Cantaous, cette vérité prend un relief exceptionnel. Non seulement elles portent l'empreinte de leur terre natale et la gardent sous tous les cieux, mais encore et surtout elle s'est si intimement associée à leurs origines et à leur développe- ment qu'elle est un des « personnages » très agissants de leur histoire.

Cantaous, qu'est-ce donc ? Un hameau situé à l'extrémité est du plateau de , à six kilomètres au sud-est de la ville de ce nom, à dix kilomètres à l'ouest de Montré- jeau. A l'époque où s'ouvre notre histoire (1842) il comptait environ soixante-dix feux et dépendait d'un village plus important, , distant de trois kilomètres. Il n'en était en somme qu'un quartier détaché, mais conscient de

(1) Gaétan Bernoville, La Sainte du Rouergue. Émilie de Rodat, fondatrice de la Sainte Famille. Grasset, éditeur. sa personnalité et ne cessant de tendre à l'autonomie. Il faudra cependant un bon siècle pour qu'il obtienne d'être détaché de la commune de Tuzaguet. Cantaous se trouve en pleine lande, cette lande aride, hé- rissée de broussailles et de genêts, qui couvrait strictement, avant les premiers défrichements, les huit mille hectares du plateau, et dont la réputation, jusqu'au XVI siècle, était aussi lugubre que le lieu. Lana de boc, l'appelait-on, car l'on ne doutait pas que le diable, sous la forme d'un bouc, y présidât au sabbat des sorcières. Abandonnons à la légende ce bouc diabolique. Les gens qui passaient par là en avaient suffisamment à débattre avec les loups, de trop authentique existence, et plus encore, avec les brigands qui infestaient ces lieux.

En 1840, le plateau est depuis longtemps nettoyé de son engeance maléfique. On peut sans crainte fixer l'horizon où s'élèvent, en force et beauté, les montagnes Pyrénées. Le hameau de Cantaous borde la route qui joint La de Neste-Haut d'Escala au Boila de Saint-Laurent. Le nord de la route est occupé par la lande que traverse, de Cantaous au bourg de , une allée de chênes. Les maisons sont toutes situées au sud de la route et lui tournent le dos. Un instinct atavique les a orientées vers la montagne. Elles s'accotent au dernier remblai du plateau, magnifique ter- rasse naturelle que recouvre une verte prairie. Puis, le pla- teau dévale, par pentes roides, mais étagées, vers Tuzaguet, puis vers la Neste. Cette Neste, gave au cours bouillonnant, c'est un peu le génie du lieu. Du hameau elle est invisible, mais une longue écharpe de brume bleue la signale dans la gloire des matins. Comme tout le plateau, Cantaous participe de la monta- gne, par son altitude qui est de six cent soixante-dix mètres et par son climat. L'hiver se partage entre un froid sec qui s'offre parfois des températures de moins seize degrés, et de fortes chutes de neige. Durant l'été, l'air reste agréablement frais. Les vents, quand ils surgissent, surtout du sud et de l'ouest, prennent toute leur force. Nul obstacle ne les gêne sur ces vastes et plates étendues. En définitive, climat salu- bre et vif qui ne laisse pas les corps s'amollir.

D'où vient le nom de Cantaous? Questionnons les érudits locaux; c'est race précieuse et que je tiens, pour ma part, en reconnaissante vénération. Mais il leur arrive de ne pas s'accorder, et c'est ici le cas. Le chanoine Duffo, dans une étude sur les origines de Cantaous (1) que malheureuse- ment la mort interrompit, rapporte l'avis de M. de Casté- ran, d'après qui le nom de Cantaous viendrait de « Com- taux » (2). Le chanoine Duffo cite encore l'interprétation

(1) L'Écho de la Neste, janvier 1950. (2) « La ville de Lannemezan fut fondée en 1274 par Géraud d'Aure. En 1345, ville et territoire appartenaient encore à un de ses des- cendants, appelé aussi Géraud d'Aure, seigneur de Montauban, près Luchon, dont les auteurs, vicomtes de Larboust, étaient issus d'une branche de la maison de Comminges, devenue par alliance sei- gneuresse des Quatre Vallées (Aure, Neste, Barousse et Magnoac). Ce seigneur vendit alors ville et territoire à Gaston, comte de Foix et vicomte du Béarn. Un successeur de celui-ci les unit à Pinas, Tuzaguet et Escala pour en former une enclave de la châtellenie de Cassagna- bère en Nébouzan (tandis que les Vallées d'Aure, Neste, Barousse et Magnoac formaient les États des Quatre Vallées). « A partir de cette époque, la Lande de Boc fut généralement appelée Lane Condau (lande Comtale). Ainsi les habitants de Tuzaguet appe- lèrent Cantaus (Comtaux) le hameau qu'ils créèrent sur une portion de la Lande de Boc ou Lane Condau, qui leur avait été inféodée en 1486, avec le reste de leur territoire, par Catherine, reine de Navarre. » (Paul de Castéran, La Lande de Boc, dans Revue de Comminges, année 1898, 4 trimestre.) Jusque vers le milieu du siècle dernier, le nom est d'ordinaire pré- cédé de l'article, soit au singulier, soit au pluriel, et on écrit indifférem- ment, pour désigner le hameau : le Cantau, le Cantaou, les Cantaus, les Cantaux, les Cantaous. Après 1850, l'usage a prévalu de dire et d'écrire Cantaous. de l'instituteur Porte, en 1889 : camp haous, champs hauts. Il laisse entendre que d'autres étymologies sont encore proposées. Les érudits se contredisant, je reste libre d'avancer ma version, dont d'eux, d'ailleurs, ne voudra. Pour moi, Cantaous, c'est le chant du plateau. Avant de glisser vers la vallée de la Neste, il élève, par la voix du hameau, son hymne au soleil et aux montagnes. Il faut prononcer le nom de Cantaous comme on fait ici, donc comme on doit le faire, en mettant l'accent fortement sur le a, en n'appuyant pas sur le s, aussitôt il bondit comme une chanson : « Se canti qué canti... » Je n'oblige personne à suivre cette glose. Il me suffit de m'y complaire.

Au début du XIX siècle, la vie des habitants de Cantaous est dure, peineuse, toute paysanne. Ils vivent de leurs trou- peaux, qui broutent plus de chiendent que d'herbe moel- leuse, et de quelques cultures, prix d'une âpre et continuelle conquête sur un sol revêche. L'habitat est pauvre; les murs sont de terre et torchis, les toits de chaume. Les Cantaou- siens n'en aiment pas moins leur hameau et les larges espa- ces vivifiants sur lesquels il s'ouvre de toutes parts; ils sont d'ailleurs, en bons Bigourdans, courageux, obstinés, durs au mal. Enfin, ils portent au cœur un sentiment religieux très fort. La Révolution n'y a rien pu; bien au contraire, elle l'a exalté. Le hameau s'est fait alors bastion de la foi, asile très sûr pour les prêtres insermentés. Si nombreux qu'aient été ceux d'entre eux qui se réfugièrent à Cantaous dans les années tragiques, on n'en connaît pas un qui soit tombé aux mains des policiers de la Convention. Jour et nuit, les habi- tants se relayaient pour faire le guet. Si, par extraordinaire, il y avait surprise, quelque ruse avait aussitôt raison du danger. Tel jour, un policier fait irruption dans une ferme. Il y voit un homme assis auprès de l'âtre. Or c'est un prêtre, vêtu en civil. La fermière, qui est là aussi, ne perd pas la tête. Elle enjoint à son hôte, d'une voix irritée, d'aller tra- vailler aux champs, de cesser de fainéanter. Il y a autre chose à faire que de se tourner les pouces au coin du feu. Elle ne manque pas de pimenter son apostrophe d'épithètes sans aménité et le patois en a de fort corsées. Le policier ne pouvait imaginer qu'un prêtre pût être traité de la sorte par une bonne femme de chrétienté bigourdane. Il se retira comme il était venu. Le prêtre était sauvé. La bonne femme aussi. Ainsi les Cantaousiens, au grand péril de leur liberté, sinon de leur vie, préservèrent-ils de toute atteinte, durant la Révolution, les prêtres traqués qui leur demandaient refuge. Ce sont gens de foi simple et profonde. Ils ne sau- raient davantage se passer d'un clocher au centre du hameau que d'un foyer au cœur de la maison. Si Tuzaguet garde le monopole de la mairie et de l'école, Cantaous a eu l'église qu'il voulait. On ne sait trop quand. Elle existait certaine- ment en 1803, puisque cette date est inscrite sur la cloche et parée de deux invocations : « Que le nom du Seigneur soit béni et loué! — Tous les Saints, priez pour nous! » Pauvre église, dont les murs sont en terre comme ceux des maisons, mais elle est riche de son Hôte qui passe toute majesté.

Il est une autre grâce sur Cantaous. Le hameau n'est situé qu'à une quinzaine de kilomètres du Val de Garaison. Le célèbre sanctuaire, vidé de ses chapelains pendant la Révo- lution, et qui, laissé à l'abandon depuis le 8 mai 1792, me- naçait ruine, a été racheté, restauré par les soins du futur évêque de Tarbes, alors vicaire général, M. Laurence. Le 31 mai 1836, un corps de missionnaires a pris la relève des chapelains de l'ancien régime. Missionnaires, ils sont aussi à tour de rôle chapelains qui assurent le service de la cha- pelle et des pèlerinages dont la tradition reprend peu à peu. Nul doute que Cantaous, le plus proche voisin avec Pinas, de Garaison, du côté de l'ouest, n'ait fourni au sanctuaire ressuscité ses premiers pèlerins. Or, on ne revient jamais de Garaison sans l'amour de Notre-Dame fiché au cœur. Par ailleurs les missionnaires, quelques unités au début mais qui œuvraient comme cent, se déchaînaient dans la région, prê- chant avec ardeur retraites et missions, donnant les caté- chismes, notamment le plus grand d'entre eux, Jean-Louis Peydessus qui sera le fondateur, avec Mgr Laurence, puis le Supérieur général de la Société des Prêtres de Notre- Dame de Garaison quand, en 1848, les missionnaires déci- deront de se constituer en congrégation religieuse. Encore qu'on n'en ait pas la preuve concrète, il serait invraisem- blable que M. Peydessus, dont la première mission date de 1837, n'ait pas, avant 1842 où s'ouvre notre histoire, prêché, catéchisé à Cantaous, ou du moins visité les bonnes gens du hameau. Or, partout où passe M. Peydessus, le feu de la charité s'allume ou s'accroît (1). Tel est le lieu, tel le milieu où la Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Tarbes va prendre racine. L'atmosphère y est restée de foi robuste, de pratique religieuse intense, et les volontés s'y accordent — sans si, sans mais, sans pour- quoi, comme disait saint Michel Garicoïts — à la volonté de Dieu. Cela est de grande conséquence sur les débuts de la fondation.

L'esprit de Dieu souffle où il veut. En 1841, il passe sur

(1) Nous savons que, du 12 novembre au 7 décembre 1843, le P. Pey- dessus a prêché une mission à Tuzaguet avec les PP. Grenier et Fran- çois Miégeville. A cette occasion, s'il ne l'a fait plus tôt, il aura sûre- ment pris contact avec le couvent de Cantaous. Cantaous. Six jeunes filles du hameau conçoivent le désir de se consacrer à Dieu dans la vie religieuse. Chacune en fait confidence aux autres. Premier fait remarquable que cette convergence de six vocations simultanées. C'en est un autre non moins saisissant que, chez aucune, l'impulsion n'est venue du dehors. Dans la décision qu'elles ont prise, nulle n'a été poussée, conseillée par qui que ce soit. Enfin, l'état religieux, elles le désirent sous la forme claustrale, et la plus mortifiante. La vie du Carmel est leur idéal. Ces trois traits donnent aux origines de la Congrégation un caractère hors série. Amalgamés, ils forment un pur dia- mant, étincelant des feux de l'Esprit-Saint qui a tout fait sans autre concours humain que la générosité de six hum- bles paysannes, dont la plus âgée n'a pas vingt-cinq ans et la plus jeune n'en a pas quinze. Elles ont nom : Marie Dupuy, Dominiquette Barrère, Blandine Barrère, Jeanne Duffo, Eulalie Barrère, Marie Barrère. Une cascade de jolis noms français. Le nom de Barrère est honoré quatre fois, mais il foisonne dans le pays : seules Dominiquette et Eulalie sont sœurs. Rien n'indique que les autres titulaires du nom soient parentes. Le lien de l'une à l'autre est de l'esprit qui les anime. Elles s'ouvrent de leur intention à leurs parents, qui ne font aucune objection. Elles pensent, avec bon sens, qu'avant d'entrer en communauté, où que ce soit, elles doivent acqué- rir quelque instruction, car elles en sont tout à fait dépour- vues, prendre quelque connaissance aussi de la vie religieuse. A cet effet, elles demandent permission de se rendre pour quelque temps, comme pensionnaires, au couvent des Filles de la Croix d'Ozon. Les parents acquiescent encore sans la moindre difficulté. Voici qui en dit long sur le degré de foi auquel ont atteint les habitants du hameau. Nul n'aurait garde de disputer sa fille à Dieu. Le village d'Ozon se trouve à un kilomètre cinq cents de Tournay, vers la rampe de . Le petit groupe s'y rend en 1842, à une date qui n'est pas précisée. Nulle congrégation ne pouvait mieux répondre à leur dessein que celle des Sœurs de la Croix. Ces filles de saint André Hubert Fournet et de sainte Élisabeth Bichier des Ages excellent dans l'instruction populaire. Elles sont de vie reli- gieuse très mortifiée. Elles étaient déjà fortement implantées dans la région pyrénéenne du sud-ouest. Leur coiffe si parti- culière, aujourd'hui modifiée, qui formait comme un blanc tunnel au fond duquel apparaissait un visage de bonté, était devenue légendaire. Elles faisaient partie du paysage bi- gourdan. D'elles aux jeunes filles de Cantaous, il y a har- monie préétablie (1). Là-dessus intervint l'abbé Bazerque. Originaire de la pa- roisse de Tuzaguet, il en est le vicaire depuis 1840, exclusi- vement chargé du quartier de Cantaous, dont il est prati- quement le curé. Né d'une famille de cultivateurs, le 15 avril 1800, il a donc quarante-deux ans en l'année où nous (1) La Congrégation des Filles de la Croix, dites Sœurs de Saint- André, fut fondée à La Puye, diocèse de Poitiers, en 1804. Le couvent d'Ozon, fondé en 1834, était la septième maison de la province d'Igon (1825), la troisième dans le diocèse de Tarbes, après Saint-Pé (1828) et Bagnères (1829). Dans le livre intitulé Au bord de l'Arros. Ozon. Monographie parois- siale, publié en 1901, l'auteur, l'abbé Jacques Abadie, curé de la paroisse, rappelle (p. 169) que l'école d'Ozon, dès l'origine, recevait gratuitement, non seulement les jeunes filles d'Ozon, mais aussi celles de Tournay, Lanespède et Ricaud; que la réputation de cet établisse- ment, unique alors dans le pays, ne tarda pas à franchir les limites des localités voisines, et qu'il devint bientôt un pensionnat. Il ajoute en note : « C'est parmi les élèves du couvent d'Ozon venues de la vallée de la Neste que M. l'abbé Bazerque recruta plusieurs des premiers sujets de Saint-Joseph de Cantaous. » L'auteur se fait ici, de bonne foi, l'écho d'une tradition erronée. Nous savons ce qu'il en est. Les six jeunes filles de Cantaous vinrent d'elles-mêmes au couvent d'Ozon, déjà résolues, avant toute interven- tion de l'abbé Bazerque, à se consacrer à Dieu dans la vie religieuse. voici. Il n'est qu'une voix à Cantaous pour reconnaître l'in- tégrité exemplaire de sa vie sacerdotale. C'est un prêtre pieux, très austère et mortifié qui mate ses sens durement. Au surplus, dévoué à ses ouailles et leur donnant tout son temps. Quant au revers de la médaille, il va apparaître au cours de l'action. Un jour, une bonne personne de Cantaous aborde M. Ba- zerque : « Monsieur l'abbé, lui dit-elle en substance, quel dommage que ces jeunes filles soient parties pour Ozon ! Vous verrez qu'elles nous quitteront tout à fait pour quelque couvent au loin. Pourquoi ne pas faire bâtir ici un cou- vent qui abriterait cette petite communauté ? Ce serait pour le pays une source de bénédictions (1). » M. Bazerque prend feu aussitôt pour l'idée; comme c'est un homme de Dieu, il médite et prie d'abord. Pas trop longtemps. Puis, il fond sur le couvent d'Ozon comme un épervier. Il fait part aux postulantes de la proposition qui lui a été soumise, s'offre à les diriger si elles acceptent et leur de- mande ce qu'elles en pensent. D'une seule voix, elles se déclarent prêtes à lui obéir en tout. Pour ces paroissiennes de Cantaous, il est le pasteur, le chef, le représentant de Dieu et elles le savent de grande piété ! Elles ne mettent à leur acceptation qu'une condition, mais formelle : elles se retireront, à Cantaous, hors de leurs familles, pour y vivre, en un lieu séparé et en communauté, la vie religieuse authen- tique. C'est vocation profonde que la leur et elles n'entendent pas l'affadir. Tout satisfait, M. Bazerque gagne Tarbes. Il demande audience à l'évêque, alors Mgr Double, et sollicite son assen- (1) Un des deux documents de base sur ces débuts (Notes sur les origines de la Congrégation) attribue cette démarche aux parents des jeunes filles. Le certain est que l'idée d'établir un couvent à Cantaous est venue des paroissiens, non du vicaire-curé. Probablement exprimait- elle le vœu général des habitants, car à Cantaous tout tourne en cir- cuit fermé. M. Bazerque n'a fait que s'employer à la réaliser. timent. Mgr Double est un prélat doux, pieux et sensible. Ce qui lui est conté de cette belle floraison spontanée de vocations l'émeut fort. Il autorise l'essai, il prescrit qu'on le tienne au courant. Ne doutons pas que M. Laurence n'ait été aux écoutes. Depuis 1833, il est vicaire général de Mgr Double, et nous savons que son influence sur l'évêque est constante et décisive. La chose s'est certainement faite avec son avis favorable. M. Bazerque revient à Cantaous, fait part aux parents de l'autorisation de Mgr Double, des pouvoirs qui lui ont été conférés et de son intention d'agir au plus tôt. De fait, l'année 1842 ne s'est pas écoulée que les jeunes filles sont de retour au hameau. Reconnaissons là un trait de la nature de M. Bazerque : la précipitation. Quand une chose lui paraît désirable, il n'a de cesse qu'il ne l'ait transformée en fait accompli, dans le minimum de temps. Il fait foin des difficultés; on les résoudra ensuite. Le petit groupe, qu'il fait se replier à toute allure, n'était à Ozon que depuis quel- ques mois. En un temps si bref, qu'a-t-il pu acquérir en fait d'instruction, d'expérience de la vie religieuse? La raison, la sagesse n'eussent-elles pas commandé que l'on attendît au moins, pour le rappeler, que le couvent fût construit? C'eût été autant de gagné pour une formation plus éten- due, plus profonde. Mais il faut encore ici prendre sur le vif un autre trait majeur de M. Bazerque. Cette formation, il s'estime pleinement équipé pour la donner lui-même, et lui seul. Il va plus loin : il a imaginé, sur le coup, qu'il était né pour être un fondateur d'ordre. Dans le cas présent, il se considère et agit comme tel. Historiquement, il n'y a aucun droit : on a vu que la décision d'entrer dans la vie religieuse sous sa forme claustrale, de s'instruire et de se former à Ozon est venue, sous la motion de l'Esprit-Saint, des jeunes filles seules; et que l'idée de bâtir pour elles un couvent à Cantaous est le fait des Cantaousiens. De plus, M. Bazerque est l'homme le moins fait pour être un fonda- teur; il n'en a aucune des qualités fondamentales, dans l'ordre de l'intelligence. Sa prétention cependant n'est nullement chez lui de l'orgueil; il croit simplement qu'il a reçu mission de Dieu pour fonder un institut et il n'en dé- mordra pas (1). Peu après le retour des six jeunes filles à Cantaous, une de leurs compagnes, Jeanne-Marie Barrère, qu'une même pensée habite, vient se joindre à elles. Elle est d'Escala, vil- lage proche de Cantaous.

La grande affaire, pour l'heure, est le couvent à bâtir. Alors se produit l'événement admirable qui liera à jamais Cantaous à la future Congrégation. M. Bazerque, qui a quelque bien à Tuzaguet, achète l'emplacement (2). Il ne

(1) Les notes sur les origines disent qu'il « ne se recommandait pas moins par sa science que par sa vertu ». Le document Les quatre cahiers le qualifie de prêtre savant. Mais un ecclésiastique du diocèse de Tarbes, qui n'était pas le premier venu, ayant été supérieur du grand séminaire, parle de lui comme d'un prêtre de talents tout à fait ordinaires (Notes de M. l'abbé Clare, 1878 et 1879). Tout fait penser que M. Clare est dans le vrai. A suivre sa carrière ecclésiastique, on ne voit guère où M. Bazerque aurait puisé la science dont il est parlé et, à agir comme on le verra, il ne paraît guère s'être inspiré d'un savoir spirituel éprouvé. Mettons qu'il aimât la lecture; il n'en faut pas tant pour se faire, dans un hameau comme Cantaous, la réputation d'un « savant ». Mais, en ce cas, il y a la manière de lire. La sienne dut être fort désordonnée. (2) Cet emplacement, la tradition veut que la Vierge elle-même l'ait désigné à une jeune fille du lieu, Mariougne de Blasiat. Celle-ci, un jour qu'elle lavait son linge à la fontaine, avait enlevé son scapulaire pour ne pas le mouiller et l'avait posé sur la haie voisine. Quand elle voulut le reprendre, il ne s'y trouvait plus. Elle le chercha en vain. Elle avait renoncé à ses recherches quand, passant devant l'église, elle en vit sortir une belle dame; celle-ci tenait à la main un scapulaire qu'elle remit à la jeune fille. Puis indiquant le lieu que choisira précisément M. Bazerque, la dame ajouta : « Il y aura ici un couvent, mais tu ne pourras jamais y entrer. » De fait, Mariougne de Blasiat tentera plus tard, à plusieurs reprises, d'entrer dans la communauté de Can- peut faire davantage. Mais que ne consentent ces bonnes gens pour arriver à la fin qui leur tient tant à coeur ! Cet effort collectif, ils le soutiennent pendant plus de trois ans, sans le moindre relâchement. Il y faut bien ce temps, car ils donnent les seules heures libres que leur laissent l'entretien du lopin familial, la culture des champs, le soin et la garde du bétail. Voilà comment ils réalisent une belle histoire de chrétienté. M. Bazerque n'a garde d'oublier le plus efficace des sou- tiens : la prière. Il a décidé que, jusqu'au jour où les sept jeunes filles pourraient se réunir en communauté, elles feront, avant la messe, une série ininterrompue de neuvaines à Notre-Dame. Avant d'en commencer les prières et invo- cations, elles devront se traîner sur les genoux, de la porte de l'église à la sainte table, où il les attendra pour leur faire baiser une petite statue de la Vierge. De quoi les habitants de Cantaous s'étonnent si peu que plusieurs d'entre eux, voire des hommes, se joignent à ce rude exercice. « Si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain travaillent ceux qui la construisent. » Chacun le sent, le croit et agit en consé- quence. Aucun local ne pouvant rassembler les jeunes filles, elles continuent d'habiter dans leurs familles. Tôt levées, elles se rendent à l'église, y poursuivent leurs neuvaines, en- tendent dans la sacristie une instruction de M. Bazerque taous, mais des circonstances indépendantes de sa volonté s'y oppose- ront chaque fois. Plus tard, la Vierge aurait encore manifesté sa tendre dilection pour la Congrégation naissante. Une postulante aurait vu, au centre d'un halo extraordinairement lumineux, se dessiner l'image de la Mère de Dieu qui lui aurait dit : « Cette terre est une terre bénie. Dans des jours mauvais, des prêtres y trouvèrent un asile sûr et mon Fils la bénit à cause de cela. Cette maison (le couvent) est la sienne... Il la gardera et la fera grandir... » Ce récit, ainsi que le précédent, est à noter comme de tradition pieu- sement conservée. Les vieilles chroniques en font état. préparatoire au noviciat. Après avoir entendu la messe, elles se rendent au chantier du futur couvent et mettent la main aux travaux de déblaiement. Puis elles rentrent chez elles où elles prennent leur repas, vaquant au ménage et s'en acquittant si bien qu'elles font, dans un après-midi, même tâche qu'en une journée. Ce qui compte pour elles, c'est le devoir à accomplir parfaitement, tel que l'impose ce temps d'expectative et le définit M. Bazerque. Leur conduite est celle de religieuses dans le monde. Mais de ce monde, pour lequel elles ne sont point faites, elles brûlent de se séparer corporellement. Ce régime en porte-à-faux leur pèse. Elles le disent de façon pressante à M. Bazerque. Celui-ci prend alors un parti qui met en lumière, par-delà ses lacunes, sa face de générosité et de dévouement. Il aban- donne son presbytère qui deviendra la maison de commu- nauté. Il passera la journée à Cantaous et ira coucher à Tu- zaguet dans la ferme familiale, pour en revenir aux pre- mières lueurs de l'aube. Cela signifie, aller et retour, un trajet quotidien de six kilomètres par tous les temps. Et le ciel, sur le plateau, n'est ménager ni de neige, ni de gel, ni de pluie. On s'occupe donc d'adapter le presbytère à sa nouvelle destination. C'est une pauvre bâtisse, bien trop exiguë pour y loger sept personnes. La pièce choisie pour servir de dor- toir est un réduit long et étroit, aussi mal éclairé qu'aéré, de surcroît humide, au total malsain. Les parents des futures novices font exécuter pour elles de petits lits en bois qu'on garnira de paillasses, de draps grossiers, d'une couverture. Le problème reste de les caser dans le réduit. On ne le résou- dra que partiellement ; bien que les lits soient rapprochés à se toucher, telles novices devront coucher au grenier. M. Bazerque trouve le moyen de surenchérir. A ces lits confortables, il ne convient pas que les novices s'attachent. Pour bien marquer leur esprit de dépossession, elles en chan- geront tous les huit jours. Ici, pointe déjà la déconcertante originalité des méthodes de M. Bazerque.

Après sept ou huit mois environ d'une vie partagée entre l'église, le chantier, le foyer, celles que l'on peut maintenant appeler des novices franchissent le seuil du presbytère le 14 août 1843. La vie de communauté ayant été inaugurée aux premières vêpres du jour de l'Assomption, c'est le 15 août qui, désormais, sera solennellement célébré par la Congrégation comme la fête de sa fondation. Le signe de la pauvreté illumine ce jour faste. Chaque jeune fille a porté avec elle, pour toutes provisions, un pain et un panier de prunes. Ce fut leur repas du soir. Elles le prirent, assises sur les marches de l'escalier qui menait au grenier. Elles eussent été bien empêchées de faire autrement. La cuisine n'avait ni chaises, ni bancs. M. Bazerque leur applique le règlement qu'il a préparé. Il est austère : lever à quatre heures, en toute saison ; prière et demi-heure d'oraison, puis laudes du petit Office de la Sainte Vierge et messe; l'après-midi, à une heure, vêpres et complies ; dans la journée, visite au Saint-Sacrement, chapelet; le soir, matines. Une heure est réservée à l'étude, mais la plus grande part du temps laissé libre par les exer- cices spirituels va au travail manuel dans sa forme la plus rude. Travail d'homme à vrai dire. Le courage des novices s'y égale, mais non leurs forces. Elles doivent bêcher, arra- cher la bruyère à l'âpre terre où elle s'agrippe, charrier de lourdes pierres, des solives, des planches pour l'édification du futur couvent. Mais à la besogne qui broie leurs jeunes organismes, elles apportent un cœur joyeux. Elles ne rêvent que macérations, sacrifices. M. Bazerque distribue les emplois; il nomme une régle- mentaire, une portière, une cuisinière. Le type de vie reli- gieuse qu'il établit est bien le régime claustral; cloître et silence sont rigoureusement observés ; les parents ne peuvent rendre visite à leurs filles que très rarement ; encore doivent- ils alors parler à voix basse. En somme, ce que M. Bazerque entend faire de la Congrégation en herbe, c'est une sorte de tiers-ordre du Carmel ; en quoi, d'ailleurs, il ne fait que répondre au vœu formé par les jeunes filles, dès leur éveil à la vocation religieuse. Cependant, les habitants de Cantaous trouvent tout cela bien rigoureux; ils s'apitoient, ils se disent l'un à l'autre que le sort fait à ces pauvres filles est inhumain ; de fil en aiguille, ils en viennent à blâmer les parents de s'y être prêtés. Au vrai, leurs critiques ne sont pas sans fondement ; M. Bazerque exagère. Mais ils confondent ce qui est criti- quable en effet avec ce qui répond à un très haut idéal reli- gieux et trouve sa justification dans l'amour de Dieu. Les cancans s'en mêlent, volettent de-ci de-là, comme chauves- souris. C'est mauvais vent qui passe, mais vite abattu. Bien- tôt les Cantaousiens qui, d'ailleurs, n'ont pas pour autant déserté le chantier du couvent, reconnaîtront la grandeur de tant d'abnégation.

Mais une communauté sans supérieure, quel paradoxe ! Il est ressenti douloureusement par les novices ; elles éprou- vent le besoin d'un cœur maternel où s'épancher. Une communauté religieuse, c'est une famille. Et la mère est l'âme de toute famille. Un supérieur ecclésiastique n'y sau- rait jamais suppléer. M. Bazerque sent bien qu'une telle situation ne saurait se prolonger. Aussi quand les novices lui demandent, et c'est souvent : « Mon Père, ne voulez-vous jamais nous donner une supérieure? », il répond : « Elle va être prête bientôt; continuez de bien prier afin qu'elle soit vraiment selon le Cœur de Jésus. » Sans doute est-il au courant de ce qui se prépare à l'évêché. M. Laurence veille en effet. Il se fait tenir au courant des essais qu'il a autorisés. Le premier souci de cet organisa- teur-né est de pourvoir la petite communauté d'une supé- rieure capable. Aucune de celles qui la composent n'a les qualités particulières ni le minimum d'expérience requis pour le gouvernement. La vertu ne suffit pas à qualifier pour pareille charge. M. Laurence jeta son dévolu sur une personne d', Francine Gorres, qu'il connaissait de longue date (I). Avait-elle été sa dirigée, comme l'affirme tel document (2), dès le temps 011 il était supérieur du Petit séminaire de Saint-Pé, c'est-à-dire avant 1833? C'est pos- sible, Ossun étant assez proche de Saint-Pé-de-Bigorre. En tout cas, dès le temps où la jeune fille, en qui il avait dis- cerné une âme d'élite, chercha à réaliser la vocation à la- quelle elle s'était sentie appelée dès son enfance, M. Lau- rence la suivit de près. C'est au couvent des Filles de la Croix d'Igon que, d'a- bord, entra Francine Gorres. Un temps de noviciat la plon- gea dans une immense lassitude morale dont rien ne put

(I) Pour tous, elle s'appelait Francine Gorres. Ce n'étaient là cepen- dant ni son nom de famille, ni son prénom. Son acte de naissance, à la mairie d'Ossun, porte : Marianne, née de Jean Mandret-Gorres et d'Anne Maninat; son acte de baptême : Jeanne-Marie, née de Jean Mandret-Roulier et d'Anne Maninat. On remarquera que le document civil et le document religieux ne concordent pas, l'un donnant le pré- nom de Marianne, l'autre le prénom de Jeanne-Marie. Le père lui- même est ici qualifié de Mandret-Gorres et, là, de Mandret-Roulier. Le certain est que le vrai nom de famille de « Francine Gorres » est Mandret. « Gorres » est, selon le registre des baptêmes, le nom de sa marraine, Marianne Jouanolou, épouse de Jean Gorres. Quelle fan- taisie dans tout cela : sans doute les transferts de noms sont-ils d'usage assez fréquent dans nos campagnes, surtout du Sud-Ouest. Mgr Lau- rence lui-même ne s'appelait pas Laurence, mais Mascarou, dit Lau- rence, ce dernier nom étant celui de jeune fille de sa grand'mère maternelle. Mais ici l'anomalie est poussée bien loin. On perdrait son temps à en rechercher les causes. Le plus sage est de renvoyer dos à dos toutes hypothèses, et de s'en tenir au nom sous lequel la jeune fille est unanimement désignée. (2) Notes sur les origines de la Congrégation. la tirer. On pensa qu'une visite à sa famille serait pour elle une distraction propice et lui rendrait la paix perdue. Une Sœur d'Igon l'emmena dans ce but à Ossun. Après l'avoir laissée se détendre librement au foyer familial : « Mainte- nant, lui dit la Sœur, que vous avez revu vos parents, vous ne vous ennuierez plus, nous allons repartir. — Impossible, répondit Francine, je reste. » De fait, le couvent d'Igon ne la reverra pas. Qu'est-ce à dire? Sa vertu, la force bien connue de son caractère, la ferveur et la régularité remar- quables qui régnaient chez les Filles de la Croix, la compa- tissante sollicitude dont elle se trouvait entourée, tout était fait, semble-t-il, pour l'y retenir. Mais une vocation parti- culière, dont Francine n'avait pas encore conscience, agis- sait en elle dans le secret. Servir Dieu et le faire aimer restait le but de cette âme simple et droite. A Ossun, elle s'employa à parfaire son instruction, se pourvut du brevet élémentaire. Nommée ins- titutrice à Mauléon-Barousse, elle s'y imposa vite par son sens du devoir et le zèle apostolique qui, par-delà ses petites élèves qu'elle excellait à instruire, lui valut auprès des jeunes filles de la paroisse la plus heureuse influence. Sur ces entrefaites, l'institutrice d'Ossun vient à démissionner. Francine est appelée à la remplacer. A l'école d'Ossun, elle se dévoue comme à celle de Mauléon-Barousse. En dehors des heures de classe, elle passe son temps avec quelques amies qui, comme elle, ont désir de la vie religieuse. Elles observent d'un même cœur un petit règlement de vie que Francine tient de M. Laurence. C'est à ce point précis de sa vie que Dieu l'attend. En cette année 1843, Francine a trente-trois ans, étant née le 3 décembre 1810. Elle est donc entrée dans la matu- rité de l'esprit, du jugement. Partout où elle est passée, on l'a respectée et aimée; son essai chez les Filles de la Croix, si bref qu'il ait été, lui a permis d'abreuver son âme 3 à l'une des plus belles sources de la vie religieuse. Elle a l'expérience de l'enseignement élémentaire. M. Laurence juge le moment venu de dévoiler le dessein qu'il méditait depuis près d'une année. Comme à son accoutumée, la déci- sion prise, il va vite, droit et ferme. Il convoque Francine Gorres et lui apprend qu'il compte sur elle pour prendre en mains la petite communauté de Cantaous. Elle s'effraye à la perspective d'une telle responsabilité ; elle conjure M. Lau- rence de l'éloigner d'elle. Il n'en insiste que davantage. Elle s'incline, mais sur le conseil, semble-t-il, d'un ecclé- siastique adversaire du projet, elle retourne à l'évêché, prie le grand vicaire de porter plutôt son choix sur une de ses compagnes qu'elle juge plus qualifiée qu'elle. « Vous pour- rez vous donner cette jeune fille pour compagne, si elle con- sent à vous suivre, répond M. Laurence, mais vous serez la supérieure de la maison de Cantaous. » Devant une volonté aussi affirmée, Francine Gorres ne proteste plus. Et sans doute éprouve-t-elle au fond d'elle-même que sa vraie voca- tion est bien là où M. Laurence la conduit. Il n'est plus que de lui faire prendre l'habit. C'est celui-là même, à quelques détails près, qui est aujourd'hui si popu- laire en Bigorre : cornette en auvent incurvé, guimpe de toile blanche, voile noir sans plis. Sur la poitrine pend un crucifix d'airain et à la ceinture un chapelet. Francine Gorres reçoit l'habit des mains de M. Laurence, dans la chapelle du grand séminaire de Tarbes (I). Elle est désor-

(I) Les Notes sur les origines disent ceci : « M. Laurence devait bénir l'habit de la jeune postulante... Mais M. Bazerque ne voulut céder à personne l'honneur de faire la cérémonie de vêture; il y procéda presque aussitôt d'une manière toute privée et au point du jour. » C'est là une version fausse. L'idée d'un M. Laurence, s'inclinant devant la prétention de M. Bazerque, quand on sait de quel métal il était forgé, fait sourire. Au reste, cette prétention, si tant est que M. Bazer- que l'ait manifestée, était, en droit, inacceptable. Seul l'évêque ou son délégué a le droit d'imposer l'habit. Ici le délégué était le grand Gaétan Bernoville Itinéraires spirituels (La Bigorre)

L'ÉVÊQUE DE BERNADETTE Monseigneur Laurence

DE NOTRE-DAME DE GARAI S ON A NOTRE-DAME DE LOURDES Jean-Louis Peydessus Apôtre marial de la Bigorre (1 807-1882)

MÈRE SAINT-JEAN-BAPTISTE ET LE PÈRE RIBES Fondateurs de la Congrégation hospitalière-missionnaire des Filles de Notre-Dame des Douleurs

chez Grasset

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