Grand oral Alain DUHAMEL Écrivain, essayiste, spécialiste de la vie politique française 26 janvier 2018 Modération : JeffersonDESPOR T R evue de presse (Sud Ouest)

en partenariat avec Alain DUHAMEL : Joinville ou Saint-Simon de la Ve République ?

d’office « spectateur engagé ». Dans quelques mois il uand on naît le 31 mai 1940 à Caen n’aura plus l’âge de lire « Tintin », la BD des 7 à 77 ans. (Calvados), le désastre se profile déjà pour la Q Pourtant le parcours d’Alain Duhamel tient tout à la et « l’étrange défaite » pour parler comme le fois de l’aventure politique et du roman national. Au grand historien Marc Bloch, sera confirmée 17 jours risque de déplaire, de nourrir les critiques, d’alimenter plus tard dans le message radiodiffusé de Pétain les jalousies. Un comble pour celui que d’aucuns aux Français. L’opération Dynamo (l’évacuation du désignent ironiquement comme « l’éditorialiste de corps expéditionnaire britannique à Dunkerque) bat révérence », lui qui est souvent la « référence ». son plein. L’histoire est tragique et dans la famille Duhamel on le sait d’autant plus que le père est médecin. Les lointains héritiers d’Hippocrate savent U n homme de médias au temps béni que les blessures de guerres laissent aux peuples des de la politique plaies béantes. Celles de 14-18 en sont les marques encore sanglantes 22 ans plus tard. Alain Duhamel ne résiste pas, toujours, aux sirènes du « c’était mieux avant ». Dans le portrait de lui Est-ce parce qu’Alain Duhamel naît au plus fort que dresse Laurent Larcher, le 13 mars 2010, pour de la débâcle, 18 jours avant qu’un autre célèbre « La Croix », l’auteur des Pathologies politiques appel résonnent sur les ondes de la BBC, un appel françaises (2016) (le médecin n’est jamais loin) lâche aux antipodes du triste message de la veille, qu’il a ce jugement définitif : « Le niveau des politiques est toujours été passionné par la politique ? Celle qui fait aujourd’hui très inférieur à celui de leurs ainés. Lorsque les grands et les petits moments de l’Histoire ? En j’ai débuté [ndla : comme chroniqueur au « Monde » tous les cas à l’âge de 16 ans, à la suite d’un accident en 1963], dans les années 1960, les personnalités qui grave, il manque de perdre la vie. Il est écrasé contre s’engageaient dans cette voie faisaient partie des la porte du garage familial par la voiture de ses meilleures de leur génération. Aujourd’hui ce n’est plus parents qu’un de ses frères a malencontreusement le cas ! Ils adoptent les codes de la médiatisation, de fait démarrer. Cloué sur son lit de douleur pendant la pipolisation, de la frivolité. Le débat se réduit à un près de deux ans, d’opérations en opérations, il échange de mots cruels entre les deuxièmes couteaux dévore les livres d’histoire, surtout ceux qui traitent des grandes formations ». Les intéressés (actuels) de la vie politique. L’Algérie s’est enflammée, la n’apprécieront sans doute pas cette évaluation Quatrième République sombre dans les crises dont le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle n’est gouvernementales à répétition, les odeurs de putsch guère louangeuse. D’autant qu’elle est forcément et les horreurs de la torture. C’est ici que la vocation injuste : en politique la méchanceté d’hier n’était pas d’Alain Duhamel prend corps : il fera Paris moindre que celle d’aujourd’hui. et sera journaliste, puis éditorialiste. Pas un coureur de routes, un chasseur de scoops ou un reporter En guise de mots cruels, jadis, on pourrait rappeler « longue distance » même s’il eût longtemps, avec la question que posait en 1973 Alain Peyrefitte, son allure juvénile de garçon de bonne famille, un patron de l’UDR, au sujet de , le côté Tintin sans la houppette. Si Alain Duhamel truculent et redoutable secrétaire général du PCF, s’écartera de la tradition familiale, la médecine (son toutes dents dehors : « Est-ce que vous prendriez cet frère Jean-François s’en chargera), il sera désormais homme en stop ? ». Et que dire alors en matière de le docteur des âmes politiques françaises et puisque cruauté du mot de Mauriac parlant de Jean-Jacques pour ses 18 ans il voit revenir au pouvoir un certain Servan-Schreiber : « Kennedillon » ? De Marchais, Charles de Gaulle, son choix est fait : chroniqueur parlons-en justement. Dans l’une des plus célèbres des heures de la Cinquième République. Il sera le émissions télévisées coproduites par Alain Duhamel journaliste politique au « palmarès » incomparable, avec son confrère Jean-Pierre Elkabbach, c’est ce l’entomologiste précis, rigoureux, toujours très bien dernier qu’il apostrophe entre 1977 et 1981 de son informé, l’analyste de trois générations de politiques célèbre et définitif : « Taisez-vous Elkabbach ! ». On en France. Raymond Aron l’aurait sans doute désigné imagine mal un « Taisez-vous Duhamel ! ». Parce que

2 dans le duo « bad Cop, good Cop » propre aux séries en un instant, d’une question à laquelle il a répondu américaines, le « bon flic » c’est Duhamel. Celui qui sans se dissimuler derrière une de ses habituelles peut poser les questions les plus vachardes mais pirouettes. avec ce petit balancement de la tête caractéristique, cette manière presque imperceptible de hausser le L ’homme qui murmure à l’oreille des cou pour finir ses questions, ce sourire permanent candidats à la présidentielle qui fait que l’on ne voit pas le départ du missile, c’est Duhamel. Il en a posé des centaines ainsi. Entre la Sur les sept débats organisés entre les deux tours de première émission d’ « À armes égales » (17 février l’élection présidentielle (il n’y en eût point en 2002), 1970) qui oppose l’hyper-gaulliste Michel Debré au Alain Duhamel est le seul à en avoir « animé » deux : solide stalinien Jacques Duclos sur « l’idée de Patrie » le premier du genre, le 10 mai 1974, et le quatrième, et la dernière de « 100 minutes pour convaincre » le 2 mai 1995. En 1974, le jeune Duhamel n’a que 34 diffusée en juin 2005, on ne compte pas moins de ans. Il est aux côtés d’une grande figure de l’ORTF : neuf grandes émissions télévisées auxquelles Alain Jacqueline Baudrier. Il dira plus tard avoir été séduit Duhamel apporte son concours. Trente-cinq ans par la personnalité de Giscard mais connaît très bien d’antenne télévisuelle avec de François Mitterrand avec qui il véritables moments inoubliables, a écrit un ouvrage politique en devenus des séquences cultes que 1969. C’est le débat du fameux les amateurs d’images de l’INA « Alain Duhamel, « Vous n’avez pas le monopole visionnent régulièrement. Premier du cœur » que VGE assène au exemple. 13 décembre 1971, le le chroniqueur candidat de la gauche unie. sujet fleure bon son « post-68 » : qui a l’oreille des Et celui d’autres messages « Les mœurs. La société française seulement intelligibles de est-elle coupable ? ». Le choix des politiques, n’est pas quelques « initiés » (Duhamel ?) : débatteurs promet une soirée un magicien, comme la référence à la ville de enlevée : Maurice Clavel contre Clermont-Ferrand, ville d’Anne Jean Royer. L’incarnation de un alchimiste de Pingeot, dans la bouche de celui l’intellectuel de gauche, gaulliste qui triomphera quelques jours de la Résistance, gauchiste soixante- la politique. Il ne plus tard. En 1995, l’ambiance huitard devenu radicalement saurait transformer est tout autre. Alain Duhamel croyant en un Dieu forcément arbitre avec Guillaume Durand. révolutionnaire opposé au maire la langue de plomb Le duel oppose Chirac à Jospin de Tours, défenseur du petit en rhétorique du et c’est un des débats d’entre- commerce, père la pudeur de la deux-tours parmi les plus plats, France pompidolienne, mélange siècle d’or. » les plus inintéressants qui aient de Torquemada et du préfet été organisés. Preuve qu’Alain de discipline qui a sévi chez les Duhamel, le chroniqueur qui « bons pères ». Clavel découvre que le film qu’il a l’oreille des politiques, n’est pas un magicien, un avait réalisé pour le début du débat a fait l’objet alchimiste de la politique. Il ne saurait transformer la d’une coupe au montage. Il remettait en cause le langue de plomb en rhétorique du siècle d’or. passé de Résistant du président Pompidou. Il quitte sur le champ le studio non sans lâcher son célèbre Jusque dans la dernière campagne présidentielle, « Messieurs les censeurs bonsoir » laissant un Alain Alain Duhamel scrute, décrypte, analyse les Duhamel, meneur de jeu du débat, pour le moins rebondissements de la vie politique. De ce point de pantois. Autre événement qui va passer à la postérité. vue-là il aura été servi en 2017. Comme d’autres il « Cartes sur table », 16 mars 1981, moins de deux mois n’a rien vu venir du grand nettoyage de printemps, avant le second tour de l’élection présidentielle. commencé l’automne précédent avec les défaites François Mitterrand, alors que l’émission se termine, conjuguées de Juppé et de Sarkozy aux primaires de répond à une dernière question de Duhamel sur la droite et du centre. Sur Macron ? L’excellent flair la peine de mort. C’est une question redoutée et du « pointeur politique » revient très vite. Dès le 16 redoutable. Mitterrand peut jouer son élection septembre 2016, 15 jours après le départ de Bercy du sur la réponse. Il se prononce clairement contre la futur président, 2 mois avant sa déclaration officielle peine de mort qu’il fera abolir par Robert Badinter de candidature, Alain Duhamel répond au « Figaro » : le 18 septembre 1981. Lui qui passait, aux yeux de « Le personnage est de bonne qualité et éminemment certains, pour un prince de l’ambiguïté, sort grandi, sympathique. Les Français voient d’un très mauvais œil

3 que les candidats de 2017 soient, pour la plupart, ceux de 2012. Ils sont très sceptiques sur la politique et sur les partis. Quelles que soient les orientations, il y a un rejet du système politique traditionnel qui se cristallise sur Macron, avec ce bonheur d’un autre langage qui piétine les clivages traditionnels. Combien de temps cela durera-t-il, et avec quelques chances ? Astre ou météore ? ». On sait, depuis, que c’était plutôt une planète : Jupiter. Et Alain Duhamel demeure, pour sa part, le déchiffreur de notre vie politique. Insensible au temps qui passe. Peut-être juste un peu inquiet parfois, quand la nostalgie le reprend.

L ’équipe des « Rencontres Sciences Po Bordeaux / Sud Ouest »

Équipe de préparation

Pour Sciences Po Bordeaux : Direction des Rencontres #ScPoBxSO : Yves DÉLOYE Pour Sud Ouest : Coordination des Rencontres #ScPoBxSO : Christophe LUCET

Équipe de préparation de la Rencontre : Modération : Jefferson DESPORT (Sud Ouest) Sciences Po Bordeaux : Yves DÉLOYE avec Myriam AUDIRAC, Jean PETAUX, Alicia QUINVEROS et Priscilla RIVAUD Liste des élèves : AUBRY Marie-Charlotte, AZZOLINI Luigi, BIGOT Maxime, CARTIER Inès, CORADE Élise, CORRASCO Mattias, DURAND Klara, FILIPPUCU Anna, FOURMAINTRAUX Maxime, GABENISCH Marie, GALIX Marion, LONCEINT Paul, MACCHIA Giorgia, MENEGHELLO Téo, MENNELART Louis, PROD’HOMME Agathe.

Merci pour le concours matériel et technique de : Paul ROUGER (DSI) et Stéphan ARMENGAUD, Nacer BRAHMIA, Jonathan DI VITA, Yann LEGALLAIS, Jean-Claude LIROU et Roger SAGUEY

4 Biographie •  Alain, Maurice, Jacques Duhamel. Journaliste, Membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques). Né le 31 mai 1940 à Caen (Calvados). Fils de Michel Duhamel, Médecin, et de Mme, née Yvonne Bosquet.

• Études : Collège de Nogent, Lycée Concordet à Paris, 3e cycle de science politique à la Fondation nationale des sciences politiques. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris.

• Carrière : Chroniqueur au Monde (depuis 1963), à Témoignage chrétien (1965), à l’Express (1966). Professeur à l’Institut des sciences techniques et humaines (1963), maître de conférences (1967) et professeur (1976-87) à l’Institut d’études politiques de Paris, consultant à l’Institut français d’opinion publique (1966), conseiller scientifique à la Société française d’enquête par sondage (Sofres) (1973-2002). Producteur à l’Office de la radio télévision française (1970), producteur et éditorialiste (1977-09) à Antenne 2 devenue , chroniqueur (1973), éditorialiste et conseiller à la direction (depuis 1976), directeur politique (1988-99) et président du comité éditorial (1994- 99) à Europe 1, éditorialiste au Nouvel Économiste (1975-1981), Éditorialiste quotidien sur RTL (depuis 1999), chroniqueur au Quotidien de Paris (1981-92), au Point (depuis 1986) et à Libération (depuis 1992). Membre de l’Association française de science politique, membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques) (depuis 2013).

• Derniers ouvrages publiés : Portraits souvenirs, 50 ans de vie politique (2012) Une histoire personnelle de la Ve République (2014) Les pathologies politiques françaises (2016) Grandeur et décadence de la Ve République. Un dialogue (en coll. avec Edouard Balladur, 2017).

• Décoration(s) : Grand officier de la Légion d’honneur.

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Partie 1 Trajectoire personnelle et évolution du journalisme politique 8 L’inoxydable.

E n moins d’un mois, , Alain Juppé et François Hollande ont été mis en préretraite. Même son faux jumeau, Jean-Pierre Elkabbach, a perdu sa place à la matinale d’Europe 1. Certains y verraient un signe. Pas Alain Duhamel. À 76 ans, cet éternel chroniqueur de la vie politique française ne compte lâcher ni la plume ni le micro. Qu’importe si sur les réseaux sociaux, on le traite de vieux schnock ou, pire, de connivent. Déjeunant avec un ancien premier ministre, jouant au tennis avec un autre, ce bourreau de travail prépare son énième campagne présidentielle. Sans jamais envisager qu’elle puisse être la dernière.

Qu’elle trouve ici l’expression de notre gratitude. La secrétaire du service de presse de l’Élysée à qui nous demandions la permission d’utiliser quelques extraits du discours prononcé par François Hollande, le 9 novembre 2016, à l’occasion de l’élévation d’Alain Duhamel à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur, répondit avec innocence : « Difficile. La cérémonie n’était pas ouverte à la presse. » On cherchait une attaque de papier. Trouvée !

Car nous parlons bien du journaliste qui surplombe la vie politique depuis le début des années 1960 au point qu’on l’ait Nous parlons bien parfois pris pour un de ses acteurs. De l’éditorialiste de 18h30 sur RTL, de l’analyste tous formats et tous médias, du sismologue du journaliste qui des soubresauts de la Ve République de sa naissance à nos jours. Du créateur, ou de l’animateur des grandes émissions de surplombe la vie débats télévisés (« Cartes sur table «, « L’Heure de vérité «, « Mots politique depuis le croisés », etc.), de l’arbitre des duels de l’entre-deux-tours de la présidentielle. De l’essayiste qui, dans le dernier de ses livres, début des années Les Pathologies politiques françaises (Plon, 2016), écrit, désolé et 1960 au point amer, que « les Français sont désormais athées en politique ». Mais bon, la presse n’était pas conviée. Une volonté d’Alain qu’on l’ait parfois Duhamel qui refuse les décorations et les honneurs comme journaliste, mais les accepte comme intellectuel, historien, pris pour un de politiste, académicien. La différence, s’agissant de lui, ne saute ses acteurs. pas aux yeux.

Finalement, l’Élysée nous a fait parvenir le texte de l’allocution. François Hollande connaît bien son Duhamel. Et réciproquement. Ils apprécient leur finesse respective. Mais Duhamel a pour l’actuel chef de l’État une tendresse contrariée. S’il aime son intelligence, il déplore « une sorte de Lucien Leuwen dont l’ambition se heurte à l’incapacité à être lui-même ». Devant un aréopage de collègues, d’amis et de familiers du récipiendaire, le président déroule son laïus : « Depuis près de cinquante ans, vous observez notre démocratie. Vous en avez connu tous les acteurs, relaté tous les grands moments. » Puis il ajoute, cruel, primesautier et visionnaire (chez Alain Duhamel les adjectifs vont par trois, vous verrez c’est contagieux) : « Des chefs d’État et de gouvernement se sont succédé. Le seul qui n’ait pas bougé c’est vous ! ».

Notez bien la date, nous sommes le 9 novembre 2016. Le 20, Nicolas Sarkozy était éliminé au premier tour de la primaire de la droite et du centre ; le 27, Alain Juppé était dégagé au second ; le 1er décembre, François Hollande renonçait à se représenter. Enfin, le 12, le journaliste Jean-Pierre Elkabbach, 79 ans, compère d’Alain Duhamel depuis plus de quarante ans perdait sa chaire d’intervieweur de la matinale d’Europe 1, glissant vers la tranche du week-end, autant dire vers la préretraite. Au bowling, c’est un strike, dans la vie, la fin d’une époque.

Elkabbach, justement. C’est le passage obligé pour comprendre Alain Duhamel. Tout simplement parce qu’ils ne se ressemblent pas. Le juif laïc et ténébreux, le protestant converti et radieux ont

9 souvent été mis dans le même sac, conspués ensemble par la foule de la Bastille fêtant l’élection de François Mitterrand, en mai 1981, grillés par leur proximité supposée avec Valéry Giscard d’Estaing. C’est ensemble encore que les deux hommes iront le 8 janvier 1996 au dernier domicile du président défunt pour se recueillir sur la dépouille de celui qui les avait reçus tant de fois, à l’Élysée ou à Latche, et leur faisait faire des virées en hélicoptère au-dessus de la France profonde.

Là s’arrêtent leurs similitudes. Elkabbach a multiplié les postes prestigieux dans les médias, Duhamel ne s’est consacré qu’à lui-même et à ses éditoriaux. L’un semble pétri de douleur, l’autre habité par la béatitude. Dans un café de la rue François 1er alors qu’il sait, depuis quelques heures, inéluctable sa mise à l’écart, Elkabbach précise : « Duhamel, quand il se lève le matin, est prêt à se mettre au travail avec joie, avec méthode comme tous les jours. Moi, je me dis d’abord que est foutu et qu’on va tous mourir... Qu’il faudra bien quitter la table. »

Quitter la table... Alain Duhamel y a pensé quelquefois. Mais pas longtemps. Bien sûr, il entend ce qu’on dit de lui sur les réseaux sociaux. Il sait qu’on le traite de « vieux schnock « (au mieux). Depuis que, dans un livre (Les Prétendants 2007, Plon) consacré aux potentiels candidats à la présidentielle, il a zappé Ségolène Royal (« Car au fond de moi je ne la voulais pas », écrira-t-il dans Une histoire personnelle de la Ve République, Plon, 2014), depuis que, en 2012, il a confessé ingénument sa sympathie pour François Bayrou, depuis que les journalistes politiques doivent concéder de l’espace à l’investigation et qu’il faut griller le « off », lui qui n’a jamais trahi une confidence, Alain Duhamel sait bien que son piédestal vacille même s’il assure que les « éditorialistes se bonifient avec l’âge ».

D éjà, en 1999, son départ d’Europe 1 l’a alerté sur la fragilité de sa position. En 2013, son passage de la matinale de RTL à la tranche du soir a été interprété comme une forme de dégradation. Dans le salon de son appartement du 6e arrondissement qui domine une rue triste, calme et droite comme un crayon, il lâche du bout des lèvres : « Cela ne me hante pas. Je serai peut-être débarqué un jour. Mais j’ai mes livres, je continuerai d’écrire. » Sur la cheminée, des soldats de plomb de l’armée de Napoléon et, sur la table basse du salon, un livre sur le congrès de Vienne, un autre sur la bataille de Waterloo et L’Officiel des spectacles témoignent d’autres passions.

Mais l’enthousiasme reste intact, comme le plaisir. À 76 ans, il s’apprête à vivre et à chroniquer sa dixième campagne présidentielle : « La plus imprévisible que je connaisse », se réjouit-il - à moins qu’il s’en inquiète. Il dispose des mêmes armes : le recul de l’historien qu’il veut être et la proximité de l’insider qu’il est devenu. « Qu’on dise que je suis connivent me blesse. J’ai été proche de Valéry Giscard d’Estaing. Il a fait du bon travail et je l’ai dit. C’est la dernière période où les Français ont été optimistes. J’ai été proche de Mitterrand que j’ai vu environ cent vingt fois en tête-à-tête, bien que je n’aie pas toujours été d’accord avec lui. J’ai été le collègue de Raymond Barre quand on enseignait tous deux à Sciences Po Paris, je joue au tennis avec Jospin - beaucoup moins désormais car il a mal à l’épaule. On ne peut pas écrire des papiers de politique sans connaître les acteurs. Je ne suis pas condamné à la connivence, parce que j’ai la connaissance. On ne peut pas me raconter n’importe quoi. « Aux critiques des censeurs des médias, il préfère les compliments qu’il reçoit parfois quand il prend l’autobus (il ne roule plus en Solex). « On me dit que je suis calme et pondéré, ça me fait plaisir. »

La voix gourmande, le regard clair, mélancolique et pétillant, Alain Duhamel reconnaît que l’époque

10 des monstres sacrés a disparu - « Chirac était le dernier d’entre eux » - mais il n’a pas l’intention de négliger leurs successeurs. « Je ne vais sûrement pas jouer les vieux messieurs blasés, tout ce qui est nouveau m’intéresse », dit-il citant Manuel Valls, Emmanuel Macron et François Fillon en qui il voit « un homme énigmatique, tiraillé entre le goût du risque et la prudence ». Le personnage lui échappe encore. Son analyse : « Il est plus difficile de réussir en étant modéré qu’en étant polémiste. »

Cette rigueur et cette recherche de la précision impressionnent ceux de sa génération. « Le meilleur d’entre nous », ironise avec admiration Catherine Nay, son ancienne complice du « Club de la presse » d’Europe 1. « Il est professoral, analytique. Il emploie toujours les mots justes. C’est rare chez les journalistes, analyse Serge July, fondateur de Libération qui lui a ouvert les portes de son journal gauchiste en 1992. Son statut d’historien de l’actu le protège. » « Plus l’univers est complexe et plus son regard est utile », témoigne Jean-Marie Colombani, ancien directeur du Monde. « Il n’est pas sarcastique et il travaille comme un chien », enchaîne Franz-Olivier Giesbert, ancien patron du Point. Un (petit) bémol signé Robert Namias, ancien directeur général adjoint de TF1 : « Sa grille de lecture lui permettra-t-elle de décrypter des phénomènes comme Emmanuel Macron ? »

Il est vrai que ses références semblent dépassées. Ancrées dans le précédent millénaire. Deux traumatismes ont marqué la jeunesse d’Alain Duhamel. Le premier est politique : la désignation, en 1956, du piètre Guy Mollet à la présidence du Conseil, préféré au brillant réformateur Pierre Mendès France, lui fera comprendre que l’intelligence n’est pas toujours une qualité décisive. La seconde est personnelle. Il a 17 ans lorsqu’un de ses frères (Patrice, le futur directeur général de France Télévisions ou Jean-François le pédiatre ? Il ne veut pas dire lequel des deux) voulant démarrer la voiture paternelle l’écrase contre le portail du garage de la maison familiale. Thorax enfoncé, fractures multiples... Il se souvient encore de la voix du médecin disant à ses parents : « Il a une chance sur quatre de s’en sortir. »

Cette convalescence sera sa Montagne magique, du nom du roman de Thomas Mann dans lequel le destin du héros, Hans Castorp, est transformé par l’expérience du sanatorium. Immobilisé durant près de deux ans, Alain Duhamel dévore romans classiques, livres d’histoire, essais et les oeuvres complètes d’Albert Thibaudet (1874-1936), considéré comme le fondateur des sciences politiques en France. Remis sur pied, le jeune Alain a trouvé sa voie : il fera Sciences Po et deviendra éditorialiste. Pas journaliste politique, non ! Pas rubricard dans la salle des Quatre-Colonnes de l’Assemblée à la recherche de la petite vacherie du jour. Ce qu’il veut, c’est parler d’égal à égal avec les ministres, les présidents, se

11 hisser à leur hauteur.

La réussite est rectiligne comme un coup droit le long de la ligne. Parce qu’il joue au tennis au Racing Club de France avec les fils de Jacques Fauvet (ancien directeur du Monde de 1969 à 1982), il n’a aucun mal à se retrouver stagiaire dans le quotidien de la rue des Italiens. « Fauvet m’a présenté ensuite à Beuve-Méry en lui proposant de me confier la rubrique défense. « Je ne veux pas des affaires militaires, je veux écrire des éditos politiques », lui ai-je répondu. » Il ne lui sera pas tenu rigueur de son entêtement. Le 12 janvier 1970, Alain Duhamel signe son premier papier de « une ». Il a 30 ans.

Dès lors, il se multiplie. Peu désireux de conquérir une position de pouvoir opérationnel dans les médias (« Les réunions l’emmerdent, il a l’impression de perdre son temps », explique Elkabbach), légèrement égotiste, Duhamel choisit de bétonner son influence. Une fois Le Monde conquis, il étend son territoire. Au cours des années suivantes, entre ses collaborations à la télévision et à la radio, son cours à Sciences Po Paris et son activité de conseil pour l’IFOP, il trouve le temps de signer, successivement ou en même temps, des analyses pour L’Express, Témoignage chrétien, Le Nouvel Économiste, Le Quotidien de Paris, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Le Point, Nice-Matin, Libération, Le Courrier de l’Ouest. À quoi il faut ajouter l’écriture d’une vingtaine d’ouvrages au rythme d’un tous les deux ans. Litote « duhamélienne » : « À une époque, j’ai peut-être un peu exagéré. » « Il a inventé le multimédia avant l’heure », avance Serge July.

Ce rythme ne va pas sans discipline. L’organisation du temps, c’est la clé de la réussite de la PME Duhamel : lever à l’aube, lecture des journaux, écoute des radios. Sur les coups de 10 heures, un premier papier dont l’écriture le conduira jusqu’à l’heure du déjeuner avec un élu ou un ministre. Puis, il file à RTL pour préparer son intervention qu’il expédie sans notes, un truc qu’il a emprunté à Giscard : « Ça donne plus de naturel. » On ne parle plus des dîners à son domicile qui commencent rituellement à 20h30 pour se terminer à 22h30, quel que soit le statut des convives, amis ou ministres. Au téléphone, il tente de décourager les importuns qui pourraient lui faire perdre du temps. Lorsqu’un numéro inconnu s’affiche sur son portable, il répond d’un « Allô qui demandez-vous ? », oubliant que sa voix berce les oreilles de millions de Français depuis près de cinquante ans.

A insi va la vie d’Alain Duhamel, méthodique, précise et ordonnée. Une vie de travail, entrecoupée de vacances tout aussi studieuses sur l’île d’Yeu ou à Monoblet dans les Cévennes. Objectif : lire un livre par jour. Il y parvient sans peine. Philippe Levillain, historien et ami depuis 1968, raconte : « Le matin, on va chercher la presse. Puis Alain s’enferme dans son bureau pour la lire et écrire son papier. Après, on l’écoute nous faire ses commentaires. « Narcissisme ? » Son grand défaut, c’est de s’autocomplimenter », confirme Jean-Marie Colombani qui, depuis trente ans, partage avec lui et d’autres amis le week-end de Pâques sur l’île de Torcello (accessible par les lignes de vaporetto 9 et 12), dans la lagune de Venise. « Il jubile d’être lui-même », résume Catherine Nay.

Dès lors, aucun de ses amis ne s’est étonné de son élection en décembre 2012 à l’Académie des sciences morales et politiques dans la section « histoire et géographie ». Désormais, il signe ses livres

12 « Alain Duhamel, de l’Institut ». Le jour de la remise de son épée le 25 septembre 2013 dans les salons de Boffrand au Sénat, un ancien président de la République (Valéry Giscard d’Estaing), quatre anciens premiers ministres (Édouard Balladur, Alain Juppé, et Jean-Pierre Raffarin), des dizaines de ministres et d’élus, des patrons de presse, des communicants (et quelques collègues) le contemplaient. Tous les rôles étaient inversés, dans une allégorie du mélange des genres : les politiques, dans la salle, écoutaient le journaliste, à la tribune. Depuis, il assiste régulièrement aux réunions du quai de Conti mais, témoigne Xavier Darcos, le secrétaire perpétuel, « à 16 h 25 pétantes, il met son manteau et file. Il ne pose jamais de question, il a peur que la réponse le mette en retard ».

Un destin conquis par le labeur, le talent et l’ambition ? Rien d’autre ? Une vie sans mystère, ni secret, ni double fond... On cherche... Ah si, peut-être ceci. Dans son allocution au Sénat lors de la remise de l’épée, Philippe Levillain a fait allusion à France, l’épouse de l’éditorialiste : « Le baroque dans toute son ampleur décorative, verbale, gestuelle », a-t-il dit. Agrégée de musique, chef d’orchestre, France, pour qui Alain Duhamel s’est converti au protestantisme, est la part déjantée, foutraque et artiste du journaliste policé, équilibré et pondéré. « Une originale. C’est vrai qu’ils tranchent l’un avec l’autre, mais c’est plutôt un jeu qu’ils destinent aux autres », interprète un ami du couple. Philippe Levillain a aussi évoqué le « zoo Duhamel ». Une collection de peluches (girafes, panthères, lions...) que France couche chaque soir dans un berceau situé dans l’antichambre de l’appartement. Quand les Duhamel voyagent, elle emmène avec elle un tigre dans un sac à dos. Il s’appelle Berty.

M, le magazine du Monde , par Philippe Ridet - photos Iorgis Matyassy, le 31 décembre 2016.

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Partie 2 Heurs et malheurs de la Cinquième République

Chirac, Sarkozy, Le Pen... Alain Duhamel : ma vie parmi les fauves

L e journaliste publie chez Plon « Une histoire personnelle de la Ve République » (Plon). Un demi-siècle de joutes, de coups fourrés et de choix fatidiques.

« Les Français ont été durant deux siècles amoureux de la politique. Ils lui tournent maintenant le dos comme désenivrés. » Pour Alain Duhamel, le constat est amer. Qui mieux que lui incarne la passion nationale pour la politique ? Depuis cinquante ans, il la commente avec la même gourmandise. Son « Histoire personnelle de la Ve République » (Plon) se dévore comme un festin. Sens du portrait, finesse des analyses, vacheries polies... Duhamel revisite un demi-siècle de joutes, de coups fourrés et de choix fatidiques.

On y retrouve tous les grands fauves : Mitterrand lui parlant des « Deux étendards » de Rebatet, Chirac pris de vertige avant un débat télévisé, Sarkozy face à son « pire adversaire : lui-même »... Mais aussi les « yearlings » de la nouvelle génération : , Bruno Le Maire, François Baroin et les autres. Lucide sur la situation de la France, Alain Duhamel en appelle à un nouveau « projet politique collectif », après le « libéralisme modernisateur » de Giscard et le « socialisme romantique » de Mitterrand.

EXTRAITS :

L e paradoxe secret de Jean-Marie Le Pen Au fond des choses, c’est un nostalgique brutal et cultivé, détestant le monde contemporain, haïssant l’Europe, abominant la mondialisation. Il n’a jamais accepté les métamorphoses de la France. La perte de l’Empire demeure chez lui une plaie ouverte, l’indépendance de l’Algérie reste une tragédie à ses yeux. Il a des côtés insupportables, comme son antisémitisme affleurant, son révisionnisme historique perpétuel, sa xénophobie intrinsèque. C’est aussi sincèrement un grand blessé de l’Histoire, profondément meurtri par le déclassement de la France, mais qui n’a pas conscience de contribuer à l’affaiblir sans cesse davantage en faisant obstruction à toute modernisation. C’est le paradoxe secret de Jean-Marie Le Pen : il aime charnellement la France des mythes et des légendes, mais il fait tout pour défigurer et entacher la France réelle d’aujourd’hui, comme si la colère transformait sa passion en haine.

U n déjeuner avec Balladur Enfin et surtout, Édouard Balladur était l’homme de France le moins fait pour une campagne présidentielle qui se jouait à la dague et à la baïonnette. La pudeur, le calme, la distance, la sagesse d’Édouard Balladur constituaient autant de handicaps. Sa campagne fut aussi malheureuse que celle de Raymond Barre sept ans plus tôt. François Mitterrand ne lui facilita pas les choses. J’eus l’occasion d’interroger plusieurs fois le Premier ministre à la télévision et à la radio durant ces dix semaines : il m’apparut toujours compassé, raidi, comme blessé à l’avance par un combat qu’il était présumé gagner et qu’il pressentait de plus en plus voué à l’enlisement. a toujours été bien meilleur en campagne qu’au pouvoir. Edouard Balladur fut bien meilleur au pouvoir qu’en campagne. Battu au soir du premier tour, il se retira avec dignité, sans la moindre illusion néanmoins sur ce qui allait suivre.

Chirac, le moment le plus important de sa vie Jacques Chirac a interdit qu’on le dérange. Il fait une exception pour moi qui vais animer le débat en compagnie de Guillaume Durand [face à Jospin, entre les deux tours de la présidentielle de 1995].

17 Sa fille Claude campe devant la porte, le visage fermé, pâle d’angoisse. Elle me demande d’être bref, comme une infirmière d’hôpital montant la garde devant la chambre d’un grand malade. J’entre. Jacques Chirac est assis devant une coiffeuse austère, la tête entre les mains. Il est blême et transpire légèrement. Il me jette un regard presque tragique et me sourit mécaniquement. Dans le passé, nos relations ont été sinusoïdales, sans mauvais coups mais sans proximité. Il a pourtant choisi de me faire confiance pour la présentation de ce débat parce que, m’avait-il expliqué, il faut de la loyauté et du sérieux. À la seconde où nos regards se croisent, je comprends qu’il a presque douloureusement conscience de s’apprêter à vivre le moment le plus important de sa vie.

L a mort de Mitterrand Jean-Pierre Elkabbach et moi avons été appelés le 8 janvier par Michel Charasse, l’un des plus intimes collaborateurs de François Mitterrand. On nous convie à nous recueillir avenue Frédéric-Le Play devant la dépouille mortelle du président que nous avions si bien connu. Nous nous y rendons ensemble, émus tous les deux, Jean-Pierre ne cachant pas ses sentiments et moi les réfrénant de mon mieux. On nous fait monter par un ascenseur exigu en compagnie d’un Pierre Mauroy bouleversé. L’ascenseur s’immobilise quelques minutes dans le noir. Chacun se tait et l’on n’entend que le bruit de nos respirations et des hoquets de chagrin de l’ancien Premier ministre.

À l’entrée de l’appartement, nous nous séparons. Je préfère être seul dans la chambre monacale où repose le corps. Je ne peux m’empêcher de lorgner vers l’unique livre posé sur une table de nuit nue, sans doute son ultime lecture. Je résiste difficilement au désir d’en connaître l’auteur : un mystique, un stoïcien, un poète, un mémorialiste qui tous lui étaient également familiers ? Aller quérir la réponse, en frôlant le masque mortuaire, eût été inconvenant. Je m’abstins à regret.

Ce qui me frappe, c’est que François Mitterrand mort a retrouvé après ses ultimes souffrances une sérénité qui souligne le modelé aristocratique et presque princier du visage.

L ’éclat de rire gargantuesque de Villepin Depuis, j’avais revu maintes fois le personnage, notamment lors de déjeuners en compagnie de Jean- Pierre Elkabbach. J’avais gardé à la mémoire nombre de ses propos. Ainsi, je me souvenais fort bien avec quelle force, presque quelle indignation, il avait totalement écarté, encore secrétaire général de l’Élysée, l’hypothèse de devenir un jour ministre des Affaires étrangères, poste auquel il fut bien entendu nommé dès la réélection de Jacques Chirac en 2002. De même, je me remémorais parfaitement l’éclat de rire gargantuesque avec lequel il avait, ministre de l’Intérieur, accueilli l’idée qu’il pourrait prendre la tête du gouvernement après le référendum européen dont il annonçait d’ailleurs l’échec sans aucun regret. Dominique de Villepin était ainsi, flamboyant et retors, intrépide et manipulateur, grandiloquent et machiavélique, éloquent et ténébreux, provocant et rusé, violent et séducteur, superbe orateur quand on aime l’emphase, spécialiste néanmoins des intrigues, des pièges et des crocs-en-jambe. Je ne crus pas un instant qu’il ferait un bon Premier ministre et je l’avouai d’ailleurs à Jacques Chirac qui, en réponse, poussa un énorme soupir sans dire un mot.

L a faille de Sarkozy Durant tout ce quinquennat, j’ai l’occasion de le rencontrer régulièrement en petit comité. Il lui arrive aussi de m’appeler. Il a la passion d’expliquer, de convaincre, d’argumenter, de se justifier sans cesse. Il se montre en privé d’une franchise que je n’ai connue chez aucun de ses prédécesseurs, parfois d’une violence dérangeante (bien qu’avec moi il ait été d’une courtoisie absolue), toujours d’une imprudence qui frôle l’inconscience. Il détaille sans hésiter ce qu’il pense de ses ministres, à commencer par le premier d’entre eux (et ce n’est guère aimable), de ses partenaires européens, de ses adversaires politiques. C’est une manière d’être plus qu’une provocation préméditée, mais nombre de ses propos sont aussitôt répétés et commettent de gros dégâts, aigrissant les rapports personnels et alimentant sans cesse la chronique. Ainsi perd-il des amitiés, des appuis, décourage-t-il des alliés et facilite-t-il le travail de sape de ses opposants, de plus en plus nombreux, y compris au sein de son propre camp. On prétend qu’il est féroce, je n’en crois rien. Il est beaucoup plus brutal en paroles qu’en actes, même s’il

18 n’a peur de rien, parfois à tort. Lui qu’on présente toujours comme agressif, ce qui est vrai, devient une cible permanente. Pire : sa véhémence décomplexée, son offensive perpétuelle font qu’il n’est pas jugé selon ses mérites, mais selon son style.

P remière rencontre avec Marine Le Pen La première fois où j’ai rencontré Marine Le Pen, elle avait 15 ans. C’était le 13 février 1984. Son père, Jean-Marie Le Pen, était l’invité de « L’heure de vérité », ses débuts dans une grande émission en prime time. La présence du président du Front national avait suscité une immense polémique. Jamais auparavant un leader de l’extrême droite n’avait obtenu pareil privilège. La prestation de Jean-Marie Le Pen fut ce que l’on pouvait en attendre : théâtrale, provocante, transgressive. Ce fut un énorme succès d’audience (14 millions de téléspectateurs, mieux que le président de la République) et une étape décisive dans la trajectoire de Jean-Marie Le Pen. Celui-ci avait tenu à la présence dans le public de ses trois filles, toutes trois blondes, belles et vigoureuses comme de jeunes épouses de Vikings.

Après avoir interrogé Jean-Marie Le Pen durant le premier quart d’heure, je me trouvai donc assis à côté de la benjamine des trois filles, Marine. Elle n’avait visiblement pas aimé mes questions et elle me lançait des regards assassins. J’avais été frappé par la concentration avec laquelle elle suivait les propos de son père, par l’identification absolue qui affleurait. Sa nervosité, plus apparente que chez ses soeurs aînées, se traduisait par des battements de pied perpétuels, fort agaçants. La détermination qui émanait du visage de cette jeune fille m’avait cependant frappé.

U n dîner avec DSK Le jeudi 28 avril 2011, un petit dîner animé et chaleureux nous avait réunis, ma femme France et moi, à Dominique Strauss-Kahn et Anne Sinclair. Il avait lieu à la brasserie du Dôme, boulevard du Montparnasse. J’avais été intrigué par l’arrivée de nos hôtes dans une énorme et presque menaçante Porsche Panamera S noire, digne du Secret Service américain, un véhicule qui ne leur ressemblait pas. J’appris qu’ils avaient été conduits pour plus de discrétion par Ramzi Khiroun, puissant conseiller en communication, devenu l’un des principaux dirigeants du groupe Lagardère. Dominique Strauss-Kahn, alors directeur général du Fonds monétaire international, mais surtout candidat officieux et déjà favori présomptif à l’élection présidentielle de 2012, rarement à Paris, se trouvait en permanence guetté et pisté par tous les reporters politiques de France et de Navarre.

À cette date, il n’était question que du moment qu’on disait imminent où il allait se déclarer candidat. Le moindre signe était donc rapporté, dramatisé et disséqué par la presse entière. De fait, durant tout le dîner, le choix de la date de candidature constitua l’entrée, le plat principal et le dessert. Dominique Strauss-Kahn était rayonnant et encore plus convaincant que d’habitude. Il avait le souci d’achever une importante négociation en cours du FMI avant de se lancer officiellement dans l’arène. Sachant que je m’entendais bien avec François Hollande et que je le voyais régulièrement, il me demanda avec insistance s’il existait à mon avis un moyen de le convaincre de se retirer de la course que le député maire de Tulle avait pour sa part déjà lancée. Dominique Strauss-Kahn était évidemment trop intelligent et trop bon connaisseur de François Hollande pour croire réellement qu’il pouvait encore le dissuader. Je lui confirmai que sur ce point il n’avait rien à espérer. L’approche de la bataille l’occupait cependant tellement que ce soir-là il piaffait littéralement. (...) En rentrant à pied à la maison, France et moi nous dîmes que, cette fois, les dés étaient bien jetés. DSK serait candidat, ne doutait pas d’être investi par le PS à l’automne et considérait visiblement que Nicolas Sarkozy partirait avec l’énorme handicap de l’impopularité. Sa confiance en lui était impressionnante. À peine deux semaines plus tard, je fus réveillé au petit matin pour apprendre que Dominique Strauss-Kahn venait d’être arrêté à Kennedy Airport.

François Hollande et la troisième mort du socialisme François Hollande a reproduit en deux ans la trajectoire que François Mitterrand a accomplie en quatorze années. Il a mis vingt mois pour opter définitivement en faveur du social-libéralisme, pour passer du socialisme lyrique de sa candidature au social-libéralisme réaliste du gouvernement Valls. La

19 clé de l’échec des deux premières années de la présidence Hollande, c’est donc que le chef de l’État a fait ses choix après son élection et non pas avant, en 2014 et non pas en 2012.

Les deux premières années de François Hollande ont été foncièrement hybrides, donc constamment brouillonnes, conflictuelles, contradictoires, étonnamment maladroites. Le sentiment d’amateurisme, d’antagonisme, d’enlisement est sorti de cela. Si les vingt premiers mois sont apparus comme un noviciat bringuebalé, c’est que François Hollande a eu besoin de ce temps-là pour se décider à franchir le Rubicon le plus profond et le plus périlleux de la gauche, celui du passage du rêve socialiste à la réalité sociale-libérale.

Cette conversion tardive n’est pas personnelle mais politique. François Hollande n’a pas eu besoin de changer en lui-même, de se convaincre intellectuellement et psychologiquement qu’il fallait se résoudre à abandonner le socialisme historique pour le social-libéralisme contemporain. Il n’y a eu ni chemin de Damas ni longue et douloureuse maturation. François Hollande était social-libéral au fond de lui-même bien avant 2014, bien avant 2012. (...) S’il ne se disait pas social-libéral, s’il ne se l’est jamais dit publiquement depuis, ses raisonnements l’étaient, ses réflexions l’étaient, sa connaissance des dossiers l’était. Avant sa victoire aux primaires du PS et sa désignation comme candidat officiel du parti pour l’élection présidentielle, François Hollande était donc en réalité un social-libéral implicite, un social-libéral clandestin. En revanche, dès qu’il a été investi par le PS, il a revêtu aussitôt les habits traditionnels du socialisme à la française. Il a tenu le raisonnement typiquement mitterrandien selon lequel, pour que la gauche l’emporte à l’élection présidentielle, il faut qu’elle s’appuie sur le rejet du président de droite sortant et qu’elle propose aux électeurs un rêve de changement radical. À vrai dire, le rêve de changement de François Hollande était beaucoup plus modeste et beaucoup moins éloigné de la réalité que celui de François Mitterrand en 1981. Le cocktail politique de Mitterrand en 1981, c’était un tiers de rejet de Valéry Giscard d’Estaing et deux tiers de chimères économiques et sociales. Le cocktail politique de Hollande en 2012, ce fut deux tiers de rejet de Nicolas Sarkozy et un tiers de lyrisme trompeur. On passait du psychédélique à l’onirique (...).

C’est donc une expérience inédite qui débute : un président et un Premier ministre décidés à mettre en œuvre énergiquement et rapidement une politique sociale-libérale. Il s’agit bien, on peut le vérifier à travers les engagements pris en matière économique, budgétaire ou sociale, de social-libéralisme. C’est donc la troisième mort du socialisme à l’ancienne, la première naissance peut-être d’un socialisme français du XXIe siècle.

Le Point.fr , Sébastien Le Fol, 12 septembre 2014.

20 Partie 3 Prospectives et réalités 22 Macron triomphe, la participation s’effondre

V ainqueur sans appel du premier tour des législatives, La République en marche, parti du président de la République, devrait obtenir une majorité écrasante dimanche prochain. Notre chroniqueur, Alain Duhamel, décrypte ce véritable tsunami électoral, sur fond d’abstention record.

D’abord l’abstention, un record pour cette élection. Elle traduit une grande fatigue démocratique et une large démobilisation citoyenne, qui sont à la fois très inquiétantes et tout à fait explicables. Inquiétantes car ce scrutin est essentiel : c’est à l’Assemblée nationale que se concentre le pouvoir législatif, bien davantage qu’au Sénat, et c’est aussi là que s’exerce l’indispensable contrôle du pouvoir exécutif. Explicables car, suite au lancement des primaires début 2016, la campagne électorale aura duré… dix-huit mois ! Nombre de citoyens en ont par-dessus la tête.

Par ailleurs, depuis que les législatives ont lieu cinq semaines après le deuxième tour de la présidentielle, la participation ne cesse de baisser. Beaucoup d’électeurs considèrent que tout est joué d’avance, les élections législatives n’étant que la confirmation du scrutin précédent. De plus, il y a cette fois des circonstances particulières : nous sommes en pleine période de « dégagisme », au cours de laquelle s’exprime, partout, une farouche volonté de renouvellement et de recomposition de la classe politique. D’où la démobilisation, et donc la non-participation, ainsi que le rejet absolu des sortants.

Au fond, les Français sont à la fois des monarchistes et des guillotineurs. Monarchistes car, à Emmanuel Macron, élu en partie sur sa personne et son charisme, et qui valorise déjà le statut présidentiel, ils veulent donner sa chance pour qu’il mette en œuvre ses réformes. Guillotineurs, car ils en veulent à ceux qui, selon eux, ont échoué depuis des décennies face à la crise. Et ils se vengent à leur égard de façon aussi radicale que parfois injuste. Enfin, au vu de notre mode de scrutin majoritaire à deux tours – une originalité par rapport aux autres pays européens – tous ceux qui appartiennent à une minorité politique ont le sentiment qu’ils sortiront irrémédiablement battus de cette élection aux allures de rouleau compresseur. D’où la tentation de ne même pas se déplacer. À ce propos, il ne m’étonnerait pas qu’après un tel taux d’abstention ressurgisse en force l’idée d’un nouveau mode de scrutin, agrémenté d’une bonne dose de proportionnelle.

U ne volonté d’ouverture confirmée En attendant, la victoire massive de La République en marche (REM) est d’autant plus spectaculaire qu’elle résulte d’une amplification, presque automatique et désormais traditionnelle je le répète, du

23 résultat de l’élection présidentielle. S’ajoute à cela le fait que le nouveau président de la République, qui a manifestement tiré les leçons des échecs et difficultés de ses prédécesseurs, a parfaitement réussi ses débuts à l’Élysée. Il n’a pas commis d’erreur dans la composition de son gouvernement, grand test politique au cours duquel il a confirmé et concrétisé sa volonté d’ouverture. Et si le calendrier diplomatique lui a aussi été favorable, il a su s’imposer d’emblée sur la scène internationale. Bref, ce bon départ a grandement facilité les choses à sa formation politique. Nul doute que celle-ci obtiendra, dimanche 18 juin prochain, la majorité absolue avec des centaines de députés.

Restera pour eux le plus dur à faire : montrer, dès que siègera l’Assemblée, qu’ils ont les aptitudes de leurs ambitions. Une chose est d’arriver à se faire élire dans un grand mouvement où l’on est porté par l’élan collectif ; une autre est de démontrer, ensuite, que l’on est individuellement à la hauteur de la tâche… Et cela n’a pas toujours été si facile, comme le prouve l’histoire récente. Sitôt passées les élections législatives de 1958, le fonctionnement de la première Assemblée de la Ve République s’est révélé pour le moins chaotique et, en 1981, le premier spectacle donné par les socialistes à l’extérieur n’a guère été brillant, car emprunt de trop de sectarisme.

Alors méfions-nous, tout en espérant un véritable renouvellement et une réelle amélioration des pratiques politiques, ainsi que l’épanouissement des jeunes talents. Une chose est sûre : le président de l’Assemblée nationale et celui du groupe de REM devront posséder de grandes qualités en termes d’autorité et d’ouverture d’esprit vis-à-vis des autres formations politiques représentées dans l’hémicycle…

L es Républicains scindés en deux Parmi celles-ci figurera la droite, lourdement battue lors du premier tour du 11 juin dernier. Elle a perdu un tiers de ses électeurs et la moitié de ses députés. Il s’agit donc d’un échec, d’autant plus préoccupant que Les Républicains n’ont plus de leader incontesté et que s’opposent, dans leurs rangs, deux sensibilités de taille inégale. L’une, majoritaire et de tempérament conservateur libéral, que représentait d’ailleurs François Fillon ; l’autre, modérée, rassemblant nombre de « juppéistes » baptisés « reconstructeurs » par Jean-Pierre Raffarin et en passe de collaborer, au cas par cas et non institutionnellement, avec Emmanuel Macron. Cependant, Les Républicains sont le seul parti, hormis bien sûr LRM, à avoir obtenu davantage de voix, en pourcentage, aux législatives qu’à la présidentielle. Par ailleurs, et alors que François Fillon s’était classé derrière Marine Le Pen le 23 avril, les candidats LR sont arrivés, eux, nettement devant ceux du Front national le 11 juin. Du coup, ils forment toujours le parti naturel d’alternance et ils seront, demain, la principale force d’opposition parlementaire.

24 Tout autre est le destin du Parti socialiste, qui vit un désastre historique. Il réalise, en effet, son plus mauvais score sous la Ve République, depuis la Libération et même, si l’on remonte plus loin dans l’histoire, depuis la Première Guerre mondiale ! Le PS n’a plus de leader, les trois quarts de ses militants l’ont quitté et, à la crise électorale et idéologique s’ajoutent de graves difficultés financières. Dans ces conditions, la question est de savoir si ce parti réussira à subsister de façon autonome ou se fondra dans REM. À la condition qu’elle s’organise et surtout que le gouvernement obtienne de vrais résultats positifs, cette nouvelle formation politique pourrait devenir, à la place du PS, un grand parti de gouvernement.

De son côté, en net recul lui aussi, le FN demeure un parti de protestation qui ne parvient toujours pas à transformer l’essai législatif. Beaucoup de ses électeurs ont été déçus par Marine Le Pen qui a révélé, à l’occasion du débat télévisé de l’entre-deux-tours de la présidentielle, une insuffisance criante. De plus, ses propos sont aussi anxiogènes que les raisons qui poussent ses électeurs, en colère et profondément inquiets, à voter pour elle. D’où, au bout du compte, l’absence de solutions politiques et une véritable impasse.

La France insoumise, elle, s’en tire mieux avec la perspective de décrocher à l’Assemblée, avec ses « amis ennemis » communistes, un groupe parlementaire. Reste que Jean-Luc Mélenchon a mené une mauvaise campagne législative et que celle-ci a révélé chez lui de lourds traits de caractère. Au fond, le recul de ces partis populistes situés aux extrêmes montre que la discorde et la haine ne paient pas, électoralement.

Le Pèlerin, Alain Duhamel, 13 juin 2017.

25 Législatives 2017. Alain Duhamel : « Et maintenant, de l’audace et de l’autorité ! »

L e second tour des législatives, marqué par une forte abstention, et au terme duquel le parti du président de la République a obtenu à lui seul la majorité absolue à l’Assemblée nationale, vient de clore une interminable période électorale. Place à l’action politique avec du style, de la volonté et du rythme, espère notre chroniqueur, Alain Duhamel.

Ne nous égarons pas ! L’abstention record intervenue au second tour des élections législatives confirme non pas une crise des institutions politiques, mais une crise de la société politique. Les premières viennent, une fois de plus, de faire leur preuve avec l’élection normale d’un président pourtant totalement inattendu, dont le gouvernement fonctionne et qui vient d’acquérir la majorité absolue à l’Assemblée nationale. En revanche, la société politique française, elle, est bien malade. Et la dépression économique et sociale qui sévit chez nous depuis des décennies n’explique pas tout. D’autres pays subissent la même épreuve, ou pire encore, avec moins de dégâts.

Les Français souffrent en fait d’une profonde crise d’identité. Alors qu’ils se demandent ce qui les unit et ce qu’ils vont devenir, les trois derniers quinquennats ont achevé de les égarer sur ces points cruciaux, sans apporter de réponse non plus à propos de l’originalité et du rôle de la France dans le monde. D’où notamment l’abstention, qui témoigne des clivages sociaux d’aujourd’hui. Les citoyens qui croient à l’Europe pour maîtriser la mondialisation, qui ont confiance en la France pour qu’elle s’adapte et se fortifie à l’avenir se sont rendus aux urnes. Mais ceux qui sont anxieux, désespérés, ne comprennent plus l’univers dans lequel ils vivent et soutiennent des forces politiques marginales ont beaucoup moins voté. Voilà pourquoi il ne faut pas relativiser l’abstention, même si elle progresse aussi pour d’autres raisons. Depuis l’inversion du calendrier électoral, qui a placé la présidentielle avant les législatives, ce second scrutin est devenu la conséquence du premier.

J’en tire la conclusion que la formule des primaires n’est pas la meilleure et qu’il paraît indispensable, à l’avenir, que l’on vote le même jour pour la présidentielle et les législatives. Quant au résultat, à défaut de triomphe, c’est une victoire claire et nette pour La République en Marche (REM). La majorité est ample, solide, mais raisonnable au point de laisser une place aux oppositions. À mes yeux, la nouvelle Assemblée a deux avantages : d’abord la proportion de femmes dans ses rangs, non seulement parmi les élus REM, mais aussi, à un degré moindre, chez Les Républicains (LR).

L’autre bonne nouvelle est le fort pourcentage de députés issus du secteur privé et qui connaissent la réalité quotidienne des entreprises. Cela tranche avec les derniers hémicycles dominés par les fonctionnaires et les anciens collaborateurs parlementaires, qui n’avaient guère l’expérience de l’économie réelle.

L a droite et le PS ont l’obligation de rebâtir un projet Pour la droite, qui n’avait jamais connu si faible représentation sous la Ve République, ce second tour marque une défaite impressionnante. Elle n’en demeure pas moins la principale force de l’opposition, alors que rien, pour elle, ne semblait gagné à cet égard après le premier tour de la présidentielle, où Marine Le Pen avait devancé François Fillon. Bref le grave revers de la droite n’est pas une déroute, ni le début d’une désintégration. Il lui reste néanmoins à dégager de ses rangs un leader, à éviter dans l’immédiat une scission de son groupe parlementaire et, à plus long terme, à rebâtir de fond en comble un projet politique cohérent.

Le Parti socialiste subit à son tour une défaite, mais dans des proportions autrement plus importantes.

26 Il se retrouve avec un tout petit groupe parlementaire, sans leader non plus, divisé et conscient du fait que l’idéologie sociale-démocrate a vieilli partout en Europe. Il lui faut lui aussi réinventer, mais il en est pour l’instant incapable.

Toujours dans l’opposition, la France insoumise (LFI) devient pour la première fois une voix à l’Assemblée nationale. Ce n’est certes qu’une petite voix, ce parti n’ayant pas d’influence sur les scrutins et ses députés n’étant pas assez nombreux pour déposer une motion de censure, mais nul doute qu’elle se fera entendre ! La force de FI sera essentiellement oratoire…

Le FN obtient, lui, davantage de députés que prévu, dont l’origine géographique est très intéressante. La plupart viennent en effet du Nord ouvrier jadis communiste ou socialiste, plutôt que du Midi de tradition identitaire. Cela illustre un sérieux paradoxe dans les résultats du Front national : ce parti puise sa force d’électeurs séduits par le discours social, de gauche et ultrasouverainiste de Florian Philippot, alors que lui-même est battu à Forbach.

Comme après les législatives de 1958 et de 1981, qui avaient dégagé de très larges majorités, il va falloir que s’exerce en son sein une forte autorité, capable d’imposer une réelle cohésion et une rigoureuse organisation. Ce sera peut-être plus facile qu’après la victoire de François Mitterrand en 1981. En effet, si le programme d’Emmanuel Macron est ambitieux, il n’incarne pas une farouche volonté de rupture. Par ailleurs, les « frondeurs » socialistes qui se sont déchaînés durant la dernière législature auront rendu un grand service au nouveau pouvoir : ils lui auront montré ce que jamais un Président de la République et un Premier ministre ne devaient accepter des députés de leur propre camp, et cela à aucun prix. La dernière majorité socialiste s’est alors suicidée elle-même, de manière constante, visible et sotte. En fait, pour réussir l’amalgame au sein de ce nouveau groupe parlementaire massif et composé en plus de députés venant de différents horizons politiques, il faut que le chef de l’État fasse preuve d’autant d’autorité que d’audace. Puis qu’il aille vite et fort en prenant à bras-le-corps les dossiers les plus sérieux, tel celui de la réforme du code du travail. Tout est affaire de style et de rythme, et ce pouvoir sera jugé non à ses résultats en fin de mandat, comme on l’espérait sous quinquennat, mais à ses résultats rapides. À ce propos, Emmanuel Macron a de la chance : la conjoncture économique lui est nettement plus favorable qu’elle ne l’était à François Hollande en 1012, à Nicolas Sarkozy en 2007 et même à Jacques Chirac en 2002. À lui, enfin, de donner le sentiment que, grâce à sa politique internationale, la France retrouve un prestige et une influence concrète dans le monde, et particulièrement en Europe.

Là encore, la chance est de son côté dans la mesure où Angela Merkel paraît bien partie pour remporter les élections législatives de septembre prochain en Allemagne. Or, la chancelière démontre une forte envie de travailler avec Emmanuel Macron, en tout cas bien d’avantage qu’avec ses prédécesseurs. Avec pour but d’infléchir les politiques de l’Union vers plus de sécurité et d’investissements pour la croissance l’emploi.

Le Pèlerin, Alain Duhamel, 22 juin 2017.

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