ACTUALITÉ Hommage Germaine Tillion, femme d’exception au Panthéon Ethnologue, résistante, militante des droits de l’Homme, humaniste et intellectuelle, Germaine Tillion vient d’entrer au Panthéon. Portrait d’une grande femme. Claudine FOUQUERé, membre du groupe de travail LDH « Femmes, genre, égalité »

ne femme du XXe siècle, Quatre destins, « profil type pour entrer au Panthéon », titrait quatre personnes d’exception un article du Monde, Ce 27 mai 2015, ils sont quatre – deux hommes, deux U le 20 octobre 2013. Quelques femmes – à entrer au Panthéon. Geneviève Anthonioz- semaines plus tard, conformé- CC de Gaulle, Germaine Tillion, Pierre Brossolette et Jean ment au souhait de parité qu’il Zay rejoignent la cohorte des soixante-dix hommes licence avait exprimé dans la lettre de , et femmes célèbres reposant dans la crypte. Le choix dec

mission adressée à Philippe a r du président de la République française constitue un

Belaval chargé de lui faire des Ca hommage à l’esprit de la Résistance durant la Seconde propositions (1), François Hol- nn Guerre mondiale ; il signale également, au-delà des

lande décidait de faire entrer au Ya © combats et du courage qu’ils impliquent, un engagement Panthéon quatre figures de la constructif au bénéfice de la société. Au-delà de leurs parcours Résistance, dont deux femmes : et engagements singuliers, les quatre défendent d’un même élan Geneviève Anthonioz-de Gaulle les valeurs de la et celles de la République. Pierre Brossolette (1920-2002) et Germaine Tillion et ont payé cet engagement de leur vie ; Geneviève (1907-2008). Anthonioz-de Gaulle et Germaine Tillion ont survécu à la guerre, Ce choix est alors qualifié de elles ont témoigné inlassablement de leur combat, de leur captivité consensuel, de « normal » (2) et, jusqu’à leur mort respectivement en février 2002 et en avril 2008. selon Pierre Nora, la Résistance demeurerait « la seule période his- torique encore capable de produire dits, participent à partir de 1921 caractère réellement aventureux du ciment national au sein d’une à l’aventure de la collection des de cette mission, saluée par la population largement divisée ». Guides bleus. A la mort de son presse de l’époque : ces « auda- Mais n’est-il pas réducteur d’asso- mari, Emilie Tillion, écrivaine et cieuses », écrit L’Echo d’Alger, le cier le nom de Germaine Tillion à critique d’art, poursuit son travail 10 décembre 1934. Installée la seule Résistance ? Cette femme (1) Lettre de mission du pré- de rédactrice des Guides, effec- à quatorze heures de cheval découverte tardivement par le sident de la République adres- tuant en Europe de nombreux de la bourgade la plus proche, grand public, qualifiée tour à tour sée à Philippe Belaval, président voyages en compagnie de ses vivant sous une tente ou dans d’iconoclaste et d’inclassable, de du Centre des monuments filles. Germaine opte pour des une grotte, la jeune femme par- nationaux. grand témoin de son siècle, a un études d’ethnologie et suit les tage le quotidien de la popula- (2) Par Régis Debray, qui lui (4) itinéraire mêlant action, réflexion aurait préféré celui de Joséphine cours de à l’Ins- tion chaouïa et travaille sur ses et engagement, quête du « vrai Baker qualifiée d’« irrégulière ». titut d’ethnologie de (5). institutions sociales. Elle est et du juste » (3). Il semble que cet (3) Germaine Tillion, A la En 1934, dans un contexte de assistée d’un jeune traducteur, itinéraire soit emblématique de recherche du vrai et du juste. professionnalisation de l’ethno- Bachir, utilise la photographie, A propos rompus avec le siècle, l’émancipation des femmes, au Seuil, 2001. logie, la jeune femme se rend le cinéma et réalise des enregis- fil du XXe siècle. dans le massif de l’Aurès, dans le trements sonores à l’aide d’un (4) Neveu d’Emile Durkheim, Germaine Tillion naît en 1907, fondateur de la sociologie sud-est algérien, pour y mener, lourd appareil de soixante kilos. à Allègre, en Haute-Loire, dans française. en compagnie de l’ethnographe Voici ce qu’elle relate dans une une famille de notables catho- (5) Créé en août 1925 par Paul Thérèse Rivière, une enquête lettre à une amie saint-maurienne, liques. Ses parents, installés à Rivet, Lucien Levy-Bruhl et Mar- à la fois sociologique et ethno- Marthe Lévy : « Je commence par cel Mauss, cet Institut constitue Saint-Maur-des-Fossés en région le premier centre de formation à graphique sur la société berbère Ménâa […] parce que c’est une parisienne, des intellectuels éru- l’ethnologie. chaouïa. Il faut s’imaginer le des rares régions habitée par des

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sédentaires, parce que c’est un gros village, très riche (par rapport au reste), parce qu’il y a une route et que les gens y sont plus évolués, que c’est plus facile par conséquent comme observation et moins dur physiquement. Ensuite, après accli- matation de deux mois, mulets et vadrouilles puis séjour dans la vraie de vraie où les petits enfants pleurent quand ils voient un Euro- péen, où beaucoup d’adultes n’en ont jamais vu de leur vie. » (6) Germaine Tillion poursuivra sa

mission jusqu’en 1940, date à dr laquelle elle regagne la France. © Elle continue à travailler sur ses sociétés dites « sauvages » (qu’elle Bravant les interdits, la première maille d’un réseau notes de terrain et sur ce qui appelle « république des beaux- G. Tillion rédige, qui va s’étendre, se diversifier aurait dû constituer sa thèse lors frères ») aurait été remplacée dans en 1944, et assurer des actions diverses, de sa détention à Fresnes en 1943, la « république des cousins » par une opérette-revue hébergement d’aviateurs bri- mais une grande partie sera per- l’endogamie, l’union à l’intérieur en trois actes tanniques, diffusion de petits due à jamais au moment de sa de la tribu ou du clan et le « vivre (Le Verfügbar aux journaux clandestins (dont le déportation à Ravensbrück. entre soi ». Le mariage « idéal », enfers) qui tourne titre Résistance), recueil et trans- unissant un homme à sa cousine en dérision la vie mission de renseignements sur Une spécialiste du bassin germaine, sa « presque-sœur », dans le camp les troupes d’occupation. Dès méditerranéen aurait d’une part comme objectif de Ravensbrück. 1941, ce réseau (10) est frappé Elle reprendra plus tard ses de conserver le patrimoine, lutter par une vague d’arrestations et travaux sur la société méditer- contre son émiettement en pri- Germaine Tillion en reprend la ranéenne, après une longue vant la femme de son héritage, et direction avant d’être elle-même période consacrée au système viserait d’autre part à préserver dénoncée et arrêtée (11) ainsi concentrationnaire. Chargée en la pureté du lignage en le préser- (6) Lettre à Marthe Lévy datée que sa mère Emilie, par l’abbé 1961 par l’OMS d’une enquête sur vant de tout mélange. Le harem du 17 janvier 1936, citée dans Alesch, un agent double appoin- la condition des femmes, elle par- et le voile, antérieurs à l’appa- « Germaine Tillion et le réseau té par l’Abwehr, vicaire dans une court plusieurs pays du Maghreb rition de l’islam, seraient donc du Musée de l’Homme à Saint- paroisse de Saint-Maur. Maur-des-Fossés », in Bulletin de et du Moyen-Orient, devient une symboles d’un « rêve chimérique la Société d’histoire et d’archéo- Condamnée à mort en octobre spécialiste du bassin méditerra- de pureté et de souche » (8). logie de Saint-Maur-des-Fossés, 1942, Germaine Tillion voit sa néen et publie, en 1966, Le Harem n° 77, 2010. peine commuée en déportation et les cousins. « En appelant ce De la Résistance (7) Germaine Tillion, Le Harem et au titre de « Nacht und Nebel ». livre Le Harem et les cousins, je à la déportation les cousins, Seuil, 1966, p. 7. Le traumatisme de l’expérience voulais attirer l’attention sur un « En 1940 j’étais là. Majeure, les (8) Germaine Tillion, in A la concentrationnaire vécue au recherche du vrai et du juste, caractère qui oppose la société yeux ouverts. Assez récemment, textes recueillis et présentés camp de Ravensbrück marque méditerranéenne traditionnelle quelqu’un m’a demandé pour- par Tzvetan Todorov, Seuil, 2001, une nouvelle étape dans sa vie à la fois aux sociétés modernes quoi je m’étais engagée si vite p. 309. mais aussi son champ d’étude et aux sociétés dites sauvages ; ce dans la Résistance. La question (9) Ibid., p 120. puisque, de sa libération à 1954, caractère est sans doute à l’ori- me déconcerta, car je ne me l’étais (10) Germaine Tillion baptisera elle se consacre à l’étude du sys- gine d’un avilissement tenace de pas posée. » (9) ce réseau « Réseau du Musée tème concentrationnaire dans de l’Homme », lorsqu’elle sera (12) la condition féminine, c’est pour- Rentrée de sa dernière mission chargée de sa liquidation après le cadre du CNRS , assiste en quoi il était intéressant et peut- dans les Aurès en juin 1940, Ger- la Libération. 1946 au procès de Hambourg où être utile d’essayer d’en suivre les maine Tillion entre en résistance, (11) Le 13 août 1942, à la gare de sont jugés les chefs de Ravens- déformations dans le temps et spontanément, dans les jours Lyon. brück et devient membre de la dans l’espace. » (7) qui suivent la demande d’ar- (12) En 1947, le CNRS passe Commission internationale Germaine Tillion de la section Dans cet ouvrage magistral, Ger- mistice, parce qu’il lui apparaît « Sociologie africaine » à la sec- contre le régime concentration- maine Tillion développe la thèse comme une évidence qu’il faut tion « Histoire moderne », et lui naire initiée par David Rousset, selon laquelle la révolution néo- « faire quelque chose ». Elle prend demande de prendre en charge lui aussi résistant et déporté. lithique née autour du bassin contact avec un ancien officier, la recherche sur les femmes et Au cœur de l’expérience concen- les enfants déportés de France. méditerranéen aurait conduit Paul Hauet, et ils mettent en trationnaire, l’esprit de résistance (13) Commission internatio- à un nouveau type de société. place une filière d’évasion pour nale contre le régime concentra- de Germaine Tillion perdure. En L’exogamie traditionnelle des les prisonniers de guerre. C’est tionnaire. tant qu’ethnologue, elle s’efforce

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de comprendre le fonctionne- ment du camp, sa logique, ses enjeux idéologiques. Persuadée Penser les éléments que la lucidité peut offrir des chances de survie, elle fait part de ses analyses à ses camarades. L’esprit de résistance passe aussi d’une par la solidarité quotidienne entre femmes déportées, solidari- té des gestes de survie mais aussi résistance intellectuelle (confé- contre-offensive rences, poésies). Enfin, bravant les interdits, Germaine rédige une opérette-revue en trois actes qui tourne en dérision la vie du stratégique camp, faisant ainsi du rire, y com- pris de l’autodérision, une tech- nique de survie. Le racisme s’épanouit au cœur du débat politique et tous les Un fort engagement, plusieurs combats indicateurs – statistiques, électoraux, politiques – sont au rouge. En 1954, Germaine Tillion renoue L’actualité charrie propos et incidents sérieux, que les attentats avec l’Algérie, d’abord chargée de janvier 2015 ont inscrits dans une perspective plus dramatique. d’une mission sur le sort des Il est urgent de penser les éléments d’une contre-offensive. populations civiles. Elle est frap- pée par leur appauvrissement et Pierre TARTAKOWSKY, président d’honneur de la LDH par la dégradation du sort des populations urbaines, qu’elle nomme « clochardisation ». Elle conçoit alors la création d’un e rapport de la Commis- sable, le coupable, c’est l’autre. Le réseau de centres sociaux dédiés sion nationale consulta- Centre de recherche pour l’étude à l’éducation populaire et à la tive des droits de l’Homme et l’observation des conditions lutte contre la misère. Elle s’en- (CNCDH)* est formel : la de vie (Credoc) nous le confirme gage enfin contre la pratique de LFrance de 2014 est plus intolé- au plan social, en indiquant une la torture, alors que la situation rante que celle de 2005. Cibles inversion radicale du regard des se radicalise en Algérie. Elle prioritaires du rejet : les Roms, Français sur les pauvres et la participe à une délégation de largement en tête, les musul- pauvreté, un jugement sévère sur la CICR (13) dans les camps de mans, singulièrement à travers les politiques et les outils de soli- transit, participe à une média- leurs pratiques religieuses, les darité, singulièrement ceux qui tion entre l’Etat français et le juifs, sempiternellement assi- touchent à la redistribution des FLN pour faire cesser à la fois les gnés à une batterie de préjugés richesses. attentats du FLN et les exécutions antisémites, parmi lesquels pro- Au fil des difficultés sociales et de militants. gresse « un rapport particulier des tumultes d’un monde désta- Sans appartenance partisane, à l’argent »… Cette intolérance, bilisé, on a vu émerger un para- Germaine Tillion aura donc, au fil cela va sans dire, vise également digme du « eux » et « nous » à l’ini- de son existence, choisit de s’éle- les immigrés et les étrangers, ou tiative des pouvoirs publics, par ver contre les violations des droits considérés comme tels. la dénonciation de populations de l’Homme. En octobre 2000 Une telle montée de défiance, de « autres », sur des modes explicite elle signait encore, dans l’Huma- haine et de recherche de boucs (les étrangers), métaphorique nité, aux côtés d’Henri Alleg et de émissaires a évidemment un lien (les jeunes), anthropologique (les Madeleine Rebérioux, un appel avec la dégradation sociale, éco- « fous »). Ainsi s’est construit un au président Jacques Chirac pour nomique, voire stratégique du recul de valeurs fondamentales, que soit condamnée publique- pays. Peur du déclassement, peur dans l’opinion publique : celle ment la torture qui fut pratiquée de la concurrence, peur d’être de la solidarité – voire de la bien- au nom de la France. C’est un dépossédé de son destin… se veillance –, celle de l’universalité juste hommage que la panthéo- combinent pour fabriquer le pire, et, plus encore, celle des droits nisation de cette femme, engagée à savoir une lecture du monde universels. La thématique des dans les combats de son temps. ● dans laquelle le fautif, le respon- « droits et des devoirs » a été rava- * Voir l’article suivant, p. 15.

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