Poésie Et Roman Du Poète : Kruso (2014) De Lutz Seiler
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Germanica 64 | 2e trimestre 2019 Formes poétiques du XXIe siècle Poésie et roman du poète : Kruso (2014) de Lutz Seiler Bernard Banoun: Dichtung und Dichterroman: Kruso (2014) von Lutz Seiler Bernard Banoun: Poetry and Poet’s novel: Lutz Seiler’s Kruso (2014) Bernard Banoun Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/germanica/7083 DOI : 10.4000/germanica.7083 ISSN : 2107-0784 Éditeur Université de Lille Édition imprimée Date de publication : 26 juin 2019 Pagination : 167-182 ISBN : 978-2-913857-42-1 ISSN : 0984-2632 Référence électronique Bernard Banoun, « Poésie et roman du poète : Kruso (2014) de Lutz Seiler », Germanica [En ligne], 64 | 2e trimestre 2019, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 27 février 2021. URL : http:// journals.openedition.org/germanica/7083 ; DOI : https://doi.org/10.4000/germanica.7083 © Tous droits réservés Au-delà des genres Poésie et roman du poète : Kruso (2014) de Lutz Seiler Bernard Banoun Sorbonne Université, Faculté des Lettres EA 3556 Reigenn Dans l’éloge de Lutz Seiler prononcé lors de la remise du prix Uwe-Johnson à l’écrivain en 2014, Sebastian Kleinschmidt qualifie le roman Kruso de « poème raconté jusqu’au bout » (déficiente traduction de l’expression « auserzähltes Gedicht »)1 ; le roman aurait sa source dans le poème, gisement, filon exploité jusqu’à l’extrême de ses potentialités narratives tout en restant poème. Il existe certes des romanciers qui ne sont « que » romanciers, des poètes qui ne sont « que » poètes, mais aussi une lignée d’auteurs allés et venus entre prose narrative et poésie au nom d’une perméabilité entre ces genres : dans la littérature de langue alle- mande, par exemple, Novalis, Hölderlin, Eichendorff, Mörike, Droste- Hülshoff, Rilke, Hilbig. Dans bien des cas (en particulier chez Novalis et Rilke), il s’agit de « romans du poète »2 comme récits d’une vocation poétique ; souvent aussi, leur caractère autofictionnel est manifeste, en particulier chez Hilbig (seul parmi les auteurs cités pour lequel l’emploi du terme d’autofiction ne soit pas totalement anachronique). 1. — Sebastian Kleinschmidt, « Im Osten der Länder. Laudatio zum Uwe- Johnson-Preis an Lutz Seiler », in : Sebastian Kleinschmidt, Spiegelungen, Berlin, Matthes & Seitz, p. 162-173. 2. — Cf. Jean Bessière et Daniel-Henri Pageaux, Le Roman du poète (Joyce, Rilke, Cendrars), Paris, Champion, 1995. GERMANICA, 2019, lxiv, pp. 167 à 182. 168 BERNARD BANOUN Chez Lutz Seiler, le passage de la poésie à la prose ne va pas de soi, comme l’attestent la chronologie de son œuvre – la poésie étant à l’ori- gine – et les propos de l’auteur lui-même. Seiler commence en effet par écrire et publier de la poésie, en revue, plaquettes et recueils : ses trois premiers recueils berührt / geführt, pech & blende et vierzig kilometer nacht paraissent respectivement en 1995, 2000 et 20033 ; l’auteur s’ex- prime ensuite dans des essais (commentaires de sa propre poétique ; textes consacrés à des poètes tels que Peter Huchel et Ernst Meister ; discours de réception de prix), regroupés en 2004 dans le volume Sonntags dachte ich an Gott4 ; il publie ensuite des récits assez brefs : l’un d’eux, Turksib, qui lui vaut le prix Ingeborg-Bachmann en 2007, est publié en 2008 puis repris en 2009 dans le volume de récits Die Zeitwaage5 ; en 2010 paraît un nouveau recueil poétique, im felderla- tein6, et en 2014 son premier roman, Kruso7. Cet aperçu des publications de Lutz Seiler montre d’une part l’avènement tardif de la prose, d’autre part l’alternance entre poésie et prose, avec des délais de parution assez longs entre chaque livre. Quant aux propos de Lutz Seiler sur sa créa- tion, ils mettent en évidence une tension entre les deux pôles, l’écriture poétique étant présentée comme première et « naturelle » tandis que la narration, en particulier le roman, a une genèse autrement tourmentée : ainsi, dans l’essai consacré à son séjour à la Villa Massimo de Rome Von Rom nach Hiddensee8, l’auteur relate, non sans autodérision et pourtant de manière parfois poignante, les affres par lesquelles il a dû passer avant l’achèvement de son premier roman (abandon d’un projet déjà très avancé, longues périodes improductives) ; Seiler utilise ici la méta- phore maritime pour évoquer l’écriture poétique et l’écriture de prose, 3. — Lutz Seiler, berührt / geführt, Chemnitz, Oberbaum, 1995 ; pech & blende, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2000 ; vierzig kilometer nacht, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2003. Parmi les plaquettes, mentionnons : Heimaten (qui contient aussi des textes d’Anne Duden et de Farhad Showghi), Göttingen, Wallstein, 2001, et Hubertusweg, Warmbronn, Verlag Ulrich Keicher, 2001. 4. — Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2004. 5. — Lutz Seiler, Turksib. Zwei Erzählungen, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2008, puis Die Zeitwaage, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2009. 6. — Berlin, Suhrkamp, 2010. 7. — Berlin, Suhrkamp, 2014. Dans la suite, les références à Kruso seront données dans le texte entre parenthèses, le premier chiffre renvoyant à la traduction française (Lutz Seiler, Kruso, traduction Uta Müller et Bernard Banoun, Lagrasse, Verdier, 2018), le second à l’original. Pour plus de littéralité, cette traduction sera parfois modifiée ici sans que les modifications soient signalées. Nous avons pu tirer profit, pour le décryptage de certaines citations, d’un document inédit à usage interne aux traduc- teurs : le Protokoll rédigé par Renate Birkenhauer à la suite d’un séminaire organisé à l’Europäisches Übersetzer-Kollegium de Straelen durant l’été 2015 avec Lutz Seiler et une quinzaine de ses traducteurs, animé par Alexander Booth. 8. — https://www.zeit.de/2015/48/literatur-rom-hiddensee-kruso-lutz-seiler/kom- plettansicht (Die Zeit, 26 novembre 2015 ; consulté le 25/01/2019). POÉSIE ET ROMAN DU POÈTE : KRUSO (2014) DE LUTZ SEILER 169 qui semble être une navigation périlleuse en haute mer, à la destination incertaine, tandis que le retour à la poésie est présenté comme celui au « port d’attache » (« in den Heimathafen der Gedichte »9). L’étude présentée ici se concentrera sur le roman Kruso, reçu par la critique comme un texte qui pratiquerait un nouveau réalisme magique10, l’appréhension poétique du réel s’y combinant à une donnée politique, en l’occurrence le dernier été avant la chute du Mur et la destinée des Allemands de l’Est ayant fui à la nage vers le Danemark depuis l’île de Hiddensee. Ce texte sera lu ici sous deux espèces : sur le plan diégétique, il s’agit en effet de l’autofiction du devenir d’un poète qui trouve peu à peu sa voix ; mais c’est aussi un texte romanesque exposant et mettant en œuvre une poétique de l’écriture lyrique. Trouver sa voix poétique Kruso tient du roman de formation d’un jeune homme, Edgar [Ed] Bendler, qui affronte un traumatisme (la perte de son amie tuée dans un accident de tramway), cherche un nouveau « départ », un « Aufbruch » (74/73 et passim) et se forme dans la rencontre avec le collectif de l’« équipage » du restaurant Zum Klausner et surtout avec le personnage éponyme du livre, Kruso. Mais, au-delà des éléments pouvant renvoyer au roman de formation et au roman d’artiste, il s’agit d’un Dichterroman ; en effet, dans ce roman écrit en grande partie à la troisième personne selon une perspective de focalisation interne et où seul l’Épilogue, situé un quart de siècle plus tard, est écrit par Ed à la première personne, l’un des principaux fils directeurs est l’achemine- ment vers une voix propre, ce qui est nommé dans le texte « son ton à [soi] » (« der eigene Ton »), titre d’un chapitre (302-309/309-316). Cet aspect sera étudié ici tout d’abord en évoquant la manière origi- nale dont est utilisée l’intertextualité dans ce roman et la place parti- culière impartie à la poésie, puis la fonction ambivalente de l’héritage poétique dans la formation du jeune poète. L’intertextualité Le roman de Lutz Seiler est pétri de citations et de références, de provenance hétéroclite, partiellement mentionnées dans les « Remerciements » placés à la fin du roman (470/480-481) ; ces hypo- textes reflètent divers degrés de la pratique intertextuelle, allant de la citation simple à des relations d’architextualité ; il en va ainsi des 9. — Ibid. ; sur le passage de la poésie au roman, voir aussi S. Kleinschmidt, « Im Osten der Länder... », op. cit., p. 172. 10. — Renvoyons ici uniquement à l’argumentaire donné par le jury du Deutscher Buchpreis attribué en 2014 à Kruso : https://www.deutscher-buchpreis.de/archiv/ jahr/2014/ (consulté le 25/01/2019). 170 BERNARD BANOUN hypotextes romanesques, qui ne peuvent être ici que mentionnés : des citations littérales (marquées ou non comme telles) du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, mais aussi la présence de romans d’aventure, ce que soulignent des références à L’Île au trésor de Stevenson et aux Pirates du Mississippi de Friedrich Gerstäcker via leurs adaptations cinéma- tographiques (59/60) et à Radieuse Aurore (Burning Daylight) de Jack London, dont la traduction allemande Lockruf des Goldes donne son titre à l’adaptation télévisuelle par Wolfgang Staudte dont est citée la première partie La Fièvre du Klondike, 38/38) ; des allusions, en outre, aux Nouvelles Souffrances du jeune W.d’Ulrich Plenzdorf dont le héros, Wibeau, en décalage par rapport aux normes sociales et esthétiques de RDA, se prénomme également Edgar, et, par-delà Plenzdorf, au roman de Goethe (ce que signale également la reprise de l’hapax goethéen « Müdseligkeit », le « doux épuisement » évoqué par Werther dans sa lettre datée du 15 novembre, 77-78/79) ; des intertextes dostoïevskiens également, avec le prénom de Kruso, Aliocha, renvoyant aux Frères Karamazov11, tandis que la sœur de Kruso, Sonia, évoque entre autres Crime et châtiment ; des citations bibliques du livre de Jonas (I, 12, p.