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64 | 2e trimestre 2019 Formes poétiques du XXIe siècle

Poésie et roman du poète : Kruso (2014) de Lutz Seiler Bernard Banoun: Dichtung und Dichterroman: Kruso (2014) von Lutz Seiler Bernard Banoun: Poetry and Poet’s novel: Lutz Seiler’s Kruso (2014)

Bernard Banoun

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/germanica/7083 DOI : 10.4000/germanica.7083 ISSN : 2107-0784

Éditeur Université de Lille

Édition imprimée Date de publication : 26 juin 2019 Pagination : 167-182 ISBN : 978-2-913857-42-1 ISSN : 0984-2632

Référence électronique Bernard Banoun, « Poésie et roman du poète : Kruso (2014) de Lutz Seiler », Germanica [En ligne], 64 | 2e trimestre 2019, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 27 février 2021. URL : http:// journals.openedition.org/germanica/7083 ; DOI : https://doi.org/10.4000/germanica.7083

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Poésie et roman du poète : Kruso (2014) de Lutz Seiler

Bernard Banoun Sorbonne Université, Faculté des Lettres EA 3556 Reigenn

Dans l’éloge de Lutz Seiler prononcé lors de la remise du prix Uwe-Johnson à l’écrivain en 2014, Sebastian Kleinschmidt qualifie le roman Kruso de « poème raconté jusqu’au bout » (déficiente traduction de l’expression « auserzähltes Gedicht »)1 ; le roman aurait sa source dans le poème, gisement, filon exploité jusqu’à l’extrême de ses potentialités narratives tout en restant poème. Il existe certes des romanciers qui ne sont « que » romanciers, des poètes qui ne sont « que » poètes, mais aussi une lignée d’auteurs allés et venus entre prose narrative et poésie au nom d’une perméabilité entre ces genres : dans la littérature de langue alle- mande, par exemple, Novalis, Hölderlin, Eichendorff, Mörike, Droste- Hülshoff, Rilke, Hilbig. Dans bien des cas (en particulier chez Novalis et Rilke), il s’agit de « romans du poète »2 comme récits d’une vocation poétique ; souvent aussi, leur caractère autofictionnel est manifeste, en particulier chez Hilbig (seul parmi les auteurs cités pour lequel l’emploi du terme d’autofiction ne soit pas totalement anachronique).

1. — Sebastian Kleinschmidt, « Im Osten der Länder. Laudatio zum Uwe- Johnson-Preis an Lutz Seiler », in : Sebastian Kleinschmidt, Spiegelungen, , Matthes & Seitz, p. 162-173. 2. — Cf. Jean Bessière et Daniel-Henri Pageaux, Le Roman du poète (Joyce, Rilke, Cendrars), Paris, Champion, 1995.

GERMANICA, 2019, lxiv, pp. 167 à 182. 168 BERNARD BANOUN

Chez Lutz Seiler, le passage de la poésie à la prose ne va pas de soi, comme l’attestent la chronologie de son œuvre – la poésie étant à l’ori- gine – et les propos de l’auteur lui-même. Seiler commence en effet par écrire et publier de la poésie, en revue, plaquettes et recueils : ses trois premiers recueils berührt / geführt, pech & blende et vierzig kilometer nacht paraissent respectivement en 1995, 2000 et 20033 ; l’auteur s’ex- prime ensuite dans des essais (commentaires de sa propre poétique ; textes consacrés à des poètes tels que Peter Huchel et ; discours de réception de prix), regroupés en 2004 dans le volume Sonntags dachte ich an Gott4 ; il publie ensuite des récits assez brefs : l’un d’eux, Turksib, qui lui vaut le prix Ingeborg-Bachmann en 2007, est publié en 2008 puis repris en 2009 dans le volume de récits Die Zeitwaage5 ; en 2010 paraît un nouveau recueil poétique, im felderla- tein6, et en 2014 son premier roman, Kruso7. Cet aperçu des publications de Lutz Seiler montre d’une part l’avènement tardif de la prose, d’autre part l’alternance entre poésie et prose, avec des délais de parution assez longs entre chaque livre. Quant aux propos de Lutz Seiler sur sa créa- tion, ils mettent en évidence une tension entre les deux pôles, l’écriture poétique étant présentée comme première et « naturelle » tandis que la narration, en particulier le roman, a une genèse autrement tourmentée : ainsi, dans l’essai consacré à son séjour à la Villa Massimo de Rome Von Rom nach Hiddensee8, l’auteur relate, non sans autodérision et pourtant de manière parfois poignante, les affres par lesquelles il a dû passer avant l’achèvement de son premier roman (abandon d’un projet déjà très avancé, longues périodes improductives) ; Seiler utilise ici la méta- phore maritime pour évoquer l’écriture poétique et l’écriture de prose,

3. — Lutz Seiler, berührt / geführt, Chemnitz, Oberbaum, 1995 ; pech & blende, a.M., Suhrkamp, 2000 ; vierzig kilometer nacht, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2003. Parmi les plaquettes, mentionnons : Heimaten (qui contient aussi des textes d’Anne Duden et de Farhad Showghi), Göttingen, Wallstein, 2001, et Hubertusweg, Warmbronn, Verlag Ulrich Keicher, 2001. 4. — Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2004. 5. — Lutz Seiler, Turksib. Zwei Erzählungen, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2008, puis Die Zeitwaage, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2009. 6. — Berlin, Suhrkamp, 2010. 7. — Berlin, Suhrkamp, 2014. Dans la suite, les références à Kruso seront données dans le texte entre parenthèses, le premier chiffre renvoyant à la traduction française (Lutz Seiler, Kruso, traduction Uta Müller et Bernard Banoun, Lagrasse, Verdier, 2018), le second à l’original. Pour plus de littéralité, cette traduction sera parfois modifiée ici sans que les modifications soient signalées. Nous avons pu tirer profit, pour le décryptage de certaines citations, d’un document inédit à usage interne aux traduc- teurs : le Protokoll rédigé par Renate Birkenhauer à la suite d’un séminaire organisé à l’Europäisches Übersetzer-Kollegium de Straelen durant l’été 2015 avec Lutz Seiler et une quinzaine de ses traducteurs, animé par Alexander Booth. 8. — https://www.zeit.de/2015/48/literatur-rom-hiddensee-kruso-lutz-seiler/kom- plettansicht (Die Zeit, 26 novembre 2015 ; consulté le 25/01/2019). POÉSIE ET ROMAN DU POÈTE : KRUSO (2014) DE LUTZ SEILER 169 qui semble être une navigation périlleuse en haute mer, à la destination incertaine, tandis que le retour à la poésie est présenté comme celui au « port d’attache » (« in den Heimathafen der Gedichte »9). L’étude présentée ici se concentrera sur le roman Kruso, reçu par la critique comme un texte qui pratiquerait un nouveau réalisme magique10, l’appréhension poétique du réel s’y combinant à une donnée politique, en l’occurrence le dernier été avant la chute du Mur et la destinée des Allemands de l’Est ayant fui à la nage vers le Danemark depuis l’île de Hiddensee. Ce texte sera lu ici sous deux espèces : sur le plan diégétique, il s’agit en effet de l’autofiction du devenir d’un poète qui trouve peu à peu sa voix ; mais c’est aussi un texte romanesque exposant et mettant en œuvre une poétique de l’écriture lyrique. Trouver sa voix poétique Kruso tient du roman de formation d’un jeune homme, Edgar [Ed] Bendler, qui affronte un traumatisme (la perte de son amie tuée dans un accident de tramway), cherche un nouveau « départ », un « Aufbruch » (74/73 et passim) et se forme dans la rencontre avec le collectif de l’« équipage » du restaurant Zum Klausner et surtout avec le personnage éponyme du livre, Kruso. Mais, au-delà des éléments pouvant renvoyer au roman de formation et au roman d’artiste, il s’agit d’un Dichterroman ; en effet, dans ce roman écrit en grande partie à la troisième personne selon une perspective de focalisation interne et où seul l’Épilogue, situé un quart de siècle plus tard, est écrit par Ed à la première personne, l’un des principaux fils directeurs est l’achemine- ment vers une voix propre, ce qui est nommé dans le texte « son ton à [soi] » (« der eigene Ton »), titre d’un chapitre (302-309/309-316). Cet aspect sera étudié ici tout d’abord en évoquant la manière origi- nale dont est utilisée l’intertextualité dans ce roman et la place parti- culière impartie à la poésie, puis la fonction ambivalente de l’héritage poétique dans la formation du jeune poète. L’intertextualité Le roman de Lutz Seiler est pétri de citations et de références, de provenance hétéroclite, partiellement mentionnées dans les « Remerciements » placés à la fin du roman (470/480-481) ; ces hypo- textes reflètent divers degrés de la pratique intertextuelle, allant de la citation simple à des relations d’architextualité ; il en va ainsi des

9. — Ibid. ; sur le passage de la poésie au roman, voir aussi S. Kleinschmidt, « Im Osten der Länder... », op. cit., p. 172. 10. — Renvoyons ici uniquement à l’argumentaire donné par le jury du Deutscher Buchpreis attribué en 2014 à Kruso : https://www.deutscher-buchpreis.de/archiv/ jahr/2014/ (consulté le 25/01/2019). 170 BERNARD BANOUN hypotextes romanesques, qui ne peuvent être ici que mentionnés : des citations littérales (marquées ou non comme telles) du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, mais aussi la présence de romans d’aventure, ce que soulignent des références à L’Île au trésor de Stevenson et aux Pirates du Mississippi de Friedrich Gerstäcker via leurs adaptations cinéma- tographiques (59/60) et à Radieuse Aurore (Burning Daylight) de Jack London, dont la traduction allemande Lockruf des Goldes donne son titre à l’adaptation télévisuelle par Wolfgang Staudte dont est citée la première partie La Fièvre du Klondike, 38/38) ; des allusions, en outre, aux Nouvelles Souffrances du jeune W.d’Ulrich Plenzdorf dont le héros, Wibeau, en décalage par rapport aux normes sociales et esthétiques de RDA, se prénomme également Edgar, et, par-delà Plenzdorf, au roman de Goethe (ce que signale également la reprise de l’hapax goethéen « Müdseligkeit », le « doux épuisement » évoqué par Werther dans sa lettre datée du 15 novembre, 77-78/79) ; des intertextes dostoïevskiens également, avec le prénom de Kruso, Aliocha, renvoyant aux Frères Karamazov11, tandis que la sœur de Kruso, Sonia, évoque entre autres Crime et châtiment ; des citations bibliques du livre de Jonas (I, 12, p. 376/384, et I, 2, p. 381/390) ; le roman puise aussi dans tout un fonds de textes de chants et chansons : hymnes, chansons à la mode, chants politiques, qui exigeraient une analyse à part. Les références qui nous intéresseront principalement sont les réfé- rences poétiques. Le roman adopte une focalisation interne rendant difficile de faire la part des choses non seulement (par définition) entre le narrateur et la conscience d’Ed, mais aussi entre ces deux instances et l’auteur et poète Lutz Seiler. Pour éviter des séparations, artifi- cielles ici, entre niveaux auctorial, extradiégétique et intradiégétique, on mentionnera quelques références en distinguant seulement entre la poésie contemporaine dans le contexte de la RDA et les références poétiques à des œuvres antérieures ou étrangères. Plusieurs passages du roman renvoient à la poésie est-allemande et en particulier à l’auteur-phare pour Lutz Seiler qu’est en premier lieu Peter Huchel : « plat comme la gueule d’un chien » (120)12, explicitement marqué par des guillemets, cite un célèbre poème de Huchel, de même que « Octobre et la dernière poire/ trouve son poids et sa chute » (338)13 ;

11. — Et en outre, bien sûr, à Alexander Rompe, surnommé Aljoscha, fondateur du groupe punk Feeling B. 12. — « flach wie ein Hundegaumen » (123). Cité d’après la deuxième strophe du poème « Landschaft hinter Warschau » de Chausseen Chausseen (Peter Huchel, Gesammelte Werke, t. I: Die Gedichte, éd. Axel Vieregg, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1984, p. 114), paru dans Sinn und Form (n° 2, mars 1962). La citation correcte est « Schnell wird es dunkel./ Flacher als ein Hundegaumen/ Ist dann der Himmel gewölbt. ». 13. — « Oktober, und die letzte Honigbirne/ hat nun zum Fallen ihr Gewicht » (345). Extrait du poème « Oktoberlicht » (Peter Huchel, Die Gedichte, op. cit., p. 60), POÉSIE ET ROMAN DU POÈTE : KRUSO (2014) DE LUTZ SEILER 171 quant à la « drogue des pilotes » (« Stoff der Piloten », en italiques dans le texte, 18 et 21/18 et 22), on peut y voir une référence au recueil homonyme de Thomas Böhme paru en 1988 (donc tout récemment dans la diégèse)14. Il est également question dans les discussions entre Ed et Kruso de leurs tentatives d’écriture et de publication, notamment d’un projet de Kruso : Ils mentionnèrent l’un et l’autre quelques revues entrant en ligne de compte pour « ce genre de textes », ainsi qu’Ed le formula, des feuilles de ce qu’on appelait le samizdat qui, depuis des années, dans les villes d’une certaine importance, poussaient comme des champi- gnons (138)15.

Le livre évoque aussi, ironiquement, l’activité intense de publication de ces années : Ed avait entendu parler d’Esskaas [les travailleurs saisonniers] qui, disait-on, avaient déjà publié, dans des magazines et des anthologies (quelle sonorité magique dans ces mots !), des poètes autoproclamés, des écrivains s’écrivant eux-mêmes pour ainsi dire, qui pouvaient compter sur l’admiration générale quand, le soir, ils arrivaient sur la plage et évoquaient l’éventualité de nouvelles œuvres, si pleines de vie et si grandes que seule la mer semblait pouvoir les générer, seule la mer et seul ce lieu (241)16.

Sauf erreur, le roman ne contient pas d’autres allusions explicites à la vie littéraire sur le « continent » est-allemand, reflétant ainsi, selon le processus de focalisation interne, l’éloignement relatif d’Ed par rapport à la pratique poétique et au milieu littéraire17. Et l’on n’en saura guère sur paru pour la première fois en 1932 dans la revue Die Kolonne avant d’être intégré dans le premier recueil de Huchel Die Gedichte (Aufbau, 1948). Je remercie Maryse Jacob, spécialiste et traductrice de Peter Huchel, pour son aide dans le repérage et la vérification des citations de Huchel. 14. — Thomas Böhme, Stoff der Piloten, Berlin/Weimar, Aufbau-Verlag, 1988. 15. — « Gegenseitig zählten sie sich ein paar Zeitschriften auf, die “für solche Texte”, so hatte es Ed formuliert, in Frage kämen, Blätter des sogenannten Samisdats, die in den größeren Städten seit Jahren wie Pilze aus dem Boden schossen. » (142). 16. — « Tatsächtlich hatte Ed von Esskaas gehört, die, wie es hieß, bereits veröf- fentlicht hatten, in Zeitschriften und Anthologien (welch Zauberklang in diesen Worten lag), selbsterkorene Dichter, sich selbst verfassende Schriftsteller gewissermaßen, die all- gemeiner Bewunderung gewiss sein konnten, wenn sie abends am Strand eintrafen und über die Möglichkeit neuer Werke sprachen, so lebendig und groß, als könnten sie nur vom Meer selbst hervorgebracht werden, nur vom Meer und nur an diesem Ort. » (247). 17. — Sur cette contre-culture, voir Carola Hähnel-Mesnard. « Eigensinn durch Sinnvielfalt. Diskursive und literarische Strategien der Subversion in den selbst- verlegten literarischen Zeitschriften der DDR in den 1980er Jahren », in : Achim Geisenhanslücke, Yves Iehl, Nadja Lapchine, Françoise Lartillot (dir.), Contre-cultures 172 BERNARD BANOUN les tentatives d’écriture d’Ed antérieures à son départ pour Hiddensee, sur « ses vingt poèmes guindés nés de treize commencements d’écri- ture en cent ans » (13)18 ; éclairer davantage ces points demanderait une lecture plus expressément autobiographique du roman19. Un second corpus de références poétiques est celui des textes de poésie classique. Le roman dit qu’Ed fréquentait à Halle un séminaire sur « la poésie de l’époque baroque, du Romantisme, de l’expression- nisme » (« Lyrik des Barock, der Romantik, des Expressionismus », 17/17). C’est là qu’il travaille sur Barthold Heinrich Brockes (19/19) ; ailleurs surgit un passage de Der Ptolemäer de (citation qui renvoie aussi au titre du deuxième recueil de Seiler : « “Uranium, pechblende, isotope 235U… Névrose” », « “Uran, Pechblende, Isotop 235… Neurose” », 276/283)20. Enfin, l’un des leitmotive du livre, véri- table hymne de l’équipage du Klausner, est le poème « Mélopée » du poète belge néerlandophone Paul van Ostaijen (passim), tandis que l’un des serveurs du Klausner, surnommé Rimbaud, cite abondamment le poète français ainsi qu’Antonin Artaud. et littératures de langue allemande depuis 1960. Entre utopies et subversion, Bern, Lang, 2017, p. 459-478, et La littérature autoéditée en RDA dans les années 1980. Un espace hétérotopique, Paris, L’Harmattan, 2007. 18. — « über seine zwanzig hölzernen Gedichte aus dreizehn Schreibanfängen in hundert Jahren » (13). 19. — Il s’agit là des débuts littéraires de Seiler à l’époque de ses études à Halle et de ce qu’il en dit dans ses « Mosse lectures » (2014/2015) accessibles en ligne, et dans ses leçons de poétique de Heidelberg (juin 2015, à paraître). – Rüdiger Bernhardt, dans un long chapitre sur Kruso, fournit, outre des indications et commentaires sur des intertextes, quelques éléments sur l’activité littéraire de Lutz Seiler au sein du Zirkel schreibender Arbeiter der Leuna-Werke (cf. Kruso, 211/206) et ses premiers textes (« Freiheit und Arbeit in einem Roman, der den “Deutschen Buchpreis 2014” erhielt. Zu Lutz Seilers Roman Kruso », in : Id., Vom Schreiben auf dem Bitterfelder Weg. Die Bewegung schreibender Arbeiter – Betrachtungen und Erfahrungen, Essen, Neue Impulse, 2016, p. 229-268) ; voir aussi R. Bernhardt, « Schreibende Arbeiter in der DDR zwischen Arbeiter- und Gesellschaftskultur », in : Dominique Herbet (dir.), Culture ouvrière. Arbeiterkultur, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2011, p. 117-150 (p. 146-148 à propos de Lutz Seiler). Lutz Seiler eut pour professeur Rüdiger Bernhardt durant ses études de Germanistik à Halle (mais le « Dr Z. » de Kruso fait allusion à Rüdiger Ziemann, adulé par Seiler et les autres étudiants, d’après une communication personnelle avec Lutz Seiler). Bernhardt animait également le Cercle d’écrivains ouvriers que fréquenta Seiler durant son service militaire en 1984. Ses activités d’Informateur Inofficiel (IM) pour la Stasi ayant été révélées, Bernhardt dut quitter l’université de Halle en 1993. 20. — Gottfried Benn, Der Ptolemäer [1947], in : Gesammelte Werke, éd. Dieter Wellershoff, Wiesbaden, Limes, 1968, t. V, p. 30. Voir Valentina Di Rosa, « “in jeder Gegenwart auf der Suche nach einer Vergangenheit”. Zeiträumliche Palimpseste in der Lyrik Lutz Seilers », in : Valentina Di Rosa, Jan Röhnert (dir.), Im Hier und Jetzt. Konstellationen der Gegenwart in der deutschsprachigen Literatur seit 2000, Köln, Böhlau, 2019, p. 171-199. POÉSIE ET ROMAN DU POÈTE : KRUSO (2014) DE LUTZ SEILER 173

Cependant, l’intertexte classique principal est constitué par l’œuvre de Trakl : deux chapitres portent son nom, « Réciter Trakl » (« Trakl vorgetragen ») ainsi que le chapitre intitulé simplement « Trakl », qui est le premier du roman si l’on considère que l’ouverture, « Petite lune » (« Kleiner Mond »), séparée de la suite par une page blanche, est une sorte de prologue, symétrique de l’Épilogue quand bien même il n’y a pas changement d’instance narrative. Principal, cet intertexte l’est par le nombre des poèmes cités ou mentionnés (six poèmes [132-133/135- 136], « Anif » [169/173], « Sonja » [184/188, 209/214, 405/414]), ce qui correspond, sur le plan diégétique, au fait qu’Ed travaille sur ce poète dont l’œuvre l’habite et sur lequel il lit tout ce que contient la biblio- thèque ; il l’est aussi par l’atmosphère automnale élégiaque telle qu’elle est évoquée par « ses vers qui résonnaient de frondaison et de tons mordorés » (« seinen Versen aus Laub und Braun », 29/30, l’assonance étant sensible surtout en allemand). Enfin, il l’est de par le rapport établi entre le personnage et son auteur : l’année de parution du roman est celle du centenaire de la mort de Trakl et Kruso est aussi comme un tombeau de Georg Trakl ; ainsi, à la dernière page du roman, Trakl est évoqué une dernière fois sur le mode de la prétérition : il est nommé pour dire que ses vers ne viennent plus à l’esprit du narrateur, qui se présente assis près d’une sépulture (467/476) et s’apprête à passer le relais à l’au- teur qui, dans les « Remerciements », dit l’importance qu’eut pour lui le livre de Franz Fühmann sur Trakl21. De plus, Seiler publia quelques semaines après la parution du roman un essai sur Trakl22 où le substrat autobiographique du personnage d’Ed apparaît sans ambiguïté ; le sous-titre de l’essai, « Souvenir de Georg Trakl », marquant le caractère rétrospectif, vient ainsi se superposer à la construction du roman, avec sa première partie rappelant l’essor de la vocation poétique d’Ed dans les années précédant 1989 et le présent (2013) de l’Épilogue du roman ; outre l’évocation des séminaires sur la poésie et de la littérature critique sur Trakl, ce texte de l’auteur est une sorte d’aveu d’identité et il décrit la fulgurance décisive de la rencontre avec Trakl comme révélateur de la vocation poétique. Par une métalepse narrative qu’on pourrait quali- fier d’implicite, le roman lui-même suggère l’identité entre auteur et personnage, lorsqu’Ed est décrit ainsi : « Il but et entendit le sifflement

21. — Franz Fühmann, Vor Feuerschlünden. Erfahrung mit Georg Trakls Gedicht. Rostock, Hinstorff, 1982. 22. — Lutz Seiler, « Der Herbst des Einsamen. Erinnerung an Georg Trakls Gedicht », Süddeutsche Zeitung, 2 novembre 2014, https://www.sueddeutsche.de/kul- tur/deutsche-literatur-der-herbst-des-einsamen-1.2198149 (consulté le 08/06/2018). Voir aussi les leçons de poétique mentionnées à la note 19. – On notera que le recueil de Graphit, paru la même année, se place aussi sous le signe de Trakl, avec des réécritures de poèmes (Marcel Beyer, Graphit, Berlin, Suhrkamp, 2014, en particulier « An die Vermummten », p. 154-155). 174 BERNARD BANOUN

– vers la lune de l’Ouest » (« Er trank und hörte das Pfeifen – gegen den Westmond », 307/315) ; ces derniers mots sont une autocitation par Seiler de son poème « grossraum berlin, ein »23, ce qui permet de voir dans le roman, dont l’action se passe des années plus tôt, le déroulement suivant : maturation, anticipation, préfiguration du poète24. Les paradoxes des « stocks » Dans le roman, la métaphore surprenante des « stocks » (« Bestände ») désigne la quantité de vers habitant la mémoire du personnage. Son caractère un peu trivial (renvoyant, par focalisation, à la manière dont le héros les perçoit et les nomme) indique d’emblée l’ambivalence de cette présence poétique. En effet, le personnage possède une mémoire phénoménale lui permettant d’absorber et de mémoriser des textes, et sa vocation poétique se place délibérément dans une tradition, un héri- tage, l’histoire de la poésie ; le poète fera œuvre après d’autres poètes. Mais l’apprentissage du par cœur est guetté par deux dangers au moins. Le premier est celui de tourner à l’obsession, de n’être plus que rythme qui tout à la fois informe et déforme mécaniquement l’appré- hension du monde. Ainsi, dans une scène du roman, le personnage, face à des carrioles ou brouettes servant près du port au transport des bagages et marchandises, se prend à faire un poème à partir des noms dont elles sont marquées : Ce n’était pas à vrai dire un alignement, plutôt un incroyable tohu- bohu de presque trente ou quarante de ces véhicules cabossés en tôle qui portaient des inscriptions sur le dessous. Chaque carriole avait un nom, et automatiquement, Ed leur imprima un rythme en se les récitant (une de ses mnémotechnies à déclenchement automatique pour accu- muler des stocks), si bien qu’il eut instantanément devant les yeux le texte intégral composé de ces noms marqués à la laque noire, bleue ou rouge sous forme de poème (180-181)25.

Le second danger serait que le fait d’écrire « après » puisse devenir un écrire « d’après », de n’être qu’épigone. Dans le roman, et déjà dans maints textes antérieurs de Seiler, se rencontrent des passages

23. — L. Seiler, pech & blende, op. cit., p. 16. 24. — Cf. Bernard Banoun, « “Das Eingeweckte schmeckt nach Zeit.” Le moi lyrique, le temps et l’histoire dans Sonntags dachte ich an Gott (2004) de Lutz Seiler », Études Germaniques, n° 262 (2011/2), p. 529-530. 25. — « Genau genommen war es keine Reihe, sondern ein wildes Kreuz und Quer von nahezu dreißig oder vierzig dieser verbeulten Blechvehikel, die Aufschriften trugen an ihren Unterseiten. Jede Karre hatte einen Namen, deren Abfolge Ed automatisch rhythmisierte (eine seiner Mnemotechniken, Teil jener nicht abstellbaren Mechanik zur Anhäufung von Beständen), so dass ihm der ganze Namenstext aus schwarzer, blauer oder roter Lackschrift augenblicklich als Gedicht vor Augen stand […] » (185). POÉSIE ET ROMAN DU POÈTE : KRUSO (2014) DE LUTZ SEILER 175 sur la nécessité d’être soi-même, de trouver son propre « ton », son propre « chant ». Cela peut être au sens métaphorique d’un processus d’individuation nécessaire à quiconque : la citation en épigraphe du recueil pech & blende, empruntée à Paul Bowles, exprime ce caractère universel : « Jeder hat nur ein Lied »26. De même dans le récit Turksib, quand le narrateur comprend enfin ce que dit le chauffeur travaillant dans le train, la prononciation particulière du « Lied von der Loreley » de Heine fait que le personnage lui devient totalement proche : […] et enfin je compris : c’était sa chanson à lui, celle qui lui appar- tenait en propre, apprise par cœur et conservée, cette chanson, peu importe d’où elle lui était venue, le chauffeur l’avait élue pour en faire son thrène intime et posthume27.

Cela évoque l’énigmatique texte « Bruit premier » (« Ur-Geräusch », 1919) où Rilke suggère l’« expérimentation inouïe » (« unerhört[er] Versu[ch] »28) par laquelle l’aiguille d’un gramophone, placée sur les sutures des os de la boîte crânienne, ferait entendre le ton unique et absolument spécifique (une sorte d’ADN sonore) de chaque être humain. Cette remarque ne peut être présentée ici autrement que comme une association d’idées, mais devrait être poursuivie ailleurs dans la mesure où, chez Rilke et chez Seiler, le son n’est pas seulement naturel, il est lié à une technique : chez Rilke le gramophone, chez Seiler la radio et le téléphone29. Dans le cas du personnage d’Ed, il s’agit de pouvoir trouver sa voix poétique, que les « stocks » pourraient étouffer ; dans une scène du roman où Rimbaud présente des livres au clients du Klausner, on lit : On n’ouvrait pas vraiment ces livres, on y jetait un coup d’œil en feuilletant ou bien on frôlait leurs pages des doigts, qu’on avait préa- lablement lavés et séchés sur sa chemise. Il y en avait un qui, les yeux fermés, reniflait la couverture. Ceux qui lisaient avaient l’air un peu ridicules et Ed ne voulait pas les voir, il craignait la menace de

26. — L. Seiler, pech & blende, op. cit., p. 7. Cf. B. Banoun, « “Das Eingeweckte…” », op. cit., p. 538. 27. — L. Seiler, Le Poids du temps, trad. Uta Müller et Denis Deanjean, Verdier, 2014, p. 188. Die Zeitwaage, p. 52 : « und endlich begriff ich es: Dies war sein Lied. Sein eigenstes, auswendig aufbewahrtes ; jenes, das der Heizer, nachdem es ihm, woher auch immer, einmal zugeflogen war, zu seinem persönlichsten posthumen, seinem Klagelied erwählt hatte […] ». 28. — Rainer Maria Rilke, « Ur-Geräusch », in : Werke, éd. Manfred Engel et al., t. IV, Frankfurt a.M., Insel, 1996, p. 699-704, cit. p. 701. 29. — Voir aussi le texte de Lutz Seiler, « Stern 111 », La Mer gelée 9 (2019), p. 285-289, qui comporte des passages recoupant les pages 346/247 de Kruso mais de manière autobiographique. 176 BERNARD BANOUN

nouveaux stocks ; quelque part dans un coin de son crâne embrumé, la poussée du par cœur, jamais rassasiée, était aux aguets (128)30.

Ces « stocks » font donc obstacle, et la dimension agonale de la vocation poétique est l’un des fils conducteurs : une lutte avec Trakl et une lutte avec Kruso. Il s’agit de conquérir « une sorte de pensée au-delà de ses exploits de mémoire, une pensée venue de très loin, enfouie sous ses stocks » (111)31. Trakl empêche cela, et quand Kruso réclame à Ed qu’il couche sur le papier les poèmes qu’il sait par cœur, Ed s’exécute en une scène hallucinatoire : Les stocks hurlaient, Trakl fit son apparition, son corps trapu, son large visage d’enfant. Ed retomba sur le sable, tendit la main vers son cahier et se mit à écrire. Un vers après l’autre, comme autant de coups de marteau assenés par l’épitomé qui s’agitait sous son crâne, méta- phores érigées en barricades et cheval de frise, vers marchant comme une armée d’occupation dans le désert de son traumatisme, la guerre, partout. La nuit, dans sa chambre, il mit au propre ses pattes de mouche, à la main, sur du papier à carreaux (144)32.

Le poète Ed est encore à venir et l’on apprend tardivement qu’il trouvera enfin « son ton à lui » (309/316). L’avènement de la voix C’est cependant via le personnage de Kruso, intermédiaire et initia- teur, que se précise l’idée d’une voix personnelle conquise contre toute forme d’aliénation, fût-elle celle provoquée par l’admiration excessive de modèles. C’est un processus riche et complexe et, au risque de para- phraser le roman, il convient de rappeler certaines étapes. Au chapitre « Le Graal » (134-141/137-145), Ed lit un poème de Kruso, qui, impatient de se voir publié, l’a ostensiblement déposé

30. — « Man schlug ein Buch nicht wirklich auf, man spähte nur hinein beim Blättern oder fühlte zwischen die Seiten mit den Fingern, die vorher sauber und trocken gewischt wurden an den Hemden. Es gab einen, der am Einband roch, mit geschlossenen Augen. Die Leser wirkten etwas lächerlich, und Ed wollte sie auch gar nicht sehen, er sah nur Bestände, die ihm drohten; irgendwo in einer Ecke seines vernebelten Schädels lauerte die Auswendigkraft mit ihrer Unersättlichkeit. » (131). 31. — « Ein Denken jenseits seiner Merkkraft und irgendwo weit hinten, tief unter den Beständen. » (114). 32. — « Die Bestände dröhnten, Trakl trat auf, seine bäurische Gestalt, sein großes, infantiles Gesicht. Ed sackte zurück in den Sand, griff nach dem Notizbuch und schrieb. Zeile für Zeile hämmerte aus dem rauschenden Kompendium in seinem Schädel, Metaphern, die sich verkeilten zu Barrikaden, spanische Reiter und Verse, die wie eine Armee von Besatzern durch die Wüste seines Traumas marschierten, ein einziger Krieg. Nachts im Zimmer schrieb er das Gekritzel ins Reine, mit der Hand auf kariertes Papier. » (148). POÉSIE ET ROMAN DU POÈTE : KRUSO (2014) DE LUTZ SEILER 177 dans sa chambre ; Ed juge ce poème « guindé et vieillot », d’un « style grandiloquent » et au « vocabulaire suranné » (137)33. Mais, lorsque Kruso en donne lecture, Ed est peu à peu captivé par cette voix qui transfigure le poème : « à la fin il devint le seul poème possible, oui, le poème était juste. Il s’accordait parfaitement à la personne de Kruso, c’est-à-dire qu’il parlait avec ses mots, il avait son ton à lui. C’était le seul poème possible. » (139)34. L’allemand souligne la coïncidence entre voix (Stimme) et accord, concordance, justesse (stimmen). Ce moment est essentiel dans le livre : dans la relation complexe existant entre Kruso et Ed, le fait que Kruso devienne le vecteur du devenir-poète d’Ed doit être souligné ; dans une scène ultérieure, Kruso déclame un poème de Trakl et, par sa seule voix, le transfigure (184/189), avant que, dans une nouvelle séance de lecture (celle-ci de La Nuit de plomb de Hans Henny Jahnn), la voix de Kruso devienne pour Ed la voix de la mer et lui fasse pressentir qu’il pourra adopter ce « ton », trouver son ton propre et survivre à ses traumatismes (« Tu peux reprendre mon ton à moi », 216-217 ; « Du kannst meinen Ton übernehmen », 222). Ces scènes exaltées demeurent d’un contenu quasi insaisissable étant donné le caractère incantatoire du vocabulaire employé. Elles n’en forment pas moins l’un des fils conducteurs du roman, ce qui, en accord avec l’œuvre poétique de Seiler dans son ensemble, replace celle-ci dans une généalogie des rapports entre musique et poésie qui va au moins du Romantisme à Trakl et Rilke (en passant par le romantisme tardif et par le symbolisme français, comme l’ont montré les travaux de Rémy Colombat35). Une poétique sonore Reinhard Meyer-Kalkus rappelle dans son livre sur la voix un passage d’À la recherche du temps perdu où Proust évoque les liens entre intonations de la voix et appréhension du monde : « De même nos intonations contiennent notre philosophie de la vie, ce que la personne se dit à tout moment sur les choses »36. La spécificité de la voix (« into-

33. — « Ansonsten aber kam Ed das Gedicht künstlich und veraltet vor, er war irritiert von seinem hochtrabenden Stil, der altertümelnden Wortwahl […]. » (140). 34. — « am Ende war es das einzig mögliche – imprägniert von Krusos Stimme; ja, das Gedicht stimmte. Es stimmte vollkommen überein mit Krusos Person, das heißt, es war mit seinen Worten gesagt, es hatte den eigenen Ton. Es war das einzig mögliche Gedicht. » (143). 35. — Parmi ses nombreux travaux, voir Rémy Colombat, « Symbolismus als lyrische Koiné », in : Jean-Marie Valentin (dir.), Akten des XI. Internationalen Germanistenkongresses Paris 2005, Band I, Bern, Peter Lang, 2007, p. 43-59. 36. — Reinhart Meyer-Kalkus, Stimme und Sprechkünste im 20. Jahrhundert, Berlin, Akademie-Verlag, 2001, p. 221. Le passage de Proust, qu’il faudrait citer plus amplement, se trouve dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Quarto », 1999, p. 711. 178 BERNARD BANOUN nation », ou « accent[s] » seraient d’autres traductions possibles pour « der Ton »), dont la quête fait la trame du roman de formation du jeune artiste, est symétrique d’un rapport au monde fondé sur la dimension acoustique. « Ce qu’il nous faut, c’est une voix à nous, une musique, une voix qui écoute les mots du monde » (212)37. Cette correspondance entre voix et musique poétiques d’un côté, voix et musique du monde de l’autre, est héritière de cette relation d’échange entre monde et percep- tion rendue possible par le « Zauberwort » d’Eichendorff dans le célèbre quatrain « Wünschelrute » : Schläft ein Lied in allen Dingen, Die da träumen fort und fort, Und die Welt hebt an zu singen, Triffst du nur das Zauberwort38. Un terme clé est ici celui du rêve, organe d’appréhension du monde également chez Trakl et Rilke, dont l’héritage chez Seiler ne pourra être exploré ici, où l’on se limitera à l’aspect acoustique, à la poétique de l’ouïe affirmée dans Kruso. Mirjam Gebauer a montré l’importance du rythme et notamment du concept de « résonance » (dans l’accep- tion anthropologique que lui donne Hartmut Rosa) dans les textes de Seiler39. On reviendra ici sur les significations poétiques de cette donnée dans Kruso. L’oreille et l’ouïe La primauté de l’ouïe est un élément unificateur du roman et s’ins- crit physiquement dans le fait que l’oreille soit un orifice corporel et que l’ouïe soit, de tous les sens, le plus passif40. Quelques lignes de Kruso sur une sorte de fétichisme érotique de l’oreille dans le chapitre intitulé « Ohren » (244-248/250-254) conduisent à des réflexions sur le carac- tère expressif de l’oreille : L’expression d’une oreille pouvait être le contraire exact de l’expres- sion du visage, de l’expression des yeux par exemple. Le plus souvent, les oreilles étaient bien plus honnêtes, plus franches. Et en règle géné- rale, les oreilles avaient l’air plus innocentes que les visages (244-245)41.

37. — « Was wir aber brauchen, ist unsere Stimme, sie ist die Musik, sie lauscht den Worten der Welt ab. » (217). 38. — Joseph von Eichendorff, Werke, München, Hanser, 1977, p. 103. 39. — Mirjam Gebauer, « Rhythmus und Resonanz. Zeiterfahrung und Umwelt in Lutz Seilers Roman Kruso », in : Martin Hellström et al. (dir.), Umwelt – so- zial, kulturell, ökologisch. Zur Darstellung von Zeitgeschichte in deutschprachiger Gegenwartsliteratur, München, Iudicium, 2016, p. 174-188. 40. — Voir Peter Szendy, Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris, Minuit, 2001. 41. — « Der Ausdruck eines Ohrs konnte sich in vollkommenem Gegensatz zum POÉSIE ET ROMAN DU POÈTE : KRUSO (2014) DE LUTZ SEILER 179

L’oreille semble exprimer quelque chose de plus « vrai » sur la personne que le reste du visage (yeux, bouche, front), sur lequel tradi- tionnellement on lit, déchiffre, décode dans nos cultures les sentiments intérieurs. Ces lignes font suite à un extrait du journal d’Ed, à la date du 29 juillet, où celui-ci rapporte les paroles de Rimbaud selon lesquelles « Tout est poésie » (« Alles sei Poesie », 244/250). Elles font le lien entre les propos presque triviaux sur la physiognomonie des oreilles et l’idée d’une expansion et d’une dépersonnalisation de l’individu que permet la dimension acoustique, bien plus que les autres sens. Si l’expérience de Hiddensee est celle de la liberté, si la mer, d’une manière générale mais aussi dans les romans d’aventures cités dans le roman et dans des textes poétiques – qu’on pense à des vers de Chateaubriand, Baudelaire ou Rimbaud devenus presque proverbiaux42 –, est l’espace même et la métaphore même de la liberté, les impressions sonores reçues par Ed à Hiddensee conduisent à une forme de ‘dérèglement des sens’ : Ed imaginait toutes les chambres avec vue sur la mer. Peut-être parce que, de jour comme de nuit, le Klausner était baigné de la rumeur de la mer ; à chaque instant la vue était submergée par l’ouïe, polie, remodelée par elle. Enfermée dans ce bruit, la pensée se réglait sur la houle, sur le flux et le reflux de la mer (51)43.

Ce qui est décrit ici est un effet de synesthésie tel qu’il est assez fréquent dans la composition musicale, en particulier dans la musique dite à programme : une perception visuelle est commuée, traduite en impression sonore. Mais le processus est ici encore plus complexe car la vue est « remodelée » par l’ouïe ; elle ne disparaît certes pas au profit de l’ouïe seule, mais cette dernière devient dominante et, en retour, informe les perceptions et la pensée ; on assiste ici à une variation extrême sur le principe musical de la poésie symboliste44, non au détri-

Ausdruck des Gesichts befinden, zum Beispiel zum Ausdruck der Augen. Meist war das Ohr viel ehrlicher, unverstellt. In der Regel sahen Ohren unschuldiger aus als Gesichter. » (251). 42. — « L’ardent désir, des obstacles vainqueur » (Chateaubriand, « La mer », Œuvres complètes, V, Paris, Didot, 1843, p. 504) ; « Homme libre, toujours tu chériras la mer » (Baudelaire, « L’homme et la mer », in : Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 19) ; « […] je me suis baigné dans le Poème/ De la Mer » (Rimbaud, « Le Bateau ivre », in : Œuvres complètes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 67). 43. — « Trotzdem gingen vor Eds innerem Auge alle Zimmer aufs Meer hinaus. Vielleicht hatte es damit zu tun, dass der Klausner Tag und Nacht umspült war vom Rauschen; ununterbrochen wurde das Sehen vom Hören überschwemmt, geschliffen, umgeformt. Eingeschlossen ins Geräusch, passte sich das Denken der Brandung an, dem Gang der Gezeiten. » (52). 44. — Cf. Bertrand Marchal, Le Symbolisme, Paris, Armand Colin, 2011, p. 35 et passim. 180 BERNARD BANOUN ment du signifié, non pour que le son l’emporte seulement sur le sens comme le formulent Mallarmé et Valéry, mais de façon que l’ouïe soit déterminante esthétiquement et intellectuellement parlant (la vue est « polie » par l’ouïe, la perception sonore « règle » la pensée). Rumeur/rauschen Cela apparaît plus nettement encore si l’on observe le vocabu- laire employé pour désigner les sons, en particulier l’opposition entre « rauschen » et « summen », dont on peut faire un relevé statistique tout au long du roman ; « summen » (le bourdonnement) est appliqué de manière continue aux « stocks » qui encombrent la tête d’Ed ; il n’est pas jusqu’aux vers du « Bateau ivre » qui ne bourdonnent (44 et 73/45 et 75), tandis que la rumeur ou bruissement de la mer (« rauschen », parfois aussi « raunen ») renvoie à la poésie propre à Ed et, en amont, par une reprise manifeste, à la poésie allemande du xixe siècle, à Eichendorff encore une fois45. Dans les scènes successives où Ed dialogue avec le renard mort découvert dans une anfractuosité près du rivage, cette poétique s’exprime par la voix imaginée du renard : « c’est surtout le bruissement de la mer qui me fait du bien. C’est un pur baume, ce bruissement, tu sais ce que je veux dire » (118)46. La dépouille du renard s’assèche et s’amenuise peu à peu sous l’effet de l’air marin gorgé de sel, et cela en proportion inverse au cheminement d’Ed vers la poésie ; l’image de l’air salin comme procédé de transsubstantiation se révèle dans une sorte de généalogie poétique si l’on songe à l’usage qu’en fait Eugenio Montale, précisément dans son poème « poétologique », l’un des plus célèbres de son recueil Os de seiche (Ossi di seppia, 1925) où le domaine du poète est qualifié de « terrain brûlé par le vent marin »47, ou, plus proche de Seiler, chez Hilbig (« Salz, das ich vergaß » dans Bilder vom Erzählen et dans la troisième partie de prosa meiner heimatstraße48). C’est ainsi que Hiddensee tout entière, et aussi, par métonymie, le Klausner et la plonge, sont des caisses de résonance pour la vocation poétique d’Ed49.

45. — Voir sur ce point l’article de Stephan Pabst « Landschaft des Vergessens : Lutz Seilers Poetik », in : Jan Urbich, Jan Röhnert (dir.), Zwischen Wildnis und Park. Bilder und Konzepte der Landschaft von der Goethezeit bis zur Gegenwart, Jena, IKS Garamond, 2019 (sous presse). 46. — « vor allem das Rauschen ist es, das mir guttut, reiner Balsam ist das Rauschen, du weißt, was ich meine » (121). 47. — « Portami il girasole ch’io lo trapianti/ Nel mio terreno bruciato dal salino ». Eugenio Montale, Os de seiche. Poésie I, trad. Patrice Angelini, Paris, Gallimard, 1966, p. 78-79. 48. — Wolfgang Hilbig, Werke I. Gedichte, Frankfurt a.M., Fischer, 2008, p. 174 et 252. Seiler lui-même évoque ce poème comme étant l’un de ses préférés (« Ein Gespräch mit Lutz Seiler », in : Olga Olivia Kasaty, Entgrenzungen. Vierzehn Autorengespräche über Liebe, Leben und Literatur, München, text + kritik, 2007, p. 390). 49. — On pourrait aussi interpréter comme des signes du primat du signifiant POÉSIE ET ROMAN DU POÈTE : KRUSO (2014) DE LUTZ SEILER 181

Conclusion Récit retraçant le cheminement d’un poète vers lui-même, Kruso est un roman qui, semblable en cela à ceux des Romantiques alle- mands, met en pratique dans la prose narrative certains principes de la poésie, en particulier la musique de l’écriture. La musicalité de l’en- semble l’emporte sur les détails et, plutôt que de musicalité, il faudrait parler de justesse et d’accord, d’une Stimmung qui n’est pas le résultat de l’addition des parties mais un principe qui les transcende : de même que les conflits sont « surmontés » ou « effacés » (« aufgehoben », 249/256) par le bruissement de la mer, de même l’existence poétique se réalise dans l’accord : « Au matin le travail était fait. Peut-être pas mot à mot, et pas non plus tous les vers, mais Ed entendait que c’était juste, il entendait le ton » (420)50. Cette esthétique pourrait renvoyer à une poésie de la nature à l’écart de la modernité, de la technique, de la société ; et le fait qu’elle soit rencontrée dans une île où vivent des « marginaux » de la société est- allemande et que l’événement de la chute du Mur échappe à Ed et Kruso pourrait laisser croire à une vision intemporelle et ahistorique ; elle pourrait être sujet à débat, comme dans le cas de Peter Huchel, quant au retour à la nature traduisant un retrait hors des réalités historiques et politiques51, ce que pourrait confirmer aussi l’usage ostentatoirement vague de termes poétiques renvoyant au Romantisme. Cependant, plusieurs aspects obligent à nuancer une interprétation trop superfi- cielle, et ils s’appliquent sans nul doute aussi à la poésie de Seiler : certes, la subjectivité et l’expérience individuelle dans l’appréhension des choses y sont au premier plan, mais il ne s’agit ni d’une subjectivité irréfléchie, ni d’une nature prétendue indemne ; au contraire, la tech- nique y est bien présente (qu’on songe au « transformateur » dans le poème et le texte en prose « Le dimanche je pensais à Dieu »52) et c’est dans l’expérience de la corporalité et de la matérialité brutes (celles de la plonge) qu’éclot cette poétique. Le poème ni le roman ne s’adonnent ni ne s’abandonnent complaisamment aux sortilèges de la subjectivité ; celle-ci est exposée sans ambages, l’univers sensoriel du poète est dévoilé dans son relatif éloignement de la « réalité » historique et de sur le signifié les lapsus auditifs commis par Ed, lorsqu’il entend « Vergebung » pour « Vergabe » (73/74), « Kakerlake » pour « Kaderakte » (287/294). 50. — « Am Morgen war die Arbeit getan. Vielleicht nicht Wort für Wort und nicht jede Zeile, aber Ed konnte hören, dass es stimmte, er hörte den Ton. » (429). 51. — Sur ce débat, voir l’article de Maryse Jacob « […] Et nulle part l’épitaphe : // ci-gît un homme / Qui voulait encore chanter / Un chardon dans la bouche. Modernité et magie dans l’œuvre lyrique de Peter Huchel », Études germaniques, n° 283 (2016/3), p. 427-441. 52. — Lutz Seiler, « Sonntags dachte ich an Gott », op. cit., p. 132-147. 182 BERNARD BANOUN celle des relations humaines, dans sa retraite intérieure, mais les textes n’en sont pas moins chargés d’une densité matérielle et, exemplaire- ment dans le cas du roman, la construction complexe ne masque pas la brisure entre le roman à la troisième personne et le « compte rendu » qui le termine et qui, lui, s’inscrit dans l’histoire : aventure et trauma- tismes individuels d’Ed rejoignent a posteriori la destinée collective. La poésie est l’organe de cette exploration ; le lien entre écriture poétique et écriture romanesque est ainsi très fort chez Seiler ; cependant, le passage de l’une à l’autre ne va pas sans solution de continuité ; comme il a été rappelé en introduction, Seiler distingue entre genèse du poème et genèse du roman, revendiquant la poésie comme lieu d’une plongée dans la temporalité et la spatialité subjectives tandis que – en vertu même de la persistance d’un rapport poétique au monde –, les esca- pades hors de la poésie comme genre littéraire sont marquées par la dette envers le temps historique.