Interroger le réel Étude du Chat dans le sac de et de ses intertextes essayistiques

Mémoire

Vanessa Hebding

Maîtrise en littérature et arts de la scène et de l’écran Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Vanessa Hebding, 2015

Résumé

L’anecdote du Chat dans le sac de Gilles Groulx (1964), une relation amoureuse conflictuelle entre deux jeunes adultes, Claude, un Canadien français, et Barbara, une Juive anglophone, est un prétexte à une « chronique de la vie quotidienne ». Les éléments d’actualité abondent dans le film, relayés à la fois par les médias (journaux, télévision, radio, etc.) et les personnages. Notre étude considère la médiation qui existe entre le film et les mouvements d’idées véhiculés dans la revue de gauche Parti pris ainsi que dans des ouvrages qui traitent de la décolonisation et de la censure. L’analyse des références essayistiques brandies par le protagoniste masculin, composées de récits révolutionnaires empruntant notamment au mouvement de la décolonisation, permet d’éclairer la quête d’affirmation identitaire menée par Claude. Cette dernière est mise en parallèle avec des textes de Parti pris, qui questionnent l’identité québécoise en devenir.

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Table des matières

Résumé ...... iii Table des matières ...... v Remerciements ...... ix Introduction ...... 1

CHAPITRE 1 Cinéma et politique selon Gilles Groulx ...... 7 Le cinéma direct et l’étude de la quotidienneté ...... 7 Le Chat dans le sac : une fiction issue du cinéma direct ...... 12 Où êtes-vous donc?, Entre tu et vous, 24 Heures ou plus : rompre avec le récit, rompre avec la séduction de l’image ...... 19 Propos sur la scénarisation : autoréflexivité de Groulx sur sa pratique ...... 24 Au pays de Zom et la résurgence des formes séduisantes ...... 33 Ouverture ...... 35

CHAPITRE 2 Les archives du présent ...... 37 Les citations annoncées ...... 37 La Révolte noire, de Louis E. Lomax ...... 39 Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon ...... 46 La Révolution cubaine, de Claude Julien ...... 50 Plaidoyer contre la censure, de Maurice Garçon ...... 55 Jean Vigo, de Bernard Chardère ...... 60 La revue Parti pris ...... 62 Ouverture ...... 65

CHAPITRE 3 Le Chat dans le sac à travers le prisme de Parti pris ...... 67 Parti pris : le Québec n’est plus à l’heure de la Vérité tranquille ...... 67 Le Chat dans le sac et Parti pris : écrire contre l’Ordre ...... 69 Contre la bourgeoisie, opposée aux intérêts du peuple ...... 71

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Contre l’abdication des générations aînées ...... 74 Une nécessaire rupture ...... 78 Praxis révolutionnaire ...... 83 Ouverture ...... 90

Conclusion ...... 93 Bibliographie ...... 97

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Une société peut être étouffée par un pouvoir et cependant grouiller de liberté clandestine.

PIERRE VADEBONCŒUR, L’Autorité du peuple

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Remerciements

Merci à Jean-Pierre Sirois-Trahan, mon directeur de recherche, pour l’intérêt sincère porté au sujet de mon mémoire, de même que pour ses conseils judicieux et son soutien, qui m’ont été d’une aide précieuse.

Merci à François Dumont de sa généreuse participation à la précision du contenu de cette recherche, ainsi que du temps consacré à sa lecture et à la formulation de commentaires éclairés. Je remercie également Jean-Philippe Marcoux qui a généreusement accepté de lire et de commenter ma recherche.

Merci à la première personne qui m’a insufflé le goût de la lecture et de l’écriture, ma mère, Lili. Je la remercie de son appui indéfectible et de l’engouement qu’elle témoigne envers chacun de mes projets.

Merci, finalement, aux chargés de cours et aux professeures et professeurs qui, tout au long de mes études, m’ont fait découvrir des œuvres qui continuent leur chemin en moi.

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Introduction

[T]oute la production d'un film est un montage du début jusqu'à la fin, puisque l'expression cinématographique peut se résumer en une vaste juxtaposition d’éléments trouvés et rassemblés.

GILLES GROULX, Propos sur la scénarisation

« Je n’ai fai[t] qu’une esquisse des tensions entre les forces sociales : ce que je recherchais pourtant1 », écrit Gilles Groulx à propos de son premier long métrage, Le Chat dans le sac (1964). La présente étude porte sur le projet initial de Groulx : elle vise à considérer la médiation qui existe entre Le Chat dans le sac (1964) et les idéologies en effervescence dans le Québec des années 1960. L’histoire racontée, une relation amoureuse conflictuelle entre deux jeunes adultes, Claude, un Canadien français, et Barbara, une Juive anglophone, s’avère un prétexte à l’examen des tensions en présence dans la société québécoise. Le récit procède d’une démarche intermédiale : le film montre, cite, évoque, paraphrase des ouvrages, des films, des articles de journaux, des bulletins télévisés et radiophoniques. Groulx puise à des références québécoises et étrangères des éléments qu’il juxtapose pour opérer un montage dans l’actualité de 1964. Quelles sont ces forces sociales que le cinéaste esquisse ? De quelles façons la forme filmique présente-t-elle les tensions et les discordances entre ces voix ? L’essentiel de notre travail consistera à analyser la forme de l’œuvre pour mieux comprendre comment s’y trouvent inscrites, configurées et questionnées les idéologies de l’époque de la Révolution tranquille.

L’idéologie, nous dit Fernand Dumont, « est une expression qui triomphe ou veut triompher d’autres expressions2 ». Il y a concurrence des idéologies : « L’idéologie, c’est la société comme polémique. C’est la société tâchant de se définir dans des luttes et des

1 Gilles Groulx, Propos sur la scénarisation, Laval, Collège Montmorency, 1986, p. 18. Dans les citations de cet ouvrage, dont celle placée en exergue, nous reproduisons la typographie originale, c’est-à-dire que les mots soulignés ou en caractère gras représentent le choix de l’auteur. 2 Fernand Dumont, Les Idéologies, Paris, Presses universitaires de France (coll. Sociologie), 1974, p. 129.

1 contradictions3 ». L’idéologie propose un foyer d’intelligibilité pour appréhender la société : une idéologie de gauche, par exemple, voit à travers le prisme du collectif, et par conséquent dénonce la droite, qui perçoit sous un mode contraire. Dumont poursuit : « L’idéologie parle de la société. Mais y a-t-il vraiment une société ? L’idéologie surmonte des vues et des sujets autrement dispersés ; par contraste avec la plus vaste praxis, elle suggère l’image d’une société construite4 ». C’est cette idée de construction qui nous interpelle : l’idéologie « comme mise en relation conflictuelle des orientations de l’action5 ». C’est parce qu’elle suggère la synthèse des oppositions intrinsèques aux rapports sociaux que l’idéologie « est fonction de totalisation. Elle trie, elle réaménage ; elle suppose et anticipe aussi. Elle est production spécifique. En ce sens, elle n’est ni nécessairement vraie ni nécessairement fausse : pas davantage que telle activité du travail6 ». En somme, l’idéologie est une production pour appréhender la société. Retenons l’expression mise en relation conflictuelle. Cette dernière évoque le projet de Groulx. Le cinéaste souhaitait, dans Le Chat dans le sac, esquisser les tensions entre les forces sociales de l’époque. Quelle forme prend ce portrait ? La forme cinématographique : un assemblage d’images, de paroles, de musique, de bruits et de mentions écrites. Voyons comment idéologie, société et cinéma peuvent s’articuler.

Pierre Sorlin aborde la médiation entre tout film et la société en ces termes :

Le film n’est ni une histoire, ni une duplication du réel fixée sur cellulose : c’est une mise en scène sociale, et cela à un double titre. Le film constitue d’abord une sélection (certains objets et pas d’autres) puis une redistribution; il réorganise, avec des éléments pris, pour l’essentiel, dans l’univers ambiant, un ensemble social qui, par certains aspects, évoque le milieu dont il est issu, mais, pour l’essentiel, en est une retraduction imaginaire. À partir de personnes et de lieux réels, à partir d’une histoire parfois « authentique », le film crée un monde projeté (au sens où un volume, projeté sur une surface plane, devient une forme qui n’est pas totalement étrangère au volume, et qui en diffère cependant de manière essentielle). La tâche de l’historien consiste à mettre en lumière quelques-unes des lois qui règlent cette projection. […] Pour être plus précis, un film ne nous apparaît pas comme un aspect, un fragment de l’idéologie en général, mais comme un acte par lequel un groupe d’individus, en choisissant et en réorganisant des matériaux visuels et sonores, en les faisant circuler dans le public, contribue à l’interférence de relations symboliques sur les relations concrètes7.

3 Ibid., p. 6-7. 4 Ibid., p. 148. 5 Daniel Vidal, « Idéologies et types d’action syndicale », Sociologie du travail, 1968, p. 211. Cité par Fernand Dumont, Les Idéologies, op. cit., p. 91. 6 Fernand Dumont, Les Idéologies, op. cit., p. 47. 7 Pierre Sorlin, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, p. 200-201.

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Le film est le résultat d’une sélection et d’une redistribution d’éléments du réel ; le cinéaste choisit, triture et agence. Le film témoigne de la société, la renseigne et l’influence davantage qu’il ne la reflète. Sorlin note d’ailleurs le double mouvement qui lie le film à la société, cette « interférence de relations symboliques sur les relations concrètes ». C’est dire que le film constitue une perspective sur la société qui, au final, interagit avec un public. Yves Lever souligne quant à lui que cette perspective ne peut s’objectiver, étant donné la construction que suppose l’œuvre cinématographique :

Le film est « historien » parce qu’il est écriture d’un auteur sur ce qu’il a constaté, sur ce qu’il a eu le goût de reprendre pour lui, d’assimiler et de confronter avec les autres éléments de sa mosaïque culturelle, d’afficher comme reconstruction significative de ses constats de réalité ou comme contestation d’un réel problématique8.

Le Chat dans le sac affiche des références culturelles, certainement celles de Groulx en 1964, mais également celles d’autres intellectuels québécois de l’époque. Lever, citant Marc Ferro, relève la pertinence de considérer ce qui entoure le film :

Marc Ferro invite à considérer le film « non comme une œuvre d’art, mais comme un produit, une image objet, dont les significations ne sont pas seulement cinématographiques. Il vaut par ce dont il témoigne. […] La critique ne se limite pas non plus au film, elle l’intègre au monde qui l’entoure et avec lequel il communique nécessairement9.

Notre approche consiste justement à « considérer le cinéma dans son environnement10 », c’est-à-dire à scruter la forme du long métrage (montage, cadrage, musique, etc.) et de l’éclairer par des textes marquants de son époque. Parti pris nous a semblé une production particulièrement pertinente pour étoffer l’analyse du Chat dans le sac. D’abord, la revue apparaît dans le film : l’un de ses fondateurs, Pierre Maheu, joue un rôle – le sien, journaliste – alors qu’un numéro de Parti pris est brandi par Claude dès le début du long métrage. Ensuite, par le triple objectif qu’elle se donne (indépendance, socialisme,

8 Yves Lever, Le cinéma de la Révolution tranquille, de Panoramique à Valérie, Montréal, Yves Lever, 1991, p. 8. 9 Marc Ferro, Analyse de film, analyse de sociétés, Paris, Classiques Hachette, 1975, p. 10-11. Cité dans Yves Lever, Le cinéma de la Révolution tranquille, de Panoramique à Valérie, op. cit., p. 5. 10 Michèle Lagny, De l’Histoire du cinéma. Méthode historique et histoire du cinéma, Paris, Armand Collin, 1992, p. 224.

3 laïcité), Parti pris « concrétise une orientation idéologique et politique nouvelle11 ». Dans ses textes, une « insistance toute particulière est donnée aux diverses formes d’aliénation qui caractérisent le peuple québécois, dominé et colonisé. La revue veut mettre en évidence les entraves culturelles qui l’empêchent de s’épanouir12 ». En somme, Parti pris formule le rejet d’un ordre ancien qu’elle cherche à dépasser. Elle repousse certaines idéologies, en salue d’autres : elle est un lieu de polémique. C’est ce qui explique l’intérêt de l’inclure dans notre analyse. Aussi, l’objectif que nous poursuivons en faisant se côtoyer cinéma et littérature est de mettre en relation des discours qui transitent, se répètent ou se modulent dans différents médiums. Notre objet d’étude principal demeure Le Chat dans le sac. Pourtant, voir comment le langage cinématographique et le langage littéraire appréhendent les mêmes idéologies nous permettra d’éviter de restreindre notre analyse au contenu du film.

Bien que la publication de la revue Parti pris s’étende de 1963 à 1968, nous aurons recours aux numéros parus entre 1963 et 1965, soit environ un an avant et après la création du Chat dans le sac. Nous choisissons ce découpage pour deux motifs : il se colle aux dates de tournage du film (du 20 janvier au 3 février 1964) et il inclut les numéros parus avant le changement d’orientation de la revue13, annoncé dans l’éditorial de 1966.

Notre travail se déploie en trois chapitres. Il s’agira, dans un premier chapitre, de synthétiser la pensée de Gilles Groulx sur les questions d’esthétique et de politique. Bien qu’il soit illusoire de prétendre restituer l’intégralité de la pensée – ou plutôt des pensées – du cinéaste, nous proposons ici une lecture de ses propos énoncés dans les articles et les entrevues couvrant les années 1964 à 1981. Ce parcours, dont le point focal est Le Chat dans le sac, nous permettra de retracer la modulation des perspectives de Groulx sur le cinéma. À la suite de cette contextualisation, nous relèverons dans Le Chat dans le sac les citations

11 Pierrette Bouchard-Saint-Amant, « L’idéologie de la revue Parti pris : le nationalisme socialiste », dans Fernand Dumont, Jean Hamelin et Jean-Paul Montminy [dir.], Idéologies au Canada français 1940-1976, t. I : La presse, la littérature, Québec, Presses de l’Université Laval, 1981, p. 326. 12 Id. 13 En effet, Lise Gauvin relève le changement d’objectifs de Parti pris. Alors que le manifeste de 1964-1965 formule l’exigence de créer un parti révolutionnaire, « instrument de la prise du pouvoir », l’éditorial de 1966 annonce un déplacement de la lutte de la sphère pratique vers le plan théorique. Cf. Lise Gauvin, « Parti pris » littéraire, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2013, p. 12-13.

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d’ouvrages publiés, ceux-là mêmes qui forment les livres de chevet de Claude (Claude Godbout), le personnage principal du film. Dans ce deuxième chapitre, l’analyse des intertextes explicites et des allusions les plus significatives au plan des tensions sociales permettra de connaître le contexte dans lequel le récit se construit. Dans un troisième chapitre, des scènes clés du Chat dans le sac seront mises en relation avec des textes de la revue Parti pris. Nous verrons les concordances et les discordances, au plan du contenu comme au plan de la forme, entre les discours du personnage de Claude et les discours formulés par les rédacteurs de Parti pris.

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Chapitre 1 : Cinéma et politique selon Gilles Groulx

Le cinéma direct et l’étude de la quotidienneté

Nous ne voulons plus nous contenter de recherches formelles et de révolutions techniques en ce qui touche notre seul moyen de vie universelle. Nous ne voulons plus végéter entre l’auto-censure et le compromis. Nous ne voulons plus être tenus à l’écart du sort de notre peuple. Nous voulons que nos films reflètent notre tempérament et toutes nos préoccupations d’individus et d’artistes. Nous voulons rechercher les voies de notre épanouissement et celles de la nation qui attend de nous14.

Dans la revue Parti pris, Gilles Groulx nomme ainsi les revendications des cinéastes québécois en ce printemps 1964. Ces derniers cherchent une réelle liberté d’expression dans leur art, liberté qui leur est refusée au sein de ce que Groulx appelle « un organisme de l’État fédéral15 », soit l’Office national du film (ONF). Selon lui, l’organisme se fait le véhicule d’idées convenues, il fait avorter les projets qui remettent en question l’ordre établi : « Le problème remonte à l’enfance. Aux origines de l’ONF; Montrer le Canada aux Canadiens, (Canada Carries On, etc.) mais sans le démontrer, sans rechercher ni la source des maux ni leur solution16 ». Groulx signale l’urgence de permettre une création libre au Québec. Qu’il soit possible de critiquer, de nommer, d’analyser à loisir la société dans laquelle les artistes vivent. Groulx, et ce sera un thème dominant dans l’ensemble de ses films comme dans sa façon de faire du cinéma, envisage la liberté comme une exigence, un état à conquérir à bras-le-corps. Dès son entrée à l’ONF, se signale chez lui un désir d’affranchissement.

14 Gilles Groulx, « 28 minutes, 25 secondes », Parti pris, vol. I, n° 7 (avril 1964), p. 23. 15 Ibid., p. 22. 16 Ibid., p. 23.

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Au moment où je suis entré à l’ONF, les cinéastes tentaient de changer l’atmosphère de la boîte qui était irrespirable. Nous l’avons fait par une révolution technique, le candid eye : une révolution difficile, mais c’était assez peu. Une fois cette technique acquise et reconnue, il restait à s’en servir, à dire quelque chose. Personnellement, je me suis aperçu que pour dire quelque chose avec le candid eye, il fallait le transformer, le repenser : on ne peut pas improviser continuellement, même si on a une pensée très homogène, sans risquer de dire le contraire de ce que l’on pense17.

Le cinéma direct18 a permis aux cinéastes d’acquérir une faculté d’observation. Cependant, pour Groulx, l’acquis technique n’est pas une fin en soi. Celui-ci ne prend son sens que s’il est un outil servant la recherche de l’auteur, celle-ci étant la pierre angulaire d’un film. Selon lui, le cinéaste est un auteur investi d’un devoir.

Un cinéaste est un journaliste : il doit informer et commenter. Ce qui compte, pour moi, dans un film, c’est la morale, c’est ce que l’auteur exprime. La technique n’a aucune valeur en soi. « L’histoire » aussi n’a pas de valeur, c’est le prétexte au film, c’est comme le modèle pour un peintre impressionniste19.

En somme, un film doit montrer quelque chose de la réalité et le cinéaste doit proposer une lecture, forcément subjective, de cette réalité. L’histoire et la technique ne sont que des véhicules – des prétextes, dit Groulx – pour traduire une morale qui est celle du cinéaste. Par ailleurs, il serait absurde de parler de la démarche artistique de Groulx sans aborder l’enracinement de son cinéma dans la société québécoise. Lorsque, dans une entrevue pour la revue Objectif 64, on lui demande, quelques mois après le tournage du Chat dans le sac20, s’il accepterait de travailler dans un genre traditionnel comme la comédie musicale, Groulx répond :

J’ai déjà pensé à faire une comédie musicale. Je me suis dit : puisqu’on a toujours des ennuis pour dire ce qu’on veut dire, si on trouvait des formes qui séduisent tout le monde, peut-être qu’on arriverait à s’exprimer. Mais j’ai peur de ce jeu : finalement la forme peut

17 Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », dans L’Œuvre de Gilles Groulx : 1958-1967, livret, Office national du film (coll. Mémoire), 2002, p. 34-35. Publication originale dans Objectif 64, nos 29-30, oct.- nov. 1964, p. 3. 18 Groulx parle du candid eye pour désigner le cinéma direct, un terme promu par Mario Ruspoli en 1963. Le cinéma direct – aussi nommé cinéma vérité – est le résultat des expérimentations de l’équipe française de l’ONF. Pour traduire les événements de manière authentique, les cinéastes s’inscrivent en faux contre la solennité du cinéma tel que conçu jusque-là : voix off représentant l’autorité, scènes tournées sur trépied, etc. 19 La Crue, 15 septembre 1964. Cité dans Guy Robillard, « Un jeu si simple », dans Léo Bonneville [dir.], Dossiers de cinéma, Ottawa, Fides, 1968, p. 2. 20 Le tournage a lieu du 20 janvier au 3 février 1964. L’entrevue de la revue Objectif 64 paraît dans le numéro d’oct.-nov. 1964. (John D. Turner, Index des films canadiens de long métrage, 1913-1985, Ottawa, Archives publiques Canada, Archives nationales du film, de la télévision et de l’enregistrement sonore, 1987, p. 50).

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prendre le pas sur la chose dite et je n’accepterais pas ça. Je ne considère pas le cinéma comme un spectacle, pour moi c’est un moyen de réflexion21.

Les « ennuis » mentionnés par Groulx seraient ici un euphémisme pour désigner la censure dont ses œuvres ont été l’objet22. S’il songe un moment à utiliser des formes séduisantes comme subterfuge à des propos ou des thèmes réprouvés par l’ONF, le cinéaste se ravise, car il accorde une importance capitale à la réflexion, qu’il juge prééminente. Groulx croit au cinéma qui met en scène l’homme ordinaire. Le cinéma divertissement et ses artifices appartiennent au domaine du superflu pour lui qui s’intéresse à la vie quotidienne. Celle-ci est, au demeurant, en adéquation avec l’histoire nationale :

Nous sommes un petit peuple, nous n’avons pas de grands noms, nous n’avons pas vécu de grands événements : nous n’avons qu’une vie quotidienne qui nous a formés. Et pourtant nous nous apercevons que nos idées valent bien celles des autres. La vie quotidienne est donc suffisante pour nourrir l’esprit de l’homme et par conséquent elle peut être portée à l’écran. […] Bien sûr, il faut apporter une forme à ce qu’on veut dire. Mais le récit n’est pas nécessaire. Même le roman s’en passe maintenant : le temps, l’espace n’ont plus d’importance. Au cinéma, il suffit que les mêmes personnages reviennent dans plusieurs scènes pour établir une continuité23.

Parce que l’histoire québécoise est marquée par un prosaïsme, le quotidien – poétisé –permet un travail de déchiffrement de la société, lequel est cher à l’équipe de Parti pris. L’un des fondateurs de la revue, Paul Chamberland, citant le philosophe et sociologue Henri Lefebvre, dit de la quotidienneté qu’elle désigne « un niveau de la réalité sociale24 », qu’elle révèle « le vécu individuel des patterns culturels25 ». C’est peut-être la raison pour laquelle Groulx

21 Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 46. 22 Le Dictionnaire de la censure au Québec mentionne que Gilles Groulx est la « figure emblématique de la censure chez les réalisateurs québécois ». À titre d’exemple, voici les « ennuis » qu’a vécus Groulx de ses débuts jusqu’à l’année 1964. Les Raquetteurs (1958), coréalisé avec , a d’abord été refusé par Grant McLean, le directeur de la production pour cause de « détournement de projet ». Groulx refuse de signer Normétal (1959) à la suite du rejet du commentaire choisi, de coupures et de remontage par l’ONF. Voir Miami (1962) est amputé, par l’ONF, d’une séquence pour des raisons politiques. Dans Un Jeu si simple (1963), une scène célèbre, celle de l’émeute au Forum de Montréal provoquée par la suspension de Maurice Richard, doit être retirée sur ordre de la direction. Pour la réalisation du long métrage Le Chat dans le sac (1964), on ne permet pas à Groulx d’utiliser les actualités de Radio-Canada. Le cinéaste doit se contenter de coupures de presse. (Cf. Yves Lever, « Groulx, Gilles (1931-1994) », dans Pierre Hébert, Yves Lever et Kenneth Landry [dir.], Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma, Saint-Laurent, Fides, 2006, p. 295-298). 23 Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 47. 24 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne II, Paris, L’Arche, 1961, 359 p. Chamberland cite les pages 50-52. 25 Paul Chamberland, « Aliénation culturelle et révolution nationale », Parti pris, vol. I, n° 2, novembre 1963, p. 18-19.

9 estime que la cohérence du propos exprimé dans un film relève des personnages – ordinaires – et non d’un récit. Ce sont les personnages qui véhiculent les idées de l’artiste. Ils tracent, interprètent l’homme, plus précisément l’homme d’ici :

Quand une société a été assez bien définie par ses artistes et ses penseurs, il ne reste plus qu’à calquer (pour prendre un exemple, l’homme parisien traduit par tant d’œuvres, moulé par tant d’événements). Ici, l’homme n’a pas été dessiné par des événements aussi brutaux, il reste un personnage vrai, avec des préoccupations bien à lui, mais il est difficile à retrouver. Idéalement, je suis en train de créer un personnage type canadien-français. Mais je ne peux pas le faire de toutes pièces, les trois quarts me viennent de la rue et l’autre quart de moi. Ce personnage canadien-français reste à définir et pour le trouver j’ai besoin de l’aide des interprètes. Ici le point de rencontre entre les événements et l’homme me paraît être la possibilité de l’indépendance. Pour la première fois le Canadien français pense à son destin et pour nous c’est une occasion, qu’il faut saisir, de retrouver l’individu dans un contexte unique26.

Pour Groulx, l’année 1964 témoigne d’un tournant dans la conjoncture historique dans laquelle est plongée la société canadienne-française. Il cherche, dans ce contexte, à faire se rencontrer les événements et l’homme. Le cinéma est le lieu de cette rencontre possible. Si la définition du Canadien français demeure embryonnaire, le bouillonnement politique et social de la Révolution tranquille offre à présent la possibilité de la préciser. Cette même année, le cinéaste aborde dans un entretien la tension entre l’universalisme et le particularisme dans le cinéma :

Je pense qu’on peut faire un cinéma pour ici, mais en vérifiant avec l’étranger – avec les données de l’homme universel. Les formes restent à découvrir. Le cinéma, parce qu’il exprime beaucoup par l’image, apporte la possibilité d’être universel. Mais l’image n’est jamais seule, elle est toujours chargée d’un contexte, elle est pleine de significations. Il faudrait se découvrir à l’aide du cinéma et en même temps faire le travail nécessaire pour rendre ce cinéma communicable27.

« Les formes restent à découvrir », dit Groulx. Dans le même entretien précédemment cité, il lie le contexte des images à la question identitaire :

Les émotions sont universelles, mais, sur bien des points, pour adhérer à une œuvre étrangère, il faut se désincarner à cinquante ou soixante-quinze pour cent. Nous évoluons avec des livres français ou des films américains, ce sont donc des outils étrangers qui nous font nous poser des questions. Forcément, nous ne pouvons pas arriver aux mêmes réponses que si nous utilisions nos propres outils. En faisant un cinéma national

26 Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 38. 27 Ibid., p. 44.

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authentique qui correspond à l’individualité des spectateurs, un cinéma qui est vu et répandu, c’est un outil de plus dont nous disposons pour nous interroger28.

Le cinéma est un outil : outil pour s’interroger, outil de définition de soi. Créer un cinéma national coule de source pour montrer et exprimer le contexte canadien-français. Groulx témoigne de sa volonté de faire un cinéma qui parle de son peuple, un cinéma à la fois universel, mais informé par la réalité d’ici. Bref, au moyen du cinéma, se découvrir et, au moyen du cinéma, se présenter à nous et au monde. Groulx précise sa pensée :

J’ai de plus en plus de mal à parler, parce que je me sens irrévocablement engagé sur une voie. Un film ne se pose plus exclusivement en termes d’images ou de technique ; tourner pour la télévision ou pour les salles, en couleurs ou en noir et blanc, peu m’importe. Le problème, pour moi, est uniquement une question d’identification. Je ne sais pas encore ce qu’est l’identification au cinéma, mais je pense que la question se pose dans l’engagement canadien-français vis-à-vis l’indépendance. Il y a certainement des tas d’autres points – les meubles canadiens ou les maisons canadiennes par exemple – qui permettent de retrouver l’homme d’ici comme type unique. Il faut rassembler tous ces facteurs, tous ces points de jonction. On peut songer à faire des films historiques, rechercher l’homme de 1837 : cependant, soit qu’on nous ait mal enseigné l’histoire, soit que nous manquions d’anecdotes, des gens comme Papineau nous sont presque étrangers29.

Groulx perçoit la question de l’affirmation identitaire comme un aspect central de sa démarche cinématographique. Le support, le style, voire le récit, sont secondaires. Raconter les événements historiques, restituer le passé ou en refléter son souvenir ne revêt pas un intérêt marqué pour lui. Pour « retrouver l’homme d’ici comme type unique », Groulx lorgne du côté de la quête d’authenticité des Canadiens français, du côté du présent et de ce qui est à venir. Cette affirmation de l’identité collective, il la considère liée de près à la création artistique :

Les Américains ont découvert, au cours de leur recherche, des faits comme la ruée vers l’Ouest, la guerre de Sécession ou les cartels de gangsters. Ils ont vu que ces choses étaient uniques et ils se sont rendu compte qu’ils étaient une grande nation. Autrement, sans cette recherche d’identification, ils auraient fait des films anglais. Il faut dire une chose : pendant longtemps encore nous allons passer pour des amateurs. Le cinéma a pris des formes européennes ou américaines, parce que c’est en Europe et en Amérique que le cinéma a le mieux existé. Il n’a pas fini cependant d’évoluer et de prendre de nouvelles formes30.

28 Ibid., p. 42. 29 Ibid., p. 42-43. 30 Ibid., p. 49.

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L’expérience acquise grâce à des événements historiques construit la conscience nationale d’un peuple. Si les Canadiens français, à l’époque, n’ont pas encore mené à terme cette conscience nationale, elle se façonne, se transforme au cours de la décennie 1960, comme le fait également le cinéma. Groulx évoque à nouveau le caractère inachevé de l’identité nationale :

Ici nous avons affaire à un public sévère, qui a des complexes par rapport à son existence. Si ce public venait à accepter sa façon de vivre avec ses défauts et ses qualités particulières, cela voudrait dire qu’il s’assume et s’assumer n’est jamais mauvais31.

C’est donc avec une conscience aigüe des complexes et des carences identitaires des Canadiens français que Groulx envisage le cinéaste comme un journaliste qui informe et commente, qui, en somme, présente sa vision des Canadiens français aux Canadiens français.

Le Chat dans le sac : une fiction issue du cinéma direct

Pour évoquer Le Chat dans le sac, Groulx dit, en 1965 : « Un film fait pour la T.V. avec un devis de court métrage, tourné en dix jours, soucieux [sic.] d’éviter une censure paternaliste32 ». Si, en 1964, Groulx dit qu’il conçoit le cinéma comme un moyen de réflexion et non pas comme un spectacle, il montre cependant qu’il sait devoir ruser pour échapper à la censure. Son ami Jean-Marc Piotte écrit, en 1971, à propos de l’ONF et de son influence sur les films qui y sont produits :

Le réalisateur de l’O.N.F., afin de limiter les coupures de la censure et pour permettre la sortie de son film, doit masquer, à l’aide de subterfuges, l’intention politique de son film. L’« obscurité » des films de Groulx s’explique, non pas par ses recherches formelles, non pas par la relation qu’il fait entre les contradictions individuelles et contradictions sociales, mais par la nécessité objective qu’il avait d’« obscurcir » ses films afin qu’ils puissent traverser la censure qui s’exerce à tous les niveaux, de la conception d’un film à sa distribution33.

31 Ibid., p. 44. 32 Groulx cité par Louis Marcorelles, « Le Chat dans le sac », Semaine Internationale de la Critique (Cannes), Festival de Cannes 1965. Documentation, BiFi, FIFR18-B6, 1965, s. p. 33 Jean-Marc Piotte, « De la pratique cinématographique », dans Patrick Straram le bison ravi et Jean-Marc Piotte pio le fou, Gilles cinéma Groulx le lynx inquiet 1971, Montréal, Cinémathèque québécoise/Éditions québécoises, 1971, p. 7.

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Déjà, au moment de la préparation du Chat dans le sac, il est de mise pour Groulx de conserver une certaine imprécision au sujet de ses motivations. Le film devait faire partie d’un triptyque de courts métrages sur l’hiver produit par l’ONF. Groulx y voit une opportunité : « J’avais tellement envie de faire un film d’une heure et demie que j’ai complètement oublié l’hiver; je tournais l’hiver, je considérais que c’était assez34 ». Il ajoute que, dans la synopsis, il décrit le déroulement du film35, sans préciser la nature des personnages : « on ne m’a d’ailleurs pas demandé de précisions36 », répond-il. La question nationale était pourtant déjà présente.

La question de l’engagement est centrale dans la démarche de Groulx. Son engagement relève de sa subjectivité d’homme; il l’exprime à plusieurs reprises dans les entrevues. En 1966, lors d’un entretien accordé aux Cahiers du cinéma, Groulx réitère combien société et cinéma ont partie liée dans sa philosophie :

Pour moi, créer au cinéma est essentiellement subjectif et déterminé par le « vécu ». C’est aussi ma seule manière d’en parler. Il ne saurait être question de notre cinéma sans qu’il soit aussi question des conditions qui prévalent au Québec. La réflexion ne se retire pas du monde même si l’on ne saurait y faire la part du rêve et du réel. Cela me tient lieu de conscience et de définition du cinéma37.

Les « conditions qui prévalent au Québec », Groulx s’attache à les dépeindre dans Le Chat dans le sac. Plus tard, en 1975, il dira du film qu’il est « un portrait d’une époque, mot à mot, avec les vrais journaux, les vrais éléments, la vraie radio38 » : on y voit la prédominance de l’affichage en anglais, comme les scandales politiques qui rythment le quotidien. Les « conditions qui prévalent » réfèrent également à la situation minoritaire de la province. Le cinéaste évoque ce fait lorsqu’on lui demande, à la télévision de Radio-Canada, pourquoi il

34 Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 36. 35 Groulx résume cette synopsis, en 1975 : « J’avais écrit à grands traits une anecdote entre un gars et une fille. Le gars avait laissé ses études et était en chômage. La fille, elle, étudiait l’art dramatique et était fille de parents bourgeois. Il y avait un début, un milieu, une fin; c’était convaincant ». (Gilles Groulx, Propos sur la scénarisation, op. cit., p. 17). 36 Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 36. 37 Gilles Groulx, « L’expression de l’homme québécois », Cahiers du cinéma, n° 176, mars 1966, p. 67. 38 Gilles Groulx cité dans Léo Bonneville, Le cinéma québécois : par ceux qui le font, op. cit., p. 394

13 a choisi d’intituler son film Québec sans parenthèses39 : « Il faudrait plutôt demander pourquoi on met des parenthèses à Québec40 », répond-t-il, précisant que « la parenthèse désigne en général une façon particulière d’exister », sans rapport avec le contexte. Groulx témoigne ensuite de son désir41 de définir le Québec tel qu’il est : « J’ai voulu faire un film qui porte sur le caractère de base, sur le caractère existentiel du Québec42 », un Québec « qui appartient à son sol, à ses habitants43 ».

Dans la même entrevue, Groulx dit regretter avoir fait un film de type documentaire, alors que « les films de long métrage jouissent d’une diffusion beaucoup plus grande et, par conséquent, seraient en mesure d’apporter plus de connaissances sur le Québec à l’étranger44 ». À l’écart du monde, mis entre parenthèses, le Québec a dans l’œuvre de Groulx une place cardinale. Société et création s’imbriquent dans les choix que pose un auteur. Au vu de la critique, la configuration de ces choix place un film dans des catégories de genre45. Pour Groulx, les catégorisations importent peu. D’ailleurs, Le Chat dans le sac se présente comme un hybride entre le documentaire et la fiction : les personnages s’adressent à la caméra, un procédé qui rappelle l’interview documentaire; le tournage se fait en décors naturels; les répliques sont la plupart du temps improvisées mais correspondent à la trame

39 Le film, produit par Les Cinéastes associés inc. pour l’Office du film de Québec, sera par la suite nommé Québec…? 40 Entrevue télévisée de Gilles Groulx par Diane Giguère et Michel Garneau, Cinéma 66, Radio-Canada, 1966, 6 min., dans Denis Chouinard [réal.], Entretien en six temps avec Gilles Groulx, Montréal, Carol Faucher et André Gladu [prod.], 2002, 62 minutes. Dans L'Œuvre de Gilles Groulx, coffret DVD, Office national du film (coll. Mémoire), 2002. 41 On peut penser que ce désir ne se réalise pas, car Groulx écrira, en 1975, qu’au sein des Cinéastes associés, il « n'eu[t] que le temps de réaliser une commandite sans beaucoup d'intérêt pour un ministère de la “belle province” ». (Gilles Groulx, Propos sur la scénarisation, op. cit., p. 19). À ce sujet, voir la correspondance entre Groulx et le producteur André Guérin, de l’ONF : « Correspondance de Gilles Groulx sur Québec…? (inédite) », Nouvelles Vues, n° 16, hiver 2013-14, http://www.nouvellesvues.ulaval.ca/no-15-hiver-2013-14- les-pratiques-visuelles-pre-cinematographiques-dirige-par-g-lacasse-et-l-pelletier/documents/correspondance- de-gilles-groulx-sur--inedite/. 42 Entrevue télévisée de Gilles Groulx par Diane Giguère et Michel Garneau, Cinéma 66, Radio-Canada, 1966, 6 min., dans Denis Chouinard [réal.], Entretien en six temps avec Gilles Groulx. 43 Id. 44 Id. 45 Gilles Marsolais avance cependant que le « dépassement des clivages traditionnels entre le film documentaire et le film de fiction » est définitoire du cinéma québécois. (Cf. « Les Mots de la tribu », Cinémas : revue d’études cinématographiques, vol. 4, n° 2, 1994, p. 133-150).

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fictionnelle de l’histoire amoureuse. Dans les pages de Parti pris, Groulx expose une réflexion quant aux genres cinématographiques – ici, le documentaire et la fiction :

Vous aviez sans doute cru comme moi que la Vérité était documentaire. Eh bien, non. Pas plus que le long métrage n’est un tissu de mensonges. Tous les deux sont soumis à leur auteur; à sa subjectivité, à ses préoccupations, à ses errements, etc. Par le choix du sujet, des situations filmées, des individus observés ou dans la sélection qu’il opère, des scènes, des images qui selon lui « rendent » le mieux la situation. Dans les deux cas, de toute manière, il intervient directement46.

Le point de vue d’un film d’auteur, peu importe son genre, relève d’une subjectivité assumée. Si Groulx affirme, en 1965, que le documentaire a eu une influence certaine sur sa pratique47, il pose une nuance importante qui nous renseigne sur sa vision du documentaire. À la question : « Avez-vous l’impression dans vos courts métrages d’avoir dépassé le documentaire ou si c’est ainsi que vous le concevez? », il répond : « À vrai dire, je n’ai jamais fait de documentaire. Un film qui interprète la réalité n’est plus un documentaire… Le fait de faire un film nous place comme témoin privilégié, nous fait penser qu’on peut éclairer une situation en intervenant48 ». À l’instar du film de fiction, le film documentaire est l’œuvre de l’intervention du cinéaste. Le documentaire n’est pas la réalité, il l’interprète, la questionne. Ce privilège de braquer les projecteurs sur un sujet, c’est avoir la liberté de délimiter son cadre et la possibilité de déchiffrer davantage une situation. Les choix relèvent en outre de la personnalité du cinéaste, mais aussi d’une identité qui le dépasse, une identité collective.

Nous, cinéastes québécois, nous ne sommes rien d’autre que l’homme de la rue, le quidam. Parce que nous le voulons tout d’abord, mais aussi parce que notre condition est celle de tout le monde. Et ici, le cinéma n’échappe pas aux conditions dans lesquelles il se fait. Notre cinéma, à l’opposé de celui de Hollywood, est tout à fait artisanal, ce qui est symbolique. D’une part, nous sommes soumis à une situation pécuniaire difficile, d’autre part, nous sommes maintenus dans un état de contestation permanente, en tant qu’individus aussi bien qu’en tant que cinéastes. Alors, on conteste forcément dans nos films, parce que ces films sont le prolongement de notre condition sociale, politique, économique49.

46 Gilles Groulx, « 28 minutes, 25 secondes », art. cit., p. 22. 47 Il écrit : « Le documentaire a eu une grosse influence pour nous, du moins sur moi. D’abord on est habitué à travailler avec de petites équipes et à ne pas trop faire de “chichi” sur les éclairages. On est habitué à travailler avec une économie de moyens. Si les films coûtent relativement cher à produire, c’est qu’on a mis du temps à les faire ». (Le Trait d’union, mars 1965. Cité dans Guy Robillard, « Un Jeu si simple », art. cit., p. 3). 48 Le Petit Journal, 26 décembre 1965. Cité dans Guy Robillard, « Un Jeu si simple », art. cit., p. 3. 49 Gilles Groulx, « … De la condition québécoise et de cinéma », s. d., dans L’Œuvre de Gilles Groulx 1969-1973, livret, Office national du film (coll. Mémoire), 2002, p. 22.

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Le cinéma artisanal et de contestation est le produit d’artistes issus d’un peuple avec peu de pouvoir politique, social et économique. Les artistes québécois communiquent leur esprit de contestation dans leurs œuvres, qui elles le repassent à nouveau à la communauté. Il ne s’agit pas, dans cette optique, de films à thèses, mais de films qui prêtent à réflexion :

Par nos films, on essaie de voir clair, de déblayer le terrain pour une meilleure action. Il s’agit de tenir le spectateur en éveil, de le pousser à s’interroger davantage. Parce que le cinéma, s’il s’adresse aux hommes, ce n’est pas pour leur donner des leçons, ni pour les embrigader, mais pour renvoyer à la réflexion de chacun. Pour dire : « N’oubliez pas de vous interroger… voilà votre vie… Cet homme que vous voyez dans le film, ce n’est pas un héros, c’est vous, un gars simple, un homme de tous les jours50… »

Comolli souligne que le cinéma direct peut constituer une façon nouvelle, libérée des contraintes du cinéma dominant : « Affranchi des chaînes capitalistes, affranchi de la double précaution du scénario et du studio, comme du contrôle supplémentaire a posteriori de la sortie dans les salles commerciales, le cinéma devient dangereux. Du moins peut-il l’être51 ». Adopter le direct équivaudrait donc, pour les cinéastes, à se soustraire au pouvoir qui les muselle. Groulx, en 1966, estime que le cinéma direct est né d’une expérience visant à abolir la lourdeur du documentaire imposée par la tradition de l’ONF52 : « Nous cherchions à conserver l’initiative de la création à toutes les étapes en brouillant systématiquement les pistes, en improvisant nos préméditations53 ». Groulx a d’ailleurs conscience de l’influence que peut avoir un tel cinéma chez nous : « Nos films sont politiques dans la mesure où ils témoignent d’une situation qui est politique, qui concerne le sort collectif. Et peut-être que le cinéma a des vertus incendiaires, puisqu’on ne montre pas nos films, alors qu’ils ne font qu’expliciter des problèmes dont tous sont conscients54 ». Un cinéma qui conteste, certes, mais un cinéma qui, en puissance, suscite la contestation, déjà présente, sourde :

C’est la réalité filmée qui se politise, qui est un fait politique. Ce n’est pas nécessairement par volonté de manifester politiquement que le film peut être considéré comme engagé. La plupart du temps les problèmes sont d’ordre social. On n’apporte pas dans les films des remèdes, le spectateur sera amené à politiser ce qu’il vient de voir55.

50 Ibid., p. 22-23. 51 Jean-Louis Comolli, « Le détour par le direct », Cahiers du cinéma, n° 209, février 1969, p. 52. 52 Gilles Groulx dans Patrick Straram, « Dix questions à cinq cinéastes canadiens », Cahiers du cinéma, n° 176, mars 1966, p. 59. 53 Id. 54 Gilles Groulx, « … De la condition québécoise et de cinéma », art. cit., p. 23-24. 55 Gilles Groulx dans un débat télévisé animé par Michelle Tisseyre et Bernard Derome, Aujourd’hui, Radio- Canada, 1968, 10 min., dans Denis Chouinard [réal.], Entretien en six temps avec Gilles Groulx.

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Le spectateur, chez Groulx, est appelé à s’interroger. Il est invité à se questionner sur ce qui lui est présenté dans un film, à le mettre en relation avec ce qu’il vit et, ultimement, à agir. Pour « garder le spectateur en éveil », pour s’adresser à lui, le cinéaste cherche du côté de l’identification, qu’il associe dans un premier temps aux personnages. En 1966, dans la revue Objectif, il affirme : « Le montage n’existe pas au cinéma de fiction. C’est le mouvement même du personnage qui crée le montage, la syncope, la surprise, et qui révèle. L’élément révélateur vient du personnage et du choix des situations, pas du montage56 ». Deux ans plus tôt, pour le tournage du Chat dans le sac, Groulx choisit des acteurs non professionnels pour incarner ses deux personnages principaux. La personnalité des acteurs colle aux personnages qu’a imaginés le cinéaste57, et il leur fournit des arguments contradictoires afin que leurs différends, réels, soient exacerbés et éclatent en une dispute. Groulx tourne le film dans l’ordre pour saisir le changement qui s’opère chez les interprètes, c’est-à-dire la polarisation de leurs attitudes. Il raconte ses méthodes de travail :

Au début du tournage, j’avais davantage l’attitude du documentariste que j’étais avant : j’observais, j’intervenais, je soufflais des mots; ils commençaient à jouer leur personnage, à s’intégrer dans leur rôle. Vers la fin du film, ils étaient vraiment devenus tous deux les personnages que j’avais voulus. […] Je me servais de tous les éléments qui pouvaient caractériser les personnages et provoquer les individus qui jouaient les personnages. C’est encore cela qui m’intéresse le plus, c’est dans ce sens-là que je vais travailler. Je me dis que l’auteur d’un film est le principal responsable du film, de sa démarche; mais qu’il devrait considérer ses acteurs comme des collaborateurs, parce qu’eux aussi sont des gens qui ont des impressions, une opinion sur les choses58.

La réalisation du Chat dans le sac signale la transformation de la démarche du cinéaste. Groulx exprime d’ailleurs ci-dessus la rupture entre sa démarche de cinéaste en 1965 et « l’attitude du documentariste [qu’il était] avant ». À plusieurs reprises au fil des ans, le cinéaste exprime son insatisfaction quant au format des courts métrages, imposé par l’ONF, qui restreint ainsi les réalisateurs à des expérimentations inoffensives et chichement

56 Anonyme, « Les 101 questions », Objectif, n° 35, mai-juin 1966, p. 17. 57 Groulx a notamment raconté qu’il cherchait un type qui voulait agir, mais n’avait pas encore trouvé le moyen de le faire. Il écrit aussi, dans un texte non daté : « Les hésitations de mon personnage [Claude], ses faiblesses, sa mollesse même, ce sont celles du peuple québécois ». (Gilles Groulx, « … De la condition québécoise et de cinéma », art. cit., p. 23). 58 Jean-André Fieschi et Claude Ollier, « Gilles Groulx : Le Chat dans le sac », Cahiers du cinéma, n° 168, juillet 1965, p. 56-59.

17 diffusées. Le Chat dans le sac constitue la première opportunité pour Groulx de réaliser une œuvre de long métrage, et il la saisit pour traiter de la situation du Québec. Son film est présenté au Festival du cinéma canadien de 1964 et choisi comme film d’ouverture de la Semaine de la critique à Cannes en 1965. On peut penser que si Groulx prend ses distances avec « l’attitude du documentariste » qui était la sienne, c’est parce qu’il prend plaisir, dans l’expérience du Chat dans le sac, film mi-fictionnel, mi-documentaire59, à intervenir davantage. Durant ce tournage, il modèle les personnages, prépare les non-acteurs à l’évolution que leurs personnages vivront. Il suscite l’affrontement qui défera le couple. C’est donc l’intervention du cinéaste qui, aidé des acteurs, construit le mouvement du film. En 1969, Groulx discute de la conception du Chat dans le sac et de celle d’Où êtes-vous donc?. Il met en relation les deux films et fait ressortir leurs différences :

Le Chat dans le sac est un film qui tenait davantage compte du prétexte que Où êtes-vous donc?. Si tu possèdes une anecdote pouvant vraiment véhiculer tout ce que tu as envie de dire, tu en tiens compte. Si tu ne rencontres pas cette anecdote idéale, tu es obligé de la fabriquer. Cette situation se présente partout. Si la matière première n’existe pas à l’état pur, tu vas t’arranger pour que la matière plastique dont tu te sers ressemble le plus possible à la matière première que tu désirais60.

Le Chat dans le sac présente, sous le couvert d’une rupture amoureuse, la prise de conscience de la nécessité, pour le Québec, de suivre sa propre voie. L’anecdote sentimentale sert de véhicule aux idées du cinéaste61. Groulx fabrique cette anecdote, construit un récit afin qu’il puisse exprimer sa pensée. Dans le cas du film Où êtes-vous donc?, le thème de la chanson est imposé : « Où êtes-vous donc? a démarré avec une proposition de l’Office : on voulait un film sur la chanson. Je ne me sentais pas d’affinité particulière pour le sujet62 ». Groulx pose

59 Alain Bergala écrit que « Groulx a en commun avec Godard une conception du “cinéma comme art de la greffe” », c’est-à-dire : « Un : la greffe de la fiction sur le réel documentaire. Deux : la greffe du personnage sur la personne même de l’interprète. Trois : en projection, la greffe sur spectateur sur le film en train de se dérouler sur l’écran ». (Alain Bergala, « Godard/Groulx : quel partage de cinéma? Le Chat dans le sac comme film-charnière », Nouvelles Vues, n° 14, hiver 2012-13, http://www.nouvellesvues.ulaval.ca/no-14-hiver-2012- 13-nouvelle-vague-et-cinema-direct-rencontres-france-quebec/articles/godardgroulx-quel-partage-de-cinema- le-chat-dans-le-sac-comme-film-charniere-dalain-bergala/). Cf. Alain Bergala, « Le cinéma : modernité de la Nouvelle Vague », dans Alexandre Abensour [dir.], Le XXe Siècle en France, Paris, Berger-Levrault, 2000. 60 Robert Daudelin, « Entretien », Cinéastes du Québec 1 : Gilles Groulx, Conseil québécois pour la diffusion du cinéma, 1969, p. 9. 61 Il sera pertinent d’analyser davantage comment le film fait transiter différents discours et références au moyen de l’anecdote. Nous y consacrons le second chapitre de notre analyse. 62 Robert Daudelin, « Entretien », art. cit., p. 9.

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alors son regard sur la diffusion radiophonique et télévisuelle, qui témoigne du peu de cas fait de la chanson québécoise : « En Californie, tu entends un Californien chanter; au Québec, tu entends un Américain, Mantovani, Aznavour ou Bécaud63 ». Le cinéaste fait donc le chemin inverse : partant d’une thématique donnée, il cherche à l’exploiter de manière à pouvoir y inscrire ses propos, ses observations. Le film présente le refus de l’impérialisme culturel et la quête d’une identité québécoise authentique.

Où êtes-vous donc?, Entre tu et vous, 24 Heures ou plus : rompre avec le récit, rompre avec la séduction de l’image

Si Le Chat dans le sac porte les marques d’un récit, Où êtes-vous donc? s’éloigne peu à peu du caractère linéaire d’une histoire conventionnelle. Dans une entrevue accordée à un journal anglophone montréalais, Groulx évoque son désir de s’adresser au spectateur, non seulement à son intellect et à sa raison, mais à sa capacité à percevoir, à ressentir :

The mind is not only “reason”. Reason is a small part. If we address the mind, we are addressing perception which includes emotion, reasoning, habits, capacity of feeling. We have feelings of things before we get to comprehension. In a film there is so much beside concepts. I experimented with tinting in Où êtes-vous donc?. A colour gives an impression, it changes the perception. I can become more precise about a feeling when I give colour to black and white. I can also go wrong. Sometimes, I think I did too much in Où êtes-vous donc64?.

L’expérimentation formelle – des séquences sont colorisées, teintées de jaune, de rouge, de bleu – participe de la recherche de Groulx de solliciter la perception, de suggérer une impression ou un sentiment au spectateur65. L’année où sort Où êtes-vous donc?, Groulx dit déjà s’éloigner du récit traditionnel :

63 Id. 64 Merrily Paskal, « Gilles Groulx – an interview », The Star, 22 novembre 1969, s. p. Consulté dans « Gilles Groulx : 1965-1978 », dans Cinéastes québécois : dossier de presse, vol. 3, Sherbrooke, Séminaire de Sherbrooke, 1981, s. p. 65 Groulx écrit d’ailleurs, en 1969 : « Un film, c’est un lock-in d’information. Un espace de temps qui renferme impressions et perceptions. On entre et sort d’un film, on ne s’y retrouve pas tous au même endroit ». Cité dans Jean-Pierre Bastien, Gilles Groulx : rétrospective février 1978, Montréal, Cinémathèque québécoise/Musée du cinéma, 1978, p. 5. Il s’agit d’un texte inédit de Gilles Groulx publié dans , 17 janvier 1970, p. 19, et reproduit dans Cinéastes québécois : dossier de presse, op. cit., s. p.

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L’anecdote est en train de disparaître. Je vois l’anecdote comme l’espèce de continuité qui retient encore le spectateur émotivement. Fais disparaître l’anecdote : il reste le contenu des films de Pierre Hébert! Durant la projection d’un film de Pierre, je peux sortir et revenir. Et je suis sûr de pouvoir me remettre au même niveau. C’est une question de perception66.

Patrick Straram, ami du cinéaste, affirme, à l’occasion d’une projection d’Entre tu et vous en 1971 : « Il [Groulx] refuse l’anecdote, qui est l’un des systèmes de toute culture réactionnaire pour aliéner le témoin67 ». L’anecdote, par l’unité narrative qu’elle suppose, entraîne le spectateur dans une forme de passivité, dit Straram. Groulx recherche, au contraire, une forme qui permette au spectateur de percevoir par lui-même. Le cinéaste écrit d’ailleurs, vers 1967, son admiration pour Au hasard Balthazar de Robert Bresson (1966) : « c’est le film- objet; il est la chose signifiée, il montre ce qu’il dit et nous laisse notre perception des choses68 ».

Groulx parle de son film suivant, Entre tu et vous (1969), comme d’un film plus simple, qui traite d’un seul sujet : comment les hommes et les femmes se séduisent et se répriment ensuite les uns les autres69. Pour le cinéaste, la forme d’un film relève d’une fatalité : « La forme découle du contenu et elle ne se présente pas comme un choix, mais comme un prolongement de ce que tu penses70 ». Christine Noël note que dans Où êtes-vous donc? et dans Entre tu et vous, Groulx, par le truchement du montage, « manipul[e] ouvertement les matériaux filmiques, afin que le spectateur puisse être conscient du contenu proprement orienté de ses films-essais71 ». La linéarité d’un récit est évacuée, au profit d’une structure polyphonique (le chœur grec que forment les voix de George, Christian et Mouffe) ou encore

66 Robert Daudelin, « Entretien », art. cit., p. 11. 67 Patrick Straram, « Soirée Entre tu et vous. Cinémathèque québécoise, 10 juin 1971 », dans Patrick Straram le bison ravi et Jean-Marc Piotte pio le fou, Gilles cinéma Groulx le lynx inquiet 1971, op. cit., p. 82. 68 Gilles Groulx, « Québec et cinéma », Sept-Jours, s. d. L’article est reproduit dans Patrick Straram le bison ravi et Jean-Marc Piotte pio le fou, Gilles cinéma Groulx le lynx inquiet 1971, op. cit., p. 57. 69 Voici le texte original : “This recent one, Entre Tu et Vous, is simpler. I deal with just one thing – how people, men and women, seduce and then repress one another. I make a parallel with the cops, our reality; … first they are so nice – they direct traffic, they help. And then they begin taking over, repressing individual and collective freedom.” (Merrily Paskal, « Gilles Groulx – an interview », art. cit., s. p.). 70 Robert Daudelin, « Entretien », art. cit., p. 13. 71 Christine Noël, Aliénation et subversion : le cinéma de Gilles Groulx (1964-1971), mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 1997, p. 65.

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d’une confrontation d’éléments composites (Entre tu et vous72). Noël relève une caractéristique essentielle de la démarche du cinéaste, c’est-à-dire le procédé du collage, qui s’oppose à l’unité discursive traditionnelle.

En 1971, deux ans après la sortie d’Entre tu et vous, Groulx tourne 24 Heures ou plus… :

C’est un film que j’ai tourné aux mois de novembre et décembre 1971. Il est constitué uniquement d’actualités que j’ai filmées durant cette période. Des actualités ayant déjà connu une certaine circulation dans les média[s] d’information traditionnels. Il n’y a donc aucune révélation faite dans le film, il n’y a pas non plus de secrets de coulisse qui se trouveraient révélés… J’ai donc fait mon film à partir de ces éléments. Ce qui le démarque, c’est son assemblage, c’est son montage qui a été fait à partir d’une certaine analyse sociale73.

On voit que le projet du Chat dans le sac – raconter les actualités au temps présent – teinte toujours la démarche de Groulx. S’il avait traité, en 1964, les actualités par le truchement de la presse et de la littérature74, faute d’avoir accès aux nouvelles télévisées, Groulx décide, à l’aube des années 1970, de créer ses propres actualités. L’idée originale de 24 Heures ou plus… se trouve en germes dans Le Chat dans le sac, même si les films diffèrent largement. Contrairement à la démarche adoptée pour Le Chat dans le sac, dans lequel les personnages sont l’élément révélateur, ici le montage prend une grande importance pour le cinéaste. Groulx exprime la nature de ses interventions :

Ce que je proposais, en effet, dans ce film, c’est que son auteur soit considéré comme une des composantes essentielles, au même titre que les éléments d’actualité qui constituent le film. Si l’on veut parler de l’interprétation que l’on aura faite des différents éléments, il faut aussi qu’on me discute sur le plan de mes idées, que l’on parle de mon intervention. D’ailleurs, dans le film, je me présente, par souci d’honnêteté, pour éviter que l’on dise qu’il y a manipulation par-derrière. Or, comme l’essence même du cinéma est de manipuler, je me suis dit : allons jusqu’au bout des choses, et ne cachons aucun des éléments qui composent le film, et en premier lieu, celui qui réalise le film. Et dans le cas

72 Ibid., p. 66. 73 Groulx cité dans Luc Perreault et Jean-Pierre Tadros, « Gilles Groulx et l’affaire 24 heures ou plus… », dans L’Œuvre de Gilles Groulx 1969-1973, op. cit., p. 26. Texte publié à l’origine dans Cinéma Québec, vol. II, n° 5, janvier-février 1973, p. 35. 74 Les actualités transitent bien sûr par les journaux, les livres, de même que par les reportages radiophoniques et télévisuels. Il ne faudrait cependant pas oublier que ces nouvelles nous parviennent grâce au personnage de Claude, alors que Barbara fait la lecture de magazines. Rappelons que Groulx croit, en 1964, que ce sont les personnages qui assurent le mouvement du film; les protagonistes sont, dans Le Chat dans le sac, le véhicule des actualités.

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de 24 heures ou plus…, le réalisateur devient témoin à charge; pire il se trouve très souvent être solidaire des jeux qui s’opèrent. C’est là le fondement même de ma démarche en tant que cinéaste-citoyen75.

La forme procède du fond. Exit les personnages. La subjectivité de l’auteur est assumée, comme auparavant, mais elle gagne ici en influence et s’affiche comme partie prenante, comme source première du film. Christine Noël souligne que le parti pris pour la subjectivité, que nous jugeons de plus en plus manifeste à partir d’Où êtes-vous donc?, témoigne d’une critique acerbe de l’influence des médias de masse et vise à « outiller le spectateur d’un sens critique et d’une autonomie de conscience76 ». 24 Heures ou plus… constitue un « bulletin d’information alternatif77 ». Groulx apparaît à l’écran dans un cadrage rappelant le format télévisuel. Ce choix est révélateur : le cinéaste substitue sa personne, critique et s’affichant comme tel, au traditionnel lecteur de nouvelles, qui représente aux yeux du public l’objectivité. Mais alors que le lecteur de nouvelles, semblant s’adresser à nous, n’est que l’oblitération du fait que le vrai producteur du discours est le télé-prompteur (et donc l’institution télévisuelle) que regarde en fait le lecteur, dans 24 Heures ou plus… c’est bien l’instance signataire du film qui nous parle, dans une mise à distance du discours et de son producteur. Jean-Marc Piotte dira que 24 Heures ou plus… fut fait dans l’esprit de Vertov et de Brecht78. Le ciné-drame – la fiction – était l’opium du peuple pour le premier, qui utilisait la caméra pour faire avancer la lutte des classes. Pour le second, rompre l’illusion théâtrale – cinématographique chez Groulx – servait à forcer le spectateur à avoir un regard critique. Groulx veut susciter la réflexion. Puisque les images de 24 Heures ou plus… présentent des éléments d’actualité connus de la population, l’attention se porte sur la façon dont elles s’agencent dans l’œuvre, et plus précisément sur la façon dont Groulx, « cinéaste-citoyen », les agence79. D’ailleurs le terme qu’il choisit pour se désigner rend compte du fait que sa

75 Groulx cité dans Luc Perreault et Jean-Pierre Tadros, « Gilles Groulx et l’affaire 24 heures ou plus… », art. cit., p. 26-27. 76 Christine Noël, Aliénation et subversion : le cinéma de Gilles Groulx (1964-1971), op. cit., p. 66. 77 Ibid., p. 70. 78 Jean-Marc Piotte dans Denis Chouinard [réal.], Voir Gilles Groulx, 2e partie, Montréal, Carol Faucher et André Gladu [prod.], 2002, 38 min. Dans L'Œuvre de Gilles Groulx, coffret DVD, Office national du film (coll. Mémoire), 2002. 79 Groulx confie au journal La Presse, en 1972 : « Rien de ce qui figure dans mon film qui n’ait été reproduit dans les médias d’information, sauf que je les montre d’une façon didactique ». (Gilles Groulx cité dans Christine Noël, « Gilles Groulx et les médias », 24 images, n° 75, 1994-1995, p. 24).

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pratique de cinéaste est intimement liée à sa vie citoyenne, à son analyse des enjeux et des événements qui ont cours dans la société. En 1972, dans une entrevue télévisée, Groulx exprime l’exigence qui s’impose à lui en tant que cinéaste et en tant qu’homme :

Si le cinéma se sent obligé d’apporter des informations sur le drame collectif, c’est parce que les médias d’information ne font pas leur métier. Et cela, le cinéaste le ressent comme homme, pour commencer quand il est solidaire de la nation, du peuple. Il ressent cela, il voit l’information et s’aperçoit bien que c’est tripoté80.

Cette manipulation de l’information, elle découle d’un jeu avec la forme, que Groulx rapproche du travail du monteur :

[…] un monteur, c’est plus ou moins un spéculateur. C’est un gars qui joue avec la matière, et qui aime cela. J’ai vu parfois des films… j’aurais eu envie de prendre les mêmes images, mais d’en faire un autre usage. Parce qu’après un bout de temps – cela fait à peu près 12 ans que je filme – je m’aperçois qu’on tourne toujours les mêmes images. Ce qui change, c’est la perception qu’on en a, ce qu’on en fait, ce qu’on y voit. Pour le reste, si tu veux mon vieux, c’est toujours la même chose. C’est comme le potier qui tourne des potiches. Il ne peut pas inventer des formes. C’est beaucoup trop tard pour cela, cela fait 4 000 ans qu’on en fait. Mais, par ailleurs, il peut peut-être apporter un petit fini différent, des teintes différentes. Je vois cela comme un jeu. Mais, un jeu, c’est cela la création81.

La création serait pour lui la configuration consciente et réfléchie des matériaux que sont les actualités. Ce serait leur juxtaposition, leur montage qui peut révéler les enjeux qui se trament dans la société québécoise. Les images demeurent les mêmes, dit-il, ce pourquoi il envisageait de récupérer les nouvelles issues des bulletins télévisés. D’ailleurs, Groulx se méfie de l’esthétisme :

J’attribuais peut-être plus de valeur à l’esthétisme que j’en attribue maintenant. Parce que maintenant je m’aperçois que l’esthétisme est tributaire de la réalité. L’esthétisme n’existe pas, en fait. C’est une forme de séduction. Tu peux faire passer quelque chose d’absolument dégueulasse avec des formes séduisantes. Tu peux présenter la guerre sous une forme absolument attirante, séduisante, comme le font les films américains, comme le font des films soi-disant révolutionnaires tels que Z, etc. C’est vraiment un piège tendu puisqu’ils te montrent les pires horreurs envers l’humanité sous forme de combat héroïque. L’esthétisme, c’est réellement un piège, parce que tout ce qui n’est pas réel, au fond, est une falsification du réel. Et encore, je me demande s’il y a moyen d’en sortir pour le cinéma puisque chaque image peut, à la limite, toujours représenter une espèce de séduction82.

80 Entrevue télévisée de Gilles Groulx, Cinéma d’ici, Radio-Canada, 1972, 3 min., dans Denis Chouinard [réal.], Entretien en six temps avec Gilles Groulx. 81 Id. 82 Id.

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Avançant dans son expérience du cinéma, Groulx conçoit davantage l’esthétisme comme un piège. Le cinéma, « outil de magicien », a le pouvoir de créer l’illusion, de faire paraître le répugnant – la guerre, par exemple – attrayant. La séduction que peut représenter chaque image, Groulx semble vouloir la tenir à l’écart dans 24 Heures ou plus…, en apparaissant à la caméra, et en soulignant la subjectivité de ses propos. Il tient l’esthétisme à distance et le dénonce à la fois, en marquant d’un trait rouge la manipulation exercée par la télévision et le contrôle des organes de presse sur la réception des événements. La forme de 24 Heures ou plus…, c’est-à-dire un collage de discours, d’entrevues, de coupures de journaux, de photos et d’images symboliques, engage le spectateur à organiser lui-même l’ensemble des éléments pour y accorder un sens83. À cause de son caractère subversif, le film est censuré et caché par l’ONF durant cinq ans. Groulx souffre du manque de solidarité qu’on lui témoigne : « Je vivais à ce moment-là une sorte de solitude un peu rageuse parce que j’étais déçu par le peu de protestation contre cette ingérence que je trouvais dangereuse pour la liberté d’expression84 ». Notons qu’une pétition signée par des artistes, intellectuels et syndicalistes exige la levée de l’interdit et demande du même coup celle de deux autres films (Cap- d’espoir, de Jacques Leduc et On est au coton, de Denys Arcand). Toutefois, à l’ONF, des cinéastes sont menacés d’expulsion s’ils appuient Groulx85.

Propos sur la scénarisation : autoréflexivité de Groulx sur sa pratique

En 1975, alors que 24 Heures ou plus… est toujours retenu par l’ONF86, Groulx publie Propos sur la scénarisation. Le préambule qui coiffe son texte résume sa vision du cinéma et de l’industrie du cinéma. Groulx commence par rappeler la pratique de Vertov, que le cinéaste russe appelait « documentaire poétique », et dans laquelle le cinéma est envisagé comme un instrument d’information87 et d’éducation. Il soutient qu’un « cinéma issu de cette

83 Christine Noël, Aliénation et subversion : le cinéma de Gilles Groulx (1964-1971), op. cit., p. 73. 84 Gilles Groulx dans Léo Bonneville, « Gilles Groulx », dans Le cinéma québécois : par ceux qui le font, Montréal, Éditions Paulines, 1979, p. 404. 85 Yves Lever, « Groulx, Gilles (1931-1994) », dans Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma, art. cit., p. 298. 86 L’interdit qui pèse sur le film sera levé en 1976. 87 Groulx confie dans une entrevue télévisée, en 1972 : « [P]lus j’avance dans le cinéma, plus je m’aperçois que c’est l’information, c’est la nouvelle qui est la plus importante, c’est l’actualité qui est plus importante. Parce qu’à ce moment, tu cherches le moins possible à intervenir sur le plan de la forme, tu vas plutôt chercher à

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conception subit [en 1975] les mêmes avatars88 », c’est-à-dire qu’il est marginalisé et peu financé. Groulx utilise l’exemple de Dziga Vertov pour souligner le rejet, par les autorités, d’un cinéma qui informe la réalité. L’industrie du cinéma, basée sur l’approbation d’un scénario jugé conforme aux valeurs établies, nie la spécificité du cinéma, déplore Groulx. Le scénario, dans lequel est consigné le déroulement du film comme s’il s’agissait d’un roman, « ne rend pas justice au matériau cinématographique89 », art d’images, de sons, de musiques. Il « ressemble plus à une plaidoirie de défense devant un tribunal qu'à un travail passionné de créateur/inventeur de cinéma90 ». Dans ses Propos, par de multiples comparaisons, Groulx observe que le cinéma tel qu’il se fait au Québec en 1975 s’apparente à l’objet d’un commerce : le cinéaste est un « exécutant », le cinéma, un « produit » qui doit être approuvé par « l'investisseur-producteur » et dont la conformité est garantie par le scénario, exercice de « public relations ». Groulx s’érige contre la marchandisation du cinéma. Il écrit :

Il dépend des cinéastes eux-mêmes qu'aucune des étapes de l'expression cinématographique ne devienne une « affaire classée », sous peine de devenir cinéaste de service dans un cinéma de type industriel. Les coûts élevés que nécessite la création cinématographique nous font oublier trop vitement que le cinéma est un moyen d'expression, d'information, d'éducation, donc un art comme la littérature, la musique, etc., et non un lieu de stupéfaction collective comme le propose [sic] les marchands de cinéma91.

Groulx signale son exigence d’une liberté de création et interpelle ses collègues-cinéastes. Son insistance sur le rejet du scénario vient du fait que celui-ci symbolise un cinéma à la chaîne et bourgeois qui ne permet pas la découverte qui lui est si chère.

Vertov le disait déjà dans les années 20 : le scénario, c'est jusqu'à la fin du montage visuel et sonore, jusqu'au mixage du film qu'il prend forme; si l'on suit les règles du cinéma progressiste. Ou bien si l'on veut, c'est de montage qu'il s'agit du commencement jusqu'à la fin. Pour le cinéma industriel, il y a le récit et le plan de tournage et puis l'assemblage qui s'y conforme : sans changement bien entendu92.

comprendre ce qui est en train de se faire au point de vue du geste, au point de vue de l’actuel ». (Entrevue télévisée de Gilles Groulx, Cinéma d’ici, Radio-Canada, 1972, 3 min., dans Denis Chouinard [réal.], Entretien en six temps avec Gilles Groulx). 88 Gilles Groulx, Propos sur la scénarisation, op. cit., p. 1. 89 Ibid., p. 2. 90 Id. 91 Ibid., p. 12-13. 92 Ibid., p. 16.

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Cette idée de conformité, de soumission aux normes établies ne ressemble en rien à la vision que Groulx a du cinéma. C’est pourquoi le cinéaste décrie les conditions dans lesquelles pouvait se faire le cinéma à l’ONF :

Il était de rigueur pendant toutes ces années de ne pas nous faire confiance en nous accusant de vouloir aller trop vite et surtout, de rejeter les expériences de nos « aînés ». L'ONF était le seul lieu de cinéma où des expériences devenaient possibles mais il est faux que ce fut le lieu idéal qu'on a voulu faire croire. Ce n'était pas une « cage dorée », c'était une cage comme les autres où l'apprentissage pouvait être très pénible dû au conformisme qui y régnait et contre lequel il nous a fallu faire front commun93.

Museler la création, l’orienter, la freiner : Groulx pressent que les empêchements à créer un cinéma national authentique sont symptomatiques d’une situation qui déborde la sphère artistique. Cette situation, c’est celle de l’asservissement du peuple québécois :

Je souligne en passant ces choses, en toute simplicité, sachant qu'un cinéma national naît d'une culture de libération qui rejette tous les mécanismes d'asservissement et de déqualification qui dominent les peuples et les individus. Un cinéma national québécois qui ferait foi des questionnements et des luttes de ceux qui veulent s'affranchir de la domination et de l'autoritarisme ne peut guère à mon avis trouver preneur dans nos gouvernements actuels. Je ne crois pas m’écarter du sujet en racontant tout ça. Je pense que la culture dominante qui est « exploiteuse », pour ne pas dire plus, détermine ainsi la manière avec laquelle il faut aujourd’hui « fabriquer » un scénario : voyez l’ensemble de la production des films québécois… Ce pourquoi le scénario peut représenter la première étape de la lutte pour sauvegarder le projet du film94.

Groulx refuse la domination d’une culture sur une autre, d’un système de valeurs sur un autre. Le texte Propos sur la scénarisation critique l’industrie cinématographique, mais exprime aussi une autre façon d’appréhender le cinéma. Si Groulx rejette la logique marchande et la soumission à des valeurs érigées en normes, il leur substitue la soif de la découverte et la volonté de communiquer :

Ne voit-on plus le cinéma comme une aventure, comme une exposition de la vie, comme un moyen encore tout nouveau d'exploration de la pensée, comme une interrogation constante? D'où viennent les idées justes? Elles viennent de la collaboration sincère avec les autres. Le cinéaste ne tient compte que de trois nécessités primordiales à la fabrication de son film : l'idée de base, la faculté de comprendre, la volonté d'exposer (montrer, démontrer). À mon avis, avec ces trois éléments, le cinéaste compose une recherche, une mise en scène et un projet d'information; qu'il s'agisse d'un film de fiction ou d'un documentaire en direct.

93 Ibid., p. 11-12. 94 Ibid., p. 14.

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La vie n’est pas faite de morceaux de films que je sache, mais l'inverse : un film est fait de morceaux de la vie de chaque jour. Cela devrait être la base de toute idée de film. Ça me semble primordial et tout naturel que le cinéma s'imprègne de la réalité qui commande toute prise de conscience quelle qu'elle soit95.

L’idée d’un film surgit des scènes de la vie quotidienne, dit Groulx. Le cinéma expose la vie, réfléchit sur elle96. Dans cette optique, il importe que l’intention du cinéaste vienne d’une impulsion, d’un désir personnel et authentique. Seule la sincérité engage une véritable expérience de création cinématographique, semble nous dire le cinéaste, citant un célèbre philosophe :

Une citation très juste et qui s'applique à merveille au projet cinématographique : « Le moyen fait partie de la vérité aussi bien que le résultat. Il faut que la recherche de la vérité elle-même soit vraie : c'est la vérité déployée, dont les membres épars se réunissent dans le résultat ». Karl Marx On n'entreprend pas un film sans être totalement convaincu que ce que l'on va faire aboutira à un éclairage nouveau de la vérité. Autrement dit : il faut travailler avec ses propres convictions selon ses aspirations; la première responsabilité étant vis-à-vis de soi- même97.

Groulx expose dans le passage ci-haut une philosophie qu’il a lui-même embrassée dans la création de ses films. Il démontre dans Propos sur la scénarisation sa fidélité à ses convictions en livrant ses impressions sur la réalisation et la production de ses films.

Il est frappant, lorsqu’on fait la lecture des souvenirs de Groulx, de constater combien les thèmes, ou disons les contextes, de ses films – à savoir l’activité minière (Normétal), la boxe (Golden Gloves), la ville de Miami (Voir Miami), le hockey (Un Jeu si simple), une histoire d’amour (Le Chat dans le sac) – ne relèvent pas des passions ou des intérêts personnels du cinéaste, mais se présentent comme des opportunités d’éclairer un fait social, ethnographique. Ce n’est pas l’attrait de Groulx pour un thème ou un autre qui détermine son choix, mais bien ce que le thème porte en potentialité, ce que le cinéaste peut y découvrir et y développer. Pour mieux illustrer ce fait, attardons nous d’abord à quelques impressions

95 Ibid., p. 3-4. 96 Groulx a dit : « On cherche [dans le cinéma] une manière d’accompagner l’action comme les musiciens ont accompagné l’action. Ne pas dire comme Godard : “Le cinéma, c’est la vie”. Il n’y a rien de plus faux. Le cinéma n’est pas la vie et ne le sera jamais. Ce sera toujours seulement un “beat” avec le pied, sur la vie. Les musiciens américains ont trouvé ce “beat” ». (Robert Daudelin, « Entretien », art. cit., p. 17). 97 Gilles Groulx, Propos sur la scénarisation, op. cit., p. 6.

27 livrées sur le court métrage Normétal. Groulx raconte qu’il a construit son film autour des activités minières et d’éléments de la vie sociale des mineurs : « cela pouvait ressembler à une commandite de Noranda Mines98 », ironise-t-il. Son objectif consistait à montrer l’unité des travailleurs. Grâce à l’aide d’un mineur, président du syndicat local des Métallos, Groulx arrive à démontrer dans son scénario qu’une majorité de mineurs était venue s’établir pour cultiver des terres, mais avait été contrainte, devant la pauvreté de ses moyens de production, de descendre dans la mine. Certains travailleurs résistaient pourtant et « continuaient par tous les moyens à maintenir des activités de cultivateur et de mineur99 ». C’est la résistance qui interpelle Groulx :

[C]'est cette obstination de la part des gens de Normétal à vivre une vie choisie que j'aurais voulu fouiller plus en profondeur. La durée de vingt minutes de rigueur m'interdisait une étude plus rapprochée du sujet. Le processus d'extraction et de nettoyage du minerai me paraissait vide de sens. Ce parti-pris de technologie minière, hors la question de vie, me semblait sans le moindre intérêt100.

Pour parler de la vie des gens de Normétal, c’est vers eux que le cinéaste se tourne pour construire son film. En somme, Groulx met en scène les mineurs abitibiens parce que leurs conditions, leurs gestes et, surtout, leur esprit combatif révèlent quelque chose de la société. De l’Abitibi, Groulx se rend ensuite à Montréal tourner Golden Gloves. Il estime que la préparation qu’il a faite pour ce film fut exemplaire puisqu’on y retrouve « à la fois la justification sportive et ethnologique (entendre sociale), de même que l’assurance qu’il n’y aura pas de conflit avec les “autorités101” ». Ce qui animait le cinéaste était de tourner un film dans son quartier d’origine, Saint-Henri, et de peindre le portrait « du jeune boxeur désireux d’échapper à sa condition sociale de jeune ouvrier102 ». Ici, la visée sociale est toujours aussi prégnante. Groulx interroge des aspirants boxeurs pour connaître leurs parcours et leurs aspirations, qui deviennent ensuite matière à raconter le combat que mène un ouvrier pour échapper à sa condition sociale. La même recherche se produit pour les courts métrages Voir Miami et Un Jeu si simple. Le premier met en parallèle la vie à La Havane où, après l’invasion ratée de la Baie-des-Cochons, les jeunes Cubains reviennent des villages de la Sierra à la

98 Ibid., p. 7. 99 Id. 100 Id. 101 Ibid., p. 10-11. 102 Id.

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suite d’une campagne d’alphabétisation, et la vie à Miami, connue comme la « Holiday City », où ces mêmes jeunes s’exilent dans l’espoir d’une vie meilleure. Le montage doit illustrer le changement dans la structure sociale de la riche Miami. Sous la menace de congédiement brandie par l’ONF, Groulx doit retirer les séquences cubaines. Le même ultimatum est lancé au cinéaste concernant l’utilisation d’une séquence montrant la célèbre émeute du Forum :

La réalisation de Un Jeu si simple fut aisée – la production fut longue, mais sans problème ou presque, s'il n'y avait eu dans le montage, l'évocation de l'incident du Forum de 1954 : Maurice Richard vs Clarence Campbell. Matériel d'actualités que j'avais inclus dans mon film et qui prenait l'ampleur d'une manifestation populaire contre le racisme. À l'ONF, on chercha à niveler les choses. Dans le montage original, on pouvait voir Monsieur Campbell dans l'humiliante situation où il se faisait arracher son chapeau et se faisait gifler par un partisan de Maurice Richard et immédiatement après, une bombe fumigène explosait dans l'enceinte du Forum.

Je fus obligé de retirer cette scène de la version finale bien qu'elle eut été vue, filmée et qu'elle appartienne désormais aux archives de notre sport national. C'était à prendre ou à laisser tomber mon prochain film103.

Ici, la foule du Forum en furie contre le président de la LNH, qui cautionne la suspension de Maurice Richard et le blanchiment de son adversaire Hal Laycoe, symbolise le rejet du racisme envers les Canadiens français. La séquence choisie par Groulx synthétisait un fait social, qui a été censuré. La même censure est répétée par la suite. Pour la réalisation du Chat dans le sac, c’est Radio-Canada qui refuse l’utilisation de ses actualités filmées, pourtant déjà diffusées dans le cadre du téléjournal et qui relèvent donc du domaine public104.

Groulx cesse d’être un employé permanent de l’ONF en 1965. La même année, Michel Brault, , Fernand Dansereau, Denys Arcand et Groulx se regroupent et fondent Les Cinéastes associés, qui se révèle un échec financier105. Par la suite, Groulx réalise trois autres longs métrages. Ceux-ci, nous dit le cinéaste, rompent « peu à peu plus nettement avec le contenu et les formes du récit traditionnel106 » :

103 Ibid., p. 16. 104 Radio-Canada refusa également, pour le tournage de Entre tu et vous (1969), de fournir ses images d’archives. 105 Ibid., p. 19. 106 Id.

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Je dirai simplement que dans Où êtes-vous donc?, Entre tu et vous et 24 Heures ou plus…, je brisais puis j'émiettais progressivement la coquille du récit anecdotique en introduisant la notion de fragments en tant que continuité. Il me semble encore aujourd'hui aussi vrai que nous ne percevrons jamais la réalité qui nous entoure que par fragments. Le temps en fragmentation107.

Groulx évoque l’éclatement du récit traditionnel dans ses films, tant sur le plan de la forme que du fond. C’est-à-dire que l’histoire, l’anecdote disparaît de plus en plus, de même que la manière de l’exposer se fragmente. Selon les mots du cinéaste, 24 Heures ou plus… « fut absolument interdit à toute projection et condamné à s'empoussiérer dans les cachettes de l'ONF108 ». Barbara Ulrich, la conjointe de Groulx, dit qu’après ce film il a « laissé de côté la situation du Québec pour une situation davantage mondiale109 ».

Hormis Place de l’équation (1973), dont Groulx ne fait pas mention dans ses Propos, Première question sur le bonheur (1977) est le premier film qu’il réalise après la tempête de 24 Heures ou plus…. Le film est tourné au Mexique et donne la parole à deux groupes opposés : les paysans de Santa Gertrudis qui luttent pour retrouver leurs terres et les propriétaires terriens qui répriment le mouvement paysan110. En plus de témoigner de la lutte des paysans, le film présente la lutte de deux consciences au sein d’une même famille : tandis qu’un fils collectiviste se range du côté des paysans, l’autre, capitaliste, se range du côté du père latifundiste. Groulx fait dialoguer les paysans et les propriétaires grâce à des enregistrements qu’il fait écouter à l’un et à l’autre groupe111. Le cinéaste explique comment il a abordé le projet :

[…] j’ai reçu une offre d’aller faire un film au Mexique dans le cadre de la coproduction entre l’ONF et Cine-diffusion SEP. Je ne croyais pas beaucoup à cette coproduction en

107 Id. 108 Id. 109 Barbara Ulrich dans Denis Chouinard [réal.], Voir Gilles Groulx, 2e partie. 110 Le film est en avance sur son temps, dans la mesure où il préfigure le mouvement zapatiste, note André Pâquet dans « L’Œuvre inachevée d’un cinéaste visionnaire », L’Œuvre de Gilles Groulx 1977-1982, op. cit., p. 45. 111 À ce sujet, une note pertinente : « Ce documentaire produit dans le cadre d’une entente Mexique-Canada, empruntait une mise en scène révolutionnaire  l’écoute, par les paysans communeros, d’un enregistrement révélant le point de vue des petits propriétaires, les caciques, opposés à la réforme agraire, permet aux premiers de réagir point par point à ce qu’ils entendent, de rétablir la “vérité”  pour devenir à la fois instrument de combat sur le terrain et instrument de réflexion sur la relativité du bonheur pour le spectateur québécois ». (Philippe Gajan, « Éthique de la séduction, séduction de l’esthétique », 24 images, n° 111, 2002, p. 37).

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tant que réalisateur étranger. Mais j’étais curieux de faire une telle expérience, d’aller travailler dans une situation politique et économique du tiers-monde. Je voulais voir quelle sorte d’aide on pouvait s’apporter. J’ai donc accepté112.

Lorsque Groulx parle d’une « aide » mutuelle, il s’agit sans doute d’une collaboration Québec/Mexique dans la production du film, mais vraisemblablement aussi d’une solidarité dans la lutte des peuples contre la classe dominante qui les réprime113. On ne dira pas que Groulx a laissé de côté la situation du Québec après 24 Heures ou plus…, mais plutôt qu’à partir de ce moment, il aborde le sujet par la bande. Il est question du Québec dans Première question sur le bonheur au sens où le film montre que la solidarité d’un groupe – sa capacité à s’unir et à lutter pour le collectif – est le prérequis nécessaire à la voie de l’égalité et de la démocratie. On peut envisager Première question sur le bonheur sous le même mode que le Tercer Cine114, tel que décrit par Octavio Getino et Fernando Solanas, c’est-à-dire un cinéma qui rejette le modèle commercial hollywoodien comme le cinéma indépendant petit- bourgeois européen, pour représenter les inquiétudes des pays colonisés en lutte pour leur libération.

Groulx capte le récit des Mexicains : il filme leurs témoignages, présente les photos des disparus et les reconstitutions des événements. Ce sont les paysans, qui s’appellent entre eux compañeros – compagnons, camarades –, qui disent dès le début du film : « ce film n’aura rien d’inventé ». Ce n’est pas sans rappeler la présence de Groulx et de Piotte dans 24 Heures ou plus…. Alors qu’il agençait, dans ce dernier film, les archives québécoises, ici le cinéaste crée les archives mexicaines. Si Première question sur le bonheur correspond au « tercer cine » en ce qu’il donne la parole au peuple, il diffère toutefois de la posture d’un film comme La Hora de los hornos de Solanas (1968) qui, d’une part, glorifie les révolutionnaires et les syndicalistes et, d’autre part, ridiculise les représentants de

112 Gilles Groulx cité dans Jean-Pierre Bastien, Gilles Groulx : rétrospective février 1978, op. cit., p. 7. 113 Première question sur le bonheur montre les paysans de Santa Gertrudis chantant « Carabina 30-30 », un corrido (ballade) composé par Oscar Chavez, qui traite de la domination des patrons sur le peuple et dont la musique deviendra celle de l’hymne zapatiste. Le film présente aussi les paysans de El Trapiche qui souhaitent la création d’un front paysan. 114 Cf. Octavio Getino et Fernando E. Solanas, « Hacia un tercer cine », Tricontinental, n° 13, octobre 1969. Traduction anglaise : Fernando Solanas et Octavio Getino, « Towards a Third Cinema », dans Bill Nichols [dir.], Movies and Methods : An Anthology, vol. I, Berkeley, University of California Press, 1976, p. 44-64.

31 l’oligarchie. Le réalisateur argentin, comme le fera Pierre Falardeau avec Le Temps des bouffons (tourné en 1985 et diffusé en 1993), superpose, en voix off, sa critique sur les images filmées. Dans Première question sur le bonheur, Groulx fait se rencontrer deux subjectivités : les propriétaires et les paysans. Le cinéaste narre pour présenter les faits, mais n’use pas d’ironie pour rallier le spectateur à son parti pris115. Ce sont plutôt les images qui nous renseignent sur l’opinion du cinéaste : l’égalitarisme des paysans transparaît dans les tâches quotidiennes artisanales, dans l’union des étudiants et des ouvriers pour une même cause. C’est évidemment Groulx, l’homme qui, au travers du récit des paysans, s’exprime au moyen de l’outil cinéma pour s’adresser aux gens.

Moi je dirais que la subjectivité c’est un petit peu le sang d’un film pratiquement, parce que c’est ça qui montre que derrière la caméra il y a un cœur, c’est dans mes convictions, c’est pas un robot qui parle. C’est pas un film fait sur ordinateur, c’est fait par un homme, c’est fait à la main, si c’est pas le cinéma artisanal c’est au moins le cinéma subjectif116 […]

Cette conviction semble s’affermir tout au long de sa pratique cinématographique. La personnalité, l’identité d’un cinéaste imprègnent ses films, et Groulx, qui dit travailler beaucoup par instinct, tend à refuser les étiquettes accolées à ses créations. En 1978, il exprime dans un entretien sa posture face aux notions de genre :

Au fond, je cherche à abolir les frontières entre le documentaire et la fiction. Ce qui m’intéresse au cinéma, c’est l’incontestabilité. Je tiens à ce que le spectateur ne puisse dire : voici une situation de fiction qui n’a aucun rapport avec la réalité et, qu’il ne puisse pas dire à l’égard du documentaire : voici un documentaire tout à fait contestable. Un film qui se disait vrai et qui porterait à faux. Je cherche toujours à abolir la frontière entre les deux. Au fond, je cherche à rendre les films que je fais incontestables, quel que soit le moyen employé. Je veux abolir la séparation des genres. Dans le cas du Chat dans le sac, ma gageure était que le personnage existe, existait et existera. Les propos seraient

115 Groulx dit, en 1968, au cours d’un débat télévisé portant sur l’engagement dans le cinéma et la télévision : « Le manifeste, c’est le problème avec sa solution. Le film ne porte pas les solutions, le film pose la question. Le cinéma comme je le perçois, c’est un film qui pose la question ». (Débat télévisé animé par Michelle Tisseyre et Bernard Derome, Aujourd’hui, Radio-Canada, 1968, 10 min., dans Denis Chouinard [réal.], Entretien en six temps avec Gilles Groulx.) Par ailleurs, en 1971, lorsqu’on lui demande ce qu’il pense du nouveau type de films lancé par Solanas, notamment avec La hora de los hornos (L’heure des brasiers), il répond qu’il a vu le film à Berlin avec le cinéaste et en pense « énormément de bien ». Il raconte qu’il a échoué à recueillir les bulletins d’information à Radio-Canada pour la réalisation d’Entre tu et vous et se demande comment Solanas a pu recueillir une telle quantité d’actualités pour son film. (Groulx cité dans Patrick Straram, « Soirée Entre tu et vous. Cinémathèque québécoise, 10 juin 1971 », dans Patrick Straram le bison ravi et Jean-Marc Piotte pio le fou, Gilles cinéma Groulx le lynx inquiet 1971, op. cit., p. 85). 116 Gilles Groulx dans Johanne Mongeau, « Gilles Groulx et l’engagement », dans L’Œuvre de Gilles Groulx 1969-1973, op. cit., p. 36. Publié à l’origine dans Format cinéma, n° 4, 21 septembre 1981.

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différents aujourd’hui. En fait, le film est un portrait d’une époque, mot à mot, avec les vrais journaux, les vrais éléments, la vraie radio… etc117.

La démarche vise à « faire exister », dans un film, un personnage, une situation pour que le spectateur en ressente l’authenticité. Pour parvenir à créer un univers cohérent, l’esthétique joue certes un rôle, dit Groulx en 1981. Il expose à cette époque la modulation de son point de vue sur l’esthétique :

Moi aujourd’hui j’en arrive à penser que c’est plutôt l’esthétique qui englobe toute l’éthique, si tu veux. Parce que c’est à la fois l’expression de la pensée et la préoccupation de la forme, à savoir qu’on ne garde pas des formes anciennes pour dire des choses neuves, des choses nouvelles. Il y a un divorce là. Il faut penser les deux à la fois, tout le temps. Il faut rester un cinéaste et pas seulement un idéologue. Il ne faut pas verser dans le côté intellectuel118.

« Verser dans le côté intellectuel », c’est selon lui mettre sur pellicule ce qui « devrait rester dans les pages d’un livre119 », auquel on peut revenir et sur lequel on peut prendre des notes. Ce serait « oubli[er] de tenir compte d’un certain tempérament du cinéma120 », celui du rythme de déroulement d’un film.

Au pays de Zom et la résurgence des formes séduisantes

Si la philosophie de Groulx demeure la même tout au long de sa production, c’est-à- dire centrée sur l’expression de l’identité du peuple québécois, on peut toutefois remarquer des modulations dans l’énonciation de cette philosophie. Le dernier long métrage du cinéaste, Au pays de Zom (1981), témoigne de la fidélité de Groulx à sa démarche cinématographique et à ses idéaux même s’il tranche avec les films précédents au plan de la forme. Au pays de Zom se présente comme une critique du capitalisme. Le chanteur lyrique Joseph Rouleau y incarne la figure du capitalisme :

Groulx lui avait procuré [à Joseph Rouleau] alors copie d’un discours prononcé par un homme d’affaires devant le Club Richelieu de Montréal, qui donnait à voir ses vertus, ses

117 Gilles Groulx dans Léo Bonneville, Le cinéma québécois par ceux qui le font, op. cit., p. 394. 118 Gilles Groux dans Johanne Mongeau, « Gilles Groulx et l’engagement », art. cit., p. 37. 119 Id. 120 Ibid., p. 38.

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défauts, ses opinions, ses contradictions allant jusqu’à s’accuser lui-même. Largement, le film allait être basé là-dessus121.

Dans une entrevue réalisée en 1983, évoquant la forme de l’opéra qu’emprunte son dernier film, Groulx dit : « Ils se sont laissés blairer par cela122 ». La censure dont ont été l’objet nombre de ses films n’a pas atteint Au pays de Zom. Alors que Groulx a toujours dû lutter pour l’utilisation des archives, pour l’expression d’une critique de la société, ici, la forme de l’opéra englobe, enserre le propos du film. La critique demeure pourtant. Le Groulx de 1983 semble être en porte-à-faux avec le Groulx de 1964, qui disait avoir déjà songé à faire une comédie musicale, mais repoussait cette possibilité, car il avait peur des formes séduisantes, qui peuvent « prendre le pas sur la chose dite123 ». Pourtant, cette ambiguïté révèle une tension qui caractérise la démarche de Groulx. Il semble que le désir de réfléchir à la société et la volonté de formuler une critique sur elle, irrépressibles pour le cinéaste bien que brimés à répétition, soient orientés par le contexte politique. Le silence imposé par l’interdiction de sortie de 24 Heures ou plus…, au lendemain de la crise d’Octobre, correspond à une interdiction de critiquer. On retire le droit de parole du cinéaste, puis on l’empêche de travailler124. Ébranlé par l’indifférence vis-à-vis de la censure exercée, Groulx se saisit de cette contradiction de l’esthétisme, utilise la musique et le chant qui lui permettent de faire le procès du capitalisme. On ne saurait voir ce film comme une démission; au contraire, il cristallise l’attitude batailleuse de Groulx. À l’anecdote amoureuse du Chat dans le sac, véhicule des tensions sociales présentes en 1964, Groulx fait suivre le spectacle satirique de Zom, personnification d’une bourgeoisie mortifère.

121 Yolaine Rouleau, « Derrière Monsieur Zom », Format Cinéma, n° 34, 3 mars 1984, p. 1. Dans L’Œuvre de Gilles Groulx 1977-1982, op. cit., p. 18. 122 Entrevue télévisée de Gilles Groulx par Hubert-Yves Rose et Guy Bergeron, Cinéastes à l’écran, Radio-Québec, 1983, 13 min., dans Denis Chouinard [réal.], Entretien en six temps avec Gilles Groulx. 123 Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 46. Voir les pages 8 et 9 de ce mémoire pour revoir la citation intégrale. 124 Richard Brouillette, ami et « ciné-fils » de Groulx, écrit que « les conséquences matérielles de l’interdiction durant cinq ans de 24 heures ou plus… sur sa vie s’avérèrent plutôt graves. Hormis Place de l’équation que produira pour lui Jean-Claude Labrecque, on ne lui proposa aucun travail et c’est dans l’isolement total qu’il devra se résigner à demander des prestations d’aide sociale et à travailler comme journalier dans une raffinerie de sucre de betteraves. Plus tard encore, l’ONF refusera de lui accorder à nouveau un poste permanent, ce qui, après son terrible accident, lui soutirera tout espoir de pension. Ne l’oublions pas, Gilles Groulx est mort dans la misère et la relégation les plus sombres ». (Richard Brouillette, « Une formidable leçon de liberté individuelle », L’Œuvre de Gilles Groulx 1977-1982, op. cit., p. 40).

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Ouverture

Quand on lui demande, en 1981, de résumer sa démarche de cinéaste engagé, il répond :

Moi je regarde un petit peu toutes les années que j’ai passées au cinéma, je me dis que je n’ai pas toujours eu cette attitude du cinéaste engagé, en ce sens que je trouverais ça à la longue un peu péjoratif de dire que le cinéma que j’ai fait est un cinéma engagé. C’est un cinéma de lutte que j’ai fini par trouver assez normal parce que j’ai été pour ainsi dire élevé là-dedans. J’étais un individu sans doute obstiné, j’ai pas eu à faire d’effort là-dessus. Quand je pense me trouver dans une position de sincérité par rapport à moi, par rapport à ce que je fais, je n’en démords pas facilement de sorte que c’est pour ça que je dis que le cinéma c’est à la fois création, observation, questionnement et obstination, beaucoup d’obstination125.

Les films de Gilles Groulx témoignent d’une quête constante et vigoureuse d’accéder à une liberté d’expression. Une expression qui, au fil des années, reste inextricablement liée, chez le cinéaste, à la situation d’une minorité qui cherche à s’affranchir : le pouvoir d’un groupe sur un autre, les intérêts des uns annihilant ceux des autres, le capitalisme aliénant l’humanité. Qu’il s’inscrive dans le décor multiculturel montréalais (Le Chat dans le sac), dans la campagne des paysans mexicains qui luttent contre la répression (Première question sur le bonheur), ou qu’il formule une allégorie sur un capitalisme déshumanisant (Au pays de Zom), le cinéma de Groulx en est un de lutte. Si le thème de la résistance recouvre l’ensemble de sa cinématographie, il s’articule grâce à des formes renouvelées qui rendent compte à la fois de la cohérence de la pensée de Groulx quant au langage cinématographique, une forme qu’il ne semble jamais accepter comme quelque chose de donné126, et des efforts qu’il a dû déployer pour se soustraire à une censure asphyxiante. « Ce qui nous amène à comprendre que le cinéma de Groulx, conçu comme une libération formelle, est aussi un cinéma de libération sociale127 ».

Il serait réducteur d’envisager, a posteriori, la cinématographie de Groulx comme un bloc homogène résultant d’un parcours linéaire. Ce serait surtout faire fi de la démarche du cinéaste, que le titre d’un article de Réal La Rochelle synthétise avec justesse : « “Collager”

125 Gilles Groulx dans Johanne Mongeau, « Gilles Groulx et l’engagement », art. cit., p. 45. 126 Pierre Hébert dans Denis Chouinard [réal.], Voir Gilles Groulx, 2e partie. 127 Richard Brouillette, « Une formidable leçon de liberté individuelle », art. cit., p. 38.

35 politiquement le culturel québécois128 ». L’auteur y relève à juste titre que le collage constitue une méthode caractéristique du cinéaste, tant en recherche-scénarisation qu’en tournage et en montage. Pour Groulx, la recherche est présente à toutes les étapes de la création d’un film. L’étude du quotidien procède chez lui d’une conception journalistique du cinéma et d’une compréhension des images et du temps propre au travail du monteur d’actualités. Ces deux axes, présents dans la démarche de Groulx dès Les Héritiers (1955) et Les Raquetteurs129 (1958), se manifestent de façon encore plus nette à partir de son premier long métrage, Le Chat dans le sac.

128 Réal La Rochelle, « “Collager” politiquement le culturel québécois », dans L’Œuvre de Gilles Groulx 1977-1982, op. cit., p. 20. Texte publié dans Copie Zéro, n° 20, mars 1984, p. 4. 129 Cf. Marianne Gravel, « Nouveau journalisme, nouveau cinéma : les partis pris de Gilles Groulx à l’heure de la Révolution tranquille », Nouvelles Vues, n° 12, printemps-été 2011, http://www.nouvell esvues.ulaval.ca/no-12-le-renouveau-dirige-par-jean-pierre-sirois-trahan/articles/nouveau-journalisme- nouveau-cinema-les-partis-pris-de-gilles-groulx-a-lheure-de-la-revolution-tranquille-par-marianne-gravel/.

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Chapitre 2 : Les archives du présent130

Les citations annoncées

« J’avais écrit à grands traits une anecdote entre un gars et une fille. Le gars avait laissé ses études et était en chômage. La fille, elle, étudiait l’art dramatique et était fille de parents bourgeois. Il y avait un début, un milieu et une fin ; c’était convaincant131 », résume Groulx dans Propos sur la scénarisation. Dans la construction filmique du Chat dans le sac, la relation amoureuse entre Claude et Barbara relève, comme l’écrit le cinéaste, de l’anecdote : « La réalité environnante allait prendre presque toute la place dans le film et l'histoire d'amour servant à déterminer d'autres forces en présence dans la réalité132 », ajoute- t-il. Pour dire la réalité québécoise, le cinéaste puise, dans les journaux, des actualités à transposer chez les deux personnages : « C’était écrit comme pour affrontement : lui pensait noir, elle pensait blanc133 ». Si les différences entre Claude et Barbara sont perceptibles dès le début du long métrage, alors qu’ils se présentent tour à tour à la caméra, c’est la séquence suivante, où Claude brandit ses livres de chevet, qui annonce véritablement l’affrontement. Face à la caméra, il expose : La Révolte noire, La Révolution cubaine, Les Damnés de la terre, Jean Vigo, le Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes, la revue Parti pris et Plaidoyer contre la censure. Ces repères, d’emblée affichés, donnent corps à la pensée de Claude et témoignent de sa fascination pour les théories révolutionnaires. Parfois cités directement, parfois évoqués, les ouvrages permettent à Claude de dire, de façon détournée, ce qu’il pense de la société à une époque encore marquée par la censure duplessiste134.

130 Nous pointons là un paradoxe : par l’enregistrement sur pellicule, le présent de l’année 1964 devient directement archive. Ex-monteur d’actualités à Radio-Canada, Groulx était conscient de la valeur archivistique des images. 131 Gilles Groulx, Propos sur la scénarisation, op. cit., p. 17. 132 Id. 133 Id. 134 À noter que l’Index librorum prohibitorum (l’index des livres interdits) n’a été définitivement aboli qu’en 1966 par le Pape Paul VI.

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L’étude des intertextes du film permettra d’informer la trame narrative, c’est-à-dire la rupture du couple, qui s’illustre notamment dans les relations entre l’image et le son, parfois synchrones, parfois asynchrones, ce que Michèle Garneau désigne par des « actes de parole interactifs, en in135 » (c’est-à-dire que le dialogue a lieu devant nous : les paroles qui sont échangées sortent de la bouche de ceux qui les prononcent) et des « actes de parole réflexifs, en off » (les paroles – souvent les pensées des personnages – sont désynchronisées à l'image). L’incompatibilité des personnages se révèle sous divers plans, notamment celui de la scission progressive de l’image et du son :

Les personnages parlent d’abord ensemble, en in, puis chacun pour soi, en off, si bien que le dialogue entre Claude et Barbara s’apparentera de plus en plus à deux monologues. À la fin du film, dans les séquences finales, ce ne sera plus que deux dialogues : celui de Claude avec Claude, et celui de Barbara avec Barbara136.

La communication se rompt : le dialogue intérieur de Claude ne concerne plus que l’avenir de Claude, de même que les pensées de Barbara ne sont tournées que vers le futur de Barbara. Le couple disparaît au profit de l’émancipation de ses deux parties.

Le Chat dans le sac (1964) a pour théâtre Montréal et la campagne de Saint-Charles-sur-Richelieu. Plantés dans le décor québécois, les personnages principaux, Claude et Barbara, communiquent des discours libérateurs au moyen des médias d’information, omniprésents dans le film. Nous présentons, dans ce chapitre, une analyse des intertextes du Chat dans le sac. Nous consacrons une partie du chapitre à chacun des sept ouvrages cités, hormis le Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes, dont nous parlerons dans le corps de notre analyse.

135 Michèle Garneau, Pour une esthétique du cinéma québécois, thèse de doctorat, Montréal, Université de Montréal, 1997, p. 208. 136 Ibid., p. 209.

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La Révolte noire, de Louis E. Lomax

L’affrontement dont parle Groulx, pour nommer la relation entre les personnages, emprunte au combat des Noirs américains contre la ségrégation raciale tel que présenté dans La Révolte noire137. Les propos tenus par Claude et ceux tenus par Lomax dans son ouvrage mettent au jour les inégalités qui ont cours dans la société (canadienne-française et américaine, respectivement), et ce notamment au moyen de statistiques. Par exemple, la révolte qu’éprouve Claude se trouve contextualisée par le portrait qu’il dresse de la situation :

Je sais en ce moment ceci : nous vivons dans le même régime depuis 97 années. Le standard de vie du citoyen québécois est de 10 % inférieur à celui du Canadien moyen. Et il est de 27 % inférieur à celui de l’Ontario voisin. Les Anglo-canadiens représentent 71 % de la population du Canada. Au début de la Constitution, on était la moitié de la population canadienne. Nous avons un statut de minorité au Canada, mais nous sommes 82 % de la population du Québec. Par contre, nous ne contrôlons pas 20 % de l’économie de notre territoire. Nous sommes six millions d’individus au Québec.

Les statistiques informent la révolte de Claude. Elles lui fournissent une crédibilité, un fondement et établissent clairement un ordre de comparaison entre les citoyens québécois et les citoyens canadiens. Louis E. Lomax décrit le contexte américain en insistant lui aussi sur une dualité, celle des citoyens noirs et des citoyens blancs :

Ce qui compte, c’est qu’entre 1950 et 1960, le revenu de la famille américaine noire n’a marqué aucun progrès par rapport au revenu de la famille blanche. En fait, le revenu moyen relatif de la famille noire a diminué pendant les deux dernières années cinquante [sic]. En 1960, le revenu moyen de la famille noire n’a été que les trois cinquièmes de celui de la famille blanche, et il y avait presque trois fois plus de Blancs que de Noirs dans le commerce et les professions libérales. À l’autre bout de l’échelle économique, les chiffres se trouvent presque exactement inversés; il y avait trois fois plus de Noirs que de Blancs, dans les emplois subalternes, tels que ceux d’ouvriers non qualifiés et de domestiques138.

Les deux passages révèlent une détérioration de la situation du groupe défavorisé à l’avantage du groupe favorisé. Ils établissent de façon explicite les inégalités dont souffre, sur le plan économique et social, une partie de la société en raison de son origine ou de la couleur de sa peau. Désavantagé, le groupe se trouve privé de pouvoir. Bien que les contextes

137 Louis E. Lomax, La Révolte noire, traduit de l’anglais par Edmond Barcilon, Paris, Éditions du Seuil, 1963, 266 p. 138 Ibid., p. 75-76.

39 québécois et américain soient différents, ils s’expriment ici sous un même mode, celui de l’emprise d’un peuple sur un autre peuple.

Ceci dit, avant même de dresser le portrait statistique des inégalités de son peuple, Claude s’érige contre le groupe dominant. Pour mettre fin à une conversation avec Barbara, il lance un reproche qui s’adresse moins à sa compagne qu’« aux anglophones » : « De toute façon, vous les anglophones, vous nous ignorez complètement et, du haut de vos cartels, vous nous méprisez ». Pourtant, dès le début du film, Barbara signale qu’elle ne s’identifie pas comme anglophone, mais comme Juive : regardant la caméra, elle mentionne son nom, son âge, son ethnicité. Dans une scène subséquente, elle mentionne qu’elle compte, après ses études, habiter à Paris, ce à quoi Claude répond : « Ici c’est ça, les anglophones quand ils apprennent le français c’est pour aller à Paris ». Barbara rétorque : « Pas moi, Claude, tu le sais bien. D’ailleurs je ne suis pas anglophone, je suis Juive ».

Dans La Révolte noire, des parallèles sont tirés entre les Noirs américains et les Juifs. L’auteur, Louis E. Lomax, rapporte une anecdote personnelle. En 1958, en promenade à Harlem, il s’arrête pour écouter un orateur noir qui interpelle ses pairs : « Écoutez, maintenant, […] je veux que vous compreniez la façon dont le Blanc, particulièrement le Juif, vous maintient sous le joug économique139 ». L’orateur dresse une liste des activités liées à l’argent : travailler, acheter, payer le loyer; l’employeur, les commerçants de vêtements et de bijoux, le propriétaire et le banquier portent des noms juifs.

Mais ce que vous ne savez pas, [conclut l’orateur,] c’est que M. Eisenberg, M. Goldberg, M. Weinberg, M. Fineberg sont tous cousins. Ils vous ont fait travailler pour rien, et ce petit rien qu’ils vous ont donné, ils le reprennent ensuite avant même que vous n’ayez eu le temps de rentrer chez vous140.

Ici la classe dominante, soi-disant formée de Juifs, est pointée du doigt : c’est la responsable d’un asservissement. La puissance d’un groupe sur un autre éveille des tensions. Pourtant, Juifs comme Noirs américains ont subi des injustices. Lorsque Claude dit : « C’est curieux cette coïncidence, James Baldwin dit que les Noirs américains attendent des Juifs qu’ils les

139 Ibid., p. 176. 140 Ibid., p. 177.

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comprennent mieux, parce qu’eux aussi ont souffert », il reprend textuellement un passage du livre de Lomax141. Barbara réplique : « Et alors ? Les droits appartiennent aux individus, non aux races », un argument tiré de la même source142. Claude a le dernier mot et rétorque : « Oui, mais si c’est aux races qu’on refuse des droits, alors ce sont les individus qui en sont privés ». La discussion du couple s'inscrit dans l’actualité américaine; rappelons que le 28 août 1963, soit quelques mois avant le tournage du Chat dans le sac, avait lieu la marche pour la reconnaissance des droits civiques des Noirs à Washington qui réunit des centaines de milliers d’Américains. Par ailleurs, la discussion de Claude et de Barbara cristallise aussi un thème fondamental des œuvres de Groulx, qui a écrit que ses films s’intéresseront toujours à la question du conflit entre l’individu et la collectivité143. Jean-Marc Piotte souligne quant à lui que la perspective de son ami cinéaste recèle un fort pouvoir d’évocation :

Le génie de Groulx est d’avoir compris intuitivement que les contradictions sociales se décalquent sur et imprègnent chaque individu. Le génie de Groulx est d’avoir saisi que la lutte des classes a, aussi, un aspect subjectif. Le génie de Groulx est d’avoir mis en relation les contradictions de l’individu avec les contradictions de la société144.

Barbara, par ses origines bourgeoise et juive, évoque à la fois la classe possédante et un peuple persécuté. Le personnage, loin d’être unidimensionnel, notamment parce qu’il critique la bourgeoisie même s’il provient d’une famille bourgeoise145, représente pour Claude l’Altérité. Un peu plus tôt dans son exposé, Lomax écrit ceci : « James Baldwyn [sic] conclut une de ses premières études, “Le Ghetto de Harlem”, par une brillante et corrosive analyse des relations judéo-noires. “Comme toute société doit avoir un bouc émissaire, écrit- il, la haine doit avoir un symbole. La Géorgie a le Noir et Harlem a le Juif146…” ». Comme si, dans chaque communauté, le vice, le mal se cristallisait sous les traits d’un Autre pour

141 Eric Fillion a déjà repéré cette référence dans son article « Le Chat dans le sac : Jazz et transcendance selon Gilles Groulx », Hors champ, 2010, http://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article403. Le passage du livre de Lomax est le suivant : « Je suis pleinement d’accord avec Baldwyn [sic] quand il dit que les Noirs attendent des Juifs qu’ils les comprennent mieux, parce qu’eux aussi ont souffert ». (Louis E. Lomax, La Révolte noire, op. cit., p. 196). 142 « après tout les droits appartiennent aux individus, non aux races ». (Ibid., p. 225). 143 Gilles Groulx, La Presse, 12 février 1966. Cité dans Guy Robillard, « Un Jeu si simple », art. cit., p. 5. 144 Jean-Marc Piotte, « De la pratique cinématographique », art. cit., p. 7. 145 Si le personnage de Barbara critique ouvertement ses parents bourgeois tout en habitant le domicile familial, son interprète, Barbara Ulrich, rompt ensuite avec sa famille. 146 Louis E. Lomax, La Révolte noire, op. cit., p. 196.

41 mieux l’éloigner de soi. De fait, si la haine est dirigée vers les Juifs, c’est parce qu’ils adoptent les pratiques des colonisateurs, explique James Baldwin : « Les Juifs de Harlem sont de petits commerçants, des encaisseurs de loyers, des agents immobiliers, des prêteurs sur gages ; leurs agissements sont conformes à la tradition commerciale américaine qui consiste à opprimer les Noirs. On les identifie par conséquent à cette oppression et, pour cette raison, on les hait147 ».

Haïs, les Juifs de Harlem sont également l’objet d’attentes élevées :

Il y a aussi cette conviction profonde que le Juif « est payé pour savoir », qu’il a assez souffert lui-même pour connaître le sens de la souffrance. On attend de lui une faculté de compréhension qu’aucun Noir, sauf le plus visionnaire et le plus naïf, n’a jamais espéré trouver chez les autres Blancs d’Amérique; mais il est lui-même dans une position si précaire qu’il n’a jamais pu répondre à cette attente148.

Alors que la relation de Claude et de Barbara s’étiole, Claude exprime sa déception à sa compagne : « Une chose qui m’a attaché à toi à un moment est que j’ai cru qu’à cause de ta nationalité tu serais peut-être sensible à nos problèmes, sensible à nos désirs. Mais il se passe un phénomène c’est que tu passes à côté, comme ça. Tu vois rien, rien, rien, rien, rien. Absolument rien ». Claude pense être compris dans sa quête identitaire; dans sa situation minoritaire également. Paul Gilroy, souligne, dans L’Atlantique noir, les liens qui unissent le mouvement panafricain et la pensée juive :

On oublie souvent que c’est à la pensée juive que les études noires et la pratique politique du panafricanisme doivent le terme de « diaspora ». Il est utilisé dans la Bible mais ne prend son acception contemporaine, plus lâche, qu’à la fin du XIXe siècle – période qui vit naître le sionisme moderne, et des formes de pensée nationaliste noire qui partagent une bonne part de ses aspirations et de sa rhétorique. Les thèmes de l’évasion, de la souffrance, de la tradition, de la temporalité et de l’organisation sociale de la mémoire ont joué un rôle considérable dans l’histoire des réponses apportées par les Juifs à la modernité149.

Claude témoigne de ses attentes envers Barbara, des attentes liées à sa « nationalité », mais ses gestes et ses paroles ne confirment en rien une posture antisémite. À l’origine, « le

147 James Baldwin, Chronique d’un pays natal, traduit de l’anglais par J. A. Tournaire, Paris, Gallimard, 1973, p. 84-85. 148 Ibid., p. 86. 149 Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2010, p. 288.

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personnage féminin devait être une Canadienne française riche [écrit Groulx]. Elle était au courant de la situation au Québec, mais elle ne pouvait pas s’incarner dans l’âme150 ». La rencontre fortuite de Groulx avec Barbara Ulrich ajoute un élément au scénario. Si l’on retient le propos de Groulx, il apparaît que ce qui prédomine chez le personnage féminin est la distance qui existe entre lui et la révolution nationale. Groulx écrit :

On rencontre beaucoup d’étrangers ici qui sont d’accord avec la révolution, qui vont même poser des gestes positifs; mais le poids est plus lourd pour nous que pour eux. Leur identification est ailleurs, ici ils n’ont que des sympathies. Pour nous il s’agit de survivance, pour eux il s’agit d’idées151.

À ce titre, on pourrait aborder la question de l’affirmation de l’identité nationale, mais aussi de l’identification à une classe sociale, car Claude adopte un point de vue résolument marxiste. Sartre décrit ce qu’il nomme « l’idée révolutionnaire de lutte des classes » :

Aux yeux du marxiste, la lutte des classes n’est aucunement le combat du Bien contre le Mal : c’est un conflit d’intérêts entre des groupes humains. Ce qui fait que le révolutionnaire adopte le point de vue du prolétariat, c’est d’abord que cette classe est la sienne, ensuite qu’elle est opprimée, qu’elle est de loin la plus nombreuse et que son sort, par suite, tend à se confondre avec celui de l’humanité, enfin que les conséquences de sa victoire se trouveront nécessairement comporter la suppression des classes152.

Sartre poursuit la comparaison en précisant que le but du révolutionnaire est de construire un ordre nouveau153. Claude, qui nourrit des idées révolutionnaires, croyait trouver en Barbara la même sensibilité, la même urgence de créer une société nouvelle. On verra plus tard que, si Barbara ne partage pas cette urgence, elle formule tout de même une critique du système et témoigne d’un engagement certain.

La phrase qu’utilise Groulx pour désigner l’opposition de ses deux personnages principaux (« C’était écrit comme pour affrontement : lui pensait noir, elle pensait blanc. ») est symptomatique de l’époque des années 1960, où émergent les théories de la décolonisation et l’idée de Négritude, pensée par Aimé Césaire. Montréal a une place importante dans la diffusion de ces théories. Sean Mills dira, à propos de la métropole :

150 Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 48. 151 Id. 152 Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard (coll. Idées), 1954, p. 48-49. 153 Ibid., p. 50.

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Aucune ville nord-américaine ne sera aussi profondément affectée par les théories de la décolonisation que Montréal. Vers la fin des années 1950 et au début des années 1960, des écrivains contestataires de Montréal adaptent les idées de Frantz Fanon, Aimé Césaire, Jacques Berque, Albert Memmi et d’autres, afin de donner naissance à un mouvement qui propose que le Québec se joigne aux nations du tiers-monde pour former, selon les termes de Benita Parry, « des imaginaires sociaux différents et des rationalités alternatives154 ».

Pourquoi Montréal? Mills explique que la ville présente des géographies de pouvoir distinctes. Si, au début des années 1960, près des deux tiers de la population parlent d’abord français, c’est l’anglais qui domine dans les commerces et les institutions financières, culturelles et éducatives les plus prestigieuses. Aussi, plusieurs francophones vivent dans les secteurs les plus pauvres de la ville155. La Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme démontre qu’« [e]n 1961, un écart de 35 % sépare le revenu moyen des anglophones et des francophones, et les statistiques mettant en corrélation revenu et ethnicité révèlent que les francophones se situent alors au 12e rang sur 14 groupes ethniques de la province156 ». Aussi, alors que 78 % des francophones ayant un revenu annuel supérieur à 5000 $ doivent parler anglais au travail, seulement 14 % des anglophones de la même fourchette de rémunération doivent être capables de travailler en français157.

Un passage de L’Afficheur hurle de Paul Chamberland (1965) montre bien la parenté dont se réclament les Québécois vis-à-vis les Afro-américains : « quand j’irai à New York c’est vers Harlem158 que j’appareillerai et non par exotisme j’ai trop le souci de parentés précises je connais le goût de la matraque à Alabama il y a des fraternités dans le malheur que vos libertés civiles savent mal dissimuler159 ». Les parallèles tissés entre la

154 Sean Mills, Contester l’empire : Pensée postcoloniale et militantisme politique à Montréal, 1963-1972, traduit de l’anglais par Hélène Paré, Montréal, Hurtubise, 2011, p. 13. 155 Ibid., p. 14. 156 Ibid., p. 33. Mills renvoie à l’ouvrage de Marc V. Levine, La reconquête de Montréal, traduit de l’anglais par Marie Poirier, Montréal, VLB Éditeur, 1997, p. 44-47. 157 Id. 158 Montréal fut nommée, durant l’âge d’or du jazz dans la métropole, la « Harlem du Nord ». Parmi ses boîtes mythiques figure le Rockhead’s Paradise, où se produisirent notamment Duke Ellington, Louis Armstrong, Ella Fitzgerald et Nina Simone, puis le Café St-Michel, qui a vu défiler Louis Metcalf, Oscar Peterson, Charlie Biddle et Oliver Jones. (Marie-Claude Alarie, « Un enfant du “Harlem du Nord” », Le Devoir, 20 novembre 2014, http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/424223/un-enfant-du-harlem-du-nord). Voir John Gilmore, Une histoire du jazz à Montréal, traduit de l’anglais par Karen Ricard, Montréal, Lux, 2009, 411 p. 159 Paul Chamberland, Terre Québec suivi de L’Afficheur hurle et de L’Inavouable, Montréal, Typo, 2003, p. 136. Nous reproduisons la mise en page de l’édition citée.

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ségrégation vécue par les Noirs et le colonialisme vécu par les Québécois commandent des nuances. Si, au cours des années 1960, plusieurs intellectuels québécois convergent vers les États-Unis pour opérer un rapprochement avec le Black Power, parce qu’ils se reconnaissaient dans ce mouvement, il faut rappeler que le Black Power réunissait divers mouvements politiques, culturels et sociaux noirs qui luttaient contre la ségrégation raciale, c’est-à-dire une discrimination basée sur la couleur. Il y a là un paradoxe que le titre de Pierre Vallières cristallise : Nègres blancs d’Amérique (1968). Comment les Québécois, majoritairement blancs, pouvaient-ils se réclamer de la Négritude? Plus encore, comment un peuple « riche », bien que désavantagé, pouvait-il rechercher la révolution? Jacques Berque, dans la préface d’un ouvrage intitulé Les Québécois (1967), publié conjointement par les éditions Parti pris et l’éditeur français François Maspero, aborde la question :

N’y aurait-il pas quelque indécence à l’appliquer, ce terme de décolonisation, à un peuple où le chômeur lui-même s’endette pour acquérir une voiture et un appareil de télévision? Certes la majorité du Québec constitue bien une classe ethnique, désavantagée en tout par rapport aux anglophones, mais la même relativité qui la fait misérable par rapport à ceux- ci, l’embourgeoise par rapport aux peuples du Tiers-Monde. Faut-il pour autant lui refuser toute solidarité avec eux, lui dénier toute fin révolutionnaire160?

Dans sa préface, Berque souligne la complexité de l’identité québécoise et relève que c’est la conscience de cette différence qui enjoint les Québécois à soutenir l’Algérie et le combat des Noirs américains, pour ne nommer que ces exemples : « Les choses sont ainsi faites que l’homme du Québec, ce colonisé d’entre les colonisateurs, claquemuré dans son exception, n’est plus compris de personne. Mais cette exception il veut la faire sauter, et par l’effraction rejoindre le cortège de tous161 ». Le paradoxe demeure, mais ne tient pas forcément à distance le Québec du « cortège de tous », comme en témoigne une intervention d’Aimé Césaire dans le documentaire de Jean-Daniel Lafond, La manière nègre ou Aimé Césaire, chemin faisant (1991) :

Ma grande surprise, c’est d’apprendre un beau jour que les Québécois se revendiquaient d’un mouvement tout à fait parallèle. Il y avait même un de vos écrivains qui a écrit : « Nous, nègres blancs d’Amérique ». Là j’ai bien rigolé : voilà un aspect inattendu de la Négritude. C’est comme cela qu’un beau jour je me suis découvert des fils bretons, des

160 Parti pris, Les Québécois, Paris/Québec, François Maspero/Parti pris, 1967, p. 12. 161 Id.

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fils  pourquoi pas  québécois. Je me suis dit : « Enfin, voilà, eux ils ont compris que la Négritude n’est pas une affaire de peau et de couleur162 ».

Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon

Si le personnage de Claude puise dans La Révolte noire des arguments qu’il fait siens, il appréhende la lecture des Damnés de la terre163 autrement. Ici, il ne s’approprie pas le texte, mais on peut croire qu’il se reconnaît dans la description du minoritaire. Enserré dans des limites qu’on lui impose, le minoritaire  comme Claude  rêve d’action, écrit Fanon :

L’indigène est un être parqué […]. La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites. C’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j’éclate de rire, que je franchis le fleuve d’une enjambée, que je suis poursuivi par des meutes de voitures qui ne me rattrapent jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin164.

Groulx écrit, à propos du personnage de Claude : « Il bute ses idées politiques dans les cafés, se saoule un peu et tard dans la nuit va dans des boites nègres165 ». Les désirs de liberté et d’action demeurent inassouvis. Au début du film, Claude dit : « Je me retrouve sans pensées réelles, je n’ai pas de vie réelle, je n’ai que des idées ». Lui pour qui « le va et vient insipide des jours est [l]a seule continuité » cherche à dégager les voies de son avenir. Il apparaît comme un être pensant plutôt qu’agissant. Cette immobilité renvoie également au caractère figé de la culture nationale du colonisé. Fanon observe que, sous la domination coloniale, « se produit une véritable émaciation du panorama culturel national. La culture devient un stock d’habitudes motrices, de traditions vestimentaires, d’institutions morcelées166 ». « On trouve une culture rigidifiée à l’extrême, sédimentée, minéralisée167 », poursuit-il. C’est notamment cette agonie de la culture nationale que Claude dénonce lorsqu’il observe le

162 Entrevue d’Aimé Césaire dans le documentaire de Jean-Daniel Lafond, La manière nègre ou Aimé Césaire, chemin faisant, 59 min., 1991. 163 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte/Poche, 2002 [1961], 311 p. 164 Ibid., p. 53. 165 Voir le résumé de projet Il suffit d’un peu de neige déposé aux archives de la Cinémathèque québécoise de Montréal. Identification : 2000.0353.14.SC / U03.03E. 166 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 227. 167 Id.

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spectacle d’une fanfare, qu’il qualifie de « nouveau folklore de l’aliénation ». Une parade, un uniforme, un drapeau : la culture qui ne se réduit qu’à quelques signes dérisoires témoigne des empêchements à vivre de son peuple.

Confiné à ses pensées, Claude souhaite agir, mais doit se désaliéner pour pouvoir parvenir à l’action. Parmi les obstacles à franchir figure la foi religieuse, par laquelle les colonisateurs exercent leur pouvoir : « La bourgeoisie colonialiste est aidée dans son travail de tranquillisation des colonisés par l’inévitable religion168 ». Ce passage des Damnés de la terre démontre un certain parallélisme avec les paroles de Claude. À sa compagne, qui lui laisse savoir que ses hésitations le conduiront à sa perte, Claude répond : « Barbara, j’ai grandi dans des collèges sous la surveillance hypocrite des confesseurs : j’ai reçu un enseignement qui nous enseigne la foi plutôt que la manière de penser. Tu ne vois pas tout ce que je dois comprendre avant d’agir ». Claude souligne le chemin qu’il doit parcourir et les efforts qu’il doit fournir pour atteindre cette « vie réelle ». À la connaissance intellectuelle du pays à venir – le personnage collige les nouvelles et les statistiques à propos du Québec – , il veut adjoindre une connaissance sensible du pays. Si Claude commence sa quête à Montréal, il ressent toutefois le besoin de la poursuivre hors de la métropole. En ce sens, il correspond à la description du minoritaire intellectuel par Fanon : « Véritables exilés de l’intérieur, coupés du milieu urbain au sein duquel ils avaient précisé les notions de nation et de lutte politique […]. Ils vont avoir l’occasion de parcourir, de connaître leur pays169 ». À partir du moment où il rejoint la campagne de Saint-Charles, Claude s’incarne davantage. Mêmes les gestes banals du quotidien suffisent à ce que le spectateur perçoive le changement qui s’opère en Claude : il ne reste plus sur place, il marche, court, tire, sourit. Il n’existe plus uniquement par ses idées, il existe aussi par son corps.

La quête d’authenticité de Claude se vit d’abord dans l’urbanité, puis à la campagne; un déplacement qui transparaît dans la bande sonore, qui rend compte, par son style musical, de la liberté que recherche le personnage. Il n’est pas anodin que la bande sonore du Chat

168 Ibid., p. 66. 169 Ibid., p. 123.

47 dans le sac soit essentiellement composée de la musique de John Coltrane, enregistrée spécialement pour le film170 : alors que Claude lit des ouvrages sur la décolonisation, il « va dans les boîtes nègres » où il s’imprègne d’un univers musical révolutionnaire. Coltrane, véritable héros culturel, est l’un des pères spirituels du free jazz, qui s’inscrit dans le contexte plus large de la révolution sociale et politique que vivent les États-Unis au début des années 1960. L’effervescence artistique témoigne des contestations ambiantes, tout comme elle accompagne le mouvement social et le nourrit. Comme l’écrit Fanon, « le progrès de la conscience nationale dans le peuple modifie et précise les manifestations littéraires [et, plus globalement, artistiques] de l’intellectuel colonisé171 ». Les créations, autrefois formalistes, adoptent des formes renouvelées. Les spécialistes colonialistes ne reconnaissent cependant pas ces mutations, lesquelles sont « condamnées au nom d’un style artistique codifié, d’une vie culturelle se développant au sein de la situation coloniale172 ». Le jazz témoigne de ce tiraillement entre conformisme et novation. D’ailleurs, « les productions musicales noires se jouent depuis l’origine dans les thèmes et modes idéologiques de la société bourgeoise américaine173 », écrivent Carles et Comolli. « Le lieu de cette musique [jazz] est celui des contradictions de cette société, non seulement parce qu’elle en subit les effets et en porte les traces : parce qu’elle en est l’une des forces antagonistes174 ». C’est dire que le jazz porte en lui les contradictions d’une société marquée par le conflit entre la culture dominante blanche et la culture opprimée noire. Le jazz présente une lutte d’influences que le free jazz reprend et radicalise :

170 Coltrane enregistre la musique inédite du film lors d’une session qui a lieu le 24 juin 1964 au studio Rudy Van Gelder situé au New Jersey. Le saxophoniste et compositeur choisit des pièces de son répertoire, « Naima », « Village Blues » et « Out of this World », et dirige ses musiciens sans avoir visionné le film. (Eric Fillion, « Le Chat dans le sac : Jazz et transcendance selon Gilles Groulx », art. cit.). 171 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 128. 172 Ibid., p. 130. 173 Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free jazz Black power, Paris, Champ Libre, 1971, p. 332-333. Les expérimentations ne sont pas toujours comprises du public. Par exemple, lors d’une tournée européenne avec le Miles Davis Quintet, Coltrane se produit, le 20 mars 1960, à l’Olympia de Paris. Durant ses solos, notamment sur la pièce « Bye Bye Blackbird », le saxophoniste se fait huer. Les spectateurs le sifflent pour manifester leur désapprobation de son style révolutionnaire : « For the first time, most Parisians were witnessing the raw, boundless intensity that would guide the rest of Coltrane’s career ». (Ashley Kahn, A Love Supreme: The Story of John Coltrane’s Signature Album, New York, Viking, 2002, p. 4). 174 Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free jazz Black power, op. cit., p. 333.

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Dans la mesure où le free jazz s’est historiquement produit comme la (les) réaction(s) d’un certain nombre de musiciens noirs aux formes dominantes du jazz, la musique free se définit d’abord comme rupture/récusation, ou transformation/réécriture de ces formes. Les recherches formelles du free jazz constituent – musicalement – une lecture critique de l’histoire du jazz, de son aliénation culturelle et économique. Il y a donc d’emblée dans le free jazz, au niveau même du travail sur le matériel musical, un point de vue culturel, idéologique, politique, – corrélatif et inscrit en l’ensemble des luttes culturelles, idéologiques et politiques des Noirs américains175.

Le jazz réfléchit les contradictions sociales et économiques de la société américaine. À la lumière de cette réflexion, on observe que la lutte constante entre Claude et Barbara, c’est-à- dire entre l’immobilisme et l’action, s’accomplit dans la bande sonore. C’est d’ailleurs, comme le note Michèle Garneau, à partir du rythme musical que s’élabore l’image visuelle176. Si le désir de transformation de la société, chez Claude, ne se meut pas en action, il se manifeste, de façon fantasmée et par identification, dans le jazz, une musique libérée. Le personnage réfléchit à la situation coloniale, au moyen des livres, mais également de la musique, où s’expriment les contradictions sociales. Fanon avance que, « bien avant la phase politique ou armée de la lutte nationale, un lecteur attentif peut […] sentir et voir se manifester la vigueur nouvelle, le combat prochain. […] Parce qu’il renouvelle les intentions et la dynamique de l’artisanat, de la danse et de la musique, de la littérature et de l’épopée orale, le colonisé restructure sa perception177 ». Ici, Claude vit par procuration l’avant-garde : il se nourrit d’une musique qui opère une rupture avec les conventions et rejette ainsi la récupération commerciale attachée à ces codes.

L’incompréhension mutuelle de Claude et de Barbara semble tenir de leurs positions dans l’échelle sociale, ces dernières commandant, chez les personnages, une action inéluctable ou encore une action relevant d’un choix. L’empressement est un autre point de concordance entre Claude et le portrait du colonisé brossé par Fanon. Le personnage a conscience du temps nécessaire pour parvenir à dénouer son impasse, ce qui ne l’empêche pas, cependant, de ressentir l’urgence qu’advienne le moment de l’action :

Arrivé un moment dans ta vie, et surtout si tu es nationaliste comme moi je peux l’être, tu te rends compte que si tu ne fais pas une chose à un moment précis, mais vraiment précis,

175 Ibid., p. 335. 176 Michèle Garneau, Pour une esthétique du cinéma québécois, op. cit., p. 208. 177 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 231.

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et si ce moment-là est tout près, tout près d’arriver, et si t’agis pas, ça va être final pour toi, tu ne pourras plus jamais agir.

Fanon décrit le même sentiment de fatalité : « Les colonisés sont persuadés que leur destin se joue maintenant. Ils vivent dans une atmosphère de fin du monde et ils estiment que rien ne doit leur échapper178 ».

La Révolution cubaine, de Claude Julien

Dans La Révolution cubaine179, on retrouve un autre récit de lutte. S’opposent le communisme et le capitalisme, Cuba et l’impérialisme étatsunien. L’auteur, Claude Julien, raconte la révolution de Fidel Castro, de Che Guevara et du peuple cubain. Dès les premières pages de son livre, il rapporte le procès d’un jeune accusé de vingt-six ans. Devant les juges, ce dernier brosse le portrait d’une population d’ouvriers agricoles vivant dans la misère, de petits fermiers qui « vivent et meurent à travailler une terre qui ne leur appartient pas180 »; de jeunes journalistes, médecins et artistes qui se trouvent devant des portes fermées. L’accusé déclare :

À ce peuple dont la route désespérée a été pavée avec les pierres de la trahison et des promesses trompeuses, nous ne disons pas : « Nous allons te donner ce dont tu as besoin », mais plutôt : « Voilà ce dont tu as besoin ; lutte, pour le prendre, avec toutes forces afin que la liberté et le bonheur t’appartiennent181 ! »

Les paroles de l’accusé semblent une réponse au constat de Claude. Au tout début du film, il dit : « La société dont je suis ne me donne pas ce dont j’ai besoin pour vivre une vie intelligente, alors j’aurais plutôt tendance à rechercher dans une espèce de solitude, à chercher en moi-même certaines vérités ». Claude formule son sentiment d’insuffisance par rapport à sa société. Il attribue le manque à la société, dans laquelle il peine à trouver sa place. Comme il ne trouve pas une façon de s’inscrire de manière authentique et active dans sa communauté, il entrevoit d’abord l’introspection comme l’unique moyen d’aspirer à une

178 Ibid., p. 78. 179 Claude Julien, La Révolution cubaine, Paris, R. Julliard, 1961, 276 p. 180 Ibid., p. 17. 181 Id.

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« vie intelligente ». Il y a une scission entre le personnage et la collectivité qui nous fait percevoir Claude tel un batailleur solitaire devant se défendre envers et contre tous.

Le livre de Claude Julien met aussi en évidence une opposition entre les intérêts personnels et collectifs. Trois classes sociales de la société cubaine y sont décrites :

Au sommet de l’économie cubaine se trouvent quelques familles fabuleusement riches, qui tiennent entre leurs mains la production de canne à sucre, de tabac et de café. Tout ce qu’elles demandent, c’est de pouvoir continuer leurs affaires… La politique ne les intéresse pas aussi longtemps qu’elle ne porte pas atteinte à leur revenu… Elles évitent d’affronter l’équipe au pouvoir, mais aussi de trop se lier à elle pour ne pas être entraînées dans sa chute. […] Après ces grandes familles, vient la classe moyenne : quatre-vingt mille médecins, dentistes, avocats, techniciens, ingénieurs, intellectuels, etc., dont la prospérité, à quelques exceptions près, est liée aux grosses fortunes. Cette couche sociale hésite devant les soubresauts qui agitent Cuba. Certains ont partie liée avec Batista [président de la république de 1940 à 1944 et dictateur de 1952 à 1959], d’autres avec Fidel Castro. Mais la plupart, enfermés dans un prudent attentisme, se contentent de formuler des opinions très modérées. Vivre et voir venir ! Enfin, en bas de l’échelle, quelque cinq millions de Cubains vivent modestement, sinon misérablement. Mais ils commencent à prendre conscience du paradoxe de leur extrême pauvreté dans un pays aussi riche. Certes, beaucoup n’osent plus espérer que les intérêts de la nation seront un jour gérés avec une intelligente probité. Mais les plus éclairés ont fait leur choix, et la coalition de la misère et de la terreur policière leur apporte chaque jour de nouveaux alliés. Ce sont les révolutionnaires regroupés sous la bannière de Fidel Castro182.

En somme, ceux qui « ont » protègent leurs propres avoirs et le statu quo; ceux qui « n’ont pas » luttent pour les intérêts de la nation. Claude hésite. Il a horreur de l’inaction des aînés qui, comme les Cubains issus de la classe moyenne tels que perçus par Julien, sont enfermés dans un « prudent attentisme183 ». Lui qui condamne l’inaction, la mollesse et le désintéressement des générations précédentes n’arrive pas – pour l’heure – à agir. Le personnage pointe du doigt l’éducation religieuse qu’il a reçue, qu’il juge coupable de ses errements. L’auteur de La Révolution cubaine souligne que les institutions religieuses peuvent être des complices de l’asservissement du peuple cubain. Il cite un discours de Fidel Castro :

182 Ibid., p. 51-52. 183 La critique virulente des générations aînées, énoncée par Claude, sera discutée à la lumière des écrits des rédacteurs de Parti pris au troisième chapitre.

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Nos compatriotes savent que c’est avec la bénédiction du clergé que Franco a assassiné un million d’Espagnols. Ils savent quelles magnifiques relations règnent entre Franco et le clergé. Ils savent aussi qu’il existe un clergé au service des pauvres, mais qu’il n’occupe pas de hautes fonctions. Ils savent qu’une partie du clergé se sacrifie sans rechercher les honneurs, tandis que l’autre, plus élevée dans la hiérarchie, sert les riches184.

Bref, parmi les adversaires du peuple figure le capitalisme, qui s’adjoint une part importante de la classe moyenne et du clergé. Claude, comme Barbara, est dégoûté par l’appât du gain et le conformisme qui régissent la société québécoise. D’ailleurs, une scène fantaisiste dans laquelle le couple se déguise dans le costumier de l’École nationale de théâtre montre combien les discours ambiants sonnent faux aux oreilles des deux jeunes. Dans cette scène inspirée de Maître Puntila et son valet Matti de Brecht, Claude et Barbara proclament sur un ton railleur une énumération de phrases toutes faites qui parviennent au spectateur dans un effet d’écho185 : « Dieu s’il fallait… Si je proteste, ça risque de nuire à nos commerces. Il faut prendre les chats comme ils sont. L’argent n’a pas d’odeur. L’homme propose, Dieu dispose. Quand on veut, on peut. Un tien vaut mieux que deux tu l’auras ». Réactionnaires, les adages servent à conforter ceux qui les énoncent dans leurs gestes, dans leur mode de vie; c’est bien ces gens que Claude et Barbara parodient. Le discours social, caractérisé par le conservatisme et le fatalisme, est tourné en dérision. Notons que le proverbe « L’argent n’a pas d’odeur », tiré du Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes, l’un des livres de chevet de Claude, apparaît dans les pages de La Révolution cubaine où Julien prolonge ainsi le dicton : « Les dictatures, comme l’argent, n’ont pas d’odeur186 ».

La Révolution cubaine comporte plusieurs passages où le journalisme apparaît comme un rempart à l’ignorance et à la désinformation. L’écriture devient témoin, outil de conscientisation. C’est précisément ce qui anime Claude, qui souhaite devenir journaliste pour livrer sa vision de la réalité. Comme l’écrit Julien à propos du journaliste cubain Sergio Carbó, Claude « entretient un idéal démocratique assez sentimental, auquel il voudrait donner

184 Claude Julien, La Révolution cubaine, op. cit., p. 197. 185 Ce procédé nous évoque le chœur grec que forment les voix des trois protagonistes d’Où êtes-vous donc?, le second long métrage de Groulx. 186 Ibid., p. 57.

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par son travail personnel un contenu plus rationnel187 ». L’inéquation entre le personnage et son environnement l’engage à entreprendre une recherche sur son peuple. Commence alors un examen de la situation des Canadiens français : il accumule les statistiques, multiplie les lectures, qu’il joint à ses impressions. En somme, Claude cherche dans le journalisme à la fois un véhicule pour communiquer sa révolte188 aux autres et un moyen de rendre ses rêves intelligibles à lui-même.

Dans La Révolution cubaine, Julien décrit le livre du professeur et révolutionnaire Antonio Núñez Jiménez189, Geografía de Cuba (1954). Il dit de l’ouvrage qu’il recèle plus qu’un rapport descriptif des paysages cubains ou qu’une énumération de ses paramètres topographiques; Núñez Jiménez y analyse notamment la propriété foncière, l’emploi dans la population et souligne l’emprise des compagnies américaines sur l’agriculture du pays. Le professeur formule une analyse. Pourtant, « [d]’aucuns ont vu là de dangereuses influences marxistes… En réalité, il s’agit pourtant d’un simple exposé des faits. De faits qui ont donné naissance à la révolution, de faits sans lesquels il n’y aurait jamais eu de Fidel Castro190 », souligne Julien. Selon lui, le journaliste possède un pouvoir important, celui de mettre en relation des faits qui, réunis, explicitent les injustices et appellent à l’action. Il a certes le pouvoir d’informer, mais aussi de toucher et de choquer :

Le journaliste n’est pas seulement redresseur de torts, il est aussi informateur, toujours en quête de ce « document humain » qui touchera la sensibilité publique et, peut-être, le fera passer à la postérité. La terre de Cuba lui en offre une mine inépuisable. Les magazines les plus sérieux publient « en film » les photographies d’exécutions capitales : la première image montre le condamné arrivant au poteau d’exécution ; la seconde fait apparaître le confesseur ; la troisième, au moment où le peloton fait feu, immobilise pour une fraction de seconde le corps plié en deux qui s’effondre pendant que le chapeau de la victime fait une pirouette ; et la dernière image s’arrête sur le cadavre tombé au bord de la fosse. Le lecteur pacifique, en mettant deux morceaux de sucre de canne dans sa tasse de café, éprouve un délicieux frisson d’horreur que seul un bon cigare de La Havane permet de savourer pleinement, tout en l’apaisant191.

187 Ibid., p. 22. 188 Claude dit d’ailleurs : « Je sais que ma révolte s’exprime en des termes plus proches du cœur que de l’esprit ». 189 Jiménez s’engagea avec les forces rebelles de Fidel Castro et participa à la révolution cubaine avec le grade de capitaine. 190 Ibid., p. 132. 191 Ibid., p. 105.

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Julien ironise sur la situation ambivalente du lecteur. Celui-ci se retrouve à la fois dans le rôle du spectateur – il observe des scènes d’horreur dans le confort de son logis – et d’acteur, en ce qu’il est un citoyen agissant, un consommateur, qui peut influencer le cours de l’histoire. Claude correspond à ce double emploi. Attablé avec Barbara et ses amis pour le déjeuner, il semble absent au monde, absorbé qu’il est par la lecture des journaux. Une cigarette à la main, Claude plonge son regard dans la presse; ses verres fumés forment un écran qui le sépare des autres et l’éloigne de sa réalité. Pourtant, le personnage s’informe, épingle sur les murs les images de violence qui racontent crûment les conflits mondiaux. C’est parce qu’il lit sur les enjeux étrangers qu’il arrive à percevoir sa propre réalité. Autrement dit, c’est l’observation des situations coloniales qui permet à Claude de prendre conscience de sa situation de colonisé.

Julien avance que les impacts positifs du journalisme peuvent largement déborder les frontières du pays d’où il se pratique. L’auteur rapporte ici l’exemple d’un journal cubain :

[L]a seule revue catholique sérieuse, La Quincena (7 000 exemplaires) réussit, malgré la censure, à formuler de sévères critiques contre la dictature. Elle traduit systématiquement tous les articles de la presse catholique française condamnant la torture en Algérie. Le lecteur cubain fait lui-même la transposition qui s’impose192…

Les exemples de l’étranger peuvent permettre de dégager des similitudes entre les situations et favoriser, voire accélérer, une prise de conscience. Mais, pour cela, faut-il que la liberté de presse soit réellement effective. La Révolution cubaine présente le manichéisme américain comme un obstacle à une presse libre. Selon Julien, l’Amérique distingue deux formes de violence : celle « sur laquelle on ferme pudiquement les yeux parce qu’elle est commise, au nom de la défense de l’Occident et de la libre entreprise » et une autre violence « que l’on dénonce avec véhémence parce qu’on sait ou craint qu’elle porte atteinte aux intérêts américains193 ». Le peuple cubain refuse l’état de sujétion auquel il est soumis; les révolutionnaires adoptent un slogan anti-américain pour le moins clair

192 Ibid., p. 41-42. 193 Ibid., p. 104.

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« Cuba si, Yankee no194 ». Claude dit des États-Unis qu’ils sont sa « chambre de torture195 ». La logique du double standard s’érige en système, selon Julien :

À peu près silencieux devant les crimes de Batista, qui firent vingt mille morts, les États-Unis s’indignent lorsque Fidel Castro ose porter atteinte au principe sacro-saint de la propriété privée et de la libre entreprise. Mais l’Amérique ne veut pas avoir l’air de se battre uniquement pour la défense du dollar et des investissements privés. Elle n’oublie pas que sa plus haute tradition a fait d’elle le défenseur de la liberté d’opinion, et en particulier de la liberté de presse. Alors, avec les énormes moyens d’information dont elle dispose, elle accuse Fidel Castro d’avoir supprimé toute liberté d’expression et d’avoir confié au gouvernement le contrôle direct de tous les journaux et des stations de radio196.

Julien insiste sur le blâme que portent les États-Unis sur Cuba. Il raconte que le 8 juin 1960, à New York, à l’occasion de la Journée de la liberté de la presse, l’Association interaméricaine de presse reçoit trois directeurs de journaux cubains qui viennent de s’exiler. Ces derniers soutiennent que « le gouvernement de Fidel Castro est un fantoche aux mains de l’Union Soviétique, et ils comparent Cuba à la Hongrie197 ». Pourtant, note l’auteur, aucun de ces hommes n’a jamais été un journaliste libre, tous liés qu’ils étaient au pouvoir et à leur « lucrative carrière ». Bref, tous jouent le jeu de la liberté.

Plaidoyer contre la censure, de Maurice Garçon

Il s’agit d’un pamphlet qui dénonce la censure pratiquée en France. Sa lecture nous permet de tisser des liens entre la France et le Québec quant au contrôle exercé par les autorités sur l’édition. L’auteur du plaidoyer, Maurice Garçon, réfute la loi n° 49-958 du

194 « Sous le régime de Batista la totale dépendance de l’économie cubaine au bon vouloir des Américains du Nord donnait au “Cuba si, Yankee no” de Castro un sens très précis ». (Bertrand Flornoy, « Notes sur le monde latino-américain et la France actuelle », Tiers-Monde, 1964, tome 5, n° 19, p. 433). Notons par ailleurs que le slogan est réactualisé en 1964, dans le contexte des émeutes à Panama. La page couverture de L’Express du 16 janvier 1964 (n° 657), un journal français que lit Claude, affiche : « Panama si, Yankee no ». 195 Arrivé à la localité de Saint-Charles, Claude s’oriente : « Je regarde vers le nord, le sud, Montréal est par là, l’ouest où le soleil se couche, où parfois luit la lune. Loin à l’est, la frontière américaine, ma chambre de torture ». Si le personnage retrouve à la campagne une vie plus simple, la consommation à l’américaine demeure, ne serait-ce que par cette bouteille de Coca-Cola, « symbole sucré de l’impérialisme yankee ». (La Révolution cubaine, op. cit., p. 138). 196 Ibid., p. 209-210. 197 Ibid., p. 210.

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16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Cette loi institue une commission chargée de la surveillance et du contrôle des publications jeunesse et interdit tout document – exceptées les publications officielles et scolaires – « présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse198 ». Il semble que la législation aurait davantage visé l’élimination de la concurrence que la protection des mœurs des jeunes français. À la Libération, des maisons d’édition franco-américaines naissent et font ombrage au groupe de presse catholique. René Finkelstein, l’un des acteurs à l’origine de la création de la commission, et y ayant siégé pendant plus de cinquante ans, confie au journal Libération, en 2013, la véritable raison pour laquelle l’instance a été créée : « On justifiait notre démarche [celle de la commission de surveillance et de contrôle] en disant que nous voulions un assainissement de la presse enfantine mais, dans le fond, nous n’avions pas envie d’être trop concurrencés par des publications bon marché199 ». Bref, l’objectif de la loi consiste à s’accaparer la part du lion sous le couvert d’une attitude bienveillante, décrie Maurice Garçon :

Ce qu’on a voulu, c’est faire régner un « ordre moral » pire qu’au temps de l’Empire et de la Restauration, avec l’hypocrisie en plus, puisqu’on a pris un moyen détourné pour rétablir une censure dont personne n’oserait proclamer la légitimité. La liberté de penser et d’écrire est outragée200.

Dans Le Chat dans le sac, une situation similaire est présentée. Claude lit à haute voix un passage d’un article intitulé « Quasi monopole des manuels. Éditeurs en conflit d’intérêts » :

Quelques-unes des personnalités les plus prestigieuses du monde de l’enseignement, des communautés religieuses, des maisons d’édition, le département d’instruction publique et le comité catholique eux-mêmes sont mis en cause pour ce vaste conflit d’intérêt que dénonce aujourd’hui le rapport de la Commission royale d’enquête sur le commerce du

198 Journal officiel de la République française, 19 juillet 1949, http://www.legifrance.gouv.fr/jopdf/common/j o_pdf.jsp?numJO=0&dateJO=19490719&numTexte=&pageDebut=07006&pageFin=. 199 René Finkelstein dans Quentin Girard, « La censure, même pas morte! », Libération, 20 mai 2013, http://www.liberation.fr/culture/2013/05/20/la-censure-meme-pas-morte_904278. 200 Maurice Garçon, Plaidoyer contre la censure, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963, p. 29.

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livre au Québec. Cette situation, estime le rapport, a d’ailleurs sérieusement affecté la qualité de l’enseignement secondaire et supérieur au Québec201.

En somme, le contrôle éditorial exercé par des autorités qui détiennent des intérêts pécuniaires dans le commerce du livre est non seulement contestable, mais préjudiciable pour la qualité de l’éducation. Le rapport de la Commission royale d’enquête sur le commerce du livre au Québec, publié en décembre 1963, recommande, pour que cessent les conflits d’intérêt, que le futur ministère de l’Éducation – qui sera créé le 13 mai 1964 par l’adoption du bill 60 – soit « directement responsable de l’approbation des manuels scolaires et de toutes les études préalables à cette approbation202 ». Une équipe de spécialistes travaillerait ainsi à déterminer quels livres sont jugés adéquats, et fournirait des avis au ministre. Un paradoxe demeure : si le rapport veut instituer une responsabilité gouvernementale dans le choix des manuels scolaires, il mentionne aussi que le ministre de l’Éducation « devrait soumettre les manuels aux organismes confessionnels, tel le Comité Catholique203 » puisque « les manuels de n’importe quelle discipline peuvent comporter des passages discutables au point de vue religieux ou moral204 ». Si un blâme est formulé à l’égard du Comité Catholique, il l’est sur le mode conditionnel : « On peut lui reprocher de n’avoir pas réagi, avant la fin de l’année 1959, aux conflits d’intérêts qui pullulaient au sein des sous-comités et des sous- commissions205 ». La réprimande est rapidement mise de côté, car l’hypothèse la plus probable serait que le Comité a été informé trop tardivement des problèmes et, qui plus est, la lucidité et l’intégrité de ses membres ne peuvent être mises en doute206.

201 « La Commission d’Enquête a relevé un nombre étonnant de conflits d’intérêts aux divers échelons du système. Le cas le plus répandu est celui de personnes, religieuses ou laïques, qui étaient membres de l’un ou de plusieurs des organismes décrits plus hauts [les divers sous-comités et sous-commissions chargés de l’étude et de l’approbation des programmes et des manuels scolaires], en même temps qu’elles étaient pécuniairement intéressées, soit comme auteurs, soit comme membres d’une entreprise d’édition, ou d’une communauté religieuse éditrice, soit comme collaboratrices ayant droit à des redevances, soit enfin à plusieurs de ces titres ». (Maurice Bouchard, Rapport de la Commission d’enquête sur le commerce du livre dans la province de Québec, Montréal, La Commission, 1963, collection numérique de la bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, notice n° 73246, p. 24). 202 Maurice Bouchard, Rapport de la Commission d’enquête sur le commerce du livre dans la province de Québec, op. cit., p. 110. 203 Ibid., p. 111. 204 Id. 205 Ibid., p. 118. 206 Id.

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Au sortir du gouvernement duplessiste, les communautés religieuses ont toujours une mainmise sur l’éducation. L’article cité par Claude informe la révolte du personnage envers toute forme de domination, envers, en somme, un système abrutissant qui réduit les citoyens à l’état d’objets207. Claude met à distance la religion parce qu’elle participe d’un système qui implique la démission de son sens critique. Il se montre défaitiste par rapport à ce désir d’affranchissement qu’est la laïcité. Il dit d’ailleurs à Barbara qu’il n’existe pas d’écoles laïques. Dès 1961, le Mouvement laïque de langue française promeut l’idée de la laïcité et la déconfessionnalisation des institutions publiques, dont les écoles208. Le mouvement ajoute certes un secteur neutre aux secteurs catholique et protestant, mais la véritable déconfessionnalisation des structures scolaires québécoises n’aura lieu que près de 40 ans plus tard209, soit en 2000 avec l’adoption de la loi n° 118. Claude rejette la religion, mais aussi toute une société sclérosée par le pouvoir. Il refuse qu’on fonde le vivre ensemble sur les valeurs d’une poignée d’hommes, qu’on lui impose une façon de vivre et de penser à laquelle il n’aurait qu’à se soumettre. En somme, il refuse d’être traité tel un objet. Maurice Garçon décrit ainsi la censure :

La censure, c’est-à-dire le droit pour le gouvernement d’exercer un contrôle sur les publications en dehors de l’intervention des tribunaux, est une des mesures qui a provoqué le plus de critiques contre les régimes autoritaires. Les gouvernements ont toujours mal supporté la publication d’écrits qui, pour des raisons les plus diverses, peuvent leur paraître de nature à troubler leur conception personnelle de l’ordre politique ou moral210.

L’auteur pose une question : « Qui apprécie? Qui juge? Qui décide sans appel211? ». Cette interrogation porte sur la censure étatique, mais peut se décliner sur le plan institutionnel et individuel. Groulx, qui a réalisé la majorité de ses films au sein de l’ONF, critiquait

207 De nombreux débats sur l’éducation animent le Québec durant la Révolution tranquille et engagent une entreprise réformatrice d’envergure. Le rapport Parent, publié en trois tomes (soit en 1963, 1964 et 1966), « identifie et sanctionne les transformations nécessaires à la modernisation de l’éducation québécoise ». Il présente une réflexion de fond sur l’éducation, notamment le rôle de l’État, les contenus d’éducation, les programmes d’études, la pédagogie (entre autres la relation maître-élève) et la question de la confessionnalité. (Claude Corbo [dir.], Repenser l’école : une anthologie des débats sur l’éducation au Québec de 1945 au rapport Parent, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2000, p. 13). 208 Ibid., p. 365. 209 Id. 210 Maurice Garçon, Plaidoyer contre la censure, op. cit., p. 9. 211 Ibid., p. 28.

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l’organisme pour son contrôle sur la production cinématographique. En 1964, il raconte qu’il lui a été impossible de réaliser, à l’ONF, Le Chat dans le sac comme il l’aurait voulu :

J’aurais préféré que Le Chat dans le sac soit davantage ancré dans les événements, mais à cause des circonstances ce n’était pas possible : faire à l’ONF un film avec un très petit budget – un film plus ou moins déguisé – et en même temps faire un film qui corresponde complètement à mes aspirations. J’avais toujours rêvé que mon premier long métrage soit un film d’événements, qui se passe complètement dans la rue212.

En 1965, il dit à La Presse : « J’étais à l’emploi de l’ONF et je voulais à tout prix faire un film. Je voulais vérifier mon “souffle”. Et quand on sait l’option fondamentale de l’ONF, je ne pouvais pas risquer que mon film reste dans les tiroirs213 ». À la censure étatique et institutionnelle se joint aussi une autocensure dont Groulx est pleinement conscient, déjà, en 1966, alors qu’il répond à la question « Avez-vous fait votre film [Le Chat dans le sac] librement? » par la négative, affirmant : « La liberté est tronquée en entrant dans une institution comme l’Office national du film. On sait très bien à quoi on doit s’attendre et si on ne sait pas on l’apprend vite, cette espèce de censure implicite qu’on ne nomme jamais mais qui est omniprésente214 ». Groulx confie, en 1975  près d’une décennie plus tard , que « la chronique de la vie quotidienne », arrimée à l’histoire d’amour, « avait été mentionné[e] mais sans insistance car [il] ne voulai[t] pas être contraint de répondre à toutes leurs inquiétudes à ce sujet215 » : « Ce n’était pas précisément une ruse de ma part, mais disons une sorte de discrétion sur mes idées motrices216 », écrit-il. En 1973, interrogé à propos de l’interdit jeté sur 24 Heures ou plus…, il clame :

Le cinéma appartient à tous; il appartient à tous ceux qui s’en préoccupent. Comme la liberté appartient à tous ceux qui veulent se libérer. C’est bien simple. Aussi, il ne s’agit plus de défendre un film, mais de savoir si l’on peut s’impliquer totalement dans ce que l’on fait, dans son travail. La question fondamentale demeure donc : peut-on s’impliquer? Peut-on débattre des idées? Encore une fois, il s’agit de liberté217.

La question demeure toujours d’actualité.

212 Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 33. 213 Gilles Groulx, « Gilles Groulx : Cannes et le “cinéma direct” », La Presse, 26 juin 1965, p. 3. Cité dans Anonyme, « Gilles Groulx : 1965-1978 », dans Cinéastes québécois : dossier de presse, op. cit., s. p. 214 Anonyme, « Les 101 questions », art. cit., p. 18. « Sachant ce que je sais maintenant, je ne ferais pas Le Chat dans le sac à l’ONF », dit-il, alors qu’il a quitté, l’année précédente (1965), l’ONF. 215 Gilles Groulx, Propos sur la scénarisation, op. cit., p. 17. 216 Id. 217 Gilles Groulx dans Luc Perreault et Jean-Pierre Tadros, « Gilles Groulx et l’affaire 24 heures ou plus… », art. cit., p. 29.

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Jean Vigo, de Bernard Chardère

Le livre de Bernard Chardère sur Jean Vigo met au jour des similitudes entre le cinéaste français et le personnage de Claude, de même qu’il nous renseigne sur la démarche de Groulx, qui admire Vigo218, pour la réalisation du Chat dans le sac. D’abord, il y a une forte récurrence du thème de la censure dans les articles contenus dans l’ouvrage, tant ceux écrits par Vigo que ceux rédigés par les amis et les collègues du cinéaste. Vigo a été censuré : Zéro de conduite (1933) fut interdit de projection en France pendant douze ans, soit jusqu’en 1945; selon Chardère, « la commission de censure ne daigna même pas le voir219 ». Pierre Merle, assistant réalisateur sur Zéro de conduite, dit qu’ensuite, les nombreux projets de Vigo « défilent, retournés, décortiqués, mijotés puis finalement rejetés220 ». Le producteur de Vigo, M. Nounès, fait confiance au cinéaste malgré le scandale causé par Zéro de conduite, toutefois

il [le producteur] voulut prendre toutes ses précautions, et choisit un scénario : l’Atalante qui, à la première lecture, était suffisamment anodin pour qu’il n’ait pas trop à craindre la fantaisie et l’humour cruel de Jean Vigo. C’est donc sur des données qui paraissaient les plus inoffensives que Vigo créa l’Atalante. Mais avant, il avait remanié le scénario pour lui donner de la vie221.

C’est par la ruse que Vigo arrive à réaliser un autre long métrage. Les textes recueillis dans l’ouvrage de Chardère tracent le portrait d’un cinéaste à l’intelligence vive, conscient de la rigidité du système dans lequel il devait créer. Claude Vermorel se souvient de ce que Vigo lui dit, entre deux prises de vues de Zéro de conduite, un film où est dépeinte la liberté des enfants en opposition avec l’intransigeance des adultes :

Une histoire de gosses, tout ce qu’il y a de plus anodin, me racontait-il [Vigo]. Ils ont lu, relu, vérifié si deux ou trois pages n’étaient pas astucieusement collées, tourné, retourné ces cinquante feuillets. Rien de subversif. On vous fait confiance. C’est-à-dire que j’ai la curieuse impression de rencontrer à chaque coin de décor une bienveillante paire de

218 Groulx confie en entrevue : « le cinéma social n’a jamais vraiment existé, j’entends le cinéma qui reflète la pensée d’un auteur engagé. Il y a l’œuvre de Vigo, il y a Salt of the Earth – des exceptions – et ces gens ont eu toutes sortes de misères ». (Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 34). 219 Bernard Chardère, Jean Vigo, Lyon, Société d’études, recherches et documentation cinématographiques (coll. Premier plan), 1961, p. 16. 220 Pierre Merle dans ibid., p. 19. La citation rappelle l’expérience de Groulx, dont les films ont été l’objet de censure à plusieurs reprises. 221 Jean Dasté dans ibid., p. 38.

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moustaches. Un monsieur vient se balader de temps en temps sur le plateau, de la part de la Direction, vérifie qu’on n’ait pas malignement peint en rouge quelque accessoire, tire les pots-de-chambre de dessous les lits, soupçonnant il ne sait quel maléfice. Il serait très bien dans le rôle de Bec-de-Gaz, le surveillant général. Mais je ne crois pas qu’il acceptera, même pour faire faire des économies à ses patrons222.

Vigo se moque de l’autorité. Comme Groulx dans Propos sur la scénarisation, Vigo accuse la récupération marchande du cinéma par le pouvoir. Le cinéaste français tourne au ridicule les censeurs qui ont interdit intégralement Zéro de conduite. La décision, selon Vigo, témoigne de la bêtise et du manque de discernement desdits censeurs :

Faudrait-il admettre que cette commission de moralité artistique n’a pour but que de dégoûter de l’Industrie cinématographique en péril les derniers capitalistes, qui consentent encore après maints déboires à s’y intéresser? Le pas ne serait-il pas bien vite franchi pour en venir à soupçonner ce tribunal de servir on ne sait trop quels intérêts commerciaux ou de basse politique opportuniste; et un exemple ne viendrait-il pas confirmer cette opinion, celui des œuvres des grands cinéastes russes interdits sans commentaires voici deux ans et aujourd’hui autorisés dans leur même version complète, originale223?

Outre le thème de la censure, le livre de Chardère aborde la démarche artistique de Vigo pour À propos de Nice (1930). Vigo qualifie ce film de « point de vue documenté224 ». Il insiste sur la subtilité et la discrétion dont il doit faire preuve pour filmer, à la dérobée, les attitudes et les gestes des « personnages » dénichés sur son passage. Il ne s’agit pourtant pas d’une observation objective, passive, du cinéaste :

Ce documentaire social se distingue par le point de vue qu’y défend nettement l’auteur. Ce documentaire exige que l’on prenne position, car il met les points sur les i. S’il n’engage pas un artiste, il engage du moins un homme. Ceci vaut bien cela. L’appareil de prise de vues sera braqué sur ce qui doit être considéré comme un document et qui sera interprété, au montage, en tant que document225.

Cet extrait fait écho aux convictions de Groulx, en 1969, lorsqu’il soutient qu’un film naît des sensibilités de l’homme qui le crée :

[J]e dirais que la subjectivité c’est un petit peu le sang d’un film pratiquement, parce que c’est ça qui montre que derrière la caméra il y a un cœur, c’est dans mes convictions, c’est

222 Claude Vermorel dans ibid., p. 40. 223 Jean Vigo dans ibid., p. 47. 224 Claude Aveline dans ibid., p. 23. 225 Jean Vigo dans ibid., p. 45. Texte publié à l’origine dans la revue Positif, n° 7, mai 1953.

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pas un robot qui parle. C’est pas un film fait sur ordinateur, c’est fait par un homme, c’est fait à la main226 […].

La revue Parti pris

De tous les imprimés que Claude présente à la caméra, un seul provient du Québec : la revue Parti pris. Claude brandit le numéro de novembre 1963. Il s’agit de la seconde publication de la revue, qui a commencé à paraître en octobre 1963.

Parti pris fait la synthèse des autres ouvrages que lit Claude; elle tire des conclusions à partir des luttes pour la décolonisation et les adapte au contexte québécois. Cette transposition, Claude l’opère aussi. Comme nous l’avons vu au cours du présent chapitre, le personnage puise dans les ouvrages des arguments, des exemples de luttes et d’attitudes qui lui permettent de prendre conscience de sa situation de minoritaire. Il s’identifie à ses lectures, s’y reconnaît. Mais Claude n’est pas qu’un dispositif à travers lequel et grâce auquel les influences transitent : il cristallise le tempérament du Canadien français au moment où il définit son identité québécoise en devenir227. Le personnage rend compte d’une posture de l’entre-deux caractéristique de l’époque. Lise Gauvin, reprenant à son compte l’observation du sociologue Jean-Charles Falardeau, décrit ainsi ce caractère :

[L]e héros de roman typique de cette génération est « un rêveur, partagé entre la tentation d’un absolu et la vision d’une action », rêveur dont « la seule activité continue qui demeure possible est l’acte d’écrire, non pas posséder les choses ni le monde, mais les nommer pour en parler228 ».

On retrouve cette même posture de l’entre-deux chez le personnage d’Antoine dans Le Cabochon229 d’André Major (1964). Le jeune homme de 17 ans, révolté et affichant une

226 Gilles Groulx dans Johanne Mongeau, « Gilles Groulx et l’engagement », art. cit., p. 36. 227 À ce sujet, voir Jean-Pierre Sirois-Trahan, « Le devenir québécois chez », dans Sophie-Jan Arrien et Jean-Pierre Sirois-Trahan [dir.], Le montage des identités, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 91-111. 228 Lise Gauvin, « Parti pris » littéraire, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2013, p. 20. 229 André Major, Le Cabochon, Montréal, Parti pris, 1967 [1964], 195 p.

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haute exigence morale – il dit « On vit selon ses principes ou bien on les renie230! » –, tranche avec l’attitude plutôt indolente de ses amis et de sa famille. Profondément insatisfait231, Claude cherche un moyen de s’ancrer à l’histoire : il veut agir232. Claude et Barbara ont d’ailleurs cette discussion où chacun accuse l’autre de vivre dans un monde utopique. Claude dit de Barbara qu’elle « s’agite » dans le théâtre ; elle répond en lui demandant s’il fait, lui, « réellement quelque chose ». Il rétorque qu’il ne fait rien et n’a, au demeurant, pas l’ambition de faire quelque chose. Barbara, clairvoyante, souligne que les idées politiques de Claude sont liées à un idéal, à un rêve. Songeur, Claude laisse entendre que ses idées pourront déboucher sur autre chose que sur l’utopie : « Je ne crois pas que ce soit des rêves ».

Jean-Marc Piotte confie dans une chronique qui paraît en février 1964, soit au même moment où se conclut le tournage du Chat dans le sac :

J'ai vécu dans la grisaille. Je poursuivais mes actes quotidiens dans mon univers quotidien. Mon amour n'était pas de l'amour : je n'étais que fidèle et responsable. Je n'engageais pas mon existence parmi d'autres existences: je soutenais à bout de bras des structures morales. J'étais une conscience, une réflexion: je ne vivais pas233.

Claude a une posture ambivalente. Ses convictions l’incitent à agir, mais il ne sait pas comment; il est en lutte avec lui-même. Claude voit dans le journalisme une occasion d’engagement politique. L’écriture peut susciter l’action, mais, plus encore, l’écriture est un

230 Ibid., p. 50. Son interlocuteur, Hubert, d’une classe sociale plus aisée, le taxe d’idéaliste. Las d’écouter Antoine, il met ainsi fin à la conversation : « Tu discutes toujours comme si c’était une question de vie ou de mort ». « Je trouve que c’est sérieux », rétorque Antoine. Le ton fataliste du protagoniste nous rappelle la description du colonisé, de Fanon. 231 Paul Chamberland dit que « le révolutionnaire est avant tout mécontent, quels que soient les motifs métaphysiques ou moraux qu’il avance ». (Paul Chamberland, « L’individu révolutionnaire », Parti pris, vol. III, n° 5, décembre 1965, p. 18). 232 Groulx dit qu’il a choisi Claude Godbout comme interprète, car il était « émotivement impliqué, mais pas tout à fait engagé non plus ». C’était « un émotif pur, pas du tout sûr de lui, sensibilisé à la question nationaliste, mais qui évitait d’y penser, se disant qu’il n’y pouvait rien; il essayait de s’éparpiller dans le théâtre. Au fond, sa solution était celle pour laquelle nous options il y a dix ou quinze ans : nous devenions des artistes, mais pas des révolutionnaires. Sous Duplessis, la seule façon de protester était de faire de la peinture ou des poèmes. Mais maintenant il y a l’engagement social, politique qui est valable, je pense, parce qu’il tire l’homme vers le haut ». (Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 37). Il y a, dans le personnage de Claude, une hostilité à l’égard de l’attitude de Barbara qui, optant pour le théâtre, semble aussi se désinvestir de la politique. 233 Jean-Marc Piotte, « Les essais de Pierre Vadeboncœur », Parti pris, vol. I, n° 5, février 1964, p. 51.

63 acte. Si « [l]es partipristes ne visent à dire notre société que pour la transformer234 », Claude arrive, justement, à l’âge de la parole235. Max Roy, qui écrit à propos de Parti pris, souligne que « [l]a révolution passe par le langage et [que], selon le mot de Sartre, “nommer c’est montrer… et montrer c’est changer”. Le discours y acquiert une valeur de dévoilement et devient une action concrète qui a ses effets sur la réalité236 ». Le numéro inaugural de la revue affiche cette conviction sartrienne : « La parole, pour nous, a une fonction démystificatrice ; elle nous servira à créer une vérité qui atteigne et transforme à la fois la réalité de notre société237 ». Il y a là une rupture franche avec l’ordre ancien, lequel était fondé sur l’idolâtrie du passé et de ses traditions. La rupture, qu’on rapproche du Refus global des Automatistes, a des conséquences tangibles sur les contestataires :

Si la répression ne s’est pas exercée directement dans les années 60, et si on ne congédia personne (n’oublions pas que Borduas fut « remercié » de l’École du meuble en 1948), la plupart des collaborateurs réguliers de Parti pris se retrouvent comme par hasard chômeurs en 1964, aucun employeur ne cherchant particulièrement à leur donner du travail238.

Les jeunes intellectuels, comme Claude, sont refoulés à la porte. Parti pris, c’est la nouvelle génération qui cherche à instaurer une société nouvelle, débarrassée des trois obstacles majeurs à son épanouissement : le colonialisme, le capitalisme et la religion. C’est l’analyse des situations des minorités dans le monde et l’adaptation québécoise des conclusions qui en sont tirées. Bref, il s’agit d’une parole de la jeunesse québécoise, qui transite dans le Chat dans le sac, dont le contenu est annoncé dès le générique d’introduction : « Ce film représente le témoignage d’un cinéaste sur l’inquiétude de certains milieux de jeunes au Canada français ». Groulx témoigne de la quête d’une partie de la jeunesse québécoise, celle qui tente d’adresser sa pensée, ce « fluide à communiquer » dit Claude, à son peuple.

234 Robert Major, Parti pris : idéologies et littérature, Montréal, Nota bene, 2013, p. 16. 235 L’âge de la parole, recueil de poésie de Roland Giguère, paraît en 1965. Cité par Jean Royer, le poète évoque la signification du titre de son recueil : « L’âge de la parole – comme on dit l’âge du bronze – se situe, pour moi, dans ces années 1949-1960, au cours desquelles j’écrivais pour nommer, appeler, exorciser, ouvrir, mais appeler surtout. J’appelais. Et à force d’appeler, ce que l’on appelle finit par arriver. C’était l’époque, pas si lointaine, où nous croyions avoir tout à dire puisque tout était à faire et à refaire ». (Roland Giguère, L’âge de la parole : poèmes 1949-1960, Montréal, Typo, 2013, p. 20). 236 Max Roy, Parti pris et l’enjeu du récit, Québec, CRELIQ, 1982, p. 29. 237 « Présentation », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 2. 238 Lise Gauvin, « Parti pris » littéraire, op. cit., p. 28.

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Ouverture

Les imprimés qui apparaissent dans Le Chat dans le sac renseignent sur la domination sociale, économique et culturelle ressentie par le personnage de Claude. C’est-à-dire qu’ils accompagnent sa prise de conscience : d’un sentiment de révolte confus, il passe au mûrissement d’une conscience historique. Claude tire de ses lectures une définition de sa situation. Pour forger son identité, il emprunte à l’identité afro-américaine et africaine (La Révolte noire, Les Damnés de la terre). Ces références liées à la Négritude transparaissent également dans la bande sonore composée de pièces du jazzman John Coltrane. Par ailleurs, le personnage porte sa recherche d’action du côté du journalisme militant, qui a le pouvoir d’appeler à l’action (La Révolution cubaine, Parti pris) et de créer une solidarité transcendant les frontières. Claude s’inspire d’œuvres qui dépeignent une lutte révolutionnaire menée par des individus et des groupes qui s’érigent contre une société oppressive et tyrannique. Deux de ses livres de chevet dénoncent explicitement la censure, un moyen déguisé de protéger les intérêts de la classe dominante, des intérêts parfois purement idéologiques, mais le plus souvent commerciaux239 (Plaidoyer contre la censure, Jean Vigo). Le cinéaste français Jean Vigo apparaît comme un modèle pour Claude, puisqu’il reste fidèle à ses idéaux. De la même façon, la revue Parti pris fait figure d’exemplarité en raison de sa teneur révolutionnaire et de son refus catégorique d’une société brisée par les iniquités et les valeurs surannées qui la régissent. La revue convoque des pensées diverses puisées dans l’histoire mondiale et s’inspire d’elles pour analyser la situation québécoise. Cette dernière devient intelligible au moyen de l’écriture : c’est parce que les problèmes (colonial, social) sont mis au jour qu’ils peuvent être transformés.

239 Pour Parti pris, on verra que « le système politique est associé à l’organisation capitalistique de la société », et que le commerce est un moyen par lequel la bourgeoisie favorise ses intérêts : « La classe possédante, contrôlant les moyens de production, les moyens d’information, et l’argent (moyen d’action), est donc aussi classe dirigeante. Dans la réalité, c’est elle qui contrôle l’État et ses mécanismes; elle en fait l’instrument par lequel elle réalise ses intérêts que l’idéologie fait passer pour le bien commun ». (Parti pris et Pierre Maheu, « Une arme à deux tranchants », Parti pris, vol. III, février 1966, p. 3).

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Chapitre 3 : Le Chat dans le sac à travers le prisme de Parti pris

Parti pris : le Québec n’est plus à l’heure de la Vérité tranquille240

Fondée en 1963 par les activistes vingtenaires André Major, Paul Chamberland, André Brochu, Pierre Maheu et Jean-Marc Piotte (grand ami de Groulx), la revue Parti pris prône l’avènement d’un Québec indépendant, socialiste et laïque. Elle « poursuit une entreprise d’affirmation et de contestation débutée dans la revue Liberté241 » et compte dans ses pages des analyses et des chroniques politiques et culturelles, de même que des textes littéraires. Son titre serait l’idée d’André Brochu, inspiré d’un passage de Sartre : « chaque jour il nous faut prendre parti dans notre vie d’écrivains, dans nos articles, dans nos livres242 ». Si l’équipe Parti pris est constituée de jeunes rédacteurs aux influences diverses, elle est toutefois unie par la découverte commune de Frantz Fanon, d’Albert Memmi et de Jacques Berque243. Robert Major affirme que la lecture de ces trois auteurs a conduit les partipristes à formuler le « mal-vivre québécois244 ». Par ailleurs, la revue se reconnaît aussi quelques prédécesseurs québécois, « qui ont en commun d’avoir logé à l’enseigne de la révolte : Saint-Denys Garneau, P.-E. Borduas, Cité Libre…, bref la génération qui s’est posée comme riposte à la caducité du nationalisme classique245 ». Elle ne magnifie pas les paroles de ses prédécesseurs, mais leur donne plutôt la réplique :

240 L’expression est tirée du premier numéro de Parti pris. Cf. Pierre Maheu, « De la révolte à la révolution », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 10. 241 Michel Nareau, « Fanon, Cuba et autres Journal de Bolivie. L’Amérique latine à Parti pris comme modalité de libération nationale », Bulletin d’histoire politique, vol. 23, n° 1, 2014, p. 129. 242 Jean-Paul Sartre, Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 279. Nous reprenons la remarque d’André J. Bélanger (Cf. « La recherche d’un collectif : Parti pris », Ruptures et constantes. Quatre idéologies du Québec en éclatement : La Relève, la JEC, Cité libre, Parti pris, Montréal, Hurtubise HMH (coll. Sciences de l’homme et humanisme), 1977, p. 142). 243 Robert Major, Parti pris : idéologies et littérature, op. cit., p. 53. 244 Ibid., p. 63. 245 André J. Bélanger, « La recherche d’un collectif : Parti pris », art. cit., p. 154.

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Révoltés et révolutionnaires, les partipristes se distinguent des générations précédentes par l’intransigeance de leurs refus, par le nombre impressionnant de leurs ruptures. Le regard posé sur les aînés est impitoyable ; le jugement sans appel. Lancé dans une vaste entreprise de démystification, le groupe, qui aurait pu s’appeler, au dire de Pierre Maheu, un Front intellectuel de libération du Québec, s’attaque simultanément à une série d’idéologies ou d’attitudes qui ont contribué jusque-là à identifier le Canada français246.

Parti pris élabore une réflexion sur l’identité nationale précaire qui, selon ses rédacteurs, trouve sa source dans l’événement traumatique qu’est la Conquête. Ces derniers tracent le portrait du colonisé québécois; ils empruntent à la psychanalyse, adhèrent au mouvement de décolonisation et à une forme d’existentialisme sartrien. La société canadienne-française, dominée par le clergé, produirait selon eux une mentalité du minoritaire, un peuple effacé et peu enclin à l’action. Si les certitudes du passé s’évanouissent, elles continuent de marquer le présent, c’est pourquoi les partipristes cherchent à désaliéner la société, à procéder, par la libération de la parole, à la libération de la conscience247. Leurs analyses portent sur les répercussions du colonialisme et révèlent l’opposition du nous québécois et de l’autre « Canadian ». Ils rejettent d’ailleurs l’appellation « Canadiens français248 » au profit de « Québécois249 ».

Qualifié de « mouvement carrefour250 », Parti pris allie la recherche d’une émancipation québécoise et le mouvement de la décolonisation, de même qu’il s’inscrit à la fois comme un lieu de littérature et un mouvement politique tourné vers la pratique251. Au fil du temps, l’on constate que l’objectif de la revue se modifie. La visée initiale de Parti pris, présentée dans le manifeste de 1964-1965252, consiste en l’action et la révolution politiques :

246 Lise Gauvin, « Parti pris » littéraire, op. cit., p. 17. 247 André J. Bélanger, « La recherche d’un collectif : Parti pris », art. cit., p. 156. 248 Marcel Rioux écrit que le terme « Canadiens-français est l’un des premiers anglicismes qui devaient apparaître dans la langue québécoise ». Alors que dans le Haut et le Bas Canada, les anglophones s’appelèrent eux-mêmes Canadians, les francophones se firent appeler French-Canadians par les anglophones. L’expression « Canadiens français », calque direct de l’anglais, apparut dans « la langue des journaux et des hommes politiques ». (Marcel Rioux, Les Québécois, Paris, Éditions du Seuil, 1974, p. 9). 249 Si l’expression « Canadiens français » apparaît dans les premières publications de la revue, elle se raréfie rapidement et est critiquée dès décembre 1963 dans l’article de Laurent Girouard, « Notre littérature de colonie », Parti pris, vol. I, n° 3, décembre 1963, p. 30-37. 250 André J. Bélanger, « La recherche d’un collectif : Parti pris », art. cit., p. 142. 251 Id. 252 Parti pris, « Manifeste 64-65 », Parti pris, vol. II, n° 1, septembre 1964, p. 2-17.

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les rédacteurs annoncent la fondation du Club Parti pris, qui deviendra le Mouvement de libération populaire (M.L.P.) dont le but essentiel est de « créer le parti révolutionnaire, instrument de la prise de pouvoir253 ». Les exigences du M.L.P. sont les suivants : « 1. libération nationale ; à ce niveau deux grandes mesures sont essentielles : l’unilinguisme et la récupération nationale de l’économie; 2. justice sociale; 3. réforme du travail254 ». En 1966, un éditorial annonce une réorientation profonde qui marque une césure avec les objectifs de 1964-1965255 : « 1. radicaliser la lutte sur le plan théorique; 2. ne plus prétendre édicter des mots d’ordre pratiques; 3. se libérer de toute affiliation à quelque parti que ce soit ». La revue a cessé de paraître en mai 1968, « deux ans avant octobre 1970, sous les tiraillements des intellectuels tous engagés mais déchirés entre la perspective plus littéraire et une autre plus sociologique256 ». Dirigée par Gérald Godin de 1968 à 1976, la maison d’édition Parti pris, où sont publiés Le Cassé de Jacques Renaud, L’Afficheur hurle de Paul Chamberland et Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières, ferme ses portes en 1984.

Le Chat dans le sac et Parti pris : écrire contre l’Ordre

La définition que Groulx formule du rôle du cinéaste se module au fil des ans, mais elle conserve cependant une importante teneur journalistique. Le cinéaste informe. Pour constituer la trame du Chat dans le sac, Groulx opère un montage dans les actualités257; il sélectionne les nouvelles et construit un collage. Le film se présente comme le résultat d’une courtepointe de citations et de références explicites ou allusives aux tensions sociales en présence au Québec et à l’étranger. Le fait que ces actualités se succèdent dans le film, et cohabitent dans l’imaginaire de Claude, concourt à tisser des liens entre elles. Groulx écrit, dans des notes dactylographiées datées de 1971 :

253 Lise Gauvin, « Parti pris » littéraire, op. cit., p. 12-13 254 Id. 255 Id. 256 Stéphane Baillargeon, « L’héritage de la revue Parti pris comprend aussi l’idée de la laïcité », Le Devoir, 30 septembre 2013, http://www.ledevoir.com/societe/medias/388720/l-heritage-de-la-revue-parti-pris-comprend- aussi-l-idee-de-la-laicite. 257 Jean-Claude Labrecque rapporte que l’équipe de tournage se réunissait chaque matin pour éplucher les journaux avant de tourner. Voir la partie 1 du documentaire de Denis Chouinard, Voir Gilles Groulx.

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La Révolution c’est la générosité de chacun pour tous.

L’affirmation de l’individualisme ne peut que se dével loper vers le groupe et la collectivité. C’est la découverte du moi otage-déserteur. Il n’y a pas de vie créatrice et libératrice sans les autres en voie de libération258.

Il y a là description d’une solidarité qui doit être éprouvée par l’individu pour se refléter dans la sphère collective. Cette même conscience de l’individualité versus la collectivité transparaît dans l’intertexte du Chat dans le sac, où la juxtaposition des tensions sociales concourt à éclairer leurs similitudes. Le film opère la réunion des « minoritaires » en la personne de Claude259, à travers laquelle transitent les écrits. À l’instar de Groulx, qui procède par collage pour construire son film, Claude rapaille diverses influences. Rapailler : rassembler, ramasser des objets épars. C’est la démarche du journaliste. Pourtant, et Claude le constatera non sans déconvenue, la presse est orientée par les intérêts politiques, qui opèrent un certain contrôle idéologique260. Ainsi, et particulièrement en situation de contestation ou d’agitation politique, la presse devient la chasse gardée des politiques en place, qui offrent une vision manichéiste des événements afin de maintenir leur influence dans le système. Groulx formule d’ailleurs une critique acerbe des médias – qui gagne en virulence au fil des années – dans plusieurs de ses œuvres261. Épris de liberté, le cinéaste

258 Gilles Groulx, « Choses écrites dans mes vieux carnets : printemps été automne hiver 1970-71 », dans Patrick Straram le bison ravi et Jean-Marc Piotte pio le fou, Gilles cinéma Groulx le lynx inquiet 1971, op. cit., p. 133. La mise en page de la citation reproduit celle des notes originales. 259 Au sein du couple, Claude incarne le dissident, le minoritaire en quête d’une plus grande cohérence entre son identité et sa vie. Barbara, malgré sa judéité et la critique de la bourgeoisie qu’elle formule, représente davantage la classe dominante ou, du moins, elle se conforme davantage à la société qu’elle ne la critique. On verra toutefois que les personnages sont plus complexes qu’il n’y paraît : s’ils incarnent des emblèmes que tout semble opposer (Claude, le Canada français, et Barbara, l’Altérité anglophone), ils portent aussi les paradoxes intrinsèques à ces emblèmes. 260 Pierre Maheu dit à Claude : « Regarde à qui appartiennent les revues en question. Ça appartient au gros capital, si tu veux, aux gens qui ont un paquet de fric. Il est bien entendu qu’ils sont pas tellement intéressés à nos idées ». 261 Dans son mémoire, Christine Noël aborde la théorie critique des médias, héritière du marxisme et selon laquelle les communications de masse ont le rôle de propager l’idéologie dominante capitaliste. L’auteure démontre que Groulx s’oppose à la prétendue objectivité des médias par le recours à l’essai cinématographique (pensons à Où êtes-vous donc? et à Entre tu et vous), voie de l’affirmation d’une subjectivité. (Christine Noël, Aliénation et subversion : le cinéma de Gilles Groulx (1964-1971), op. cit., p. 59-63.)

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critique l’Ordre262. De la même façon, l’équipe de Parti pris rejette le système inéquitable en place et pointe du doigt les médias qui maintiennent le statu quo263.

Dans un article de Parti pris qui a pour titre « L’information : arme idéologique264 », André Major dresse une liste d’articles qui dépeignent une « mystification idéologique » selon laquelle les partisans de la révolution nationale, peu importe leurs dires ou leurs actions, sont consacrés « ennemis numéro un ». C’est dire que les dirigeants protègent leur empire, dont les rédacteurs de Parti pris s’efforcent d’analyser les tenants et les aboutissants pour mieux le démanteler265. Les trois orientations de la revue : indépendance, socialisme et laïcisme, se trouvent inscrites dans Le Chat dans le sac. Claude formule une critique du colonialisme, du capitalisme et de la bourgeoisie, aidée par les institutions religieuses. Il appert que Claude s’engage dans une entreprise d’affranchissement préalable à une réelle affirmation identitaire. Ses cibles : la bourgeoisie et la compromission des générations aînées; son objectif : la mise en marche d’une praxis révolutionnaire.

Contre la bourgeoisie, opposée aux intérêts du peuple

Une séquence rend compte de l’opposition des intérêts canadiens-français et du capital étranger. Dans les larges couloirs d’un centre commercial apparaissent tour à tour, dans un montage croisé, Claude et Barbara qui déambulent sous les enseignes de magasins dont les

262 Groulx écrit dans ses carnets en 1971 : « Il ne faut pas / que l’ordre règne seul / Lynx inquiet 5 nov. 71 / (ce de quoi / je suis inquiet) ». (Patrick Straram le bison ravi et Jean-Marc Piotte pio le fou, Gilles cinéma Groulx le lynx inquiet 1971, op. cit., p. 135). 263 Les cinéastes québécois collaborent à Parti pris, notamment dans la publication d’avril 1964, dans laquelle des membres de l’Équipe française de l’ONF – Gilles Groulx, Gilles Carle, Denys Arcand, Clément Perron et Jacques Godbout – décrient l’état du cinéma québécois (Cf. Parti pris, vol. I, n° 7, p. 2-24). Ils puisent dans les discours dominants des éléments pour faire valoir la nécessité et la pertinence, pour les Québécois, de bâtir un cinéma d’auteur, un cinéma national. (Cf. Eric Fillion, The Cinema of the Quiet Revolution : Quebec’s Second Wave of Fiction Films and the National Film Board of Canada, 1963-1967, mémoire de maîtrise, Montréal, Université Concordia, 2012, p. 47). 264 André Major, « L’information : arme idéologique », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 52-54. 265 « Ils [les partipristes] avaient répété à plusieurs reprises que la première étape de la lutte révolutionnaire était une entreprise de démystification, de critique de la vie quotidienne québécoise, pour d’abord saisir les conditions objectives de l’oppression et l’étendue de la colonisation et ainsi percevoir les moyens efficaces de les détruire ». (Robert Major, Parti pris : idéologies et littérature, op. cit., p. 41).

71 noms mettent à jour la dualité linguistique montréalaise. Les courtes scènes présentent les personnages qui se dirigent dans des directions opposées. On voit d’abord Claude qui se dirige vers la droite, devant la vitrine de la Régie des alcools du Québec, puis devant « La maison du livre ». Ensuite Barbara marche vers la gauche, devant les enseignes « Toy World », et on voit de nouveau Claude, se dirigeant toujours vers la droite, devant la boutique « Maxime et Michel ». Finalement, Barbara repasse, vers la gauche, devant une vitrine où est posé un écriteau rédigé en anglais. Au sens propre comme au sens figuré, les personnages s’engagent dans des chemins opposés, caractérisés par des langues différentes.

Durant toute la durée de la séquence, une musique pompeuse accuse la futilité du lieu. Elle perdure en fond sonore lorsque Claude entre dans une boutique et allume un téléviseur duquel nous parvient un bulletin de nouvelles télévisé. La superposition de la musique et de la voix du présentateur brouille la compréhension du discours. Les montages sonore et visuel rendent compte de l’incompatibilité de l’activité intellectuelle et du lieu de commerce : pendant que le présentateur télé parle du « bill 60 » créant un ministère de l’Éducation, la caméra alterne entre le visage de Claude, rivé sur la nouvelle, et les gens qui magasinent, concentrés sur les objets. Barbara rejoint son amoureux dans la boutique, l’embrasse et trépigne aussitôt d’impatience quand il reporte son attention sur le téléviseur. Par la bande sonore, on assiste ensuite à la concurrence des monologues intérieurs des protagonistes. Barbara finit par partir et laisser Claude à son occupation, tandis que le dialogue intérieur continue et se superpose à une séquence où un ami du couple donne un spectacle de magie dans l’appartement de Claude lors d’un déjeuner entre copains. Ici, l’image, centrée sur une activité futile, est en contrepoint avec le discours énoncé, c’est-à-dire le dialogue intérieur qui porte sur les droits individuels et collectifs. Pendant ce temps, Claude et Barbara, affairés à leur lecture (pour lui, un journal; pour elle, la revue Vogue), se boudent l’un et l’autre, comme ils ignorent leur ami magicien. Ce dernier vient détourner l’attention du spectateur, il opère une distanciation comme le faisait la musique du centre commercial.

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Parti pris fait le procès de la bourgeoisie qui « entraîne individualisme, irresponsabilité et dépolitisation266 ». Selon les rédacteurs de la revue, la démocratie bourgeoise suppose une vision erronée de la démocratie, puisqu’elle

repose sur le concept abstrait d’individu, sorte d’atome social, pur citoyen défini en dehors de sa vie réelle quotidienne; elle pose en principe l’égalité de droit des individus-citoyens, et quoique les membres de la société capitaliste soient objectivement inégaux, elle projette leur égalité dans l’État, abstraction qui est à la société réelle ce que le citoyen est à l’homme réel267.

Parce que la bourgeoisie fait fi des particularismes des classes sociales, infailliblement, elle appréhende l’existence d’un point de vue déconnecté de la réalité, croient les partipristes. C’est d’ailleurs cette croyance qui prédomine au début du Chat dans le sac; lorsque Barbara dit que « les droits appartiennent aux individus, non aux races », Claude s’empresse de nuancer : « Oui, mais si c’est aux races qu’on refuse des droits, alors ce sont les individus qui en sont privés ». Barbara, issue d’une famille bourgeoise, conçoit l’égalité de droit comme une égalité de fait, alors que Claude, d’un milieu plus modeste, distingue loi et réalité. Les origines semblent ici conditionner toute une vision du monde qui s’inscrit dans l’habitus268. Pierre Vadeboncœur, qui publie dans Parti pris, est prolixe au sujet de la bourgeoisie. Il souligne, dans L’Autorité du peuple (1963), sa superficialité, son indifférence et sa préférence pour les « vérités faciles, les vérités du Code269 ». L’auteur la présente comme une classe ontologiquement narcissique et diamétralement opposée à la collectivité :

Le peuple est un être collectif sans miroir : rien ne lui réfléchit l’image de ses dons. Seule la bourgeoisie se mire et se reconnaît, et elle ne s’en prive pas. Le miroir, s’il en est un vraiment, qui dit au peuple ce qu’il est, c’est la bourgeoisie elle-même, mais elle lui renvoie une image mutilée, qui ne fait au contraire que lui dire ce qu’il n’est pas270.

Le film présente à de nombreuses reprises Barbara devant un miroir. Au contraire de Claude, Barbara a, dès le début du film, une image, une représentation : on la voit jouer au mannequin sur des photos (Barbara Ulrich était réellement mannequin), elle se compare à Nana (Anna

266 Parti pris et Pierre Maheu, « Une arme à deux tranchants », art. cit., p. 6. 267 Ibid., p. 3. 268 L’habitus est la forme intériorisée des conditionnements sociaux liés à une classe sociale. 269 Pierre Vadeboncœur, L’Autorité du peuple, Québec, Éditions de l’arc, 1965, p. 23. 270 Ibid., p. 22.

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Karina271), revêt des costumes de théâtre. La façon dont elle est présentée colle à l’archétype de la bourgeoise. Au fil de l’histoire, le spectateur peut cependant mettre en doute l’authenticité ou la facticité de cette représentation, qui réduit essentiellement la personnalité de Barbara à une caractéristique : la vanité. Nous y reviendrons. Notons, par ailleurs, que ce portrait, qu’on pourrait désigner comme un « culte du moi », est excluant. Vadeboncœur insiste sur la dévalorisation des individus que suppose la norme établie par la bourgeoisie, une norme basée sur la possession :

Les hommes du peuple n’existaient pas, car ils ne représentaient rien. Les propriétaires représentaient leurs entreprises, possédaient les moyens de se déplacer par toutes les parties du monde, représentaient la politique de leur classe, avaient leurs relations parmi les dirigeants, parmi les juges, détenaient un pouvoir économique, un pouvoir politique, une quasi-toute-puissance. Un propriétaire, c’était tout le reste des propriétaires et en définitive c’était la société elle-même et ses rouages, possédés par eux. Mais un homme du peuple, ce n’était que lui-même. L’homme du peuple est un individu272.

Groulx écrit à propos de cette toute-puissance : « [l]’emprise des capitaux américains au Canada est telle qu’ils contrôlent notre vie nationale à tous les niveaux273 ». « Par les journaux, la radio, le cinéma et la télévision, on entraîne les salariés à désirer le confort et la jouissance immédiate et à ne s’intéresser qu’à leurs satisfactions personnelles274 », écrit, quant à lui, Jean-Marc Piotte. La consommation tient à l’écart les préoccupations sociales.

Contre l’abdication des générations aînées

Les connaissances et la lucidité de Claude lui paraissent vaines s’il ne peut les transmettre à autrui. Il cogne donc à la porte de trois directeurs de journaux dans l’espoir de faire publier ses articles. Son premier interlocuteur, Paul-Marie Lapointe, ici dans le rôle du

271 Barbara imite Anna Karina dans Vivre sa vie en reproduisant la même posture qu’elle adopte sur la page couverture d’Objectif 63. Quand Barbara demande à Claude si elle ressemble à Nana, il lui répond qu’il est insensé de s’occuper de « niaiseries pareilles ». Groulx intercale ensuite un photogramme du Journal d’une fille perdue, de G. W. Pabst, où on peut voir l’influence de Louise Brooks sur Anna Karina. Jean-Pierre Sirois- Trahan remarque qu’il s’agit d’un commentaire ironique de Groulx sur la référence godardienne. (Cf. Alain Bergala, « Godard/Groulx : quel partage de cinéma? Le Chat dans le sac comme film-charnière », art. cit., note 2). 272 Pierre Vadeboncœur, L’Autorité du peuple, op. cit., p. 18. 273 Gilles Groulx cité dans Patrick Straram, « Dix questions à cinq cinéastes canadiens », art. cit., p. 59. 274 Jean-Marc Piotte, « Du duplessisme au F.L.Q. », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 23-24.

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directeur de La Presse, somme Claude de revenir à la réalité : la révolution qu’il veut opérer dans la société se doit d’être pensée selon « un concret qui est ennuyeux », c’est-à-dire qu’elle doit s’adresser aux financiers, à « des gars de la chambre de commerce », dit Lapointe. Ce dernier souligne, avec une ironie grinçante, le caractère passéiste qui perdure dans le Québec post-Grande noirceur : « Un jour sans doute, tu comprends, ça se passera, et là je parle pas de ton vieillissement, je parle de la société à laquelle tu rêves. Peut-être que ce sera possible d’avoir 20 ans jusqu’à 60 ans… Je sais pas quand ». Selon la logique de Lapointe, l’âge freine l’accès à la parole. Plus encore, il insinue que la révolte n’appartient qu’à la jeunesse. Cette pensée rejoint celle de Pierre Vadeboncœur, qui mesure, dans la revue Parti pris, l’écart qui sépare les générations. Il estime que sa génération – en 1963, Vadeboncœur a 43 ans –, plus expérimentée, et donc plus critique et sceptique, regarde de l’extérieur les découvertes de la jeunesse, alors que les jeunes ont une ouverture naturelle qui leur vient de leur liberté de vie, de pensée et de choix :

[I]ls ont la clef du futur; les idées qu’ils forment sont en partie gratuites, risquées et indépendantes de certaines réalités qu’ils n’ont pas eu le temps d’observer : ils inventent. Ils voient plus mal que nous les conséquences, les aléas possibles, mais cela est heureux, car les idées qui vont loin naissent dans l’optimisme275.

Jean V. Dufresne, le deuxième journaliste rencontré, propose à Claude de sortir de sa perception livresque de la société, d’aller sur le terrain. Il signale la nécessité de planifier sa révolte. Claude refuse de patienter, ce à quoi Dufresne répond qu’un autre journaliste prendra sa place. La scène suivante, Claude, en voix off, réfléchit à l’entretien : « Ça s’appelle le planisme. Ça consiste à mettre de l’argent de côté pendant 10 ans pour finir par s’acheter une automobile ». Pendant qu’il prononce ces phrases, la caméra montre un panneau qui affiche « No parking any time », qui renvoie le spectateur à l’incompatibilité des désirs de Claude avec la société. Le personnage cherche à se projeter dans l’avenir et juge que seuls les jeunes s’en préoccupent :

Si on vit, nous les jeunes, dans un monde idéaliste et belligérant, eux entretiennent le non-sens avec les anges et les démons tout en attendant les miracles. Au fond, ils s’accommodent du présent. Ils préparent en aucune façon les voies de l’avenir. Ils sont bien plus préoccupés de s’assurer du repos de la quarantaine que de notre dynamisme. Ne remets pas à demain ce que tu peux faire après-demain.

275 Pierre Vadeboncœur, « Salutations d’usage », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 50.

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Claude rejette la conception manichéenne du bien et du mal et la sujétion des personnes à leur destin, vestiges de la religion. La jeunesse, dont il se revendique, est, au contraire des aînés, actrice de sa vie. Jean-Marc Piotte, dans un article dédicacé à Pierre Vadeboncœur, écrit : « Les jeunes générations forment l’élément révolutionnaire des sociétés : toutes les révolutions ont été effectuées par des jeunes. Cela est bien compréhensible : la société n’a pas encore eu le temps de les enrôler dans des fonctions sociales, de les adapter276 ». En 1965, son collègue Chamberland exprime la même idée : « La jeunesse ne forme pas une classe : une fois que ses membres entrent sur le marché du travail, ils obéissent à la division sociale du travail, ils se dissolvent au sein des classes économiques277 ». En somme, s’opposent les convictions désintéressées de la jeunesse à l’orthodoxie, voire l’opportunisme, des générations plus âgées et établies dans le système. Pierre Maheu, directeur de la revue Parti pris, est le troisième et dernier journaliste à s’entretenir avec Claude. Il trouve une solution pour joindre les attitudes de l’un et de l’autre groupe. Il livre sans détour sa vision des choses : puisque la presse appartient au capital, réfractaire aux nouvelles idées, « [c]e qu’il y a à faire, c’est jouer le jeu puis tricher en même temps ». En somme, il s’agit de mener une double vie : à la fois jouer le jeu de la société, c’est-à-dire travailler dans ses organisations pour gagner sa vie, et militer pour les idées qui sont les nôtres, par exemple, écrire de façon bénévole dans Parti pris.

Les discussions de Claude avec les trois journalistes marquent un tournant dans la quête du jeune homme. Peu après l’entretien avec Pierre Maheu, suit une séquence (que nous avons déjà mentionnée) où, affublés de déguisements, Claude et Barbara moquent le discours social réactionnaire. Pierre Vadeboncœur, dans L’Autorité du peuple, pointe la désuétude du discours bourgeois. Relevons un passage au ton caustique qui évoque bien l’esprit de la scène du Chat dans le sac :

On s’échange entre archiprêtres cette monnaie qui n’a plus cours et soyez sûr que je ne parle pas ici du Christ. Ce dont je parle, c’est la faculté qu’ont les bourgeois et la société réactionnaire qui leur ressemble de faire tenir debout une cathédrale de maximes toutes faites, cautionnées par une pseudo-religion et pour la défense desquelles ils se battraient

276 Jean-Marc Piotte, « Du duplessisme au F.L.Q. », art. cit., p. 29. 277 Paul Chamberland, « L’individu révolutionnaire », art. cit., p. 20.

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malgré la levée menaçante de la réalité toute entière, si celle-ci venait à s’ébranler comme les arbres de la forêt dans Macbeth278.

Le fatalisme et le conservatisme inscrits dans les phrases reprises par Claude et Barbara  comme dans les discours des journalistes, hormis le militant Maheu , sont aussi réfléchis, selon Claude, par des pratiques culturelles. Dans la scène qui suit, Claude ne discute plus du journalisme, il le pratique. Appareil photo au cou, il observe fanfare et majorettes s’adonner à une répétition dans un aréna : « J’ai vraiment l’impression d’assister à la naissance d’un nouveau folklore de l’aliénation », dit-il, en voix off. Claude mène par la suite une entrevue avec un homme responsable de la fanfare. Le cadre se rétrécit en une vignette qui rappelle le format télévisuel (technique de surcadrage qu’il reprendra dans 24 Heures ou plus…). Alors que se déroule l’entrevue, en arrière-plan, les jeunes défilent, vêtus de leurs uniformes, avec une solennité qui rappelle le pas cadencé militaire. Dans la scène suivante, Claude prend place dans les estrades : « Je vois une fois de plus que les prédicateurs du système contribuent à maintenir la médiocrité dans une société qu’eux-mêmes n’habitent même pas ». Claude porte un regard incisif sur les traditions, qui peuvent être entretenues, comme le dit Claude, par le capital279. Paul Chamberland écrit à ce sujet et illustre la vacuité des symboles identitaires :

Nous n'avons pas d'identité sur le plan collectif parce que nous avons trop peu de prises sur la réalité. Le Maître, le propriétaire, c'est le canadian ou l'américain [sic]. Nous pouvons vérifier ce manque d'identité d'une façon indirecte si nous considérons comme phénomène compensatoire la surestimation mythique de « notre maître, le passé » (de ce que nous avons été, donc de ce que nous ne sommes plus) ou de valeurs absolues, comme la foi, l'art, la civilisation française en Amérique, qui, élevées au rang d'idoles dévorantes, nous masquaient notre propre néant. Le néant, c'est notre présent, le temps où nous ne cessons de vivre notre propre absence à nous-mêmes. Vivre le présent c'est vivre l'histoire; nous n’avons pas de présent, nous n'avons pas d'histoire, nous nous sommes réfugiés dans l'éternel280.

C’est cette idée de refuge qui irrite Claude : la parade qu’il observe le renvoie à sa propre passivité, lui qui recherche l’action. Chamberland note que le « capitalisme canadian et

278 Pierre Vadeboncœur, L’Autorité du peuple, op. cit., p. 36. 279 On peut aussi penser que la médiocrité à laquelle Claude fait entre autres référence est attribuable au piètre état de l’éducation. Les pouvoirs en cette matière reviennent, jusqu’en 1964, au Département de l’instruction publique (DIP), formé d’un comité catholique et protestant. 280 Paul Chamberland, « Les contradictions de la Révolution tranquille », Parti pris, vol. I, n° 5, février 1964, p. 22.

77 yankee281 » devrait susciter la cohésion du peuple. Pourtant, écrit-il, « le nationalisme n'est ici un phénomène unitaire qu'à des niveaux accessoires, folkloriques et inoffensifs : vieilles traditions “canadiennes”, fête de la Saint-Jean, etc.282 ». Autrement dit, l’exposition de symboles ne peut que prolonger une identité surannée, inapte à inscrire les Québécois dans le présent où des intérêts étrangers leur dérobent la propriété de leur système économique. Les traditions ne peuvent rassurer Claude dans son identité; au contraire, elles lui rappellent une survivance « incompatible avec le contexte ». Dans le même ordre d’idées, Parti pris rejette ce que Chamberland appelle le « nationalisme verbal283 », c’est-à-dire un discours nationaliste qui ne se reflète pas dans l’action. Elle conçoit ce dernier comme un instrument pour freiner les forces progressistes : « il y a d'un côté les forces traditionnelles rafraîchies d'un peu de vernis (“politiques de grandeur”, “c'est-le-temps-que-ça-change”), de l'autre les forces progressistes284 », écrit Chamberland.

Une nécessaire rupture

Ne pouvant faire coïncider ses idéaux et son gagne-pain, Claude s’exile à la campagne pour réfléchir. Les lectures du personnage l’ont mené à prendre la mesure des dominations qui pèsent sur le Québec, qui a longtemps maintenu une idéologie de conservation et de survivance. Par la pratique du journalisme, Claude souhaite participer à cette voix qui commence à se faire entendre, celle de Parti pris, notamment. Le film se termine sans livrer de réponse quant au devenir de Claude : ce dernier s’affranchit de Barbara, mais le spectateur est libre d’imaginer de quoi sera faite sa liberté nouvellement conquise285. Pourtant, plusieurs

281 Ibid., p. 21. 282 Ibid., p. 21-22. 283 « “Révolution tranquille'”, et '“maîtres chez nous”, pense-t-elle [la classe bourgeoise], endormiront suffisamment la conscience de la nation », écrit Chamberland. (Ibid., p. 24). 284 Ibid., p. 25. 285 Cette interrogation devant laquelle nous laisse Le Chat dans le sac nous renvoie à une citation de Fernand Dumont, datée des années 1990, qui évoque une croisée des chemins. Elle nous semble rendre compte du parcours de Claude : « Nous commençons à connaître assez l’histoire du Québec pour savoir que notre culture a été censurée par tant de pouvoirs adventices, tellement bousculée par des colonialismes politiques, économiques, religieux de tout bord qu’elle a survécu par de maigres moyens. À l’heure où nous entrevoyons la possibilité d’une émancipation politique, où nous commençons à mettre en œuvre les ruses d’une plus difficile

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ont interprété le départ de Claude pour Saint-Charles comme une fuite, voire un renoncement à la vie en société286. Certains y ont peut-être même vu une démonstration d’un repli sur soi relevant d’un nationalisme ethnique287 : Claude rompant avec une Juive anglophone pour retrouver une compagne canadienne-française, « Manon j’sais pas qui ». L’hypothèse d’une posture ethnocentrée demeure douteuse et improbable. Rappelons, comme nous l’avons vu au précédent chapitre, que le personnage féminin devait au départ être interprété par une Canadienne française riche qui, même si elle était au fait de la situation québécoise, ne s’identifiait pas au désir révolutionnaire de Claude. Relevons aussi que Barbara Ulrich devint la compagne de Groulx. Si Claude choisit de s’éloigner de Barbara, c’est parce qu’il fuit le marasme du statu quo et son incapacité à agir, qu’il lie à Barbara, non pas à cause de son ethnicité, mais parce qu’elle représente, à ses yeux, la bourgeoisie qui maintient ce statu quo. Même si Barbara cherche à rompre avec la bourgeoisie, elle symbolise la perpétuation du statu quo. Les attitudes divergentes, pour elle, frivole, pour lui, sérieuse, mènent à la rupture du couple.

Le retour de Claude à la campagne présenterait plutôt un refus d’une société stagnante. Lorsqu’il dit « Je ne voudrais pas devenir cet homme social parce que plus la société lui

émancipation économique, pourrons-nous voir enfin la végétation de notre culture grandir et dresser la tête au- dessus des revêtements sous lesquels elle s’était protégée pour se conserver? ». (Fernand Dumont, Raisons communes [1995], dans Œuvres complètes de Fernand Dumont. Tome III : Études québécoises, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 606). 286 Par exemple, Jean-Claude Jaubert interprète le départ de Claude pour la campagne comme une « régression idéologique », d’un retour vers « une sécurité morale que l’ancienne idéologie de conservation offrait à tous, au prix d’une extinction culturelle assurée à brève échéance ». C’est pourtant précisément l’ordre ancien que Claude repousse. Il semble que le personnage recherche l’authenticité, non la sécurité. Il reproche d’ailleurs la résignation et la complaisance des générations aînées. (Jaubert est cité dans Michèle Garneau, Pour une esthétique du cinéma québécois, op. cit., p. 224). Garneau écrit quant à elle que Claude « ne régresse pas, il fuit dans la solitude » (p. 225). 287 Nous pensons ici à un texte de Denys Arcand, qui porte notamment sur le film À tout prendre (1963), de Claude Jutra. Arcand explique la rupture des personnages principaux, Claude et Johanne, par l’Altérité du protagoniste féminin, une québécoise noire qui dit être Haïtienne : « À tout prendre ne réussit pas à s’approcher dans la tendresse et la satisfaction des femmes du réel, du quotidien. Et en cela le héros du film est comme bien des Canadiens français de trente ans, cultivés et sensibles, à qui il faut systématiquement des femmes noires, jaunes ou rouges, en tout cas “étrangères” pour connaître des liaisons enivrantes. Il y a là, me semble-t-il, un refus inconscient de coïncider avec son moi collectif, en même temps qu’une soif inassouvissable de se parfaire dans une extériorité mythique qui tient peut-être à la situation globale de tout notre peuple ». (Denys Arcand, « Cinéma et sexualité », Parti pris, vol. I, nos 9-10-11, été 1964, p. 96).

79 impose des contraintes, plus il s’éloigne de l’être humain », il formule, comme le personnage du Cabochon (1964), la nécessité de penser par lui-même. Antoine, comme Claude, quitte la ville pour la campagne. Il écrit à sa compagne Lise les raisons de son départ : « [J]e crois, et cette conviction est de plus en plus profonde, que pour s’affirmer et développer son aptitude à la liberté, il est nécessaire de se soustraire aux impératifs et conventions de la société et même de leur opposer un refus absolu288 ». On retrouve également, dans cette posture, la philosophie rousseauiste qui pose l’homme bon par essence et affirme que l’avènement de la propriété vole à l’homme son innocence (l’homme civilisé perverti). Pour se rapprocher de l’état idyllique pré-civilisationnel, pointe alors la nécessité d’un retour à la nature289. Il semble que le retrait à la campagne ne représente non pas un retour dans le Québec de la survivance, mais symbolise la période décisive où le Canadien français, après avoir fait tabula rasa des dogmes et des mythes anciens, également inscrits dans la vie urbaine, déterminera comment il construira une nouvelle société. En quittant la ville, Claude conquiert une liberté, mais de quoi sera-t-elle faite? La suite demeure inconnue. Groulx note d’ailleurs qu’il a choisi de présenter des personnages jeunes pour ne pas être obligé de tirer de conclusions : « Actuellement, vous devez reconnaître que notre façon de vivre – enfin chez beaucoup d’entre nous – est hésitante. Nous sommes ballotés par des courants contradictoires290 ». Antoine, le « Cabochon », partage le désir d’écrire et de témoigner de Claude : « Je reviendrai avec l’idée de devenir sociologue, ou journaliste, comment savoir291? », écrit-il à Lise. Dans le roman comme dans le film, le désir d’élucidation de la société est prégnant. Claude s’éloigne de la ville et de son marasme, car l’impératif est de se séparer de ce qui entre en discordance avec son être et ses aspirations. Michèle Garneau écrit pertinemment : « ce qu’il expérimente, ce sont les règles du jeu social, qu’il n’accepte pas, et c’est ce refus qui le contraint à l’isolement292 ». L’isolement marque le moment zéro, le

288 André Major, Le Cabochon, op. cit., p. 155-156. 289 Ce mythe rousseauiste du retour à la nature prendra de plus en plus d’importance pour, dans les années 1970, s’incarner dans le mouvement du retour à la terre et des communes, mouvement dans lequel se retrouveront des partipristes comme Pierre Maheu et Paul Chamberland. À cet égard, le film est en avance sur le mouvement contreculturel. 290 Gilles Groulx, « Gilles Groulx : Cannes et le “cinéma direct” », La Presse, 26 juin 1965, p. 3. Cité dans Anonyme, « Gilles Groulx : 1965-1978 », dans Cinéastes québécois : dossier de presse, op. cit., s. p. 291 André Major, Le Cabochon, op. cit., p. 157. 292 Michèle Garneau, Pour une esthétique du cinéma québécois, op. cit., p. 230.

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moment du choix293 : Claude dit d’ailleurs qu’il peut maintenant commencer à s’orienter. La fin du film, ouverte, montre que le personnage peut choisir différentes directions.

Engoncé dans ses idées, prisonnier dans une vie intellectuelle à rebours de la vie sociale, Claude a posé un premier geste d’affranchissement. L’apaisement se fait vite sentir : « Maintenant je sais ce qu’est une forêt, un champ, une rivière parce que je me suis éprouvé dans l’acte de les saisir », dit-il, en voix off, alors qu’il empoigne la neige à ses pieds. Claude s’affranchit alors des icônes étrangères qui ont servi sa quête, une indépendance qui transparaît sur le plan musical, comme le note Eric Fillion : « Le jazz, dans Le Chat dans le sac, ne peut accompagner Claude dans son exode vers la campagne. La musique du célèbre saxophoniste cède alors la place à une musique baroque. C’est un clavecin qui porte le personnage principal vers le générique de la fin294 ». Le personnage est seul et ne se définit plus en comparaison avec l’Autre ou par une lutte contre l’Autre : dès l’arrivée de Claude à la campagne, « la nationalité de Barbara n’est plus gage de support. La culture afro- américaine, que Groulx explore via le jazz de Coltrane, perd elle aussi de sa force mobilisatrice295 ». Claude doit se situer par et pour lui-même. À partir de l’arrivée du personnage à Saint-Charles, le champ s’élargit : le paysage et Claude sont réunis, font partie d’un tout. On voit de plus en plus le corps de Claude, et non seulement son buste – la tête, siège des idées – comme c’était le plus souvent le cas, en ville. La cohérence qu’il recherchait semble ici possible, alors que les séquences précédentes affichent l’impossibilité, pour Claude, de réussir sa quête. Dans celles-ci, Groulx présente les personnages en contrepoint. Quand Claude arrive à Saint-Charles, il dit : « Maintenant, je vais pouvoir commencer à m’orienter », alors que la caméra s’attarde à des détails du paysage (la maison, une terre, un lampadaire). La scène suivante présente Barbara chez un antiquaire de la métropole, où elle pose un regard désintéressé sur les objets luxueux et confie : « Maintenant, je n’ai plus d’habitude, je dois en trouver d’autres. Je me sens plus vieille aussi ». Le couple est déjà

293 En février 1964, Paul Chamberland intitule une partie de son article « Le moment de l’ambiguïté », une ambiguïté qu’il impute à « l’hypocrisie d’un régime qui masque son visage d’oppression sous des dehors de bonne entente, émasculant ainsi la nation de la combativité nécessaire à son affranchissement ». (Paul Chamberland, « Les contradictions de la Révolution tranquille », art. cit., p. 7). 294 Eric Fillion, « Le Chat dans le sac : Jazz et transcendance selon Gilles Groulx », art. cit. 295 Id.

81 dissocié, mais la rupture durera encore le temps de deux autres rencontres à Saint-Charles (un repas où ils ne communiquent plus que par le rire; une ultime querelle répétant toutes les précédentes) et d’une correspondance polie pour reporter la date de ces rendez-vous. Ces derniers sont entrecoupés de scènes où l’on voit la vie quotidienne de Claude, puis celle de Barbara : lui, isolé (« J’ai l’impression de vivre à l’écart de tout »), continue de s’informer au moyen des journaux et de la radio; elle continue ses cours de théâtre (« J’ai toujours quelque chose à faire, je suis plus active. Je commence à prendre mes cours au sérieux ou alors je commence à me prendre au sérieux »). Claude lit les philosophes. Ses paroles intérieures témoignent d’une sorte de renaissance : « Tout ce que je pense maintenant, je l’ai acquis récemment. », « Je ne fais presque rien, mais je sais pourquoi je le fais », « Maintenant, je vais pouvoir commencer à partir de rien ». Après cette dernière phrase, Barbara visite Claude à Saint-Charles. On assiste à une longue dispute : l’un et l’autre s’accusent d’inaction. Le couple argumente d’abord en son synchrone puis l’argumentaire se poursuit, mais l’image passe à une prise de vue extérieure, depuis une voiture en marche, du soleil couchant et de la rivière296. En synchronisme avec cette image lyrique, Claude insiste sur la nécessité d’agir au moment opportun :

Arrivé un moment dans ta vie, et surtout si tu es nationaliste comme moi je peux l’être, tu te rends compte que si tu ne fais pas une chose à un moment précis, mais vraiment précis, et si ce moment-là est tout près, tout près d’arriver, et si t’agis pas, ça va être final pour toi, tu ne pourras plus jamais agir.

Sur la fin de la phrase (« tu ne pourras plus jamais agir »), le paysage hivernal laisse place à la maison cossue des parents de Barbara, devant laquelle la voiture s’arrête. Le montage image-son forme une allégorie de la bourgeoisie freinant les ardeurs révolutionnaires. Quand Barbara descend de la voiture, on comprend alors que la vue sur la rivière correspondait à son point de vue durant le trajet entre Saint-Charles et Montréal. Elle entre chez ses parents, trouve dans sa chambre une lettre dans laquelle sa mère lui confie son inquiétude face à sa conduite. Née dans un milieu bourgeois, mais fréquentant des amis d’un milieu plus modeste, la jeune femme est tiraillée entre deux pôles qui diffèrent en tous points (classes sociales, ethnicités et langues différentes). Barbara se sent perdue, elle sait ce qu’elle ne veut pas, mais pas ce qu’elle veut : « Je ne sais plus où aller ». Les contradictions des personnages se

296 Il s’agit sans doute de la rivière Richelieu, que borde le chemin des Patriotes, sur lequel Groulx a eu un grave accident de voiture le 22 janvier 1981.

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révèlent. Elle, plus active, confie ses questionnements, son indécision quant à son avenir; lui, peine à exprimer ses peurs et, à la fois, trouve un apaisement dans l’idée de commencer une vie nouvelle. Un passage du Cabochon rappelle l’une des dernières scènes du Chat dans le sac :

Le ciel s’éclaircit et le soleil y prend tout son éclat. Antoine est très calme; le repos qui vient après une grande décision. Une sérénité de guerrier. Puis on s’enfonce dans la campagne. Des champs où la neige, durcie, brille froidement. Un regain, on dirait, dans l’air. Résurrection de la nature297.

Dans Le Chat dans le sac, le spectateur ressent également la sérénité qui gagne le personnage principal. Il substitue aux compromis insatisfaisants suggérés par les journalistes une liberté plus entière. Pourtant, la quête d’affranchissement de Claude n’est pas terminée. Si Claude dit qu’il pourra « recommencer à partir de rien », plusieurs indices visuels rappellent, à qui veut bien les voir, que les dominations contre lesquelles il se révolte perdurent, même dans un lieu vierge. Parmi les objets qui l’entourent dans la maison de Saint-Charles : une bouteille de Coca-Cola, symbole de l’impérialisme américain, et un bibelot représentant une icône religieuse. De façon plus implicite, la scène où des enfants jouent à la guerre pourrait être un rappel du fait que le rituel de la violence guette dans les situations de domination et que son issue n’est jamais sûre. La révolte se lègue, de génération en génération. C’est sur les terres de Saint-Charles, en novembre 1837, que se joua le sort de la rébellion dans le Bas-Canada…

Praxis révolutionnaire

« Quand je pense à moi, je retrouve un sujet voué à l’échec. Nous vivons une vie compensatoire », songe Claude à son réveil. De plus en plus conscient de la situation de son pays, le jeune homme ressent l’urgence de passer de l’état de spectateur à celui d’acteur. Parti pris la formule également : « La seule façon de poser la question morale298, et son seul intérêt, est d’arriver à connaître clairement pourquoi et comment vivons-nous et agissons- nous, depuis les banalités quotidiennes jusqu’aux rêveries les plus utopiques299 », écrit

297 André Major, Le Cabochon, op. cit., p. 160. 298 Chamberland précise dans son article qu’il entend par « morale » la morale révolutionnaire. 299 Paul Chamberland, « L’individu révolutionnaire », art. cit., p. 9.

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Paul Chamberland en 1965. Dans un article intitulé « L’individu révolutionnaire », il décrit la praxis révolutionnaire, c’est-à-dire la cohérence entre les convictions (la théorie) et les gestes (l’action) d’un individu. Il insiste sur la nécessité d’inscrire l’engagement dans des actions concrètes :

L’importance de la question morale est que, si elle n’est pas posée pratiquement, tout le reste est compromis, dévoyé. Le sens d’une révolution est moral : l’action révolutionnaire vise la transformation des conditions de l’existence et la réalisation des possibles humains encore obturés300.

Le malaise de Claude découle de l’écart entre ses convictions et ses actions : « je n’ai pas de vie réelle, je n’ai que des idées », dit-il. Si Claude lit des ouvrages sur la décolonisation, c’est parce qu’à ses « idées » préside un sentiment qui est celui de la révolte. Chamberland identifie la révolte comme l’origine de l’action révolutionnaire; il écrit qu’elle « demeure le moment subjectif de l’acte révolutionnaire301 ». Cet énoncé éclaire une scène évocatrice du Chat dans le sac. À Saint-Charles, Claude s’avance lentement vers la forêt, une arme à la main. En voix off, il dit « Suis-je un révolté? Oui. Suis-je un révolutionnaire? Je sais pas ». La scène suivante, douze coups sont tirés en autant de plans d’angles et de valeurs de plan différentes. Il n’y aucune cible. Le rythme rapide du montage et la tonalité des coups, manifestement fantaisiste, soutiennent l’attention du spectateur qui, jusqu’ici, a été témoin d’une vie quotidienne sans action déroutante. Cette césure dans le rythme et dans l’action illustre l’intensité des sentiments de Claude, gardés en vase clos, comme ces phrases trouvées au fil des lectures qu’il a souvent envie de déclamer. Les désirs de Claude restent au stade d’envies, il ne les engage pas encore dans une action. Dans son article, Chamberland conçoit la révolte comme pré-politique, c’est-à-dire qu’elle « se soucie moins des moyens concrets de s’accomplir que de la conscience exacerbée de ce qui manque à l’existence, aux rapports sociaux302 ». La révolte est purement négative. C’est la posture de Claude, résolument révolté, qui pourrait faire siens les mots signés par Parti pris et Chamberland : « Nous refusons votre Ordre et nous voulons le détruire. Pour le moment nous n'avons que ce refus, mais nous savons qu'il est une première brèche dans ce mur qui nous sépare des

300 Ibid., p. 10. 301 Ibid., p. 16. 302 Id.

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exploités303 ». Le stade de la révolte doit, selon Chamberland, être dépassé, car la révolte « est aveugle pour autant qu’elle méconnaît son essence véritable qui est le pouvoir et le monde de l’oppresseur304 », c’est-à-dire qu’elle précède la connaissance des conditions objectives de l’oppression, tout comme des moyens efficaces d’éradiquer cette oppression305.

Dans une scène subséquente, alors que Claude allume la radio, on peut entendre : « Radio-Canada vous présente quelques bulletins d’information. Le ministre de la Défense, M. Hellyer, a ordonné à une compagnie de 250 hommes de troupe de garder les casernes menacées par une organisation séparatiste de Montréal ». La nouvelle rapporte la réponse gouvernementale au vol d’armes commis par l’Armée de libération du Québec le 30 janvier 1964 à la caserne du régiment des Fusiliers Mont-Royal à Montréal306. Le 1er février, des gardes militaires sont postés 24 heures sur 24 devant toutes les casernes de la région métropolitaine. L’actualité radiophonique vient informer l’acte évoqué et poétisé de Claude. La scène des coups de feu porte une valeur archivistique au sens où elle témoigne, d’une part, de l’activité du FLQ – archive du présent – et, d’autre part, préfigure la crise d’octobre de 1970 – archive à venir. Ainsi, la prise des armes apparaît non pas comme le choix du personnage – il dit d’ailleurs qu’il est étonné de ne pas connaître l’identité des agitateurs307 –, mais comme une option qui lui traverse l’esprit, de façon aussi isolée que l’est la forêt de la frénésie de la métropole. Ce qui transparaît, c’est la nécessité de détruire pour reconstruire. Chamberland écrit que les jeunes « songent à un type d’action qui vise à détruire éventuellement le système. Cette jeunesse désespère d’œuvrer “au sein des structures” parce

303 Parti pris et Paul Chamberland, « Nous avons choisi la révolution », Parti pris, vol. I, n° 5, février 1964, p. 5. 304 Paul Chamberland, « Aliénation culturelle et révolution nationale », art. cit., p. 11. 305 Id. 306 L’Armée de libération du Québec (ALQ) constitue le pendant militaire du Front de libération du Québec (FLQ). Le 30 janvier 1964, l’ALQ dérobe mitrailleuses, mortiers, grenades et autres équipements pour une valeur d’environ 20 000 $. Le 20 février, l’ALQ commet un vol d’armes et d’équipement à la caserne du 62e Régiment d’artillerie de campagne à Shawinigan pour une valeur d’environ 25 000 $. (Cf. Louis Fournier, F.L.Q. : histoire d’un mouvement clandestin, Montréal, Québec Amérique, 1998, 509 p.). 307 Il dit : « Je suis surpris de ne même pas deviner les types qui ont fait ça. J’ai l’impression de vivre à l’écart de tout ». Par ailleurs, concernant cette séquence, il est intéressant de noter que le FLQ « a été fortement inspiré durant son existence (1963-1972) par la révolution cubaine, sa stratégie de lutte et son effervescence révolutionnaire en Amérique latine ». (Michel Nareau, « Fanon, Cuba et autres Journal de Bolivie. L’Amérique latine à Parti pris comme modalité de libération nationale », art. cit., p. 129).

85 qu’elle y voit les risques d’une démission irréparable, d’un consentement à la stagnation308 ». Ce sont ces structures que vise Claude, de ses « coups de fusil symboliques309 ». La scène présente l’indignation du jeune homme, à qui ses aînés conseillent plutôt le compromis et la planification de sa révolte.

Claude affiche une haute exigence morale. Dans son article, Chamberland met en garde contre une attitude romantico-dramatique du révolutionnaire, celle de la « fascination à l’égard de la violence (conduites de martyr ou de bagarreur310) » ou encore de la « conception catastrophique et eschatologique de la révolution311 » (lutte armée, coup d’État). Ces conceptions, nommées « terrorisme idéologique » par l’auteur, ne sont pas celles de Claude. Par contre, le personnage se rapproche davantage de l’attitude du rhéteur, celui qui, par les mots, construit une image de révolutionnaire, dans laquelle il est dangereux de s’enfermer :

Toute rhétorique est un terrorisme. La terreur règne lorsque les mots et les attitudes, en plus de signifier ce qu’ils disent, confèrent magiquement à celui qui les prononce une dignité, une qualité, une appartenance au clan qui parle ce langage. Il faut à tout prix le parler pour se faire entendre. L’aberration est à son comble quand les mots signifient plus que soi-même : l’on se prend alors pour un autre, l’on se prend pour celui que la situation ne permet pas que l’on soit encore un révolutionnaire312.

Le langage et les attitudes adoptés comme une doxa peuvent brosser une image simplifiée et caricaturale du révolté, laquelle est déjà véhiculée par les adversaires politiques et la presse, signale Chamberland. Claude, s’il choisissait de se complaire dans la rhétorique, courrait à la dissolution de ses idéaux. Barbara semble percevoir le danger d’enfermement qui guette Claude. Elle perçoit du moins la peur qui le tenaille : « Il se garde complètement renfermé et après il se fâche parce que je ne suis pas intéressée à lui ». Chamberland rappelle qu’il faut se méfier de « l’implicite, de l’“entendu” : une façon de se sentir ensemble, de s’opposer aux autres313 », parce que la société se charge d’« “institutionnaliser” les formes de

308 Paul Chamberland, « L’individu révolutionnaire », art. cit., p. 21. 309 Réal La Rochelle, « Le Chat dans le sac », Séquences, n° 53, 1968, p. 31. 310 Paul Chamberland, « L’individu révolutionnaire », art. cit., p. 12. 311 Id. 312 Ibid., p. 14. 313 Id.

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la révolte, [d’]imposer un “rôle social” au réfractaire, à l’[o]pposant, ce qui est une façon subtile de l’intégrer, de la désarmer314 ».

Quel serait le contre-pied de cette vision romancée du révolté? Qu’est-ce qui permettrait au révolutionnaire de préserver son identité et son authenticité? « L’antidote, c’est le jeu. Je ne crois pas qu’il existe d’instrument plus efficace d’autocritique que le jeu315 », répond Chamberland. L’autocritique réside dans la distanciation, dit l’auteur. Il n’est pas étranger que Brecht soit présent dans le film. D’abord, par le procédé de l’adresse au spectateur  les apartés , par laquelle Brecht voulait rompre avec l’illusion théâtrale : dans Le Chat dans le sac, les personnages regardent la caméra, se confient à elle, ou encore révèlent le contenu de leurs pensées par le truchement de la voix off. Outre les apartés, il faut noter que Barbara répète la pièce Maître Puntila et son valet Matti (1948), une pièce chargée des contradictions et des irréconciliables antagonismes de classes316. Les rôles de maîtres et de valets nous renvoient à la structure hiérarchique des années soixante au Québec, dans laquelle les anglophones étaient les patrons et les francophones, les ouvriers. Comme les personnages des œuvres brechtiennes, les protagonistes du Chat dans le sac permettent à Groulx de formuler une métaphore sociétale : ils ont davantage une fonction de symboles que d’actants au sein d’un schéma narratif. Le choc des personnages (Claude et Barbara) concourt à souligner leurs failles et leurs contradictions respectives :

Claude : Il y a une tension chez moi constante, c’est évident, et je sais pas… il y a un laisser-aller chez toi qui peut peut-être m’énerver à certains moments. C’est peut-être pour ça que je suis hostile envers toi.

Barbara : Mais toi, tu ne ris jamais, tu fais jamais de niaiseries et toi, tu n’es pas si heureux.

À Claude, complexé, il manque le jeu, l’autodérision. À Barbara, décomplexée  elle dit d’ailleurs qu’elle se sent aussi engagée que Claude, à la différence qu’elle n’a pas les mêmes complexes que lui , il manque l’identification, l’appartenance. Notons que ces

314 Ibid., p. 15. 315 Id. 316 Gilbert David, « Brecht au Québec : au-delà des malentendus », Jeu : revue de théâtre, n° 43, p. 121.

87 caractéristiques ne se réduisent pas qu’à la dimension psychologique des personnages, elles évoquent, selon l’approche de Brecht, leur projection dans le monde social317.

Barbara joue à la bourgeoise, elle agit de la façon dont on s’attend d’elle qu’elle le fasse : soumise à l’autorité de l’homme, soumise à l’autorité de l’argent, soumise à l’autorité du paraître. Le spectateur ressent que l’origine bourgeoise de Barbara, son appartenance à la classe des possédants, l’éloigne fatalement de Claude. Elle est frivole, se maquille, lit les revues de mode, avoue aimer le luxe. L’attrait pour l’apparat semble la mener naturellement vers le théâtre. Elle lit Simone de Beauvoir, mais dit de l’homme qu’il est supérieur à la femme. Mais, surtout, Barbara s’ennuie. Une fois ce portrait d’une jeune femme désinvolte et superficielle brossé, on constate que Barbara fait preuve d’esprit critique, qu’elle n’est pas la coquille vide qu’elle nous a semblée au départ. C’est lorsqu’elle se maquille, face à un miroir, qu’elle témoigne de sa lucidité par rapport à Claude et à sa vie. Groulx présente une antinomie : à l’acte narcissique du maquillage se superpose la profondeur des pensées de Barbara. Elle réfléchit à voix haute à Claude, à sa relation avec lui :

Il croit avoir des idées politiques révolutionnaires, mais il a peur de prendre des risques. Il prend des petits pas, jamais des grands. En plus il croit que c’est moi qui a peur, c’est lui en réalité qui a peur. Il a peur de la vie. Il m’accuse de penser qu’à moi-même, mais il ne me laisse pas de choix. Il se garde complètement renfermé et après il se fâche parce que je ne suis pas intéressée à lui. Aujourd’hui c’est impossible de faire mon maquillage.

Bien que différents, les personnages ne sont pas l’exact opposé l’un de l’autre comme Claude semble parfois le croire; ils partagent manifestement un fort sentiment d’incompréhension. Dans le costumier de l’École nationale de théâtre, Barbara dit à Claude, en voix off : « Quand tu parles du théâtre, tu dis des niaiseries. Tu mets tout dans le même sac. Tu ne fais pas de distinction. C’est comme si je disais que le cinéma n’a pas l’âge de raison parce que j’ai vu un film de l’ONF ». Elle pointe du doigt l’aversion de Claude pour le théâtre (et décoche au passage une flèche à l’endroit des documentaires de l’ONF, dans un exemple patent de distanciation ironique, car c’est ce genre de films que Groulx faisait avant

317 Christine Noël, Aliénation et subversion : le cinéma de Gilles Groulx (1964-1971), op. cit., p. 54. L’auteure cite Henri-Paul Chevrier, La distanciation au cinéma : application dans les films de fiction de Denys Arcand, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 1982, p. 92.

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de le dépasser avec Le Chat dans le sac, première fiction détournant, rappelons-le, un documentaire sur l’hiver), ce à quoi Claude répond, également en voix off, avec une fin de non-recevoir : « Moi c’est pas de ça que je parle, je parle de la vie. On nous met tous dans le même sac. C’est quand on a 40 ans puis qu’on n’a plus envie de se débattre qu’on a le droit de parole. C’est le système qui veut ça. C’est parce qu’on n’a pas de débouchés ». Leurs dialogues intérieurs sont composés des mêmes mots (les deux utilisent l’expression « mettre dans le même sac »), simplement, le lieu de l’engagement n’est pas le même. Claude ne peut se satisfaire d’une révolution fantasmée dans le théâtre, il doit la faire advenir dans le réel. Pourtant, il adopte à l’endroit de sa compagne un comportement qu’il reproche lui-même à la société : il se montre hostile envers elle, la met à distance, comme la société se montre hostile envers lui. À cet égard, la révolte de Claude s’exprime en réaction à un ordre auquel il identifie Barbara. Sean Mills met en lumière cette idée : « Si la projection de l’“Autre” est essentielle à toute position politique, pour le grand assortiment de progressistes de Montréal, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, cet “Autre” était, de façon générale, “l’empire318” ». C’est à cet empire que Claude, de même que les rédacteurs de Parti pris, veut se soustraire.

Paul Chamberland, l’un des rédacteurs de Parti pris, écrit dans le numéro de novembre 1963 : « Pour exister vraiment comme liberté et dépassement, l'homme doit dévoiler le monde, se faire exister dans des rapports concrets à l'être, dans des entreprises et des tâches historiques319 ». Cette capacité d’agir réside, selon Chamberland, dans la transformation de la négativité en une positivité, c’est-à-dire qu’il s’agit, pour le révolutionnaire, de mettre son refus des valeurs de l’oppresseur au service d’une action positive sur le monde. L’action révolutionnaire, nous dit Pierre Vadeboncœur dans L’Autorité du peuple, engendre des répercussions dans la société, mais aussi sur la personne qui entreprend cette action : « Ce qui importe dans la lutte contre l’injustice, ce n’est pas seulement d’abattre celle-ci, mais

318 Sean Mills, Contester l’empire : Pensée postcoloniale et militantisme politique à Montréal, 1963-1972, op. cit., p. 22. 319 Paul Chamberland, « Aliénation culturelle et révolution nationale », art. cit., p. 11.

89 aussi de rendre à des hommes diminués par le jugement d’autrui l’image tonique de leur pleine humanité et la force qui les assure de leur propre valeur320 ».

Le Chat dans le sac présente deux solitudes. Une image du film l’évoque : dans une séquence suivant l’annonce du départ de Claude, le couple visite une exposition muséale321. Durant sa visite, il échange, en voix off : Claude affirme qu’il va, à la campagne, « simplement essayer de penser », alors que Barbara dit qu’elle aurait souhaité continuer leur histoire, mais qu’elle ne veut pas faire changer d’avis Claude. « J’aimerais que l’on reste comme on est maintenant », dit-elle, alors qu’à ses paroles se superpose l’image de deux sculptures, posées l’une à côté de l’autre, dissociées.

Ouverture

La révolte de Claude, d’abord instinctive, devient raisonnée au fil de ses observations et de ses lectures. Soumis à des valeurs qui ne lui correspondent pas, Claude se sent dépossédé et « à l’écart de tout ». La faculté de nommer cet ordre contre lequel il s’érige, qu’il acquière au cours de sa quête, lui donne un pouvoir d’action : le pouvoir des mots et de la pensée. Ce dernier est fondamental pour les rédacteurs de Parti pris, qui font de leur plume un instrument de lutte. C’est parce que Claude a une prise (langagière, analytique) sur les oppressions que subit son peuple qu’il peut envisager l’avenir avec moins de fatalisme. Pierre Vadeboncœur évoque ce passage d’une posture négative à une posture positive :

On parlait de liberté, mais au fond on ne savait trop ce qu’elle allait avoir à dire et quel serait le positif du négatif qu’on cherchait à renverser, quelle affirmation suivrait notre silence, quelles réponses s’offriraient pour résoudre les problèmes. Les réponses révèlent les problèmes, le positif révèle le négatif, le traitement permet de diagnostiquer la maladie. La nation était malade, mais nous ne savions pas, par exemple, qu’elle manquait d’indépendance. Les réponses illuminent parfois les problèmes. Nous n’avions pas l’habitude d’inventer de réponses; par conséquent nous connaissions fort mal les

320 Pierre Vadeboncœur, L’Autorité du peuple, op. cit., p. 14. 321 Il s’agit probablement de l’exposition Les Trésors de Toutankhamon, présentée au Musée national des beaux- arts de Montréal en 1964. Aussi, compte tenu du fait que la quête d’affirmation identitaire de Claude s’accompagne d’une identification à la Négritude, cette incursion dans l’Égypte pourrait renvoyer au postulat de Cheikh Anta Diop selon lequel la civilisation égyptienne serait une civilisation négro-africaine. À tout le moins, elle cristallise un lieu d’origine, qui peut être perçu d’un point de vue afrocentré ou eurocentré. (Cf. Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, Paris, Présence africaine, 1955, 532 p.).

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problèmes. Poser des hypothèses constitue pour nous une dialectique nouvelle. De larges pans de réalité ont changé pour moi d’aspect quand je me fus mis à émettre des hypothèses ou à regarder avec une attention soutenue celles que d’autres avaient inventées. L’indépendance est de celles-ci. Mais dans cette affaire le malade ne guérit pas selon les règles et la Faculté se récrie322…

En somme, le Québec n’est plus à l’heure de la Vérité tranquille. Face à l’adversité, Claude découvre ses propres potentialités. Il scrute la société, la juge puis s’en éloigne provisoirement, un hiatus qui lui permet d’éprouver sa propre subjectivité. S’opère un dégagement des possibles : Claude entame un nouveau chapitre de sa vie, il arrive à ce qui commence323.

322 Pierre Vadeboncœur, L’Autorité du peuple, op. cit., p. 130-131. 323 Dans le liminaire de L’Homme rapaillé, Gaston Miron écrit : « je ne suis pas revenu pour revenir / je suis arrivé à ce qui commence ». (Gaston Miron, L’Homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998, p. 19).

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Conclusion

Le Chat dans le sac évoque l’an zéro de l’appellation « Québécois ». Le film commence par ces paroles : « Je suis Canadien français, donc je me cherche » puis évolue vers « Nous sommes six millions d’individus au Québec » et termine sur une ultime phrase : « Au fond, l’attachement que j’avais pour Barbara n’était que le symbole d’une tradition. Je crois que cet attachement était au service de ma propre recherche ». Cette recherche, vécue dans la confrontation (disputes avec Barbara, vives réactions face à des événements de l’actualité), dessine non pas un parcours linéaire, mais un éveil, un mûrissement d’une conscience historique. Marcel Rioux réfléchit à la redéfinition identitaire amorcée en 1960 :

L'identité nationale connaît un nouvel avatar. Ceux qui s'étaient définis comme Canadiens, Canadiens-français, Canayens deviennent massivement des Québécois. L'affirmation de soi prend le pas sur la différenciation des autres. Ce nouvel homme est américain du Nord, parle français mais se veut québécois, c'est-à-dire un être qui possède une spécificité et qui cesse de se considérer comme minoritaire. C'est ce qu'il est devenu, ce qu'il est, plutôt que ce qu'il n'est pas, qu'il veut mettre en évidence324.

Le Chat dans le sac témoigne et participe de cette quête d’authenticité. Le Québécois en devenir, joué par Claude, tente d’abord de préciser son identité par la relation dialectique entre soi et l’Autre, puis choisit l’affirmation plutôt que la comparaison. Au terme de mon itinéraire, j’en arrive à la conclusion que le recours à l’intermédialité constitue une amorce à une affirmation de l’identité nationale. En montrant le quotidien québécois, tant par ses lieux physiques truffés d’anglais que par ses références intellectuelles étrangères, le film souligne le manque, l’intervalle à parcourir pour que Claude, emblème du Québécois en devenir, trouve sa place dans le monde. On y voit, par contraste, l’importance que revêt l’avenir du pays pour les personnages : capitale pour l’un, secondaire pour l’autre. Se trace alors le portrait d’une jeunesse divisée « par rapport au pays qui allait naître et dont chacun prenait conscience différemment325 ». Les extraits radiophoniques et télévisuels ainsi que les coupures de presse rapportent l’actualité, dans laquelle Claude, même s’il est émotivement engagé, n’intervient pas encore. Le rôle des documents cités est de situer, de façon très

324 Marcel Rioux, Les Québécois, op. cit., p. 21. 325 Gilles Groulx, parlant des personnages de Claude et de Barbara, cité dans Léo Bonneville, Le cinéma québécois : par ceux qui le font, op. cit., p. 394.

93 concrète, un contexte que Parti pris qualifiait de pré-révolutionnaire. Les archives, explicites ou allusives, évoquent les événements qui se déroulent, nomment une pensée en construction, une pensée qui déborde les frontières du Québec. Sans prendre action, Claude fait siens les textes qui dénoncent le colonialisme et l’aliénation vécus par toute une communauté, et il le fait dans un quotidien québécois. Il se prépare à prendre parti au moyen du journalisme.

Groulx révèle aux Québécois leur propre visage, leur propre « imprécision326 ». Le cinéaste reconfigure certains des éléments les plus significatifs d’une époque ; cet assemblage questionne le rapport de forces entre les différents acteurs de la société. Groulx estime qu’un « film politique est essentiellement une exposition de faits et d’idées qui permettent aux gens de se questionner sur le sens de la liberté327 ». Dans cette définition il inclut la poésie, qui « indique le sens de la beauté et du merveilleux328 ». En somme, Le Chat dans le sac questionne le sens de la liberté, une liberté brimée dans des contextes disparates où les notions de genre, de nationalité, d’ethnicité, de couleur et de classe sociale forment les prétextes à l’oppression. La liberté se décline sur les modes collectif et individuel. Elle se discute entre les personnages, elle est théorique ou effective, elle est réclamée, revendiquée ou considérée acquise, elle est texte de loi ou poésie déclamée. Le film, par sa juxtaposition de multiples citations  celles des ouvrages sur la décolonisation et sur la censure, mais également les références philosophiques évoquées, qu’il serait pertinent de fouiller davantage  dresse un portrait global des iniquités entre les individus et entre les peuples. De ce portrait ressort un témoignage de la résistance et de la nécessité de lutter pour être libre. Le personnage de Claude ressent l’insuffisance des libertés partielles et d’une vie basée sur le compromis; son indignation, et son admiration envers les peuples qui se lèvent pour se réapproprier leur histoire le poussent à une maturité nouvelle. Aux outils intellectuels pour

326 Le journaliste Jean-Pierre Tadros écrit : « le cinéaste […] n’avait pas caché sa déception au lendemain de la sortie du Chat dans le sac : “J’ai comme l’impression d’avoir raté quelque chose”. Insatisfaction qu’il s’empressa d’ailleurs à ramener à de plus justes proportions, puisqu’il faisait remarquer : “je ne vois pas ce que j’aurais pu faire d’autre pour parler de l’imprécision” ». (Jean-Pierre Tadros, « Qui sommes-nous donc, demande Groulx? », Le Devoir, 17 janvier 1970, p. 19. Cité dans Anonyme, « Gilles Groulx : 1965-1978 », dans Cinéastes québécois : dossier de presse, op. cit., s. p.). 327 Gilles Groulx, « Choses écrites dans mes vieux carnets : printemps été automne hiver 1970-71 », dans Patrick Straram le bison ravi et Jean-Marc Piotte pio le fou, Gilles cinéma Groulx le lynx inquiet 1971, op. cit., p. 133. 328 Id.

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penser l’aliénation et l’oppression, au sentiment profond de révolte et au désir d’action ne manquent qu’une pulsion de vie qui lui permettrait d’engager le changement dans le réel.

Marcel Rioux, revenant sur l’aventure Parti pris, dit : « Non seulement Parti pris envisagea-t-il globalement la situation politique et économique du Québec mais il y rattacha la production symbolique et la vie quotidienne329 ». La vie quotidienne québécoise, c’est elle que les cinéastes issus du cinéma direct traquent et questionnent. C’est celle-là que Groulx désirait interroger. Le cinéaste formule à de nombreuses reprises, et à divers moments de sa production, son désir d’inscrire ses films dans la rue, dans les événements : « J’avais toujours rêvé que mon premier long métrage soit un film d’événements, qui se passe complètement dans la rue330 », dit-il. Si Le Chat dans le sac n’est pas tout à fait, aux dires de Groulx, un « film d’événements », il convoque l’actualité et en formule une chronique qui renseigne à la fois sur les faits, les idéaux et l’effervescence nationaliste au cœur de cette année 1964. Il s’agit du premier film québécois ancré dans le mouvement de libération mondial : il rassemble divers exemples de lutte contre les préjudices et constitue une amorce à l’appropriation québécoise d’un vaste mouvement d’émancipation. Précurseur, il témoigne, comme le feront quelques années plus tard des œuvres comme Speak white de Michèle Lalonde et Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières, des corrélations entre les conditions du peuple québécois et celles des peuples du tiers-monde. Le Chat dans le sac s’inscrit profondément dans l’histoire québécoise et dans l’Histoire, au sens où il dénote le rapport moral que Groulx entretient avec son peuple, rapport qui commande une observation attentive et critique des Québécois de laquelle jaillit un point de vue documenté. Transparaît une conscience historique dont le foyer est le Québec, mais dont les horizons sont multiples.

329 Marcel Rioux, « Remarques sur le phénomène Parti pris », dans Joseph Bonenfant [dir.], Index de Parti pris, 1963-1968, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 1975, p. 9. 330 Michel Patenaude, « Entretien avec Gilles Groulx », art. cit., p. 33.

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VADEBONCOEUR, Pierre, « La ligne du risque », dans La ligne du risque, Montréal, HMH, 1963, p. 167-218.

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Sur la revue Parti pris

BAILLARGEON, Stéphane, « L’héritage de la revue Parti pris comprend aussi l’idée de la laïcité », Le Devoir, 30 septembre 2013, http://www.ledevoir.com/societe/medias/388720/l- heritage-de-la-revue-parti-pris-comprend-aussi-l-idee-de-la-laicite.

BÉGIN, Pierre-Luc, « Parti pris : un phénomène majeur méconnu », Québec français, n° 153, 2009, p. 48-50.

BÉLANGER, André J., « La recherche d’un collectif : Parti pris », Ruptures et constantes. Quatre idéologies du Québec en éclatement : La Relève, la JEC, Cité libre, Parti pris, Montréal, Hurtubise HMH (coll. Sciences de l’homme et humanisme), 1977, p. 137-193.

GAUVIN, Lise, « Parti pris » littéraire, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2013, 221 p.

MAJOR, Robert, Parti pris : idéologies et littérature, Québec, Nota bene, 2013, 489 p.

NAREAU, Michel, « Fanon, Cuba et autres Journal de Bolivie. L’Amérique latine à Parti pris comme modalité de libération nationale », Bulletin d’histoire politique, vol. 23, n° 1, 2014, p. 126-138.

RIOUX, Marcel, « Remarques sur le phénomène Parti pris », dans Joseph Bonenfant [dir.], Index de Parti pris, 1963-1968, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 1975, p. 3-9.

ROY, Max, Parti pris et l’enjeu du récit, Québec, CRELIQ, 1982, 188 p.

Publications et articles choisis de Parti pris

ARCAND, Denys, « Cinéma et sexualité », Parti pris, vol. I, nos 9-10-11, été 1964, p. 90-97.

ARCAND, Denys, « Des évidences », Parti pris, vol. I, n° 7, p. 19-21.

ARCAND, Denys, « Le cinéma : “Le Chat dans le sac” », Parti pris, vol. II, n° 1, septembre 1964, p. 69-70

CARLE, Gilles, « L’ONF et l’objectivité des autres », Parti pris, vol. I, n° 7, p. 11-15.

CHAMBERLAND, Paul, « Aliénation culturelle et révolution nationale », Parti pris, vol. I, n° 2, novembre 1963, p. 10-22.

CHAMBERLAND, Paul « Exigences théoriques d’un combat politique », Parti pris, vol. IV, nos 1-2, septembre-octobre 1966, p. 2-11.

CHAMBERLAND, Paul, « Les contradictions de la Révolution tranquille », Parti pris, vol. I, n° 5, février 1964, p. 6-29.

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CHAMBERLAND, Paul, « L’individu révolutionnaire », Parti pris, vol. III, n° 5, décembre 1965, p. 6-29.

CHAMBERLAND, Paul, Terre Québec suivi de L’Afficheur hurle et de L’Inavouable, Montréal, Typo, 2003 [1964], 199 p.

GIROUARD, Laurent, « Notre littérature de colonie », Parti pris, vol. I, n° 3, décembre 1963, p. 30-37.

GODBOUT, Jacques, « L’année zéro », Parti pris, vol. I, n° 7, avril 1964, p. 6-10.

GROULX, Gilles, « 28 minutes, 25 secondes », dans Parti pris, vol. I, n° 7, avril 1964, p. 22-24.

MAHEU, Pierre, « De la révolte à la révolution », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 5-17.

MAJOR, André, Le Cabochon, Montréal, Parti pris, 1967 [1964], 195 p.

MAJOR, André, « L’information : arme idéologique », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 52-54.

PARTI PRIS, Les Québécois, Paris/Québec, François Maspero/Parti pris, 1967, 300 p.

PARTI PRIS, « Manifeste 64-65 », Parti pris, vol. II, n° 1, septembre 1964, p. 2-17.

PARTI PRIS, « Présentation », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 2-4.

PARTI PRIS et Paul CHAMBERLAND, « Nous avons choisi la révolution », Parti pris, vol. I, n° 5, février 1964, p. 2-5.

PARTI PRIS et Pierre MAHEU, « L’ONF, ou le cinéma québécois? », Parti pris, vol. I, n° 7, p. 2-5.

PARTI PRIS et Pierre MAHEU, « Une arme à deux tranchants », Parti pris, vol. III, n° 7, février 1966, p. 2-7.

PERRON, Clément, « Un témoignage », Parti pris, vol. I, n° 7, p. 16-18.

PIOTTE, Jean-Marc, « Du duplessisme au F.L.Q. », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 18-30.

PIOTTE, Jean-Marc, « Les essais de Pierre Vadeboncœur », Parti pris, vol. I, n° 5, février 1964, p. 51.

VADEBONCOEUR, Pierre, « Salutations d’usage », Parti pris, vol. I, n° 1, octobre 1963, p. 50-52.

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Ouvrages explicitement cités dans le film (lectures de Claude)

CHARDÈRE, Bernard, Jean Vigo, Lyon, SERDOC (Société d’études, recherches et documentation cinématographiques) (coll. Premier plan), 1961, 105 p.

FANON, Frantz, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte/Poche, 2002 [1961], 311 p.

GARÇON, Maurice, Plaidoyer contre la censure, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963, 41 p.

JULIEN, Claude, La Révolution cubaine, Paris, R. Julliard, 1961, 276 p.

LOMAX, Louis E., La Révolte noire, traduit de l’anglais par Edmond Barcilon, Paris, Éditions du Seuil, 1963, 266 p.

MALOUX, Maurice, Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes, Paris, Larousse, 1960, 628 p.

PARTI PRIS, vol. 1, n° 2, novembre 1963, 64 p.

Sur la décolonisation et le jazz

BALDWIN, James, Chronique d’un pays natal, traduit de l’anglais par J. A. Tournaire, Paris, Gallimard, 1973, 213 p.

BERQUE, Jacques, Dépossession du monde, Paris, Éditions du Seuil, 1964, 214 p.

CARLES, Philippe et Jean-Louis COMOLLI, Free jazz : Black power, Paris, Champ libre, 1971, 435 p.

CÉSAIRE, Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Montréal, Éditions Présence Africaine/Guérin littérature, 1990 [1939], 101 p.

CÉSAIRE, Aimé, Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la négritude, Paris, Présence Africaine, 2004 [1955], 92 p.

CLARK, Kenneth B., Ghetto noir, traduit de l’anglais par Yves Malartic, Paris, Robert Laffont (coll. Voies de l’homme), 1966, 294 p.

DORSINVILLE, Max, Le pays natal, Dakar, Les Nouvelles Éditions Africaines, 1983, 193 p.

FLORNOY, Bertrand, « Notes sur le monde latino-américain et la France actuelle », Tiers- Monde, 1964, tome 5, n° 19, p. 427-438.

GILMORE, John, Une histoire du jazz à Montréal, traduit de l’anglais par Karen Ricard, Montréal, Lux, 2009, 411 p.

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GILROY, Paul, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2010, 333 p.

KAHN, Ashley, A Love Supreme: The Story of John Coltrane’s Signature Album, New York, Viking, 2002, 260 p.

LAFOND, Jean-Daniel [réal.], La manière nègre ou Aimé Césaire, chemin faisant, 1991, 59 min.

SOLANAS, Fernando et Octavio GETINO, « Towards a Third Cinema », dans Bill Nichols [dir.], Movies and Methods : An Anthology, vol. I, Berkeley, University of California Press, 1976, p. 44-64.

VALLIÈRES, Pierre, Nègres blancs d’Amérique : autobiographie précoce d’un « terroriste » québécois, Montréal, Parti pris, 1968, 402 p.

Autres œuvres littéraires citées

GIGUÈRE, Roland, L’âge de la parole : poèmes 1949-1960, Montréal, Typo, 2013 [1965], 179 p.

LALONDE, Michèle, Speak white, Montréal, L’Hexagone, 1974 [1968].

MIRON, Gaston, L’Homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998 [1970], 252 p.

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