LIVRE 2

1945 - 1957

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1945-1949 La difficulté d’être

1949-1954 Le producteur d’émissions

1954-1957 Recherches 1945 - 1949

LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE

ÉPITAPHES 1945

La maison-refuge, maison-asile, est devenue maison-vie et aurait dû être aussi maison-bonheur. Mais tout n’est pas idyllique dans cette existence. Alors que la liberté retrouvée, la peur enfuie, l’avenir éclairci , devraient nous permettre de connaître enfin la sérénité, il nous semble souffrir brusquement des séquelles des années noires qui ont ébranlé nos orgueilleuses certitudes et nos fallacieux espoirs. Je passe presque toujours la semaine, à , m’épuisant dans un travail forcené et les déceptions ne manquent pas. Le découragement me prend parfois. De l’idéal, j’en ai. Il est indispensable à l’homme qui veut créer, réaliser, bâtir, d’en avoir une très grande dose, sinon il ne bougera jamais de place. Des illusions, je n’en ai plus ! Je suis optimiste, foncièrement optimiste, mais pas dupe ; je suis éperdument idéaliste mais pas utopiste. J’ai le réalisme de l’idéal et l’idéalisme du réel. (D’après le Larousse, l’idéalisme s’oppose au réel !) J’ai essayé si longtemps de ne pas croire que l’homme pouvait être méchant pour rien, sadique, vicieux, qu’il pouvait se vendre, corrompre ce qu’il touche, trahir sans vergogne et tout cela, avec une vanité sans bornes. La vanité ? Le vaniteux aime mieux paraître qu’être : cela va de soi, il n’est rien. L’une des premières vertus de l’homme, n’est-elle pas la modestie ? Non seulement parce qu’il sait, mais autant parce qu’il admet ne pas savoir. Lumière, clarté, c’est ce qui reste quand un homme véritable est passé par les souffrances, les erreurs, les injustices, les passions et les malentendus. Il parvient ainsi à l’universel... Mes lettres à Edmée témoignent de mon découragement : « Je commence à croire que la volonté n’est pas du tout le facteur dominant ou dirigeant de l’être. Elle donne, au fond, beaucoup plus d’illusions que de réalités. Si souvent, dans la vie, on fait un effort, on met sa volonté dans une entreprise, dans une action, on croit que tout dépend d’elle ; eh bien non. Les choses sont, après tout, fatales. Combien de fois les choses réussissent sans effort, sans volonté farouche - ou ne réussissent pas, malgré tout. Je ne veux pas dire, naturellement, que la volonté de l’individu ne joue pas un rôle énorme et décisif dans sa vie ; dans sa vie individuelle, ou, mais non, ou très peu, dans le résultat. J’imagine difficilement un homme ayant plus de résolution, plus de volonté pour réussir, que moi, mais je vois clairement que je perds ma volonté. Ce n’est pas elle qui décide. Ce sont les choses extérieures qui sont les plus déterminantes : ce sont elles qui jouent, qui agissent sur nous directement et indirectement et nous font faire des choses invraisemblables, nous font prendre des chemins, des tendances qui ne sont - souvent - même pas les nôtres. Et c’est comme ça avec tout : amours, amitiés, sympathies, antipathies, travail, métiers, tendances sociales, guerre. Tout, tout, tout. Ce sont les changements du monde, les événements (comment rester insensible à tout cela ! ) les relations personnelles, sentimentales, intellectuelles, les faits sociaux, artistiques, les crises, en un seul mot la vie elle-même, dans sa multitude, cette vie qui peut être si bonne et si terriblement méchante, si riche et si douloureusement pauvre, si insupportablement longue et si incompréhensiblement courte... C’est ça la vie et c’est ça notre vie. Et tout change, et les gens changent - et, en réaction, nous aussi nous changeons. Il faudrait savoir des choses, ce serait si bon de savoir des choses, beaucoup de choses - mais on ne sait presque rien. On croit quand il ne faudrait pas croire, on ne croit pas quand il faudrait croire. On croit voir quand il n’y a rien à voir et on n’en voit pas quand il y a tout à voir. On entend quand rien n’a été dit de vrai, mais on n’entend pas quand tout a été dit. Voilà l’homme dans sa vérité, je crois. Alors que faire ? Rien ? Ou tout ? Ou ce qu’on peut ? ( Je n’aime pas cette dernière solution) ! ! ». Autres lettres : « Je suis une fois de plus, très déçu. Rien ne va. Malgré mon effort inhumain, surhumain. Les enregistrements ne sont pas bons. Les timbales sont affreuses, les chœurs mous et pas assez compréhensibles ( paroles ). Et - tiens-toi bien, c’est la dernière nouveauté d’Arno-Charles Brun : la musique, ma musique, ma conception pas assez française ! Trop sérieuse, pas assez gaie, elle reflète ma conception « métèque » du sentiment de la victoire... ( l’expression est de la bouche d’Arno-Charles Brun !) ». « Mon Dieu, que la vie est dure, difficile, injuste, humiliante, insupportable, décourageante. Je devins, plus qu’avant encore, comme un escargot : au contact du moindre élément gênant, je me retire vite dans ma coquille - j’ai du moins cette tendance ». « Tout est bouillonnement en moi : ce que cela donnera ne m’est plus un secret, je vais, de plus en plus, me retirer de la vie active, du contact des gens ». « ... Nouvelles difficultés avec la Radio concernant ma réintégration en tant que pianiste ! ». Parfois l’enthousiasme reprend : En juillet : « Je travaille magnifiquement : je présenterai dans une heure un matériel impressionnant chez Grasset ! J’ai déjà 91 chants adaptés, 120 encore à adapter, le tout concernant 43 nationalités ! Avec deux ou trois mois de travail de recherches, j’arriverai sûrement à dépasser 300 chants d’une cinquantaine de nationalités. Je crois que ça n’est pas si mal et que c’est une collection vraiment unique au monde ». Et je continue inlassablement à recueillir et à harmoniser les chants de Noël pour une de mes plus belles anthologies dans l’ensemble de mes réalisations, je m’occupe de la matière même, du choix des mélodies, des adaptations des textes étrangers avec mes collaborateurs habituels. Marthe Fauchon conçoit l’ornement des pages, la couverture est superbe, reproduction d’une image roumaine de Lena Constante. Claude Aveline écrit une émouvante introduction : c’est LES PEUPLES CHANTENT NOËL 112. 113 Noëls traditionnels de divers peuples. Jean Lançois a commenté avec humour dans une lettre de janvier, le travail d’adaptation des textes étrangers, qu’il fait dans le bureau de son entreprise de sablage, dans les conditions difficiles du moment : « ... Je fais travailler de 17 h. A 1 heure du matin. C’est dur mais notre travail n’y perd pas : j’avance à grands pas nos adaptations, dérangé seulement par le froid et les pannes qui m’obligent à descendre bavarder avec les ouvriers, excellente détente d’ailleurs, autour d’une lanterne et d’un maigre feu d’ordures. Après environ une demi-heure, parfois une heure, le courant revient, force et lumière. On refait ronfler le moteur, gicler et siffler les sablages et je reprends mon petit Jésus et sa Sainte Mère, là où je les avais laissés, m’enveloppant, sinon du manteau des bergers et des rois, du moins de deux solides blouses brunes laissées par mon père, les pieds dans un coussin « chancelière », extrêmement sale : le sable en sort pat tous les bouts, comme d’un sac. Ca tient chaud, et je ne suis pas loin de ressembler , dans ma bure de coton, aux disciples de Saint-François, dont j’essaie, dans les Noëls, de retrouver le ton... ». Mais Jean Lançois est parfois sceptique ! « ... Toutes ces chansons seront-elles une seule fois solfiées ? Un vieil oncle offrira le volume à son neveu - cinq mille vieux oncles à cinq mille neveux - qui les enfermeront dans cinq mille bibliothèques d’où jamais ne sortiront !...». Je choisis quatorze chants caractéristiques que j’harmonise à 2, 3, 4 et 5 voix égales qui paraîtront toujours sous ce titre LES PEUPLES CHANTENT NOËL 113 avec la même présentation. A propos de cette recherche des chants populaires de partout, c’est Antal Molnar, mon vieux maître de , qui écrira, en 1966, dans ses mémoires, après les phrases concernant les chants de lutte : ... « Paul Arma a agi, quand il s’est agi de l’émancipation de l’humanité ou de la lutte pour la liberté : c’est dans cet esprit qu’il a composé ses chants renommés, au moment de la guerre civile espagnole, et pour aider et encourager la lutte menée pour le droit des peuples. Je sais qu’Arma a enrichi la musique avec différentes espèces musicales et aussi sa renommée, mais, à moi ce qui s’impose le plus, c’est qu’il a transcrit des chants les plus beaux de nombreux peuples d’une façon accessible, car c’est avec ce geste qu’il a rapproché le plus possible les peuples, c’est avec cette réalisation qui est le plus beau but humain : l’amitié éternelle des peuples. Celui qui vit et œuvre de cette façon ne deviendra jamais vieux. Son but le gardera jeune et toujours actuel... ». Une idée, vieille de pas mal d’années, continue à me préoccuper, mais sa réalisation est sans cesse reculée. C’est un petit agenda de poche CHANSONS DES MOIS DE L’AN 114 offrant un chant du folklore français lié à l’événement principal de chaque mois « La part à Dieu, s’il vous plaît » pour janvier, « Mardi-gras a neuf porcs gras» pour février, ainsi jusqu’au douzième mois. Pour 1946, enfin, l’agenda est édité par la Librairie Montjoie, avec des gravures sur bois de R. Joël, une couverture de J.P. Delhumeau et une préface d’André Berry. Un calendrier semblable est envisagé pour les années suivantes chez Haumont... mais pour des raisons économiques, l’aventure s’arrête là ! Pourtant, Jean Cassou écrit une bien jolie préface... qui ne paraîtra pas plus que l’agenda en 1947 : « Toutes les nations du monde tiennent en grand honneur leurs chansons populaires et continuent de les chanter. Nous négligeons les nôtres, comme si le lien qui nous unit à elles s’était rompu. Nous avons perdu cette religion. Et cependant c’est le meilleur de nous-mêmes et qui devrait fleurir à l’école , parmi nos enfants, afin de fructifier dans nos mémoires, dans notre mémoire collective. Elles devraient demeurer notre compagnie, la voix qui s’élève au cours des menus incidents de notre existence quotidienne comme aussi à chacun des frémissements de notre histoire nationale. Chaque peuple retrouve dans ses chansons, ses rondes, ses danses, ses rites musicaux l’expression la plus pittoresque. Mais les chansons françaises ont aussi leur caractère. Elles ont aussi leur puissance d’évocation, leur énergie, leur brio, de quoi exciter l’attendrissement, la mélancolie, l’enthousiasme, la rêverie. Et chaque province s’y révèle avec son climat et sa couleur. Dans ces chansons de nos provinces, quel foisonnement de poésie ! Nous nous abreuvons là à nos sources les plus

1 12 1945. Paris. Éditions Ouvrières. Compositions décoratives de Marthe Fauchon. 1 13 1945. Paris. Éditions Ouvrières. 1960. Paris. Disque Philips P72204R. Extraits : « Noël russe », « Par la naissance, Jésus notre Dieu ». Ensemble vocal « Contrepoint ». Direction Jean Gabriel Gaussens. 1 14 1945. Paris. Librairie Montjoie. Préface André Berry. Couverture : Jean Delhumeau. Gravures : R. Noël. pures. A travers l’onomatopée, la ritournelle, la faridondaine et le tralala, se forment des images de vie simple et rustique, s’exhalent les sentiments de la nature, et tout cela avec une si exquise finesse qu’elle échappe à tout ce qu’on en pourrait dire. Et pourtant ni dans nos écoles, ni dans nos fêtes, ni dans nos mœurs, cette prodigieuse tradition ne tient le rang qu’elle mérite. Et il arrive qu’un régionalisme académique, poussiéreux et pompier la dégrade et en fasse un prétexte d’abêtissement. Ces très anciennes harmonies, il faut les traiter avec respect et en même temps les rendre à notre entretien et à notre familiarité. Elles sont vie et doivent rentrer dans la vie. Toute la diversité de notre nation se peint dans ces versifications brèves, d’une délicate et péremptoire gaucherie, et qui racontent les travaux et les amours des champs et, dans un refrain désinvolte qui s’envole, toute la misère et toute la grandeur de l’existence humaine. » Tout au long de ces années de guerre où on s’acharnait à détruire hommes, villes, civilisations, je ne parvenais pas à imaginer que l’avenir pourrait être un jour détruit. Il me semblait que continuer à bâtir pour ceux qui échapperaient peut-être à l’extermination était faire œuvre de vie. Et la vie, pour moi, était culture, savoir, autant qu’amour, affection, amitié. Et pour cela, je n’avais cessé de travailler. Au cours de mes recherches, je m’étais souvent rendu compte qu’un outil de travail indispensable : un dictionnaire de musique récent manquait, où figureraient des noms, des œuvres, des expressions des dernières décennies. Il me vient l’idée d’en concevoir un, nouveau et actualisé. Le temps me manque pour me mettre seul à un tel labeur. Je parle de ce projet à Yvonne Tiénot qui accepte avec joie de collaborer à cet ouvrage. Nous allons ensemble aux Éditions Ouvrières et exposons à Marc Delau le plan que j’ai élaboré. Le P.D.G. des Éditions, Marcel Muller, se joint au groupe et deux heures plus tard le projet est accepté. Après plusieurs entretiens avec le chef de fabrication, le travail démarre, Yvonne Tiénot se chargeant avec beaucoup d’efficacité d’une grande partie des premières tâches, ce qui permettra un gain de temps pour la rédaction de l’ouvrage. J’attends avec angoisse des nouvelles de ma famille, de Budapest. Quand Moscou avait annoncé : «Nous avons occupé, dans la journée du 8 janvier, 150 pâtés de maisons dans Budapest», je m’étais demandé «Combien de morts?». En septembre seulement, j’ai des nouvelles et j’apprends que mon frère a été déporté. Plus tard, j’aurai des détails : en juillet 1944 dans la banlieue de Budapest, Ujpest, qu’il habitait, les Allemands avaient rassemblé justement dans son petit logement une partie des Juifs de la commune, qu’ils avaient pu ramasser avant de les joindre à un convoi pour Auschwitz. Peu à peu, tous les Juifs d’Ujpest furent ainsi déportés et très peu échappèrent à la chambre à gaz : seuls revinrent ceux qui avaient été jugés aptes aux travaux de force. Quelques familles avaient pu être cachées par des amis non-juifs. Mais à leur retour, les rescapés ne retrouvèrent rien de ce qu’ils avaient été contraints d’abandonner : les voisins s’étant chargés de piller les appartements vides! Mon frère ne reviendra jamais. Les statistiques que peu à peu je vais connaître sont terrifiantes : 60000 Juifs vivaient dans le ghetto de Budapest; 20000 dans les maisons «protégées» par l’Ambassade de Suède qui en abritait dans ses propres bâtiments 4600 ; 4000 enfants juifs étaient recueillis dans des foyers de la Croix-rouge et 25000 cachés dans des familles d’accueil, avec des certificats chrétiens. Pour une population juive, évaluée, en janvier 1941, à 247100, pour la ville de Budapest, les pertes s’élevaient à la fin de la guerre à 122500. Jusqu’au dernier moment de la libération, les «Croix fléchées» continuaient, dans les caves de Buda, leurs assassinats, et exterminaient systématiquement les malades de l’hôpital juif et de la Maison d’Accueil de cette zone de la ville. J’apprendrai la disparition d’une partie de ma famille, de mes amis. Ma mère, mes deux sœurs, une nièce et un neveu sont en vie ! A la fin de septembre, la nouvelle de la mort de Bartók, à New York se répand. Je savais déjà que la leucémie s’était aggravée, mais je suis pourtant frappé de stupeur. Je ne peux admettre que cela soit vrai. Ma souffrance est profonde et pendant des jours, je ne cesse de songer à cette disparition, tant je suis douloureusement atteint. Puisque j’ai perdu tant d’amis dans les camps, puisqu’il y a peu de temps, Romain Rolland est mort, et que maintenant aussi vient de disparaître Bartók, je compose, au début de ce funeste hiver, TROIS ÉPITAPHES 115 pour piano, «pour Romain Rolland», «pour ceux qui ne sont jamais revenus : mes amis torturés, massacres.., pour Béla Bartók, qui fut mon maître et mon ami». Et c’est en Allemagne, à la «Nordwestdeutscher Rundfùnk» de Cologne, que j’en donnerai, moi-même la première mondiale, en 1949 ! Epuisé par trop de travail, de rencontres, meurtri par de funestes nouvelles, découragé par beaucoup de déceptions, je parviens de plus en plus difficilement, à trouver dans la petite maison où j’arrive irrité et nerveux, la paix et le bonheur. Je traverse une période difficile et grave de ma vie, un découragement et une désillusion générale résultant de déceptions sans nombre, et je suis devenu sceptique et méfiant. C’est la réaction normale des coups de la vie, et surtout de l’agissement des hommes. Ma conscience n’est tranquille que vis-à-vis de moi-même, vis-à-vis de ce second moi- même qui m’entraîne, qui me pousse, qui me maîtrise et qui m’oblige d’être fort, endurant, persévérant. Comme je voudrais être plus faible, moins pressé, moins dur, pouvoir me permettre, dans des rapports avec les autres aussi, d’être moins dur. Mais non, je ne peux pas me libérer de beaucoup de choses, je ne peux pas m’abstraire des autres. J’ai cette terrible faiblesse d’être très fort. Avec ma fatigue, je ne sais même plus me réjouir de certaines cocasseries qui pourtant nous ont divertis même pendant les heures graves que nous avons connues... et mes démêlés avec «l’administration» ne me paraissent plus piqués de

1 15 1969. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Couverture de Le Corbusier. drôlerie. Je me présente un jour à un guichet de la mairie du XVIIème arrondissement et demande un certificat de vie pour Robin. Il faut présenter l’enfant ! - Pas d’enfant - Pas de certificat. J’avise dans la queue, derrière moi, un bébé de l’âge de Robin dans les bras de sa mère. La maman veut bien me le prêter. Je reviens au guichet avec l’enfant et l’employé, qui a vu la scène, me délivre le certificat demandé !... Mais cela ne me fait même pas rire... J’accompagne une vieille femme qui, absente depuis six mois, n’a pu toucher les deux trimestres de sa pension, dans un bureau où elle présente un certificat de vie obtenu le jour même. On lui verse le dernier trimestre de sa pension, mais on lui réclame un certificat de vie pour le trimestre précédent : qu’elle soit en vie aujourd’hui ne signifie pas pour l’administration qu’elle ait été en vie trois mois avant ! Et je ne ris toujours pas. Nous sommes perdus si l’humour nous quitte ! POURRONS-NOUS ENCORE AIMER, ESPÉRER, CROIRE ?

1945

Fatiguée moi aussi par des années d’angoisse, si je parviens à équilibrer mes forces, entre les enfants et le travail que j’entends continuer, j’ai sans doute perdu beaucoup de ma patience et de mon indulgence. Il m’arrive souvent de regretter d’être seule à goûter les petites joies de notre campagne : une odeur de feuilles qu’on brûle quelque part, prémices de l’automne, le grincement de la chaîne d’un puits dans un jardin voisin qui amène dans la bouche un goût d’eau fraîche, la teinte fabuleuse d’une rose épanouie orgueilleusement sur le vert des feuilles; d’être si souvent seule aussi à connaître la jolie tendresse de notre petite fille et les sourires du bébé. La vie n’est pas aisée à rebâtir et je me surprends à être parfois inconsciente de la chance qui ne nous a jamais abandonnés. Je lance par-dessus les frontières des messages aux amis d’autrefois et les réponses comblent heureusement des silences longs parfois de plusieurs années. A Nelly, de Bruxelles, dont je ne sais plus rien depuis 1939, j’écris à une très ancienne adresse et j’attends, anxieuse, le signe espéré. Un matin, il y a dans la boîte à lettres, une enveloppe timbrée de Belgique et je reconnais l’écriture... l’amitié est sans doute là, prête à renaître. J’attends d’être tranquille et seule, pour lire, assise sur une marche de l’escalier de pierre, humant à petits coups gourmands, l’odeur sucrée de la glycine. « J’ai reçu ta lettre avec une grande joie. Le passé se réveille. Est-il possible que le monde que nous avons connu renaisse de ses cendres ? Pourrons-nous connaître à nouveau ces élans d’enthousiasme qui donnaient tant de prix à la vie ? Pourrons-nous, à nouveau aimer, espérer, croire ? Ton appel est un présage heureux auquel je veux accorder foi !... ». Et Nelly me conte sa vie depuis l’exode de 1940, la conduisant avec toute sa famille, de Belgique en Normandie, de Normandie en Languedoc puis en Provence, son retour à Bruxelles, et son mariage en 1942 avec un camarade d’adolescence. J’écris aussi, en Suisse, à René dont j’ai seulement appris que son travail de bûcheron lui a permis d’aider bien des réfugiés à passer à l’abri. Je reçois de lui une lettre qui me désespère : « Tu as ranimé tout un monde enseveli en moi et que je croyais évanoui. Vois-tu, mon amie tu as souffert, moi pas pareillement, tu as craint pour les tiens et pour toi, moi pas, tu as manqué du nécessaire, moi pas, et surtout tu es restée toi-même et moi je suis devenu un vieux. C’est la loi des âmes fortes et des âmes faibles. J’ai été vaincu, toi, tu as été victorieuse et mon respect pour toi n’en est que plus grand. Vois-tu, il s’est passé tant de choses, trop de choses devant lesquelles nous n’étions que témoins, vous, vous étiez acteurs et vous pouviez, au moins agir. Je ne me cherche pas de circonstances atténuantes, non, mais j’essaie de te faire comprendre. Comme tu le sais, j’habite un petit village dans la montagne, près de la frontière française. Là, nous avons accueilli pendant des années, tout d’abord pendant deux ans, 500 à 600 Juifs, Français, Hollandais, Belges, Allemands, Tchèques, Polonais, etc., pour la plupart ruinés mais haïssables, méprisants, égoïstes, voleurs, lâches, lécheurs de bottes, puis nous reçûmes 400 soldats polonais, élégants, courageux, grands coureurs de cotillons, batailleurs, ingrats, puis sont arrivés 700 Russes, braillards, gais, grands buveurs, travailleurs, puis 300 Allemands, des soldats, distants, vaincus, puis maintenant 500 Suisses rapatriés d’Allemagne et de Pologne. Dans l’entre-temps, par deux fois, toute la population des Rousses, en France, est venue se réfugier à Saint-Cergue, nourrie, logée, vêtue pendant deux fois dix jours près de mille personnes ( Saint-Cergue n’a pas 400 habitants ). Et cela sans compter des centaines de fugitifs, F.F.I.... etc. Qui sont venus ici. Si je te raconte cela, c’est à cause du grand vide qui s’est fait en moi, qui m’a vieilli ; vois-tu, pendant ces années, de ces centaines de gens de tous les peuples d’Europe, je n’en ai pas trouvé un seul qui pense aux autres, un seul qui s’oublie un peu lui-même ( quelques Russes exceptés ). Tous, les femmes comme les hommes n’ont pensé qu’à eux seuls uniquement, ou s’ils pensaient aux autres, c’était soit jalousie, soit convoitise, soit dédain. De bonnes pensées, aucune. Aussitôt en sécurité, leur morgue, leur mépris, leur naturel reprenaient le dessus. Témoin, ce Parisien qui, les yeux pleins de larmes, convulsif, me suppliait à genoux de favoriser son entrée en Suisse disant qu’il se contenterait de pain seulement et qui, quatre heures après son arrivée, railleur et méchant, jetait au chien, le repas servi, ne voulant point manger « ordures pareilles »... et c’était le repas de la famille, excellent ! Témoin, Francis Carco qui, au buffet de 1ère classe à Genève, jeta à son chien, sa viande, en en réclamant d’autre plus saignante pour lui - ce qui lui fut refusé. Alors, petit à petit, un vide s’est creusé en moi ; l’immense amour que j’avais pour l’humanité s’est consumé, ma compréhension, jamais en défaut, a disparu et je ne suis plus le René d’autrefois. J’ai la haine maintenant. La haine des hommes qui, volontairement, par leur égoïsme, leur rage de supériorité, leur désir de montrer ont attiré sur eux, ruines et perdition. J’ai vu brûler vos villages français, j’ai vu fusiller des Allemands, j’ai vu tonsurer des femmes et tout cela ne peut s’oublier ni se pardonner. J’ai entendu des prêtres bénir indifféremment l’un ou l’autre camp, j’ai vu s’enfuir les chefs et les forts, et résister les faibles, et le vide s’est fait plus grand encore. Je n’ai jamais, jamais cherché à en voir le fond et aujourd’hui, pour la première fois, en t’écrivant, j’en soupçonne la profondeur, mais je ne veux pas y aller voir, je m’en fous. Le dernier mot t’indique très exactement qui je suis maintenant. ... J’ai pas mal de cheveux blancs. J’avais écrit pas mal, mais le tout s’est révélé fort utile au début rigoureux de cet hiver, sans charbon ! J’ai fait plusieurs voyages, le sac au dos, à pied, seul, par les monts et par les plaines, au hasard des chemins et des sentiers, un roseau vert entre les dents »...... J’ai à te demander une chose : conserve ton amitié belle et bonne et utile, oui utile, car, vois- tu « mon vide » ! moi aussi je me suis efforcé, sans cesse à nouer des fils, à serrer des mains, à comprendre et à faire comprendre, à aimer, c’est du reste ma seule raison de vivre, à aider ... ». Paradoxalement, les premières années de vraie paix sont une épreuve pour notre couple, comme pour beaucoup d’autres. Nous ne sommes pourtant plus aux prises qu’avec de quotidiens soucis d’existence normale et encombrée seulement d’histoires de rationnements, de tickets, d’attentes, d’inscriptions. Et ce n’est pas simple. Il faut se tenir au courant des valeurs des cartes E pour les bébés de moins de deux ans, J3 pour les jeunes, M pour les adultes «sans spécialité» ! La carte de tabac n’est valable que dans un seul bureau, et celle de pain octroie généreusement 200 g. par jour ! Mais alors que nous devrions nous sentir enfin libres, hors de danger, heureux d’avoir échappé au pire, nous nous laissons envahir - fatigue, épuisement, détente après une longue tension ? - par les ridicules problèmes journaliers, signes de l’époque. Il n’est pas toujours facile pour moi d’accepter cette dualité qui caractérise mon compagnon : lyrisme et sensibilité de l’artiste, minutie et goût de la perfection de l’artisan qui ne supporte aucune erreur, ni chez lui, ni chez l’autre ! Et dans nos incertitudes et nos antagonismes, il nous faut, pour réagir sainement, établir un bilan : nous avons, à Paris, l’atelier qui nous plaît tant - trop petit il est vrai, maintenant, pour quatre - nous avons la maison dans le vallon et surtout les deux plus faciles enfants que nous pouvions souhaiter avoir. Il s’agit seulement, semble-t-il, de savoir réapprendre à vivre la vie d’aujourd’hui, sans angoisse. Nous sommes conscients d’être parmi les privilégiés qui ont eu la chance - sans aucune compromission ni lâcheté - de survivre à l’horreur et nous nous sentons injustes envers le sort qui nous a épargnés. Il nous faut réagir. Le travail seul va nous le permettre. Nous avons, depuis toujours, appris à vivre simplement. La vente de nos ouvrages continue, après l’achat du « Verduron », à nous suffire. Je décide de fermer les oreilles aux bruits du monde que d’autres essaient de rebâtir sur les ruines et si Paul tient à rester inscrit à un Parti avec lequel il est souvent en désaccord, s’il continue à suivre attentivement les étapes de la politique française, à l’intérieur du pays, et à l’extérieur avec les questions concernant l’Indochine, je désire, moi, m’occuper seulement de ceux qui me sont très proches : Robin, notre bébé-de-la-paix, Miroka dont nous avons été privés si longtemps, Paul qui doit avoir toute liberté pour reprendre sa double carrière de compositeur et de pianiste. L’été terminé, nous nous réinstallons à Paris, aménageant pour l’hiver la pièce qui jouxte l’atelier et y installons les enfants. Le soleil y entre à l’aise par les baies vitrées et la terrasse s ’ouvre pour eux lorsqu’il fait assez beau. Une femme de ménage, assez libre, peut venir le soir garder les petits lorsque nous sortons. Il y aura pourtant bientôt un problème de chauffage. Les restrictions existent encore pour le charbon et l’électricité et nous n’allumerons le poêle qu’à certains moments. Lorsque le froid deviendra trop rude, le petit Robin sera emporté de son lit à la crèche voisine. Miroka est inscrite, dès la rentrée, à l’école maternelle, en bas de la maison. Je travaille avec les dessinateurs pour ma collection d’albums et je fréquente tous les groupes de danses populaires étrangers que je peux découvrir a Paris pour achever mon second recueil de danses : VOYEZ COMME ON DANSE... UN PEU PARTOUT EN EUROPE h que Jacqueline Gaillard illustre avec autant de bonheur que le premier. Eric Sarnette écrit de ce nouveau recueil, dans Musique et Radio du 10/1946 : … « Un voyageur qui aurait parcouru les pays d’Europe, aiguillonné par le désir de prendre sur le vif, pendant les jours de fête, toutes les figures de danses régionales avec des détails minutieux ( que nous n’avons encore vus nulle part ) tous les textes musicaux de ces danses, dont les transcriptions souvent trop savantes avaient compromis l’authenticité, enfin, une foule d’indication combien précieuses, voilà ce que représente le dernier recueil d’Edmée Arma, la plus beau carnet de route du plus grand voyage enchanteur pour celui qui, au travers de ces pages, imagine les soixante et onze danses populaires venant s’animer brusquement devant lui... La lecture de ce recueil, avec les délicieuses images de Jacqueline Gaillard, bien davantage peut-être qu’une sorte de récits, nous fait assister à toutes les danses populaires de la grande Europe. On y puise des renseignements sur les costumes et leurs coloris, sur les figures de pas avec des plans dignes d’un maître de ballet, sur les angles panoramiques de chaque modèle. » Je commence à récolter des Berceuses de France et d’ailleurs, car je songe à faire un recueil avec ces mélodies que chantent les mères de partout. L’atelier est souvent très animé. Les camarades, les amis ont repris l’habitude de monter les six étages, et s’y montrent des têtes nouvelles, s’y entendent des accents multiples : grec, hongrois, géorgien, américain... Le mari de Rolande, une de nos anciennes camarades de la Chorale, vient un soir exposer à Paul un de ses projets. Paul Tourenne, c’est son nom, a formé avec trois amis un quatuor vocal : deux d’entre eux se débrouillent fort bien en musique, l’un joue même de la trompette, lui- même sait un peu de solfège. Ils sont vraiment mordus et prêts, tous, à abandonner leurs métiers respectifs pour devenir professionnels. Ils ont connu, bien sur, «Les Quatre Barbus» et l’enthousiasme des Chorales des Auberges de Jeunesse. Le quatuor vient plusieurs fois répéter dans l’atelier : ils ont mis au point un programme de Negro-spirituals qu’ils ont l’occasion de chanter dans des mariages. Ils travaillent le mime et c’est le départ de l’extraordinaire carrière de quatre garçons doués, travailleurs, sérieux mais pleins d’humour qui vont parcourir le monde entier où le succès et souvent le triomphe les attendront partout, pendant plusieurs décennies : les «Frères Jacques» !

1946

En janvier, le «Verduron» est visité par une bande de vandales qui prend plaisir à tout détruire et ne quitte la maison qu’après avoir dispersé les plumes et la balle d’avoine des lits, brisé des flacons de mercurochrome et de bleu de méthylène contre les murs, déposé des ordures dans les chambres et mis le feu aux parquets en y brûlant des livres et les jouets des enfants. Le «Verduron» n’est pas la seule maison ainsi saccagée. Circulent dans la vallée des jeunes que la guerre a ébranlés et qui, pendant quelque temps, vont ainsi rester en marge et détruire pour le plaisir de détruire - la leçon leur est venue de plus haut pendant plusieurs années et ils ne sont pas les plus coupables !

h 1946. Paris. Éditions Ouvrières. Illustrations de J. L. Gaillard. « SI TOUS LES ENFANTS DE LA TERRE… » 1946

En écho à mes découragements ponctuels, Robert Franc nous écrit de New York, le 2 mars 1946 : « ... Vous avez raison de chercher dans le domaine folklorique. Vous faites là une œuvre humanitaire. Si les gens réapprenaient à chanter, ils trouveraient un charme nouveau à la vie et peut-être à travers la musique et les paroles directes, parviendraient-ils à accueillir les idées généreuses ou tout au moins saines. Toutes les lettres de France nous apportent des échos de cette immense désillusion qui décourage tout le monde. Dès la fin de la guerre, ma femme parlait de retourner en France. Je prévoyais ce qui allait arriver et je pouvais en suivre l’évolution à maints indices. D’abord, elle ne comprenait pas ma réticence, mais elle voit bien maintenant que je ne me trompais pas et qu’il ne faut malheureusement pas songer à passer l’océan. Je me souviens du discours de Truman à la cessation des hostilités. Il a bien insisté sur ce point : il ne faut pas croire que la guerre est terminée parce qu’on ne se bat plus. La guerre est encore à gagner sur d’autres plans et ça pourrait être encore plus long et difficile. Une guerre comme celle-là ne se règle pas d’un seul coup. D’ailleurs, tant que c’était une question de vie ou de mort, on a vu d’immenses efforts se faire dans tous les domaines. Mais dès que ces efforts n’ont plus été nécessaires, on a vu les intérêts les plus mesquins se multiplier. Je connais des gens qui s’usent à lutter contre cette vague de malversations, sans parvenir à endiguer le torrent. Combien de temps faudra-t-il pour retrouver un compromis de calme ? Ici, alors que l’effort industriel fut prodigieux, ce qu’on appelle la « reconversion » se fait assez lentement. On est soudain privés d’un tas de choses. Mais c’est la suite normale des événements et chacun sait bien que tout rentrera dans l’ordre par la force des choses... Malgré les difficultés du moment dont nous ne connaissons qu’une part infime, je suis persuadé que nous allons connaître une période plus aérée. C’en est fait certainement de la tranquillité et de la confiance, mais je crois que la pensée va se retrouver. Il y a une adaptation à faire. On a trop fait confiance à la science qui n’est bonne que pour résoudre des difficultés matérielles, mais qui ne vaut rien pour l’esprit et qui devient aisément anti-humaine. Nous courons pour essayer de rattraper nos inventions et nous risquons de tomber en route, voilà l’histoire de notre temps, telle que je la comprends. L’histoire est toujours fausse, celle-ci l’est peut-être aussi..» Le «Verduron » remis en état après son cambriolage, je m’y réfugie souvent, seul, pendant une ou deux semaines avec ma machine à écrire, du papier à musique, une documentation pour les ouvrages à venir et des provisions de toutes espèces. Mon vieux sac à dos bien rempli, je vais là, vers le calme, le silence, le travail. Mon bureau est chauffé par un poêle à bois sur lequel mijote la ratatouille très personnelle que je confectionne dès mon arrivée, relevée d’oignons et de l’indispensable paprika. Elle dure presque autant que mon séjour, s’améliorant par les ajouts et les cuissons successives. Ainsi débarrassé du problème culinaire, je me mets au travail tôt le matin devant la baie que le soleil levant éclaire, jusque tard dans la nuit à la lumière de la lampe à pétrole. Plusieurs heures par jour, je perfectionne, sur le vieux piano droit, une technique que j’ai dû négliger trop longtemps. L’instrument redevient un élément important dans ma vie. Je reprends une bonne partie de mon répertoire de piano solo et de musique de chambre, en vue de programmes à proposer à la Radio. Déjà j’accompagne, dans une émission, Marguerite Pifteau qui interprète les «Chants du silence», je donne un programme de musique ancienne avec Jacques Dumont et Maurice Crut, et un second de musique contemporaine hongroise où on entend, pour la première fois depuis la guerre, des œuvres de Szabo, de Lajtha, de Kadosa, de Kodaly. Musique hongroise que je jouerai encore à l’I.N.R., à Bruxelles, puis en Hollande à la Radio de Hilversum, pendant l’automne. J’ai aussi la grande joie de retrouver le contact avec le public de concerts. C’est, pour une émission publique de la Radio Française, une soirée donnée dans la salle de l’Ancien Conservatoire Pierre Bernac y chante, accompagné par Francis Poulenc des mélodies de celui-ci et de Henri Barraud. Le quatuor de la Radio - Jacques Dumont, Maurice Crut, Léon Pascal et Robert Salles - interprète, avec moi, une œuvre étrange très rarement jouée, le « Quintette avec piano » de Ernest Bloch, Américain d’origine suisse dont j’avais fait la connaissance à San Francisco. L’œuvre est monumentale, écrite dans un langage post-romantique opulent excessivement chargé, orchestrée plus comme une symphonie que comme une œuvre de musique de chambre. C’est un ouvrage néanmoins beau et attachant. Je l’ai, différentes fois, interprété aux États-Unis, avec le «Quatuor Abas» en Californie, le «Quatuor de Denver» au Colorado, le «Seattle String Quartet» toujours avec grand succès, mais la mise au point en est si difficile, qu’il faut, même avec le meilleur quatuor, de nombreuses répétitions. A Paris, une critique, Henriette Roget écrit dans «Les Etoiles»... : « Le Quatuor Pascal a été, dans Ernest Bloch, où il était dignement assisté par Paul Arma, au-dessus de tout éloge «. Dans le silence et le calme de la petite maison, je compose aussi. J’écris, sur des Noëls traditionnels de neuf peuples NEUF CHOEURS 116 à 4, 5 et 6 voix mixtes, et si je me sens détaché de mon pays natal, cela ne m’empêche pas, poussé par une raison que je ne peux analyser, de retourner vers le folklore hongrois, en composant CINQ ESQUISSES 117 pour piano, d’après des thèmes populaires magyars, dont 4 avaient déjà été travaillés en juillet 1939, sous le titre «Quatre visages». « On ne peut être insensible à la poésie intense des deux premières et de la quatrième esquisses. Quant à la troisième, si bien venue, je crois préférer la version avec chant de la « Gerbe Hongroise ». Rien de plus réjouissant que l’innocente diablerie de la cinquième, indissociable de sa vérité quinaire ». (Lettre de Maurice Chattelun. 13.06.1970). Toujours sur des thèmes populaires mais cette fois français et de différents pays, je compose encore QUATORZE CHOEURS 118 pour voix mixtes qui entreront dans les répertoires des «Petits Chanteurs à la Croix de Bois», de l’ « Ensemble Marcel Couraud », de l’ « Agrupación Coral de Camara de Pamplona », et qui seront chantés par les Chœurs de différentes stations radiophoniques. Un des chœurs : ANI COUNI ch3(118) fera l’objet d’un ballet dansé en 1966 par la compagnie des «Ballets Contemporains» avec une chorégraphie de Karin Waehner. Après avoir travaillé à un CONCERTO 119 , pour piano et orchestre qui restera inachevé, les premier et deuxième mouvements restant non orchestrés, j’attaque la composition d’un autre CONCERTO 120 , pour quatuor à cordes, une œuvre en trois mouvements qui doit durer 43 minutes environ. Pendant assez longtemps, avec patience, je tisse des fragments, manipule des matériaux, structure et déstructure, ajoute, mais, enlève plus que je n’ajoute. J’épure et épure encore pour tout dire avec le moins de sons possible. En travaillant ainsi, je reviens vers la matière dépouillée de mon « Piano study » de 1928 - devenu «Toccata», puis « Transparence » pour piano - sur une sorte de gamme défectueuse - les second et cinquième degrés abaissés d’un demi-ton : do, si, la, sol bémol, fa, mi, ré bémol, do - davantage dans la montée que dans la descente. C’est une œuvre que je ne cesserai jamais de considérer comme très importante dans l’ensemble de ma création : pour la première fois, dans une œuvre musicale pour quatuor à cordes - et même pour petit ensemble instrumental - chacun des quatre instruments se produit également sous forme de cadence dans le dernier mouvement (1er violon seul ; 1er violon et violoncelle ; alto seul alto et 2ème violon). Après te travail sur le « Concerto », je ne peux pas abandonner complètement Paris car je termine avec Yvonne Tiénot, le NOUVEAU DICTIONNAIRE DE MUSIQUE 121 qui doit paraître prochainement avec une préface de Claude Delvincourt. Directeur du Conservatoire National de Musique de Paris. Quelques années plus tard, j’introduirai Yvonne Tiénot chez mon éditeur Henry Lemoine, où elle publiera, pendant des années, dans la collection «Pour mieux connaître», d’abord des notices biographiques, puis de véritables ouvrages sur un grand nombre de compositeurs du passé - classiques et romantiques - et sur Debussy. Je consacre aussi beaucoup de temps à réunir la matière de l’anthologie à laquelle j’avais déjà songé en 1936 SI TOUS LES ENFANTS DE LA TERRE MÊLAIENT LEURS VOIX 122 où je veux faire figurer les chansons enfantines de nombreux peuples. C’est un travail, à la fois passionnant et émouvant. Depuis des années, et chaque fois que cela m’a été possible, j’ai cherché des contacts avec des centaines de gens de partout, et lorsque cela est devenu difficile, puis impossible d’aller les voir dans leur pays, j’ai exploré tous les milieux d’étrangers de la région parisienne: Cité universitaire, Institut islamique, Foyers Nord-Africains, École des Langues Orientales, Facultés, Légations, et surtout Communautés d’émigrés, fouillant la mémoire des vieux, faisant chanter les jeunes. Je pénétrai ainsi dans maints milieux vivants et colorés et s’il me fallut convaincre de surmonter des gênes et des timidités, il me suffit d’expliquer pourquoi je voulais faire entrer tous ces témoignages dans une sorte de ronde fraternelle, pour être reçu avec chaleur et amitié. Le travail a été multiple : notation des mélodies, notation des paroles dans la langue originale, obtention d’une traduction littérale. Et c’est maintenant à Jean Lançois d’utiliser la récolte, avec sa maîtrise habituelle, pour écrire les textes français. Chaque adaptation de chanson est accompagnée d’un commentaire savant ou savoureux. Jean Lançois semble discuter avec lui-même ou avec un interlocuteur à convaincre. Ainsi, par exemple, ajoute-t-il à la traduction d’une chanson enfantine pour laquelle il refuse un langage trop moderne :

1 16 1946. Paris. Éditions Ouvrières. 1960. Disque P.M.30.116M. L’ange d’or de Noël : l’Alouette de Molingheim. Extrait : « Clamez sur la montagne ». 1970. Disque Deva. Schola de Saint Alegre. Extrait : « Clamez sur la montagne ». 1 969. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Couverture de Michel Seuphor. Disque CD. R.E.M. 311266 XCD France 1995. Atelier Musique Ville d’Avray/Paris. Dir : Jean Louis Petit 1 18 1947. Paris. Éditions Henry Lemoine. 1958. Belgique. Disque Olympia 45.LPQ228. The Newtons. Extrait : « Ani Couni » 1977. Bulgarie. Sofia. Disque Balkanton BXA 2027. Ensemble for songs of C.I.R.. Direction : M. Milkov. Extraits : 5 chœurs. 1983. France. Lyon. Disque R.E.V.. Chorale Universitaire de Dijon. « Choralo show ». Extraits : 3 chœurs. c h3(118) 1966. Paris. Théâtre de la Danse. Chorégraphie de Karin Waehner. 1 19 M.S. inachevé. 1 20 1969. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Couverture de Marcel Janco. 1 21 1947. Paris. Éditions Ouvrières. 1 22 1948. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Peynet. Illustrations de Marthe Fauchon. Puis Éditions Larousse. ... « Il faut éviter de rendre nos recueils monotones, inutilement monotones, bêtement monotones. D’ailleurs, voyez le jeune Marcel Proust aux Tuileries vers 1880-1900 ( ? ) cherchant des rapprochements avec les petites filles d’alors... Robes longues , cols empesés, bas au-dessus du genou, cheveux longs bouclés jusqu’à huit ou douze ans.... Voyez des photos de l’époque et retrouvez dans Proust ou dans la mémoire de vos grands’ mères, en quels termes ces jeunes garçons parlaient à ces petites filles. Plus proches pour l’allure des Infantes de Velázquez que de nos modernes baigneurs - ils étaient, pour le parler, plus proches des jeunes mandarins annamites ou chinois que nos modernes bambins, hâlés et francs. Tant pis pour eux, mais pourquoi réformer à la mode 1946 les chansons qui miraculeusement, nous arrivent encore toutes raides d’empois de l’Extrême Orient ou des Tuileries de Marcel Proust ? ». Peynet est choisi pour dessiner la couverture, jolie et naïve, Marthe Fauchon trace, d’après des documents de folklore, un fond pour chaque chanson. Tout cela frais, pimpant, séduisant. Je demande au Roumain, Braïloïu d’écrire un avant- propos, au Noir Américain, Paul Robeson une présentation, et au Français Georges Duhamel une préface, unissant ainsi la musicologie, l’art vocal et la littérature autour de l’art populaire. Jean Lançois avec sa verve habituelle, commente : ... Voici la traduction des quelques lignes de Paul Robeson : ..... Le style est très oratoire et dans la voix de Paul Robeson, ce serait magnifique... J’ai tâché de rendre somptueusement en français cette voix... Déjà Pierre Mille, André Demaison, disaient que l’éloquence des moindres commères s’embarquant sur un bateau plat pour traverser le Niger, et qui palabrent entre elles et avec les bateliers noirs, dépasse celle de nos meilleurs discours académiques ; que leur langue est non point primitive, mais infiniment nuancée, avec plusieurs indicatifs, plusieurs passés et futurs, plusieurs subjonctifs et conditionnels. L’anglo-américain appris chez le pasteur, trahit l’éloquence de ces orateurs-nés. Dans le journal «Les Auberges» de Bruxelles, Edgar Mercier écrit au sujet de ce recueil : « C’est en quelque sorte une véritable anthologie des chants folkloriques et des chants des jeunes de tous les pays que Paul Arma veut nous présenter. C’est désormais à la jeunesse du monde qu’il appartient de construire la Paix, une paix sincère et durable dont les vieux ne sont plus capables ! Eléments du monde de demain, exempts, espérons-le, des erreurs et des aberrations de leurs aînés, les jeunes d’aujourd’hui ont une formidable, mais merveilleuse tâche à remplir ! Ils la rempliront ! Pour sceller et confirmer ainsi cette amitié, cette fraternité qui doit réunir tous les peuples, la divine musique n’est-elle pas un des meilleurs moyens dont ils disposent ? Les jeunes chanteront tous alors « Les Pays » et sans autres intermédiaires et interprètes, un véritable rapprochement des cœurs se créera instinctivement... la musique est la véritable langue internationale des cœurs. » Jean Effel et moi qui avions perdu tout contact pendant la guerre, nous nous retrouvons autour - pénurie d’importation ou pas ! - de nos whiskys de l’amitié. Sortent, alors, ses albums humoristiques dont il me dédicace chaque exemplaire. Il m’offre aussi un très beau nu - car il va souvent dans des Académies travailler d’après modèles - et pour les deux enfants deux délicieux originaux très drôles. Nous envisageons de publier - évidemment sans noms d’auteurs - un recueil de chansons de salle de gardes. Maurice Girodias est d’accord pour l’édition «sous le manteau». J’ai déjà récolté quelques documents et je veux poursuivre mes recherches, avec Edmée, à la Bibliothèque Nationale où existe un département spécial, judicieusement dénommé «Enfer». Il faut, pour y pénétrer et y travailler une autorisation que l’Administration, soucieuse de protéger la vertu des femmes, ne délivre qu’aux chercheurs masculins ! Livret de famille en main, prouvant la légitimité de notre union - qui pourtant ne certifie pas la pureté de nos intentions ! - j’obtiens une autorisation pour mon épouse mais restreinte : elle peut m’accompagner mais ne doit pas consulter les ouvrages ! ! On nous donne même un gardien, pour nous surveiller de près. Il faut ruser : je copie les mélodies et, dès que le gardien s’éloigne, passe le volume à la table voisine où Edmée le cache sous un grand cahier dans lequel - dès que la surveillance se relâche - elle copie les textes. Nous nous amusons comme deux enfants tricheurs sous le regard désapprobateur du cerbère. Le travail avance quand, brusquement, Girodias se rend compte que tous, y compris les censeurs, reconnaîtront la patte de Jean Effel. L’anonymat ne peut être garanti. Le projet est définitivement abandonné aussitôt remplacé par un autre, plus anodin CHANTONS L’HUMOUR 123 qui regroupe 33 chansons drôles du folklore français illustrées par l’humoriste, après de joyeuses séances dont le whisky n’est pas exclu. Malheureusement, le livre sortira quelques jours après la faillite de la maison d’éditions, ne sera jamais mis en vente... et pourtant à la fin de décembre 1950 et en janvier 1951, plusieurs quotidiens, dans un article sur Jean Effel «La vie est plus belle en chantant», reproduiront deux pages du recueil avec une chanson et deux dessins de l’humoriste Et Eric Sarnette, dans «Musique et Radio» écrira, en octobre 1948 : Dans le domaine des chants folkloriques, l’effort de nos éditeurs se manifeste avec une si large générosité que nos bibliothèques s’enrichissent tous les jours de recueils remarquablement conçus et présentés avec un art et un goût exquis. Aujourd’hui, il s’agit d’un nouveau recueil, un vrai bijou, intitulé « Chantons l’humour », de Paul Arma et Jean Effel, créateur de dessins tellement drôles et ravissants qu’il est impossible de les regarder « en passant ». On s’arrête sur chacune de ces images en souriant de ce sourire qui provient, en général du contact avec la trouvaille magistrale, avec la trouvaille insurpassable. Quant à Paul Arma, nous avons eu l’occasion de rendre hommage à sa prodigieuse activité de musicien, spécialiste du folklore, ayant véritablement accumulé les réussites hors ligne. Dans ce recueil, ces chansons drôles, amusantes, typiques, provenant de toutes nos provinces, figurent sans accompagnement. Ne semblent-elles pas parvenir

1 23 1948. Paris. Éditions du Chêne. directement et comme par un mystère, de cette partie entre ciel et terre qui les a vues naître voici longtemps, très longtemps. Elles sont fraîches à ravir, plaisantes et inimitables. On dirait qu’en les lisant, nous percevons encore le bruit léger de tous ces rires, de tous ces jeux, dont elles emportent pour toujours un peu d’écho autour des mots, un peu de lumière autour des airs et cette bonne gaieté qui touchera éternellement nos cœurs. Inébranlable dans mes convictions, je reste fidèle à l’image d’un monde que je crois possible et en faveur duquel je ne cesse d’œuvrer par tous les moyens à ma disposition et sans laisser passer une occasion de participer. A peine quelques mois après la fin de la guerre dont les ombres atroces sont encore sur nous, j’avais appris qu’une Conférence de Paix organisée par l’« Union Nationale des Intellectuels » devait se réunir en juin. Je ne peux rester indifférent à ce projet, après le déferlement des horreurs connues et avec la perspective lumineuse de la Paix. La Paix, certes. Mais pas l’illusion et l’hypocrisie d’une paix à la Daladier et à la Chamberlain de 1938-1939, accompagnée d’un désarmement unilatéral et d’une sorte de pacifisme suicidaire, renforcé de démission et de lâcheté. Mes idées, à ce sujet, nées avant 1939, sont encore miennes en 1946 et se maintiendront durant les crises internationales, fréquentes à venir. J’ai eu envie d’agir et sans perdre de temps. C’est pourquoi j’avais écrit, dès février, à Jean Nicolas, de l’U.N.I. : « Nous savons que la Conférence de Paix de juin aura à sa préoccuper davantage des questions administratives des États que de la véritable paix parmi les hommes. Pour nous, intellectuels, il s’agit de préparer et de maintenir cet esprit de Paix, dans les masses, cet esprit, seule garantie du progrès humain. Il s’agirait donc de déclencher, pour appuyer la Conférence de Paix, une campagne nationale active pour créer, par tous les moyens artistiques, une véritable « psychose » de paix ». - Il faudrait avec tous les intellectuels du monde, créer un « Front de la Paix » ; - il faudrait, à la Radiodiffusion Française, une émission quotidienne « La Voix de la Paix » ; - il faudrait lancer un appel à tous les artistes pour créer des œuvres sur la Paix, et en faveur du rapprochement des peuples ; - Il faudrait organiser à Paris et en province des grandes manifestations artistiques dans ce sens ; - il faudrait convoquer en Congrès mondial des artistes, parallèlement à celui des écrivains ; - il faudrait organiser des grandes manifestations basées sur le folklore de tous les peuples, un des éléments les plus efficaces de compréhension mutuelle ; - La plupart de ces propositions devraient être réalisées simultanément dans tous les pays. - Je serai à ta disposition dès mon retour, pour l’élaboration d’un projet plus précis et détaillé... ». Jamais aucune réponse ne parvient. Jugé trop utopique, sans doute... ! Ou peut-être avec l’entêtement absurde d’une fatale incompréhension, on simplifie le problème en le supprimant ! NOSTALGIE. 1946

Les deux enfants ont, en avril, la coqueluche. Un remède est conseillé : la montée en altitude à bord d’un avion. Nous nous réjouissons, Miroka et moi - Robin est encore trop petit pour imaginer la chose - de connaître les joies de l’aviation, grâce à ce baptême de l’air imprévu. Nous sommes inscrits tous les trois au Centre d’Études Biologiques Aéronautiques, du Ministère de l’Air et nous rêvons d’une envolée glorieuse au-dessus de Paris. Le jour venu, on nous enfourne, avec d’autres coquelucheux, dans un caisson arrimé au sol dans la Cour du Ministère, Porte de Versailles, et c’est là que nous passons de très ordinaires moments à connaître les joies d’une altitude à ras de terre, réglée par manomètre. Bientôt je me réinstalle au « Verduron » avec les enfants. Je regrette seulement d’y être parfois trop seule pour y jouir de la paix. Le téléphone sonne pendant que les enfants terminent leur repas, et je sais déjà que Paul ne rentrera pas ce soir. J’en suis peinée car sa présence m’aurait été chère. L’orage est venu, les nuages arrêtent la lumière, bien au-dessus de la colline, la fraîcheur est arrivée avec les premières gouttes qui s’étalent sur le ciment de la cour et claquent sur la verrière du balcon. La touffeur des dernières heures a disparu, et avec elle, l’oppression et la nervosité. J’attendais Paul ce soir et il ne vient pas. Je n ’ai pas voulu lui dire lorsqu’il m’a annoncé qu’il n’arriverait vraisemblablement que le lendemain, en fin de matinée, combien je le regrette. Comme il est difficile d’être simple et de montrer sa tendresse. Il y a toujours entre nous un continuel manque d’harmonie qui nous gâche beaucoup de moments. Mais, plus tard, je sais que ma soirée de solitude sera belle, j’ai envie de la faire laborieuse et longue. Je joue avec les enfants, et fais rire le petit en le portant dans l’escalier. A la fenêtre du palier, je m’arrête, et le garçon, dans mes bras, se penche, surpris par cette buée rayée verticalement, qu’il voit au-dessus de l’herbe du chemin... Heureusement, il y a la joie du courrier. C’est Miroka qui ouvre la boite à lettres et annonce triomphalement le passage du facteur. Elle sait combien je suis heureuse des nouvelles qui parviennent de partout. Les timbres, l’écriture de l’enveloppe sont déjà signes d’amitié. J’attends toujours d’être bien tranquille pour déchiffrer les messages. Il y a aussi la joie de la lecture... et le désir d’écrire. Le journal de 1902-1903 de Ramuz que je lis, confirme ce que je pense de la création littéraire - semblable à un travail d’accouchement. Ramuz dit qu’il est en pleine recherche de son style, et en proie, d’autre part à toutes les amertumes, à tous les dégoûts, à tout le pessimisme de l’homme, obligé de faire, pour gagner sa vie, un métier qui lui déplaît. Son existence de professeur lui semble la pire des situations et il pense perdre son temps, le temps qui lui serait nécessaire pour parfaire son métier d’écrivain. Et moi, je sens les idées, les formes, les mots se presser dans ma tête. Ils veulent surgir ; je souhaite une délivrance proche, mais celle-ci - sans cesse retardée - semble ralentir le travail de création et tout reste à faire. En été me prend l’irrésistible envie de m’éloigner du paysage quotidien, de sortir de l’hexagone, peut-être de mettre une frontière entre Paul et moi, pendant quelque temps. Sans doute, conduite par le désir inconscient de rechercher des témoins des années insouciantes d’adolescence et de retrouver mes racines en pays flamand, je décide d’aller en Belgique, chez mes cousins. Robin est encore bien petit pour voyager. Nous trouvons, dans la Vallée, une famille sympathique qui peut s’en occuper pendant quelques semaines et Miroka sera du voyage avec moi. Mes cousins campinois, Louisa et Jef, ont maintenant trois enfants et habitent à Bruxelles, une grande maison dans un beau jardin. Henck, Annemie et Gert, trois blonds petits Flamands accueillent avec joie leur brune petite cousine française et les deux plus jeunes ne veulent pas se séparer d’elle pour dormir. C’est un spectacle ravissant, cet enchevêtrement charmant de bras bronzés, de têtes blondes et brune sur les oreillers. Miroka est très étonnée qu’un «autre» pays soit si semblable à « son » pays. Elle s’attendait à un monde étrangement différent... Et ce sont des allées et venues incessantes, entre Bruxelles et les petites villes de la Campine. Ce sont des pique-niques au bord d’étangs où nous nageons. Parfois les «grands» prennent les vélos, et je suis heureuse de retrouver les chemins d’autrefois. Je revois enfin Nelly, installée près de Bruxelles avec son mari et sa petite fille Claude. Tous ces revoir effacent des années de tourmente pour tous et la vie semble repartir multiple et pleine de promesses. De retour à Bruxelles où je prolonge mon séjour, j’ai, de Robin, que Paul voit souvent, de bonnes nouvelles. L’enfant a fait ses premiers pas devant lui et le papa écrit fièrement : « ... Qu’il est magnifique, ce petit Robin, il a de splendides couleurs, une mine superbe, il est tout rondelet, gai, coquin, joueur, et, enfin, il a fait plusieurs pas tout seul ! Nous nous sommes merveilleusement amusés, nous avons beaucoup ri... ». J ’ai un petit pincement au cœur : ainsi j’étais absente lorsque mon fils a fait ses premiers pas, il ne faut pas que je rate ses premiers mots ! Je fais encore autre chose que me distraire en Belgique, je joue les «relations publiques» pour mon époux qui doit venir me rejoindre. BILAN. 1946

Pendant l’absence d’Edmée ,dans ma solitude du «Verduron», je travaille beaucoup cet été et j’éprouve le besoin de faire le bilan des quatorze années vécues en France, années en partie belles et positives, en partie dures et éprouvantes. Si je me remémore ces années, ce n ’est pas avec le désir de les revivre, de retourner à toute force en arrière, ce n’est pas par nostalgie ou regret. Pour moi, ce recul momentané n’est qu’une recherche de tremplin d’où j’entends m’élancer avec encore plus de vigueur vers l’avenir inconnu et imaginé. J’obéis aussi, comme tout artiste créateur, à la nécessité de m’imposer, de temps à autre, un moment de réflexion, pour regarder le chemin parcouru, en résumer les étapes, en analyser les périodes, et arriver à faire un bilan honnête des réussites et des échecs. Chaque œuvre est le portrait de son créateur... s’il est sincère, portrait du moment où l’œuvre naît, image fidèle de son âme, de sa pensée, de son savoir. Partant de là, il s’agit, non de stagner, mais, au contraire, d’avancer imperturbablement. L’avenir ne peut exister qu’en fonction d’un passé qu’on doit peser et juger mais non regretter. C’est valable pour l’art, comme pour toutes les choses de la vie. Pour un homme de valeur, il n’y a pas de manne tombée du ciel. La manne est ici, sur terre, autour de nous et n’est pas distribuée sans contrepartie. La contrepartie a nom, lutte quotidienne, lutte ininterrompue, lutte parfois farouche pour se faire reconnaître. Comment Bartók l’avait-il préconisé ? : « Il faut travailler et encore travailler, encore et toujours travailler »... C’est cela ou la démission. Par chance, il y a des hommes qui ne connaissent pas la démission et ce sont les plus heureux ! Il n’y a pas d’art sans renoncement, sans résistance. Et en vérité l’invention précédant la création, l’artiste créateur se connaît peu. Il se découvre par l’intermédiaire de sa création. L’effort au service d’une cause noble n’est jamais exténuant. La foi en un idéal - en l’occurrence, en la création quelle qu’elle soit - est une force qui aide à surmonter l’épuisement et le transmute en jouissance peu commune. Elle est le courant ascendant qui entraîne inévitablement au- dessus d’obstacles parus d’abord insurmontables. Le seul souci d’un créateur doit être de tendre à la perfection selon l’idée qu’il s’en fait lui-même, et non pas selon l’idée que s’en font les autres. Pourtant si on n’a pas à se soucier des autres, cela ne veut pas dire qu’il faut tout se permettre. Mais la question peut aussi se poser à propos de ce qu’on appelle «homme de valeur». La valeur, abstraction est fonction de l’appréciation subjective, tellement subjective ! arbitraire, tellement arbitraire ! de chacun de nous. On est aimé pour certaines qualités, mais on est aussi détesté pour ces mêmes qualités. On est apprécié pour le caractère qu’on manifeste, mais certains s’éloignent à cause de ce même caractère. On est approuvé pour les opinions qu’on affiche, mais ces mêmes opinions déclenchent des haines. On a des amis qui vous aiment pour ce que vous représentez sur le plan humain et artistique, et des antagonistes résolus aussi, pour ce que vous représentez sur le plan humain et artistique. On vous admire pour certains de vos actes, on vous dédaigne pour ces mêmes actes. Il est bon que la contradiction apparaisse ainsi, démontrant la fragilité des jugements qu’on porte habituellement sur des hommes heureusement bâtis sur des schémas multiples. Il est rassurant aussi, pour l’homme, que tout jugement sur lui, reste relatif et mouvant ! La liberté et l’indépendance sont des valeurs si précaires, qu’il est impossible de fixer les points précis où elles commencent et où elles aboutissent, d’autant plus que la liberté et l’indépendance de l’un engendrent l’amoindrissement de la liberté et de l’indépendance de l’autre. Et pourtant la liberté et l’indépendance sont, non seulement les moteurs de la vie quotidienne de chaque individu intégré par force dans la société, mais encore ceux de la vie productrice de chaque créateur intégré, lui aussi, dans cette même société. Toute société élabore et met au point une multitude d’obstacles et de freins qui, sous des prétextes mensongers, contribuent à couper les ailes de nombreuses aspirations salutaires. Ces obstacles de tous ordres, philosophique , idéologique, sociologique, artistique, moral, éthique, servent à diviser pour régner. Les règles préétablies pullulent de nos jours, plus que jamais, devenant prédominantes jusque dans les domaines de la création artistique. Ces règles s’appellent systèmes, théories, schémas, doctrines et tous mots en «isme». On les applique avec rigueur, pour condamner la moindre déviation. Ainsi naissent les chapelles pour des poignées de fidèles dévoués et inconditionnels. L’étroitesse et le sectarisme les condamnent à être éphémères et à disparaître, laissant à peine une trace dans l’histoire de l’art : curiosité, jamais doctrine. Mais c’est au prix exceptionnellement élevé de la soumission. Or rien, dans la production émanant de l’esprit, ne doit être soumis à un système imposé de production. Avant tout, il faut qu’il y ait des œuvres - pour en tirer à la suite d’analyses et d’examens, des conclusions. C’est là que résident la plus grande liberté et la plus large indépendance d’un artiste créateur. Ces quatorze années de création que je revis par la pensée, je les considère fastes, riches, importantes. Je ne trouve rien en elles qui soit regrettable : ni les résultats acquis, ni les défaites, ni les malchances. De ces années si variées, je sors plus solide, plus mûr, riche d’expériences nombreuses ; et je peux ajouter, heureuses avec Edmée et nos deux enfants porteurs de bonheur. Je rejoins Edmée en septembre pour des émissions à la radio de Bruxelles, un concert au Centre des Premières Auditions où j’accompagne les «Chants du Silence» et interprète quelques-unes de mes œuvres pianistiques. Je donne encore un concert à l’Institut des Aveugles, dont Frère Albéric, le cousin d’Edmée, est le Directeur musical. Les jeunes aveugles sont très heureux d’entendre de la musique contemporaine. Ils ont une formation excellente, mais s’arrêtant aux grands romantiques et très peu ouverte à la musique du vingtième siècle. Je serai à partir de ce moment toujours amicalement reçu à l’Institut où on m’offrira l’hospitalité dans une austère cellule et de plantureux repas que je prendrai souvent seul, dans l’immense salle à manger des invités, la discipline étant très stricte pour les Frères de la Charité. Le Supérieur, le Père Léonce, homme cultivé, plein d’esprit, me prendra en amitié et aimera discuter avec moi de maints problèmes, dans un climat chaleureux dépourvu de tout sectarisme. Une soirée chez le violoniste André Gertler, des rencontres avec Paul Tinel, Franz André, des musiciens, un concert organisé chez Louisa et Jef sont autant d’heures agréables de cet automne. Je rencontre encore Maurice de Groote qui avait déchiffré en 1946, les «Chants du Silence» et m’avait écrit sans fard ce qu’il en pensait : « Il y en a un dont la réussite parfaite frappe immédiatement : c’est « Le Roi avait besoin de moi » texte charmant, et exactement la musique qu’il lui fallait. Ma femme et moi nous sautons dessus d’enthousiasme. J’aime beaucoup aussi le « Chant du désespéré ». Dans le « Chant funèbre pour un guerrier » la musique, très belle, me semble quand même alourdir le texte, parce qu’on ne peut pas tricher ici sur la prosodie, à cause du rythme très marqué. Dommage ! Mais je n’aurais quand même pas pu le chanter à cause de la tessiture. Ce qui me gêne dans « La bouilloire sur le feu », c’est la désarmante naïveté du texte. Mais la ligne du piano est si pleine de poésie que je tâcherai de faire avaler la dernière phrase qu’on prête à un enfant sensible, sans doute mais un peu trop bête quand même... « Civilisation » : je trouve le poème trop plat. Mais votre travail rythmique est épatant. « Fuero » : à la troisième lecture, je me suis lassé de la formule immuable que vous avez adoptée pour l’accompagnement : il ne veut qu’obséder mais risque de trop crisper... « Le soleil ne se montrait pas »: je vous ai dit que je suis tout à fait étranger à cette poésie. Je me laisse impressionner par la musique, et jusqu’à un certain point les mots évoquent des images. Mais je n’ai rien compris et reste un peu ahuri, ce qui me rend complètement incapable d’interpréter. « Confiance » : idem pour Paul Eluard. Et en plus, je dois vous avouer qu’ici la musique me semble trop cérébrale, mathématique, je ne trouve pas d’autre explication à l’enchaînement des trois accords. S’il n’y en a pas d’autre à celui des mots, alors j’ai compris, mais je le regrette. Quant à « Présent », que vous m’aviez lue, ici aussi, elle fait tellement penser à Milhaud qu’on ne peut plus se dégager de cette seule impression. ... Ce ne sont que des premières impressions, et je relirai certainement vos mélodies quand je devrai faire un programme ». ADIEU A L’ATELIER 1947

Un incident fort désagréable a lieu au «Verduron», en automne 1946 où à mon retour de Belgique je me réinstalle avec Miroka avant de reprendre avec nous, Robin. J’y suis agressée, la nuit tombée, par un individu masqué qui n’a eu que la peine d’entrer par une porte jamais fermée. Une ruse me permet d’échapper à l’intrus et d’appeler à l’aide. Un voisin tire un coup de fusil en l’air et le bonhomme a le temps de s’enfuir... On ne saura jamais qui il était mais la petite fille restera pour toujours marquée par cet incident. J’aurais beau lui raconter qu’il s’est agi là d’une farce stupide de quelqu’un qui voulait jouer au Carnaval, elle n ’oubliera jamais la peur de ce soir de septembre. Mais les portes seront dès ce moment soigneusement fermées... D’ailleurs nous rentrons à Paris pour y commencer l’année 1947, mais il devient urgent de trouver un logis plus grand et la quête commence avec le regret de devoir quitter un lieu où vivent tant de souvenirs et un quartier si plaisant. Inlassablement nous cherchons à échanger l’atelier. Aucune démarche n’aboutit, et il fait si froid sous notre toit inchauffable que je conduis en février 1947 les enfants en Bretagne, chez mes parents qui habitent maintenant à Saint- Briac, une jolie maison dans le bourg, entre deux plages. Joie des grands-parents et des petits, qui font ainsi connaissance avec la lande, la plage déserte, la mer encore peu accueillante qui les effraye d’abord. Ils restent là jusqu’en mai et nous allons les voir, pendant les vacances de Pâques, «jouant à faire du stop», comme au temps de nos jeunes années, visitant Saint-Malo au passage. Saint-Malo, une ville encore éventrée par la guerre. Les vieilles pierres ont quitté les maisons et sont rassemblées maintenant en énormes tas, sur ce qui étaient des places : des pierres grises, des petits cubes roses, mauves. Les carcasses des hautes maisons serrées entre les remparts se déchiquettent sur le ciel encore teinté d’hiver. La mer se retire et le Grand Bé serait accessible par la petite digue engluée d’algues, mais des gardes bougent sur le mur de rochers et d’herbes sèches. Il est interdit de monter vers le tombeau de Chateaubriand. Il faut retourner vers la grève de sable humide et franchir les hautes murailles encore intactes par un escalier dégradé et une porte étroite. Des enfants courent dans les ruines pour rejoindre une école rebâtie dans un coin un peu moins abîmé. C’est le seul mouvement de vie qu’on perçoit avec les frémissements de linges suspendus très haut d’un coté à l’autre de ce qui fut une rue, une ruelle ou un escalier. Pendant l’absence des enfants, les mois sont pour nous un ahurissant composé de rencontres prévues ou imprévues, de relations obligatoires donc fastidieuses. Il y a les moments heureux de vraies amitiés, parfois la joie d’une connaissance nouvelle intéressante, mais le tout trop précipité, confus, mêlé de travaux presses, de besognes urgentes, de soucis quotidiens, de projets et de réalisations. demande mon admission à la Société des Gens de Lettres, et je choisis comme parrains Charles Vildrac et René Maran, heureux tous les deux de soutenir ma candidature. Au printemps je ramène les enfants, de Saint-Briac, et toute la famille retrouve ses habitudes. Une nouvelle fois le «Verduron» devient maison-détente. Elle garde, pendant les premiers jours, son odeur d ’enfermé et d’abandon, mais elle est vite envahie par les parfums proches des roses et de l’herbe, du ruisseau et de la glycine, par les senteurs lointaines des foins du coteau, des fumées de bois du village. Après l’agitation de l’hiver, dès l’arrivée dans le vallon, le film tourne au ralenti et le spectacle est si merveilleux du jardin qui s’épanouit, le silence est si plein, de la campagne et de la forêt, que les fatigues s’effacent, les déceptions s’oublient, qu’il ne reste que l’immense bonheur de vivre loin de tout, et seulement sous le ciel et les arbres . Le soleil est bon, la pluie douce ; on ne sait plus quelle heure est la plus belle, peut- être celle du petit matin, entre cinq heures et six heures, la maison encore endormie, quand la brume s’effiloche aux branches et que les premiers rayons font s’éclore les odeurs d’un univers magique. La vie de chaque jour naît doucement : l’arôme d’un café - pourtant encore ersatz - se glisse dans toute la maison, déborde dans le jardin, la petite fille se lève et se prépare, au rythme lent de l’éveil à partir vers l’école perchée en haut du village. Le garçon se remue ensuite, toujours joyeux de commencer une nouvelle journée. Il va réveiller un papa qui s’est souvent couché bien tard, et c’est une bonne partie de chahut dans le lit, ou un câlin-à- l’histoire-racontée. L’heure la plus belle, c’est peut-être celle du crépuscule, quand par delà la fenêtre grande ouverte, les arbres déboulent de la colline, légèrement estompés par les fumées des feux du soir, un ciel blanchâtre au-dessus, avec quelques grosses cardes de coton gris glissant calmement, seul mouvement dans le cadre de la fenêtre. Tout le paysage, arbres, maisons, chemin, jardins, herbes, grandes fleurs jaunes du verger, stagnant et figé dans la fraîcheur du soir. Les châtaigniers s’éclaircissent de leurs chatons pâles. Il y a parfois de jolies petites joies : Miroka vient me dire, un soir, très excitée, qu’elle a vu un drôle de petit bec surgir d’un nid repéré depuis quelque temps dans les roses rouges ; elle a aussi entendu piailler doucement. Nous sortons un tabouret, puis l’escabeau pour essayer de voir en passant la tête au travers des branches, nos nouveaux nés... Ils sont trois, à dresser, hors du nid, à intervalles réguliers, des cous décharnés montés sur ressorts et des becs outrageusement ouverts et goulus. Quelle joie pour la petite fille, cette éclosion et quelle fierté : « ils sont nés comme moi en juillet ! », découvre-t-elle. Je suis appelée à témoigner au procès de l’Inspecteur de police alsacien qui, en 1944, m’avait appris qu’il savait où trouver mon mari et mon enfant, et avec lequel j’avais eu un échange de paroles si violentes que ma surprise avait été grande de sortir libre de son bureau. On m’avait prévenu, il est vrai, que ledit inspecteur, sentant le vent tourner, se ménageait des lendemains moins vert-de-grisés. C’est le cas avec moi, je suis citée comme témoin à décharge. Cela scandalise des journalistes comme Madeleine Jacob qui, dans un article violent, condamnent ceux qui viennent défendre un assassin. Or, nous sommes quelques-uns à - non pas défendre un assassin - mais, au contraire démontrer sa duplicité de dernière heure. D’ailleurs, le tribunal a, en face de la très courte liste des «épargnés» comme nous, la liste autrement longue de ceux qui ont été envoyés à la mort avant un changement de tactique et le verdict est une condamnation à vie. Nous trouvons enfin à échanger notre atelier contre un grand appartement, à la limite de Clamart et d’Issy-les-Moulineaux. Notre nouveau domaine est vaste : une grande double pièce, un imposant studio, trois chambres, une salle de bains et comble de luxe pour l’époque, un réfrigérateur incorporé dans le meuble de cuisine ! Tout cela dans un immeuble bien bourgeois et un environnement de pavillons et de jardins. L’affaire est traitée en un temps record, sans aucune mauvaise surprise et à la satisfaction de tous ! Et me voilà revenue dans la banlieue où je suis née, et sur la pente même autrefois pleine d’herbe et de boutons d’or, où je passais mes jeudis : aujourd’hui avec un mari et deux enfants, chacun allant trouver sa place dans le nouveau logis. Ainsi l’atelier est abandonné, et sa terrasse, et sa touffeur l’été, son froid glacial l’hiver, et le souvenir des heures gaies, des heures tragiques vécues dans ce coin de Paris, au-dessus des toits de la ville où se jouaient aussi pendant des années, comédies et drames. Avant quelques travaux indispensables et l’emménagement définitif, je conduis les enfants en Bretagne où je passe trois semaines avec eux. Paul reste au «Verduron» pendant ce temps, s’accordant seulement une petite détente en août à Saint-Briac où il arrive en stop ! Je lui avais écrit : « J’ai enfin retrouvé ce monde d’odeurs et de sensations qui a enchanté mes vacances d’enfant et je me demande si Miroka perçoit, comme je le percevais à son âge, le parfum des pins ensoleillés, la chaleur et la douceur du sable si fin sous les pieds, sa fluidité lorsqu’il est sec, son élasticité là où la mer l’a laissé humide et ourlé d’algues. Mais il me semble que Miroka est beaucoup plus réaliste que sensible. J’ai essayé de pénétrer un peu son univers tellement enrichi par ces trois premières journées, mais elle reste assez fermée, et je crois, ouverte seulement à la joie de cette liberté des vacances au soleil et dans l’eau, et à des réalités très positives telles que le plaisir du bain, le contentement de l’espace et du sable et surtout - l’événement de ce matin : la première leçon de gymnastique... Robin est un courageux petit homme, que le premier jour, j’ai laissé patauger à sa guise et qui, de lui-même, s’est élancé si bravement dans les profondeurs, que j’ai dû le retenir et même le repêcher sous une vague d’où il est ressorti bavant, crachant, mais riant bien fort... J’ai retrouvé avec eux mes plaisirs d’autrefois, et je perds le souvenir de tout ce qui est ennui, souci, peine. Ce soir, en revenant de la plage, sur la route chaude encore de soleil, j’ai senti une plénitude de calme, de paix, de joie physique que j’ignorais depuis des années. Cela après trois journées seulement, mais trois journées où je me suis tellement reposée ! Cela sans effort, sans volonté de repos, simplement avec un abandon total de tout ce qui était vêtement matériel et vêtement moral, de toute cette carapace qui finit par s’incruster sur nos êtres surmenés, énervés ». RENCONTRES. 1947

Edmée me rejoint, pour la fin de l’été, au «Verduron», des amis viennent souvent nous retrouver dans la paix du vallon. Parmi eux, quelques Américains que Lorna Lindsley, la journaliste revenue des États-Unis dès la fin de la guerre, nous amène ; Yip Harburg, écrivain, auteur de pièces et de films à succès «Finian’s Rainbow», «Le Magicien d’Oz» et sa femme Eddy, Sonya Levien Howey, librettiste à la Metro Goldwin Mayer Pictures - elle est l’auteur du premier grand film sur la vie de Mozart - et sa fille Tamara, Charles Lewin et Babe, étrange jeune femme qui nous surprend par des réactions inattendues et maladives devant tout ce qui évoque volatile ou oiseau : poulet sur le chemin - qui la fait pousser des cris d’effroi et oblige son mari à la prendre sur son dos - et même, plume d’innocent moineau, aperçue à terre. C’est la première fois que nous sommes en présence d’un comportement aussi étrange ! Ces nouveaux amis nous paraissent descendre d’une autre planète tant leur mode de vie semble fastueux dans les temps de restrictions que nous vivons encore en France. En France, mais plus exactement dans notre milieu, où ceux qui, comme nous, ont tout perdu, rebâtissent leur existence. Ce mode de vie fastueux, il existe pourtant bien en France, il n’a jamais cessé d’y exister nos amis américains nous invitent à plusieurs reprises à déjeuner au Crillon. C’est un lieu que nous n’avons jamais fréquenté et nous sommes - inutilement ! - révoltés d’y découvrir un luxe qui nous semble bien coupable. Nos amis nous invitent aussi souvent chez eux, dans les maisons qu’ils ont louées pour leur séjour en France. Nous sommes subjugués par l’abondance qui se manifeste dans tous les détails, me rappelant mes années californiennes et concrétisant pour Edmée les publicités qu’elle découvre dans les revues américaines, qui sont, pour elle, sources d’étonnement ! Paradoxalement, ces Américains comblés envient la simplicité de notre mode d’existence dans la petite maison du vallon et ils aiment nous y retrouver pour des repas simples et de longues soirées. Sonya et Tamara admirent l’harmonium que nous avions acheté pour le «Petit Verduron» de notre vie clandestine. Déniché, alors, aux Puces, il avait fallu le transporter nous-mêmes par le métro, sous le regard intrigué des voyageurs. Son installation avait été signe de fête dans l’inquiétude des temps. Nos riches amies sont enchantées par la modestie et touchées par l’histoire de l’instrument devenu inutile puisque nous avons maintenant deux pianos. Il devient objet de troc amical et fort intéressant pour nous, car il prendra le chemin de la Californie tandis que nous parviendront, fort régulièrement, des États-Unis, des colis «C.a.r.e», de nourriture, de vêtements, de denrées encore introuvables en France. Notre vie matérielle s’en trouvera bien améliorée pendant longtemps ! Edmée fait ainsi la connaissance des premiers bas Nylon, peut remplacer certaines robes taillées dans d’anciens rideaux et se trouve élégamment chaussée pour plusieurs années, par la «Metro Goldwin Mayer Pictures» ! Ma vie de musicien reprend avec une intensité accrue et me rappelle elle aussi l’époque faste des États-Unis. La seule différence vient d’une évolution de la technique et de l’expansion de la radio, qui me font orienter mon activité musicale dans les studios d’enregistrement plus que dans les salles de concert. Je donne cependant plusieurs récitals de piano, à Paris et en province, avec des programmes très divers : musique ancienne allemande, musique anglaise des XIVème, XVème, XVIème siècles, œuvres de Bartók - dans un concert commémoratif de sa mort - œuvres contemporaines européennes et américaines. Mes propres œuvres figurent également dans de nombreuses émissions, en France et à l’étranger. Parmi elles, mes «Chœurs mixtes a cappella» d’après des thèmes populaires de divers peuples, exécutés souvent en France par le remarquable «Ensemble Marcel Conraud» et par l’ « Ensemble Vocal des Flandres». Je n’ai guère le temps d’écrire : je compose pourtant onze petites pièces pour piano que je groupe sous le titre EN MER 124 et que je dédie à notre fille Mireille - Miroka, comme je dédie « A la découverte du passé » à notre fils Robin, lorsque l’œuvre est éditée en 1947. Eric Sarnette écrit sur ces deux cahiers, dans «Musique et Radio » de mars 1948 : « Finis les fastidieux accords dans les morceaux récréatifs ! Décidément, l’éminent musicien Paul Arma montre qu’il s’intéresse activement à l’éducation des jeunes en leur dédiant une fois encore le fruit de son travail et de ses recherches. Après les nombreux ouvrages qui font autorité en matière d’initiation musicale et chorale, après la remise en valeur des trésors folkloriques les plus divers contenus dans les précieux volumes que nous connaissons, Paul Arma présente aujourd’hui deux recueils destinés aux débutants. Ce sont des pièces faciles qui nous changent complètement des morceaux traditionnels bâtis sur le modèle courant et flanqués de leur jupon en dentelles lourdes. « A la découverte du passé » contient quatorze morceaux très courts qui portent tous leur date d’origine ( depuis le XVème siècle jusqu’au XVIIIème siècle ). Comment mieux initier les jeunes sensibilités au caractère mélodique particulier de cette musique ancienne ? Ecrits à deux voix d’égale valeur expressive, en contrepoint et quelques fois même en imitation, ces petits bijoux apportent une nouvelle lumière à la figure mélodique des vieilles cantilènes ou refrains populaires. Dans le même esprit contrapuntique, c’est-à-dire avec une main gauche enfin « rieuse et souple », nous trouvons un charme d’une rare finesse aux onze pièces également faciles, groupées en un cahier, présenté de façon ravissante : « En mer ». Finies les romances languissantes, les espiègleries qui veulent être légères avec le même bruit d’accords à la main gauche ! Passées les habitudes de traiter les morceaux pour les commençants et ne s’occupant que de la signification mélodique à la partie supérieure ! Aujourd’hui les petits pianistes vont se distraire au contact de ces textes riches d’une musicalité pure, née sous la plume d’un véritable maître ». Nous nous installons définitivement dans notre nouvel appartement que nous meublons peu à peu. Miroka est inscrite à l’école voisine et Robin reste pour le moment à la maison où l’hiver va poser les problèmes de chauffage qui restent toujours difficiles à résoudre deux ans après la fin de la guerre. Le chauffage central de l’immeuble n’est pas rétabli. Il nous faut installer un petit poêle dans le studio avec un inesthétique tuyau qui traverse la fenêtre, et une «cloche» dans la bibliothèque - salle à manger. Les chambres restent froides et lorsqu’un des enfants est malade, nous mettons son lit dans une des pièces chauffées. Et la vie continue. Elle renaît de toutes les cendres laissées par la barbarie, par la violence des règnes de fous. Les contacts se multiplient, indispensables et enrichissants. Tout essaie de se normaliser, dans la vie quotidienne, comme dans les âmes, dans les esprits. On se « retrouve ». Je revois souvent Picasso avec lequel j’aime discuter parfois âprement. Picasso combat sans ménagement ma sensibilité qu’il juge faiblesse. Il se veut plus dur... sans doute pour mieux cacher la même sensibilité. Chez Picasso, j’apprends à connaître Jaime Sabartès, l’ami en qui le peintre a une confiance absolue et qui facilite à Paris, puis plus tard à Vallauris et à Cannes les rencontres entre le peintre et le musicien. Depuis longtemps c’est Sabartès qui s’occupe des affaires de Picasso, il habite d’ailleurs l’atelier rue des Grands Augustins qu’il ne quittera que vieilli, pour un appartement que Picasso, reconnaissant, lui offrira. Avec l’aide d’une gouvernante, il y vivra jusqu’à sa mort. Sabartès est un des rares Espagnols qui dénoncent la corrida, les tractations souvent scandaleuses de ses coulisses, le jeu hypocrite qui condamne à l’avance le taureau à être abattu, alors qu’il est le seul à combattre loyalement. Dans le monde musical, les contacts reprennent aussi, avec plus ou moins de bonheur. Je suis souvent invité chez Nadia Boulanger où je me rends avec plaisir tant j’aime sa rigueur, son intransigeance et sa dignité. Mais je suis parfois irrité par l’attitude trop souvent servile de l’entourage de la Grande Dame. Elle s’en moque d’ailleurs elle-même avec humour ! «Mademoiselle» comme on l’appelle, qui fut l’élève de Widor, Vierne, Faure, forma à son tour Copland, Quincy Jones, Bernstein, Markevitch, Michel Legrand, Elliot Carter, Jean Français... et combien de pianistes : Barenboïm, Lepatti, d’autres, de chanteurs... C’est Hugues Cuénot qui m’avait introduit chez elle. Mais je vais chez le «Tendre Tyran» - comme son biographe A. Kendall la nommera plus tard - comme ami et non comme élève. Et je suis si peu disposé à m’intégrer à un milieu musical où je risquerais de perdre l’indépendance à laquelle je tiens tant, que je fuis les cénacles et les salons. Mes rencontres avec André Schaeffner et Rouget, du Musée de l’Homme, m’apportent joie et enrichissement. Je vois assez fréquemment Paul Rouart, homme fin, intelligent, sensible et cultivé qui malheureusement, comme éditeur, perd du terrain, dévoré par les vautours du commerce, jusqu’à sa retraite en Alsace et la maladie qui l’emportera bientôt. L’amitié entre Honegger et moi se poursuit. Le duo Pierre Bernac - merveilleux chanteur et musicien - Francis Poulenc - compositeur d’une musique «aimable» et souvent pleine d’humour - ne me laisse pas indifférent. Je les écoute chaque fois que l’occasion s’en présente. La qualité et l’unité de ce Duo me plaisent. Je contacte Bernac par téléphone et lui parle de la «Gerbe hongroise» et des «Chants du Silence». Bernac m’invite avec Poulenc, très cordial. Bernac ne cache pas son enthousiasme à l’écoute des œuvres, Poulenc ne ménage pas ses compliments... mais sans chaleur. Nous nous séparons avec la promesse de reprendre très vite contact... mais il n’y aura aucune suite... «On est très occupés», «On voyage beaucoup».Les organisateurs de nos concerts déterminent nos programme... - C’est un échec ! Non ! Et je tourne la page ! Je connais bien le nom, la réputation et la musique d’Alexandre Tansmann, Français, d’origine polonaise, dont je juge remarquable le talent de pianiste, excellentes les qualités d’orchestrateur. J’apprécie moins sa musique que je trouve

1 24 1947. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de J. L. Gaillard. d’une banalité irritante. Tansmann était parti aux États-Unis avant la seconde guerre mondiale, et il y avait poursuivi une brillante carrière qui lui avait assuré, pendant les années noires d’Europe, une vie matérielle privilégiée. Il était revenu en France, après la fin de la guerre, avec sa femme, excellente pianiste elle aussi. Nous faisons leur connaissance et passons d’agréables soirées ensemble. Tansmann nous conte leur vie aux États-Unis, nous parle de ses éditeurs, des Fondations qui les ont aidés et surtout de Mrs. Coolidge, cette mécène de Washington, universellement connue pour sa générosité : elle commande des œuvres à de nombreux compositeurs et en particulier des quatuors à cordes avec la seule obligation de les lui dédier. Les rapports entre Mrs. Coolidge et les Tansmann sont devenus très amicaux. Ce fait m’encourage et je montre à Tansmann, mon «Concerto pour Quatuor à Cordes». Le musicien en trouve la forme et le langage originaux et accepte d’intervenir à Washington, pour que ce «Concerto» soit l’objet d’une commande - la somme étant toujours considérable -. Il s’agit seulement d’envoyer un exemplaire du manuscrit, Tansmann se chargeant d’intervenir personnellement auprès de Mrs. Coolidge, à qui l’œuvre sera obligatoirement dédiée. Les mois passent sans la moindre réaction de Washington. Lorsque j’évoque ce sujet, Tansmann n’a que des propos évasifs. - « Il faut attendre » - « On verra » - « Cela prend du temps » et je resterai persuadé que Tansmann n’aura jamais rien fait. Cette attitude me choque au-delà de la question personnelle. Je regrette qu’un homme qui, pendant les années de guerre, a vécu normalement, sans danger, sans angoisse, pour qui la guerre s’est passée quelque part sans le concerner directement mais qui, pourtant a appris ce qu’ont été pour beaucoup de ses confrères restés en Europe, les années de privations, de luttes, de dangers constants, de déportation et de mort pour certains, ne sache pas se montrer solidaire, sinon confraternellement, du moins humainement. «Les Français ont la mémoire courte» ! Beaucoup de Français et même ceux d’origine polonaise ! A cette expérience, s’en ajoute une autre. Le responsable de la «Biennale de Venise» doit programmer une de mes œuvres de musique de chambre, après l’intervention de Tansmann, un de ses amis. Là encore, il n’y a que silence. Echec encore des relations musicales entre le chef d’orchestre Manuel Rosenthal et moi. Chef, peu après la fin de la guerre, de l’Orchestre National de la Radio, Manuel Rosenthal dirige la plupart des concerts avec des programmes souvent fort intéressants. Il montre une grande curiosité et beaucoup d’intérêt pour mes œuvres et me demande de temps en temps une partition avec le projet constant de l’inclure dans un de ses programmes. Ainsi, pendant des années, il collectionne ces partitions - encore en manuscrits -. Il les emporte même dans ses valises, lorsque avec un engagement à Seattle, il s’embarque pour les États-Unis. Mes œuvres seront peut-être extraites de ses bagages mais pas pour autant utilisées ! S’y ajouteront de nouvelles œuvres toujours réclamées et quand enfin l’une d’elles finira par être programmée, le concert où elle figure sera annulé au dernier moment ! Curieuses destinées de manuscrits ! Hasard ! Coïncidence.. ! Relations insolites avec un autre chef : celui de l’Orchestre de Chambre qui dirige aussi pendant longtemps le département de la musique de chambre à la R.T.F., Pierre Capdevielle : l’homme a deux visages distincts : l’un, celui d’un musicien de très haute culture, compositeur, un moment critique musical, l’autre, celui d’un fonctionnaire intolérant, souvent odieux, mesquin, haïssable. Il est exactement le genre de personnage dont les sentiments humanitaires finissent par ressembler à une simple haine de l’humanité. Peut-être un évident manque d’humour le rend à mes yeux, difficile à supporter : il m’a souvent paru qu’a partir d’un certain degré de sérieux, de gravité, d’impassibilité, un homme dans la vie est un infirme. On a toujours l’envie de l’aider à traverser la rue. Les rapports entre nous connaissent des élans et des rebuffades explicables seulement par l’humeur inégale de celui dont les réactions sont toujours imprévisibles. Je dois - surtout lorsque les propos échangés concernent, non plus la musique, mais des domaines personnels, faire preuve d’une maîtrise exceptionnelle, lorsque, à des considérations généreuses et sensibles, succèdent - sans raison apparente - des théories xénophobes, voire racistes, insupportables ! Mais qui est jamais arrivé à résoudre cette contradiction qu’il y a à vouloir défendre quelque chose d’humain en compagnie des hommes ? On ne peut pas juger les hommes par ce qu’ils font quand ils enlèvent leur pantalon. Pour les vraies saloperies, ils s’habillent. Pourtant Pierre Capdevielle apprécie mes œuvres qu’il inclut dans ses programmes. C’est ainsi qu’il désigne, au début de 1948, Lucien Lovano, pour enregistrer la «Gerbe hongroise», avec moi au piano. Je suis très heureux de ce choix : je connais bien la belle voix de ce baryton, pas toujours employée dans des œuvres dignes de sa valeur. C’est le désavantage, pour un artiste véritable, de devenir «contractuel» - fonctionnaire en quelque sorte à la Radio - où contre un salaire fixe, on l’oblige à assurer, chaque semaine, un nombre précis de services. Cette servitude le prive de toute liberté artistique et de choix personnel. Le travail avec Lovano, sensible, souple, à l’articulation exceptionnelle, me donne beaucoup de joie. Nous aurons, plus tard encore, l’occasion de travailler ensemble, toujours pour la Radio, en particulier pour l’enregistrement des «Onze chants du Silence». Lucien Lovano devient un ami pour moi et il aime ma musique vocale. Les hautes qualités de l’interprète iront toujours de pair avec sa noble simplicité. Il sera toujours conscient de sa valeur, mais mènera, sans amertume, pour assurer la vie matérielle de sa famille et malgré des coups du sort douloureux, dont, confiant, il s’entretiendra avec moi, une carrière trop modeste en regard des dons qui, jusqu’à sa mort, seront les siens. Pierre Capdevielle désigne encore l’excellent Quatuor Lespine, assez peu connu, pour la première mondiale en février 1948 de mon «Concerto pour Quatuor à Cordes». La création de l’œuvre, comme le fera sa reprise plus tard, suscite des commentaires qu’il est plaisant de comparer à ce que José Bruyr avait écrit à différentes auditions. Combien est plus facile et agréable qu’avec Capdevielle, le contact avec Paul Gilson-le-poète, autre responsable à la Radio. C’est un homme de grande culture, d’une simplicité digne de l’être de valeur qu’il est. Gilson est de ceux qui savent ce qu’ils valent mais ne prennent jamais la fausse route des prétentieux en quête d’admiration. Dans son travail, toujours accueillant, il reste objectif, ne privilégiant jamais les médiocres, ni par amitié, ni par intérêt. Je le vois assez souvent, pour des questions de programmes, de commandes d’œuvres, de projets : le dialogue sincère est de mise dans nos relations, régies par une compréhension mutuelle. Je suis fort surpris d’être reçu, un jour, par un Gilson un peu plus officiel que d’habitude : c’est qu’il me propose un poste à la Radio ! Je suis très flatté mais tout en remerciant avec émotion celui qui fait preuve envers moi d’une telle confiance, je suis contraint de refuser. C’est que je me sais incapable, avec mon sens de la liberté, de l’indépendance, avec mon besoin absolu de franchise, d’accepter une responsabilité dans une administration où immanquablement, je me heurterais vite à la bureaucratie que j’abhorre et qu’il me serait impossible de supporter. Je ne pense pas, pouvoir jamais m’incliner devant la bêtise, la surdité, l’incompétence, l’aveuglement que je risquerais d’y rencontrer. Je sais trop que mon passage provoquerait quelques dégâts et que mon séjour serait très bref. A un écrivain qui disait : - « A quoi servirait de vieillir, si ce n’était pour apprendre l’indulgence ? » Je ne peux que répondre : - « Eh bien, moi, l’indulgence, non ! » Et puis, ma chère indépendance ! J’entends la sauvegarder au prix même d’avantages importants et de sécurité matérielle. Les critiques du P.C. ne s’intéressent pas beaucoup à mon travail. C’est pourquoi je suis surpris de lire, dans le dernier numéro de 1947 des «Lettres Françaises», un article signé Théo Florent, et titré «Paul Arma et le folklore» : « Pour beaucoup de chants folkloriques, la physionomie locale, l’accent typique subissent souvent, dans le traitement musical et spécialement dans le traitement harmonique, de telles surcharges noyant la pureté du profil que le voyageur curieux et intéressé par quelque titre d’une chanson de chez lui, ne reconnaît plus le refrain de sa province, la ritournelle de son pays. Il ne les reconnaît plus parce que, en général, le souci de la perfection de facture a fait dévier les résonances naturelles de la simple ligne chantée, ont brouillé par des ombres savantes ce brin de naïveté expressive gardant au vif de sa sensibilité une sorte d’instinct de conservation qui se cabre et réagit en rendant un son faux devant toute atteinte étrangère. On dirait que la pureté des chants nés au sein même de la terre les a dotés, en effet, d’un véritable instinct de conservation et ne livre plus au dehors les précieuses finesses de leur éclat dès qu’il y a sur eux la marque d’une main maladroite, nous voulons dire d’une main qui ne les comprend pas avec toutes leurs rudesses, avec toutes leurs franchises d’accents. Le souffle du temps les a grandis. Il a grandi leur propre souffle mélodique comme il a balayé les flonflons de mauvaise musique et a incrusté dans les mémoires comme dans la pierre les mélopées ou ces rythmes issus de la terre, nés de joies et de peines comme dans la partie à la fois spirituelle et synthétique des coutumes locales. En principe, les chants de terroir perdent le sel de leur pittoresque quand on veut les habiller de neuf. Et ce n’est point par de naïves harmonisations que a simplicité leur sera conservée comme on le croit. Peu de science éloigne de Dieu. Beaucoup de science en rapproche. Peu de technique musicale éloigne l’arrangeur des chants folkloriques de cette souplesse d’adaptation, de cette coïncidence de sensibilité indispensables. Beaucoup de technique, au contraire, permet d’oublier le souci de facture pour trouver les vraies couleurs du refrain populaire. Certains compositeurs se sont penchés sur le problème du folklore et ont réussi à laisser à peu près intact le gros grain du tissu mélodique. Après les multiples et patientes recherches infiniment intéressantes de Paul Arma, il convient de signaler aujourd’hui les réussites incontestées de cet étonnant musicien qui, grâce à une technique approfondie et un sens inné de la caractéristique folklorique des divers chants de tous les pays, a gagné la première place parmi les spécialistes de la question.. Il faut voir de près tous ces textes qui nous donnent enfin une vue extraordinairement précise des chants captés aux quatre coins de l’Europe : un microphone suspendu dans tous les cieux du monde. C’est la première fois que été entrepris l’immense travail commandé par la généreuse idée d’avoir rassemblé en un même volume « Chantons les vieilles chansons d’Europe » un nombre imposant de vieilles chansons provenant de tous les pays. Ce panorama d’airs populaires sous les yeux les formes pures et authentiques du folklore de toute l’Europe. Ces chansons lointaines nous étaient parvenues presque toujours avec des décorations d’accompagnement prétentieuses, entachées de ridicules accents qui, pour être plus caractérisées, avaient été grossis et trahis par quelque arrangeur recherchant le gonflement du pittoresque ! Ici plus de congestion de détails typiques, plus de broderies spectaculaires destinées à enjoliver - voire à « civiliser » - la ligne mélodique. Grâce à l’auteur de cet important travail, nous pouvons faire vraiment ce voyage magique à travers les contrées que notre imagination définit mal d’après les pauvres documents sonores parvenus avec leur maquillage jusqu’à nous. Et quelle excellente leçon de sentir que la mélodie exprimant joie ou peine est faite à peu près des mêmes accents, qu’elle soit d’ici tout près ou qu’elle soit de là-bas très loin ! Parenté de cœur, base de parenté humaine. La sûreté de main, dont Paul Arma fait preuve à chaque instant dans les nombreuses transcriptions pour chœurs à plusieurs voix, révèle l’authentique musicien. D’ailleurs une mélodie de la composition « A la jeunesse » , sur un texte extrait du « Jean-Christophe » de Romain Rolland et faisant partie d’une série de mélodies de poètes et écrivains contemporains, montre non seulement la perfection de sa technique d’écriture, mais la réalité de cet esprit inventif qui marque en général la personnalité des vrais créateurs. Ici un balancement majeur-mineur revitalise en quelque sorte le relief de la ponctuation lyrique. ( Cette pièce mélodique a inspiré à Picasso un dessin d’une prodigieuse simplicité ). Parmi les arrangements de tous ces échos folkloriques, il convient de signaler également les anthologies « Chantons le vin », « Chantons le passé » où l’on trouve de si heureuses et ingénieuses harmonisations dans le simple assemblage de deux ou trois voix. Ce sont enfin des airs de Hongrie qui nous confirment de quelle diversité étonnante sont empreints les refrains de ce pays. Dédiée au grand compositeur disparu Béla Bartók ( qui fut le maître de Paul Arma ), la « Gerbe hongroise », avec une préface d’Honegger, réunit sept mélodies colorées de ces accents dont on ne pourrait pas inventer la tournure, tellement elles gardent en elles le suc de leur racine originelle. Ainsi, grâce à des efforts dont on en saurait assez estimer le prix, grâce à de telles initiatives qui honorent les éditeurs de ces ouvrages, combien deviennent riches nos bibliothèques musicales ! Heureux les professeurs qui pourront s’aider de ces belles images sonores pour inciter leurs élèves, petits et grands, à faire le voyage de la découverte, non plus à travers les mots qui définissent peu ou prou ou qui essaient de peindre, mais à travers les chants de toutes cette terre, les chants qui prennent le cœur en avant de l’esprit, et qui ne trompent pas. » Je reprends l’idée qui m’était chère depuis 1938 : celle de devenir Français. Le feuilleton «Naturalisation» avait commencé cette année là, s’était poursuivi en 1939 avec l’appui de nombreux amis, mais avait été interrompu par la guerre puisque une réponse avait été donnée dans les circonstances actuelles... « patienter quelques semaines » ! Les quelques semaines sont devenues quelques années, mais «le pétitionnaire», entendant reprendre l’histoire où elle s’était arrêtée, voit la chose se compliquer car les pièces déposées en 1938 ne sont plus valables. Il faut tout recommencer. Or, les traductions de mon acte de naissance et de divers autres papiers sont parties avec maints autres documents pendant la guerre, et il va falloir deux années, de 1947 à 1949, pour réunir les dix-sept pièces toujours nécessaires à la constitution du dossier ! VOYAGES HONGRIE, ANNIVERSAIRE DE 1848. 1948

Les frontières s’ouvrant de nouveau, le plaisir est renouvelé à chacun de leur passage. 1948 va être l’année des voyages... La Hongrie semble tout à coup se préoccuper de son ressortissant toujours fixé en France et qui s’est illustré, depuis maintes années par de nombreux travaux. Un journaliste hongrois : Henry Lászlo a écrit dans «Szinhaz» du 12 août 1947 : « L’une des plus grandes valeurs de la vie musicale sérieuse de Paris, est Paul Arma, compositeur budapestois. Parmi les jeunes talents vivant à l’étranger, c’est incontestablement le Parisien Paul Arma qui accomplit une des carrières les plus couronnées de succès. Les milieux musicaux de Budapest en sont suffisamment informés tandis que le grand public ignore même son nom. Il n’est pourtant pas sans importance de connaître ce musicien génial qui, aujourd’hui, est considéré ici comme une des plus incontestables valeurs de la vie musicale de Paris et de France. On apprend, dans les dictionnaires, qu’il fut élève de Bartók, membre du trio de Budapest, puis qu’il effectua des tournées dans les principales villes d’Europe et des États-Unis. En 1936 ,il consacre ses activités au folklore, fonde le plus grand mouvement des Jeunes de chant choral, à Paris, il en devient le Directeur. Il s’impose en outre par de nombreuses anthologies de chants populaires : véritable petite bibliothèque musicale. Parmi d’autres œuvres encore : sa « Gerbe hongroise », sa « Suite de danses » sur des thèmes populaires roumains de Transylvanie. Les multiples activités qu’il déploie infatigablement gardent un rapport avec la Hongrie, c’est ainsi qu’en juin dernier, la Chorale Hongroise a emporté le premier Prix, en Angleterre, au Concours International de Chorales Ouvrières, avec son célèbre chant « Madrid határán ». Dans le domaine de la littérature musicale, sa contribution la plus remarquable est le « Nouveau Dictionnaire de Musique », paru à Paris, pour lequel les plus grands, les plus célèbres musiciens et musicologues de nombreux pays - Honegger, Stravinsky, Schaeffner, Rosenthal, Champigneulle - témoignent leur admiration. De plus, il vient de terminer une longue série d’émissions sur les « Negro-spirituals » - avec ses propres enregistrements effectués en 1944 auprès des soldats Noirs de l’Armée américaine, au moment de la Libération de la France. D’autre part, il donne régulièrement des récitals de piano dans la plupart des grandes villes de France, avec des programmes incluant, outre ses propres œuvres, celles de Bartók et d’autres compositeurs hongrois. Il est très difficile, dans le cadre d’un seul reportage, de brosser un tableau complet des étonnantes et multiples infatigables activités de ce musicien hongrois qui offre tant de visages. Sa femme, Edmée, a également contribué à des travaux sérieux dans le domaine du folklore, en l’occurrence dans celui de la danse paysanne, elle a publié plusieurs ouvrages avec de nombreuses danses françaises et des pays d’Europe ». Et nous recevons une invitation inattendue. La République hongroise, par l’entremise de son ambassadeur à Paris, nous invite tous les deux, à Budapest, aux Fêtes données en mars, pour le Centenaire de la Révolution de 1848. Je suis quelque peu réticent à l’égard d’un régime que je n’approuve pas - Ne vient-il pas, en février, d’y avoir le Coup de Prague en Tchécoslovaquie ? -, j’hésite mais finis par accepter. J’ai le désir de revoir, après dix-huit années d’éloignement, les quelques membres de ma famille et les amis qui ont survécu à la guerre, à la déportation et déjà en 1937, aux sévices des Croix Fléchées, le mouvement de Szállasi, le Hitler de Hongrie. Je suis heureux, aussi de faire connaître à Edmée ma mère, mes amis, ma ville. Un train spécial est mis, le 11 mars, à la disposition de tous les invités de la Hongrie : il mettra quarante heures pour aller de Paris à Budapest car il doit traverser maintes zones militaires où sont examinés, soigneusement mais avec courtoisie, visas et bagages. Nous retrouvons avec étonnement, dès la banlieue de Bâle, la rigoureuse propreté suisse, les immeubles ouvriers aux balcons nets de tout encombrement hétéroclite, les rues propres, les lessives pendues dans les jardins avec une symétrie si parfaite qu’elle en devient comique. La campagne même nous semble impeccablement ratissée. Au petit jour, nous découvrons les sapins, les glaciers, les torrents, les chalets du Tyrol, mais aussi les vestiges des bombardements dans les villes traversées. Nous arrivons enfin à la frontière hongroise, surpris d’avoir ainsi, sans mal, passé la ligne trop fameuse. Le premier contact avec les douaniers magyars ne manque pas d’étonner Edmée. Elle avait, jusqu’alors, dans ses différents voyages, eu des rapports pas tellement cordiaux avec ces fonctionnaires indiscrets et fouineurs. Et voilà que, cette fois, nous entendons frapper légèrement à la porte avant de voir entrer deux très courtois personnages qui s’excusent de nous déranger, puis présentent leurs hommages aux deux femmes qui sont là, saluent les hommes et se disent désolés de devoir nous faire ouvrir nos valises. L’inspection discrète terminée, ils nous quittent en nous souhaitant un heureux séjour dans leur pays en renouvelant hommages et salutations, et même «baise-main » aux femmes ! Sous d’heureux auspices, commence l’aventure ! Nous nous apercevrons bientôt qu’à cette époque, la courtoisie est encore l’apanage même du peuple hongrois : le chauffeur quittera son volant pour aider Edmée à monter dans son taxi, la femme de chambre rassemblera tous les mots français qu’elle connaît pour s’inquiéter de la voir partir de l’hôtel sans manteau et affronter le vent aigre-doux de mars ; l’agent si sévère avec la foule disciplinée qui attend strictement le double signal du feu et du gant blanc, pour traverser aux passages cloutés, sera indulgent avec l’étrangère étourdie et ne lui fera pas payer les 6 f1. qu’il exige sur place habituellement. Cette courtoisie, nous la rencontrons partout : dans les tramways d’où pendent, aux heures d’affluence, des grappes humaines, à chaque porte, et où les tampons sont, à l’arrière, presque toujours garnis, non de resquilleurs, mais de sportifs à qui le receveur fait payer leurs places inconfortables, en ouvrant la vitre de la plate-forme, et à l’avant, parfois ornés d’une couronne mortuaire qu’un livreur ou un endeuillé a accrochée avant de monter. Cette courtoisie, nous la rencontrons dans des bureaux de ministres et dans des antichambres, au téléphone et dans la rue, à l’hôtel et dans les boutiques. Elle n’est, nulle part, monnayée et se manifeste aussi spontanément que les habituels souhaits de « bonjour » et de « bonsoir ». A la gare, sous le vide des hautes verrières démunies encore de vitres, d’immenses banderoles tapissent les murailles, encadrent la tribune où, le 14, les officiels accueilleront les délégations étrangères. Une voiture et son chauffeur nous attendent et resteront à notre disposition pendant notre séjour. Nous sommes attendus aussi par ma sœur et mon beau-frère : Zsuzsa et Fritz. Et c’est pour moi, le premier choc : Zsuzsa me signifie sur un ton péremptoire que je dois choisir : ou les voir, eux, ou notre sœur Klara et son mari Louis... car les deux rescapées d’une famille décimée, dont un des frères est mort dans un camp de concentration, vivent dans la même ville, sans se voir, et se détestant depuis on ne sait quelle querelle. Terrible revoir pour celui qui retrouve ainsi une famille amputée et désunie. Heureusement, ma mère, et Charles son second mari, tous deux rayonnants de joie, nous accueillent avec émotion, affection et sans réticences. Nous sommes logés à l’Hôtel Astoria, donnant sur la rue Kossuth, dans un confort empreint encore des normes d’élégance désuète de la monarchie. Le premier matin, nous sommes réveillés par un défilé de femmes et d’hommes qui chantent mes chants de lutte, et ceux de la guerre d’Espagne, tournant les têtes vers nos fenêtres. Cet hommage populaire - même s’il est préparé - me procure grande émotion. Après le grand défilé du 15 mars, nous vivons au Parlement une journée qui commence dès le matin par une réception et se termine tard dans la nuit par une grande fête donnée dans les salons. Edmée est toute à la joie de danser valses et czardas, jouées par divers orchestres tziganes. Elle a comme cavaliers, des diplomates, des ouvriers «de choc», des étudiants, tous empressés et galants avec l’invitée française. Je vois qu’elle s’amuse beaucoup ! Evidemment, au fur et à mesure que les heures passent, les nombreux alcools des buffets agissent, et le spectacle devient moins agréable ; sans distinction de nationalité ou de condition sociale, l’effet est le même, et lorsque nous quittons la fête, aux aurores, nous retrouvons, au bord du Danube, dans le petit matin froid, certains journalistes français de notre connaissance et certains diplomates en bien piètre état ! L’exaltation de la fête passée, j’essaie de faire le point. Ignorant pourtant encore de nombreuses réalités, je suis de plus en plus irrité - voire même révolté - par la mentalité générale que je constate, soumise inconditionnellement à des dogmes insupportables. Je ne me gêne pas d’exprimer certains doutes quant à l’avenir d’un régime que je décèle anarchiquement autoritaire. Chaque jour m’apporte une nouvelle déception. La Hongrie musicale, appauvrie par la disparition de Bartók est un excellent terrain d’action pour les opportunistes et les médiocres. Kodaly a été le premier à jouer la carte communiste : Budapest n’était pas encore libérée que s’est créée une «Société Hungaro Soviétique», à Debrecen. Kodaly en a été nommé Président. Plus tard il poussera Kadosa, son plus fidèle second, dans une position privilégiée, et le chant «Sztálinköszöntö» (Hommage à Staline) qu’on me demandera de composer - en raison du succès de mes chants de lutte - ce que je refuserai de faire - ce sera Kadosa qui l’écrira. D’autres personnages encore se manifestent : Endre Székely, sorte de «dictateur» de la musique, en Hongrie : dilettante notoire d’un niveau musical insignifiant - qui, par hasard, ressemble physiquement à Rakosi ; l’adjoint de Székely, Andréas Mihaly, violoncelliste sans grand talent. C’est à lui, lorsque je le rencontre dans un café, que je demande des explications au sujet de cette prétendue «collaboration avec les Allemands» qui continue à faire l’objet de ragots dans les milieux hongrois, depuis la fin de la guerre. La réponse vient spontanément : - « Mais oui, nous savons, Paul, que tu as collaboré avec les Hitlériens. Et même plus que cela : tu as fait partie de la Propagandastaffel des S.S.» - « Et c’est en cette qualité que je suis l’invité de l’État hongrois ? C’est pour cela que des milliers de travailleurs défilent dans les rues, en chantant mes chants ? Qui est fou dans cette histoire ?» L’histoire connaît un autre chapitre le lendemain. Je vais voir Zsuzsa au Ministère des Affaires Etrangères où elle travaille, j’y rencontre Bella, la femme de Stremi qu’on appelait «Csi» qui nous avait fourni tous les papiers falsifiés, dont les amis et nous-mêmes avions besoin, Bella à qui je remettais chaque mois l’argent que ma belle-mère et ses connaissances récoltaient pour les enfants juifs à cacher, Bella qui était une des rares personnes à toujours savoir où nous trouver et qui avait fait plusieurs séjours au «Verduron», Bella qui connaissait tout de notre vie de traqués, Bella qui, je le sais maintenant, est une des plus acharnées à répandre des calomnies ! Et Bella, à qui je pose cette question de «collaboration», répond d’un ton suave en me regardant bien en face : - « Et alors, Paul, ce n’est peut-être pas vrai ? » Il me faut faire un effort surhumain pour ne pas gifler la «garce» comme je l’appellerai désormais. Ferenc Szabó, ancien camarade du petit groupe des années vingt, que j’ai toujours aidé, même à et au moment de son départ pour Moscou, est de retour à Budapest et grâce à ses décorations de l’Armée Rouge, est devenu un personnage important. Au cours d’une soirée passée chez lui, je constate qu’il est devenu plus soviétique que les Russes. Il est ivre de la victoire du stalinien Rakosi. Maintenant, dit-il, la porte est enfin ouverte pour le bonheur des peuples du monde. Ma déception est grande quand je l’entends me dire : - « Tu sais, ta musique, ma musique, tout cela c’est de la foutaise, il n’y a qu’une chose qui compte ». Et, tirant d’un meuble, un écrin avec toutes ses décorations soviétiques : - « Tu vois, c’est cela qui compte dans la vie, c’est cela l’avenir ! ». Szabó écrira d’ailleurs, pour les soixante-dix ans de Staline, fêtés avec éclat en Hongrie, en décembre 1949, une œuvre chorale «La loi stalinienne» qui sera exécutée dans un concert donné au Conservatoire de Budapest, avec des Cantates, des œuvres pour grand orchestre, des chants ouvriers de Kados, Székely, Tardos, Mihaly, Szervánszky... Szabó fait déposer à l’hôtel, pour moi, avant notre départ de Budapest, un paquet avec quelques-unes de ses œuvres pour piano. C’est à Paris que je découvrirai les dédicaces redondantes qui me déplaisent fort et, séparé à tout jamais de cet ancien camarade dont je ne partage plus l’idéologie, je lui renverrai le tout sans un mot. Un détail, relevé au cours de ma visite chez mon ancien camarade me semble cocasse : il vouvoie sa femme, et je constaterai d’ailleurs cette nouvelle habitude chez les camarades du Parti, qui, tutoyant tout le monde, adoptent en famille, les habitudes des hobereaux de l’ancienne Autriche-Hongrie. Nos journées passent vite, tellement remplies : rencontres, visites, invitations, interviews pour la presse quotidienne et hebdomadaire. Je rends visite à Julia et à Lászlo Rajk, ministre de l’Intérieur. Conversation détendue et riche en évocations de la Guerre d’Espagne, de l’histoire du chant «Madrid határán», de l’auteur de ses paroles Aladár Komját, de l’avenir, que nous voulons envisager avec confiance. Puis le sujet se concentre sur ma demande de changement légal de nom et de prénom. C’est mon plus grand désir de vivre officiellement sous le nom qui, depuis mon arrivée, en France, a complètement effacé l’autre. Personne ne connaît plus Imre Weisshaus, sauf l’administration. La vie du militant, autant que celle du musicien, est marquée par le nom adopté qui signe maintenant tous les livres, toutes les œuvres. Rajk est assez embarrassé : le changement de nom de famille se pratique aisément, mais on ne change jamais le prénom. J’insiste et Rajk propose de consulter ses collaborateurs juristes. Avant de le quitter, je lui laisse en souvenir, un exemplaire dédicacé de «A la jeunesse» dont Rajk avait beaucoup aimé la couverture de Picasso. Deux jours plus tard, Rajk m’annonce que le décret légal de changement de nom et de prénom est signé ! C’est pour moi une grande satisfaction, c ’est aussi une victoire de l’amitié et de l’estime sur la bureaucratie. Il ne restera plus qu’à faire officialiser le changement en France. Nous prenons le temps de faire une grande promenade, un véritable pèlerinage sur la colline, tout en haut, où j’ai vécu dans la maison de la Tante Lina, lorsque j’étais encore l’élève de Bartók à l’Académie. J’imaginais qu’une sorte de nostalgie s’éveillerait en moi à l’évocation de ces années de jeunesse. Mais rien ne se produit de semblable: un souvenir retrouvé. C’est tout. Je ne suis plus d’ici : je suis de partout, je suis de l’Occident, je suis un citoyen du monde, sans retour possible vers l’Est. Nous passons nos meilleurs moments chez de vrais amis. L’accueil qu’Edmée reçoit partout confirme la réputation de légendaire hospitalité des peuples de l’Europe Centrale. Bien entendu, ces rencontres et ces visites deviennent quelque peu fatigantes pour elle, car on parle le plus souvent le hongrois, avec des bribes de traduction à son usage, mais je suis si heureux de retrouver les amitiés intactes de mon adolescence ! Nous avons grand plaisir à revoir György Kósa et sa femme que nous avons reçus à Paris l’an dernier, Edmée à faire la connaissance d’Antal Molnar qui fut mon professeur, et avec Bartók, mon défenseur à l’Académie. Il est resté mon ami et dira de moi dans ses souvenirs : « Bartók a beaucoup aimé Paul Arma, et moi je l’admire énormément. Pourquoi ? Parce que Arma, depuis toujours - qu’il se trompe ou qu’il ait raison - est le musicien qui fait tout avec une conviction profonde, avec son cœur, avec passion. J’ai encore rarement rencontré un artiste, chez lequel, vocation et profession aient été à ce point identiques »... Je retrouve Béla Kadár, le peintre ami de ma jeunesse, qui a perdu la vue depuis la guerre, Béla Kadár dont j’aime tant l’œuvre et que j’appelle le Chagall hongrois. Edmée avait compris combien j’étais attaché à cet artiste, lorsqu’elle m’avait vu refuser de me séparer d’un tableau de lui, quand nous organisions notre exode, en 1940. Nous l’avions emporté, roulé, au milieu de tous les souvenirs dont nous avions rempli la voiture et il ne nous avait jamais quittés depuis, restauré et occupant toujours la meilleure place dans la pièce que je me réservais à chaque changement de domicile. Elle fait la connaissance du vieux peintre et de ses deux filles, dans leur petit logement donnant sur une cour. Tous trois sont revenus de déportation, mais la mère et deux fils sont restés dans des camps. Kadár a perdu la vue, mais - miraculeusement, il continue à peindre. Nous déjeunons avec eux et nous observons comment il cherche, dans son assiette, les morceaux de viande coupés par une des filles. Mais plus tard, il nous montre une série de ses tableaux alignés au bas d’un mur, et il les commente, l’un après l’autre, sans jamais se tromper. Il en offre un à Edmée : une Vierge, qu’elle a aimée dès qu’elle l’a vue. Ce sera un souvenir émouvant d’une journée inoubliable. Nous sommes invités chez le compositeur István Szelenyi, cet autre ami dont j’ai toujours joué les œuvres. Nous étions d’excellents camarades dans le petit groupe de notre jeunesse. István a toujours été, lui aussi, un admirateur fervent de la peinture de Kadár et son appartement est rempli de tableaux de grandes dimensions de la période des années vingt. Nous nous réjouissons de nous revoir, après tant d’années. Hélas, et je n’ai jamais cessé de le penser, Szelenyi, avec son talent et son caractère intègre, aurait fait une belle carrière s’il n’était pas resté en Hongrie sur les instances pressantes de sa femme. Là, malgré ses qualités, il est délibérément écarté du chemin de la promotion, par les responsables de la vie musicale du pays. Malgré tant d’événements intéressants, heureux ou décevants, nous n’oublions pas notre immuable passion pour les objets populaires. Ainsi, nous dénichons, dans les tiroirs d’une vieille revendeuse, une quantité invraisemblable de morceaux de broderies paysannes très belles. Nous achetons encore un coffre paysan ancien, de dimensions moyennes, dont un des panneaux est superbement sculpté. Nous décidons de l’emporter et nous le passons sans encombre à la douane en nous arrangeant pour ne pas montrer la partie sculptée, et en dévoilant au contraire le linge sale dont nous l’avons rempli ! Une mésaventure agrémente pourtant ce voyage de retour. Le journal «Franc Tireur» du 3 avril la relate dans ses colonnes : « Un train spécial ramenant, entre autres, une délégation de la C.G.T., de Budapest, venait de franchir victorieusement les deux dernières douanes : suisse et française. Soudain, à deux kilomètres de Bâle, en territoire français, le train est stoppé, les wagons encerclés par les gardes mobiles et pris d’assaut par des messieurs à fortes moustaches mais à faible courtoisie. Défense d’ouvrir les portières. - Sinon on tire ! clament les gardiens des voies ». Et quand ils ont fini leur petite démonstration, tous ces aimables plaisantins s’en vont sans donner la moindre explication. -Les voyageurs hongrois qui se trouvaient dans le train en sont à se demander si le rideau de fer passe aux environs de Mulhouse ». Ce que le journal ne relate pas c’est que, repéré pour on ne sait quelle raison, je suis prié de descendre mes bagages pour les faire examiner. Je refuse, demandant un porteur - en pleine campagne ! - arguant de la fragilité de mes mains de pianiste. On descend donc mes valises et on m’emmène dans une cabane au bord de la voie. Découvrant dans mes affaires un journal en hongrois avec ma photo, on me trouve encore plus suspect, on me fait déshabiller et tout est examiné y compris les coutures de mes vêtements ! ! ! Je reste impassible, me disant qu’on n’en est quand même plus à l’ère de la Gestapo. Nous ne saurons jamais ce qu’on cherchait dans ce convoi, car je me rhabille, on porte mes valises dans notre compartiment et le train repart ! ALLEMAGNE. 1948

Après avoir vu la Hongrie d’aujourd’hui, nous connaissons l’envie de découvrir une partie du monde qui vient de vivre tant d’horreurs, de violences, de haines. Notre curiosité nous pousse tout naturellement vers l’Allemagne pour y déceler, peut-être, quelques signes positifs. Nous aimerions repartir sans tarder, mais Edmée a l’intention de demander sa réintégration dans l’Enseignement et elle doit entreprendre des démarches dans ce sens. Il faut aussi trouver un avoué qui se chargera de faire légaliser en France, le nouveau nom obtenu en Hongrie, pour nous et pour les enfants. Edmée me pousse à partir seul. C’est vrai qu’ayant tant lutté en Allemagne, de 1930 à 1933, contre le nazisme, qui m’a fait perdre tellement d’amis et de parents, j’ai en moi l’irrésistible désir de découvrir, maintenant, quelques traces d’opposition à l’hitlérisme, quelques traces de réprobation du fanatisme, dans ce peuple égaré, quelque raison de croire, malgré tout, à l’ « homme » allemand. Ma connaissance de la langue me permettra de pénétrer dans tous les milieux et peut-être de mieux comprendre - s’il y a quelque chose à comprendre. J’obtiens sans difficulté - je suis pourtant toujours Hongrois ! - une mission officielle de notre Ministère de l’Éducation, auprès du Gouvernement Militaire de la Zone d’ occupation française, je pars pour Baden-Baden. Les services du Gouvernement militaire m’octroient toutes les facilités : hébergement au Camp de Presse, monnaie d’occupation, carte permanente pour les voyages, accès à toutes les administrations françaises ; ma mission comporte une enquête sur les traces éventuelles d’opposition au régime nazi dans la chanson populaire en Allemagne, tous documents qui pourraient être joints aux poèmes et aux chants de la Résistance, en France, et à notre collection de chants de résistance de Hollande, de Norvège, du Danemark, de Yougoslavie et d’ailleurs. Ce premier séjour dans l’Allemagne d’après-guerre est plein de déceptions et de désillusions, qui viennent, d’une part de l’attitude hypocrite des Allemands, d’autre part de certains gestes politiques des autorités françaises. Les lettres que j’écris à Edmée en sont autant de témoignages. Je lui cite les cas de plusieurs personnages ayant eu une activité nazie ouverte pendant la guerre, en France et en Allemagne, et que les Services Français utilisent dans des postes importants. Nous apprendrons que tous les Services alliés d’occupation en Allemagne, en font autant ! Et je ne parviens pas à comprendre la politique de ces officiers responsables du Gouvernement Militaire Français, en faveur d’Allemands au passé assez sombre. Alors, je cherche sans cesse et partout, le contact avec les Allemands, jeunes et vieux, femmes et hommes, intellectuels ou non, pour déceler au moins un brin de sincérité. Le résultat est, qu’avec une unanimité suspecte, tous déclarent avoir toujours été les adversaires d’Hitler et de son régime, et que la terreur seule les a empêchés de résister. Je les écoute, les regarde, ma conviction se confirme qu’aucun Allemand n’a le courage d’avouer qu’il s’est trompé en croyant au National Socialisme, mais que pourtant il y a cru et a vécu fidèle à ses théories. Chercher un tract illégal antinazi, un poème clandestin ou un texte sur une mélodie populaire, écrits pendant la période de guerre ? Tâche impossible à mener pendant le temps si bref d’une mission. Déçu, je continue néanmoins à chercher, à me renseigner, vais à Freiburg im Breisgau, consulter les Deutsches Volksliedarchiv (les Archives allemandes du chant populaire), sans aucun résultat. L’administration étant toujours et partout une curieuse machine, pendant mon voyage à Freiburg, je me vois expulser - malgré mon laissez-passer officiel du Ministère de l’Information - du wagon réservé aux Alliés, par un contrôleur militaire français qui prétend «qu’un Hongrois n’est pas et ne peut pas être un Allié» ! Je dois donc monter dans un wagon allemand et payer ma place. Au retour, que je veux faire en autocar, j’hésite à me mettre à la fin de la longue file d’attente, et j’apprends trop tard, que «comme Français, j’avais la priorité et aurais dû passer le premier» ! Je renonce décidément à comprendre les subtilités - il est vrai que je suis en mission officielle française, mais toujours Hongrois - dans un pays longtemps allié du mien pendant la guerre - autre subtilité -. Et puisque mon enquête sur les chants de résistance s’avère impossible, je cherche autre chose à faire. Déjà pour moi- même en prenant de nouveaux contacts, avec des projets de récitals, des rencontres avec des éditeurs. J’ai d’ailleurs vu, avant mon départ, Manès Sperber, l’écrivain antinazi, venu en France, comme moi, en 1933, après avoir été au début des années trente, un des dirigeants du Parti communiste allemand, à Berlin, et qui m’a procuré des contacts intéressants dans diverses stations radiophoniques. Je fais la connaissance du jeune et sympathique sous-directeur des Sports et de la Jeunesse : Tanguy, marié à une Hollandaise et dont le petit garçon devient vite un de mes grands amis. Nos livres sont bien connus dans la maison où je suis invité très souvent. Nous allons ensemble à Titisee, dans une Auberge de Jeunesse, où, à l’occasion de la fin d’un stage de travaux manuels, une fête est organisée pour les enfants de la localité. Tanguy, ravi de ma connaissance de la langue allemande, me propose de revenir cet été faire des conférences pendant les stages de l’Université Populaire, dans le cadre des «Rencontres Internationales» de Constance, et il est entendu qu’Edmée pourra m’accompagner pour traiter des danses populaires. J’aimerais passer quelques jours à Berlin. J’ai obtenu mon premier laissez-passer, mais à partir du 8 mai, il en faut un second délivré lui, à Berlin même et qui arriverait trop tard. Je renonce donc à ce voyage et pars pour Mayence rencontrer le directeur des Éditions Schott. Je décris ainsi la ville, dans une lettre, à Edmée : « Mayence a été détruite quelques jours avant l’arrivée des Américains, à cause d’un discours de Goebbels qui avait menacé ceux-ci, affirmant qu’ils auraient quelques surprises à Mayence, où chaque maison était un blockhaus et que la ville serait défendue maison par maison. Là-dessus, les Américains ont envoyé plus de mille bombardiers lourds, des forteresses volantes qui ont rasé la ville. Et pour finir, les Allemands eux-mêmes ont fait sauter tous les ponts. Vive la civilisation et surtout celle du XXème siècle !». Un autre voyage me conduit au bord du lac de Constance, à Lindau, où, avec une autorisation spéciale de la Recherche Scientifique, je peux visiter les laboratoires allemands où se font des expériences de sons, d’électroacoustique, et où je constate que les Allemands utilisaient, déjà pendant la guerre, magnétophones et bandes magnétiques. La région du Bodensee me séduit et je reste quelques jours dans une jolie petite ville : Uberlingen. L’hôtel où je loge abrite des fonctionnaires français d’occupation. Après avoir jugé agaçant le personnel allemand «à ce point poli, qui s’incline à chaque instant en se moquant sournoisement de l’interlocuteur»..., je fais la connaissance de certains Français occupants, dans cet établissement dont «l’entrée est interdite aux ressortissants allemands». Quelles gens, quelles têtes, quelles conversations ! Et ces bruits de table, ces «mer...» qui ponctuent chaque phrase. Des enfants mal élevés qui courent au milieu des tables en criant. Des femmes autoritaires et exigeantes portant mal des robes trop élégantes et des accessoires trop neufs et trop voyants... Les occupations, si elles ne sont pas toujours horribles, ne sont décidément jamais belles. Maurice Van Moppès dira à ce sujet : ... « La tenue des troupes et des autorités d’occupation m’a paru excellente. Certes il y a encore un peu trop de ces femmes de gendarmes qui sont ravies de leur situation privilégiée et qu’on entend parler de leur bonne et de la gouvernante des enfants avec toute l’emphase des nouveaux riches »... Mais je rencontre à Uberlingen d’autres Français et des Allemands avec lesquels les rapports sont faciles. Peut-être mon attitude aide-t-elle les rapprochements inattendus. Edmée reçoit d’une jeune Allemande dont je fais la connaissance à Uberlingen, Dorothée S.., qui travaille dans un bureau du Gouvernement militaire, une lettre en assez bon Français, qui la touche beaucoup. Elle prouve, s’il en était besoin, que mon désir est sincère de vaincre la haine et de tout faire pour, en évitant des contacts douloureux, renouer avec ce peuple qui m’a fait tant de mal, des affinités spirituelles et affectives. ... « Je vais essayer de vous dépeindre ma rencontre avec votre mari de la même manière comme à une amie très chère. J’ai fait sa connaissance au bureau par un après-midi aussi insignifiant que les autres et lorsque quelqu’un m’a demandé de venir, je ne me suis, à vrai dire, pas très dépêchée pour finir mon travail dans un des bureaux voisins. Donc je laissais attendre votre mari et quand je suis venue, je m’attendais à quelqu’un qui rouspéterait. Non, il y avait quelqu’un qui venait vers moi, se présenta, me donna la main et dans mon bureau il découvrait tout de suite une reproduction d’une icône qui m’est particulièrement chère...Ces premiers détails ont été pour beaucoup dans notre rencontre. Cela causait en moi une réaction qui ne faisait que grandir et gardait jusqu’à la fin, toujours la même vivacité ; un événement agréable. Vous dites probablement et avec juste raison que c’est naturel qu’on se présente quand on est poli, en entrant quelque part, au moins pour nous autres êtres soi-disant civilisés. Non, Madame, là où je me trouve à l’heure actuelle, ce n’est pas naturel du tout. Les gens qui entre chez nous, ne prennent que trop souvent un air hautain et dédaigneux vis-à-vis de nous, ils ne se présentent pas, ne donnent encore moins souvent la main, et presque jamais ils remarquent le peu de personnalité que nous tâchons de donner à nos bureaux, soit par quelques fleurs, des photographies, ou encore, comme moi par quelques reproductions au mur... Voyez-vous, parmi les personnes que je connaissais jusqu’à présent, se trouvent des gens de toutes les classes, de toutes sortes, se trouvent beaucoup d’artistes, d’intellectuels, il y a des simples, il y a des compliqués, il y a des gens avec des esprits maladifs, il y a de tout, mais votre mari était le premier que je rencontrai qui unissait en lui tant de qualités humaines, culturelles et artistiques... ». Dorothée restera notre amie. C’est à Uberlingen, encore, que je fais la connaissance d’un photographe de talent, Lauterwasser qui prend souvent comme modèles, mes mains sur le clavier. Pendant mon absence, Edmée fait des démarches pour obtenir, dans le cadre de l’Éducation nationale, une affectation au Musée de la Parole, dont les recherches l’intéressent fort. Il lui faut voir pour cela des Inspecteurs de différents services et Maurice Guyot, le secrétaire de l’Université de Paris dont dépend le Musée. L’affaire du changement de nom, mise entre les mains d’un avoué, coûte fort cher et nous décidons de louer pour plusieurs mois notre appartement, encore sommairement meublé, à une équipe de cinéastes des États-Unis, recommandée par nos amies de la «Metro Goldwin Mayer», qui doit tourner en France et en Angleterre, «Alice au Pays des Merveilles». Et le premier août c’est un nouveau départ, avec Edmée cette fois, pour Constance. Nous y rejoignons, pour les «Rencontres Internationales», Jean-Marie Serreau qui dirige le Centre d’Expression artistique et dramatique, Solange Demolière, et Bazin qui doit parler de cinéma. Mais je n’aime pas la forme administrative qu’a prise l’organisation s’adressant surtout à des étudiants. Je désire avoir un contact plus direct avec les jeunes Allemands de tous bords. Nous allons à Uberlingen où, avec l’aide de Tanguy, s’organisent dans des locaux modestes et des Auberges de Jeunesse, des rencontres d’esprit moins professoral qu’à Constance. Mission de dénazification de l’ancienne jeunesse hitlérienne : tâche délicate, scabreuse, exigeant pas mal de psychologie, excluant haine, rancune. Remise en cause de théories néfastes. Vercors est passé juste avant nous, avec une mission semblable. Nous nous sommes chargés de documents, surtout de disques pour illustrer mes propos. Je décide de revenir à la méthode qui m’a réussi autrefois dans les Universités américaines : expliquer pourquoi je n’explique pas la musique que je vais faire entendre, demander à mes auditeurs de donner libre cours à leurs réactions, après une écoute attentive : approbative ou non. A la première séance, la salle est pleine de jeunes Allemands aux visages intéressés. Après une courte introduction, je mets un premier enregistrement. Le tourne-disque arrêté, applaudissements enthousiastes; exclamations admiratives. - Je suis très heureux de vous entendre saluer cette musique et j’espère que vous n’allez pas regretter l’émerveillement spontané que vous venez d’exprimer, en apprenant que vous avez entendu des chants de ceux qu’on a appris à appeler ici des « sous-hommes » les « nègres » ! Des visages se baissent. Des yeux se cherchent, gênés. Après les Negro-Spirituals, je fais entendre un superbe chant hébraïque, lancé par une voix émouvante, puis une mélodie tzigane de Roumanie. Les jeunes ne cachent pas leur émotion mais redoutent le piège qu’ils devinent. Et je leur dévoile l’origine de ces musiques qu’ils découvrent et qui les touchent. Pour terminer la séance, j’annonce une danse populaire jouée à l’harmonica, que presque tous ces jeunes pratiquent et aiment. L’auditoire rassuré écoute, apprécie et applaudit chaleureusement. - Ce garçon que vous venez d’entendre et dont vous semblez tant aimer la virtuosité était un de nos jeunes amis; ouvrier métallurgiste, juif, d’origine roumaine, qui est mort assassiné - oui, assassiné - peut-être tout près d’ici, dans un des « fameux camps ». La séance se poursuit avec des interventions diverses et nous espérons qu’un certain nombre de participants ont été touchés par ces réalités concrètes. J’estime que le prologue a suffi. Trompant l’attente des jeunes, qui plus nombreux encore, assistent à la seconde séance en craignant sans doute d’autres cruelles révélations, je fais simplement entendre de la musique populaire instrumentale de peuples européens - y compris du peuple allemand - en tentant d’en faire deviner la provenance. Nos rapports avec les jeunes Allemands deviennent de plus en plus sympathiques au cours des séances suivantes. La dernière soirée de stage réunit des ouvriers français et des ouvriers allemands à l’Auberge Internationale d’Uberlingen. Une journaliste écrit dans « Les Nouvelles de France » de Constance : « Paul Arma avait apporté quelques-uns de ses meilleurs enregistrements : chansons de travail cambodgiennes, chants de mariage géorgiens, chants de lutteurs malgaches, chant funèbre modulé par un Indien à la voix profonde, large, sur un thème d’une simplicité antique, chœurs hébraïques, chansons canadiennes et françaises pleine de verdeur et d’entrain, mais dans toutes, la même façon d’exprimer les états d’âme qui font de chaque homme le frère de son voisin, qu’il soit noir ou jaune. Car il n’y a qu’un rythme, qu’une musique pour dire la douleur ou la joie de l’être, comme il n’y a qu’un cri pour tous les nouveaux nés du monde. Et la soirée se termina par une « Marseillaise » chantée par tous les Français présents, à la demande des jeunes Allemands ». Durant d’autres réunions, Edmée apprend aux jeunes, des danses populaires de divers pays. Il nous sera impossible de connaître, à la fin des stages, l’opinion véritable du côté allemand, mais il est certain que du côté du Gouvernement militaire, notre activité ne passe pas inaperçue. Une très belle soirée est donnée dans la salle du Musée d’Uberlingen, organisée par la «Notgemeinschaft Uberlinger Schauspieler». On lira dans les «Nouvelles de France» du 8 septembre : « La soirée... organisée sous la devise de Paul et Edmée Arma « Rien n’est plus jeune qu’une vieille chanson», a été un régal des yeux et des oreilles. Soirée à la gloire de la chanson populaire, dans un décor de fleurs des champs exprimée dans une formule entièrement nouvelle aussi bien en zone d’occupation qu’en France, puisque rien n’était chanté. Les textes des chansons étaient lus sans accompagnement musical, les thèmes musicaux interprétés au piano par Paul Arma dans l’harmonisation instrumentale de Bartók, Kodaly et Arma. Et ce qui peut paraître anomalie originale de mauvais aloi est devenu, grâce à l’expression phonique des diseurs : Gisèle Fleury et Hans von Savigny, grâce à la richesse des textes entièrement mis en valeur puisque restituées dans leur simplicité primitive, une parade de l’esprit populaire où le bon sens paysan, sa rusticité naïve acquéraient une valeur nouvelle... Mais malgré le charme dégagé par ces poèmes, la soirée n’aurait été qu’un agréable passe temps sans l’enrichissement musical apporté par le pianiste et compositeur Paul Arma ». Si les rapports avec les adolescents allemands sont le plus souvent faciles, il n’en est pas toujours de même avec les adultes. Nous ne rencontrons qu’un seul, un seul vieux couple qui, sans humilité mais avec un vrai désir de rachat, nous dit avoir cru en Hitler et en ses théories, regrette sincèrement ses erreurs passées mais n’en nie aucune. Ils sont tous les deux professeurs, ont perdu leur travail, vivent chichement sous la surveillance des autorités françaises. Leur franchise leur vaut notre sympathie, Edmée prend des leçons d’allemand avec la femme chez qui elle se rend sans réticence. Car tous les autres ont eu «leur» Français, «leur» Juif qu’ils ont sauvés ! ! Pas un ne se sent coupable. Et pourtant... Cet homme qui dirige un groupe d’adolescents, est un des héros de Stalingrad où il était jeune commandant parachutiste. - Excellent soldat sans doute ! - mais pourquoi se croit-il obligé de nous parler de ses amis juifs, de son existence d’avant-guerre en France où il espère retourner faire du journalisme à Paris. Cet excellent poète qui doit traduire pour un éditeur allemand des chants populaires réunis par moi, se présente fièrement en claquant des talons, comme ancien Gouverneur militaire dans les Ardennes mais ne manque pas d’ajouter que sa francophilie et l’aide qu’il a apportée aux Français, lui a valu une punition : l’envoi sur le front russe... Mais c’est surtout E. le peintre, qui représente pour nous ce que nous détestons le plus: la lâcheté après l’arrogance. Nous savons déjà qu’il a une grande puissance de travail et que dans ses jours heureux de création, il est capable de peindre plusieurs toiles. Cela ne nous éblouit pas, car nous voyons là, facilité et technique plutôt que talent. Un matin, au sortir d’une petite rue colorée de bleu, de rose, de mauve et de jaune par le crépi des maisons anciennes, nous rencontrons E., sur la claire place de l’embarcadère. Curieuse, cette haute silhouette maigre et ce long visage aux traits mous, qui se détachent sur le fond d’argent mouvant du lac. Il nous intéresse dès cette première rencontre, mais avec, nous ne savons quel sourd malaise. Il nous semble avoir vu trop souvent le même personnage, mais autrement vêtu il paraît avoir, aujourd’hui, à peine quitté l’uniforme verdâtre et les hautes bottes. Nous prenons rendez-vous, mais déjà, pendant les courts instants où il attend avec nous le bateau, il nous met au courant des difficultés qu’il a en ce moment avec le Gouvernement militaire français. Le soir même, dès notre retour, nous montons dans son atelier, assez petit mais s ’ouvrant sur le lac : des meubles, des tissus, des objets très beaux, d’immenses soleils dans un grès sur une table de travail, et partout des livres, des livres magnifiques... et pendant une heure nous ne connaissons que la joie des yeux. E. nous montre avec ses dernières œuvres, d’autres des années précédentes, et dans toutes, le talent est là, indéniable ! Talent qui lui permet d’aborder, sans aucune erreur, sans aucun dommage, une multitude de genres. Il est de l’école de Paris, il a été l’élève de Matisse, mais il a aussi tant de personnalité que rien ne transparaît des maîtres qu’il s’est donné. Vigueur, âpreté, nonchalance, douceur, fureur et sérénité imprègnent tour à tour ses toiles. Il nous dit comment il travaille : il peint dans une sorte d’hallucination, il transpose avec pinceaux et couleurs la fièvre qu’il a en lui, et, lorsque l’œuvre achevée, il est calmé, il regarde sa création avec étonnement, comme s il avait été étranger à sa conception, à sa réalisation. Cela ne le satisfait pas, il lui semble être trop absent, et sous l’influence persistante de ses maîtres. Il prétend ne pas avoir trouvé encore sa propre personnalité. Humilité ? Comédie ? Ses deux derniers tableaux, pourtant le satisfont davantage. Très différents l’un de l’autre, ils témoignent de deux états intérieurs également différents. L’un sombre, lourd, grave, l’autre aéré, plus coloré, plus serein. Le peintre nous apparaît là, alors que nous ne le connaissons pas, aussi complexe, que ces deux toiles le montrent. De moins heureux moments suivent. E. nous raconte pourquoi il lui est impossible, depuis quelque temps de travailler. Accusé par la police du Gouvernement militaire d’avoir, entre autres faits, falsifié les réponses au questionnaire concernant ses activités pendant le régime nazi, il est expulsé de la zone française et refoulé vers son ancien lieu de résidence, en zone russe. Il nous supplie d’intervenir auprès du Gouvernement militaire... Je poserai à mes amis du G.M., quelques questions au sujet de E. et il s’avère que si le peintre est génial, l’homme est parfaitement méprisable et a été, pendant la guerre, un des pires nazis. Edmée retourne voir E. pour lui dire que rien ne peut être fait en sa faveur. Elle le trouve au lit, incapable de se lever, tant il craint le coup de sonnette de la police. Il sanglote, la supplie de l’aider, ose affirmer qu’il n’a jamais fait de mal lui-même, que les méthodes de la Sûreté sont pires que celles de la Gestapo, que la Dictature de l’État Français est pire que ce qu’on a connu en Europe depuis dix ans, et que dans la zone russe, c’est l’enfer. D’ailleurs sort-il comme dernier argument: - « Il me deviendra impossible de peindre si je quitte le doux paysage du Bodensee... et si je refuse de gagner la zone qu’on m’assigne, je n’aurai plus de carte d’alimentation. C’est inadmissible ! » Et de sangloter, de s’accrocher aux mains d’Edmée qui, complètement écœurée, se dégage et le quitte en disant seulement : - « On arrive à vivre sans carte d’alimentation, nous l’avons fait, nous, pendant quatre ans, et tant d’autres avec nous... quand ils ne sont pas morts ! » Le père de Dorothée, peintre et sculpteur, a entrepris de modeler mon visage et celui d’Edmée ; celle-ci est tellement bouleversée par les contacts avec certains Allemands, que le sculpteur ne parvient pas à fixer, d’une séance de pose à l’autre, les traits d’un visage qui se défait chaque jour davantage. La dépression la guette. Le fœhn, ce vent chaud accablant achève de l’anéantir. Elle n’a plus de plaisir à nager dans l’eau du lac. Heureusement nous allons regagner bientôt la France. Un superbe concert donné dans une belle villa au bord du Lac, par le flûtiste Schek, de belles heures passées à Freiburg avec le Docteur Marquard, à Offenburg et à Baden Baden avec les sympathiques Beck et Thimonnier, chez le Commandant Ponnelle où le jeune Jean-Pierre qui deviendra le talentueux metteur en scène que l’on sait, nous offre quelques-uns de ses dessins, effacent un peu le souvenir des déconcertantes entrevues. Il nous reste quand même l’espoir d’avoir su, au moins, toucher les jeunes et la joie d’avoir fait de nouveaux amis : Dorothée, l’Allemande, Jean Tschieret le Français, dont l’amitié persistera tout au long de notre vie, Gisèle Fleury, la journaliste sensible et fragile... Edmée rentre seule à Paris, tellement chargée de bagages : notre documentation, livres et disques, machine à écrire, qu’elle en devient suspecte, et, qu’à la douane, malgré les papiers très officiels qu’elle exhibe, elle doit tout extirper des valises où on découvre enfin un objet pour lequel elle paye une taxe d’entrée : une simple paire de bretelles de cuir qu’elle apporte à Robin ! L’État Français est satisfait ! Je suis invité à Sarrebruck par le Docteur Rudolf Michel, directeur musical et chef de l’Orchestre Symphonique de la Radio sarroise. Je suis chaleureusement accueilli car le Docteur Michel est très sincèrement francophone, - sans aucun opportunisme -. Je fais là quelques enregistrements de musique ancienne Frescobaldi, Rossi, Van den Gheyn, puis une autre série d’œuvres de Bartók et de ma propre musique. Malheureusement la qualité du piano est à l’image de celle du studio, installé d’une façon incroyablement primitive dans un immeuble vétuste, sans isolement phonique. Pendant les heures d’enregistrement, il faut souvent s’arrêter car on entend les sifflets de locomotives entrant dans la gare toute proche. Les techniciens se plaisent à raconter que chaque chauffeur fait marcher son sifflet d’une manière personnelle qui indique à l’épouse l’attendant à la maison qu’il est temps de mettre la soupe sur le feu ! Deux articles résument l’expérience allemande. L’un écrit par Gisèle Fleury en septembre pour «Tagblatt» de Wiesbaden, et qui sera reproduit, en octobre, en France dans «Musique et Radio» : Paul Arma en Allemagne Le pianiste, compositeur et folkloriste Paul Arma, d’origine hongroise qui, à deux reprises, connut les rigueurs du nazisme, est revenu en Allemagne et, pour la première fois depuis quinze ans, a joué ses œuvres et celles de son maître Béla Bartók devant des publics presque exclusivement allemands. Mais que dire de Paul Arma lui-même ? Il a parcouru le monde pour recueillir les thèmes d’innombrables chansons nées du peuple et les harmoniser. Et dans le répertoire de ses œuvres, de celles de son maître Béla Bartók, ou de son concitoyen Zoltan Kodaly, il s’est fait entendre dans les plus grands centres musicaux du monde, à Los Angelès, à New York, à Budapest ; mais c’est surtout dans son studio de Paris qu’il a créé chaque jour le meilleur de son œuvre. Doit-on préférer le pianiste au compositeur ? L’un et l’autre se confondent, puisque le pianiste ne s’éloigne pas de la ligne du maître qui, le premier en Europe, a su remettre à l’honneur la musique paysanne et que le compositeur a enrichi cette musique de toute une gamme douloureuse de sons et de nuances. Si avec Bartók sonnent les rondes claironnantes de joie et de vie, avec Kodaly les refrains plus sentimentaux, avec Arma vibre la peine, la lourde peine du paysan courbé sur son labeur, désireux de sa libération. Parce qu’Arma, au-dessus de tout, est un apôtre qui prêche, travaille, pour que le bonheur de simple devienne une chose tangible, palpable, pour que l’ouvrier connaisse le confort, le paysan les loisirs qui donnent un travail mieux compris, une tâche facilitée. Et son apostolat rayonne par le truchement de sa musique : ses doigts sont sa voix, les sons, ses convictions, sa foi. A cause de cela et malgré ses succès, Arma ne peut être une vedette et combien il est passionnant de lire la psychologie de l’homme à travers ses différents visages. Dans la vie, celui d’Arma est mobile, expressif ; l’intelligence vive, sensitive y exprime ses nuances. Au clavier, le masque est à la fois tragique et calme, comme le serait celui d’un mort, et comme sur lui « l’achevé » domine. Ainsi dans l’accomplissement de sa mission, la vie se retire du corps. Elle se recrée, gronde et bouillonne au plus profond de l’âme, pour éclater, puissante, au travers des doigts, et c’est par là qu’Arma est grand, que son œuvre sera féconde, c’est par là aussi qu’elle est douloureuse même lorsque résonnent les cloches de la transhumance. Car tout est grave dans la vie de l’homme, puisque chaque acte est vécu dans son sens le plus absolu et que chaque note résonne comme une profession de foi. L’autre que j’écris moi-même, à mon retour, pour «Arts» de décembre : Variations sur le thème allemand De nombreux voyages pour des concerts et des conférences à l’étranger, j’ai rapporté plein d’impressions à la fois déconcertantes et réconfortantes. Les divers pays d’Europe, l’état d’esprit actuel de leurs populations offrent, après un profond bouleversement moral et matériel, des images parfois surprenantes. Ainsi cette Allemagne Occidentale, que j’ai eu l’occasion de parcourir. Nous, musiciens avertis de nombreux pays, nous n’avons pas l’habitude de déprécier, même sous prétexte de divergences nationales, idéologiques ou autres, les valeurs objectives ; nous avons toujours eu, et nous continuons à avoir une estime profonde et naturelle pour tout ce que, à travers les siècles, les grands musiciens allemands ont donné au monde, dans le domaine de l’art musical, et pour leur contribution au développement de la science de la musique. Ce n’est, à quelques rares exceptions près ( exceptions, s’agissant toujours d’hommes qui ont - comme par hasard - depuis de longue date, une affinité morale ou artistique quelconque avec la France) pas du tout le cas chez nos voisins. Chez eux toute considération, tout examen commence par une attitude de comparaison, comparaison qui, à l’exclusion de toute autre possibilité se termine infailliblement à leur avantage. Combien de fois ai-je entendu ces paroles de conclusion, prononcées ultima ratio régum, avec une prétention, avec une intonation sans pareilles dans la voix, avec un sourire bienveillant, qui m’agace et me fait bondir, à coup sûr : « Nous autres, Allemands ( ce fameux Wir Deutsche... ) nous avons fait tout ceci il y a déjà si longtemps... ». Autrement, toute discussion se perd dans les sphères brumeuses de la plus haute abstraction ou échoue à l’écueil d’un slogan peu varié, slogan, dans lequel est facile de reconnaître la marque d’un langage astucieusement homologué. L’Esprit-Deutschland-Deutschland-ûber-Alles n’est pas mort, cet esprit tout-ce-qui-est-contraire-à-un-humanisme, cet esprit rétrograde qui isole le peuple allemand des humanistes étrangers, des développements étrangers, d’un développement même allemand et refoule ce peuple très malheureux vers un passé romantique, mièvre, sentimental et lui donne un orgueil insipide et néfaste. Ne pouvant ou ne voulant, aller vers un avenir sain et surtout réel, il s’adonne à une véritable ruée éperdue vers un « zurück in die Vergangenheit ». Un des effets de cet état de choses dans le domaine musical - au point de vue du chant choral, par exemple - est une renaissance fameuse de cette bourgeoise « Gemütlichkeit » qu’est la liedertafel dont déjà Utman, à la fin du siècle dernier, a essayé de faire sortir les masses les plus progressives des chanteurs populaires allemands groupés dans des chorales ouvrières. J’ai eu l’occasion, lors d’un rassemblement nocturne de jeunes de divers pays, autour d’un feu de camp au bord du merveilleux Lac de Constance, d’entendre un groupe de jeunes Allemands, dirigé par un des « héros » de Stalingrad, un jeune commandant - parachutiste ( excellent soldat sans doute éducateur moins excellent ), chanter pour nous des chansons de divers peuples : français, anglais, espagnol, allemand, polonais, russe, chinois. Là encore nous avons eu la surprise d’entendre les chœurs de tous ces peuples, littéralement transformés en chants allemands, aussi bien dans les harmonisation que dans la manière tantôt sentimentale et fastidieuse, tantôt militairement scandée de l’interprétation. N’y a-t-il pas, chez nous autres, un désir sincère, presque une vraie fierté, lorsque nous interprétons les chants des autres peuples, de pénétrer profondément et avant tout dans l’âme de leur musique, de s’effacer devant leur caractère, en un mot : chanter un chant russe « aussi russe » que possible ? Le respect de la personnalité d’autrui, le bonheur que donne la faculté de pouvoir admettre, voire même apprécier les conceptions des autres ne sont pas donnés à tout le monde. - Mais, voyons : Deutschland, Deutschland über Alles... ! Le folklore musical, que je tiens pour lien par excellence entre les peuples, est considéré par de nombreux représentants de la pensée allemande comme un élément chauvin. Avons-nous besoin d’insister sur le caractère erroné, sinon tendancieux, de cette conception qui, en même temps, indique assez manifestement que l’orage national - socialiste n’est pas passé sans laisser des traces, hélas, bien profondes. J’ai souvent écouté les Allemands chanter, en ville, à la compagne, autour de feux de camp, dans les salles. Les chants de marche ne marquent, entre hier et aujourd’hui, qu’une légère différence dans les paroles ; musicalement, ainsi que dans la manière de les chanter, aucune : toujours aussi fort, aussi haché, aussi exact, aussi reichswehr. En les entendant on a un léger sursaut, occasionné par le souvenir de certains accents musicaux encore si bien dans nos oreilles, accents importés et pratiqués pendant quelques années sur le sol de France - - - on arrive à avoir une vision de casques d’acier, anciens ou futurs, au-dessus de ces fronts clairs, au - dessus de ces bouches scandant mécaniquement les accents d’une marche. J’ai essayé, pour ma part, d’apporter, à ce que je considère comme un mal très grave, quelques remèdes. Ainsi, dans des concerts, j’ai eu la joie de présenter aux publics allemands des œuvres pianistiques de mon maître Béla Bartók, ce grand démocrate, dont la musique fut, pendant douze années, totalement écartée du IIIème Reich. Dans mes causeries, illustrées de documents sonores non commerciaux, j’ai essayé de démontrer l’unité de la race humaine, la parenté évidente des sentiments des peuples dans l’âme collective au travers des formes d’expressions différents. Ma satisfaction fut réelle quand, à la fin de quelques - unes de ces soirées, mes auditeurs ont redemandé avec insistance tel chant yiddish ou tel Negro - spiritual --- produits proscrits de peuples proscrits dans le paradis d’Hitler. Je suis absolument convaincu qu’en multipliant des tentatives de ce genre et en combattant précisément certains préjugés encore trop profondément ancrés dans l’âme allemande, on arrivera, lentement certes, mais sûrement, à une transformation indispensable de la mentalité encore gangrenée par des années de propagande, du peuple allemand... RENTRÉE. 1948

L ’été se termine, au « Verduron », avec les deux plus belles plantes du jardin : Miroka et Robin de plus en plus magnifiques et adorables. Ils nous font passer des journées de bonheur et si Miroka, avec ses hautes jambes, est de mieux en mieux bâtie, Robin comique, affectueux, coquin, vivant, en grandissant - prend aussi de la carrure. Le soleil si chaud nous voit en tenues légères, l’eau du ruisseau et celle du bassin font ce qu’elles peuvent pour remplacer la mer. Miroka est souvent sur son vélo - qui lui, n’a pas grandi, où elle cogne ses genoux au guidon et qui la fait ressembler - Robin dixit - à une « sauterelle sur un vélo de fourmi ». Le garçon, en court slip, dans les hautes herbes, joue au Tarzan miniature ; on le rencontre toujours avec une bête, petite ou grosse, dans la main. Mais il faut quitter bientôt, l’herbe et le ruisseau. Nos occupants de l’appartement, le film terminé, ont regagné les États-Unis, nous laissant en souvenir, dans un tiroir, une collection de couverts marqués d’initiales qui ne sont aucunement les nôtres et que je soupçonne être celles de l’Hôtel Lutetia qu’ils ont habité avant de s’installer chez nous. Je ne m’avise pas de faire des recherches qui ne m’attireraient qu’ennuis, je range le butin dont le style ne me convient pas tellement, dans un coin où je l’oublie. Robin est admis, à l’école maternelle, dans la classe des bébés qu’on lui fait vite abandonner pour le faire grimper dans celle des quatre et cinq ans où il se livre à des travaux savants de crayonnage, de peinture, de gymnastique. Son esprit d’indépendance et son humour ne déplaisent pas à sa maîtresse qui me rapporte fidèlement ses bons mots. Un, en particulier, l’a réjoui : un jour qu’un accident s’était produit dans la culotte et qu’une petite mare dévoilait le désastre, à la question : - « Mais qu’est-ce que je vois ? » Le bonhomme malin répondait : - « Ferme tes yeux, tu verras rien » Miroka retourne dans l’école qu’elle a fréquentée bien irrégulièrement jusqu’à présent, où elle a plaisir a travailler. Elle semble heureuse, tout lui plaît : la classe, la maison, les leçons de piano avec Yvonne Tiénot, les leçons de danse avec Arlette Leroy, la fille d’une vieille amie de mes parents. Je me remets moi-même au piano, pour travailler Bach avec elle. Nous faisons tous les trois du modelage, de la «sculpture»! et préparons avec des personnages découpés, un « Théâtre de l’Ecureuil alerte ». Mes démarches continuent, car on m’apprend, qu’ayant oublié de remplir certains papiers depuis ma demande de congé de 1944, je suis considérée comme démissionnaire de l’Éducation Nationale Avant donc d’essayer d’obtenir un détachement au Musée de la Parole, il me faut me démener pour être réintégrée. - « Si encore, me dit-on, sérieusement, vous aviez fait de la prison pendant la guerre, ce serait plus facile ! » Et on refuse de comprendre que j’ai tout fait, justement, pour ne pas y entrer en prison ! Comme l’administration est admirable ! Tout cela m’occupe bien pendant l’absence de Paul qui, depuis le 8 octobre, est à Budapest pour le «Premier Festival Bartók», accompagné d’un «Concours International de Piano». HONGRIE : FESTIVAL BARTÓK. 1948

C’est donc, au début d’octobre, pour mon quatrième voyage dans l’année, le second départ pour Budapest. Je fais le trajet en compagnie de Roland Manuel, de Tibor Harsanyi, de Roman Palester et le temps agrémenté de conversations sur des sujets multiples - de la philosophie, à la psychologie sans oublier la musique - passe vite. Le Docteur Paul Spitzer, chimiste et critique musical, excellent musicien lui-même, nous attend à l’arrivée à Budapest, avec plusieurs membres du Comité Bartók. Dès mon installation à l’Hôtel Astoria, je connais une première déception : je suis seulement membre honoraire du Jury, pour le Concours, et non membre réel et actif. Je découvre alors la première d’une longue série d’actions sournoises menées par Kadosa qui manifeste - d’abord en coulisse - puis ouvertement, une hostilité incompréhensible, à son ami d’antan, le plus fervent propagateur de sa musique à l’étranger. Je me trouve ainsi, dès le début de mon séjour, devant une série de problèmes auxquels je suis incapable de donner des réponses cohérentes : pourquoi ai-je par exemple, le droit de participer aux réunions du Comité Bartók ? Je ne suis pas le seul à subir un certain ostracisme : le plus important historien, musicologue de Hongrie, chercheur éminent sur le plan international, grand admirateur et ami de Bartók le Docteur Bence Szabolcsi ne fait même pas partie du Comité du «Festival Béla Bartók !». Je vois, là encore, derrière ce cas, l’influence de Kodaly et de ses fidèles lieutenants Kadosa et Székely ! Le nombre et la diversité des invités étrangers sont impressionnants. On rencontre à Budapest, Edward Dent, J. Weissman et Mathias Seiber de Londres, Gagnebin de Genève, Gertler de Bruxelles, Lazare Lévy de Paris, Aloïs Haba de Prague, Pétrassi de Milan, Tibor Serly de New York, Géza Fried de Hollande, et naturellement des Hongrois de Hongrie : Györgi Kôsa, Alexander Jemnitz, Ivan Engel, István Szelényi, Ferenc Szabó, . Les réceptions quotidiennes sont l’occasion de faire la connaissance de nombreux confrères. A chaque pas les musiciens sont sollicités pour une interview pour la presse, on leur tend un micro pour la radio. Et si les participants qui parlent le hongrois sont les plus assiégés, les autres langues ne sont pas négligées et Budapest devient, pour quelque temps, Tour de Babel ! En me rendant à la soirée donnée par Zathurecki, directeur de l’Académie Franz Liszt, je ne peux m’empêcher de m’arrêter devant le panneau qui, dans le hall, a porté un jour il y a vingt-quatre ans, l’avis de mon exclusion et c’est une petite revanche que je savoure lorsque je suis convié à m’asseoir, pendant les concerts, dans la loge des professeurs ! Soirée Bartók à l’Opéra : exécution magnifique de «Barbe bleue», chorégraphie abominable du «Prince des Bois», jeu puissant et excellent du «Mandarin merveilleux». La réception qui suit, chez Aladár Toth, Directeur de l’opéra, réunit le même public que chez Zathurecki, bourgeoisement snob, élégant, banalement ennuyeux. Un concert que dirige Kodaly est une catastrophe. Kodaly commence à diriger en 3/4 son «Concerto», et l’orchestre attaque... les «Danses de Galanta». Le chef prend la bonne partition, rattrape l’orchestre, mais, à plusieurs reprises, celui-ci le lâche et joue à son propre rythme. Quant à la musique, il m’apparaît superflu que Bartók ait passé sa vie à libérer l’art musical hongrois de l’influence du style tzigane pour que Kodaly ne fasse, finalement, que de la musique de style tzigane pour grand orchestre. Le concours de piano se poursuit mais les conflits, les protestations, les problèmes surgissent souvent au sein du jury. Lazare Lévy et Roland Manuel sont particulièrement irrités, mais les autres membres ne sont pas moins mécontents. Il y a mutinerie sur le bateau : trop de capitaines et chacun a sa propre conception de la navigation. Je me réserve quelques joies personnelles. Je vis un moment d’intense émotion lorsque je suis invité chez ma mère et mon beau-père, pour le dîner du Nouvel An Juif avec toute la cérémonie qui accompagne ce repas. Depuis la mort de mon père, en 1918, je n’ai plus eu aucun lien avec la religion qui avait été la mienne et dont je me suis éloigné définitivement. Je suis heureux, en suivant les rites, de faire plaisir à ma mère qui semble s’être rapprochée, elle-même, de la tradition. Je retrouve avec plaisir mon vieux camarade, le journaliste Karoly Kristóf qui m’avait courageusement défendu dans la presse, alors fasciste, au moment de mon exclusion de l’Académie. Je rencontre chez lui un dessinateur qui travaille dans le même journal, et qui fait de moi un portrait pour illustrer une interview. Kristóf est si enthousiasmé par nos anthologies qu’il les montre à Rózsavölgyi, le plus important éditeur musical jusqu’à la nationalisation. Il éditerait volontiers en hongrois plusieurs recueils, mais crise de papier et ... d’argent! Chez Antal Molnar, mon vieux maître et ami, et sa femme, tous deux francs et confiants, je passe de très belles heures de détente et d’amitié. C’est aussi Bence Szabolcsi - l’exclu du Festival - que je revois avec plaisir. Toujours d’humeur égale, parfois trop conciliant, trop arrangeant, Szabolcsi offre l’image même du savant pur et désintéressé. Il parle avec beaucoup de sincérité de ma musique il aime mon «Concerto en forme de suite de danses» pour sa simplicité, pour son caractère transparent, limpide, clair, le juge comme une de mes œuvres les plus importantes. Les deuxième et troisième mouvements lui plaisent particulièrement, mais il ne sent pas l’œuvre terminée et aimerait un quatrième mouvement. Je ne suis pas d’accord avec lui, sur ce point. Il est le premier à en faire une analyse détaillée, sévère mais élogieuse et tout en reconnaissant l’héritage de Bartók (non comme influence ou réminiscence mais comme suite sans équivoque) il trouve ma musique très personnelle et aime la direction positive et presque «populaire» qu’elle prend comme dans la «Sonata da ballo». Il aime aussi l’optimisme de mes chants de lutte et la richesse de leurs accompagnements - une de mes fiertés et entend enfin, pour la première fois, la véritable version de «Madrid határán». La poignée de mains que nous nous donnons en nous quittant, exprime une amitié profonde et définitive, née de la connaissance, de la sympathie et de l’estime réciproque de deux hommes qui pensent, qui créent, qui regardent vers l’avenir, qui s ’entendent, qui cherchent l’art dans l’homme et l’homme dans l’art, qui pensent aussi que le rôle de l’artiste est de rendre clair et intelligible ce qui ne l’est pas. Au cours d’une des réceptions, je me trouve en face de Ditta Bartók, terriblement vieillie, comme absente, véritablement bizarre. Elle est en compagnie des Kodaly, feint d’abord de ne pas me reconnaître et me tend pourtant, apparemment gênée, la main. Je fais la connaissance d’un couple sympathique : les Gát, lui, Joseph, a une activité exceptionnelle dans le domaine du chant choral. Je suis invité à une répétition à l’École des Chefs de Chorale. J’y trouve la même ambiance que celle que j’ai su faire régner moi-même dans mes chorales. Il y a là, des ouvriers et des ouvrières aux belles têtes, aux regards pleins de vie et d’intérêt : ils chantent, font du solfège, des dictées musicales, des exercices de rythmes, dirigent eux-mêmes à deux voix, avec un réel amour et une qualité superbe. Ils chantent pour moi la version authentique de «Madrid» et sont fiers d’être les premiers à le faire à Budapest ! Ils chantaient déjà «Andartès» et sont heureux de recevoir le compositeur. Pendant les journées et les soirées dédiées à Bartók, je revis intensément ma jeunesse avec mon maître et vois confirmer quotidiennement l’idée que j’ai toujours eue de l’énorme valeur universelle de l’œuvre et de la personnalité du musicien. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de temps à perdre pour recueillir tout ce qui peut être rassemblé, en vue d’un futur Musée Béla Bartók. Cette idée me hante. J’en parle à tous ceux qui, à Budapest, se trouvent dans des situations favorables - du point de vue musical mais aussi du point de vue politique. Szabolcsi m’approuve entièrement ; Kadosa est sceptique comme toujours, il est prudent et ne veut rien approuver qui, par la suite, pourrait nuire à son avancement ; Szabó n’est pas hostile, mais «on verra» ; Székely donne son accord et promet même de soutenir le projet. Alors j’élabore tous les aspects du travail énorme et certainement long que demandera cette tâche vaste et indispensable. Il s’agit de recueillir tout ce qui concerne Bartók, sa vie quotidienne, ses voyages, ses tournées de concerts, ses notations de musiques paysannes et cela ira jusqu’aux actes administratifs, aux objets, aux photographies, tous témoignages de son existence. Les grandes lignes de ce travail sont résumées dans un document de quelques pages dont les copies sont remises à divers responsables culturels et musicaux du pays. Szentiványi, un des plus hauts fonctionnaires du Parti, dans le domaine de la culture, est très intéressé par l’idée et conseille d’en parler au ministre Ortutay en ajoutant : - « Ce sera assez long pour obtenir tout ce qu’il faut pour la mise en route et la réalisation, mais il faut le faire ! » La réponse viendra quelques mois plus tard, sous une forme laconique. - « Ton projet n’est pas réalisable ! » C’est à New York que des « Archives Béla Bartók » seront créées, et seulement des années plus tard que le projet verra enfin le jour à Budapest... avec les idées du... précurseur de 1948 ! Pour le moment, à Budapest, je me rends bien compte que deux accueils sont réservés à l’enfant prodigue : l’un cordial, l’autre réticent. Je m’étonne, par exemple, qu’après une absence de dix-huit années, tant de gens me reconnaissent dans le public des concerts, dans la rue même, et je constate avec plaisir combien la popularité du compositeur des chants de lutte est grande. Au cours d’une réception, un photographe s’approche : - « Vous êtes, n’est-ce pas, le grand «Résistant de la chanson», j’aimerais vous photographier avec Monsieur le Ministre Ortutay ». Un jour que je traverse une rue tandis que le signal se met au rouge, alors que je ne suis qu’à la moitié du passage, une femme policier veut me faire payer l’amende. Je refuse. Elle demande mes papiers, n’accepte pas la carte en français, et emmène le délinquant au poste de police. Là encore, discussion. L’amende s’alourdit. Refus obstiné de payer et protestations écrites. On refuse de me laisser partir parce que je ne peux fournir aucun papier en langue hongroise quand, brusquement, j’ai l’idée de sortir de ma poche, le manuscrit de «Madrid» que j’ai par hasard sur moi. Miracle. Tout change. Les policiers deviennent aimables et respectueux, concluent que ce papier suffit amplement et qu’après tout... «les policières sont souvent ridicules» ! ! Mais lorsque je me rends aux nombreuses invitations que je reçois, je sais que je me trouverai parfois dans des situations cocasses, pleines d’inattendus, car je ne devine jamais qui je vais rencontrer : quelqu’un d’«hostile», ou quelqu’un de «favorable». A une journaliste Marianne Haraszti, qui me pose cette question : - « Pourquoi est-ce qu’on ne vous aime pas, ici, à Budapest ? Je vous le dis parce que j’ai de la sympathie pour vous et de la confiance : on ne vous aime pas ici. On a eu énormément de mal à faire accepter votre invitation au Festival. On déclare mauvaises vos publications... et ce n ’est pas Kodaly qui mène la campagne ! » Je réponds - « Je suis ravi de toute manifestation qui exprime de la jalousie et je ne déteste pas déranger ». Je suis engagé pour deux récitals de piano à la radio, un avec un programme de musique ancienne, un autre avec mes propres œuvres. Subitement ces engagements sont annulés - faute d’argent, paraît-il ! - et un peu plus tard, rétablis ! Une rencontre avec Eva Majoros - responsable de l’office hongrois qui s’occupe de traductions de livres, et qui m’avait fait venir pour le Festival, m’éclaire un peu sur l’étrange accueil qui m’est réservé par certains. J’évoque cette odieuse calomnie de collaboration qui, depuis 1945 me poursuit - en partie réglée par le «Mouvement pour l’Indépendance Hongroise» refusant de considérer accusateur celui qui a été abusivement accusé et calomnié, puis en principe «lavé» ! ! ! - « Oui, je le sais. Partout on le sait. Personne n’y croit mais c’est dans l’air. Voyez-vous, c ’est la deuxième fois que je vous vois de ma vie, mais je vous crois. J’ai une confiance absolue en vous, sinon je ne serais pas ici avec vous. Mais à vous, je dois la vérité ! Si je n’ai pas réussi de placer et faire éditer vos livres ici et ailleurs, c’est que, à cause de cette calomnie, partout les voies sont bloquées. L’histoire du Jury vient également de cela ». Et comme je tire de ma poche ma carte du Parti et la lui montre : - « J’ai un bon instinct qui ne me trompe jamais. Je sais que vous êtes O.K. Mais il n’y a qu’un chemin pour en finir radicalement, qu’un seul, qui est long et bête. Mais il faut le suivre. Il faut demander, avec l’aide de Székely, la Commission de Contrôle du Parti hongrois, contre vous-même ! Une fois votre affaire réglée, je me fais fort de vous obtenir ici, tout ce que vous voulez, tout ce que vous méritez. Vous êtes un homme pour nous, nous avons besoin d’homme comme vous. Vous serez chargé de recueillir les documents sur Bartók à l’étranger. Vous aurez l’argent pour partir aux États-Unis, y faire une enquête parmi les Hongrois.. - Vous aurez tout ce qui vous sera nécessaire ! ! ». Inutile de dire que rien de cela n’aura lieu ! On pourra lire dans une traduction française qui sera publiée en 1974 de «l’Histoire de la Hongrie», ouvrage établi par les soins de l’Institut d’Histoire de l’Académie des Sciences de Hongrie, ces lignes : « La période allant de 1948 à 1956 a encore besoin d’être étudiée à fond, dans le détail ; dans ce qui suit, nous nous bornerons donc à en montrer les aspects principaux. La grande contradiction - en même temps que le trait caractéristique - de cette période est l’apparition, parallèlement à la mise en route de la construction socialiste, voire, presque au même moment, de déformations et d’erreurs politiques, économiques et sociales très graves. On aurait cependant tort de les considérer comme des phénomènes spécialement hongrois : elles furent, en effet, la projection dans la vie de la Hongrie d’une certaine conception du socialisme qui prédominait alors en Union Soviétique, comme dans l’ensemble du mouvement ouvrier international, et qui prenait sa source dans les résolutions erronées du Kominform en 1948 et en 1949. Cela dit, il est également incontestable que Màtyàs Ràkosi et le groupe dirigeant dont il s’entourait suivaient la politique stalinienne de manière particulièrement rigide et que leur comportement a contribué dans une grande mesure à l’aggravation des erreurs. Dans le domaine politique, les déformations se manifestèrent avec la plus grande acuité dans le mépris du démocratisme, dans l’introduction d’un régime de direction dictatorial, centralisé à outrance, qui réglait tout par des ordres, ainsi que dans la violation généralisée de la légalité socialiste... Les déformations n’épargnèrent pas la vie du Parti non plus. Les problèmes ne pouvaient plus y être discutés librement, les anciens membres et leaders du Parti social - démocrate n’étaient pas considérés comme membres à part entière du Parti communiste ; toute opinion contraire était étouffée. Bientôt suivirent des arrestations illégitimes, puis les procès « construits » : parmi les victimes de la violation de la légalité, il se trouvait de nombreux communistes et anciens socialistes...». C’est donc en 1974 qu’on pourra lire ces lignes dans l’édition française de «l’Histoire de la Hongrie» des Éditions Corvina de Budapest! Et c’est en 1948, que j ’écris ces notes hâtives, pendant mon séjour à Budapest : « La prise de pouvoir du Parti Communiste dans la Hongrie de 1948, l’établissement d’un régime en surface encore apparemment libéral, prend néanmoins une tournure sévère et totalitaire - ou si l’on veut « anti - démocratique ». Il est possible d’en faire l’image de la façon suivante : tous ceux qui pensent comme nous sont nos amis ; tous les autres sont nos ennemis. Ainsi, par exemple, les sociaux - démocrates et ceux qui étaient dans d’autres partis politiques formant alors un pluralisme démocratique, tous ceux là sont, non seulement suspectés d’activités d’opposition, mais ont, la plupart du temps, limogés de leurs emplois, subissant des représailles souvent stupides. Ce sectarisme est appliqué avec rigueur - ce qui donne, généralement, des résultats catastrophiques, par exemple : remplacement d’un fonctionnaire qualifié, par un, dont l’ignorance trouble et dégrade l’ensemble des services. Cette nouvelle politique de discrimination est à la base d’une situation, où le fonctionnement de la vie de tous les jours se dégrade, la plupart du temps par l’incapacité des nouveaux - venus. C’est donc pourquoi de nombreux non - communistes ( et aussi non - conformistes ) se trouvent devant de graves difficultés de travail, d’existence. A cette catégorie, appartiennent également de vieux amis, ma sœur Suzanne et son mari Fritz. Pour ces derniers, j’ai sérieusement envisagé d’intervenir. On me l’a déconseillé : « Tu ne peux rien, car ils sont sociaux - démocrates ! ». Une véritable chasse aux sorcières... Il faut être pur, ou on est proscrit ... ». Je constate une lutte incessante et individuelle vers le pouvoir total, chacun s’emploie à grimper au-dessus des autres, indépendamment des réelles qualités et le plus souvent, hélas en raison d’un degré d’incapacité notoire - ce qui produit, infailliblement, une anarchie évidente. On arrive ainsi à une ambiance générale, en face de laquelle il n’y a plus lieu de se trouver surpris ou étonné par quoi que ce soit. Tout devient juste, tout devient logique, tout devient supportable - - même l’intolérance. Cela est vrai sur le plan idéologique : puisqu’il n’y a qu’une seule idéologie admise. Je ne crois pas en un riche et long avenir de cet état de chose. Ni la force, ni la contrainte, ni l’anarchie camouflée en vertu n’offrent d’espoir. Un mot aimable mais sévère d’Abraham Lincoln caractériserait cette situation : « Si l’on peut tromper tout le monde pendant un certain temps et un certain nombre de personnes pendant tout le temps, on ne peut pas tromper toute le monde pendant tout le temps ». Un camarade - un des fidèles - m’avoue qu’il en a assez des jalousies latentes de la part des musiciens, du temps perdu dans des luttes inutiles et qu’il préfère lâcher la musique et diriger une usine, que de participer à ces combats féroces, dans le domaine de la culture, de la musique. Eluard qui est venu de Roumanie, donner, à Budapest, une conférence au «Club des Ecrivains», et qui passe quelques heures avec moi, me raconte : - « Un journaliste m’a demandé un portrait de moi pour illustrer son article. J’ai répondu que je lui prêterais volontiers celui dessiné par Picasso. J’ai eu alors, devant les yeux, un visage embarrassé et il m’a été dit que, malheureusement, il était impossible de publier un dessin de Picasso ! » Le Picasso de Guernica ! Il est vrai aussi que depuis Le Congrès de Prague, le réalisme socialiste de Jdanov sévit... et qu’à Paris, au Salon d’Automne, Fougeron triomphe ! Un seul virus n’atteint pourtant pas ce corps déjà malade, contrairement aux époques passées : l’antisémitisme. Il est vrai, et ceci explique peut-être cela, que beaucoup parmi les dirigeants sont juifs. A cause de l’anarchie régnant un peu partout, il m’arrive diverses mésaventures. Les unes sont anodines : rendez-vous manqués, promesses non tenues, messages téléphoniques non transmis par l’hôtel, pertes de temps et négligences qui m’agacent fort. D’autres sont plus graves : parmi les nombreux chants de lutte que j’ai écrits, c’est, en 1948, «Madrid határán» qui est le plus diffusé - appris même aux enfants, dans les écoles - enregistré sur disques, publié en partitions pour chœur, pour voix avec piano, pour orchestre. Je remarque que, sous mon nom, figure entre parenthèses, le texte suivant : «Transcription par Béla Endre». Renseignement pris, j’apprends que Béla Endre est chef de chœurs. C’est à lui que le B.I.E.M. et l’Édition de Musique hongroise paient les royalties pour une transcription qui n’a, en fait, jamais été demandée ni, donc, autorisée. Et quand moi, le compositeur de la musique, je m’étonne, on veut, généreusement, m’offrir la somme curieuse de 24,80 pengôs en dédommagement... Cela me permet de découvrir que, pratiquement, tous mes chants de masse ont été, en Hongrie, «transcrits» ou «arrangés», ce qui autorise les droits d’auteur à rester dans le pays ! Le Festival se termine par un concert donné en émission publique à la Radio. Beaucoup de monde, Kodaly, Ditta Bartók, des critiques, Kadosa, Kosa... et je note : «Sandor Indit : magnifique. Fried : œuvre enfantine, d’élève. Serly : pas mal, mais un peu du style de la très bonne musique de cinéma américaine. Harsanyi : pas trop mal, mais sans aucune personnalité. Epigone 100 % de tout et de rien. Mon œuvre : annonce erronée, pas le titre exact : «Concerto en forme de suite de danses pour flûte et orchestre à cordes». Exécution (qui m’a quand même fait plaisir, plaisir comme cela aurait dû se faire il y a vingt ans) très mauvaise. Flûte assez mate, sans entrain. Mauvais rythme. Orchestre mauvais, sans couleur et sans exactitude. Plusieurs fautes. Chef mou, sans force suggestive». Je ne quitte pas Budapest dès la fin du Festival. J’ai plusieurs affaires à régler. Et d’abord, l’éternelle histoire de «collaboration» qui me colle à la peau. A la conférence donnée par Eluard, j’ai revu le poète László Gereblyés, que nous avons si bien connu à Paris, avant la guerre, et qui rédige maintenant la revue littéraire, artistique et scientifique, créée par Imre Cserépfalvi : «Nagyvilág» (Le Grand Monde). Et Gereblyés m’a alors avoué, qu’envoyé en mission par le Parti hongrois auprès du Comité Central du P.C. français, il avait appris - par quelqu’un dont il tait le nom (est-ce Aragon, est-ce Claude Morgan ?) qu’on me reprochait une faute très grave ! ! ! Toujours la même histoire, toujours cette absence d’arguments, de preuves. Cette histoire prend quand même fin, en 1948. Le K.E.B., le Comité Central de Contrôle donne à Budapest une confirmation de ce qu’il s’obstine à appeler «réhabilitation» et qui avait déjà été formulée, à Paris, en 1945, par le «Conseil d’épuration du Mouvement pour l’Indépendance hongroise». Les calomniateurs en titre, Bella et autres, sont convoqués par le K.E.B. et sont avisés du fait. Prétextant que, jusqu’à présent, ils ignoraient cette «réhabilitation» prononcée depuis 1945, ils sont contraints, cette fois, de l’enregistrer et de se taire ! Curieuse coutume de «réhabiliter» quelqu’un qui n’a jamais été coupable ! Un autre que moi va être, lui aussi, «réhabilite» mais plus tragiquement... après avoir été pendu ! Et par une étrange coïncidence, son drame se joue en cet automne 1948, où justement je cherche vainement à le revoir et sans doute, me compromets sans le savoir. Laszlo Rajk avait - comme Ministre de l’Intérieur - signé, en mars l’acte officiel hongrois de notre changement de nom. Dès mon arrivée, à Budapest, parce que j’avais envie de revoir Rajk, j’avais téléphoné au Ministère et m’étais entendu répondre que Rajk ne pouvait, alors, me recevoir. J’avais trouvé cela bizarre. A une réception donnée par le Président de la République, j’avais aperçu Rajk au milieu des ministres et n’avais pas voulu, à ce moment, me manifester. A plusieurs reprises j ’avais rencontré Julia Rajk, toujours amicale, mais à qui je n’avais pas demandé un rendez-vous avec Laszlo. Et ainsi, je repartirai pour Paris, sans avoir revu Rajk, inquiet sans que je puisse m’expliquer pourquoi. Inquiet, je comprendrai pourquoi en 1949 : en mai, alors qu’il est secrétaire du «Front populaire hongrois de l’Indépendance», après avoir été Ministre des Affaires Etrangères, Laszlo Rajk est arrêté. Il sera accusé de « crimes de guerre et de crimes contre le peuple, du crime de haute trahison, du crime d’avoir dirigé une organisation visant à renverser le régime démocratique ». Il sera condamné, le 24 septembre 1949, à la peine de mort et exécuté par pendaison. «L’histoire de la Hongrie» mentionnera dans ses pages... en 1974 « sous des accusations inventées de toutes pièces ». La «réhabilitation» de Rajk n’aura lieu qu’en 1956. Le procès de 1949 voudra démontrer que Rajk projetait avec Tito, Président de la République yougoslave qui avait rompu avec Moscou et dont le pays n’appartenait plus au Kominform, le renversement du Gouvernement hongrois et l’assassinat de Mátyás Rákósi, président du Conseil. C’est au même moment, qu’en France, comme beaucoup d’autres, Jean Cassou se range, contre les diktats de Staline, aux côtés de Tito, et rompt avec son beau-frère André Wurmser qui restera un inconditionnel de Moscou. En France où la guerre froide sévit et d’où Edmée m’écrit : « La situation ne prête pas à rire ; la chose, bien préparée conduit vers l’inévitable. Ce matin, demande de levée de l’immunité des parlementaires communistes, rappel des réservistes, ordre aux forces armées de tirer maintenant sur les grévistes. Batailles extrêmement graves entre les deux forces, des prisonniers sont faits, du matériel enlevé de force. Et encore, ce ne sont que les informations de la Radio qui cachent quelle vérité plus grave ? Arrestations en masse : les étrangers arrêtés sont immédiatement expulsés. Dans certaines régions, interdiction de réunions, même privées. Et quels discours provocateurs et préparant quelles mesures pour cet hiver qui sera le plus dur que nous aurons connu depuis longtemps ( nouvelles restrictions d’électricité, augmentation du charbon de 24%, diminution des rations de matière grasses, etc, etc. ). Essaie de suivre un peu, si tu en as la possibilité, les événements de France et prolonge ton séjour là-bas, si, d’ici ton départ, la situation, comme je le prévois, s’aggrave encore. Il y a une immense propagande contre les étrangers en ce moment, par la radio, les journaux. Les Hongrois, les Tchèques sont particulièrement visés... Reste en Hongrie si c’est nécessaire, tant que tout n’est pas apaisé ici ... ». Et elle conclut : « Comme tu dois être heureux dans un pays où on construit et où on espère ! ». Car elle, qui n’a jamais été membre du P.C., elle croit tellement à l’avenir de la gauche, qu’elle ne perçoit pas les clignotants et restera aveugle encore longtemps. Moi aussi, tout critique que je suis maintenant, je demeure fidèle à mon idéal. Malgré mes déceptions, mes déconvenues, mes expériences multiples depuis tant d’années, je reste persuadé que la direction est bonne. Et j’écris : ... « Je vois ici, les hommes, les femmes, les enfants, les ouvriers, les intellectuels, les petits bourgeois, agir, travailler, parler, espérer, courir, bâtir, faire des projets, lutter, rouspéter, dire du mal les uns des autres, être mécontents, être fiers, être malheureux et heureux en même temps. Je les vois tous, tels qu’ils sont, dans leur laideur, dans leur beauté. Un par un ils ne sont aucunement bons ni particulièrement sympathiques, mais ensemble, ils sont malgré tout, admirables, formant une Société magnifique, positive, constructive. Ils ont un avenir devant eux, ils y croient fermement, ils y vont inébranlablement...». J’ignore, au moment où j’écris cela, que mon ami Rajk autour duquel je sens planer un étrange mystère - va être trahi par ce même Parti auquel nous avons voué, l’un et l’autre, nos vies et nos forces. Aveuglement néfaste, que nous partageons avec tant d’autres, et qui deviendra tragique pour quelques-uns. Je rentre enfin, très fatigué, heureux de me retrouver chez nous. Les enfants sont déchaînés... Et les questions posées ! Et les cadeaux ! Et les caresses, les baisers ! C’est la fête ! J’ai le désir, et aussi le besoin de me reposer après l’épuisante épreuve budapestoise. Cela n’est pas possible. Il y a des concerts à la Radio, à Gaveau, à la Maison Hongroise, avec les répétitions qui les précèdent. Il y a des visites, des démarches pour de nouvelles éditions. Mois de décembre bien chargé. RETOUR A LA VIE MUSICALE. 1948

Cette année 1948, très fertile en voyages et en activités à l’étranger, est sensiblement moins riche sur le plan des réalisations et surtout des créations. Elle peut pourtant être considérée comme fort importante car beaucoup de choses se sont clarifiées pour mon avenir, ma carrière, mon évolution. L’année avait commencé par la composition du chant ANDARTES, EN AVANT ! 125 sur des paroles de Henri Bassis, chant dédié «A tous ceux dont l’action héroïque rapproche la victoire d’une Grèce libre», édité par le «Comité Français d’aide à la Grèce démocratique» à Paris, alors que la guerre civile endeuille le pays. Le chant sera traduit par István Raics, en hongrois, sous le titre «Andartesz, rajta hár !», et publié aussi à Budapest. Lors de notre voyage de printemps en Hongrie, j’avais été contacté par le propriétaire d’une maison d’éditions - Imre Cserépfalvi - homme de grande culture, d’esprit cosmopolite et d’un goût très sûr. Une profonde sympathie était née et beaucoup de compréhension. Deux premiers contrats avaient été signés pour deux ouvrages : CHANTONS POUR APPRENDRE LE FRANCAIS 126 et HARMINCHAT FRANCIA NEPDAL 127 (Trente-six chants populaires français) avec des couvertures et des illustrations exquises de Lajos Lengyel. Les deux petits volumes paraîtront au début de 1949 et connaîtront un joli succès. La PETITE SUITE 128 pour quatuor ou orchestre à cordes est née entre deux voyages. C’est une version de «En mer» que j’arrangerai plus tard encore, pour quatuor de clarinettes et quatuor de saxophones. Parmi d’autres projets de compositions, un seul sera réalisé vers la fin de l’année : un projet ancien déjà, qui m’occupe depuis bien longtemps : une œuvre en plusieurs mouvements pour violon seul. C’est SONATE 129 en cinq mouvements : Prélude, Pizzicati, Quasi une cadenza, Danse, Finale. Plus tard, il y aura une VERSION POUR ALTO SEUL 130 et une autre VERSION POUR VIOLONCELLE SEUL 131 qui sera enregistrée aux États-Unis, sur DISQUE Gasparo, par Roy Christensen. J’envoie encore à Budapest un chant de masse qu’on m’a demandé de composer : CHANT DES TEMPS NOUVEAUX 132 dont les paroles hongroises vont être écrites en 1949, par István Raics : ÚJ IDÖK DALA. En France, un autre de mes projets va malheureusement échouer. Il s’agit de l’édition phonographique de l’œuvre complet de Bartók. L’idée en est d’autant plus osée que jusqu’à présent, aucune réalisation de cette envergure n’a été entreprise pour un compositeur. C’est à Pierre Bourgeois, directeur général de Pathé-Marconi, la branche française de «La voix de son maître», que je m’adresse. J’apprécie beaucoup cet homme, intelligent qui, de son côté, me témoigne estime et compréhension et partage avec moi les convictions et... les réticences politiques. Pierre Bourgeois est séduit par l’idée. Le Directeur artistique des Éditions donne un avis favorable, mais le Directeur commercial commande, par prudence, un sondage chez les disquaires. Le résultat est si décevant - Bartók ne connaît pas encore, trois ans après sa mort, l’engouement qu’il connaîtra plus tard - que le projet doit être abandonné, à mon grand regret. J’essaie encore, en vain auprès d’Eric Sarnette, alors Président de la Presse Phonographique Internationale : Mon cher Ami, Il y a déjà quelque temps que je vous ai parlé d’un de mes soucis intimes : il existe relativement trop peu de disques commerciaux d’œuvres de Béla Bartók, et, peu de sa musique pour piano. Vous m’avez, à l’époque, conseillé de m’adresser à Pathé - Marconi, ce que j’ai fait aussitôt. Cette Maison m’a donné sa réponse, d’abord évasive, puis négative. La raison en était, paraît - il, que la branche française de cette Maison serait liée avec la branche anglaise et ne saurait entreprendre la réalisation de projets de ce genre sans déranger le plan général... Passons... Rien n’a donc été fait depuis. Le problème reste donc le même aujourd’hui. Vous connaissez mon attachement d’esprit et de technique à la musique pianistique de mon maître. Vous savez aussi que la musique de Bartók n’est plus, aujourd’hui, une « marchandise qui se vend difficilement ». Je reviens, de nouveau, vers vous. Vous connaissez certainement mieux que quiconque le problème du disque actuellement en France. On m’a parlé, ces jours - ci, de la Maison « Pacific », comme courageuse et progressive. Pourriez - vous, vous - même , ou trouver quelqu’un parmi vos amis, me mettre en rapport avec cette Maison ( ou avec une autre ), afin d’arriver à réaliser quelques éditions de la musique pianistique de Bartók ? Vous savez combien je vous serais reconnaissant de toute aide pour la réalisation de ce projet dont, j’en suis certain, aucune Maison ne se plaindrait...

1 25 1948. Paris. Edité par le « Comité français d’aide à la Grèce démocratique ». 1 26 1949. Budapest. Editions Csérépfalvi. Illustrations de Lajos Lengyel. 1 27 1949. Budapest. Editions Csérépfalvi. Illustrations de Lajos Lengyel 1 28 1953. Londres. Éditions Goodwin and Fabb. 1968. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Willy Anthoons. 1 29 1987. Paris. Éditions Choudens. 1 30 1987. Paris. Éditions Choudens. 1 31 1979. U.S.A. Nashville. Disque Gasparo G.S. 106. Roy Christensen : cello. Présentation : Maurice Chattelun. 1987. Paris. Éditions Choudens. 1 32 1948. Hongrie. Budapest. 11-12-1948 1949

Après une année de voyages, 1949 va nous voir étrangement casaniers à l’intérieur de nos frontières, mais pas pour autant inoccupés. Les fêtes de fin d’année se sont passées paisiblement avec les vieux amis. Bien sûr, nous connaissons encore les restrictions alimentaires, bien sûr, nous ne pouvons être chauffés qu’insuffisamment, mais la vie est là et nous fermons, pour un temps, les oreilles aux rumeurs du monde. Nos cousins flamands, Louisa et Jef arrivés pour Noël, visitent Paris et rencontrent chez nous les amis qui viennent fêter la nouvelle année : la toujours très chère Madame Poulet avec Georgette et Georges, Yvonne, Joe et Josette maintenant mariée, des anciens et toujours fidèles camarades de la Chorale, du Cercle International... Comme d’habitude, nous passons l’hiver à Issy et, si l’année a commencé sous le signe des amitiés anciennes, elle va se poursuivre, enrichie de rencontres nouvelles. Nous vivons un étourdissant et exténuant ballet d’invitations et de réceptions où nous retrouvons ou faisons la connaissance de Karl Münchinger, Magda Tagliafero, Lily Laskine, Roland Charmy, Albert Wolff, Maurice Martenot, Catherine Sauvage, Clara Candiani, Jean Luc, Lazare Lévy, Georges Lherminier... Souvent des rencontres ont lieu à propos de projets musicaux. Ainsi voyons-nous souvent Jane Bathori. Elle avait été une des grandes interprètes de la chanson française avec des mélodies de Roussel, Milhaud, Honegger, Auric, Sauguet. Elle avait créé les «Histoires naturelles» de Ravel, les «Trois Chansons de France» et le «Promenoir de deux amants» de Debussy, le «Socrate» de Satie. Animatrice de 1917 à 1919 du Théâtre du Vieux Colombier, elle était ensuite partie faire connaître la musique française à l’étranger, notamment en Argentine. Depuis un certain nombre d’années, elle ne chante plus en public, mais la majorité des chanteurs et des cantatrices d’aujourd’hui sortent de son école. Elle est menue de taille, mais sa générosité est immense. Elle a une émission hebdomadaire à la Radio, et elle y produit ses élèves anciens et nouveaux. Lucien Lovano est un de ses favoris. C’est à lui qu’elle confie l’interprétation, dans plusieurs émissions, qu’elle présente elle-même, de mes mélodies que j ’accompagne au piano. Antoine Goléa est amené à la maison par Erzsi Arato, très bonne pianiste d’origine hongroise, de formation classique. Elle inscrit dans ses programmes des œuvres de Bartók et parfois certaines des miennes. Elle lutte pour sa carrière avec beaucoup d’énergie et un grand courage, aidée par l’amitié de Goléa. Celui-ci, musicien d’origine roumaine, a débuté comme violoniste après avoir été l’élève de Georges Enesco. Comme beaucoup d’autres musiciens, il a, par la suite, choisi d’être critique musical - bien souvent sectaire et exclusif ! Pendant quelques années, son «poulain» a été Serge Nigg d’abord partisan intégral du dodécaphonisme d’Arnold Schoenberg, puis partisan - aussi convaincu - de la conception esthétique du P.C., y compris du réalisme socialiste. Serge Nigg, lâché par Goléa, c’est moi qui, pendant un certain temps, connais les faveurs du critique qui me soutient chaleureusement : articles élogieux dans la presse, présentations adroites des concerts. Ne m’appelle-t-il par le «Bartók français» en raison de mes travaux dans le domaine du folklore musical de la France ? Et dans un article publié par les «Images Musicales» de mai 1949, Goléa développe sa pensée : « ...Certain manifeste de Prague, constate le divorce, paraît-il, de plus en plus accusé, entre le peuple et la musique, et proclame la nécessité, pour le compositeur, de faire une musique susceptible de traduite immédiatement les aspirations du peuple et d’être, sans délai, comprise par lui... Eduquer le peuple en lui faisant entendre des Symphonies de Beethoven, tout à fait d’accord : mais lui fabriquer de la musique post - classique, académique, un part d’épigone qu’il assimilerait sans difficulté, mais sans aucun profit artistique et humain réel, ce serait travailler contre ses intérêts spirituels profonds... Il y a, à ces recherches, une voie de salut : c’est celle qu’un Bartók nous a montrée en Hongrie et qu’un de se disciples Paul Arma, nous montre actuellement, et depuis des années déjà, en France. Elle consiste à puiser dans le fond musical populaire authentique et à utiliser les innombrables thèmes ainsi recueillis dans un travail de véritable recréation. Pourquoi la plupart de nos « musiciens progressistes » n’y pensent - ils même pas ? ». Nous voyons souvent Goléa, sa femme et leurs deux filles, à Issy, au «Verduron». Puis, brusquement, il m’abandonnera pour Pierre Boulez ! Parrainage qui, une fois de plus, ne connaîtra pas longue vie. Mais pour le moment, il aide encore Erszi Arato et moi pour deux concerts donnés en février à la «Maison de la Pensée Française», puis salle Pleyel avec l’«Union démocratique des Hongrois en France» pour le 3ème anniversaire de la Proclamation de la République Hongroise. C’est Louis Martin-Chauffier qui présente le concert. Nous jouons, à deux pianos, Erzsi et moi, Brahms, Dvorjak et Berlioz. Deux autres concerts sont donnés en avril : à la Maison Hongroise avec mes chœurs chantés par la Chorale de Pierre Paubon, les «Danses roumaines de Transylvanie» pour flûte et piano et «Cinq Esquisses» pour piano, et à l’«American Studen ’s», avec des œuvres de Bartók, de Kodaly et de moi. On peut regretter que le parti pris, l’instabilité, l’humeur changeante d’Antoine Goléa s’aggravent au cours des années, par l’agressivité de plus en plus violente de ses écrits et de ses interventions verbales. Cela vaudra à l’homme généreux qu’il est, en réalité, beaucoup d’inimitié, jusqu’à sa mort. Le «Triptyque» inclut dans ses concerts de la saison une soirée consacrée à ma musique et un récital de piano avec des œuvres de compositeurs hongrois contemporains, le 26 avril et le 3 mai. Pour le premier concert, j’ai écrit, en janvier, les TROIS MOUVEMENTS 133 pour trio d’anches.

1 33 1960. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Avant même de connaître cette œuvre, le Trio D. m’avait demandé de la lui dédier. Mais lorsque je lui offre de la donner en première audition au concert de mai 1949, je reçois cette réponse : ... « Vous devez bien comprendre qu’à l’époque actuelle, on fait de l’art une préoccupation première à condition qu’elle soit rentable ; si nous acceptons vos conditions et que justement ce jour - là, nous avons une séance ( payée celle - là ) non seulement nous ne gagnons pas, mais nous perdons. Je sais que cela semble terre à terre, mais on ne peut raisonner actuellement d’une autre façon...». Tout semble bien se passer pour le premier concert. J’assiste avec plaisir aux répétitions qui promettent des interprétations vivantes et colorées. «Trois Mouvements» pour trio d’anches seront donnés par Claude Maisonneuve, hautbois, Paul Lambert, clarinette, Raymond Rullet, basson ; Lucien Lovano interprétera «Les Chants du silence». Là, aucun problème. Mais Michel Chauveton qui doit créer en première mondiale les «Cinq Mouvements» pour violon seul, téléphone la veille du concert, qu’il n’est pas tout à fait à l’aise et qu’il ferait mieux de s’abstenir ! Après une longue discussion, il se laisse enfin convaincre, promet de travailler encore toute la soirée et toute la journée du lendemain. - Il jouera d’ailleurs l’œuvre avec beaucoup de conviction ! -. Et dans l’après-midi même du concert, Marcel Couraud qui doit faire chanter par son «Ensemble vocal», les «Neuf Chœurs» annonce, par téléphone, qu’il lui sera impossible de participer à la soirée, un de ses chanteurs habitant la banlieue n ’a pas le temps de retourner changer, chez lui, le pantalon clair qu’il porte à la répétition ! ! ! Stupéfait, je propose de fournir deux ou trois pantalons foncés de diverses tailles. Couraud furieux répond qu’il ne peut pas obliger son chanteur à mettre le pantalon de quelqu’un d’autre Et c’est ainsi, c’est décidé, pas d’Ensemble vocal ! Prétexte ou non, il est étrange que l’équilibre d’un concert soit ainsi détruit par la couleur d’un pantalon et l’obstination d’un chef ! Heureusement la soirée du 3 mai se déroule sans incident, devant une belle salle, dans une ambiance parfaite en faveur de la musique contemporaine hongroise : Bartók, Kodaly, Kadosa, Szabó, Szelenyi, Arma. J’inaugure, à Paris, le procédé que j’avais pratiqué avec bonheur aux États-Unis, ici, pour les «Huit improvisations» de Bartók - et qui est expliqué dans le programme : « Cette œuvre peu connue et particulièrement hardie de Béla Bartók est jouée intentionnellement une deuxième fois dans ce même programme ». Cette initiative est accueillie favorablement. C’est la dernière fois que je mets dans mes programmes des œuvres de Szabó et de Kadosa. Un ami me dit : « ... Ton « Épitaphe » est une œuvre profonde comme il se doit et qui contient dans ses basses obstinées ce prolongement d’un regret qui n’est pas fait de tristesse mais d’espoir quand même lumineux... ». Dans la salle, pas mal de musiciens et d’interprètes. Plusieurs lettres me parviennent ensuite qui me font parfois grand plaisir comme celle où Lazare Lévy m’écrit : « ... Et quel admirable pianiste vous êtes ! Rarement j’ai entendu sonorités plus vibrantes, attaques plus franches et plus autoritaires ! »... Jugement confirmé ou infirmé par une presse comme toujours partagée, et dont les critiques se contredisent allègrement ! Pour l’un, Paul Arma est meilleur pianiste que compositeur : « Ces œuvres et particulièrement les compositions instrumentales ne nous ont apporté aucune « révélation ».De plus, dans les contrastes harmoniques, aucun motif ne nous a frappé. Le Trio et la pièce pour violons sont techniquement inégaux et manquent de consistance et de clarté. Cette musique intellectuelle est si abstraite, qu’elle ne peut communiquer avec la sensibilité de l’auditeur. Je le crois meilleur interprète que compositeur ». (T.Beregi. «Combat». 2-05-1949) Pour un autre, c’est le contraire : « Bien qu’il se présenta comme pianiste, nous ne ferons pas à Paul Arma l’injure de croire qu’il était venu jouer salle de l’École Normale en cette seul qualité, mais bien plutôt pour présenter un panorama de la musique hongroise contemporaine pour piano... Quant aux compositions de Paul Arma « fils spirituel de B.B. » que nous entendîmes, celles qui sont inspirées du folklore hongrois sont animées d’une sève mélodique qui se suffit à elle - même ( encore eussions - nous préféré que le compositeur les traduisit dans une écriture moins abécédaire ). Mais quand Arma accommode des chansons françaises pour en faire une « Sonate », alors, cette fois, nous n’approuvons plus du tout la déformation rythmique et prétrouckienne qu’il leur fait subir ». (Arts. 13-05-1949) Pour un, c’est tout bon ! « Deux concerts de Paul Arma nous ont montré cet artiste sous le double aspect du pianiste dont l’Europe et l’Amérique ont salué la nature ardente, les interprétations passionnées et chantantes, et du compositeur. La personnalité du compositeur, Paul Arma, Hongrois, est attachante, non seulement, parce que, disciple de Bartók, il allie l’originalité à la sincérité dans la conception, mais parce que Français de culture, il fait connaître et aimer notre langue à l’étranger par ses travaux sur nos chants folkloriques. Il est utile de rappeler qu’un recueil de chants français de Paul Arma est adopté par les écoles de Hongrie. C’est donc un artiste véritable et un ami de l’art français que Paris fut heureux d’applaudir ». (Semaine de Paris. 11-05-1949) Pour un autre, c’est tout mauvais : « Le Hongrois Paul Arma se déclare élève de Bartók qu’il s’efforce d’imiter... On a entendu diverses œuvres de sa plume. Elles montrent chez lui un besoin de rythmes, le sens du dramatique, le goût de la recherche de laboratoire. Leur saveur esthétique est amère et ce qui y manque trop souvent, hors le cas où elles s’appuient sur le folklore, c’est la moelle musicale. Les « Trois Mouvements »... apparaissent laborieux... Les « Chants du Silence » sont violents ou relèvent de l’art du tachiste... et « Mouvements pour violon seul » se tiennent près de Bartók.... M. Arma y déploie son ingéniosité pour faire produire à l’instrument des effets curieux. Dès que ce souci le quitte, il égrène des chapelets de notes...». (M. Imbert. Activités musicales. Juin 1949) Un ami musicien me dit, à propos de critiques malveillantes : - « Je me réjouis des aboiements des roquets impuissants... Cela me rappelle un éreintement que nous avons eu à Mayence par un anti-français qui a tout bouffé d’un coup Ravel, Roussel, Fauré, etc., absolument tous ont été foutus à la chaudière... et nous aussi naturellement. Ces sortes de choses faites pour abaisser sont les meilleurs agents de propagande. Un article laudatif reste un somnifère mais là, ça pète, ça réveille la curiosité et je suis très content de lire ces conneries, tellement poussées qu’on rit malgré soi ». Ainsi, non seulement je n’ai pas été élève de Bartók et me voilà sacré imposteur mais de plus, je suis devenu imitateur ! La critique musicale réserve de ces surprises ! Elles ne sont pas nouvelles d’ailleurs : l’histoire montre que dans bien des domaines, ce sont les critiques qui se sont souvent trompés. Faut-il citer Pasteur pour les sciences qui en fut la victime comme pour la musique Beethoven, Wagner, Debussy et tant d’autres, alors que certains de leurs contemporains glorifiés dans l’instant, furent vite oubliés. La formule lancée par Goléa «Arma est le Bartók français» mal interprétée, contribue à répandre cette idée que l’élève copie le maître. D’autres iront plus loin en voyant en moi le fils de Kodaly, de Schoenberg, de Webern, de Debussy, de Poulenc, peut-être d’autres encore... mais nous ne dépouillons pas toute la presse musicale pour le savoir. Et cette comédie courtelinesque continuera pendant bien longtemps, resurgissant en 1982, quand mon œuvre «Á la mémoire de Béla Bartók» paraîtra sur disque en Hongrie. En effet, on lira, sur la pochette, dans le texte explicatif, que la ressemblance de cette œuvre avec «Musique pour cordes, percussion et célesta» de Bartók est évidente, et dans l’esprit et même dans le choix des instruments A cela il n’y aura qu’une seule et catégorique réponse : c’est absolument faux. Comment pourrait-on, il est vrai, connaître certaines vérités. Si Bartók a toujours gardé son amitié pour moi, c’est parce qu’il a toujours gardé son estime à la fois morale et musicale pour son ancien élève. Il l’affirme encore, à Paris, en 1939, lors de nos toutes dernières conversations. Mais il y a autre chose : cela n’empêchera jamais le maître d’être franc avec son disciple ; je lui envoyai, pendant quelques années, des copies de certaines de mes nouvelles partitions pour avoir son avis. Et Bartók m’écrivit au cours de ces années qu’il suivait difficilement ma démarche, qu’il voyait dans ces œuvres, une tendance très expérimentale vers l’insolite, sans pouvoir vraiment la définir. Et dans une dernière lettre, à ce sujet, où il exprima une nouvelle fois sa perplexité, il ajouta : «Maintenant, peut-être, j’ai vieilli...». Je fus profondément bouleversé par ces dernières paroles qui ne pouvaient pas ne pas être sincères. Mais je compris aussi que Bartók voulait adoucir ses critiques sachant combien son ancien élève était intègre dans ses créations. Et c’est pourquoi je fus heureux du doute exprimé par mon maître, toujours intègre lui-même, sans compromission. J’aurai, beaucoup plus tard, la preuve que ceux qui me jugent épigone de Bartók se trompent, car il leur faudrait alors douter de la capacité de jugement du Maître qui - dans l’adversité aux États-Unis, pendant la guerre - n’exclut pas son disciple de ses préoccupations, en exprimant son désaccord avec la musique qu’il connaissait de moi. Dans une série de conférences données à Harvard University -Harvard Lectures - sous le titre : « The relation between folk music and art music » et publiées en 1976 par Benjamin Suchoff pour Faber, à Londres, Bartók dit : « ... Je connais un musicien qui est un excellent pianiste. Son nom est Paul Arma et c’est un des mes anciens élèves. Il a été un pionnier de la musique contemporaine la plus audacieuse et, parmi d’autres, a donné, aux États - Unis, des récitals avec exclusivement des œuvres pianistiques contemporaines. Mais ses idées concernant la composition musicale étaient assez bizarres. Par exemple, il a écrit des chants pour voix seule, sans aucun accompagnement bien entendu, dans lesquels des voyelles remplaçaient les mots, en guise de texte. De plus, un de ces chants est basé sur un seul son, répété constamment avec des durées différentes, des crescendo, diminuendo, forte et piano. Vous serez probablement d’accord avec moi, pour penser que la matière, réduite de cette façon à presque rien, est un moyen plus ou moins insuffisant pour la création d’une œuvre musicale de valeur. Cette tendance est semblable dans les Beaux - Arts, en particulier dans la peinture, comme il en sera question plus tard dans cette conférence. Arma a eu une autre idée concernant la composition musicale, cette fois pour orchestre. En effet, il a écrit une œuvre dans laquelle un thème de 8 à 10 mesures est répété sans aucune modification, pendant toute la durée de l’exécution. L’orchestre est divisé en douze groupes d’instruments, chaque groupe jouant le thème à l’unisson. Les groupes, néanmoins, entrent successivement un demi - ton plus haut, jusqu’à ce que tous les groupes jouent simultanément le même thème dans les douze tonalités. Une telle façon de composer est à la fois une sursimplification et une surcomplication. D’aune part, ce n’est pas très intéressant d’avoir un thème joué encore et encore de nouveau douze fois sans le moindre changement. D’autre part, c’est beaucoup trop, pour l’oreille, d’entendre un seul thème joué, en même temps, dans douze tonalités différentes. Selon moi, ce genre d’idées n’a aucun avenir».... Quel meilleur démenti aux propos des critiques ! De Hongrie, en cette année 1949, arrivent deux nouvelles contradictoires : Lors de mon dernier séjour à Budapest, je m’étais trouvé assez souvent en compagnie de Vilmos Tátrai, fondateur du quatuor à cordes du même nom, qui me demanda une œuvre pour sa formation. Je lui remis la partition et le matériel de mon «Concerto» et après avoir lu l’œuvre, Tátrai décida de la travailler pour la jouer en Hongrie. Or, vers la fin de l’hiver, je reçois de lui, une lettre exprimant son regret de ne pouvoir donner suite à son projet : le bureau officiel des concerts lui ayant annoncé «La musique de Paul Arma est interdite»... sans autre explication ! Et pourtant, arrive au même moment, toujours de Hongrie, une autre nouvelle : le «Quatuor Biró» vient de créer à la Radio de Budapest la «Petite suite» pour quatuor à cordes. S’agit-il d’un service différent, où on n’est peut-être pas encore au courant de la décision draconienne frappant ma musique, ou s’agit-il tout simplement de désordre ? Il semble que, là encore, la main gauche ne sait pas ce que fait la main droite. Nos travaux dans le domaine du chant et de la danse populaires nous amènent à côtoyer, en France même, de nombreux milieux d’émigrés, de réfugiés politiques. L’appartement, comme aux beaux jours le «Verduron», deviennent des lieux éminemment cosmopolites. Notre maison a toujours été, d’ailleurs, ouverte à tous, sans discrimination d’origine, de croyance, et cela a permis des rencontres enrichissantes sur le plan humain et sur le plan de notre travail. Quelqu’un nous a fait connaître, il y a quelques années, Omelan Savtchine, un Ukrainien, réfugié politique, remarquable musicien, chef de chœurs, grand connaisseur du folklore de son pays, avec des dons linguistiques exceptionnels. Cette année, nous apprenons à l’apprécier mieux encore. C’est un homme généreux, fidèle, mais austère et très secret quant à son existence passée et à sa vie d’aujourd’hui. Occasionnellement, il se livre un peu et nous découvrons le côté mystique de son personnage. Il nous semble qu’il fait partie d’un groupe qui se livre à des expériences de lévitation. Nous ne cherchons pas à entrer plus avant dans sa vie privée. On nous introduit dans le milieu des émigrés géorgiens du Caucase, installés depuis longtemps en France, surtout à Paris et dans la région parisienne. Nous rencontrons là des hommes qui conservent, intact, l’amour des traditions de leur pays: Khobakhidzé, Abdouchéli, Gogolachvili et tant d’autres qui maintiennent vivant le folklore musical de la Patrie abandonnée. Mon émerveillement est sans borne devant la richesse de la tradition musicale géorgienne, certainement unique dans le monde. Ces déracinés se réunissent pour chanter en groupe à sept voix réelles, ce qu’ils appellent «Chvid khatza», chant collectif spontané réservé aux hommes, surtout lorsqu’ils sont à table, servis par les femmes qui restent debout et ne mêlent jamais leurs voix aux voix masculines. Cette polyphonie vocale contient de l’authentique diaphonie - cette «dissonance» ainsi appelée par les Grecs, au Moyen Age, synonyme d’organum, forme primitive de l’harmonie ou musique à deux ou plusieurs parties. S’y ajoutent une ou deux voix de tête, improvisant d’une manière incroyable, des fioritures vertigineuses d’une beauté irrésistible. Les rencontres ont d’abord lieu chez l’un ou chez l’autre des amis. Et comme je fais partager mon enthousiasme à Roger Dévigne, il devient évident qu’il faut absolument enregistrer ces documents exceptionnels. Malgré les insuffisances de l’équipement technique du Musée de la Parole, des enregistrements sont décidés pour la Phonothèque Nationale, et on me conduit en banlieue, où une propriété a été achetée par la colonie géorgienne et aménagée en maison de retraite pour les plus âgés. Je vis là des heures extraordinaires, non seulement en écoutant mais aussi en observant ces magnifiques visages d’hommes illuminés par la musique. Les enregistrements resteront comme de rares documents remarquables par la beauté des chants. Une géorgienne, peintre de talent, Vera Pagava dont nous suivons assidûment le travail, m’aide pour la traduction des textes. Dans les milieux géorgiens de Paris, je suis accepté comme un frère : on m’a baptisé d’ailleurs affectueusement : Armadzé ou Armachvili ! Nous sommes souvent invités à des fêtes géorgiennes. L’une de ces invitations nous laissera un extraordinaire souvenir, car Edmée sera la seule femme invitée. Dans un appartement élégant du quartier des Invalides, elle se trouve entourée de magnifiques gaillards beaux et sympathiques, ce qui n ’est pas pour lui déplaire ! Le dîner est somptueux, mais nous n’en goûtons pas grand chose, car selon la coutume, le «tamada», porte, à tout instant un toast à la santé de chaque convive et le dîner se passe en lever-assis continuels, en allocutions enthousiastes et en «culs secs» impressionnants, pendant que les serveurs changent des assiettes qui n’ont jamais le temps d’être vidées. Les Géorgiens sont de rudes buveurs, et nous sommes, Edmée et moi, des habitués d’eau et de lait, que les alcools ne parviennent pourtant jamais à déséquilibrer : c’est incompréhensible mais bien pratique pour notre bonne tenue et notre renommée. C’est à une compétition d’un genre différent, moins dangereuse pour l’équilibre, que nous nous livrons, au cours d’une autre soirée géorgienne, avec Serge Lifar qui est à notre table. Il adore, autant que nous, les concombres à la russe et il a une dextérité particulière pour les faire disparaître... Nous ne le laissons pourtant pas gagner ! Paul Rivet qui connaît notre goût pour les arts populaires nous fait rencontrer, chez lui, Marguerite et Raoul Béclard d’Harcourt, chercheurs de grand talent. Leurs travaux reflètent un rare sérieux et beaucoup de noblesse de cœur. Ils ont passé une partie de leur vie au Pérou, en Equateur, en Bolivie à étudier les traditions des Indiens et ont publié le résultat de leurs recherches dans quelques ouvrages fondamentaux : «La céramique ancienne du Pérou», «Tissus indiens du vieux Pérou», «Mélodies populaires indiennes», «L’Amérique avant Colomb» et «La musique des Incas et ses survivances» qui contient en 580 pages, outre la notation de 405 mélodies, une étude musicologique, une étude des instruments de musique des Incas et divers documents d’une valeur inestimable. La compagnie des d’Harcourt, couple uni et simple, nous est précieuse. Je retrouve chez eux ce même respect pour l’expression spontanée des peuples et leur art, que j’avais tant admiré chez Bartók qui n’avait pas hésité à déclarer dans ses notes autobiographiques, que les périodes les plus heureuses de sa vie avaient été celles vécues chez les paysans. Ainsi, très souvent, l’existence nous réserve une nouveauté : relation, lecture, nouvelle gaie, triste ou cocasse. Un coup de téléphone me surprend et me réjouit. Il est d’Ella Winter, la veuve de Lincoln Steffens, l’ami californien des jeunes années. Elle a patiemment cherché ma trace parce qu’elle ne connaissait que mon ancien nom et ce sont des journalistes des «Lettres Françaises» qui l’ont orientée sur la bonne piste ! Nous sommes heureux de nous revoir et Edmée est contente de connaître un témoin des années dont elle a tant entendu parler. Elle me donne des nouvelles de Virginia, remariée, qui a deux enfants et qui a terminé à Chicago, ses études abandonnées au Bauhaus, en Allemagne. Un dernier dîner nous réunit dans un restaurant de Saint-Germain-des-Prés, mais Ella a encore le temps, avant son départ, de me faire rencontrer son ami l’écrivain Richard Wright que j’ai en grande estime. Nous vivons, un peu égoïstement, loin des mouvements du monde et si, lorsque je suis à Paris, je vais régulièrement aux réunions de ma cellule de quartier, ou plus tard, à celle de la Radio, nous ne suivons pas de près, l’agitation autour du procès que Kravtchenko intente en janvier, aux «Lettres françaises» pour diffamation. Nous ne participons pas non plus, à la manifestation de masse de Buffalo, en avril, après la création, par le P.C., du «Mouvement de la Paix» et la réunion de Pleyel que Joliot Curie préside sous la belle colombe de Picasso. Les ruptures avec les inconditionnels du Parti, Mireille, Georges Simon, d’autres, je les ai connues tout au long du parcours que j’ai déjà accompli avec le Parti. Jamais je n’accepterai la rigidité d’un engagement sans frein et sans contrôle. En 1949, encore, j’ai l’occasion de montrer mon désaccord avec le dogme de l’infaillibilité du Parti. A cette date, battent leur plein, les préparatifs pour fêter le 70ème anniversaire de Staline. Un message, à lui destiné, est rédigé par la direction du Parti et distribué dans toutes les cellules pour obtenir l’approbation «volontaire» de tous, avant d’être envoyé à Moscou. Dans ma cellule, comme dans toutes les autres, se déroule la mise en scène prévue : appel des camarades, lecture du texte et mise en demeure d’approuver des phrases dont la conclusion est à peu près la suivante : «... Nous accordons au Camarade Staline notre confiance inconditionnelle. . » . Une nouvelle fois, je trouve ce mot «inconditionnelle» insensé. Nous ne pouvons accorder à Staline une «confiance inconditionnelle» pas plus qu’à aucun autre dirigeant du Parti. Que Staline décide, par exemple, demain, d’envahir un pays étranger, acte impérialiste, contraire aux principes marxistes, devrons-nous l’accepter ? Naturellement, je suis le mouton noir de la blanche bergerie, toujours râleur, jamais content, et mon opposition ne compte en rien. Et toujours fidèle au Parti, à l’idée du Parti, je refuse encore de décrocher ! FANTAISIE. 1949

Nous reprenons, les beaux jours arrivés, nos habitudes, dans la petite maison du vallon, après avoir loué l’appartement à des Canadiens qui travaillent à l’Unesco. Miroka n’est pas désorientée de passer d’une école de banlieue à une école de campagne, elle a des camarades partout et c’est ce qu’elle aime. Robin, lui, toujours facile, abandonne sans regret ses activités de la maternelle, pour retrouver ses chères bestioles de l’herbe et du ruisseau. Tous deux partent passer les vacances à Saint-Briac. Nous voyons souvent, Vera, une cousine de Paul qui vient de quitter la Hongrie et essaie de faire sa place en France. Elle est intelligente, courageuse et sympathique. Elle arrive un jour d’été, au «Verduron», avec deux amis, Hongrois eux aussi, qu’elle veut absolument nous faire connaître : Lola et Alex Kristof. Les Kristof arrivent, eux aussi, de Hongrie avec Valy, la mère de Lola, veuve remariée avec Imre le frère d’Alex, et la vieille maman des deux garçons, «Gizi- mama». Inextricables liens familiaux créés par le mariage des deux frères avec la mère et la fille ! Lola et Alex nous plaisent dès cette première rencontre, nous leur plaisons aussi et commence en ce jour d’été 1949 une belle amitié qui nous liera au long des années. Il y aura des disparitions : Imre et «Gizi-Mama», des départs : New York puis la Californie - où ils nous accueilleront plus tard pour un séjour plein de joies - des naissances, Patricia puis Raymond, les mariages des enfants, de nouvelles naissances. . . La vie ! Notre factrice du «Verduron» qui trouve sans doute assez étrange le goût que nous avons de loger dans la maison, plus de masques africains, de poteries et de tissages que de meubles, nous fait un matin une suggestion - « Vous qui aimez «ça», vous devriez aller voir ce que font les jeunes gens installés au coin de la route de Chartres. Ils habitent là depuis peu de temps et ils fabriquent des pots, des statues, de la vaisselle, des tableaux, du Picasso, quoi ! » L’expression nous enchante ! Des gens qui «fabriquent du Picasso» dans ce village, tout près de Paris par la distance, mais si loin autrement, doivent être d’un commerce intéressant. Je téléphone pour nous présenter et décliner nos qualités de voisins. On est très aimable et on nous invite pour la semaine suivante, lorsque les plâtres seront secs et les travaux d’installation à peu près achevés. Et c est une magnifique soirée que nous passons, à l’orée de la forêt dans la petite maison habitée par un jeune couple hongrois Vera et Pierre Szekely, peintres et sculpteurs, leur camarade français André Borderie, peintre. Dans une autre partie de la maison, logent Jean Weinbaum, un peintre suisse, sa femme et leurs deux enfants. Sur les murs, les témoignages de leur art et déjà de leur évolution. Les pièces sont aménagées avec goût et grande originalité. Celles des Suisses évoquent la chaleur des intérieurs montagnards, la salle commune des Szekely, de Borderie et de Marie une amie, est accueillante avec sa table et ses bancs de bois sombre, au-dessus desquels, sur quelques planches, s’étage la vaisselle exécutée par les trois compagnons : larges assiettes, écuelles profondes, lourds gobelets et pots bruns. Nous nous verrons souvent, ils sont attirés à la maison, par la musique de Paul. Nous les suivrons d’exposition en exposition. La petite communauté vivra quelque temps sans histoire. Puis les inévitables fissures apparaîtront. Vera et Pierre Szekely iront s’installer à Marcoussis avant de se séparer. André Borderie créera, à Senlis, un atelier de tissage. Leurs noms se répandront, tant leurs talents sont grands. Jean Weinbaum habitera quelque temps Orsay, avec sa femme et les enfants, puis s’envolera, seul, vers les États-Unis. Nous jouissons, en cette fin d’été du calme de notre vallon privilégié où le ruisseau miniature entretient une fraîcheur estimable. Les pommes mûrissent, les pêches rougissent, les fleurs d’automne préparent leur orchestration pourpre et or. Depuis plusieurs semaines, nous travaillons fort tous les deux, isolés du reste du monde, dans notre univers de verdures, de fleurs et de fruits. Le piano et la machine à écrire martèlent le silence de la maison. Et tout à coup, le désir nous prend d’abandonner, pour quelques jours, ce superbe isolement laborieux et de partir vagabonder. Mais nous ne pouvons nous absenter plus d’une semaine ; de vrais départs sont proches, avec ce qu’ils exigent de préparatifs, de liquidations, d’achèvements de toutes sortes ; il serait si sage de rester jusque là, dans notre paisible maison des champs... Cependant la fantaisie triomphe vite de la raison, le désir de passer quelques moments avec les enfants, à Saint-Briac achève de nous convaincre. Un article que nous lisons sur l’auto-stop, nous rajeunit de pas mal d’années et nous replonge brusquement dans la période où nous arpentions les routes d ’Europe, sans nous connaître, mais prêts à nous rencontrer. Nos plus-que-quatre-vingt ans à nous deux, s’élancent vers la lointaine Bretagne avec l’esprit aventureux d’antan. De multiples véhicules et d’aussi multiples conducteurs vont nous permettre de découvrir la province de France, la plus proche de notre Paris, il y a quelques années, riche, calme, riante, aujourd’hui assombrie, besogneuse, appauvrie mais où nous rencontrons gentillesse, courtoisie et même chaleur chez des inconnus qui pourraient ne voir en nous que des solliciteurs importuns. De camion en voiture de déménagement, de camionnette en luxueuse voiture, de Jeep en 2 CV., nous ne trouvons que des bonnes volontés. Mantes-la-jolie dont le quartier autour de la cathédrale n’offre plus que pierres abattues et murs en construction est la première vision de ce qui nous attendra tout au long de cette voie encore déchirée de mille blessures où les plaies de la guerre se referment lentement mais où les cicatrices évoqueront éternellement les beautés gothiques et romanes entaillées et blessées. Evreux, et ce qui reste de sa cathédrale et des richesses que cinq siècles y avaient ciselées. Bientôt les «vieilles maisons bancales» que Proust voyait courir prestement au-devant du voyageur, montrant «avec fierté, la rose trémière qu’elles avaient élevée et qui déjà les dépassait de la taille». Caen. Il y aurait trop à en dire. Nous errons dans les ruines, puis par la cité des baraquements provisoires. Nous nous engageons dans le fourmillement de la partie de la ville intacte. Bayeux, miraculeusement préservée prépare dans le calme de ses vieilles rues, sa nuit sereine. Arromanches, et la nuit dans un curieux hôtel vaguement délabré. Visite des plages du débarquement. Un aimable cicérone nous conduit vers Saint-Lô et nous entretient de la région que nous traversons où la sécheresse actuelle apporte mille bouleversements dans des coutumes séculaires. Saint-Lô, ville de petites maisons de bois, vestiges de pierres, merveilles devinées de la cathédrale, dont les pans se dressent sur l’admirable promontoire rocheux, au- dessus du quartier des baraquements. Ce n’est plus la tragédie fumante des amas de ruines, c’est la netteté cruelle des décombres déblayés, le vide de ce qui fut des foyers, la désolation poussiéreuse de ce qui fut une ville de granit et de ciment... C’est jour de marché. La vie est intense et dit le recommencement, le courage et l’espoir. Jusqu’à Villedieu-les-Poêles, les gens affables qui nous prennent, nous expliquent longuement la lutte de 1944 dans cette région et nous disent la vie qu’ils eurent à cette époque du débarquement de Normandie, s’écartent de leur chemin, pour mieux nous montrer et répondre à nos questions. Avranches - Le Mont Saint-Michel. Trop de monde ! Nous fuyons le Mont devenu rabelaisien à l’heure où le lieu de pèlerinage n ’est plus qu’un vaste restaurant où des milliers d’estomacs se réjouissent ! Deux jeunes médecins canadiens qui font leur tour de France nous casent dans leur 4 CV. et après Cancale, sont ravis que nous devenions à notre tour, leurs guides dans Saint-Malo, « beau port de mer », où ils sont venus saluer la statue de Jacques Cartier. Joies des revoir à Saint-Briac pour grands-parents, parents et enfants. Repos et redépart. Mêmes plaisirs, mêmes découvertes qu’à l’aller. Dinan, Dol, compagnonnage avec des petits veaux dans un caisson à claire-voie. Pontorson, Saint-Hilaire-du-Harcouët. Mortain, les champs où de terribles batailles eurent lieu. Des vaches y sont entourées encore de cadavres d’autos et de tanks roussis par le temps, et qui mettent dans le vert du Bocage, des taches de rouille évocatrices des tragiques prises et pertes successives de la ville et de ses environs. Plusieurs cités de planches où fleurissent gaiement capucines et géraniums. C’est là que nous voyons la plus joli signe d’espoir : un jardin aménagé dans les fondations d’une maison détruite, les pierres descellées ont été groupées en rocailles qu’envahissent les floraisons des pétales. Sourdeval - Vire. Un jeune architecte nous pilote, nous contant les difficultés, les laborieux efforts de ces villes qui renaissent lentement à la vie. De nouveau Caen. J’ai envie de revoir la mer. Nous voilà sur la route de Cabourg. Un propriétaire de haras des environs nous fait suivre la côte jusqu’à Deauville : nous lui devons de faire la connaissance de la Toute-Normandie mondaine, avec les détails sur les châteaux et manoirs du coin et leurs propriétaires ! Deauville désertée. Trouville. Pont-l’Eveque. Lisieux. Et le plus intéressant, le plus courtois de nos hôtes déambulatoires, un avocat qui, en route pour les Vosges, tient absolument à nous conduire jusqu’à notre porte, après des heures de conversation animées et passionnantes entre les trois personnages que nous sommes, réunis par le plus inattendu des hasards L’automne venu, nos locataires canadiens partent. Nous plions notre camp d’été, les enfants reprennent leurs habitudes d’écoliers. Nous décidons de louer une des chambres qui, au bout d’un couloir, est bien séparée du reste de l’appartement, à un étudiant, et l’Alliance Française nous envoie Nuccio, un jeune Américain d’origine italienne qui vient travailler avec André Lhote. Il est discret, très timide et sa présence n’est aucunement gênante. Nous nous apercevons bientôt qu’il fuit les présences féminines et après nous avoir demandé s’il peut recevoir des visites dans sa chambre, nous présente celui qui semble être son ami, un très distingué professeur français fort sympathique. Le matin de Noël, alors que sous l’arbre nous découvrons joyeusement avec les enfants, les cadeaux surprises, Nuccio rentre. Nous l’invitons à partager notre joie mais à la vue de notre groupe heureux, il éclate en sanglots, s ’excuse et se réfugie dans sa chambre. Curieux garçon. Avant de nous quitter pour retourner aux États-Unis, il nous invitera avec son ami un soir, au «Schubert». Son ami me fera faire quelques danses mais Nuccio en semble fâché, il reprend donc sagement place à la table. Le pianiste qui a reconnu Paul bavarde avec lui, et moi j’ai l’air de l’idiote entre deux couples d’hommes qui ne s ’intéressent plus à moi ! Lola et Vera me demandent de leur donner des leçons de Français. J’en suis ravie car, ne voulant pas me faire payer pour cela, j’accepte leurs propositions. Toutes deux créent des modèles de couture qu’elles essaient de placer dans des grandes maisons. Aussi, je vais être, cette année, très élégamment habillée avec leurs créations ! Vera amène à une de nos soirées une jeune amie danseuse : Susanna Egri, d’origine hongroise qui vit en Italie et qui va créer plusieurs chorégraphies avec la musique de Paul, pendant les années à venir. J ’ai pris plaisir, cette année, à mettre au point deux recueils de danses pour les petits : FORMONS LA RONDE ! i 15 rondes de divers pays, illustrées par Maguy Sablé et... ET MAINTENANT, DANSONS ! j 19 rondes de France, illustrées par Jacqueline Gaillard, toutes harmonisées par Paul. ... « frais bouquet coloré de jeux, de rondes et de danses, cueilli au long de nos provinces françaises ou à travers les différents folklores d’Europe et même dans le folklore de couleur d’Amérique, dans la montagne ou dans la plaine, près du ruisseau ou dans la lande. L’auteur a vu sur les visages des enfants qui tournaient sur la place d’un village hongrois, sur le visage de petites filles de Suède ou de Grèce, la même joie. Le même éclat était dans leurs yeux que dans ceux des petits noirs qui jouaient avec autant de plaisir à « Gros rat, où vas - tu te glisser » que nos petits Français au « chat et à la souris ». Sur des rythmes différents, un même élan animait les jeunes corps : le plaisir et l’entrain étaient semblables... Edmée Arma a puisé dans ce trésor inépuisable de l’art populaire, des rondes et danses sans doute très anciennes, mais qui, nées du peuple, animées de rythmes clairs et allègres au coin d’un fantaisie, d’une malice ou d’une poésie charmantes, gardent une durable jeunesse ...».

(Éducateurs, Éducatrices, mai 1952)

i 1950. Paris. Fernand Nathan. Illustrations de Maguy Sablé. j 1950. Paris. Fernand Nathan. Illustrations de J. L. Gaillard. 1949-1954 NOUVELLES ACTIVITES

LE PRODUCTEUR D’ÉMISSIONS

MUSIQUES ET RYTHMES D’AUTREFOIS ET D’AUJOURD’HUI. 1949

Pianiste ou compositeur ? Selon certains critiques, ni l’un, ni l’autre ! Heureusement rien ne me décourage. J’ai écrit, en mai, le DIVERTISSEMENT 1600 134 pour trio à cordes et la GERBE FRANCAISE 135, sept chansons populaires pour voix et piano : cette œuvre restera en manuscrit et ne sera jamais interprétée. Ni les éditeurs, ni les chanteurs, ne s’intéressent, en France, à des chants populaires français donnés en concert. Il y a d’ailleurs un exemple bien désolant dans ce domaine : les «Trente chansons bourguignonnes», trente véritables petits chefs-d’œuvre de Maurice Emmanuel, depuis longtemps connus mais jamais chantés. TRENTE ET UN INSTANTANÉS 136 pour piano sont composés en juillet. Il s’agit de trente et un petits morceaux très contrastés, en réalité sans développement : de véritables flashes musicaux. Marc Delau me dit d’eux : « J’ai écouté vos « Instantanés ». Je les aime bien - au moins autant que certaines pièces du Mikrokosmos de Bartók. C’est de la musique ! Et, je crois, ce sera encore de la musique plus tard. Comme le « Carnaval » de Schumann et les « Inventions » du père Bach ! » En août 1949, sont terminés la version POUR QUATUOR ET ORCHESTRE À CORDES 137 du CONCERTO pour quatuor seul composé pendant l’hiver 1946-47 et la SONATE 138 pour violon et piano, une œuvre que j’interpréterai dans de nombreux pays, avec différents excellents violonistes. Sur le thème musical composé en 1933 pour «Secours à nos combattants», repris en 1944 pour «Oradour sur Glane», est écrit, cette année, en hongrois par István Raics A BËKÉÉRT HARCOLNI KELL ! 27b (Il faut combattre pour la paix !). A propos du feuilleton «Naturalisation» commencé en 1938, interrompu par la guerre en 1939, dont le scénario a été repris en 1947 par une collecte de nouveaux papiers qui a demandé deux années, un nouvel épisode a été amorcé pendant cette année 1949 pour aboutir à un refus : motif, «trop grande myopie». Evidemment les yeux du «pétitionnaire» sont encore plus faibles que lorsque l’«engagé» volontaire s’est fait mettre à la porte du bureau de recrutement des étrangers en 1939, comme «inutilisable» pendant le conflit. Inutilisable en cas de guerre ! Inutilisable en temps de paix !.. à quel niveau et pour quelles fonctions se situe l’utilisation des bonnes volontés et des naturalisables ? La question reste à débattre. Mais le «refusé» n’a pas le cœur à la discussion - Français il se sent, donc Français il est -. Il décide presque de s’en tenir là, mais... se connaissant bien, il sait qu’il reprendra le combat... et pas plus tard qu’en 1950... Un autre feuilleton commence pour nous en 1949 : Nous avons décidé de recueillir - d’abord dans la région parisienne - les comptines et formulettes de jeux. Roger Dévigne et le Musée de la Parole mettent leurs locaux et les moyens techniques d’enregistrement à notre disposition, les Inspecteurs de l’Enseignement musical nous encouragent. Alexandre Cellier, Robert Planel. On nous écrit : ... « L’idée que vous avez bien voulu m’exposer dans notre dernière entrevue me paraît extrêmement intéressante... puisque nous ne possédons pas encore de littérature musicale exacte sur les chansons enfantines. En effet, aucune tentative sérieuse n’a encore été faite pour la recherche et la notation des centaines de comptines et formulettes enfantines qui forment une part si importante de notre folklore musical... Il reste à souhaiter que vous puissiez obtenir l’aide matérielle qui vous est indispensable et sans laquelle vos projets risquent malheureusement de rester irréalisables ...». Edmée pousse l’outrecuidance, non seulement à insister pour obtenir sa réintégration à l’Éducation Nationale, mais encore à demander un détachement - «sans salaire», précise-t-elle - auprès du Musée de la Parole, et une allocation de recherches auprès du C.N.R.S. Je fais la même demande d’allocation auprès du C.N.R.S. : on nous oriente vers la Commission de Philologie qui refuse les deux demandes pour 1950-1951. Quant au détachement d’Edmée au Musée de la Parole - toujours appuyé par Maurice Guyot, il est refusé, parce que, écrit le chef du Cabinet du Ministre de l’Éducation Nationale, Monsieur Dirand, toujours prêt à nous épauler lui aussi : « Monsieur le Directeur de l’Enseignement du premier degré éprouve les plus grandes difficultés à pourvoir les classes souvent surchargées de personnel indispensable ». - Ce qui n’empêchera pas la même Direction de l’Enseignement de continuer à discuter le bien-fondé de la demande de réintégration pure et simple !! -. Edmée finira par être réintégrée - avec l’appui du Syndicat - et par «faveur spéciale». On se demande bien pourquoi ! Il paraît que tout aurait été plus simple si elle «avait fait de la prison pendant l’occupation !». L’Administration a de ces arguments ! Elle aura un poste à la rentrée d’octobre, à Clamart, non loin de la maison.

1 34 M.S. inédit. 1 35 M.S. inédit. 1 36 M.S. inédit. 1 37 M.S. inédit. Offert à la Fondation Paul Sacher (Suisse) pour l’anniversaire de Paul Sacher, en mai 1986. 1 38 M.S. inédit. 2 7b 1949. Hongrie. 1950

C’est à partir de 1950 que je deviens à la Radio d’État, producteur d’émissions et cela jusqu’en 1974. Mais il me faut avouer que ce ne sera pas sans lutter. Si pendant plus de vingt années j’ai, en poche, une carte de «Producteur», il me faudra sans cesse me heurter à la sacro-sainte hiérarchie qui régnera à la Radio comme dans toute administration. C’est d’abord grâce à l’amitié et à la compréhension de Paul Gilson que je peux donner en 1950, 1952, 1953, sur «Inter», puis sur la «Nationale» : «Musiques d’autrefois et d’aujourd’hui». C’est le pianiste qui entend se manifester avec cette série. En 1950, encore, je donne les «Rhapsodies noires», sur la «Chaîne Parisienne». Dans «Musiques d’autrefois et d’aujourd’hui», je joue des œuvres de compositeurs anciens et contemporains, quelques- unes en première audition en France. Roland Manuel écrit dans son texte de présentation de ces émissions : « On a tant à se plaindre du déclin de l’humanisme qu’on en vient à oublier les domaines où l’humanisme est encore à créer . Hormis les musicologues spécialisés, qui peut aujourd’hui se flatter de connaître les compositeurs et les répondants spirituels d’un Raphaël ou d’un Montaigne, d’un Erasme ou d’un Cervantès ? C’est à cette carence de l’humanisme musical que Paul Arma nous invite à remédier, en même temps qu’il se propose d’aider notre curiosité insuffisamment satisfaite à l’égard des œuvres contemporaines qu’éloignent de nous l’espace et la singularité des esthétiques...». Et Noël Boyer «dans Radio 50» du 12 janvier, sous le titre, A la recherche des musiques inconnues : « Une nouvelle émission vient de commencer sur la chaîne « Paris - Inter » d’un passionnant intérêt... Paul Arma ayant découvert des musiques absolument inconnues, de compositeurs ( non moins inconnus ) des XIVème, XVème, XVIème et XVIIème siècles, en donne aujourd’hui la primeur aux auditeurs, enrichissant ainsi l’histoire de la musique de documents précieux. Les partitions sont signées de musiciens italiens, anglais, allemands, flamands, néerlandais, russes et hongrois ; c’est dire que la « palette » musicale est riche et variée. Certaines de ces œuvres sont même d’un curieux modernisme : la gamme par tons entiers, par exemple, n’avait déjà pas de secrets, semble - t - il, pour ces étonnants précurseurs... Pendant de longues années, Paul Arma a glané tout ce qu’il a pu trouver. Il a fallu ensuite recueillir toutes ces musiques, les copier d’après des textes marqués par l’âge, et souvent même, les reconstituer avant de les transcrire. Véritable travail de bénédictin, il faut en convenir, requérant ténacité et patience. Aujourd’hui donc, les ondes vont propager ces œuvres enfouies depuis des siècles sous la poussière des temps. Ces émissions feront connaître des musiciens dont les œuvres ne furent jamais - ou presque jamais jouées. Pour les mélomanes et les musicologues, l’intérêt se double encore de l’enrichissement artistique incontestable dû à Paul Arma, qui, en adaptant les partitions au piano, les a mises à la portée de tous : car, il serait malaisé de vouloir les interpréter sur les instruments pour lesquels elles ont été écrites. Passe encore pour l’orgue et le clavecin, mais le luth, le virginal ou le clavicorde ne sont plus guère familiers aux amateurs ! ». Une autre série de treize émissions hebdomadaires démarre encore en février sur la «Chaîne Parisienne» : «Rhapsodies noires». Ce sont les negro-spirituals que j’ai recueillis et enregistrés en 1945. La série est ainsi présentée par André Schaeffner : « Les très beaux chœurs que Paul Arma a recueillis furent chantés par des soldats noirs américains, à l’issue de la dernière guerre. Aucun de ces Noirs n’était musicien professionnel, et même aucun n’avait, comme l’on dit, « appris » la musique. Tous appartenaient à des professions différentes, et en majorité à des professions non libérales. Ces détails prouvent au moins combien la musique chorale reste vivante, chez les Noirs des États - Unis et qu’elle continue de se transmettre oralement. Sans doute cette transmission orale n’est - elle pas absolument pure. Elle comporte en quelque sorte des relais que sont les livres imprimés, où ces chants se trouvent déjà mis en partition et qui servent de base à un enseignement choral dans des universités noires. Mais ces relais ne sont pas si nombreux, tous les Noirs ne fréquentent pas ces universités, tous ne savent pas lire la musique. Et la répétition par les disques ou par la radio exerce une action très différente de celle de la chose imprimée. Rien ne peut expliquer, sinon une tradition orale, que l’exécution conserve encore autant de liberté et fasse penser moins à une reproduction fidèle qu’à une improvisation ou à une variation continue. Ce que l’on croyait uniquement propre à une musique primitive ou à une musique folklorique, qui n’a derrière elle aucun texte écrit, dont le détail est donc variable, se retrouve dans une musique dont le point de départ a cependant été le choral protestant, c’est - à - dire une forme déjà fixée et même très savante. Mais il est arrivé que cette forme enseignée autrefois par des missionnaires à des esclaves ou à des descendants d’esclaves n’a pu être lue par ces derniers. Elle a retrouvé la plasticité d’une forme non écrite. Les Noirs l’ont modelée. Ils l’ont même recréée positivement pour leur usage. Dans sa structure comme par l’esprit qui l’anime, elle n’offre plus que de lointains rapports avec son prototype. Et aujourd’hui même, malgré tant d’occasions qu’elle aurait ou de se fixer ou de se dégrader, il semble bien qu’elle garde son pouvoir de variation et laisse à l’interprète le premier rôle. C’est à cette condition seulement que se conserve une musique populaire ». Les auditeurs reconnaîtront bientôt ma voix de basse qui accompagne les documents sonores de commentaires simples et précis, les situant dans leur environnement ethnique, géographique, sociologique et musicologique. Je serai toujours heureux de recueillir les échos de ces émissions. Le premier me parvient de Genève : ...« J’avais écouté, hier soir, votre émission radiophonique et j’étais fortement impressionné par les paroles qui accompagnaient cette émission. J’ai moi - même chéri pendant longtemps l’idée d’un rapprochement entre les peuples par la voie de la musique qui permet une compréhension immédiate et émotionnelle. Votre émission me paraît assez importante pour qu’elle soit répétée... Le courrier qui, j’en suis sûr, vous parviendra de tous les coins du monde comme réponse à votre sympathique appel va vous encourager, j’espère, de continuer vos efforts dans cette direction... Cette lettre veut simplement vous remercier pour le plaisir que j’avais à vous écouter hier soir et vous encourager... Si jamais vous passez par Genève, faites - moi le plaisir de venir me voir... » (Edmond Breuer) H.P. Grand, écrit dans «Libération» du 21 janvier : « La série d’émissions « Rapsodies noires » s’inscrit dans un cycle d’études du folklore musical grâce auquel l’histoire des peuples se reconstitue dans toute la vérité de ses souffrances, de ses joies, de son labeur, de ses espérances... « Les hommes très près de la nature se contentent dans leurs chansons de peindre exactement ce qu’ils voient » a dit Chateaubriand. Ainsi, les « negro - spirituals », chants populaires des Noirs des États - Unis, reflètent - ils avec la simplicité et la grandeur même de la nature, ce que voient les Noirs, ce qu’ils sentent et ce qu’ils souffrent au milieu du grand océan humain où ils s’isolent... J’ai pu constituer - nous dit Paul Arma - avec des hommes dont aucun n’avait la moindre connaissance musicale, des ensembles, une chorale de 39 hommes et plusieurs quatuors vocaux d’une qualité sans égale. La théorie musicale, l’harmonie, le contrepoint leur étaient inconnus. Mais quels musiciens de nature ils étaient ! Dites bien - tient à préciser Paul Arma - que mes enregistrements sont la traduction fidèle, non « arrangée » des harmonisations naturelles des chanteurs noirs eux - mêmes et que la plupart des « negro - spirituals » de cette collection n’ont jamais encore auparavant été recueillis ni enregistrés ». Cela déclenche dans la presse des réactions très diverses . L’ « Époque» écrit sous le titre : « Trop de communistes à la Radio » : « ... Le prétexte des chants nous a servi deux fois cette semaine à la propagande inspirée du très soviétique « comité anti-impérialiste »... »

Mais l’«Humanité», par la voix de Francis Crémieux, fait un curieux procès à cette radio qui diffuse la voix des Noirs : ... « Oui vraiment, la radio racle les fonds de tiroir et l’on se demande ce que fait la direction des programmes qui double une émission de negro - spirituals de Simon Copans, par l’émission de Paul Arma qui quintuple les émissions d’histoire du jazz,... la radio du demi - siècle s’essouffle ...» La même «Humanité», dans une autre colonne, parle de « la musique au service de l’impérialisme » ! «Opéra», plus calmement, écrit : « Nous tenons à dire un mot de l’émission.... « Rapsodies noires »... Dieu sait si nous devrions être saturés de negro - spirituals. Les deux vertus de l’émission sont en premier lieu d’être analytique, sans pourtant être ennuyeuse, ensuite de ne pas ressasser les thèmes les plus populaires, mais de recherche, au contraire, l’inédit...». Quoi faire ?... Continuer à faire bien ce qu’on a décidé de faire bien, sans se soucier des commentateurs ! Tout en «servant l’impérialisme par ma musique» (sic), je n’en participe pas moins au Gala de Radio Liberté, en mars, à la Mutualité où le même Francis Crémieux a le « plaisir » de présenter le pianiste Paul Arma ! Le même Francis Crémieux que je rencontre encore à une réunion de l’Union des Nouveaux Intellectuels, à la Maison de la Pensée Française, en juillet. Je décris cela avec ironie, dans une lettre à Edmée : « Il y avait beaucoup de monde, naturellement tous les « amis » : de Jouvenel, Crémieux, etc. Elsa a été gentille et cordiale. Il est vrai que la « Bataille du Livre » est réservée aux romanciers, mais qu’importe ! Messieurs de Jouvenel, Crémieux et Cie ont fait de drôles d’yeux en voyant « leur » Elsa bavarder, souriante, avec moi, et Aragon quitter le groupe de ses admirateurs pour venir me saluer avec une cordialité presque...étrange. Moussinac, amical comme toujours. Charles Imbert travaille sur « Han Coolie », qu’il veut chanter à l’arrivée des « Relais de la Paix », aux Arènes de Lutèce, en août. Il voudrait « Le roi avait besoin de moi », d’autres chants encore. Il se rend compte que ce qui s’appelle musique progressiste n’a pas de fore, pas de contact avec les masses, avec la vie...» Nous signons, l’appel de Stockholm pour la paix. Un «Groupe de la Nouvelle Chanson» va être formé pour «créer, interpréter et diffuser des œuvres qui expriment la volonté populaire de paix, d’honnêteté, de gaieté, de travail et de liberté». Je m’associerai au manifeste publié, mais c’est à mes propres préoccupations musicales que je donne le plus de mon temps déjà bien pris par les séries d’émissions. Je participe avec le «Quatuor Parrenin» à un concert public au Studio Washington transmis, en direct, par Paris Inter, où figurent avec deux œuvres de Bartók, deux de mes œuvres : «Petite suite» que joue le Quatuor et «Trois danses populaires» pour violon et piano que je joue moi-même avec Jacques Parrenin. J’interprète encore, dans une autre émission, une série de pièces du «Mikrokosmos» de Bartók. Le 13 avril a lieu, au Théâtre Malibran de Venise, la création sur la «Première sonatine pour piano» du ballet «Scarpette rosse» sur un thème d’Andersen, avec la CHORÉGRAPHIE CH2(57) de Susanna Egri, dont nous avons fait la connaissance l’an dernier. A son tour, Susanna Egri nous fait connaître la critique de danse de «Combat» Dinah Abragam - Dina Maggie -. Cette dernière nous emmène assister aux spectacles des jeunes troupes de chorégraphes, pendant une saison très riche à Paris. Mais le compositeur ne reste pas inactif. Les «Éditions Ouvrières» me demandent pour leur collection «Chantons la comédie» trois œuvrettes musicales, pour les enfants, dont Jean-Lançois écrit les textes : COMMENT L’ÂNE GRIS

C H2(57) FUT SAUVÉ 139, TROIS ORGUEILS FONT TROIS VERTUS 140, et NOCES DU MUGUET 141. Je me suis rendu compte, par les contacts que j’ai avec des ensembles vocaux de l’étranger, que la chanson française traverse peu les frontières. Sans pour autant faire preuve d’un chauvinisme exagéré, j’estime que notre folklore mérite d’être mieux connu. En dépit de l’attitude ridicule de certains folkloristes bien «de chez nous» qui se déclarent seuls autorisés à s’occuper de notre trésor musical populaire et qui dénient ce droit à un «étranger», j’ai - et ce n’est pas par hasard - harmonisé déjà plus de 160 chants de nos provinces, publiés pour deux à cinq voix égales et pour chœurs mixtes à capella. Je songe à une œuvre de grande envergure : elle naîtra en 1952 et parcourra pas mal de pays européens. Parallèlement à des œuvres pour voix, j’ai - comme beaucoup de compositeurs des pays d’Europe Centrale - pris ces mélodies comme bases d’œuvres instrumentales, ma «Sonata da ballo» en est un exemple. Cette année, une ouverture s’offre en Allemagne aux Éditions Schott’s Soehne pour lesquelles je compose : 18 VIEILLES DANSES FRANCAISES 142 pour deux violons et 15 VIEUX AIRS FRANCAIS 143 pour trois violons. Les «Quatre mouvements» pour orchestre à cordes se clarifient, se dénudent, se dépouillent, tout en restant une œuvre aussi complète, pour un violon, un seul alto et un seul violoncelle : QUATRE MOUVEMENTS 144 pour trio à cordes, en juin et juillet. Un processus inverse - solution moins compliquée - est appliquée aux «Trente et un instantanés» pour piano, composés en 1949, qui deviennent une version orchestrée pour un ensemble assez inhabituel : TRENTE ET UN INSTANTANÉS POUR BOIS, PERCUSSIONS, CELESTA, XYLOPHONE ET PIANO.145 Cette œuvre occupe une place quelque peu singulière dans l’ensemble de mon œuvre. Auparavant, comme d’ailleurs depuis, mes œuvres reflètent, en général, une tendance, une démarche, où la forme et la rigueur compositionnelle sont constamment présentes, jusqu’à devenir un facteur assez dominant. Ici, rien de tout cela. Il s’agit de trente et un instantanés, de véritables «flashes», d’événements musicaux fixés au moment même de leur apparition sonore. En d’autres termes : trente et une idées musicales, sans le moindre développement, ni évolution, ni élaboration, ni variation, jetées sur le papier à musique avec leurs structures orchestrales, dans toute leur nudité, dans toute leur spontanéité, dans toute leur fraîcheur, avec une recherche constante de diversité rythmique, mélodique, harmonique, comme celle des timbres dans l’agencement des groupes instrumentaux. Cette œuvre fera l’objet de diverses réalisations scéniques dans lesquelles entreront les «Trente et une formes de l’attente» que Claude Aveline écrira et me dédiera après une écoute, et des œuvres picturales de mon fils Robin. La création d’une CHORÉGRAPHIE CH4(145) de Susanna Egri «Instantanés» aura lieu au Théâtre Alfieri de Turin en 1953. Une CHORÉGRAPHIE CH5(145) de Françoise Saint Thibault «31 Instantanés», sera créée au Centre Culturel de Meudon en 1972. Dans le calme du « Verduron », je trace de nombreuses esquisses pour «Quatre mouvements» pour orchestre à cordes, qui plus tard seront baptisés définitivement : SYMPHONIE EN QUATRE MOUVEMENTS146. Au cours du travail préliminaire, les difficultés surgissent, difficultés ou plutôt problèmes passionnants que connaissent beaucoup d’artistes et dont vient de me parler Picasso en me contant maintes expériences faites autour des fameux taureaux ; ces taureaux apparaissant, au départ, riches en détails précis qu’ils perdaient peu à peu, dans une suite de versions audacieusement simplifiées. Mêmes simplifications d’un dessin que Picasso avait fait pour la couverture de mon œuvre «A la jeunesse» et qui, d’une tête, était parvenu à un regard prodigieux de force. Lorsque Louis Auriacombe qui dirige l’orchestre de Toulouse, lira la partition, il m’écrira, en 1959 : ... « J’ai lu avec un vif intérêt votre symphonie pour cordes et il n’est pas impossible que j’aie l’occasion de monter cette œuvre sans rien pouvoir préciser pour l’instant. Vous savez sans doute combien peu curieux est le public en matière artistique et combien, par cela même, est difficile la mission de l’interprète...». En Allemagne, paraît l’édition allemande de «Chantons les vieilles chansons d’Europe», sous le titre : EUROPÄISCHE VOLKSLIEDER 147 avec toujours les illustrations de Guy Georget et avec les traductions de Fritz Schroder et de Marc André Souchay. Les DOUZE CHOEURS 148 pour voix mixtes a cappella voient le jour en décembre. Ce sont des chœurs d’après des

1 39 1951. Paris. Éditions Ouvrières. 1 40 1951. Paris. Éditions Ouvrières. 1 41 1951. Paris. Éditions Ouvrières. 1 42 1950. Allemagne. Mayence. Editions Schott’s Soehne. 1 43 1950. Allemagne. Mayence. Editions Schott’s Soehne. 1 44 M.S. inédit. 1 45 M.S. inédit. C H4(145) 1953. Italie. Turin. Théâtre Alfieri : « Instantanés ». Chorégraphie de Susanna Egri. C H5(145) 1972. France. Meudon. Centre Culturel. « 31 Instantanés ». Chorégraphie de Françoise Saint Thibault. 1 46 1972. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Couverture de Lutka Pink. 1 47 1950. Allemagne. Ravensburg. Otto Maier Verlag. 1 48 1953. Paris. Éditions Ouvrières. 1964. Paris. Disque D.M.O. 520FM20A. Pochette dessinée par Pierre Soulages. Présentation : Maurice Chattelun 1968 France. Disque I.S.M.A. n°2 : « Chants du Monde » EP1761. « Les Rossignols d’Arlon », thèmes populaires de douze peuples qui vont entrer dans le répertoire de l’«Agrupación Coral de Camara de Pamplona» et seront chantés, pendant de longues années, dans les très nombreux concerts de cet ensemble prestigieux. Plus tard - en 1964 - dans l’interprétation de l’Ensemble Madrigal de l’O.R.T.F., dirigé par Jean-Paul Kreder, ces chœurs paraîtront sur DISQUE D.M.O., avec une pochette dessinée par Pierre Soulages. J’ai l’occasion de voir de nombreux musiciens : Georges Enesco, Joseph Szigeti, Dévy Erlih, Darius Milhaud. Mon travail me conduit à rencontrer écrivains, journalistes, éditeurs et les rendez-vous se multiplient avec Claude Morgan, Paul Gilson, Emile Vuillermoz, Vladimir Pozner, Girodias, Pierre Wurmser, Françoise Giroud. Certains d’entre eux fréquentent la maison. Et j’ai la joie de retrouver Charles Seeger, ce compagnon des années américaines, l’ami de tous les musiciens groupés à cette époque autour de Henry Cowell. Il était alors aimé et hautement estimé par tous pour son impartialité ; il avait le courage d’être indépendant et c’est cette même indépendance qu’il avait appréciée chez moi. Il est devenu depuis de nombreuses années, responsable du département d’ethnomusicologie de la Library of Congress à Washington, où il est aidé par sa femme Ruth Crawford, cette autre fidèle amie que j’avais revue en Allemagne, en 1930. La belle soirée que nous passons, à la maison, avec l’évocation de souvenirs qu’Edmée écoute avec curiosité ! Le Congrès international de l’Unesco auquel participe Charles Seeger, est la dernière occasion qui nous permet de le voir. Nous apprendrons successivement la mort de Ruth en 1953, le remariage de Charles avec une de ses jeunes collaboratrices, puis la nouvelle de son décès, avant de recevoir la visite de Peter, son fils, Peter Seeger le chantre, avec Joan Baez, de la Paix !

« Zu arel op der knoppchen ». 1976 Belgique. Disque : Edwards Records ER30018. « Les petits chanteurs de Lille ». Direction : Bernard Dewagtère : « Somobody’s knokin’at yo doo’ » 1979 Norvège. Disque S.L.P. 1444 Arne Bendiksen : « Que les maris sont bêtes ». Alors que j’avais presque décidé, l’an dernier, de ne plus demander ma naturalisation, impénitent, je reprends la lutte pour la troisième fois ! J’écris à mon vieil ami, Félix Chevrier, en avril : « Vous êtes le premier à qui j’annonce la grande nouvelle ( grande, naturellement pour moi, avant tout ! ) ; la décision est prise, j’ai déposé, hier même, ma demande de naturalisation. Et si je dis « grande », ce n’est, croyez - le bien, pas sans raison intérieure. Je ne fais jamais rien à la légère ( même pas les bêtises ). Et ce n’est pas, non plus, que j’ai hésité à compléter - par une forme administrative - une chose devenue réelle déjà depuis pas mal de temps. Non. Mais il y avait quelque chose, encore inexplicable pour moi, qui m’a empêché. Et tant que cet obstacle intime existait en moi, je ne voulais pas forcer mes propres sentiments. Il y a des moments, des situations dans note vie, où nous pouvons, à la rigueur, mentir aux autres, mais jamais à nous - mêmes. Maintenant, c’est différent. Les années de l’occupation, la lutte en France et pour la France, l’impasse morale et matérielle dans laquelle se trouve ce magnifique peuple français, l’énorme besoin qu’il a de pouvoir rayonner dans le monde entier par sa culture, par sa science, par ses arts, par toutes les valeurs humaines possibles - et encore tant d’autres éléments - ont déterminé mes sentiments, ma pensée, mon avenir. Oh ! en parlant de l’avenir, on n’est, évidemment pas très à l’aise ! Mais j’ai une pensée à ce sujet, et je la conserve pour le moment : j’attends le pire, mais je suis persuadé que c’est le meilleur qui arrivera ! Voyez-vous, je n’y peux rien, je suis et je reste optimiste ». Et Félix Chevrier me répond aussitôt : Mon cher ami, «... J’ai toujours essayé de juger les hommes davantage sur leurs qualités que sur leur origine, et c’est pour cela qu’il m’a plu de vous appeler « mon ami ». Mais je mentirais en vous disant que la nouvelle que vous m’apprenez ne m’émeut pas beaucoup... Je suis trop typiquement français pour n’en être pas flatté...». Avec naïveté, j’imagine que, très vite, je vais devenir Français de droit, comme je le suis déjà de cœur. De multiples papiers sont encore exigés en plus de ceux déjà fournis, après des visites médicales, des radioscopies, des analyses diverses... Je déclare à un centime près le montant de nos revenus de 1949 et je dois encore fournir, alors que j’y suis déjà admis depuis plusieurs années déjà, un Certificat du Président de la Commission d’Epuration de la Radiodiffusion Française précisant que «le nom de Monsieur Paul Arma n’a jamais figuré, depuis la fin de la guerre, sur la liste des personnes interdites à la radiodiffusion» ! Apparemment sain de corps et d’esprit, le toujours «pétitionnaire» est confiant... et si candide ! J’avais dû faire, pour joindre à mon dossier, la liste complète des adresses où j’avais séjourné... un jour ou plus, depuis ma naissance... Cela avait donné lieu à un travail de Titan, qui, compte tenu de mes nombreux voyages professionnels et autres, remplissait plusieurs pages dactylographiées serrées, avec, quand même, des points d’interrogation et des trous ! Je me croyais quitte, mais je suis convoqué à la Préfecture de Police où, me mettant ma liste sous le nez, un inspecteur me demande sévèrement pourquoi j’ai omis mon adresse à Clermont-Ferrand. - « Clermont-Ferrand ? Cela ne me dit rien. » - « Oui Clermont-Ferrand ! Vous avez séjourné à Clermont-Ferrand ! Pourquoi ne l’avez-vous pas mentionné ? » - « Je vous affirme que je n’ai jamais mis les pieds à Clermont-Ferrand. Quand et pourquoi aurais-je été à Clermont- Ferrand ? Et pourquoi cacherais-je ce fait ? ». On ne veut rien me dire de plus, et cela reste un point chargé de doutes dans le dossier. Pendant longtemps, nous cherchons, Edmée et moi, l’arrivée intempestive de cette ville dans ma liste d’adresses... et dans plusieurs mois seulement la lumière se fera. Lorsque la police était venue me cueillir en février 1942, dans l’Atelier, rue de l’Ouest, Edmée avait raconté aux inspecteurs que je l’avais quittée pour filer à l’étranger, m’envoyant comme seul souvenir une carte postale de... Clermont-Ferrand, - avait-elle improvisé -. Ainsi Clermont-Ferrand soigneusement noté alors sur une fiche de police - en pleine occupation - de mythique, devient vérité, l’est toujours et le restera définitivement ! ! ! Que de contrevérités des temps gestapistes farcissent des dossiers de police qu’aucun bouleversement ne viendra jamais nettoyer ! Une nouvelle convocation pour la Préfecture me parvient encore. Plus question de Clermont-Ferrand, cette fois. On me demande mes papiers. Mon portefeuille ouvert laisse voir mon permis de conduire. L’inspecteur s’en empare prestement. - « Vous avez donc une voiture ! » - « Non. » - « Comment non ! Inutile de mentir ! Avec un coup de fil, nous saurons immédiatement la vérité... car vous savez, ici, nous nous méfions beaucoup des gens d’Europe Centrale ! » - ... ? -« Oui, nous nous en méfions beaucoup ! » - « Et vous croyez, Monsieur l’Inspecteur que c’est ici, dans cette maison, que «ces gens» auraient envie de mentir? D’autre part, n’y a-t-il vraiment dans les prisons françaises que des «gens d’Europe Centrale» ? » Conclusion de toute l’affaire, au grand dam du candide «pétitionnaire» : Monsieur le Ministre de la Santé Publique et de la Population va se livrer à un an et quatre mois de réflexions avant de donner, après d’autres péripéties et diverses interventions, sa réponse négative, en juillet 1951. Ainsi le combat devra reprendre ! ! Au début de juillet, prend subitement à Edmée, fatiguée par l’hiver et le printemps agités pour nous, le désir de connaître calme et silence et de vivre quelque temps sans mari et sans enfants. Ceux-ci ont rejoint Saint-Briac. Elle décide alors, pour ne pas faire quand même, de ces vacances, un temps tout à fait vide, d’aller voir de près, ce qu’un journal propose à ses lecteurs comme détente dans un «Village magique», en Autriche. Première expérience de ce genre ! Elle est curieuse d’apprendre comment les Français individualistes comprennent le tourisme collectif. Elle inaugure ainsi avec quelque 150 compagnons de tout poil l’ancêtre - modeste - des « Clubs Méditerranée » qui naîtront plus tard. Comme toujours, elle sait tirer de ce séjour dans une forêt du Tyrol, mille plaisirs qui lui font effacer quelques inconvénients, et ses lettres pleines d’humour me font vivre d’inattendus et joyeux moments. Pendant ce temps de solitude, je suis au calme au « Verduron » je compose, je travaille au piano, je lis beaucoup. J’écris à Edmée : « Au cours de mes « lectures de table », j’ai eu en main pour quelques instants « l’Imposteur » de Jouhandeau. C’est un sale bouquin et ce n’est pas de la littérature, ni de la philosophie, sinon de la philosophie de la décadence, du dégoût. Par contre, quelle merveille : « Emigrants » de Ferreira de Castro ! Tu l’as lu et tu ne m’as jamais parlé de cet homme ! Ca, c’est de la littérature vécue, c’est la vie elle-même, la vie réelle comme la nôtre, comme celle de tous les hommes en lutte pour l’existence. Et quelle puissance. Cette littérature, cet art sont près de l’homme, près de la terre, près de la réalité, de la vie. Ils sont vrais et ils sont beaux. J’ai lu, pour terminer, cette nuit, jusqu’à trois heures. Je n’ai pas pu laisser le livre. Ferreira de Castro a quelque chose de Ramuz, parfois, dans ses descriptions. Il y a des phrases magnifiques qui évoquent la grandeur d’un Ramuz, avec sa description du soleil qui ne revenait pas... !». J’écris aussi quelques articles pour «Randonnées», sur le folklore musical, pour «Arts», sur Bartók. Je passe le 14 juillet en ville : « J’ai passé la journée à Paris. Le matin, par téléphone, Charles Imbert m’a annoncé qu’il chante pour la première fois « Han Coolie », dans des fêtes populaires des rues de Paris le soir. Cela m’a tenté de rester à Paris. Et je suis sorti avec Yvonne. Les fêtes ont eu lieu, mais le pauvre Imbert n’a pu chanter nulle part car on a oublié le piano ! Il est venu, avec son pianiste pour se promener et perdre tous ses cachets » ! L’automne, je visite une Galerie bien située Rue La Boétie et je me mets en tête d’organiser là, une exposition-vente de tous nos recueils. Sans commanditaire, sans impresario, aidés de bonnes volontés toutes bénévoles : celles d’amis et de certains de nos dessinateurs, nous montons dans les diverses salles que la Galerie a mises à notre disposition, une « vaste et originale exposition » - comme l’écrira un journaliste de Radio-Liberté. Originale, elle l’est en effet, nos dessinateurs faisant des merveilles pour présenter les 45 ouvrages, avec « esprit, entourés de fleurs, d’oiseaux, de notes de musique, d’arbres de Noël en papier de couleurs découpés et d’objets populaires, faisant des salles consacrées à cette exposition, une fête des yeux, du cœur et de l’esprit » - lira-t-on dans «Arts». Le «Flâneur des 2 rives», le critique Maximilien Gauthier, appréciera « le contenu poétique qui constitue véritablement un modèle d’efficacité et de bon goût ». Un autre journal parle de nous comme du « couple qui est lui-même « une alliance entre la musique et la danse» » et précise que « jamais auparavant les chants et les danses du monde n’ont été le sujet d’une exposition. Ils le sont à cette occasion d’une façon originale et spirituelle ». Il est vrai que nous nous amusons beaucoup à orner les vastes murs blancs. Jacqueline Gaillard égaye les premières salles de gigantesques fleurs faites avec les pages et les couvertures des livres de danses, fait courir des ribambelles de silhouettes dansantes dans les angles, et découpe un superbe voilier pour «En mer» ; Maurice Tranchant fait surgir dans les branches d’un arbre gigantesque, derrière lequel apparaît une silhouette enfantine, le menu peuple des «Chansons pour Miroka», tandis que Villemot reproduit une palette suggestive au milieu des pages déployées de «Travaillons en chantant», et que Marthe Fauchon entoure ses poupées de la «Malle Merveilleuse» des multiples objets qui en ornent les pages et fait une composition savante de sapins et de flocons de neige pour «Le merveilleux Noël dans la Forêt» et le «Kalevala». Guy Georget fait jouer de la flûte à un berger et parsème, de grands cœurs, les portes des salles. Peynet illustre d’un immense planisphère «Si tous les enfants de la terre» ; des chats, des plantes, des soleils sortis des pages de Jean Effel surgissent un peu partout. L’album «A la découverte du passé» surmonte les touches d’un piano que je dessine. Les Szekely et André Borderie qui sont venus nous aider improvisent des décors pleins d’humour : tonneau, verres, bouteilles et grappe gigantesque pour les «Chansons à boire» oiseaux immenses dont les têtes sont des disques des L.M.J. Les cartes postales de l’oncle Paul glissent dans une boîte à lettres pleine de fantaisie. Le beau paysan de Clavé joue sur sa flûte « Chantons le passé » et le visage dessiné par Picasso pour «A la Jeunesse» semble contempler cette farandole colorée, vivante qui court sur les murs. Nous avons fourni quelques objets populaires anciens : broderies, poteries, instruments qui viennent ponctuer d’authenticité ce débordement de fantaisie. Notre slogan «Rien n’est plus jeune qu’une vieille chanson» s’étire en banderoles au milieu d’envolées d’oiseaux. Ces «Images et rythmes du monde» - comme nous avons appelé l’exposition - « est une fenêtre ouverte par des mains d’artistes sur le vaste monde ». Après une présentation à la presse le 13 décembre, le vernissage a lieu le 14, avec les dessinateurs qui signent leurs ouvrages et les Frères Jacques. La radio est là, un public nombreux aussi, ravi de trouver avant Noël des idées de cadeaux Nous quittons un jour notre exposition pour aller signer nos livres à la «Maison des Lettres» où le «Comité de Défense de la Presse et de la littérature pour les Jeunes» a organisé, sous la Présidence de Charles Vildrac, une Vente-Exposition le 17 décembre. Nous y retrouvons Jean Effel, Madame Lahy Hollebecque, Elsa Triolet, Simone Téry, le Père Castor, et là aussi, nos recueils ont du succès. Emile Vuillermoz titrera joliment dans «Opéra» du 10 janvier 1951 sa critique sur l’Exposition «Éloge du filet à papillons». « La vie musicale parisienne est un étrange cocktail assez malicieusement composé d’événements grossis par une publicité foraine et de manifestations d’un très haut intérêt dont la foule ignore l’existence. Ces jours derniers, au moment où, dans tous les quartiers de la capitale, les afficheurs usaient leurs pinceaux et tarissaient leurs pots de colle pour rassembler les badauds autour d’une gamine de six ans qui allait faire joujou avec une baguette de chef d’orchestre, les musiciens avertis assistaient avec regret à la clôture d’une trop brève exposition de folklore français demeurée fâcheusement confidentielle. Or il est bien évident que la galerie La Boétie rendait, ce jour - là, à la musique un hommage infiniment plus respectable que celui qui lui était offert, avec tant de fracas, à la salle Pleyel par l’orchestre Lamoureux. Cette exposition était, en effet, l’œuvre d’un apôtre, fervent admirateur de l’art français, le compositeur hongrois Paul Arma, pianiste virtuose et chef d’orchestre, qui, armé d’un filet à papillons, a parcouru toute la planète pour capturer au vol les refrains populaires de tous les pays du monde. Quand on saura que Paul Arma est un disciple de Bartók, on comprendra son mysticisme folklorique. L’Europe Centrale et le Proche - Orient ont le culte des vieilles traditions musicales villageoises et leurs plus grands artistes ont exploré, avec une pieuse application, les chaumières perdues dans les montagnes pour y recueillir sur les lèvres d’une aïeule ou sur la flûte rustique d’un vieux berger les échos expirants des fredons de jadis. Bartók et Kodaly, en Hongrie, Kiriac et Braïloiu, en Roumanie et en Bessarabie, ont obéi passionnément à cette vocation de chercheurs d’or, prospectant avec zèle les terrains vierges et collectionnant les pépites sonores qui leur permettaient de reconstituer des chants de travail, des chansons de noces, de funérailles ou de baptême remontant aux siècles les plus lointains de leur histoire. Ces amoureux du passé se sont étonnés du peu d’intérêt que nous attachons à ces problèmes. Or la France est, à leurs yeux, le pays dont le trésor folklorique est le plus varié et le plus abondant de tous, tandis que les Français sont les créateurs et les auditeurs les plus indifférents à cette richesse nationale. Quelques recueils musicologiques et de très rares partitions utilisant des thèmes populaires constituent les seules marques de déférence que nos compatriotes daignent offrir à leurs ancêtres anonymes. Aucune filiation profonde. Il est impossible de découvrir un accent de terroir dans le style de nos maîtres. Alors que les compositeurs espagnols, portugais, italiens, autrichiens, roumains, hongrois, norvégiens, suédois ou russes doivent aux chants populaires de leur sol natal des rythmes et des formules mélodiques aisément reconnaissables qui leur créent un langage ethnique caractéristique, rien ne permet de deviner que Rameau était bourguignon, Berlioz dauphinois, Lalo flamand, Massenet corrézien, Fauré ariégeois, Bizet parisien et Debussy banlieusard. Voilà pourquoi une exposition de folklore musical français présente un intérêt éducatif exceptionnel, surtout lorsque c’est un de nos hôtes qui fait publiquement l’inventaire de notre magnifique héritage. L’effort accompli par Paul Arma est considérable. Ce courageux propagandiste est arrivé à faire éditer, sous une forme attrayante et directement accessible aux enfants et aux jeunes gens, près de cinquante recueils de chants de métier, de Noëls, de chansons paysannes, de marches, d’airs à boire, de danses populaires que de charmantes illustrations en couleurs de Jean Effel, de Peynet et d’Edmée Arma rendent inépuisable de refrains fleurant bon nos vieilles provinces comme certains chefs - d’œuvre inimitables de notre cuisine régionale. Quelques disques complètent ce florilège. Ils sont réalisés avec un goût parfait. La fraîcheur et l’ingéniosité des voix, la simplicité et la franchise du style, l’art subtil des harmonisations qui utilisent sans pédantisme les jeux médiévaux des quartes et des quintes, font de ces enregistrements des modèles du genre. Et tous ces documents étaient présentés avec une ingéniosité décorative et une fantaisie ailée qui faisaient chanter les cimaises et transformaient les salles de cette exposition en volières remplies de gazouillis d’oiseaux. Dans notre grand Paris fiévreux et fracassant les voix frêles et pures de notre passé, les voix chères qui se sont tues ont charmé, pendant quelques jours, les oreilles des connaisseurs. Il est regrettable que cette résurrection n’ait pas eu plus de témoins car l’importance sociale d’un tel effort égale son intérêt artistique. Souhaitons que la leçon n’en soit pas perdue et que nos musiciens retiennent la jolie formule qui voltigeait sur les murailles : « Rien n’est plus jeune qu’une vieille chanson ! ». Ces échos dans la presse nous font plaisir, car un journaliste nous avait charitablement prévenus : ... « Les journaux vivent difficilement et la publicité de Presse est hors de prix. De sorte que les rédacteurs des rubriques d’art ont des instructions formelles de ne donner que le moins possible de copie d’informations gratuites. A moins qu’il s’agisse de noms qui forcent les portes. Vous serez bientôt de ceux - là. Vous n’en êtes pas encore tout à fait. Il y a quand même un autre moyen qui réussit, mais il n’est pas à votre portée : c’est le lunch avec une ou deux vedettes qui chantent. Ce n’est pas dans vos moyens, hélas !... Interrogez vos amis de la Presse communiste. Ils vous diront eux - mêmes quelles difficultés ils rencontrent aujourd’hui à déplacer pour des manifestations d’art leurs confrères de la presse bourgeoise... » Nous sommes d’autant plus heureux d’avoir réussi nos «Images et Rythmes du monde» avec nos propres idées, celles de nos amis, des vedettes les Frères Jacques... qui n’ont pas eu besoin de chanter, et une presse qui a jugé bon - en dépit des pronostics pessimistes - de se déplacer Edmée a repris son activité d’enseignante dans une classe de garnements pittoresques d’une école de Clamart, tout près de la maison de notre chère amie, Madame Poulet, qu’elle revoit maintenant chaque semaine. Elles évoquent ensemble les noires années où nous trouvions là, tant d’affection et d’aide courageuse ! Nous terminons l’année d’abord joyeusement chez Dinah Abragam qui a réuni des amis sympathiques. Mais quelqu’un a l’idée saugrenue d’aller finir la nuit à Montparnasse chez une danseuse géorgienne qui ouvre, à l’occasion du réveillon, son studio de danses, où moyennant finances, on a le droit d’assister à quelques démonstrations chorégraphiques et de s’ennuyer considérablement! Pendant cette année 1950, notre feuilleton «Comptines» s’est poursuivi. Je vois ma demande au C.N.R.S. pour 1952-1953 (je vois loin) refusée une nouvelle fois, tandis que du côté d’Edmée une intervention de Jean Sarrailh, le Recteur de l’Université, n’aboutit qu’à un nouveau refus : ... « Les instructions ministérielles interdisant de procéder à de nouvelles mises à la disposition d’instituteurs, j’ai dû transmettre cette demande, pur décision, à Monsieur le Ministre de l’Éducation Nationale ...» signé David, Inspecteur général de l’Enseignement public. ... mais nous ne saurons jamais rien de la décision de Monsieur le Ministre. Pour cette année, le projet «Comptines» paraissant bien compromis, je me suis lancé dans une entreprise «Éthiopie». En effet, Roger Dévigne aimerait enrichir ses archives. Il dit lui-même : « Nous ne possédons que quelques disques anciens en guèze et en amharique, réalisés au temps déjà lointain du disque à saphir. Ces disques comportent, surtout des chants de la religion abyssine . C’est sans doute insuffisant pour évoquer toutes les traditions orales, tous les chants de travail, de rites familiaux, de rites magiques, de guerre, d’amour, de fête, du peuple abyssin ». Mais là encore et malgré l’appui moral de l’Université de Paris, celui matériel de la Phonothèque Nationale, l’intérêt du gouvernement d’Addis-Abeba lui-même, le projet n’aboutit pas, par manque de moyens financiers. Toujours plein d’idées, j’ai encore envisagé une enquête folklorique dans toute la France, pour le compte de la Radiodiffusion française, comme en témoigne une lettre du 6 juin 1950 à Paul Gilson, alors Directeur de la Radio : « Le folklore musical ( chansons populaires et paysannes, airs de danses, etc. ) encore vivant en France, mais en voie de disparition rapide, n’a été recueilli que, d’une part sous forme de notation musicale et, de l’autre, d’une manière éparse seulement, sous forme de documents sonores. Jamais encore une enquête complète, menée systématiquement dans toute la France, pour la constitution d’archives du folklore musical sonore, n’a été entreprise. Monsieur Maurice Guyot, Secrétaire Général, au nom de Monsieur le Recteur de l’Université de Paris, me charge d’une mission folklorique et me confie la responsabilité d’une enquête qui a pour but de : - découvrir les sources et les éléments dignes d’intérêt ; - organiser une prospection rationnelle, région par région, dans toute la France ; - sélectionner minutieusement le matériel de valeur, du point de vue musicologique, ethnologique, sociologique et linguistique ; - enregistrer sur disques ou sur bandes sonores les résultats de cette prospection ; L’Université de Paris m’assure un appui moral sans limites en établissant les contacts indispensables avec l’Éducation Nationale, les Préfets, les Inspecteurs d’Académie, les responsables syndicaux de l’Enseignement, les Musées régionaux, et tout autre organisme me paraissant utile, mais elle ne dispose pas de fonds nécessaires pour une entreprise de cette envergure. Seule, dans les circonstances économiques actuelles en France, la Radiodiffusion me semble qualifiée pour assurer, à une telle entreprise, les moyens techniques, matériels et pécuniaires indispensables. De plus, son rayonnement puissant représente un gage de succès certain. Certes, une enquête de cette importance nécessite beaucoup de travail, beaucoup d’efforts et beaucoup de frais. Mais sa portée, si elle est menée à bien et avec succès, est immense, et offre d’innombrables possibilités ( à côté du mérite moral d’avoir entrepris cette sauvegarde et cette conservation d’une des richesses du patrimoine de la France) - Constitution d’une Phonothèque Folklorique Française au sein de la Radiodiffusion ; - Création, grâce à cette Phonothèque Folklorique Française, d’une Section ( ou d’un Service ) de Folklore à la Radiodiffusion, Service dont l’absence représente une lacune regrettable, et dont le rôle serait de centraliser les activités traitant du folklore et de contrôler les émissions touchant cette matière ; - Réalisation d’une documentation sonore, permettant d’alimenter les programmes à l’aide d’éléments authentiques du folklore, et de chasser, enfin, tout ce qu’actuellement, on se permet de donner dans de nombreuses émissions, sous cette étiquette. - Organisation d’un vaste échange international de folklore, à l’aide des repiquages effectués d’après les documents sonores recueillis en France, afin de constituer à Paris, à la Radiodiffusion Française, une véritable Phonothèque Internationale du Folklore. - Éditions sur disques durs, dans le programme de la Sofirad, d’une anthologie « La Voix des Peuples », avec les meilleurs et les plus typiques spécimens recueillis au cours de l’enquête. » Pas plus que les autres, ce projet ne verra le jour, mais il sera pourtant remis en question... dans dix ans, en 1960... sans plus de succès. Pourtant, pourtant ! avant d’écrire, l’homme a chanté, il a produit des sons pour communiquer... et s’il est vrai, comme on l’a tant dit qu’en France « tout finit par des chansons», il n’y a rien d’étonnant que les chansons du passé permettent de reconstituer des pages entières de l’histoire de ce pays. La signification du folklore dépasse le problème quelque peu technique de l’harmonisation du chant, à cette seule exception, que ne peut être permise - à la manière d’un Tiersot - la correction des «défauts» des chansons, qui leur enlève leur caractère primesautier. Pourtant il y a, en France, beaucoup d’amateurs de vrai folklore, au cours des années, je récolterai des témoignages multiples venus d’horizons divers. C’est Marc Delau, cette année, avec lequel nous avons toujours d’excellents rapports, aux Éditions Ouvrières qui écrit ces lignes : « A l’origine de toute culture, il y a l’art et les traditions populaires. Que cela plaise ou non à l’esthète sophistiqué de notre temps, il n’est pas de savoir humain, pas de forme ou mode d’expression utilisés par le génie de l’espèce pour se manifester, connaître, traduire ou inventer, qui ne plonge ses racines dans l’humble, géniale et primitive « trouvaille » de l’homme sans titre ni diplôme dont le nom même nous est inconnu... La chanson populaire, rêve et action, musique et poésie tout ensemble, réalise une synthèse admirable que l’opéra italien, la tragédie musicale de Gluck ou l’imposant drame wagnérien ne sauraient égaler en perfection et dont l’éternelle jeunesse se rit de la mode et du temps. Une civilisation millénaire, consciente de son apport, soucieuse d’éviter les voies toujours ouvertes et faciles de la décadence, ne saurait se tracer de nouvelles routes d ’avenir sans introspection, repli, retour momentané et salutaire aux sources vives dont elle est issue. C’est à cela, peut - être que nous devons ce prodigieux renouveau du folklore, et en particulier de la chanson populaire, auquel nous assistons depuis une cinquantaine d’années, sous l’impulsion d’hommes et d’artistes clairvoyants dont on ne saurait trop louer les efforts et l’abnégation. Il y eut d’abord les « pionniers » de la fin du XIVème siècle, dont la recherche vivante « au creux des vallons, aux pentes des montagnes », nous valut une abondante récolte de fleurs incomparables. Mais ces précurseurs ne réussirent pas ( en France, du moins ) à intéresser un vaste public à leur découvertes. Il fallut bien des années pour que l’on s’avisât de la valeur du trésor dont ils ont, au moment opportun, assuré la survie. De nouveaux artistes s’attachent, aujourd’hui, à faire bénéficier de ce legs une jeunesse que le premier soleil printanier pousse, sac au dos, sur les routes, vers les lieux mêmes ou prirent autrefois leur envol ces chants où l’âme des peuples s’exprime et se révèle. Le nom de Paul Arma vient immédiatement à l’esprit quand il s’agit de folklore, de musique et de traditions populaires... Paul Arma ne se contente pas de recueillir, grouper, sélectionner les chants. Il apporte à la présentation de ses ouvrages un soin méticuleux, un souci de perfection qui ne laisse rien au hasard ( mise en pages, choix des caractères, des illustrations, des couleurs, etc. ). Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’ensemble de la collection pour apprécier la sûreté de son goût, l’infaillibilité de son sens artistique dans les domaines les plus divers. C’est qu’avec l’amour de son art, il a, au plus haut point, le respect du public auquel il s’adresse. La jeunesse populaire qui utilise ses recueils y découvre les finesses d’exécution, le détail savoureux dont s’enchante le bibliophile le plus délicat. Doublement éducateur, il entoure les beautés qu’il révèle du cadre le plus propre à les mettre en valeur. Les parures harmoniques dont il revêt un grand nombre de chansons témoignent du même souci, du même respect de l’œuvre originale, dont elles soulignent le caractère. « Quelquefois très audacieuses, elles restent toujours d’une logique intérieure indiscutable dont le côté primesautier s’accorde excellemment avec le texte et en fait de véritables ouvres d’art ». C’est Arthur Honegger qui parle ici et il serait vain d’ajouter quoi que ce soit à cet éloge. Compositeur, pianiste, musicologue, conférencier, Paul Arma dont la puissance de travail et les activités multiples ne sont pas sans susciter quelques « remous », a trouvé dans le folklore la source vivifiante et tonique à laquelle s’abreuvent les forts, les hommes de bonne conscience et de bon vouloir pour qui aucun art, aucune science ne sauraient être que populaires ( au sens le plus étendu et le plus élevé du terme ) ». 1951

Au milieu de janvier 1951, nous participons à une réunion internationale, au Centre pédagogique de Sèvres. C’est l’infatigable Madame Hattingais, Inspectrice générale, qui préside. Nous avons à faire, Edmée et moi, deux communications sur la danse et le chant populaires devant un auditoire de sommités pédagogiques de différents pays. Je suis très surpris, d’être tout à coup interrompu dans mon «discours» ! par une cérémonie qu’on ne m’avait pas annoncée : la remise, par une délégation d’enseignants, d’un cadeau d’anniversaire destiné à cette chère Madame Hattingais... Je ne suis pas très satisfait de devoir attendre la fin des congratulations pour avoir le droit de reprendre la parole et n’apprécie guère le procédé ! Edmée a le privilège d’être écoutée sans interruption... En février, je présente devant des jeunes, rue Férou, dans la salle de la «Maison des Lettres» de l’Université de Paris, une sélection de «Negro-spirituals». Le succès des voix magnifiques est grand chez les étudiants. L’esprit qui règne dans ces soirées organisées par «Présence Universitaire», est si sympathique que nous oublions nous-mêmes, quelques années, au contact de ces enthousiasmes juvéniles. Nous poursuivons parfois la soirée après les concerts en vagabondant dans Paris avec quelques compagnons et nous nous amusons à des plaisanteries de potaches. Un des mieux disposés à être notre complice pour des blagues innocentes est un garçon fort sympathique dont j’ai fait la connaissance au Centre de Documentation américain, après la guerre. Pierre Clément, très sérieux chercheur au Musée de l’Homme qui l’envoie parfois en mission en Afrique, est, dans la vie, un humoriste plein d’esprit. Nous nous plaisons beaucoup en sa compagnie et nous le voyons souvent à la maison, au «Verduron» où il vient parfois passer le week-end. Pendant longtemps, nous le verrons seul, mais nous ferons la connaissance, plus tard, de Madeleine, sa femme, de Martine, sa fille, toutes deux aussi sympathiques que lui. Il me faut trouver le temps de travailler beaucoup le piano car les occasions se multiplient pour moi, de jouer. Le 22 février, c’est pour la Radio, salle Washington, «Quatre sonates» pour violon et piano de Sammartini ; «Sonatine» pour violon et piano de Carlos Chávez et ma «Sonata da ballo», avec encore ma «Sonatine» pour flûte seule, et les «Quinze airs anciens français» pour trois violons, en première mondiale. Au début d’avril, au cours d’un concert de la «Revue musicale», Jean Reculard crée mes «Cinq mouvements» pour violoncelle solo, qui prendront, plus tard, le titre «Sonate» pour violoncelle. En avril encore, à l’École Normale de Musique, au cours d’un concert du «Triptyque», je joue en première audition, ma «Sonate» pour violon et piano, avec Thomas Magyar, d’origine hongroise, installé depuis assez longtemps à La Haye, où il enseigne au Conservatoire, en continuant une carrière de soliste international. Un autre concert est organisé par la «Maison des Lettres», en Sorbonne, avec un programme consacré à des œuvres de Bartók et de moi, présenté par Antoine Goléa. Le public est jeune, attentif, peu avare d’applaudissements. De Bartók, nous faisons entendre avec Magyar, en première audition en France, la «Rhapsodie pour violon et piano » ; le «Quatuor vocal féminin» chante ses «Chansons populaires hongroises», et je joue ses «Huit improvisations» pour piano. Magyar et moi, nous redonnons ma «Sonate» pour violon et piano qui vient d’être créée ; le Quatuor chante plusieurs de mes harmonisations de chants populaires. J’interpréterai très souvent la «Sonate» au cours de mes tournées à l’étranger, avec des violonistes différents, techniquement toujours parfaits et de tempéraments intéressants. Le concert, enregistré par la Radio est diffusé sur l’antenne de Paris-Inter, un peu plus tard dans le mois. Nous organisons, à la maison, autour de Thomas Magyar, avant son départ pour La Haye, une soirée où se retrouvent Antoine Goléa, les responsables de la «Maison des Lettres», les Tansmann, et les membres du «Quatuor féminin». Ce quatuor féminin, vestige d’un double quatuor féminin que j’ai tenté de créer, il y a quelque temps, a de fort belles voix aux réelles qualités musicales. La plus enthousiaste des soprani est la très charmante Jeanne Fort qui se marie cette année avec le Général Jean Badart, tous deux pleins d’esprit et de gentillesse. Après un certain nombre de répétitions très prometteuses, à la maison, il est devenu impossible de réunir régulièrement huit professionnelles, qui ont chacune des engagements et des occupations, plusieurs fois par semaine. L’ensemble s’est vite réduit à un simple quatuor vocal de haute qualité et c’est lui qui participe aux concerts de cette année. Mais les deux voix les plus rares d’un ensemble semblable, mezzo et contralto sont de plus en plus sollicitées ; défilent alors, pour des auditions, nombre de bonnes cantatrices, dont les exigences motivées de cachets élevés, rendent impossible la survie du Quatuor qui malgré le désintéressement de Jeanne Badart et d’une amie, s’éteindra avec l’année. Le Quatuor participe encore, avant sa dispersion, à une soirée consacrée à Tristan Klingsor, organisée par «la Société Internationale de Poésie», dans une galerie, près de l’Etoile, où il chante des chansons populaires hongroises de Bartók, des « Negro-Spirituals » et le chant indien «Ani Couni». Toujours en avril, j’ai une nouvelle fois le plaisir de jouer, sur la «Chaîne Nationale», mes «Douze danses roumaines de Transylvanie», cette fois avec le flûtiste Jean-Pierre Rampal, à qui le responsable des émissions de musique de chambre, à la Radio, demande de préparer, avec moi la création du DIVERTIMENTO N°1 149 que j’ai composé en mars, pour flûte ou violon et piano. Comme tous les musiciens et les mélomanes, j’apprécie l’art merveilleux, le jeu envoûtant, la technique exceptionnelle de Rampal, mais c’est au cours des répétitions, chez moi, puis au studio, que j’apprends à vraiment découvrir ce jeune flûtiste - déjà reconnu par les critiques et qui pourrait être gâté par le succès - simple, naturel, souvent jovial - . Et quand il affirme qu’il aime mon «Divertimento», je sais qu’il dit ce qu’il sent vraiment. D’ailleurs, dès les premières répétitions, je sais aussi qu’il a compris mes intentions, mon langage musical. Il s’établit très vite, entre nous, non seulement une complicité professionnelle mais encore une relation humaine

1 49 1964. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Couverture de Wassily Kandinsky. chaleureuse que le temps, l’éloignement, les modes de vie différents ne terniront jamais. Ce lien, cette compréhension, cette amitié viennent de caractéristiques essentielles, musicales et spirituelles, auxquelles nous nous sommes attachés l’un et l’autre. On se parle, on fait de la musique ensemble comme si on se connaissait depuis toujours. La nature extrêmement généreuse de Jean-Pierre ouvre une phase nouvelle dans ma vie de compositeur et dans la diffusion de mes œuvres pour flûte. Son goût pour ma musique lui fera saisir toutes les occasions qui se présenteront de l’interpréter, en France et à l’étranger. Au fil des années, il jouera mes œuvres pour flûte seule, pour flûte et piano, pour flûte, violoncelle et piano, pour flûte et orchestre à cordes. Il en enregistrera sur disques, en France, en Italie, aux États-Unis, au Japon. Lorsqu’il nous arrivera de partir ensemble enregistrer en Allemagne, nous voyagerons dans la voiture qu’il conduira avec brio et toujours le trajet se fera dans la gaieté. Il aime raconter des aventures savoureuses, il aime aussi m’entendre parler de mes années américaines, allemandes, et surtout de mes relations avec Bartók et avec les compositeurs croisés sur mon chemin. Je l’ai toujours vu gai, et on peut le croire insouciant - ce qui n’est pas le cas. Il aime la gaieté, il aime rire, faire rire et donner de lui une image joviale. Son formidable appétit de vivre ne connaît pas de limite et je ne le verrai jamais, même après de longs trajets, d’éprouvantes répétitions, de courtes nuits, fatigué ou maussade. Il est à l’image de cette plante que Françoise sa femme, et lui, nous apporteront un jour quand ils déjeuneront à la maison, et qui s’enracinera en pleine terre dans le jardin, solide, immuable malgré hivers et gelées, étés et sécheresses, développant imperturbablement ses pousses, montant toujours plus haut ses tiges et ses feuilles, comme lui fait toujours monter plus haut son art et son talent. Il me dira un jour, avec fierté et grande affection qu’il n’a jamais joué aussi souvent les œuvres d’un auteur contemporain que les miennes. Et c’est aussi avec fierté et affection que j’entendrai ces paroles d’un ami et du musicien que j ’apprécie tant. C’était grâce à l’aide et à la complaisance de la Radio, à l’amitié et à la compréhension de Jean Guignebert, son Directeur général, qu’à la fin de 1944 et au début de 1945 j’avais pu enregistrer les «Negro-spirituals», chantés par plusieurs quatuors de soldats noirs américains. En 1950, il y avait eu un projet de publication sur disques de quelques-uns de ces documents très beaux. Après l’accord définitif de Pathé-Marconi, j’avais cru, avec candeur, que tout serait simple. C’était compter sans la bureaucratie lourde, très lourde, de la Radio. Il avait fallu faire demande sur demande, dossier sur dossier, passer par des moments d’espoir et de désespoir, pour enfin, réussir. Et c’est au cours du premier trimestre de 1951 que 2 DISQUES (1) sortent enfin chez Pathé : avec le Quartet «Harmony Four» dans «Who was John?» et «Traveling shoes», le Quartet «Jubilee Four» dans «It’s going to rain» et le Quartet «Secret star» dans «I have a mother». Le succès est tel que le pressage est très vite épuise. En juin, j’éprouve le désir de mettre les très jeunes pianistes en contact avec les mélodies populaires de divers peuples, dont l’expression spontanée est souvent inconnue en France. Je compose pour eux 18 petites pièces pour piano, intitulées LE TOUR DU MONDE EN 20 MINUTES 150 aussitôt publiées par les Éditions Ouvrières. Chacun de ces 18 brefs morceaux est bâti sur un thème authentique du folklore de 18 peuples. Sur la demande de Marc Delau, Edmée dessine une couverture pour cette partition, en utilisant des éléments musicaux et des motifs populaires. C’est en cette année 1951, que je connais un douloureux arrachement ! Je reçois, au début d’avril une convocation laconique de la «Direction de la Surveillance du Territoire», la fameuse D.S.T. de la rue des Saussaies. J’y suis attendu à sept heures du matin, par deux inspecteurs en civil. Après les formalités d’identité, un véritable interrogatoire commence, les questions se succèdent : Que faites-vous ? Pourquoi ? Que pensez-vous de X ? de Y ? Quels sont vos rapports avec tel pays ? tel autre ? Questions prises et reprises sans arrêt, pendant des heures. Au cours de la matinée, deux autres inspecteurs prennent la relève et cela continue. A l’heure du déjeuner, on me permet de me faire apporter un sandwich et une tasse de café. Dans le chapitre des «fréquentations», je suis stupéfait de constater l’apparition fréquente de trois personnages, deux Français et un Hongrois dont le nom est prononcé fort correctement à la hongroise ! Cette maladresse me fait apparaître les fils qui sont tissés d’une manière subtile autour de moi, je ne me trouve plus dans le vague et comprends d’où vient l’affaire. Rassuré, je riposte plus librement, plus agressivement, me hasarde au sarcasme. En fin d’après-midi, je suis «relâché» et quitte le bâtiment pour marcher longuement et méditer sur cet interrogatoire de la journée. Mes pensées me ramènent loin en arrière et me font parcourir le chemin de ma vie jusqu’à ce jour : Dans ma jeunesse, tout en éprouvant la tentation naturelle d’appartenir à un groupe musical, artistique, culturel, intellectuel ou politique, je suis parvenu à farouchement sauvegarder mon indépendance, après l’expérience juvénile et amicale qui, entre 1920 et 1924, à Budapest m’associa pour peu de temps à cinq amis de mentalités et de milieux différents. Il fallut la montée terrible d’un Hitler, pour me convaincre de quitter mon cher isolement et les succès d’une carrière flatteuse, en Amérique, afin d’adhérer au seul Parti réellement et activement antifasciste, auquel je donnai, aussitôt, sans restriction, non seulement ma confiance, mais encore mes forces et mon art. J’eus quand même le réflexe de garder mon esprit critique, que le goût de l’indépendance et de la liberté ne me permit jamais d’étouffer. Mais je ne pus éviter les contraintes, les déceptions et les conflits successifs vécus en Allemagne et en France, avant la guerre où je refusais d’être inconditionnellement inféodé à un Parti qui, contrairement à la doctrine

( 1) 1951. Paris. Disques Pathé P.G.485 et P.G.486. Édition de la Radiodiffusion française. 1 50 1951. Paris. Éditions Ouvrières. Couverture d’Edmée Arma. enseignée, ne pouvait pas « toujours avoir raison » Que d’énergie et de temps perdu en « dialectique » vaine ! Dès la libération, je connus, au sein du Mouvement Hongrois en France en 1945, puis en Hongrie, en 1948, la malveillance, la calomnie. Pourtant, je m’accrochai encore à une image, si éloignée de la réalité à laquelle j’avais consacré des années, qu’elle devenait peu à peu illusion. Depuis mon arrivée en France, où avant la guerre déjà, depuis la libération ensuite, j’ai trouvé ma place, fidèle au Parti, travaillant pour lui d’abord, mais peu à peu, reprenant mon vrai rôle de pianiste, de compositeur qui ne veut plus seulement «chanter le Parti» mais le critiquer s’il le faut, je trouve de moins en moins d’écho auprès de ceux auxquels j’ai tant donné, tant sacrifié. Le paradoxe veut qu’une presse dite «bourgeoise» tienne compte de mon existence, de mes concerts, de mes créations et que la presse de mon parti se taise obstinément. Claude Morgan, Loys Masson veulent ignorer mon nom et mes succès et les «Lettres Françaises» sont muettes sur moi, le plus souvent. Roger Désormière, Serge Nigg, Ilya Hodolenko, Dino Castro sont hostiles à mon adhésion à «l’Association des Musiciens Progressistes» à laquelle Elsa Barraine m’avait convié. Jean Wiener et Charles Imbert ne me témoignent aucune solidarité, une ancienne camarade de la chorale, aujourd’hui responsable à la Radio, me tourne le dos ! Et je réalise brusquement que, non seulement je n’ai jamais pu compter sur la solidarité des camarades, que, maintenant je subis leur hostilité, leur malveillance, mais que surtout ils veulent, à coups de calomnies et d’hypocrisie, détruire quelqu’un en moi : celui qui, de plus en plus, malgré l’enthousiasme de son engagement, doute de l’objectivité du «Parti qui a toujours raison». Cette séance que je viens de vivre à la D.S.T., les noms qu’on y a prononcés, tout cela m’éclaire. Non seulement, on ne veut pas me défendre au sein du Parti, mais pour mieux me détruire on est allé jusqu’à me dénoncer à la Police française. Je rentre à la maison bouleversé mais résolu, conte toute l’histoire à Edmée, puis adressant une enveloppe à A. Lecoeur du Comité central du P.C., j’y introduis ma carte du Parti, déchirée en menus morceaux, avec ce mot : «Ce geste, le seul qui me reste à faire, m’est imposé par l’indifférence qu’on manifeste systématiquement au sein même du P.C. envers ceux qui sont impunément salis et calomniés». Ainsi vingt années de militantisme fervent mais lucide, sont effacées car il n’est pas vrai que les hommes peuvent se tromper mais que le « Parti a toujours raison» ! ! Le sort, si souvent facétieux, voudra que pour la toute première fois, une page entière des «Lettres Françaises» sera consacrée à mon travail, avec des reproductions des couvertures de mes partitions, une critique de la Cantate électromagnétique écrite sur des textes de Michel Seuphor, publiée en disque - avec un titre évocateur «Quand la mesure est pleine» ! un article de Jean Cassou - lui-même mis à l’index après l’histoire avec Tito en 1948 - mais cela en... 1970 et comble d’ironie, dans le tout dernier numéro des «Lettres Françaises» qui vont disparaître ! L’année avait bien commencé pour Edmée et pour les enfants dans leurs écoles respectives. Edmée avait de savoureuses histoires à nous conter le soir, tant ses jeunes ouailles étaient pittoresques ! Miroka se débrouillait fort bien malgré sa scolarité voyageuse qui l’a conduite d’école de banlieue en école de campagne avec quelques périodes en école bretonne. Quant à Robin, son indépendance et son franc-parler enchantaient sa maîtresse de classe enfantine. Il avait déménagé sa table et sa petite chaise dans un coin où il entendait s’isoler et là, il travaillait assidûment « sans qu’on l’embête». Il disait tout haut ce qui ne lui convenait pas : ainsi la maîtresse commentant maladroitement - c’est elle qui va le dire - un dessin qu’un enfant lui remet, barbouillé, pas beau du tout : - « C’est aussi laid qu’un Picasso ! » voit Robin se lever, fâché et l’entend déclarer vertement - « D’abord Picasso, il dessine bien, et puis c’est un ami de mon papa, alors je veux pas qu’on en dise du mal ! » Dès qu’il a su lire, le petit garçon s’est appliqué à déchiffrer les titres des livres de notre bibliothèque. Il s’était arrêté devant : «Bran-tô-me» et se souvenant que je lui avais appris à être courtois, galant avec les femmes, il avait exulté en épelant «La-vie-des-da-mes-ga-lan-tes». « Voilà un livre que je vais lire pour être galant comme papa le veut ! » Miroka complétait ses activités scolaires, par de multiples occupations les concerts des «Musigrains» avec une amie qu’ Yvonne Tiénot nous a fait connaître : Madeleine Brandon et ses deux filles Claire et Agnès, le piano avec Yvonne, la danse avec Arlette Leroy, une jeune chorégraphe, fille d’amis de mes beaux-parents. Tout était ainsi riche et agréable dans la vie que connaissaient la maman et les enfants, quand l’inattendu était venu bouleverser cet ordre harmonieux. Des virages de cuti, signal dont en 1951, on tient compte pour envoyer fille et garçon en préventorium pour plusieurs mois. Exil, à peu près accepté par une Miroka sociable et qui sait partout se trouver des camarades, mais très mal vécu par un Robin si petit encore, si vulnérable. Mais la médecine est là, qui ne transige pas et il a fallu, le cœur gros, accepter la séparation. Nous ne sommes pas, Edmée et moi, les moins malheureux. Chaque dimanche de visite, nous connaissons quelques heures de bonheur, et chaque dimanche c’est la même tristesse au moment des adieux. Et les vacances d’été arrivent. Des amis nous relaient auprès des enfants car Edmée doit absolument partir se reposer. Elle choisit pour cela la plage de Calvi pour y faire l’expérience d’un Camp franco-britannique qui donne lieu encore à de savoureuses descriptions. Pendant ces semaines qu’Edmée passe en Corse, tandis que les enfants terminent leur séjour en préventorium, je fais, en autocar, la route des Alpes jusqu’à Agay où Luck, le Directeur de la «Maison des Lettres», m’a invité à passer quelques jours, dans son camp d’étudiants. Cette escapade me plaît. J’écris à Edmée : « Je suis arrivé à Nice après un merveilleux trajet inoubliable effectué malheureusement sous une pluie torrentielle - pour trouver un temps magnifique. C’était heureux car il n’y avait plus une chambre disponible dans la ville et nous étions des centaines à passer les nuits, sous le beau ciel du Midi, dans des chaises longues sur la plage ou dans les parcs. Ce n’était pas trop mal, car il a fait très chaud, mais pour la toilette du matin, c’était une autre affaire ! J’ai revu les Dévignes chaleureux et hospitaliers, Vence la belle, la Chapelle de Matisse, et j’ai passé une très belle soirée prolongée jusqu’à trois heures du matin, avec deux instituteurs Barboteu et Bens et la fille de Freinet dans la magnifique école de ce dernier. Hier, Vallauris, envahie par des milliers de touristes, mais il y eut Picasso accueillant, gentil, simple comme toujours et comme tous les vrais « grands ». Puis la belle exposition 1951 de céramique, où j’ai remarqué les travaux d’un certain Ozère. J’ai fait sa connaissance par la suite ainsi que celle de la femme poétesse et pianiste, et ils m’ont invité chez eux, m’ont retenu pour déjeuner et m’ont fait passer des moments fort agréables. Après c’était Cannes, terrible, snob, envahi, que j’ai eu hâte de quitter pour arriver ici au camp. Les Luck sont charmants, l’ambiance est sympathique...». Avant les vacances, j ’avais eu plusieurs contacts avec Henri Matisse et avec Lydia, sa secrétaire. Matisse avait accepté de faire un dessin pour la couverture d’un des «Chants du Silence» : celui de Claude Aveline «Chant funèbre pour un guerrier». Le peintre venait d’être très malade. Dès qu’il avait été mieux, j’avais pu lui rendre visite dans son appartement de Montparnasse. Il était encore alité, mais accueillant, loquace, extrêmement chaleureux, sans trace apparente de fatigue. Nous avions parlé de poésie, d’art plastique, de musique évoquant Henri Prunière et la «Revue Musicale» dont le siège était - avant la guerre - au rez-de-chaussée de l’immeuble... - « Il faut quand même que je fasse votre dessin ! » Lydia avait alors apporté sur la table de malade le matériel de dessin et j’avais pu observer avec curiosité le travail du peintre, les mouvements de sa main sur le papier. Travail rapide, précis. Et Matisse m’avait tendu un merveilleux visage - « Ça vous va ? » Emu par la pureté, la transparence de l’œuvre, j’étais resté un moment incapable de répondre. Il avait daté la feuille et dédicace «à Paul Arma». Olivier Alain dira plus tard : « ... C’est un visage aux yeux clos d’une saisissante pureté, pour accompagner un texte que la musique traite en procession funèbre ». Quand Matisse avait appris que je devais partir pour le Midi, il m’avait demandé d’aller voir la Chapelle des Dominicains de Vence, à l’édification et au décor de laquelle il avait travaillé depuis 1948, malgré sa maladie. Il souhaitait avoir les impressions d’un musicien. Comme promis, je visite donc la Chapelle, où je passe de longs moments devant le Chemin de Croix, noir sur le mur blanc, admirant la richesse paradoxalement créée par le dépouillement de l’architecture, et je cherche la mystérieuse source des couleurs, sourdant, en réalité, de la petite cour arrière, sous la tour. Cela évoque la perfection splendide de la nudité d’un corps humain harmonieux. Quand je revois le peintre, à Nice, il est heureux de ma réaction. A Vence, je vais voir la grande fresque de Picasso «La guerre et la paix», revenue récemment d’Italie. Je suis impressionné, mais comparant involontairement l’œuvre à «Guernica», c’est cette dernière que je préfère. Je rends visite à Chagall que je trouve, gai, heureux, miraculeusement jeune, invariablement moqueur et toujours un peu malveillant à l’égard des autres artistes. Quand je lui demande ce qu’il pense de la fresque de Picasso, il me répond, riant sous cape, avec un visage hypocritement grave : - « Oh ! vous savez, douze mètres sur huit mètres... c ’est un très gros travail ! » Chagall m’avait promis un dessin pour la couverture de «Fuero» de Vercors. Il me le donne sur la page arrachée d’un bloc notes. Olivier Alain écrira de «Fuero» : « C’est un court et très beau poème de Vercors qui commente l’absurdité et l’héroïsme de la condition humaine. Il y a, dans la polyphonie systématique de la musique, une saveur vénéneuse qui rehausse le décalage rythmique de la voix et du piano. Amère plaisanterie de la vie... le dessin de Chagall qui y correspond illustre avec cruauté l’une des phrases de Vercors « Nous chuchotons nos conseils à l’oreille des aveugles... et nous sommes seuls...». »

La rencontre avec les jeunes instituteurs et Baboulette la fille des Freinet, à Vence, m’intéresse, et je poursuivrai avec certains d’entre eux, en particulier avec Jacques Bens une correspondance suivie. Les lettres donnent lieu à des échanges de vue francs, de la part de ces très jeunes gens qui n’hésitent jamais à dire le fond de leur pensée. L’un d’eux qui veut écrire des chansons dit à propos de «Han Coolie ». « J’aime beaucoup votre musique. Mais vous devez savoir que je n’apprécie pas beaucoup ce qui a trop de contenu. Ceci s’adresse bien entendu à M. Louis Aragon et non au musicien que vous êtes. Nous faisons B. Et moi des choses dont le contenu se borne à chanter le travail des hommes. Ça nous suffit bien pour notre satisfaction personnelle. Et si, comme je suis en train de l’étudier actuellement, j’écris une œuvre, elle ne chantera la gloire de personne. Simplement mon plaisir d’écrire de la musique. Je pense que je ne suis quand même pas trop « déviationniste ». D’ailleurs pardonnez-moi, mais ça me serait profondément égal. Je veux être sincère avant tout. Et je ne serais absolument pas sincère si je faisais un jour une chanson comme celle qui a remporté le Grand Prix de l’Huma et qui est, entre nous, une belle horreur. J’espère - et d’ailleurs j’ai pu le voir d’après votre « Han Coolie» - que votre conception de l’Art Engagé va plus loin que ces ronflements fantaisistes...». Plus tard, à propos d’un concert que je jouerai, l’ « engagement » sera encore évoqué : «... Permettez - moi cependant une amicale remarque à propos de notre vieille querelle sur l’ « engagement ». José Bruyr dit fort bien dans sa présentation que vous êtes un artiste engagé. Mais il ajoute que cette position se reflète dans toute votre œuvre. Je serais très heureux de savoir par quel critère on peut distinguer que votre musique est engagée et que celle de Milhaud ne l’est pas. Musicalement parlant. Car pour moi, la musique est toujours et seulement de la musique. Si la personnalité du compositeur l’imprègne, ce n’est toujours pas dans le sens de l’engagement. Et pourquoi votre musique n’inspirerait - elle pas des sentiments très bourgeois à M. De Wendel ? Nul créateur ne peut préjuger de la destinée de son œuvre, surtout dans le domaine si subtil du social...». Une autre lettre : « .... Freinet m’a dit que vous comptiez passer prochainement par notre école. Je serai très heureux de pouvoir bavarder avec vous. J’aimerais notamment connaître votre opinion sur les dernières productions de Kosma, en collaboration avec H. Bassis ( que, pour ma part, je trouve, musicalement parlant, exécrables ) et sur les dernières tentatives de musiques concrètes de Schaeffer et Henry. Ces dernières m’amusent beaucoup. Et je dois avouer que je ne puis guère prendre au sérieux des productions qui se titrent « Musique sans titre », « Batterie fugace », ou « Bidule en ut ». Vous me direz que c’est une question de mots. Peut - être. Et il est vrai que les œuvres de ces pionniers ne peuvent guère s’accommoder de l’ancienne phraséologie...». Je ne peux pas laisser passer certaines choses sans y répondre : « ... Combien je suis en désaccord avec vous sur beaucoup de points ! Et combien vous devriez être, vous - même en désaccord avec vous - même, si vous vous rendiez compte de certaines conceptions, comme, par exemple, pris dans une de vos lettres au hasard : « ... Ca me suffit pour ma satisfaction personnelle...». Et là, vous parlez de la musique, de l’art musical ( n’importe comment vous l’appelez, le résultat, le fait reste le même )... Je vous donne ici une phrase d’Elie Faure qui reflète mon opinion : « l’art est la résultante de trois besoins fondamentaux de l’espèce humaine, le « besoin biologique », le « besoin de communion », et le « besoin d’expression ». Et maintenant vous me dites... « Ca me suffit pour ma satisfaction personnelle...». Je trouve tout simplement que c’est terrible. Comment peut - on être aussi a - social ? Je n’aime pas l’égoïsme, je n’aime pas la petitesse... Ai - je vraiment tellement tort ? » Je n’hésite jamais, malgré mes préoccupations, à écrire longuement à ces jeunes qui cherchent avec honnêteté et parfois maladresse, leur chemin : « ... J’ai été très content de vos nouvelles et surtout de celles qui me parlent de votre perplexité, de vos problèmes, de vos hésitations. Je suis ravi que vous soyez perplexe, hésitant, que vous ayez des problèmes. Si vous n’en aviez pas, si vous étiez certain de tout, vous seriez un peu perdu... A propos de Kosma, de Gershwin, de Prokofief... Mais connaissez - vous la littérature musicale du passé et du présent ? Avez - vous déjà réellement étudié les œuvres de tous les compositeurs ? Je suis persuadé, voyez - vous, que vous avez du talent. Mais je suis étalement persuadé, que le talent n’est pas assez pour faire quelque chose dans la vie. Le talent, il faut l’avoir, mais avec beaucoup d’autres choses. Il y a aussi l’amour pour ce qu’on fait ( car, que peut - on faire dans la vie sans amour ? ).Il y a aussi l’assiduité dans le travail ( car, que peut - on faire dans la vie sans assiduité ? ). Il y a aussi la connaissance technique du métier et de la matière ( car, que peut - on faire dans la vie sans la connaissance technique de du métier et de la matière ? ) et enfin, il y a aussi la culture dans la matière, la connaissance tout court ( car, que peut - on faire dans la vie sans culture dans la matière, sans la connaissance tout court ? ). Seule, oui, seule, la synthèse de ces éléments poussés à la perfection à un degré très supérieur, peut donner un résultat valable. Les avez - vous tous ? C’est là, la grosse question ? Maintenant, si vous répondez par « oui » - et vous ne trouvez pas votre chemin, alors il s’agit d’autres choses, peut - être extra musicales, où il faut chercher la raison. Mais si vous répondez par « non », alors votre cas, votre situation, sont sensiblement plus simples et faciles à résoudre : il faut tout simplement s’y mettre pour acquérir le tout. Et dans ce dernier cas, il y a une chose qu’il ne faut pas faire : chercher avec son intellect ce qu’on voudrait faire, chercher théoriquement, sans encore, avoir la possession de la force réelle et pratique de le trouver et de le faire, comme on se met à table, sans réflexion particulière, comme on prend la fourchette et le couteau dans ses mains, sans théories particulières, comme on coupe le morceau de viande, comme on le met dans sa bouche - sans avoir réfléchi avant si on a une bouche - comme on se met à mâcher ( toujours sans examen théorique pour savoir si on a des dents, si elles fonctionnent bien ), à avaler quand c’est bien mâché, à digérer, etc. Etc. Voyez - vous, j’arrive enfin au point crucial de ma critique : vous réfléchissez trop, vous cherchez trop théoriquement, dans le vide, dans l’air, dans l’intellect, au lieu de vous « mettre dans le bain » du travail d’apprentissage sans fin, sans restriction, sans critique presque, sans théories. Le reste vient, soyez - en certain, tout seul. Voici comme je vous vois, comment je vois vos problèmes, sachez bien que, dans la profondeur de la vie, on ne peut pas brûler des stations, il faut y passer en s’y arrêtant. Jamais l’architecte n’existera qui construira le quatrième étage... avant les fondations de la maison, puis les premier, deuxième, troisième, mais jamais il n’y aura de maison non plus, tant qu’il n’y aura que des plans...». J’écrirai à un autre des jeunes animateurs de l’École Freinet : « ... J’ai bien reçu le recueil de Ludovic Cassan qui m’a fait grand plaisir. Malheureusement, et pardonnez - moi pour ma franchise - les harmonisations de V.G. sont d’une pauvreté exceptionnelle, et je suis désolé de voir des documents de cette valeur gâchés de cette manière. Vous savez combien j’aime les travaux des vrais amateurs, combien je ne suis pas sectaire, moi, en tant que professionnel. Mais j’approuve les bons amateurs et non pas les mauvais. C’est également la raison pour laquelle je suis, avec un peu de tristesse, avec beaucoup de regret, les travaux, les publications - dans le domaine de la chanson, de la danse, du Mouvement Freinet. Là aussi - je constate souvent la présence de ce mauvais amateurisme. C’est dommage voyez - vous. Le Mouvement Freinet, que vous et tant d’autres êtres intéressants et de valeur défendez, inspire tellement de sympathie chez nous autres musiciens, qu’il est inconcevable que ce Mouvement soit représenté par des documents insignifiants, parfois inutilisables. Vous pouvez me croire, c’est une critique absolument amicale, bienveillante, inspirée par la sympathie ». Il me répondra : « ... Ce que vous dites au sujet des travaux et des publications de la C.E.L. ( Coopérative de l’Enseignement Laïc) dans le domaine de la chanson et de la danse n’est hélas que trop vrai... Il est certain qu’on pourrait faire beaucoup mieux.... Vos amicales critiques sont très profitables et je ne saurais trop insister auprès de vous pour que vous décidiez de rencontrer à Cannes, Elise Freinet, qui pourra discuter avec vous de tout cela...... J’évoquais plus haut l’incompréhension dont Freinet a tant à souffrir. Ne croyez pas, par exemple que je désapprouve totalement des critiques comme celles de Snyders ou de Garaudy. Elles sont en partie fondées et ont ouvert les yeux à beaucoup de camarades. Le « mauvais caractère » de Freinet ne peut expliquer l’attitude hostile de certains communistes, particulièrement dans les Alpes - Maritimes. Il est certain que si les Freinet ont tenu tête courageusement à toutes les attaques de la réaction et du cléricalisme, ils subissent avec étonnement, avec douleur, les injustices qui leur viennent des membres de leur Parti...». Je rejoins Edmée à Bastia où nous avons diverses personnes à voir, à propos du folklore de l’île, puis, par car et micheline, nous flânons par Vizzavona, Corte, Ponte Leccia où dans un hôtel désert nous passons une extraordinaire soirée avec des conteuses et chanteuses locales qu’on a conviées pour nous. Par Île-Rousse, Calvi, Porto et Piana, nous gagnons Ajaccio et le bateau qui nous ramène à Marseille, étourdis de soleil, de senteurs du maquis et d’impressions nouvelles. Les retrouvailles avec les enfants sont moments de grande joie. Nous les ramenons au «Verduron» où nous passons un heureux mois de septembre. Des «gulyash parties» y réunissent fréquemment nos amis : les anciens sont toujours fidèles et s’y ajoutent de nouveaux car chacun de nous est heureux de faire entrer dans le cercle d’amitié, les gens sympathiques que voyages et travail nous conduisent à connaître. Ainsi s’ajoutent à notre groupe, Roger Savelli dont nous avons fait la connaissance en Corse et qui songe à s’installer définitivement à Paris ; Lucette Sobol et sa fille Jocelyne que nous a présentées Jane Bathori ; Mathilde Siderer, belle voix mais caractère étrange, qui fait partie d’un «trio médiéval» au très beau répertoire. Nous allons entendre Mathilde aux «Oubliettes rouges» où elle chante ; les «Frères Jacques» à la «Rose Rouge». Louis Rondeleux vient répéter mes œuvres, à la maison. Mais j’ai peu composé cette année. Je reprends le papier à musique en septembre, pour le sixième anniversaire de la mort de Béla Bartók, et je termine le DIVERTIMENTO N°2 151 pour flûte ou violon, violoncelle et piano. Sauf pour la structure, l’élaboration, la technique et l’analyse de cette œuvre, mes commentaires, quant aux caractéristiques dominantes de ce 2ème Divertimento, sont les mêmes que ceux que j’ai faits pour le « Divertimento n°1». Ce DIVERTIMENTO N°2 151a plaît tellement à Bernard Galais, alors premier harpiste de l’opéra de Paris, qu’il effectue une TRANSCRIPTION de la partie piano, pour HARPE. L’œuvre dans cette version deviendra une pièce permanente dans le répertoire du Trio Nordmann, comme dans celui de divers trios avec harpe, d’Europe et des États- Unis. Je suis heureux de travailler en octobre sur des Colindes roumaines recueillies par Bartók dont je fais une transcription pour chœur mixte a cappella, qui entrera bientôt dans le répertoire de la célèbre Agrupación Coral de Camara de Pamplona. L’œuvre SUITE DE COLINDES ROUMAINES 152 sera éditée plus tard à Vienne et à New York. Pour préparer et faire avancer la publication des «Chants du silence», je rends visite aux peintres que j’ai choisis pour les couvertures de cette série de mélodies. René Maran m’avait écrit, en novembre 1948 : « ... Vous avez fait de mon ancien appel, par la vertu de votre génie lyrique, un grand cri tragique et désespéré. Le piano qui accompagnait son essor m’a rappelé ces roulements de tam - tams oubanguiens et tchadiens qui ont bercé pendant tant d’années mes rêveries. Merci de m’avoir donné cette joie poignante et sonore. De tout mon cœur : merci ». Je vois Fernand Léger, dont j’aime la peinture, brutale parfois, d’un réalisme sain. «Civilisation» : ‘ l’imprécation de René Maran, clamée à travers une danse furieuse, lui inspirera une composition violente et énigmatique ». (Olivier Alain)

1 51 1967. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Couverture de Carzou. 1 51a 1967. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Couverture de Carzou. 1 52 1959. Autriche. Vienne. Universal Edition. 1959. U.S.A. New-York. Boosey and Hawkes. C’est Eluard lui-même qui choisit André Beaudin pour «Confiance» où « la brièveté oraculaire de l’écrivain a suggéré au musicien un récitatif dont la mélodie se répète comme un reflet circulaire ; l’image abstraite du peintre accentue encore l’impression générale qui est peut - être celle - ci : quoi de plus trouble que l’évidence ?» (Olivier Alain) Aucun sujet idéologique ou politique, n’est abordé avec Beaudin. Il m’est même impossible de deviner les pensées de Beaudin dans ce domaine. Par contre, Eluard n’hésite pas, un jour, à se confier à moi : - « Si je suis membre du Parti, j’en ai assez des bavardages de nos intellectuels. Il me reste heureusement, une fois par semaine, les réunions de la cellule, ici, à Charenton, dans un quartier d’ouvriers où je vois, j’écoute des hommes simples et vrais qui, eux, espèrent sincèrement qu’un futur sera meilleur ». Pour le «Chant du désespéré» de Charles Vildrac - poème admirable - personne n’aurait pu être choisi mieux que Raoul Dufy, dont la sensibilité et l’amour de la musique dominent souvent l’art. Mais ce n’est pas tâche facile d’obtenir sa collaboration, en raison de sa maladie particulièrement triste et dramatique - il mourra bientôt -. A la suite d’un rhumatisme assez ancien, il a subi, aux États-Unis, peu après la découverte de la cortisone, un long traitement qui a complètement déformé ses mains. On lui fixe à la main droite un appareil semblable à celui qu’utilisait Renoir, où l’assistant attache le crayon ou le pinceau. C’est ainsi que je l’avais vu, avec émotion, travailler sur des toiles, et cette fois tracer « une forme affligée aux courbes pathétiques que lui suggèrent les deux phrases émouvantes du « Chant du désespéré » et l’amer récitatif qui les souligne ». (Olivier Alain) La rentrée à peine effectuée dans les écoles respectives : les enfants à Issy, Edmée à Clamart, le rythme de notre vie devient de nouveau accéléré, entrecoupé de quelques «mondanités» : cocktail chez Heugel autour de Jean Cocteau et en hommage au «Groupe des Six», signatures de nos livres dans une librairie de la Rue Monsieur-le-Prince, puis à la mairie du VIème arrondissement, où nous retrouvons Charles Vildrac, Eluard, Jean Effel et d’autres amis, au cours de la vente organisée, comme chaque année. Les enfants ne sont pas oubliés pour autant. Edmée fréquente assidûment avec eux le jeudi, après les leçons de gymnastique, puis de piano chez Yvonne Tiénot, le «Club Cendrillon», au Musée de l’Homme pour les excellents films qu’on y donne. La fin de l’année est illuminée de goûters d’enfants chez les amis et à la maison, de fêtes d’écoles. Edmée et Miroka vont au concert. J’emmène Robin découvrir le Marché aux Puces. Pour la première fois, la grande soeur se fait notre complice pour décorer l’arbre qui va enchanter, le matin du 25 décembre, le petit-Robin-qui-croit-encore-au-Père-Noël et qui a été expédié au lit de bonne heure. Joie habituelle. Les Kristof viennent - porteurs de présents fastueux à la mesure de leur affection. Nous avons invité pour la dernière soirée de l’année une quinzaine de bons amis. Mais, le matin même du 31, une panne du chauffage - qui depuis trois mois avait été rétabli dans l’immeuble - s’annonce irréparable immédiatement. Jeanne Patrimonio, une amie du Cercle International de Jeunesse, qui devait participer à la fête nous offre son appartement Boulevard Saint - Michel. La journée se passe en allées et venues fébriles pour transporter les éléments du festin, en coups de téléphone pour prévenir tous les invités. Et tout s’arrange fort aimablement pour nous permettre de passer une joyeuse fête, où viennent nous rejoindre, après le spectacle des «Frères Jacques», Rolande et Paul Tourenne. LE CONFÉRENCIER 1952

« POËTE DE LA MUSIQUE »

Dès janvier 1952, Il est clair que l’année, une fois de plus, ne sera pas monotone pour nous. Des projets multiples m’assurent des travaux et des réalisations intéressants. Les répétitions commencent et un premier concert radiophonique présenté par José Bruyr, avec un programme de quelques œuvres de musique de chambre est donné le 13 janvier avec Jean-Pierre Rampal, le «Trio d’anches André Dupont», et le «Trio Pasquier» qui crée, en première mondiale les «Quatre mouvements» pour trio à cordes. Un auditeur m’ envoie ces « Impressions fugitives » : « Trois mouvements » pour trio d’anches. Il y a quelque chose de sauvage, des orages, des tempêtes, des intervalles auxquels on n’est pas habitué qui bouleversent et donnent des évocations des rochers abrupts, infranchissables, des mers lointaines, houleuses, noires à l’écume blanche. « Divertimento » pour flûte et piano. La flûte tendre et mélancolique de Rampal plonge l’auditeur dans un doux sentiment et les rares accords au piano enveloppent la musique, les traits brillants qui deviennent suaves sous les doigts de l’artiste et du pianiste créateur. « Quatre mouvements » pour trio à cordes. Quelle œuvre impressionnante ! L’auteur est arrivé à trouver du nouveau dans les sonorités des instruments qui étonnent, qui charment et que les trois instrumentistes exprimèrent magistralement. Les trois premiers mouvements me transportèrent ! A la demande des étudiants, la «Maison des Lettres» me propose de redonner deux soirées avec les Negro-spirituals: le 31 janvier et le 7 février, les belles voix noires obtiennent leur succès habituel. Un concert Bartók-Arma organisé par la «Maison des Lettres» et la «Maison des Sciences» doit avoir lieu le 19 février, à la Sorbonne avec encore Jean-Pierre Rampal, le Trio Pasquier, le violoncelliste Jean Reculard, le baryton Pierre Saugey. Les répétitions se multiplient pour mettre au point la «Rhapsodie pour violoncelle et piano» et les «Quatre chants populaires hongrois» de Bartók - mentionné par un éminent critique comme «maître hongrois du XIXème siècle»! ! le «Divertimento n°1» pour flûte et piano, les «Quatre mouvements» pour trio à cordes - donnés en première audition - et la transcription de la SUITE PAYSANNE HONGROISE 153 de Bartók que je viens de réaliser pour flûte et piano, en janvier. La musique de Bartók, sept ans après sa mort, n’a pas encore gagné le cœur du public français. Parmi les musiciens, son nom est plus connu que ses œuvres. Partout où je passe, partout où je donne des concerts, je fais figurer, au premier plan, dans mes programmes, la musique de Bartók. Je ne cesse pas, non plus, d’attirer sur elle, l’attention des interprètes, en leur confiant des partitions, pour lecture. J’ai fini par convaincre Jean-Pierre Rampal... mais Bartók, dans sa musique de chambre, n’a jamais rien composé pour instrument à vent, exception faite de la clarinette dans «Contrastes». J’ai cherché une solution. En janvier, je me suis mis au travail, et annulant tout le reste, j’ai terminé rapidement la «Suite paysanne hongroise» pour flûte et piano, d’après Béla Bartók (comme l’indique le titre de l’attribution de l’œuvre Bartók-Arma). C’est l’arrangement des «15 chants populaires hongrois», écrits, à l’origine, pour piano. Jean-Pierre Rampal est heureux d’en donner, avec moi au piano, la première mondiale, au cours du concert de février. L’œuvre figurera ensuite, dans les programmes des flûtistes de nombreux pays. Le mois de mars est particulièrement actif. Avec audition de disques, je fais le 14, une conférence, à la «Maison des Sciences», sur Bartók, sa vie, son œuvre. Le lendemain, à la Phonothèque nationale, a lieu - selon l’invitation à la presse : « Une présentation d’une réalisation importante pour la diffusion de notre art musical populaire dans le monde : la première publication à l’étranger ( chez Folkways, à New York ) d’une ANTHOLOGIE SONORE, sur microsillons, du folklore musical de la France - Chansons, danses instrumentales angevines, berrichonnes, vendéennes, corses, orléanaises, provençales, normandes, angoumoises et bourguignonnes. Cette publication FOLK MUSIC OF FRANCE (1) , réalisée avec les cires de la Phonothèque nationale, est accompagnée d’une brochure illustrée, avec notices historiques et musicologiques, analyses musicales, par Paul Arma, chargé de mission par la Phonothèque nationale ...». Les journalistes qui assistent à la présentation s’en font l’écho dans leurs journaux. A cette occasion, je rends hommage à Roger Dévigne : « Il est parmi ceux - combien peu nombreux, hélas, en France ! - qui savent l’importance, qui connaissent la signification non seulement scientifique mais artistique du folklore musical ». De Emile Vuillermoz, on peut lire, dans «Opéra» «Retournons à la terre» : « Notre Phonothèque nationale vient de servir de cadre à une manifestation fort instructive qui ne saurait laisser indifférents les Français qui s’intéressent à la culture musicale de leur pays. Bien entendu, ce ne sont pas nos compatriotes qui ont pris brusquement l’initiative de défendre et d’exalter leur patrimoine national : c’est de l’extérieur que nous arrive cet hommage à l’une de nos richesses spirituelles les plus précieuses. M. Roger Dévigne, directeur de la Phonothèque, a présenté les travaux réalisés par un folkloriste hongrois réputé chargé par le « Folkway » de New York de dresser une carte géographique sonore des chants et des danses populaires de toutes les provinces françaises. Ce folkloriste nous est connu par le zèle qu’il a déjà déployé en faveur des trésors ethniques de notre pays : c’est Paul Arma, élève et ami de Béla Bartók, qui s’est pris de passion pur l’art populaire de chez nous et a fait de la France sa seconde patrie. Car il est devenu « plus royaliste que le roi » et ne cache pas son indignation en présence de l’indifférence dédaigneuse de nos compositeurs à l’égard du folklore français. Ses dix - neuf années de séjour parmi nous, lui ont appris que « dans aucun pays du monde, le folklore n’est traité avec autant de mépris, d’arrogance et de méconnaissance que dans nos milieux musicaux ». Je connais cette réaction pour l’avoir constatée jadis, à mainte reprise, chez les artistes hongrois ou roumains, les Bartók, les Zoltan Kodaly et ce merveilleux explorateur musical qu’est Constantin Braïloiu, le continuateur des recherches de Kiriac. Tous étaient stupéfaits et attristés de voir la France, le pays le plus riche d’Europe en matière de folklore, se désintéresser de ce magnifique héritage. En Espagne, en Russie, en Allemagne, en Autriche et dans tout le Proche - Orient, les compositeurs se sont abreuvés à cette source vivifiante d’inspiration. Peut - on imaginer, observe Paul Arma, un Haydn, un Schubert, un Moussorgski, un Manuel de Falla, un Stravinsky ou un Bartók privés de cet aliment artistique de base ? Chez nous, au contraire, aucun de nos créateurs ne tient compte des enseignements qui lui apportent la voix des ancêtres et l’appel de son sol natal. Le « thème populaire » est parfois admis comme exercice d’école donnant naissance à quelque ouvrage de rhétorique académique mais il n’exerce aucune influence sur notre climat musical. Nos compositeurs n’ont pas la sagesse d’y puiser une leçon de style et d’y apprendre, comme dit Bartók, « le laconisme inégalable de l’expression et la suppression rigoureuse de tout ce qui est accessoire ». Pour réagir contre les excès du romantisme et combattre sa dangereuse « verbosité », nos jeunes réformateurs ont pratiqué toutes sortes de « retours » : retour à Bach, retour à Rameau, retour à Ambroise Thomas, retour au classicisme. Aucun n’a songé, tout simplement, à un « retour à la terre » qui serait, seul, bienfaisant et efficace. Car la France n’a

1 53 1956. Autriche. Vienne. Universal Edition. 1956. U.S.A. New-York. Boosey and Hawkes. Disques : 1956. France. Erato. Stu 70515. RC340. 1967. France. Erato. Stu 70379. « Florilège de la flûte » 1976. U.S.A. New-York. Columbia Records Odyssey Y 33905 ? Italie. R.C.A. 70515. St40 ( 1) 1951. U.S.A. New York. Disque : Ethnic Folkways Library. P.144. Folkways Records. pas un folklore unique : elle en a autant qu’elle compte de provinces et elle offre à ses musiciens des ressources infiniment variées. La chanson et la danse populaire de la Bretagne n’ont aucun rapport avec celles de la Provence, le folklore franc - comtois n’a rien de commun avec celui des Pyrénées et de la Guyenne, l’Artois, la Normandie, l’Ile - de - France, l’Auvergne et le Dauphiné chantent tous d’une façon bien différente. Encore une fois, il ne s’agit pas de pratiquer un archaïsme artificiel et stérile en enchâssant de vieux refrains paysans dans une sonate ou un concerto. Ce serait acclimater dans la musique les naïves recherches de rusticité de nos « hostelleries » parisiennes qui, à grand renfort de chaudrons de cuivre et de pichets d’étain, essayent de « parler patois » aux yeux, avec tant de maladresse. Ce ne sont pas des citations qu’il faut emprunter à nos aïeux, ce sont les lois d’équilibre et des disciplines intellectuelles qui conservent une polyvalence éternelle, et dont, pourtant, les chercheurs inquiets d’aujourd’hui s’écartent de plus en plus, sans s’en apercevoir, pour s’engager étourdiment dans des impasses. Et ce n’est pas seulement au nom de certains dogmes métaphysiques qu’on peut conseiller ce « retour à la terre ». Notre technique moderne en tirerait des bénéfices considérables. Un grand artiste, un grand pédagogue de notre art, Maurice Emmanuel, est mort sans avoir pu faire comprendre à ses contemporains que notre écriture musicale avait été dépouillée de la plus grande partie de ses ressources expressives et picturales en laissant la gamme d’ « ut » détrôner toutes les autres échelles sonores que nous avait léguées l’art populaire du Moyen Age imprégné par le chant liturgique de tous les parfums grisants de l’Orient. En officialisant les deux seuls modes majeur et mineur et en imposant à toutes nos tonalités de gabarit uniforme d’une gamme - standard, nous avons appauvri notre langage, notre grammaire et notre syntaxe. Certes, des compositeurs de génie ont su créer des chefs - d’œuvre avec ce vocabulaire censuré et émasculé, mais on ne songe pas sans mélancolie à tout ce que nous avons perdu en privant leur palette sonore de tous ces tubes de couleur sottement condamnés par des théoriciens à courte vue. Voilà les confidences attristées et attristantes que nous ont faites, à la Phonothèque nationale, les chansons des marins, des laboureurs, des montagnards, des bergers, les refrains de travail des artisans et des ouvriers, les strophes malicieuses, ironiques ou attendries qui nous arrivaient du fond des siècles pour nous rappeler ces vérités premières. Et ne devrions - nous pas rougir d’être les derniers à les comprendre alors que l’univers entier les salue avec respect ? ». Tout le monde n’est pas du même avis. Je reçois la lettre suivante : 18 avril 1952 Monsieur, « On rapporte des paroles que vous auriez prononcées au cours d’une présentation de folklore français enregistré par vos soins pour le compte de « Folkways ». N’ayant pas entendu moi - même les dites paroles, je ne puis évidemment en juger, mais l’on vous attribue des propos désobligeants vis - à vis de vos collègues français et de leur ignorance quant au folklore musical de leur propre pays. Si cela est exact, on sera bien obligé de vous faire remarquer que - en tant de non - Français - vous êtes tenu à une certaine réserve envers ceux qui partagent leur pain avec vous. Au surplus, de telles critiques ne sont pas conformes à la vérité et indiqueraient une ignorance à laquelle je ne puis croire jusqu’à nouvel ordre, étant donnée votre compétence. Je vous serais donc obligé de me faire savoir si vous prenez vraiment la responsabilité de telles paroles ». Je propose un rendez-vous au signataire de ces lignes - non pour un duel - mais pour un échange de vues... mais je n’entends plus rien de lui ! Une lettre plus sympathique et plus objective m’arrive de Marguerite Babaïan, que je connais depuis longtemps pour être si dévouée à l’art vocal. « ... Il m’a semblé que vous regrettiez le peu d’intérêt des musiciens français concernant les chansons populaires. Pourtant je pourrais vous dire le contraire : Debussy, Ravel, Déodat de Severac, Roussel, Vincent d’Indy, Ladmirault, Bourgault Ducoudray, Maurice Emmanuel et tant d’autres qui s’intéressaient passionnément à étudier et à réaliser les chansons populaires... Vous savez que j’ai été la première à Paris et en France de faire un programme de concert entièrement consacré aux chants populaires français, russes, arméniens, géorgiens, basques et j’ai l’indiscrétion de vous dire que cela a eu beaucoup de succès. » Je donne raison à Marguerite Babaïan, car je connais les efforts qu’elle fait dans le même sens que moi, mais, comme elle, je voudrais aussi que nous soyons plus nombreux, non pas seulement à « nous intéresser » mais à divulguer la chanson populaire ! Je fais entendre, à partir du 10 mars, tous les lundis soirs, pendant douze semaines, sur la Chaîne Nationale, de nouvelles émissions de piano, de la série «Musiques d’autrefois et d’aujourd’hui», avec des premières auditions, en France, d’œuvres de compositeurs français, espagnols, allemands, néerlandais des XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles et avec des œuvres contemporaines peu connues de Dane Rudhyar, de Ernst Krenek, de Erwin Schulhoff, de Karol Rathaus, de Béla Bartók, de Zoltan Kodaly. Toujours en mars, je participe au concert public de la Radio donné Salle Erard, au cours duquel j’interprète une nouvelle fois, avec le Quatuor Pascal de la Radio, le «Quintette pour cordes et piano», d’Ernest Bloch, cette œuvre de musique de chambre, de grande envergure, refusant pourtant par son style et son orchestration symphonique, cette étiquette, et que j’avais déjà jouée à la radio en 1946, après l’avoir interprétée avec plusieurs quatuors aux États-Unis. Au cours de mes recherches dans le domaine de la chanson populaire en France, j’ai été frappé par la beauté et la noblesse de la complainte de «Jean Renaud». Parmi toutes les versions, je me suis particulièrement attaché à une version normande, qui s’est gravée dans ma mémoire. Au printemps de cette année 1952, je cède à la tentation de composer, sur le thème de cette version, une œuvre d’envergure pour soli et chœur mixte a cappella. En avril, la partition est terminée et porte le titre symbolique CANTATE DE LA TERRE 154. Le texte commence par « Quand Jean-Renaud de guerre r’vint, tenait ses tripes dans ses mains... » L’œuvre sera créée en première mondiale le 23 mai 1954, au Festival de Musique de Bordeaux, par l’Agrupación Coral de Camara de Pamplona, sous la direction de Luis Morondo. Ensuite et dès la publication par les Éditions Ouvrières, les exécutions se succéderont dans presque tous les pays d’Europe. L’édition sera trilingue : outre le texte original, il y aura une adaptation anglaise d’Elizabeth Poston et une, allemande, de Wally Karveno. La couverture de la partition portera un graphisme de Mondrian. Rien ne peut mieux décrire mes intentions que cet extrait du programme du Festival : « Cantate de la terre... chant de la terre, complainte du terroir. ». « La terre pietà couvrant d’un manteau charitable souffrance et deuil. La terre paysanne labourée par la charrue, d’où naît la vie nouvelle. La complainte de gens simples et héroïques. La mère qui ment par amour. La femme blessée à mort dans son amour et qui refuse de survivre à sa douleur. La terre reçoit ses larmes, et répond dans la complainte du terroir. Espace terrien aux bornes fixées volontairement débordant de sève folklorique, d’où l’emploi des anciens m odes qui, dès le prélude, se présentent, mixolydien d’abord, dorien ensuite. A cappella, donc confiée exclusivement à la voix humaine, cette musique emploie cependant, avec les seuls moyens de la polyphonie vocale, tous les éléments du développement symphonique : exposition du thème, intermèdes quasi instrumentaux ( parties chantées à bouche fermée ), réexposition et coda. La Cantate de la terre, composée en avril 1952, sur l’une des cinquante versions de cette mélodie populaire recueillies par l’auteur, se situe dans l’œuvre de Paul Arma à un tournant que l’auteur a voulu décisif : élément généralement humain, exclusivement sur le plan humain et non sur le plan surnaturel, expression volontairement dépouillée de tout artifice ». Je poursuis mon projet de donner aux partitions des «Chants du silence», des couvertures dignes des poètes qui les inspirèrent. L’un d’eux Jean Cassou - Jean Noir dans la clandestinité, et alors emprisonné à Toulouse - m’écrit après l’audition de «Depuis toujours» sur l’un des «XXXIII sonnets composés au secret» : « ... C’est avec une vive émotion que j’ai écouté hier soir le beau chant pathétique que vous avez fait de mon Sonnet. Il est d’un magnifique rythme, haletant, pressant, qui laisse le cœur en suspens. Et puis, au premier tercet, il y a cette longue plainte douloureuse, cette prière qui s’exhale et qui est vraiment déchirante et très humaine. Je vous remercie du plaisir que vous m’avez procuré et je me sens très fier de l’honneur que votre musique fait à ma poésie...». Je trouve tout naturel de demander à mon ami, si intimement lié avec les arts plastiques, de désigner «son» peintre. Cassou choisit Georges Braque qui accepte avec joie. Je retrouve, dans son atelier à côté du parc Montsouris, le peintre à l’allure d’artisan, l’habituelle casquette sur la tête, accueillant, parlant avec admiration de son ami Cassou. Il demande un petit délai pour le dessin qui est prêt une semaine plus tard ! - « Je suis assez content, dit-il avec modestie. Il vous convient ? » ajoute t - il avec une simplicité désarmante. « Sur le sonnet prolétarien de Jean Cassou, « Depuis toujours », la musique traverse des steppes où alternent la furie des tornades et le calme du gel. L’image initiale de Georges Braque, est génialement disloquée ». (Olivier Alain) Comme souvent, la signature décorative de Braque est assez grande, et pour équilibrer la page, celle de Cassou et la mienne, au lieu d’être en typographie, sont dessinées elles aussi. De cette mélodie naîtra, en 1957, une version intitulée «Cantata da Camera» pour baryton, solo, chœur mixte, orchestre à cordes avec piano, dédiée aux insurgés héroïques hongrois de 1956. J’aime les «Maternités» que Pignon expose cette année, et qu’il prolongera par le thème de «L’homme à l’enfant». Je lui demande de dessiner la couverture de «Notre entente» de Marie Gevers. « Si l’intimité délicate qu’évoque Marie Gevers dans « Notre Entente » est traduite musicalement par une passacaille monodique au piano, la voix se déplaçant à peine entre cinq notes ( simplicité humble et chantante dont les inflexions chromatiques nous entraînent vers l’Europe Centrale autant que la dédicace à Ditta Bartók, écrite au moment de la composition de l’œuvre, pendant la guerre ), la couverture d’Ernest Pignon ( une mère étreignant son bébé ) délivre une arabesque pleine de fougue charnelle : contraste entre l’ardeur de l’évolution plastique et de la discrétion des deux autres arts !». (Olivier Alain) Le choix que j’ai fait de Pignon est un peu machiavélique car le peintre et Hélène Parmelin sa femme, sont encore parmi les plus solides piliers des thèses officielles du P.C. - «Le Parti a toujours raison !» - qui conduisent Pignon, secrétaire des plasticiens «progressistes» à défendre le poulain d’Aragon, Fougeron, maître incontesté du réalisme socialiste imposé à Prague, par Jdanow, en 1948. J’ai avec Hélène Parmelin et Pignon, de virulentes discussions à ce sujet ; je n’ai plus à supporter l’autorité d’un parti avec lequel j’ai déjà rompu, mais heureusement l’estime pour les hommes ne se déchire pas comme la carte d’un Parti et le vrai talent sait résister aux directives. Antoni Clavé, dont les vingt lithographies pour «Chantons le Passé» avaient été fort admirées, dessine la couverture du «Roi avait besoin de moi». « La complainte à la fois sentimentale et révolutionnaire du laboureur qui ne veut pas aller à la guerre, de Fanny Clar,

1 54 1953. Paris. Éditions Ouvrières. 1966. Seconde édition. Couverture de Piet Mondrian. traitée en simple chanson à couplets par le musicien avec beaucoup d’émotion et ce rien d’emphase qui était déjà dans le poème. La couverture d’Antony Clavé nous montre un pittoresque personnage rural, dont la stylisation suppose, comme pour le texte et la musique, une vision très XXème siècle du problème social de jadis ». (Olivier Alain) Nous voyons souvent Estève dans son atelier de Montmartre, rue Lepic, ou chez nous. Il est de ces artistes conscients de leur valeur qui savent rester modestes. Même s’il est sûr du chemin qu’il suit, il a la chance de connaître le doute, et cela apparaît dans les conversations que nous avons. Il choisit de faire la couverture de «Présent» sur le texte de Paul Claudel ; et comme Picasso l’a fait pour la couverture de «A la jeunesse» il apporte une série de dessins, nous demande, à nous, de choisir et généreusement, le choix fait, nous offre le tout. « Un commun sentiment de pastorale mystérieuse accorde au texte claudélien de « Connaissance de l’Est », la douce ligne perpétuelle de tierces de la musique, et la composition végétale touffue de Maurice Estève ». (Olivier Alain) « « Le soleil ne se montrait pas » où la vision cosmique paysanne de Ramuz est servie par une musique lourde et obsédante, est décorée par Léon Gischia d’une image déjà plus abstraite ». (Olivier Alain) J’apprécie le travail de Gisahia aux côtés de Jean Vilar, dans le cadre du «Théâtre National Populaire». J’aime l’homme fin, jovial, cultivé, qui sait parler de tout, et je découvre curieusement en lui une double ressemblance: avec Picasso pour les traits marquants du visage, avec Bartók pour le regard. Gischia en est ravi ! Par une étrange coïncidence, c’est à Gischia que j’ai toujours pensé pour Ramuz, et c’est le texte de Ramuz qui touche le plus Gischia. Il fait un graphisme extrêmement structuré avec une seule exigence : l’impression en rouge. Ces rapports avec les peintres, simples, vrais, fraternels, exempts de toute rivalité, je ne les ai eus jusqu’à présent, avec des musiciens, qu’aux États-Unis avec mes amis compositeurs Henry Cowell, Dane Rudhyar, Charles Ives, Vivian Fine, Carlos Chavez. Rarement avec les musiciens, en Europe, sauf, bien entendu avec Bartók. Il me paraît que la solidarité est plus commune ici, entre plasticiens qu’entre musiciens. C’est sans doute pour cela que je me sens plus à l’aise avec les premiers ! L’Université de Paris m’a chargé de faire, dans différentes Universités de province, une tournée de conférences, organisées par le «Comité Culturel de l’Association générale des Etudiants», sur les «Negro-spirituals». Ainsi s’officialise ma nouvelle carrière de «conférencier» qui me promènera, pendant huit ans en France et à l’étranger ! Le dernier concert donné, à Paris, Salle Erard, le 18 mars, je commence ma tournée. Mes lettres à Edmée, illustrent mes expériences, mes enthousiasmes, mes déceptions ; et la presse, les échos de ces conférences dans ces publics d’étudiants Un des journalistes m’a appelé «Le poète de la musique». C’est bien joli. Et je revois, en écoutant les enregistrements que je fais entendre, les visages amicaux de nos amis noirs : Joe, Harry, Roy, tous les autres... Lorsque je suis parti en tournée de conférences, Edmée a le loisir de vivre une vie plus calme avec les enfants. Ils en sont ravis ! Miroka appelle «la bonne veillée», le moment qu’elle passe avant d’aller se coucher, à lire dans un fauteuil près du bureau où sa maman écrit. Ils écoutent les interviews que je donne dans les différentes radios et quelques concerts pas trop tardifs le soir. Après avoir entendu Gertler jouer Bartók, Miroka se passionne pour un volume sur Bartók plein de photos. Robin, lui, a des préoccupations d’un autre genre : il est tombé en admiration, Gare Montparnasse, devant une locomotive en attente de départ, et le soir, il a convié sa mère à une longue séance de... toilette qu’il a prolongée à plaisir pour «parler de la locomotive» : ils vivent en bonne intelligence, et plus proches les uns des autres parce qu’Edmée a plus de temps pour eux. D’ailleurs un soir, Robin est allé trouver Miroka, lui disant (il y avait eu, je pense, une «grave» discussion entre eux trois avant ) «Maintenant Mamy et moi on est re-copains, alors, je veux l’être aussi avec toi !». Grâce à Gischia qui leur offre sauvent des billets pour les représentations du T.N.P., Miroka qui a fait la connaissance des salles de concerts avec Claire et Agnès Brandon, aux séances des Musigrains, accompagne maintenant au théâtre, sa maman. Et elles assistent, du Prince de Hambourg au Cid, à tous les spectacles où se révèle, aux côtés de Jean Vilar, le jeune Gérard Philippe. Miroka est très étonnée d’être assise parfois à côté de Jean Marais ou de quelque autre acteur, de voir quelque peintre ou musicien venir saluer Edmée. Le public est fidèle à Jean Vilar et c’est toujours une grande joie de voir une belle salle. Elles vont encore à la Comédie Française, avec Lola et Alex Kristof, voir Britannicus. Robin, lui, continue pendant ce temps ses leçons de piano et des cours de gymnastique. Mais bientôt pour compléter la cure qu’ils avaient faite au préventorium d’Yerres, les enfants doivent aller avant Pâques passer un mois dans une maison de repos de Haute-Savoie. Cette fois, ils partent sans crainte, car ce qu’on leur dit de la maison «Bon Accueil» qui les attend, et de la montagne qu’ils vont découvrir, leur semble plaisant. Ainsi notre bonhomme ne connaîtra pas les gros chagrins de l’an passé. Les enfants partis, joyeux, pour «Bon Accueil», Edmée a l’occasion de partager une voiture avec des camarades qui font pendant quinze jours un beau voyage en Espagne. Elle m’écrit encore avant son départ, combien elle est heureuse des succès de ma tournée, et à propos des reproches qui m’avaient été faits, l’an passé, sur mon tiède rôle de «militant» par mes camarades de la cellule de la Radio que je fréquentais encore : « Je crois que ce public de jeunes est le meilleur qui soit, le plus important, le plus nécessaire à toucher. J’ai failli écrire à Paulette L. En lui envoyant des extraits de presse et en lui demandant si là n’était pas le vrai travail à faire, en dehors de toute politique. En restant toi, à ta vraie place, celle que tu n’aurais jamais dû quitter et dans ce rôle d’humaniste qui fait plus pour la grande idée du rapprochement des peuples et des races que les innombrables discours, collectes, discussions de ceux que tu sais. Je voudrais tellement prouver, avec ces expériences nouvelles, encore prouver aux autres, qu’ils ont tort et que c’ est toi qui a raison. Je crois que maintenant, ce sera plus facile de faire quelque chose, en province, comme pianiste. Les difficultés sont grandes pour tout le monde : j’ai eu, de Rolande Tourenne un coup de fil ; Paul avait essayé de nous joindre pendant les trois jours qu’il a passés à Paris. Il revenait de Turquie et du Liban et partait pour trois semaines à New York, six semaines à Montréal. Mais « les Jacques » gagnent l’Amérique à leurs propres frais et ont aux U.S.A. et au Canada, un cachet juste suffisant pour couvrir leurs frais de séjour ! Tino Rossi et Gréco partent dans les mêmes conditions. « Les Jacques » ont accepté ces conditions lamentables pour entrer en contact avec l’Amérique du Nord. Mais cela explique encore mieux la situation du soliste, du virtuose qui touche un public restreint. « Les Jacques » n’ont eu leur visa que la veille de leur départ et Paul, en particulier, a été longuement questionné sur son activité aux Auberges de Jeunesse ! ... » ( Le Mac Carthysme sévit aux U.S.A.). La tournée en province terminée, les activités habituelles reprennent. Concert avec le «Quatuor Pascal» et Rondeleux à la Garden Party de «l’École Normale Supérieure» de filles. Au Théâtre Fontaine, une Conférence illustrée de Negro- spirituals pour les «Jeunesses Musicales de France», et je continue à récolter d’admirables chants géorgiens. Le colonie géorgienne de Taverny où Guy Gogolachvili m’a introduit, m’accueille toujours avec l’hospitalité et la gentillesse qui caractérisent ce peuple. Pour diverses revues, j’écris des articles sur les sujets qui me passionnent : « Le folklore, ce paria »; « Béla Bartók que j’ai connu » « La musique populaire de France » Edmée semble bien heureuse de cette activité. Elle me laisse le matin, à la maison, prêt à accueillir mes amis musiciens, pour les répétitions. Et lorsqu’elle me fait cette simple réflexion : - « Ca commence à aller bien pour toi ! » Je suis presque ému en lui répondant - « Tu ne peux imaginer ce que cette petite phrase et son vrai contenu représentent pour moi ! Je travaille sans arrêt... mais il y en a beaucoup comme cela. Par contre il n’y en a pas beaucoup à qui leurs femmes laissent la liberté d’action et de pensée dans leur art. Quand je pense à X, à Y, à d’autres si nombreux qui ne doivent pas faire ceci au cela, quand ça ne rapporte pas d’argent, par exemple, alors j’apprécie mon bonheur à moi, j’apprécie ma liberté à moi. Et plus encore, tu sais te réjouir de mon succès, d’une manière désintéressée, pour le succès lui-même, pour la joie que me donne l’écho des hommes autour de moi, même quand ces travaux ne rapportent pas d’argent... et même en demandent ! J’ai, je le sais une grande chance avec toi, et c’est là justement que je trouve ce bonheur que beaucoup d’autres ne connaissent jamais ». Quand les enfants repartent en Haute-Savoie, nous passons d’abord quelques semaines de repos et de travail au «Verduron» que nous abandonnons ensuite - comme nous avons l’habitude de le faire - à des amis qui aiment notre coin - pour gagner l’Autriche. On nous a vanté les charmes de l’«Oëtztal» et surtout d’une station assez haut perchée «Vent». L’hôtel retenu ne nous plaît guère : trop grand, trop sophistiqué pour ce site magnifique et la chère y est maigre ! Le personnel trop stylé nous semble incongru dans cette immense bâtisse qui dépare le modeste village montagnard. Le matin du premier août, nous nous réveillons dans un paysage enneigé. Nous décidons de descendre un peu plus bas et nous trouvons, à Sölden, exactement ce qui nous convient : une confortable et modeste pension qui nous accueille pour les repas et nous envoie loger dans une ferme pittoresque. De là nous faisons de longues marches dans les hameaux et les alpages et nous enrichissons considérablement la collection d’objets populaires que nous avons commencée. La chasse est amusante, il nous arrive de retirer d’un poulailler, la belle écuelle de bois qui y finit ses jours au milieu du grain éparpillé par la volaille et d’obtenir de la paysanne qu’elle nous en fasse don - lorsque nous parlons d’achat, elle se moque carrément de nous ! On finit par nous connaître et on nous signale ce qui peut nous intéresser car on a vite compris que nous ne sommes ni antiquaires, ni brocanteurs. On ne comprend sans doute pas ce qui nous pousse à rechercher des choses «Si vieilles et si abîmées». Moules à beurre, mesures à grains, cuillères à lait, on veut bien nous faire cadeau de ce qui n’a pas encore été utilisé pour allumer le feu. Je déniche, dans une hutte d’alpage, l’image pieuse «peinte sous verre» - «fixé» ou «hinterglassmalerei» - qui orne l’angle de deux murs. Après beaucoup de pourparlers, je l’obtiens en échange d’une image pieuse moderne, que le berger descend choisir avec moi au village. Edmée n’est pas d’accord avec cette manière de fausser le goût de gens simples, ce à quoi je rétorque que tôt ou tard, le «fixé» cassé ira aux ordures, tandis qu’avec nous il risque de connaître longue vie ! C’est si vrai, que des années plus tard, notre maison sera pleine de ces humbles objets devenus, pour les amateurs, objets de collection et de ventes fructueuses, alors qu’ils resteront, à nos yeux, les témoignages authentiques de la foi et de la vie d’hommes modestes. J’accompagne Edmée à Insbrück par la même route de montagnes que nous avions suivie à l’arrivée, dans une Jeep tressautante dont les fantaisies le long des précipices l’avaient terrifiée. Je vais retourner passer quelques jours à Sölden, tandis qu’elle gagne Genève, où elle fait la connaissance de mon vieux camarade suisse : William Jacques. Il lui fait visiter le «Théâtre de Poche» qu’il dirige avec sa femme actrice, et des coins de la ville inconnus des touristes. Elle va ensuite à «Bon Accueil», chercher les enfants. Juste le temps de s’arrêter à Issy et elle les emmène passer cinq jours à Saint-Briac. Obéissant à la consigne des médecins qui avaient demandé, depuis «le virage de cuti» et le séjour en préventorium, que les enfants soient éloignés de leurs grands-parents et surtout de leur grand-père atteint autrefois de phtisie, nous ne sommes pas allés en Bretagne depuis longtemps. Edmée veut offrir ce plaisir aux parents et aux enfants ; elle fait la surprise d’arriver sans prévenir. Ils rencontrent les parents sur le chemin de la plage et la joie est grande pour tous ! Edmée prend Robin avec elle dans sa chambre et sous un prétexte quelconque, l’empêche d’aller le matin - comme il en avait l’habitude - rejoindre son grand-père dans son lit pour se faire raconter une histoire. Le séjour est bien court mais promesse est faite que les enfants, en très bonne santé, pourront bientôt revenir passer des vacances bretonnes. L’été s’achève au «Verduron». Ce n’est qu’à ce moment, en septembre, que je me remets à la composition : c’est d’abord le DIVERTIMENTO N°3 155 pour flûte (ou violon) solo. La conception, qui domine ce «Divertimento» est absolument identique à celle déjà énoncée concernant les deux précédents et sera également la même dans les autres à venir. Bien entendu, cette œuvre aura la même chance que presque toutes mes œuvres pour flûte, d’être créée par Jean-Pierre Rampal. Et après avoir écrit, commandés par Fernand Oubradous pour sa collection «Les instruments à vent», DEUX CROQUIS 156 pour flûte et piano qui seront enregistrés par Jean-Pierre Rampal, sur DISQUE Pathé, je compose un DIVERTIMENTO N° 4 157 pour violoncelle et piano, qui sera créé, à la radio sur la Chaîne Nationale, en 1953 par Roger Albin et moi au piano. Nous avons cette année, comme locataire, un fort sympathique Japonais au nom musical : Mitsuo Sakaï, et il faut nous habituer aux cérémonieuses salutations lorsque nous nous croisons dans le couloir : jamais de poignée de mains mais inclinaison du buste. C’est le plus discret des hôtes : il n’occupe la cuisine, chaque soir que pour faire cuire son riz quotidien. Le reste du temps, il parvient à être invisible et absolument silencieux ! Il travaille avec l’équipe de Joliot- Curie et un jour de confidence, nous avoue être surpris - alors qu’il entretient d’excellents rapports avec ses collègues de laboratoire - de ne jamais être reçu par eux et de ne rien connaître de leur vie privée. Il nous faut lui expliquer que le Français est ainsi, à la fois accueillant et inhospitalier. Nous le sentons un peu désemparé et nous l’invitons à partager nos réunions amicales. Il y est admis avec cordialité et s’il en est heureux il sait rester impassible, observant tout, les yeux à demi-fermés, si bien que nos amis qui s’habituent peu à peu à sa présence silencieuse, ne l’appellent plus que «notre paravent» - sans aucune intention désobligeante ! Nous l’avons convié à notre fête des Rois où naturellement il a été couronné, et il a invité Edmée à une fête à la Maison Japonaise de la Cité Universitaire où elle s’est sentie aussi lourde qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine avec sa manie de tendre la main et de s’avancer sans réfréner son élan vers des personnages compassés qui s’inclinent à distance respectueuse. Nous voyons ensemble au Théâtre des Champs-Élysées, un spectacle de danses japonaises dont il explique le symbolisme subtil. Jamais au cours des longs mois qu’il passera avec nous, il ne se départira de son impassibilité ; une nuit de réveillon alors que nous jouerons aux Tableaux Vivants, le personnage de Marat lui sera attribué : il faudra lui expliquer la scène historique et il tiendra si bien son rôle, installé dans un fauteuil-baignoire, que toute l’assemblée sera prise de fou-rire devant ce Marat aux yeux bridés mi-clos, immuablement sérieux ! C’est avec la même impassibilité que deux années plus tard, de passage à Paris, après un stage aux États-Unis puis à Stockholm, il nous annoncera, en nous quittant après un dîner à la maison, son mariage prochain, avec un jeune professeur, qu’il a connue chez nous, alors qu’elle était étudiante ! La jeune fille aura appris à pratiquer la même discrétion japonaise, car jamais elle ne nous aura parlé de ce projet ! Ils partiront au Japon où elle enseignera au lycée français de Tokyo et ils auront plusieurs enfants. Mais nous sommes encore en 1952, et nous accueillons Mitsuo Sakaï qui vient de faire un voyage à vélo, en Touraine, au «Verduron», pour quelques jours. Viennent le rejoindre, d’autres amis, et Lola et Alex Kristof - tout à la joie d’avoir leur premier enfant. Après la déportation d’Alex, les différents internements de Lola qui avaient complètement abîmé sa santé, ils ont tout fait pour avoir cet enfant. Et le bonheur est là. Ils admirent beaucoup nos deux enfants et nous ont longtemps enviés pour cette joie. Leur situation d’émigrés s’est stabilisée ils habitent Boulevard Suchet, un énorme ancien palais du second Empire, réquisitionné par nous ne savons quelle organisation. Tout est si immense que nous nous sentirions bien perdus si nous devions y habiter, mais ils sont six à y loger et l’enfant y prend beaucoup de place ! Miroka entre au Lycée de Sèvres, une nouvelle tranche de vie commence pour elle. Elle s’inscrit en même temps à un groupe d’Eclaireuses dont la Cheftaine est son professeur de Mathématiques... Elle sera «Epagneul rétif mais câlin» et, bien sûr, nourrira une flamme pour une «Ouara» du groupe ! Robin retourne dans son école, où, nous l’espérons, il aura une scolarité un peu plus régulière, sans histoire de santé. Edmée retrouve sa classe où elle a l’intention de se livrer à quelques expériences pédagogiques hors programme. Les loisirs sont fort bien utilisés : Miroka, occupée maintenant tous les jeudis avec les Eclaireuses, abandonne le piano, mais accompagne parfois Edmée au théâtre : Ballets yougoslaves, «Frères Jacques» au Théâtre Daunou; nous, les deux hommes, allons ensemble au Salon de l’auto : le petit se passionne pour toutes les mécaniques, le grand a en vue l’achat d’une voiture. Notre ami suisse de Saint-Cergue, René, vient dîner. Il est maintenant marié à la belle-soeur de Manessier. Depuis toujours, il collectionnait les «petits» Manessier qu’il pouvait acquérir et Gaston Diehl l’a introduit chez le peintre dont il aime tant la peinture et dont il a aimé... la belle-soeur. L’année se termine avec l’habituelle signature-vente du « Comité de Défense de la Presse enfantine ». Nous y côtoyons mes anciens «camarades». Nous écartent encore plus d’eux, le Procès Slansky qui a eu lieu en Tchécoslovaquie et l’exécution à Prague le 3 décembre, de onze dirigeants du P.C. tchèque dont huit Juifs accusés de sionisme. Le Parti a beau, à cette même date, fonder le «Comité Rosenberg» en faveur de Ethel et Julius Rosenberg, communistes accusés d’espionnage, condamnés à mort par les États-Unis on 1951, et faire dire par Jacques Duclos, secrétaire du Parti : «La condamnation de Julius et Ethel Rosenberg est un cas d’antisémitisme mais pas l’exécution de

1 55 1968. Paris. Éditions Billaudot. Collection J.P. Rampal : « Oeuvres nouvelles pour flûte ». 1 56 1953. Paris. Édition Pierre Noël reprise par Éditions Billaudot. Disque Pathé, enregistré par J.P. Rampal. 1 57 1961. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. Couverture d’Alfred Manessier. huit Juifs en Tchécoslovaquie la semaine dernière», les agissements antisémites du P.C. ne sont pas plus admissibles que la campagne anticommuniste, que le Sénateur Mc Carthy a déclenché en février 1950 et qui sévira aux U.S.A. jusqu’en 1954. Un beau concert de harpe réunit les amis des frères Martel, dans leur superbe maison construite en 1927, par Mallet Stevens. Et ce sont les habituelles fêtes de fin d’année. Nous organisons un réveillon très gai dans la nuit du 24 décembre et les enfants envoyés au lit de bonne heure se relèvent discrètement pour épier avec envie derrière une porte vitrée les jeux qui les ont réveillés ! Leur fête à eux est pour le lendemain, chez Lola et Alex Kristof si heureux de célébrer le premier Noël de la petite Patricia qui leur est née en avril. Dernier réveillon de Saint-Sylvestre chez Lucette Sobol et l’année 1952 est achevée. C’est à la fin de cette année que je fais la connaissance de Maurice Chattelun. Alors que je dois parfois effectuer des démarches auprès de la «Direction des Arts et des Lettres», à propos de questions musicales, j’enrage d’être chaque fois en but à une bureaucratie et une administration aveugles et sourdes. Chacun semble fuir une responsabilité. J’expose mon problème à Monsieur X, chef de service qui, après m’avoir écouté attentivement me déclare, apparemment soulagé : «Ah ! c’est justement mon collègue Monsieur Y qui peut régler ce genre de problème». Visite à Monsieur Y et nouvel exposé de la question. Monsieur Y écoute très attentivement et déclare apparemment soulagé : «Ah ! c ’est justement mon collègue Monsieur X qui peut régler ce genre de problème». Avec un peu d’embarras, il faut lui dévoiler que c’est justement Monsieur X qui... etc. etc. En désespoir de cause, c ’est à un troisième bureaucrate Monsieur Z que je suis expédié, qui lui, saura certainement donner la solution ! C’est ainsi qu’un jour, après avoir erré dans une bonne partie du bâtiment, je suis enfin dirigé vers la personne sans doute compétente pour la question musicale que j’aimerais voir traiter. Je me trouve en face de Maurice Chattelun, un homme d’une quarantaine d’années, de petite taille, prématurément chauve, d’aspect collet-monté, aux gestes cérémonieux, dont le visage ouvert, les yeux vifs et le sourire sont accueillants. J’expose brièvement les problèmes que je cherche à régler et qui me paraissent vraiment assez banals. Chattelun m’écoute, hochant parfais la tête et quelques mouvements de ses mains semblent exprimer son impatience. Enfin, il prend la parole et à coup de références juridiques, me démontre que ce que j ’estimais si simple est, en fait, compliqué ! Cette visite est le prélude de très longues relations basées sur une estime réciproque. Je m’attacherai vite à cet homme qui se révélera avoir une extraordinaire valeur. Licencié ès lettres philosophie-, diplômé d’études supérieures de philosophie - avec un mémoire sur «Bergsonisme et musique» - Maurice Chattelun a fait des études de droit, particulièrement de droit constitutionnel et administratif et suivi une carrière brillante qui le mènera de la fonction de Rédacteur au Ministère de l’Éducation Nationale en 1936 à celle d’Inspecteur général des services administratifs des «Beaux-Arts», puis des «Affaires Culturelles», enfin de la «Jeunesse et des Sports» de 1964 à 1972. Lorsque je fais sa connaissance, en 1952, il est à la direction des «Spectacles et de la Musique» aux Arts et Lettres. J’apprends vite qu’il aurait aimé faire une carrière de compositeur, après des bonnes études musicales poussées, mais qu’obéissant au désir de son père, il sacrifia la musique à l’administration. Il a déjà écrit deux œuvres de musique vocale, une œuvre pour trio d’anches, et collaboré à la «Revue d’esthétique». Ce n ’est d’ailleurs que le début d’une carrière qu’une trop grande modestie empêchera d’être mieux connue, avec des mélodies pour chant et piano, de la musique instrumentale, des esquisses de drames lyriques, des essais littéraires et esthétiques, et des critiques musicales. Très vite Maurice Chattelun, qui suit de près l’évolution des tendances musicales contemporaines s’intéressera à mon œuvre, au chemin que je suis, aux raisons qui m’empêchent de m’associer à tel système, telle doctrine. Nous le verrons donc souvent, avec sa femme Marcelle, mais les liens que ma chaleur habituelle aimerait moins conventionnels sont maintenus par lui, peut-être par timidité, dans un climat de réserve, et c’est au nom de la musique que les relations se poursuivront. C’est à lui que je demanderai d’écrire des textes sur les pochettes de mes disques, une plaquette aux Éditions Lemoine, avec une analyse riche et pertinente de mes œuvres pour orchestre à cordes, d’en présenter, dans des émissions, ou en concert. Son style, son langage en sont tout à fait remarquables, les mêmes que sur les lettres qu’il m’écrira à propos des partitions que je lui communiquerai. A mon tour, je serai heureux de lire les siennes quand il voudra bien me les montrer, mais avec franchise tenterai de lui souffler d’aller plus avant et de ne pas obéir à une sorte de contrainte inconsciente qui semble le retenir dans un langage conventionnel. J’entendrai avec plaisir, en 1975, sa «Suite inchoative» à la salle Rossini par l’ensemble «Prospection» et je lui dédierai en 1978 mes «Douze instantanés» pour sextuor de clarinettes. Belle et longue amitié entre deux hommes très dissemblables, parce que respect réciproque de la personnalité de l’autre. Une nouvelle amitié naît encore cette année. Jeanne Fort-Badart tient à me faire faire la connaissance d’un de ses amis : Max Deutsch. Personnage fascinant qui va devenir un de nos familiers pendant quelques années, jusqu’au moment où le musicien que je suis ne supportera plus les attaques souvent méprisantes du musicien qu’il est, lorsque j’aborderai les problèmes de la musique électromagnétique. Pour le moment, nous devenons rapidement amis. Je suis subjugué par le personnage, et lui, est fort intéressé par ce que j’écris. Max, né à Vienne, en 1892, est brillant, remarquablement cultivé excellent pianiste, il a une connaissance musicale rare. Très jeune, la musique fut sa passion. Dès 1913, il devint l’élève de Schoenberg et assista à la naissance du dodécaphonisme. La légende - car Max, avec la meilleure foi du monde, ne distingua jamais la réalité de l’imaginaire - veut qu’un amour contrarié ou... partagé - qui le saura jamais ? - avec la fille aînée de Schoenberg provoqua, en 1923, la rupture entre maître et disciple. Mais d’autres passions jalonnèrent la vie du grand seigneur et séducteur que fut toujours ce Viennois, grand, beau et si attachant. Il écrivit en 1925 sa «Symphonie en cinq mouvements» qui fut aussi la musique du film de Pabst «Le Trésor». Mais plus que compositeur, il est pédagogue, et il forme de nombreux élèves depuis - qu’après son engagement à la Légion étrangère et son activité dans la Résistance, en France - il s’est définitivement installé à Paris, en 1946. La première fois que Max vient dîner à la maison, Edmée découvre un extraordinaire charmeur, galant comme savent être les Viennois, qu’elle va beaucoup admirer sans jamais le prendre trop au sérieux, irrésistible mais insaisissable. Les enfants vont vite l’adorer car il a d’indiscutables talents de comédien et qu’il sait faire trembler de peur et de plaisir la petite fille de douze ans et le gamin de sept ans en faisant «le tigre» pour eux, le tigre aux feulements terrifiants qui les pourchasse de pièce en pièce jusqu’à ce que l’immense et mince Max se retrouve par terre sous les assauts ravis de ses petits compagnons. Dans quelques années, il emplira de confusion Miroka, devenue «grande» lorsque l’apercevant dans quelque salle de concert, il l’appellera de loin, d’une voix que l’accent viennois n’abandonnera jamais : - « Miroka, ma toute belle, viens près de moi. Pourquoi n’ai-je pas quelques années de moins pour faire de toi ma ravissante fiancée. Oh ! comme je t’adore ». Et tout le monde de rire qui connaît bien Max, et Miroka de rougir qui n’apprécie pas tellement d’être ainsi mise en vedette ! Les conversations, avec lui, sont toujours passionnantes. Il a un répertoire d’histoires juives - son grand-père était rabbin - irrésistibles. Il les raconte, allant et venant comme sur une scène, ses grands bras toujours en mouvement, mêlant de façon savoureuse le français, l’allemand et le yiddish. Quand il aborde un problème sérieux, il éprouve le besoin d’éblouir avec n’importe quel argument, vrai ou faux, et en sympathique mégalomane qu’il est, a la candeur - réelle ou simulée - d’imaginer qu’on croit tout ce qu’il invente. Nous prenons l’habitude de nous réjouir de ses récits extraordinaires truffés de fantaisies et de contradictions. S’il est excellent pédagogue - plusieurs de ses élèves vont effectivement faire carrière - il a la fâcheuse habitude d’appeler «leçons», les conversations et discussions qu’il a avec ses pairs, lorsqu’il les reçoit dans son appartement de la rue de Constantinople. C’est ainsi que si on rencontre, en arrivant chez lui, un Jacques Chailley qui en sort, on s’entend dire - « Il vient de prendre une leçon de composition. C’est un bon élève ! » Il dit la même chose de tous les amis qui viennent le voir, et très vite, il considère que je suis, moi-même, un de ses élèves ! Le plus sérieusement du monde, il m’annonce un jour, qu’il a établi un formidable projet d’association avec moi «pour prendre en main, la vie musicale de Paris» ! ! ! et cela contre «la bureaucratie et le fonctionnarisme » - « Voilà, me dit-il, nous serons naturellement les patrons de cette organisation. Nous aurons des bureaux somptueux, avec du matériel ultramoderne, scandinave sans doute, des secrétaires choisies parmi les plus belles filles de Paris. Et pour prendre notre revanche sur les fonctionnaires qui nous ont fait si souvent attendre, nous allons, à notre tour, leur faire attendre longtemps les rendez-vous qu’ils solliciteront ! ». Et voilà notre Max qui m’emmène choisir des meubles de bureau, qui consulte les petites annonces pour «recruter les plus belles filles de Paris»... Mais quand je pose les questions, et les repose : - « Et quels sont les buts de notre association ? Qu’allons - nous faire ? » Je n’obtiens que ces réponses : - « Tu n’as qu’à attendre et tu verras. Nous gagnerons ! ! » - « Et où allons-nous trouver l’argent ? » - « Nous vendrons la Tour Effel ! » Cher et irrésistible Max, qui me déclare un jour non moins sérieusement, en contemplant le costume de velours que je porte : - « Décidément, il te faut une autre tenue pour notre «organisation». Je vais t’emmener chez le meilleur tailleur de Paris où tu vas te faire faire des costumes dignes de notre entreprise ! ». Ainsi passent, en cette compagnie, pleine de fantaisie, quelques années d’amitié souriante. Le feuilleton «Comptines» a repris cette année. On a orienté Edmée cette fois vers l’U.F.O.L.E.A. sans succès et moi avec toujours des quantités d’appuis, vers la Commission «Section des Études littéraires et musicales» du C.N.R.S., sans plus de succès, car est intervenu un nouveau problème : Si la musicologie relève des Études littéraires, le folklore relève de l’Ethnologie. Comme on dit en Hongrie : «Quand il y a plusieurs sages-femmes, on ne retrouve plus l’enfant ! ». En désespoir de cause et pour une dernière tentative, je m’adresse à Jacques Jaujard à la Direction des Arts et des Lettres. Aucune réponse. Et quand, au bout de dix mois, je redemande mon dossier, j’apprends ceci par Maurice Chattelun : - « J’en parle au bureau de la musique et j’apprends ainsi que votre dossier a été divisé, une partie étant restée ici (celle qui est maintenant en ma possession) , l’autre ayant été transmise à la Direction des musées. Là, après un rappel téléphonique, on ne retrouve rien... et les recherches sont d’autant plus difficiles que la Direction générale a de son côté égaré la référence de sa propre intervention... » Ce sera trop et amènera l’enterrement définitif du projet «Comptines». Roger Dévigne, devenu Directeur honoraire, quittera la Phonothèque Nationale en octobre 1953, remplacé quelque temps par Henri Michel, puis par Roger Décollogne. Le feuilleton «Naturalisation», qui s’était poursuivi l’an dernier en 1951, continue lui aussi en 1952 et prévoyant des complications, j’avais fait intervenir des amis sûrs. Le gendre d’Yvonne Tiénot, fils de pasteur, nous avait fait faire la connaissance d’une famille protestante, celle de Loyse et Pierre Bouteiller, tous deux extraordinaires défenseurs de bonnes causes et qui infatigablement donnent leur temps, leurs forces, leurs moyens pour aider, redresser, lutter, encourager, sauver. Leur vie de bourgeois aisés et cultivés - ils sont alliés à la moitié des grandes familles protestantes d’Europe - est à la disposition de tous ceux que le monde a meurtri et qui ont la volonté de vaincre le sort : ils hébergent indistinctement chez eux, détenus libérés en quête de réinsertion, prêtres ouvriers en difficulté, prostituées décidées à sortir de l’impasse et qu’une chaîne d’amitiés fidèles dispersées et désintéressées accueille un peu partout en France jusqu’à ce que leurs traces soient perdues pour leurs «protecteurs». Les Bouteiller sont si confiants, que leur petite fille Anne est laissée souvent le soir, à la garde de personnages plus ou moins douteux - sauf pour eux - tandis qu’ils militent eux-mêmes de réunion en réunion. Et rien de mal n’arrive jamais, si ce n’est de très rares disparitions d’argenterie. Mais cela ne compte pas dans toute cette somme de confiance réciproque qui règne chez eux. Loyse avait établi beaucoup de contacts pour moi, en particulier avec Georges Beauchamp qui s’était occupé de mon dossier. Albert Gazier alors Ministre et sa femme étaient intervenus aussi personnellement dès la fin de janvier 1951. Aussi était-ce un coup de tonnerre pour tous quand, datée du 4 juillet 1951, était arrivée la lettre de refus de naturalisation : « Monsieur Paul Arma... est informé que sa demande de naturalisation n’ayant pas paru susceptible d’être accueillie, a fait l’objet d’une décision d’ajournement à quatre ans » ! Dès l’annonce de ce nouveau refus, cette fois, non plus déçu, mais furieux, j’avais voulu connaître les vraies raisons de ce refus. Et Loyse avait pris en main cette affaire, décidée à aller jusqu’au bout de ses démarches. Elle s’était adressée directement à la Présidence du Conseil. La réponse lui était arrivée le 22 août 1951 du Conseiller technique au Cabinet du Président du Conseil qui mentionnait : « ... Vous savez que j’étais intervenu à plusieurs reprises auprès du service des naturalisations qui m’avait d’ailleurs répondu que la candidature de Monsieur Arma était très fortement appuyée par un grand nombre d’intervenants. Je sais que des difficultés se sont présentées dont j’ ignore le détail, mais j’ai toute raison de penser que l’enquête opérée a été faite très sérieusement...». Que se cachait-il sous le mot difficultés ? Je m’étais adressé, dans une lettre datée du 17 septembre 1951, au Ministère de la Population pour recevoir quelques lumières à ce sujet : « ... Je qualifie cette décision arbitraire et inadmissible car non seulement ma demande avait été appuyée par de nombreuses personnalités importantes, mais encore suffisamment de faits connus par les autorités et me concernant, n’auraient jamais dû permettre un geste semblable : Depuis dix - huit an et demi en France, marié à une Française fonctionnaire ( Éducation Nationale ), père de deux enfants français, engagé en 1939 pour la France, dans l’illégalité et recherché par la Gestapo pendant l’occupation, spolié le 4-04-1944. Soliste et producteur à la Radiodiffusion française, Chargé de mission par la Phonothèque Nationale et le Musée de la Parole de l’Université de Paris, folkloriste, auteur de 50 ouvrages consacrés surtout aux résultats de recherches personnelles dans le domaine du folklore de la France, etc, etc. C’est une expérience fort douloureuse pour nous, vous le comprendrez, j’en suis certain, douloureuse et révoltante à la fois. Je désire connaître la raison de cette décision...». Je m’étais adressé encore aux amis qui pouvaient avoir accès aux dossiers dans les Ministères. A tous, j’avais écrit : « Je veux connaître la raison exacte ( ou ce qu’on a pris comme raison ! ) de ce refus. Aurais - tu une possibilité de la connaître - et de me la communiquer, afin que je puisse, toute de même, protester ». ... et fournir des preuves du contraire, ajoutais-je, car je commençais à penser que mon dossier était plein de documents bizarres et calomniateurs. Et la «ténébreuse affaire» se poursuit donc en 1952. Marcel Muller, directeur des «Éditions Ouvrières» alerte son ami Robert Prigent qu’il a déjà fait intervenir : « ... Les résultats d’une enquête complémentaire, faite à la suite de ton intervention, ne permettaient pas de revenir sur la décision prise « en raison d’éléments particuliers figurant au dossier ». Paul Arma croit que la plupart de ces « éléments particuliers » consistent en calomnies pures et simples. Il serait dommage et profondément injuste d’écarter de la naturalisation un homme qui a fondé son foyer en France et qui a travaillé à faire connaître et aimer la France, parce que figureraient à son dossier des racontars incontrôlés et ou des inventions malveillantes dont les auteurs se cachent sous l’anonymat. » Et en août 1952, Robert Prigent répond : « Je continuerai bien volontiers à m’occuper du dossier de naturalisation de Paul Arma ». Lorsque je peux enfin savoir, non officiellement bien entendu, ce qu’il y a dans mon dossier qui s’oppose avec tant d’efficacité à une naturalisation, je suis tour à tour effaré par les contrevérités, scandalisé par les arguments invoqués, écœuré par les délations : Je ne résiste pas au désir de citer les arguments, écrits noir sur blanc, et mes commentaires à leur lecture : Paul Arma a quitté la Hongrie après la première guerre mondiale. - Il aurait été aisé de contrôler que mon départ définitif de Hongrie n’a eu lieu qu’en 1930. Paul Arma, en 1935 se trouvait en Italie. - Il aurait été aisé de contrôler que mon premier et seul séjour en Italie, avant la guerre, pour une tournée de concerts officiels, datait de 1926. Des Hongrois ont signalé que lors de son voyage aux États - Unis, en 1936 ( sic ), Arma avait été obligé d’écourter son séjour, les opinion qu’il affichait ayant attiré l’attention des autorités américaines. - Il aurait été aisé de contrôler que ma dernière et officielle tournée de concerts aux États-Unis datait de 1930, et de savoir que la campagne anticommuniste de Mc. Carthy datait de février 1950 ! Paul Arma a été un des animateurs du groupe « Savoir ». - En réalité, de beaucoup d’autres groupes et justement pas de «Savoir» ! De septembre 1939 à fin 1941, Paul Arma qui n’avait pas songé à s’engager a réduit son activité artistique. - Il aurait été aisé de contrôler que Paul Arma s’était effectivement engagé et de comprendre pourquoi il a été contraint de réduire son activité artistique. en janvier 1942, Paul Arma s’est réfugié en zone libre, en raison des mesures prises à l’encontre des Juifs, par les autorités allemandes. De 1942 à 1944, à Clermont - Ferrand. - Ici, Courteline qui n’est jamais absent de l’Administration, fut-elle policière, triomphe. C’est en février et non en janvier qu’Edmée avait annoncé à la police venue me cueillir, mon départ vers l’étranger en passant par «Clermont- Ferrand» d’où, improvisa-t-elle, je lui avais envoyé une carte d’adieux. Elle aurait aussi bien pu dire Toulouse ou Castelnaudary ! Ainsi, une «invention», comme il y en eut des milliers, pendant l’occupation allemande, reste-t-elle définitivement «vérité» dans un dossier de police ! Paul Arma est signalé, au cours de cette année ( 1942 ) par des informateurs anonymes comme étant, d’une part militant communiste soupçonné d’avoir expédié des tracts d’inspiration d’extrême gauche, et d’autre part, été l’auteur et le distributeur de tracts communistes intitulés « Musiciens d’Aujourd’hui », et « Appel aux Intellectuels Français » . Arma avait été, à cette époque, vainement recherché. - Enfin une information en partie exacte... mais pourquoi faut-il que dans les années 1951-1952, cette attitude soit jugée scandaleuse ? L’information de source anonyme est d’ailleurs démentie par une autre information de source non moins anonyme mais cependant... hongroise ! L’attitude complaisante que cet étranger a adoptée au début de l’occupation à l’égard des troupes allemandes lui aurait attiré certaines critiques, bien que Arma se présente comme un résistant authentique. - A ce sujet, il est probable que le maintien de la Chorale au début de l’occupation, grâce effectivement à ma ruse, ait provoqué maints bavardages chez les «anonymes» délateurs. Comme décidément les Hongrois semblent bien travailler dans la délation, il est mentionné, grâce à eux : Selon ces rapports ( 1941, 1942, 1948, 1951, 1952 ) Arma peut être considéré comme un partisan des théories communistes. Ses compatriotes ont rapporté que, lorsque l’intéressé séjournait en Allemagne avant 1933, il était un petit agent du « Komintern », ce qui aurait précipité son départ de Berlin, au moment de l’avènement d’Hitler et non pas précisément son origine juive. - Belle découverte, en vérité, que celle-là ! qui se complète par cette autre information : On relève également que ce serait surtout après son retour de Hongrie, en 1948, que Paul Arma a inspiré à ses compatriotes hostiles au nouveau régime politique hongrois, la plus grande méfiance. Il s’était, en effet, livré, d’après eux, à une active propagande en faveur du régime populaire et de ses dirigeants. Pour ces réfugiés hongrois, Arma doit être considéré comme suspect et pour eux la prudente réserve qu’il observe actuellement ( attitude confirmée au cours de la présent enquête ) n’est qu’une nouvelle manifestation de son opportunisme, mais qu’en fait, il n’a rien abdiqué de ses convictions politiques et qu’il continue en sous - main, à entretenir d’excellentes relations avec les représentations diplomatiques hongroises en France. - A tout cela, s’ajoutent d’autres révélations fort intéressantes : Sur le plan artistique, Paul Arma est considéré comme un élément de réelle valeur. - Merci beaucoup Au point de vue privé, Arma qui est suspecté d’entretenir des relations homosexuelles avec certains de ses élèves, a observé une attitude normale depuis son mariage. - Grâces soient rendues à Edmée ! Pauvre de moi qui aime tant la compagnie de jolies filles ! Il est vrai que dans un autre coin du dossier, figure encore cette note : Arma a eu des relations intimes avec Jean Zay ! ! ! - Et plus encore Dans l’entourage de son ancien domicile, ( rue de l’Ouest ), il a laissé le souvenir d’un individu peu recommandable et perverti. - A tout cela s’ajoute une bien anodine notation - vraie celle-là : Impertinence vis - à - vis de la police ( refus de donner renseignements sur moyens d’existence ). Décidément, tout cela sent trop mauvais et fait vomir. Je clos pour le moment le chapitre et laisse décanter la chose nauséabonde, pendant quelques années. En compensation, mes amis essaient en 1952 et 1953, de me faire obtenir la Légion d’Honneur. Vains efforts, vaines interventions de Louis Joxe, d’Edouard Bonnefous, de Maurice Schumann, de Robert Prigent. Une réponse de Georges Bidault à Albert Gazier, en juin 1953, ne pourra que redonner les mêmes arguments : « J’ai le regret de vous faire savoir qu’il m’apparaît difficile de retenir cette proposition, un avis défavorable ayant été donné sur cette candidature par les Services du Ministère de l’Intérieurs... !». « CURIEUX HOMME EN VÉRITÉ... » 1953

C’est ainsi que me définit Maurice Ciantar, dans son article de «Combat» du 14 février 1953, qu’il titre «Portrait de l’artiste». « Au physique, avec sa légère voussure studieuse, les lunettes d’écaille derrière lesquelles s’abrite un regard passionné, Paul Arma fait bien plutôt songer à un chirurgien qu’à un artiste. Curieux homme en vérité, qui joint à une vaste culture un éclectisme de fait rare en ce temps acharné à spécialiser l’individu pour le mieux asservir. ... Durant qu’il dit, j’observe ses longues mains au toucher rêveur, faites non seulement pour étreindre et donner âme aux instruments dont il joue, mais aussi pour exprimer la beauté diverse et unique...». Nous aimons beaucoup la verve et l’esprit de Ciantar ! « Ce grand garçon aux yeux lointains mais très doux, élégant au mépris de l’élégance, on le rencontre dans Paris, la tête inclinée et comme perdu dans une pensée sereine au milieu de la foule », l’a décrit R.M. Alberes, en 1946, dans la préface de «Jacques Vorageolles» que son auteur me dédicace en 1953 : « Pour Paul Arma, ce livre de franchise et que, pourtant, n’est pas d’un « homme de lettres » ( Espèce ignoble !). En modeste hommage pour son talent et en gage d’amitié ». Il nous offre aussi «La mongolique»... «cette complainte de ma jeunesse»... et le personnage est si sympathique, ouvert et franc, que ne nous choquent nullement, les préoccupations et les propos hardis de notre hôte. Avec candeur, il nous raconte les monologues qu’il débite chaque matin, en se rasant, destinés à l’oreille de Dieu avec qui il entretient de familières relations : - « Si la veille, la belle à laquelle j’ai fait la cour, m’a accepté, alors je dis à Dieu «Merci mon vieux, tu es chic avec moi, je t’aime bien ». Si par contre, je n’ai pas eu de chance, alors j’apostrophe Dieu, « tu es odieux, je te déteste ! Pourquoi agis-tu ainsi avec moi ? ». Les soirées avec Ciantar se prolongent souvent jusqu’aux petites heures du matin. Mais jamais nous ne regrettons le sommeil perdu, malgré le travail qui, lui non plus, ne permet pas grand repos. Les répétitions commencent dès le 2 janvier pour trois concerts à la Radio, avec certaines de mes œuvres : le 3 sur la Chaîne Nationale avec Jean-Pierre Rampal qui joue avec moi, la «Suite paysanne hongroise» et le «Divertimento n°1» ; le 4 sur Paris-Inter, avec encore Jean-Pierre Rampal qui donne avec l’orchestre symphonique de Paris, dirigé par Eugène Bigot : la «Suite de danses» et le 13, toujours sur Paris-Inter, avec l’orchestre de chambre Louis de Froment, «Quatre mouvements» en première mondiale. Il semble que l’œuvre ne plaise pas à tout le monde, car au retour des partitions à la Bibliothèque Musicale de la Radio, on trouvera en note sur la dernière page du premier violon : «la barbe» ! Un journaliste dira de moi que je suis « l’un des plus brillants interprètes de la jeune école tchèque » (sic) ! ! ! Au milieu des répétitions, il a fallu réserver du temps pour les visites du sculpteur François Stahly - collaborateur de la revue d’art suisse «Graphis» -. Les onze mélodies des «Chants du Silence» dont les couvertures dessinées par les onze plasticiens ont été réalisées en lithographie chez Mourlot, sont sorties aux Éditions Heugel. Stahly veut écrire un article à ce sujet dans «Graphis» et les échanges de vue entre nous permettent de faire plus ample connaissance ; Stalhy écrit un article empreint de sensibilité. Un jeune journaliste fait sur ces «Chants du Silence» une interview à la Radio, mais il est si impressionné par le prestige des plasticiens, qu’il pose des questions souvent incohérentes. La parution des «Chants du Silence» suscite un grand intérêt dans la presse française comme dans la presse étrangère. Les Éditions Heugel ont fait un tirage normal et un tirage de luxe, numéroté de 1 à 50, alors que j’avais suggéré 100 exemplaires numérotés. Le conseil était judicieux car les 50 séries sont achetées dès la parution et Maeght, seul, en prend 25. Toujours au milieu des répétitions, des interviews et des concerts, pendant cette première quinzaine de janvier haletante, il y a des ennuis et des incertitudes inattendus à propos d’un visa que le Consulat italien refuse de me délivrer, alors que je dois diriger, à Turin, la première mondiale du ballet de Susanna Egri sur les «Trente-et-un instantanés». Je suis toujours citoyen hongrois et mon passeport arrive très prochainement à expiration. Branle-bas général à Paris et à Turin. Interventions diverses. Télégrammes. Appels téléphoniques. Enervement. La veille du départ prévu, tout semble encore sans espoir. Enfin, le visa est accordé à la toute dernière minute. Départ quelque peu précipité, le 15, pour Genève, d’abord, où un projet doit être élaboré avec William Jacques pour la Radio de la Suisse romande. J’ai aussi un programme de mes œuvres pour piano, à enregistrer. Une tranche normale de trois heures de studio a été réservée. Les techniciens sont là, j’essaie le piano, la prise de son est vérifiée et je commence, enchaînant les œuvres, sans problème. Le tout terminé, je fais signe à la technique, me lève et me rends dans la cabine. A lieu alors une chose qui me flatte beaucoup et me fait grand plaisir j’y suis accueilli par les applaudissements et les félicitations des techniciens qui, m’affirment-ils, n’ont encore jamais enregistré un programme de 45 minutes de musique, sans reprise, sans arrêt ! Je me réjouis d’entendre ces éloges mais, en toute modestie, je ne pense pas mériter de tels compliments. Je trouve cela assez naturel et ne crois pas qu’il soit extraordinaire de ne pas se tromper... Et c’est le 19, Turin, avec l’impatience de connaître la CHORÉGRAPHIE CH3 de Susanna Egri et l’exécution de la troupe sur mes «Trente-et-un instantanés». Je suis accueilli avec beaucoup de gentillesse et curiosité. J’assiste aux répétitions avec piano. Avec les reprises fréquentes que demandent les répétitions de ce genre, je ne peux avoir que des aperçus de la réalisation ; néanmoins, je suis très impressionné par l’harmonie des mouvements individuels et collectifs, par la rigueur du rythme et l’unité de la troupe. Commencent les répétitions avec orchestre. Je me sens très ému. C’est la première fois que je dirige un orchestre... et pensais-je, la dernière, car j’ai en mémoire les conversations que j’avais eues avec Bartók qui ne voulait jamais prendre la baguette. A l’époque, je trouvais que Bartók exagérait une modestie déjà grande. Mais aujourd’hui, je me trouve en face des mêmes obstacles - réels ou imaginaires - personne ne peut le dire. L’orchestre est bon, c’est celui de la radio de Turin composé de musiciens expérimentés, attentifs et souples, respectueux d’un chef... qui n’en est pas un ! L’ultime répétition n’offre aucune difficulté. Et arrive le soir du 21 janvier, la création tant attendue, au Théâtre Alfiéri, devant une très belle salle. Les musiciens en place, j’arrive à mon pupitre, chaleureusement applaudi ; le rideau se lève, le bras du chef aussi... et je me rends compte que le premier flûtiste n’est pas là ; je sais que les danseurs en coulisse, prêts à paraître, sont dans une position qui ne leur permet pas l’attente... Il faut absolument commencer et, miracle, le deuxième flûtiste, avec beaucoup de présence d’esprit, joue la partie de début du collègue absent ! L’entrée est sauvée malgré un léger flottement... le retardataire n’avait pas entendu le signal de reprise, occupé à flirter avec sa fiancée dans un coin des coulisses... Après cet incident tout se déroule normalement, et se termine par une ovation enthousiaste. Le reste du séjour à Turin, est riche de visites dans les galeries d’art, d’élaboration de projets, de rencontres agréables parmi lesquelles, celle de Massino Mila, musicologue et critique qui est heureux de parler avec moi, des problèmes musicaux du moment et de préparer une étude remarquablement documentée à paraître, en juillet, à Rome, dans «La Rassegna Musicale», importante revue musicale italienne. A Milan, où je pars le 25, invité par les Éditions Suvini Zerboni, je signe avec le directeur - d’origine hongroise lui aussi - un contrat incluant six de mes œuvres, dont les «Trente-et-un instantanés», dans leur catalogue. Mais le projet ne se réalisera pas... Puis relâche ! Je m’offre un peu de tourisme en visitant Gênes, Rapallo, Santa Margarita, Paraggi et Porto Fino, de cette Méditerranée italienne que je n’ai jamais eu le temps de découvrir. Vacances bienfaisantes suivies d’un arrêt de 48 heures à Nice pour une interview à la Radio le 28, et l’enregistrement d’un récital de piano le 29. Je ne peux écouter, le 30, un concert donné à la R.T.B. Flamande par l’Orchestre Symphonique sous la direction de Daniel Sternefeld, où figurent en première audition, en Belgique, mes «Quatre mouvements». Mois de janvier haletant que j’achève par un vagabondage de détente, dans le Midi, autour de Vence et de Vallauris. Je suis invité chez Chagall que je revois, comme toujours avec grand plaisir, ce Chagall, grand farceur qui ne cesse de plaisanter puisque, prétend-il, il fait des «plaisanteries sérieuses»... ce qui n’est pas loin de la vérité. La visite chez Picasso, à Vallauris, dure une longue après-midi chaleureuse et par moment tumultueuse «à la Picasso», avec cette paire d’yeux qui paraît vouloir transpercer l’interlocuteur comme deux dagues. Nous parlons de tout, du travail de l’un et de celui de l’autre, du monde tel qu’il est, dans lequel nous sommes obligés de vivre, conversation détendue jusqu’au moment où j’ai l’imprudence de dire : - « Lorsque j ’ai mis la double barre de mesure, le lieu et la date de composition à la fin d’une œuvre, celle-ci cesse de me préoccuper et je ne songe qu’à la suivante, sans pour autant en prévoir la moindre chose. » - « Mon vieux, je ne vous comprends pas ! Vous mettez des enfants au monde et vous ne vous en occupez plus... vous agissez en père indigne ! » Et Picasso est véhément. Il me faut un bon moment d’explication pour tenter de faire admettre ma démarche que j’ai sans doute traduite de façon maladroite. Nous nous séparons bons amis quand même, mais pas pour autant convaincus, l’un et l’autre d’avoir eu raison de l’adversaire ! Je passe chez Jacques Prévert une belle matinée ensoleillée. Prévert est heureux dans ce Midi où il peut travailler mieux que dans son appartement parisien. Il aime le soleil et il a la chance d’avoir une gouvernante qui sait repousser les visiteurs inopportuns en leur déclarant - et sans réplique possible - - « Monsieur est là, mais il lui est impossible de vous recevoir, il réfléchit ». Et la porte se referme inexorablement sur l’importun ébahi ! Je revois Freinet, Jacques Bens et je passe ma dernière soirée chez Georgette et Georges Vincent, à Marseille. Dès mon retour à Paris, j’ai à enregistrer pour la R.T.F., six émissions de «Musique d’Autrefois et d’Aujourd’hui» qui sont diffusées pendant six semaines, à partir du 16 février. Et le 19, le «colporteur de musique» reprend sa tournée, organisée par «le Comité des Oeuvres du Centre Universitaire», dans différentes villes avec des conférences; «Rhapsodies Noires», auxquelles s’ajoutent interviews et émissions de piano. Amiens, Lille - cette ville particulièrement accueillante avec un déjeuner avec le secrétaire général de l’Université - suivi d’une interview à la radio, d’une répétition en studio, d’une émission de piano en direct, Dîner au restaurant universitaire organisé par les étudiants, Conférence «Negro-spirituals» au Conservatoire de Musique, enfin, soirée amicale avec un groupe d’étudiants, enthousiastes. C’est ensuite à Besançon, un court concert avec des Negro-Spirituals, pour les étudiants malades, au Sanatorium, puis le

C H3 soir, une conférence dans la Salle des Beaux-Arts, au Kursaal, pour «l’Association Franc-Comtoise de Culture». Public jeune, chaleureux, attentif. Suit une journée de liberté, sans obligation, mais non sans plaisir. Depuis longtemps, nous avons entendu parler de l’Abbé Garneret, un curé de campagne, amateur de tout ce qui est traditions populaires de partout, de sa région en particulier. Je rencontre dans son tout petit village, Bonnétage, cet homme d’une simplicité désarmante, qui professe la même foi pour l’art populaire que pour son église. Avec une ténacité et une patiente de fourmi, il sillonne les environs de Besançon, va dans les vieilles fermes, passe dans les bois, traverse les champs, pour trouver et pour ramasser vieux ustensiles, pots de grès, vieilles assiettes, vieux outils, morceaux de broderies, vêtements démodés - en un mot, tout ce qui a résisté au temps. Ainsi, sans frais, il a collectionné d’innombrables témoignages du passé. On lui a donné une vieille baraque qu’il a rafistolée, rebâtie, arrangée et y a installé un Musée d’Art Populaire qui, plus tard, sera officiellement reconnu par Georges-Henri Rivière et entrera dans la chaîne des A.T.P.. Je suis heureux de rencontrer cet homme qui brûle de la même passion que moi, pour l’Art populaire et qui a su, avec ses seuls moyens, ses seules forces, sauver tant de souvenirs. L’Abbé Garneret me conduit à la Cathédrale où nous rendons visite au Chanoine Ledeur que j’aurai l’occasion de rencontrer à chacun de mes passages à Besançon. A mon retour, je cède avec joie à la demande d’étudiants de Facultés, et redonne mes deux conférences avec les «Negro-Spirituals», à la «Maison des Lettres», au début de mars et celle sur «Bartók, sa vie, son œuvre», le 18. J’apprends que le 7, l’Orchestre de Radio Lyon a donné, sous la direction de Georges Corniot, les «Quatre mouvements». Je suis empêtré dans des démarches administratives qui doivent m’éviter, à l’avenir, les difficultés et les complications qui ont failli m’empêcher d’aller diriger mon ballet, en Italie. Je m’adresse à l’O.F.P.R.A. - l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides - dépendant du Ministère des Affaires étrangères. N’étant pas certain d’obtenir la protection du côté français, je fais parallèlement une demande auprès des autorités hongroises, pour la prolongation de mon passeport. Les choses vont, à partir de ce moment, plus vite que je ne l’espérais : le 3 mars, ma demande est acceptée par l’O.F.P.R.A. et on me délivre une carte, qui représente un passeport d’apatride et me place sous la protection de la France. Et quatre jours plus tard, j’obtiens, par écrit, l’approbation des autorités hongroises, pour la prolongation de mon passeport !.. La mariée est vraiment trop belle ! ! Je ne renonce pas encore officiellement à la nationalité hongroise mais je ne fais pas renouveler mon passeport et voyagerai désormais dans les pays occidentaux, avec le passeport d’apatride. Les questions politiques, en apparence, ne me concernent plus. Je suis revenu à mon seul rôle de musicien. Je veux quand même croire que, lorsque Staline meurt, le 5 mars, quelque chose va changer ! Ce qui ne change pas, en tout cas, c’est la question de la liberté de l’artiste, à propos du portrait de Staline qu’Aragon demande à Picasso de faire après cette disparition. Les camarades du Parti sont fort mécontents... surtout après la protestation de l’Ambassade Soviétique. «Manque de ressemblance» est l’argument invoqué. S’en suit une longue polémique. «Ce n’est pas une histoire qui prête à rire» dit, à ce sujet, François Mauriac ; Picasso qui, depuis quinze ans qu’on le sollicitait pour ce portrait, n’avait pu tergiverser plus longtemps, et avait opté pour un portrait non réaliste, mais pas abstrait quand même, répondra avec humour aux détracteurs : «que même si le portrait ne plaît pas, c’est un excellent dessin ! » A la suite de tant d’histoires, l’œuvre incriminée sera abondamment reproduite dans la presse internationale ! Je ne cesse de faire adapter des mélodies étrangères par mon vieux complice Jean Lançois. Mais celui-ci souhaiterait plus de contacts entre nous : - « Je voudrais réussir à passer avec vous plus de quarante secondes sur une fin de concert. Il faudrait inventer un verbiage sténographique (ou plutôt sténovocal), accumuler les monosyllabes (que ne parlons-nous chinois !) ou alors ne pas finir les phrases dès qu’on devine que l’interlocuteur a compris même les incidentes où l’on allait s’engager : se laisser beaucoup interrompre. J’aime assez ça. Cela donne avec ceux qui savent se prêter à ce jeu (ne pas phraser, se laisser interrompre) des conversations animées, résumantes. C’était l’art parisien de la conversation, lorsque chacun ne posait pas à l’orateur... » - « Mais cela tombe bien mal avec l’interlocuteur que je suis qui n’accepte pas plus d’être interrompu que d’interrompre l’autre. Et pourtant nous nous entendons si bien ! ». D’ailleurs les monologues imagés de Jean Lançois me ravissent : - « Je travaille le livre «Les Patois» d’Albert Dauzat, grande autorité en la matière, suis heureux de me trouver presque toujours d’accord avec ce savant, de trouver formulé chez lui, scientifiquement, ce que nos travaux de folklore me faisaient découvrir parfois confusément... J’ai toujours repêché des perles, des rythmes, des accents, dans l’original qui m’était fourni des chansons que nous adaptâmes, même en Russe, même en Bulgare, même en Arménien. Mieux vaut toujours travailler sur l’original et sa traduction (original avec prononciation figurée quand il s’agit d’un alphabet que je ne lis pas) que sur la traduction seule ». Il dit à propos de «Jean-Renaud», le thème d’une de mes œuvres : - « J’ai veillé à ne jamais amoindrir mais plutôt améliorer, introduire un parler simple à la place du style tarabiscoté Louis XV que croient devoir pratiquer bien des adaptateurs de folklore comme si les chants du terroir étaient sortis de poète de cour. C’est parce que des servantes de châteaux et de curés (encore celles-ci ont-elles le parler dru comme leurs chanoines eux-mêmes) furent les sources des collecteurs qui n’essayaient pas d’aller jusqu’au village, que des versions déformées nous parviennent. Et un Tiersot déforme de lui-même quand un mot le choque :

Formes populaires : Quand Jean Renaud de guerre vint Portant ses tripes dans sa main. Version Tiersot : Le roi Renaud de guerre vint Tint (une énorme faute de français et point du tout populaire) ses entrailles (ce noble mot d’entrailles ne fut jamais populaire !) dans sa main. Tiersot en redingote ne peut pas transcrire le mot «tripes ». Et il lui faut un « roi » , comme à Nietzsche, à Emile Ludwig et aux grenouilles bourgeoisettes des XIXème et XXème siècles, après celles du XVIIème (La Fontaine) et du XVIIIème (Voltaire)... ». La saison a repris pour moi en mai. A Bruxelles où je séjourne du 5 au 10, je donne à l’I.N.R. un récital de piano avec des œuvres de Hauer, de Petyrek, de Bartók et de moi. Je participe au concert consacré à quelques-unes de mes œuvres : certains «Chants du Silence», la «Sonatine» pour flûte seule et la «Sonata da ballo», au «Centre des Premières Auditions» de Bruxelles avec le flûtiste Victor Apostel et le baryton André Vandebosch. Je joue, comme chaque fois que je suis à Bruxelles, pour les aveugles de l’Institut de Woluwe, chez notre cousin, Frère Albéric. J’ai encore le temps de donner une interview, en direct, à l’I.N.R. avec le compositeur et critique Stehmann et d’aller déjeuner chez Marie Gevers, dans sa belle vieille propriété familiale, au Nord de Bruxelles. Les heures sont trop brèves dans ce doux et poétique paysage flamand en si agréable compagnie. Marie Gevers, le poète de la terre, de l’eau et du ciel flamands, est toute la Campine. Chacune des lignes écrites par elle, apporte la fluidité de l’eau, de l’air et la couleur des bruyères, l’odeur d’été du sable, le goût d’automne de la brume et les accords du vent dans les branches. Marie Gevers est toute l’âme de ce peuple campinois qui, dans ses livres, vit, se réjouit ou souffre tout bonnement et simplement, mais avec un humour léger et savoureux. Marie Gevers est la douceur et la chaleur de la maison, de la maison accueillante et heureuse, sous les beaux arbres du jardin, de la maison ouverte à l’amitié, mais qui a su aussi refermer ses portes et ses volets sur « Toi et moi, et Paul et Jean et l’enfant », sur leur bonheur clair et chaud. Marie Gevers me dit : - « J’ai été très heureuse de voir que mon petit poème «Notre entente» soit devenu le motif d’une de vos mélodies... sans être aucunement «imitative», cette douce mélopée suggère bien le moment d’intimité et de bonheur un peu craintif qui me dicta-jadis-ce poème. L’enfant dont il est parlé dans ces vers est mariée - bien loin - en Afrique, au Ruanda, c’est une belle jeune femme ! ». Je rencontre encore, aux Beaux-Arts, avant de Quitter Bruxelles, le Directeur Paul Willems - le fils de Marie Gevers, à propos d’un projet d’exposition des couvertures de partitions, accompagnée d’un concert... projet qui ne connaîtra pas de réalisation ! Lorsque je rentre à Paris, je passe dans une émission télévisée, accompagnant Pierre Saugey qui chante un des «Chants du Silence». C’est ma première apparition à l’écran. Edmée et les enfants voient l’émission chez les Kristof qui possèdent un poste-récepteur. Robin se demande avec curiosité si la mouche qu’on voit se promener sur la joue du pianiste, en gros plan, est filmée, elle aussi, ou si elle patine sur l’écran ! Les 11 mélodies sont de nouveau, enregistrées, à la Radio, par Pierre Saugey que j’accompagne. Belle exécution, beaucoup moins émouvante pourtant, pour moi, que la toute première avec Lucien Lovano, car une création a toujours, pour le compositeur, un caractère exceptionnel. Les «Chants du Silence» sont l’objet, en juin, d’une exposition, à la «Maison des Lettres». Bien qu’elle n’ait qu’une ressemblance approximative, dans sa conception, avec notre exposition de 1950, «Images et rythmes du monde», à la Galerie La Boétie, un travail minutieux de recherches, de compositions plastiques utilisant les éléments principaux des couvertures en décors muraux, en font une réussite. Le vernissage, au cours duquel Bernadette Grimpel et Pierre Saugey interprètent certaines des mélodies, est animé. La présence d’amis écrivains, peintres, musiciens, d’universitaires et de jeunes crée une ambiance chaleureuse. Des articles me sont demandés par «Actualités artistiques internationales» sur les «Chants du Silence», et par «Combat» sur les «Santons et les Noëls». Devant le succès des couvertures des «Chants du Silence», je décide d’étendre cette idée à mes autres partitions. En demandant des œuvres à des artistes de talent, j’aimerais constituer une sorte de «galerie» unique d’œuvres contemporaines, groupant autour d’un seul compositeur, des poètes et des plasticiens. A côté de ma création musicale et parallèlement à celle-ci, cela devient une de mes aspirations principales et je la poursuivrai au long des années. André Parinaud écrira à propos de «cette plus belle mosaïque de l’amitié que l’on puisse imaginer» : « Paul Arma est un des très rares inspirés de notre époque qui ait la culture, la conscience claire et des dons pour vivre le rythme de cette grande rencontre des arts ». J’entreprends ma première démarche auprès de Georges Rouault. Celui-ci serait volontiers d’accord, mais se présente un obstacle majeur : Rouault ne peut rien offrir en une seule couleur, et il n’est pas question, pour les éditeurs, d’entreprendre une réalisation en plusieurs tons. Malgré cet échec, le projet ne sera pas abandonné. J’assiste en juin, avec Fred Benusiglio, un des membres du Quatuor Kédroff, au concert donné, à Royaumont, par l’«Agrupación Coral de Camara de Pamplona». Nous sommes tous émus par la beauté d’un tel concert : programme pas ordinaire, voix magnifiques, ensemble à la limite de la perfection, dirigé par un chef extraordinaire. C’est un miracle : des voix pures, pas un vibrato de mauvais goût, des lignes pianissimi rarement entendues. Après le concert, rencontre avec Luis Morondo, le chef. Joie et émotion sincères de Morondo en entendant le nom de celui qui vient le féliciter. Nous décidons d’un rendez-vous pour le lendemain, dans un studio, car Morondo me demande des œuvres pour son groupe et je tiens à lui faire connaître la «Cantate de la terre». Au piano et avec ma voix fausse, j’obtiens son enthousiasme pour l’œuvre. - « Elle est pour nous ! décide-t-il sans plus de discussions ». Nous déjeunons ensemble et dans notre jargon hispano-français, nous nous entendons fort bien. Il part avec les partitions des «Douze chœurs», et des «Quatorze chœurs» et je lui enverrai bientôt celle de la « Cantate de la Terre ». Morondo est si heureux que, trois semaines après son départ de Paris, «Ani Couni» et un chœur grec figurent déjà dans trois concerts de l’«Agrupación», en Espagne. Beaucoup d’autres exécutions vont suivre. Le trimestre s’achève par quelques émissions : en France, le Quatuor Ouattrochi donne, sur la Chaîne Nationale, le «Concerto pour Quatuor à cordes» ; Jean-Pierre Rampal joue, à Marseille, avec l’Orchestre de chambre dirigé par A. Monnier, la «Suite de danses». Aux Pays-Bas, c’est la première audition des «Quatre mouvements» pour orchestre à cordes par l’Orchestre de chambre de Hilversum dirigé par Yvon Baarspul. En été, au « Verduron », je retrouve le temps de composer. Je reprends le «Divertimento n°4» pour violoncelle et piano de décembre dernier. J’en suis satisfait, mais me vient le désir d’en écrire une version orchestrale tant il me semble que la partie du soliste appelle cet enrichissement. L’œuvre devient DIVERTIMENTO DE CONCERT N°4 158 pour violoncelle et petit orchestre de chambre, en l’occurrence quatre bois (flûte, hautbois, clarinette, basson) percussion et cordes. Dès l’année suivante, l’œuvre sera jouée souvent, à Bruxelles, à Lyon, à Marseille, à Sarrebruck, par de remarquables orchestres et solistes. La première audition parisienne attendra... juin 1961, avec Reine Flachot, en concert public donné par la R.T.F., à l’ « École Normale de Musique ». Fin août, naît le DIVERTIMENTO N 5 159 pour chœur mixte a cappella, d’après des thèmes populaires de France : une «Bourrée» de Gascogne, un «Chant d’amour» de Bretagne, une «Ronde» de Champagne. Le choix de chants populaires et non de textes d’auteurs contemporains a une raison. Plusieurs fois, par le passé, l’utilisation de textes d’auteurs vivants a amené des complications politiques, idéologiques ou esthétiques et j’ai pris la décision d’éviter - pour le moment - des désagréments de ce genre en sauvegardant mon indépendance, ma liberté... ma paix ! En octobre, au «Salon de la Poésie 1953», à un concert de musique chantée organisé par Michel Decoust, dans les salons de la Coupole et présenté par le musicologue Marcel Beaufils, j’accompagne Marcel Vigneron qui chante la «Gerbe hongroise». En novembre, sur la Chaîne Nationale, une émission de musique de chambre est consacrée à mes œuvres parmi lesquelles le «Divertimento n°4» joué en première mondiale par le violoncelliste Roger Albin. En novembre, encore, est enregistré un programme de Noël avec les «Neuf chœurs» par l’Ensemble Marcel Couraud qui sera diffusé le 25 décembre sur la Chaîne Nationale. A partir du 5 décembre, sur Paris-Inter, commence une nouvelle série d’émissions hebdomadaires IMAGES ET RYTHMES POPULAIRES DES PAYS LOINTAINS 160, musiques vocales et instrumentales de 37 peuples. Au cours d’un concert encore sur Paris-Inter, a lieu la première mondiale de la «Petite Suite» pour quatuor ou orchestre à cordes, jouée par l’orchestre de chambre Armand Belai. Je donne au Conservatoire de Musique de Saint-Etienne, une conférence et un cours d’interprétation d’œuvres de Bartók et en même temps, enregistre à la R.T.F. de Lyon un récital de mes œuvres. Je rentre à Paris pour donner une interview sur la Chaîne Nationale à propos des caractéristiques mélodiques et poétiques des Chants de Noël, et une autre pour présenter l’émission de Noël. A l’étranger, au début de novembre, les «Ballets de Suzanna Egri» font une tournée en Sicile et dansent les «Instantanés» avec l’orchestre de Catane, sous la direction de Ferruccio Scaglia, tandis qu’à New York, organisée par «The league of Present Day artists», au Riverside Museum, une soirée «Music of Paul Arma» permet d’entendre, en première audition aux États-Unis, les «Chants du Silence» interprétés par Very Tilson avec le pianiste George Manos. En Espagne, l’«Agrupación» de Luis Morondo chante, en octobre, au Théâtre Cervantès de Corella, puis en tournée en décembre, mes chœurs. Et puisque chaque année apporte souvent une expérience malheureuse pour moi, jamais assez méfiant, 1953 ne manque pas à la tradition : Je fais la connaissance d’un ténor amateur de Toulouse, H., qui a des projets nombreux dans le domaine musical et aimerait m’y associer. Il est nommé, à Paris, à un poste administratif important et cette situation lui sert de marchepied. Très vite, il arrive à se faire nommer directeur de la musique à «l’Encyclopédie sonore». Comme il n’a pas réellement la connaissance ni l’expérience, en la matière, il demande ma collaboration. Confiant et intéressé, j’élabore un canevas large, éclectique, englobant les diverses époques et les multiples formes de la musique, avec des détails précis, pour la réalisation. H., enthousiaste, prend possession du plan complètement élaboré. D’abord, je me contente de demander, de temps en temps, des nouvelles et j’obtiens toujours la même réponse - « Tout est à l’étude à la Direction générale ». Je suis patient. Je sais que certaines décisions ne se prennent qu’avec prudence, surtout quand il s’agit d’une réalisation d’envergure. Le temps passe encore... et, par hasard, je découvre, chez un disquaire, le catalogue récent des parutions de l’«Encyclopédie sonore», dans lequel je reconnais exactement le plan élaboré ! Stupéfait et furieux, j’appelle H. et lui demande des explications. Il ne se dérobe pas, confirme qu’il a remis mon plan à la Direction générale, accompagné de son approbation... et ne veut rien savoir de plus ! Pourtant, la nouvelle réalisation figure sous son seul nom, dans le catalogue... Après avoir pris conseil auprès d’amis juristes, je saisis, par lettre, la Direction générale de l’«Encyclopédie sonore», décris les faits et demande des explications. La réponse est claire et simple : on constate que H. s’est engagé à titre personnel et non en tant que directeur de l’ « Encyclopédie sonore ».

1 58 1960. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. 1 59 1964. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture d’Edmée Arma. 1979. Lyon. Disque REM10860. Chorale mixte de Givors. Direction Pierre Vallin. « Fédération musicale populaire ». 1 60 M.S. Indicatif pour la série d’émission. Cet argument de la firme est juridiquement indéfendable, m’affirment les juristes. Il n’y a, selon eux, que deux solutions : entamer un procès, ce qui peut être scabreux, car on ne connaît pas les clauses du contrat de H. avec l’Encyclopédie, ou laisser tomber le tout, ... y compris H. ! Ce que je décide de faire, floué une fois de plus ! D’ OPATIJA A RIJEKA. 1953

Nous sommes maintenant habitués aux voyages qui conduisent le « chef de famille » aux quatre coins de France, et au-delà des frontières, pour des temps plus ou moins longs. Et notre vie, aux enfants et à moi, n’en est pas, pour autant moins remplie. Miroka, fort occupée au Lycée de Sèvres et avec son groupe d’Eclaireuses, m’accompagne parfois à quelque exposition et assiste avec moi, à la « Mutualité », à une Soirée des Auberges de Jeunesse. Je n’y retrouve pas, moi-même, l’enthousiasme d’autrefois. Robin aime découvrir Paris, à petites doses, le Musée de l’Homme avec la récréation du film au « Club Cendrillon », en fin d’après-midi. Salon du camping et expositions lui conviennent aussi. C’est un garçon de belle humeur, facile et heureux. Son instituteur me fait savoir qu’il pourrait secouer un peu sa nonchalance et travailler beaucoup plus. Mon principe est de ne jamais intervenir dans le domaine scolaire, l’enfant est intelligent, il nous voit heureux de travailler, il faut qu’il découvre seul ce besoin et ce plaisir, j’ai confiance, et je ne regretterai jamais cette attitude qui permettra à un petit garçon poète et fantaisiste, de devenir un adolescent puis un adulte solide et courageux. Il a des inventions charmantes. Peu satisfait sans doute des travaux de l’Académie Française, il décide, à huit ans, de se constituer une « moterie » à son usage personnel. S’en échappent des « étoiles torticolores », des « croquenenbilles » dont il a envie pour le dîner et maintes loufoqueries de la même trempe. Il ne fait, en cela, que suivre la fantaisie d’illustres aînés qui glissèrent, dans leurs écrits des mots dépourvus, plus tard, du visa académique et bien jolis tout de même. L’ « accortesse » de Jodelle est gracieuse et l’ « advertance » de Montaigne, juste. Les verbes font image : « agrélir » et s’ « allangourir », « s’anonchaler » et « assoter » qui fleurissent dans des manuscrits, chez Charron ou dans la Farce de Maître Patelin. Les « Nuits » de Strapole sont peuplées de « petits moucherons luisans, bavolans, par l’épaisseur de l’obscurité ». Les vallées sont « arbreuses » chez Baïf, et autre part, les « boscages feuillent ». Chez nous, les hélicoptères deviennent des « avions à moustache ». Miroka et Robin, lorsque leur père se met en habit, attendent que l’étonnant personnage ordinairement vêtu de velours, en ait terminé avec l’irascibilité du plastron, la méchanceté du col, la rouerie des boutons divers, pour danser autour de lui et brailler judicieusement : « Papa-pie ! Papa-pie ! ! ». Robin se livre encore à huit ans à des distractions moins avouables : Il a pour bon copain, un garçon de la maison plus âgé que lui et qui a déjà des problèmes d’argent. Ayant appris que le cuivre était un métal monnayable, ils se mettent tous les deux, à la recherche de ce qui, jaune et brillant, peut - être source de revenus. Leurs fouilles ne les entraînent pas très loin, Robin se méfiant des décombres depuis certaines mésaventures qui lui arriva chez sa grand-mère. C’était en Bretagne, lorsque, plusieurs années après la fin de la guerre, on manquait encore de beaucoup de choses. Mon père, grand bricoleur, parcourait champs et grèves à la recherche de matières précieuses: ferrailles, verres, vestiges de tout poil, au grand scandale de ma mère qui interdit à son époux de mêler l’enfant à une si dégradante occupation. Naturellement, le grand-père et le petit-fils, complices dès le départ de la maison, exploraient quand même les caches à trésors et rapportaient clandestinement leur butin, jusqu’au jour où, revenant juste au moment d’un goûter que donnait ma mère à quelques notairesse et autres dames bien du lieu, Robin eut le malheur de répondre à cette question : « Alors, mon petit garçon, on est content de se promener avec son grand-père ? », par ce terrible : «Oh oui, Madame, on s’amuse bien tous les deux, on fait tous les tas d’ordures du coin !». La punition fut proportionnelle au délit, pour les deux coupables. Plus de sorties à deux, ma mère veillant à ce qu’on ne s’écarta plus du droit et convenable chemin qui menait sagement à la plage, aux pâtés de sable, aux jeux de bon ton ! Donc, Robin ne s’aventure plus dans les tas d ’ordures et autres lieux inavouables. Mais un matin, je trouve dans son coffre à jouets, une grande barre de cuivre dont j’oublie de lui demander la provenance. Deux soirs après, montant à pied les quatre étages, alors que l’ascenseur est en panne, je m’aperçois que le tapis de l’escalier n’est plus maintenu à chaque marche, toutes les barres de cuivre ont disparu. Ne restent que les anneaux dans lesquels elles sont d’habitude glissées. C’est clair ! Sans réveiller le garçon, nous extirpons du coffre la totalité des barres et les boules rondes qui les maintiennent, et, vers trois heures du matin, choisissant le moment où nous sommes à peu près certains de ne rencontrer personne dans l’escalier, dans le plus grand silence, nous revissons toutes les barres, tremblant de voir surgir la concierge qui, heureusement, ne s’est aperçue de rien, les enfants ayant probablement opéré d’abord avec modestie, une barre par ci, une barre par là, les jours précédents, pour terminer, avec vélocité et adresse leur opération, le soir même en rentrant de l’école, pour entreposer leur butin en toute tranquillité, avant mon retour. Personne n’évoque l’histoire, les gamins n’ont garde de parler du miracle qui a fait retourner les barres à leur destination première, et la recherche du cuivre est abandonnée. A la grande joie des enfants, mes parents viennent parfois passer quelques jours chez nous. Il y a toujours pour moi une part de la journée réservée aux enfants, le soir, entre le retour de l’école et leur coucher. Puis, quand nous ne voyons pas des amis, il y a les tentations: K. Dunham à Chaillot, «Les Perses» à La Sorbonne, Théresa et Luisillo que je retourne voir avec plaisir, Les «Ballets de Bali» à Marigny, «Porgy and Bess» que nous allons voir à l’ « Empire » avec les Kristof, une pièce à Bagatelle. Et les films, et les Expositions... Pas de temps mort dans la coulée du temps : plaisir du travail, joies de la famille, des amitiés, jouissances intellectuelles. Durant les vacances de Pâques, j’ai parcouru l’Espagne avec des camarades. En ce printemps 1953, Robin à Saint-Briac, Miroka à son premier camp d’Eclaireuses, je décide d’aller en Yougoslavie en passant deux jours à Venise où je dois rendre visite à une amie d’Yvonne Tiénot. Je n’ai pas revu Venise depuis un voyage ne 1938, avec le groupe de Gaston Diehl, et je ne peux résister à la tentation, malgré l’heure tardive, de quitter l’hôtel non loin de la gare, pour prendre le vaporetto jusqu’à la Place Saint-Marc. Il fait frais sur le Grand Canal. Aucune vie le long de l’eau, les gondoles se croisent silencieusement à la très faible lueur de leurs lanternes. Impression de vie, en pleine décadence pourrissant lentement, encore accrue par l’odeur fade qui monte de l’eau. Seule la Place Saint-Marc est animée d’une excitation toute artificielle de touristes en groupes. Lumière et décor de théâtre : tout est en place pour le plaisir de l’étranger. Le lendemain, après avoir essayé en vain, de joindre par téléphone la personne que je dois rencontrer - numéro faux, le portier de l’hôtel ne parvient pas à trouver le bon - je me rends à son adresse : palais immense et en apparence désert. La gondole pénètre jusqu’au cœur, dans le marbre du hall. Splendeur d’un passé rabaissé aux aménagements d’appartements d’aujourd’hui, ayant gardé seulement des traces de grandeur. La « dame » n’est pas là, la bonne me reçoit et j’ai tout loisir de frissonner dans ce décor humide et froid d’un autre siècle. Et je retrouve la rue. Du Campanile de Saint-Georges, j’ai, de la ville, la vue sans doute la plus authentique ; d’une blondeur de tuiles dans des routes d’eau, l’or léger d’une brume sur l’immobilité de la lagune. J’ai peu de temps à passer ici, je ne cherche à voir ni musée, ni monument - aucun tableau, aucune œuvre d’art -. Ce sera pour un autre voyage. Mais seulement, aujourd’hui, la vie de la rue. Elle est si multiple : tous les sens y sont en éveil. Les odeurs sont violentes et souvent atroces vers certains canaux qu’on est en train de vider ; les places, les « Campos », résonnent de piaillements d’enfants qu’on a sortis des logis sombres pour les mettre au soleil et sont bruissantes des commérages des mères tricoteuses adossées aux murs chauds ; la peau passe des zones d’ombres aux zones de soleil et c’est délicieux ; les yeux ont mille images à enregistrer et le goût même est tenté par toutes les pâtisseries de Pâques et les brioches façonnées en colombes, exposées aux vitrines. Dans quelques rues commerçantes, l’odeur du café est revigorante... Trieste et les formalités des passages de différentes zones et frontières, longues et minutieuses... Vers une heure du matin j’arrive à Lovran où m’accueille le seul hôtel ouvert : la saison touristique ne commençant qu’en mai. Architecture évoquant encore les fastes austro-hongrois d’autrefois dans un beau parc de palmiers et de pins. Au quatrième étage au-dessus de l’eau, je jouis d’une grande chambre, d’une terrasse, de toute la baie devant moi et du soleil pour me réveiller. Derrière l’hôtel, la montagne est déjà là tout près de l’eau, s’y accrochent quelques petites maisons blanches. Une partie de la côte borde des résidences d’été fermées encore, avec leurs plages privées L ’autre est rocheuse et cache quelques petites anses de sable où je peux me baigner. Lovran, est un très vieux village, il semble qu’on y fasse des travaux : une nouvelle jetée, un port mieux aménagé, comme dans un pays laissé longtemps à l’abandon. Curieux contrastes entre les palmiers épanouis partout, et les maisons à doubles fenêtres et à gros poêles de faïence d’Europe Centrale. Peu de bêtes de traits, l’autocar a croisé la nuit des chariots emplis de bois, tirés par des hommes. Encore moins d’autos. Je quitte parfois la jetée où j’aime m’ensoleiller, pour aller dans la montagne par une route qui devient vite chemin, puis escalier enfin piste de pierrailles. Toute la partie cultivable de la pente sévère est faite, avant la zone de rochers, de terrasses où s’étage la vigne sur la terre rouge. Parfois, trois pieds de vigne seulement surgissent entre des rochers, des pins, le tout bien clos, sans doute contre les chèvres. Je suis, une fois, en pleine solitude brusquement entourée de soldats, baïonnettes au fusil! Effarement : Il s’agit de banales manœuvres : les deux armées adverses se «battent» autour de moi sans plus s’occuper de ma personne. Aucune plaisanterie, c’est du sérieux... J’imagine la franche rigolade de deux «armées» françaises dans les mêmes circonstances ! Les femmes sont lourdes, les hommes seuls ont une taille haute et svelte. Ils ont de beaux visages âpres avec les yeux ridés de ceux qui vivent sous la grande lumière. J’ai la curiosité de me présenter au directeur de l’école - les enfants ne sont pas en vacances - qui me reçoit très bien et me promène de classe en classe. On me fait assister à la classe de français - car il y en a une dans cette école primaire. On y apprend en ce moment « La laitière et le pot au lait » et je me délecte des accents qui distillent La Fontaine. A partir de ce jour, les enfants qui me croiseront dans la rue, me salueront gaiement, avec leur joli accent : « Perrette sur sa tête » ! On chante pour moi un « kolo » dont on me traduit le texte : « Ne laisse pas le kolo se rompre Avant que nous rappelions Tito Tito, le peuple et le Parti Notre gloire la plus brillante ! » On me traduit le texte de la banderole qui accueille à l’entrée : « Vive notre république fédérative populaire de Yougoslavie » et de celles oui ornent chaque classe entre les journaux muraux : « Le savon est le premier des biens » « Un homme sans liberté est comme un poisson sans eau » « Sans effort, il n’y a pas de savoir » « Vive le jour de la République » « Vivent les élections pour le pouvoir populaire » On me dit qu’il n’y a pas de cours de marxisme pour ces enfants, mais que le marxisme imprègne les cours... Nuance ! Après cette visite guidée avec beaucoup de gentillesse, on me laisse partir, tandis que les plus petits chantent pour moi : « Quand trois poules vont aux champs », en m’invitant à une répétition de la chorale. La messe de minuit de Pâques voit une foule considérable qui ne peut, toute, entrer dans la petite église du village, et la ferveur est grande. Même ferveur à la messe du dimanche. Je vais à Opatija - morte et morne en cette saison - où quand même je vois des danses populaires et entends un concert de flûtes, et je rentre en stop, dans mon petit port. Je vais en bateau à Riejeka-Fiume, de l’autre côté de la baie, et en car au lac de Plitvice. Voyage exténuant de cinq heures du matin à vingt-deux heures, sur des chemins incertains dont la terre rouge transforme les passagers en étranges personnages pourpres des cheveux aux pointes des chaussures. Comme ma terrasse ouverte sur la mer, sa chaise-longue, son silence me semblent parfaits quand je peux m’y installer le soir.

Dans la baie le soir allume des feux à terre et fait luire des flammes sur le lisse de l’eau.

D’Opatija à Rijeka le pointillé des quais se courbe et scintille jusqu’aux lanternes des jetées. La lueur d’une étoile qu’un fanal emprisonne escorte sur chaque barque la pêche de nuit.

La fête des lumières meurt dans le silence froid de la terre de l’eau du ciel.

Solitude de la terre où se taisent le sombre et le rude de la nuit.

Solitude du ciel.

Mais sur l’eau où les vagues endormies ne bercent que des fantômes d’aventures et de drames un appel de pêcheur éveille le silence et ranime les étoiles tous les feux de la terre et de l’eau et du ciel.

Un matin que je sors de l’eau - bien froide - de ma petite plage personnelle, je suis saluée du haut des rochers où passe la route, par les occupants joyeux d’une Jeep. Je retrouve la Jeep à l’hôtel et la bande de garçons est un groupe de cinéastes dont le metteur en scène occupe la chambre voisine de la mienne et vient partager ma terrasse le soir venu, en se présentant : Mihailo C. C’est un homme attachant, imprégné de culture française - il parle bien notre langue - poète et avouant qu’il a constamment à concilier son romantisme naturel et son réalisme marxiste. Il me parle avec confiance des problèmes qui se posent dans son métier de cinéaste puisque son équipe et lui-même sont sans cesse accompagnés par un « politique » qui veille à l’orthodoxie des prises de vue, même lorsqu’il s’agit, comme en ce moment, d’un documentaire sur les conditions d’hygiène des paysans. Nous parlons longtemps sur notre terrasse et Mihailo qui doit quitter Lovran avec son équipe, m’invite à prendre avec lui le petit déjeuner, dans un café du port. Il est encore très tôt et après une nuit rigide et pure que la profusion des étoiles avait poudrée d’or, le matin semble souple et libre, adouci de brume ténue que déchiquette le soleil, au- dessus de l’eau brodée de scintillements. Les ruelles du village laissent couler les senteurs des feux ravivés au fond des cuisines sombres, et c’est, à chaque tournant un afflux renaissant de l’odeur ensoleillée du bois sec des collines qui brûle dans les fourneaux. Le petit café du port a une terrasse au-dessus de l’eau. Nous nous installons à l’une des tables et bientôt le soleil nous y rejoint. J’aime bien le visage de mon compagnon qui apparaît en pleine lumière : il a des yeux de montagnard, ou de marin avec ces petites rides qui plissent aux coins des paupières habituées à protéger très tôt la vue d’un trop vif soleil. A contre-jour, le visage devient plus lisse, mais de fines rides se dessinent en lignes pâles sur le brun de sa peau. Nous faisons un petit déjeuner de lard, de fromage, d’olives fourrées de paprika, de pain de seigle, arrosés au lieu de café, de bière et de rakia, l’eau-de-vie de prunes ! Mihailo aime son travail et est capable de lui sacrifier tout, il se sent riche, à trente ans, de toutes les dures expériences de la lutte, y compris celle d’un an de camp de concentration. il aime son pays d’une façon intelligente mais farouche, et il est plus glorieux de son ascendance paysanne serbe, que de son ascendance maternelle intellectuelle. Il a travaillé durement, parfois dans des situations difficiles, a déjà produit cinq films et deux livres de poèmes depuis la fin de la guerre. C’est étonnant d’apprendre, en si peu te temps, tellement d’un être, parce que justement quelque chose accroche bien. Je lui parle de Paul, de nos amis : il aime et admire Jean Cassou, Claude Aveline qu’il a rencontrés lorsqu’ils sont venus en Yougoslavie. Il aime « nos » peintres et a pour toutes les questions touchant l’art, un goût très libre de toute doctrine imposée. Ce sont des moments bien riches que je passe là, au soleil tout jeune, avec, en contre-jour, les barques et le petit port, avec ce compagnon prêt à devenir un ami. Comme il est dommage que parfois des êtres passent seulement, avec lesquels un lien solide pourrait se nouer définitivement. Le lien va se nouer, par lettres, et pour quelques années. Mihailo me parlera de son rôle de cinéaste, de sa vocation de poète, toujours avec passion. A propos d’un article sur Eisenstein, il répond violemment : « ... Je ne puis pas accepter l’opinion du journaliste sur S.M. Eisenstein, je pense que « Le Cuirassé Potemkine » a beaucoup d’archaïsme. Je ne suis pas « moderniste » , vous le savez, mais je veux être « moderne » comme cinéaste et comme poète aussi. Je pense que les Italiens sont aujourd’hui, les meilleurs cinéastes du monde : Vittorio de Sica et les néo- réalistes surtout ! Pour moi, ils sont maintenant des artistes comme l’était mon écrivain préféré E.M. Remarque, après la première guerre mondiale... » « ... Hier, à Belgrade, j’ai vu le film français de R. Clément « Les jeux interdits » . Je veux le voir encore une fois parce que je suis ravi. Quelle petite actrice ! Quel humanisme ! - Je suis peut-être subjectif, j’aime beaucoup le France !... ». A propos de son travail : « ... J’ai le malheur et le bonheur de beaucoup travailler. A l’école où j’enseigne, je fais avec mes élèves, le montage d’un film culturel : un court métrage sur la protection des plantes et des fruits. Avec mon meilleur ami, je tourne un film expérimental qui s’appellera « Les lumières du miroir » . L’idée de ce film : montrer la vie de l’homme dans le miroir, représentée par quatre moments : la naissance, l’amour, la guerre et la mort. Nous avons le bonheur de tourner ce film ici, à Belgrade et quelques jours à Zagreb. Je travaille de l’aube à la nuit, car je fois aussi écrire le scénario d’un film pour la Croix-Rouge. Je suis toujours fatigué et heureux aussi, car travailler, c’est être heureux. Seulement travailler ? Non, Edmée, être heureux c’est aimer, avoir des amis, lire des livres, savoir ce que l’on veut dans la vie, aimer les hommes... » . C’est un nouveau projet dont Mihailo parle dans une lettre suivante : « ... Et voilà pour moi un film qui m’intéresse beaucoup : un film sur ma ville natale Uzice (Oujustsé) qui a pris après la guerre le nom de Titovo Uzice, parce que c’est en Europe, une ville extraordinaire : en 1941, quand les Allemands sont entrés en Yougoslavie, le mouvement des Partisans a commencé là, et c’est la plus grande ville où les partisans sont entrés comme libérateurs. C’était aussi le centre d’un grand territoire libre qui occupait le tiers de la Yougoslavie. A Uzice, était le Q.G. du Parti communiste, le Comité général de la Libération Nationale, une fabrique d’armes, les chemins de fer des Partisans, etc., capitale d’un pays libre derrière le front d’Hitler en Russie. L’Europe ne savait pas cela. Naturellement, les Allemands ont commencé leurs offensives contre notre territoire libre ; sept offensives ennemies. Quand nous avons quitté la ville, un bataillon de 200 ouvriers d’Uzice, est tombé jusqu’au dernier homme, comme l’arrière-garde des troupes partisanes. J’étais à Uzice en 1941, comme toujours pour mon bonheur et pour mon malheur. A Uzice, il y a une montagne qui s’appelle Zlatibor, mes parents y avaient une maison. Les soldats occupants ont tué la ma mère et ont brûlé la maison. Je suis lié « avec le berceau de mon heureuse enfance » - comme le dit un poète français -. Après la guerre, un poète serbe a écrit un poème sur le bataillon mort pour la défense de Uzice. Je veux utiliser les vers de ce poème et je veux tourner un film-poème sur Uzice. J’ai écrit déjà le scénario et tourné les premiers plans. C’est mon travail d’aujourd’hui... ». Notre correspondance fructueuse et amicale durera des années. Nous ne nous reverrons jamais : des occasions perdues, le départ de l’un juste au moment de l’arrivée de l’autre, messages et petits présents transmis par des amis qui vont de l’un à l’autre des pays : Georges Descrières, Jacques Chalom, les Frères Jacques. Poèmes et livres échangés. Et plus tard, la visite de Beba, la femme de Mihailo. Drame de leur séparation, de leur remariage. Amitiés mêlées. Des lettres pathétiques, des pages d’un romantisme échevelé. Je deviendrai le témoin du drame qui se joue entre deux êtres excessifs et passionnés. L’été arrive vite et ses vacances encore. Nous faisons un tour en Bretagne. Miroka campe près de la frontière espagnole. Robin reste avec ses grands-parents et nous revenons travailler au «Verduron». J’y revois enfin mon amie bruxelloise Nelly qui vient y passer quelques jours. Elle était restée de longs mois sans écrire et nous apprenons enfin le drame qui l’oblige à quitter, avec ses deux enfants, un mari devenu dangereux. Les rentrées se font avec plaisir dans écoles et lycée. Miroka reprend ses activités éclaireuses, mais est toujours heureuse d’accompagner sa maman à une matinée ou soirée de Théâtre ou de Ballet. Robin a des occupations plus masculines : le Général Badart lui fait visiter le camp d’aviation de Villacoublay, il va, avec son papa, au Salon de l’Auto, et voir aussi une certaine «baleine», la curiosité de Paris, cet automne. Il continue les leçons de piano avec Yvonne Tiénot. Les soirées reprennent : nous réunissons pour un dîner, les Vildrac et Marie Gevers, et pour un autre Carlier et Maurice Ciantar qui nous ravit, par ses histoires, une partie de la nuit. J’ai la chance de voir arriver dans mon école, une collègue fort sympathique, Marguerite L., et une nouvelle amitié qui sera longue, orageuse, parfois, naît cet automne. Je retrouve aussi le plaisir de skier - oublié depuis quinze ans ! en allant passer les vacances de fin d’année en Autriche, à Saint-Anton. Ces départs en solitaire me font le plus grand bien. Les enfants le savent qui me disent lorsque j’ai tendance à me fâcher : - « Mamy, tu commences à devenir nerveuse, il est temps que tu partes seule ! ! ». « UN MUSICIEN DE LA RENAISSANCE » 1954

Je ne reste pas longtemps tranquille, à Paris. L'association « France États-Unis » apprend que je présente, dans les milieux universitaires, des enregistrements de «Negro-spirituals» inédits. On me propose de faire ces conférences dans des villes où je ne suis pas encore passé. Je suis donc à Rennes, en février. « ... Paul Arma, d’origine hongroise, passionné de folklore, présentait cet aspect de beaucoup le plus original de la musique américaine. Il le fit avec un tour fort littéraire, d’une manière spontanément sensible, en homme de cœur qui a compris tout ce que l’âme Noire, aux États-Unis, ressent nostalgiquement d’amertume et d’espoir... » . (Ouest-France) Puis à Vannes : « ... Il est toujours ardu de faire comprendre à une civilisation conservatrice ou plus ou moins blasée comme la nôtre, les manifestations artistiques d’une race étrangère. Nous serions donc tentés de croire que cette transposition va choquer les Européens que nous sommes. Eh bien, non ! Et c’est là le plus étonnant... Mais quels sentiments éveillent en nous ces chants noirs ? Obtiennent-ils un écho ? Certes oui ! pour peu que l’on se donne la peine de les comprendre. Disons tout de suite que Paul Arma nous y a amplement aidés. Son art consommé de conférencier a su nous faire saisir, que ces chants noirs venant du plus profond du cœur de leurs interprètes charment celui de ceux qui les écoutent... Le public de province a rarement l’occasion d’avoir de tels sujets de conférence traités devant lui. Félicitons-nous donc que l’Association France États-Unis nous ait fait connaître un artiste comme Paul Arma et remercions celui-ci de nous avoir permis, grâce à son art, de progresser dans notre connaissance des hommes, et dans la compréhension dont ils doivent faire preuve entre eux... » .(La liberté du Morbihan) A Amiens, la conférence est présentée par René Raymond : « ... Le peuple parle - tel qu’en sa vérité - dans ses chansons traditionnelles. Mais voilà ! Il faut savoir reconnaître les thèmes et les rythmes réellement traditionnels : ceux qui enchantent et qui sévissent avec les forces de la nature, ceux qui exultent avec le peuple aux jours de liesse ou d’espoir, ceux qui pleurent avec lui aux jours de deuil. Vous avez su choisir en discernant à la fois l’expression par la musique et la fidélité à l’inspiration radiale. C’est pourquoi nous sommes si heureux de vous recevoir et reconnaissants de la joie que vous nous apportez » . C’est, pour terminer, le Sanatorium de Neufmoutiers-en-Brie. De cette dernière séance - causerie plus que conférence - je garde un souvenir ému des malades, jeunes filles et jeunes garçons amenés sur des lits-roulants. Je rentre à Paris, pour donner la même conférence à «l’École Normale Supérieure». Beaucoup de questions me sont posées sur mes rapports avec les soldats noirs, au moment des enregistrements. Une excellente nouvelle parvient d’Italie : Suzanna Egri continue à faire danser les «Instantanés», entre autres, dans un spectacle à Turin, dans le même théâtre Alfieri où j’avais dirigé la création de l’œuvre. Notre amie Lucette Sobol, propriétaire maintenant d’une Librairie «Vents et marées», rue de l’Université, organise, le 3 avril, une séance de signatures d’ouvrages consacrés à la musique et aux musiciens. Il y a là, José Bruyr, Jacques Chailley, Suzanne Demarquez, Hélène Jourdain Morhange, Claude Rostand, Yvonne Tiénot. José Bruyr est un vieil ami que je rencontre souvent ; Jacques Chailley habituellement distant, donnant toujours l’impression de se méfier de moi, est, cette après-midi, loquace, cordial, presque jovial et semble apprécier, pour une fois, ma compagnie ! Il plaisante même à propos de son livre qu’il signe, déclarant trop modestement qu’il s’agit là, «d’un fatras sur les notations musicales, tel qu’il est pratiquement impossible de s’y reconnaître»... il m’en offre quand même un exemplaire dédicacé ! ! Il ne revient pas pour autant sur un projet que Max Deutsch et moi lui avions soumis : la création d'un organisme destiné à la centralisation et à l'intensification de ce que nous appelons «Musique en Sorbonne», sous forme de manifestations, concerts symphoniques, de musique de chambre, de chorales, concerts commentés, festivals de musique ancienne et contemporaine... Le projet comporte aussi le rayonnement de cette vie musicale en Sorbonne, dans le grand public qui la connaît peu. Il s'étend encore à l'organisation d'un Festival National des Universités, puis d'un Festival International, à Paris, où «Radio-Sorbonne» aurait son rôle à jouer. En 1954, le projet n'est pas retenu, et c'est Max Deutsch qui, plus tard, le reprendra seul, et organisera d'une manière plus modeste les «Concerts en Sorbonne». Les problèmes de la survivance du folklore ne cessent de me préoccuper - D'autant plus que je me sens épaulé parfois, comme par cet article que Jacques Gardien écrit à ce sujet : « Je suis bien en retard pour parler d’un travail de Paul Arma, auquel j’aurais dû, depuis longtemps, consacrer une chronique. Que les amis de ce magnifique musicien veuillent bien m’excuser ; Paul Arma, dont le cœur est si plein de beautés et de bonté aussi, l’a déjà fait. Le brillant élève de Béla Bartók, en France depuis plus de vingt ans, a consacré au folklore une grande part de son activité prodigieuse. parmi ses travaux folkloriques, je détache tout spécialement - parce que leur portée est considérable - une véritable anthologie sonore de la France, réalisée pour la maison Folkways de New York. Ce travail constitue la plus belle attaque contre le mépris et l’oubli dans lesquels le folklore de la France est enfermé par tant de musiciens, compositeurs, musicologues et critiques de notre pays, qui non seulement traitent en mineure cette source magnifique d’inspiration de la musique, mais encore et trop souvent prétendent nier jusqu’à son existence. Paul Arma leur démontre avec éclat leur erreur. Les perles qu’il a placées dans son anthologie sonore aideront puissamment la France à lutter, à l’étranger, à armes égales avec les autre nations, dont le folklore a été publié et étudié avec beaucoup de soin. Grâces soient donc rendues à Paul Arma pour ce nouveau don fait à notre pays, qu’il aime et sert avec dévotion ». ( Paru en février 1954, dans : « Le progrès » - Lyon, « Le courrier de Saône-et-Loire » - Chalon, « Le Patriote » - Saint-Etienne, « La Tribune » - Saint-Etienne, « L’écho du Morvan » - Autun, « La Gazette Indépendante du Morvan » - Autun ). Comme je me sens soutenu par des lettres d’auditeurs inconnus qui apprécient les émissions «Images et rythmes populaires des pays lointains» commencées l’an dernier : « ... Cette émission de Noël, de la lignée de vos émissions de folklore du samedi, prend, comme elles, sa source dans l’âme populaire, et comme elles nous ramènent au Peuple d’où part toute inspiration valable. L’homme n’est rien seul... » . « ... Oui, vous avez raison, vous devez continuer ! Quel plaisir d’entendre à la radio, une émission qui s’adresse aux Hommes, à tous les Hommes ! Cela nous apporte un souffle d’air pur. Vous avez raison, les joies et les peines des hommes sont à peu près partout les mêmes et leurs espoirs sont identiques... Encore une fois merci de cette émission où, enfin, passe de la chaleur humaine ... » . « ... Vous avez retrouvé et harmonisé tant de chants que vous ne nous êtes pas inconnu et c’est peut-être pour cela que dès que j’ai vu votre émission et votre nom, j’ai écouté chaque fois que cela m’était possible... » . Je profite de mon court séjour, à Paris, pour proposer à Pathé-Marconi un plan de collection de folklore, qui, à la radio n’a pas eu d’écho en 1950. Le plan est daté du 23 avril 1954 et n’a pas plus de chance que le précédent. De fin avril à fin mai, je vis une existence insensée d’enregistrements, de répétitions, de conférences dans plusieurs provinces et dans différents pays. Lille, où pour la Radio, j’enregistre mes œuvres pour piano. Bruxelles, où après deux longues répétitions, j’enregistre, à l’I.N.R. Wallonne, les «Chants du silence» avec Marguerite Reiners. Hollande avec, le matin, un récital de piano à Hilversum, et l’après-midi une rencontre à Amsterdam, avec Nicolas Roth, le violoniste, autrefois «dictateur» raffiné de notre «Trio de Budapest». Nicolas est maintenant installé à Amsterdam, où il a épuisé toutes les tentatives pour trouver un très bon pianiste qui s’accommoderait de son autorité ! Son frère cadet, le violoncelliste, vit à Londres. En revoyant Nicolas-le-terrible, je me persuade encore plus de la chance que j’ai provoquée en me séparant de lui, autrefois. Le même soir, je suis attendu à La Haye par Thomas Magyar. Je fais la connaissance de sa femme très hospitalière qui tient à rendre mon séjour agréable. Avec elle, je visite les fameux champs et le Musée des tulipes, j’assiste à une fête populaire et je parcours la ville. C’est une femme intéressante et positive. Le soir, je retrouve avec plaisir Thomas et ses amis. Le 1er mai, ils ont organisé une conférence sur les «Negro-spirituals» que je fais en français, une agréable soirée suit avec une douzaine d’intellectuels qui parlent admirablement plusieurs langues, mais depuis la guerre, on évite ostensiblement l’usage de l’allemand ! On m’apprend incidemment que la Hollande connaissant à Pâques un afflux d’Allemands - plus de 130 000 à Amsterdam - les propriétaires de cafés qui, pendant la guerre, avaient été obligés d’afficher un avis : « Les Juifs sont indésirables », ont placardé cette fois : « Les Allemands dont indésirables » ! Le 2 mai, interview pour le quotidien de La Haye «Nieuwe Haagsche Courant». Le lendemain, répétition générale puis concert à Enschede de l’orchestre de chambre dirigé par Yvon Baarspul, avec au programme les «Quatre mouvements» pour orchestre à cordes. Très bonne exécution techniquement sans défaut, mais aux sonorités un peu plates et manquant de contrastes, ce qui nuit infailliblement aux caractéristiques de cette œuvre. Le 5 mai, je quitte la Hollande. J’ai, à Hambourg, des réunions et des conversations prévues depuis longtemps, concernant divers projets avec la Radio et des organisations pour des conférences. J’écris à Edmée : « Magnifique réception à la Radio de Hambourg, par l’Adjoint du Président ( celui-ci est en voyage ). Il a appelé sa ravissante secrétaire pour faire chercher une bouteille de cognac et deux verres, a abandonné son bureau pour s’asseoir avec moi dans les fauteurs devant une table basse : tu imagines cela à la R.T.F., chez nous ! ». Après d’agréables rencontres à Hambourg, Hanovre me réserve moins de plaisir. Je suis invité par le Docteur Marc André Souchay, professeur à la «Hochschule für Musik». Il a participé, il y a quelques années, avec le Docteur Fritz Schröder, à la traduction des textes de «Chantons les vieilles chansons d’Europe» pour l’éditeur Otto Maier de Ravensburg. Mais c’est pendant mon séjour chez lui que j’ai la désagréable surprise d’apprendre qu’il a été l’auteur de la plupart des indicatifs musicaux de la Radio allemande nazie. J’enchaîne avec un enregistrement à la Radio, d’un récital de piano émaillé d’incidents. Je commence à jouer quand, de la cabine, un des preneurs de son m’interrompt : - « Il y avait là, une petite erreur. On recommence ». Je suis certain que non, mais sans dire un mot, je reprends jusqu’à une seconde interruption : - « Vous avez fait une erreur dans la dernière mesure de la seconde portée... » Me maîtrisant, je réplique seulement que je connais ma propre musique, et qu’il n’y avait aucune erreur. Troisième interruption, cette fois avec une arrogance telle que je ne puis plus la tolérer. Furieux, mais gardant mon calme, je quitte le piano, passe dans la cabine de la technique et annonce à mon interrupteur forcené : - « Puisque vous connaissez mieux la musique que l’auteur lui-même, prenez donc ma place au piano, et moi je prends la vôtre ici ». Stupéfaction des quatre techniciens ! Silence embarrassé... Je les regarde tour à tour et arrête mes yeux sur le preneur de son en question, il peut y lire mon mépris. Je regagne le studio, joue tout mon programme. Cette fois sans interruption ! Second incident pour le même enregistrement. Lorsque je vais à la caisse pour toucher mon cachet prévu par contrat, une triple surprise m’attend : mon cachet est diminué de 300 DM., on me prélève en outre des impôts sur le revenu, et on m’enlève enfin 1 % avec cette indication «Impôt exceptionnel pour la reconstruction de Berlin». Pour moi, la mesure est pleine et je demande à être reçu immédiatement par le Directeur musical qui, par correspondance, a signé mon contrat. Je lui signale ces trois erreurs. - « Non, il n’y a pas d’erreur, nous sommes obligés pour raison économique de réduire les cachets. » - « Bien, mais je refuse quand même de signer et de prendre mon cachet car il y a une convention entre nos deux pays contre la double imposition et je n’ai pas à payer ici des impôts qu’on percevra en France. Quant à l’impôt exceptionnel, permettez-moi de vous dire qu’ayant tout fait pendant l’occupation nazie pour que Berlin soit détruite, je n’ai pas l’intention aujourd’hui, de participer à sa reconstruction ! ». Et, furieux je laisse là contrat et argent. Ce n’est qu’après une longue correspondance avec le Ministère des Finances que j’obtiendrai, en partie gain de cause. C’est ensuite Cologne. Diverses conversations pour des projets, en particulier avec le directeur de l’Institut Français ; enregistrement d’un récital de piano, avec des œuvres de Bartók et de moi, à la Radio ; conférence sur les «Negro- spirituals» au Conservatoire ; interview. Cologne, terrible ville avec ses bâtiments neufs assez laids au milieu de tant de ruines - la ville la plus touchée d’Allemagne... De trois à six heures, enregistrements en studio avec des techniciens auxquels seul, l’uniforme manque, maïs dont l’esprit reste celui de l’armée ou de la police. J’ai été prévenu qu’ils «chicanaient» terriblement les artistes. Il y a là un chef des enregistrements ; un chef ingénieur du son ; son adjoint ; un preneur de son ; un responsable du studio, tous avec des visages fermés, une attitude figée sans un mot, sans un geste d’approbation ou de désaccord. Après les trois heures de travail, j’écoute, en cabine, mes enregistrements, excellents, au milieu du silence de ce «détachement» !! Après trois semaines agitées, je prends deux journées de loisirs. D’abord à Wiesbaden où je retrouve Else, ma bonne camarade allemande que je n’avais plus revue depuis 1937, à Paris. Aussitôt après la guerre, elle avait écrit à une de mes anciennes adresses, une lettre qui ne m’était jamais parvenue, avait cru que je vivais aux États-Unis, n’avait eu finalement de mes nouvelles qu’en 1949, par Helena Weigel et Hanns Eisler, à Berlin, et avait pu m’écrire alors par l’entremise des «Lettres Françaises». Depuis, nous correspondons régulièrement, et c’est seulement cette année que je peux aller la voir, faire la connaissance de son mari et de son jeune fils Heinz. Nous évoquons le passé, parlant avec espoir de l’avenir meilleur, conversation interrompue régulièrement par une sortie, avec Heinz, dans une pâtisserie, pour la dégustation qui deviendra traditionnelle des «glaces de l’Oncle Paul» ! Belles retrouvailles ! La seconde journée de loisirs, je la consacre encore à quelques visites amicales, à Mayence, et passe des moments agréables avec Ponnelle, Beck, Muller, que nous avions connus ici en 1948. Après cette courte trêve, les déplacements continuent, selon les engagements pris. Darmstadt, chez Mendius, violoniste très sérieux et typiquement germanique : précis, consciencieux, mais souvent romantique. J’habite chez lui où nous répétons toute la journée, très contents du résultat. Il s’agit de ma «Sonate» pour violon et piano, œuvre loin d’être facile. Le lendemain, enregistrement à la Radio et départ dans l’après-midi à Offenbourg, où je retrouve un autre compagnon de 1948, Jean Tschieret et sa femme Thérèse pour dîner et passer une excellente soirée. L’Allemagne est un pays curieux, les Allemands sont un peuple bizarre et dans un certain sens, moderne. Ils ont la mémoire plus courte que les Français, ils ont déjà presque oublié la guerre, les causes de la guerre. Tout, au milieu des ruines - et ils en sont réellement fiers et satisfaits - : les Wolkswagen, les réfrigérateurs, les appareils de radio et de télévision, les milliers de produits industriels et mécaniques sont d’une qualité exceptionnelle, mais comme les Volkswagen, les réfrigérateurs, les appareils de T.S.F., etc. n’ont pas d’âme, eux non plus. Le pays est une sorte de fourmilière qu’on a dévastée ; on l’a refait, on l’a reconstruit, on l’a ré-emmagasiné ! La France, elle, reste ce qu’elle a été, conservatrice, ne se développant que lentement, se maintenant dans une léthargie désuète, désunie, indécise, qui ne semble pas avoir plus de but que de direction, à la dérive, sur la pente... Pays vieux, fatigué comme son peuple, avec son âme magnifique, mais sans force positive. Il est difficile de choisir. «Il est difficile aussi - comme dit Max Deutsch - d’y être Français, et il est plus facile et agréable d’y être étranger !» C’est maintenant la Suisse, après cette Allemagne dévastée, terne, aux terres sans couleur. Depuis Bâle déjà, ici, tout est beau, avec une campagne saine, richement verte, avec des fleurs, des arbres, des chemins et des routes propres... La Suisse - même alémanique - est déjà un peu gaie. J’en conviens, c’est facile pour un peuple qui n’a jamais, dans l’histoire moderne, subi de guerre. Je rends visite au Docteur Leeb, directeur de la musique à la Radio de Zurich, où j’effectue à chacun de mes voyages en Suisse, des enregistrements. Le Docteur Leeb est un grand ami de Hugues Cuenod. Dans l’après-midi, au studio, enregistrement d’un récital de piano, dans l’ambiance particulièrement agréable que me réservent les techniciens. Le soir, dîner avec Robert Oboussier. J’ai déjà beaucoup entendu parler d’Oboussier par Max Deutsch qui a voulu absolument que je connaisse ce musicien, compositeur, responsable de la «Société des Compositeurs Suisses». Il est tout particulièrement estimé et aimé par les plus importants représentants de la vie musicale en Suisse : Ernest Ansermet, Paul Sacher, le Docteur Leeb, Hugues Cuenod et tant d’autres. Dès que je fais sa connaissance, une vraie amitié naît entre nous. J’aime sa simplicité, sa modestie, sa personnalité, ses nombreuses qualités humaines. A chacun de mes passages en Suisse, je me réserverai désormais un bon moment à passer avec Robert Oboussier qui m’offrira parfois l’hospitalité, dans son appartement zurichois. Tous ceux qui le connaissent, confirment son caractère droit et sa discrétion. Quand le nom de quelqu’un vient dans une conversation, Oboussier ne manque jamais de louer ses qualités et sa valeur. Il ne médit de personne ! Ce nouvel ami viendra nous voir à ses passages à Paris. Edmée aimera sans réserve sa gentillesse, sa douceur, son intelligence, sa courtoisie. Il s’amusera follement avec les enfants, détendu, plein d’idées, intarissable en inventions de toutes espèces. Et une correspondance s ’échangera entre nous : « ... Voilà quinze jours écoulés depuis la charmante soirée passée chez vous à Issy et pas un signe de vie de ma part pour vous remercier ainsi que votre charmante épouse et vous redire le très grand plaisir que j’ai éprouvé à passer ces heures dans votre intimité.... Comment votre Robin a-t-il passé son examen ? Je garde un excellent souvenir de ce petit bonhomme qui - tout comma sa maman a conquis mon entière sympathie.. » . « ... Votre grand ami Robin pense beaucoup à vous ; il vous a enfermé dans son cœur, pas très ouvert à n’importe qui, mon cher ! Vous pouvez en être fier, ,je vous l’assure ! Il est difficile, dur par moment dans son jugement, souvent même sceptique, voyez-vous ! » . Oboussier est un homme charmant qu’il nous semblera bien connaître et que nous aimerons sans réserve. La nouvelle nous frappera d’autant plus quand nous apprendrons par la presse, que c’est par un des jeunes voyous qu’il fréquentait qu’il sera poignardé chez lui. La consternation sera générale parmi ses amis, mais quelques-uns connaissaient déjà la double nature de celui dont l’entourage était parfois douteux. Ernest Ansermet, dans un journal de Genève, rendra hommage à l’ami disparu. Ceux qui l’aimaient ne garderont que le souvenir de l’homme fin et cultivé dont ils appréciaient la belle amitié. Je vais ensuite à Genève, pour les détails d’un concert à donner dans la salle du Conservatoire de musique avec des œuvres de musique de chambre avec la violoncelliste Elisa Isolde Clerc qui organise ces concerts de «Premières auditions». Je revois mon ami, le comédien William Jacques et je passe la soirée et la nuit chez Theo Roth, mon vieux camarade du P.C., militant fidèle.. par habitude ! De politique, nous ne parlons guère. Le Parti est quand même encore intouchable, pour lui ! Répétition et enregistrement d’un récital de piano à Radio Genève, avant le lendemain une répétition pour un autre enregistrement de la «Suite paysanne hongroise» et du «Divertimento n°1», avec le flûtiste André Pépin. De Zurich, j’ai envoyé à Edmée, ces lignes qui nous amuseront beaucoup plus tard, quand nous relirons cet étonnement naïf devant une nouveauté qui ne le restera pas longtemps : « Tout à l’heure, je suis entré dans un magasin d’alimentation à Zurich. Curieux sentiment, étrange impression. La porte vitrée s’ouvre seule, grâce à une cellule photo-électrique... On prend un panier, on choisit ce qu’on veut, pas une seule vendeuse nulle part. Il n’y a que de jolies caissières, à la sortie où l’on paye, et de nouveau qui s’ouvre toute seule. C’est beau mais assez étrange. Est-ce le premier pas vers le monde huxleyien ? » . La conséquence du développement de ce monde à la Huxley, je la trouverai à un autre endroit, à Sarrebruck où je serai reçu par un jeune ménage dans un appartement ultra modernisé - mais apparemment sans une bibliothèque, sans un livre -. A ma réflexion «avec tant de perfectionnements, vous n’avez certainement plus besoin de femme de ménage», mon hôte répond : «en effet, mais bientôt, il va falloir engager un électricien à demeure !». Après ces voyages successifs, j’écris ces lignes quelque peu désabusées : « Je vois maintenant, en parcourant de nouveau ces pays étrangers, les conclusions que je peux en tirer : 1, ce n’est pas en France que ma carrière va et peut se faire ; 2, que jamais, plus jamais, je ne pourrai vivre ailleurs qu’à Paris. De plus je vois que, maintenant, je dois composer le plus possible ; travailler beaucoup le piano, faire sérieusement des recherches dans le domaine du folklore de beaucoup de peuples. Voici mon avenir, tu peux, tu dois et tu vas m’aider et c’est ainsi que nous serons heureux, très heureux » . Je quitte Genève par avion pour Bordeaux où a lieu, au cours du Festival, la création, par l’«Agrupación Coral de Camara de Pamplona» de la «Cantate de la Terre». J’avoue ne pas beaucoup aimer l’ambiance qui règne presque obligatoirement dans les villes au moment des Festivals. Je déplore le côté quasi commercial de l’événement dont l’art est le prétexte ; mais je me réjouis de la création de mon œuvre par l’ensemble de Morondo. Je suis joyeusement reçu par Luis, Maritzu sa femme, et les membres de l’Agrupación. Au cours de la dernière répétition, et de la répétition générale de l’œuvre qui va être donnée à l’église Monolithe de Saint-Emilion, je suis une fois de plus émerveillé et je me rends encore mieux compte des qualités vocales de ces chanteurs et du pouvoir magique qu’exerce leur chef. J’observe avec fascination, comment ces quinze voix humaines arrivent, sans forcer l’intensité, à produire des sonorités puissantes qui portent loin. Mais les plus étonnants pour moi sont ces pianissimi à peine audibles - surtout dans les œuvres de Victoria - dont pourtant pas un seul son ne se perd. Les voix sont toujours pures ; les vibratos, ces caractéristiques d’un goût détestable, en sont absolument bannis. A propos de la «Cantate de la Terre», qu’il qualifie d’«admirable», un journaliste de la «Nouvelle République» de Bordeaux, écrit dans son article titré « Paul Arma, un musicien de la Renaissance » : « ... C’est une œuvre profondément belle, un peu triste, un peu lointaine, et comme jaillie d’un monde souterrain, avec des retours, des résurgences, des appels se résolvant en prière. Mais, c’est surtout sa pureté linéaire qui en fait tout le prix. Elle est d’une facture extrêmement rare. Un contre point aussi souple, aussi suivi, rappelle directement la manière des grands polyphonistes de la Renaissance. C’est dire la haute estime que mérite le talent de Paul Arma, musicien moderne et adepte des madrigalistes » ... Henri Sauguet, lui, n’aime pas ! Il dit dans « Aux Ecoutes » : « ... Nous étions allés à Saint-Emilion, non pour déguster des vins ( fameux en croquant les macarons, mais pour entendre l’Agrupación Coral de Camara de Pamplona, ensemble vocal d’une qualité extraordinaire. Dans l’église monolithe, qui n’est pas seulement une curiosité mais est un lieu d’une noblesse magnifique et où les voix sonnent comme nulle autre part, ce fut un enchantement d’entendre cet ensemble d’une si parfaite cohésion qu’on le dirait formé d’une seule voix : celle d’un dieu. Programme malheureusement un peu monotone manquant d’œuvres de consistance ( car le « Chant de la Terre » de M. Paul Arma n’est autre qu’une longue et morne complainte, aux effets répétés, si parfaitement écrite pour les voix ). On bisse, on trissa ces chanteurs exquis ». Dans la «Revue moderne des Arts et de la vie», c’ est encore un autre avis : « ... La « Cantate de la Terre » , c’est un grand cœur a capella où les voix souvent imitent les instruments, de difficulté moyenne, bâti, d’un bout à l’autre, sur la vieille complainte du Roi Renaud : c’est donc plutôt une tâche d’harmonisateur que de compositeur » . La «Cantate de la Terre» fera partie du programme de l « ’Agrupación» qui la chantera en Amérique du Nord et du Sud. Les Radios belge et suisse la diffuseront en 1954 même, l’«Ensemble vocal Marcel Couraud» la fera connaître dans plusieurs pays : l’Allemagne notamment. E. Pendleton a l’intention d’en donner la première audition parisienne, en automne avec les « Chœurs Philharmoniques de Paris». Le jour même du concert et de la première mondiale de la «Cantate de la Terre» qui sera diffusée sur France-Inter le 30 mai, j’enregistre encore un assez long récital de piano, consacré à mes propres compositions pour Paris-Inter et c’est ensuite une conférence sur les «Negro-spirituals», dans l’Amphithéâtre de la Faculté des Lettres de Bordeaux, sous l’égide de «l’Association France États-Unis». Les étudiants sont si peu pressés de voir la soirée se terminer qu’un gardien doit vraiment nous mettre à la porte ! «Revue France - États-Unis» (Paris) « ... Conférence de Paul Arma, auteur de l’admirable « Cantate de la Terre » créée la veille par la Chorale de Pampelune, dans le cadre du Festival, au Grand Amphithéâtre de la Faculté des Lettres de Bordeaux... Paul Arma est un musicien doublé d’un ethnologue averti. Il sut montrer l’évolution de ces chants merveilleux... Après le désespoir des premiers esclaves, l’envolée libératrice efface toute trace d’amertume et leur désir unanime d’une vie meilleure, se traduit par des œuvres d’une grande naïveté, mais dont la candeur touchante reste teintée d’humour... On peut être dérouté, de prime abord, par les aspects rudes et souvent primitifs de ces chants, mais on ne peut rester insensible à la profonde beauté et à l’émotion puissante qui s’en dégage... » . Au milieu de nos activités personnelles, nous n’oublions pas les événements du monde. La «chasse aux sorcières» persiste aux États-Unis, et nous n’attendons rien de bon de la bombe lancée sur Bikini, mais d’autre part, nous n’avons pu, ni nous lamenter sur la chute de Diên Biên Phu, ni nous réjouir, mais seulement pleurer les centaines de milliers de morts chez les civils et parmi les combattants contraints à la lutte. Il est curieux à ce sujet d’observer les réactions : hypocrisie qui a méconnu la Guerre jusque là, et qui brusquement réagit ! Max Deutsch m’a écrit alors que j’étais en Suisse, en mai : « ... La nervosité métropolitaine se trouve en ce moment richement et misérablement alimentée. Douze mille hommes de police armés de mitraillettes ont monté la garde, dimanche dernier autour du tombeau de l’Inconnu à l’Etoile, ils avaient mission de protéger les ministres florissants et fleurissant la tombe, la mission aussi de mitrailler éventuellement les partisans du Général de Gaulle qui lui, était venu seul, afin de protester contre le crime commis en Indochine. Douze mille hommes de police, douze mille morts, blessés et prisonniers en Indochine. La troupe était là, habillée en police, en même temps qu’une autre troupe, venue de Moscou, en échange avec celle du Théâtre Français se voyait interdire l’accès du plateau de l’Opéra. On craignait des manifestations et on avait raison, il y aurait eu des manifestations frénétiques acclamant les danseurs russes. Les billets sont remboursés, la honte est imposée. Qu’il est beau notre pays merveilleux, mais combien donc il est difficile d’y être Français. Alors, n’est-ce pas, laissons ce reste qui nous étouffe et contre lequel nous ne pouvons rien et songeons à l’essentiel : la musique. Fraternellement. Ton Max » . CROQUIS ESPAGNOLS 1954

SAN FERMIN À PAMPLONA

DALI À PORT LLIGAT

Nous utilisons joyeusement les loisirs que nous procure l’absence du maître de maison ! Fidèlement, je relate à celui-ci nos amusements : « Hier, le temps ne permettait pas le pique-nique prévu, alors j’ai tenu ma promesse de séance de cinéma et nous avons vu des dessins animés. Une salle bien drôle composée uniquement de papas avec leurs enfants. Et comme on a passé un vieux « Charlot » , les papas et moi, nous nous sommes particulièrement amusés, à ce point que Miroka et Robin m’ont reproché d’avoir ri sans retenue... mais le bonhomme que je guignais du coin de l’œil ne s’est pas ennuyé non plus devant le « Charlot Boxeur » . Il a cependant cette étrange pudeur du rire et à l’inverse des grandes personnes qui elles, ne se sont pas gênées, il se «marrait » - selon lui - silencieusement ! Ton fils prend son rôle masculin très au sérieux, ce matin, il m’a réveillée après avoir préparé seul le petit déjeuner. Il est allé aussi compter les mégots que j’avais laissés en travaillant tard dans la nuit, et m’a fait remarquer que je fumais vraiment trop! ». Mais le coquin de Robin, toujours aussi nonchalant en classe, ne veut perdre aucune occasion de manquer l’école, ainsi le prouve-t-il un jour que je fais venir le médecin pour moi : « Ton chenapan de fils - quand il a su que j’attendais le docteur ce matin, m’a déclaré d’un air dolent - avec son magnifique visage plein de santé et ses yeux bien vifs qui le trahissent : « Dis mamy, je crois bien que j’ai un peu de fièvre, ce matin » . Il n’a d’ailleurs pas pu s’empêcher de rire - comme il le fait en coin - quand je l’ai regardé en riant moi-même ! ». Nous fêtons joyeusement l’anniversaire de Robin, en allant pique-niquer au bois de Clamart, avec des camarades à lui, et des amies de Miroka - elle a retrouvé aux Eclaireuses, Myrtille, la petite-fille de Madame Lahy Hollebecque, avec laquelle elle s’entend fort bien. La fête continue à la maison et le lendemain chez Myrtille. Nous écoutons beaucoup de musique, et nous avons découvert dans la collection «Folkways», les disques d’un extraordinaire Canadien Alan Mills dont la voix nous enchante, Miroka et moi. Miroka a repris le piano pour travailler une danse mexicaine pour la fête du lycée. Quant à Robin, c’est toujours avec le même plaisir - soigneusement dissimulé - qu’il monte le siège de la chaise du piano et s’installe devant le clavier. Il fait si froid en ce mois de mai que je fais livrer du bois et que nous nous offrons de réjouissantes veillées au coin de la cheminée. Robin en fait des compte rendus délirants dans des lettres illustrées de dessins surréalistes, et avec une orthographe qui scandalise le destinataire : son papa ! Je vais voir au Théâtre des Champs-Élysées la merveilleuse Martha Graham. C’est une «première» et la salle est un composé scandaleux de snobs parisiens et de milliardaires américains. Les habits, les bijoux, les fourrures empêchent sans doute les cerveaux de comprendre et les cœurs d’aimer, car la beauté de l’œuvre de Martha Graham n’est absolument pas perçue par ce public cynique, sans âme, mal élevé, à la limite de la grossièreté devant la sincérité d’une artiste. J’aperçois une foule de connaissances : Harsanyi, Tugal, Dinah Maggie dans une extraordinaire robe à traîne fendue jusqu’au haut des cuisses, curieusement maquillée et coiffée, entourée d’une cour de jeunes danseurs non moins maquillés qu’elle ! Martha Graham donne six séances avec trois programmes différents que je vois tous. Elle danse sur la musique de G.C. Menotti, Hunter Johnson, Th. Ribbink, W. Schumann et A. Copland. Je vais voir tous les autres Ballets qui passent à Paris, et le jeudi, je fréquente Expositions et Salons de peinture. Lorsque je n’emmène pas les enfants, je suis heureuse de voir tout cela seule. Et puis j’aime aussi voir vivre les gens, les comprendre. Je passe trois belles heures avec Max Deutsch, trois belles heures de conversation amicale et franche qui nous font plaisir autant à l’un qu’à l’autre. Je connais ainsi mieux Max et surtout je comprends mieux son amitié pour Paul. Je passe quelques soirées à «Vents et Marée», la librairie de Lucette, où nous nous réunissons dans la belle pièce de l’entresol après quelque «paella» dans le quartier. Nelly vient passer quelques jours à Paris. Paul revient dans les derniers jours de mai, après six semaines de voyages, depuis son départ par Lille. Il se réjouit de la quantité de réalisations qu’il a été capable d’accomplir, du nombre de rencontres intéressantes et enrichissantes qu’il a eu l’occasion d’avoir. Il se sent heureux, nullement fatigué et prêt à continuer Il arrive juste pour accueillir à la maison, Jacqueline Fontyn, une amie de Nelly, jeune compositeur, dans la famille de laquelle il avait été chaleureusement reçu en Belgique, et qui vient travailler avec Max Deutsch. Un concert, en juin, lui donne et à Jean-Pierre Rampal avec lui, l’occasion de bien s’amuser. On joue, à l’«École Normale de Musique» des œuvres de musique de chambre de Mihalovici, Orff, Palester et Arma. Jean-Pierre, Paul et un violoncelliste donnent en première audition, le «Divertimento n° 2». L’œuvre ne présente pas de difficultés insurmontables, surtout dans les parties lentes. Par contre, dans certaines parties rapides, en l’occurrence dans le dernier mouvement, il y a - à la lecture - un petit problème pour des interprètes occidentaux : des changements de mesures de 2/4 et de 3/8 quelque peu inhabituels et le décalage des mesures, simultanément dans les trois instruments. Le violoncelliste a une belle technique traditionnelle et une agréable sonorité «cantabile». Mais dans le dernier mouvement, le malheureux ne parvient pas à être en place, du point de vue rythme. Jean-Pierre, debout - mieux placé- que Paul assis - peut diriger tout en jouant sa partie qui, rythmiquement, n’est pas ensemble avec celle du violoncelle. Cela va pendant les répétitions, mais devant le public, Jean-Pierre doit parvenir à diriger virtuellement le pauvre instrumentiste. Miraculeusement tout se passe bien... et les trois instruments terminent ensemble ! Mais cette acrobatie publique restera longtemps sujet de plaisanterie entre flûtiste et pianiste! Un concert aux chandelles, magnifique et émouvant est donné par l’«Agrupación» de Morondo, à la Sainte-Chapelle, le 5 juin. Une fois de plus, le public est émerveillé par l’Ensemble qui chante des œuvres de Victoria. Le lendemain matin, à la Schola Cantorum, nous assistons à une séance d’enregistrement de l’«Agrupación» avec, dans le programme, une interprétation inimitable d’«Ani Couni». L’année scolaire se termine pour les enfants et pour moi. Robin part pour Saint-Briac, Miroka pour un camp d ’Eclaireuses en Provence. Paul et moi, dans la 2 CV. que nous possédons depuis quelques mois, gagnons la Belgique. Retrouvailles avec Nelly, Jacqueline Fontyn, sa sœur et son beau-frère, les sympathiques Grangé. Mais aussi travail pour Paul, deux répétitions avec les chœurs de l’I.N.R. Bruxelles que dirige René Mazy, pour la «Cantate de la Terre», enregistrée le 6 juillet. Le lendemain., Jacqueline Fontyn dirige quelques chœurs de Paul avec son ensemble «Le tympan» au Sanatorium universitaire de la ville. A un dîner chez Jacqueline, Paul a la surprise de retrouver avec les Grangé, l’Abbé Dille. Surprise agréable car l’Abbé Dille est un admirateur de toujours de Bartók. Il se trouve encore à ce moment, dans un ordre religieux près d’Amiens. Il a suivi la carrière et l’œuvre de Bartók de près, a beaucoup écrit sur lui et l’a connu assez bien personnellement. Ainsi, ce simple dîner se transforme en soirée passionnante ! L ’Abbé Dille, quelques années plus tard, quittera son ordre, et s ’installera à Budapest, où il se consacrera à la recherche de tout ce qui peut concerner Bartók, de près ou de loin. Il apprendra même le hongrois, afin de pénétrer dans des milieux non-intellectuels. Il sera également à la base de l’effort, qui aura permis la création des «Archives Béla Bartók» en Hongrie. Nous repartons pour Paris. Dès que la nuit tombe, une brume épaisse descend et enveloppe les routes nationales, pendant tout notre trajet. On ne voit presque rien dans le brouillard, et nous croisons sans cesse, d’immenses camions, dont les phares accentuent des rideaux opaques dans lesquels nous fonçons avec angoisse. Arrivés à la maison, à trois heures du matin, nous dormons un peu, puis repartons cette fois pour l’Espagne, où on nous attend le soir même, à Pampelune, pour la San Fermin. La San Fermin : des heures folles : les torros et le café, les encierros et l’amitié, les corridas et la danse, les nuits blanches et la fièvre des jours. Hemingway a bien dit l’étonnant climat de cette ville, calme à l’ordinaire, déchaînée pendant quelques jours fous. Il ne me souvient pas d’avoir dormi plus de deux à trois heures par nuit. Nous logeons chez des amis des Morondo, mais à peine au lit, au petit jour, nous sommes conviés à quelque café du matin accompagné de savoureux «churros», à quelque promenade «dansée» en ville, où foulard rouge traditionnel autour du cou, nous nous laissons entraîner après «l’encierro» de sept heures du matin: le lâcher dans les rues des toros de la corrida du lendemain. Nous sommes ivres de bruit, de foule, de sons, nous mangeons de temps en temps, des nourritures épicées qui nous redonnent du tonus. Nous suivons dans les rues la «Danse des Géants», nous assistons à une partie de pelote basque, et nous sommes conviés à une corrida. Mais nous n’aimons pas cela et Paul se souvient de ses conversations avec Sabartès, l’ami de Picasso, qui depuis toujours dénonce l’injustice, l’inégalité à la base même de la corrida. Il est vrai que, le jeu là-dedans est malhonnête et hypocrite. Le taureau est le seul dans le jeu qui se bat courageusement, sincèrement. Et il est seul. Les hommes sont nombreux contre lui. Ils se battent aussi courageusement, mais ils savent que le taureau est condamné d’avance. Il sera infailliblement abattu... non sans avoir parfois blessé à mort l’adversaire ! Mon voisin, sur le gradin - qui doit lui-même toréer le lendemain - avale peu à peu, dans son excitation, le long cigare qu’il a en bouche et qu’il a oublié d ’allumer. Nos pérégrinations nous amènent parfois chez Maritzu et Luis Morondo où règne la plus aimable fantaisie : un grand appartement avec des portes aux vitres souvent absentes - même celles de la salle de bains et des toilettes, ce qui provoque des indiscrétions parfois gênantes ! - des sols aux carrelages défaillants où on bute facilement, un chien familier qui se promène partout même au milieu d’une répétition de la chorale, où ses aboiements témoignent sans doute de son plaisir - sans pour autant troubler personne ! . Mais cette fantaisie est jointe à tant d’amitié, d’hospitalité... de fous rires souvent : ainsi quand Luis Morondo, éternel étourdi nous sert du vin, dont il avale après le toast, précipitamment un verre plein, s’apercevant trop tard, qu’il a mis sur la table la bouteille de vinaigre ! C’est chez Morondo, en constatant que la chorale répète dans une toute petite pièce, que Paul comprend la subtilité des inimitables pianissimi, qui caractérise l’ensemble. Au milieu de toute cette folie, on demande quand même, une interview sérieuse à Paul pour «Arriba España», le journal franquiste. Il aimerait refuser, mais à cause de Morondo, ne peut le faire. J’assiste à l’entretien et à la prise d’une photo ; j’ai le réflexe de faire déplacer Paul sous un fallacieux prétexte - ce qui lui évite de figurer, souriant, sous le portrait officiel de Franco. Par contre, les toros étant les rois de la semaine, il ne peut que se sentir honoré de figurer à la une, du journal, entouré des effigies des bêtes les plus célèbres et les plus redoutables de la Fiesta ! Après une dernière promenade à Puento de la Rena, avec les Morondo, c’est totalement abasourdis que nous quittons Pamplona et la Navarre pour flâner un peu sur la route du retour, en nous écartant par l’Aragon et la Catalogne, Saragosse, Tarragone, Barcelone, San Feliu de Guixols, Gérone et Figuéras; la voiture s’emplit de poteries, de bois sculptés, de trésors populaires, même d’une fourche en micocoulier qu’un paysan enthousiaste qui la brandissait, en dansant dans une rue de Pamplona, nous a offerte en signe d’amitié. A chaque escale, de nuit, dans un verger ou sur une plage, il nous faut évacuer de la voiture, toute notre marchandise, avant d’y déplier des sièges que nous avons fait aménager en couchettes, et entreposer le tout entre les roues. Mais cela fait partie de l’aventure. A l’étape de La Escala, nous sommes ravis de nous installer près des ruines d ’Ampurias, au milieu des lauriers-roses, au pied d’une statue d ’Esculape. Nous nous étonnons seulement que les occupants de la seule voiture - anglaise - du terrain de camping, soient si strictement vêtus autour de leur table installée dehors. La mer étant à deux pas, nous nous mettons immédiatement en maillots de bains, immédiatement aussi nous sommes couverts de moustiques, tandis que, imperturbable et courtois, un des Anglais voisins, nous voyant nous claquer vigoureusement bras et jambes, vient vers nous et sans sourire nous tend un tube de crème calmante ! ! ! Bonne leçon ! C’est ensuite Cadaquès et Port Lligat où nous devons voir Salvador Dali. Un chemin rocailleux, poussiéreux, bordé de rochers et de cactus, grimpe de Cadaquès jusqu’à une petite chapelle toute blanche dans l’harmonie grise et verte des pierres et des oliviers, puis dégringole vers une paisible baie presque fermée où se reflètent, dans l’eau calme, trois maisons et une colline. Un minuscule quai tient à l’attache, une demi-douzaine de barques ; un filet sèche sur les galets de la crique; c’est Port Lligat qu’on retrouve sur tant de toiles de Dali qui habite là, dans une des trois maisons. Le paysage tient tout entier dans la baie de son atelier, avec la mer paisible enfermée dans l’étreinte des deux promontoires, le ciel clair et la lumière, comme dans le cadre de certains de ses tableaux. Dali est en mer, lorsque nous arrivons ; nous ne le rencontrerons que le lendemain. Pourtant, à l’heure du dîner, nous le voyons dans la salle à manger de l’hôtel - une des deux autres maisons du port - ; mais il y reçoit des amis, et nous nous contentons d’être là pour la représentation. Représentation, c’est en effet cela qui se déroule, dès l’entrée du peintre, et les hôtes de l’hôtel semblent être venus tout exprès pour y assister. Dali arrive, vêtu de satin blanc où crient le rouge d’une ceinture et le bleu d’une écharpe. Les moustaches agressivement dressées rejoignent, de chaque côté du visage, deux longues mèches noires. Il fait immédiatement changer l’éclairage de la salle, et, de la longue table où il prend place avec ses invités, une conversation en français et en anglais où sont débattus de graves sujets philosophico-artistiques, est dirigée ostensiblement vers le «public». Public en or ! A une table, une Américaine oriente résolument sa chaise en direction du Maître, et, tournant le dos à son assiette et à son compagnon, jouit en toute jubilation et, somme toute, sans indiscrétion, de l’attraction offerte. Notre repas terminé, nous n’attendons pas la fin du spectacle et nous allons plutôt assister au festival d’odeurs d’herbes brûlées de soleil et de crissements de cigales dans les oliviers qu’offre cette nuit de juillet. Le lendemain matin, notre petit déjeuner, sur la terrasse de l’hôtel encore silencieux, est subitement troublé par l’éclosion d’une multitude de jeunes filles et de jeunes femmes qui dévalent la pente vers la maison de Dali. La placette du bord de l’eau est animée de couleurs, de bavardages et de gestes. Des groupes escaladent les hautes marches qui conduisent à l’entrée et le chemin qui longe une partie du jardin. Sans aucune gène, certaines essayent de voir au travers des rideaux. Puis, toutes se rassemblent sous la baie ouverte de l’atelier et scandent «Salve Dali ! Salve Dali !». Dali reste invisible. L’heure de notre rendez-vous est arrivée. La maison, ou plutôt, sur la pente même des rochers qui se bousculent sur le petit quai, le groupe de maisons de pécheurs réunies par des escaliers intérieurs et maintes portes percées dans les murs épais, est une merveille de goût et de simplicité raffinée. Les pierres sont blanches, de cette vivante blancheur méridionale qui chante dans la lumière, et murmure dans la pénombre. Tout est beau sur ce blanc : les meubles sombres, les tableaux, les objets baroques, les carreaux de faïence de la haute cheminée, les coquillages et les curieuses formes compliquées de souches d’olivier. Une ancienne cuisine est devenue salon, avec son four tout entier blanchi où est appuyée une de ces belles fourches de clair micocoulier faite dans un seul nœud de branches. Sur le sol, des nattes épaisses, couleur de sable, crissent sous les pieds. C’est une merveilleuse maison pour le travail et le repos, dans un des plus harmonieux paysages de la côte. Nous sommes heureux de retrouver Dali simple et direct, dépouillé de toute l’excentricité qu’il réserve à la publicité. Le costume est sobre, amusé de chaussettes rose tyrien, la moustache n’est pas trop ostensible, le cheveu non plus. Le peintre et le musicien s’entretiennent naturellement du mouvement surréaliste, mais à tout instant le nom de ... Raphaël s’interpose, Raphaël, le seul artiste auquel Dali voue une admiration inconditionnelle. Paul montre ses «Chants du silence» chaque nom provoque un commentaire pas toujours bienveillant, et lorsqu’il s’agit de jeunes peintres actuels, Dali est violent : - « C’est la pleine décadence, il n’y a plus rien de nouveau et dans cinquante ans, rien ne restera de ce qui se fait en ce moment ». Le nom d’Eluard évoque les heureux souvenirs d’une belle époque riche de recherches dans toutes les formes d’art, souvenirs que Gala précise, Gala qui fut la femme d’Eluard avant d’être celle de Dali, - « Gala qui est mon inspiratrice, Gala qui m’a guéri une fois de la folie par son amour ! » Le peintre nous demande, avec une naïveté bien jouée, des nouvelles de Picasso. Picasso qu’il espère toujours voir revenir en Espagne : - « Il ne peut manquer de rentrer chez lui, dans son pays ! Une chose le ramènera sûrement, son amour des taureaux. Il ne manque pas une course en France, le taureau est un thème inépuisable pour lui, le taureau le ramènera en Espagne. J’ai confiance ! ». Nous passons dans l’atelier. Le ciel bleu y entrerait tout entier si les rideaux n’étaient tirés devant plusieurs des larges baies ; seule est visible, l’anse paisible avec son eau lisse. L’anse est aussi sur le chevalet, sur la toile à laquelle travaille le peintre. Paysage calme où la mer apparaît entre les deux promontoires qui ferment presque le port. Sur la toile, l’eau arrive jusqu’au premier plan mais ne touche pas le sable, elle reste suspendue au-dessus d’un énorme dogue allongé et endormi. Sur la plage, Dali lui-même, minutieusement peint, nu, un genou à terre, un bras levé, est en adoration devant un visage apparaissant dans le ciel. - « C’est une apparition de la Vierge - nous dit-il -. Elle a pour le moment les traits de Gala, mais bientôt la tête s’inscrira dans la forme exacte d’un œuf - la forme parfaite de l’œuf est, en effet, placée au-dessus du tableau, contre le bois du chevalet - et les traits disparaîtront pour faire place à un ensemble de molécules auquel je travaille d’autre part » Il nous montre les recherches qu’il multiplie avec ce visage et cette forme, le travail minutieux d’assemblage de corpuscules inscrits dans l’espace ovoïde : - « Les traits de Gala s’effaceront du ciel et apparaîtra une Vierge «synthétique et mathématique» résultat de savants calculs. Sur cet autre chevalet, une croix, une simple croix, mais entourée d’études de graphismes et de coordonnées, ce sera un crucifix construit d’après le Nombre d’or, une croix parfaite et toujours mathématique ». De beaux objets, des assemblages baroques animent l’atelier. Une immense statue de femme supporte une fourrure et une couronne. Deux hautes colonnes blanches portent jusqu’au plafond des crânes de taureaux et d’insolites nœuds papillons noirs grimpent le long des fûts. Partout des formes de pierre ou des racines curieusement travaillées par la nature et de bizarres et très belles sculptures. Une vieille boîte de conserve bosselée, d’une belle et chaude couleur de rouille, abrite dans un de ses creux, un délicat coquillage. - « Ce sera le décor d’un de mes prochains tableaux : la boîte deviendra rocher et le coquillage Vierge ». Partout traînent des photos du peintre dans les tenues les plus extravagantes, astucieuse, naïve publicité toujours présente, gênante quand on a devant soi, non pas le Dali public et tapageur, mais l’artiste et le chercheur. Des cris, dehors, «Salve Dali ! », «Salve Dali ! ». Ils deviennent gênants. En espagnol une voix conseille dans la maison, d’y répondre pour avoir la paix. Dali se met alors à la fenêtre, salue et envoie un baiser à l’assemblée multicolore et bruyante qui s’agite sur la petite place ! Acclamations ! Faussement modeste il s’excuse auprès de nous: - « Il faut parfois jouer au grand homme pour contenter les foules! ». Les foules, satisfaites, partent. Nous aussi nous quittons Dali. Il nous accompagne en nous contant cette bien belle histoire, sujet du film qu’il prépare : - « A Figuéras, un faible d’esprit se prend pour un chef d ’orchestre et dès qu’une musique populaire ou militaire se fait entendre, il se précipite pour la diriger. Les jours de grand vent, sa douce folie augmente et c’est ainsi qu’on le voit, dans les lieux où le vent souffle le plus violemment «diriger», les hurlements de la tramontane. Le spectacle est, paraît-il, extraordinaire, de cet orchestre invisible mais bruyant, magistralement conduit par cet illuminé ». - « Quant à moi, conclut Dali, il a fallu que je perce le cocon bourgeois de mon angoisse. Fou ou vivant ! Je l’ai toujours répété, vivant, vieillissant, jusqu’à la mort la seule différence et l’unique, entre moi et un fou, c’est que je ne le suis pas ». Nous ne sommes pas encore fatigués de vagabondage , et nous décidons de rentrer par la Provence. Mais il y a deux douanes à franchir et connaissant notre malchance dans ce domaine, nous ne sommes pas tranquilles. Chaque marché de village, chaque marché aux puces a alourdi notre butin : il y a maintenant sous nos sièges une vierge primitive, une très ancienne tête de Christ sculptée sur bois qu’une récente et abusive couche de peinture ne parvient pas à camoufler, les dernières étapes nous ont enrichis de paniers, de poteries, de carreaux de faïence, d’une superbe et rare peinture sur verre. A Barcelone Paul a passé des heures dans le quartier des antiquaires, pendant que j’employais les miennes à parcourir les salles du Musée d ’Art Catalan. Ensemble nous avions exploré le très riche Musée d’Art populaire du Pueblo espagnol où nous avions salué les objets semblables à ceux qui peuplent la voiture. La Costa Brava ne nous a rien fourni, que de pantagruéliques soupes de poissons et de gigantesques paellas arrosées de vins du pays. Fuyant les plages peuplées nous avons goûté l’eau et le sable de minuscules calanques désertes où le soleil nous terrassait à l’heure de la sieste. Mais maintenant nous sommes tout près de la frontière, nous avons encore casé quelques rustiques bols, une cruche en forme de coq et un poron de terre, au milieu de nos trésors... Il fait très chaud : vestes, chapeaux, vêtements divers encombrent les sièges arrières. Le toit est ouvert. Brusquement le vent se lève : une tramontane violente qui balaye tout dans la montagne au moment même où nous parvenons à la douane. Nos vêtements s’envolent, une portière est à demi arrachée, bousculant un douanier. Un de ses camarades court après nos effets en fuite. Tout devient incohérent. On nous jette ce qu’on a pu rattraper et on nous crie de partir, vite, vite, nous mettre à l’abri, plus loin... sans plus de contrôle. Cramponnés, Paul au volant, moi à la portière, nous franchissons ainsi, sans autre ennui, la ligne des Pyrénées ! Et la promenade se poursuit dans la voiture décapotée, dans la belle lumière qui baigne les côtes du Roussillon et du Languedoc, la Camargue et la Crau, jusqu’à Marseille où nous accueillent nos amis Georgette et Georges Vincent. Nous les quittons rapidement pour gagner, par la Sainte Baume, Grasse et Vence où nous rendons visite à Miroka, dans son camp d’Eclaireuses. Par la Corniche cette fois nous retournons à Marseille et après une nouvelle nuit chez les Vincent, nous rejoignons Paris, sans trop de hâte, par Aix, les Baux, Avignon et Orange, où nous quittons la route traditionnelle pour prendre les Gorges de l’Ardèche et remonter par Le Puy, la Chaise Dieu, Moulins, Nevers. C’est la fin de juillet et le repos enfin au «Verduron» où Miroka vient nous rejoindre pour repartir presque aussitôt pour l’Angleterre. L’obtention d’un passeport, pour elle, n’a pas été chose facile. Toujours ces mystères de l’Administration. Il me faut passer par un service qui doit me donner un papier disant que «je ne figure moi-même sur aucune liste de demande de nationalité autre que la mienne» ( je suis pourtant fonctionnaire française ! !) : la rue Scribe dit seulement que «les recherches ont été négatives» ! La Justice de Paix veut bien alors admettre que Miroka est française. Il faut encore que je la présente, en chair et en os, au Commissariat de Police qui attestera qu’elle existe vraiment et lui délivre un Certificat d’identité. Il ne reste plus qu’à aller à la Préfecture.. . comme c’est simple ! Miroka part avec Myrtille. Elles vont d’abord chacune dans une famille d’accueil. Miroka est tombée chez un épicier et les repas consistent en conserves, glaces, chocolats, bonbons, directement puisés dans la boutique. De rares visites à Londres agrémentent le séjour mais la fille n’a pas l’air ravie ! Le voyage se poursuit dans un Camp International d’Eclaireuses dans le Hampshire particulièrement humide cet été ! Si bien que pendant toute la durée du Camp, les filles marchent nu-pieds, désespérant de faire jamais sécher les chaussures. Dans sa dernière lettre, Miroka avoue : « Je vous réponds franchement. Non, je ne suis pas contente de notre camp. On ne fait rien du matin au soir, on s’ennuie, et puis pour les couleurs, on ne respecte rien. Il y a des filles qui vont au lever des couleurs, en short ! Moi, je trouve que cela n’est pas admissible. Et puis, c’est un camp international, je ne vois pas pourquoi on chante toujours leur chant de la Reine!! Hier, il y a eu un feu de camp qui n’était pas bien. Je ne trouve rien de bien. Il pleut tous les jours, toute la journée et jamais on ne voit le soleil. C’est si ennuyeux ! » . Grand désenchantement pour ce premier séjour en Angleterre ! A la descente du bateau qui la ramène, au Havre, c’est une fille pâle et maigre qui se précipite vers nous avec un «Vive la France» très significatif. Du Havre, nous gagnons Saint-Briac où Miroka reprend du poids avec les savoureux repas de grand-mère, et nous revenons tous les quatre terminer l’été au «Verduron». Comme toujours c ’est dans le calme de la petite maison que Paul compose. 1954 - 1957

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«IMPROVISATION PRÉCÉDÉE ET SUIVIE DE SES VARIATIONS» 1954

Dans les années 1928-1929, pendant que je menais une vie intense et turbulente avec mes tournées de récitals, aux États-Unis, je me trouvais souvent hanté par une vision, non une image mais une sorte de structure sonore, donc musicale. Cette vision avait pu prendre davantage de place dans mon imagination, pendant la période plus tranquille de mon séjour à Carmel. J’avais alors imaginé, à cette époque, une œuvre inimaginable ! Il s’agissait d’une structure de quelques minutes, très compacte, concentrée et superposée à elle-même, c’est-à-dire superposée à sa stricte et complète récurrence. Une sorte d’improvisation élaborée avec une exactitude presque géométrique, dont le sujet pouvait être découpé en de nombreux fragments - au moins vingt-quatre - chacun d’eux pouvant être élargi sous forme de variation. Ces vingt-quatre variations formeraient un mouvement complet qui précéderait le sujet. Enfin suivrait le sujet central, la récurrence stricte de la partie de variations. Evidemment, récurrence s’entendait dans mon esprit récurrence globale, y compris des sons retournés, avec l’accent venant à la fin. Vision hardie d’un futur qui naîtra un quart de siècle plus tard, en août 1954, grâce au magnétophone et à la bande magnétique. C’est l’œuvre IMPROVISATION PRÉCÉDÉE ET SUIVIE DE SES VARIATIONS 161 pour orchestre et magnétophone, d’une durée de trente minutes. L’orchestre se compose d’un effectif important, avec beaucoup de percussions, mais sans un seul cuivre. Je dédie cette musique à Edmée. J’ai l’occasion, à plusieurs reprises, de présenter ainsi l’œuvre: La musique électro-magnétique nous est tombée du ciel à la fin de la guerre, manne céleste destinée à la consommation et c’est dans ce sens qu’elle est tributaire d’ordre et d’organisation. Déjà innombrables, les entreprises d’organisation reflètent les tendances, goûts, préférences et aussi les connaissances des musiciens fortement attirés et même fascinés par ce phénomène qui caractérise notre époque. Parmi ces tentatives d'ordre et d'ordonnance, prend place l’IMPROVISATION PRÉCÉDÉE ET SUIVIE DE SES VARIATIONS POUR ORCHESTRE ET MAGNETOPHONE, œuvre de tendance conservatrice dans le double sens de ce terme : la conservation intégrale d'un matériel préétabli, ce qui correspond au maintien d'équilibre obtenu par la structure même de cette matière brute, et la conservation également intégrale de l'ensemble des notes et phrases dans leurs mouvements contre-pointiques, des rythmes, effets et nuances dynamiques, résultat dû à l'intervention du magnétophone. Comme le disque, la bande magnétique est destinée à conserver l'enregistrement qui lui est confié. Mais, elle dépasse le disque par une qualité supérieure de fidélité: elle est capable de dérouler l'enregistrement dans les deux sens, original et récurrent, et cela non seulement horizontalement sur les plans de la conduite des voix et verticalement le long de l'échelle des agrégations harmoniques, mais aussi en sa fonction de miroir exact. Elle est capable de refléter le volume sonore d'un seul son ou d'un ensemble de sons dans sa position renversée, de transformer par réflexion exacte les nuances dynamiques, de renverser les effets d'attaque et leurs contraires : les sensations de disparition. La récurrence de la bande magnétique transforme, malaxe et renverse les effets d'archets sur cordes, la vibration des colonnes d'air dans les instruments à vent, elle retourne les vibrations produites sur la peau, le bois et le métal des instruments à percussion ; bref, elle fait revenir à son point de départ tout phénomène sonore. L'emploi de la bande magnétique permet donc, au point de vue de la conception compositionnelle, l'application d'un principe d'économie totale. Tout reste conservé par exploitation du premier au dernier signe conventionnel de la partition. Après la découverte du procédé, restait à trouver sa technique. Elle est dans l'interpénétration des deux volumes : original et récurrent. L'original: le corps sonore de l'orchestre. La récurrence: la bande magnétique. Cela donne verticalement la superposition de ces deux corps, horizontalement leur interpénétration qui, elle, commence par un geste de pénétration. Il s'agit de prévoir et calculer ce geste et le moment où il doit se produire ; autrement dit, il s'agit d'établir un axe, point zéro aussi invisible mais réel que la cloison de verre du miroir qui sépare l'objet de son image reflétée. Celle-ci, relevant le défi lancé par l'objet dont dépend son existence, quitte le miroir, se met en marche vers l'objet et force celui-ci à l'échange des places. Obtenir à ce moment capital la justesse de l'harmonie et, partant d'elle, l'enchaînement logique des événements, était le souci majeur de l'entreprise. La partition de «l'Improvisation, précédée et suivie de ses variations» est sur cette voie le premier pas. Les pas suivants seront plus grands et plus riches. Voici une brève analyse de l'œuvre. Trois mouvements. Le premier (14'-), par l'orchestre seul, expose 28 variations sur autant de fragments tirés du thème. Le deuxième mouvement (4'30) comporte deux éléments constitutifs : l'orchestre expose le thème dans sa totalité et tenu dans une ambiance d'improvisation - simultanément la bande magnétique déroule le même thème dans sa récurrence. Le troisième mouvement (14'-) comporte également deux éléments constitutifs : la bande magnétique reproduit intégralement la récurrence exacte du premier mouvement, l'orchestre intervenant sporadiquement donne des fragments de cette même matière, mais ses attaques et nuances se trouvent juxtaposées aux attaques et nuances reflétées par le miroir de la bande magnétique. «L'Improvisation, précédée et suivie de ses variations» est destinée à l'exécution dans une salle de concerts, comme toute autre musique écrite pour les ensembles instrumentaux habituels. Cependant l'intervention du magnétophone réclame une préparation d'ordre technique. Elle consiste dans l'enregistrement préalable - au cours de la dernière répétition - des premier et deuxième mouvements de l'œuvre. Après l'enregistrement du premier mouvement, la bande est retournée à l'envers - ce qui constitue la matière récurrente du troisième mouvement, sur laquelle se superpose, au moment de l'exécution, et selon la partition, l'orchestre, placé sous la direction d'un chef, qui a, ainsi, à suivre un soliste multiforme et invisible. Le même procédé est utilisé pour le deuxième mouvement, qui expose simultanément dans les deux sens, la matière complète - dans un mouvement rigoureusement identique. Je n’imagine pas, en la composant, les orages que l’œuvre provoquera !

1 61 M.S. inédit. «CONCERTO» POUR L’«AGRUPACIÓN» DE PAMPLONA. 1954

Une interview donnée par Luis Morondo à la presse française explique l'origine de l'œuvre chorale que je compose encore cet été. Après avoir évoqué la création de la «Cantate de la Terre» ... - «L'Agrupación» entretient-elle des relations musicales avec le compositeur ? - A partir de ce moment (Festival de Bordeaux) nos relations ont été cordiales et intensément musicales. Paul Arma nous a dédié son «Divertimento V»: Quatorze chansons populaires, et récemment le CONCERTO POUR MEZZO SOPRANO, TÉNOR ET CHOEUR A CAPELLA 162. - Comment naquit le «Concerto»?- - A la suite d'un de nos concerts à la Sainte-Chapelle, plusieurs musiciens ont déploré que la littérature musicale moderne ne possédât point de grandes œuvres chorales a cappella, mais seulement de petites compositions. C'est alors que, très timidement, nous avons fait part à Paul Arma de notre désir d'avoir une œuvre composée par lui, dans la forme concerto, symphonie ou suite. Le résultat de notre enquête fut le «Concerto». - Quelle est votre opinion sur la musique de Paul Arma ? - Paul Arma est un des compositeurs actuels les plus importants. Il possède une connaissance parfaite de toutes les formes musicales et sa maîtrise de la polyphonie est considérable. Puisqu'il en tire ses inspirations, on imagine quelle sorte de musique, il en résulte. Mon choix de faire participer les deux solistes de l'«Agrupación» vient du fait, que je les connais déjà bien, j'admire leurs voix superbes, leurs timbres, leurs musicalités et la souplesse avec laquelle ils mêlent leurs voix à celles de l'ensemble. La mezzo-soprano, une jeune fille, grande, agréable, au visage allongé, semble sortir d'un tableau du Greco. Le ténor, grand et fort, est tailleur (tous les membres de l'ensemble sont non-professionnels et exercent tous un métier). La pureté de son intonation est extraordinaire. Pour ce «Concerto», je ne cherche aucun texte, ni poème, ni prose. L'œuvre est composée sur des voyelles et des consonnes, des onomatopées combinées par moi. Au début de septembre, la partition est terminée et sa carrière assez prestigieuse débutera par la première mondiale, donnée par l'«Agrupación», un an plus tard à Madrid. Pendant des années, elle se poursuivra dans toutes les tournées de l'ensemble de Morondo, en Europe, aux États-Unis, en Amérique Latine. D'autres formations prendront l'œuvre dans leur répertoire. Plus tard, ce «Concerto» paraîtra aussi sur disque Balkanton, en Bulgarie, dans l'exécution des Chœurs de la Radio-Télévision Bulgare, sous la direction de Michail Milkov. L'«Agrupación» créera, au prochain Festival de Vincennes, en 1955, la «Suite de Colindes roumaines» d'après Bartók, que j'ai écrite pour voix mixtes.

1 62 M.S. inédit. 1977. Bulgarie. Sofia. Disque Balkanton BX A.2027. Chœurs de la T.V. bulgare. Direction Michaël Milkov AUTOMNE. 1954

En septembre, on me téléphone qu'on vient de trouver Tibor Harsanyi, mort chez lui. Je rejoins aussitôt Marcel Mihalovici, Monique Haas, Manuel Rosenthal au fond d'une cour de la rue de Grenelle où logeait dans une pièce minuscule, désespérément misérable, le compositeur. Tout le monde s'interroge sur ce lieu sordide que personne ne connaissait et qu'habitait un homme toujours vêtu soigneusement et apparemment sans problème financier. Il est vrai qu'Harsanyi n'a jamais invité personne à entrer chez lui ; moi-même qui le raccompagnais parfois après quelque concert, arpentais la rue de Grenelle, avec lui, pendant de longues conversations, mais le quittais au seuil de la maison. Tous les amis qui sont là, restent confondus devant la misère qui imprègne la pièce, une penderie pratiquement vide, une ficelle tendue entre deux clous où pend un caleçon. Le corps est étendu sur un divan ridiculement court. Pas une paire de draps dans le logis. Monique Haas va en chercher, chez elle pour recouvrir le mort dont les pieds et une partie des jambes dépassent du divan. C'est un spectacle pitoyable. Georges Auric, qui s'est joint à nous et qui représente la Sacem, sait qu'Harsanyi avait touché, peu de temps avant, des droits d'exécutions non négligeables. D'ailleurs une de ses œuvres parue sur disque, venait de recevoir un grand prix. La Sacem prend en charge l'enterrement au cimetière Montparnasse. La sœur d'Harsanyi arrive d'Angleterre, il n'y a pas d'autre famille, et c'est une trentaine de personnes qui accompagnent, sous un ciel triste comme leurs cœurs, cet ami dont la vie restera un mystère pour elles. Ce qui sera moins mystérieux, c'est le scandale d'une naturalisation qu'on a toujours refusée à Harsanyi, vivant depuis des décennies, en France où il s'était engagé dès le début de la guerre, en même temps que Paul Hermann, moi-même, beaucoup d'autres Hongrois, et qu'on lui octroie, par un hasard macabre, la veille de sa mort. Albert Camus mis au courant de l'affaire, découvre que le dossier de demande de naturalisation du compositeur, porte en lettres rouges «Profession socialement inutile», et écrit un article virulent sur ce sujet, dans un hebdomadaire parisien. On essaiera de «rattraper» un peu le scandale en donnant en décembre, à la radio, un concert consacré au compositeur, et la Baronne Ed. de Rotschild en organisera un autre chez elle. Les vacances se terminent. Susanna Egri vient avec un de ses danseurs, Alberto Testa, et nous passons une soirée et une nuit à parler inlassablement de musique et de danse. Ils reviennent de Nantes où la troupe a dansé au Théâtre Graslin pour la rentrée de «Chant-Musique-Danse ». Elle succédait aux danseurs de Janine Charrat, aux ballets du marquis de Cuevas, et la presse a été unanime à louer le groupe et la chorégraphe félicitant cette dernière de «sortir des sentiers battus» en présentant pour la première fois en France, les « Instantanés », « véritable danse d’avant-garde ». « Instantanés » , d’une grande force d’expression et d’une haute musicalité, sous une forme chorégraphique très hardie : « 26 Impressions » abstraites, ou plastiques ou expressives ou simplement dansantes, réalisation surprenante mais mesurée, qui, aux premiers accords, déroute le spectateur pour mieux l’envoûter . ( La Danse). Ouest-France écrit encore : « La partie médiane du spectacle était certes la plus originale. Dans ces « Instantanés » qu’il s’agisse d’un art très proche de la mimique ( « Solitude » ) ou de brèves esquisses ( « Rapports » ), nous devons reconnaître que l’auteur s’est livré à de très intéressantes recherches pour élargir le domaine de la danse pure sans se soucier le moins du monde des accessoires. Les danseurs ne peuvent ici exprimer des sentiments ou des « états d’âme » qu’avec leur corps. De là, à rechercher ces « Formes dans l’espace » qui ne prétendent rien exprimer que des attitudes plastiques brièvement travaillées et peu développées, il n’y a qu’un pas et il est bientôt franchi. mais il est franchi avec aisance et succès. Car cet art qui se voudrait abstrait et « non figuratif » ne tourne jamais à l’énigme ou à un hermétisme quelque peu gratuit puisque, grâce au ciel, les danseuses ne peuvent être abstraites et que leur impeccable plastique demeure éloquemment « figurative » à la grande satisfaction des spectateurs » . Les «Negro-spirituals» intéressent de plus en plus les amateurs et les demandes de conférences sur le sujet, après les succès à Paris et dans les Universités de province, viennent maintenant des Cercles Culturels régionaux. Mais je ne peux répondre à toutes. J’accepte seulement d’aller à Pithiviers pour l’Association «Art et Culture» à la fin d’octobre. J’y fais la connaissance de son Président, l’Inspecteur Lartigue, de sa femme et de son fils qui deviendront bientôt des familiers de la maison. La conférence est un fort bon écho et un long article de la «République du Centre», analyse fort justement le succès. Au même moment, paraît dans plusieurs journaux, en France et en Belgique, un article de M. Tassart sur «Paul Arma, ethnophoniste» ; ce néologisme créé avec le grec «ethnos» : nation et «phone» : son, pour désigner plus spécialement le folklore musical. L’auteur précise que « l’ethnophoniste est avant tout un musicien Il doit être aussi un poète, polyglotte et grand voyageur. Paul Arma est tout cela, par aptitude naturelle, par goût et même par force, car il n’a pas toujours choisi les événements qui devaient en fin de compte servir sa vocation... On trouve dans les œuvres de Paul Arma, des airs empruntés à ceux de peuples divers et qu’il s’est donné pour mission de faire connaître. Car Paul Arma ne fait pas de l’ethnophonie théorique. Quand il recueille des chansons en Bretagne, c’est pour qu’on les chante aussi à Paris... Paul Arma estime que la France possède d’exceptionnelles richesses folkloriques et s’étonne que les Français ne s’y intéressent pas davantage tandis qu’ils accueillent volontiers les folklores étrangers. mais comme il ne voit pas plus de rapport entre les chants basques et les chants berrichons qu’entre les danses bretonnes et les danses russes, il a soutenu et soutient encore qu’il n’existe pas à proprement parler de « folklore français » . présentée sous cette forma lapidaire, l’affirmation a heurté des susceptibilités nationales et a donné naissance à un regrettable malentendu. Accusé, ou presque, de mener une campagne de démoralisation, notre musicien se dit que l’ethnophonie est un art bien ingrat. Espérons qu’un très proche avenir lui prouvera le contraire ». MISSION EN ALGÉRIE. 1954

C'est avec une insatiable curiosité de folkloriste que je suis amené à partir en Afrique du Nord. Dès 1952, un des administrateurs du «Centre National des Oeuvres en faveur de la Jeunesse Scolaire et Universitaire», Roger Sananès, devant le succès de mes Conférences dont il organisait la tournée en province, m'avait demandé si l'Afrique du Nord m'intéressait. A ce moment, j'avais déjà un programme trop chargé. Mais en 1953, le projet avait été repris et proposé par Sananès, dans ses lettres à l'Inspecteur Général de la Jeunesse et des Sports à Alger, Monsieur Aguesse, avec cette précision : « J’ajouterai que Monsieur Arma ne poursuit aucun but lucratif, ses prestations sont totalement désintéressées et il se contente d’un simple défraiement destiné à couvrir ses frais de voyage, logement et repas. Or Monsieur Arma a été sollicité par la radiodiffusion d’Alger pour diverses émissions et il serait désireux de profiter de son déplacement pour présenter aux jeunes d’Afrique du Nord, les enregistrements qui ont rencontré un si vif succès auprès des étudiants métropolitains... L’un des buts que se propose Monsieur Arma est de faire mieux connaître et aimer la musique populaire aux jeunes de partout... » . Sur ce projet, vient se greffer le désir de recueillir en Kabylie, des éléments de folklore. Un Berbère, Rouani, originaire de Haute-Kabylie, rencontré chez des amis communs, m’avait longuement parlé de trois villages en Haute-Kabylie : Taourirt-Mimoun, Ait Larba, Ait Lahcène, groupés sous le nom de Benni Yenni, villages Kabyles (donc berbères et non arabes) scolarisés depuis plus de cinquante ans, où d’habiles artisans ont tendance à commercialiser quelque peu leurs recherches. C’est dans la population féminine que se conservent les traditions orales ; mais malgré les excellentes relations que le gouvernement français a, jusqu’à présent là, il est difficile de pénétrer dans ce milieu. De ces villages, est originaire la grande famille des Mammeri, qui, en plus du peintre, a fourni au précédent Sultan du Maroc, son Chef du Protocole et au Village de Taourirt-Mimoun, son médecin. Rouani promet des introductions. Mais le visa est refusé pour l’Algérie le 19 juillet 1954 ! Le Titre de voyage «d’apatride» en est sans doute la cause ! Il faut l’intervention de Maurice Berteaux, Secrétaire Général de l’Académie d’Alger, puis d’Aguesse pour enfin l’obtenir. La direction d’Air France offre le billet d’avion A.R. Un ami technicien fournit magnétophone et bandes magnétiques et le 31 octobre et le 1er novembre, débute avec 70 attentats qui font sept morts, ce qui deviendra la «Guerre d’Algérie» ! Je n’entends pas abandonner pour autant, ni ma tournée de conférences, ni mon enquête en Kabylie. Heureux comme un enfant, je pars le matin du 16 novembre. Le temps est mauvais, mais qu’importe, je suis en route pour une magnifique aventure. Je commence à la conter dans mes lettres à Edmée : « Après Marseille, puis entre Philippeville et Bône, tempêtes épouvantables ! Le vieil avion à hélices, un Bréguet à étages est secoué, balancé en tous sens. il reçoit des coups tels que même le personnel redoute l’atterrissage. Enfin Bône. L’atterrissage réussit après deux tentatives infructueuses et le danger d’être rejeté vers la mer. Aéroport rudimentaire. mais je suis attendu avec beaucoup de gentillesse, après ces heures d’angoisse. Dans l’après- midi, des visiteurs agréables, pour faire la connaissance de cet « Universitaire de Paris » . Puis, ma conférence avec les Negro-spirituals, dans la Salle des Fêtes de l’Hôtel de Ville. Public français en majorité. Ce sera la même chose partout ou je regretterai de ne pas toucher aussi le public indigène autant que celui des « fonctionnaires français » . ... « Constantine : ville aux visages multiples, orientale dans ses quartiers arabe et juif pittoresques mais épouvantables en raison de la misère inhumaine qui y règne. Des couleurs, mais aucun visage nu de femmes - sauf dans le quartier juif où elles ne sont pas voilées - des visages d’hommes magnifiques, mais fermés, aux regards méfiants, surtout paraît- il en ce moment. Pas un vêtement intact. Misère. Et je devine une vie contemplative, intérieure, que nous, occidentaux, nous n’avons pas. C’est tout simplement bouleversant pour moi. Je donne une conférence à l’Université populaire et je dîne avec un professeur de musique... d’origine hongroise, au Conservatoire de Constantine » ... « Le 18, enfin un délicieux déjeuner entièrement arabe, avec un petit groupe de jeunes gens. Cette couleur locale était la bienvenue. Dans la soirée, conférence à Philippeville, une localité d’importance moyenne, comme j’en visiterai encore un certain nombre, localités qui ont relativement peu cédé - peut-être par manque de moyen financier - au progrès de la civilisation européenne. C’est dans ces villes moyennes, que je suis le plus à l’aise. Les contacts sont plus simples, moins officiels. Le 19, visite de la ville de Djidjelli, où ma conférence obtient un écho très agréable » . ... « Les voyages en autocar sont très fatigants car les routes sont terribles. Mais quelle expérience riche ! Moi, seul Européen dans tout le car au milieu d’une foule colorée aux belles têtes. Aux arrêts dans les tous petits villages, toute la population mâle est rassemblée - jamais une femme. J’achète bien sûr, les petits gâteaux au miel qu’on prépare dans la rue, dans l’huile bouillante. Et j’en ai bien besoin car il me faut parfois me lever à trois heures du matin pour attraper le car. Je suis très heureux ici par tout ce que je vois : je le répète, par ce que je vois, et non par ce que j’entends de la bouche de certains Français qui se montrent parfois odieux : toujours les mêmes phrases vides, les mêmes stupidités rabâchées comme celle-ci: en parlant des événements actuels : « c’est tout de même malheureux de voir ces gens sans reconnaissance ; c’est tout de même nous qui avons tout fait ici, les routes, les installations, les écoles, la culture, TOUT , avec la sueur de nos fronts, depuis des générations, et maintenant « ils » voudraient qu’on s’en aille ! Non, et non, puisque maintenant tout est à nous !... » . Le 20, arrivée à El Riath, dans le Centre Éducatif, où je vais être logé pendant quelques jours, tout en rayonnant dans les environs. C’est le directeur du Centre, M. Trican, qui a été chargé de me recevoir officiellement et de superviser le bon fonctionnement de la tournée. C’est un homme aimable, correct, courtois, exceptionnellement prévenant. Ses dons d’organisation s’avèrent si efficaces, qu’à partir de ce moment, je n’ai plus une minute à moi, je suis entouré, pris en charge, guidé. El Riath est à Birmandreis, près d’Alger, où a lieu le soir ma conférence, dans la Salle des Facultés. Là, ambiance France, plus qu’ailleurs. Je reste seul dans un grand bâtiment réservé aux maîtres et aux invités, car ce lieu splendide est en ce moment dépeuplé, entre deux stages. J’ai la chance de déjeuner chez ces gens extraordinaires que sont les Scelles. Après avoir régalé mes yeux - sous le soleil brûlant - de mille visions nouvelles pour moi, tapis, couvertures, rideaux teints avec des couleurs naturelles crues, teintureries artisanales en pleines rues, où sèchent au soleil d’innombrables écheveaux de laine, qui serviront à tisser, parfois dehors, débauche de couleurs. Madame Scelles me fait visiter - ce qu’un Européen, non musulman fait rarement, une maison de la Casbah : je découvre l’architecture, les caractéristiques, les curiosités de cette demeure où, à chaque étage et à chaque porte, l’une ou l’autre des femmes - dévoilée parce que chez elle - m’accueille entourée de ses enfants. Je peux visiter aussi le tombeau d’un marabout. Les femmes y prient, assises par terre, dans une salle à part, les hommes, en blanc s’agenouillent, et s’inclinent, front à terre, tous déchaussés naturellement. Rencontre du Président des Avocats musulmans d’Algérie, et du juge, le Grand Cadi. Le 21 dans la matinée, enregistrement d’un récital de piano, des œuvres de Bartók et de moi, à la Radio d’Alger, déjeuner couscous, et, dans l’après-midi, visite de la Casbah. Comme est admirable l’adaptation spontanée au climat des bâtisseurs qui savent organiser la protection contre la chaleur, en réduisant les dimensions des fenêtres, en créant des ruelles à ce point étroites qu’aucun véhicule ne peut y pénétrer ! Exemples que l’architecture de notre siècle néglige parfois. « Mes conditions de transport s’améliorent : j’ai une voiture avec chauffeur à ma disposition, pour mes allées et venues autour d’Alger. Le 22, Conférence à Médéa : réception, accueil magnifiques dont un groupe de jeunes Français et Musulmans, bon public, discussion nourrie après la Conférence au « Cercle Jean Richepin » dont l’animateur Marc Bonan, jeune poète, fort sympathique, est un ami de Vercors qui est passé ici l’hiver dernier ». Marc Bonan écrit dans l’Echo d’Alger à propos de la Conférence à Médéa : « Par le film et le concert nous étions tous familiarisés, peu ou prou, avec les chants noirs - et les voix de Marian Anderson et de Paul Robeson ne quittent pas si vite les mémoires - mais nul mieux que Paul Arma n’a su nous toucher ni nous émouvoir avec autant de force que de persuasion. C’est que Paul Arma est out à la fois, le poète, le musicien, le musicologue, le sociologue et le folkloriste. Comme son maître, Béla Bartók, il voyage moins pour se distraire que pour écouter, guetter, apprendre et noter... Le spiritual ne pouvait espérer gardien plus conscient et enthousiaste ... » . « Le 23, visite de Blidah, de son cimetière musulman avec plusieurs tombeaux de marabouts et de son étourdissant marché indigène. Arrêt dans les gorges où les singes folâtres sont ravis de trouver des partenaires de jeu, et Conférence à Boufarik avant le retour à Alger, car le 24 j’enregistre à la R.T.F., où je rencontre des interlocuteurs intéressants arabes et kabyles. Je fais là, la connaissance d’une des plus belle filles que j’aie jamais vues : « Métis marocaine- française » se définit-elle, à la peau très foncée, éblouissante. Elle est musicienne, compositeur, et a fait des notations de chants hispano-arabes » . Et me voilà, devenant lyrique jusqu’au moment où des amis me mettent en garde, en termes sibyllins contre la jolie demoiselle. Déjà commencent en Algérie, des clans, des bandes, dans lesquels il ne fait pas bon, pour un visiteur, mettre le nez ; sagement je prends au sérieux les conseils et après plusieurs rencontres avec la jeune fille, je ne continue pas plus avant des relations compromettantes... d’autres agréables connaissances se feront, car tous les conférenciers et les interprètes du monde savent bien, que se cristallisent souvent sur eux, de fugaces et parfois intéressants fantasmes féminins... ou masculins ! Il arrive d’ailleurs que de tels éphémères enthousiasmes se transforment en solides amitiés... « Le 24 encore, Conférence à Bouzareah, donnée pour les élèves des Écoles Normales, et le lendemain entre deux enregistrements à la radio, un déjeuner dans un restaurant égyptien à la nourriture et au service très raffinés. C’est ensuite, par train rapide, le départ pour Oran. Nous nous arrêtons à Orléanville. Quelle vue épouvantable après le tremblement de terre. La « gare » est une baraque de bois, avec à côté, une grande tente comme “café”, partout des tentes, des habitations improvisées, des ruines, des ruines partout, toutes les voies de chemin de fer chargées de wagons de marchandises dans lesquels des familles habitent. des ruines, des ruines partout. A Oran, on met une voiture et un chauffeur à ma disposition. En roulant vers Beni Saf, où je donne le soir une Conférence, j’assiste à un spectacle bouleversant : le coucher de soleil le plus étrange que j’aie jamais vu. Nous roulons vers la mer, le paysage de collines est, comme en été chez nous, vert, mais la terre est ici, presque rouge. Le soleil donne une lumière jaune dorée, puis se cache derrière une colline qui nous sépare de l’eau. Au fur et à mesure que les minutes passent, toutes les couleurs imaginables coulent devant et autour de nous : jaune, orangé, mauve, vert, bleu, violet, gris, et tout à coup se transforment en une flambée rouge-orange comme le feu d’un immense brasier. On dirait que le ciel entier brûle au-dessus de nos têtes ». De Tlemcen, le 27 : « Journée d’été, la plus belle, la plus riche depuis ma présence ici. Route magnifique ce matin, sur des corniches ensoleillées, au-dessus des gorges profondes, au milieu de sapins puis de cyprès. Tlemcen, inouïe. Visite des quartiers arabe, juif et turc, environs très beaux, vestiges d’une mosquée du XIIème siècle , bâtie par des assaillants marocains, découverte d’un village entièrement arabe, de son tombeau de marabout, dans sa maison, avec le thé offert dans une superbe cour où nous sommes tous assis par terre sur des coussins ». Je suis reçu, à Tlemcen, par le sous-préfet Yahia Boutemène, poète, président des J.M.F., un homme intelligent, par moment plein d’humour, avec lequel, j’ai dès un déjeuner typiquement arabe, une conversation pleine d’intérêt. Boutemène est Touareg, du peuple nomade, berbère du Sahara. Un facteur différencie les Touaregs du reste du groupe : il est le seul peuple qui ait une écriture propre, ne ressemblant en rien à l’écriture arabe. J’ai, d’ailleurs, une très belle démonstration de ce fait : Boutemène m’offre une de ses plaquettes de poèmes et me demande comment je désire qu’il inscrive une dédicace : horizontalement ? verticalement ? en diagonale ? de gauche à droite ? Surpris, je ne sais comment réagir, pensant qu’il s’agit d’une plaisanterie. Non : c’est très sérieux. Et il m’explique, que sa langue maternelle peut être écrite dans n’importe quelle direction. C’est si inhabituel et très beau ! Boutemène, après ma conférence, me réserve une surprise tout à fait exceptionnelle. Le soir, il y a une fête religieuse de la minorité ottomane de la ville, réservée rigoureusement aux Turcs. Pour me permettre d’assister à cette fête, Boutemène invente que je suis né en Turquie et me fait inviter. J’en suis ravi: très perplexe à cause de cette tricherie, je demande : - « Que vais-je faire s’ils me parlent en turc ? » Boutemène me donne ses instructions : - « Tout d’abord, ils ne savent plus la langue turque ; ils sont aussi Arabes que les Arabes : ils parlent comme eux, ils mangent comme eux. Vous verrez, les femmes sont séparées, derrière des palissades. Et puis, si quelqu’un vous parle en turc, vous lui répondez en hongrois - et tout ira bien ! » Boutemène m’accompagne jusqu’à l’entrée et disparaît ; il ne peut participer : il n’est pas ottoman... ! C’est une soirée extraordinaire et inoubliable. Il y a là une centaine d'hommes d'un certain âge, pas un seul jeune. Dans une partie de la cour, derrière des palissades de plus de deux mètres de haut, on entend des voix féminines. Près de la maison, se trouve un certain nombre de tables rondes et basses, autour desquelles sont disposés des coussins. On pose sur chaque table un immense plat rond, rempli de couscous et de gâteaux au miel. On s’assoit et le dîner commence, au son de musiques, tour à tour mélancoliques et endiablées, teintées, bien entendu, par la gamme orientale. Après le dîner, sur le signe d'un vieillard, une dizaine de vieux se lèvent, se mettent au milieu de la cour. Quelques instants de silence et une autre musique rapide commence, rythmée sur des petits tambours chauffés auparavant sur des braises. Et les hommes se mettent à danser, accompagnés des «You-you» des femmes, toujours cachées derrière les palissades. Inoubliable soirée ! Le 28 novembre, départ pour Oran. La conférence a lieu, dans la soirée, dans la grande salle du Conservatoire Municipal. Beaucoup de monde, excellente réception. Le lendemain, visite de la ville, dont une partie est relativement récente, d'un style architectural péniblement banal, et sans aucun lien avec le pays, le climat et le peuple qui y habite. Par contre, le Village nègre a un cachet plus qu'inattendu. Là, la pauvreté et la misère règnent encore davantage que n'importe où ailleurs. J'aurais voulu visiter le quartier, m'informer d'où venaient ces Noirs, mais le chauffeur me déconseille de pénétrer dans les ruelles, dans les maisons. C'est ensuite le départ pour Mostaganem, avec encore un coucher de soleil sensationnel sur la côte : les mêmes couleurs que vers Beni Saf, mais cette fois, la mer est là qui reflète la splendeur de la palette colorée, en y ajoutant le pigment d'un violet surprenant. Conférence le soir, puis retour à Alger. J'aime ces lignes écrites dans «l'Echo d'Alger» après une des conférences : « Les Negro-spirituals se sont tus ; et Paul Arma conclut par une de ses idées les plus chères, celle d’une parenté fondamentale entre les hommes... On voudrait les entendre le soir, dans la campagne, autour d’un feu qui rassemble des êtres, ou simplement dans une chambre ou une taverne lourdes d’atmosphère... Une manifestation de la sympathie qu’il a inspirée, samedi, à chacun... » . KABYLIE. 1954

Mon départ pour le Djurdjura est prévu le 2 décembre au matin, mais au cours des préparatifs, je m’aperçois, avec surprise et angoisse, que le magnétophone est en panne. Je vérifie fébrilement tout ce que je peux atteindre: prises, fils, boutons... en vain. La Radio où je me rends ne peut m’aider, le seul technicien présent ne connaît pas ce modèle de magnétophone. C’est enfin la maison Philips qui peut fournir la pièce défectueuse, mais cela demande un délai qui retarde mon départ. Je tiens tellement à l’enquête envisagée, à effectuer des enregistrements de valeur et aussi, à enrichir, comme prévu, le patrimoine de la Phonothèque Nationale avec des documents sonores rares ! Je retourne donc à El Riath dans l’après- midi et donne ma conférence, dans la soirée, au Centre Éducatif. Là, un public jeune, chaleureux, très attentif et heureux de découvrir les beautés de ces voix émouvantes et la souffrance qu’expriment ces Negro-spirituals, m’offre un peu de consolation. Une véritable récompense, cette magnifique soirée, malgré mon souci. L’après-midi du lendemain se passe en folles allées et venues entre El Riath, Alger, le gouvernement militaire pour le départ du 3 au matin, lorsque l’appareil sera réparé. Ainsi, je ne quitte pas Alger à la date prévue, et chose étrange, Edmée m’écrit de Paris ceci : « Je n’ai pu dormir cette nuit du 2 à cause de toi. Que se passe-t-il de mauvais là-bas ? J’ai été inexplicablement oppressée toute la nuit et n’ai pu m’endormir qu’au matin. Etrange et fatigant. Rassure-moi » Elle aura la réponse plus tard lorsque je lui écrirai : « J’ai eu une grande chance, la nuit même où tu as eu peur pour moi, je devais partir avec Emmanuel Roblès. A cause de cette histoire de magnéto, je suis resté à Alger et il est parti seul avec la voiture et le chauffeur. Ils ont eu un accident à quelques kilomètres d’Alger, la voiture, après deux tonneaux, a atterri dans le ravin. Roblès a été assez grièvement blessé à l’épaule : contusions et sans doute fracture, le chauffeur, par miracle, n’a rien » Le 3 décembre, enfin, tôt le matin, départ dans une voiture du gouvernement militaire pour la Haute Kabylie. Presque un rêve. Après les plaines, la montée dans les régions kabyles, sauvages, en partie vertes encore avec des figuiers, des cactus immenses, des couleurs jaunes, oranges, rouges, violettes, des falaises, des pentes abruptes, parfois, un petit groupe de maisons surgissant à un tournant, avec des femmes kabyles non plus vêtues de blanc mais de couleurs vives : jaune, rouge et de noir. Le tout, comme l’extraordinaire et riche palette d’un peintre. Nous passons par Tizi-Ouzou, Fort National. Là on s’arrête ; je dois rendre une brève visite de courtoisie à l’Administrateur de la région du Djurdjura ; après, c’est Michelet, une petite ville de province, apparemment négligée par les autorités centrales, mal - ou pas du tout - entretenue. Je parcours la ville à pied et j’assiste à une réunion au «Foyer Rural», où mon séjour, mes projets précis, mes activités sont discutés et mis au point, afin que tout me soit facilité, suivant les instructions reçues d’Alger. Comme il n’y a aucun hôtel, aucun moyen d’hébergement dans les villages, je suis reçu chez les Pères Blancs, à Aït Larbaa, très chaleureusement. Les Pères Blancs cultivés, aucunement sectaires, voient la réalité du pays et en parlent ouvertement. Ils m’apprennent pas mal de choses, que j’aurai, d’ailleurs, très vite l’occasion de constater personnellement, m’expliquent, par exemple, les nombreuses différences qui existent entre les Kabyles (faisant partie de la grande famille des Berbères) et les Arabes, par l’histoire même du pays. Les Kabyles, peuple nordique (on pourrait presque dire « aryen ») étaient venus il y a de nombreux siècles. Au début, leur existence avait été difficile, mais ils avaient vécu dans une paix relative. Puis est arrivée l’invasion turque, pendant laquelle, pour se défendre, les Kabyles ont dû fabriquer des armes. Le pire a été plus tard l’invasion arabe. C’était alors la chasse à l’homme, constante, la guerre continuelle. Toujours pour mieux se défendre, les Kabyles se sont repliés sur des positions moins vulnérables, c’est-à-dire sur les mamelons du Djurdjura, à 900 mètres d’altitude, où ils ont finalement créé leurs villages. Les armes, les fusils superbes, ornées d’incrustations, ces pièces indispensables de défense, sont devenues, entre les mains habiles de leurs artisans, des œuvres d’art. D’autres, tous d’une habileté remarquable, se sont mis à des travaux d’artisanat : poterie, ébénisterie, bijouterie, dont ils ont fait commerce, car il fallait vivre, et pour lesquels ils ont créé des décors originaux, qu’on ne trouve pas dans l’art arabe. J’ai la chance de rencontrer Nebbad, un jeune Kabyle, passionné par le folklore de son peuple et qui me donne immédiatement un conseil judicieux : «Si vous voulez obtenir des résultats chez mon peuple, dans les circonstances actuelles, si vous voulez être accepté comme un ami, renvoyez immédiatement la voiture du Gouvernement militaire français à Alger ; sinon, toutes les portes vont se fermer devant vous !». Et c’est fait sans tarder, et sans discuter ce conseil amical. Le 4, je passe ma matinée en promenade dans les rues et les ruelles tortueuses du village. On a l’air de savoir déjà, que je suis un ami. On me salue au passage. J’observe combien les Kabyles sont plus minces, plus secs que les Arabes, comment ici on ne voit pas d’hommes assis devant l’entrée des maisons, ils s’affairent tous dans leurs petits ateliers: Kabyles agissants, Arabes contemplatifs ! Je rends visite à un bijoutier que je trouve au travail et qui me montre les joyaux qu’il fabrique. Il y a de très belles pièces, admirablement réalisées. Mais ce n’est pas ce genre qui m’intéresse. Je veux voir et si possible, acheter de vieux bijoux. Mon hôte n’en a plus, il les a tous vendus. Il m’indique la maison où j’en trouverai autant que j’en désire. Et c’est vrai. Il y a là tout un sac de merveilles de toutes espèces, et même l’ornement complet pour la jeune fille - 3 kg et demi de bijoux magnifiques - qui la parent le jour de son mariage. On peut en acheter, au poids, à un prix dérisoire. C’est pour moi, un vrai régal de fouiller, de choisir et de poser les pièces sur la balance, mais je dois tempérer ma gourmandise, ne voulant pas de problèmes à mon retour sur le Continent. On me propose aussi de merveilleuses petites tables de jeux avec incrustations, des fusils superbes... je me limite aux bijoux. A l’extérieur du village, près d’un ravin, en contrebas du chemin, j’aperçois un tas d’ordures multicolores : bouts de tissus, assiettes cassées, et incroyable, pensais-je, un superbe couscoussier en terre cuite, brun foncé, intact... Sans vergogne, je reviendrai le chercher - en me cachant , prestige oblige ! - superbe trophée ! ! Nebbad comprend bien mon projet concernant le folklore kabyle et mon désir d’en enregistrer le plus possible. Il me propose de rassembler un petit groupe de joueurs d’instruments populaires pour les enregistrer un soir. Le projet est séduisant et deviendra vite réalité. Toujours en quête de contacts, je visite plusieurs ateliers d’ébénistes. Avec leur permission, je les observe et suis émerveillé par l’adresse, la précision, la virtuosité qu’ils manifestent. Tous les outils sont fabriqués à la main, certains hérités des parents. La partie du travail qui consiste à placer les petites pièces à incruster est la plus prodigieuse. Je guette l’heure de sortie des enfants, de l’école. Je sais par expérience, combien le contact avec les enfants facilite l’intérêt des parents, en l’occurrence, dans ce pays, des pères. Aussi, depuis que je suis ici, je m’approche des enfants, fillettes et garçons, entame des conversations avec eux, leur parle de mes enfants dont je leur montre des photos, leur raconte des histoires drôles. Cela ne tombe pas dans le vide. En effet, chaque fois que je rencontre un écolier dans une ruelle, il court vers moi me demandant : - « Comment elle va Miroka ? Comment il va Robin ? Tu as des nouvelles ? » Certains enfants me proposent même d’écrire pour leur dire de venir ici ! Grâce à une fillette d’environ huit ans, naturelle, charmante, je suis invité chez ses parents pour déjeuner. C’est tout à fait inattendu ! Naturellement j’accepte et la fillette est très fière de venir me chercher elle-même pour ce déjeuner. Je trouve trois hommes : le père de la fillette, son frère et son beau-frère, qui me reçoivent comme un vieil ami, autour d’une table basse. Après quelques minutes de conversation en français, mon hôte entrouvre une porte où on vient de frapper, prend le grand plat qui lui est tendu et place sur la table, non le couscous que j’espérais mais du... beefsteak pommes frites préparé, me dit-il, pour me faire honneur ! Cette délicate attention réjouit si bien mes compagnons que je ne peux que me régaler avec eux desdites frites - en réalité bouillies. Mais que de gentillesse qui continue après le déjeuner, où je suis l’objet d’un geste privilégié. Mon hôte m’a demandé si je veux rendre visite aux femmes dans la cuisine. Entrer dans le domaine des femmes est vraiment une exception pour l’invité et j’en suis conscient. Je salue la femme de mon hôte, sa mère et la fillette toute fière. J’admire le grand tablier qui entoure le corps de mon hôtesse comme une jupe et m’exclame: - « Quel beau tissu ! Où peut-on acheter le même ? » J’ai trop vite parlé. L’homme dit quelques mots en kabyle à sa femme qui aussitôt déroule le tissu de ses hanches et me le tend avec un joli sourire et un naturel déconcertant. Il me faut accepter ce cadeau offert avec une telle spontanéité. Les premiers enregistrements commencent, le lendemain. C’est la même fillette qui propose : - « Je vais vous chanter de belles chansons, mes camarades ont honte de chanter devant vous ! » Effectivement elle le fait avec beaucoup de fierté et sans aucun cabotinage. Un soir, après une répétition, c’est l’enregistrement avec plusieurs instruments, dans une ambiance de fête. Une autre fillette veut prouver qu’elle a autant de courage que sa camarade. Elle a une jolie voix juste et assurée. J’enregistre encore les deux petites filles ensemble. Je continue mes visites aux artisans et je fais une conférence au « Foyer rural » de Taourirt Mimoun pour une assistance peu nombreuse mais intéressée. Je suis presque chaque jour avec les Simoneau, couple d’instituteurs, jeunes, profondément attachés à leur métier d’éducateurs. Ils m’accueillent immédiatement avec grande confiance, ce qui fait que leurs conversations sont teintées d’une franchise rare. Ils aiment l’Algérie, en particulier la Kabylie, qu’ils considèrent un peu comme leur patrie. Ils adorent les enfants, ils ont eux-mêmes une petite fille, ils auraient donc autant de raisons d’être satisfaits, heureux. Mais, ce n’est pas tout à fait le cas - et ils en parlent ouvertement. Ils sont tristes devant l’attitude lamentable de la France en Algérie. La bureaucratie étouffante, la discrimination pratiquée par les Français du pays, l’exploitation scandaleuse des ouvriers indigènes. Des erreurs, des erreurs impardonnables. Et ils citent des cas précis, des cas lamentables. J’ai beaucoup de sympathie pour ce jeune couple, et je lui suis reconnaissant de l’aide qu’il m’apporte. Il est indéniable qu’ils font, tous les deux, depuis mon arrivée, un véritable battage dans les environs par l’intermédiaire des enfants et des collègues des villages de la région. On sait partout - en grande partie grâce à eux - qu’il y a ici quelqu’un, qui veut enregistrer de la musique et des chants kabyles qu’il diffusera ensuite à la radio en France. Ainsi, le bruit se répand rapidement et le «travail de propagande» porte ses fruits. Déjà, après un premier dîner chez les Simoneau, arrive une très vieille femme, qui peut me chanter d’anciennes mélodies kabyles que, seuls, les anciens connaissent encore, des chants saisissants et émouvants. Les enregistrements se multiplient. Les uns amènent les autres, les volontaires se présentent ; et pour les très âgés, on m’amène sur les lieux. C’est ainsi qu’on m’a déniché un tailleur de campagne, un homme assez petit de taille, cordial et agréable, qui chante surtout des chants religieux, avec une voix de ténor naturelle, d’une force telle qu’il faut éloigner le chanteur, du micro, pour garder sa beauté au chant. Les Simoneau se démènent jour après jour. On enregistre des chants merveilleux, chantés par des jeunes, des vieux, des vieilles. Encore une soirée émouvante chez un vieux, qui a dû cultiver la terre pendant toute sa vie et qui nous chante, entre autres, un «Chant de labour» fort beau. Il nous parle aussi beaucoup, de sa jeunesse, de sa famille, de ses peines, de ses souffrances... Actuellement, il végète dans un minuscule cabanon, «en bas , à la rivière». On m’emmène à Agoni Ahmed, enregistrer quelqu’un qui ne peut se déplacer. Quand je ne travaille pas, je me promène et je retourne voir ceux qui ont chanté pour moi. Dans une des maisons, je retrouve une vieille femme, qui a assisté à un enregistrement, sans y participer. Elle me reçoit très gentiment, et, me faisant signe de patienter, elle sort de la pièce, revenant au bout de quelques minutes, avec un objet qu’elle me tend. C’est une très vieille lampe à huile, ornée d’un graphisme décoratif. L’objet est symbolique, évoquant une forme féminine, avec, dirait-on, la jupe retroussée. On m’apprend que c ’est une lampe de mariage, que la grand-mère offre à sa petite-fille le soir de ses noces. Cet objet-symbole, si ancien qu’il a dû servir à plusieurs générations, est le cadeau sans prix qu’une vieille femme offre à celui, venu pourtant du Continent, mais qui a su éveiller la confiance et se faire adopter. A la veille de quitter la région, j’offre à tous ceux qui le désirent, d’écouter les chants et les musiques enregistrés sur mes bandes. Il y a du monde ! Et il faut voir les visages heureux de ceux qui entendent leurs voix sortir du haut-parleur. C’est un spectacle inoubliable pour moi. La récolte représente une quarantaine de pièces vocales et instrumentales. Quelques titres, parmi les plus caractéristiques «Chant à la louange du Prophète», «Chant à la louange de Dieu», «Chant funèbre», «Chant au moribond», «En accompagnant le mort au cimetière», «Chant de mariage», «Chant sur le mari ivre», «Berceuse», «Pour le septième jour du mariage», «Chant des ancêtres», «Chant pour aller chez le Marabout», «Chant de labour», «Chant religieux», «Chant pour le protecteur de la maison», « Chant pour le mal », etc. Bien entendu, une copie de la totalité sera mise à la disposition de la Phonothèque Nationale, à Paris. Le 13 décembre, la voiture du Gouvernement général revient me chercher, dans la matinée, pour me ramener à Alger. Beaucoup sont venus pour me dire adieu. Je suis réinstallé à El Riath où, dans la soirée, je présente aux stagiaires et commente les enregistrements effectués en Kabylie, séance suivie de longues conversations sur le travail accompli. Le lendemain, c’est aux personnalités officielles, du Gouvernement général, du Conservatoire de Musique que je fais entendre quelques-uns des enregistrements. Dernier déjeuner avec la presse et la radio, interviews émouvantes, soirée d’adieux organisée par le Directeur du Centre Éducatif, et le 16 décembre, retour vers Paris... J’ai abordé, avec les nombreux instituteurs que j’ai rencontrés en Kabylie, le problème des livres de classe et l’un d’eux m’a donné ces précisions : - « Les vieux livres d’histoire avec «nos ancêtres les Gaulois» existent encore dans certaines écoles du bled où les manuels sont rarement renouvelés. Il reste au maître à rectifier la fameuse phrase en copiant un résumé au tableau, car fréquemment les élèves ne possèdent pas plus de livres d’histoire, que de géographie, que de sciences. C’est la cas dans mon école, à Taourirt Mimoun, où nous ne possédons que de bons livres d’arithmétique et de lecture, de celles de Bou Adenane et d’Agouni Ahmed que nous connaissons. Il existe, pour l’Afrique du Nord, maintenant, un livre d’histoire combiné de cette manière : une page d’histoire de France, une page d’histoire de l’Algérie relatant des faits se passant à la même époque ». Dans «le Journal d’Alger», Léo Louis Barbès que j’ai vu à diverses reprises et qui a assisté à une de mes conférences, écrit : « Paul Arma donne avant tout à celui qui l’approche et qui l’écoute, l’impression d’une force élémentaire extraordinaire. pour lui, tout est musique, c’est-à-dire que tout est sujet à résonances profondes, à curiosités pleines d’intérêt, à émerveillements de sentir dans la propagation de toutes les vibrations combine l’âme de l’homme est présente au centre de cela, car ce n’est pas en esthète ou en dilettante que Paul Arma découvre et décèle la musique en chaque chose ; c’est dans un sens exclusivement humain qu’il en recueille les notes, dans le sens d’un homme qui a beaucoup vu et beaucoup vécu, qui a voyagé de l’Est à l’Ouest et du Sud au Nord, qui a connu mille aventures souvent dramatiques, et qui retrouve dans le chant insignifiant d’une pauvresse ou dans celui d’un artisan à son travail, l’écho d’émotions infiniment lointaines, comme perdues dans le temps et dans l’espace, mais en définitive, toujours vivantes, présentes et semblables puisque ce chant vient d’une voix humaine. Il faut entendre avec quelle chaleur cordiale, quel exquis sentiment de fraternité, quelle affection pour les unes et les autres, Paul Arma parle de ceux qui, au fond des plus humbles villages, des campagnes les plus perdues dans le monde ont bien voulu chanter pour lui ou jouer du rustique instrument de leur jeu ou de leur rêve... » Je suis heureux d’apprendre, par les lettres que je reçois de la maison, l’intérêt que la famille porte à mon voyage ! D’Edmée : « Les enfants et moi, nous suivons notre voyageur, jour après jour. Je me suis procurée à l’Office du Tourisme algérien, une carte de l’Afrique du Nord et divers documents, que Robin a fixés sur un des murs de sa chambre, et nous nous livrons à une leçon de géographie en images qui enchante le garçon ; nous découpons, colorions, collons, et à l’aide des cartes postales envoyées à chaque étape, et de détails racontés dans tes lettres, nous apprenons à connaître, nous aussi, un peu de l’Algérie. Nous avons même vidé la chambre de souvenirs autrichiens et espagnols, pour l’arabiser avec des cuivres, des tissus, des cuirs que nous avons regroupés. Nous avons extrait de la discothèque, de la musique pour sonoriser parfois notre petit coin d’Afrique, et Robin joue au piano certains chants de « Si tous les enfants de la terre » . Tout cela le ravit. Miroka est intéressée bien sûr, mais l’occupent davantage ses activités éclaireuses et surtout la Chorale du Lycée qui répète le « Magnificat ». Elle est heureuse de savoir déchiffrer une œuvre grâce au piano - abandonné - et aux leçons de solfège de grand-père ! Je l’entends souvent écouter de la bonne musique ». En janvier 1955, je présente à la presse, au cours d’une séance organisée par la Phonothèque Nationale, à la Sorbonne, sous la présidence du Secrétaire général, Pierre Bartoli, les enregistrements que je viens d’effectuer en Haute-Kabylie. Roger Décologne, le directeur de la Phonothèque, mentionne d’abord, devant les journalistes présents, l’importance de cet organisme destiné à jouer un rôle de premier plan pour la conservation de documents sonores. C’est ensuite à moi de développer les idées que j’ai souvent exprimées au sujet du folklore et de dire ce qu’a été mon travail, en Kabylie. « ... Le chercheur qui entreprend avec courage, foi et amour, ce que nous appelons une enquête d’ethnophonie musicale, est, à la fois un aventurier, un empoisonneur et un sportif, dans le sens le plus vrai des mots. Qu’on ne le voit surtout pas, cet homme : le chercheur, accompagné de son magnétophone, installé - après un voyage confortable - dans un hôtel non moins confortable, recevoir les habitants des villages lointains ou les bergers des montagnes, défilant devant lui et son appareil, pour y faire fixer, de bonne grâce, leurs chants, leurs musiques. Ceux qui n’ont jamais participé à une équipée semblable, ne sauront jamais à quel point il faut être réellement une sorte d’aventurier, pour l’entreprendre. Ceux qui n’ont jamais vécu parmi les paysans, parmi les hommes proches encore de la nature, ne peuvent pas comprendre combien souvent on est un véritable empoisonneur, pénétrant dans l’intimité des gens, pour vaincre, sans scrupule, timidité, crainte et méfiance. Ceux qui, au cours de leurs voyages, ont toujours pratiqué l’asphalte des routes nationales, et soigneusement évité les sentiers boueux qui relient hameaux et fermes, verront mal le côté véritablement sportif d’une entreprise semblable. Car, en effet, c’est là un sport physique et mental. Il ne suffit pas d’être musicien ou musicologue ; mais il faut être encore psychologue, avec patience et persuasion. Il faut gagner les hommes, il faut, avant tout, savoir gagner leur confiance. Le reste est plaisir, très grand plaisir. N’est-il pas merveilleux de voir des hommes s’ouvrir peu à peu devant vous, pour vous, et livrer, comme les fleurs les plus rares épanouissent peu à peu leurs couleurs, leurs parfums, leurs beaux secrets : ces images humaines sonores. J’appartiens à la catégorie restreinte des musiciens, qui ont le respect le plus impérieux pour les «trouvailles» des hommes sans titre ni diplôme...... Aussi incroyable que cela pût paraître, il est exact que depuis le début de la scolarisation en Kabylie (il y a cinquante ans environ) , jusqu’à une date assez récente, les petits Kabyles, comme les petits Basques, les petits Flamands, ont dû réciter : « Nos ancêtres les Gaulois... ». J’espère qu’on voudra bien me pardonner si je parle, malgré cela du folklore musical berbère de Kabylie et non du folklore français du Département d’Algérie ! Il s’agit donc du fier et magnifique peuple berbère qui, au cours de sa longue histoire mouvementée, a subi invasion sur invasion, dont une partie s’est réfugiée dans les régions montagneuses de Kabylie, et qui, depuis toujours, est imprégné d’un amour indomptable, d’un besoin vital de liberté et d’indépendance. Cet amour de la liberté, ce besoin d’indépendance, se sont également maintenus dans le domaine qui est le mien: le folklore musical. Et c’est ainsi qu’on peut faire une première constatation : l’étonnante indépendance de la musique populaire des Kabyles, restée intacte au milieu de la puissante et envahissante civilisation arabe et de sa musique aux gammes et modes truffés de secondes augmentées. Dans la partie montagneuse de la Haute-Kabylie, au Nord-Est du Djurdjura, dans les pittoresques et sauvages petits villages, semés sur les mamelons, entre Fort National et Michelet, où j’ai effectué le début de cette enquête, je me suis trouvé face à diverses difficultés, qui ont considérablement gêné mon travail Tout d’abord, il y eut la pluie torrentielle, qui transformait chemins et ruelles en ruisseaux de boue. A la fin de mon séjour, j’aurais dû enregistrer une «pleureuse d’enterrements» dans un tout petit village éloigné. J’ai loué deux bourricots, un pour moi, un pour mon compagnon, le magnétophone ; j’ai dû, hélas, abandonner le projet... les bêtes n’ont pu passer dans la boue. Il y avait aussi, au moment de ma présence en Kabylie, le rebondissement de la situation politique générale qui, il est facile de l’imaginer, ne contribuait pas à la confiance - élément indispensable - vis-à-vis d’un nouveau venu, d’un étranger, d’un Européen. Enfin, existait une autre difficulté ; mais, celle-ci, d’une nature nouvelle pour moi : chez la plupart des peuples, notre travail est largement facilité par... l’alcool... et la présence des femmes... deux éléments qui créent presque spontanément une ambiance propice au chant, à la musique, sous toutes ses formes. Ici, l’absence de l’alcool était totale, la présence de la femme très rare. Cependant, et malgré tant d’obstacles naturels, ce début d’enquête - qui n’a duré que onze jours - m’a permis de rapporter, pour la Phonothèque Nationale, 37 pièces vocales et instrumentales enregistrées. Toutes les manifestations de la tradition musicale et poétique des Kabyles se pratiquent oralement : A cause peut-être de ce fait, cette tradition orale musicale et poétique est toujours fort vivante. Sans vouloir, dès la première étape d’une enquête, jusqu’ici tout de même quelque peu sommaire, anticiper sur des conclusions musicologiques, je puis déjà constater deux phénomènes, dont le second surtout est, pour moi, assez remarquable. D’abord la présence, dans la mélodie kabyle, et sous une forme rigoureusement intacte, de certains modes antiques. J’ai des spécimens nets des modes dorien, phrygien, lydien, mixolydien, comme des modes hypodorien et hypolydien. Ensuite - et c’est là où ma perplexité est la plus grande - la présence entièrement inattendue et, pour le moment, inexplicable, de la gamme pentatonique la plus pure. Maintes fois déjà j’ai émis la conviction que c’est grâce à la pentatonie dans les folklores musicaux que nous allons pouvoir établir certains liens et rapports entre les peuples. La découverte de cet élément important chez les Kabyles, nous sera, pour cette question, d’une très grande utilité ». Après avoir fait entendre quelques documents enregistrés, je conclus : « Si ce travail a pu être mené à bien, c’est aussi grâce à l’aide très efficace de diverses personnes, à qui je tiens à dire publiquement ma reconnaissance : M. Rouani, ici présent, lui-même originaire d’un des villages dans lesquels j’ai été reçu ; les Services de l’Académie d’Alger, surtout M. Aguesse, Inspecteur général des Mouvements de Jeunesse et d’Éducation Populaire, et les Pères Blancs du douar des Beni Yenni. A côté de cette aide - avant tout morale - l’intérêt pour le folklore musical, ce Paria, est insuffisant, en France. Beaucoup de choses ont été dites sur le folklore... mais très peu ont été entendues... Que fait la presse, par exemple, pour nous aider ? Que fait-elle pour faire comprendre aux profanes - ils sont légion, pourtant - l’importance du maintien des traditions populaires ? Que font les organismes les plus puissants, comme la Radiodiffusion, pour une plus large connaissance du véritable génie populaire du pays ? Il est impossible de dépasser l’incohérence, l’incompétence, le manque d’authenticité et de bon sens, sans parler même du mauvais goût, qui se pratiquent dans certaines émissions à la R.T.F.. On ne peut par moment, rester à l’écoute de ces émissions où, sous l’étiquette «folklore» il n’est débité que des sottises... Elles font l’effet, pour la musique, de ces hostelleries parisiennes qui, à grand renfort de pichets d’étain et de chaudrons de cuivre, essayent de «parler patois» aux yeux. Pourtant, si la Presse et la Radio, avec leurs moyens puissants qui dépassent, de nos jours, tout autre moyen de diffusion, voulaient réellement remplir leurs rôles vis-à-vis des masses populaires, j’affirme que le climat général en serait modifié, l’estime et la considération en seraient rehaussés pour l’art populaire, qui sans cela tombera rapidement dans l’oubli. N’est-il pas vrai que dans presque toutes les stations radiophoniques des pays étrangers - même des pays beaucoup plus petits et plus pauvres que la France - il y a un Département de folklore, avec un spécialiste à sa tête ? N’est-il pas vrai que dans presque toutes les Universités des pays étrangers - même des pays beaucoup plus petits et plus pauvres que la France - il y a une chaire pour la musicologie populaire ? Et le temps passe impitoyablement : les jeunes de nos campagnes ne chantent plus ; les vieux et les vieilles (les seuls, aujourd’hui encore, qui maintiennent les traditions) disparaissent et, avec eux, toute la diversité de ces manifestations brèves, d’une délicate et péremptoire gaucherie, qui racontent les travaux, les pensées, les amours des hommes. Le temps vient inévitablement, où il sera trop tard pour recueillir tous ces refrains souvent désinvoltes, mais riches d’un souffle sincère, exprimant, avec une immense puissance créatrice, la joie de l’homme, son humour comme sa souffrance, tout son espoir, tout notre espoir et toute la grandeur de l’existence humaine. Depuis combien de temps déjà ne nous répète-t-on le même refrain - devenu presque folklore aujourd’hui : pas de crédit... compression budgétaire... pas de crédit... compression budgétaire... Qu’il me soit permis, pour terminer, de citer cette phrase du grand musicologue Béla Bartók - dont je m’honore d’être le disciple - qui, en 1936, a dit : « Je ne suis ni mathématicien, ni économiste mais je ne crois pas me tromper en disant, que les sommes affectées partout, en une seule année, aux préparatifs militaires suffiraient, grosso modo, pour recueillir la musique populaire du monde entier ». Pour évoquer entre nous ces moments d’Afrique du Nord, Lucette Sobol nous invite à un couscous avec des amis algériens et le poète Christian Brua. GUERRE D’ALGÉRIE : TÉMOIGNAGES. 1954-1956

Quant aux événements d’Algérie, nous allons pouvoir les suivre pendant les premières années de la guerre dans les lettres que je vais recevoir des amis de là-bas : De Bouzarea, le 28 décembre 1954 : « ... Lorsque nous avons quitté la Kabylie pour venir passer les vacances de Noël à Bouzarea, au-dessus d’Alger, tout y était très calme et les fêtes de Noël n’ont pas été marquées par des incidents terroristes comme beaucoup de gens le croyaient. Nos amis d’Alger, mal renseignés par une presse qui monte tout en épingle, nous regardent avec des yeux ronds quand nous leur disons que nous ne craignons rien. Alger qui n’était guère fréquenté le soir, l’est encore moins maintenant et les voitures circulent rarement la nuit. Ce climat de crainte et de méfiance n’est pas très agréable mais j’espère qu’il ne durera pas parce qu’il n’est pas justifié. A Alger, trois ou quatre adjoints au Maire et quelques délégués de l’Assemblée algérienne ont été arrêtés comme agitateurs notoires. Le parti nationaliste paraît donc décapité, de ce fait les troubles semblent bien terminés. Dans tous les milieux algérois on commente ces dernières arrestations mais on ne semble pas en savoir très long sur la question. J’espère qu’à votre prochain voyage en Algérie, tout ceci ne sera que de tristes souvenirs »... V.S. De Constantine, le 3 janvier 1955 « ... J’ai appris que vous avez fait de l’excellent travail en Kabylie. Je n’ose encore souhaiter votre retour dans mon département. les événements n’ont pas l’air de vouloir se calmer de sitôt et les régions les plus intéressantes sont naturellement inaccessibles... ». F.F. Il semblera y avoir parfois des heures sereines : De Taourirt Mimoun, le 25 avril 1955 : « ... Maintenant nous sommes en période Ramadan : tous les soirs, des bandes de jeunes gens courent les sentiers en chantant, en jouant de la flûte et du tambour. Taourirt prend un petit air de fête et de liesse toujours surprenant après la longue tranquillité de l’hiver ... ». Et puisque Paul aimerait repartir pour l’Algérie, on lui écrira de El Riath, le 30 octobre 1955 : « ... Ici, la situation reste tendue, on mobilise en masse ( jusqu’à 48 ans ) et je m’attends sous peu à revêtir l’uniforme. Malheureusement, cet état de chose ne vous permettra pas de poursuivre votre enquête en Algérie .. ». T. De Taourirt Mimoun, le 4 novembre 1955 : « ...Nous avons demandé l’avis du Père Henry. Nous pensons avec lui qu’il vous sera possible de venir à Beni Yenni, mais les routes n’étant pas toujours sûres, il vous sera impossible de rayonner hors du douar. les journaux de France montent en épingle quotidiennement les événements d’Algérie. Si Bône et Constantine sont des régions incontestablement dangereuses, le département d’Alger est plus calme. La Kabylie connaît surtout des attaques de convois, de postes et de cantonnements militaires, ceci se passe généralement la nuit et il faut être chez soi avant la fin du jour. Jusqu’ici les écoles non occupées par la troupe n’ont jamais été attaquées et nous espérons qu’ « Ils » continueront à être aussi raisonnables dans les mois qui vont suivre. De jour, jusqu’à maintenant, nos routes sont sûres. Toutes les semaines nous descendons à Tizi Ouzou faire le ravitaillement et nous n’avons jamais été appréhendés ni inquiétés par les rebelles qui vivent dans la région. Il n’y a pour l’instant aucune attaque de civils dans notre région, coin où le trafic routier continue comme par le passé. Depuis le 15 octobre, des gendarmes et une quarantaine de soldats sont installés à l’école pilote à côté de la mairie du village ; ils assurent notre sécurité. En règle générale les militaires attirent les rebelles et leurs attaques. Mais il semble que Beni Yenni soit un coin privilégié ; cependant, chaque nuit, nous entendons sonner le canon dans les Massifs environnants, il y a quelques jours l’école de fille de Tamazirt à quelques kilomètres de Fort National a subi une attaque de deux heures. Il faut dire que cet établissement est occupé par la troupe. La région de Michelet - Fort National est un coin particulièrement agité. Beaucoup d’écoles ont été fermées car les instituteurs étaient trop isolés .. ». V.S. Et de Médéa, le 28 décembre 1955 : « ... Depuis que vous nous avez quittés, les choses se sont précipitées : on ne parle que de menaces, de grenades, de répressions et d’abandons. Pour les uns l’Algérie se vend à l’encan. Pour d’autres elle se perd. Tout le drame est là. Et je me demande si nous en sortirons... vivants. Depuis plus de vingt ans qu’un dialogue eût pu s’engager, depuis plus de vingt ans qu’une solution eût pu être trouvée satisfaisante pour tous, hélas, on a préféré gagner du temps sans songer aux heures perdues qu’il faudrait rattraper dans la précipitation ou l’insouciance. Notre belle Algérie est à feu et à sang et pourtant, le chant peut, demain, renaître dans l’Aurès, et le cri joyeux du chevrier dire aux Kabyles la liberté des peuples ... ». M.B. L’année 1956 verra la situation s’aggraver : D’Oran, le 20 mars 1956 : « ... Que de chemin fait depuis notre dernière rencontre, vers le chaos, vers le drame, vers une situation dont l’aveuglement collectif cachait le caractère dramatique. Nous vivons tous dans un climat morbide et angoissé, ce pays, notre pays est en pleine folie et la guerre est maintenant notre lot. Quelle guerre, quels fanatismes se déchaînent autour de nous. On se retrouve de nouveau en blocs ennemis, on se retrouve de nouveau avec de grands mots creux aux lèvres, avec le choix accepté du sang, de la misère morale et physique au nom des idéaux humains et des désirs humains les plus frustres, des éternels drames de l’humanité. Comment et où peut-on trouver la joie de vivre dans cette tempête de haine et d’incompréhension. Être parmi les privilégiés, les épargnés, les matériellement heureux, n’empêche pas, bien au contraire, de souffrir moralement mille morts, pour ceux qui souffrent dans leur chair et dans leur âme et de s’angoisser sans cesse, en pensant aux épreuves qui approchent et qu’on n’a pas préparé à supporter, qu’on redoute non seulement pour elles-mêmes mais pour la défaite totale qu’elles peuvent poser dans notre vie. Oui, cette année, 1956 est celle qui pour nous, habitants de ce pays pose devant nous, au milieu de nous, en nous, le drame qui affecte l’humanité dans son ensemble et dont vous me parliez avec tant de chagrin dans votre dernière lettre... ». J.F. De Constantine, le 10 mai 1956 : « ... Les événements évoluent avec une effrayante rapidité et je ne sais quelle solution pourrait intervenir pour sauvegarder à la fois notre sécurité, la paix chez les Musulmans et le prestige de la France. Nous manquons de recul pour faire le point en toute objectivité, comme pour proposer des mesures efficaces ; nous ne pouvons que constater, au « passage » les maladresses commises de part et d’autre et l’incompréhension fondamentale des problèmes posés, du fait, surtout, de cette inaptitude du métropolitain à comprendre ou sentir l’Algérie qu’il soit Français ou Musulman. Il est chrétien et cartésien, l’autochtone ne l’est pas et nous ne le sommes pas de la même façon. Si donc - nous parlons la même langue, nous ne parlons pas le même langage. La longueur d’onde diffère ( les Affaires de Tunisie et du Maroc le démontrent ) mais on ne veut pas l’admettre. De toute manière, nous ne pouvons envisager d’avenirs calmes et rutilants et chacun ici est trop tenté de transposer le problème sur son plan personnel. Le métropolitain a perdu l’usage de la longue-vue et ce n’est pas par le petit bout de la lorgnette qu’on aborde des situations aussi complexes... ». J.F. De Médéa, le 30 août 1956 : « ... Depuis, j’ai renoué avec l’Algérie et son drame : l’horreur, les tueries, le massacre des innocents et la haine qui change les regards en feux de la géhenne... Le pourrissement gagne de proche en proche. Et l’Algérie où terroristes et contre-terroristes se partagent la besogne. Et Constantine et Oran ? Comme tout devient triste.. ». M.B. De Bouzaréa, le 13 novembre 1956 : « ... A notre arrivée ici, en septembre, nous avons appris une nouvelle qui nous a laissés atterrés : Bouhadef, directeur de l’école de garçons de Taourirt, avait été tué fin août, de cinq balles de revolver. Après une agonie de vingt minutes, il s’est éteint dans sa maison d’Agouni Ahmed... à son enterrement n’assistait que la famille, c’est-à-dire ses fils et le fossoyeur. L’attitude du village à cette occasion a laissé penser que B. aurait été tué par les rebelles. Cette fin atroce a surpris le douar le laissant dans la terreur. Pour quelles raisons B. aurait-il été assassiné ? Certains disent qu’il aurait eu des contacts trop poussés avec l’administration, d’autres qu’il a été l’objet d’une vengeance personnelle. Le Docteur Mammeri n’a pas reparu depuis mai, à Taourirt Mimoun. Les Pères Blancs et les Sœurs sont toujours à leur poste, mais n’ont pas d’élèves... On entend mortiers et mitrailleuses du côté de Fort National, les Ouadhias, le Djemaa... Nos jeunes collègues ont été contraints de remonter à Taourirt sous peine de se voir supprimer leurs traitements. Ils sont seuls dans leur repaire, sans élève et sans électricité... ». V.S. Quelques lettres nous parviendront encore, puis ce sera le silence. De Bouzaréa, le 15 février 1957 : « ... Nous pensions vous écrire dans le courant du mois passé mais il s’avérait si troublé et si dur à passer que nous avons préféré le savoir terminé avant de vous en parler. Vous savez qu’avec la grève totale des Musulmans, on craignait des incidents violents, sanglants, voire des émeutes... Nos nerfs étaient mis à rude épreuve je vous l’assure, et tout Alger vivait sous pression. La grève s’est passée mieux que nous n’aurions osé l’imaginer... Nous ne connaissons pas encore les mesures prises contre les fonctionnaires ayant observé la consigne de grève, selon la gravité du cas et « l’étiquette »,de l’individu, les peines s’étageraient depuis la mise à pied de huit jours à la suspension totale en passant par la prison à plus ou moins long terme et les amendes. Beaucoup de collègues se trouvaient pris dans une situation difficile, pris entre deux marteaux tapant chacun de leur côté et parfois simultanément. Inutile de vous dire que la grève n’a pas arrangé l’ambiance franco-musulmane. Il nous semble que le fossé qui s’était dessiné s’élargit de plus en plus pour devenir un abîme. Nous atteignons un paroxysme où la haine domine tout. La situation n’est pas reluisante non plus en Kabylie. Le douar y est l’objet de mesures draconiennes de la part de la troupe qui y règne en maîtresse. les gens du douar se débattent dans une situation atroce, le blocus qui y règne engendre la disette. les enfants sont les premiers à en souffrir et comme les médicaments et la nourriture font défaut, on ne peut rien pour eux. La population vit dans la terreur de la troupe et de ses exactions : nos collègues du douar B. y sont tous plus ou moins sous les verrous et ont eu à subir parfois les coups de petits adjudants hargneux. Sous l’étiquette de « collecteur de fonds » la troupe arrête qui lui déplaît et c’est alors la prison à Tizi... Il y a loin de l’indifférence de l’an passé, des Kabyles vis-à- vis de la troupe, à la haine farouche qui les anime maintenant contre les militaires. Tout cela est désespérant et nous perdons chaque jour des gens ulcérés par nos méthodes et mis plus bas que terre par des soldats à qui tout est permis et qui avouent d’ailleurs que la pacification n’ayant rien donné, on en revient aux vieilles méthodes des soudards. Enfin, nous ne voyons pas d’issue au problème algérien. Plus nous tardons, et plus le problème devient aigu.. ». Y.S. Et le 9 septembre 1957, de Bouzaréa encore : « ... Il ne faut pas compter retourner en Kabylie : tous nos collègues en sont partis et il n’est pas conseillé de retourner là-bas car l’administration y est mal vue... Depuis que le blocus est levé, la situation est loin d’être rose. Après les hommes, ce sont les femmes qui sont inquiétées et qui subissent les exécutions. Tout cela est monstrueux. Inutile de vous dire que nous ne croyons nullement à l’efficacité de l’O.N.U. ... Ici, nous sommes contrôlés sévèrement et il n’est pas question de recevoir quelqu’un une nuit sans auparavant l’avoir fait inscrire sur notre feuille de contrôle du poste de C.R.S. Notre liberté est mise à rue de épreuve... ». V.S. « NATURES MORTES » GERMANIQUES 1955

Enregistrements avec Jean-Pierre Rampal. Interviews pour le «Journal parlé». Rencontres avec des journalistes: Raymond Lyon, Maurice Ciantar. Visite avec Emy Simon chez le peintre Roger Chastel à Saint-Germain-en-Laye. Je n’ai pas la possibilité d’aller entendre à Amsterdam, le «Duo Lengyel» interpréter mon «Divertimento n°1». Gabrielle Lengyel, excellente violoniste d’origine hongroise, ancienne élève de Georges Enesco, s ’était installée à Paris avec son frère cadet Attila qui faisait des études de piano. Elle possédait les dons indispensables pour faire une grande carrière de soliste. Je l’avais entendue interpréter, à Paris, avec Georges Enesco, le «Concerto pour deux violons» de Bach, d’une manière remarquable. Mais l’existence n’était pas facile et Gabrielle pas assez égoïste pour ne songer qu’à sa propre carrière. Sa grande préoccupation était l’éducation musicale de son frère et pour assurer leur existence matérielle, elle avait longtemps joué avec un petit ensemble féminin dans une brasserie parisienne. Les années avaient passé et son frère avait atteint un niveau assez élevé pour leur permettre de former le «Duo Lengyel» - violon, piano -. C’est ainsi que maintenant ils entament une carrière, en France et à l’étranger, et qu’ils mettent à leur programme quelques-unes de mes œuvres parmi lesquelles le «Divertimento n°1» qu’ils jouent, à la fin de janvier, au Centre de musique de chambre «De Suite» d’Amsterdam, avant de l’emporter pendant leurs tournées. Je fais un court voyage à Grenoble, pour une conférence sur Bartók, au Conservatoire, précédant une exécution du « Premier Concerto pour piano ». Cette conférence est aussi bien accueillie que celle que j’ai faite dans la même ville, sur les «Negro spirituals», il y a trois ans. Il me faut préparer une longue tournée en Allemagne sur le thème «Folklore de la France» avec des pièces vocales et instrumentales. Je dois compléter cette documentation avec quelques enregistrements. Je les fais, avec Edmée, dans le petit studio de la «Maison des Sciences» : trois chansons populaires, sans accompagnement, une «Malmariée», «Quand Jean Renaud de guerre r’ vint» et «L’Ane mort». Dès la première participation d’Edmée à la Chorale des L.M.J., en 1939, j’avais pensé qu’une voix simple, naturelle, juste et absente de toute sophistication comme la sienne était parfaite pour des mélodies populaires. J’avais toujours défendu ce que j’appelais ma «découverte» d’autant plus, disais-je, que des expériences malheureuses avec des voix «éduquées» de cantatrices, me donnaient raison. D’après moi, la voix d’Edmée était non seulement belle par sa simplicité, mais aussi convaincante. Un jour que j’avais fait écouter à Roger Dévigne, Directeur de la Phonothèque, un enregistrement d’amateur où elle chantait une vieille chanson française, j’avais triomphé, car Dévigne avait déclaré enthousiasmé - sans savoir qu’il s’agissait de ma femme - : - « Ne cherchez plus, vous l’avez trouvée la voix qu’il faut pour nos chansons ». Me souvenant de cet avis si autorisé, de cette confirmation, j’ai décidé de faire ces enregistrements que j’emporterai. Dévigne dit d’ailleurs, en les entendant: - « Cela ne pouvait être plus vrai ! » de la même manière qu’on dit «c’est vrai» et non «c’est beau». Ainsi la voix d’Edmée va m’accompagner durant toute ma tournée. De cette tournée qui commence au début de mars, dans les «Instituts Français», les «Centres d’Études Françaises», les «Universités», les «Universités populaires», les «Associations franco-germaniques», j’ai des impressions les plus diverses que j’écris naturellement à Edmée : « Ma tournée se poursuit assez bien, mais pas beaucoup de monde car elle tombe dans les vacances universitaires. La jeunesse y manque donc... Réceptions correctes agréables mais fatigantes. Rien de sensationnel. Aix-la-Chapelle le 2 mars, Cologne le 3, Frankfort le 4, puis repos ici à Wiesbaden chez Else et son mari, demain dîner à Mayence chez les Beck ». « Hier soir le 8, à Brême, après un pénible et long voyage, j’ai battu mes propres records : dix personnes assistaient à ma conférence, dont le Président et le secrétaire de l’Association et leur femme, un journaliste ! Jamais, de ma vie, je n’ai parlé devant si peu de monde. il est vrai qu’il y a une « guerre », ici entre le « Centre d’Études Françaises » et l’ « Association franco-germanique », la première a organisé pour hier soir, deux séances de films français où sont allés les quelques gens de la ville qui s’intéressent aux questions culturelles françaises » ... Tout à l’heure, j’ai bavardé avec le chauffeur de la radio qui est venu me chercher. Après beaucoup d’hésitations, il me pose la question : - « Est-il vrai qu’à Paris les maison closes sont fermées ? ». Sur ma réponse affirmative, il déclare tristement : - « Alors ça ne vaut plus la peine d’aller désormais à Paris !! ». Je viens de lire dans un journal allemand, à propose des camps de concentration : « La plus grande escroquerie de l’histoire, ce conte inventé par les Alliés ». Considère ceci comme une « nature morte » de l’Allemagne d’aujourd’hui, à la veille du réarmement, grâce aux accords de Paris, invention du Juif Mendès France. Encore une « nature morte » ... non plutôt pourrie : Dans le train allant à Brême, un Allemand de 35 ans à peu près entre dans mon compartiment, furieux : - « Il faut se serrer dans un seul wagon, deux autres wagons de première classe sont occupés par des nègres ! Oui, des nègres en première ! ». Il est indigné, Moi non moins... mais contre lui. Les noirs sont des Américains, des gars agréables et un peu gais. J’avais décidé si le type continuait d’aller chercher le Military Police et de le faire enlever de là ! Le monde avec sa belle civilisation et sa « Kulture » me dégoûte de plus en plus. D’ailleurs, je me demande souvent, depuis le début de cette tournée, ce que je fiche en ce moment, pourquoi je me crève avec ces voyages longs et fatigants, avec la grippe, pour raconter quoi - et pourquoi - et à qui, dans quel but, contre les quelques francs de pourboire qui me restent !... ». « Aujourd’hui à Tübingen, le 9 ; Excellente conférence, excellent public, excellente ambiance, grand succès, et le Directeur du Centre, jeune de dynamique veut organiser pour moi dans toute l’Allemagne du Sud-Ouest pour l’hiver prochain, un circuit dans les Universités et Universités populaires ». Après conférences et concerts à Hedelberg le 10, à Mannheim le 11, retour à Mayence le 12 et à Wiesbaden, le 13. A Düsseldorf, le 14 : « La Conférence a lieu dans l’immeuble superbe et ultra moderne du « Centre d’Études Françaises », dans l’avenue la plus élégante de la ville, un bâtiment de six étages avec bureaux, bibliothèques, salles de cours, d’exposition. Public très intéressant, pas très nombreux mais des jeunes, quelques « savants », le Président de l’École Normale Supérieure, le Directeur du Conservatoire de Musique, la presse ... ». C’est ensuite Essen le 15, puis Bonn le 16 : « Cette dernière Conférence de la tournée « officielle » est la mieux réussie de tous les points de vue : bien organisée , plus de monde que dans les autres villes, public réceptif et intéressant, ambiance sympathique. Donc point final agréable de cette partie officielle organisée par le Quai d’Orsay. Puis Dortmund le 17 avec les Negro-spirituals, déjà une autre chose ; public jeune et aussi plus nombreux que dans la plupart des conférences officielles. Et enfin Oberhausen le 18 pour l’ « Université populaire ouvrière », dans la grande salle de l’Hôtel de Ville, plus de 350 personnes, des jeunes, des vieux, beaucoup d’ouvriers, des petites gens simples et sympathiques. Excellent public, accueillant, vibrant, sincère, plein d’une curiosité spontanée. Ces dernières conférences m’ont donné de la joie, du plaisir. Comme les gens non snobs, non saturés de culture me font du bien ! il est bon de parler avec eux ». Hambourg, le 20 mars : « C’est un curieux et toujours - sur le plan humain et intellectuel - décevant pays, cette Allemagne. Une fois de plus, elle singe, elle imite... maintenant l’Amérique. La technique, la mécanique, tout. Tout est façade, tout est superficiel, rien n’est stable, rien n’est profond, rien n’est humain. La sentimentalité, le romantisme remplacent l’humanisme. Dès que les Allemands ont des choses modernes, mécaniques, pratiques, ils se considèrent comme les flambeaux de la dernière, de la plus progressiste des civilisations... tout est « extraordinaire », « éblouissant », « saisissant », mais tellement vide de sens. La vie, bien entendu, est facilitée par la mécanisation. Jour et nuit, tu trouves, dans chaque gare, un bureau de poste ouvert : téléphone automatique ( comme d’ailleurs dans toutes les rues ), distributeur de timbres, de cartes postales, de papier à lettres et d’enveloppes, de machines à écrire avec déclencheur ( 8 minutes pour 10 pages : 850 F ). Etc. Partout, dans les rues, tu trouves des distributeurs automatiques de cigarettes, de sandwiches, de bonbons, de chocolat, de gâteaux, de fruits secs et de fruits frais, de savons et d’articles de toilette, de serviettes hygiéniques, de mouchoirs en papier et de bas nylon. Dans les hôtels, tu peux avoir une machine à écrire dans ta chambre. Et après la guerre perdue, les destructions, on construit furieusement, tout est moderne et il y a de l’argent pour tout ! Exemple : j’ai fait à Dortmund, la connaissance d’un ethnologue qui vient de passer plusieurs mois, en mission « fort bien payée » m’a-t-il dit, en Afrique du Nord, chez les Kabyles du Rif avec le magnéto le plus perfectionné. A Hambourg, j’apprends qu’un des collaborateurs de la Radio est parti, hier, en Algérie, pour y effectuer des enregistrements aux frais du Service Éducatif de cette Radio. Je suis enragé quand je pense aux conditions dans lesquelles je suis parti, moi ; la R.T.F. n’a jamais d’argent pour des recherches de ce genre, nos Universités non plus, la Phonothèque non plus... Faudrait-il - pour pouvoir un jour travailler comme je devrais le faire - me « vendre » aux Allemands, faire des recherches pour eux, dans des conditions convenables, et pas toujours gratuitement comme je le fais ? J’ai honte! A Bielefeld, le 22, encore une « nature morte » : en voiture décapotée, à l’extérieur de la ville, nous nous sommes arrêtés pour laisser passer un groupe de jeune garçons de 15 à 17 ans. L’un d’eux s’est approché de la voiture, a fait le salut bien connu, en disant « Heil Hitler ». D’autres l’ont imité !!! A la Conférence, bon et nombreux public, mais alors que je pensais parler pour l’Université Populaire très pauvre - au tarif très bas que je réserve alors - je me suis aperçu que c’était pour « Die Brücke » ( le Pont ) organisme anglais, équivalent, et possédant beaucoup d’argent, presque comme les Américains ! Si je reviens pauvre, sur le plan monétaire, c’est très riche que je suis sur la plan de l’expérience humaine ». A Mayence, je retrouve Else, quelques heures, et je file à Mannheim, le 23 En même temps que cette tournée de conférences, je fais un assez grand nombre d’enregistrements, comme pianiste, dans des Radios allemandes. Dans mes programmes, ne figurent que de la musique contemporaine, et des œuvres de Bartók et de moi. Alors que je travaille au Süddentscher Rundfunk de Stuttgart, je remarque, dans la cabine des techniciens, un homme blond et mince d’une quarantaine d’années qui m’observe attentivement. L’enregistrement terminé, il se présente : August Langenbeck, responsable du département de musique chorale et religieuse, également chef de l’importante chorale du Temple protestant de la ville. Nous parlons longuement, évoquant la période de la guerre. Comme tout Allemand rencontré, Langenbeck déclare que s’il était naturellement mobilisé pendant celle-ci, il est resté neutre en face du régime nazi ! La sympathie naît entre nous. Par la suite, nous nous reverrons souvent. Je jouerai fréquemment à la Radio de Stuttgart et mes œuvres y seront régulièrement diffusées. Je serai alors l’hôte d’August et de Rose sa femme qui, à leur tour, viendront nous voir chaque fois qu’ils passeront par Paris pour rejoindre, en été, une maison qu’ils possèdent dans le Midi de la France. La tournée me conduit à Tubingen, puis à Offenburg où je retrouve Jean Tschieret toujours actif pour le rapprochement franco-allemand, et où je fais ma dernière conférence sur le «Folklore de la France» après un dîner avec les amis du B.I.L.D.. C’est le retour par Zurich où je revois encore Robert Oboussier, puis Bâle et Paris. LA « VIEILLE MAISON » 1955

Je m’offre, cette année, pour Pâques, deux semaines de vacances à Barcelone et à Palma de Majorque. Mais d’autres activités nous appellent. Depuis que nous avons deux fougueux coursiers qui avalent des kilomètres, notre ambition est de porter plus loin de Paris nos pénates secondaires et c’est avec ingratitude que nous avons mis en vente notre maison du vallon. Puisqu’il a trouvé un acquéreur, c’est la tristesse que nous connaissons, maintenant qu’il faut abandonner ce «Verduron» qui fut si cher à nos cœurs parce qu’il fut refuge. Mais nous ne détestons pas l’aventure. Nous avons entreposé nos meubles, dans l’atelier du peintre Jean Weinbaum, à Orsay, et nous partons, dès lors, à la recherche d’un nouveau logis campagnard. Tout au long de la semaine nous explorons les annonces d’un journal du matin, puis celles d’un journal du soir ; le dimanche, la voiture boit de la route vers l’Est, et le Sud et l’Ouest. Le Nord nous semble bien trop lointain, de l’autre coté de Paris, pour être intéressant. Un prieuré ? nous téléphonons... déjà vendu. Une ferme ? nous allons la voir, elle est si dévastée que nous ne pouvons, même avec beaucoup d’imagination, entrevoir ce que nous en ferions. Une maison rurale ? elle se cache au bout d’une sente humide, en plein village. Dans un hameau, nous vivons successivement une scène à l’accent d’Agatha Christie suivie d’une autre teintée de Michel Audiard : D’abord une veuve de magistrat nous ouvre son manoir posé sur des pelouses rasées de frais et lors de la visite nous indique d’un geste plein de pudeur, une porte à demi cachée par un rideau vert empire, en nous précisant, rougissante « ici, ce sont les «dobol youci », ce qu’au bout de quelques secondes, mon époux me traduit : « ici, ce sont les cabinets » ! Un peu plus tard, dans la même rue, un monsieur nous promène dans son pavillon bricolé entouré de ciment, nous montre une cabane ostensiblement plantée au bout de l’allée principale et nous dit : « pour aller aux chiottes, c’est là-bas », ce que je dois à mon tour traduire à mon époux qui n’a fait ni scolarité, ni service militaire en France : « pour aller aux cabinets, c’est là- bas » ! » Une habitation nous plaît, elle est encore habitée. J’ai toujours de la peine en songeant que les gens se préparent à quitter les lieux où ils ont vécu longtemps et j’essaie alors - ce n’est pourtant pas bonne tactique d’acheteur - d ’apprécier ce qui va être vendu. Ainsi j’admire les dimensions d’une salle, et j’entends : « oui mais elle est tellement humide !... », je remarque la taille d’un noyer : « oui mais il ne donne jamais de noix », je m’émerveille du calme de l’endroit : ... « oui mais il pleut souvent », je trouve très intéressant l’agencement des greniers : « ... oui mais tout est pourri dessous » ! Je ne comprends plus tant de dénigrements quand on veut vendre... jusqu’à ce qu’enfin je saisisse que nos interlocuteurs sont des locataires peu pressés de voir se préciser un marché qui les obligera à partir. Défilent ainsi les rêves devenant réalités décevantes, jusqu’à ce qu’une nouvelle annonce nous offre la vision d’une «maison ancienne avec beaucoup de cachet, située près de Paris...». Nouvelle envolée de la 2 CV., par des banlieues rien moins qu’attrayantes, jusqu’à une route enfin verte sinon tranquille, château historique, ville des roses, puis c’est une route secondaire qui nous conduit près d’un autre château, à Lésigny. Dans une cour commune, la maison est la... nous ne découvrirons que plus tard, les inconvénients d’une cour commune qui pour l’heure, nous semble seulement rustique et bonne enfant. La cloche fait venir du lointain de l’intérieur, un grand paysan qui nous ouvre, sur un corridor de couvent, une très belle porte cintrée à double battant. Qui nous ouvre aussi deux année d’enthousiasme et de travail dans la joie, pendant lesquelles nous nous sentons enfin issus de la terre de Brie, élevés dans la pénombre des grandes pièces aux murs épais, dans l’odeur enivrante de l’escalier : odeur de frais, de cellier, de bois aromatique, parfum indéfinissable du souvenir des jeunes années dans une vieille demeure, de la mémoire des jours passés dans un bonheur paisible clos de pierres solides. Très vite, donc , la « vieille maison » devient nôtre. Nous pouvons croire que notre parentèle y a vécu pendant des siècles. Certaines parties voûtées ont plusieurs centaines d’années d’âge. La vaste cuisine donne sur un jardin clos de murs moussus derrière lesquels s’arrondissent de très gros tilleuls. L’étage est sonore, plein de pièces à colombages, de coins et de recoins. Au-dessus s’étend encore un grenier majestueux. La signature se fait rapidement. Nous rapportons tout ce qui était entreposé à Orsay... et nous nous mettons à l’œuvre ! En juillet, Miroka a campé avec les Eclaireuses dans le Finistère, et elle a écrit des lettres enthousiastes parlant de leurs découvertes : la Pointe du Raz, les fêtes de Cornouailles à Quimper, et de son zèle à conquérir ses brevets de nageuse, cuisinière, campeuse et interprète ; elle est toute fière d’être devenue chef de clan. Son amie d’école Nicole était avec elle et elle a passé ainsi un heureux mois. En juillet aussi, un ami a emmené Robin en voiture à Saint-Briac. Avec quelques haltes chez les brocanteurs que nous rencontrons, nous partons récupérer le garçon à la fin du mois, et nous nous retrouvons tous les quatre pour inaugurer - non pas des vacances - mais la période des travaux dans notre nouveau domaine. Première nuit dans la « vieille maison ». Le soir une lumière s’allume dans le lierre, au fond d’une cour voisine. Des rires d’enfants s’éteignent. Un harmonica joue timidement à une fenêtre, puis se tait. Une voix d’homme s’élève derrière une croisée ouverte. C’est ensuite le silence, le silence et le calme ponctués par les heures sonnées au clocher qui silhouette sa forme curieusement penchée sur le noir du ciel, au-dessus du long toit d’une grange. Premier matin : c’est un brouhaha qui commence très tôt : les enfants et les mères, la camionnette de l’horticulteur voisin, le grincement d’une grille. Les coqs ont, depuis longtemps, salué le jour. Les poules, maintenant se manifestent avec tant de vigueur que Paul en est agacé... on savait pourtant qu’un élevage prospérait, tout près. « Pourquoi faut-il, demande mon époux pas encore familiarisé avec ce tintamarre, que chaque œuf pondu soit ainsi claironné ? Imagine-t-on semblables manifestations de victoire, chez les humains, à chaque naissance ? ». Il essaie d’attraper, dans l’épaisseur de l’oreiller, un sommeil fuyant, pendant que l’idée me vient, folle et saugrenue, de toutes les cérémonies que pourrait connaître la gent gallinacé, à chaque naissance d’œuf, le défilé des tantes, des petites cousines, des grands-mères et des grands-pères qui complimenteraient l’heureuse maman et s’extasieraient sur la beauté du bébé œuf bien gros et bien lisse! Paul, mis au courant de mon élucubration n’en goûte pas le plaisant. «Quel bruit cela ferait» ! se lamente-t-il car tout pour lui s’équationne en décibels... Ici une autre chose le terrifie : il paraît que la chatte «attachée à la maison» a eu des petits tout récemment dans les fagots du grenier à bois, au-dessus du garage. Voilà Paul affolé à l’idée qu’ayant acheté une maison; il est devenu en même temps propriétaire de chatons! Donc, deux années de travaux commencent. Nous revoilà confrontés à des problèmes divers, mais cette fois, ce n’est plus dans la crainte et la pénurie des années d’occupation. Nous travaillons ouvertement et il y a tous les matériaux à notre disposition. Tout d ’abord nous décidons de remplacer dans la grande salle, le poêle, par une cheminée. Et les recherches débutent pour trouver dans les maisons voisines, le modèle local de cheminée à faire monter. Partout les âtres sont disparu, leur souvenir même aussi. Cela nous le constatons avec ahurissement quand on nous recommande un médecin de la ville voisine en nous affirmant : « c’est un très bon médecin, vous verrez tous les diplômes qui sont sur les murs de sa maison », ce que nous pouvons en effet admirer ! les soi-disant diplômes, en vérité plaques de cheminées que le médecin collectionne! Nous finissons par trouver dans un hameau voisin l’authentique cheminée de la région et nous en faisons monter une semblable dans notre salle. Les maçons travaillent activement, l’électricien aussi. Nos quatre meubles semblent perdus dans le désert des pièces, en particulier deux lampadaires, l’un trapu, l’autre dégingandé qui jouent à Sancho Pança et Don Quichotte. Chacun a sa tâche bien définie. Miroka est la vestale qui entretient un feu - brevet de cuisinière oblige - dans l’enclos du poulailler, tout au fond du jardin. J ’y cuis des ratatouilles, pestant contre la fumée du bois qui noircit les casseroles. Robin est chargé de fouiner dans tous les coins du nouveau domaine, pour y dénicher des trésors de ferrailles et de vieux bois. Il adore cela et découvre mille choses intéressantes. Paul gratte les murs et arrache des papiers avec une telle ardeur que bientôt la maison est envahie de lambeaux de tapisserie et de poussière de plâtre. Il y a toujours un des quatre myopes que nous sommes en train de chercher ses lunettes dans le désordre des pièces. Nous aménageons une petite buanderie séparée de la maison, seul endroit sans travaux, pour y souffler parfois et les enfants décident de coucher dans le foin du fenil, au-dessus ! Nous nous attaquons au jardin encombré de fils de fer, de poteaux, et, du potager, nous faisons une pelouse fleurie. Le temps est splendide et nous sommes heureux. Il y a des erreurs ! Sous un papier peint nous découvrons sur le plâtre du mur, qui sonne creux, une inscription en lettres gothiques. J’en fais un calque, mais j’oublie de dire aux maçons de ne pas travailler à cet endroit... et peu après je les retrouve intrigués d’avoir mis à jour une cache, juste sous l’inscription. Le dommage est fait, l’inscription a disparu... et bien sûr la cachette est vide, comme celle que recouvre une brique dans la cheminée de la cuisine. Nous fréquentons encore plus assidûment les brocantes et les Puces. A Saint-Ouen, un jour d’août, nous voyons une chaise et un fauteuil de jardin qui nous plaisent. Nous marchandons comme il se doit et nous les enfournons, somme payée, dans la voiture, en compagnie de quelques victuailles que nous avons décidé d’aller croquer, à l’ombre, au bord de l’eau, au Bois de Boulogne. Nous nous installons près du lac, non loin de la voiture et nous commençons notre pique- nique. Un garde passe, anodin et paisible. Il repasse une nouvelle fois, nous jette des regards de moins en moins anodins. Nous nous sentons coupables... De quoi ? Il va nous le dire... Nous nous tenons bien, nos vêtements sont en ordre, pas de papiers gras autour de nous... ! Brusquement, après quelques contorsions pour essayer de comprendre ce qui ne va pas, je m’aperçois que nous sommes assis sur des sièges semblables à ceux qu’on voit dans la voiture ! Problème résolu. Nous les avons sûrement fauchés dans le Bois, ces deux sièges prêts à être emportés. Le garde s’éloigne, peut-être pour aller chercher renfort ou témoin. Alors nous filons comme des coupables avec le butin que nous avons pourtant payé, mais dont nous serions bien en peine de prouver l’achat, dans cette Foire du recel qu’est sans doute, une partie du Marché aux Puces. Et voilà que selon les prévisions des voisins, un chaton nous est né. Un touchant et ridicule chaton dont on nous dit qu’il a cinq jours au plus. Il miaulait désespérément, le matin, dans les fagots au-dessus du garage. Guidés par les plaintes, nous avons découvert le minuscule corps tremblant, aux pattes écartées, à la queue raide et pointue. Quelle émotion pour les enfants! Miroka, tendrement ramasse l’inattendu personnage et le descend. Où est la mère ? Le chaton est présenté à Paul qui, ému maintenant, lui aussi, va jusqu’à avancer qu’on pourra peut-être ramener la petite bête à Paris. Joie à cette perspective. Pour le moment il s’agit avant tout de s’occuper du bébé, et Paul n’est pas le dernier à le faire ! On essaye le lait sucré coupé d’eau, à la petite cuillère d’abord, au biberon de poupée ensuite. On lui garnit douillettement une corbeille, de papiers et de chiffons. Il accepte ce confort et s’endort, le petit corps enfin calmé après les tremblements qui l’agitaient. Toute la journée les enfants veillent sur le sommeil du nouveau-né, inquiets dès que le chaton se réveille et tente de se promener, d’aller surtout à la poursuite des pieds qui s’agitent autour de lui. Dès qu’il en rencontre un, il se blottit contre et se rassure. Le soir, il s’aventure dans une exploration plus étendue. Il ne tremble plus, mais il lance maladroitement ses grosses petites pattes arrières qu’il ne sait pas encore bien manœuvrer, qui s’aplatissent avant qu’il boule sur le côté. Miroka met la corbeille sous son lit et promet de se réveiller souvent pour la garde de nuit. Mais le bébé gémit souvent, et sa gardienne ne se réveille pas ! C’est Paul qui promène la faible petite bête, la réchauffant entre ses deux grandes mains, une partie de la nuit. Malgré tant de soins et d’amour, le bébé chat, privé d’une mère - qu’on guette en vain - meurt. C’est un gros chagrin pour les enfants que les voisins consolent en leur prêtant leur chaton déjà élevé. Ce nouvel ami adopte si bien sa seconde famille qu’il est là, chaque matin, attendant qu’on lui ouvre la porte ! Et l’été passe ainsi plein de petites peines et de grandes joies. Les enfants ont trouvé dans la famille hollandaise voisine - celle des éleveurs de poules - des camarades de leur âge, l’étang du château dont la longue allée de tilleuls et les vastes pelouses sont de l’autre côté de notre mur, les accueille pour les baignades. Tous nos amis défilent dans la « Vieille Maison »... non pour nous aider, mais pour donner des conseils et admirer ! L’un se propose même pour racheter la maison si nous nous en fatiguons... Après la rentrée à Issy, chaque week-end de l’automne nous voit à la « Vieille Maison », mais chaque aller et retour prend l’allure d’un mini-déménagement. Je vois avec envie notre voisin de palier qui lui aussi, possède une maison de campagne, extraire chaque dimanche soir de son élégante voiture les instruments et les objets les plus hétéroclites sans jamais, semble-t-il, érafler le cuir des sièges et sans se départir de son aspect soigné d’homme élégant. Nos petits voyages, à nous, sont, sans exception, accompagnés de tant de désordre, que nous pouvons passer pour des brocanteurs affairés et hirsutes... et comme nos illusions ne nous quittent jamais, sont de chaque équipée, la machine à écrire, des manuscrits, des revues, des journaux et des livres que nous n’utilisons ni n’ouvrons jamais, occupés que nous sommes à parfaire l’installation ! Et cela durera pendant toutes les années où nous aurons une « résidence secondaire » ! AUTOMNE SUR LA ROUTE. 1955

La recherche d’une maison et l’aménagement de celle-ci ne sont quand même pas, cette année, mes seules préoccupations. Si je ne compose aucune œuvre nouvelle, la musique est toujours présente. Après Marguerite Pifteau, Bernadette Grimpel, Marguerite Reiners, Pierre Saugey qui ont chanté, dans des concerts quelques-uns des «Chants du Silence», enfin, arrive cette année, leur exécution intégrale, par Lucien Lovano, à la Radio, sur France 1. C’est, pour moi qui l’accompagne, un moment émouvant qui évoque beaucoup de souvenirs. Les répétitions m’apportent un grand bonheur et la joie de retrouver l’artiste si intègre, si vrai qu’est Lovano. Sa belle voix de baryton m’enchante, mais non moins sa musicalité rare. J’ai découvert aussi en cet homme, depuis nos premières rencontres de 1948, un être fraternel, généreux et modeste. Cette fois, c’est presque toujours chez Lovano que nous répétons et je fais la connaissance de sa femme, ancienne comédienne, accueillante, discrète et douce. Je rencontre aussi ses deux filles, toutes deux exceptionnellement douées pour la musique, la cadette violoniste ; l’aînée, Maguy, compositeur, élève de Milhaud et de Messiaen, deviendra vite notre amie. Les deux jours d’enregistrement, en studio, sont pour Lovano et pour moi, jours de bonheur. Paris-Inter diffuse fin avril le «Divertimento n°1». Un critique, celui de la «Croix du Nord», a la dent dure : « Paris-Inter a diffusé deux œuvres, l’une de Mendelssohn ( Premier trio en ré mineur ) en grand enregistrement, d’une valeur exceptionnelle, l’autre, un « Divertimento pour flûte », de Paul Arma, d’un ennui funeste et d’un modernisme à bon marché ( accords mineurs au piano, alors que la flûte chante en majeur etc. ), désagréable à l’oreille, inutilement. Ces variations probablement pour éviter que de l’uniformité ne naisse l’ennui ». Je connaissais déjà, par le duo Lengyel, l’existence de «De Suite» et ses activités. Au début de l’été, je repars pour la Hollande et la Belgique, et j’ai l’occasion de constater, sur place, l’excellent travail du couple idéaliste qui a créé «De Suite», Peter Rester et sa femme, deux musiciens au goût très sûr qui consacrent leurs efforts à une musique exclue des programmes conventionnels d’Amsterdam. Ils ont fait transformer une partie de leur maison pour y aménager une petite salle où se donnent régulièrement des concerts. Ils n’ont pas la possibilité d’offrir de cachet aux interprètes et malgré cela, ils reçoivent de nombreuses offres d’artistes hollandais et étrangers. «De Suite», grâce à la qualité de ses concerts, à l’attention et l’intérêt que les critiques lui portent, est devenu un élément important dans la vie musicale des Pays-Bas. C’est dans cette salle que je répète la «Gerbe hongroise» avec le baryton néerlandais Nico Dekker qui la chante dans une émission à Hilversum, où figurent d’autres œuvres de moi. Dekker a une agréable voix qu’il sait fort bien utiliser. Je déjeune chez Félix de Nobel qui dirige l’«Ensemble vocal» d’Amsterdam. Homme sympathique, très bon musicien, ennemi farouche du snobisme. Il décide de créer, en Hollande la « Cantate de la Terre » qu’il a aimée, et qui sera retransmise par une des radios de Hilversum. Je rentre à Paris pour le Festival de Vincennes auquel participe l’«Agrupación» de Morondo. Elle y exécute, en première mondiale la transcription des «Colindes roumaines» de Bartók que j’ai effectuée l’an dernier, pour chœur mixte a cappella. C’est toujours avec le même plaisir que nous retrouvons les chanteurs et un projet est dessiné pour l’an prochain. Au cours de ces semaines, des nouvelles de différents pays nous sont parvenues, annonçant diverses exécutions: à Stuttgart, les Chœurs du «Suddeutscher Rundfunk» - sous la direction de Joseph Dahmen, dont je vais bientôt apprécier les grandes qualités, ont donné la « Cantate de la Terre ». Ces mêmes chœurs exécuteront encore, sous la direction de Dahnem, mon «Concerto pour mezzo-soprano, ténor et chœur mixte a cappella»; la «Sonata da ballo» est diffusée par Radio-Alger ; les «Chants du Silence» par l’I.N.R. à Bruxelles, dans l’interprétation de Marguerite Reiners. Nous faisons une sorte de pèlerinage à Bierville, où l’ancienne Auberge de Jeunesse de l’Epi d’Or nous accueillait dans nos jeunes années. C’est cette fois pour y retrouver les camarades - ceux qui vivent encore -, du groupe juif Chalom qui fête la vingt-cinquième année de sa formation. Emotion de revoir les survivants et leurs enfants. Michel et Marie- Thérèse Braudo sont naturellement là avec Marie-Hélène et Françoise, leurs filles. Je tiens à réaliser cette année un projet auquel je songe depuis longtemps : l’utilisation du chant - de la ligne mélodique - pour l’apprentissage d’une langue étrangère. Déjà, en 1948 j’avais publié, en Hongrie un «Chantons pour apprendre le français» qui regroupait 41 chansons populaires. Un vaste plan était prévu, avec «Chantons pour apprendre l’anglais»... «pour apprendre l’allemand», mais l’éditeur hongrois Csérépfalvi n’a pu continuer. Cette fois, c’est en France que je veux sortir au moins un «CHANTONS LA FRANCE» 163 ! Georges Lerminier, secrétaire de l’Alliance Française, s’intéresse au projet et c’est Marc Blancpain, secrétaire général de l’Alliance, qui accepte d’écrire la préface du recueil qui pourra être utilisé pour les cours de Français, à l’étranger. La chance veut que je fasse la connaissance du jeune éditeur des «Presses d’île de France» que l’idée intéresse immédiatement. Le choix des chansons est fait, une introduction est écrite pour une mise au point linguistique ; Peynet, à qui je demande d’illustrer l’anthologie accepte avec plaisir. La réalisation du livre, la mise en pages, en compagnie du dessinateur dont les amoureux, les oiseaux, les lapins, les fleurettes annoncent ou terminent cocassement les chapitres sont des tâches bien agréables et amusantes. L’ouvrage paraîtra à l’automne. Il sera très vite épuisé, partant vers les écoles de l’Alliance Française à l’étranger. La très vaillante 2 CV. se remet en route à la fin d’octobre avec son «conférencier», qui, cette fois, avant la Suisse, est sollicité par l’Association Franc-Comtoise de Culture dont l’organisateur, l’Inspecteur d’Enseignement Raoul Risset est lui-même musicien. Son jeune fils Jean-Claude est plein de zèle pour la manipulation des appareils, tout empressé à aider le compositeur-conférencier. Il a lui-même l’ambition de devenir musicien, et après avoir quelque temps fréquenté notre maison, abandonnera les classiques «chemins de la connaissance» pour s’élancer vers les sommets bouléziens... moyennant quoi, et fort occupé à se faire sa place au soleil de l’Ircam qu’il quittera aussi un jour, oubliera complètement ses premiers enthousiasmes. Edmée reçoit les lettres habituelles : Le 27-10 « En route vers Belfort après une bonne conférence à Morteau - la toute première conférence dans cette petite ville ouvrière de 4 000 habitants. Je me suis arrêté aux Brézeux pour voir les vitraux de Manessier et à Audincourt pour visiter la chapelle aux vitraux de Bazaine et de Léger. Conférence à Belfort avec les « Negro-spirituals » comme à Morteau. Je rends visite à l’Abbé Garneret, le sympathique curé de Bonnétage qui partage notre enthousiasme pour les « fixés », mais ma chasse aux fixés, dans la région, est restée vaine ». Le peintre qui double en moi le musicien amoureux, non seulement de sons, mais aussi des formes et des couleurs, écrit : 29 en Suisse « Mes journées ont été intéressantes, mes contacts amusants et instructifs avec les divers « types » de l’humanité provinciale. La conférence sur Bartók, à Besançon, réussie, comme ambiance, comme public : pas plus d’une centaine de personnes mais des jeunes, des visages sympathiques. Le zèle de Risset a donné un mauvais résultat ; il m’a procuré pour la soirée, un tourne-disques tout neuf, de très haute qualité qui, n’étant pas encore rodé, a très mal fonctionné, hélas ! A Vesoul, on m’a prévenu que le public était peu éduqué, froid, fantasque. Or, j’avais présenté les « Negro-spirituals » dans la grande salle de l’Hôtel de Ville, dans une atmosphère semblable à celle de la Maison des Lettres, il y a quelque temps : salle archi-comble, beaucoup de gens debout, public jeune et enthousiaste, attentif toute la soirée ; succès sincère ! La journée d’aujourd’hui, pour arriver en Suisse, a été sous le signe de l’or. J’ai traversé des forêts en or, vu des meules en or, je suis passé entre des haies dorées, de l’or partout, et brusquement le soleil d’hiver se couchant a tout teinté en rouge. Tout a flamboyé ! Et je suis passé par Ronchamp, voir la chapelle de Le Corbusier : Notre-Dame du Haut. Impossible de dire par de simples paroles l’impression d’ensemble qu’on a, en arrivant, en entrant. A mon goût, elle est monumentale et incontestablement la première réalisation « moderne » de l’architecture moderne qui n’a aucune ressemblance avec le raffinement des styles d’aujourd’hui et qui par l’utilisation de la matière brute, surtout du béton nu et très épais, est devenue presque campagnarde. Je te parlerai des fenêtres, des « vitraux », qui ne sont plus les vitraux tels qu’on les concevait jusqu’ici, des bancs, de tant de détails et de couleurs. Et quel emplacement ! Au sommet d’un mamelon, avec une vue superbe dans toutes les directions. J’ai eu la chance de voir cela avec un beau soleil ! ». Le peintre qui double en moi le musicien amoureux, non seulement de sons, mais aussi de formes et de couleurs écrit : Besançon, le 24-10 « Comme mon idée de faire ce voyage en voiture était bonne. Comme je suis heureux ! Après trois heures dans un brouillard épais, un temps magnifique avec un soleil et un ciel méditerranéens. Extraordinaire spectacle : ces forêts immenses, ces arbres longeant les routes, trempés dans les couleurs les plus variées, du jaune pâle, au marron tabac, en passant par les oranges, les rouges, les violets. Une orgie de couleurs. J’ai déjà vu des paysages isolés de cette beauté mais jamais encore, le défilé, pendant des heures et des heures, de ces paysages dans toutes les variations de formes, de couleurs , de toutes les juxtapositions de formes et de couleurs, des gammes, des nuances, des rythmes, des bouquets monstres. Parfois, après un virage, où le spectacle s’est présenté encore plus hallucinant, je me suis mis à hurler ( pas chanter ) des rythmes monotones presque comme des chants indiens ( j’ai tellement gueulé que j’ai toussé fortement... ce qui m’a fait rire... et recommencer !). Le défilé de ces spectacles grandioses devant moi s’est doublé d’un spectacle plus léger, derrière moi, que me livrait le rétroviseur : celui des milliers de feuilles mortes qui après le passage de la voiture, tourbillonnaient, voltigeaient, exécutaient une danse endiablée. Crois-moi si tu peux, j’ai passé - à mon âge - la journée belle et magnifique d’un enfant. - C’est si beau et bon de pouvoir l’être encore ! -.

1 63 1955. Paris. Presses d’Ile de France. Illustrations de R. Peynet. Je voulais te dire toute cela, toute de suite, car je veux toujours partager ce qui est beau avec toi ». Et j’ajoute, parce que c’est notre anniversaire de mariage : « ... C’est bon que nous soyons ensemble. Nous n’avons pas perdu nos seize années. Je fais sans cesse des comparaisons. Je « nous » regarde intérieurement et extérieurement - et je ne suis pas mécontent ». J’aime aussi notre modeste voiture et je sais en tirer de non moins modestes joies : « La 2 CV est une merveille, elle roule de plus en plus vite, elle veut toujours rouler plus vite - et il faut la calmer, la retenir ! Elle est nerveuse comme un cheval de belle race ». Hier, le 30 « J’ai passé une journée en grande partie, belle, très belle et très riche. S’il n’y avait, en moi, la pensée qu’il est tout de même injuste que je prenne, comme cela, des vacances, pendant que tu travailles, je serais tout à fait heureux. Départ vers Zurich, le matin, avec un grand froid et une brume épaisse collée contre le pare-brise. Plus tard, magnifique lutte entre le soleil et la brume dans un paysage de plus en plus visible et tout blanc. Le soleil d’hiver radieux a gagné ! Après Zurich, longeant le lac, une route superbe dans une nature riche et ordonnée à outrance, partout des gens endimanchés autour des églises. Pays paisible à en mourir !... mais beau. Après avoir quitté le lac, la montagne, col après col, neige, mais soleil radieux. Je me suis arrêté dans une petite auberge de campagne pour passer la nuit, une vieille maison paysanne qui sentait la vache mais était propre et jolie, une chambre immense à trois lits - sans chauffage, mais on a glissé une bouillotte dans l’un d’eux -. Un énorme poêle en céramique dans la salle d’auberge où on m’a servi un vrai repas paysan. Ce matin - admire mon succès , ma chère - lorsque j’ai quitté cette auberge sympathique, et après avoir sorti la 2 CV qui avait couché dans une grange pleine de caisses de poires et de pommes, j’ai trouvé sur mon chemin la fille de l’aubergiste - une gaillarde de 17 ans aux yeux bovins, plus grande que moi, qui m’avait servi la veille et octroyé une bouillotte. Elle m’attendait pour me donner, en rougissant, un énorme sac de fruits. J’avais déjà mis le moteur en route quand elle est revenue, a jeté sur la banquette, un paquet de cigarettes orientales et s’est enfuie ! que dis-tu de mes succès !!? ». De son côté, Edmée ne s’ennuie pas. Elle m’écrit : « Ici aussi il fait bien froid ; brume et soleil dans l’après-midi, gelée et vent. Les feuilles d’or tombent, l’avenue est éblouissante. Nous jouissons autant que nous le pouvons de toute cette beauté. J’ai conduit mes élèves au bois, dans une féerie or et fauve qui les a certainement touchés et nous avons rapporté des brassées de feuillages lumineux. les enfants et moi allons demain à Versailles qui doit être un enchantement. Tout va fort bien. Roger S. que je n’avais pas appelé malgré ma promesse, m’a téléphoné pour m’inviter à dîner. Nous avons passé une bonne soirée « Aux Assassins », un bistrot de Saint-Germain puis à la maison en buvant... du tilleul- menthe !! En même temps que ses cheveux blanchissent, il devient plus sympathique et plus sérieux. Nelly est arrivée samedi et nous avons été très contentes de nous retrouver. Nous avons rencontré à l’Orangerie, par hasard Micheline et Jackie Fontyn. Nous avons vu plusieurs expositions intéressantes et à la Huchette, le spectacle Ionesco. Nelly repartie, les enfant ont été heureux de m’avoir à eux !! Je viens de leur offrir une tasse de tilleul. Ils adorent cela. On s’est bien installés dans la cuisine pour le savourer en « parlant » gentiment comme ils aiment le faire. Robin tout content d’être ainsi dorloté a déclaré tout à coup « oh ! je succule » ! Comble du bonheur douillet et gourmet. Je dîne demain avec Lola seule, Alex n’étant pas rentré de voyage. Nous allons nous consoler de l’absence de nos maris... ». Un accident - sans gravité pour moi - immobilise la voiture près de Winterthur et je suis fort gentiment accueilli par les deux jeunes gens qui ont provoqué l’accident, jusqu’à ce que je puisse repartir, la voiture réparée. En dépit des ennuis possibles, comme celui-ci, ce genre de vagabondage, riche en rencontres prévues ou imprévues, en contacts prometteurs, en mises au point de projets, enchante en moi le compositeur et le pianiste. J’aime ces déplacements presque sans horaires fixes, qui me confortent dans ma vie libre, dans mon indépendance. Cette indépendance me permet d’être moi-même, tel que j’aime être. J’arrive à Genève. J’y retrouve Fabienne Faby et William Jacques. Ce dernier fait une belle carrière de metteur en ondes à Radio Genève où il est très aimé et apprécié. Il est aussi un remarquable comédien et il joue au Petit Théâtre de Poche très couru, que Fabienne possède. Je le vois dans un Tchékhov : « l’oncle Vania». J’habite chez mes amis pendant mon bref séjour. J’ai à voir des responsables de la Radio, le Directeur du Conservatoire, des journalistes, des musiciens. Je n’oublie pas Théo Roth, ni Elisa Isolde Cler, au «Centre des premières auditions» pour un projet à réaliser plus tard. Retour en France, par Lausanne, Neuchâtel, La Chaux-de-Fonds. Et c’est Morteau et Bonnétage où je rends visite à l’Abbé Garneret, le collectionneur d’objets populaires, dans son domaine rempli sans système, sans ordre, mais avec quel amour, de mille épaves au milieu desquelles l’Abbé évolue avec bonheur. En parlant de ses «trésors», il me montre, dans la cour, gisant sur un tas de terre, une statuette de bois de 70 à 80 cm., terriblement maltraitée par l’âge et le temps, n’offrant plus que des restes de polychromie. Et l’Abbé de m’expliquer : - « Ce saint se trouvait depuis plus de deux siècles, sans doute, dans la niche extérieure d’une maison paysanne, au bout du village. Les hommes, rentrant le dimanche soir de la chasse, vidaient sur lui les derniers plombs de leurs fusils. Et le pauvre saint a résisté stoïquement jusqu’à ce que les villageois en aient eu assez de voir un tel débris et l’aient expulsé de sa niche. » - « Mais il ne faut pas le laisser là, permettez-moi de le sauver et de lui donner un dernier refuge après avoir soigné ses blessures ». L’Abbé est tout content de ma proposition. Il m’apporte l’objet le soir même, à Besançon où je suis invité à une réunion suivie d’un dîner dans une auberge réputée des environs. Il y a parmi nous le Chanoine Ledeur et je suis le seul laïc au milieu d’une quinzaine d’ecclésiastiques. On nous installe dans une belle grande pièce, autour d’une énorme table et on nous sert un dîner succulent accompagné d’excellents vins. L’ambiance est vite sympathique, agréable, amicale. La conversation animée et sans contrainte. J’ai l’occasion, au cours de cette soirée, de discuter avec l’Abbé Sarrazin de ce que j’ai observé dans l’art religieux actuel: - « Sur le plan visuel : architecture, sculpture et peinture vous êtes tous très avancés, vous éprouvez ce besoin d’évasion créé par la saturation du conventionnel et du conformisme. Par contre, dans le domaine du son, de la musique, vous ne voulez ou vous ne pouvez pas vous libérer de ce même conformisme. Pourquoi ce courage dans l’un et pas du tout dans l’autre ? Vous craignez les élèves, le public, les fidèles ? Vous avez tort. Eux ne savent pas ce qu’il leur faut. Si nous n ’osons pas leur donner ce qu’ils sont parfaitement capables - et même disposés - d’accepter, alors jamais rien ne changera. » - « Mais ne croyez pas que nous soyons systématiquement retardataires en matière de musique. Personnellement, j’apprécie la musique contemporaine dans son ensemble et je fais tout mon possible pour y préparer mes élèves. En ce qui concerne la musique religieuse, nous n’avons non plus aucun parti pris : nous sommes heureux d’entendre à l’orgue les œuvres de Messiaen, Langlais, Alain, Duruflé, etc. Si je ne fais pas exécuter à notre chorale les œuvres contemporaines, c’est tout simplement parce que les difficultés de cette musique dépassent nettement les possibilités des enfants et des jeunes gens. Difficultés d’intervalles, de rythmes, de parties dédoublées. Je ne sais si vous avez déjà fait chanter des enfants qui vous arrivent à onze ans au moins et qui ignorent tout de la musique : c’est déjà tellement difficile d’aborder avec eux le style classique le plus simple qu’il n’est pas question d’aborder des pièces comme celles de F. Poulenc et la plupart des vôtres. Pour bâtir l’église de Ronchamp, on n’a pas fait appel à des enfants, ni même à des apprentis. La musique n’existe en fin de compte qu’au moment où on l’interprète, il faut bien tenir compte de cette condition préalable. De la part de l’auditeur, aucune difficulté ; je pense comme vous que les fidèles sont tout à fait capables d’entendre dans leurs églises des œuvres contemporaines. Au dernier Festival de Besançon, la Messe de J. Chailley a été exécutée à la plus grande satisfaction de tous ; mais les chanteurs étaient des adultes, habitués des chorales et presque professionnels pour un bon nombre. Je me souviens que pour le Psaume de Schmitt, il a fallu faire venir un noyau de chanteurs professionnels pour soutenir les chanteurs habituels. Je pense que les compositeurs ne tiennent pas assez compte des possibilités moyennes de nos chorales paroissiales et de nos maîtrises. La musique vocale actuelle est impossible à exécuter couramment, c’est bien dommage ». Retour à Besançon et j’admire la maîtrise de ceux qui, après un repas si arrosé, conduisent dans la nuit ! A la cathédrale, est prévue l’écoute de l’enregistrement de la «Cantate de la Terre». Elle se déroule dans un silence éloquent. Pas un mouvement, pas un geste. Tous se laissent pénétrer, envahir par la musique. L’œuvre entendue, personne ne bouge. Tous semblent écouter encore des résonances à l’intérieur d’eux-mêmes. Enfin le Chanoine Ledeur parle doucement : - « C’est très beau Mon cher Maître, vous avez prétendu au cours de notre conversation que vous n’avez jamais écrit de musique religieuse, puisque vous n’avez pas la foi. Mais cette œuvre est une musique pleine de foi ! ». Pendant plus d’une heure, un débat se poursuit autour de la «Cantate»... C’est après minuit que nous nous séparons et j’emporte de cette soirée un très beau souvenir. Retour à la maison où je rapporte, avec la statuette bien meurtrie, cadeau du Curé de Bonnétage, un très vieux joug offert par William Jacques qui l’avait lui-même trouvé en Auvergne ! J’ai plaisir à conter à mon éditeur devenu un ami Marc Delau, les joies de cet été 1955, et il me comprend si bien, en me répliquant : - « Il est toujours profitable de remonter si peu que ce soit, le cours du temps, vers cette «nature» dont parlait naïvement Jean-Jacques Rousseau. Le souvenir que la terre existe et qu’elle nous porte, qu’en somme nous lui appartenons (et que la réciproque est réelle, elle aussi). Cela donne une perspective sur le quotidien, sur l’habituel artifice de notre vie. Et permet quelquefois de rectifier quelque détail, de retrouver un équilibre, une quiétude, une ambiance plus humblement, plus authentiquement humains. L’esprit comme le corps a besoin de ce tonus respiré, avec le parfum des foins fraîchement coupés ou celui plus âcre, des relents d’étables ou du raisin pressuré. Le travail bénéficie de ces rapports naturels. Il faut être «spiritualiste» pour ignorer à quel point l’esprit se nourrit et progresse de tout ce que notre imbécillité lui oppose ! ». « MÉTAPOÉSIE » 1955

Les séries d’émissions qui avaient si bien commencé sur les chaînes françaises vont s’interrompre pour je ne sais quelles raisons d’obstructions administratives pendant plusieurs années, en même temps que vont être systématiquement refusées les œuvres que je suis obligé de présenter à un certain tout puissant «Comité de la Musique» qui régente tout à la R.T.F. Un dossier s ’épaissit d’année en année avec des correspondances offres - refus - demandes - refus. Refus au nom de quel critère ? Personne ne pourra me le dire : « ... Ayant conclu au refus de ces partitions, le Comité regrette de ne pouvoir prendre votre requête en considération, son règlement intérieur lui interdisant de revenir sur les décisions qui ont été prises... etc. ... repris éventuelle de votre projet d émissions... le Comité pense qu’il n’est pas opportun de donner une suite favorable à cette demande dans l’immédiat » ... etc. Et aussi passent au panier de 1954 à 1958 des projets, des partitions... qui ne rebutent heureusement pas les radios étrangères, pendant ces mêmes années ! Le même phénomène a lieu à propos de commandes d’œuvres que la Radio d’État a l’habitude de passer aux compositeurs. Je suis l’exception de cette règle, et ne bénéficierai que très rarement de cette aide aux Compositeurs. Quant à l’aide de l’État, je pourrai m’enorgueillir à la fin de ma vie de n’avoir jamais eu une commande officielle ! ! ! Dès mon retour de tournée, ont repris, à la maison, des répétitions avec J.P. Rampal, Jacques Dumont, Jacques Dutey et en studio des montages d’émissions et des enregistrements - les derniers prévus -. Nous ne voulons pas manquer les vernissages de René-Jean Clot, au «Soleil dans la Tête», de Weinbaum chez Weiller, de Pignon, chez Romanet, pas plus que nous ne pouvons rater les «Solistes de Zagreb» à Gaveau, le Concert Bartók dirigé par Markévitch, à la Radio, le Récital Schoenberg à l’Ambassade des États-Unis. Nous allons à la «Pagode» avec les Kristof voir le film Alleluyah ! et entendre Max-Pol Fouchet parler de Musique. Lucette Sobol ne peut plus garder sa librairie «Vents et Marées» où nous avons passé de bien heureux moments et elle organise une soirée d’adieux où les fidèles se retrouvent. Maguy Lovano est là avec son mari, le poète qui signe «Altagor» sa «Métapoésie». Altagor est un personnage hors du commun, bien connu au Quartier Latin qu’il habite et dont il orne les vitrines et les pare-brise de voitures, d’autocollants prônant «Altagor». « au rythme de l'instantané parole, musique et peintures absoluestransmutations - limites d'une évolution ». Il faut entendre «Altagor» - son nom métapoétique dit par lui est chant, est rythme - moduler de sa voix sonore et souple, prestissimo ou adagio, fortissimo ou pianissimo, avec toutes les inflexions, toutes les nuances, tous les effets d'un nombreux orchestre, ces syllabes bizarres, dont il ne faut surtout pas chercher le sens :« Mopsour calano’mopsour akalaktone ô mopsyr’ ‘akérnove Laggrèje olipto ‘ céphyr Paème oligone é Sholligoé.. » Le discours peut durer cinq heures... Quelques expériences de symphonies métapoétiques ont été réalisées au Club d’Essai de la Radio. Altagor dit de son œuvre : « C’est une longue incantation qui fut élaborée, dès mon enfance, dans la solitude des forêts du Nord, et plus tard dans la nuit des mines, et reprise en 1943 jusqu’à sa forme définitive. C’est une musique parlée, une musique de timbres articulés de l’appareil vocal, un mouvement optimum de la parole pure, un langage autonome, un langage sensation pur, un développement indéfini de combinaisons et de structures phoniques, une transformation de l’activité mentale-vocale symbolique en activité réelle, une psychologie motrice pure, une biophonie motrice pure, une cosmophonie ». Nous recevrons parfois des lettres étonnantes d’Altagor : « Avec Maguy et Boubou notre fils, nous avons parcouru les Vosges à la recherche d’une crypte sonore dans un paysage sauvage en résonance avec le discours - la « Métapoésie » est devenue « Discours absolu » -. Mais c’est médiocre. Il faudrait à cette cosmophonie un site gigantesque du Pamir ou du Thian-Khan... Audition avec pile atomique portative sinon turbine hydraulique et dynamo. Radiodiffusion planétaire permanente. Autant passer tout de suite à la limite. Ici je m’entraîne avec mon micro : on m’entend à un km. à la ronde et certains accourent voir ce qui se passe. Boubou terrorisé tombe à terre? Ma mère épouvantée ferme toutes les portes et fenêtres que je n’avais pas manqué d’ouvrir ! Et ainsi de suite... Maguy, après cela compose. De la forêt de Meuse légendaire... au soleil jaune de septembre ». Et s’achève l’année ! Nous faisons, à mes beaux-parents, la surprise de conduire nous-mêmes les enfants à Saint-Briac où nous passons tous ensemble la soirée et la journée de Noël, repartant avant Miroka et Robin qui ne rentreront qu’au début de janvier. Visites de fin d’année aux «vieilles dames», Madame Poulet, Tante Blanche, déjeuner chinois avec Max Deutsch toujours en verve, et nous passons la soirée de la Saint-Sylvestre chez Yvonne Tiénot, Joe et leurs enfants. TEMPÊTE AUTOUR DE L’ « IMPROVISATION » 1956

J'attendais en ces premiers jours de l'année 1956, une grande joie professionnelle : la création, à Bruxelles, le 6 janvier, de mon œuvre : «Improvisation précédée et suivie de ses variations», pour orchestre et magnétophone. Dans «La Tribune de Genève», William Rime avait écrit le 16 novembre 1955 :« Le magnétophone, connu comme appareil d’enregistrement sonore, dispose tout naturellement des possibilités de reproduire ou, mieux, de « restituer » la matière sonore enregistrée. Ces facultés sont, aujourd’hui, exploitées avec infiniment d’habileté par les techniciens que préoccupe la « musique concrète ». Tous les mélomanes qu’intéressent les problèmes de l’enregistrement sonore connaissent les multiples transformations que l’on peut faire subir aux éléments sonores enregistrés sur bande magnétique ; il suffit d’accélérer ou, au contraire, de ralentir le déroulement d’une bande passant devant la « tête » de reproduction, pour déformer l’enregistrement initial. Ces divers procédés sont exploités avec succès pour la constitution de certains décors sonores. Le ralenti abaisse la tonalité initiale ; l’effet inverse se produit lorsqu’on accélère le déroulement de la bande. Des machines plus compliquées ont été mises à la disposition des laboratoires d’essais de la Radiodiffusion-Télévision Française ; ainsi, ces magnétophones disposent de trois « têtes» d’enregistrement et un système ingénieux permet à la bande de passer devant chacune des têtes à des vitesses différentes. On imagine la curiosité des effets produits ; ils sont innombrables et susceptibles d’être à leur tour modifiés à l’infini par des manipulations successives. Certains compositeurs se sont emparés des nouvelles possibilités mises ainsi à leur disposition et ont « écrit» , si l’on peut dire, des partitions dont la réalisation sonore a tenté un chorégraphe. Nous sortons donc déjà du simple décor sonore, dont Radio-Genève a diffusé un exemple particulièrement réussi : « Le voile d’Orphée», conçu et réalisé par P. Henri et P. Schaeffer. Mais voici qu’un compositeur de musique, dont on parle beaucoup en ce moment et dont les œuvres sont jouées tant en Europe qu’aux États-Unis, vient d’exploiter curieusement les possibilités qu’offre l’enregistrement sur bande magnétique. Ce compositeur, Paul Arma, disciple de Bartók dont il reçut les conseils, vient de terminer une œuvre originale pour orchestre et magnétophone. Cet ouvrage, « Improvisation, précédée et suivie de ses variations », sera crée en janvier prochain par l’Orchestre symphonique de l’I.N.R. à Bruxelles. Paul Arma, qui applique avec intelligence et virtuosité un système qui lui est personnel, a désiré obtenir certains effets de renversements sonores. Quelques-uns de ces renversements étant irréalisables au moyen de ses instruments d’orchestre, le compositeur les rend possibles en utilisant le magnétophone ; il obtient alors des effets assez surprenants. A titre d’exemple simple, figurons-nous le son d’une cloche sur laquelle un coup serait frappé : la cloche continuera à résonner en decrescendo. Pour obtenir le renversement exact de cet effet sonore, qu’aucun musicien ne saurait obtenir puisqu’il faudrait, sans frapper la cloche, partir du pianissimo, Paul Arma fait enregistrer la première version : coup fortissimo et decrescendo ; la bande sera ensuite retournée et diffusée dans le sens inverse de son enregistrement. Il est clair que l’on obtient ainsi le renversement exact de l’effet initial. On procédera de la même façon à l’égard de toutes les sonorités qu’un musicien serait incapable d’inverser exactement. Songeons par exemple, à une succession d’accords frappés sur le clavier d’un piano ; leur inversion permettra la réalisation de nouveaux effets, de nouveaux rythmes, dont on mesure sans peine l’originalité. Ainsi, dans son « Improvisation, précédée et suivie de ses variations », Paul Arma utilise l’orchestre et le magnétophone, celui-ci intervenant comme instrument nouveau incorporé à l’ensemble symphonique. La partie enregistrée sera simplement diffusée par haut-parleurs masqués dans l’orchestre. On le voit, nous ne sommes pas encore au bout de nos surprises, mais dans le cas particulier, il suffisait d’y penser...» Mais l’annonce de cette première mondiale avait donné lieu, à la fin de 1955, à quelques controverses ! Avaient paru des articles agressifs : Un horrible mélange de musiques meurtries, titre Paris-Presse - l’Intransigeant le 25-11-55 : « ... Paul Arma a pensé que l’on pouvait jouer du magnétophone comme d’un instrument de musique aux ressources infinies. Pire encore, Arma a pensé que l’on pourrait mélanger ces cacophonies avec la musique d’un orchestre, cette salade sons devenant symphonie... » Et le Parisien libéré du 29-11-55 écrit : « ... Paul Arma est l’auteur du premier Concerto pour magnétophone et orchestre... Il s’agit, bien entendu, de « musique concrète ». Le magnétophone peut enregistrer tous les sons, tous les bruits, et l’on arrive à des résultats étonnants, paraît-il, en triturant la bande magnétique, en la passant à l’envers, etc... Mais quel homme d’affaires à la fois musicien et « concret » fera entendre à son personnel un « Concerto pour courrier urgent et orchestre ». » Ainsi on me classe parmi les musiciens concrets, ce que j’entends démentir dans une interview pour «Franc-Tireur» le 8 décembre : Menus potins de la musique concrète : « La « Musique concrète » ayant été évoquée à propos de la prochaine création à Bruxelles de son « Improvisation, précédée et suivie de ses variations » ( pour orchestre et magnétophone ), le compositeur Paul Arma tient à préciser qu’il n’est pas un adepte de cette nouvelle école. » « Je ne conteste nullement l’intérêt des recherches entreprises , nous a-t-il déclaré, mais je veux éviter toute confusion et garder mon indépendance. J’écris de la musique, en dehors de toute recherche expérimentale. Je ne me sers du magnétophone qu’incidemment, pour obtenir des effets irréalisables ou difficilement réalisables au moyen des instruments de l’orchestre ». « M. Philippe Arthuys, attaché au « Groupe de recherches de musique concrète » de la R.T.F., a confirmé de son côté que M. Paul Arma ne devait rien aux musiciens concrets ». et dans une autre interview avec Maurice Ciantar qui titre dans «Combat» du 23 décembre : «L’indépendant Paul Arma» : « ... L’annonce de cet événement - la première audition mondiale de l’œuvre inédite de P. Arma : « Improvisation, précédée et suivie de ses variations » pour orchestre et magnétophone - a valu à l’auteur d’être déclaré comme adepte de la « musique concrète ». Nous avons interrogé Paul Arma, et nous l’avons trouvé fort mécontent. Non sans ironie, il nous a déclaré : - Il me paraît difficile de comprendre, comment on peut déterminer la tendance d’une œuvre inédite et inconnue de tous ceux qui en parlent, sans l’avoir entendue, ou sans en avoir lu la partition. Pourquoi coller, d’office, une étiquette sur tout ce qui ne cadre pas avec une classification routinière et commode ? Et, du reste, est-il vraiment nécessaire, pour se faire apprécier, de faire partie d’une école, d’un clan ou d’une «chapelle» quelconque ? Si je suis fier de quelque chose, c’est bien de me savoir libre de toute doctrine, c’est de tenir à mon indépendance, à cet amour de la liberté, qui m’a été inoculé par mon maître Béla Bartók. - « Mais alors, pouvez-vous nous préciser votre propre position dans le cas qui nous intéresse ? » - « Mon rôle est d’écrire de la musique, rarement d’en parler. Les amateurs de classification feront mieux d’attendre l’audition, avant de juger, d’apprécier ou de combattre. Cela, évidemment, alors, en toute connaissance de cause, et avec bonne ou mauvaise foi. » - « Pensez-vous que l’incorporation du magnétophone dans votre orchestre ait motivé la qualification «concrète » ? - « Sans aucun doute, et c’est un malentendu. J’emploie le magnétophone - à ma connaissance pour la première fois dans l’histoire de la musique - comme un instrument d’orchestre. Comme tel, il traduit, à l’intérieur de l’orchestre, une pensée compositionnelle, dont la réalisation n’aurait pu être confiée à aucun groupe d’instruments habituels. Dans ce sens, l’emploi de cet instrument nouveau correspond exclusivement à un besoin musical. Il est un moyen d’expression, mis à la disposition de l’intelligence musicale. Il n’est pas destiné, ici, à la recherche scientifique de sonorités »... Irrité lui aussi par les coupures de presse qu’il lit à propos de la musique électromagnétique et de «l’Improvisation», en particulier, William Rime écrit, dans la Tribune de Genève, un second article le 28 mars 1956 qui paraît avant même l’enregistrement : « Les échos nous parviennent aujourd’hui, sous forme de coupures de presse, d’une singulière polémique : elle eut pour théâtre plusieurs quotidiens parisiens, dans les colonnes desquels nous avons reconnu - savamment triturés pour en modifier le sens - de nombreux passages d’une de nos chroniques. Celle-ci traitait de l’usage que fit du magnétophone un compositeur : Paul Arma. Utilisant les facultés d’enregistrement et de reproduction sonore de cet appareil, ce compositeur a écrit une partition pour orchestre et magnétophone, qui prévoit l’enregistrement de certaines séquences musicales exécutées par des instrumentistes, puis l’utilisation de leur renversement, afin d’obtenir des effets et des rythmes irréalisables par ces mêmes instrumentistes. Nous sommes d’autant plus surpris de l’attitude de nos confrères parisiens qu’un journal belge, qui nous cite également, a parfaitement saisi la nuance qui détermine le genre d’effets voulus par le compositeur et le travail diamétralement opposé que fournit le « Groupe de Recherches de Musique Concrète » de la R.T.F. On a voulu faire de Paul Arma un nouvel adepte de la musique concrète ; pour y parvenir, on l’accuse de procéder à une singulière cuisine sonore ; on parle même d’une « salade de sons devenant symphonie ». Il semble, au contraire, que la « salade » ne fût pas le fait du compositeur, mais vient plutôt celui de ce curieux concert de chroniqueurs qui ont « adapté » notre article à leur convenance, modifiant certaines phrases, changeant les prépositions, bref, nous finissions par dire le contraire de ce que nous avions écrit dans ces colonnes. Nos confrères parisiens faisaient tort à la fois aux adeptes de la musique concrète et à Paul Arma, dont les intentions sont fort éloignées de l’expression sonore recherchée par le Groupe d’essais de la R.T.F. Chacune des parties, ainsi mises en cause, a protesté et a fait valoir ses raisons. Il est curieux de constater combien les nouveaux moyens d’expression sonore passionnent le public, mais la réaction que nous avons bien involontairement provoquée démontre à quel point l’on ignore les limites exactes des moyens employés et principalement les sources sonores auxquelles chacune des parties a eu recours. Elles sont, en effet, totalement différentes et il n’est pas sans intérêt de les déterminer avec précision. Les adeptes de la musique concrète se défendent d’utiliser un quelconque instrument de musique. Ils n’utilisent que les sons produits naturellement ou accidentellement ; ces effets sonores sont enregistrés, puis déformés par un certain nombre de manipulations pratiquées à l’aide des multiples ressources que le magnétophone met à leur disposition. Paul Arma, mis en cause, ne fait appel qu’aux sources issues d’instruments de musique ; c’est là une des premières différences fondamentales. Mais, tandis qu’en musique concrète, le résultat n’est obtenu qu’après de multiples manipulations de la bande magnétique, le compositeur n’utilise, pour le moment que le renversement exact de la modulation instrumentale enregistrée, il réalise ainsi des effets que les musiciens seraient incapables de produire » La création de l’œuvre est donc envisagée pour le début de 1956, par l’Orchestre de l’I.N.R. de Bruxelles, sous la direction de Daniel Sternefeld. Les répétitions commencent, je suis invité à y assister et constate que Sternefeld connaît la partition aussi bien que moi... Mais brusquement, la veille du concert, les musiciens de l’orchestre affichent une attitude hostile, agressive, tendant nettement à me ridiculiser. Le matin de la création, la répétition générale est résolument houleuse et prend l’allure d’une véritable cabale. Pendant près d’une heure, Sternefeld s ’épuise, en vain, à ramener le calme... les musiciens enfin se lèvent, prennent leurs instruments et dans un harmonieux concert de cris et d’injures, quittent la salle ! La soirée est annulée. Sternefeld, atteint d’une crise nerveuse, passe la nuit avec deux médecins à son chevet ! Le lendemain, je suis reçu par le directeur musical de la station, perplexe, qui ne comprend pas le scandale car ce même orchestre a souvent joué des œuvres de compositeurs contemporains Milhaud, Stravinsky, Bartók. Une enquête est envisagée et une consultation avec le Syndicat des musiciens. Je reviens à Paris, quelque peu déconcerté par cet incident. Mais notre ami Max Deutsch est là, qui m’attend et me prenant dans ses bras, m’embrasse et me félicite chaleureusement, avec ces paroles consolantes : «Mon vieux, c’est très important ce qui t’arrive. Cela te place parmi les plus grands du passé et du présent !» Cette expérience curieuse m’amène à quelques réflexions. Les années passent. Les hommes aussi. Après chaque confrontation dramatique, après chaque coup dur, la vie reprend ses droits. Chacun de nous est imprégné de cette éternelle illusion que, le devoir le plus impérieux de l’homme est de s’affirmer librement, sans contrainte aucune, ni crainte du lendemain. Mais, les mots ne sont que des mots, comme une carcasse emplie de tout et de rien. Il s’agit de choisir, avec autant de précision, autant de goût, autant de courage que possible. C’est vrai : si l’on cherche la définition d’un mot dans un dictionnaire, on y trouve souvent plusieurs acceptions et l’on peut choisir. Une partition musicale écrite ou imprimée, pour être entendue, demande des interprètes, des intermédiaires. Les interprétations, malgré toutes les indications du compositeur, ne se dérouleront jamais selon un schéma immuable. Il y en aura de correctes, d’autres erronées, qui ne dépendront pas d’une mauvaise lecture, ni de fausses notes, mais bien de la compréhension de l’esprit, des intentions de l’auteur. C’est donc de cela qu’il s’agit : respecter les mots, en les plaçant dans le contexte qui a été choisi pour eux. NOUVELLES «NATURES MORTES» 1956

Je repars très vite pour l’Allemagne. Depuis quelque temps, la vie que je mène ressemble fort à celle que j’ai connue aux États-Unis : toujours davantage de récitals de piano, surtout dans les stations radiophoniques, et sans cesse, des conférences. Je ne joue, à de très rares exceptions près, que de la musique contemporaine, mais les exceptions sont pour me faire plaisir avec Monteverdi, Michelangelo Rossi, della Ciaja. Ces œuvres préclassiques sont souvent aussi ignorées par le grand public que les œuvres contemporaines. Les conférences, en français, en anglais ou en allemand sont sur « Bartók », sur les « Negro-spirituals » ou sur le « Folklore de la France ». La reprise de ces activités est loin d’être due au hasard. Pendant les années où je militais candidement et honnêtement pour une idéologie - ferment, croyais-je, d’une justice véritable - je réservais mes forces à cette seule cause. La cause, à mes yeux, trahie, je ne pouvais que m’en éloigner. Mais comment vivre sans but, sans foi, sans idéal ? Alors, la musique redevint ma seule foi et en particulier le folklore qui m’avait toujours lié aux humbles, et naturellement le piano, mon compagnon fidèle. Si le piano a toujours été pour moi le compagnon - avec lequel il a fallu me battre parfois, lutter, le folklore a été souvent consolation, tant il est vrai que la musique populaire tire sa force de cette faculté de traduire, de saisir et d’embrasser avec toujours plus de puissance les sentiments les plus vrais, les plus vivants de l’homme et ses pensées les plus mystérieuses ; son souffle, sa sincérité, sa beauté résident justement dans son pouvoir de chanter la souffrance, la joie, l’espoir, et ses accents sont toujours humains. Mais me faut-il redire ce que j’ai tant de fois exprimé ? C’est donc vers l’Allemagne que je repars pour des engagements. L’Allemagne, qui elle aussi, va me réserver quelques mésaventures. En France les enregistrements - sauf incidents techniques - se passent le plus souvent dans la bonne humeur, même si l’énervement règne parfois dans les studios. Il suffit d’apporter un travail bien préparé, convenablement minuté: les collaborateurs en sont satisfaits et j’ai bonne presse ; j’aurai ainsi, pendant un quart de siècle, à la Radio, la même assistante, et nous aurons toujours le même plaisir à mener à bien une émission avec des techniciens que je ne néglige jamais de consulter à propos de sujets qui les concernent. De leur côté, eux ne se permettent jamais de contester le contenu de mon émission, ni la manière que j’ai de la présenter. Ce système efficace et libéral me réussit toujours en France, et dans d’autres pays. Il paraît seulement impraticable en Allemagne. En France, comme dans divers autres pays, on effectue les émissions comme les miennes, avec deux techniciens. En Allemagne, ils sont cinq. Un, contrôle et règle les micros ; un second fait démarrer et arrêter les magnétophones : les boutons lui étant réservés ; un troisième s’occupe des bandes ; un quatrième fait des montages et colle les amorces ; enfin, le cinquième, - c’est le « chef » des enregistrements - suit le déroulement de l’émission, partition en main. Chacun dans son rôle strict limité, sans initiative permise. J’ai appris à abandonner, en Allemagne, l’attitude libérale que j’ai toujours pratiquée dans d’autres stations de radio, car des heurts se sont déjà produits. Je déteste certaine arrogance, certain manque de simplicité qui règnent dans les radios de ce pays. Il me faut, contre mon gré, me montrer non plus un camarade dans le travail mais un personnage autoritaire avec lequel on ne discute pas. Cette fois encore, à Stuttgart, un nouvel incident se produit qui me conforte dans cette attitude. Je suis accueilli chez Rose et August Langenbeck. Je fais d’abord, l’enregistrement d’un long récital de piano au « Suddeutscher Rundfunk»; ensuite une conférence, en allemand, à l’ « Institut des Relations avec l’Etranger », sous le titre «Chants et danses, un voyage musical à travers les provinces françaises», devant un bon public attentif. Pour les deux jours suivants, un studio a été retenu, pour faire le montage d’éléments musicaux que j’ai apportés et enregistrés, six émissions de folklores de France, de Kabylie et d’autres peuples. Comme d’habitude, je trouve le personnel technique au complet : cinq hommes. Après avoir remis les textes et les bandes avec les musiques pour la première émission, je donne quelques instructions et entre dans le studio. A partir de ce moment, le chef des enregistrements commence à se faire remarquer par une attitude non seulement désagréable, mais aussi totalement discourtoise, qui devient rapidement vulgaire et insolente. On essaie ma voix, ce qui est normal. Une remarque tonitruante vient de la cabine : «Vous êtes trop près du micro». Je recule. La même voix de la cabine : «Vous êtes trop loin du micro». Je me rapproche un peu : «Ce n’est pas assez». La voix devient de plus en plus impérative comme celle d’un adjudant qui dirigerait une recrue. Je commence à réagir : «Peut-être il serait mieux et plus efficace de déplacer le micro et non moi ?». Aucune réponse. Après le générique musical, je commence à lire mon texte. Interruption : «Vous avez commencé trop tôt ! Respirez avant de commencer». On reprend. Nouvelle interruption : «Ce n’est pas comme cela qu’on prononce ce mot en allemand». Tout est sujet à réflexions discourtoises. Exaspéré, je quitte le studio et j’entre dans la cabine, où je remarque quatre visages sombres et gênés, et un triomphant ! Je dis d’une voix cassante «Appelez le directeur de la musique ! Et très vite !». Un silence glacial règne dans la cabine, jusqu’à l’arrivée d’August Langenbeck, à qui je m’adresse : - « Si ce technicien reste ici, je m’en vais sur le champ et je n’enregistre plus dans cette maison. Si vous voulez que je continue, faites-le immédiatement remplacer ! ». Langenbeck l’emmène et revient avec un autre chef d’enregistrements. On reprend le travail et on termine calmement les trois premières émissions avec les montages nécessaires. Je ne peux deviner ce que pensent les techniciens, de l’incident, mais il m’est facile de constater, par une attitude générale aimable et prévenante, qu’ils ne désapprouvent pas la réaction ferme du «Herr Professor». Une secrétaire m’attend à la sortie du studio pour me transmettre l’invitation de l’ « Intendant », qui serait très honoré si je voulais bien lui rendre une brève visite dans son bureau. Il m’attend, en effet, avec un verre de cognac, m’exprime ses regrets après cet incident et me prie d’accepter les excuses du «Suddeutscher Rundfunk». Le soir, chez les Langenbeck, on ne parle que de cet événement bien regrettable et scandaleux. Puis, August conclut, à ma surprise, qu’il prévoyait quelque ennui, car le matin même, en roulant vers son bureau, il avait vu un chat noir traverser la rue... devant sa voiture ! ! ! Je passe une très mauvaise nuit, et constate le matin que deux doigts de ma main gauche sont devenus insensibles. Je les masse, les bouge, les frotte et j’attends de rentrer à Paris pour me faire examiner. On me fera, sur les vertèbres cervicales, une dizaine de séances d’ultrasons qui, heureusement, seront efficaces. L’affaire a une suite. J’écris au Docteur Fritz Eberhard, Intendant de la «Suddeutscher Rundfunk», et je reçois cette réponse : « Monsieur le Professeur Arma, Veuillez accepter mes vifs remerciements pour votre lettre du 22 janvier, qui m’a véritablement bouleversé. Entre temps, j’ai déjà obtenu de Monsieur Langenbeck, un rapport détaillé. Le cas qui m’a été décrit dans tous ses détails est unique au « Süddeutscher Rundfunk ». Je vous prie, de tout cœur, d’oublier cet incident que je déplore et que je condamne comme vous-même. Le Chef des enregistrements a déjà reçu le blâme mérité et il lui a été signifié que son comportement a dépassé la limite de l’admissible. Nous allons veiller à ce qu’un dérapage semblable ne se reproduise plus. Moi-même, qui entre 1933 et 1938 ne pouvais survivre qu’illégalement en Allemagne et qui ensuite ai dû émigrer, sais tout sur le Troisième Reich, et je trouve justement très louable de votre part de revenir en Allemagne, après tout ce que vous avez souffert dans ce pays. Que ce soit avec vous que ce chef des enregistrements se permette une attitude aussi agressive, c’est ce que, personnellement, je déplore tout particulièrement. Soyez persuadé que votre collaboration avec la « Süddeutscher Rundfunk » - collaboration à laquelle nous tenons beaucoup - se déroulera à l’avenir sans heurt et dans un esprit harmonieux. Je vous prie d’accepter mes sentiments cordiaux. Votre dévoué, » Le travail n’est pas terminé en Allemagne je note : Stuttgart, 21 janvier : Pas une minute de tranquillité d’âme, d’esprit, de corps. La « série noire » continue. Histoire d’impôts retenus abusivement sur mes cachets : démarches jusqu’au Ministère des Finances, sans autre résultat qu’énervement ! Conférence à Karlsruhe annulée : elle était organisée par l’«Association Franco-Germanique», et par le groupe des officiers français en cantonnement dans cette ville. Or les Français ont refusé de me laisser parler étant donnés... mes voyages au-delà du rideau de fer, en Hongrie et mes opinions subversives ! ! ! les organisateurs allemands ont eu peur et ont annulé la conférence ! ! ! Ici, à Stuttgart, le Consul Général de France et le Directeur de l’Institut Français, qui avaient été mis au courant, ont considéré l’affaire ridicule et ont manifesté leur solidarité avec moi, en étant présents, au premier rang, à ma conférence, et en organisant un dîner et une réception ! ... Comme je voudrais être un peu tranquille, pas toujours chassé, bousculé, énervé, inquiété... Être chez moi et travailler un peu. Quand ? Comment ? 23 janvier : Ulm, jolie petite ville, promenade au bord de ce Danube dont les vaguelettes évoquent mon enfance et une partie de ma jeunesse vécues en aval d’ici. Bonne conférence, très bon public. Je fais un bref séjour à Wiesbaden pour y retrouver Else, son mari et mon petit ami Heinz ! Mayence. Une halte un peu plus longue, pour revoir les responsables culturels de la Zone Française d’Occupation : Ponnelle, Beck, Marquant, Tchegloff, Tandé, Gallifet, Thieberger. J’y suis toujours reçu avec amitié et grand intérêt pour les projets que je propose. « DIVERTIMENTO N°6 » 1956

Février est un mois plus calme : pas de voyage, pas d'enregistrement. Je peux me consacrer enfin à la composition. C'est toujours la création qui m'est la plus chère et je déplore de composer si peu, mais il est difficile de refuser tout ce qui appartient dans son ensemble à une carrière. Je suis très conscient aussi sans toutefois regretter le passé - que trop de mon temps a été utilisé hors de mon œuvre. Mais qui dit « œuvres élaborées sur papier » , dit infailliblement aussi « œuvres à faire vivre » comme ses enfants, m'avait dit un jour Picasso - c'est-à-dire « œuvres à faire exécuter ». C'est encore une des tâches du compositeur. Pendant ce mois de répit, je compose un DIVERTIMENTO N°6 164 pour clarinette Si bémol ou alto et piano, en trois mouvements. Le premier, une sorte de scherzo sautillant avec le thème d’un chant populaire français. Le deuxième, un large récitatif dans un style parlando, très discrètement soutenu par une double-octave ou par un accord tenu. Le troisième, rapide avec des mesures 2/4 et 6/8, qui se suivent d’une telle manière, qu’on est finalement dans une sorte de rythme bulgare, dit «akshak», rythme sur lequel les paysans bulgares dansent, comme ceux d’Autriche sur une valse ! C’est à Roger Chastel que je demande la couverture de cette partition. L’éditeur Lemoine m’accorde, à titre tout à fait exceptionnel, l’impression en deux couleurs. C’est une page à la fois lyrique et rigoureusement structurée que Chastel créera, dessinant lui-même le titre de l’œuvre comme deux colonnes incorporées dans la structure. Un critique écrira : « un dessin bizarre de Roger Chastel qui reflète bien le genre musical de Paul Arma ! ». Voilà le peintre et le musicien liés pour le «bizarre» qui est certes bien loin de l’un et de l’autre ! Emy Simon nous a fait connaître le peintre qui est un de ses amis et nous rendons souvent visite à Suzanne, sa femme, à Mythil, sa belle-fille, elle-même peintre, et à lui dans leur belle maison de Saint-Germain-en-Laye. Nous y conduisons une fois Claude Aveline. Chastel est un esprit ouvert et nous aimons l’atmosphère de son atelier et des pièces peuplées de beaux meubles. Chastel qui connaît la «religion du débris» que nous pratiquons volontiers, notre goût et nos quêtes aux Puces et autres lieux, nous conte, comment, assistant à la projection d’un film de Cousteau, il vit, ramené à la surface, par des plongeurs, un morceau de colonne antique intact et si parfaitement conservé qu’il semblait neuf. «A ce moment, nous dit-il, toute émotion disparut qui, jusqu’alors avait été grande, à la vue des fragments abîmés, envahis de coquillages et d’algues». - « Comme il faut se méfier, ajoute-t-il, de l’émotion morbide devant l’«ébréché», le débris, l’œuvre d’art tronquée par le temps ! ». « Je vous aime, ô débris ! » clamait Hugo devant des ruines... - « Mais nous, ce ne sont pas des œuvres d’art que nous cherchons aux Puces, dans les décharges et dans les campagnes. Ce sont tout simplement des objets, des choses qui ont servi, qui ont vécu, qui ont partagé quelque temps, l’existence d’hommes assez ingrats pour s’en débarrasser lorsque la mode, le confort, l’argent l’ont exigé. La Bérénice d’Aragon, jette l’objet qu’elle aime - fut-il le plus beau du monde - lorsqu’il est ébréché... Il est vrai qu’elle en fait autant pour Aurélien, son amour ! Une fêlure, un éclat de vernis sauté, une éraflure sont comme les cicatrices et les rides des visages que nous aimons plus encore, peut-être, parce qu’ils ont vieilli ! On dit, au Japon, que l’objet prend sa place, dans le règne humain, au bout de quatre-vingt-dix-neuf ans de bons services ». Nous ne parvenons pas à convaincre Chastel ! Mais une visite à un autre de nos amis peintres : Henri Goetz, qui lui aussi dessinera la couverture d’une partition, vient confirmer nos pensées au sujet de ces objets inanimés qui - même les plus humbles - sont prêts à reprendre souffle, pour peu que l’amour ou l’esprit les ranime : Henri a mis en place une nature morte ; sur le guéridon, dans un coin de son atelier, sont agencés d’étonnants éléments, un vieux tricot jaune posé à l’envers, une bouteille et un ticket de métro devant un morceau d’épuisette sur lequel se recroqueville le verso d’un papier à coller, un flacon pendu à une ficelle, le tout parsemé de chutes de tissus, de débris de papier et de carton ; un peu misérable l’ensemble, et pourtant sur la toile commencée, formes et couleurs, vues par l’œil du peintre et traduites par sa sensibilité, construisent une œuvre réveillée et animée. Exemple extrême, bien sûr ! Rauschenberg répondra à celui qui lui demandera pourquoi il emploie souvent des déchets, des matériaux abîmés: - « Ils ont davantage de vérité et sont plus chargés d’histoire. Et c’est aussi une manière de les arracher à la mort ». Je reçois une offre de l’«Universal Edition» de Londres, pour une série de pièces pour deux flûtes à bec. Je possède une série de ce genre, que j’avais composée en 1943 et qui avait paru chez Rouart-Lerolle, avec une couverture ornée d’une gravure sur bois d’Antoni Clavé. Je suis maintenant libre d’en disposer et la donne à l’Universal, où elle paraît sous le titre MUSIC OF FRENCH FOLK TUNES 85 bis for 2 descent recorders, dans la célèbre collection «Il flauto dolce Dolmetsch», Recorder series. Plus tard, dans l’année, les Éditions Ouvrières me demanderont encore une série de morceaux : MUSIQUE POUR DEUX FLÛTES À BEC 165 , sur des thèmes populaires roumains, qui sera créée plus tard, en 1966 d’une manière absolument prestigieuse, à l’O.R.T.F., par André Chevalet et Jacques Vandeville. En mars, juste avant un court séjour en Suisse, j’ai plusieurs répétitions et enregistrements à Paris, pour la Chaîne Nationale, avec Jacques Dumont. Je répète aussi avec Atty et Gabrielle Lengyel le « Divertimento n°1 » que je vais écouter, au Concert du « Triptyque » , à l’ « École Normale de Musique » avant de prendre le train pour Zurich où j’enregistre, dès mon arrivée ma «Deuxième Sonatine» et les « Instantanés ». Après un accueil toujours chaleureux chez R. Oboussier, je gagne Genève où je fais, au Conservatoire, une conférence avec les «Negro-spirituals», prends quelque repos chez Fabienne Faby et William Jacques, rencontre Elisa Isolde Clerc, Appia, enregistre pour Radio-Genève un texte pour le 75ème anniversaire de la naissance de Bartók, et une émission de piano, avant de recevoir le journaliste William Rime, de la Tribune de Genève, pour son second article sur « l’Improvisation, précédée et suivie de ses variations ». La nuit même, retour à Paris. Il y a encore des démarches à faire au Consulat espagnol, car nous partons pour Pamplona où je donne un concert à la fin du mois.

1 64 1956. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Roger Chastel. 8 5 bis 1957. Londres. Universal Edition. Collection « Il flauto dolce Dolmetsch ». 1 65 1963. Paris. Éditions Ouvrières.

ESPAGNE. 1956

Un soir, seule à Paris, j’écoute la retransmission des «Chants du Silence», et c ’est si beau qu’il me semble ne les avoir pas encore compris, dans leur plénitude, jusqu’à ce moment. Après « Civilisation » et son martèlement barbare, c’est la douloureuse ironie des paroles et la légèreté de la mélodie du « Roy avait besoin de moi ». C’est enfin le magnifique « Chant funèbre pour un guerrier » Comme j’avais besoin d’entendre cela, justement, ce soir, car je sors désespérée de la lecture d’un livre de V. Gheorghiu : « La seconde chance ». Comment ne pas sentir dans son cœur, la honte d’être homme, après la relation de quelques-uns des actes qui furent commis en Europe, comme en U.R.S.S., comme en Amérique, par des régimes politiques, des commissions de rapatriements, d’émigration, des individus et des collectivités, des militaires et des civils. J’ai aujourd’hui, la tête pleine à en crever de dégoût de moi et des autres d’avoir ignoré, accepté, permis, oublié cette horreur générale qui se poursuit encore en tant d’endroits. Il me semble que maintenant seulement, je sens le poids de cette incommensurable injustice de l’homme vis-à-vis de l’homme. Incommensurable et pourtant si lourd, ce poids ! Pour essayer - non pas d’oublier, c’est inoubliable et il ne faut surtout pas tenter d’oublier le livre de Gheorghiu, de reprendre contact avec un peu de civilisation humaine, je vais lire le Docteur Faustus de Th. Mann. Est-ce vraiment une évocation de Schoenberg, puisque Schoenberg lui-même avait pensé faire un procès à Mann à propos de ce livre - mais je vais sans doute y trouver des explications sur la musique sérielle qui vont m’apprendre quelque chose... La lecture de Gheorghiu m’a tant marquée que je discute fort désagréablement et très peu objectivement, je m en rends compte, avec la Directrice des Services sociaux d’Aide aux Emigrés que je rencontre à une soirée chez les Bouteiller. Elle veut me convaincre que Gheorghiu n’a pris que des cas extrêmes et des exemples impressionnants par leur férocité et je veux, moi, lui faire admettre que le cas le plus simple, le plus courant est tragique en lui- même; que la meilleure volonté du monde ne peut permettre de comprendre la désespérance du déraciné malgré lui qu’on ne peut dire calmement, avec les simples mots de notre langage de civilisé, l’inhumanité qui règne dans cet univers de cauchemar. Dialogue de sourds et je rentre, la nuit, de Montreuil à Issy, épuisée et amère. A propos des «Chants du Silence» et du bonheur que j’ai eu à les réentendre, je suis d’autant plus heureuse de cette réaction, qu’il m’arrive de n e plus pouvoir suivre Paul dans sa création musicale. Alors que mon appréhension de l’art plastique contemporain ne me pose aucun problème : j’aime ou je n’aime pas, mais je ne me sens pas désorientée, étrangère, la musique reste pour moi un domaine dans lequel je me sens résolument réfractaire aux tendances contemporaines. Je suis sensible aux œuvres de Paul dans lesquelles je sens une sève populaire, et pas du tout à celles où je perçois une élaboration et un «métier» qui ne touche pas la profane que je suis. Lorsque Paul me fera entendre, quand elle aura été enfin enregistrée à Bruxelles, son «Improvisation», je resterai muette, glacée, presque saisie d’effroi devant ce que je lui dirai être l’inhumanité de cette musique - ou plutôt ce que je ressens, moi, d’inhumain dans cette musique. Et même, je pleurerai après l’écoute. Curieuse réaction qui l’intéressera, mais il ne cherchera jamais à me convaincre et admettra toujours mes incompréhensions, mes réticences. Il me faudra toujours plusieurs écoutes de chaque œuvre pour l’accepter, sans pour toujours l’aimer. Heureusement, le compositeur aura d’autres juges que moi, dont il ne se souciera d’ailleurs pas pour continuer à écrire ! Je termine moi-même un manuscrit : six saynètes avec chants et danses populaires pour filles et garçons, que je demande à Maurice Tranchant d’illustrer et que les Éditions Bloud et Gay éditeront on 1958 sous le titre JOUONS, DANSONS, CHANTONS k . Je reprends pour cela le travail que j’avais fait avec mes grandes élèves de Pantin, et il m’est agréable de retrouver le dessinateur qui avait déjà illustré un album pour la collection des «Farfadets». Miroka m’aide pour mettre au point certaines danses... car je ne peux toujours pas compter sur mon musicien de mari pour me servir de cavalier ! Miroka qui, malgré son activité d’Eclaireuse est toujours prête - autant que Robin - à quelque escapade accompagnée de déjeuner, le jeudi, au Quartier Latin, ou à quelque autre distraction : nous allons à deux concerts pour y entendre Mozart, et à la Sorbonne pour y voir «Les Perses», après que l’y aie vu moi-même les soirs précédents «Le Jeu d’Adam et Eve», et «Don Sanche d’Aragon». Lorsque Paul est à Paris , nous organisons une soirée d’écoute, à la maison, de la «Cantate de la Terre» et de la «Sonata da Ballo». Pour Pâques Robin part seul pour Saint-Briac, Miroka est emmenée en voiture par une camarade de lycée, Martine Ferry et ses parents à Saint-Véran où la famille passe les vacances. Nous partons Paul et moi, vers l’Espagne. Notre 2 CV. est une compagne exemplaire. Nous atteignons les Landes dans la soirée pour y trouver gîte et couvert dans une agréable auberge : un feu de bois brûle dans la grande cheminée, la nuit est calme après une promenade au clair de lune - c’est l’anniversaire de ma première visite à celui qui devait devenir mon époux... il y a dix-sept ans. Le matin, la radio dans une chambre voisine, donne l’harmonisation de Paul de la chanson des «Trois fendeurs». Joli réveil. Le passage à la douane espagnole n’est pas facilité par la mention «réfugié hongrois» qui figure sur le passeport de Paul. Celui-ci a l’idée d’exhiber un article de «Arriba España» d’il y a deux ans avec sa photo, au milieu de celles de toros de la Fiesta. Respect soudain pour « el Maestro » ! L’accueil à Pamplona est naturellement plein de chaleur. En un clin d’œil, tous les amis sont là, bar, promenade - en passant on va voir dans la salle du théâtre si le piano est là pour le concert du 28 - la perspective du dîner recule, recule - visite avec Luis Morondo aux journaux pour prévoir les interviews... j’aimerais aller me coucher... mais nous sommes en Espagne... enfin dîner... repromenade, et on nous conduit à l’hôtel où notre chambre est retenue. Désir d’un bain brûlant. . . pas d’eau à cette heure. Elle est coupée à 23 heures pour réparations. Le lendemain il y a de l’eau, mais elle n’est pas chaude et les radiateurs sont froids ! Nous allons prendre notre parti de l’inconfort relatif de notre établissement qui, sans doute, se prépare tout doucement pour la saison à venir : les améliorations successives vont nous ravir : à 11 h. il y aura de somptueux dessus de lit ; à 12 H.30, des prises de courant sont installées ; pendant la sieste on répare l’escalier et on vient arranger les lumières dans la chambre à 16 h.30, on entre brancher le téléphone, qu’on enlève à 17h. et le soir on y coud les rideaux jusque là seulement bâtis ! ! Nous nous amusons de cela ! Il y a des choses plus sérieuses Les interviews pour les journaux. « El Pensamiento Navarro », « Diaro de Navarro » et l’inévitable « Arriba España » où comme il y a deux ans, j’évite à Paul de figurer sur une photo, avec le portrait de Franco au-dessus de lui, le portrait de Franco et une croix à sa droite, le portrait de Franco et les faisceaux à sa gauche. Le système est ingénieux pour l’interview dans ce journal : on donne un questionnaire à remplir à Luis, un autre à Paul. Luis remplit consciencieusement le sien sur place, Paul l’emporte pour se faire aider par Maritzu. Le concert qui a lieu le 28 mars au théâtre Gayarre, remporte un très gros succès : l’«Agrupación Coral de Camara» y chante en première partie des œuvres de T. Luis de Victoria, Bartók et Manuel de Falla ; Paul, en seconde partie joue, de Bartók, la «Sonatine sur des thèmes populaires roumains» et les «Danses paysannes hongroises», puis ses «Cinq esquisses» et sa «Sonata da ballo». Enfin l’«Agrupación» donne en dernière partie le «Concerto pour mezzo, ténor et chœur a capella» que Paul a écrit pour elle. Comme toujours l’interprétation de la Chorale est prestigieuse. Une seule chose étonne Paul de la part de Luis, chef si scrupuleux, qui accélère terriblement à la fin du «Concerto» et termine en crescendo non indiqué sur la partition. L’explication donnée par Luis est curieuse et inattendue... - « Si on termine tranquillement et doucement une œuvre, les applaudissements sont moins enthousiastes que si les spectateurs sont entraînés par un mouvement de plus en plus rapide... ». L’explication ne ravit pas le compositeur... mais Luis Morondo est si naïvement heureux du succès de l’œuvre ! Après le concert, le dîner et la soirée se prolongent fort tard dans la nuit avec les amis. Le k 1958. Paris. Editions Bloud et Gay. Illustrations de Maurice Tranchant. lendemain matin, nous prenons encore le temps de dénicher un coffre de sacristie - que nous laissons pour le moment chez les Morondo, et un Christ qui prend place dans la voiture; et après le déjeuner d’adieux chez Maritzu et Luis, nous partons découvrir plusieurs provinces d ’Espagne. Nous avons la chance d’être là, hors saison touristique, et si le temps n’est pas toujours beau, nous sommes souvent seuls sur la route. Nous quittons la Navarre, pour les Provinces Basques, par Tolosa, San Sebastian puis par la belle route de montagne nous rejoignons la côte à Zaraus où un hôtel vide mais sympathique nous accueille sur la plage même. Le soir nous y suivons la procession. Le lendemain, à Guetaria, le « Sésame » de Paul : le journal avec sa photo, nous ouvre les portes de l’ermitage de Zuloaga où nous pouvons admirer des Greco, des Goya et des objets magnifiques. A Lequeitio, les jolies maisons de pêcheurs avec leurs vérandas peintes évoquent les villages de pêcheurs nordiques. La belle vallée de Guernica est image de paix plus que de guerre. Bilbao connaît une pluie telle que la procession est supprimée. Pas de «tapas» à déguster dans les bars, seules les sucreries de fêtes sont de mise. Le «Café des Arènes», sinistre, nous accueille pour un chocolat et des croissants ; après une promenade dans les rues très animées de la vieille ville, nous nous réfugions dans la salle à manger triste de l’hôtel pour un dîner morose. L’étape suivante nous conduit, par Santander à Santillana del Mar et sur la foi des lignes enthousiastes écrites par le peintre belge : Nojorkam dans son livre «Éventail espagnol», nous logeons au «Parador de Gil Blas». Et comme le dit Nojorkam « l’illusion d’habiter un vieux palais seigneurial est complet ». Notre chambre dont le balcon surplombe la place du village, cache le raffinement de son confort sous les bois cirés de meubles anciens : le téléphone même se dissimule dans un coffret ouvragé ! Les repas sont dignes du cadre et nous pouvons imaginer pendant deux jours, que nos 2 chevaux ne sont pas vapeur, et qu’ils se reposent à l’écurie. Une lumière dorée baigne les pierres de la Collégiale et les chapiteaux de son cloître roman. Tout est harmonie dans le paysage et dans l’architecture. Nous visitons les grottes d’Altamira et nous aimerions nous attarder dans la paix des ruelles du village. Nous assistons à la bénédiction des cierges mais nous sommes trop fatigués pour suivre la Messe de Minuit du samedi de Pâques. Nous continuons notre route sur la Côte Cantabrique jusqu’à San Vicente de la Barquera, puis redescendons par Cabezon de la Sal car nous sommes à la recherche d’un «fixé sur verre» qu’on nous a dit pouvoir trouver là ! On nous prévient que le chemin vers Palencia et Valladolid est coupé par la neige et des inondations, aussi remontons - nous vers Terrelavega pour retrouver une route nationale. Malheureusement, un brouillard épais nous empêche de voir la partie la plus pittoresque du trajet, la neige apparaît après Reinosa. Nous nous arrêtons pour visiter l’église romane de Cervatos et après la monotone Tierra de Campos nous passons la nuit à Palencia. C’est ensuite Valladolid où nous dénichons enfin notre fixé sur le thème de la «Divine Pastore» et d’ou nous remontons, traversant les paysages secs, poussiéreux de la Vieille Castille vers Burgos. Impossible de décrire brièvement les musées, les églises, les ruelles des villes et des villages traversés au cours de ce voyage de Pâques qui se poursuit par Vitoria, la descente par la montagne et l’arrivée, sans transition sur la plage de Deva. Retour en France par San Sebastian, Fontarabie et remontée sur Paris, l’esprit et le cœur pleins d’ors et de lumières, prêts à affronter les problèmes habituels. Nos amis espagnols : Luis Morondo et sa Chorale vont parcourir, pendant cette année 1956, avec leur programme où figurent des œuvres de Paul, le Navarre et l’Aragon, les Provinces basques et les Asturies, la Galice, le Léon et la Vieille Castille chantant dans plus de trente- cinq villes, et franchissent parfois les frontières puisqu’ils chanteront à Paris à la Sainte- Chapelle, au milieu de mai. AUTOUR DE L’ « IMPROVISATION » 1956

A la suite de longues et difficiles négociations entre la Direction Générale de l’I.N.R. de Bruxelles et le Syndicat National des Musiciens belges, un accord a été conclu et la décision prise, mon œuvre « Improvisation, précédée et suivie de ses variations » sera quand même enregistrée. Je suis averti de cette décision favorable : les dates des répétitions et de l’enregistrement sont fixées. Je pars donc pour Bruxelles, le 11 avril, curieux d’affronter l’orchestre en quelque sorte vaincu. Tout se passe parfaitement bien. Les musiciens sont disciplinés, corrects, saluent même avec courtoisie «le compositeur maudit» de janvier. Daniel Sternefeld, sans le moindre effort, est maître absolu de la situation. L’œuvre enfin enregistrée sans accroc, une partie de l’orchestre demande - d’une façon totalement inattendue pour moi et pour Sternefeld - d’entendre l’enregistrement ! Ils écoutent, sinon avec plaisir, du moins avec intérêt. Je surprends des signes d’approbation... Après l’écoute, je m’entends dire avec surprise : - « Si on avait prévu ce que cela donnerait, on n’aurait pas fait tant d’histoires ! » Il y a même des contestataires ardents de janvier qui me félicitent ! Etrange revirement... A ma grande satisfaction, peut-être en compensation de ce qui m’a été infligé en janvier, je reçois une copie de l’enregistrement. Comme toujours, lorsque je suis à Bruxelles, je passe une soirée avec les élèves de l’Institut des Aveugles, à qui je raconte ce qui s’est passé à l’I.N.R. Je leur fais entendre un fragment de l’«Improvisation», et surtout des «Negro-spirituals». Après un saut à La Haye chez Thomas Magyar, à Amsterdam chez Peter Rester, c’est le retour à Paris où je fais copier, pour les Archives de la phonothèque Nationale, l’enregistrement de l’«Improvisation» que j’ai rapporté de Bruxelles. C’est le 8 mai, qu’aura lieu, à Bruxelles, la première diffusion de l’œuvre qui ne passera pas inaperçue. La presse française comme la belge, la suisse et d’autres en parleront, mais, cette fois, en connaissance de cause. De Richard de Guide, dans «La Nouvelle Gazette», Bruxelles, 16 mai 1956 : « L’I.N.R. a offert la primeur d’une création qui, pour n’avoir pas été publique à cause en premier lieu de sa réalisation technique, n’en a pas été moins sensationnelle. Il s’agit de la diffusion de l’œuvre intitulée : « Improvisation, précédée et suivie de ses variations » due au compositeur Paul Arma que l’on dit Français mais qui est en réalité un Hongrois installé à Paris à l’instar de son aîné Tibor Harsanyi... La partition qu’on vient d’entendre à l’I.N.R. sera certainement susceptible de donner à cet auteur une célébrité. Son originalité consiste dans l’emploi simultané d’épisodes orchestraux et de l’émission de l’enregistrement de ces mêmes fragments émis à l’envers. Il s’agit d’une construction, sonore, solide, réalisée avec la collaboration des moyens les plus modernes de la technique radiophonique... Notons, en premier lieu, qu’un tel ouvrage n’a rien de commun avec les essais de musique dite « concrète » qu’on a du reste parfaitement tort de qualifier de musique . Il ne s’agit pas ici de l’organisation et du montage stylisé et savant de toutes sortes de bruits, y compris de fragments musicaux, comme se présentent les œuvres ( si on peut déjà les appeler ainsi ) de la « musique concrète ». L’œuvre de Paul Arma s’offre à nous comme une partition solidement charpentée où des moyens électroniques viennent collaborer à l’élaboration d’une forme musicale à l’architecture savante et riche. L’esprit des moyens techniques employés ici n’est en somme pas très différent de l’esprit qui animait les vieux polyphonistes des XVème et XVIème siècles, quand ils pratiquaient le canon par mouvement contraire ou le canon à l’écrevisse. En somme ces moyens, pour nouveaux qu’ils apparaissent dans leur réalisation, ne sont pas plus saugrenus que des procédés de composition qui ont fait leur preuve depuis des siècles. Un confrère de la capitale écrit au sujet de cette œuvre : « L’effet produit ne laisse pas d’être surprenant ( et il l’est, en effet ) et il faut sans doute s’y habituer pour acquérir la conviction que l’œuvre de Paul Arma ne doit rien au hasard ». En effet, mais le cas n’est pas, ici, plus différent ou plus extraordinaire que pour d’autres formes de musique. Le musicien, ou simplement l’auditeur averti et prévenu, réalise parfaitement que cette œuvre ne doit rien à l’empirisme. Une fugue de Bach ou une symphonie de Beethoven pourrait passer pour un discours sonore inorganisé, une sorte de verbiage musical, à qui ne connaîtrait pas, ne fut - ce que d’une façon sommaire, la structure de la fugue avec ses entrées vocales et leurs développements et à qui ne soupçonnerait pas au moins dans ses grandes lignes, la structure de la forme sonate, qui a présidé à l’élaboration des symphonies de Beethoven. Il n’y a rien de plus sorcier ici devant une œuvre comme celle de Paul Arma, dont la forme n’a rien de mystérieux dès qu’on est prévenu qu’il s’agit d’une improvisation « précédée et suivie de ses variations », le tout réalisé avec l’adjuvant d’artifices musico-électroniques. Mais, ce qui reste en vérité surprenant, c’est la nouveauté des effets de timbre obtenus de la sorte, ce qu’on est convenu d’appeler, faute de mieux, le coloris orchestral. Celui-ci est certainement rénové, fécondé par ces procédés. L’ouvrage se présente donc avec une forte originalité sonore, avec des audaces certaines, mais aussi très souvent avec un charme singulier... L’ensemble ne laisse pas d’être original et surtout on est reconnaissant au créateur de rester « musicien », de maintenir son ouvrage « dans la musique », tandis que le propre de la « Musique Concrète », malgré l’intérêt de ses expériences et de ses découvertes, c’est de cesser d’être de la musique. L’œuvre de Paul Arma constitue, en tout cas, une recherche intéressante, elle ouvre certains horizons et apporte, à cour sûr, un élément d’évolution à l’art devenu déjà si riche et si raffiné de l’orchestration moderne. On souhaiterait réentendre cette œuvre que l’I.N.R. ( ondes flamandes ) a émise sans annoncer le nom du chef d’orchestre qui a présidé à son exécution, ni celui des techniciens qui y ont collaboré et dont la participation est certainement ici d’importance ». Max Deutsch écrit, à Paris, le 3 juillet 1956 : « Dans le texte de cette « Improvisation, précédée et suivie de ses variations », rien n’invite au voyage dans le pays de la transcendance, n’incite à des commentaires à faire en marge de l’anima, à des reconnaissances à pousser dans l’espace euclidien. Bien au contraire, l’auteur nous prend fermement avec une main très concrète, et nous fait faire le tour du propriétaire. Musique électromagnétique, dit-il, est ma façon d’assembler les matériaux, ma méthode de construction sonore. Paul Arma dixit et nous concluons ou, plutôt, nous anticipons sur une conclusion qui n’est pas à faire au stade actuel de l’entreprise, qui est à son début. Nous constatons la présence d’éléments qui font partie d’un plan préconçu. L’ordre qui règne ici, concerne, avant tout, l’unité de constitution. Celle-ci est fonction non pas d’un style de composition et d’exécution, mais d’une méthode de travail, nous dirons d’un procédé technique. L’outil principal et indispensable est le magnétophone. Et si l’on admet que la musique n’évolue, comme tout besoin de l’intelligence, que sous la pression et selon les exigences de la pensée créatrice, on arrive à cette première conclusion, mais qui fait prime : ici l’exploitation d’un procédé devient acte créateur. Il est inutile de poser la question de l’origine d’une inspiration capable - ou coupable - d’engendrer de telles actions, de poser la question de la matrice génératrice, mystère unique de la création artistique, bref, la question du sentiment. Joie et deuil, amour et mélancolie appartiennent au domaine public et le privé ne commence qu’avec le silence du cabinet de travail, à l’établi où se forme le produit duquel, lorsqu’il est achevé se détache, en tombant dans l’oubli, l’écorce du souvenir. On peut cependant noter qu’un sentiment de révolte entretenu largement et avivé constamment, a été - est encore - la source d’où sont venus à Paul Arma, des nombreux affluents. Il en a profité. Ne pouvant percer là où le cœur l’eut voulu, l’intelligence, après un coupe de barre violent, est allé chercher ailleurs, loin, et au loin elle a fini par trouver ce qui paraissait introuvable de près. Il a du falloir une dose considérable de patience pour arriver au prototype que constituent ces Variations gravitant autour d’une Improvisation. L’auteur ne dit pas : thème avec variations, il dit : Improvisation. Mais il n’improvise pas, tant s’en faut. Il ordonne dans les deux sens de ce mot, l’ordonnance dicte implacablement sa loi à la vie d’une ruche. Telle qu’une reine d’abeilles entourée, nourrie et cajolée par ses sujets, isolée au secret de la cellule centrale, n’a d’autre fonction que la continuation de l’espèce par reproduction, cette prétendue Improvisation placée au centre de l’œuvre et flanquée de ses satrapes, en tire souverainement sa substance vitale grâce à un procédé précis et préconçu de magie mécanisée ? Les déroulements simultanés des bandes magnétiques, rectiligne l’un, à récurrence l’autre, l’élan qui pousse deux corps l’un vers l’autre et les oblige, après l’instant suprême d’une interpénétration sans heurt et sans la moindre modification substantielle, à l’éloigner dos à dos, afin que la somme des distances parcourues donne un tout homogène et indivisible - cela évoque irrésistiblement la légende de l’homme de Prague, lançant un défi à son image reflétée par un miroir. Le sosie, à l’intérieur du miroir, relève le défi, franchit silencieusement et sans bris la cloison isolatrice et oblige sons vis-à-vis à l’échange des places. Le magnétophone a passé par là, sa magie tient du laboratoire. Dès lors, on comprend le souci de l’auteur d’éviter la nomenclature traditionnelle. Thème varié, terme lourd d’expériences et de connaissances , réclamait des preuves d’excellence à laquelle l’auteur veut atteindre, venant sur d’autres chemins. Il avait besoin de liberté nuancée d’un certain mépris - d’une certaine révolte - avant de se soumettre à la discipline stricte et exacte du laboratoire. Il s’y présente muni d’un matériel sonore qui, lui, a fourni ses preuves d’excellence dans un passé vieux d’un demi-siècle. Et il faut s’attendre au concert des critiques, analystes et autres commentateurs professionnels, qui ne manqueront pas l’occasion d’attaquer à ce point qu’ils flaireront comme le talon d’Achille, et nous serviront les refrains familiers des sillages d’apparitions inaccoutumées : peut-on produire du neuf avec du vieux ? En quoi ce vieux se distinguerait-il d’un entourage aussi vieux que lui, s’il n’était pas habillé à la mode électromagnétique ? Car, en effet, le vocabulaire de Paul Arma renonce aux acquisitions qui ont marqué la musique de notre siècle, son discours évite la phrase compliquée et exaltée, l’expression haute et profonde en couleurs, ni harmonie ni orchestration - simples et robustes - ne respirent l’air d’une autre planète. Le triton, le jeu de sensibles convergeant vers son pivot, l’ostinato gagné au jeu d’imitations et autres enchaînements de canons serrés, de frottements produits par le scintillement de tierces majeures et mineures simultanées - voilà, en gros l’arsenal. A notre tour, nous y puisons pour forger la réponse aux critiques et afin de couper l’appétit aux cannibales non compositeurs, et même compositeurs qui ont l’habitude de déguster la chanson sans paroles à la Mendelssohn, truffée de quelques notes sonnant faux comme un plat représentatif de la musique moderne. Le contenu d’une œuvre d’artiste et sa valeur sont certainement mesurables, soit par comparaison, s’il s’agit de placer cette œuvre dans le cadre d’un milieu connu, soit par impression de connaisseur, s’il s’agit de manifestations sortant du cadre et présentant des aspects incompatibles avec la commune mesure habituelle. Ce jugement de valeur est chose facile aux époques calmes de stabilité, pendant les instants de bonheur des sommets atteints où les paysages s’offrent aux délices de la contemplation. Mais lorsque le calme, saturé d’ennui cède à l’inquiétude, à la curiosité, au besoin jamais satisfait d’ajouter aux richesses, à la soif de l’inconnu, lorsque commence la guerre de mouvement et le front se met en marche, l’avance doit nécessairement partir de moins d’appui solides, de points de repli peut-être, qui immobiliseront certains secteurs du front pendant l’avance prise par les autres. C’est cela l’organisation du progrès, surtout lorsqu’il doit être acquis chèrement. Paul Arma a donc la sagesse de se contenter d’un vocabulaire relativement modeste, avant de charger la machine reproductrice et transformatrice d’un voltage plus fort - prudence de stratège. Ce potentiel a suffi à l’obtention de résultats déjà extraordinaires. Dans la finale, la double pression - magnétophone et orchestre - produit des effets que l’oreille enregistre parfaitement comme inédits : la plasticité sonore. Qu’arrivera-t-il plus tard ? L’auteur s’alignera-t- il sur les chercheurs électroniques qui, on le sait, se servent, musicalement parlé de la technique sérielle d’Arnold Schönberg ? L’avenir de la musique électromagnétique comprend-il l’appel au folklore, dont Paul Arma est le grand spécialiste ? Son goût et ses préférences pour les formules modales l’inciteront-il à l’emploi de la technique des modes, donc à une restriction volontaire ? Nulle prophétie là où règne l’incertitude glorieuse de la recherche ? ». François Vellard s’exprimera dans le « Guide du Concert » du 11 janvier 1957 : « Une nouvelle forme d’expression musicale est née. Paul Arma en est l’heureux père, ou malheureux, comme l’on voudra. Heureux parce qu’il croit en sa découverte : « Dans la moindre page, j’engage mon énergie et ma conscience », confiait-il à José Bruyr. Malheureux parce qu’il s’est heurté à la méfiance d’un public souvent mal averti, voire même à celle des organisateurs de concerts. Les foudres des critiques se sont abattues sur lui, certaines quelquefois seulement par principe. Quelle est donc cette nouvelle forme ? Musique Concrète ? Surtout pas ! Paul Arma se défend que son « Improvisation, précédée et suivie de ses variations » soit de la musique concrète. En effet, selon lui, la musique concrète n’utilise que des bruits naturels ( chute d’une boîte, etc... ) mais à aucun moment des sons musicaux. Musique Electronique ? Pas plus... Celle-ci produit les sons fondamentaux, supprimant ainsi la résonance des harmoniques. Alors ? Alors, pour Paul Arma, les possibilités des instruments et des instrumentistes d’aujourd’hui ne satisfont pas le musicien du XXème siècle. C’est pour cela qu’il a créé la musique électromagnétique. L’Utilisation du magnétophone augmente à l’infini les possibilités, le montage sonore offrant des combinaisons que les musiciens instrumentistes ne pourraient donner. Mais, cependant, la « matière première» de cette musique n’est autre que l’orchestre symphonique tel que nous le voyons et entendons dans nos salles de concerts et dont les instruments n’ont pas changé depuis près d’un siècle et demi. Le magnétophone va permettre certaines combinaisons impossibles auparavant : 1°) Dans une fugue, la récurrence du thème n’est jamais complète, elle n’est que visuelle et le son, lui, n’est pas renversé. Expliquons-nous : un timbalier frappe la peau de son instrument, le choc produit « l’attaque » , puis le son va s’amenuisant, formant un decrescendo, les vibrations s’estompant peu à peu. Imaginons ceci enregistré sur une bande magnétique, en retournant la bande et en la faisant passer à l’envers, nous obtiendrons exactement le contraire, c’est-à-dire un crescendo, le son s’arrêtant net à l’endroit correspondant à l’attaque primitive. Avec ce moyen, Paul Arma obtient une récurrence parfaite de n’importe quel thème. 2°) Une composition pour plusieurs groupes d’instruments jouant sur des indications métronomiques différentes est pratiquement inexécutable, bien que Paul Arma ait lui-même inventé un métronome silencieux et lumineux. L’enregistrement préalable du premier groupe jouant, par exemple, la noire à 60, et la superposition postérieure sur la bande magnétique d’un autre groupe jouant la noire à 78, par exemple, résout le problème. Le magnétophone permet donc d’obtenir non seulement une récurrence parfaite des thèmes, mais encore la superposition de deux ou plusieurs groupes instrumentaux, jouant sur des temps différents. Ce ne sont là que deux exemples vraiment caractéristiques des nouvelles possibilités... Il est inutile de vouloir cacher le peu de rôle qu’a dû jouer l’inspiration dans la création de cette œuvre. Chaque note est savamment étudiée, orchestre et magnétophone doivent se croiser avec autant de précision que les deux bennes d’un téléphérique. Travail de cabinet et de laboratoire certes, mais qui n’en exclut pas la valeur artistique. Inspirée ou non, considérée sur le simple plan de la réalisation, nous nous trouvons en présence d’une œuvre importante. La première mondiale fut donnée au début mai 1956 à L’I.N.R., sous la direction de Daniel Sternefeld. Non sans mal... En effet, la première était prévue pour le 6 janvier, mais au bout de quelques répétitions, les musiciens de l’orchestre refusèrent purement et simplement de jouer. Après maints pourparlers, les esprits, heureusement, s’apaisèrent. Que souhaiter à Paul Arma et à la musique électromagnétique ? Longue vie et surtout soutien moral et financier... Un appareillage nombreux est nécessaire. Si le musicien des siècles passés se contentait de papier à musique et de crayons, matériel peu coûteux, Paul Arma a besoin de magnétophones, de mixers, etc... Il fait ironiquement remarquer que l’argent d’un tank et son armement lui suffirait pour faire faire d’immenses progrès à la musique électromagnétique... « Et je ne tuerais personne ... » ajoute-t-il... ». Des amis m’avaient écrit en janvier après la précédente affaire de Bruxelles « Ainsi l’ « Improvisation » n’a pas été donnée, vous avez donc eu le sort, en somme, de Stravinsky et de Schoenberg, celui des précurseurs. Rappelez-vous à propos de cette neuvième que votre violoniste a refusé d’exécuter, que Schoenberg, ayant eu l’audace de renverser des accords de neuvième dans son magnifique sextuor n° 4 se fit refuser l’œuvre toute entière par une Société de concert. Schoenberg du attendre plusieurs années pour obtenir une exécution... ». Et c’est vrai aussi que Prokofiev déconcerta avec des rythmes, des accords inattendus dans ses premières Oeuvres : la « Toccata », la « Deuxième sonate », et ce « Deuxième Concerto pour piano » qui fit hurler le public russe, à sa création en septembre 1913, autant, par la suite que « Chout » et la « Suite scythe ». D’autres amis me donnent leurs impressions après la diffusion de l’œuvre : Robert Oboussier, de Zurich, en juillet : « Je pense encore souvent à votre beau chant de la terre et non moins à cette vision étrange de votre musique synthétique, si j’ose la nommer ainsi, et qui malgré son étrangeté m’a laissé une impression toute personnelle et suggestive. J’en ai senti l’authenticité pour inaccessible qu’elle ait été à mon esprit vieux-jeu et à l’esthétique que je professe pour ma part. Mais ce fut la même chose, il y a trente ans lorsque j’entendis pour la première fois le « Sacre » qui fit une révolution d’indignation en moi-même et qui - après l’avoir réentendu deux ans après me parut tout « normal » et fut loin de me choquer... ». L’« Improvisation » va faire l’objet d’un volumineux courrier entre moi et les services divers de la R.T.F. : « ... Le Comité de la Musique a demandé que vous veuillez bien lui communiquer l’enregistrement de votre « Improvisation » afin de lui permettre une appréciation valable... ». 6-11-57. « ... Le Comité de la Musique n’a pas retenu pour inscription aux programme de la R.T.F. votre « Improvisation »…». 9-12-57. « ... J’ai l’honneur de vous informer que c’est à bon escient que votre composition intitulée « Improvisation » a été dirigée vers le Club d’Essai, convenant particulièrement aux œuvres de caractère expérimental. L’audition de cette œuvre pourra âtre assurée d’ici quelques mois... ». 11-05-59. Or le Club d’Essai ne possède pas d’Orchestre Symphonique ! «... Le Comité... a considéré qu’il apparaissait impossible d’occuper actuellement les Orchestres importants de la R.T.F. pour monter une œuvre de ce genre... ». 12-10-59. «... Le Comité souhaitant que des œuvres d’un tel caractère puissent être entendues par les auditeurs de la R.T.F., a émis le vœu que le Club d’Essai puisse disposer le plus prochainement possible des moyens qui lui permettent de diffuser des ouvrages de ce genre... ». 30-11-59. Or, le Club d’Essai disparaît ! J’écris alors le 27-10-1960, au comité de la musique de la R.T.F. : « ... Je suis certain que vous comprendrez le désir que j’ai qu’une de mes œuvres - particulièrement importante - trouvée dignes, par le Comité de la Musique, d’être acceptée ne reste pas définitivement condamnée au silence... ». Le feuilleton continue : de la Direction du Programme National, le 8-06-1961 : «... Vous me dites que les réserves du Comité de la Musique au sujet de votre « Improvisation » ont été levées. Comme cette mesure ne m’a pas été notifiée, je vais en demander confirmation, et nous verrons ensuite comment nous pouvons mettre cette œuvre à nos programmes ... ». De la Direction du Programme National, le 28 juin 1961 : «... Le Comité accueille favorablement la proposition faite au sujet d’une exécution éventuelle de l’œuvre de M. Paul Arma « Improvisation » pour l’orchestre de Strasbourg, dans le cas où Monsieur Charles Brück envisagerait de montrer cette œuvre...». Rien de ce côté... Suite dans ma lettre du 8 octobre 1962 au Directeur Général de la R.T.F. : « L’été 1961, après lecture de la partition, Manuel Rosenthal a accepté l’œuvre, pour l’un de ses concerts publics de la saison 1961/62 et l’a inscrite, en accord avec M. Louis Courtinat, Chef du Service des Emissions Symphoniques, pour le 17 avril 1962, avec l’Orchestre National, au Théâtre des Champs-Elysées. Monsieur Courtinat m’a, d’ailleurs, confirmé cette décision, dans sa lettre du 29 décembre 1961 : « ... J’ai vu M. Rosenthal, avec qui nous avons convenu d’inscrire votre « Improvisation » au Concert de l’Orchestre National du 17 avril prochain . J’ai également averti M. Maurice Le Roux, Directeur de l’Orchestre National, de cette décision. Or, à mon grand étonnement, dans le programme du concert en question, mon œuvre définitivement programmée a été remplacée par une Symphonie de M. Sernigg, membre du Comité de la Musique de la R.T.F. Vous comprendre aisément, que je trouve des procédés de ce genre pour le moins quelque peu inélégants et inacceptables. On m’a dit, entre temps, il est vrai, que mon œuvre, selon une nouvelle décision du Comité de la Musique, devait être exécutée par l’Orchestre de la R.T.F. de Strasbourg. Décision confirmée par une note adressée à Monsieur Courtinat donnant copie du procès-verbal du Comité de la Musique du 27 février 1962. Si je comprends bien, mon œuvre fut valable pour le Club d’Essai ; elle l’est encore pour la R.T.F. de Strasbourg ; mais elle ne l’est pas, d’après ce même Comité, pour nos deux orchestres de Paris, même quand les chefs s’y intéressent. Selon les règlements du Comité de la Musique, seul le Directeur Général peut au sein de la R.T.F., modifier une recommandation erronée, rectifier une erreur quelconque. Je suis certain que, connaissant dans ses détails l’injustice incompréhensible dont je suis l’objet, Monsieur le Directeur Général prendra la décision juste qui s’impose ». Le feuilleton continuera les années suivantes. Successivement Serge Baudo dirigerait l’œuvre... mais son programme est complet, Tony Aubin aussi... mais il n’a plus de concert public dans la saison, Edgar Cosma se déclare décidé à diriger l’œuvre si un concert public lui est confié par l’ex R.T.F. devenue, nous sommes en 1965, O.R.T.F. - et le Comité de la Musique est défunt ! -. Conclusion : «Improvisation, précédée et suivie de ses variations» ne sera jamais jouée en France par la R.T.F. - O.R.T.F. ! ! ! mais les archives de la R.T.F. - O.R.T.F. de 1957 à 1965 en garderont au moins des traces écrites ! Depuis longtemps, mais surtout au cours de ces dernières années, j’ai fait, par la force des choses, la connaissance d’un certain nombre de compositeurs français de ma génération. La plupart du temps, ces rencontres n’ont pas eu lieu par attirance mutuelle, mais parce qu’il s’agissait de compositeurs ayant des situations administratives. Si je connais bien les «fonctionnaires» qu’ils sont, je connais moins les « musiciens » qu’ils sont aussi. L’envie me prend de satisfaire ma curiosité en profitant de chaque occasion d’écouter ou de lire leurs partitions. Je découvre alors une étrange caractéristique commune à presque tous: ils écrivent une musique « aimable » - espèce que je n’ai jamais affectionnée, pas plus que je n’aime les gens polis par obligation. Ces musiciens sont, en quelque sorte des « fonctionnaires de la musique » avec beaucoup de pouvoir, qu’ils savent utiliser, à merveille pour leurs productions et pour celles de leurs amis. C’est pourquoi les rapports que ]e peux avoir avec eux ne durent jamais longtemps. L’hypocrisie n’ayant jamais été mon fort, ma franchise provoque sinon des ruptures accélérées, du moins des hostilités latentes... ce qui atteint tout naturellement le domaine professionnel. Car là encore, se donne libre cours l’abus du pouvoir qui arrive aisément à la méchanceté, à la rancune, au règlement de compte. Il faudrait être psychiatre, plus que musicologue, pour expliquer pourquoi ce sont précisément les plus vindicatifs qui écrivent la musique la plus anodine ! Et puisque musique « aimable » implique musique qui veut « plaire », la vindicte peut se concentrer sur le musicien indépendant, qui n’est ni public, ni critique, et tout simplement dans l’esprit du « fonctionnaire », un musicien qui risque d’être concurrent. REMARQUABLE DÉSORGANISATION. 1956

Ma nouvelle tournée en Allemagne organisée par les Services Français de Mayence, est remarquablement désorganisée : aucun plan, aucun nom, aucune adresse, dans les villes où je dois passer, aucun horaire prévu pour les transports d’une ville à l’autre, pas de billets non plus - comme cela est pourtant habituel ! Oublis, négligences, erreurs, j’menfoutisme général. Trèves : la conférence du 15 mai est confirmée au Directeur du Centre le 14 ! trop tard pour Presse et invitations, recrutement en hâte de quelques amis pour réunir trente personnes. Tourne-disque défectueux qui tourne trop lentement : résultat, la voix d’Edmée me fait peur, une vraie contrebasse dans les chansons françaises ! Le Directeur - sympathique mais préoccupé par ses problèmes avec Mayence - m’avance 500 DM pour mes frais de séjour ! ! ! Totalement insuffisant ! Düsseldorf : conférence du 16 sur «les Negro-spirituals» annoncée trop tard : vingt personnes au « Centre d’Études Françaises ». Recklinghausen : le 17, j’arrive par hasard plus tôt que prévu, à 17 heures, et c’est heureux car la Conférence sur le «Folklore français» annoncée pour le soir a été avancée à 18 heures ! Je voulais la faire en Allemand, on l’a annoncée en Français : résultat, vingt-deux personnes qui n’ont pas compris grand chose. Oldenburg : conférence du 18 simplement annulée ! Je me promène et vais à Bremen, voir le Docteur Bollinger. Enfin Hambourg, avec la Conférence Internationale sur : « Les chants de métier » avec les quatre représentants des Instituts américain, anglais, italien et français en Allemagne. Salle comble. L’Anglaise réussit à créer, dès le début une ambiance de patronage en faisant chanter par le public quelques chansons anglaises. L’Italien - qui nous a avoué dans l’après-midi mal connaître la question - lit en mauvais allemand un texte hors du sujet ! le premier exemple qu’il veut donner est sur une bande inaudible, le second sur une bande introuvable! A mon tour - n’oublions pas que je représente la France ! ! ! j’essaie de dire, avec conviction, un texte que j’ai pris soin de faire revoir par le Docteur Bollinger à Bremen. L’Américain, professeur à la très sérieuse Julliard School of Music de New York, est un petit rigolo, qui dit-il, n’a rien préparé - parce qu’«il est comme il est», et chante des airs américains plus ou moins modernes. Il mentionne à diverses reprises les Noirs, mais je ne parviens à définir s’il le fait d’une manière humoristique ou péjorative ! Je suis ravi d’entendre, après la Conférence Internationale, que, comme chaque fois, c’est le représentant «français» - en l’occurrence cette année, ma personne ! - qui a la première place. - Il faudrait que les gens qui ont entre les mains mon dossier de naturalisation entendent cela ! -. Journée bien remplie le 23, toujours à Hambourg : matin, conférence en allemand à la «Hochschüle für Music», devant des jeunes étudiants en musique, «frais», spontanés, intéressés et intéressants ; l’après-midi Radio avec écoute de l’«Improvisation» ; le soir, malheureusement en Français - ce qui n’attire qu’un public restreint - Conférence à l’« Institut Français ». A Hanovre, au «Centre d’Études Françaises», j’ai insisté pour parler en allemand sur le «Folklore français» : salle pleine. Bielefeld salle à peu près vide, sans ambiance, pour le même sujet. Je passe par Detmold, jolie petite ville avec de belles vieilles maisons aux murs couverts d’ardoises grises ou roses. Les directeurs des Instituts Français sont souvent de braves gens, bons petits bourgeois, dont les sujets de conversations sont assez limités. Les Consuls et vice-consuls font l’effort d’assister avec leurs femmes aux Conférences. J’imagine que cela fait partie de leur travail et ne les enchante pas particulièrement ! Repos du dimanche dans une région si belle, boisée et verdoyante, que je suis descendu du train, au hasard, pour m’installer dans l’auberge d’un village agréable. Promenades, bains de soleil, calme dans mon corps et dans mon esprit. Je relis ce beau, très beau livre de Romain Rolland : Colas Breugnon. C’est bon ! Et c’est heureux, car après Wetzlar, la dernière ville où j’ai encore un nom, une adresse et une heure pour ma Conférence, je ne sais plus rien pour la suite de la tournée... j’ai pourtant téléphoné à Trèves, de Hambourg, de Hanovre, j’ai écrit, mais Mayence est restée muette. Je me renseigne pour parvenir jusqu’à Neuerburg, près de la frontière belgo-luxembourgeoise : partant à 8 heures le matin, j’y arriverais après cinq changements à 20 h.30... pour une Conférence fixée à 20 heures dans un lieu dont j’ignore tout ! Je décide de ne pas téléphoner à Mayence et me prépare pour la conférence. Je suis reçu dans la somptueuse villa de la Présidente de «l’Association franco-germanique», P.D.G. d’une usine d’appareils photographiques. La conférence est ratée, elle est truffée d’une chorale enfantine française et d’une autre allemande. Je dois parler dans les deux langues, car le public est allemand et français : les enfants quand ils ne chantent pas, chahutent, les Français ne comprennent pas l’allemand, les Allemands ne comprennent pas l’humour ! Une heure avant la Conférence, on me prévient que Mayence a téléphoné, je dois être le matin suivant à dix heures dans une école de Bitburg, à 42 km. au Nord de Trèves, au lieu de Neuerburg prévue pour le soir. Tout le monde autour de moi essaie d’organiser un itinéraire de nuit : impossible, ni par train, ni par avion ! Même avec la voiture militaire mise à ma disposition, ce trajet est infaisable, car tous les bons chauffeurs sont en Algérie. Plus rien à faire pour la soirée, après la conférence. Le matin, j’appelle tôt la mairie de Bitburg où personne n’est au courant de cette conférence, jusqu’au moment où quelqu’un se souvient qu’elle devait effectivement avoir lieu à 10 heures devant une réunion régionale des Éducateurs. Il est 10 h.30. Conférence annulée ! ! Ma première réaction, est de prendre le train et d’aller à Mayence. A quoi bon ? J’y renonce. Et je vais à Mannheim où je retrouve des amis et me repose pendant deux jours, avant la Conférence à Germersheim. Encore une étape ratée ! A la gare, personne pour m’attendre. Je téléphone à l’Institut, le Directeur est parti pour 48 heures et sa femme ignore mon nom et ce que je viens faire là ! C’est la Fête-Dieu et rien n’a pu être organisé pour ce jour là. C’est certainement une erreur ! Je demande qu’on vienne me prendre en voiture, car je veux voir, à l’Institut même, ce qui se passe. On joint le Professeur de Français, il arrive pour s’excuser, perplexe, aimable, correct, affirme qu’il n’y a pas d’erreur, que ma conférence doit bien avoir lieu ce soir et que le Directeur le savait : sa signature au bas de l’affiche annonçant la Conférence le confirmant. Pas question de tenir compte de la Fête-Dieu, on m’avait annoncé pour le 17 mai - alors que j’étais à Essen - une centaine d’étudiants étaient venus, fâchés et déçus d’être renvoyés, il ne faut pas les décevoir une seconde fois. En effet le public est jeune et nombreux et à l’initiative du Professeur de Français, la soirée se prolonge après la conférence et je fais entendre deux mouvements de l’ « Improvisation » autour desquels on discute d’une manière intéressante. Mayence le 1er juin où je rencontre Else. Le soir, Conférence à Alzey, très petite ville et très chaleureux public de jeunes. De nouveau Mayence avec les comptes à faire avec l’organisation ! ! ! On peut parler des Juifs, des Auvergnats, des Arméniens, des Ecossais, ce sont des novices à côté des comptables de Mayence. ... Il a fallu marchander encore pour 30 marks, à la fin. Et ils n’ont rien voulu admettre de toutes les erreurs qui caractérisent cette tournée. A Wiesbaden, j’ai le plaisir de rencontrer le Directeur du Centre d’Études du Palatinat, venu à la Conférence et qui veut organiser une tournée pour moi dans sa région. Il reste à parler à Munich, le 7 à Kornweisheim et à Lúdwigsburg, à rencontrer à Stuttgart les Langenbeck et Helga Böhmer et enfin, enfin à prendre l’Orient Express pour être à la maison le 9 juin ! ! ». Et c’est le premier de ce mois de juin que ma mère s’est éteinte, à Budapest. CHRONIQUE FAMILIALE. 1956

C’est au moment du départ de Paul pour l’Allemagne, le 15 mai que la Chorale de Pampelune est venue chanter a Paris. Maritzu Morondo, qui depuis son arrivée, a essayé de nous joindre par téléphone, parvient à m’avoir. Le coffre, acheté par nous, en mars, en Navarre, à un paysan qui avait bien voulu l’extraire de son poulailler où il servait de réserve à grain, trône sur le toit du car qui a amené la Chorale, d’Espagne. Depuis plusieurs jours, il se promène ainsi dans tout Paris, qu’il contemple de haut après avoir passé sa jeunesse dans une sacristie et son âge mûr dans une ferme. Je dois trouver une solution pour faire transporter l’encombrant objet à la maison. J’essaie bien d’organiser un voyage éclair jusqu’à Issy avec le chauffeur et le car, entre le transport de la Chorale à la Sainte Chapelle et le début du concert, mais en bons Espagnols, chauffeur, chanteurs et chef arrivent juste à l’heure pour commencer le programme. L’hôtel qui héberge la Chorale, croyant qu’il s’agit d’un coffre à bijoux me propose son coffre-fort ! mais devant la taille de la chose m’offre de l’abriter dans une cave bien sèche en attendant le retour de Paul. Je n’oublie pas de donner un pourboire au chauffeur, craignant que l’étourderie de Luis Morondo ne fasse faire au coffre un retour vers Pampelune. Les enfants de ma classe, avant le congé de Pentecôte, sont agités. La raison : ils sont saturés chez eux, de radio, de télévision, le jeudi, de cinéma. J’ai pourtant ce mois-ci un programme qui les passionne : la vie des Noirs, en Afrique et je trimballe une documentation impressionnante : objets, instruments, tissus, photos. J’obtiens de bien beaux dessins avec les modèles proposés : le récipient garni de perles, les calebasses, les pendentifs, le pagne, les instruments. Tous ces objets leur plaisent, comme en général tout l’art populaire, proche d’eux. Mais il me faut sans cesse endiguer une exubérance que la forme d’enseignement non conformiste et hors de la routine pédagogique que je pratique favorise, chez ces gosses maintenus en état d’excitation permanente, par les médias qui règnent chez eux. Sacré métier qu’il est impossible de faire en s’en moquant et qui vous prend non seulement le cerveau, mais encore plus le cœur, J’ai passé le disque Folkways, avec les musiques d’Afrique et Youcef a littéralement mimé - pour son propre plaisir sans s’occuper des autres - ce qu’il entendait, avec, sur le visage, une joie extatique. Les vacances de Pentecôte viennent à point pour calmer tout le monde. Je pars avec les enfants et Martine Ferry à la Vieille Maison. Nous y retrouvons les chattes familières, Robin a du plaisir à travailler dans le jardin et avec les enfants de l’horticulteur voisin. Il parait même qu’il travaille fort bien et d’une manière très organisée. La dernière nuit, ils veulent la passer dans le foin au-dessus de la petite maison de la cour, en compagnie des chattes. Et de ma chambre je les entends longtemps, joyeux, égrener tout le répertoire des «Frères Jacques» qu’ils affectionnent. «La Vieille Maison» si belle qu’elle soit, a pour nous, surtout pour Paul, un énorme défaut. Jusqu’à présent, occupés que nous étions à taper, gratter, frotter, à faire nous-mêmes du bruit, nous n’avons pas réalisé que nous étions entourés de bruits. La maison est en plein village, dans une cour commune, et maintenant que nous pouvons nous installer au piano et à nos bureaux pour faire autre chose que de la menuiserie ou de la peinture, nous nous apercevons que jamais le silence ne régnera ici comme il régnait dans notre modeste «Verduron». Pour Paul, c’est dramatique. Je suggère d’aménager pour lui, une pièce qui donne sur le jardin calme. Mais il faudrait beaucoup de nouveaux travaux pour cela, alors qu’une dizaine de pièces sont déjà prêtes. Le problème est là, que nous ne savons comment résoudre. . . la solution interviendra d’une manière inattendue, dans quelque temps. C’est bientôt le mois des examens pour les enfants : l’insouciant Robin passe le concours d’entrée en sixième au lycée de Sèvres et Miroka le B.E.P.C. après un dernier week-end de détente à Vézelay. Miroka pose quelque problème, ou plus exactement les rapports entre Paul et elle me posent quelque problème. Pendant les quelques semaines que Paul a passées dernièrement avec nous, entre deux voyages, il n ’a cessé de réprimander les enfants. Or Miroka a la même sensibilité que son père et sous des apparences de frivolité, souffre certainement plus que son frère des remontrances et d’une trop grande sévérité. Après le dernier départ de Paul, elle a été prise d’une crise de désespoir et de découragement. A la veille d’un examen, c’est assez fâcheux et je dois employer toute ma persuasion pour lui redonner courage et confiance en elle. Elle a travaillé dur cette année avec enthousiasme et cran. Elle mérite de garder intactes, ses forces. Elle aime beaucoup son père et surtout l’admire - mais sans le montrer. Tout ce qu’il lui dit l’atteint plus profondément qu’il ne le croit, mais perd de son efficacité car le désespoir efface toute objectivité et le sentiment d’une injustice enlève toute valeur au reproche. Les défauts qu’elle a, sont ceux de son âge et nous ne devons jamais oublier ce que nous avons été, nous ! Paul a beaucoup de raisons d’être mécontent, découragé, soucieux, mais cela ne concerne pas les enfants. Depuis bientôt seize ans j’ai employé beaucoup de mes forces, à faire de Miroka ce qu’elle est; depuis onze ans, de Robin ce qu’il est. Moi seule sais qu’elles ont été parfois mes difficultés et combien j’ai su éviter à Paul, souci et problème à leur sujet. J’ai mis à cela ma volonté, mes connaissances, mon temps, mes forces souvent. Il faut que Paul le comprenne et garde intacte la joie que peuvent nous donner nos deux enfants solides, physiquement et moralement - malgré quelques défaillances bien normales. Robin sait ce qu’il veut sous une nonchalance organisée. Il communique peu mais semble heureux. Miroka est à cet âge difficile où plus rien n’est simple : elle a quitté son groupe d ’Eclaireuses - en ayant assez dit-elle - de porter des socquettes ridicules ! ! ! - tout ce qui lui plaisait à la maison est maintenant objet de critique, et notre fantaisie lui paraît dérisoire : «Chez Jocelyne il y a de «vrais» meubles, une vraie chambre à coucher, une vraie salle à manger, en beau bois... » Elle aimerait avoir pour famille celle de Martine. Il est vrai que Gilles et Claude Ferry et leurs enfants semblent la famille modèle et pourtant . .., autant Miroka se sent à l’aise chez les Ferry, autant Martine se sent à l’aise chez nous, loin de ses parents ! Il faudrait organiser des échanges de parents pour les enfants, cela établirait une sorte d’équilibre et ramènerait peut-être l’harmonie dans les familles. Tout cela n’est pas dramatique mais complique un peu la vie, d’autant plus que je tiens à tenir Paul écarté de ces problèmes du moment, lui demandant seulement patience et indulgence. Examens passés avec succès, les départs s’organisent. Robin, toujours amateur de musique, est inscrit pour un séjour d’un mois à la fin des vacances, dans un Centre musical en Normandie, fort bien agencé pour mêler harmonieusement plein air, jeux, étude d’un instrument, chant choral. Grâce aux leçons de solfège que mon père a données aux enfants lorsqu’ils séjournaient à Saint-Briac, Robin, très fort en déchiffrage est enchanté par cette forme de vacances dont il se promet de multiples joies. Miroka a choisi un séjour, en Italie, près d’Intra, dans une colonie internationale qu’elle doit rejoindre le 3 août. Alors, jugeant que nous avons déjà beaucoup travaillé pour la «Vieille Maison», nous décidons de faire en juillet avec la 2 CV.-couchettes et une tente, un long périple qui nous permettra de déposer Miroka à Intra, et de rentrer tranquillement, avant d’accompagner Robin en Normandie. Joyeuse équipée pour au moins trois d’entre nous, Miroka renâclant parfois à partager nos agrestes joies! Nous partons le jour de son anniversaire et espérons fêter joyeusement cet événement à l’arrivée à Strasbourg. Las! Nous traversons des pluies telles que la voiture en est inondée, et qu’après beaucoup de fatigue nous arrivons à un terrain de camping si détrempé qu’il est impossible d’y planter la tente. Abandonnant pour la soirée, les projets de sortie, nous sommes bien aises de nous coucher au sec, Paul et Robin dans la voiture, Miroka et moi dans l’abri sommaire du camp... l’une sur un brancard, l’autre sur un tapis!.. C’est en Allemagne que nous voulons acheter nos matelas pneumatiques. Cette première mésaventure est oubliée car le soleil brille le lendemain où, après la visite du Musée Alsacien, c’est pour Robin, le coup au cœur du passage de la première frontière. C’est le Wurtemberg, la traversée de la Forêt Noire et le soir - toujours sans matelas pneumatiques nous couchons à l’hôtel - la découverte joyeuse des énormes édredons sur les confortables lits. Miroka abandonne ses états d’âme d’adolescente pour se livrer avec Robin à d’acrobatiques culbutes dans le duvet douillet ! La couronne de moissons orne la porte de l’auberge et la campagne entière sent le chaud du blé coupé. Nous passons le Danube - « le fleuve de papa » et après enfin l’achat des pneumatiques, le pittoresque d’un marché aux cochons, nous traversons notre seconde frontière pour entrer en Autriche où longeant La Lech nous passons à Reute que je connais depuis mon « Village Magique » de 1950 et nous arrêtons à Rieden pour y loger une semaine à la «Gasthaus Kreuz». L’hôtesse y est charmante, a une fille Angela de l’âge de Miroka, et Robin trouve un camarade de son âge Andreas pour la pêche dans le torrent et les jeux. L’endroit est beau et reposant. Nous allons jusqu’au Plansee, ce lac où je passai de si heureux moments. Nous assistons à quelques fêtes et les enfants font la connaissance de la célèbre famille Engel la mère, le père, quatre fils et trois filles, qui promènent leurs instruments, leurs danses et leur talent souvent loin du Tyrol. Nous laissons parfois Miroka et Robin avec les camarades de leur âge et «prospectons» - pour y trouver des objets populaires à sauver de la casse ou du feu - les petites vallées des environs. Un jour, après une rude montée, nous arrivons à des huttes d’alpage. Un gamin rencontré nous demande quelques groschen. C’est la première fois qu’un petit montagnard fait cela. Cela donne une idée à Paul : - « Je veux bien te donner de l’argent, mais il faut que tu le gagnes. » - « Comment Monsieur ? » - « Eh bien, tu vas aller chercher tous tes camarades et vous allez demander à vos mamans la permission de ramasser toutes les vieilles choses dont elles ne se servent plus et qu’elles veulent jeter. Je vous achèterai ce qui m’intéressera. Je reviendrai dans deux heures, tâchez de ramasser beaucoup de vieilles choses mais attention : les mamans doivent être d’accord, je n’achète rien sans leur permission » Le gosse file, enchanté de l’aubaine. Nous revenons, comme promis, au bout de deux heures, pour trouver, égayée sur la pente, une marmaille encombrée de «trésors» : lanternes, plats à lait, moules à beurre, poteries et mille inutilités de bois ou de ferrailles. Les greniers et les bûchers ont été bien explorés, chacun espère être récompensé de son effort. De loin, les mamans contemplent le marché, se demandant quels innocents vont bien pouvoir s’intéresser à tous ces débris ! Nous admirons, choisissons et nous arrangeons de telle sorte, que chacun, heureux vendeur ou non, ait son gain. Tout le monde est content... nous aussi, mais voilà qu’arrive encore, aussi vite qu’il peut le faire sur ses petites jambes, le plus minuscule de toute la bande, brandissant à bout de bras son «trésor» : un vieux rond de poêle cassé! Il avait tellement craint d’arriver trop tard. .. Naturellement nous achetons cela aussi, et le petit n’est pas le moins heureux ! Nous quittons la si sympathique Gasthaus, où Miroka est déjà invitée à venir parfaire son allemand, l’an prochain - ce qu’elle fera -. Visite d’Innsbruck mais nous avons hâte de quitter la ville trop envahie de touristes. Le toit de la voiture est ouvert : les enfants souvent debout, braillent une scie sortie d’on ne sait où et dont ils ne connaissent que cette seule phrase : «Sœur Marie-Louise vient d’avoir quarante ans» ! Ce sera le leitmotiv de toute cette escapade, dit sur tous les tons et tous les modes. Il est seulement remplacé par la litanie «manger-dormir» à la fin de la journée où la voiture s’étant égarée sur un mauvais chemin, dans le Stubaïtal, nous nous demandons, complètement perdus par une nuit sans lune, si nous arriverons quelque part ! Nous y arrivons, à ce quelque part, près d’une ferme où on nous offre après un repas réconfortant le foin de la grange pour dormir. La nuit est trop fraîche et humide pour camper. Et puis, coucher dans le foin, est la grande fête, jusqu’au moment ou nous nous réveillons à moitié asphyxiés par la fermentation d’une herbe pas encore sèche ! Nous nous remettons avec un solide petit déjeuner et un bain dans le torrent avant de partir nous fixer pour quelques jours à Ranalt où là encore nous optons pour le confort d’une auberge de montagne. Un soir, alors que la nuit tombe assez rapidement, je monte imprudemment avec Robin, à la recherche de gentianes, au-dessus du village. Nous allons trop loin et arrivons brusquement sur une pente couverte d’aiguilles de mélèzes glissantes, qui mène directement à un à-pic. Nous sommes sommairement chaussés, et je suis prise de panique à l’idée d’avoir entraîné Robin dans cette aventure. Nous glissons lorsque nous voulons remonter la pente, nous accrochant à ce que nous trouvons de buissons d’airelles. Et c’est Robin qui, tranquillement, me rassure : « Ne t’en fais pas, Mamy, suis-moi, je vais retrouver le chemin » - alors que cramponnée à un tronc je commence à désespérer. La nuit est pratiquement tombée et c’est mon bonhomme de douze ans, guidé par je ne sais quel instinct, qui retrouve sans s’affoler, au bout de notre périlleuse remontée, le chemin vers le village. On nous y attend, inquiets, car on sait la pente aux gentianes dangereuse. Et je n’oublierai jamais le calme, la présence d’esprit, l’initiative de ce petit garçon peu démonstratif et si efficace. Le lendemain, la famille m’expédie pour me remettre de mes émotions - on sait qu’en général la solitude me calme ! - seule - par des chemins sûrs - vers la «Mütterbergeralm» à quelques heures de marche. Là, je me régale, à la hutte, de ces délicieux «petits riens de l’Empereur» les «Kaiserschmarren» avant de redescendre vers la famille qui a passé sa journée au bord du torrent. Jusqu’à présent, Miroka a bien «suivi », de bonne humeur, et heureuse semble-t-il. Mais voilà que lui prend, on ne sait quelles nostalgiques pensées. Lorsque nous parvenons à un splendide point de vue, elle tourne systématiquement le dos au paysage, s’assoit et joue aux osselets ! ! ! Elle craque tout à fait lorsque nous décidons de gagner une certaine « Stockalm » qui recèle - nous a-t-on dit - une merveille de buttermodel - de moule à beurre - à plusieurs compartiments comme il s’en fait rarement. La «Stockalm» est à une altitude raisonnable, mais il faut l’atteindre par des terrains variés. C’est d’abord une tranquille promenade le long du torrent qu’on abandonne bientôt pour un chemin empierré que la plus récente pluie a quelque peu bousculé. Les mélèzes apparaissent et sèment un tapis glissant sur le sentier qui devient de plus en plus raide et tortueux. Une clairière ! On espère apercevoir la hutte. Non. De nouveau, la forêt plus sombre. Paul, malgré son enthousiasme, s’arrête souvent. Miroka - pourtant excellente marcheuse quand il s’agissait d ’accompagner les Eclaireuses - devient piteuse sportive en famille elle renâcle, trébuche, gémit, ronchonne et soupire. Seul, Robin, infatigable comme un cabri, et incapable de suivre le chemin, sautille à gauche, à droite, met son nez sur chaque fleur, capture, au passage, des spécimens de « pierres rares » qu’il enfouit dans la poche de poitrine de son anorak et prend l’allure d’un petit kangourou folâtre. Le chemin se divise, sur un arbre deux flèches, deux écriteaux, notre but est encore à trente minutes de marche... Nous pensions pourtant être arrivés ! Miroka s’effondre sur un tronc humide, se met à pleurer, affirmant qu’elle ne fera pas un pas de plus, incapable d’un effort supplémentaire. Conseil de famille. Je propose qu’elle redescende seule vers l’Auberge où elle nous attendrait : cela lui convient encore moins, elle ne veut pas nous lâcher et souhaite seulement nous voir abandonner l’entreprise. Ma sérénité commence à me fuir : je m’étais tant réjouie de cette montée, de l’effort, du plaisir de l’arrivée et voilà que tout est gâché. Paul fait à mi-voix un long discours à sa fille pour la convaincre que son amour-propre est en jeu ! soupir. Encore soupir ! Une pluie fine se met à tomber, de gros nuages nous environnent. Il faut décider : la hutte à trente minutes, le village à quarante-cinq minutes, l’art populaire l’emporte sous le fallacieux prétexte de trouver plus vite un abri. Ce qui nous reste à faire, est en réalité, le plus difficile. Bien sûr, on aperçoit un moment, la hutte au-dessus de nous, à la sortie d’un bois. Mais les nuages la cachent aussitôt, pas assez vite cependant pour nous empêcher de repérer le moyen de l’atteindre. .. à notre avis, le plus rapidement possible. Si peu montagnards nous sommes ! Nous franchissons une barrière, et enfouis dans une herbe trempée, sans le moindre sentier en vue, nous nous trouvons sur une pente raide. Nous nous cramponnons à la clôture qui grimpe - nous l’avons constaté avant d’être enfouis maintenant dans les nuages - vers la hutte ; le tonnerre gronde à notre gauche. Nous sommes ruisselants mais plus rien ne nous arrête. Même Miroka a retrouvé sa force et ses pieds ! Hors d’haleine, exténués, inondés, nous parvenons à la hutte, au moment même où l’orage éclate autour de nous ; éclairs et tonnerre environnant l’abri. Les vaches et les chèvres arrivent aussi, tout le monde s’engouffrant à l’intérieur, nous plus ahuris que les bêtes qui semblent habituées à ce genre de rentrée tumultueuse. Une odeur de lait suri nous prend à la gorge. C’est ici que se fait le fromage. L’énorme chaudron est suspendu - vide pour le moment - à côté du feu qui brûle, à terre même, dans un coin de la pièce. Robin est le plus ravi de l’aventure, Miroka est réconfortée par le feu, Paul se réjouit de la proximité du fameux moule à beurre... L’orage est si violent, les nuages sont si opaques que la nuit est là. Il n’est plus question de descendre ce soir. On nous prêtera des couvertures et nous coucherons dans le foin au-dessus de l’étable. Nous dînons d’œufs, de beurre et de crème. Paul aborde le sujet du moule à beurre... Hélas, l’objet a été brûlé il y a peu de temps. On emploie maintenant des moules en métal... Bien sûr, il était beau, nous dit-on, mais si vieux qu’il n ’était plus que du bois à brûler ! Paul sent tout à coup toute la fatigue de la montée s’emparer de lui. Le but de tant d’efforts parti en fumée ! Il ne se déclare pourtant pas vaincu et demande si d ’autres objets inutilisables de bois ou de métal ne traînent pas encore dans quelque coin. Il faut voir ! Nous voilà tous, munis d’une bougie, explorant les coins et les recoins : Robin n’est pas le moins intéressé ! Une cuillère de bois d’abord, qui servait à boire le petit lait lorsque le caillé avait été passé. Elle est belle, son manche curieusement crochu a été habilement réparé. Des plats à lait aussi, en bois, de toutes les tailles pour laisser reposer le lait. Tous sont très abîmés mais nous en découvrons un, immense et magnifique, réparé lui aussi, très habilement avec une plaque de cuivre martelé. C’est celui-là que nous choisissons pour l’emporter le lendemain. Le plus grand, c’est aussi celui dont le bois est le plus beau, d’un beau brun chaud, lissé par l’usage. Après une veillée qui ravit surtout Paul qui parle avec les bergers et Robin qui s’emplit les yeux et la mémoire de toute cette nouveauté, nous gagnons notre grenier où nous passons une nuit fort peu reposante. Là encore, l’herbe qui nous sert de matelas a été fraîchement coupée. Elle exhale, en fermentant doucement, de lourdes et tièdes vapeurs - Nous baignons dans une touffeur étonnante tandis que, dehors, l’eau ruisselle toute la nuit et que les orages se succèdent. Poésie des nuits dans le foin... J’y songe en me tournant et retournant, en réinstallant l’un ou l’autre qui - dans son sommeil pénible - se déplace... On nous dira plus tard, que ces vapeurs d ’étuve, sont excellentes contre les rhumatismes! Les vaches et les chèvres s’inquiètent , juste au-dessous de nous, leur remue-ménage berce nos cauchemars et nous nous levons au petit jour, exténués par cette moiteur et les mauvais songes. La café nous remet un peu. Il ne pleut plus, mais le ciel est une éponge, le pâturage, un lac d’herbes ruisselantes. Il nous faut redescendre après avoir remercié nos hôtes de leur hospitalité pour laquelle ils ne nous font payer qu’une très modeste participation à laquelle nous joignons l’achat des deux objets de bois. Et nous revoilà, tous les quatre, sur la pente que nous grimpions si péniblement il y a quelques heures. Il s’agit, cette fois encore de se cramponner à la barrière, pour atteindre la lisière du bois. Paul prend la tête de notre colonne. Il a pris soin de remonter les jambes de son pantalon pour affronter les hautes herbes. Les enfants le suivent, je ferme la marche. Mais tout à coup les trois «arrière» de la colonne s’arrêtent, accrochés à la barrière, pris d’une irrésistible crise de fou rire, derrière la cocasse silhouette d’un «chef de piste», essayant de lever au-dessus des herbes trempées, ses longues jambes nues jusqu’à mi-mollets, avançant par sauts précautionneux agrémentés de glissades impromptues, embarrassé par son butin : cet énorme «milchschüssel» qu’il essaie de maintenir serré contre son flanc ou dont il tente de se couvrir la tête - ce qui lui donne une allure encore plus incongrue de champignon déambulatoire. Paul n’entend pas partager notre belle humeur, les effluves nocturnes lui ont donné une belle migraine. Il a hâte de retrouver, dans la vallée un café fort et des chaussures sèches, et ces préoccupations lui ôtent tout humour. C’est, courroucé, qu’il se retourne vers nous, non sans, dangereusement déraper, pour nous déclarer le plus sérieusement du monde : - « Restez donc tranquilles, là-haut, parlez et riez un peu moins C’est en bavardant comme cela qu’on peut se couper la langue dans une descente comme celle-ci. En montagne, on se tait ! ! ». Notre hilarité n’est pas freinée, bien au contraire, mais une nouvelle glissade de l’un de nous, nous rend plus circonspects. Notre descente continue, plus calme dans la forêt, puis sur le chemin. L’humeur de Paul s’embellit avec le changement d’altitude.. Elle est au beau permanent, lorsque nous abordons les régions basses avoisinant l’auberge, les vêtements secs et le café fort. Et notre «milchshüssel» conservera lui aussi sa beauté, sombre et luisant; posé sur une huche ou suspendu contre un mur blanc, souvenirs d’orages tyroliens. La 2 CV s’alourdira encore de plats - sauvés du poulailler d’un curé - de poteries reléguées dans des caves. C ’est maintenant vers l’Italie qu’elle nous emmène par le col du Brenner et les Dolomites. Troisième frontière. Paysages méditerranéens, du Lac de Garde, du Lac de Côme, du Lac Majeur. Nous laissons Miroka le 3 août dans sa colonie internationale et flânons avec Robin qui s’installe confortablement - seul passager à l’arrière - par le Val d ’Aoste. Nous retrouvons glace et froid en passant le Col du Petit Saint-Bernard. C’est la France ! Nous prenons le temps de faire visiter à Robin le barrage de Génissiat et nous sommes le 7 août à Paris. Nos étapes ont été pittoresques. En montagne, nous avons aimé l’accueil modeste mais chaleureux des petites auberges sans prétention. Vers le climat plus chaud, nous avons campé dans les coins souvent les plus inattendus : un verger, un terrain de foire, en pleine nature. Notre seule tentative de monter la tente dans un vrai terrain de camping : celui de Como a été un échec : tant de monde sur si peu d’espaces, tant de bruits -l es appareils de radio tonitruants des Italiens ! Nous avons fini vers des lieux plus calmes : une Auberge de Jeunesse, où malgré notre âge, et au vu du nom de Paul Arma, on nous a gentiment accueillis. Quelques jours tranquilles à la «Vieille Maison» pour Robin, qui met ses souvenirs en place avant de partir « faire de la musique » à La Nouée dans l’Orne. Il nous écrit de courts messages un peu loufoques où se côtoient des «coiffures en brosse», des «coiffures en bol», des lits installés dans les «fours à chaud», des lunettes cassées qui sont entrées dans «moneux» (nous lisons mon œil !), des exploits à la piscine, des livres-de- chansons-de-papa à envoyer, et un morceau à quatre mains pour « jouer avec un petit camarade à un concert », et un autre concert où nous avons entendu de « l’orge » : « la Pastaurale de Jean Sébastient Bach » et un quatuor plus des « autres choses ». Et ce joyeux fantaisiste doit aborder une sixième dans quelques semaines ! Quant à Miroka, elle connaît à Vignone - son camp international - les camaraderies masculines, mais elle est la plus jeune et se sent, au début, un peu dépaysée. D’instinct, elle recherche la compagnie d’anciens scouts et éclaireuses qui séjournent aussi au camp. Elle ne semble pas s’ennuyer, fait beaucoup de marche, de danse populaire, de chant, et revient en bonne forme, nous rejoindre à la «Vieille Maison» le 31 août. Beaucoup de visites, pendant cette fin de vacances. Mais c’est là aussi que nous nous apercevons encore mieux, combien la maison est entourée de bruits et peu propice au travail dans le calme. Nous faisons Paul et moi un court voyage en Belgique où, laissant Paul à ses rendez-vous de travail, je revois Nelly et mes Cousines en Campine. Rentrées ! Robin est tout fier d’aller au Lycée. Miroka entre en seconde dans une des Sections techniques du Lycée. Toute l’année, nous avons eu des réunions de parents pendant lesquelles on n’a cesse de nous vanter l’avenir de ces Sections techniques nouvellement ouvertes dans l’Enseignement Secondaire. Il y a, à Sèvres, une Section Musique - mais Miroka garde un mauvais souvenir des leçons de piano : et le mot la fait fuir - aussi choisit-elle la Section médico-social qui a l’avantage d’ajouter aux matières traditionnelles des cours pratiques tous valables pour la préparation du Baccalauréat. Elle s’y trouve, au départ, désemparée, car les Sections techniques sont éloignées du bâtiment où elle avait ses habitudes et où sont restées beaucoup de ses camarades. C’est une difficile adaptation et les nouvelles amitiés qu’elle s’y fait ne sont pas des plus heureuses. Elle est aussi dans une forme physique moins bonne, - heureusement très surveillée par l’excellente pédiatre qui a mis au monde les deux enfants et qui les voit très régulièrement. Robin est inscrit aux Arts Décoratifs où il aura un jeudi par mois, un cours d’Histoire de l’Art - cette année la Préhistoire - qui correspond au programme de sixième, illustré par un documentaire et un film récréatif, et aux Musigrains où il ira au concert, un autre jeudi. Les loisirs restant sont réservés aux camarades ou aux sorties avec moi qu’il aime bien aussi : nous allons admirer l’automne dans le Parc de Versailles, et nous offrir parfois, après un déjeuner au Quartier Latin qui l’enchante toujours, un film. Miroka, elle, ne tient plus trop à ces sorties familiales et préfère de loin les rencontres avec ses camarades ! ÉVÉNEMENTS EN HONGRIE. 1956

L’été a été agréable et fructueux. Je me fais le petit plaisir d’écrire, en septembre au critique musical de «Arts», Jacques Bourgeois, après la lecture d’un de ses articles : « ... Depuis fort longtemps déjà, souvent même pendant mes tournées à l’étranger, je lis avec grand intérêt vos très vivants articles dans « Arts ». Je déplore sincèrement que les circonstances de ma vie, remplie de continuelles tournées dans de nombreux pays, ne m’aient pas encore donné le plaisir de faire votre connaissance et de vous féliciter de vive voix. Je suis, croyez-le, particulièrement heureux de saluer, en vous, un grand défenseur de la musique contemporaine, sous toutes ses formes et dans tous ses courants esthétiques ou autres, de cette musique contemporaine qui, à la suite des bouleversements sociaux, intellectuels et techniques de notre siècle, cherche plus que jamais sa voie, sa forme, son contenu, son avenir. Elle a un grand besoin de défenseurs objectifs comme vous. En lisant votre excellent article « Hommage à Bartók et à Chopin », je me réjouis, une fois de plus, de l’estime illimitée que vous portez à l’œuvre admirable de mon maître, Béla Bartók. De même, je suis entièrement d’accord avec vous, en ce qui concerne les qualités splendides de Andor Földes. Néanmoins, permettez-moi de vous signaler une petite erreur qui - involontairement, je le sais, puisque vous n’auriez pas pu le savoir - s’est glissée dans cet article. Bien avant Andor Földes, plus exactement depuis le mois de novembre 1925 ( après mes quatre années d’études et d’amitié avec Bartók ), j’ai été parmi les tous premiers à interpréter dans de nombreux pays européens, ainsi qu’à travers les quarante-huit États de l’Amérique du Nord, ses œuvres pianistiques. Lors de mes 500 récitals aux États-Unis - dont une partie a été organisée par « Pro Musica », le même groupement où Honegger, Ravel, Bartók et tant d’autres ont fait leurs débuts américains - j’ai été plus d’une fois sifflé, hué, en interprétant les œuvres révolutionnaires de Bartók, alors totalement inconnues là-bas. Depuis, en France également, entre 1935 et 1940, j’ai été le premier à jouer ses œuvres à la Radio et dans des concerts comme aussitôt après la Libération. Il est curieux que, justement en liaison avec la musique de Bartók, je sois amené à vous signaler une autre petite erreur, glissée dans votre article récent, intitulé « Sensation à Venise ». Là, vous dites : « Bis repetita... le compositeur se décida à un acte que personne n’avait jamais commis dans les annales de la musique... ». Je puis volontiers mettre à votre disposition quelques centaines de programmes de mes récitals, où j’ai donné des œuvres contemporaines de piano - la moitié environ de la durée normale d’un concert - reprises intégralement une seconde fois le même soir. De plus, en bas de mes programmes, se trouve imprimée la mention : Prière de ne pas applaudir. Ceci pour la raison suivante : je voulais absolument dissocier les œuvres elles-mêmes, sous leur présentation objective, de l’effet que peut produire sur l’auditoire la virtuosité ou l’excellence de l’interprétation. La dernière fois encore, à Paris, j’ai joué, lors de mon récital de piano, Salle de l’École Normale de Musique, les « Improvisations Op. 20 » deux fois - ce qui, d’ailleurs, a été mentionné dans le programme imprimé. Je suis heureux de vous apporter ces quelques précisions ». Me voilà, en octobre, de nouveau en route, et encore une fois vers la Suisse où je pars en voiture. J’ai à Genève, un concert et des enregistrements. Le concert fait partie de la série des «Premières auditions» du groupement que dirige Elisa-Isolde Clerc. Les interprètes sont déjà là : Françoise Siegfried, violoniste de Zurich, Claude Gafner, baryton de Lausanne. On répète ferme, tous paraissent infatigables, pleins d’entrain. Elisa-Isolde Clerc participe aussi, en tant que violoncelliste. Interview pour Radio-Genève, par William Jacques. Le même jour, après plusieurs répétitions, dans l’après-midi, je peux écouter la diffusion, par Beromünster, des «Trente-et-un Instantanés». Le travail marche bien, les répétitions sont sérieuses, je suis content... Avant le concert, je donne, à l’ « École Internationale», une conférence avec les «Negro-spirituals», très bien accueillis, et je fais un enregistrement des «Chants du Silence», à la Radio, avec Claude Gafner Le concert du soir a lieu devant un public, en grande partie, jeune. Le programme commence par la «Sonata da ballo» ; c’est ensuite avec Elisa Clerc, le «Divertimento n°4». Au début du dernier mouvement, le cocasse intervient ! Brusquement je n’entends plus le violoncelle mais un bruit insolite : c’est l’instrument en train de filer en avant et l’instrumentiste qui le poursuit ! Elisa Clerc reprend sa place, nullement émue, me fait signe et nous reprenons, le dernier mouvement dont la fin est accueillie par des applaudissements dont je ne saurai jamais s’ils saluent l’œuvre, les interprètes ou la performance du violoncelle ! La «Sonate» pour violon et piano est fort bien interprétée par Françoise Siegfried, et le concert se termine par les «Chants du Silence», sans plus d’incident ! Le lendemain, je passe pratiquement toute la journée à la Radio, avec plusieurs membres de la direction musicale : Colombo, Vuataz, Ami Châtelain, Rime. Le soir, je suis interviewé pour «Europe n°1». Le lendemain, départ pour Berne, visite à la direction musicale de la Radio. Vers le soir, Zurich. Le lendemain matin, répétition, avec Françoise Siegfried, de la «Sonate», que nous enregistrons dans l’après-midi, à la Radio. Robert Oboussier est là. Après l’enregistrement réussi, Oboussier déclenche un curieux débat, qui me surprend venant de la part d’un musicien remarquable et cultivé : il trouve l’utilisation des tierces pour un seul violon «inutile», car cela est très difficile - par contre facile pour deux violons ! Je suis consterné par cette conception surtout quand je compare les difficultés techniques de mon œuvre avec celles des œuvres pour violon de Paganini ! Je suis heureux de faire la connaissance de Paul Sacher, chef d’orchestre qui aida beaucoup Bartók, devenu son ami. J’éprouve le besoin de prendre un week-end de repos dans une auberge calme, vieille maison paysanne, loin d’une route nationale dans un village près de Berne. J’ai le temps de réfléchir, en ce jour qui précède mon anniversaire, mes pensées se succèdent tumultueusement, me poussant vers un examen de conscience, vers une sorte de bilan de ce que je voulais faire et de ce que je n’ai pas fait dans ma vie (et de ma vie), ce que j’ai fait et ce que je ne voulais (ou devais) faire, ce qu’il m’est arrivé et ce qu’il ne m’est pas arrivé. Le bilan me donne quelques regrets : je n’aurais dû faire que de la musique, puisque je l’ai choisie, et rien d’autre. C’est mon seul regret. C’est la seule constatation valable que je puisse faire en ce dimanche gris (et non sombre !). Le lendemain, retour à Berne, où j’enregistre, à la Radio, avec Claude Gafner, l’intégrale des onze «Chants du Silence» : un très bel enregistrement qui sera utilisé, de nombreuses années plus tard, pour un disque. Au cours de cet enregistrement qui dure assez longtemps, nous faisons quelques pauses. Pendant l’une d’elles une ravissante jeune fille entre dans le studio, vient vers moi et me dit «Maître, en établissant les dossiers pour les cachets, nous nous sommes aperçus qu’aujourd’hui c’est votre anniversaire. Alors, je vous offre cette boîte de chocolat - et ce petit ours, symbole de Berne - de la part du secrétariat» ! Un geste pareil, dans une administration, n’arrive qu’une fois dans une vie. ! Après un peu de flânerie dans la campagne de cette Suisse alémanique, halte à Bâle, pour passer un bon moment avec le directeur de la musique de la station radio, Conrad Beck, excellent compositeur, de commerce agréable, ayant malheureusement opté pour le métier de fonctionnaire, ce qui enlève fatalement à un artiste aussi doué que lui l’épanouissement total dans la liberté et dans l’indépendance, en tant que créateur. Après Bâle, je monte à La Chaux-de-Fonds, pour y rencontrer Manette et Paul Seylaz, - lui conservateur du Musée - tous les deux accueillants et sympathiques. Il est grand spécialiste de la fondue, explique longuement comment la consommer et comment il ne faut pas car, dit-il, «Si vous faites une erreur, alors on vous sort fatalement les pieds en avant» ! Après le dîner, avec un groupe d’amis, c’est l’écoute de l’«Improvisation» et une discussion tard dans la nuit. Retour par Morteau, le temps est superbe, un paysage d’automne débordant de couleurs, de lumière. Je décide de visiter quelques hameaux et villages jurassiens, pour faire une petite « enquête» et découvrir quelques objets anciens. On me fait visiter une cuisine paysanne, dont le plafond est voûté dans toute sa longueur. Au milieu de la cuisine, une cuisinière actuelle, avec un bout de tuyau de 50 cm. environ, placé verticalement, par lequel la fumée monte se déposer sur le plafond déjà tout noir. La cuisinière remplace le feu ouvert du passé d’où la fumée montait déjà vers le plafond. Je déniche quelques objets anciens qui s’ajoutent à notre collection et que je fais admirer au passage, à mon ami, le curé de Bonnétage. Je vais coucher à Besançon. C’est dans cette ville qu’on m’a fait découvrir une des versions de l’origine du mot ogre, avec ce récit : « ... En 926, nouvelle catastrophe. Les Hongrois dont le flot a déferlé sur le Jura, s’emparent de la ville. Convaincus que chaque ennemi tué sera, dans l’autre monde, un serviteur, ils s’en donnent à cœur joie. Après le massacre, le sac et l’incendie complètent le désastre. C’est le souvenir horrifié de ces féroces cavaliers, grands mangeurs de viande crue, qui a donné naissance au mot et aux histoires d’ « ogres » ! ! » C’est le 25 octobre, en sortant de mon hôtel, à Besançon, que je vois les gros titres des journaux : «Révolution en Hongrie. L’armée soviétique et l’aviation attaquent les insurgés». Ce qui est faux, en partie. Mais depuis quelque temps le peuple hongrois bougeait, à l’exemple du peuple polonais. La direction du Parti le comprenait qui avait, à la session de juillet 1956 de la «Direction centrale du Parti des Travailleurs Hongrois», remplacé Matyäs Ràkosy dans son poste de premier secrétaire du Parti et de membre du Comité politique par Ernö Gorö, qui avait aussi organisé le 6 octobre, une mise en scène macabre de «funérailles de réhabilitation» pour Rajk et ses compagnons - pendus pour titisme il y a quelques années - où les officiels, les familles des assassinés - réhabilités et la foule s’étaient inclinés devant des cercueils... vides ; qui avait réintégré, le 14 octobre, au Parti, Imre Nagy, le «Gomulka hongrois» communiste sincère mais partisan d’une démocratisation du régime. Cela incite les étudiants à fêter, la victoire polonaise de Gomulka qui avait amorcé la déstalinisation. Les réunions se multiplient au «Cercle Pétöfi», à l’Université. Les étudiants font tomber la statue de Staline, réclament l’abandon de la langue russe, en Hongrie. 300 000 personnes défilent à Budapest, réclamant le retour de Nagy au gouvernement même, une politique indépendante de celle de l’Union soviétique, certains veulent l’abandon du Pacte de Varsovie. C’est plus que le Gouvernement n’en peut admettre les A.V.O. (police secrète de l’État) tirent sur la foule, le 24 octobre, tandis que la police et l’armée se rangent du côté des manifestants. Les chars soviétiques sont alors amenés à Budapest, tirent : 350 morts, des milliers de blessés. A la fin d’octobre, Imre Nagy, réclamé par les étudiants et Janos Kadár sont appelés à la direction du Parti, confiée à un Présidium de six membres. Les conseils ouvriers exigent un gouvernement sans aucun ministre de la période stalinienne. Les événements se succèdent rapidement : Kadár se sépare de Nagy et forme un gouvernement ouvrier paysan ; les troupes soviétiques qui avaient quitté Budapest y reviennent et entrent en action, au début de novembre. Le 7, toute révolte est écrasée, l’exode vers l’étranger commence. Imre Nagy sera exécuté en 1958... Les détails arrivent, tragiques et confus jusqu’à nous. Mais déjà, bouleversé, en apprenant les premières nouvelles, à Besançon, j’ai repris la route à l’aube du 26 octobre et suis rentré à Paris, décidé à entreprendre quelque chose. Mais quoi exactement ? Je devine que - à la base du pacte de Varsovie - les pays occidentaux ne peuvent rien faire. Indignation et révolte montent en moi, je suis résolu à agir, pour ma propre dignité. Je cherche les amis qui se joindraient à moi pour élever une voix collective de protestation. Jean Cassou est absent. Claude Aveline n’est pas à Paris. Vercors ? mais Rita, sa femme est inconditionnellement fidèle à la politique de l’U.R.S.S. Je cherche désespérément René Cassin, il est introuvable. Et pendant ce temps, les appels anxieux des membres de «l’Union des Ecrivains hongrois» qui occupent la maison de la Radio, encerclée par la police, se poursuivent. J’attends une réaction de notre Syndicat National des Auteurs et Compositeurs de musique. Il reste muet. J’écris le 11 novembre à son secrétaire : « ... J’ai le regret de me trouver dans l’obligation de vous remettre ma carte et de vous prier de prendre connaissance de ma démission du Syndicat National des Auteurs et Compositeurs de Musique. J’attendais, en effet, que la dernière réunion du Bureau prenne une position en face du drame hongrois, à la suite de l’infâme intervention soviétique contre laquelle se dresse, aujourd’hui, le monde civilisé. Le S.N.A.C. est resté muet, comme déjà le Bureau confédéral de la C.G.T. - dont il fait partie ! Cette attitude « neutre » représente, à mes yeux, une complicité manifeste - complicité à laquelle il ne m’est pas possible de m’associer... ». On me répond «neutralité» n’est pas «complicité» ! et souci, pour un Syndicat de «conserver un apolitisme total». Et pourtant, le S.N.A.C. adressera quand même à ses confrères auteurs, compositeurs et écrivains hongrois l’expression profondément émue de sa douloureuse sympathie ... Nous signons le «Manifeste des Intellectuels» ou se rencontrent, parmi des centaines d’autres, les noms de Maurice Genevoix, Marianne Oswald, Henri Sauguet, Roger Ikor, Bertrand de Jouvenel, Jean Camp, Maurice Clavel, Emile Henriot, Florent Schmitt, Robert Sabatier, Suzanne Flon, Jean Delannoy, Maurice Henry, Frank Edgar... Franc-Tireur écrit le 13 novembre : « Comme on le voit, la vague de signatures s’élève, le mouvement de protestation contre l’assassinat du peuple hongrois ne cesse pas. Le sursaut est si vaste qu’un trouble salutaire a gagné les milieux les p lus engagés dans le stalinisme intellectuel... On avait appris avec un certain écœurement que M. Yves Montand s’apprêtait, malgré les événements de Hongrie à faire une tournée en U.R.S.S.... On précise depuis quelques jours que M. Yves Montand a compris et plutôt qu’on lui a fait comprendre que ce voyage n’était pas opportun. Il y renonce provisoirement. Nous n’osons espérer qu’il renonce définitivement bientôt à ce qu’il croit être le socialisme. Quant au Maître Picasso qui ne jurait que par Aragon, on le dit bouleversé. Il semble en effet que le génial auteur des « Massacres de Guernica » n’a pu rester insensible aux massacres de Budapest...». On lit dans le Figaro du 17 novembre : « Les intellectuels français ont entendu l’appel pathétique des intellectuels hongrois qui se sont dressés contre la tyrannie soviétique et qui luttent aux côtés des Travailleurs avec un magnifique héroïsme pour conquérir la liberté, les assurent de leur ardente admiration et de leur solidarité signalent que les dirigeants du Kremlin, en envoyant leurs tanks et leurs avions tirer sur les insurgés, on refait de Moscou, comme au temps du tsarisme, la capitale de la réaction absolument mondiale reprenant, face aux efforts d’émancipation des peuples, le rôle de super-police sanglante, qu’ont tenu la Sainte Alliance et les Versaillais, mettent ces massacreurs au ban de l’humanité et flétrissent les chefs communistes des pays libres qui, en restant dans leur sillage, se couvrent les mains du sang du peuple hongrois, invitent tous les intellectuels libres à s’associer à cette déclaration ».

Je m’inquiète aussi pour ma famille. J’ai, à Budapest, mes deux sœurs, ma nièce et mon neveu ; je m’adresse à la Croix-rouge Internationale, pour tenter d’avoir de leurs nouvelles. Ici, les reportages sont, jour après jour, de plus en plus inquiétants. La population manque de tout, la vie est totalement perturbée. Dans notre impuissance, la seule chose qui nous semble encore possible est d’essayer d’aider au moins ceux que nous connaissons. Le beau-frère de ma sœur Clara, chargé de mission de commerce extérieur de Hongrie, est resté bloqué à Paris et attend de pouvoir rentrer à Budapest. Avec l’aide d’un ami, inspecteur de la santé publique à Paris, je parviens à acheter, sans ordonnances, une énorme quantité de vitamines, d’antibiotiques, etc., que je lui confie lorsqu’il peut enfin partir. Nous apprendrons plus tard que la plus grande partie de ces médicaments aura été distribuée à des amis et camarades et qu’une infime quantité seulement parviendra jusqu’à la famille. Au milieu de tant d’angoisses, la vie de tous les jours essaie de continuer. En novembre, il y a, une réunion des anciens du « Cercle International de Jeunesse », pour y accueillir Krischna Kaskar, aujourd’hui Ministre de l’Information de l’Inde. Edmée a grand plaisir à retrouver Krischna à peine changé, toujours souriant, toujours long et maigre, Si maigre ! Il y a trop de monde pour pouvoir parler d’une manière intéressante avec Krischna et nous partons assez vite. Je prépare un récital de piano pour la Radio des œuvres de Bach, Frescobaldi, Rossi et Bartók que j’enregistre le 24 novembre, et le lendemain le 25 novembre, nous allons attendre, à la Gare de l’Est, le premier convoi des réfugiés hongrois passés par l’Autriche. Nous y retrouvons Roland Assathiany du «C.I.J.», envoyé par le Ministère de la Santé Publique. Tous ces visages gris, aux traits tirés, qui se pressent aux fenêtres quand les wagons ralentissent le long des quais ! Ce sont pourtant presque tous des visages jeunes, très jeunes parfois. Les vêtements sont souvent des vêtements de fortune, distribués dans quelque centre de Vienne ou d’ailleurs, et les bagages, de pauvres paquets mal ficelés, un cageot, un carton où sont quelquefois accrochés quelques jouets, un ballon, une poupée. Triste cortège d’exode, gris, muet, patient, résigné... A partir de ce moment, nous examinons tous les moyens pratiques, matériels, professionnels et humains d'aider le plus grand nombre de réfugiés. Il y a d'ailleurs un immense mouvement de solidarité qui se manifeste en France dans tous les milieux. Un «Comité des Réfugiés Hongrois» est organisé rue Grange-Batelière, avec lequel je suis en rapport constant, comme je suis en contact avec la C.I.M.A.D.E., groupement d'aide confessionnel. L’Université - par l'entremise des Comités Etudiants et Sananès - prend un rôle très important. La première chose que je décide : une exposition-vente de mes partitions et de nos ouvrages au profit de la Croix-rouge pour les Hongrois. Elle a lieu le 15 décembre dans une Galerie du Boulevard Saint-Germain appartenant à une amie du peintre Theo Kerg qui met en vente à cette occasion une lithographie d'une de ses œuvres et les «Frères Jacques» nous y assistent. Le 20, une émission de radio est consacrée, en partie, à la «Gerbe Hongroise» chantée par Jacques Dutey. De son côté, Edmée organise, dans son école, une fête d'accueil pour des enfants hongrois, après avoir, pour ses élèves, évoqué ce pays lointain dont on parle tant, rendu plus proche subitement par l'actualité, avec un simple et émouvant poème de Pétöfi, une chanson enfantine, un disque de Bartók, quelques objets, quelques jouets, quelques livres d'enfants. Elle réprouve le silence de l'Éducation Nationale qui souvent submerge les écoles de circulaires ou de consignes à propos de «Journée de ...» «d'œuvre de ...» jusqu'à - dernièrement - une «Journée de l'O.N.U.» ou encore cette «Collecte en faveur des enfants d'Algérie» - lesquels ? - et qui, cette fois, n'éprouve pas le besoin de demander une «Journée de la Hongrie» faisant connaître un peu de l'âme du peuple magyar. Il n'est plus seulement question de manifester sa solidarité, uniquement par prise de position, signature «adresses de sympathie», récolte de fonds pour la Croix-rouge. C'est pourquoi notre appartement devient, à ce moment, véritable centre d'accueil. Les enfants campent par terre pour laisser leurs lits. Notre adresse devient une permanence où on peut toujours venir dormir, se baigner, manger. Je sers de chauffeur et de traducteur pour toutes les démarches à entreprendre. Grâce au Comité des Etudiants, beaucoup arrivent à être logés à la Cité Universitaire d’Antony, et nous achetons pour eux, ce que les Comités ne peuvent pas fournir. Il faut répéter qu’une fois de plus, la France se montre très hospitalière et que beaucoup de bonnes volontés se mobilisent, ici comme dans d’autres pays. Je réussis d’établir des contacts avec diverses personnalités à la Préfecture de Police, et de procurer à pas mal de réfugiés, des permis de séjours. Comme beaucoup ont quitté le pays brusquement, les étudiants ne possèdent aucun document scolaire - c’est sur ma parole que beaucoup obtiennent leur inscription dans des Facultés. Nous prenons complètement en charge une adolescente de dix-sept ans, Julia, qui a fui de Budapest avec un groupe de jeunes gens parmi lesquels Zoltan, qu’elle nous présente comme son cousin. C’est une fille étrange dont le comportement ne nous paraît pas très clair. Apparemment, ce n’est pas par idéologie qu’elle a quitté la Hongrie ; elle semble peu se soucier des problèmes politiques de son pays. Nous apprendrons plus tard par Zoltan qui n’est nullement son cousin, qu’elle a réalisé un de ses plus grands rêves, venir en France pour tenter d’y faire du cinéma ! Le hasard veut que son père ait été le traducteur d’un de mes livres en hongrois, mais cette coïncidence ne semble pas la toucher particulièrement. Nous réunissons des jeunes autour d’elle pour un pré-Noël à la maison, avant de l’envoyer avec les enfants, chez mes beaux-parents, en Bretagne, pour les vacances de fin d’année. Cela ne lui plaît guère de quitter Paris, Zoltan et les garçons avec lesquels elle est partie. Nous nous rendons compte que ces jeunes, si brusquement déracinés, arrachés à leur famille, vont être encore plus tristes au moment des fêtes. Aussi, nous organisons, à la maison, toute une semaine de Noël, et le 24, une soirée internationale pour un groupe de Hongrois, des Coréens, des Libanais et des amis Français. Le dévouement de beaucoup de Français est total, leur générosité sincère et souvent illimitée. Pourtant il n’y a pas lieu de cacher que quelques-uns de ces jeunes réfugiés n’ont pas toujours l’attitude qu’ils devraient avoir. Pour eux, cette immense solidarité, cette aide spontanée sont normales et ils les accueillent comme telles, sans trop songer, une fois la situation arrangée pour eux, à se prendre en main et à se conduire en hôtes courtois. Il y a aussi des épisodes cocasses et regrettables. D’autres plus graves: ainsi l’intrusion dans les groupes qui fréquentent notre maison et d’autres milieux, de faux-réfugiés, chargés d’espionner pour les autorités hongroises et qui valent, aux familles des jeunes qu’ils côtoient ici, des ennuis en Hongrie. Mais cela, nous ne le saurons que plus tard. Il faut parfois beaucoup de volonté et de conviction pour ne pas se laisser décourager par certaines mauvaises expériences. Mais il semble que nous soyons conduits, non seulement par le désir d’aider ces nouveaux émigrés, mais aussi par celui de lutter, à notre manière, contre ceux qui portent la responsabilité de cette fuite massive. Cette fuite massive qui n’est qu’un épisode nouveau après les fuites sporadiques qu’a connues la Hongrie dont les dirigeants ont toujours joué sur de mauvaises cartes et conduit leur peuple à ces échappées comme celle que j’ai vécue moi-même autrefois. Comme les vécurent des Bartók, des Solti, des Ormandy, et tant d’autres, artistes, scientifiques, manuels. Ils n’avaient qu’à partir ceux à qui l’enfermement et le régime ne convenaient pas, car heureusement, le monde est grand ! Hongrie jamais indépendante où dans une seule vie, un homme pouvait avoir connu après la domination autrichienne, le règne éphémère de Béla Kun en 1919, basé plus sur l’imagination que sur la réalité, puis le premier fascisme avant même celui de Mussolini celui de Horthy et plus tard celui de Rákosy... C’est au nom de ces vérités que je veux aider les victimes d’aujourd’hui. Des témoignages d’amitié nous parviennent de partout. L’un d’eux les résument tous : « Si je n’ai pas répondu plus tôt à votre mot amical, ce ne fus certainement pas de l’indifférence. Comment pourrait-on l’être à l’égard de votre malheureux et admirable peuple qui se comporte en modèle pour toute nation qui ne se gargarise pas seulement de belles paroles ! Les événements journaliers me bouleversent et j’imagine facilement ce que vous devez éprouver comme angoisse, inquiétude et espoir. Je plains tous ceux qui ont des êtres proches dans le pays si terriblement livré à l’arbitraire et à tous les pièges diaboliques. Quand on réalise ce qui se passe là-bas, on est glacé de terreur en face de tout ce que les êtres dits humaines peuvent inventer pour torturer leurs semblables, leur « frères ». L’impuissance du monde « civilisé » qui se contente de faire de l’onunie est d’une gratuité écœurante et profondément humiliante. Je pense beaucoup à vous... ». Le drame hongrois continue. Les blessures sont profondes. Il va falloir beaucoup de temps pour qu’elles cicatrisent. Vont-elles pouvoir être complètement oubliées un jour...? La question est posée devant l’histoire : qui sont les véritables vainqueurs et qui les véritables vaincus ? L’aide aux réfugiés hongrois, aux rescapés de la prison de Rákosy - tous, à Paris, ivres de liberté de respirer, de parler, de ne pas avoir peur - continue un peu partout et sous toutes les formes. Nous passons une grande partie de nos journées et de nos soirées à faire ce que nous pouvons pour les uns, pour les autres. Je prépare le concert que j’ai décidé de donner avec quelques-unes de mes œuvres, le 29 janvier, organisé par le «Triptyque» au profit de la Croix-rouge, pour les réfugiés hongrois, à l’École Normale de Musique. Tous les concours sont bénévoles, les musiciens ont accepté de grand cœur de ne pas avoir de cachet, et une collecte est faite par les déléguées de la Croix-rouge pour augmenter les recettes. C’est Jean-Pierre Rampal qui interprète, avec moi, les «Douze danses roumaines de Transylvanie». Tassart, dans Franc-Tireur, écrit des autres œuvres du concert : « Le Divertimento n° 6 M, pour clarinette et piano - donné en première mondiale, habilement défendu par Claude Desurmont et l’auteur, était le moins folklorique de tous les morceaux figurant au programme. Paul Arma a joué ensuite, en grand pianiste, sa « Sonata da ballo », largement inspirée des thèmes populaires français. Roland Charmy s’est chargé courageusement, et non sans succès, de la partie la plus ingrate : une difficile « Sonate » pour violon seul, assez inégale, mais brillante en ses trois derniers mouvements. Le baryton Jacques Dutey, interprétant une « Gerbe hongroise » de sept chansons paysannes, ne s’est avisé qu’au dernier moment de leur rythme caractéristique ; il les a traitées en romance de salon ». ( Raymond Gauthier dans le «Guide du Concert» dit de ces chansons : « elles furent, par Jacques Dutey, embourgeoisées » ! ) ? Le plat de résistance était la « Cantate de la Terre » construite sur la Complainte du Roi Renaud. L’insuffisance de trois solistes sur quatre n’a pas nui à la puissance dramatique de cette œuvre solide et sensible, exécutée à capella par la Chorale Elisabeth Brasseur » Si le public est nombreux pour ce concert dédié aux Hongrois, si beaucoup de nos amis personnels tiennent à y venir montrer leur solidarité, les jeunes Hongrois à qui nous avons distribué quantité d’invitations, se font remarquer, en revanche, par leur absence. Seuls, cinq d’entre eux prennent la peine de venir applaudir les artistes qui ont consacré une soirée, à leur cause ! Déception pour certains d’entre nous ! ! Comme est déception pour nous l’attitude de la jeune Julia dont nous avons pris la responsabilité. La Directrice du Lycée de Sèvres l’a inscrite, avec d’autres jeunes lycéens réfugiés, dans son établissement. Très bien accueillie, là aussi, elle ne songe qu’à se préoccuper du seul personnage qu’elle veut être, malgré son jeune âge, une vedette qui attend qu’on la serve et l’admire, attitude qu’elle a chez nous aussi. Elle fugue du lycée, se découvrant un autre cousin fictif, une sorte de tuteur, qui nous inquiète. Une lettre de sa maman, avertie enfin de sa présence chez nous, arrive de Budapest et témoigne des mêmes soucis que nous avons pour elle : « ...Je vous demande, prenez soin d’elle, prêtez s’il vous plaît à ma fillette le soutien moral qui est indispensable à l’âge critique où elle se trouve. Elle est trop jeune, trop seule et trop jolie... Je vous prie d’accorder à ma fillette cette surveillance morale sans laquelle une petite étourdie de son âge pourrait commettre des fautes irréparables pour toujours... ». Il nous devient impossible, avec les multiples tâches qui sont devenues les nôtres, d’assurer cette «surveillance morale» d’une petite fille qui veut arriver à un but précis, le cinéma, et n’a pas la conscience très nette des moyens qu’elle peut employer dans cette ville de Paris dont le renom de grande liberté morale et physique la grise. Elle n’accepte plus que nous ne la laissions pas sortir à son gré et nous apprenons par le lycée, les manifestations d’un tempérament un peu... volcanique. Le service social de la C.I.M.A.D.E. avec lequel nous travaillons constamment la reprend en charge mais peu de temps après, le Centre de Sèvres où elle est logée avec d’autres étudiants a vite des problèmes avec elle. Les assistantes sociales pensent qu’elle a vraiment besoin de ses parents et suggèrent puisqu ’aucun motif sérieux, politique ou idéologique, ne la contraint vraiment à l’exil, de leur demander de faire des démarches pour un rapatriement qui ne lui causera aucun dommage. Déjà, certains de ceux que nous avons accueillis, sont repartis vers la Hongrie ou vers d’autres pays. Mais beaucoup restent encore, décidés à vivre, en France, pour des motifs valables. Certains nous resteront fidèles pendant des années, d’autres, bien installés dans une vie nouvelle, une situation, des études, oublieront vite l’amitié qui les accueillit. ET AU MOYEN-ORIENT. 1956

La Hongrie n'est pas le seul pays où se déroulent, en 1956, des événements graves. La situation, au Moyen-Orient, nous inquiète aussi. L'année 1947 avait vu, enfin, la reconnaissance, par les Nations Unies, du droit du peuple juif à s'établir dans un État indépendant. Ce n'avait été encore, le 29 novembre, qu'une résolution mais c'était quand même la reconnaissance du droit du peuple juif d'être une nation au même titre que les autres nations et d'assumer son destin dans son propre État. Mais, à partir de cette reconnaissance, rien n'avait été simple comme rien n'avait été simple avant. Et la création, en 1948, d'un État juif aux côtés d'un État arabe, dans la terre de Palestine, dès la fin du mandat britannique, avait marqué le début de guerres incessantes, la ligue arabe refusant la décision des Nations Unies. Ce n'est qu'en 1949 que débutèrent les accords qui, peu à peu, déterminèrent les frontières internationales d’Israël. Mais depuis 1948, l'Egypte interdisait le trafic à destination ou en provenance d’Israël, à travers le Canal de Suez. Pendant cette année 1956, le Canal est devenu un lieu du monde où se portent tous les regards. La France et l'Angleterre appuyant Israël qui gagne en octobre, contre Nasser, la bataille du Sinaï. On craint une extension de la guerre : des soldats britanniques et français interviennent et occupent une zone de 36 km. entre Port-Saïd et El Kantara, jusqu'en décembre, où une intervention diplomatique russo-américaine qui avait déjà demandé un cessez-le-feu, obtient le remplacement des troupes franco-anglaises par des forces de l'O.N.U. FEUILLETON NATURALISATION (SUITE) 1957

Le feuilleton «Naturalisation» interrompu en 1951 avec «décision d’ajournement à quatre ans», suivi de la découverte du dossier de police si révélateur, n’a pas repris son cours en 1955 comme il aurait dû ; je conserve longtemps l’écœurement provoqué par les calomnies enfouies au «sommier». Mais en novembre 1956 je décide quand même de faire une quatrième demande qui va très vite faire bouger l’administration. C’est, dès le début de 1957, au milieu des problèmes à résoudre pour les réfugiés hongrois, que je reçois une convocation du Ministère de la Santé Publique et de la Population pour «nouvelle enquête». La convocation est si bien rédigée que je ne peux être reçu le jour où je me présente. Furieux, j’écris une lettre au Procureur de la République dont l’adjoint n’a pu me recevoir. Je suis immédiatement reconvoqué par le Procureur lui-même. Edmée décide de m’accompagner. Exaspéré par cette nouvelle tracasserie, je vide, dès notre arrivée, sur le bureau du Procureur, une valise que j’ai remplie de nos différents ouvrages publiés. - « Voilà, dis-je en guise d’entrée en matières, le résultat concret d’une partie du travail que j’ai effectué dans ce pays que je considère comme mien, mais qui ne m’accepte pas ! » Monsieur le Procureur, loin de se fâcher, contemple, un peu ahuri, l’amoncellement de volumes et me prie de m’expliquer ! Je suis prolixe! A son tour, le Procureur nous confie que le dossier de police s’est encore grossi de considérations diverses concernant mes nombreux voyages dans les pays étrangers qui camouflent, dit-on, des activités subversives ! ! Les fréquentations si diverses qui sont les nôtres sont un élément de plus, de suspicion! Et voilà l’éternel refrain qui reprend ! Le Procureur, qui semble compréhensif, nous avoue que son propre dossier est aussi plein d’excentricités, comme le sont la plupart de ceux des gens en vue. Mais que cette fois, on ne tiendra sans doute plus compte de ces ragots d’indicateurs. Il me prie de lui écrire, à l’intention du Ministre, une lettre résumant mes arguments, voire mes protestations. Ce qui est fait sans tarder et qui suspend pour 1956-1957, le feuilleton «Naturalisation». 19-02-57 Monsieur le Ministre, J’ai l’honneur de vous faire parvenir un certain nombre de renseignements qui, je voudrais l’espérer, pourront agir en faveur de ma nouvelle demande de naturalisation. En ce qui concerne mes travaux passés et actuels de compositeur, de pianiste ( soliste ) et de musicologue, je me permets de joindre à cette lettre un curriculum vitæ détaillé, qui complétera la brochure imprimée se trouvant déjà dans mon dossier. Au sujet de mes rapports fréquents avec les Ambassades - avec surtout les Attachés Culturels et de Presse - de nombreux pays européens, américains et autres, je dépose, également avec cette lettre, un dossier composé de copies de documents, indiquant d’une manière irréfutable la nature musicale, scientifique ou artistique de ces rapports, puisqu’il s’agit de documentation et de recherches dans le domaine du folklore ( chanson et danse populaires ), de musique, de voyages d’études, de traduction d’ouvrages étrangers, etc. Ce dossier, constitué d’éléments pris au hasard dans ma correspondance, donne un témoignage probant de mon esprit - le seul valable et possible - dans un travail de recherches de ce genre : objectivité scientifique, considération sans préjugé politique, confessionnel ou autre, de la matière elle-même ( folklore et musique ). Par contre - et, ici, pour des raisons purement idéologiques - ma musique est, depuis de nombreuses années, interdite dans les pays de l’Est sous emprise soviétique. Il est simple de constater à la « Société des Auteurs et Compositeurs de Musique » ( S.A.C.E.M. 10, rue Chaptal, Paris IXème ) - société qui me verse mes droits d’exécutions dans le monde entier - que je ne touche aucune royalty venant de ces pays, alors que mes droits, versés par les pays occidentaux ne cessent d’augmenter. Il n’est peut-être pas sans importance de savoir que je suis conférencier officiel des Services des Relations Culturelles du Quai d’Orsay, dans une de mes spécialités : le folklore musical de la France, sujet que je traite dans de nombreuses conférences à l’étranger. Depuis cinq ans, je suis placé sous la protection juridique et administrative de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, et reconnu « réfugié hongrois » avec la Carte de Réfugié n° 3.454/2722. Au sujet de mes fréquentations personnelles et professionnelles, en France comme dans de nombreux pays étrangers - où me conduisent mes tournées de concerts, de conférences, mes enregistrements, ainsi que mes enquêtes scientifiques - je me trouve en contact constant avec des personnes les plus diverses, quant à leur formation, niveau, discipline, esthétique, idéologie, confession ou race. Ni dans mes rapports professionnels, ni dans mes relations personnelles, je ne peux - et je ne veux - appliquer de considérations arbitraires quelconques allant jusqu’à une discrimination raciale, religieuse, idéologique ou de mœurs. C’est ainsi que j’ai toujours fréquenté et j’ai la décision irrévocable de continuer à fréquenter, des êtres humains aussi bien blancs que noirs ou jaunes, de gauche, de droite ou du centre, des catholiques , des protestants, des juifs, des bouddhistes ou des musulmans, des « normaux » et des « anormaux ». Il est possible qu’une liste, adroitement établie et épurée de mes fréquentations professionnelles ou strictement amicales, servirait, à première vue, mon intérêt : permettez-moi de dire, Monsieur le Ministre, que je considérerais, pour ma part, une liste ainsi préparée et épurée, comme particulièrement suspecte et, d’ailleurs, absolument incompatible avec ma nature franche, droite et non-opportuniste. J’ai donc l’espoir qu’il m’a été possible d’apporter quelques éléments objectivement favorables à ma cause, et je vous prie d’accepter, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments sincères et dévoués. Et j’attends les suites ! ! ! C’est toujours «apatride» que je circule à l’étranger ! Encore en Suisse pour quelques jours. J’y parle de Bartók, d’abord au Locle, puis à la Chaux-de-Fonds, où ma conférence est donnée au «Club 44». Milieu nouveau pour moi, d’hommes d’affaires et de grands bourgeois. Je suis reçu dans la maison d’amis des Seylaz. Lui est l’associé, dans l’horlogerie, de l’ingénieur qui découvrit l’incabloc ; elle, d’origine hongroise, est belle et accueillante. Leur maison est pleine de tableaux de Chastel et ils pratiquent volontiers le mécénat. Leur fils habite la première maison que Le Corbusier construisit pour y habiter lui-même quelque temps : maison révolutionnaire au moment de sa construction, devenue conventionnelle avec les années. Après un saut à Neuchâtel, à Fribourg, à Berne et à Lausanne pour une interview à la Radio, c’est le retour à Paris, puis, en avril, un nouveau départ pour Bruxelles. Il s’agit, dans cette ville, des répétitions et de l’enregistrement de l’œuvre composée, à l’origine, pour l’«Agrupación Coral de Pamplona» : le «Concerto pour mezzo-soprano, ténor et chœur mixte a capella», et qu’à Bruxelles, René Mazzy dirige avec les chœurs de l’I.N.R. Les deux solistes et les chœurs sont excellents. Je suis très satisfait. J’enregistre encore pour la même station, les «Chants du Silence» avec Jacques Dutey venu me rejoindre. Je suis heureux de retrouver, pour de longues conversations, le directeur de la musique de l’I.N.R., Vangermée, également musicologue et professeur à l’Université, grand défenseur de la musique d’avant-garde. Pendant ce temps, Morondo et l’«Agrupación» parcourent l’Espagne d’Estella à Tanger, remontent à Bordeaux, redescendent à Valencia, faisant entendre dans leurs programmes mes œuvres chorales. « LA FERME » 1957

Nous avons un problème assez grave : nos réserves monétaires sont extrêmement basses, épuisées par nos financements aux Hongrois ; nous avons la ressource de revendre cette «Vieille Maison» à laquelle nous avons donné tous nos soins depuis deux ans, à laquelle nous nous sommes attachés mais dont l’environnement nous gêne. L’amiral Robert et sa femme Denise, connus chez les Bouteiller, nous ont, depuis leur première visite à la « Vieille Maison » qu’ils ont aimée immédiatement, fait savoir qu’ils seraient acquéreurs si nous voulions, un jour, vendre. Denise, aveugle, est heureuse d’entendre la vie autour d’elle. Nous leur proposons donc cette maison qui leur plaît, consolés de la laisser à des amis qui sauront l’aimer comme nous. La vente se fait rapidement et en février tout est réglé. Nos finances renflouées et les comptes faits, notre obsession de « la » maison nous reprend et nous repartons en chasse pour trouver une demeure que nous souhaitons très modeste et surtout complètement isolée. Et reprennent nos explorations du jeudi et du dimanche, toutes orientées vers le Sud de Paris, et surtout vers cette Vallée de Chevreuse qui décidément nous attire toujours. La Brie n’était pas notre paysage ; c’est vers la Beauce que nos regards se tournent. Comme nous écumons systématiquement toutes les sources de renseignements : cabinets de notaire, agences, bistrots de campagne, boutiques, nous faisons parfois de cocasses découvertes, sans rapport aucun avec nos recherches. C’est ainsi qu’un jeudi, nous sommes amenés à admirer la vitrine d’une librairie de province préparée avec les cadeaux à offrir aux enfants, pour la première communion proche. Au milieu des stylos et des portemines, des Missels du Père Morin ou de Don Lefebvre, des «Anthologies des prières de tous les temps et de tous les peuples», des images souvenirs, le clou est le livre de Roger Peyrefitte « Les clefs de Saint-Pierre » accompagné de la photo de l’écrivain - aux cheveux alors courts - et de l’affichette : « elles vous ouvriront l’antichambre du paradis » Libraire naïf, pervers ou mauvais lecteur ? Miroka se désintéresse de nos recherches : elle utilise ses loisirs à repeindre, avec une équipe de jeunes, du «Service social international», des logements où habitent des vieux incapables de faire eux-mêmes ces travaux. Et nous sommes heureux de la voir s’engager dans cette voie de la solidarité qui la sort de ses problèmes d’adolescente, et de l’égocentrisme de son âge. Robin est un petit compagnon efficace et lucide. Il est aussi passionné que nous le sommes par les vieilles pierres et les vieilles tuiles et un flair, un bon sens précoces lui font deviner, souvent au premier regard, les vices et les désavantages d’une maison, d’un jardin. Pâques arrive : Robin rejoint seul Saint-Briac. Nous partons en voiture vers la Provence avec Miroka - et son sac à dos - que nous laissons au passage à Gap d’où elle rejoint Martine et ses parents à Saint-Véran pour faire du ski. Et nous voilà donc sur les routes provençales à chercher une maison, car nous hésitons encore entre la région parisienne et le Midi ! On nous a beaucoup vanté les villages abandonnés où on peut avoir pour rien, parait-il, des maisons encore solides. A nous donc tous les «mamelons» à grimper, à explorer et les bastides et les bastidons, les bergeries et les moulins à huile, les cabanons et les ruines... Les prix sont souvent intéressants, mais que de travaux à prévoir. La bonne humeur des vendeurs des agences estomperaient volontiers les désavantages si nous n’avions déjà quelque expérience dans l’immobilier. Quant à la fantaisie méridionale, elle nous oriente parfois vers des domaines impossibles à dénicher, des propriétaires qui ne vendent pas ou des maisons aux multiples vendeurs ennemis en désaccord. C’est une exploration pittoresque qui se poursuit dans de beaux paysages ensoleillés. Nous nous laissons presque tenter par l’offre d’un conseiller municipal qui essaie de repeupler un village abandonné près de Draguignan : il aimerait en faire une colonie d’artistes. Déjà la troupe de Jacques Fabry a retapé une grande maison. Nous pourrions choisir parmi tout ce qui est encore debout... et nous n’aurions rien à payer. C’est magnifique ! Mais l’entrepreneur que nous consultons au sujet de travaux éventuels indispensables nous annonce un tel prix que nous renonçons. Sans doute aussi la perspective de vivre dans un environnement d’artistes ne nous parait-elle pas gage de tranquillité Nous rejoignons la côte et rendons visite à Chagall, à Vence. Paul a emporté, pour les lui montrer, deux petits livres publiés dans les années 20, par Herwart Walden, propriétaire du «Sturm», à Berlin, illustrés par une série de reproductions des tableaux du peintre. Dès qu’il les a en main, Chagall quitte l’atelier, et revient porteur d ’une lithographie. Avec son sourire malicieux : - « Je les garde, ceux-là, ils sont précieux pour moi, je ne les avais pas. En échange, je vous dédicace cette écuyère » . Paul dépossédé de ces documents auxquels il tenait, aurait mauvaise grâce à protester. Et comment résister à la malice rusée du vrai comédien qu’est le peintre ? Nous gagnons Cannes où nous sommes invités dans une somptueuse propriété par les relations suisses de Paul. Là, notre 2 CV. poussiéreuse fait curieux effet au milieu des «belles américaines» des autres commensaux. On se penche avec intérêt sur notre habitacle quand nous racontons que nous couchons dedans et on admire notre salle de bains : cuvette et cruche en poterie espagnole On nous prend, dans ce milieu, pour de sympathiques fantaisistes - aux artistes tout est permis ! - et le climat du repas au champagne en est tout joyeux. . . après les excuses de la maîtresse de maison navrée qu’une panne d’ascenseur nous obligea à grimper à pied, les deux étages vers la terrasse. Mon voisin de table est le sympathique jeune éditeur du «Détective Club», Frédéric Ditis, dont j’apprécie fort les romans policiers paraissant sous le signe de la « Chouette » Vacances réussies malgré l’échec pour un achat de maison. Il a fait bon, voiture découverte, à nous faire cuire et recuire par le soleil, rafraîchis par le vent et nos escales furent pittoresques. Solitude totale au camping de Vence, une ancienne bergerie ; animation restreinte à Saint- Jean-Cap-Ferrat où les campeurs étaient surtout de pratiques Allemands aux encombrantes caravanes confortables; tranquillité dans les mimosas de La Napoule et sous les jeunes figuiers de Villeneuve-Loubet ; plaisir de la toilette dans le frais du soir et du matin à la fontaine de La Garde Freinet où nous étions seuls. Parfois nous nous sommes résignés à l’hôtel, à l’eau chaude. Cela donna lieu à de drôles d’expériences : une auberge de montagne qu’on ouvrit pour nous et qui se révéla être le lieu de rendez-vous de couples illégitimes venus de la côte avec de coupables desseins ! Cela nous valut une curieuse chambre, bonbon fondant avec glycines et fresques érotico-frivoles, ameublement coquin et salle de bains extravagante. Comme nous inaugurions sans doute la saison des fresques galantes, on nous soigna particulièrement : radiateur électrique pour réchauffer l’ambiance, table roulante pour repas intime ! Une autre fois, il nous fallut, dans un hôtel encore, combiner les ablutions de l’un et les efforts de l’autre qui devait appuyer sur un robinet d’eau froide, incapable de se tarir seul et de ne pas noyer les rarissimes gouttes d’eau chaude distribuées par une bouilloire extirpée à grand peine, de la cuisine. Le robinet rendu à sa liberté bava toute la nuit, accompagnant la fontaine qui coulait devant la maison. Vacances loufoques qui nous ont complètement reposés. Elles ont été ce qu’il nous fallait : un vagabondage sans contraintes exagérées, avec un temps splendide, dans des coins inattendus avec une vaillante voiture qui savait à merveille grimper des sentiers muletiers et explorer des gorges. Notre débarquement à Issy, le 27 avril, offre un échantillonnage complet de « Marché aux Puces » surgissant de sous et sur les sièges, de l’arrière, de l’avant, du milieu. Le moteur seul a été respecté. Il y a des cactus et des duvets perdant discrètement leurs plumes, une cuvette pleine de pierres variées ramassées pour Robin, des bas déchirés gisant dans une antique marmite de terre ramassée toute noircie encore de fumée, dans une maison abandonnée, un gonfleur de matelas coincé entre des poteries de Vallauris, des bonshommes en pain d ’épices récoltées à Orange voisinant avec le sac à chaussures, lui-même encombré de l’annexe du sac de toilette, un saucisson acheté à Lyon calant un pied de romarin et trois fougères de Tourettes. Les deux seules choses convenables sont une valise de livres et paperasses diverses ( si on pouvait emporter le piano avec le fallacieux prétexte de travailler, on le ferait) et une valise de vêtements chauds qui est restée fermée. Le temps de déballer tout ce fouillis et Robin arrive, porteur - en modèle réduit - du même fouillis de trésors ramassés à Saint-Briac. Et quelques heures après, Miroka, plus raisonnable, puisque ayant découvert dans les ruines d’une maison des Alpes, des lettres d ’amour du XVIIème siècle, a jugé bon de les égarer pour ne pas, sans doute, nous en encombrer. La famille «bric-à-brac» a donc rejoint, dans son intégralité, ses pénates, et commence à ordonner ses souvenirs, à perdre son hâle et à oublier la liberté. Sans pour autant renoncer à «sa» maison Et voilà la 2 CV. de nouveau sur les routes, le cercle de recherches se rétrécit, après quelques incursions vers Fontainebleau, Nemours, un presque choix à Poigny-la-Forêt, nous nous sentons comme attirés irrésistiblement vers cette région de Chevreuse-Limours qui a si longtemps été nôtre, avant notre exil vers la Brie. Un dimanche de mai, une Agence, après nous avoir conduits de maison en maison, nous amène, à l’orée d’un hameau, devant un large porche ouvert dans un long mur. De l’autre coté du mur : La Ferme. Le porche franchi, énorme sous la charpente qui relie une immense grange et l’écurie surmontée des greniers à grains, nous savons déjà que c’est là « notre maison ». Nous visitons les grands bâtiments, ceux des bêtes plus vastes que ceux des hommes et nous aimons le visage ridé de la rustique demeure. Nous savons déjà que nous adopterons, comme les nôtres, les souvenirs qui modelèrent cette physionomie et laissèrent des cicatrices aux pierres et aux bois, nous voyons déjà seulement quelques verrues, quelques grains de laideur, à ôter dans la cour et dans le verger : l’harmonie rose des longs toits de vieilles tuiles souffrant de l’agressivité de la tôle ondulée sur un hangar ou un appentis ; un poulailler sera à détruire, mais, restera la pierre du seuil, usée par le nez d’innombrables sabots; des touffes de hautes graminées arrachées dans la cour qu’elles ont envahie révèlent un pavage à conserver. De l’autre côté du mur moussu du verger, ce sont les champs, sans une maison, une nudité de champs qui doivent se vêtir tour à tour de l’or triomphant des blés, du brun chaud des mottes labourées, du blanc mat des neiges, du vert frais des pousses nouvelles. Ce sera une fête continuelle de couleurs et de senteurs sous l’immensité d’un ciel que limitent, très loin, les douces collines du Hurepoix. Le hameau, invisible des fenêtres du sud, compte six autres feux : quatre fermes et deux maisons. Toutes, de lourdes pierres grises solides et sans coquetterie, mais avec des toits de tuiles plates, aux couleurs d’aurore ou de couchant. Des pommiers trapus, des noyers opulents ponctuent les prés et des peupliers qui bruissent au plus mince vent, frangent la rivière. Les moissons terminées, se bâtiront des architectures de chaude paille blonde dont le soleil exaltera l’éclat et le parfum dans les chaumes aigus. Et nous rêvons, nous rêvons. .. Robin toujours discret ne peut pourtant cacher son enthousiasme. Très excité il explore tous les bâtiments, grimpe dans les greniers et le fenil, se glisse dans la porcherie et le cellier, adopte déjà un bâtiment isolé, la laiterie, dont il entend faire son domaine, car l’étable et l’écurie lui semblent trop vastes. Dans la maison d’habitation, tout est à entreprendre : l’eau est dans la cour, une pompe la fait monter du puits dans une auge de pierre, les cabinets sont dehors : un grand chaudron au coin du tas de fumier Rien ne nous effraie, ni la taille du domaine, ni les travaux à entreprendre. Nous sommes envoûtés par la qualité du silence qui règne dans ce coin perdu et par l’authenticité de ces pierres. Plusieurs nouvelles visites confirment notre enthousiasme, et le prix étant raisonnable pour nous, l’achat est vite conclu. Nous nous moquons pourtant de nous, car ayant vendu notre petit «Verduron» pour une «Vieille Maison» infiniment plus grande, et ayant décidé de restreindre - pour des raisons pratiques - nos possessions ; nous nous retrouvons cette fois devant un domaine imposant auquel nous n’aurions jamais songé, si l’occasion n’était pas venue nous narguer. Le village est à deux kilomètres du hameau. La plaine de Beauce commence sur le plateau. Paris est à moins de dix lieues. Les terres et les champs qui nous entourent sont loués pour les cultures de blé, de maïs, de colza et de plus en plus rarement pour celle du «chevrier», ce haricot qui faisait autrefois la gloire de la foire d’Arpajon, toute proche. La ferme voisine, seul bâtiment que nous voyons par les fenêtres du nord, est habitée par une vieille femme et son fils - le maire du village. Ils n’ont jamais toléré transformation ou amélioration chez eux. La cuisine, seule pièce où ils laissent pénétrer les rares visiteurs - dont nous, qui allons nous présenter, en bons voisins - est enduite de la couche noire dont le bois brûlant depuis des décennies, dans la cheminée, a peint ses murs. Des plantes sèches sont accrochées aux poutres, des couvées de poulets et de canards passent, sur le carrelage fendu et gras, leurs premiers jours d’existence. Les carreaux sales de la fenêtre laissent à peine passer le jour. Le soir, les habitants allument une bougie car ils ont refusé l’électricité, comme ils vont refuser l’eau, préférant la source de leur jardin. Le fils ne travaille plus ses terres qu’il loue. Il se contente d’élever un peu de volaille, de faire quelques travaux chez les petits fermiers du hameau, aidé par un vieux cheval qui tire une charrette bringuebalante. Chaque soir, à la nuit tombante, la vieille femme, qui reste tapie, le jour, près de son feu, ouvre la porte de sa cuisine, descend trois marches, prend, contre le mur, ses deux cannes, et, lentement, boitillant d’un pavé à l’autre, s’en va vers sa grange : des canards de Barbarie, jusqu’alors couchés sur l’herbe rase de la cour, se lèvent un à un à mesure qu’elle passe et forment, derrière elle, un sérieux et clopinant cortège noir et blanc dont le serre-file est une comique poulette blanche qui les rejoint à l’heure où ses compagnes sont depuis longtemps perchées pour la nuit. Le dernier trimestre avant les vacances se passe dans une double excitation pour Paul et pour moi. Moi, je ne songe qu’à la ferme, à l’aménagement de la ferme, aux travaux de la ferme, aux vacances à la ferme. La fin de l’année scolaire passe vite, sans problème pour les trois scolarisés de la famille, se concluant par les fêtes traditionnelles. Il y a eu au cours des semaines des intermèdes agréables : visite à Vera et Pierre Szekely qui ont installé leurs ateliers, non loin de la ferme, à Marcoussis - André Borderie, leur compagnon, a maintenant son atelier de tissage à Senlis. Vernissages de Prévert, de Chagall. Les Ballets de Londres dansent aux Champs-Elysées, et Béjart à Marigny. Le Théâtre des Nations donne « Les femmes au tombeau » de Guelderode. Les enfants vont voir les «Frères Jacques». Il y a les dernières invitations à accepter; garden party chez les Bouteiller, cocktail chez Savelli définitivement installé à Neuilly ; les derniers dîners à donner : Elisabeth Brasseur, les Levy Alvarez, Max Deutsch, et Boris Vian que nous attendons en vain - après avoir entendu, sous nos fenêtres, des pas hésitants, tard dans la soirée - et qui écrit quelques jours après : 16 juillet Cher Monsieur, Au moment de sortir, je retrouve dans une veste une lettre que je vous avais écrite le lendemain du jour où j’allais chez vous, et que j’ai oublié de mettre à la poste - parce que j’ai changé de veste... Je m’en excuse vivement. J’étais venu chez vous comme convenu, mais je me suis perdu, je suis arrivé très tard ( 22 h ) et il n’y avait plus de concierge, alors je n’ai pas pu vous trouver. Je ne vous ai pas téléphoné le lendemain parce que je vous avis écrit et la lettre n’est pas partie. Celle-ci a donc pour but de la remplacer. J’espère que vous ne m’en voulez pas de ce silence involontaire. Je pense que nous pourrons nous revoir en septembre et cette fois pour de vrai. Bien cordialement et encore pardon Boris Vian.

Sans doute la petite voiture anglaise de Boris Vian l’a-t-elle conduit, cette nuit là, depuis Issy jusque chez son copain Henri Salvador qu’il n’hésite jamais à réveiller pour écrire avec lui de nouvelles chansons. Le joyeux Salvador qui savait si bien perturber autrefois, les austères réunions de cellule de la Radio, avec loufoqueries et impertinences qui réjouissaient si bien Paul et choquaient les militants sérieux ! A mon tour, m’arrive la mésaventure d’un rendez-vous manqué. La Radio est encore dispersée dans différents coins de Paris et le Club d’Essai occupe un petit hôtel particulier de la Rue de l’Université : Paul m’y attend, un soir. J’arrive en avance, pénètre dans la cour et suis surprise de voir l’entrée brillamment éclairée. En haut du perron, on me débarrasse de mon manteau, attention bien nouvelle à la Radio, un valet passe avec un plateau chargé de verres, s’arrête pour m’en faire choisir un. Je commence à trouver cet organisme d’État bien mondain et prodigue, mais imagine qu’on fête là, quelque hôte de marque, de passage à Paris. Verre en main, B., un éditeur ami, vint me saluer - « Vous êtes seule ? » - « Je suis venu retrouver mon mari. » - « Tiens, je ne l’ai pas encore vu. » - « Il est sans doute encore en studio, mais qui fête-t-on ici ? La maison devient bien snob ! » - « On ne fête personne en particulier, et de quel studio parlez-vous, de quelle maison ? » - « Vous connaissez Françoise depuis longtemps ? » - « De quelle Françoise parlez-vous, vous-même ? » B. me regarde d’un air perplexe... - « Dites-moi, chère amie, savez-vous où vous êtes ? » - « Selon mes prévisions, à la Radio, plus précisément au Club d’Essai ». - « Vos prévisions sont fausses, vous êtes chez Françoise Sagan ; la Radio, c’est un peu plus loin ! Il est vrai qu’on peut s’y tromper, les deux hôtels se ressemblent beaucoup... venez quand même saluer la maîtresse de maison ! ». Mais cette fois je suis en retard et préfère m’éclipser. C’est ainsi que pour avoir bu son champagne, je n’en rencontrai pas pour autant Françoise. INCURSION AU G. R. M. DU CLUB D’ESSAI. 1957

J’ai bien des sujets d’excitation, et justement au «Club d’Essai», pendant ce dernier trimestre avant les vacances. J’ai, en ma possession, un mirifique ordre de «mission bénévole de recherches musicales, à l’Université de Paris», signé tout récemment par le recteur J. Sarrailh, «vu l’avis de Monsieur Etienne Souriau, Professeur d’Esthétique à la Faculté des Lettres de l’Université de Paris, Directeur d’Études pour la philosophie» Mais ce n’est que le n...ième papier de cette sorte que la France généreuse et certes non xénophobe m’attribue, alors que je ne suis encore que « Protégé sous le numéro 3454 par l’Office Français des Réfugiés et Apatrides ». Il ne me suffit pas d’avoir, en poche, un papier signé et contre signé, je veux agir. Et, me tente le travail fait, à la Radio, par le Groupe de recherches de musique concrète qui va m’occuper et me préoccuper pendant un certain temps. Préoccuper est un mot bien anodin, car mes rapports avec le Groupe vont être en réalité passablement tumultueux. C’est en 1942, conseillé par ses contacts de la Résistance, que Pierre Schaeffer, polytechnicien, ingénieur, avait créé, à la Radio, le «Studio d’Essai», lieu de recherches. Musicien amateur, il avait fondé, en 1951, le Groupe de recherches musicales - le G.R.M. - ayant pour objectif l’expérimentation qui aboutit à ce qu’il appelle musique concrète. Grâce au support et au moyen considérable de diffusion que représente la R.T.F., la musique concrète de Pierre Schaeffer et de Pierre Henry éveille un certain intérêt. Ma curiosité est toujours vive pour ce qui avance, ce qui bouge, ce qui perturbe l’habitude et la convention. Tout naturellement, j’essaie d’entendre beaucoup de musique concrète, d’analyser ses formes et ses structurations. Mon espoir est sincère d’y reconnaître une valeur permanente. Je suis déçu, très déçu, surtout par le côté amusical des œuvres entendues. Amusicales, elles sont et étonnamment vides de musique... concrète ou non. Ma décision est alors de continuer à refuser, dans mes propres expérimentations, cette mode de bruits de toutes espèces et de rester sur mon chemin qui mène à la musique... musicale ! Je sens se confirmer - issue de ma propre esthétique, de ma propre conviction, la position que j’avais prise, en 1954 en composant «Improvisation, précédée et suivie de ses variations». C’est un chemin que je ne quitterai pas, avec des étapes successives où je m’attarderai et qui permettront la naissance de onze œuvres pour bande magnétique et d’une musique de film, entre 1958 et 1984. Dans toutes ces œuvres, je manifesterai le refus catégorique de tout ce qui approche, même de loin, l’aléatoire. Malgré cela, il y a, au début de 1957, un rapprochement entre Pierre Schaeffer et moi. Pierre Schaeffer est, à ce moment, en grande difficulté avec son Groupe, et il m’en parle très ouvertement avant d’exprimer son souhait. Il me demande «d’effectuer, de la fin du mois de mai, au 14 juillet, une inspection du G.R.M., afin de l’y suppléer à toutes fins utiles», précise-t-il, après avoir mentionné les instructions écrites à certains membres du Groupe «non suivies d’effet» et sa préoccupation à propos d’un «certain manque de méthode qui aurait pu avoir des incidences fâcheuses sur la gestion même du Groupe». Il désire, dit-il, encore, «aidé de mes conclusions tracer un programme de rentrée, dès le 1er octobre 1957». J’accepte, en dépit de mon désaccord avec la plupart des principes de Schaeffer. Je trouve l’homme intéressant, fort intelligent, plein de charme et d’idées... souvent désordonnées. Surtout, avec ma candeur habituelle, je le crois sincère. Je ne sais pas aujourd’hui, qu’il prendra grand plaisir, beaucoup plus tard, à déclarer « J’ai passé ma vie à bluffer » et je pousserai la naïveté rétrospective à être scandalisé lorsqu’en 1985 je lirai dans un article de Jacques Drillon du «Nouvel Observateur», cette déclaration faite, paraît-il par Schaeffer au Cours d’une «Semaine de Musique Contemporaine à la Villa Médicis », à Rome, à propos de la musique concrète : « Ce qu’on faisait était moins emmerdant que la musique atonale, mais c’était dégueulasse, effrayant ; cela me dégoûtait. Et les gens applaudissaient. Et ce salaud de Pierre Henry jouissait ! ». Il sera alors un peu tard pour moi, en 1985, de regretter mon honnêteté, mon enthousiasme, mon sérieux de 1957, et ma sympathie pour l’homme du concret qui a toujours du Mozart sur le pupitre de son piano ! Au cours de nos premières discussions, je réfute les termes «musique concrète» que je trouve totalement inexacts. Il invente une autre formulation - qui, à mon avis, ne couvre pas mieux le but ni les moyens pour y parvenir : «musique expérimentale». Il me dédicace d’ailleurs le numéro de la «Revue Musicale» consacré au sujet, de cette façon : « A Paul Arma, avec les vœux de Pierre Schaeffer et la bienvenue dans les chemins épineux qui vont vers une musique expérimentale ; sous la direction de Pierre Schaeffer. 26 mai 1957 ». Or, le terme «expérimental» est encore plus absurde que «concret». L’expérimental ne peut, en aucun cas, être une fin. L’expérimental est un stade, dans tous les domaines, qui représente la recherche vers un résultat définitif, vers un but. Dans tous les domaines, dans toutes les productions. Aller vers un résultat expérimental est un non-sens. Je ne convaincs pas Schaeffer, mais j’accepte donc la mission et passe presque tout mon temps, rue de l’Université pour y découvrir les vrais visages des hommes et des femmes qui y travaillent, démêler le positif du négatif. Le G.R.M. fait administrativement partie du «Club d’Essai», dont le directeur est Jean Tardieu. Outre Pierre Schaeffer, le Groupe compte huit collaborateurs permanents. Avant de prendre des contacts individuels, je m’impose d’observer et je sens immédiatement un climat d’hostilité entre les membres du Groupe. Il semble que personne n’aime personne, que la désunion est totale, que chacun guette l’autre... absence de sympathie, sorte de conflit camouflé en coexistence forcée, ambiance lourde. Il y a là Pierre Henry qui, dans le domaine de la création, est le plus actif. Est-il doué ? ou seulement habile ? Est-il intelligent ? ou seulement malin ? Il fonce sans égard. Il veut arriver à tout prix. Il est à tel point sûr de lui, que pour le caractériser, me vient l’image opposée d’un Montaigne pour qui la première sagesse est le doute et qui ne sait plus s’il sait quelque chose... Michèle Thierry, la femme de Henry, est souple, sensible, toujours prête à fournir un effort pour le travail, mais bloquée souvent par la présence et l’attitude parfois pénible de son mari. Philippe Arthuys, un jeune compositeur de conception musicale assez traditionnelle, semble déconcerté de se trouver plongé dans ce bain de musique concrète, dans ces montages d’objets sonores à base de bruits. Il est assez dédaigné par Henry, ce qui provoque en lui une résistance négative et une inefficacité fâcheuse. La musique, dans tout cela n’existe plus beaucoup. Très agréables à fréquenter personnellement et dans le travail, sont Jacques Poullin, garçon modeste, technicien et Madeleine, sa femme, fine, sensible, aimant le travail, ordonnée et résolument optimiste quant à l’avenir heureux du Groupe. Elle serait capable de tout sacrifier pour cela, et dès notre rencontre témoigne d’une confiance totale en moi. Il y a encore dans le Groupe, un jeune technicien, Alain de Chambure, compagnon agréable et consciencieux. Lui aussi me fait confiance et compte beaucoup sur ma présence pour dénouer un peu l’ambiance parfois insupportable qui règne rue de l’université. Travaillent encore dans le Groupe, deux jeunes musiciens dont l’un, violoncelliste, se demande ce qu’il fait là ! Tous les deux sont agréables, ne paraissent gêner personne, tant ils se font peu remarquer. L’un va devenir fort utile en se révélant capable, après l’écoute de bandes de musique concrète, d’en établir des sortes de partitions, ce qui permettra aux auteurs de déclarer les œuvres à la S.A.C.E.M., de profiter des droits d’exécution, ce qui, jusque là, était impossible. Je ne suis pas à l’aise dans ce milieu où règne trop souvent un laisser-aller insupportable et dans lequel j’essaie de mettre un terme à une anarchie pénible. Personne n’arrive jamais à l’heure à un rendez-vous convenu, et le travail commun du Groupe en souffre. Je reste calme pour ne pas couper les ponts, mais je ne vois pas de solution saine facile. Juillet arrive, et la dispersion du Groupe, pour les vacances. J’écris à Schaeffer : « Mon cher ami, La mission que vous m’aviez confiée est remplie. Je puis avec ce que j’ai vu, entendu, constaté, expérimenté et appris, tracer un tableau assez clair et précis de la situation intérieure et extérieure du Groupe. J’ai étudié à fond toutes les personnes qui le composent, tous les problèmes qui le touchent. Je suis prêt à vous donner mes conclusions et à en discuter avec vous... Il me semble que dès votre retour d’Afrique, nous pourrions nous réunir, à l’aise et sans hâte, pour parler longuement de tous les aspects de ce problème important... ». Pour le moment, donc, la question reste en suspens, et je ne suis pas fâché de laisser, pour quelque temps, ce G.R.M. à problèmes ! PREMIER ÉTÉ À « LA FERME » 1957

L’été apporte pour les uns, une trêve, pour les autres, un surcroît d’activités. Miroka part pour un mois parfaire son allemand en Autriche à Rieden dans la petite pension tyrolienne qui nous a accueillis l’an passé et dont l’hôtesse est une femme intelligente et sympathique. Elle partira ensuite pour l’Italie avec le groupe qu’elle connaît depuis l’été passé : «Mer et Montagne». Robin retourne dans son camp musical de Normandie, pendant tout le début des vacances. Paul et moi nous affrontons les travaux, dans notre nouvelle demeure. Nous installons sommairement les chambres, laissons libres les pièces du bas dont les maçons commencent à détruire les plafonds pour y faire apparaître les poutres et les vieilles petites cheminées de faux marbre. Nous avons dessiné deux nouvelles et vastes cheminées qui doivent être rebâties. Une salle de bains sera installée dans une partie de l’étable dont l’autre recevra la chaudière et la cuve à mazout. Les carrelages seront restaurés avec des tommettes anciennes de même teinte. Et j’improvise dans la laiterie, petit bâtiment indépendant jouxtant un auvent, la cuisine salle à manger de l’été. Notre premier soin est de mettre en place, dans la cour, un banc fait d’une grosse planche posée sur deux hautes pierres. Depuis toujours, le banc sous une fenêtre évoque l’image même de la sérénité : repos après la dure journée, odeurs des fleurs et des feuilles lorsque la nuit descend, derniers bruits dans la campagne, chute d’un fruit mur dans l’herbe. La lenteur devient vertu, le calme, bienfait. Ce banc c’est le symbole de la pause dans l’agitation de la vie... Le crépuscule réveille les chants des crapauds qui logent dans la mare, de l’autre coté de notre mur et exalte l’odeur du chèvrefeuille qui pousse au-dessus de la source. Tous les oiseaux du hameau préparent bruyamment leur nuit dans le vert refuge d’un rosier grimpant aux branches d’un très vieux pommier. Quelques hirondelles traversent encore l’espace, poursuivant les flèches aiguës de leurs propres cris. Une tuile glisse sur un toit... Nos installations provisoires demandent de l’imagination. J’enlève de l’étable, les dernières ferrailles qui encombrent les crèches et les râteliers. Ne restent plus que les hirondelles et leurs petits, les innombrables araignées et leurs tapisseries lourdes et grises entre les poutres. J’installe là notre matériel de toilette sur les pavés inégaux ; le porte-serviettes est un râteau à foin dont les dents accrochent bien gants et tissus, une grande glace tavelée est accrochée à un gigantesque piton juste à bonne hauteur, j’ai seulement peur qu’une hirondelle trompée par le reflet de la lumière dans le miroir s’y fracasse le crâne, croyant aller vers le jour. Tout serait parfait si, après de fines gouttes matinales, une grosse pluie ne se mettait à tomber. L’eau coule partout et de partout, elle cascade sur les toits qu’elle enduit de luisance, elle déborde des gouttières, elle rebondit sur les pavés de la cour, elle dessine un rideau de grosses perles le long des murs... Brusquement le large ciel se nettoie, le bleu l’envahit venant de l’Ouest. Le grand bruit d eau s’apaise aussi soudainement. Mais ce n’est qu’un répit et un problème apparaît. Avec toute cette eau, le purin monte si bien dans sa fosse qu’un jus noirâtre surgit au niveau des pavés dans le fumier et que tout doucement l’étable se voit envahie elle aussi. Déménagement de notre «cabinet de toilette» dans une écurie dont j’ai balayé le tapis de balle d’avoine et qui, à l’autre bout de la cour, ne craint pas l’inondation. Notre voisin, habitué à ce genre de problème, vient nous aider à enlever tout le fumier qui restait encore là, et à vider - avec une casserole au bout d’un long manche ! - la fosse. L’emplacement du fumier deviendra plate-bande, la fosse sera bouchée et l’étable définitivement asséchée. Tout au bout du jardin, il y a un joli lavoir couvert, encombré de sarments de vigne et de bûches que nous transportons dans des clapiers désaffectés. Le sol gratté et nettoyé, apparaissent de jolies briques roses. Le bassin cimenté, vide d ’eau est ourlé de festons d’une vigoureuse vigne qui orne aussi le dessus de la porte à claire-voie. Une antique machine à laver à chaudière et à cylindre est encore là dans un coin. L’endroit est plaisant... propre à la méditation : j’y installe l’ineffable tonneau à nécessités, pourvu d’un curieux siège troué dans une large planche de forme bizarre et l’ensemble est pittoresque. Un soir, Paul m’appelle dans la pièce de l’étage où il a fait monter son bureau et son piano. La lampe de la table éclaire largement le rebord de la fenêtre et derrière la vitre j’aperçois une petite tête aux oreilles rondes et aux yeux vifs qui inspectent l’intérieur de la pièce. Une longue queue serpente derrière le petit personnage qui, tout à coup, virevolte et semble glisser sur le ciment, pour grimper sur le fer du balcon et se perdre dans le feuillage de la glycine. C’est un loir, un rat des champs, qui, peu après, réapparaît, trottine, décortique un fruit, se tourne brusquement, essaie de monter à la vitre, regarde curieusement vers la lumière et repart aussi soudainement. Paul y intriguera, dès ce moment, bien des loirs curieux qui viendront se dresser derrière les vitres pour écouter la musique. Petit à petit la ferme se nettoie, tandis que les maçons, les couvreurs travaillent, dans la maison, je continue à vider les communs de ferrailles, de paille, de débris accumulés là pendant des générations. Les deux greniers à grains, au-dessus du cellier et de l’écurie, vont devenir deux superbes ateliers. L’auvent où débouche leur escalier sera salle à manger d’été. La grange énorme à la charpente splendide tente nos amis qui veulent en faire lieu de théâtre, d’expositions, de concerts... pour le moment, elle abrite la caravane d’un ami et les voitures des ouvriers qui travaillent chez nous. Nous laissons, à dessein, le foin dans le fenil en vue de petites siestes odorantes ! La porcherie nettoyée est réserve d’outils et j’entreprends la démolition d’un hangar-poulailler qui déshonore la cour. Pleine de bonne volonté.. . mais bricoleuse inexperte, j’appuie mon échelle, sur la cloison même que je démonte, et... naturellement je me retrouve par terre... Ce ne sera pas le dernier incident ! Paul ne reste pas inactif, il suit de très près les travaux et doit souvent discuter car son goût semble parfois baroque à ceux qui travaillent pour lui. Comment le plombier qui installe, dans la cuisine, une robinetterie chromée à la place de la pompe hoquetante, comprendrait-il que nous tenions obstinément au vaste et bel évier de grès blond - peu pratique, sans doute ? Pourquoi le maçon admettrait-il que nous gardions «abîmée» dit-il, la grande pierre du seuil creusée par tant de sabots qui l’ont cognée, et que je refuse les tommettes neuves et brillantes qu’il veut nous imposer ? Il nous voit revenir de la décharge publique, nantis de vieux carreaux - à peine moins vétustes, il faut l’avouer, que ceux à remplacer - grumeleux et d’un rose passé, juste comme nous les aimons, et que jettent, avec désinvolture, les démolisseurs. Le couvreur, lui, n’a même pas essayé de nous convaincre, il s’est mis en quête, sans discuter, de tuiles plates anciennes comme nous les voulions, pour boucher les brèches faites par la tempête. Notre voisine - la doyenne du hameau - semble nous comprendre. Elle dépose parfois - sur le mur mitoyen, des offrandes qu’elle exhume de son grenier : lampe à pétrole de porcelaine peinte, pots un tantinet écornés, vaisselle solide comme la ferme où elle a longtemps servi, images-rébus et devinettes qu’une publicité naïve lançait dans la société de consommation du siècle dernier. « Puisque vous les aimez, ces vieilles choses, nous dit-elle, elles reprendront vie chez vous ». Et notre curieux goût se propage : on nous propose parfois, quelques poteries restées dans la cave d’une maison à vendre, on nous signale la décharge qui recèle des carrelages anciens d’une cuisine modernisée. Et sans vergogne, nous fouinons, aidés par le journalier clochard du coin. On nous offre d’anciens colliers de chevaux. J’entreprends de disséquer l’un d’eux, très abîmé, étonnante leçon d’anatomie d’un chef-d’œuvre artisanal. Le travail du fer, du cuir, du bois, y révèle une extraordinaire maîtrise de la matière dans une œuvre d’art fonctionnelle d’une très grande beauté. Les colliers ont été accrochés sous le porche, les oiseaux sont venus y dérober du crin, ainsi sont-ils encore utiles, servant à réchauffer les nids. Max Deutsch vient nous rejoindre au milieu de nos travaux et passe plusieurs jours avec nous, tant il est enthousiasmé par l’atmosphère qui règne dans notre ferme. Tandis que nous nous livrons à quelques matérielles besognes de récurage ou de peinture, notre ami se lance dans d’interminables monologues philosophiques et musicaux ponctués de sortes de hennissements, et entrecoupés de savoureuses histoires juives qu’il sait admirablement conter avec son humour inégalable. Le soir, lorsque tous les ouvriers sont partis, nous dînons sous l’auvent, et tard dans la nuit Paul, se reposant de ses bricolages et Max... se reposant de nous avoir regardé travailler, discutent interminablement. Souvent, Max se lève et arpente la cour, silhouette dégingandée, voix à l’accent charmeur de Vienne, distillant paradoxes et fantaisies. Il n’y a plus que nous trois dans le silence du hameau endormi. Quand il faut enfin aller dormir, c’est chaque fois une lutte pour convaincre Max de ne pas se coucher dans le foin du fenil où le froid du petit matin risque de le surprendre, et d’accepter le banal lit de la chambre d’ami. Robin, revient de son camp musical, arrive à la ferme quand Paul la quitte et la période que je passe, seule avec lui, est pleine de petits bonheurs tant les vieux bâtiments, leur cour, leur verger me plaisent. Robin est un compagnon peu encombrant... et peu bavard ! La plupart du temps, il est dans les champs, avec les vaches d’un voisin, le cheval et la charrette d’un autre, adopté partout avec gentillesse, donnant un coup de main quand il le faut, à l’aise dans chaque maison. Il revient pour les repas, m’offre ses services que je refuse souvent tant je suis heureuse de le voir heureux dans cette campagne où il ne connaît pas un moment d’ennui. CAMP CHORAL DE LEUZIERES. 1957

Pendant une partie de l’été, je dirige, dans le Gard, le «Camp choral des Cévennes». Roger Dhoyer, un jeune pasteur de Toulouse, était venu en avril, me demander de diriger le chant choral populaire dans ce Camp s’adressant à des responsables des mouvements de jeunesse protestante. En souvenir du Pasteur Jousselin qui nous aida tant, pendant l’occupation, et par amitié pour nos nombreux amis protestants, j’avais accepté. Marie-Louise Caron, de Strasbourg, a la direction de la musique religieuse et Marie-Louise Girod, de Paris, la recherche technique et spirituelle et le chant d’évangélisation. Outre ces disciplines, sont encore envisagés des cours pour la technique vocale, des vocalises quotidiennes, la pose de la voix, la respiration et l’articulation. Tout cela m’avait paru fort intéressant, peut-être aussi un peu ambitieux, pour un temps si court. Mais la perspective de faire travailler à nouveau le chant choral, m’avait séduit. Je pars donc pour Leuzières, au milieu du mois d’août, ayant bien précisé cependant - afin d’éviter tout malentendu - que je ne participerai pas aux services religieux, ce qui fut admis sans problème. Le camp est bien peuplé, trente-six participants, vingt-et-une filles, quinze garçons dont cinq ténors - pourcentage exceptionnel ! - Un journaliste décrit ainsi le camp : « Dans un site magnifique, Leuzières est un mas au sommet d’un mont entouré de gros chênes centenaires : « Yeuses », d’où l’origine du nom. On y accède par une route en mauvais état, tortueuse et étroite. Après avoir contourné le bâtiment, on arrive dans une cour de ferme, on a devant soi la maison rurale de jeunesse que les églises protestantes du Haut Vidourle ont achetée. De là, on découvre un paysage varié, où se fondent les couleurs du chêne et du châtaignier, mêlés au vert tendre de quelques morceaux timides de prairies tandis que certains pics, tels le Saint-Loup, veillent sur ce domaine cévenole ». Dès mon arrivée, je suis heureux et je l’écris vite à Edmée : « ... Paysage cévenol magnifique, sous un ciel méridional, un soleil brillant et brûlant, des vieilles pierres, des bois, des fleurs sauvages, une odeur du Midi partout ! Je suis le seul à avoir une chambre à moi avec une vue superbe au Sud-Est. On y a mis un lit de camp avec une paillasse de feuilles sèches ; je me suis fabriqué une petite table et j’ai déjà une chaise, et aussi une vieille cheminée - j’ai eu du mal pour trouver un chiffon pour faire un peu le ménage et déposer mes affaires sur la tablette ! Sympathique accueil... têtes très protestantes... Après le dîner, un ciel de toutes les couleurs imaginables, l’horizon vaste autour de nous avec un concert sensationnel de cigales. L’ouverture du camp a lieu cette après-midi avec mon premier cours de chant choral. Excellent esprit, beaucoup de rires, de gaieté. Filles et garçons très jeunes... ». L’emploi du temps avait été prévu d’une manière très stricte, mais malgré un niveau musical inégal, l’ambiance des heures de chant choral sera tellement enthousiasmante que le plaisir suppléera aux lacunes du solfège, surtout lorsque, dès les premiers jours, je laisserai la baguette à l’un ou l’autre des choristes : « ... Le travail marche bien maintenant, tout est mis en route et en ordre. On chante beaucoup et avec plaisir. C’est bon de revivre les moments anciens de la Chorale, de réentendre « Versez, versez », « Je ne mettray plus d’eau... », « Chez le Bon Dieu », et d’autre plus récents... Je me suis très bien organisé, j’ai du temps libre, pour des bains de soleil, pour des promenades, pour faire la cour aux filles et même je me suis remis à composer... Mes moments de délices se passent la nuit, sous un ciel truffé d’étoiles, d’étoiles filantes, en écoutant des concerts ahurissants de cricri en respirant ces odeurs de lavande et de menthe sauvage. Dimanche soir, j’ai fait ma conférence sur les « Negro-spirituals ». Quelle merveilleuse écoute, quel silence recueilli ! Il y a deux Noirs ici, un du Togo , un du Dahomey. L’un d’eux d’une beauté sauvage, remarquable, avec une tête splendide et évangéliste... ». Mes loisirs me permettent de partir à la chasse aux objets populaires : j’explore les ruines des environs et en extrais différents débris qui, pour nous, prennent un autre nom et entreront dans notre «musée». J’intéresse à la question quelques jeunes de la région et une des jeunes filles qui correspondront, après le camp, avec moi, m’enverra des croquis fort intéressants de vieilles maisons cévenoles, de serrures, d’objets quotidiens. Mes lettres amusent beaucoup, paraît-il, Edmée, car elle y lit les remous que je crée, malgré moi, « diable dans un bénitier ». Mon non-conformisme, ma franchise pimentent cette assemblée, très sage et un peu gourmée au départ, qui peu à peu suit le « responsable du chant populaire » dans ses fantaisies, ses plaisanteries, son bonheur de chanter et de faire chanter, son enthousiasme communicatif ! Nulle «fausse note» entre mon programme de chants populaires - ceux des anciens Loisirs Musicaux de la Jeunesse - et celui de chants religieux de M.-L. Caron. Nous préparons gaiement avec la participation à l’orgue de M.-L. Girod, le programme du concert de fin de stage, donné au Temple de Saint-Hyppolite du Gard. Un oecuménisme louable réunit Bach, Migot, et des chants d’amour des XVème au XVIIIème siècles, un Purcell à l’orgue et «Chez le Bon Dieu» d’Auvergne, le Psaume du Roi David de Honegger et le Negro-spiritual «Stell away to Jesus», «Le berger qui me fait la cour», est autant applaudi que la «Gloire de Dieu» de Palestrina. G. R. M. 1957

La rentrée arrive pour nous tous : les enfants, Miroka en première, Robin en cinquième au Lycée de Sèvres, Edmée dans son école, moi dans la pétaudière du Groupe de Recherches avec de multiples péripéties. Je rencontre d’abord plusieurs fois, chez lui, Pierre Schaeffer pour discuter - souvent tard dans la nuit - de l’avenir immédiat du Groupe. Je tiens à traiter tous les problèmes sur un ton amical mais avec une franchise totale. Je préconise pas mal de modifications dans la marche même du Groupe. Schaeffer paraît peu à peu convaincu mais il semble plutôt, que fatigué, il ait besoin de quelqu’un de neuf et d’énergique pour maintenir la survie de son Groupe, alors que lui-même reprendrait souffle. Il me l’écrit, le premier octobre, précisant qu’il me demande d’agir, durant le trimestre, en ses lieu et place, avec toutes les prérogatives du directeur du Groupe, afin d’obtenir rapidement une réorganisation générale affective dès le premier janvier 1958. Une ultime et longue mise au point, suivie d’un accord total entre nous, précède une réunion tenue, rue de l’Université, avec tous les membres du Groupe ainsi mis au courant des nouveaux projets. Hélas, les propos de Schaeffer tenus alors, ne reflètent en rien les décisions prises au cours de nos conversations et précisées dans sa lettre du premier octobre - dont une copie a été envoyée à Jacques Poullin. Et ce que dit Schaeffer déçoit et irrite tout le monde. A ce point que, lui parti, apparemment content de sa «victoire», une sorte de révolte éclate, les uns insultant «le patron fou», les autres, pris de frénésie, entreprenant le saccage du studio, arrachant ce qui est sur les murs, jetant à terre, le contenu des tiroirs... une seule solution pour calmer la colère et limiter les dégâts, emmener tout le monde dans le café voisin. L’idée est bonne et agit comme une aiguille plantée dans un ballon pour le dégonfler. Mais ce n’est encore qu’une bataille et la guerre n’est pas terminée avec la baisse du prestige de Schaeffer dans le Groupe. A partir de ce jour, et pendant quelque temps, une ambiance de désarroi règne au studio quand il n’est pas déserté. Je ne veux pas forcer les choses ni provoquer trop de discussions. Je veux avant tout laisser les esprits se calmer. Je préfère maintenir des contacts personnels avec l’un ou l’autre qui revient presque timidement, essayant de faire oublier les dégâts. Madeleine, la seule qui soit restée lucide et calme dans l’ouragan, m’aide efficacement. Pierre Henry est le plus assidu au studio, et après avoir manifesté quelque gêne à mon égard, devient subitement très aimable... je ne suis pas dupe : Henry a besoin de la confiance du «patron» du moment, pour continuer ses propres travaux avec l’équipement technique du studio. De mon côté, je travaille à l’inventaire des bandes enregistrées par le Groupe, avec l’aide efficace de Michèle Thierry. Brusquement, au début de novembre, Schaeffer réapparaît souvent au Studio, reprend une attitude autoritaire, sans plus tenir compte du pouvoir qu’il m’a délégué, donne des ordres incohérents, illogiques, contradictoires et personne ne comprend plus ce qui se passe. Il faut soudain mettre en œuvre une nouvelle forme de comptabilité, adopter des règles inédites de classement du courrier avec des duplicata en sept couleurs, se soumettre à maintes innovations qui gênent le travail... L’ambiance se dégrade une nouvelle fois et l’irritation renaît au sein du Groupe. Philippe Arthuys avait déjà donné sa démission, au début d’octobre, après la fameuse séance orageuse. C’est maintenant Pierre Henry qui envoie la sienne, et après un nouvel éclat au Centre, je me vois obligé, moi aussi, d’écrire à Pierre Schaeffer, le 12 novembre : « ... Pendant ces quatre derniers jours, vous avez fait brusquement volte-face. Vous avez tapé, autour de vous, sur tout et sur tous. Vous avez renié vos propres principes, vos propres paroles, vos propres actes. Vous avez fait du tort à vos amis, comme à vous-même. De plus, vous vous êtes permis d’avoir une attitude inadmissible avec moi, que l’on ne peut, en aucun cas se permettre impunément avec son égal... ». en lui signifiant ma démission. Suivent une note officielle de Pierre Schaeffer à «Monsieur Paul Arma», puis une longue lettre confidentielle du même, adressée à «mon cher ami» et essayant de renouer les liens d’amitié et de travail. Mais je suis las des complications de ce G.R.M. et je le dis dans ma dernière lettre au Directeur du Groupe, le premier décembre, où je précise les raisons de ma démission. L’expérience des mois passés au Studio, dominée par un désordre permanent, des contradictions flagrantes, une instabilité généralisée dans les esprits et dans les actes ne suffisent pas à justifier ma résolution: « ... Si je me suis opposé à vous, c’était, vous devriez le savoir, pour vous, plus que pour moi. Si j’ai refusé de souscrire à l’exploitation insensée d’une forme routinière de « bruitages », c’était, vous le savez aussi bien que moi, pour vous protéger contre un conformisme qui n’est pas, ne peut pas être votre chemin, pas plus que le mien... ». Prémonition des propos que Schaeffer tiendra en 1985, ou sympathie pour l’homme qui vaut mieux que ce qu’il fait ? En tout cas, je ne veux plus être dupe. Car, en contradiction avec mon désir de réussir dans cette entreprise du G.R.M. - que j’aspire peut-être à transformer ? - mes principes se renforcent en face des expériences de musique concrète. Alors que dans la création artistique, je suis farouchement et résolument contre toute doctrine, tout schéma - obstacles à la liberté - j’ai, liées à l’expression artistique, des conceptions qui imposent la structuration formelle, l’architecture solide et l’unité de la pensée, de l’imagination. Or, j’ai trouvé, rue de l’Université, dans le monde de la musique concrète, un domaine terriblement rétréci, étroit, voire désespérément sectaire dans l’univers créé par Pierre Schaeffer et Pierre Henry, le règne des « objets sonores » , minuscules éléments fixés sur bande magnétique, fragments sans développement, figés dans leur brièveté, exclut toute sensibilité musicale ou simplement artistique ; la «technique de composition» de la musique concrète consistant de plus en plus à utiliser, en série, ces «objets sonores», sans liens, sans transitions, en vue d’œuvres musicales. C’est cela, qu’en musicien rigoureux, j’ai refusé depuis toujours, et je ne tiens plus à m’associer à une entreprise avec laquelle je ne suis pas d’accord, après en avoir exploré les rouages. Pour moi, l’écoute de ce genre d’œuvres, ainsi «composées», évoque l’image d’une maison bâtie avec des matériaux hétéroclites placés les uns à côté des autres, les uns au-dessus des autres, briques et pierres, parpaings et meulières, moellons et blocs, cailloux et pierres de taille, de formes, de dimensions diverses, le tout, lié par un ciment comme sont réunis par du scotch les morceaux de bandes magnétiques gravées de «sonorités». Remplissage d’un espace disponible où manquent la construction et l’unité. Impossible de considérer là, architecture ou œuvre musicale. Ainsi se termine pour moi, l’épisode «Groupe de Recherche Musicale» avec une sorte de pitié pour l’homme qui va bientôt inaugurer - en 1960 - le «Service de la recherche de l’O.R.T.F.», mais que j’entendrai encore faire - au cours d’une interview sur son passé musical - en 1984, avec une sorte de nostalgie amère, un bilan négatif et conclure : «Je me sens comme un Stalinien qui a désavoué Staline». Pendant cette période difficile, j’ai dialogué avec des amis extérieurs au Groupe. En particulier avec Marc Delau : - Voici encore les semaines qui passent. Tant de choses que je voudrais faire - et que je ne peux pas, comme toujours. C’est mauvais, car on reste ainsi mécontent. Mais, c’est aussi bon, car n’y a-t-il pas un très grand danger pour l’homme qui arrive à être content... ? Quel est finalement l’élément principal qui, depuis toujours, fait avancer les choses si ce n’est le mécontentement conscient ou inconscient. Alors j’arrive à sentir ce bonheur d’être content parce que mécontent. De là, il n’y a d’ailleurs, qu’un petit pas pour redevenir mécontent parce que content - s’il est vrai que c’est un très grand danger d’être content, si l’on veut avancer. Vous voyez maintenant, je l’espère, où j’en suis ! Si oui, faites-moi l’amitié de me l’expliquer, car, au fond, je ne le sais pas très exactement moi-même ! - Vous avez raison : sans cette insatisfaction déclarée ou latente, et qui pousse tout être - voire toute chose - vers un objectif ou un état qui n’est pas sa réalité d’aujourd’hui, eh bien ! je crois que la vie elle-même s’arrêterait. Soyez donc mécontent ! Et heureux de l’être ! - Dans mon nouveau travail, je me trouve pour le moment, quelque peu enseveli par les besognes de réorganisation, je suis envahi par des obligations administratives et bureaucratiques. - Comme Renan savourait l’enchantement du désenchanté, la comparaison n’est contradictoire qu’en apparence: votre dynamisme insatisfait n’exclut pas la réflexion ; et le contemplateur voluptueux qu’était Renan trouvait aussi le moyen de créer. Ceci dit, je crois que vous savez très bien où vous en êtes et que sous les besognes de déblaiement, de réorganisation, vous ne perdez pas de vue les grandes lignes de la tâche à réaliser, de l’objectif à atteindre. « CANTATA DA CAMERA » 1957

Le «Concerto pour mezzo-soprano, ténor et chœur mixte a cappella» accompagne toujours Morondo et sa chorale en Espagne, aux États-Unis et au Mexique. Il est donné à Stuttgart dans une émission «Musique de notre temps» et il est chanté cet automne, par «Det Norske Solistkor», sous la direction de Knut Nystedt, dans différentes villes de Norvège. Des échos de presse me parviennent : deux d’entre eux : « ... L’œuvre principale du concert a été le « Concerto » de Paul Arma, qui tente de faire une synthèse d’éléments de folklore de tous les pays. L’œuvre est sans texte et bâtie sur des éléments phonétiques qui en soulignent le caractère libre. La chorale a réalisé un tour de force avec cette œuvre et Else Nedberg et Ragnar Thorvik ont chanté leurs solos très difficiles avec brio ». ( Lilleström 7-10 ). « Intéressante était la curiosité de la soirée, un « Concerto » de Paul Arma pour chœur mixte et deux solistes, sans texte mais riche en effets avec de légères onomatopées... Le plus merveilleux était le mouvement lent. L’exécution a fait une profonde impression. La Mezzo était remarquable » ( Göteborg - Eisningen 19-10 ) L’année 1957 est peu propice à la création musicale. Il ne s’agit pas seulement, pour moi, de manque de temps mais l’année a été gravement perturbée par la suite des événements de Hongrie, les nuages ne manquent pas à l’horizon. Le Camp de Leuzières, l’aménagement de la ferme seraient d’agréables occupations, si je pouvais me libérer des soucis que me cause l’avenir. Plus l’anniversaire du soulèvement du peuple hongrois approche, plus je me sens concerné, sans pour autant que s’éveille un sentiment nationaliste pour le pays dont je me suis détaché définitivement, depuis longtemps. De malheureuses expériences avec certains réfugiés hongrois renforcent en moi, la conviction, contradictoire en apparence, qu’il n’y a rien à faire ni pour la Hongrie, ni pour les Hongrois. Je sais que rien ne peut me rapprocher de mon pays natal. Je ne vois plus là, l’éloignement d’une idéologie politique, mais aussi la condamnation d’une mentalité que je ne veux plus reconnaître comme mienne. Mais quand on est proche, au début de l’automne, de l’anniversaire des événements hongrois, je décide de témoigner. Henri Dutilleux, responsable du bureau des commandes musicales, à la Radio, manifeste beaucoup de sympathie pour mon idée, et nous nous entendons sur une commande définie par lui. Le ton de l’œuvre est vite trouvé. Il faut qu’il témoigne de la révolte et encore plus de l’accusation, le tout avec la plus grande dignité. Je tiens à un sujet «prolétarien» mais en aucun cas, à la manière brechtienne d’autrefois. En très peu de temps, la matière est trouvée, issue d’une de mes œuvres, avec le texte «Depuis toujours», un des XXXIII sonnets de Jean Cassou, composés « au secret », pendant l’occupation allemande, et qui figure déjà, sous forme de mélodie, dans les «Chants du Silence». Cette mélodie - voix et piano - est malaxée, élargie, passée par une analyse serrée et menée vers des synthèses variées, pour la nouvelle forme qui s’impose à mon esprit. L’œuvre devient CANTATA DA CAMERA 166, pour baryton solo, chœur mixte, orchestre à cordes et piano. Par ces moyens divers, la matière retravaillée reçoit des projecteurs de tous côtés, mettant successivement en valeur des éléments souvent contradictoires, mais toujours dans un esprit d’unité inébranlable. Le premier enregistrement a lieu à la R.T.F., à Paris, en octobre, avec Jacques Dutey, les Chœurs de la Radio, l’Orchestre de Chambre, sous le direction de Pierre-Michel Le Conte. Elle est diffusée dans une émission spéciale « In Memoriam », sur la Chaîne Nationale du Journal Parlé, réalisée par Frédéric Pottecher, en souvenir de l’insurrection hongroise d’octobre-novembre 1956, le 4 novembre 1957. Je dédie l’œuvre aux résistants héroïques hongrois d’octobre 1956. Une œuvre peut avoir des échos si divers et si je lis toujours avec curiosité les avis de « professionnels », c’est avec émotion souvent que je découvre les résonances de ma musique chez les... « amateurs » - puisqu’il faut leur donner un nom. Le compositeur seul est présenté par un bref commentaire de Robert Thill dans un numéro d'octobre de Radio 57 : « Paul Arma occupe une place assez exceptionnelle dans la musique contemporaine dont aucune forme ne lui est étrangère. Et nul plus que lui n’était qualifié pour chanter la liberté en France, Paul Arma devait connaître une troisième fois l’existence d’homme traqué lorsque la Gestapo mit ses policiers à sa recherche ». Les paroles du Sonnet de Jean Cassou :

En tous pays, depuis toujours, les ouvriers meurent. Le sang des ouvriers baigne les rues. Les ouvriers crient et tombent dans la fumée. Le feu, le froid, la faim, le fer et la roue tuent les ouvriers.

En tous pays de pierres nues, D’arbres pourris, de grilles d’hospices rouillées, Depuis toujours, par la misère des journées, Le troupeau des journées saignées et abattues...

O Dieu de justice qui régnez, Non aux cieux, mais dans le cœur de l’homme, Au cœur de sa colère, Ne vous répandrez-vous jamais sur la terre ?

Seigneur des forts et de la force, ouvrez les yeux ! Les bouches sont muettes, les poings sont liés, Et la chaîne est très longue. Mais les ouvriers ? et la musique qui les ont inspirée me procure la joie de lire ces lignes écrites par notre amie Marguerite L., qui habite maintenant Toulouse : « ... L’émotion réelle que m’a causée à l’instant même l’audition, à la radio, de votre si belle cantate pour les Hongrois. J’ai eu déjà hier cette chance de vous entendre parler, annonçant l’œuvre qui serait exécutée ce soir. Je suis sincèrement très touchée. Il n’est pas besoin de dire que vous avez écrit cela avec votre cœur, tant s’exprime là un pathétique réel, une vibration sensible, profonde et dramatique. Je n’oublierai jamais cette phrase musicale qui vient, après que le cœur parlé ait dit : «les hommes meurent»...elle a une souplesse expressive, elle est si désespéré et passionnée. Et ce chœur parlé tenace et dur, fier et montant comme la volonté d’un cœur hongrois. Quels accents ! Je suis vraiment très très émue... Je m’excuse presque de vous livrer cet enthousiasme immédiat mais c’est bien ainsi que je me serais exprimée s’il m’avait été donné de vous voir sous le coup de cette émotion. Je vous en reparlerai quand je vous reverrai. La composition me semble à moi profane, tellement astucieuse. Et j’ai suivi aussi cette ligne du piano, période philosophique, intellectuelle à laquelle répondent ces accents sourds, cette vie houleuse et passionnée de foule en révolution. C’est très beau. Mais il y a une ombre, pour nous. Pensez-vous que nous soyons en état de grâce, Français hypocrites, pour recevoir ces messages du cœur, ces cris de peuple vivant et opprimé quand nous marchons quelque part à la mitraillette, suffisamment inconscients et intelligemment désorganisés pour entretenir de dramatiques erreurs avec un œil pour pleurer sur la Hongrie colonisée... Je vous remercie encore pour cet instant musical et humain ». L’œuvre n’aura sa première audition publique, dans le grand auditorium de la Maison de la Radio, que le 13 février 1964, avec le baryton Louis-Jacques Rondeleux, l’Ensemble Madrigal et l’Orchestre de Chambre de la R.T.F., sous la direction d’André Girard. Le concert sera diffusé le 18 février de cette même année. José Bruyr, dans le Guide du Concert, écrira alors : « Si le Concerto ( de Thiriet ) relève du plaisir qui est divin, la Cantate de Paul Arma relève, elle, de l’émotion qui est humaine. Le Sonnet de Jean Noir ( Jean Cassou ) « écrit au secret » dit la peine infinie de l’ouvrier. Il semble que Paul Arma l’ait prise sur lui pour le transmuer en musique. Sans doute a-t-il pu parfois réaliser des œuvres où je

1 66 1973. Paris. Éditions Françaises de Musique Cerda. Couverture de Helena Vieira da Silva. 1989. Paris. Éditions Billaudot. n’entendais qu’expériences : elles se justifiaient si elles devaient mener l’auteur à celle-ci, qui sans éclat excessif, et avec des moyens qui ne répugnent pas à la simplicité - il y a là un solo d’alto, un autre de violoncelle et une chaleureux ensemble de cordes avant la fin - ne prétend qu’atteindre notre émotion. Elle l’atteint sans effort ». et France Yvonne Bril, dans « R.T.F. Concerts n°10 » : « Paul Arma, dont les mélomanes connaissent les diverse œuvres de recherche, a ici laissé de côté tout désir de curiosité, sur le plan technique ou orchestral, ne se proposant que de donner au très beau texte poétique, un climat musical qui le fasse valoir. C’est, sans aucun doute, de la musique pure, sans programme, mais destinée à prolonger l’émotion née de la lecture du sonnet. Au point de vue musical, la seconde partie, plus complexe, semble répondre au début, plus dépouillé. Le chœur et le soliste se partagent le texte, le chœur jouant un rôle analogue au cœur de la tragédie antique ». Mais c’est la lettre que m’enverra, à ce moment, Jean Cassou - il entend l’œuvre musicale pour la première fois - qui me touchera le plus : Ce mardi 18 février 1964 « Mon bien cher Paul Arma, Je viens de l’entendre, cette Cantate, et je vous dis tout de suite ma joie et mon émotion. Ma femme était avec moi à l’écouter, et elle aussi a trouvé cela très beau ! C’est une réussite vivante, expressive, pathétique, d’une grande richesse. Les mots de mon sonnet, ses inflexions, ses mouvements, tout cela se désarticule pour que chaque élément apparaisse dans toute sa force concentrée, et puis cela se recompose, les éléments s’affirment et s’édictent dans la phrase, avec une curiosité constamment satisfaite. Vous dominez votre instrument et votre matière, vous dominez votre musique et, en accord avec la poésie, vous la menez dans toutes les voies possibles de l’expression. Il y a des moments de reprise et de rassemblement des éléments ( et je dirais cette fois, non plus des éléments verbaux, ni des éléments musicaux, mais de ces éléments verbo- musicaux, vos éléments, ceux de votre dramatique création ) qui sont magnifiques. Enfin, j’ai aimé la fin. Je vous attendais là, je ma demandais quelle solution vous trouveriez pour ce cri final (Mais les ouvriers ? ). Eh bien, votre solution m’a surpris et bouleversé. Aucun effet, mais vraiment ce qu’il fallait, c’est-à-dire une interrogation qui se fait musique, qui est musique. Ce prolongement sur le dernier son (verbo-musical ), c’est la façon de traduire une interrogation, d’exprimer l’interrogation qu’il fallait trouver et vous l’avez trouvée. Puis rien, le silence, c’est fini. Ou plutôt non , ce n’est pas fini puisqu’il s’agit d’une interrogation. Mais celle-ci s’exprime encore dans le silence. Mon cher ami, vous avez trouvé là quelque chose d’admirable, et qui me comble de bonheur. Je m’écoutais en même temps que je vous écoutais. C’était la même chose. Je m’entendais en vous entendant. Imaginez si je suis content ! Et c’est du plus profond de ce contentement que je vous félicite. Car jusqu’à cette trouvaille finale vous n’avez cessé, dans tout le cours de l’œuvre de marquer l’ingéniosité et la noblesse de votre art, et cela pour finir ainsi, ou plutôt infinir ainsi. Bref, toute la conduite, toute la trajectoire de votre création est parfaite, parfaitement soutenue et réalisée. J’en suis heureux et pour vous et pour moi, et d’un étal bonheur. Poésie et musique font amitié dans ce bonheur. C’est sur ce mot d’amitié que je veux terminer cette lettre encore toute chaude de l’émotion que vous venez de me procurer, lettre qui pourrait encore se prolonger, interminablement. Allons, je l’arrête, en vous serrant affectueusement les deux mains , » Jean Cassou Des éléments de cette lettre seront repris par Maurice Chattelun qui fera, à son tour, une analyse de la «Cantata da Camera» : « Sans distinction de cas, qui eût été sociologique et non plus poétique, le sonnet évoque les souffrances de la classe ouvrière et réclame le Justice. Les sections musicales de chœur parlé, chœur chanté, soliste, orchestre seul ( le soliste se détachant sur le chœur parlé et l’orchestre, et ne superposant au chœur chanté qu’une tenue appliquée à la longueur caténaire que dit le second tercet) se succèdent selon une opportunité précise. Le premier tercet, d’abord chanté par le baryton, a inspiré une mélodie d’une ampleur extraordinaire et un contre-chant digne d’elle, mélodie qui donne lieu à un interlude en canon à cinq voix, suivie d’une reprise des paroles, en psalmodie par le chœur sur une pédale de si bémol largement redoublée, tandis que l’orchestre s’est emparé du contrepoint. Et c’est le seul moment d’expression polyphonique. Pour les autres stances on entend à l’orchestre une ligne mélodique ou un motif d’intervalles harmoniques ( initialement compris dans une octave diminuée ) contre force trilles, trémolos et aussi des fusées, des figurations, des clusters... L’adaptation de la musique aux paroles entraîne une curieuse adaptation des paroles à la musique : répétitions et chevauchements rappellent de prime abord la technique des anciens opéras. Lamartine ou Hugo en auraient été blessés. Jean Cassou en est satisfait, qui a écrit au musicien : « Les mots de mon sonnet, ses inflexions, ses mouvements, tout cela se désarticule pour que chaque élément apparaisse dans toute sa force concentrée, et puis cela se recompose... Il y a des moments de reprise et de rassemblement des éléments (... ceux de votre dramatique création ) qui sont magnifiques ». On peut trouver un facteur de cette adéquation paradoxale dans la nature même du sonnet, dont Valéry déclare qu’il est un poème stationnaire, « fait pour le simultané ». Ici, l’auteur des « Sonnets composés au secret » risquait de vérifier la remarque gidienne sur les bons sentiments avec lesquels on fait la mauvaise littérature, et Paul Arma de réussir « le cambriolage de la sensibilité » que Cocteau dénonça. Le premier tercet sauve tout, pour le poète, par l’admirable invocation : « O Dieu de justice qui régnez, non aux cieux, mais dans le cœur de l’homme », pour le musicien, par la douce immensité du si bémol qu’il lui assigne ». Je ne veux pas terminer l’année sans proposer à la Direction Générale de la Radiodiffusion de la France d’Outre-mer, le plan d’un projet ambitieux pour l’établissement d’une Phonothèque centralisant tous les documents sonores de valeur existant dans les postes d’outre-mer. A la base de ce projet, mon éternelle foi dans le «folklore musical », toujours vrai, toujours humain Je traduis cette foi en trois formules : - « pour pouvoir connaître un peuple, il faut connaître sa musique populaire - pour pouvoir comprendre un peuple, il faut comprendre sa musique populaire - pour pouvoir aimer un peuple, il faut savoir aimer sa musique populaire ». Naturellement le projet n’intéresse personne à la Radio, mais l’idée fera son chemin et resurgira bien des années plus tard... quand il n’y aura plus de France d’outre-mer, mais des peuples auxquels on songera alors a s’intéresser. Noël arrive vite. Nous le fêtons en avance, avec les enfants, car ils partent tous les deux faire du ski, en Suisse.